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La légèreté comme prière !

18 novembre, par Mohamed Lotfi — , ,
Deux fois, je me suis rendu sur place. Il fallait que je « checke ça », comme on dit chez nous. À cet endroit précis de Montréal, où les saisons d'ordinaire se déposent avec la (…)

Deux fois, je me suis rendu sur place. Il fallait que je « checke ça », comme on dit chez nous. À cet endroit précis de Montréal, où les saisons d'ordinaire se déposent avec la nonchalance des touristes, une autre météo s'était installée. Un front lourd, épais, presque gras. Des prieurs et des anti-prieurs, deux cortèges dressés face à face, séparés seulement par la mince écluse d'une police elle-même traversée par l'ambiguïté des directives. On aurait dit qu'une guerre ancienne, tribale, souterraine, venait soudain remonter à la surface.

Une petite guerre civile se jouait là, en plein centre-ville de Montréal. Des slogans claquaient comme des gifles, des drapeaux québécois s'empêtraient dans le vent en brandissant l'idée d'une identité menacée, tandis que, de l'autre côté, on appelait à la prière avec la conviction que seul un geste vers Dieu pourrait arrêter les massacres à Gaza. Dans les deux camps, personne n'écoutait personne, parce que personne ne s'adressait réellement à l'autre.

Et pourtant, tous vivent sous le même ciel, respirent le même air. Leurs enfants fréquentent les mêmes écoles, ou du moins le même système scolaire. Ils versent les mêmes impôts et, comble d'ironie, empruntent souvent le même itinéraire pour affirmer une solidarité censée les unir autour d'une noble et juste cause. Mais la prière des uns a semblé dresser un mur d'incompréhension chez les autres. Peut-être cette ferveur exhibée sur la voie publique a-t-elle ravivé, chez certains, les échos d'un passé traumatisant dans leur rapport à l'institution religieuse.

Ce n'était sans doute pas la seule explication. Dans le camp des anti-prières de rue, quelques musulmans eux-mêmes s'opposaient à cette démonstration de la foi, lassés de la religion affichée et obligatoire dans les pays qu'ils avaient quittés. Et dans le camp des prieurs, des non-musulmans formaient une sorte de cordon, soucieux d'assurer la sécurité du rassemblement. Les choses, en vérité, ne sont jamais aussi tranchées que certains chroniqueurs veulent bien le faire croire.

Et moi, je suis là, oscillant d'un groupe à l'autre. Je me sens à la fois pleinement des leurs, de tous les leurs, et pourtant étranger à ce communautarisme religieux et idéologique qui se joue devant mes yeux, comme si la scène m'absorbait tout en me rejetant hors d'elle. Si, avant de prier, les prieurs m'avaient demandé mon avis, j'aurais sans doute conseillé de ne pas le faire. Pour cinq raisons, qui n'ont rien à voir avec la laïcité comme telle, puisque la laïcité concerne d'abord les institutions de l'État et non les citoyens dans l'espace public :

1- Prier à l'heure dans un espace publique, ce n'est pas une obligation religieuse.
2- L'espace public devient un obstacle pour la circulation des passants, même si la prière ne dure pas longtemps.

3- Une telle démonstration ouvre la voie à des partis politiques, des médias et des groupes identitaires, de droite et d'extrême droite, qui n'attendent que cela pour instrumentaliser le geste à des fins autrement moins nobles que la solidarité avec la Palestine. Ces prières de rue ont ouvert la voie à un populisme de trottoir !
4- La cause palestinienne mérite une stratégie de lutte plus intelligente et plus rassembleuse.

5- En définitive, ces démonstration n'ont fait que nuire davantage aux musulmans qui souffrent déjà d'une presse souvent hostile et de préjugés tenaces qui n'attendent qu'un prétexte pour se raviver.

Mais personne n'a frappé à ma porte. Résultat : la lourdeur était telle devant la basilique Notre-Dame qu'elle semblait descendre du ciel en plaques de plomb. Oui, ça sentait la crise, celle qui traverse une civilisation lorsque les hommes ne savent plus se reconnaître.

Dans la scène devant moi, j'entendais deux discours communautaristes qui ne peuvent que nuire au vivre-ensemble. D'un côté, les identitaires qui le disent sans détour, pas besoin d'immigrants, surtout pas de musulmans, pour faire le Québec et la souveraineté du Québec. De l'autre, j'entendais : pas besoin de non-musulmans pour défendre la cause palestinienne. Certes, ces deux discours demeurent pour l'instant minoritaires, mais ils tendent à prendre de plus en plus de place dans les narratifs ambiants.

Et pourtant, au milieu de ce théâtre divisé par un rideau de fer, un détail minuscule attira mon attention. Dans le camp des anti-prières de rue, une seule personne portait le même keffieh palestinien que beaucoup de prieurs arboraient. Le même tissu, les mêmes motifs, la même mémoire en étoffe. Un signe partagé, visible comme une ironie silencieuse. C'est ce fil ténu, presque imperceptible, qui m'a inspiré la scène qui suit, scène que, j'ose croire, je n'ai pas entièrement inventée.


« Puis-je me joindre à vous ? » La question paraît anodine, banale. Et pourtant, elle résonne dans l'air comme une note claire au milieu du bruit du monde. Elle surgit sur un trottoir, à quelques pas d'une basilique, où un groupe d'hommes s'apprête à prier. Les tapis sont étendus, les visages tournés vers la même direction. Le temps se suspend, un souffle collectif s'organise. Et voilà qu'un homme, d'apparence non musulmane, probablement de culture chrétienne, s'avance et pose cette question : « Puis-je me joindre à vous ? ». Il voulait simplement placer un mot inattendu dans un moment et un endroit tout aussi inattendus.

Ce geste léger n'a rien d'un hasard. Il vient d'une conviction profonde, seule la légèreté peut sauver le monde. Plus qu'une conviction, c'est un savoir-vivre, le sien. Le mien.

La lourdeur a envahi les existences, alourdissant chaque geste, chaque pensée, chaque émotion. Depuis que la terre est devenue une propriété, l'humanité s'est perdue. Elle a cessé d'habiter le monde pour le posséder. Avant, la terre était un jardin ; elle n'avait pas besoin de barbelés, de titres ni de trottoirs. Mais un jour, l'homme a voulu marquer son territoire, tracer des frontières, dresser des murs. Alors la pesanteur s'est installée. À partir de là, tout s'est mis à peser, le regard, le jugement, la peur, le besoin de dominer. Le ventre a pris le pouvoir sur le cerveau. Le désir a remplacé la paix. L'esprit, encombré de convoitises, ne sait plus s'élever. Il faut redevenir léger.

La légèreté, pourtant, n'est pas une fuite. Elle n'est ni renoncement ni oubli. C'est un mouvement intérieur par lequel on se défait de la lourdeur des certitudes, de la gravité stérile des convictions qui se veulent absolues. Être léger, c'est comprendre sans vouloir posséder. C'est respirer sans retenir son souffle. C'est dire sans chercher à avoir raison. C'est sourire et faire sourire quel que soit la situation. La légèreté libère l'âme de la nécessité d'avoir toujours le dernier mot. Elle rend le monde plus poreux, plus disponible à l'imprévu. C'est dans cet esprit que l'homme a posé sa question, « Puis-je me joindre à vous ? ». La phrase a glissé sur le groupe comme une brise. Certains ont souri, d'autres ont ri. Tous ont été surpris. La lourdeur aurait voulu qu'il y ait tension, méfiance, justification. Mais la légèreté a pris le dessus.

« Bien sûr, avec plaisir », ont-ils répondu, presque d'une seule voix. Presque, l'unanimité serait trop belle. De tous ces hommes, un seul a signifié son désaccord en se retirant du groupe, « Prier avec un mécréant, jamais », a-t-il chuchoté avant d'aller prier seul quelque part sur un autre trottoir. L'un des hommes s'est avancé pour expliquer à celui qui voulait se joindre à eux que sa prière serait mieux reçue s'il faisait d'abord les ablutions d'usage et prononçait une petite phrase, une simple clé d'entrée vers le divin. L'homme demanda s'il pouvait prier à sa façon, en se tenant auprès du groupe « Je ne veux pas me convertir, je veux juste me joindre à vous avec ma propre prière pour Gaza ». Devant cette drôle de demande, un autre homme a lancé « Vous n'avez aucunement besoin de notre permission, le ciel est à Dieu, le trottoir est à tous ».

L'homme ne s'attendait pas à cette ouverture. Il n'avait pas prévu la bienveillance. Dans son esprit, il voulait engager un petit débat sur la pertinence de prier dans un lieu de passage, par une question légère. Et voilà que la réponse l'est tout autant. Il voulait peut-être souligner, d'une façon douce, une incongruité. C'est l'humanité qui lui a répondu. Le voici debout à côté de ces hommes qui se prosternent dans la même direction.

Un détail, pourtant, explique peut-être la douceur de cette scène. L'homme portait un keffieh palestinien. Il était venu, comme eux, manifester pour Gaza. Il partageait leur peine, leur colère, leur solidarité. La prière et la protestation se rejoignaient, l'une tournée vers Dieu, l'autre vers la justice. Dans cet entrelacement de gestes, la frontière des croyances s'est dissoute, ne laissant place qu'à une fraternité d'intention. Et cette fraternité, fragile mais réelle, avait la légèreté du vent sur les visages.

Le soir, dans son lit, l'homme n'était pas devenu musulman. Il ne s'était converti à rien d'autre qu'à la légèreté. Il se sentait simplement plus vivant, plus léger d'avoir parlé, d'avoir osé, d'avoir rencontré des regards. Il avait mis des prénoms sur des inconnus, et cela suffisait à rendre le monde moins lourd.

Il avait compris quelque chose d'essentiel. On ne connaît pas les gens avec qui l'on marche tant qu'on ne leur parle pas. Et pourquoi pas, par la même occasion, partager leur douleur et leur espérance, le temps d'une prière. Rien n'ouvre mieux un cœur qu'une question inattendue, posée sans calcul, avec cette élégance de l'esprit qui sait sourire là où d'autres s'indignent.

Quant à ces hommes qui priaient, ils ont assuré à cet homme que par leurs prières, ils n'avaient nullement l'intention d'instituer une habitude, encore moins une tradition. Leur prière sur le trottoir n'était qu'une coïncidence, une rencontre entre l'heure de la manifestation et celle de la prière. Certes, rien ne les obligeait à le faire là, dans un lieu de passage, même pas la religion. Mais ils se sentaient tellement impuissants devant Gaza, il ne leur restait qu'une prière comme slogan de solidarité.

L'un d'eux ajouta : « Chaque manif dans le monde pour Gaza, c'est déjà une prière, et chaque prière, c'est une marche, une manière de dire notre solidarité pour que l'horreur s'arrête et que la paix revienne, inch'Allah. Tu nous demandes si tu peux te joindre à notre prière… mais regarde, juste en portant ce keffieh sur toi, tu es déjà avec nous, et nous, on est avec toi. Voilà, la messe est dite, non ? », à ces derniers mots, l'homme n'a pu s'empêcher de rire à haute voix.

Pour ajouter à la légèreté, il fit une suggestion, « Regardez donc, juste à votre droite, y'a un lieu de prière, une basilique qui reçoit pas mal plus de touristes que de gens qui viennent vraiment prier. À la prochaine manif, moi je vous dirais de demander à l'archevêque de Montréal s'il peut vous laisser entrer pour faire votre prière là. Il s'oppose pas pantoute à ce que vous priez, il est même venu en personne vous donner sa bénédiction. Rappelez-lui donc que le mot Allah, c'est juste la traduction du mot Dieu, le même pour les chrétiens, les musulmans pis les juifs. Et tant qu'à y être, vous pourriez même lui proposer de se joindre à vous »

Dans les paroles de cet homme, la légèreté comme prière retrouvé sa place, la plus inattendue.

Mohamed Lotfi
13 Novembre 2025

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Des cadeaux de Noël de seconde main

18 novembre, par Pascal Grenier — , ,
L'achat de cadeaux de seconde main pour Noël est une bonne façon de poursuivre la tradition des cadeaux des fêtes sans miner son porte-monnaie et sans tomber dans les abus (…)

L'achat de cadeaux de seconde main pour Noël est une bonne façon de poursuivre la tradition des cadeaux des fêtes sans miner son porte-monnaie et sans tomber dans les abus délétères pour la planète.

Si vous avez des jeunes qui souffrent d'éco-anxiété ou des plus vieux qui sont sensibilisés aux problèmes environnementaux, l'achat de cadeaux de seconde main pour les fêtes est une excellente façon de répondre à leurs préoccupations. Ces achats sont bons pour l'environnement et en plus c'est une excellente façon d'acheter local. En effet, même si l'objet a été fabriqué en Chine, par exemple, son achat d'occasion devient local, car tous les bénéfices restent au Québec. Même que, dans la plupart des cas, ce sont des organismes sans but lucratif qui tiennent les magasins d'objets de seconde main, alors il y a des retombées additionnelles sociales positives.

Un grand choix de cadeaux s'offre à vous dans le commerce de seconde main. Que ce soit des articles de sport, CD, DVD, jeux vidéo, bijoux, livres, vêtements, meubles, antiquités, articles pour la cuisine, appareils électriques, etc., vous pouvez trouver presque tout dans une version d'occasion.

Il existe plusieurs endroits où l'on peut se procurer ces objets. Mentionnons les marchés aux puces, les encans, les comptoirs caritatifs, les friperies, les ressourceries, les annonces classées, les babillards et finalement les différents outils de diffusion sur Internet principalement Kijiji et Facebook Marketplace. De plus, récemment, s'est ajoutée, à Montcalm dans la région de Québec, la vente en ligne d'une grande variété d'objets par l'organisme « Nos choses ont une deuxième vie » sur le site www.noschoses.org.

Il faut vaincre certains préjugés quand il s'agit d'offrir des cadeaux seconde main. Toutefois, quand on comprend les bénéfices pour l'environnement, on peut facilement obtenir la reconnaissance de ceux à qui on offre un tel cadeau. De plus, on peut souvent offrir des cadeaux plus gros ou plus nombreux, car les prix dans l'occasion sont de 50 à 75% plus bas que ceux des objets neufs. En ces temps difficiles d'inflation, n'est-ce pas une voie raisonnable à explorer ?

Offrir des cadeaux de Noël de seconde main est une excellente façon de réduire la pression sur la planète en diminuant l'extraction de ressources naturelles, les dépenses pour la fabrication, le transport, la vente puis la production de déchets. On dit souvent que pour vaincre les changements climatiques il faut changer notre mode de vie. Acheter des cadeaux de seconde main est une excellente façon d'y contribuer tout en étant doux pour votre portefeuille.

Pascal Grenier sec.-très.
Nos choses ont une deuxième vie

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Rationalité et idéologie : Quand la deuxième...

18 novembre, par Mohamed Lotfi — ,
Rédigé par Mohamed LOTFI le Lundi 17 Novembre 2025 ​Qu'il s'agisse de la Palestine, du Sahara, d'un écrivain comme Boualem Sansal, de la souveraineté d'un pays, d'un peuple, (…)

Rédigé par Mohamed LOTFI le Lundi 17 Novembre 2025

​Qu'il s'agisse de la Palestine, du Sahara, d'un écrivain comme Boualem Sansal, de la souveraineté d'un pays, d'un peuple, de l'identité, de la laïcité, des prières de rue ou de bien d'autres sujets encore, il semble aujourd'hui impossible d'échapper à la récupération idéologique. Chaque thème devient prétexte à confirmation, non pas d'une réflexion, mais d'un camp. Cette mécanique rend extrêmement difficile l'exercice d'une pensée véritablement libre.


Ali Ahmad Saïd Esber, alias Adonis

Dans l'espace public contemporain, la pensée n'est plus ce qui anime les débats. Ce sont les opinions qui règnent, et la nuance entre pensée et opinion s'efface, souvent au profit de la plus bruyante, de la plus réactive. On pourrait même dire que les avalanches d'opinions, immédiates, impulsives, jetées au milieu du vacarme numérique, ne laissent aucune chance à la pensée de s'installer, de se construire, de circuler et d'évoluer pour tendre vers un horizon commun, celui du bien commun ou de l'intérêt général.

Il suffit d'observer les commentaires qui s'enchaînent sur les réseaux sociaux pour comprendre à quel point cette confusion est devenue la norme. Beaucoup confondent opinion et pensée, comme si elles relevaient de la même démarche, du même niveau d'exigence ou de la même profondeur. C'est précisément l'inverse.

Une opinion, c'est une idée toute faite, une position spontanée, qui ne ressent pas le besoin de se nourrir d'arguments solides ni de se confronter au réel. Elle s'énonce sans précautions, sans doute, sans références, souvent c'est l'émotion qui est son moteur. Elle existe surtout parce qu'elle rassure celui qui l'exprime, elle confirme ce qu'il croit déjà.

Une pensée, au contraire, est le fruit d'une démarche. Elle exige du temps, de la nuance, de l'histoire, des faits, des dates et tout ce qui permet de mettre une idée à l'épreuve. La pensée accepte l'incertitude comme condition de possibilité. Elle ne cherche pas à s'enfermer dans une certitude confortable, mais à explorer le monde en évitant les raccourcis. Elle n'a que faire des bons sentiments. Elle se construit, s'ajuste, se transforme, parfois même se contredit, car elle reconnaît la complexité du réel.

Aujourd'hui, l'idéologie triomphe précisément parce qu'elle propose des opinions instantanées plutôt que des pensées construites. Elle offre un cadre simple, souvent binaire, où chacun peut trouver sa place sans effort intellectuel. Mais ce triomphe a un coût : celui de la liberté intérieure, celle qui permet de penser par soi-même. Or, sans cette liberté, la discussion publique se réduit à une suite d'affrontements stériles, incapables de produire du sens, encore moins du commun.

Retrouver la pensée, c'est donc renouer avec l'exigence : accepter la lenteur, la complexité, le doute, la contradiction. C'est refuser que chaque sujet devienne un drapeau idéologique. C'est remettre au cœur du débat non pas l'emportement, mais la recherche partagée d'une vérité toujours imparfaite, toujours en mouvement.

C'est peut-être cela, aujourd'hui, le véritable acte de résistance.

Pour bien illustrer cette réflexion par un exemple concret, il serait tentant de choisir l'un des sujets brûlants évoqués plus haut. Mais ce serait justement retomber dans l'écueil dénoncé, celui où le simple fait de nommer un thème contemporain suffit à déclencher un déferlement d'opinions instantanées, au détriment de toute pensée véritable. Pour éviter cela, mieux vaut remonter dans le temps et choisir une période où la pensée a pu, précisément, se déployer avec une intensité remarquable malgré les embûches.

Arrêtons-nous donc au XVIIᵉ siècle, moment charnière associé à l'héritage de la Renaissance européenne et à l'essor de l'âge classique. Si cette époque a profondément marqué l'histoire intellectuelle de l'Europe, c'est qu'elle fut une célébration de la pensée. Jamais les philosophes n'avaient été aussi écoutés. Jamais la raison n'avait occupé une place aussi centrale dans les débats. Le rationalisme naît alors non seulement comme méthode, mais comme véritable éthique. Penser devient un engagement envers la vérité, et non envers un camp.

Après Descartes, figure fondatrice du rationalisme, un autre penseur va pousser plus loin encore l'exigence de liberté intellectuelle. Baruch Spinoza. Philosophe hollandais d'origine juive portugaise, il incarne à lui seul ce que signifie penser envers et contre tout. Sa pensée demeure aujourd'hui fascinante non seulement pour sa profondeur conceptuelle, mais pour la liberté inouïe dont elle témoigne. Spinoza ose penser Dieu autrement, non comme une entité extérieure au monde, mais comme la substance même de toute réalité. Une position radicale, audacieuse, qui refuse toute soumission aux orthodoxies.

Cette liberté, Spinoza la paiera cher. Excommunié de sa communauté, menacé de mort, il quitte Amsterdam pour se réfugier à Rijnsburg. C'est là qu'il poursuivra, en solitaire, son travail philosophique. Et c'est là aussi qu'il gagnera sa vie en exerçant un métier humble, mais essentiel pour la science naissante, polisseur de lentilles et de verres optiques. Il était réputé pour l'excellence exceptionnelle de son travail, au point que des savants de toute l'Europe utilisaient ses lentilles pour construire microscopes et télescopes.

Ce métier n'était pas seulement une source de revenus. Il était aussi, pour Spinoza, une discipline intérieure. Le geste lent, patient, méticuleux du polissage, reprendre, ajuster, affiner, recommencer, nourrissait sa pensée. Comme si cet exercice manuel, exigeant et rigoureux, devenait la métaphore concrète de son travail intellectuel. Polir une lentille, c'est permettre au regard de voir plus loin et plus juste ; polir une idée, c'est permettre à la pensée de devenir plus claire, plus précise, plus fidèle au réel. Chez Spinoza, ces deux gestes se rejoignent, se renforcent, la main qui polit éclaire l'esprit, et l'esprit qui réfléchit guide la main.

C'est seulement après sa mort que paraîtra son œuvre majeure, L'Éthique, publiée en 1677. Ce livre unique, construit comme un traité de géométrie, deviendra l'un des monuments de la philosophie européenne. Tous les penseurs qui lui succéderont, Leibniz, Hegel, Nietzsche, Freud, Deleuze, entre autres, seront, d'une manière ou d'une autre, influencés par ce philosophe autodidacte qui n'a jamais laissé une idéologie obscurantiste barrer la route à la pensée.

Spinoza incarne ainsi un modèle rare, celui d'un esprit libre, qui refuse les certitudes faciles, qui travaille la pensée comme on polit une lentille, patiemment, rigoureusement, humblement. Un rappel précieux pour notre époque saturée d'opinions rapides, la liberté intellectuelle ne s'improvise pas, elle se construit. Elle demande un effort, une discipline, un courage que Spinoza, par sa vie comme par son œuvre, n'a cessé de montrer.

Dans ces temps troublés où l'idéologie triomphe trop facilement, je me permets de vous recommander vivement l'ouvrage de Frédéric Lenoir consacré à Spinoza, Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie.

Une autre époque où la pensée a connu son heure de gloire. On retrouve un autre moment de ce souffle intellectuel au tournant du XXᵉ siècle, au Moyen-Orient, notamment en Égypte et au Liban. Là, une constellation d'écrivains, de penseurs, de philosophes et de poètes, Taha Hussein, Abbas Mahmoud al-Akkad, Mikhaïl Naïma, Gibran Khalil Gibran, Maarouf al-Rusafi, Mohamed Abduh, Jamal ad-Din al-Afghani et bien d'autres encore, ont incarné ce que signifie penser à contre-courant de son époque. Ce fut une véritable renaissance arabe, un mouvement de libres penseurs qui, souvent au prix de leur tranquillité et parfois de leur sécurité, ont osé bousculer l'ordre établi. Leur héritage, immense, irrigue encore aujourd'hui la pensée de générations entières.

Mais que reste-t-il aujourd'hui de cette liberté intellectuelle que l'on tenait jadis pour un phare, une respiration, une promesse ? Où se tapit encore la pensée vraiment libre, celle qui dérange, qui éclaire, qui fend l'obscurité pour y tracer des passages inédits ? L'espace public bruisse des mêmes voix, celles de Zemmour, de BHL ou de MBC, silhouettes médiatiques qui occupent toute la scène et relèguent dans la pénombre les esprits plus profonds, plus exigeants, plus dérangeants.

Pour rencontrer un véritable penseur indépendant, il faut s'aventurer dans les marges, les sous-sols, les arrière-salles où veillent encore quelques irréductibles, Au Québec, Alain Deneault, Norman Baillargeon, Serge Bouchard… En France, Edgar Morin, Manuel Tod, Jacques Derrida… En Amérique, Noam Chomsky, infatigable démolisseur de certitudes, dont la lucidité reste une boussole dans la tempête. Et dans le monde arabe, Au Maroc, le défient Mohamed Abed El Jaberi et de la syrie, résident en France, le toujours vivant Adonis, poète et libre penseur, l'incompris splendide, dressé seul face à l'immobilisme.

À 96 ans, sa parole libre, sa poésie insurgée, sa lucidité tranchante font de lui une montagne de sagesse et de rationalité. Certains régimes jugent Adonis trop dangereux pour franchir leurs frontières, signe, peut-être, qu'il dit ce qui doit être dit. Et pourtant, par sa critique implacable du sommeil arabe, il rend aux siens le service le plus précieux, celui de les réveiller. Plus qu'un prix Nobel de la littérature, il mérite la reconnaissance des siens que l'histoire lui accordera tôt ou tard au même titre qu'un Moutanabbi ou un Farabi ou un Najib Mahfoud.

Je me garderai de citer ici d'autres penseurs libres contemporains, non par oubli, mais pour ne pas attirer sur eux, ni sur moi, les foudres des idéologies dominantes.

Mohamed Lotfi
15 Novembre 2025

Source :
https://www.lopinion.ma/Quand-la-rationalite-dort-l-ideologie-triomphe_a73981.html
Rationaté et idéologie : Quand le deuxième triomphe de la premier !
lopinion.ma

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Monde. Les infrastructures liées aux combustibles fossiles mettent en péril les droits de deux milliards de personnes et des écosystèmes vitaux

18 novembre, par Amnesty international — ,
Un travail de cartographie inédit, associé à des recherches qualitatives menées dans plusieurs pays, révèle la gravité et l'ampleur des potentiels préjudices causés par (…)

  • Un travail de cartographie inédit, associé à des recherches qualitatives menées dans plusieurs pays, révèle la gravité et l'ampleur des potentiels préjudices causés par l'industrie
  • 520 millions d'enfants vivent dans un rayon de 5 km autour d'infrastructures liées aux énergies fossiles, notamment dans de potentielles « zones sacrifiées »
  • Pollution et pillage culturel au moyen de la contrainte, l'intimidation et la délégitimation des défenseur·e·s des droits liés à la terre et à l'environnement

1 2 novembre 2025 | tiré du site d'Amnistie internationale
https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2025/11/global-fossil-fuel-infrastructecosystems-at-risk/ure-is-putting-rights-of-2-billion-people-and-critical-

Les infrastructures liées aux combustibles fossiles constituent un risque pour la santé et les moyens de subsistance d'au moins deux milliards de personnes, soit environ un quart de la population mondiale, écrivent Amnesty International et Better Planet Laboratory dans un nouveau rapport sur les préjudices causés par l'industrie des énergies fossiles au climat, aux personnes et aux écosystèmes à travers le monde.

Ce rapport, intitulé Extraction Extinction. Pourquoi le cycle de vie des énergies fossiles menace la vie, la nature et les droits humains, démontre que le cycle de vie complet des combustibles fossiles détruit des écosystèmes naturels irremplaçables et porte atteinte aux droits humains, en particulier à ceux des populations attenantes aux infrastructures de ce secteur. Il a été démontré que le fait de vivre à proximité d'infrastructures liées au charbon, au pétrole et au gaz augmente les risques de cancer, de maladies cardiovasculaires, de troubles de la reproduction et d'autres effets néfastes sur la santé. Amnesty International s'est associée au Better Planet Laboratory (BPL) de l'Université du Colorado, à Boulder, afin de réaliser une étude cartographique inédite visant à estimer l'ampleur potentielle des dommages causés à l'échelle mondiale par les sites actuels et futurs de production de combustibles fossiles.

L'ère des combustibles fossiles doit prendre fin dès à présent.
Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International

« L'industrie des combustibles fossiles, en constante expansion, met en danger des milliards de vies et transforme de manière irréversible le système climatique. Jusqu'à présent, il n'existait pas d'estimation à l'échelle mondiale du nombre de personnes habitant à proximité immédiate d'infrastructures liées à cette industrie. Le travail que nous avons réalisé avec Better Planet Laboratory (BPL) révèle l'ampleur considérable des risques que représentent les combustibles fossiles tout au long de leur cycle de vie. Les projets liés au charbon, au pétrole et au gaz accentuent le chaos climatique et portent préjudice aux humains et à la nature, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International.

« Ce rapport démontre une fois de plus que les États et le secteur privé doivent impérativement sortir l'économie mondiale des énergies fossiles afin d'atténuer les pires impacts de la crise climatique sur les droits humains. L'ère des combustibles fossiles doit prendre fin dès à présent. »

À la pointe de la recherche et des calculs à l'échelle mondiale, Better Planet Laboratory (BPL) a cartographié l'ampleur de l'exposition aux infrastructures liées aux combustibles fossiles, en superposant les données sur les emplacements connus des sites de ces infrastructures et des données démographiques maillées, des ensembles de données qui sont des indicateurs d'écosystèmes vitaux, des données sur les émissions quotidiennes mondiales maillées et des données sur la propriété foncière des peuples autochtones. Ses conclusions sont peut-être en deçà de l'ampleur réelle au niveau mondial en raison des disparités dans la documentation sur les projets liés aux combustibles fossiles et des données de recensement limitées dans divers pays.

Ce rapport s'appuie également sur une recherche qualitative approfondie menée avec le concours de la Smith Family Human Rights Clinic, rattachée à la Faculté de droit de l'Université de Columbia, qui se fonde sur plus de 90 interviews, notamment de personnes directement touchées issues des communautés de pêche artisanale au Brésil (baie de Guanabara), de défenseur·e·s des terres autochtones au Canada (territoire des Wet'suwet'en) et de populations côtières au Sénégal (delta du Saloum), mais aussi d'universitaires, de journalistes, d'organisations de la société civile et de représentants gouvernementaux. En outre, il utilise des données en accès libre et la télédétection afin de corroborer et de visualiser les résultats, qui ont été complétés par les résultats et conclusions de précédentes recherches d'Amnesty International et des campagnes en cours contre les géants du pétrole et du gaz en Équateur, en Colombie et au Nigeria.

Un nombre ahurissant de personnes exposées

Au moins 2 milliards de personnes vivent à moins de 5 km de plus de 18 000 sites d'infrastructures exploitant des combustibles fossiles répartis dans 170 pays à travers le monde. Parmi eux, on estime que plus de 520 millions sont des enfants et qu'au moins 463 millions vivent à moins d'un kilomètre de ces sites, ce qui les expose à des risques environnementaux et sanitaires encore accrus.

Les peuples autochtones sont exposés de façon disproportionnée, plus de 16 % des infrastructures mondiales liées aux combustibles fossiles étant situées sur leurs territoires. Au moins 32 % des sites actuels que nous avons cartographiés se trouvaient à cheval sur un ou plusieurs « écosystèmes vitaux ».*

L'industrie des combustibles fossiles continue de se développer : plus de 3 500 sites sont à l'étude, en cours de conception ou en construction dans le monde. Les chiffres de BPL laissent entendre que cette expansion pourrait mettre en danger au moins 135 millions de personnes supplémentaires. Notons que le nombre de projets pétroliers et gaziers devrait augmenter sur tous les continents, tandis que le nombre de mines et de centrales à charbon croît principalement en Chine et en Inde.

« Les gouvernements se sont engagés à éliminer progressivement les combustibles fossiles, mais il est désormais clairement démontré que de nouveaux projets liés à ces énergies se développent à travers le monde, tout particulièrement dans nos écosystèmes les plus vitaux. Cela va directement à l'encontre des objectifs climatiques déclarés », a indiqué Ginni Braich, experte en données au BPL, qui a dirigé la rédaction de l'article sur lequel s'appuient les conclusions du rapport.

Carte du monde avec des points colorés représentant les sites d'infrastructures d'énergies fossiles.
Carte de plus de 18 000 sites d'énergies fossiles connus et en activité, classés par couleur selon le type d'infrastructure.

Le coût humain de la production de combustibles fossiles

« Nous souffrons d'une fatigue intergénérationnelle liée à ce combat… Physiquement, nous ne tiendrons pas le coup. Sans jamais en avoir été les instigateurs, nous subissons pourtant de plein fouet la violence », a déclaré Tsakë ze' Sleydo' (Molly Wickham), défenseure du territoire Wet'suwet'en, au sujet de la construction imminente de nouvelles stations de compression destinées à accroître la rentabilité du gazoduc de Coastal GasLink (CGL) au Canada.

L'extraction, le traitement et le transport des combustibles fossiles portent atteinte aux droits fondamentaux des populations vivant aux alentours et entraînent de graves dégradations de l'environnement, des risques pour la santé et des pertes de culture et de moyens de subsistance.

Certains des groupes interrogés voient l'extraction comme une forme de pillage économique ou culturel, perpétré par le secteur privé au moyen de l'intimidation et de la coercition. « Nous ne sommes pas intéressés par l'argent, nous voulons seulement ce qui nous appartient. Nous voulons simplement pêcher dans la baie de Guanabara, c'est notre droit. Et ils nous enlèvent nos droits », a déclaré Bruno Alves de Vega, pêcheur artisanal urbain de Rio de Janeiro, au Brésil.

Tous les défenseur·e·s des droits environnementaux et des terres autochtones interrogés par Amnesty International étaient confrontés à de graves risques pour leur sécurité, souvent liés à des conflits avec des entreprises dont les activités menacent les modes de vie traditionnels et l'intégrité des écosystèmes.

L'ère des combustibles fossiles touche inévitablement à sa fin et les États doivent cesser de criminaliser les défenseur·e·s des droits liés à l'environnement qui luttent pour protéger leurs communautés.
Candy Ofime, chercheuse et conseillère juridique sur la justice climatique pour Amnesty International

Au-delà des menaces physiques et en ligne, les États et les entreprises livrent une guerre juridique, recourant à des poursuites judiciaires abusives, y compris des procédures pénales, afin de réduire au silence, délégitimer et intimider les défenseur·e·s. « Lorsque nous prenons la défense du Yin'tah (territoire des Wet'suwet'en), nous sommes criminalisés. Les injonctions civiles sont une arme légale coloniale, transformée en mécanisme visant à militariser notre communauté et à criminaliser notre peuple, et permettant aux entreprises de poursuivre leurs extractions destructrices sans le consentement des autochtones », ont déclaré d'autres défenseur·e·s des terres Wet'suwet'en.

Les populations attenantes aux infrastructures liées aux combustibles fossiles condamnent l'absence de véritable consultation directe et de transparence de la part des entreprises privées. Beaucoup ont expliqué ne pas pleinement comprendre l'étendue des activités des exploitants ni leurs projets d'expansion, et ont déclaré ne pas avoir consenti à des projets touchant leur territoire.

Les personnes interrogées par Amnesty International dans le delta du Saloum, au Sénégal, ont fait part de leurs préoccupations quant à la faible diffusion d'informations accessibles sur les potentiels impacts environnementaux et socio-économiques du projet Sangomar par les autorités et l'exploitant du projet, Woodside, grande entreprise australienne du secteur des énergies fossiles.

« Ces études de cas ne sont que quelques exemples d'un problème planétaire. La plupart des groupes touchés ont dénoncé le déséquilibre des pouvoirs entre leurs communautés et les entreprises exploitantes, ainsi que l'absence de recours utiles. L'ère des combustibles fossiles touche inévitablement à sa fin et les États doivent cesser de criminaliser les défenseur·e·s des droits liés à l'environnement qui luttent pour protéger leurs communautés, a déclaré Candy Ofime, chercheuse et conseillère juridique sur la justice climatique pour Amnesty International.

« Les États doivent enquêter sur les menaces physiques et en ligne ciblant les défenseur·e·s et mettre en place des programmes de protection solides afin de permettre aux voix critiques qui plaident en faveur d'une transition énergétique urgente et équitable d'apporter en toute sécurité leur contribution essentielle à l'action climatique. »

Destruction d'écosystèmes naturels irremplaçables

La plupart des projets étudiés ont créé des étendues extrêmement polluées, faisant des populations locales et des écosystèmes vitaux des « zones sacrifiées »**. L'extraction, le traitement, le développement des sites, l'acheminement et le démantèlement des combustibles fossiles ont causé ou risqué de causer des préjudices aux humains et à la flore et la faune, entraîné une pollution grave et des émissions de gaz à effet de serre, et abîmé des zones clés pour la biodiversité ou des puits de carbone.

En dépit des engagements pris aux termes d'accords internationaux sur le climat et des nombreux appels des Nations unies à sortir sans délai des combustibles fossiles, l'action des États demeure complètement insuffisante. Ces énergies représentent toujours 80 % de l'approvisionnement mondial en énergie primaire, tandis que l'industrie redouble d'efforts pour exercer une influence injustifiée dans les forums sur la politique climatique dans le but d'empêcher leur élimination rapide.

Nous devons résister collectivement et exiger que les dirigeants du monde respectent leurs obligations et leurs engagements. L'humanité doit triompher.
Agnès Callamard

« Les États doivent s'engager sans délai vers un abandon des énergies fossiles qui soit rapide, juste et doté des budgets nécessaires, et amorcer une transition juste vers des énergies renouvelables produites dans le respect des droits humains. Amnesty International lance un appel urgent à adopter et mettre en œuvre un traité de non-prolifération des combustibles fossiles, a déclaré Agnès Callamard.

« La crise climatique révèle et catalyse de profondes injustices. Ce rapport fait écho à la vision du Brésil, pays organisateur de la COP30 en 2025, qui veut que ce sommet international permette la participation réelle des peuples de la forêt, notamment les peuples autochtones et les communautés traditionnelles, ainsi que la société civile. Il expose l'ampleur des répercussions sur le climat et les droits humains de la production de combustibles fossiles à travers le monde, illustrant l'impact disparate de cette industrie sur les peuples autochtones et les communautés traditionnelles et soulignant la résistance qu'ils opposent.

« Le secteur des énergies fossiles et ses partenaires étatiques font valoir depuis des décennies que le développement humain requiert ces énergies. Mais nous savons que sous couvert de croissance économique, ils servent plutôt la cupidité et le profit sans limites, tout en bafouant les droits dans une impunité quasi totale et en détruisant l'atmosphère, la biosphère et les océans. Face à ces pratiques acharnées, face à l'économie politique mondiale répressive des combustibles fossiles, nous devons résister collectivement et exiger que les dirigeants du monde respectent leurs obligations et leurs engagements. L'humanité doit triompher. »

Terminologie

*Écosystèmes vitaux : environnements naturels riches en biodiversité, essentiels au piégeage du carbone et/ou qui déclencheraient des effondrements écosystémiques en cascade si les dégradations ou les catastrophes environnementales s'y poursuivaient.

** Zone sacrifiée : zone extrêmement contaminée dans laquelle les populations à bas revenu et marginalisées subissent beaucoup plus que les autres les conséquences de l'exposition à la pollution et aux substances toxiques.

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Les trucs des climatoseptiques dévoilés

18 novembre, par Michel Gourd — ,
Un document de quatre pages, présentant les principales tactiques utilisées par des opposants aux conclusions du GIEC dans les négociations sur le climat, a été publié avant la (…)

Un document de quatre pages, présentant les principales tactiques utilisées par des opposants aux conclusions du GIEC dans les négociations sur le climat, a été publié avant la COP30 qui tente d'obtenir des avancées significatives avec l'aide de personnalités s'y présentant.

Autant sur le financement de la transition et des substituts aux énergies fossiles, la conférence de Belém, au Brésil, qui doit se terminer le 21 novembre, a donné lieu à des pourparlers sans consensus malgré la volonté du président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, d'obtenir des résultats concrets. Après une première semaine, les négociations piétinent à la COP30, bien que dix ans après l'Accord de Paris, les conditions climatiques soient alarmantes, que nous allons dépasser le seuil de + 1,5 °C avant 2030, que les émissions de CO2 augmenteront encore dans le monde en 2025 et atteindront un nouveau pic de 38,1 milliards de tonnes.

Tactiques dévoilées

Une des raisons de cette situation pourrait être que le secteur des combustibles fossiles y a envoyé environ 1600 lobbyistes. Un groupe international de chercheurs, le Climate Social Science Network (CSSN) a documenté, en prévision de la COP30, 14 différentes tactiques employées pour bloquer les décisions lors des conférences onusiennes sur le climat. Rejeter la légitimité des arguments, en nier la crédibilité, utiliser des stratégies pessimistes, diriger la responsabilité vers d'autres, manipuler l'agenda des négociations, diminuer leur responsabilité, détourner l'attention, proposer des solutions non transformationnelles, créer des délais de procédures, manipuler les concepts, réduire la transparence, changer les paramètres, diminuer la portée des décisions ou insister sur les petits résultats faciles à obtenir, servent à rendre le processus de décision le plus difficile possible.

Le document identifie aussi les moments ou ces tactiques sont utilisées, soit dans les négociations préliminaires, la création de l'agenda, les délibérations, l'adoption ou l'application des décisions. Il anticipe, même quelles obstructions seront faites durant la COP30, que ce soit sur les objectifs globaux, la forêt, les énergies fossiles, la finance, l'évaluation des dommages, de la crédibilité ou le concept de transition juste. Plus largement, les climatoseptiques pourraient nier leur responsabilité, le contexte géopolitique, les droits humains ou autres.

Ces obstructions sont décrites comme évoluant dans plusieurs niveaux et sont rarement faciles à identifier tant elles sont faites de manière détournée. De nombreux lieux de haut savoir comme l'Université libre de Bruxelles, celle de Californie où Sciences Po sont citées dans les liens pour faire un suivi sur ce document.

Des raisons d'espérer

Pour la première fois de l'histoire des COP, aucune délégation fédérale américaine n'est présente. Plusieurs participants ont affirmé être satisfaits de l'absence de représentants de l'administration Trump, puisqu'ils auraient pu nuire aux négociations. Cette absence entraînerait des opportunités pour la négociation et la formation de coalitions pour des actions concrètes.

En l'absence du président américain, c'est son principal opposant, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, qui s'y est présenté le 11 novembre. Selon le possible candidat à la présidentielle de 2028, le climat doit devenir une question de coût de la vie aux États-Unis. L'énergie verte est une énergie bon marché, y a-t-il affirmé, considérant que c'était selon lui la façon la plus efficace d'intéresser les électeurs américains aux enjeux climatiques.
Un avis rendu le 23 juillet 2025 par la Cour internationale de justice de La Haye a rappelé aux États leurs obligations juridiques à devenir plus ambitieux au fil du temps vis-à-vis de l'accord de Paris, alors que nous sommes au début d'un nouveau cycle de cinq ans, où les pays sont appelés à actualiser leurs Contributions nationalement déterminées (CDN), soit leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu'ils se donnent.

Lors de la COP28 à Dubaï, il y a deux ans, la communauté internationale s'était engagée à une sortie progressive des énergies fossiles. Actuellement 35 pays, responsables d'un quart des émissions de CO2 d'origine fossile, ont réussi à significativement amoindrir leurs rejets au cours de la dernière décennie.

Bien que la sortie progressive des énergies fossiles n'est pas à l'ordre du jour officiel de la 30e Conférence, une cinquantaine de pays militent pour. Luiz Inácio Lula da Silva a appelé la semaine dernière à une feuille de route pour surmonter la dépendance aux combustibles fossiles. Dans ce contexte, beaucoup attendent que la COP30 clarifie les étapes concrètes pour réduire la dépendance aux énergies carbonées.

Michel Gourd

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COP30 Belém : IIe Rencontre écosocialiste latino-américaine et caribéenne

18 novembre, par Vanessa Dourado — , ,
Nous publions cet article que Vanessa Dourado de ATTAC/CADTM Argentine à consacré à la 2e rencontre écosocialiste latino américaine qui vient de se dérouler à Belém. Le contenu (…)

Nous publions cet article que Vanessa Dourado de ATTAC/CADTM Argentine à consacré à la 2e rencontre écosocialiste latino américaine qui vient de se dérouler à Belém. Le contenu de cet article écrit par Vanessa pour annoncer cette rencontre est d'un grand intérêt.

12 novembre 2025 | tiré du site du CADTM
https://www.cadtm.org/IIe-Rencontre-ecosocialiste-latino-americaine-et-caribeenne

En toute indépendance par rapport au somment officiel, une délégation du CADTM venant d'Argentine et du Mexique a participé activement à cette conférence qui a précédé le début de la COP30. Le CADTM sera associé à la réalisation de la prochaine rencontre écosocialiste qui aura lieu en Belgique du 15 au 17 mai 2026. Le programme complet de la rencontre de Belém a été publié en espagnol.

Territoires libres et convergence pour l'action

La période actuelle est marquée par la montée de l'extrême droite et les guerres génocidaires. Dans cette époque, les contradictions du système actuel de production, de distribution et de consommation montrent que nous sommes à un stade avancé d'une crise de civilisation.

Il ne s'agit pas d'une crise cyclique du capitalisme comme les autres. La rupture métabolique, cette fracture irréparable dans le cycle naturel d'échange entre la société humaine et la nature, met à l'épreuve la capacité des êtres humains à apporter des réponses compatibles avec l'accélération de la destruction socio-environnementale.

Bon nombre de ces réponses intègrent une stratégie ouvertement guerrière, qu'il s'agisse de guerres commerciales – comme nous l'observons depuis l'arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis – ou génocidaires, comme c'est le cas à Gaza et dans le cadre de la poursuite du projet de « campagne du désert » [1], qui connaît différentes versions dans divers territoires du monde. . Le succès de tous ces projets repose sur l'accumulation de capital et le colonialisme. La guerre pour les ressources et le maintien de l'hégémonie mondiale a généré une crise de gouvernance mondiale qui soulève de nouvelles questions et de nouveaux défis. Nous avons besoin de produire de nouvelles analyses afin de mieux comprendre cette situation faites de changements brutaux et accélérés.

Face au défi de concevoir, créer et mettre en œuvre un plan alternatif au projet mortifère imposé, qui accompagne le « capitalisme cannibale » caractérisé par Fraser, les Rencontres écosocialistes internationales jouent un rôle fondamental. Si nous partons du principe qu'il n'y a pas d'avenir sans présent et que la tâche d'aujourd'hui consiste à créer les conditions d'un monde vivable, un programme de transition écosocialiste est indispensable pour imaginer un avenir face à des crises qui semblent insolubles. Il s'agit de construire une issue écosocialiste à la crise environnementale profonde qui menace la continuité des modes de vie tels que nous les connaissons sur Terre.

Il est fondamental de sortir du statut d'observateur pour nous considérer comme des acteur·rices du changement, à un moment où notre conception du monde est particulièrement remise en cause. De ce point de vue, il y a un avant et un après Gaza : la lutte écosocialiste est la lutte pour la vie. Par conséquent, cette dimension doit être prise en compte par toute personne qui envisage un programme de transition écosocialiste avec une perspective anticapitaliste. Génocide et écocide ont toujours été liés : l'un rend possible l'autre, et vice versa.

Face aux logiques capitalistes

Pour penser et agir en ces temps de cruauté, il est important d'opérer un tournant analytique vers « la conscience du lien » et l'empathie, comme le propose Rita Segato [2]. Il s'agit de placer, au centre du débat la solidarité écoterritorialisée, l'internationalisme des peuples et une action fondée sur le care, le soin, sans perdre de vue les luttes urbaines, syndicales et les luttes pour de meilleures conditions de vie pour la classe ouvrière. Car résister aujourd'hui, c'est aussi faire face à la précarisation de la vie dans tous ses domaines.

C'est dans le contexte d'un tel défi que se tiendra la 2e Rencontre écosocialiste latino-américaine et caribéenne. Sa tenue à Belém (Brésil) à l'occasion de la COP30 est, de manière symbolique, une réponse, et un rejet, à l'idée que l'économie pourrait justifier ou planifier ce que la société construit. Nous le savons, et le romancier Kim Stanley Robinson [3] l'a parfaitement illustré dans le Ministère du futur, la solution à l'effondrement environnemental proposée par ceux-là mêmes qui l'ont provoqué est incohérente, contradictoire. Elle repose sur de fausses solutions et des objectifs inatteignables.

La critique est ancienne, mais elle est particulièrement nécessaire actuellement : bien que la COP30 se déroule dans l'un des pays les plus importants pour l'élaboration de stratégies permettant de faire avancer les luttes écoterritoriales, le gouvernement brésilien s'est distingué par son manque d'engagement envers les collectifs en lutte et se rapproche des projets de colonialisme vert. Cela se traduit par l'adoption du projet de loi dit « da devastação » [4] – bien qu'avec des oppositions [5] –, l'annonce de la fin des négociations, avec une possible ratification, de l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur, et la position enthousiaste de Lula à l'égard du Tropical Forest Forever Facility, qui devrait être l'un des principaux projets défendus par le gouvernement brésilien lors de la COP30 et qui est un projet ambitieux de capitalisme vert visant à corriger les prétendues « défaillances » du marché [6].

Faire converger les alternatives

Dans le même ordre d'idées, il est préoccupant que des espaces critiques à l'égard de la COP30 envisagent un lien direct avec les gouvernements. La nécessité de créer des espaces autonomes, comme l'ont toujours été les contre-sommets ou les sommets des peuples, en cohérence avec les luttes antisystémiques, est essentielle et devrait être non négociable. L'ingérence des gouvernements dans les processus d'auto-organisation de la société civile compromet la possibilité de proposer des alternatives populaires.

La 2e Rencontre écosocialiste se tiendra du 8 au 11 novembre et s'inscrit dans les espaces autonomes de débat et de construction de récits alternatifs existants. Ainsi ces dates ont été soigneusement choisies afin de ne pas interférer avec les activités du Sommet des peuples, qui se tiendra du 12 au 16 novembre, ni avec l'initiative « Charte de la Terre », prévue les 7 et 8 novembre.

Sur le plan stratégique, cette deuxième rencontre – qui s'inscrit dans la continuité des débats menés à Buenos Aires en 2024 et s'appuie également sur les cinq rencontres précédentes organisées en Suisse, dans l'État espagnol, au Pays basque et au Portugal – vise à faire converger les points de vue écosocialistes avec d'autres alternatives anticapitalistes qui ont vu le jour au cours des dernières décennies. L'objectif est de générer des actions concrètes coordonnées pour la construction d'un horizon commun. À cette fin, les éléments clés des propositions de différents collectifs qui réfléchissent et construisent des alternatives aux formes de production, de reproduction, de consommation, de distribution, d'organisation et de conception civilisationnelle du système capitaliste, seront débattus.

Cette rencontre, la première à se tenir en Amazonie, vise à faire entendre la voix des collectifs qui luttent pour la délimitation de leurs terres ancestrales et pour la préservation des forêts contre la déforestation et le racisme environnemental qui touche les peuples racisés. Au-delà d'un bilan critique des expériences des États plurinationaux, elle permettra de partager les projets de territoires sans combustibles fossiles ni exploitation minière qui voient le jour dans différentes régions d'Amérique latine.

Les objectifs de la rencontre

La rencontre proposera également un débat approfondi et critique sur les projets de transition préparés sans la participation des populations touchées par l'extractivisme, ainsi que sur une caractérisation des impérialismes dans le contexte politique actuel, dans lequel des projets tels que les BRICS et le repositionnement de la Chine soulèvent des questions sur les opportunités et les menaces pour les territoires du Sud global. Les guerres, la militarisation, les dettes et les accords commerciaux et d'investissement apparaissent comme la stratégie bien connue – mais plus violente depuis la montée des droites néofascistes – de subordination, de dépendance et de contrôle des territoires, menaçant la souveraineté des pays.

Dans la continuité du débat qui a animé toutes les rencontres précédentes, l'un des axes centraux sera l'écosyndicalisme et l'action dans le monde du travail, ainsi que les écoféminismes et les économies du soin dans une perspective écoterritoriale. Dans le cadre de la discussion sur la stratégie écosocialiste, seront abordées : les tactiques menant à l'écosocialisme ; l'écosocialisme et le pouvoir ; les dialogues entre le Nord et le Sud sur les méthodes et les contenus de la discussion ; le positionnement face à la COP ; et d'autres débats tels que la décroissance, les droits de la nature, les zones péri-urbaines et les populations des villes, la démocratie écosocialiste.

Malgré l'énorme défi que représente l'organisation de cet évènement, notamment en raison des aspects logistiques et des coûts élevés de l'hébergement à Belém, le lieu de la rencontre est désormais confirmé et un comité local a été mis en place pour organiser la logistique de l'événement et apporter son soutien, notamment en proposant des hébergements aux personnes qui participeront à la rencontre.

Les inscriptions à l'événement, qui seront obligatoires, ouvriront prochainement, car nous ne pouvons accueillir que 350 personnes. Conformément à son principe d'autonomie, l'événement est entièrement financé par les organisations et les personnes qui y participent, ce qui signifie que nous ne pouvons garantir le financement des billets et des transports sur place.

Nous nous attendons à une participation importante des collectifs et des personnes venant des différents territoires brésiliens ; c'est pourquoi, si nécessaire, la participation des délégations par pays pourra être limitée, afin que les débats se déroulent avec la plus grande participation et le plus grand pluralisme possible.

La question des territoires libres et la convergence pour l'action sont les thèmes sur lesquels cette rencontre entend progresser, en transmettant les propositions, les questions et les débats aux 7e Rencontres écosocialistes internationales qui se tiendront à Bruxelles au printemps 2026.

Les informations sur le processus d'organisation des Rencontres sont disponibles sur la page Instagram inter.ecosoc.

Source : Inprecor

Notes

[1] La « campagne du désert », ou « conquête du désert », est le nom donné à la campagne menée entre 1878 et 1885 par le gouvernement argentin afin d'obtenir la domination de l'État sur les régions du sud et de la Patagonie orientale. Cette campagne, fondatrice de la nation argentine, s'est faite par l'extermination de milliers de mapuches.

[2] L'autrice fait ici référence à l'ouvrage de Rita Segado, Contra-pedagogias de la crueldad, Prometeo Libros, 2018, non traduit en français.

[3] Kim Stanley Robinson est un auteur de science-fiction étatsunien. Particulièrement connu pour sa trilogie sur la terraformation de mars : Mars la rouge, Mars la verte et Mars la bleue. Ses récits, très documentés tant sur le plan biologique qu'anthropologique, ont une forte dimension politique.

[4] Loi de dévastation, de son vrai nom : Projet de loi d'assouplissement des réglementations environnementales.

[5] Les éluEs du PT de Lula ont voté contre. Lula a opposé son veto à certaines parties du projet mais la loi est entrée en vigueur et ce veto peut être rejeté par le Congrès

[6] Lire, de Mary Louise Malig et Pablo Solón, « TFFF : Una falsa solución para los bosques tropicales » (TFFF : une fausse solution pour les forêts tropicales)

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Le Seuil de la Cruauté : Gaza et le Contrôle Global de la Société

18 novembre, par Manuel Tapial — , ,
Il existe une difficulté notable à relier différentes luttes, même lorsque l'adversaire est le même : l'impérialisme. De Gaza à Bogotá, en passant par Caracas, San Salvador, (…)

Il existe une difficulté notable à relier différentes luttes, même lorsque l'adversaire est le même : l'impérialisme. De Gaza à Bogotá, en passant par Caracas, San Salvador, Rome, Bruxelles ou Ankara, nous observons comment les mouvements sociaux ont tendance à s'atomiser en militances mono-objectifs, avec de sérieuses difficultés à établir des liens entre eux et à viser des objectifs coordonnés et plus ambitieux.

Il est vrai que la brutalité vécue à Gaza suscite une immense empathie, comme il se doit. Mais il est également vrai que ce qui se passe à Gaza se reproduit ailleurs dans le monde, adapté à la tolérance de chaque société et au niveau de résistance rencontré par l'oppresseur. Le seuil de tolérance à la souffrance des peuples arabes ou africains en Europe et en Amérique du Nord est scandaleusement élevé, surtout si l'on compare avec ce que ces mêmes sociétés pourraient supporter sur leur propre territoire. Ce qui se passe à Gaza pourrait se produire dans n'importe quel pays, à tout moment, même si la distraction dans laquelle vivent nos sociétés fait paraître cette option lointaine ou impossible.

Cependant, ce seuil de tolérance à la souffrance en Occident est mis à l'épreuve. Au cours des deux dernières années, nous avons constaté que la vie d'un Palestinien, sur le marché mondial des droits humains, a une valeur pratiquement nulle pour nos sociétés. Ni les gouvernements, ni la presse, ni une grande partie de l'opinion publique n'ont agi en fonction de l'ampleur de la souffrance infligée à la population de Gaza. De même, la vie des citoyens occidentaux assassinés par l'empire ou ses alliés vaut de moins en moins et suscite moins d'écho dans nos sociétés.

Parallèlement, les marges de répression s'élargissent en Occident, non seulement contre ceux qui manifestent en solidarité avec la Palestine — comme en Belgique ou en Allemagne — mais aussi contre d'autres secteurs de la société en fonction de l'origine, de la couleur de peau ou de l'orientation sexuelle. La montée des idées d'extrême droite, amplifiée par les réseaux sociaux d'Elon Musk ou par les médias servant de relais au pouvoir économique, n'est pas un hasard. Ces idées et leurs bras exécutifs — partis politiques, groupes de pression ou mouvements sociaux — ont cessé d'être marginaux pour devenir des instruments de lutte culturelle contre des sociétés diverses, profondément guidées par les droits humains et l'État de droit.

À ces mouvements s'ajoute une culture de déshumanisation de « l'autre » : gays, personnes trans, musulmans, juifs, Noirs, Latinos, immigrés, pauvres… Entre déshumanisation, pouvoir économique et soutien industriel et technologique, un pouvoir réel se consolide dans les rues, appuyé par les gouvernements et par une société « normale » qui accepte les événements sans esprit critique. Si l'on s'arrêtait pour réfléchir, on tremblerait pour ce que nos enfants pourraient devoir affronter.

Les technologies et dispositifs utilisés avec une extrême violence contre la population palestinienne sont appliqués de manière plus « conservatrice » aux États-Unis, dans le cadre de la persécution des immigrés menée par le gouvernement Trump. Exemple : les drones de l'entreprise américaine Skydio, bombardant à Gaza mais effectuant des tâches d'identification aux États-Unis.

Ces deux dernières années, l'élargissement des marges répressives en Occident, sans opposition effective pour les freiner, et la cruauté croissante d'Israël contre Gaza, ont progressé de concert, et pas seulement de façon métaphorique. Israël a montré jusqu'où peut aller un capitalisme sauvage aux ambitions suprémacistes, créant un précédent dangereux face à la complaisance de la communauté internationale, qui, malgré ses ressources, a choisi de détourner le regard.

À l'autre bout du monde, les États-Unis avancent vers un pays pour Blancs et de Blancs, avec une opposition croissante mais insuffisante. Utilisant la technologie israélienne et étendant la présence militaire dans différentes villes, d'abord contre les immigrés et potentiellement demain contre d'autres secteurs, l'objectif est de maintenir l'agenda MAGA via contrôle, ségrégation et répression sans concessions. La narration de Trump et Netanyahu à l'égard de leurs détracteurs est la même : animaux, déchets, êtres jetables, utiles uniquement dans leur déshumanisation pour consolider leurs bases et abrutir la population.

Le Canada n'échappe pas non plus. Sous l'administration Mark Carney, il a bénéficié de la vente d'armes israéliennes utilisées dans le génocide palestinien. Sous la pression de l'industrie militaire américaine, il a lancé des budgets militaires disproportionnés tout en coupant des programmes sociaux pouvant bénéficier à la majorité. Le Premier ministre canadien, dans ce contexte, se comporte comme un être humilié face au « bully » du sud, même si cela implique la souffrance de son peuple.

Dans ce contexte, où la narration et la pratique globales sont dictées par Israël et les États-Unis, avec une opposition faible des pays BRICS et autres non-alignés moins influents, une guerre ouverte et transparente contre les citoyens se profile. Ce qui se passe à Gaza représente le mal majeur ; ce qui se passe aux États-Unis, le mal moindre, bien qu'il puisse s'intensifier à tout moment, élevant le seuil de souffrance selon le besoin, pour diviser la société et créer des boucs émissaires, tandis que les marchés et leurs participants s'enrichissent.

Il serait extrêmement myope de ne pas voir que le monde en construction pourrait être pire que celui rêvé et exécuté par par le génocidaire Adolf Hitler. Trump et Netanyahu contrôlent, pour l'instant, le Maghreb, l'Europe, les États-Unis, le Moyen-Orient — sauf l'Iran — et le cône sud de l'Amérique latine. Les forts contre les faibles. Humiliés face aux puissants. L'expansion de l'empire continue. Elle ne pourra être arrêtée que depuis ses propres entrailles.

La guerre commerciale de Trump contre la Chine a montré que la Chine semble être le seul pays ayant une capacité réelle à affronter l'impérialisme américain. L'expansion de l'empire continue, et elle ne pourra être arrêtée que de l'intérieur.

Manuel Tapial

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​Mettre fin à la barbarie

18 novembre, par Jean-Yves Proulx — ,
En 2024, 129 000 personnes ont trouvé la mort dans 61 conflits armés : c'est le nombre le plus élevé depuis 1946. Dans leurs ripostes à l'attentat du 11 septembre, plus de 7000 (…)

En 2024, 129 000 personnes ont trouvé la mort dans 61 conflits armés : c'est le nombre le plus élevé depuis 1946. Dans leurs ripostes à l'attentat du 11 septembre, plus de 7000 soldats américains sont morts. Moins visibles, annuellement 8000 vétérans se sont suicidés dans les années qui suivirent les guerres d'Irak et d'Afghanistan, selon Jacques Baud (1).

En juin 2025, conformément aux exigences de l'OTAN, le gouvernement de Mark Carney s'engage à hausser les dépenses militaires canadiennes à 5 % du PIB d'ici 2035 (Le Devoir), « un cout annuel de 150 milliards de dollars » : plus de 3000 $ par citoyen, par année ! Le raisonnement est simple, pour nous assurer la paix, on doit développer notre industrie militaire. Mais pour se développer, elle a besoin d'ennemis.

Déjà en 1998, le New York Time nous apprenait que les six plus grandes entreprises militaires américaines avaient investi 51 millions de dollars en lobbying demandant l'élargissement de l'OTAN aux anciennes républiques soviétiques, un nouveau marché qui pourrait s'avérer très lucratif…

Selon SIPRI, les dépenses militaires mondiales atteignaient 2 718 milliards de dollars en 2024, une hausse pour la dixième année consécutive. Pour la Russie, c'est 149 milliards de dollars, 314 milliards pour la Chine et 997 milliards (soit 66 % des dépenses totales de l'OTAN et 37 % des dépenses militaires mondiales) pour les États-Unis.

Si chaque pays continue d'augmenter ses dépenses militaires, comment peut-on faire reculer la guerre ? L'histoire ne nous apprend-elle pas que la loi du plus fort n'est pas forcément la meilleure ?

Dans combien de pays les États-Unis sont-ils intervenus pour protéger leurs intérêts : en Iran en 1953 (pétrole), au Guatemala en 1954 (United Fruit Company), au Vietnam en 1955, au Pakistan en 1958, à Cuba en 1961 (sucre, nickel), au Brésil en 1964 (bauxite), au Chili en 1973 (cuivre), en Argentine en 1975, au Salvador en 1980, au Panama en 1989 (United Fruit Company, canal), en Irak en 2003 (pétrole)… tel que nous le rapportait Claude Julien, alors directeur du journal Le Monde diplomatique dans son livre L'empire américain.

En mars 2024, le magazine américain Foreign Affairs nous révélait que Zelensky et Poutine s'étaient entendus en 2022 pour mettre fin à la guerre : « The Talks That Could Have Ended the War in Ukraine ». L'Ukraine renonçait à joindre l'OTAN, refusait la présence de troupes étrangères sur son territoire en échange de quoi, non seulement la Russie reconnaissait les frontières de l'Ukraine et Poutine s'engageait même à faciliter l'accès de l'Ukraine à l'Union européenne. Mais « le 9 avril, le premier ministre britannique, Boris Johnson, se rendit à Kyiv pour indiquer à Zelensky que l'Occident n'approuvait pas cette entente . L'Allemagne, la France et l'Italie ont fini par se ranger derrière Washington et Londres. Le président ukrainien a fait de même » (2).

Quel pouvoir a le Conseil de sécurité de l'ONU ?

L'ONU, où siègent 193 pays (32 à l'OTAN), a comme objectifs le maintien de la paix et la sécurité internationale. Le Conseil de sécurité des Nations Unies est l'organe habilité à autoriser le recours à la force. Mais toute décision de ce Conseil de sécurité peut être paralysée par le droit de véto que détiennent ses cinq membres permanents : la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie. « La paix mondiale, selon Eduardo Galeano, est entre les mains des cinq puissances qui profitent le plus du commerce de la guerre » (Sens dessus dessous, Lux, 2023). Depuis la chute du mur de Berlin, la Russie a utilisé ce droit de véto 10 fois et les États-Unis 70 fois (3).

En octobre dernier, l'Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution réclamant la levée du blocus que les États-Unis imposent à Cuba depuis plus de 60 ans. Appuyée par 127 membres, la résolution ne fut rejetée que par 7 autres membres, dont les États-Unis, Israël et l'Ukraine…

Pour mettre fin à la barbarie

Si on demandait aux habitants de la Terre de choisir entre les deux propositions suivantes : a) que chaque pays investisse davantage dans ses dépenses militaires ; b) que soit confié à un nouveau Conseil de sécurité des Nations Unies (quinze pays élus, sans droit de véto) la tâche te trancher dans les différends opposant l'un ou l'autre de ses 193 membres. Laquelle recueillerait le plus d'adhésions ? Et si c'était le deuxième choix, quelles seraient les chances que nos gouvernements dits démocratiques l'endossent ?

Nul ne peut se faire justice à soi-même. Pourquoi ce qui est inacceptable entre deux individus pourrait-il l'être entre deux États ?

Peut-on rêver à la paix dans une société capitaliste où les puissants tirent profit des guerres qu'ils génèrent ? « Le capitalisme est dans son principe un état de guerre permanente, une lutte perpétuelle qui ne peut jamais avoir de fin », écrivait l'économiste Bernard Maris.

Étrange humanité

Un mort, c'est une catastrophe ; cent-mille, une statistique ! (4)

Aucune injonction éthique ne semble plus indiscutable que le « tu ne tueras point ». Et aucune n'a été, et ne reste, aussi constamment, cyniquement et officiellement violée. (5)

Jean-Yves Proulx

Notes

1.Jacques Baud, Terrorisme : Mensonges politiques et stratégies fatales de l'Occident, Éditions du Rocher, Monaco, 2016, p. 152

2.Benjamin Medea & Swanson David, L'OTAN. Une alliance au service de la guerre, Lux, Montréal, 2025, p. 52

3.Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_de_veto_au_Conseil_de_s%C3%A9curit%C3%A9_des_Nations_unies)

4.Kurt Tucholsky (1890-1935), écrivain, critique et journaliste allemand, défenseur de la démocratie sous la République de Weimar

5.Cornelius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, Seuil 2007

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Capitalisme en crise : l’heure des résistances

18 novembre, par André Prone — ,
Les politiques se succèdent et se ressemblent : baisse des salaires réels et des pensions, services publics sacrifiés, sécurité sociale menacée, environnement piétiné, (…)

Les politiques se succèdent et se ressemblent : baisse des salaires réels et des pensions, services publics sacrifiés, sécurité sociale menacée, environnement piétiné, explosion des inégalités, tandis que le budget militaire flambe. Rien de tout cela n'est un accident. C'est le résultat d'un système arrivé à bout de souffle : le capitalisme ne produit pas pour répondre aux besoins humains mais pour servir une seule obsession : le profit.

Par André Prone, environnementaliste, poète et essayiste.
Publié le 13 novembre 2025

Depuis les années 1970 et la fin des Trente Glorieuses, il traverse une crise profonde. Pour maintenir ses marges, il a lancé une offensive contre le travail à une échelle mondiale : privatisations, délocalisations, précarisation, casse des protections sociales. Sous les noms séduisants de « modernisation » ou de « mondialisation », les puissances économiques ont mis les peuples en concurrence et transformé la planète en un gigantesque tableau Excel.

Aujourd'hui, cette fuite en avant prend un nouveau visage : celui de la finance et de la spéculation. Au lieu d'investir dans la production, on fait fortune en échangeant des dettes. L'argent ne sert plus à produire du bien-être : il s'auto-reproduit, créant bulles, crises, pauvreté. Les travailleurs paient la note, encore et toujours.

Une nouvelle étape se prépare : la numérisation totale. L'intelligence artificielle pourrait libérer du travail pénible. Mais livrée au marché, elle devient machine à exclure. L'algorithme surveille, remplace, licencie. Ce n'est pas la fin du travail, c'est la généralisation de 'insécurité. L'exploitation change de forme mais pas de nature : elle se dématérialise, se rend invisible, mais reste brutale.

Face à cela, l'État devrait protéger. Au contraire, il sert le capital : cadeaux fiscaux aux géants économiques, répression des colères sociales, militarisation de la police, stigmatisation des plus fragiles. Et quand la misère monte, il désigne des ennemis : l'étranger, le migrant, le pauvre. C'est ainsi que le capitalisme en crise se fascise. Il devient national-capitalisme : autoritaire dans la forme, libéral dans le fond.

Au bout de cette logique, il y a la guerre. Pas seulement celles qu'on prépare en Europe en gonflant les budgets d'armement et celles qui ravagent déjà le monde. À Gaza, ce qui se joue n'est pas un « conflit » ou une « riposte », mais un génocide.

Celui d'un peuple bombardé et affamé avec la complicité active ou silencieuse de gouvernements occidentaux qui voient dans la destruction un marché et dans la colonisation un investissement. Gaza n'est pas un drame isolé : c'est un avertissement.

Mais pendant que le vieux monde craque de toutes parts, sur tous les continents, des jeunesses se lèvent (parfois au prix de leur vie) pour la dignité, la démocratie, l'écologie : États-Unis, Europe, Amérique latine, Afrique, Madagascar… Les peuples refusent de continuer à servir une machine qui détruit les vies et les terres. Et même au cœur de la première puissance capitaliste, les États-Unis, une candidature progressiste à la mairie de New York, soutenue par des mouvements sociaux s'impose et montre qu'une autre voix devient audible.

Notre tâche est claire : faire le lien entre les résistances dispersées, nommer l'adversaire commun : ce système qui exploite, qui pollue, qui oppose. Et reconstruire une perspective politique de changement véritable. Pas le rêve lointain d'un « grand soir », mais l'organisation concrète du communisme au quotidien : reconquête des services publics, souveraineté populaire sur les biens essentiels, solidarité active, contrôle citoyen.

Le capital divise, mais la lutte rassemble. La guerre détruit, mais la conscience construit. Partout, l'espoir se faufile dans les brèches. Alors oui, choisissons la vie contre la guerre, la justice contre la misère ; choisissons un avenir humain contre ce système inhumain. Car notre grande espérance n'est autre qu'un monde libéré de la loi du profit — un monde de justice, de partage et de paix.

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Rééducation et réadaptation au service du validisme ?

18 novembre, par Joelle Palmieri — ,
Écrire sur les concepts de rééducation et de réadaptation me titille depuis que je suis passée par cette case, il y a peu de temps, suite à une triple fracture de la cheville (…)

Écrire sur les concepts de rééducation et de réadaptation me titille depuis que je suis passée par cette case, il y a peu de temps, suite à une triple fracture de la cheville droite.

Tiré de Entre les lignes et les mots

J'ai séjourné dans un centre de rééducation et de réadaptation pendant quatre mois, ce qui a donné du grain à moudre à mon esprit. J'ai depuis envie de disséquer ces deux mots tant les paradoxes qu'ils présentent sont énormes. D'un côté, ou plutôt côté soignant, ces termes recouvrent une mission, celle de remettre tant bien que mal le pied des personnes abimées à l'étrier de la vie, et de l'autre côté ils renvoient selon moi à la morale d'une société validiste qui n'entend valoriser que des personnes aptes, au travail, à la reproduction, à la guerre, etc. et donc rééduquées, réadaptées à un modèle socioéconomique inégalitaire et discriminant. Ce gouffre entre deux définitions opposées de mêmes mots crée un brouillard. Il me donne envie de chercher de quoi il retourne plus précisément.

Tout d'abord, il est nécessaire de planter le décor. La rééducation et la réadaptation est une discipline pratiquée par le corps médical, c'est-à-dire l'ensemble des professionnel·les de santé. Elle s'adresse à des personnes connaissant différentes pathologies : paraplégie, tétraplégie, traumatisme crânien, AVC, sclérose en plaques, tumeurs cérébrales, polytraumatismes, amputations, etc. Abimé·e, un·e individu·e est admis·e en hôpital spécialisé pour une durée plus ou moins longue. Iel ne se rééduque ou ne se réadapte pas seul·e. Iel est forcément accompagné·e par plusieurs soignant·es.

Ensuite, pour découvrir ce domaine médical spécifique, je propose de jouer avec quelques mots. Je vais me livrer à un exercice, basé sur des détours linguistiques ou des associations d'idées. Ce jeu va peut-être ressembler à un glossaire. Puis il va se transformer en manifeste. Je ne sais comment faire autrement.

Définitions des mots rééducation et réadaptation

Commençons par ces deux premiers mots, rééducation et réadaptation. Voici les définitions données par l'Académie.

Rééducation : refaire l'éducation d'une personne.

Réadaptation : adapter la personne à de nouvelles conditions de vie.

La rééducation est donc une opération individualisée, plus ou moins sévère, qui consiste à demander à la personne ciblée d'apprendre une nouvelle fois ou de façon différente. Elle doit de nouveau s'instruire, se former, former son esprit et son corps, façonner sa personnalité à une réalité désormais transformée. L'Académie évoque la remise en chantier de la culture de qualités physiques, intellectuelles et morales. Il s'agit de réapprendre et de pratiquer une fois encore les usages de la société, les bonnes manières, l'urbanité, écrit-elle. De suppléer aux carences qui ont vu le jour après une maladie ou un accident. Ce mot est aussi utilisé par les régimes totalitaires qui entendent instaurer un ensemble de contraintes physiques et psychologiques dans le but de changer les habitudes de pensée et les comportements des individu·es pour qu'iels adoptent l'idéologie du dominant. Nous reviendrons sur cet usage.

La réadaptation quant à elle consiste pour la personne malade ou blessée à récupérer tout ou partie de son autonomie. Autonomie jugée ébranlée donc. Cette opération demande une transformation, une transposition, comme l'adaptation d'un texte au théâtre ou au cinéma. Malades et blessé·es vont changer de destination – passer d'un état valide à un état invalide – et vont devoir réviser leur copie. Devenu·es différent·es, iels vont devoir s'ajuster, se raccorder à une société sans la modifier, accepter le milieu dans lequel iels vont revenir mais qu'iels n'appréhenderont plus de la même manière, transformer leurs idées, activités, points de vue à la situation nouvelle qu'iels vont rencontrer. Iels vont devoir démontrer leur souplesse, comme le font les plombiers quand ils relient un tuyau, généralement en caoutchouc, à un robinet, généralement en cuivre, deux matériaux de matière différente. Ou encore comme le font les populations qui se débrouillent comme elles peuvent, selon le contexte géographique, politique et social où elles se situent, pour s'adapter au changement climatique, entendu comme une fatalité plutôt qu'une agression des pollueurs.

Avant d'analyser, je continue mes fouilles. J'aime jouer le rôle d'une petite archéologue des mots.

Rôle du préfixe « re, ré, r » dans le retour à la normale

À quoi sert exactement ce préfixe « re, ré, r » qui apparaît sans cesse dans le vocabulaire médical ? Rétablir une psyché, réparer un cœur, reconstruire une jambe, par exemple. L'Académie, encore elle, nous dit que ce préfixe marque la répétition ou la reprise, le retour dans un lieu ou le retour à un état antérieur.

Rétablir. Rendre à quelqu'un·e son statut, une position perdue, remettre en place un état disparu, abimé ou corrompu. Remettre en état ce qui a été altéré, dégradé, déchu. Retrouver un équilibre, reprendre un appui, revenir à une position telle qu'elle est voulue. Comme un·e comptable qui rétablit les finances d'une entreprise ou comme un·e gymnaste qui rétablit sa position sur la barre après un déséquilibre.

Réparer. Préparer de nouveau, remettre en état quelqu'un·e endommagé·e, détérioré·e. Corriger. Compenser un préjudice au point de l'effacer, faire disparaître la blessure, l'accident. Comme un·e pêcheur qui répare son filet abimé par les poissons ou comme un·e couvreur qui remplace les tuiles d'une toiture emportée par le vent.

Reconstruire. Relever, rebâtir, quelqu'un·e qui est détruit·e. Disposer de nouveau selon un plan déterminé les pièces d'un puzzle ou d'un monument ou d'un texte détérioré. Refonder avec un effort soutenu une vie, un couple, un bonheur, une carrière. Comme l'urbaniste qui attribue une nouvelle figure à un quartier jugé délabré ou impropre à une ville. Ou comme un pouvoir politique qui reconstruit un pays après une guerre.

Ce préfixe « re, ré, r » est donc éclairant. Le corps médical a pour mission de remettre des corps et des esprits abimés dans un état antérieur à l'abime, dans le but qu'ils reprennent une activité « normale », conforme à ce qui est attendu par une société qui vise sans discussion à effacer la blessure, le trouble, sans s'appesantir sur leurs causes, leurs contextes, et bien au contraire, en faisant tout pour faire disparaître leurs stigmates.

Rôle de la forme pronominale dans la culpabilisation des patient·es

Allons un peu plus loin. Je m'interroge fortement sur la forme pronominale : « Il va falloir vous reconstruire, Madame », entendent souvent les patientes. Se ré-tablir, se ré-parer, etc. Je décide à présent d'utiliser le tiret pour isoler les préfixes et suffixes des verbes ou substantifs. Je cherche à mieux identifier un avant et un après, dans le but de mieux souligner l'injonction sociale et personnelle à renouer avec un passé révolu, à répéter, à revenir quoi qu'il en coûte à un état initial sans en changer les bases.

Dans le langage courant, et dans le médical, on dit se casser le poignet ou la cheville, se faire mal, se mutiler un doigt, se suicider, etc. alors qu'on ne dit pas se faire un infarctus ou se choper un cancer ou s'attraper la grippe. On fait un infarctus, on a le cancer, on attrape la grippe. Avoir, un cancer, faire, un infarctus, se casser, se mutiler. J'assiste à la bataille des verbes et de leur type, auxiliaire, transitif, intransitif, d'action, etc. et je me demande à quoi sert cette forme pronominale. Sert-elle à son locuteur·trice à prendre de la distance par rapport à ce qui ne lui est pas encore arrivé, à savoir le pire ? À échapper à l'identification avec la personne malade ou blessée, ce qui pourrait psychologiquement le terroriser, l'immobiliser, le mettre à terre ? Je pense à la terminologie « Se faire violer » au lieu de « être violée ». Ou encore « se faire avorter » plutôt que « avoir un avortement ». Autant d'habitudes de langage qui interrogent d'autant qu'elles concernent des femmes en situation violente. La forme pronominale sert-elle à isoler les responsabilités ? Celles des personnes malades ou blessées et celles de leurs soignant·es ? Ou alors, rend-elle coupable, individualise-t-elle les patient·es ? Enfin, exclut-elle délibérément la personne malade ou blessée de l'humanité ? Les fils sont difficiles à démêler. Prenons le cas du cancer. En n'utilisant pas la forme pronominale, les personnes qui en sont atteintes sont considérées passives : elles ne l'ont pas cherché. Mais certaines se voient tout de même reprocher par leur oncologue d'avoir trop fumé, trop bu, trop, etc. Demanderait-on à la personne concernée de rester passive car la situation serait trop grave ou trop difficile pour qu'elle puisse la comprendre ? A contrario, le corps médical utilise la forme pronominale pour la fracture alors qu'elle est le plus souvent accidentelle, non recherchée. Serait-ce pour rendre la personne blessée instigatrice de son malheur ? Pour qu'elle s'approprie sa guérison ou quelle se sente seule responsable de la suite à donner ? À moins que cette forme ne fasse écho à une vision chrétienne de la santé. Ce serait le devoir de chaque personne de prendre soin de ses corps et esprit qui ont été créés à l'image de Dieu. Les abimer ou prendre le risque de les abimer serait alors jugé mauvais et inapproprié par l'Église. Ce serait offenser le créateur. En prendre trop soin aussi. En transgressant le message divin de bonne santé, les personnes malades ou blessées commettraient un péché et mériteraient une sanction personnelle pour expier leurs torts, pour faire pénitence. Elles seraient alors rendues seules coupables et responsables de leur souffrance.

Je suis déçue. Je n'ai pas formellement trouvé de réponses à mes questions. En fin de compte, je me dis que tous ces éléments de langage présentent des paradoxes et que c'est peut-être leur objet. Dans d'autres langues comme l'anglais, ce n'est pas vraiment le cas. On dit « to rehabilitate » pour se rééduquer et se réadapter. Donc, une chose est sûre, en français, la forme pronominale est totalement banalisée. Elle n'interroge presque personne. Elle fait partie du langage commun. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai entendu « Vous ne vous êtes pas loupée » de la part de soignant·es comme de proches.

Je fais un pas de côté. Cette forme est aussi utilisée en dehors du domaine de la santé. Au travail, c'est au chômeur·se ou à l'ancien·ne détenu·e de se ré-insérer sans quoi iel restera en marge et en sera responsable. Dans la vie, c'est aux familles de faire des enfant·es, de se re-produire alors que cette production, particulièrement relancée par les pouvoirs publics pendant les périodes de guerre ou de crise, est non rémunérée et confiée à chaque femme dont le corps est dédié à cette production humaine1. Je ne démords pas d'une idée : que ce soit dans la santé ou ailleurs, les discours sont élaborés pour nous responsabiliser individuellement et non collectivement.

Rôle du préfixe « sur » dans le détachement des soignant·es

Je m'interroge maintenant sur le préfixe « sur », lui aussi bien utilisé par le corps médical. Être surmené, se surpasser, etc. Il désigne un ajout, un excès, une position supérieure dans l'espace et dans le temps, dans un classement hiérarchique.

Se sur-adapter à un deuil pour toujours faire bonne figure ou se sur-adapter à une menace de licenciement pour rester dans l'entreprise quoi qu'il en coûte.

Se sur-passer. Aller au-delà de ses possibilités, faire mieux qu'à son ordinaire, que ce qu'on a fait jusqu'alors, faire mieux que les autres.

Se sur-mener. User à l'excès ses forces, son énergie, en s'imposant une charge de travail ou une activité trop importante, que ce soit dans le privé ou dans le public, au travail ou au sein du ménage.

Ces mots en « sur » sont utilisés à la fois pour des injonctions – « il va falloir vous surpasser » – et pour des reproches faisant office de diagnostic – « vous êtes fatiguée parce que vous êtes surmenée ». C'est étrange. Encore paradoxal. Et je fais une association d'idées avec le verbe se sur-endetter, c'est-à-dire se charger de dettes excessives, et avec le verbe sur-armer, c'est-à-dire armer excessivement, accroître le potentiel militaire d'un groupe ou d'un pays de façon démesurée. Dans le premier cas, l'emploi du verbe sert à reprocher une attitude irresponsable et coupable, dans le deuxième cas, il fait au contraire référence à une décision censée et réfléchie. Dans le premier cas, l'excès est une tare, voire un vice, dans le second, l'excès est une vertu. Il ne concerne pas les mêmes cibles : individu·es ou groupes organisés.

Le suffixe « sur » est lui aussi éclairant. Le corps médical jauge et par là même souligne un excès, pour juger la hiérarchie que les personnes malades ou blessées font dans leurs priorités, les ajouts qu'elles s'imposent ou qu'elles se doivent d'imposer à leurs corps et esprit. Il s'en détache, s'extrait de l'effort à produire, des conséquences humaines délétères que ces efforts motivés le plus souvent par ce qui nous est étranger produisent. Comme avec le préfixe « re », le corps médical se place hors tout, cherche à ne pas se confondre avec la personne soignée pour mieux échapper ou nier la cause de ses maux.

Inégalités de prise en charge dans la rééducation et la réadaptation

Quand une personne malade ou blessée se rééduque et se réadapte, elle change de rythme, se sent raide, ne se reconnait pas, se trouve seule face à un mur d'incompréhension ou de rejet, face à soi, au mieux en face à face avec un·e soignant·e qui s'épargne. C'est de bonne guerre. Pour ne pas fondre dans l'abime, elle doit intérioriser le langage médical qui est utilisé pour s'adresser à elle, elle doit faire corps avec le traitement ou la suite à donner proposée, se mettre elle-même sous contrôle, s'auto-invisibiliser et parfois s'auto-organiser.

Quand elle sort du centre, ces situations perdurent, voire se renforcent, car la rééducation et la réadaptation ne s'arrêtent pas net. C'est heureux mais alors que ce n'est pas le bon moment, la personne malade ou blessée doit faire adopter à son corps et à son esprit une grande souplesse dans le but de naviguer entre les différents méandres, culs de sac et impensés du système de santé : obtenir un suivi médical, trouver des praticien·nes de santé près de chez soi – kinésithérapeutes, éducateur·trices sportif·ves, psychologues, etc. –, faire reconnaitre son handicap ou sa maladie par l'Assurance maladie, demander de l'aide à ses proches et aux organismes qui allouent des aides financières, obtenir des cartes de mobilité qui permettent de ne pas faire la queue dans un magasin ou à l'enregistrement d'un train, obtenir une indemnité auprès de son assurance si pertinent ou auprès de caisses dont c'est la mission, etc. Identifier ses interlocuteur·trices. Faire des courriers. Attendre des réponses. Engager des recours. Suivre les procédures. Veiller à ne pas aggraver ses séquelles. À éviter d'autres blessures. À limiter sa colère. C'est triste et fatigant.

De plus, une fois dehors, les soins prescrits ne sont pas accessibles de la même façon selon qu'on habite en ville, en banlieue ou sur un territoire reculé. Hormis la kinésithérapie ou la balnéothérapie, les coûts des soins prescrits ne sont pas pris en charge par l'Assurance Maladie. C'est le cas des activités physiques adaptées, du suivi psychologique ou psychomoteur. Ces soins sont le plus souvent dispensés en ville, dans le secteur privé, dans des maisons de santé ou dans des salles communales par des associations subventionnées par les collectivités territoriales. Il faut emprunter des transports, individuels ou collectifs, pour s'y rendre, ce qui augmente les coûts et la fatigue déjà bien présente. L'ensemble peut dissuader la personne malade ou blessée d'en bénéficier ce qui peut aggraver ses séquelles.

Des inégalités sociales qui creusent les coûts financiers et humains

Les personnes malades ou blessées ne sont pas égales devant le handicap et la maladie. Pour se réadapter, il faut se montrer volontaire. Or ces personnes ne sont pas toutes disposées de la même façon à être volontaire. Elles n'estiment pas les capacités perdues selon la même valeur. Cela dépend de la manière dont elles ont été scolarisées, formées, intégrées, socialisées. Une personne illettrée, étrangère de surcroit, aura plus ou moins de mal à expliquer ce qu'elle ressent physiquement et psychologiquement, pourra difficilement comprendre ce qui lui est proposé, faute d'interprète ou tout simplement de facilité à décrypter le langage médical, ne pourra pas plus interroger les médecins sur ses soins et exprimer correctement ce qu'elle attend d'elleux. Une femme âgée, élevée dans une culture où il est inconvenant de se plaindre ou de demander quoi que ce soit, préférera se taire ou au contraire râler et sera ainsi considérée comme inapte à penser. Le personnel soignant s'attachera plus facilement à remettre son corps et non son esprit en mouvement. Une femme mariée avec enfants sera davantage motivée à se remettre rapidement au service de ses proches plutôt qu'à gagner un titre paralympique. Elle sous-estimera ses séquelles pour sortir au plus vite.

De fait, les professionnel·les de santé estiment les capacités de récupération selon ce que la personne malade ou blessée en dit quand iels le lui demandent : pouvoir monter et descendre un escalier, marcher avec ou sans béquille, être à l'aise avec le maniement de son fauteuil roulant ou de son attelle, se sentir capable de s'occuper de ses enfants ou petits-enfants, avoir mal, se sentir bien. De fait, iels hiérarchisent les priorités de rééducation selon l'interprétation de ce qu'iels entendent. Par ricochet, au sein du centre de rééducation, puis en ville, à gravité équivalente de la lésion, iels n'interprètent pas les séquelles de la même façon si la personne touchée est un homme ou une femme, un·e travailleur·euse manuel·le ou un cadre supérieur, une personne racisée ou blanche, jeune ou âgée. Autant dire que selon sa classe, son sexe, sa race, son âge, le traitement proposé n'est pas le même. Finalement, en fonction de qui est socialement la personne malade ou blessée, elle sera moins bien soignée, au point parfois de baisser les bras. Elle renoncera. Elle se soustraira volontiers à l'accès à de possibles soins. Elle se détachera du monde. Elle se déshumanisera ce qui participe de sa propre mise à l'écart et parfois de son enfermement.

Une morale libérale validiste

Malgré les luttes des années 1970, comme notamment celles des Handicapés méchants2, qui ont opéré une rupture entre image passive du handicapé victime ou fragile, objet de pitié, et personne actrice de sa propre histoire, véritable menace pour la société, puis le bouleversement opéré par Act Up3 à la fin des années 1980 sur les convergences de luttes, les modalités de prise de parole des malades dans la sphère publique et la politisation de la santé, les personnes blessées ou malades restent encore aujourd'hui les objets d'une vision héritée de la fin du XIXe siècle. Elles sont réduites à des personnes démunies, sans discernement, diminuées, à des mineurs civiques, sans droits dont ceux à la parole, à la liberté de choix, à l'opinion. Cette vision permet au corps médical mais aussi aux familles, aux proches, aux dirigeant·es politiques de décider à leur place. Elle les rend dépendantes et ramenées à leur seul soi, au seul face à face.

La morale libérale est imprégnée de cette vision victimaire et dégradante des malades et blessé·es. Elle donne la priorité à la marchandisation de la santé, à la forte individualisation des prises en charge sanitaires. Elle mise sur l'excès, la surenchère et l'accélération des échanges humains. Elle entretient un paternalisme puissant qui infantilise ces personnes. Elle les met en concurrence, les pousse à adopter les lignes de la méritocratie. On va par exemple davantage vanter les mérites d'un homme mutilé des bras et des jambes qui traverse la Manche à la nage ou d'un homme tétraplégique qui gravit l'Everest ou encore d'une femme en douleur chronique qui traverse l'Europe à pied avec une charrette, qu'une personne blessée ou malade militante pour l'application de ses droits, autonome dans un environnement collectif où l'échange n'est pas seulement possible mais volontaire. Cette vision fait système. C'est le validisme.

Le validisme demande à toustes les individu·es qui compose la société à lui être approprié·es, c'est-à-dire à être obéissant·es et aptes, au travail, au mariage, à la re-production, au service militaire, etc. Il permet à l'exécutif de légiférer en ce sens, de donner ou pas des droits, de les appliquer ou pas, de fixer le prix et la valeur des actes. Le système de santé, qui fait interagir soignant·es, personnels administratifs et Assurance maladie, lui est entièrement dévoué.

L'envie me prend d'oser un parallèle avec les systèmes d'enfermement, à savoir la prison et l'hôpital psychiatrique. Le premier a pour objet la répression des délinquant·es et des criminel·les. Le deuxième a vocation à soustraire de la vie publique des personnes vivant des troubles psychiques. Dans les deux cas, les personnes concernées sont écartées de ce qui est considéré « normal ». Elles sont surveillées en permanence sans vraiment savoir quand elles le sont. Elles font l'objet d'une constante évaluation qui permet à l'institution (carcérale ou psychiatrique) de décider de leur libération, mais surtout à les remettre dans le rang, à les soumettre à une discipline rigoureuse, à en faire des individu·es conformes aux normes sociales. Elles sont sous contrôle, dirait Michel Foucault4.

La ressemblance avec la rééducation et la réadaptation me trouble. Tout d'abord, certains mots comme « permission », pour sortir momentanément de l'établissement, pour éviter une prise de constantes ou retarder de quelques minutes une injection, sont les mêmes. Ensuite, la personne malade ou blessée est tellement isolée du monde à cause du validisme qu'elle rejoint à sa façon la cohorte des criminel·les et des malades mentaux. Et puis, des époques ont existé, drainées d'idéologies réactionnaires ou fascistes qui ont assimilé la personne « non normale », délinquante, folle, handicapée, malade, infirme, à un parasite de la société, in-valide, inutile. Et la solution s'est voulue radicale : la cacher, l'éliminer ou pire l'exterminer.

Re-politiser la rééducation et la réadaptation

Pour toutes les raisons invoquées jusqu'ici, les questions posées par la rééducation et la réadaptation sont éminemment politiques. Elles touchent nos corps, nos esprits de malades ou de blessé·es sans que nous n'ayons vraiment la main sur la façon d'être touché·es. Parce qu'elles contribuent à nous ramener à des statuts d'objets, certes capables de se ré-parer et de re-trouver un certain état de bien-être mais surtout voué·es à ré-intégrer une société bien réglée, bien normalisée, dont nous sommes ne sommes pas invité·es à discuter les fondements, elles concourent à nous extraire des pouvoirs, politique, juridique, financier…

Pour ne pas sombrer, nous devons nous rendre visibles, faire entendre chacune de nos voix, la croiser avec d'autres, faire groupe, passer de l'état d'objet, vers lequel nous sommes presque systématiquement renvoyé·es par le corps médical, à celui de sujet. Nous devons nous auto-organiser collectivement. Nous devons re-politiser les questions de santé, ne plus les laisser entre les mains de décideur·euses uniquement engagé·es dans les quêtes de profit financier et d'ordre, ré-humaniser les liens entre patient·es et soignant·es, ré-injecter de la démocratie dans la santé, résister à la forte pression validiste.

Comme le propose Chowra Makaremi5, nous devons transformer nos affects – le chagrin, la peur, la colère –, en puissances de soulèvements, comme le font des femmes au Liban, au Soudan, en Irak, au Chili, en Ukraine, à Gaza, aux États-Unis, en Iran, face aux guerres, aux dictatures ou aux violences d'État. Nos émotions, loin d'être des symptômes personnels, des signes de faiblesse, sont les reflets d'une société qui va mal, voire qui est meurtrière. Elles sont une force politique contre la cruauté, contre les dominant·es qui mettent tout en œuvre pour anesthésier, effacer, rendre supportable l'insupportable. Elles sont nos mémoires communes. À nous de les distiller partout. À nous de faire de nos corps blessés une force politique.

Joelle Palmieri, 6 novembre 2025
Transmis par l'autrice
https://joellepalmieri.org/2025/11/06/reeducation-et-readaptation-au-service-du-validisme/

1 Colette Guillaumin, « Pratique de pouvoir et idée de Nature (1) L'appropriation des femmes ». Questions féministes, « Les corps appropriés », n° 2, 1978.

2 François Alfandari, « Le syndicalisme à l'heure de la transformation de la psychiatrie – Des militants CGT à l'hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon, années 1960-1970) », Genèses 107(2), 82-105, 2017.
https://shs.cairn.info/revue-geneses-2017-2-page-82?lang=fr&tab=auteurs.

3 Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! : Act Up, les homosexuels et le sida, Presses de Sciences Po, 2005.
https://shs.cairn.info/agir-pour-ne-pas-mourir–9782724609813?lang=fr.

4 Michel Foucault, Surveiller et Punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

5 Chowra Makaremi, Résistances affectives. Les politiques de l'attachement face aux politiques de la cruauté, Paris, La Découverte, coll. « Nouveaux cahiers libres », 2025.

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De Katmandou à Casablanca : la révolte d’une génération sous surveillance

18 novembre, par Amani Braa — ,
Tiré de La Conversation 11 novembre 2025 Par Amani Braa Des manifestants réclament la démission du président Andry Rajoelina, à Antananarivo, Madagascar, le 14 octobre (…)

Tiré de La Conversation
11 novembre 2025

Par Amani Braa

Des manifestants réclament la démission du président Andry Rajoelina, à Antananarivo, Madagascar, le 14 octobre 2025. (Photo AP/Brian Inganga)

En 2025, des mobilisations portées par la jeunesse ont éclaté du Maroc au Népal, en passant par Madagascar et l'Europe. Partout, une génération refuse le silence face à la précarité, la corruption et le manque de démocratie.

Nées dans des contextes très différents, ces colères rencontrent pourtant les mêmes réponses : répression, mépris, et suspicion envers une jeunesse jugée irresponsable.

Mobilisation sur plusieurs continents

Au Maroc, le mouvement #Gen212, né sur les réseaux sociaux, dénonce la vie chère, les violences policières, le musellement de la société civile et l'absence de perspectives. Cette mobilisation, d'abord numérique sur des plates-formes telles que Discord, a rapidement débordé les écrans pour s'incarner dans des actions concrètes dans plusieurs villes du pays.

À Madagascar, c'est dans un climat de fortes tensions préélectorales que la jeunesse est descendue dans la rue pour réclamer un véritable changement dès la fin du mois de septembre, avant d'être violemment réprimée. Au Népal, des milliers de jeunes occupent l'espace public, exigeant une démocratie authentique et la fin de la corruption qui mine le pays.

En Europe aussi, la jeunesse se mobilise face aux dérives autoritaires et aux inégalités persistantes. En Italie, en France ou en Espagne, les jeunes descendent dans la rue contre les violences sexistes, les réformes impopulaires, les répressions policières ou encore pour la reconnaissance des droits politiques.

Malgré la diversité des contextes, ces mobilisations traduisent une même volonté : refuser l'injustice et faire entendre des voix trop souvent marginalisées.

À lire aussi : Comment le drapeau pirate de « One Piece » est devenu l'emblème mondial de la résistance pour la génération Z
Jeunesse immature et irrationnelle, aux yeux des autorités ?

Jeunesse immature et irrationnelle, aux yeux des autorités ?

Ces mouvements sont souvent traités comme des élans émotionnels passagers, alors même qu'ils expriment des revendications politiques structurées : plus de justice sociale, de liberté, de sécurité économique, d'accès à la dignité et à la participation.

Pourtant, la réponse des États semble suivre un autre chemin : celui du durcissement. Les jeunes manifestants et manifestantes sont surveillés, arrêtés, stigmatisés, parfois accusés de trahison ou d'être manipulé par des puissances étrangères.

Au Maroc, par exemple, depuis septembre 2025, près de 2500 jeunes ont été poursuivis, dont plus de 400 condamnés — parmi eux 76 mineurs. Les chefs d'accusation incluent la « rébellion en groupe », l'« incitation à commettre des crimes » ou encore la participation à des rassemblements armés. Plus de 60 peines de prison ferme ont été prononcées, certaines allant jusqu'à 15 ans.

Cette judiciarisation massive d'un mouvement pacifique a été dénoncée par Amnesty International, qui pointe un usage excessif de la force et une criminalisation croissante de la protestation.

À Madagascar, la réponse a été tout aussi brutale : au moins 22 morts, plus de 100 blessés et des centaines d'arrestations arbitraires recensées lors des mobilisations de la jeunesse contre la corruption et les irrégularités électorales. Selon les Nations unies, les forces de l'ordre ont eu recours à des balles en caoutchouc et à des gaz lacrymogènes pour disperser les foules. La crise a culminé avec la fuite du président Andry Rajoelina, confirmant que cette répression n'a pas désamorcé le conflit, mais révélé la fragilité des institutions face à une jeunesse politisée.

Un discours qui renvoie à la responsabilité des parents

Les jeunes interpellés lors des récentes mobilisations ont souvent été renvoyés à la responsabilité parentale dans un discours profondément moralisateur. Au Maroc, par exemple, le ministère de l'Intérieur a appelé les parents à surveiller et encadrer leurs enfants. Que ce soit en Indonésie, aux Philippines ,au Pérou, ou au Népal, les autorités ont régulièrement appelé les parents à surveiller, encadrer ou retenir leurs enfants, déplaçant ainsi le conflit politique vers la sphère familiale.

Ce mouvement illustre ce que la chercheuse Fatima Ahdash nomme la « familialisation » du politique : au lieu de traiter les causes sociales, économiques et idéologiques des mobilisations, les gouvernements dépolitisent, individualisent et privatisent les contestations en en faisant un problème d'éducation domestique. Les familles deviennent alors le prisme par lequel les conduites politiques des jeunes sont interprétées, évaluées, et parfois sanctionnées.

Ce réflexe répressif n'est pas nouveau, mais il prend aujourd'hui une ampleur inédite dans un contexte global de fragilisation démocratique et de recentrage autoritaire du pouvoir, marqué par la restriction des libertés, le contrôle de la contestation et la criminalisation des mouvements sociaux. Les États adoptent une posture défensive, percevant l'engagement de la jeunesse non comme une ressource civique, mais comme une menace à neutraliser. Ce durcissement révèle un malaise plus profond : une génération qui refuse de se satisfaire de promesses creuses et de compromis imposés, face à des pouvoirs qui peinent à reconnaître la légitimité de sa colère et de ses aspirations.

Des jeunes participent à une manifestation contre la corruption et pour des réformes en matière d'éducation et de santé, à Rabat, au Maroc, le 9 octobre 2025. (AP Photo/Mosa'ab Elshamy)

Des réflexes répressifs pour faire taire la critique

La répression, en réponse à la critique, devient alors une manière d'éviter la remise en question. Mais cette stratégie est de plus en plus fragile. D'abord parce qu'elle nie la légitimité des colères exprimées. Ensuite, parce qu'elle ignore une réalité de fond : ces colères sont ancrées dans des expériences collectives de déclassement, de discrimination, d'impuissance politique. Ce ne sont pas des colères vides. Elles expriment une demande de transformation — sociale, politique, environnementale — que les institutions peinent à saisir.

Contrairement aux mobilisations comme les « printemps arabes » de 2011, les mobilisations actuelles portées par la génération Z sont horizontales, sans leaders identifiables, décentralisées et ancrées dans l'urgence du présent. Elles naissent sur les réseaux, s'organisent en micro-cellules autonomes, rejettent les récits idéologiques structurants, et privilégient une politique du quotidien : refus de la précarité, dignité immédiate, justice concrète. Leur esthétique est fluide, empruntant aux codes numériques — memes, mangas, remix visuels — et leurs formes circulent par affinités d'émotions plus que par imitation. Ce qui les rend insaisissables pour les pouvoirs, mais puissamment virales.

Ces mobilisations activent des émotions politiques (la colère, mais aussi l'espoir), des langages nouveaux, des pratiques numériques, et des formes d'engagement souvent en dehors des partis traditionnels. Un élément visuel fédérateur revient sans cesse : le drapeau noir à tête de mort coiffée d'un chapeau de paille, symbole tiré du manga One Piece. Plus qu'un clin d'œil à la pop culture, ce Jolly Roger incarne une soif de justice, de liberté et de révolte partagée par une jeunesse globalisée, de Katmandou à Rome.

En Serbie, par exemple, début 2025, un soulèvement étudiant sans leader visible a rassemblé des milliers de personnes autour d'un mot d'ordre simple : plus de démocratie. Le mouvement s'est étendu à d'autres générations, sans parti ni hiérarchie, défiant un gouvernement qui a tenté d'étouffer la contestation par la force et la stigmatisation. De leur côté, les jeunes de Cuba Decide mobilisent sur les plates-formes numériques pour exiger un référendum démocratique, malgré une surveillance constante. Grâce à des outils chiffrés et des alliances à l'étranger, ils déjouent la censure et amplifient leurs voix au-delà des frontières.

La criminalisation de la jeunesse et des mobilisations peut certes ralentir les élans, mais elle ne résout rien. Elle dégrade le contrat social, alimente le désenchantement politique, et renforce la polarisation. Plus encore, elle risque de transformer des revendications réformistes en posture de rupture.

Les mobilisations récentes nous rappellent une évidence : les jeunes ne sont pas « l'avenir », mais des acteurs politiques du présent. Et ce que les gouvernements devraient entendre, ce n'est pas seulement le bruit de la contestation, mais la clarté des demandes : justice, dignité, représentativité, avenir.

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Venezuela : Entre offensive impérialiste de Trump et répression de Maduro

Depuis le mois d'août, au moins 70 personnes ont été tuées par les frappes des forces armées étatsuniennes sur des bateaux principalement sortis des côtes vénézuéliennes, dans (…)

Depuis le mois d'août, au moins 70 personnes ont été tuées par les frappes des forces armées étatsuniennes sur des bateaux principalement sortis des côtes vénézuéliennes, dans l'espace de la mer des Caraïbes, sous prétexte de la lutte contre le narcoterrorisme.

14 novembre 2025 | tiré de l'Anticapitaliste 775 | Crédit Photo :Nicolas Maduro - Wikimedia

Cette offensive impérialiste, qui cache mal la volonté des États-Unis de provoquer un changement de régime au Venezuela, est également instrumentalisée par le gouvernement autoritaire de Nicolás Maduro.
Avancée impérialiste

Avec l'arrivée de Donald Trump au pouvoir, et en particulier de Marco Rubio, représentant des néoconservateurs de Floride au Secrétariat d'État, l'impérialisme étatsunien revient à sa « zone naturelle d'influence » dans l'objectif de reprendre la main sur l'Amérique latine. L'installation de plus de dix mille soldats dans la région, en plus de six bateaux de guerre et d'un porte-avions, est une démonstration sans faille de la volonté de l'impérialisme étatsunien d'imposer son agenda politique et économique par la force. C'est le cas en particulier au Venezuela, pays déclaré comme une « menace exceptionnelle » pour la sécurité des États-Unis depuis l'administration Obama, politique qui a été par la suite approfondie par la première administration Trump, qui a imposé en 2019 des sanctions économiques sur l'État et sur l'entreprise pétrolière vénézuélienne publique PDVSA, aggravant lourdement les conséquences d'une crise économique catastrophique déjà en cours depuis les années 2014-2015.

Une politique légitimée par l'opposition conservatrice, dont María Corina Machado, récente lauréate du prix Nobel de la paix, qui soutient ouvertement la politique belliciste de Trump, ainsi que l'expulsion des migrantEs vénézuélienNEs envoyés dans les geôles de Bukele au Salvador, sous prétexte d'appartenance à des « bandes criminelles ».
Répression sociale et politique

Sur le terrain, le gouvernement Maduro, sous pression, excelle dans la répression sociale et politique. Les disparitions ou arrestations de journalistes, militantEs des droits humains, syndicalistes, chercheurEs, intellectuelLEs et artistes font partie du quotidien. Le président lui-même appelle la population à la délation par le biais d'applications sur les téléphones, qui permettraient de faire des dénonciations sans risque.

Enfin, récemment, ce sont des chercheurEs et militantEs écologistes qui ont été la cible de l'exécutif, accuséEs de promouvoir un faux discours de gauche tout en travaillant au service des intérêts étrangers. La consigne est simple, comme le dit le hashtag désormais présent sur toutes les communications gouvernementales : dudar es traición (douter, c'est trahir). En retour, la gauche critique rejette l'anti-impérialisme de façade du gouvernement et une politique économique furieusement extractiviste, au service d'une nouvelle caste au pouvoir.
Solidarité internationaliste

En tant qu'internationalistes, nous dénonçons les nouvelles manœuvres des États-Unis contre la souveraineté du Venezuela, qui pourraient — de plus — déstabiliser toute la région, sur fond de concurrence acharnée avec la Chine pour le contrôle du sous-continent. Dans ce contexte, les initiatives diplomatiques et les mobilisations internationales qui pourraient contribuer à faire reculer Trump dans ses velléités guerrières seront bienvenues.

Notre solidarité va au peuple vénézuélien, seul à même de résoudre le conflit politique et géopolitique qui l'afflige et qui a provoqué le départ de plus de 8 millions de personnes, soit un tiers de la population du pays.

Face aux attaques impérialistes et à l'autoritarisme de Maduro, nous appelons à soutenir les camarades et les mouvements sociaux qui se mobilisent, dans un contexte difficile, pour promouvoir des luttes d'émancipation par le bas, sans céder aux sirènes de l'extrême droite.

Y.B. et F.G.

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Autonomisme, indépendantisme, socialisme, internationalisme…

18 novembre, par Groupe Révolution Socialiste — , , ,
Petit frémissement sur la « question du statut » à la faveur du congrès des élu·e·s de Martinique. Risques de durcissement de la situation en Kanaky, voire en Guyane. (…)

Petit frémissement sur la « question du statut » à la faveur du congrès des élu·e·s de Martinique. Risques de durcissement de la situation en Kanaky, voire en Guyane. Perspectives d'évolution du statut de la Corse. Débats (quoique poussifs et timorés) entre conseillers régionaux et départementaux de Guadeloupe... Ce contexte n'échappe pas aux observateurs·trices de la vie politique.

12 novembre 2025 | tiré d'inprecor.fr | Photo : Les dirigeants de la CTM (Collectivité Territoiriale de Martinique) face aux élus du congrès (8 et 9 octobre 2025). © Mike Irasque

Dans ce cadre, on assiste à la tentation de raviver la rivalité entre autonomistes et indépendantistes. Pendant longtemps, chacun de ces deux camps voyait dans l'autre, les origines de ses propres problèmes.

Les modalités d'expression de ce conflit ont longtemps fait le jeu du pouvoir colonial. Or, en ce temps-là, le pouvoir disposait avec la droite, d'une représentation politique locale aussi agressive que pauvre en propositions. Aujourd'hui, ce personnel politique assimilationniste a fondu ou en tout cas perdu sa voix, (même si les bases objectives de son influence n'ont pas disparu).

Le retour de la vieille polémique (autonomistes contre indépendantistes), au moment où une offensive anticolonialiste bénéficierait de conditions plus favorables, serait pire qu'une simple perte de temps. Il est nécessaire et possible de l'éviter. Nécessaire, parce que les dangers qui pèsent sur le peuple martiniquais et sur ceux des dernières colonies, sont indiscutables. Possible, parce que des signes positifs existent.

En Martinique, des camarades (Combat Ouvrier) qui croyaient indispensable de se démarquer de l'indépendance, ne le font guère plus. Une organisation comme PÉYIA se déclare simplement « souverainiste », partisane de la-dépendance. Le MIM lui-même, toujours indépendantiste, s'est jadis illustré par une « déclaration de Basse-Terre », bien en-deçà de l'autonomisme historique. Le « mouvement social et politique » RESPÉ, lui, se déclare clairement ouvert aux autonomistes comme aux indépendantistes. De son côté, le Palima vient de contester la thèse présentant l'autonomie comme un « rempart contre l'indépendance ».

En Guyane, le clivage indépendantistes/autonomistes a cessé de bloquer le mouvement. La fluidité entre les députés des dernières colonies pourrait faciliter une action commune avec les mouvements populaires. Il y a moins de place pour l'ultra-sectarisme, et c'est heureux, vu la complexité de la tâche. Il serait en effet naïf de sous-estimer les spécificités de la question nationale dans les « vieilles colonies » de la France, de croire que nos piétinements seraient dus à la seule perversité de tel ou telle, ou à l'ignorance des masses.

Les analyses et débats évoqués ici, ne passionnent, il est vrai, qu'une petite partie de la population. Beaucoup de gens n'y voient qu'une agitation de politiciens. Cela ne doit pourtant pas conduire à tenir le mouvement ouvrier à l'écart du débat. Au contraire, le mouvement ouvrier et populaire doit développer sa propre compréhension pour défendre aussi bien ses besoins immédiats que ses intérêts historiques.

Le mouvement national martiniquais ne gagnera pas sans les masses. Celles-ci s'impliqueront, lorsque leurs aspirations formeront le cœur d'un programme élaboré avec elles, par elles, à partir de leur vécu. Méfions-nous du vèglaj obscurantiste opposant les questions du salaire, de la vie chère, de l'emploi, de l'eau, des transports, de la corruption, à celle des institutions, c'est-à-dire, à terme, du pouvoir tout simplement. Laisser le débat politique aux politicien·nes serait une erreur pour la classe ouvrière, un abandon des intérêts du plus grand nombre. C'est au nom de ces intérêts, sous leur éclairage, qu'il faut analyser les débats institutionnels.

Nous serons toujours des autonomistes critiques, des indépendantistes critiques, des communistes critiques. Cela signifie qu'à notre avis, ni l'autonomie, ni l'indépendance, ni même le communisme dans un seul pays, ne nous sauveront de la misère, des frustrations, du manque et des difficultés. Dire le contraire, c'est mentir au peuple. Tous les pas en avant possibles vers la décolonisation, doivent être faits, résolument.

Mais aucun de ces pas ne doit nous détourner de la défense des intérêts de ceux et celles d'en-bas, de l'exigence écologiste de la population, de la cause légitime des femmes, de l'antiracisme le plus ferme, de la démocratie comme méthode de tous les instants et du combat international pour l'émancipation.

La radicalité n'est pas dans la proclamation répétée du but final. Elle est dans l'aptitude à faire que chaque pas en avant soit en conformité avec celui-ci, et nous y conduise en prenant en compte le rapport de force.

L'émancipation humaine passe par l'éradication, à l'échelle de la planète, du colonialisme et du capitalisme et par le dépassement conscient de « tout ce qui est ».

Cela signifie un travail collectif important à deux niveaux. Le premier concerne la définition, avec les masses les plus larges possibles, des revendications, des tâches, des stratégies, des propositions pour faire face aux questions urgentes du moment. Le second concerne le travail sur le modèle de socialisme émancipateur qu'il faudra réinventer, en partant des leçons positives et négatives du passé et du présent.

Osons chasser les peurs et les routines paralysantes, et marchons ensemble, sans transiger. Penser la durée et agir sur le champ !

Publié le 10 novembre 2025 dans Révolution socialiste n°420.

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COP-30 : de la résignation à l’effondrement

18 novembre, par Collectif - groupes socialistes du Brésil — , ,
À l'occasion de la COP-30, déclaration des groupes Centelhas, Insurgência-Reconstrução Democrática, MES et Rebelião Ecossocialista, courants du Parti Socialisme et Liberté (…)

À l'occasion de la COP-30, déclaration des groupes Centelhas, Insurgência-Reconstrução Democrática, MES et Rebelião Ecossocialista, courants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL) du Brésil.

13 novembre 2025 | tiré d'Inprecor.fr | Photo : Les participants au Sommet des peuples arrivent à Belém pendant la COP-30. © Priscila Ramos / BdF

1. La 30e Conférence des Parties sur le climat, la COP-30, se tient dans un contexte alarmant : les émissions de gaz à effet de serre n'ont jamais été aussi élevées. L'année 2023 a enregistré une température moyenne mondiale supérieure de 1,48 °C par rapport au niveau préindustriel et l'année 2024, la plus chaude jamais enregistrée, a connu une température moyenne supérieure de 1,6 °C au niveau préindustriel. Les dix dernières années ont été les plus chaudes jamais observées et le scénario prévu est celui d'une hausse des températures comprises entre 2,5 °C et 3 °C pour la seconde moitié de ce siècle.

2. Sur les neuf indicateurs de durabilité écologique, sept ont déjà été dépassés : le climat, la biodiversité, les cycles de l'azote et du phosphore, l'eau douce, l'utilisation des terres, la pollution chimique et, plus récemment, l'acidification des océans. Dépasser ces limites climatiques signifie vivre avec des conséquences dévastatrices. Pour l'humanité : famine, soif, guerres pour l'eau et la nourriture, milliards de réfugiés climatiques. Le changement climatique – désormais une urgence – est l'aspect le plus dangereux et le plus dramatique de la crise écologique. Une menace sans précédent dans l'histoire. C'est contre elle que nous luttons. Nous affirmons le projet écosocialiste comme une alternative à l'écocide et à la barbarie. Pour défendre un climat aussi sûr que possible. Pour défendre la vie, l'humanité et la planète.

3. Notre objectif à Belém est d'unir nos efforts pour faire avancer une alternative à la destruction de l'environnement, en mettant fin à celui qui en est véritablement responsable, le système capitaliste. Le rôle des écosocialistes pendant la COP 30 est de construire une coalition de mouvements et d'acteurs qui affirment qu'il faut « changer le système, pas le climat ». Les mouvements sociaux, les peuples autochtones et les communautés traditionnelles, gardiens et gardiennes de nos biomes, de nos mers et de nos espaces verts urbains, se réuniront lors du Sommet des peuples, parallèlement à la conférence officielle, pour affirmer que les véritables solutions viennent des territoires, des pratiques agroécologiques et de l'organisation populaire.

4. L'extrême droite s'en tient à un programme autoritaire, ultralibéral et négationniste, son projet est mortifère. Dans un contexte de guerres militaires et commerciales, continue de polariser au Brésil et dans le monde. Elle vide les mécanismes multilatéraux de leur substance et s'oppose à tout accord international sur le climat et la biodiversité. L'absence du gouvernement Trump à la COP-30, après avoir retiré le pays de l'accord de Paris, affaiblit les mécanismes multilatéraux, démontre son mépris pour l'agenda climatique et le boycotte.

5. L'engagement de la COP sur la réduction des émissions mondiales de carbone sera faible, soit en raison de l'absence des principaux responsables des émissions mondiales de carbone, comme les États-Unis, soit en raison des limites imposées aux négociations qui s'annoncent. Menées par le Brésil, elles ont abandonné les objectifs fixés dans l'Accord de Paris en 2015. Selon le président de la Conférence, André Correa do Lago, cette COP doit être celle de l'adaptation aux impacts du changement climatique. Cela signifie que l'effort principal ne sera plus concentré sur la prévention de la hausse des températures, mais sur la minimisation des dommages qui continueront de s'aggraver à mesure que la chaleur augmentera. L'adaptation est nécessaire dans les politiques environnementales, mais elle ne doit pas se faire au détriment de la réduction des émissions de carbone. Comme l'affirme Michael Löwy, « donner la priorité à l'« adaptation » plutôt qu'à la « prévention » est une façon indirecte de se résigner à l'inévitabilité du changement climatique ».
COP : de frustration en frustration

6. Les COP n'ont pas été en capables de conclure des accords concrets de réduction des émissions de CO2, grâce au lobbying du complexe fossile-minéral-agricole et de ses gouvernements subalternes. Les pays riches refusent d'assumer leur responsabilité historique dans les émissions cumulées et font pression sur les pays du Sud pour qu'ils « fassent leur part ». Les Contributions Déterminées au niveau National (pour la réduction des émissions de chaque pays, ou CDN) sont volontaires et non obligatoires.

7. Dans ce contexte, l'Union européenne revient sur ses plans climatiques, arguant qu'elle doit donner la priorité aux dépenses liées à son industrie de l'armement. La Chine, aujourd'hui le plus grand responsable mondial des émissions de CO2, continue de se fixer des objectifs de réduction timides. C'est l'illusion du progrès incrémental. Le scénario que ces CDN prévoient est une augmentation des températures de 2,5 °C à 3 °C au-dessus de la moyenne préindustrielle au cours de la seconde moitié de ce siècle.

8. En 2023, la COP-28 s'est conclue par une déclaration selon laquelle le monde devrait opérer une transition et se distancier de l'utilisation des combustibles fossiles, mais fixer des objectifs pour y parvenir. La transition énergétique est l'un des thèmes qui sera abordé lors de la COP-30, mais il n'y a pas de mandat officiel pour que la conférence fixe des objectifs ou des délais pour que cette transition ait lieu. Nous dénonçons la supercherie de la « transition énergétique », qui est en réalité une « transaction énergétique ». Parrainés par des entreprises du secteur énergétique, notamment celles liées aux grandes compagnies pétrolières, aux fonds d'investissement et aux gouvernements qui leur accordent d'importants avantages fiscaux, les projets éoliens et photovoltaïques sacrifient des territoires et leurs modes de vie, maintenant le même niveau de précarité énergétique des communautés, pour « décarboniser » l'Europe.

9. Les énergies renouvelables ne remplacent pas les sources fossiles, mais s'y ajoutent. Ainsi, les émissions continuent d'augmenter malgré la croissance des sources alternatives. Les sources alternatives sont une voie à suivre, mais sans changer le modèle dans lequel les plus pauvres et les communautés continuent de payer la facture des dommages causés par ceux qui profitent de ce même modèle, ces alternatives restent en suspens. Nous défendons une transition énergétique juste et inclusive, sans entraîner la destruction et la désarticulation des écosystèmes marins et côtiers, et en écoutant ceux qui ont véritablement pris soin et préservé les territoires.

10. Un autre aspect préoccupant est la commercialisation des forêts tropicales. L'enjeu du Brésil à la COP-30 est désormais de négocier un nouvel instrument financier, le TFFF (Tropical Forest Forever Facility). Les pays qui préservent les forêts tropicales seraient récompensés par un fonds d'investissement mondial, ce qui est, en théorie, positif. Cependant, ce modèle transforme la protection de la nature en marchandise et la lie au système financier, ce qui présente des risques pour les souverainetés nationales, dans la mesure où les grandes entreprises entretiennent désormais des relations économiques directes avec les territoires et les biomes, et compromet l'autonomie des mouvements qui luttent pour la sauvegarde des forêts et autres territoires. Comme l'affirme l'Assemblée mondiale pour l'Amazonie, « le TFFF considère, de manière erronée et trompeuse, que la déforestation est une défaillance du marché qui sera résolue en attribuant un prix aux services écosystémiques des forêts tropicales afin d'attirer les investissements privés. L'effondrement écologique provoqué par le capitalisme ne sera pas résolu par davantage de capitalisme ! Le TFFF ne reconnaît pas les forêts comme des systèmes vivants qui ont droit à la vie, à la préservation de leurs cycles vitaux, au maintien de leur capacité de régénération, à ne pas être contaminées, à conserver leur intégrité et à exiger une réparation et une restauration opportunes ».

11. Dans la même perspective de soumission au marché, le mécanisme REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts) permet aux pollueurs de continuer à polluer. Il s'agit d'un mécanisme de compensation, et non de réduction réelle. Mais la science affirme clairement qu'il n'y a aucun moyen de compenser les émissions fossiles avec les forêts. Une fois libéré, le carbone fossile reste dans l'atmosphère pendant des siècles. Les forêts peuvent brûler, sécher, être déboisées. C'est une fausse équivalence.

12. L'intelligence artificielle (IA), quant à elle, émerge comme une nouvelle menace, comme une nouvelle frontière de la destruction écologique. Elle nécessite d'énormes quantités d'eau et d'énergie pour alimenter ses centres de stockage de données. Les centres de données et le minage de cryptomonnaies consomment déjà près de 2 % de l'électricité mondiale. Avec l'expansion de l'IA générative (comme ChatGPT, Gemini, etc.), cette consommation augmentera considérablement. L'IA renforce le racisme systémique (algorithmes entraînés avec des données biaisées), accélère la diffusion de la désinformation et monopolise l'attention humaine, érodant le temps libre et les liens sociaux. Elle doit être socialisée et contrôlée démocratiquement.
Le Brésil laisse passer l'occasion de devenir un leader mondial en matière de climat

13. Malgré le grand espoir suscité par la tenue de la COP-30 à Belém, au cœur de l'Amazonie brésilienne, sous le gouvernement Lula, la contradiction est évidente. Le gouvernement annonce le taux de déforestation le plus bas en Amazonie depuis 2017 et Lula, dans son discours à l'Assemblée générale des dirigeants du Sommet sur le climat, reconnaît l'Amazonie comme « le plus grand symbole de la cause environnementale », où « coulent des milliers de rivières et de ruisseaux » et où « vivent des milliers d'espèces de plantes et d'animaux qui composent le biome le plus diversifié de la Terre ». Mais ce même président encourage l'exploitation pétrolière à l'embouchure de l'Amazone, sous prétexte d'utiliser le pétrole pour que le pays « soit libéré des combustibles fossiles », contredisant ainsi les scientifiques et les écologistes qui alertent sur les risques et les impacts sur les communautés et les biomes. Un prétexte.

14. La combustion du pétrole brut de la « Marge équatoriale », qui sera essentiellement exporté, pourrait libérer plus de 11 milliards de tonnes de CO2, soit 5 % du budget carbone qui si l'objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C était maintenu. L'initiative du gouvernement aura un impact global négatif, en contradiction flagrante avec le programme de transition énergétique annoncé par le président lui-même. Les organisations environnementales, les peuples et les communautés traditionnelles touchés dénoncent une procédure d'autorisation précipitée, qui met en danger la biodiversité, ainsi que les impacts climatiques du projet. Il n'y a pas de justice lorsque des peuples et des territoires sont sacrifiés. Il n'est pas possible de concevoir cette exploitation comme du « développement ». Le même modèle prédateur, à un autre moment de l'histoire, a violé les peuples autochtones au nom de la « colonisation ». L'annulation du permis accordé par l'IBAMA est urgente et constitue un combat sans merci qui doit être mené tout au long de cette COP.
La force qui vient des territoires : pour la justice environnementale et climatique !

15. Si les solutions à la crise climatique ne viennent pas des marchés du carbone, des gouvernements complices du capital ou des entreprises qui profitent de la destruction, d'où viennent-elles ? La réponse est claire et résonne dans le monde entier : elles viennent des territoires.

D'où l'importance du Sommet des peuples de Belém, qui se réunira parallèlement à la COP-30. Les entités, réseaux et articulations brésiliens de la société civile, les peuples et les communautés organisées, sans grandes attentes au vu des intérêts représentés à la Conférence officielle, et pour démasquer la supercherie des grandes entreprises, des lobbyistes du pétrole et de l'agro-industrie, des gouvernements peu ou faussement engagés dans les transformations réellement nécessaires, transmettront un message puissant au monde entier : « Justice climatique : les solutions viennent des territoires ». Cette force, celle des mobilisations sociales, est la seule chance d'obtenir des mesures bénéfiques pour la planète.

16. Nous appelons les travailleuses, les travailleurs et le peuple brésiliens à se joindre à nous pour construire un réseau de protection et dans la lutte pour un modèle de développement qui respecte les territoires, la vie, les savoirs et la dignité de tous les peuples. Nous croyons qu'ensemble, nous pouvons remettre en question les gouvernements et le capital, créer les conditions pour surmonter le capitalisme et garantir un avenir de justice environnementale, sociale et climatique pour les générations actuelles et futures. Le Manifeste de la Via Campesina pour la COP-30 va dans le même sens.

17. Plus que jamais, il est temps de faire entendre à travers toute la planète les voix de la résistance à ce modèle prédateur, fossile et spoliateur, qui empoisonne les territoires et tue tout ce qui vit. Il est temps d'unir nos forces avec les peuples de la forêt, qui prennent soin de l'Amazonie depuis des millénaires, avec les indigènes, les riverains, les riverains, les marins-pêcheurs et les pécheurs à pied, avec tous ceux qui maintiennent leurs modes de vie en prouvant qu'il existe une alternative au capitalisme. Il est temps de renforcer une grande alliance mondiale en faveur d'une alternative réellement engagée dans une transformation radicale et la lutte antisystémique, pour la fin des combustibles fossiles, pour la conservation des écosystèmes, pour la justice environnementale, pour la protection des territoires et des modes de vie de tant de peuples qui résistent depuis des siècles au génocide, à l'écocide et à l'ethnocide.

18. Le « Manifeste pour une révolution écosocialiste » de la IVe Internationale ade la dimension de l'urgence et l'ampleur du changement nécessaire : il faut mettre fin dès maintenant à la marche destructrice de la « croissance » capitaliste. Loin de l'objectif toujours annoncé de maintenir cette « croissance », les pays les plus riches doivent commencer à réduire leur production matérielle et leur consommation d'énergie, afin que les pays les plus pauvres, qui doivent satisfaire des besoins jusqu'ici non satisfaits, puissent encore, pendant un certain temps, augmenter leur production. Mais la réorientation de l'économie, avec la réduction de la consommation excessive de l'élite économique et l'adoption de mesures de réduction des émissions de carbone (sans, en aucun cas, accroître l'exploitation pétrolière, encore moins à l'embouchure de l'Amazone), doit être adoptée dans le monde entier. Seule une révolution peut mettre fin à la catastrophe en cours et sauver l'humanité du risque d'extinction. Un nouveau cap est de plus en plus urgent. Le monde sera écosocialiste ou ne sera pas !

Le 13 novembre 2025
notes

Referências

[*] IV Internacional. (2025). Manifesto por uma revolução ecossocialista. Aprovado no 18º Congresso Mundial, fevereiro de 2025.

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Madagascar : aux origines du soulèvement de la Gen Z

18 novembre, par Solofo Randrianja — , ,
Du 25 septembre 2025 à la mi-octobre, les rues des grandes villes de Madagascar ont été secouées par des manifestations de masse, initiées dans les premiers temps par la Gen Z (…)

Du 25 septembre 2025 à la mi-octobre, les rues des grandes villes de Madagascar ont été secouées par des manifestations de masse, initiées dans les premiers temps par la Gen Z Madagascar. La répression brutale – avec son lot d'arrestations, de violences policières et de victimes (directes et indirectes) – a nourri l'actualité de manière continue et quasi-instantanée, et a favorisé un élargissement à divers secteurs de la société, conduisant à la chute du dirigeant Andry Nirina Rajoelina.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Dans cet article, l'historien Solofo Randrianja revient sur les raisons immédiates de la chute de Rajoelina, puis analyse les causes profondes de la crise politique à laquelle il n'a pas pu échapper, mais aussi les caractéristiques et l'originalité du mouvement populaire qui a éclaté il y a quelques semaines.

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Ancienne colonie française, indépendante depuis 1960, les années 1972, 1991, 2002, 2009 y furent les témoins de changements de dirigeants, issus de mouvements de rue, initiés pour la plupart par des jeunes citadins. A croire que les premiers se sont montrés, à tour de rôle, incapables de réagir à un phénomène aussi prévisible, à force de ne voir que leurs propres intérêts immédiats. Et pourtant, ils accédèrent au pouvoir, à peine plus âgés que les manifestants. Didier Ratsiraka n'avait pas quarante ans lorsqu'il arriva au pouvoir en 1975, tout comme Andry Nirina Rajoelina en 2009. Cette contribution se propose d'aller au delà de l'actualité pour examiner les causes de ces crises politiques à répétition.

Comment Rajoelina est tombé

À la mi-septembre, trois conseillers élus de la capitale trainant des bidons jaunes vides avec des ampoules autour du coup, protestèrent contre les coupures d'électricité et d'eau dont sont victimes les habitants des villes, envions 35 % de la population totale. La brutalité policière relayée par les réseaux sociaux donna de l'ampleur à un évènement en soi minime. Les trois conseillers élus furent condamnés pour manifestation sur la voie publique sans autorisation.

Il faut dire que lors des présidentielles malgaches de 2023, l'ensemble des candidats qui s'opposèrent à Andry Nirina Rajoelina qui briguait un deuxième mandat, boycottèrent les élections pour protester contre les probables manipulations électorales à venir. Andry Rajoelina fut réélu par 2 millions de votants sur les 15 millions inscrits. Auparavant, les réseaux sociaux encore une fois avaient fait état de sa nationalité française demandée et acquise en 2014. Or selon la Constitution que ses partisans firent voter en 2010, l'acquisition volontaire de la nationalité française faisait perdre la nationalité malgache.

Andry Rajoelina, même élu, avait perdu une grosse partie de sa légitimité. Ses campagnes électorales successives furent marquées par diverses promesses mirifiques qui ne furent jamais tenues comme celle de faire de Toamasina le Miami malgache ou encore de multiplier par quatre la production locale d'électricité. A cela s'ajoute une gouvernance peu orthodoxe dont le seul but est de se démarquer de ses prédécesseurs depuis l'indépendance.

Ainsi la crise de la Covid fut l'occasion pour lui d'occuper le devant de la scène médiatique internationale en essayant de promouvoir un breuvage miraculeux destiné à sauver l'humanité et accessoirement de s'enrichir. Les voix critiques étaient systématiquement réprimées y compris celle des des passionnés de nouvelles technologies de communication et amateurs de réseaux sociaux, lui-même étant un fan de Facebook et sachant faire usage des réseaux sociaux pour sa communication politique.

Mais derrière l'excentrique personnage se profile un réseau de prédateurs qui utilisent l'État pour s'enrichir. Ainsi le lobby des importateurs de carburant força la JIRAMA, la compagnie nationale de production d'eau à s'en tenir aux couteuses et peu écologiques centrales thermiques aux dépens des centrales hydrauliques plus économes. L'État devait ainsi subventionner la JIRAMA qui devint un gouffre financier dans lequel puisaient ces prédateurs incarnés par celui qui devint milliardaire en soutenant ce système depuis le coup d'État de 2009 qui porta Rajoelina au pouvoir. Ainsi s'amplifièrent les délestages dans ce secteur et la pauvreté dans d'autres secteurs.

Ce système repose sur l'utilisation de la force en s'appuyant en particulier sur la gendarmerie, corps militaire favorisé par rapport à l'armée proprement dite et aux forces de police. Quelques mois Avant septembre 2025, les casernes furent confinées laissant transparaitre des mouvements souterrains. Plusieurs officiers sont régulièrement mis en prison ou forcés à l'exil, l'actuel Président, le colonel Michael Randrianirina fut d'ailleurs l'un de ceux-ci. Chef de la région militaire du sud, il fut brièvement emprisonné avant d'être affecté au CAPSAT, une unité bureaucratique mais garde les munitions des forces armées, une sorte de voie de garage.

Durant les élections présidentielles de 2023, boycottées par les 11 autres candidats en lice, plus de 50 organisations et partis politiques se joignirent à eux pour demander à la population de descendre dans la rue. La répression fut violente, de même la revendication de plus de démocratie, comme celle d'une élection libre ne mobilisa que peu de monde, même si le boycott fut massif. Les réseaux sociaux cependant devinrent un espace d'échange et de circulation d'informations et ce malgré le fait que de nombreux influenceurs et lanceurs d'alertes furent jetés en prison, accusés de diffamation ou d'atteinte à la sureté de l'État.

Le chef de l'État voyant ces réseaux se retourner contre lui, chaque ministère en vint à alimenter de faux comptes pour désinformer ou attaquer les facebookers rebelles. Ces derniers ne manquèrent pas de révéler les scandales de plus en plus nombreux causés par les tenants du régime : l'arrestation en flagrant délit à Londres de Romy Voos, la chef du cabinet du président lui-même, accusée de tentative de corruption ; les certificats de complaisance accordés aux Iraniens pour l'achat de cinq Boeings américains, impliquant l'un des fils du Président ; sans parler des frasques d'une sénatrice qui fit emprisonner son propre mari…

C'est dans ce contexte que les amateurs de réseaux sociaux suivirent à partir du 8 septembre les pérégrinations de la GenZ népalaise. Un petit groupe de jeunes étudiants et lycéens appelèrent sur les réseaux à manifester dans les rues des grandes villes contre les coupures d'électricité et d'eau. Les étudiants furent les premiers à répondre à l'appel. La répression fut brutale. 22 morts et au moins une centaine de blessés, causés pour certains par des tirs à balles réelles. Le mouvement s'amplifia et le Corps d'Administration des Personnels et des Services de l'Armée de Terre (CAPSAT) le protégea. Cette partie de l'armée entre ainsi en dissidence, le CAPSAT, se mettant du côté des manifestants et neutralisant du même coup l'amorce d'un mouvement de grève générale, promouvant des revendications corporatistes.

En moins d'un mois l'édifice Rajoelina s'est ainsi écroulé, les principaux dirigeants dont Andry Rajoelina lui-même, Mamy Ravatomanga (homme d'affaire richissime proche du président) et l'ancien Premier ministre Christian Ntsay, son homme lige se sont enfuis à l'étranger, suivis par ceux qui l'ont pu. Par-delà cette conjoncture, il nous incombe de souligner les causes plus profondes de ce rapide délitement et de cette crise politique.

Les causes profondes de la crise politique

L'une des premières causes profondes est d'ordre démographique. La structure démographique des 30 millions et quelques Malgaches (12 millions en 1995) reste sensiblement identique ces dernières décennies malgré une croissance rapide.

A l'heure actuelle, la majorité de la population soit 75 %, ont moins de trente ans dont la très grande majorité (environ 70%) sont des ruraux. Deux Malgaches sur trois vivent dans la pauvreté selon les critères de la Banque mondiale. Longtemps apanage d'un monde rural segmenté en groupes ethniques, la pauvreté s'est désormais développée dans les villes, plus multiethniques et ouvertes au monde global. Elle y touche désormais un peu moins de 60 % de la population.

Cette pauvreté présente de multiples facettes : dans le sud des famines chroniques et régulières touchent des populations d'éleveurs vivant sur des terres arides. Depuis 20 ans, la sècheresse y entretient et y aggrave une pauvreté quasi systémique, attribuée par les autorités au réchauffement climatique. Dans d'autres zones, l'enclavement du fait de la quasi-absence d'entretien du réseau routier entraine sous équipement et sous administration, il en est ainsi de l'Ikongo, dans le Sud Est. Le paludisme y infecte 75 % de la population.

Le Charity Business prospère d'année en année dans ce contexte. Les organisations non gouvernementales étaient 232 en 1988 et près de 700 en 2022 dont plus de la moitié concentrée dans la capitale et ses alentours pourtant plus privilégiés. Moins de 20 % agissent dans la province du sud la plus pauvre de l'île. Elles sont le signe de la dégradation des services publics et de la défaillance de l'État, devenu un outil au service d'une clique de prédateurs politico-économiques.

Pratiquement chaque génération de jeunes aura donc été actrice ou témoins de ces changements dont elle n'a que très peu ou pas du tout bénéficié par la suite. Alors même qu'elle a été à l'origine des changements de dirigeants politiques.

Dans les années 80, 200 000 jeunes arrivaient annuellement sur le marché du travail dans le secteur formel, à l'heure actuelle, nous devrions être dans les 600 000. La Gen Z en fait partie.

La deuxième cause systémique de cette instabilité politique reste les structures des sociétés malgaches. Elles sont segmentées sur des lignes ethniques entretenues sciemment par le pouvoir colonial puis national pour empêcher toute prise de conscience au-delà des frontières de ces entités. Leurs élites respectives s'en servent dans le partage des ressources.

Les idéologies de la différence constituent un élément centrifuge convoqué à chaque changement de régime. Les lignes de fracture potentielles cachent une réalité partagée par toutes les sociétés malgaches sans exception, en particulier dans les campagnes. Elles sont fortement hiérarchisées. Les pouvoirs et l'autorité y sont exercés de manière quasi héréditaire, par des familles et des groupes d'intérêts qui sont restés les mêmes depuis plusieurs décennies, si ce n'est plus.

Une idéologie, le fihavanana, qui invite à lire les rapports sociaux comme des rapports familiaux, supposés plus harmonieux, y entretient une harmonie illusoire, remise en cause par l'accaparement des terres notamment. Les élites politiques citadines se branchent sur ces structures pour elles-mêmes en tirer profit. Dans ces structures dites traditionnelles mais remises constamment à jour : les femmes, ou les descendants de groupes subalternes (lignées cadettes, descendants d'esclaves, etc…) constituent les bêtes de somme d'un système solide capable de policer les relations sociales à leur niveau.

Il n'y a pas ou peu de prolétariat proprement dit à Madagascar même si la part des industries au PIB est passée de 16 % en 2000 à 27 % en 2021, sa part dans l'emploi est restée en moyenne de 8,5 %. La majorité des jeunes travailleurs reste paysanne. Le secteur informel constitue le principal employeur dans les villes. Le Fonds monétaire international (FMI), dans son rapport de juin 2023, indique que jusqu'à 100 % des unités de production individuelles à Madagascar sont informelles. Celles-ci rechignent à entrer dans le formel car l'État ne fournit pas de service public satisfaisant comme l'électricité et l'eau assez satisfaisant pour leur permettre de payer les impôts et des salaires décents pour les travailleurs. Ces derniers, pour la plupart des jeunes, y sont particulièrement fragiles et surexploités.

Cette situation complique la mobilisation des recettes fiscales. Madagascar fait partie des pays ayant l'un des plus faibles ratios recettes fiscales/PIB à l'échelle mondiale. Débouché classique des jeunes diplômés, l'État frise régulièrement la banqueroute et recrute à compte-goutte, ouvrant la porte au népotisme et à la corruption.

Parmi les groupes subalternes, les jeunes constituent une importante masse sans aucune prise sur les décisions politiques. Ainsi les jeunes filles sont mère en moyenne entre 15 et 17 ans mais elles n'exercent aucune responsabilité dans la destinée collective des communautés. Faut-il s'en étonner quand plus de la moitié des jeunes filles de 6-15 ans et environ une jeune femme de 16-20 ans sur sept seulement fréquentent l'école.

Aussi n'est-il pas étonnant que le monde urbain attire les jeunes ruraux comme la lumière fascine les phalènes. Ils espèrent y échapper à cette pesante hiérarchie et trouver des opportunités de travail respectueux de leur dignité. Une partie de la classe moyenne ne voit pas son avenir à Madagascar. Or cette partie de la société, les Gen Z citadins, constituent un modèle symbolisé par le Smartphone et l'accès au monde global grâce à internet.

Les réseaux sociaux constituent un lieu virtuel de rencontre, de circulation de valeurs. On y regarde les clips de rappeurs tournés dans les rares oasis symbolisant la surmodernité de la capitale, on y suit les influenceurs de toute sorte prônant un certain mode de consommation, on peut y vivre plus librement les différences dont l'homosexualité bannie ailleurs, etc… Aussi n'est-il pas étonnant que la Gen Z soit devenue le porte-parole de cette partie de la société et partant de la société tout entière.

Qualifiée avec mépris par les tenants du pouvoir de « 6 % préoccupés par Tik Tok et autres réseaux sociaux », proportion faisant référence à ceux qui ont accès à internet, la Gen Z n'a pas vécu ou de loin l'interminable duel entre Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana victime d'un coup d'État en 2009. Ce dernier, porteur d'espoir, après avoir terrassé l'Amiral Didier Ratsiraka (arrivé pratiquement à travers un coup d'État en 1975), et après un premier mandat prometteur fut corrompu par un pouvoir sans balise. Il incarne la principale figure de l'opposition partageant cette fonction avec Siteny Andrianasolo, ancien partisan de Rajoelina qui a rejoint l'opposition. Le mouvement de boycott des présidentielles de 2023 initié par les 11 candidats en lice et l'opposition conduite par ces deux personnalités contre Andry Nirina Rajoelina n'a pas réussi à mobiliser la rue, peu intéressée par les thèmes comme la défense de la démocratie.

La Gen Z remplit ce vide. Stricto senso, elle est constituée des moins de trente ans, c'est à dire de ceux qui sont nés entre 1990 et 2010, elle constitue la majorité de la population. L'équipe initiatrice de la Gen Z fait partie des classes moyennes prolétarisées, en particulier les étudiants des universités qui vivent et travaillent dans des conditions misérables. Un des signes visibles de cette misère sont les coupures intempestives et prolongées d'électricité et d'eau dont sont victimes 30 % de Malgaches qui y ont accès. Tous des citadins.

Lorsque cette frange de la société découvre l'importance de son influence mesurable au nombre de followers pour les plus en vue, progressivement, les critiques fusent sur le net. Les scandales, font les choux gras des réseaux sociaux protégés dans une certaine mesure de la répression du fait de leur nombre.

Alors que la presse est muselée et plusieurs journalistes jetés en prison comme le directeur de la Gazette de la Grande Île. Certains lanceurs d'alerte sont envoyés en prison mais le mouvement est irréversible. La culture Facebook vantée par Rajoelina qui voulait symboliser une jeunesse moderne, s'est retournée contre lui, désormais âgé de la cinquantaine. Pire pour lui, Facebook garde en archive toutes ses déclarations et toutes ses promesses non tenues depuis 15 ans. La construction de stades, de téléphérique inutile, d'une pseudo autoroute de 8 km pour alimenter son ego surdimensionné n'impressionnent pas la Gen Z qui met en avant les défaillances des services publics pour tout ce qui est besoin basique.

Mises bout à bout et en perspective, ces images mettent à nu le Président, désacralisent sa parole. Ainsi quand il parle de légalité ou d'amour de la patrie, les posts lui rappellent qu'il a volontairement demandé la nationalité française en 2014 ce qui, aux yeux d'une Constitution qu'il a fait voter, le déchoit automatiquement de la nationalité malgache et aurait dû par conséquent l'empêcher de se présenter aux élections de 2023. Quelle belle leçon infligée même à la Communauté de développement de l'Afrique australe qui confia sa présidence à Rajoelina il y a deux mois. Aussi, pour la première fois de son histoire, un Français préside cette organisation panafricaine.

Cette frange hyper connectée de la société malgache fait découvrir en direct la chute du gouvernement népalais, sur les Smartphones individuels en septembre 2025. Les manifestants brandissent le drapeau noir pirate de Lufty. À Madagascar, il sera affublé d'un chapeau local. Les internautes ne font pas référence à des stratégies politiques, encore moins à des idéologies ou à des programmes de gouvernement. La culture numérique engendre un faible encadrement voire une faible formation politique, provoquant de fait une diversité et une explosivité des positions Il n'y a pas de meeting avec des orateurs aguerris. Le hub de Gen Z Madagascar récolte les suggestions lance les mots d'ordre, en particulier via des réunions organisées sur le serveur Discord. Il n'y a pas de leaders. La direction semble collégiale du moins elle n'est pas personnalisée. Les valeurs véhiculées sont la justice, la dénonciation de la corruption et du népotisme. Huffi le personnage du manga japonais One Piece relie la Gen Z au Sud Global. De fil en aiguille la Gen Z ouvre une boite de Pandore, se faisant le porte-parole de l'ensemble de la société tout en se proclamant apolitique, ce qui en soit est un positionnement politique.

D'autres secteurs du monde urbain, les syndicats et autres associations se joignent au mouvement en mettant en avant des revendications corporatistes. Dans le contexte de la prolétarisation des classes moyennes, elles sont nombreuses. La violence de la répression se développe avec son lot de bavures et de brutalités alimentant le nombre des manifestants. Les manifestants demandent alors la démission d'Andry Rajoelina. Petit à petit, même des petites bourgades semi rurales se mettent à protester ouvertement.

Le FFKM, le Conseil des Églises Chrétiennes comme l'Union Africaine font état de leur préoccupation et se proposent comme médiateurs, mais trop tard. La hiérarchie de l'Église catholique s'est compromise avec Andry Nirina Rajoelina en refusant notamment de demander le report des élections présidentielles deux ans plus tôt. Les Protestants sont perçus comme pro Ravalomanana, et vus comme des hommes du passé.

Dans une situation semblant bloquée, le 11 octobre 2025, une partie de l'armée, le Corps d'Administration des Personnels et des Services de l'Armée de Terre, déclare se ranger du côté des manifestants. Il invite les autres militaires à rejoindre leur camp où est gardée l'armurerie. Il ouvre les cortèges des manifestants qui arrivent enfin sur la mythique place du 13 mai dans la capitale. Ses officiers arrivent à convaincre la majeure partie des forces armées de les rejoindre ou à tout le moins de rester neutre. La gendarmerie, favorisée par le régime de Rajoelina, hésite, mais désormais la chaine de commandement est brisée. Quelques mois auparavant, sans que le public ait été courant des causes, l'État-major consigna les troupes et mirent aux arrêts des officiers. Il voulait de même transférer à la gendarmerie l'ensemble de l'armurerie. Les observateurs voyaient plutôt les acteurs de la chute du régime du DJ (Andry Rajoelina est un ancien Disc-jockey) de ce côté là avant l'entrée en scène surprise de la Gen Z.

Perspective

Le plus dur reste à venir. Que faire après la chute du tyran mégalomaniaque ? Comme lors des mouvements précédents, la jeunesse va t-elle encore se faire voler cette victoire ? La classe politique ainsi que les militaires vont se mettre en ordre de bataille pour capter les bénéfices de la victoire. L'avantage est que le mouvement, à la différence du précédent n'a duré qu'une dizaine de jours.

Le démantèlement d'un système mafieux symbolisé par le sulfureux Mamy Ravatomanga ne suffira pas pour empêcher la reconstitution d'un autre réseau identique. Comment la Gen Z pourra-t-elle neutraliser l'extrême personnalisation de la fonction présidentielle et de la vie politique pour mettre sur pied un projet de société autour de valeurs inclusives ?

Les éléments centrifuges sont puissants et animés par les idéologies de la différence. L'armée se présente comme un dernier recours avec tous les risques que cela comporte.

Le projet d'une plateforme regroupant toutes les tendances de la GenZ, les organisations étudiantes de toutes les universités de Madagascar de mettre sur pied une sorte de parlement des jeunes, appelée à être leur porte parole unique auprès des autorités et des partis politiques, peut constituer l'amorce d'une nécessaire réflexion, et ce avant l'organisation des assises nationales (quel que soit son nom) chargé d'examiner les bases de la refondation nationale. La Gen Z, piégée par son positionnement initial prétendument apolitique, déchirée entre s'organiser formellement ou rester une force de pression, s'affirme progressivement comme une force de proposition.

En effet une conférence nationale de la refondation se trouve dans les projets des militaires au pouvoir qui tentent de donner un aspect légal à leur situation. Après avoir dissout les principales institutions politiques, ils se donnent au maximum deux ans pour amorcer la refondation et organiser les élections.

Les partisans d'Andry Nirina Rajoelina, encore sous le coup de la rapide dislocation de leur camp avec la fuite des principaux lieutenants, lorgnent du côté des rivalités au sein des forces armées. Un très célèbre officier de gendarmerie menace ainsi de monter de son sud profond vers la capitale avec plusieurs milliers d'hommes.

Le pays, après des décennies de déscolarisation manque cruellement de force de proposition. Face aux réalités des pratiques politiques locales, les idéaux de Luffy sont confrontés à l'épreuve de leur réalisation. Le nouveau Premier Ministre nommé par l'Assemblée Nationale, et chargé d'amorcer les changements, semble être un élément du réseau Ravatomanga-Rajoelina, à en croire ses différents posts, que les archives tirées de Facebook rappellent impitoyablement.

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Solofo Randrianja est professeur d'histoire à l'université de Toamasina (Tamatave), Madagascar. Il a écrit avec S. Ellis Madagascar, a short history (University Of Chicago Press, 2009) et a edité Madagascar, le coup d'Etat de mars 2009 (Karthala, 2012).

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Drones au Mali : la junte frappe les nomades, pas les jihadistes

18 novembre, par Mohamed Ag ahmedou — , ,
Dans les plaines désertiques battues par les vents de l'ouest de Tombouctou, les drones de l'armée malienne, épaulée par les mercenaires russes de Wagner/Africa Corps, (…)

Dans les plaines désertiques battues par les vents de l'ouest de Tombouctou, les drones de l'armée malienne, épaulée par les mercenaires russes de Wagner/Africa Corps, multiplient les frappes sur les campements nomades touaregs.

Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste et acteur de la société civile des régions de Tombouctou et Taoudeni

En trois semaines, 23 civils ont été tués, dont 13 femmes et enfants, selon un décompte établi à partir des témoignages recueillis dans les cercles de Goundam, Diré et Tombouctou.Une série de frappes que Bamako continue de présenter comme de simples « opérations antiterroristes », malgré l'absence totale d'affrontements sur les sites visés.

« Une situation proche de Gaza » : des civils frappés, dans un silence mondial glaçant
« Tout le monde sait que ces frappes visent des civils. Et pourtant rien ne change… Les morts s'accumulent, dans un silence mondial glaçant », confie un expert international basé dans la région, évoquant une situation « proche de Gaza » tant par la brutalité que par l'impunité perçue.

Les Kel Ansar : une communauté loyaliste devenue cible :

Les Kel Ansar, grande confédération touarègue des cercles de Tombouctou, Goundam et Diré, ont longtemps incarné l'un des piliers locaux de l'État malien.De 2005 à 2022, face aux premiers réseaux jihadistes comme aux vagues successives d'AQMI, d'Ansar Dine ou du JNIM, ils ont maintenu une coopération constante avec Bamako, malgré les pertes, les enlèvements, les exils.

Cette loyauté ne les protège plus.Depuis l'été 2023, leurs campements, leurs puits et leurs marchés sont devenus des cibles régulières.

« C'est une violence administrative autant que militaire : on efface des communautés entières sous prétexte d'antiterrorisme », déplore un acteur local de la société civile.


Tangata : une famille entière anéantie

Dans la nuit du 13 au 14 novembre, un drone frappe la localité de Tangata, dans la commune de Tin-Aïcha. Sous un hangar de branches, sept membres d'une même famille sont brûlés vifs :
Ali Ag Mohamed Elmehdi (41 ans)
Toraghite Walet Innabougor (35 ans)
Leurs cinq enfants, âgés de 7 à 15 ans

« Ce n'est pas une bavure. L'armée connaît parfaitement ces campements », affirme un notable de Tin-Aïcha.

Une série noire de frappes dans l'ouest de Tombouctou

La frappe de Tangata n'est que l'épisode le plus meurtrier d'un rituel devenu macabre :

Émimalane (24 octobre) : 8 morts, dont trois fillettes et un nourrisson
Aratane (6 novembre) : 4 morts, dont deux adolescents
Zouéra (8 juillet) : 4 morts sur un marché hebdomadaire
Tangata (13 novembre) : 7 morts, dont une mère et ses cinq enfants
Eghachar N'Tirikene (14 novembre) : 6 femmes touaregues tuées au crépuscule lors d'un tir de drone et un enfant blessé gravement.

Bilan des trois dernières semaines dans l'ouest de Tombouctou :

23 morts civils au total
10 femmes tuées (dont 6 à Eghachar N'Tirikene)
7 enfants tués

Aucun combat, aucun mouvement jihadiste signalé, aucune présence armée sur les sites touchés.

Un pouvoir en difficulté au Sud qui se venge au Nord :

Depuis septembre 2025, les régions méridionales sont sous pression croissante du JNIM :
routes minées,
villages encerclés,
flux de ravitaillement coupés.

À Sikasso, Bougouni, Koulikoro, Kita, Ségou et jusqu'à Nioro du Sahel — sous embargo jihadiste depuis plus de deux mois — l'État peine à regagner du terrain.

Pourtant, aucune frappe de drone n'a été enregistrée au Sud, malgré la présence visible de colonnes jihadistes.

Assimi Goïta justifie cette asymétrie lors d'un déplacement à Bougouni :

« Les terroristes augmentent la pression pour nous empêcher de frapper le Nord. »

Sur le terrain, les habitants donnent une autre lecture :la junte frappe là où les populations sont vulnérables et incapables de riposter.

« Les frappes ne visent pas les menaces réelles, elles visent ceux que l'État sait pouvoir frapper sans risque », résume un chroniqueur local.

Le langage officiel : une grammaire rodée des “victimes collatérales” :

La junte et ses relais médiatiques utilisent les mêmes formules dans chaque communiqué :
« dommages collatéraux »,
« bavure regrettable »,
« terroristes mêlés aux populations »,
« le pays est en guerre ».

Cette rhétorique peine à masquer l'essentiel :les drones maliens ne frappent jamais les colonnes jihadistes, ni leurs bases, ni leurs convois.Les civils touaregs, arabes et peuls, eux, paient un tribut sanglant.

« Les FAMA ne capturent plus de jihadistes.Elles tuent des civils », affirme un observateur sahélien.

Drones turcs et mercenaires russes : une mécanique d'erreurs fatales :

Les Bayraktar TB2 exigent un renseignement précis. Celui-ci repose largement sur :
les réseaux d'informateurs de Wagner/Africa Corps,
des rivalités locales instrumentalisées,
des dénonciations communautaires,
des logiques de représailles.

Plusieurs ONG parlent d'une « chaîne de mort bureaucratisée » :un renseignement fragile, une validation hâtive, une frappe sur un campement.


Kel Ansar : parmi les premiers opposants aux jihadistes :

Entre 2005 et 2022, les Kel Ansar ont payé l'un des plus lourds tributs à la lutte antijihadiste :enlèvements, meurtres ciblés, incendies de villages, taxation forcée, exils.

« Les Kel Ansar ont protégé le Mali quand personne ne le faisait.Et aujourd'hui, c'est l'État qui les vise », dénonce un notable local.


Une fracture nationale ouverte :

Dans les campements du Nord, les frappes répétées alimentent :
une rupture totale de confiance envers l'État,
une montée des discours de dissidence,
un terrain plus favorable au recrutement jihadiste.

« Les populations du Nord ne voient plus l'État comme un protecteur, mais comme une menace mortelle », analyse un sociologue malien.

Une faillite sécuritaire, politique et morale :

La mort de la famille d'Ali Ag Mohamed Elmehdi à Tangata, comme celle des six femmes d'Eghachar N'Tirikene, n'est pas une bavure.Elle s'inscrit dans une logique punitive qui révèle un pouvoir militaire :
incapable d'arrêter l'avancée jihadiste au Sud,
obsédé par la force et la communication,
déconnecté des dynamiques sociopolitiques du Nord,
dépendant de partenaires étrangers qui n'ont aucun projet stabilisateur.

Le silence de la communauté internationale renforce le sentiment d'abandon.

« Comme à Gaza, tout le monde est informé… et personne n'arrête les massacres », confie un expert international encore choqué par les images de Tangata.

À mesure que les jihadistes étendent leur emprise au Sud, la junte s'acharne sur les populations du Nord — celles-là mêmes qui ont maintenu le Mali debout pendant des décennies.
Le pays s'enfonce dans une crise morale et sécuritaire dont il pourrait ne jamais se remettre.

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Au Mali, la tentation hégémonique et le déni des violences contre les nomades menacent l’intégrité nationale

18 novembre, par Mohamed Ag ahmedou — , ,
Depuis trois ans, un clivage profond traverse le Mali : peut-on défendre le pays tout en refusant de voir les violences commises contre certaines de ses communautés ? Par (…)

Depuis trois ans, un clivage profond traverse le Mali : peut-on défendre le pays tout en refusant de voir les violences commises contre certaines de ses communautés ?

Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste et acteur de la société civile malienne.

Du côté des soutiens de la junte, le discours dominant affirme que critiquer l'armée ou ses alliés russes reviendrait à « trahir la nation ». Un récit manichéen qui occulte les réalités documentées de violences, de marginalisation et d'exclusions vécues par les communautés touarègues, arabes, songhaïs et peules dans les régions du Nord et du Centre.

Or défendre le Mali, rappellent de nombreux intellectuels, ce n'est pas défendre un régime militaire : c'est défendre la possibilité d'une cohabitation pacifique entre toutes les composantes d'un pays complexe, traversé par des histoires multiples.

Un État postcolonial bâti sur des exclusions :

Le Mali indépendant n'a jamais réussi à dépasser certains héritages coloniaux. Ses frontières, tracées par la France, ont agrégé des populations aux identités, aux modes de vie et aux imaginaires très différents. Mais le système politique mis en place après 1960 a souvent été structuré autour d'élites du Sud, marginalisant de fait les communautés du Nord.

Pour les habitants des régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Ménaka ou Taoudeni, « la question du Nord » n'est pas un caprice identitaire : c'est une revendication ancienne de justice, de représentation politique, et d'un droit au respect. Depuis l'indépendance, leurs tentatives d'être inclus ont souvent été réprimées, nourrissant des frustrations qui ont ouvert des brèches à des formes de radicalisation.

Drones, mercenaires et brutalisation du territoire :

Depuis l'arrivée au pouvoir d'Assimi Goïta, la stratégie sécuritaire a basculé dans une logique de violence punitive. L'usage de drones armés turcs, l'appui des mercenaires russes de Wagner puis d'Africa Corps et la disparition de tout contre-pouvoir judiciaire facilitent ce que plusieurs ONG décrivent comme des violences systémiques contre des populations civiles nomades.

Dans les plaines du Nord, des campements entiers ont été visés par des frappes. Des disparitions forcées, exécutions sommaires et nettoyages ciblés ont été documentés. Les communautés touarègues, arabes, peules et songhaïes sont les premières touchées.
La junte refuse d'admettre cette réalité. Mais, préviennent les experts, un État qui nie la souffrance d'une partie de sa population marche vers sa propre fragmentation.

Hégémonie culturelle : un discours dangereux :

Certains supporters de la junte affirment que le Mali devrait s'aligner sur une vision mandingocentrée du pays. Une telle conception, expliquent plusieurs historiens, reproduit les mécanismes coloniaux de domination, appliqués cette fois par des Maliens sur d'autres Maliens.

Un pays ne se gouverne pas par l'hégémonie d'une communauté sur les autres, mais par un contrat social fondé sur la justice et l'égalité.

Tiambel Guimbayara : d'un militant démocrate à un relais zélé de la junte

Dans ce paysage polarisé, la trajectoire de Tiambel Guimbayara est révélatrice des recompositions politiques actuelles.Natif de Dilly, dans la région de Nara, il a fait ses débuts à la Radio Kayira, média emblématique fondé par Dr Oumar Mariko, figure de la lutte démocratique au Mali.À ses débuts, Guimbayara incarnait une jeunesse malienne attachée à la liberté de la presse et au pluralisme.

Mais au fil des années, son positionnement a radicalement changé.

En France, où il est chargé de communication à la délégation malienne auprès de l'UNESCO depuis 2015, il est devenu l'un des porte-voix les plus ardents de la junte.Des activistes maliens en France affirment qu'il leur adresse régulièrement des messages d'intimidation lorsqu'ils prennent position contre les violences ou dérives commises par l'autoritarisme de la junte militaire d'Assimi GOITA ou par les mercenaires russes.

Selon des sources confidentielles l'ayant fréquenté, il entretiendrait depuis plusieurs années des liens rapprochés, non officiels, avec les services de renseignement maliens. Aucune preuve publique n'atteste ces liens et l'intéressé ne les a jamais revendiqués. Mais ces soupçons persistent, alimentés par son activisme et son alignement progressif sur le discours officiel.

Au début de la transition militaire, il critiquait pourtant ouvertement Assimi Goïta. Ce n'est qu'à partir de la fin 2023 qu'il s'est imposé comme défenseur acharné de la junte, adoptant une rhétorique où toute critique est assimilée à une trahison.Ses expressions répétées, « Le Mali est notre destin commun », « Que chacun reste dans sa position », sont devenues sa signature.

Les grandes chaînes françaises, qui l'invitaient encore souvent, ont cessé de le solliciter à mesure que son discours se radicalisait.

L'antifrançais comme stratégie politique :

La junte a également fait de la France un ennemi intérieur commode : expulsion de diplomates, départ forcé de Barkhane, campagnes de désinformation. Pourtant, c'est bien la France qui a empêché la chute de Bamako en 2013 et dont plus de cinquante soldats sont morts au Mali.

Le paradoxe atteint son comble lorsque, à Paris, certains manifestants pro-junte vivant et travaillant en France insultent ouvertement l'État français, le qualifiant d'« État terroriste ».

La question de la réciprocité :

Face aux intimidations visant des activistes protégés par la législation française, certains juristes et acteurs associatifs plaident pour une application stricte de la réciprocité diplomatique : qu'un individu soupçonné d'agir pour une junte étrangère ne puisse mener des activités hostiles sur le territoire français sans conséquence.

Un pays en danger de fracture :

Le Mali est aujourd'hui confronté à un risque majeur : perdre son unité faute d'avoir reconnu la dignité de toutes ses composantes.La paix ne naîtra ni des drones, ni des mercenaires, ni des récits d'hégémonie, mais d'un contrat social renouvelé.

Un Mali stable sera un Mali :

qui reconnaît les violences commises contre toutes ses communautés ; qui respecte la pluralité culturelle et historique du pays ; qui protège les libertés publiques ; qui refuse toute domination interne.Car défendre le Mali, c'est défendre tous les Maliens, sans distinction.

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Angola : qu’ont-ils fait de l’indépendance ?

18 novembre, par Paul Martial — , ,
Cinquante ans après l'indépendance du pays, la répartition des richesses et l'urgence sociale restent au cœur des préoccupations des Angolais. « Le prix du sang, de (…)

Cinquante ans après l'indépendance du pays, la répartition des richesses et l'urgence sociale restent au cœur des préoccupations des Angolais.

« Le prix du sang, de l'ardeur et des larmes » : les mots d'Agostinho Neto, futur président de l'Angola, résument bien la dureté de la lutte anticoloniale lorsqu'il proclame, le 11 novembre 1975, l'indépendance du pays. À sa mort, José Eduardo dos Santos lui succède, pour un règne de trente-huit ans, avant de céder la place à l'actuel dirigeant João Lourenço.

Des nationalistes divisés

Colonisé en 1575 par les Portugais, le pays voit émerger, dans les années 1960, les premières organisations nationalistes. Elles sont au nombre de trois, avec des bases sociales et géographiques distinctes : le MPLA, présent surtout dans les centres urbains ; le FNLA, très majoritaire parmi les populations Bakongo du nord ; et l'UNITA, issue d'une scission du FNLA, avec une assise parmi les Ovimbundu du centre du pays.

Ces trois organisations s'opposent, conséquence d'une histoire propre à chaque communauté vivant la colonisation de manière différenciée. Les revendications idéologiques servent surtout à nouer des alliances avec des pays étrangers : le MPLA avec les Soviétiques et les Cubains, l'UNITA avec les États-Unis et l'Afrique du Sud, tandis que le FNLA, rapidement marginalisé, reçoit un temps le soutien du Zaïre de Mobutu et de la Belgique.

Quant au Portugal, dernière métropole à s'accrocher à son empire — symbole, pour la dictature de Salazar, de la grandeur nationale —, l'Angola représente une source essentielle de richesses. Lisbonne y développe une économie de rente autour du coton, du café, du sucre, mais aussi du pétrole. C'est la révolution des Œillets, en 1974, qui mettra fin aux guerres coloniales.

Une guerre civile longue et féroce

Les hostilités s'intensifient rapidement entre les trois organisations nationalistes et dureront jusqu'en 2002, malgré un cessez-le-feu signé en 1992. Plusieurs enjeux viennent se greffer au conflit : d'abord la guerre froide, exacerbée par la présidence Reagan ; ensuite, le régime d'apartheid sud-africain, désireux de maintenir son contrôle régional ; enfin, les convoitises financières autour de l'exploitation pétrolière.

En France, la compagnie Elf, ancêtre de Total, financera les deux camps. Éclatera plus tard ce que la presse appellera l'« Angolagate », au cours duquel plusieurs personnalités, aussi bien de droite que socialistes, seront mises en examen pour trafic d'armes et abus de biens sociaux.

Par sa longueur, la guerre dégénère en conflit ethnique, expliquant l'ampleur des pertes civiles : plus de 500 000 morts et plusieurs millions de déplacés.

Une situation sociale en berne

Depuis la fin de la guerre civile, à mesure que le pays se reconstruisait, les inégalités sociales n'ont cessé de croître, au point que l'Angola est aujourd'hui considéré comme l'un des pays les plus inégalitaires au monde.

Si l'Angola est le premier pays africain exportateur de pétrole, près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. La manne pétrolière est accaparée par les caciques du pouvoir. Ainsi, la fille du président Dos Santos possède plus de deux milliards de dollars.
En 2022, l'ONG « Plataforma Sul » dénonçait le déni du président Lourenço face à la famine qui frappait le sud du pays. Le gouvernement s'est, par ailleurs, plié aux exigences du FMI en supprimant les subventions sur le carburant. Fin juillet 2025, le prix de détail est passé de 300 à 400 kwanzas, entraînant des manifestations violemment réprimées.

L'Angola est, avec le Burundi, le pays le plus touché par le choléra, cette maladie de la pauvreté due aux défaillances des infrastructures hydriques. Un triste record.

Paul Martial

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Les États-Unis de Trump vont-ils lâcher Taïwan ? Le doute s’installe

18 novembre, par Pierre-Antoine Donnet — , , , ,
Le retour à la Maison Blanche de Donald Trump en janvier dernier soulève de nombreuses questions sur le soutien que Taïwan aurait ou non des États-Unis si Pékin devait ouvrir (…)

Le retour à la Maison Blanche de Donald Trump en janvier dernier soulève de nombreuses questions sur le soutien que Taïwan aurait ou non des États-Unis si Pékin devait ouvrir les hostilités pour s'en emparer, mais son entourage rapproché s'emploie, tant bien que mal, à rassurer sur le fait que Washington n'a aucune intention d'abandonner l'île en cas de conflit.

Tiré de Asialyst
10 novembre 2025

Par Pierre-Antoine Donnet

Taïwan entre la Chine et les Etats-Unis. DR.

Bien souvent, le 47è président des États-Unis dit tout un jour et son contraire le lendemain. Le régime chinois en tire avantage pour semer le doute dans les rangs des alliés de l'Amérique, tout particulièrement en Asie de l'Est où l'imprévisibilité de Donald Trump sème le trouble sur les intentions de son administration face à la montée en puissance chinoise.

Au cœur de ces questionnements se trouve l'avenir de Taïwan, maillon militaire essentiel du fait de sa situation géographique en plein cœur du premier arc des îles de l'océan Pacifique qui en fait une porte d'accès vers le continent américain. Si ce verrou sautait en cas d'invasion décidée par Pékin, l'Armée populaire de libération chinoise prendrait un avantage clé dans région.

Les voisins de Taïwan que sont en premier lieu le Japon, la Corée du Sud et les Philippines en ont parfaitement conscience, tout comme d'ailleurs les stratèges américains : en prenant le contrôle de Taïwan, la Chine accèderait en même temps à une puissance de projection militaire potentiellement colossale qui menacerait l'ensemble de l'équilibre régional au profit de Pékin.

Cette menace qui se précise d'année en année a d'ores et déjà suscité de nombreuses réactions et décisions : le Japon a entamé un réarmement inédit depuis 1945, la Corée du Sud suit le même chemin et s'interroge sur le bien-fondé de l'arme nucléaire, les Philippines sont redevenues une base avancée stratégique du déploiement militaire américain régional et, plus loin, l'Australie a elle aussi pris conscience de l'urgence d'un réarmement similaire.

Taïwan, un enjeu crucial pour Washington en Asie de l'Est

Pour Washington, l'enjeu que représente Taïwan est crucial car il s'agit ni plus ni moins de la pérennité de sa présence en Asie. Lâcher Taïwan aurait des conséquences catastrophiques sinon irréversibles : la confiance de ses alliés dans la région serait perdue et l'unique choix serait alors de compter sur eux-mêmes tout en recherchant l'accommodement avec Pékin.

A la différence de son prédécesseur Joe Biden qui, à quatre reprises, avait déclaré que les États-Unis défendraient Taïwan en cas d'attaque chinoise, Donald Trump a toujours entretenu le flou sur ce que ferait Washington.

A l'issue de sa rencontre avec le président chinois Xi Jinping le 30 octobre en marge du sommet en Corée du Sud de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC), Donald Trump avait affirmé que la question de Taïwan n'avait pas été abordée. Le 2 novembre, lors d'une interview à la chaîne américaine CBS, il avait néanmoins déclaré que son homologue chinois comprenait « les conséquences » d'une éventuelle invasion de l'île.

« Vous le saurez si cela se produit et il comprend la réponse à cette question, » avait-il répondu quant à savoir si les États-Unis interviendraient en cas d'attaque militaire de Pékin contre Taïwan, précisant dans l'émission 60 Minutes sur CBS ne pas pouvoir « révéler ses secrets, » ajoutant que « l'autre partie était au courant. » Donald Trump avait répété ce qu'il avait déjà dit antérieurement : Xi Jinping et son entourage ont ouvertement déclaré qu'ils « ne feraient jamais rien tant que Trump serait président, car ils en connaissent les conséquences. »

Depuis 1979, date de l'établissement des relations diplomatiques entre Pékin et Washington et la rupture concomitante entre Washington et Taipei, les États-Unis se sont engagés par le Taiwan Relation Act voté par le Congrès à fournir assez d'armes à Taïwan pour se défendre en cas d'agression, observant en même temps une « ambiguïté stratégique » en s'abstenant de dire s'ils interviendraient ou non militairement pour défendre Taïwan en cas d'invasion.

Mais le quasi-silence de Donald Trump tranche singulièrement avec le déterminisme affiché par son prédécesseur, laissant à nouveau planer le doute sur le degré d'engagement américain. Au vu de son appétit pour des « deals » avec ses partenaires et ses déclarations admiratives à l'égard de Xi Jinping, un vent d'inquiétude souffle donc dans les milieux dirigeants à Taïwan où la crainte est que l'île fasse un jour les frais d'un « deal » entre Pékin et Washington.

L'administration américaine veut rassurer, le doute demeure

Plusieurs membres clés de son administration se sont attachés ces dernières semaines à rassurer sur les intentions de l'Amérique, le dernier en date étant le secrétaire américain à la Guerre, Pete Hegseth, qui, le 31 octobre, a réaffirmé la position de Washington sur Taïwan et souligné la défense des intérêts américains dans la région indopacifique lors d'une réunion avec le ministre chinois de la Défense, l'amiral Dong Jun.

« J'ai souligné l'importance de maintenir un équilibre des pouvoirs dans la région indopacifique et j'ai insisté sur les préoccupations des États-Unis concernant les activités de la Chine en mer de Chine du Sud, autour de Taïwan et à l'égard des alliés et partenaires américains dans la région indopacifique, » a-t-il déclaré dans un message publié sur les réseaux sociaux après la rencontre. « Les États-Unis ne cherchent pas le conflit ; ils continueront à défendre fermement leurs intérêts et à s'assurer qu'ils disposent des capacités nécessaires pour le faire dans la région, » avait-il précisé, son homologue chinois appelant les États-Unis à faire preuve de prudence dans leurs paroles et leurs actions concernant Taïwan.

Plus tôt dans la semaine, lors d'une conférence de presse conjointe avec le ministre japonais de la Défense Shinjiro Koizumi, le même Hegseth avait vertement critiqué la Chine pour son renforcement militaire et ses actions agressives, qualifiant le comportement de la Chine de « menace pour les peuples libres. »

Le 27 octobre, le secrétaire d'État américain Marco Rubio avait implicitement rejeté l'idée d'un « lâchage » de Taïwan autour d'un « deal » sino-américain, déclarant à l'agence Reuters que « personne à Washington » n'imaginait qu'un accord commercial aurait pour conséquence que les États-Unis « s'éloigneraient de Taïwan. »

Cité par l'agence officielle taïwanaise CNA, le ministre des Affaires étrangère de Taïwan, Lin Chia-lung, s'est de son côté voulu rassurant ces derniers jours, affirmant qu'il n'était pas inquiet sur le fait que Donald Trump pourrait être amené à « abandonner » Taïwan. « Nos relations sont très stables, » a-t-il dit.

Voici donc pour les assurances données. Reste qu'il est évident pour les analystes familiers de la Chine que dans les négociations menées ces derniers temps entre les deux superpuissances mondiales, la question de Taïwan aura de façon certaine été discrètement mais abondamment discutée entre Pékin et Washington.

Certains redoutaient que Washington ne fasse un pas en direction de Pékin. Selon Ian Bremmer, fondateur d'Eurasia Group, Xi Jinping aurait fait pression sur les États-Unis pour qu'ils modifient une phrase vieille de plusieurs décennies décrivant leur position sur l'indépendance de Taïwan, une concession qui aurait constitué une victoire diplomatique majeure pour Pékin.

La Chine, selon cet expert qui cite une personne proche du dossier, aurait demandé à l'administration Trump de déclarer officiellement que, désormais, elle « s'oppose » à l'indépendance de Taïwan, selon une personne proche du dossier qui a souhaité rester anonyme afin de ne pas divulguer d'informations confidentielles.

Jusque-là, la formulation – reprise en son temps par Joe Biden – est que les États-Unis « ne soutiennent pas » l'indépendance de Taïwan. S'y « opposer » viendrait renforcer la campagne menée par la Chine pour isoler Taïwan sur la scène internationale.

La formulation définissant les relations entre les États-Unis et Taïwan est depuis longtemps un sujet explosif entre Pékin et Washington. Ainsi en février, lorsque le département d'État avait brusquement et sans explication supprimé de son site web la fameuse phrase indiquant que les États-Unis « ne soutiennent pas l'indépendance de Taïwan, » Pékin avait presque immédiatement réagi en exhortant exhorté Washington à « corriger ses erreurs. »

Au-delà des mots, l'engagement américain reste flou

Voilà pour les mots. Mais où en sont les volontés respectives – surtout côté américain – demeure un mystère, l'un des fondements majeurs de la dissuasion étant bien entendu de ne jamais révéler à l'ennemi ce que seront ses actes en cas de conflit. Mais, sur le fond, la question du degré d'engagement américain demeure entière et les doutes perdurent.

« L'évaluation de l'importance de Taïwan pour la nouvelle administration américaine suppose d'examiner ce qu'il reste du cadre mis en place pour les relations avec l'île du temps de la Pax Americana, qui semble toucher à son terme, » souligne Charles-Emmanuel Detry, docteur en droit public de l'Université Paris-Panthéon-Assas, dans une étude publiée début octobre par l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI).

« Pendant des décennies, Taïwan a été au cœur du dispositif américain en Asie orientale, verrouillant l'expansion de la Chine vers le Pacifique. Taipei aura désormais fort à faire, dans cette nouvelle ère incertaine, pour convaincre le président américain de son intérêt à maintenir ce verrou, » poursuit l'auteur de cette étude intitulée « États-Unis/Taïwan : le temps de la confusion stratégique. » « Si rien n'autorise pour le moment à conclure au désengagement américain, les signaux équivoques envoyés par une nouvelle administration Trump déjà divisée augmentent les risques d'un mauvais calcul de la Chine à un moment déjà extrêmement dangereux pour les relations sino-américaines. Sans tendre vers la guerre imminente, cela la rend déjà un peu moins improbable, » conclut Charles-Emmanuel Detry.

Pour Nathan Attrill, senior analyst auprès du Australian Strategic Policy Institute (ASPI), Taïwan « se retrouve à manœuvrer avec un partenaire de sécurité familier mais moins prévisible » car « sous la direction de Trump, la crédibilité – c'est-à-dire la volonté, et pas seulement la capacité, d'agir – devient de plus en plus incertaine. »

« La distinction entre fiabilité et crédibilité est très importante. La fiabilité fait référence à la capacité matérielle et à la cohérence du soutien d'un allié, à sa capacité à tenir ses engagements grâce à sa puissance militaire. La crédibilité, en revanche, concerne la volonté politique : la probabilité perçue que ces capacités seront utilisées lorsqu'elles seront mises à l'épreuve. Dans la théorie de la dissuasion, la crédibilité agit comme un multiplicateur de la puissance militaire, convertissant la force potentielle en une détermination crédible. Sans elle, même le partenaire le plus fort projette une ombre plus faible, » explique-t-il dans une analyse publiée par l'ASPI le 31 octobre.

Ces signes d'une possible volte-face américaine

Or, explique cet expert, les récentes déclarations de Donald Trump n'ont fait qu'amplifier les doutes quant à la détermination des États-Unis en matière de sécurité de Taïwan. Ainsi, répondant à une question sur la probabilité d'un conflit autour de Taïwan, le président américain avait répondu : « Je pense que tout ira bien avec la Chine. La Chine ne veut pas en arriver là. » A une autre occasion, il avait insisté : « La Chine ne veut pas faire cela. Tout d'abord, les États-Unis sont de loin la plus grande puissance militaire au monde, et de loin […] Personne ne va s'y risquer, et je ne vois pas du tout cela avec le président Xi. »

« En minimisant le risque croissant d'une crise dans le détroit de Taiwan qui pourrait déboucher sur un conflit […] Trump a introduit un certain degré d'ambiguïté qui risque de brouiller les engagements de longue date des États-Unis et leurs signaux de dissuasion. Pékin, toujours attentif aux changements dans le discours de Washington, analyse attentivement ces signaux et pourrait les interpréter comme une hésitation plutôt que comme une stratégie », écrit-il.

Mais, soulignent les observateurs, ces déclarations ne sont pas les seuls signaux contradictoires envoyés. En septembre, Trump a refusé d'approuver une aide militaire de 400 millions de dollars à Taïwan. En juillet, le transit prévu du président taïwanais Lai Ching-te par les États-Unis avait été discrètement interdit, Washington refusant d'approuver les escales dans les villes américaines que Taipei avait proposées sur la route vers l'Amérique latine.

Au lieu de cela, l'équipe de Lai Ching-te en avait été réduite à tenir une brève réunion à huis clos avec des responsables américains en Alaska, loin des engagements plus médiatisés accordés à ses prédécesseurs.

Ce changement reflétait-il la prudence de Washington avant la rencontre Xi/Trump le 30 octobre ? Il reste que si les discussions en Alaska avaient permis de poursuivre les échanges au niveau opérationnel, elles avaient également donné une image de retenue : un retour à une gestion des relations avec Taïwan fondée sur la discrétion plutôt que sur l'ostentation. Or, dans ce dossier ultra-sensible, la forme est parfois aussi importante que le fond.

L'opinion publique taïwanaise se met à douter de l'Amérique

L'opinion publique taïwanaise reflète aussi ce malaise croissant. Début 2025, une enquête menée par la Taiwan Public Opinion Foundation (TPOF) avait révélé que près des deux tiers des personnes interrogées ne s'inquiétaient pas de la détérioration des relations entre les États-Unis et Taïwan sous le second mandat de Donald Trump.

Mais en octobre, le sentiment avait changé : une majorité des Taïwanais considère désormais que si le président américain est capable de défendre Taïwan, il n'est pas disposé à le faire. Cette évolution s'appuie également sur le fait que l'opinion est de plus en plus frustrée par la vulnérabilité économique de son pays face aux changements politiques aux États-Unis et la politique de Trump qui a institué une dynamique transactionnelle avec Taïwan avec des droits de douane qui atteignent aujourd'hui 25%.

« Cette dynamique transactionnelle est en train de remodeler la relation [entre les États-Unis et Taïwan]. Sous Trump, les alliances sont des instruments de pression, et non l'expression de valeurs communes. Le partenariat entre Taïwan et les États-Unis est désormais moins considéré comme un lien démocratique que comme un élément à part entière de la relation plus large entre les États-Unis et la Chine, qui peut être évalué, négocié ou suspendu. Pour Taipei, ce changement introduit un risque stratégique : un partenaire en matière de sécurité qui reste indispensable, mais de plus en plus conditionnel, » souligne encore Nathan Attrill.

« Les implications dépassent le cadre de Taïwan. Si la crédibilité de Washington s'érode à Taipei, cela se répercutera à Tokyo, Canberra et dans d'autres capitales de la région indopacifique qui calibrent leurs postures de dissuasion et leur sentiment de sécurité en fonction des engagements américains. L'ambiguïté, qui a longtemps été une caractéristique délibérée de la politique américaine à l'égard de Taïwan, ressemble désormais moins à une stratégie qu'à une dérive, » conclut-il.

De l'avis convergent des experts de l'Asie de l'Est, la vraie question pour les alliés des États-Unis dans la région reste de savoir si l'Amérique, sous une administration qui privilégie les transactions plutôt que la confiance, peut encore être considérée comme un allié fiable. Car si sa puissance militaire peut perdurer, sa promesse de l'utiliser si nécessaire pourrait paraître de plus en plus négociable.

D'autres analystes se veulent rassurants. « Cette idée d'un grand compromis, selon laquelle Trump vendrait Taïwan, tire principalement son origine des ballons d'essai lancés par le Parti communiste chinois dans les médias américains, ainsi que des isolationnistes d'extrême gauche et d'extrême droite qui croient en l'apaisement, » juge Matt Pottinger, président du programme Chine à la Fondation pour la défense des démocraties, cité le 30 octobre par CNN.

« Trump comprend la nature stratégique de Taïwan, » affirme encore cet ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale du président américain, familier de la Chine et connu pour ses positions intransigeantes à l'égard du pouvoir communiste chinois. Mais le constat est bien justement que l'équipe de Donald Trump compte davantage de personnalités isolationnistes et d'extrême droite que les responsables républicains et démocrates traditionnels qui ont toujours façonné la politique étrangère américaine.

De ce fait, les commentaires aux États-Unis penchent plutôt vers le scepticisme sur ce sujet.
« Certaines parties prenantes à Taipei ont trouvé très dérangeant de se retrouver dans cette situation où elles ne savent soudainement plus très bien si le président américain les soutiendra, » explique ainsi Henrietta Levin, chercheuse senior au Center for Strategic and International Studies (CSIS).

Vers une nouvelle politique américaine envers Taïwan ?

Le simple examen des faits semble illustrer une évolution entre Donald Trump 1.0 et Donald Trump 2.0. Ainsi en janvier 2017, lorsqu'il entamait son premier mandat, avait-il accepté de prendre un appel téléphonique de la présidente de Taïwan de l'époque, Tsai Ing-wen, qui souhaitait le féliciter, bouleversant le protocole puisqu'il n'existait pas de relations diplomatiques officielles entre les États-Unis et Taïwan.

Son administration avait ensuite rapidement accéléré la vente d'armes à l'île autonome et autorisé à plusieurs reprises le transit de la présidente taïwanaise sur le sol des États-Unis. Etonnant contraste : le même Trump avait entamé son deuxième mandat après avoir plusieurs fois affirmé que Taïwan avait « volé » le marché américain des semiconducteurs, suscitant un malaise profond à Taipei.

Puis sont venus des retards ou l'interruption de livraisons d'armes, l'administration Trump refusant son feu vert au transfert d'armes à Taïwan début 2025 provenant des stocks américains. Taipei attend la livraison de plus de 20 milliards de dollars d'équipements militaires américains en retard, les délais de production aux États-Unis étant en partie dus à la guerre en Ukraine.

Selon des sources informées citées par la presse américaine, l'administration Trump envisage une nouvelle politique à l'égard de Taïwan visant à transformer l'île en « porc-épic » en donnant la préférence à des livraisons d'armes de précision et de plus petite taille conçues pour une guerre asymétrique afin de dissuader Pékin d'envahir Taïwan ou de rendre une invasion si coûteuse et douloureuse que les coûts l'emporteraient sur les avantages.

Ce qui fait dire à l'influent bimestriel américain Foreign Affairs que sur cette base nouvelle, un conflit autour de Taïwan « pourrait à terme devenir un concours de volontés que Pékin pense pouvoir gagner. »

Or si le régime chinois qualifie Taïwan de « véritable cœur du cœur des intérêts de la Chine, » Donald Trump en a récemment parlé sur un ton très différent : « Taïwan est 9 500 miles (15 300 kilomètres) de nous […] à 68 miles (110 kilomètres) de la Chine. Je pense que nous devons êtres intelligents. C'est une question très difficile ! » relève Foreign Affairs.

« Si les États-Unis veulent dissuader la Chine, ils devront convaincre les dirigeants chinois que Washington fait sienne une stratégie qui ne porte pas seulement sur l'étape initiale d'un conflit, mais aussi sur la dernière, celle d'une guerre, » ajoute le magazine.

De tout cela, il reste que connaissant bien Donald Trump pour l'avoir maintes fois rencontré depuis plus de dix ans, Xi Jinping, fin stratège et coutumier des humeurs changeantes de l'homme d'affaires américain, prendra son temps, jugeant que le temps joue en sa faveur.
Loin de décider d'une invasion prochaine qui serait encore risquée, il estimera sans doute et à juste titre qu'avec le déclin des États-Unis qui s'accélère sous la houlette de son président fantasque et les progrès de l'emprise militaire chinois dans la zone, viendra le jour où il deviendrait quasiment impossible pour le protecteur hypothétique de Taïwan de venir à son secours si la crise entre les deux rives du Détroit de Taïwan devait éclater.

Par Pierre-Antoine Donnet

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Reprise des évacuations depuis Gaza : une victoire amère

L'Agence Média Palestine s'est entretenue avec l'administrateur de NIDAL, qui avait saisi le Conseil d'État en septembre dernier pour contester la décision de l'État de (…)

L'Agence Média Palestine s'est entretenue avec l'administrateur de NIDAL, qui avait saisi le Conseil d'État en septembre dernier pour contester la décision de l'État de suspendre les évacuations depuis Gaza. Retour sur une bataille juridique ubuesque et une victoire amère.

Tiré d'Agence médias Palestine.

« Dès le 1er août, et l'annonce de la punition collective décidée par Jean-Noël Barrot, NIDAL s'est mis au travail », raconte Thomas. Sollicités par plusieurs palestiniens en France en attente que leur famille soit évacuée et travaillant de concert avec des militant-es du CNASAR et de la Palestine nous Rassemble et de plusieurs groupes solidaires, une équipe d'avocat-es solidaire (collectif Avocat France Palestine) est rapidement mise en place pour déposer un référé contestant la suspension des évacuations depuis Gaza.

Celle-ci a été annoncée par le ministre de l'intérieur sur un plateau de télévision, en réaction à une polémique largement relayée (y compris certains éléments mensongers) par l'extrême droite et visant une étudiante palestinienne accusée d'avoir relayé une publication à caractère antisémite sur ses réseaux sociaux. Quatre jours plus tard, une vingtaine d'étudiant-es palestiniens et des membres de la famille d'une personne franco-palestinienne ont été notifiés que leur évacuation, prévue le 6 août, était suspendue jusqu'à nouvel ordre.

« La difficulté première pour rédiger le référé, c'est que l'on était face à une décision qui, en plus d'être arbitraire, n'était en fait pas complètement officielle. Il y a une vraie question politique ici, à savoir comment sont prises les décisions formelles de l'État ? Ici, on a un ministre qui exprime une décision sur un plateau de télévision, suite à une affaire qui n'en est pas une, à savoir qu'aucune condamnation ni poursuites pénales n'ont été annoncées ni prises. Il n'y a pas de document officiel, pas de circulaire, pas même de consigne formelle envers les services de l'État. »

« C'est donc un premier obstacle que de contester une décision qui n'a en réalité pas été actée. Et pourtant, la décision est appliquée et effective. Heureusement, la jurisprudence nous a permis d'invoquer une ‘décision révélée', ce qui a permis l'instruction du dossier. »

« Ensuite, il y a le fait que les tribunaux se déclarent en général incompétents de juger les actes du ministère des affaires étrangères, considérant qu'ils relèvent de la diplomatie française et donc hors du cadre de la justice administrative. C'est d'ailleurs comme ça que la France se couvre dans ses ventes d'armes, y compris à des pays qui perpétuent un génocide comme c'est le cas d'Israël : les juges considèrent que ces transactions relèvent de la relation diplomatique et refusent de juger de la responsabilité de l'Etat français dans ces dossiers d'armement (salon, vente droit privé, etc), alors que ces transactions enfreignent le droit français et international. »

« Pour ce qui est du gel des évacuations, nous avons avancé qu'il s'agissait bien de personnes qui se situaient sous la responsabilité de l'État français et non d'une question diplomatique. Les familles des réfugiés sont éligibles de fait à un titre de séjour en France et donc à la compétence de l'Etat français au titre de la réunification familiale, il s'agit d'un droit international. Puis, pour les étudiant-es, journalistes ou artistes bénéficiaires du programme PAUSE, leurs dossiers avaient été acceptés, leur évacuation relève donc d'un engagement unilatéral de la France. Enfin, tout cela est aussi dans des circonstances exceptionnelles du fait d'un génocide où la responsabilité de la France doit être acceptée et jugé dans ses relations diplomatiques »

Cet argumentaire réuni, les avocat-es de NIDAL se joignent à plusieurs autres organisations dont Blouses Blanches pour Gaza, l'UJFP, le Gisti ou encore l'AFPS pour déposer un référé auprès du conseil d'État en septembre dernier, pour que la décision de l'État soit examinée en urgence par les juges.

Thomas fait le récit d'une audience « lunaire », qui porte en majeure partie sur la question de savoir si, oui ou non, il y a une décision de l'État de suspendre les évacuations. « Cette question a duré plus d'une heure, le juge lui-même a fini par s'impatienter tant les réponses de l'État étaient peu claires », raconte-t-il.

« D'abord, ils ont dit que non, qu'il n'y avait absolument pas d'interruption des évacuations, que les évacuations avaient toujours lieu. En face, on avait des témoignages, des messages du consulat de Jérusalem, des preuves concrètes que les évacuations prévues étaient toutes suspendues. Alors ils ont dit que oui, non, qu'une enquête était en cours, que les évacuations étaient suspendues mais que ce n'était pas une décision… »

« Face à toutes ces imprécisions et contradictions, le juge a exigé la clarté. Alors, au bout d'une heure et demie, les parties représentant l'État ont finalement affirmé qu'il n'y avait pas de suspension et que les évacuations pouvaient avoir lieu, sans préciser s'il y en avait eu une ou non. »

« Cette affirmation a suffi pour que le juge considère qu'il n'y avait pas lieu à juger la question en urgence, puisque la suspension n'était pas, ou plus, effective. » La question a été renvoyée à un recours sur le fond, et sera donc jugée ultérieurement pour établir ou non les violations des droits fondamentaux des personnes par le caractère discriminatoire de cette interruption.

Opérant là encore sans mécanisme officiel, la fin de cette suspension a pris effet, et une partie des Palestinien-nes qui attendaient depuis août a enfin pu être évacuée le 25 octobre, bien que beaucoup d'entre elles et eux soient encore retenu-es et que toujours, l'État français n'est pas transparent ni clair dans sa méthode ou ses réponses. S'ils saluent ces nouvelles arrivées, les militant-es restent amers quant à cette bataille juridique absurde.

« La pauvreté, la confusion de l'argumentaire de l'État nous a vraiment choqués. Nous avons un sentiment d'amertume, parce que si nous avons obtenu l'annonce en audience de la reprise des évacuations, ni l'État ni la justice n'a reconnu l'illégalité de ce qu'il s'est passé. »

« C'est douloureux pour nous qui accompagnons depuis des mois ces dossiers, nous nous retrouvons systématiquement face à des murs de silence, face au consulat français de Jérusalem et maintenant à cette décision ministérielle raciste, touchant tout un peuple, prise puis retirée sans excuse ni annonce formelle. Cette manière de tout passer sous un voile flou, de ne ratifier aucune décision, empêche toute discussion et toute mise en responsabilité de l'État. Ce genre de décision unilatérale et discriminatoire au plus haut de l'État permet en plus à l'extrême droite de prospérer dans des propos d'incitation à la haine contre les palestiniens ; nous avons déjà dû déposer deux plaintes pour incitation à la haine depuis le 1er août », conclut Thomas.

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Les contre-pouvoirs en Palestine

Dans la Palestine contemporaine, depuis la Déclaration Balfour de 1917, la société a connu de vastes mouvements sociaux regroupant différentes organisations, associations et (…)

Dans la Palestine contemporaine, depuis la Déclaration Balfour de 1917, la société a connu de vastes mouvements sociaux regroupant différentes organisations, associations et forces intervenant dans les affaires et l'espace public. On peut également évoquer le développement de la presse, qui s'est engagée dans la lutte contre la colonisation britannique et contre l'immigration sioniste en Palestine.

Tiré de France Palestine Solidarité.

L'importance des médias fut particulièrement marquante en 1936, lors de la plus longue grève en Palestine. Cette grève a marqué la naissance d'un mouvement organisé, transcendant les classes sociales et les frontières géographiques dans un mouvement collectif qui a duré six mois, imitant la lutte non violente de l'expérience indienne. La mobilisation sociale palestinienne de 1936 fut rapidement réprimée et échoua, laissant la place à la révolution armée de 1936 à 1939.

Après la Nakba (1948), les forces palestiniennes se sont dispersées et les mouvements collectifs ont été affaiblis, laissant la place aux organisations et factions ayant mené la lutte armée depuis l'intérieur et l'extérieur du territoire colonisé, jusqu'à la création de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1964. L'OLP a œuvré à la création de ce que l'on pourrait définir comme un État sans territoire, et a réuni des syndicats et des associations représentant toutes les professions et tous les secteurs de la vie des Palestinien·nes.

Ces organisations syndicales et professionnelles, affiliées ou proches de l'OLP, partageant ses orientations idéologiques et politiques de droite et de gauche, ont géré la vie des Palestinien·nes à l'intérieur et à l'extérieur du territoire. À l'intérieur, elles se sont heurtées au colonisateur après l'occupation des territoires de 1967 et ont œuvré à la création d'organismes alternatifs à ceux de l'occupant. La lutte nationale pour la libération du peuple palestinien a dominé les préoccupations politiques de ces organisations, au détriment de la prise en considération d'autres questions sociales, en raison de l'ordre des priorités établi à l'époque.

Les années 1970 marquent la montée du mouvement national et syndical dans le cadre des élections municipales et l'essor des courants nationaux favorables à l'OLP, en particulier les forces de gauche palestiniennes.

Entre 1976 et 1988, les institutions et les comités bénévoles proches des partis et des courants nationaux palestiniens se sont développés et de nouveaux acteurs issus de la société civile ont fait leur apparition sur la scène sociale, politique et syndicale, tandis que la domination de la lutte politique persistait.

Après le déclenchement de l'Intifada palestinienne (1987-1993), la société civile et les institutions communautaires palestiniennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza se sont développées sous l'effet de la montée de la résistance populaire. Celle-ci a conduit les acteurs du soulèvement à créer un vivier social pour une lutte transcendant les sectes, les classes sociales et la géographie colonisée.

Des comités populaires ont été créés pour gérer la vie quotidienne, ainsi que des comités de soutien aux familles et aux prisonniers. Le bénévolat et le boycott économique se sont développés, et des tentatives ont été faites pour créer des institutions alternatives à la colonisation, afin de s'en affranchir et de se libérer de la dépendance imposée par les colonisateurs.

Puis il y a eu une évolution politique : de nouveaux acteurs, discours et thèmes ont émergé, mettant en avant les droits des hommes, des femmes et des enfants, ainsi que la recherche de la paix. Cela s'explique par l'intervention des organisations internationales et le soutien massif des ONG à leurs homologues palestiniennes, conformément au nouvel agenda des bailleurs de fonds.

Cette forte présence de la société civile palestinienne s'est maintenue tout au long de l'Intifada, en particulier à la fin de la période, grâce à la présence d'acteurs internationaux qui l'ont encouragée par des programmes mondialisés et de nature coercitive, avec ce que l'on pourrait appeler un soutien conditionnel. En effet, le financement de ces structures dépendait de leurs domaines d'intervention, de la forme de luttes qu'elles adoptaient et de ce qui était considéré comme acceptable dans le rapport néocolonial qu'elles incarnaient.

Cela a duré jusqu'à la création de l'Autorité palestinienne, qui s'est ensuite opposée aux organismes et organisations civiles palestiniennes, souhaitant que l'aide internationale passe par elle avant d'être redistribuée aux institutions de la société civile.

Avec la création de l'Autorité palestinienne, l'échec de ses projets politiques et sociaux, la marginalisation de l'OLP, la généralisation de la corruption, du népotisme, du favoritisme, et la perte de sa légitimité révolutionnaire, le rôle des syndicats et des partis politiques a décliné, laissant progressivement la place à des mouvements politiques parallèles aux partis.

Les villes de Cisjordanie et de la bande de Gaza ont connu des mouvements sociaux dans presque tous les secteurs vitaux de la société : mouvements contre les politiques économiques de l'Autorité, mouvements d'enseignants, de médecins et de différents syndicats, ainsi que des mouvements de jeunes contre les politiques et la répression de l'Autorité palestinienne. Il en va de même pour les mouvements contre le Hamas dans la bande de Gaza et les mouvements de chauffeurs en 2012.

On peut dire que l'Autorité palestinienne a coopté les organisations et les syndicats et les a neutralisés, comme elle l'a fait avec d'autres formations politiques, tandis que le Hamas a tout simplement empêché toute opposition à son égard.

Après la division interne palestinienne de 2007 entre les deux factions au pouvoir — le Fatah et le Hamas —, le fossé entre les partis politiques et les jeunes s'est creusé, et de nombreux groupes se sont mobilisés contre la politique des deux factions, mais surtout contre l'Autorité palestinienne.

En effet, le Hamas prône la résistance tandis que le Fatah et l'Autorité palestinienne privilégient la négociation et la coordination sécuritaire avec Israël, ce qui crée un soutien plus favorable au Hamas. L'Autorité palestinienne et le Hamas ont marginalisé l'opposition en Cisjordanie et dans la bande de Gaza selon qui détenait le pouvoir.

Des politiques d'arrestation et de répression des manifestants ont été mises en place, les libertés publiques et la liberté de la presse ont été restreintes, la surveillance renforcée, et les autorités politiques des deux régions ont arrêté des centaines de jeunes. Un groupe de militants a perdu la vie sous la torture, comme ce fut le cas pour l'opposant Nizar Banat.

En raison de son contrôle de facto, l'Autorité palestinienne a empêché tout mouvement visant à affronter le colonisateur, qualifiant ces mouvements d'inutiles et improductifs, conduisant au chaos et à la violence, et nuisant au peuple.

Depuis plusieurs années, la société palestinienne est en proie à l'inaction et à l'absence de participation à la vie publique, ainsi qu'à un désintérêt pour les partis politiques au profit d'une colère latente. Cette inaction peut être considérée comme l'une des manifestations de la guerre d'extermination qui se poursuit dans la bande de Gaza, où la grande majorité de la population souffre de la situation, mais où les mouvements de solidarité sont timides en raison de la répression des manifestations par les autorités du Hamas et de l'Autorité palestinienne.

Il en va de même pour l'inaction face aux violences politiques commises par l'armée coloniale en Cisjordanie ou à Jérusalem, sous la coupe d'Israël, qui n'a pas vu se développer de mouvements de solidarité. C'est également le cas dans le reste de la Cisjordanie, où les autorités coloniales ont procédé à l'expulsion de milliers de familles et à la démolition de leurs maisons — par exemple, plus de 30 000 personnes à Al-Fara'a, Tubas, au camp de Tulkarem et à Jénine ont été expulsées, sans que la population ne réagisse jusqu'à présent.

On peut penser que la situation actuelle attend une étincelle, qui pourrait pousser les Palestinien·nes à se mobiliser et à manifester à nouveau.

Actuellement, la violence coloniale s'accentue avec une nouvelle politique de contrôle basée sur l'interdiction de la circulation des personnes et des biens, l'interdiction de transférer des fonds et la rétention des recettes fiscales ; le non-versement des salaires des employés ; la mise en place de plus de 980 barrages militaires depuis le début du mois de septembre, ainsi que l'installation de plus d'un millier de portiques.

Ainsi, les Palestiniens de Cisjordanie sont contraints de vivre dans de petites prisons fragmentées, en échange de reconnaissances symboliques qui ne changent pas leur réalité. Le principe de punir Israël et de lui imposer des sanctions est abandonné au profit de campagnes de relations publiques qui reproduisent ce qui s'est passé en 1988 — mais cette fois-ci de la part des puissances dominantes du monde.

Abaher El Sakka, professeur de sociologie à l'université de Birzeit (Palestine).

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Gaza : comment la guerre a transformé le comportement des enfants

Dépression, repli sur soi, agressivité. Autant de symptômes du traumatisme collectif subi par toute une génération d'enfants à Gaza. Après deux ans d'une guerre impitoyable, un (…)

Dépression, repli sur soi, agressivité. Autant de symptômes du traumatisme collectif subi par toute une génération d'enfants à Gaza. Après deux ans d'une guerre impitoyable, un nouveau rapport des agences onusiennes chargées de la protection de l'enfance révèle l'ampleur des séquelles psychologiques.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/11/16/viols-et-de-tortures-sexuelles-dans-les-centres-de-detention-israeliens-et-autres-textes/?jetpack_skip_subscription_popup

Parmi les symptômes les plus fréquemment signalés chez les enfants, selon une évaluation réalisée en septembre, figurent des comportements agressifs (93%), des violences envers d'autres enfants (90%), la tristesse et le repli sur soi (86%), des troubles du sommeil (79%) et un refus d'aller à l'école (69%).

Après deux ans de bombardements israéliens, d'insécurité alimentaire et de déplacements massifs, l'effondrement du système éducatif, social et sanitaire dans l'enclave a érodé le sentiment de stabilité des enfants. « Ils auront besoin d'efforts soutenus et à long terme pour se rétablir », a précisé jeudi le bureau onusien des affaires humanitaires, qui dévoilait à Genève les conclusions de l'étude.

Les adultes ayant la charge des enfants disent eux-mêmes se sentir dépassés et incapables de leur offrir un soutien émotionnel suffisant. Les filles et les enfants handicapés sont en outre exposés à « des risques accrus de violence, de négligence et d'accès dangereux aux installations d'eau et d'assainissement », notamment dans les abris surpeuplés.

Des enfants anxieux, privés d'espaces sûrs

Les équipes de terrain font état d'une « anxiété accrue », de changements de comportement et d'un manque persistant d'espaces sûrs pour les enfants.

Au cours du premier mois suivant le cessez-le-feu, les partenaires humanitaires ont fourni des services de protection de l'enfance à plus de 132 000 enfants dans toute la bande de Gaza, dont 1 600 enfants handicapés et 45 000 personnes chargées de leur prise en charge. Ces programmes comprennent des consultations psychologiques, des activités de gestion du stress et des séances de soutien récréatif.

L'objectif est d'atteindre plus de 100 000 enfants par mois, alors que près d'un million d'entre eux ont aujourd'hui besoin d'un appui psychologique. « Les agences continuent d'intensifier la prestation de services de santé mentale et de soutien psychosocial », souligne l'OCHA.

L'école comme refuge fragile

Dans un contexte de destruction massive des infrastructures, l'éducation reste un point d'ancrage fragile. Au 11 novembre, 303 espaces d'apprentissage temporaires étaient opérationnels – 16 dans le nord de Gaza, 140 à Deir al-Balah, dans le centre, et 147 à Khan Younis, dans le sud –, soit environ un quart seulement de la population en âge d'être scolarisée dans l'enclave. Les autres écoles demeurent détruites, occupées par des déplacés ou privées de matériel.

Plus de 4 300 enseignants encadrent aujourd'hui 154 000 élèves, tandis que la plateforme numérique del'UNRWA, l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens, dispense des cours d'arabe et de mathématiques à 294 000 enfants, avec l'aide de 7 600 enseignants. Le ministère de l'éducation a par ailleurs rouvert deux universités, où un enseignement hybride est expérimenté.

Les conclusions de l'étude, rendues publiques jeudi, confirment ce dont la communauté internationale se doutait déjà : les effets des bombes perdurent longtemps après leur explosion, et nul ne les ressent avec autant de force que les enfants. Pour les organisations humanitaires, la reconstruction de Gaza ne se jouera pas seulement dans les ruines des écoles et des hôpitaux, mais dans la lente guérison d'une enfance meurtrie.

https://news.un.org/fr/story/2025/11/1157868

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Le blanchiment d’Ahmed al-Charaa

18 novembre, par Gilbert Achcar — , ,
Le paradoxe de pays qui se bousculent pour blanchir al-Charaa et s'attirer les faveurs d'un régime considéré comme une entité terroriste il y a quelques mois encore est un (…)

Le paradoxe de pays qui se bousculent pour blanchir al-Charaa et s'attirer les faveurs d'un régime considéré comme une entité terroriste il y a quelques mois encore est un spectacle approprié à l'état de la politique mondiale en cette ère trumpienne.

Tiré du blogue de l'auteur.

Gilbert Achcar, Professeur émérite, SOAS, Université de Londres, 12 novembre 2025

Une invitation à visiter la Maison Blanche a toujours été le summum du blanchiment politique, du moins d'un point de vue occidental. Ahmed al-Charaa, qui est passé du jour au lendemain d'Abou Mohammed al-Joulani, émir de Hayat Tahrir al-Cham (anciennement Jabhat al-Nousra), un groupe dissident d'Al-Qaïda, à Ahmed al-Charaa, président de la République arabe syrienne, abandonnant son uniforme djihadiste kaki pour un costume-cravate à l'occidentale, ce même Ahmed al-Charaa était lundi à la Maison Blanche où Donald Trump l'a reçu derrière son bureau comme pour l'interroger avant de donner son approbation. Trois jours auparavant, le nom d'al-Charaa/al-Julani avait été retiré de la liste des « terroristes » recherchés par les États-Unis, avec une prime de dix millions de dollars pour sa capture, mort ou vif, comme un méchant tout droit sorti d'un western hollywoodien.

La visite d'Al-Charaa à la Maison-Blanche est intervenue moins d'un mois après une autre visite, encore plus étonnante, bien qu'elle ait attiré beaucoup moins d'attention dans les médias occidentaux : sa rencontre avec Vladimir Poutine au Kremlin. Ce qui est plus étonnant à cet égard, c'est qu'al-Charaa combattait les troupes russes depuis des années, contrairement aux États-Unis auxquels il avait tendu la main dans le combat contre Daech, notamment à travers ses liens avec la Turquie, membre de l'OTAN. Pourtant, al-Charaa n'a pas hésité à serrer la main de l'homme responsable en grande partie de la destruction de la Syrie et de la mort d'un grand nombre de ses habitants en défense du régime de Bachar al-Assad – l'ennemi juré d'al-Charaa, à qui Moscou a accordé l'asile.

À ces événements surprenants s'ajoute la convergence de puissances régionales rivales – la Turquie, le Qatar, le royaume saoudien, les Émirats arabes unis et d'autres – pour courtiser al-Charaa. L'Iran, cependant, ne s'est pas joint à ce chœur, en raison des tensions confessionnelles entre sa politique et celle de HTC. Pendant ce temps, Israël traite le nouveau régime de Damas de la même manière qu'il traite le Liban : en exerçant une pression militaire visant à atteindre ses objectifs. Israël souhaite que la Syrie et le Liban rejoignent le giron de la « normalisation » arabe – c'est-à-dire l'établissement de relations amicales avec l'État sioniste – à deux conditions : une confrontation avec le Hezbollah au Liban afin de le désarmer, et la reconnaissance par Damas de la souveraineté d'Israël sur le plateau du Golan, qu'Israël a occupé en 1967 et annexé en 1981. Cette annexion a été officiellement reconnue par Trump lors de son premier mandat.

Au milieu de toutes ces manœuvres géopolitiques, la situation de la Syrie reste assez précaire. Le nouveau gouvernement n'est pas en mesure de contrôler le pays et même de discipliner les groupes armés sur lesquels il s'appuie depuis des années. Les massacres confessionnels ont aggravé les craintes des minorités religieuses de Syrie, qui sont maintenant persuadées que leur sécurité sous le nouveau régime ne peut être obtenue que par la force. En cela, les Kurdes du nord-est de la Syrie ont donné l'exemple en créant une région autonome pour assurer leur autoprotection. Le nouveau régime de Damas est, en effet, l'antithèse de ce dont la Syrie a vraiment besoin : neutralité confessionnelle, démocratie et intégrité. Au lieu de cela, il s'agit d'un gouvernement confessionnel, d'un projet dictatorial et d'un régime corrompu qui perpétue le clientélisme à dominante familiale qui a caractérisé le régime des Assad.

Qu'est-ce qui se cache derrière la prolifération de ces paradoxes depuis qu'Ahmed al-Charaa a remplacé Bachar al-Assad dans le palais présidentiel construit par le père de ce dernier ? La réponse réside dans le fait que chaque partie projette ses propres désirs sur le nouveau régime, combiné à l'opportunisme sans limites d'al-Charaa. En vérité, les monarchies pétrolières arabes avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour transformer la révolution syrienne d'un soulèvement démocratique populaire en une guerre djihadiste confessionnelle, conforme à leur propre caractère despotique. Aujourd'hui, ces mêmes monarchies craignent que la Syrie post-Assad ne soit pire que ce que le pays était pendant la guerre civile, que le terrorisme djihadiste, qui s'est exporté de Syrie pendant plus d'une décennie, puisse s'intensifier. Les pays occidentaux partagent ces craintes, tout comme la Russie et même la Chine, qui reste méfiante à l'égard du nouveau gouvernement syrien. Pékin est particulièrement préoccupé par la présence parmi les troupes d'al-Charaa de combattants djihadistes originaires des régions de la Chine à population musulmane.

Les intérêts économiques jouent également un rôle crucial, bien sûr. Le marché de la reconstruction syrienne est énorme, dépassant de loin la taille du marché de la reconstruction de Gaza qui a fait l'objet des rêves de « Riviera » de Trump. La Banque mondiale a estimé le marché de la reconstruction syrienne entre 140 et 340 milliards de dollars, estimant que le coût le plus probable était d'environ 215 milliards de dollars. Les monarchies du Golfe ont investi des milliards dans des projets immobiliers et touristiques, notamment en Égypte. Elles avaient commencé à investir en Syrie sous Bachar al-Assad avant le soulèvement de 2011.

La simple mention de l'immobilier fait immédiatement penser à Donald Trump, à sa famille et à ses associés, dont la conduite politique est fortement influencée par la spéculation immobilière. Al-Charaa en est bien conscient, ayant exprimé son désir de voir une Trump Tower construite à Damas, lorsque des efforts étaient en cours pour organiser une rencontre entre lui et le président américain lors de la visite de ce dernier au royaume saoudien en mai. La perspective de bénéficier du marché de la reconstruction syrienne – bien qu'elle soit encore très hypothétique – a probablement pesé dans la position du président américain.

La même logique est à l'œuvre pour les pays européens, comme la France. Le président Emmanuel Macron imite ses prédécesseurs, cherchant à s'assurer une part du gâteau économique arabe (attirer les dollars du pétrole et du gaz, obtenir des contrats de construction, exporter des armes, etc.) en adoptant une politique étrangère plus conforme au consensus arabe officiel que ne l'est celle de Washington. Aussi Macron s'est-il empressé de rencontrer al-Charaa à l'Élysée avant la rencontre du dirigeant syrien avec Trump à Riyad.

Enfin, les dirigeants européens tentent d'apaiser l'extrême droite au sein de leurs pays en cherchant à expulser les réfugiés syriens. Déclarer sa confiance dans le nouveau régime de Damas est un prélude nécessaire à l'expulsion des réfugiés vers la Syrie sous prétexte que le pays est désormais « sûr », malgré la fausseté évidente de cette affirmation. La semaine dernière, le chancelier allemand Friedrich Merz a annoncé qu'il avait invité al-Charaa à Berlin pour discuter des conditions du retour des réfugiés syriens. Merz avait auparavant critiqué la décision de l'ancienne chancelière Angela Merkel d'ouvrir les portes de l'Allemagne aux réfugiés dix ans plus tôt.

Ces divers facteurs, allant des intérêts économiques aux manœuvres politiques, expliquent en partie l'étrange paradoxe des pays qui se bousculent pour blanchir al-Charaa et s'attirer les faveurs d'un régime considéré comme une entité terroriste il y a quelques mois à peine. C'est un spectacle approprié à l'état de la politique mondiale en cette ère trumpienne.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 11 novembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

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Chine : quand le système de sécurité se dévore lui-même

18 novembre, par Andrea Ferrario — , ,
Le ministère chinois de la Sécurité d'État contrôle 800 000 agents et opère dans les domaines de l'économie et des infrastructures. Mais surveiller l'élite elle-même engendre (…)

Le ministère chinois de la Sécurité d'État contrôle 800 000 agents et opère dans les domaines de l'économie et des infrastructures. Mais surveiller l'élite elle-même engendre des contradictions insoutenables.

Tiré de entreleslignesentrelesmots
8 novembre 2025

Par Andrea Ferrario

La réunion du bureau politique du Parti communiste chinois, qui s'est tenue en juin 2025, est passée presque inaperçue dans les médias internationaux, mais elle a marqué une fracture souterraine dans le système politique chinois. Le communiqué officiel a omis deux formules qui accompagnaient depuis des années tous les documents du Parti communiste, celles selon laquelle Xi Jinping était le « noyau » de la direction et les références explicites à la « pensée de Xi Jinping ».

Dans un système où chaque virgule est pesée, l'absence parle autant que la présence.

Ces écarts par rapport au rite s'inscrivent dans un ensemble plus large de disparitions de la scène publique qui, au cours des mois précédents, avaient alimenté toutes sortes de conjectures. En juillet, Xi était devenu le premier dirigeant chinois à ne pas participer au sommet des BRICS, remplacé par le Premier ministre Li Qiang. Lors des conférences militaires de septembre et octobre de l'année précédente, c'est le général Zhang Youxia qui avait présidé, sans qu'aucune allusion ne soit faite au commandant suprême Xi. Lors des négociations commerciales cruciales avec les États-Unis à Genève et à Londres, le vice-Premier ministre He Lifeng avait mené les discussions sans jamais mentionner Xi ou son idéologie. Même le Quotidien du Peuple, temple de la propagande d'État, avait publié le 10 juin un article en première page sur les nouvelles politiques sociales sans mentionner le dirigeant. Pour un système fondé sur le culte de la personnalité, ces absences avaient pris le poids de déclarations politiques.

Les observateurs sont divisés sur des interprétations diamétralement opposées. Certains y voient un Xi affaibli, contraint de céder du terrain aux factions qu'il a réprimées pendant des années : les vétérans de la Ligue de la jeunesse communiste liés à l'ancien président Hu Jintao, les « petits princes » (fils de hauts fonctionnaires qui ont converti les relations politiques familiales en fortunes économiques) avec des intérêts économiques à l'étranger, les hauts responsables militaires qui conservent des réseaux de pouvoir autonomes. D'autres y voient plutôt le choix de déléguer stratégiquement, le calcul d'un leader qui conserve le contrôle par d'autres moyens tout en donnant l'impression de se retirer. La clé pour déchiffrer cette énigme réside dans ce qui se passe parallèlement à ces absences : alors que Xi semble relâcher son emprise dans les domaines traditionnels de l'économie et de la diplomatie, l'appareil sécuritaire de l'État étend massivement ses pouvoirs. Chen Yixin, ministre de la Sécurité d'État, assume des fonctions sans précédent dans l'histoire de la République populaire. Chen Wenqing, chef de la Commission des affaires politiques et juridiques, s'aventure dans des domaines économiques traditionnellement fermés aux hommes de sécurité.

La question qui agite les cercles du pouvoir chinois ne concerne pas tant le déclin de Xi que la nature de sa mutation. L'été 2023 avait vu circuler pour la première fois des rumeurs concrètes de dissidence au sommet. Selon le journal japonais Nikkei, lors de la session d'été à Beidaihe, trois anciens membres du Parti auraient ouvertement critiqué Xi : Chi Haotian, ancien ministre de la Défense, Zeng Qinghong, ancien vice-président et faiseur de rois qui avait contribué à l'ascension de Xi lui-même, et Zhang Dejiang, ancien président du Comité permanent de l'Assemblée populaire nationale. Si cela se confirme, cet épisode marquerait la première fissure publique dans le consensus monolithique construit depuis plus d'une décennie. Mais la véritable crise à laquelle Xi est confronté est structurelle, enracinée dans une contradiction qu'il a lui-même alimentée. Il a concentré plus de pouvoir que n'importe quel dirigeant depuis Mao, en abolissant les limites des mandats et en vidant les organes collégiaux de leur substance. Ce faisant, il a détruit les mécanismes informels de succession qui garantissaient la stabilité du régime. Aujourd'hui âgé de 72 ans et alors que sa santé fait l'objet de spéculations récurrentes, le système qu'il a façonné à son image n'apporte aucune réponse à la question élémentaire de savoir ce qui se passera après lui.

Le gardien du régime

Le paradoxe le plus flagrant de la Chine contemporaine est incarné par la figure de Chen Yixin. L'homme qui dirige l'agence la plus secrète du pays est devenu une figure publique, presque médiatique. Le ministère de la Sécurité d'État (MSS), qui a opéré dans l'ombre totale pendant des décennies, dispose aujourd'hui d'un compte WeChat suivi par des millions d'abonnés, sur lequel il publie des vidéos éducatives sur la menace de l'espionnage étranger et des bandes dessinées sur les risques pour la sécurité nationale. Chen lui-même apparaît régulièrement dans des conférences, prononce des discours publics et dirige des délégations en Asie du Sud-Est. Cette transformation radicale révèle une métamorphose plus profonde : le MSS n'est plus simplement une agence de contre-espionnage, il est devenu un super appareil de contrôle total qui pénètre des domaines traditionnellement étrangers au travail de renseignement. Le parcours personnel de Chen en dit long. Il a travaillé aux côtés de Xi entre 2002 et 2007, lorsque le futur dirigeant était secrétaire provincial du Parti dans la province du Zhejiang. De 2018 à 2022, il a dirigé la Commission des affaires politiques et juridiques, orchestrant une campagne de « rectification et d'éducation » de l'appareil de sécurité qu'il a lui-même comparée aux purges menées par Mao en 1942. Lorsqu'il est nommé ministre de la Sécurité d'État en juillet 2022, il devient le premier chef des services de renseignement à siéger au bureau politique depuis l'époque du Grand Timonier. Selon les estimations du FBI rapportées par la presse américaine, il dirigerait aujourd'hui 800 000 agent.e.s, soit dix fois plus que le personnel du KGB à son apogée pendant la guerre froide.

La transformation du fonctionnement du MSS trouve ses racines dans des réformes organisationnelles antérieures à l'arrivée de Chen, mais qu'il a menées à bien. Né en 1983 de la fusion du département du contre-espionnage du ministère de la Sécurité publique et du département central d'enquête du Parti, le MSS a fonctionné pendant des décennies avec une structure décentralisée. Les bureaux locaux répondaient à une double chaîne de commandement qui, verticalement, remontait aux supérieurs du système de sécurité de l'État et, horizontalement, aux comités du Parti au niveau provincial et municipal. Cette « double direction » créait des espaces d'autonomie, permettait aux potentats locaux de bloquer les opérations indésirables, engendrait des dysfonctionnements et des poches de corruption. Les réformes de 2016 et 2017 ont rompu cet équilibre en instaurant une « direction verticale » qui transfère tout le contrôle à Pékin. Les comités locaux du Parti ont perdu le pouvoir de nommer les chefs des bureaux provinciaux, de fixer leurs budgets et d'interférer dans leurs opérations. Le MSS central contrôle désormais le personnel, le financement et tous les aspects opérationnels grâce à une chaîne de commandement directe qui contourne complètement les autorités territoriales. Cette centralisation ne sert pas seulement à améliorer l'efficacité, elle transforme également le MSS en « yeux et oreilles » du centre contre toute forme d'autonomie locale, précisément dans les territoires où les petits princes et les fils des vétérans ont construit leurs bases de pouvoir.

L'expansion horizontale du MSS vers des secteurs d'activité de nature économique représente la véritable révolution. En janvier de cette année, le ministère a acquis le pouvoir de superviser les projets de construction de bâtiments gouvernementaux, d'installations militaires et de structures de l'industrie de la défense. Tout nouveau projet ou toute rénovation nécessite désormais l'autorisation du MSS. Les agents effectuent des inspections sur le terrain et ont le pouvoir d'infliger des sanctions. Pour qui connaît la structure de l'économie politique chinoise, la signification est claire : le MSS pénètre dans des secteurs où les enfants des vétérans et les petits princes ont traditionnellement géré des contrats de plusieurs milliards, tels que l'énergie, les télécommunications, les transports et les infrastructures critiques. Dans le même temps, l'agence intensifie la pression sur les sociétés de conseil étrangères. La loi sur le contre-espionnage, révisée la même année, élargit la définition de l'espionnage pour inclure les activités économiques considérées comme préjudiciables à la sécurité nationale. Les comptes WeChat du MSS publient régulièrement des avertissements sur les risques liés aux services de conseil étrangers qui servent de couverture à la collecte de renseignements. Cela a un effet dissuasif sur les investisseurs étrangers, mais touche tout autant les entrepreneurs nationaux et leurs réseaux internationaux. Le cas du fils de Liu He, le vice-Premier ministre qui a négocié l'accord commercial avec la première administration Trump, illustre à quel point le système est aveugle. Liu Tianran, c'est le nom du fils, a fait l'objet d'une enquête pour corruption financière liée à la tentative d'introduction en bourse d'Ant Group. Sa société d'investissement, Skycus Capital, avait levé des fonds auprès de la Banque de développement de Chine, de China Mobile et de géants technologiques tels que Tencent. Le fait que même les familles des négociateurs clés soient surveillées par le MSS montre qu'aucun réseau de pouvoir n'est plus à l'abri.

La dimension transnationale du nouveau MSS complète le tableau. Entre 2016 et 2022, les forces de sécurité chinoises ont établi 102 « commissariats à l'étranger » dans 53 pays. Officiellement, ils servent à fournir des services administratifs aux citoyens chinois qui vivent à l'étranger, mais des enquêtes menées aux Pays-Bas et aux États-Unis ont démontré leur implication dans des opérations de coercition à l'encontre de dissident.e.s. Les groupes de pirates informatiques affiliés au MSS ont atteint un niveau de perfectionnement qui alarme les agences de renseignement occidentales. En avril 2025, ils ont exploité une vulnérabilité dans SharePoint Server pour porter atteinte à 400 serveurs et 148 organisations à travers le monde, y compris des laboratoires nucléaires américains tels que la National Nuclear Security Administration et le Fermi National Accelerator Laboratory. Les groupes impliqués, suivis par les sociétés de cybersécurité du nom de Linen Typhoon et Violet Typhoon, ont agi sous mandat des bureaux de sécurité provinciaux, en particulier celui de la province du Hubei. Le réseau de surveillance interne qui soutient ces opérations est tout aussi impressionnant et s'appuie sur sept cents millions de caméras installées en Chine, soit 70% du total mondial. Le projet Sharp Eyes promet « une couverture totale, un réseau total, une disponibilité totale, un contrôle total ». Les réglementations sur la sécurité des données promulguées en novembre 2024 établissent un cadre de supervision qui s'applique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières nationales. Toutes les données considérées comme « importantes » doivent être cataloguées, protégées et communiquées au MSS.

En janvier dernier, la nouvelle de la construction d'un nouveau centre de commandement à Pékin a été révélée. Le complexe s'étend sur 1 500 acres (607 hectares), soit dix fois la taille du Pentagone. Il intègre des bunkers souterrains conçus pour résister à des attaques nucléaires. La presse occidentale le qualifie de « centre de commandement en temps de guerre », mais la question qui se pose est inévitable : s'agit-il d'une préparation à une guerre contre Taïwan ou à des scénarios de crise interne ? La réponse englobe probablement les deux possibilités. Le MSS de Chen Yixin est une institution hybride, qui fusionne le renseignement extérieur, le contrôle interne et la répression politique en un seul appareil centralisé, intégré verticalement et relevant directement de Xi Jinping.

La surveillance de l'élite

Le discours occidental sur la surveillance en Chine se concentre généralement sur les outils de contrôle de la population. Les caméras à reconnaissance faciale, le système de crédit social, la censure d'Internet. Ces éléments existent, mais une analyse qui se limite à cela perd de vue la dynamique plus lourde de sens qui ressort des documents officiels et des affaires judiciaires de ces deux dernières années. Le ministère de la Sécurité d'État dirigé par Chen Yixin ne vise pas principalement à discipliner les masses. Sa cible principale est représentée par les réseaux de l'élite qui pourraient constituer des pôles de pouvoir alternatifs à Xi Jinping. La surveillance sert à cartographier, fragmenter et faire chanter les groupes qui ont bâti leur fortune, leur carrière et leur loyauté mutuelle au cours de décennies de réformes économiques. Ce renversement de perspective permet de voir sous un autre angle les purges militaires et les enquêtes sur les princes du monde économique.

Depuis 2023, plus de quarante-cinq officiers de l'Armée populaire de libération ont fait l'objet d'enquêtes pour corruption. Il ne s'agit pas d'une liste aléatoire. Beaucoup d'entre eux étaient considérés comme fidèles à Xi Jinping, des hommes qui avaient bâti leur carrière dans le système militaire de la province du Fujian lorsque Xi y travaillait dans les années 1990, ou des personnalités que le leader lui-même avait personnellement promues à des postes de haut niveau. He Weidong, vice-président de la Commission militaire centrale, a été purgé sans aucune explication claire. Miao Hua, responsable du département du travail politique de la commission, qui contrôlait l'idéologie et les nominations au sein de l'armée, a été expulsé en juin de la même année. Li Shangfu, ministre de la Défense, et Li Hanjun, amiral de la marine, ont subi le même sort à des moments différents. Le modèle qui se dessine n'est pas celui d'une lutte entre factions ennemies, mais quelque chose de plus inquiétant. Xi purge ses propres hommes.

Les hypothèses se multiplient. Selon une première lecture, Xi a perdu le contrôle et des factions hostiles au sein de l'appareil militaire imposent des purges pour l'affaiblir. Selon une deuxième interprétation, le ministère de la Sécurité d'État aurait découvert des cas réels de corruption ou de déloyauté parmi des personnes que Xi considérait comme fidèles. Mais il existe une troisième possibilité, plus troublante. Le système de surveillance est devenu si vaste et automatisé que toute personne entrant en contact avec les réseaux économiques des familles des vétérans ou des petits princes est automatiquement signalée, indépendamment de ses loyautés politiques antérieures. Dans ce scénario, la machine de sécurité produit des accusations non pas parce qu'elle découvre de véritables complots, mais parce que ses procédures techniques classent comme suspectes des connexions qui sont inévitables au sein de l'élite chinoise. Chaque général, chaque haut fonctionnaire, chaque dirigeant d'entreprise publique a des parents, d'anciens camarades d'université, des partenaires commerciaux qui sont d'une manière ou d'une autre liés aux circuits du pouvoir économique informel. Lorsque le MSS acquiert le pouvoir de surveiller les projets d'infrastructure, les contrats de défense, les investissements technologiques, le réseau se resserre sur tout le monde, y compris les fidèles.

Le seul « aristocrate rouge » militaire qui semble intouchable est Zhang Youxia (les « aristocrates rouges » sont les descendants des fondateurs de la République populaire, dont la légitimité découle des états de service révolutionnaires de leurs pères). Il a 75 ans, dépassant la limite d'âge que Xi lui-même a imposée aux dirigeants du parti, mais il reste vice-président de la Commission militaire centrale. Son père, Zhang Zongxun, était un vétéran de la guerre civile qui a combattu aux côtés du père de Xi. Ce lien familial historique lui garantit une certaine protection, mais son rôle semble de plus en plus ambigu. À l'automne 2024, il a présidé d'importantes conférences militaires en l'absence de Xi. La Commission militaire a été réduite à quatre membres titulaires après les purges. En décembre de la même année, le Quotidien de l'Armée populaire de libération a publié une série d'articles soulignant l'importance du « leadership collectif » par rapport à l'autorité d'une « voix unique », formule que Xi avait utilisée pendant des années pour décrire sa primauté décisionnelle. Ces signaux peuvent être interprétés de manière contradictoire. Zhang pourrait être le dernier pilier de Xi au sein de l'armée, ou bien il pourrait émerger comme un successeur potentiel, voire un rival, au moment où le chef suprême viendrait à disparaître.

Un paradoxe insoutenable

Xi Jinping a résolu le problème classique de tout régime autoritaire, celui de savoir qui contrôle les contrôleurs, en créant un ministère de la Sécurité d'État ultra-centralisé, verticalement intégré et personnellement fidèle. Mais cette solution engendre trois contradictions impossibles à résoudre. La première concerne le conflit entre sécurité et efficacité économique. Les fonctionnaires locaux ont développé une stratégie de survie qu'ils appellent « rester allongé », une expression qui désigne une conformité superficielle accompagnée d'une inaction délibérée. Ils craignent que toute initiative puisse être interprétée comme une erreur, les exposer à des enquêtes et ruiner leur carrière. Cette paralysie se traduit par des retards dans les projets d'infrastructure, où les contrôles de sécurité s'étendent sur des mois. Les investissements privés s'enfuient à l'étranger parce que les entrepreneurs ne savent plus quelles activités risquent d'être classées dans la catégorie des menaces pour la sécurité nationale. Le secteur du capital-risque technologique s'est effondré après que le MSS a mené des opérations de perquisition dans les locaux de sociétés de conseil internationales en 2023. Le Premier ministre Li Qiang a annoncé des politiques favorables aux entreprises, mais les interventions du MSS contredisent systématiquement ces signes d'ouverture. Lors des Deux Sessions du printemps 2025, l'Assemblée populaire nationale (le « parlement » chinois) n'a pas réussi à faire passer une loi pour favoriser le secteur privé, signe d'un conflit interne au Parti communiste entre ceux qui donnent la priorité à la croissance économique et ceux qui subordonnent tout à la sécurité.

La deuxième contradiction oppose la légitimité révolutionnaire à la technocratie surveillée. Les soi-disant « aristocrates rouges » ne sont pas simplement des arrivistes. Ils ont une légitimité historique, car leurs pères ont fondé la République populaire. Zhang Youxia, Hu Chunhua, les petits princes sont porteurs d'un capital symbolique qui découle du sang versé et des services rendus par leurs pères dans les guerres civiles et les campagnes de construction du socialisme. Les remplacer par des technocrates soumis à une surveillance permanente érode le consensus interne au Parti. L'université Fudan de Shanghai continue d'être l'incubateur des réseaux alternatifs. Wang Huning, membre du Comité permanent du bureau politique et architecte idéologique du régime, y a fait ses études, tout comme Guo Guangchang, fondateur du conglomérat Fosun International. Xi ne peut pas éliminer ce capital intellectuel sans vider le Parti communiste lui-même des compétences qui lui permettent de gouverner une économie qui pèse 18 000 milliards de dollars. De plus, la famille de Xi est impliquée dans ces mêmes trafics économiques que les campagnes anti-corruption sont censées combattre. Un rapport des services de renseignement américains publié en janvier 2025 affirme que les proches du dirigeant détiennent des millions de dollars en intérêts commerciaux et en investissements financiers. L'hebdomadaire allemand Die Zeit a vérifié ces informations de manière indépendante dans le cadre d'une enquête. Ce double standard sape la crédibilité de l'ensemble de l'opération.

La troisième contradiction, la plus grave, concerne la succession gelée qui engendre une instabilité structurelle. Le système informel par lequel Deng Xiaoping avait garanti des transitions ordonnées, selon lequel chaque dirigeant désigne son successeur de la génération suivante, a été détruit. Hu Chunhua a été évincé. Sun Zhengcai, l'autre candidat désigné par Hu Jintao pour succéder à Xi, est en prison depuis 2018, condamné à la prison à vie pour corruption. Il n'y a pas d'héritier visible et Xi est désormais âgé. Des rumeurs récurrentes sur sa santé alimentent toutes sortes de conjectures. Cai Qi apparaît comme un possible médiateur. Il est le premier fonctionnaire depuis Mao à occuper simultanément trois fonctions essentielles : membre du Comité permanent du bureau politique, secrétaire du secrétariat central, directeur du bureau général du comité central. Mais Cai dépend lui aussi de la machine de surveillance qu'il a contribué à mettre en place. Si Xi venait à disparaître, Cai pourrait-il vraiment gouverner de manière indépendante ou finirait-il par être pris en otage par l'appareil de sécurité qu'il utilise aujourd'hui pour maintenir son contrôle ?

Le précédent historique des cycles de Staline et Mao est utile pour comprendre cette dynamique. Les purges engendrent la paranoïa, la paranoïa déclenche de nouvelles purges, le système implose. La disparition de He Weidong en mars 2025 représente l'un de ces moments où l'appareil sécuritaire dévore ses propres partisans. La différence cruciale par rapport aux deux régimes du XXe siècle réside dans le fait que Staline utilisait le NKVD et Mao les Gardes rouges, des organes extérieurs à l'élite qui frappaient de l'extérieur. Xi, en revanche, effectue ses purges par l'intermédiaire du ministère de la Sécurité d'État, qui fait partie de l'élite elle-même. Cela soulève la question ultime. Qui contrôle le MSS ? Chen Yixin est personnellement fidèle à Xi, mais après Xi ? Un appareil qui compte 800 000 agent.e.s finit inévitablement par servir ses propres intérêts. Le précédent du KGB soviétique est instructif. L'appareil chargé de la sécurité est devenu un acteur autonome et a contribué à l'effondrement du système en 1991. La centralisation verticale fonctionne à court terme, mais elle est fragile à long terme si le sommet vacille.

La réunion du bureau politique en juin dernier, avec ses écarts et omissions par rapport aux rites et avec l'extension simultanée des pouvoirs du MSS sur les infrastructures, n'a pas mis en évidence des contradictions. Elle a plutôt révélé une stratégie cohérente. Xi a renoncé à la mise en scène du consensus politique traditionnel parce qu'il a construit une alternative, celle du contrôle permanent par la surveillance, qui englobe également l'élite. Mais cela n'a pas résolu la crise de succession, cela l'a seulement gelée. Un système qui repose sur la discipline de l'élite obtenue en répandant la peur peut durer aussi longtemps que la vie de Xi. Après, le vide au sommet deviendra un gouffre. En novembre dernier, Xi a serré la main de Jack Ma, PDG d'Alibaba, dans un geste public d'ouverture en direction des entrepreneurs du secteur de la technologie. Au même moment, Chen Yixin annonçait les nouvelles compétences du ministère en matière de projets de construction stratégiques. Il ne s'agissait pas d'atteindre un équilibre, mais de prolonger artificiellement la tension. La surveillance universelle, qui inclut les aristocrates rouges, ne crée pas la stabilité, mais ce que certains appellent la « paix du cimetière », un silence qui ne résulte pas du consensus mais de la terreur.

Andrea Ferrario

Source – Andrea Ferrario, 20 octobre 2025 :
Facebookhttps://www.europe-solidaire.org/sp...
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de Deeplpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76741

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Ce que Mohammed Ben Salman cherche à Washington

18 novembre, par Fatiha Dazi-Héni — , , ,
La visite de Mohammed Ben Salman à Washington, qui commence ce lundi 17 novembre 2025, s'inscrit dans la stratégie du prince héritier saoudien de renforcer à la fois ses (…)

La visite de Mohammed Ben Salman à Washington, qui commence ce lundi 17 novembre 2025, s'inscrit dans la stratégie du prince héritier saoudien de renforcer à la fois ses relations personnelles avec Donald Trump et l'alliance de son pays avec les États-Unis. De retour de Riyad, la chercheuse Fatiha Dazi-Héni analyse ces choix.

Tiré d'Orient XXI.

Accompagné d'une impressionnante délégation comptant près d'un millier de personnes, si l'on en croit Bernard Haykel, spécialiste de l'Arabie saoudite et proche de la cour royale, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) compte impressionner son hôte. Il en aura l'occasion avec la conférence d'investissement conjointe saoudo-étatsunienne au cours de laquelle une multitude de contrats sera signée dans les domaines de la Tech et de l'Intelligence artificielle (IA), visant à investir massivement dans les semi-conducteurs et à implanter des data centers tant dans le royaume qu'aux États-Unis.

Le président étatsunien Donald Trump est mieux disposé que son prédécesseur à procéder au transfert de technologie dans le secteur de l'intelligence artificielle, comme le prouve l'annonce faite par cheikh Tahnoun Ben Zayed Al Nahyan, conseiller à la sécurité nationale de la fédération des Émirats arabes unis, lors de sa visite, en février 2025. Il y a révélé un investissement record sur dix ans, atteignant 1,4 trillion de dollars, dans la Tech étatsunienne. Le dauphin saoudien veut lui aussi saisir l'occasion de son voyage pour venir réaffirmer que la sécurité du royaume d'Arabie saoudite reste intimement liée aux États-Unis. Il privilégie donc ce partenaire, qui reste l'acteur central de la communauté internationale pour assurer la sécurité au Proche-Orient. Ce point de vue nous a été systématiquement rapporté lors de nos entretiens aussi bien avec des personnels diplomatiques qu'avec des chercheurs et consultants de think tanks saoudiens lors de notre séjour à Riyad en octobre 2025.

Ni la Chine ni la Russie

En faisant des États-Unis la première destination des investissements saoudiens dans le domaine de la Tech, le royaume confirme aussi son absence d'ambigüité vis-à-vis de la Chine. Celle-ci reste un partenaire économique majeur dans les nouvelles technologies de pointe, mais pas dans le domaine de la sécurité. Quant à la Russie, le Dr Saleh Al Khaltan, spécialiste des relations russo-saoudiennes et enseignant à la King Saud university (KSU), estime qu'elle a perdu son influence stratégique dans la région depuis sa guerre en Ukraine en dépit du fait que le président Vladimir Poutine continue de s'enfermer dans un narratif victorieux.

Redevable du soutien que Donald Trump lui avait prodigué lors de son premier mandat alors qu'il était plongé dans la tourmente de la sordide affaire de l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, MBS prend soin de jouer habilement sur l'étroite relation personnelle qui le lie au président étatsunien. Il entend ainsi obtenir pour son pays de solides garanties de protection. L'objectif est de se prémunir contre de nouvelles attaques visant des sites stratégiques vitaux, comme celles revendiquées par les houthistes contre les installations pétrolières saoudiennes de Khuraïs et d'Abqaiq, le 14 septembre 2019. Il s'agit aussi d'éviter que ne se reproduise le scénario traumatique des frappes israéliennes contre le Qatar du 9 septembre 2025. Or, les deux fois, l'administration Trump s'est abstenue de venir à la rescousse de ses partenaires du Golfe.

Ces deux évènements ont durablement ébranlé les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Comme l'explique le Dr Abdallah Al-Tayer, conseiller au ministère des affaires étrangères, à la suite des frappes israéliennes sur Doha, les six pays membres ont convenu de raffermir leur solidarité au sein du pacte régional qui a survécu à la crise de cinq ans avec le Qatar. L'essentiel, poursuit ce diplomate, est de maintenir la cohésion des pays membres du CCG afin d'éviter l'écueil de la fragmentation dans un environnement régional fortement détérioré. Les différences de vues demeurent sur d'autres dossiers régionaux, comme sur le Soudan qui est un point de friction majeur entre Riyad et Abou Dhabi, mais aussi sur le Yémen où les conflits d'intérêts entre l'Arabie saoudite, les EAU et Oman sont connus de tous. Mais tous s'accordent de ne pas s'en ouvrir publiquement et de donner la priorité à la cohésion et à la sécurité au sein.

Une fragilité structurelle du royaume

Si l'Arabie saoudite se satisfait de l'affaiblissement de l'Iran dans la région, le contexte de l'après 7 octobre 2023 ne modifie pas la fragilité structurelle du royaume et des monarchies voisines. Elles restent très dépendantes du dispositif sécuritaire étatsunien mais elles le perçoivent surtout comme étant prioritairement destiné à la protection d'Israël.

Aujourd'hui, c'est davantage la domination militaire écrasante d'Israël que redoutent Riyad et les autres monarchies du Golfe. Elle est perçue comme l'élément le plus déstabilisant dans la région (1). Les ambitions expansionnistes d'Israël au Liban et en Syrie, les nombreuses violations du cessez-le-feu à Gaza depuis l'adoption du plan Trump, la recrudescence des violentes attaques commises par les colons contre les Palestiniens de Cisjordanie avec la complicité de l'armée israélienne, sont perçues comme une volonté délibérée de fragmenter la région.

Si le dialogue est de mise avec Téhéran, Riyad considère que l'Iran, bien qu'affaibli, demeure en capacité d'activer ses réseaux dont les milices chiites en Irak ou encore les houthistes au Yémen. Pour résumer, explique Saleh Al-Khaltan, Riyad considère que « l'hégémonie israélienne au Proche-Orient constitue la menace la plus sérieuse dans la région. Dans le même temps, un Iran affaibli, mais résilient, qui n'a pas renoncé à soutenir ses proxys, certes amoindris, demeure un point de vigilance sérieux ».

Cette instabilité régionale persistante explique que, pour le prince héritier, la priorité, bien plus que l'achat d'avions de chasse F-35 est d'obtenir de Washington la signature d'un accord de sécurité mutuelle. Celui-ci prendrait d'abord la forme d'un Ordre exécutif, qui ne nécessite pas l'aval du Congrès, pour se formaliser ensuite en un accord de sécurité engageant et pérenne, dans la continuité des discussions engagées avec le président Joe Biden. Concernant l'accord de sécurité, il s'agit d'obtenir un degré d'engagement plus substantiel que ce que Doha a décroché avec le décret signé le 29 septembre 2025 par le président Trump (qui n'engage que sa parole) et qui stipule que toute attaque contre le Qatar serait considérée comme « une menace pour la paix et la sécurité des États-Unis ».

Concernant les pourparlers relatifs à la coopération sur le nucléaire civil, des rumeurs circulaient à Riyad selon lesquelles les autorités accepteraient de renoncer à l'enrichissement à des fins civiles, si le royaume était assuré de signer un traité garantissant sa protection indépendamment de la coloration politique de l'administration en charge.

Le professeur Hisham Al-Ghannam, directeur du programme sur les études de sécurité nationale à la Nayif University for Security Sciences (Riyad), insiste sur la valeur institutionnelle de la garantie sécuritaire que le prince est venu chercher ; l'Arabie saoudite ne peut se satisfaire de gestes et paroles symboliques. C'est selon lui, précisément ce qui a poussé Riyad et Islamabad à signer un accord de défense mutuelle le 17 septembre 2025, une semaine après les bombardements israéliens sur Doha. L'objectif était d'adresser un signal à Washington, indiquant que le royaume dispose d'autres options pour instaurer un rééquilibrage stratégique des rapports de force.

L'imprévisibilité de Donald Trump

La difficulté qui se pose néanmoins pour MBS est de dépasser la relation transactionnelle qui le lie intimement au président Trump et à sa famille, dans le but de consolider une relation bilatérale institutionnelle. En effet, le prince, pas plus que les diplomates, chercheurs et Saoudiens rencontrés, ne sont dupes de l'imprévisibilité du président Trump. Ils citent notamment le camouflet qu'il a infligé au premier ministre indien Narendra Modi, avec la surtaxe de 50% de droits de douane imposée en août 2025. Le pays jouait pourtant un rôle pivot dans la stratégie étatsunienne de contrer la concurrence chinoise.

Galvanisé par une dynamique économique réelle qui ne se réduit pas à des mégas projets coûteux et peu probants ou à une industrie touristique de luxe dont les retours sur investissements interrogent, le royaume se positionne comme le marché le plus attractif de la région. En témoigne la neuvième session du Future Investment Initiative qui s'est tenue à Riyad du 27 au 30 octobre 2025 (2). Cependant, le développement du pays est fortement contraint par l'environnement géopolitique instable, voire chaotique. L'avenir des projets pour diversifier l'économie du pays conformément au plan Vision 2030 est donc lié à l'impératif de parvenir à stabiliser la région.

Convergence sur la Syrie

Cette visite est l'occasion pour le prince héritier de présenter l'approche saoudienne pour engager un processus de stabilisation. Il souhaite aussi convaincre le président Trump que l'intégration des pays arabes aux accords d'Abraham exige de franchir certaines étapes indispensables. À commencer par l'établissement d'une feuille de route pour mettre en œuvre une solution globale et durable incluant la création d'un État palestinien, seule solution en mesure de stabiliser durablement la scène proche-orientale. Cela implique également de mettre un terme à l'expansionnisme israélien au Levant.

Le prince héritier s'attachera à souligner au cours de cette visite les points de convergence entre les visions saoudienne et étatsunienne. La Syrie, jugée prioritaire par Riyad car elle constitue la porte d'entrée pour procéder à la dissolution des milices actives dans la région, est le dossier-type où la convergence de vues avec le président Trump est la plus forte. MBS a développé un intense lobbying auprès de Donald Trump qui a conduit celui-ci à lever les sanctions économiques qui pesaient sur la Syrie. Le premier étatsunien a également adoubé Ahmed Al-Charaa en l'accueillant à la Maison Blanche, une première pour un président syrien. Ce soutien étatsunien à la Syrie d'Al-Charaa est fondamental pour Riyad, car la déstabilisation du nouveau pouvoir à Damas serait susceptible de profiter à des ingérences iraniennes qu'Israël exploiterait en fragmentant davantage le pays.

Un certain optimisme est perceptible à Riyad compte tenu de l'investissement manifeste mobilisé par l'administration Trump au Proche-Orient. En l'absence de la Russie, de la Chine et dans une moindre mesure de l'Europe, les États-Unis redeviennent l'acteur incontournable de la région et le seul en mesure de faire bouger les lignes.

Le dossier libanais

Riyad se réinvestit également dans le dossier libanais, mais de façon prudente et plutôt alignée sur la position étatsunienne. Celle-ci consiste à insister sur la nécessité de mener les réformes qui s'imposent pour parvenir à un accord avec le FMI, à lutter contre le trafic de drogue et à parvenir au désarmement du Hezbollah. Cependant, Riyad travaille étroitement avec Paris pour stabiliser la situation politique afin de renforcer et soutenir l'armée libanaise. Le royaume s'impatiente toutefois des retards dans le désarmement du Hezbollah. Néanmoins, Riyad a donné son feu vert pour l'envoi d'une délégation d'investisseurs au Liban et d'une mission chargée d'examiner la réautorisation des exportations libanaises vers le royaume. Une évolution récente accueillie positivement à Beyrouth (3).

Même si rien n'est réglé concernant la mise en œuvre de la seconde phase du plan Trump à Gaza, Riyad compte agir en concertation étroite avec Paris. La difficulté pour le prince héritier sera de convaincre son hôte d'avancer sur la base de la reconnaissance d'un État palestinien, et non sur celle d'un plan bâclé pour lequel ni Riyad ni les autres monarchies du Golfe ne sont prêtes à payer le prix.

Avec cette visite, MBS espère consolider sa stature internationale et s'imposer comme l'interlocuteur majeur du président Trump pour aboutir à la stabilisation de la région. Il affiche son ambition de faire du royaume un acteur diplomatique soucieux de conduire une politique d'équilibre sur la scène régionale, en discutant avec l'ensemble des acteurs, aussi bien avec la Turquie sur la Syrie qu'avec l'Iran sur le Liban, le Yémen ou l'Irak. Il devrait ainsi inciter Washington à relancer les négociations avec l'Iran sur le dossier nucléaire afin de prévenir toute tentative de nouvelles attaques israéliennes contre l'Iran.

Notes

1- Fatiha Dazi-Héni, « L'Arabie saoudite : Quels leviers de puissance au Proche-Moyen-Orient ? », Note de recherche 148, Irsem.fr, 16 octobre 2025.

2- Miguel Hadchity, « FII9 a ‘turning point' as tech and global leaders converge in Riyadh, says event chairman », Arab News, 27 octobre 2025.

3- Mounir Rabih, « Riyad amorce son retour : une renaissance de Taëf… depuis Beyrouth », L'Orient Le Jour, 15 novembre 2025

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Le maire d’Istanbul et le recul du Tribunal : la Turquie s’enfonce dans l’obscurité

18 novembre, par Yavuz Baydar — , ,
Entre la mise en accusation d'İmamoğlu et le recul du Tribunal constitutionnel, le président Erdoğan verrouille la scène politique turque, rapprochant le pays d'un (…)

Entre la mise en accusation d'İmamoğlu et le recul du Tribunal constitutionnel, le président Erdoğan verrouille la scène politique turque, rapprochant le pays d'un autoritarisme total.

Tiré du blogue de l'auteur.

Tout est désormais au grand jour. Aux yeux d'un « monde démocratique » de plus en plus indifférent, le bloc au pouvoir en Turquie — le parti AKP du président Erdoğan et le MHP de Bahçeli — accélère le rythme sombre de la répression.

Les 10 et 11 novembre 2025 pourraient marquer un nouveau seuil dans cette spirale descendante. Deux événements dominent : une accusation judiciaire massive visant l'opposition, et une décision du Tribunal constitutionnel qui fragilise la supervision judiciaire.

Le cas İmamoğlu

Une accusation pour corruption d'une ampleur inédite a secoué le pays. Ekrem İmamoğlu, déjà emprisonné, maire de la métropole d'Istanbul, risque désormais entre 800 et 2 352 ans de prison pour corruption, fraude et manipulation des marchés publics.

L'acte d'accusation de 3 700 pages, dévoilé mardi, le décrit comme le « chef d'une organisation criminelle » comparée à un « poulpe », et cite 402 suspects accusés de « former une organisation criminelle ».

Les procureurs sont allés plus loin : invoquant l'article 69 de la Constitution, ils ont saisi la Cour de cassation pour envisager une dissolution du CHP, le principal parti d'opposition.

« L'acte d'accusation que vous avez écrit n'est rien d'autre qu'une série de mensonges, menaçant les gens, les prenant en otage et les obligeant à diffamer sous pression », a déclaré İmamoğlu, appelant le Parlement à assurer la retransmission en direct du procès à la télévision d'État.

Le mois dernier, les procureurs avaient déjà porté des accusations d'espionnage, l'impliquant dans des liens supposés avec un homme d'affaires suspecté de travailler pour le MI6 britannique. Parallèlement, l'Université d'Istanbul a annulé son diplôme, invoquant une irrégularité vieille de trois décennies — mesure qui pourrait l'empêcher de se présenter à la présidence, car un diplôme universitaire est requis en Turquie.

La pression judiciaire et politique sur ce politicien de 54 ans s'est clairement intensifiée. Dans le climat autoritaire croissant du pays, ses chances de rester actif en politique sont, au mieux, minimes.

Le président du CHP, Özgür Özel, a qualifié cette accusation de « ne pas être un acte d'accusation, mais un mémorandum des putschistes visant la politique », ajoutant : « Cette fois, les putschistes ne sont pas venus avec des chars ou des bottes, mais avec des robes judiciaires. »

L'affaire İmamoğlu illustre un schéma familier : aucun véritable rival ne sera toléré dans la course présidentielle. Selahattin Demirtaş, le leader kurde charismatique, autrefois considéré comme un concurrent sérieux, a perdu son immunité parlementaire en 2016 et passe désormais neuf ans en prison. İmamoğlu craint un sort similaire.

Même Mansur Yavaş, maire nationaliste d'Ankara et autre possible candidat du CHP, ressent la pression. Des rumeurs persistantes suggèrent qu'il aurait discrètement signalé au palais présidentiel qu'il n'a pas l'intention de se présenter.

L'opposition considère ces charges comme une menace existentielle. Özel a désormais deux options : continuer à défendre İmamoğlu et le présenter comme candidat, ou prendre le relais lui-même — au risque de subir un sort similaire.

L'acte d'accusation — près de 4 000 pages, 400 suspects et plus de 75 témoins secrets — garantit un processus long, probablement cinq ans ou plus.

Il poursuit deux objectifs stratégiques : intimider l'opposition et creuser le fossé entre le CHP et le Parti pro-kurde DEM, troisième groupe parlementaire.

Le DEM reste engagé dans le processus dit de « Turquie sans terrorisme », conçu par Erdoğan pour utiliser l'influence du leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, afin de démanteler l'organisation. Malgré une année sans résultats tangibles, les dirigeants du DEM restent focalisés sur la « libération d'Öcalan », faisant preuve de déférence envers le bloc au pouvoir et se contentant de murmures critiques sur la répression du CHP. Cette fracture entre les partis profite clairement au gouvernement.

Deuxièmement, l'affaire İmamoğlu gagne du temps à Erdoğan pour préparer les élections de 2028. Avec l'opposition fragmentée ou cooptée, le bloc au pouvoir peut faire passer des amendements constitutionnels supprimant les limites de mandat présidentiel, ouvrant la voie à un « règne éternel ». Erdoğan a déjà indiqué qu'une commission composée uniquement de membres de l'AKP travaillait sur des projets de réforme.

L'abdication du Tribunal constitutionnel

Éclipsée par l'affaire İmamoğlu, une décision majeure du Tribunal constitutionnel (AYM), le 11 novembre, concernait l'élection de cinq membres du Conseil des juges et procureurs (HSK). Par 11 voix contre 4, le Tribunal a rejeté une motion du CHP, jugeant que l'affaire échappait à sa compétence constitutionnelle — se retirant ainsi de tout contrôle sur le Parlement.

Les juristes alertent : cette décision ouvre la voie à un pouvoir parlementaire sans contrôle, la majorité pouvant légiférer librement.

« Adieu Constitution ! », a écrit l'expert en droit pénal Adem Sözüer, affirmant que le Tribunal « a limité sa propre autorité ».

Le vice-président du CHP, Murat Emir, a averti : « Le HSK et les autres conseils judiciaires pourront désormais être formés selon la majorité politique, sans contrôle légal. Avec le retrait de l'AYM, un régime d'arbitraire irréversible s'étendra en Turquie. »

La juriste constitutionnelle Özge Fındık a ajouté : « Désormais, le Parlement peut exécuter tout acte arbitraire. Nominations, enquêtes, actions disciplinaires ou redéfinition des pouvoirs des organes constitutionnels pourraient en relever, et aucun tribunal ne pourrait intervenir. C'est un nouveau régime légal : non contrôlé, sans limites, fondé uniquement sur la volonté de la majorité. »

Tolga Şirin, expert en droit constitutionnel, illustre la gravité de la situation : « Supposons que le Parlement décide d'accueillir des troupes américaines ou de prolonger indéfiniment l'état d'urgence. L'AYM pourrait choisir de ne pas intervenir. L'état d'urgence pourrait devenir permanent. Cela, bien que non déclaré, est de l'absolutisme constitutionnel. »

Les implications sont immenses. En refusant de contrôler les actes parlementaires, le Tribunal constitutionnel légitime le gouvernement par la majorité, démantelant le dernier garde-fou institutionnel.

Le rapport d'élargissement de la Commission européenne avait déjà critiqué la politisation du HSK et l'érosion de l'indépendance judiciaire. Ankara l'a ignoré.

Il ne reste qu'une façade démocratique masquant une domination exécutive totale. Le Parlement légifère sans limite ; la justice, dépouillée de son autorité, n'est plus qu'un ornement procédural.

La criminalisation de l'opposition et l'auto-neutralisation du système judiciaire révèlent la trajectoire de la Turquie. L'affaire İmamoğlu élimine les rivaux et intimide les dissidents. L'abdication du Tribunal offre l'impunité au bloc au pouvoir. Ensemble, ces deux évolutions cimentent un système où aucune institution ne peut contester l'exécutif.

La Turquie se dirige désormais à grande vitesse vers l'absolutisme constitutionnel, un régime où la loi sert le pouvoir et non la justice, tandis que les alliés occidentaux observent en silence.

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Pourquoi la nomination de la première femme à la tête du Japon n’est pas une victoire féministe

18 novembre, par Justine Ines Laforge — , ,
Le 21 octobre, Sanae Takaichi est devenue la première femme à atteindre le poste de premier ministre au Japon. Alors qu'elle promet de rebâtir en profondeur le paysage (…)

Le 21 octobre, Sanae Takaichi est devenue la première femme à atteindre le poste de premier ministre au Japon. Alors qu'elle promet de rebâtir en profondeur le paysage politique, l'ancienne proche de Shinzo Abe semble plutôt vouloir ressusciter un passé nationaliste autoritaire.

L'élection de Sanae Takaichi le 21 octobre représente une première historique : celle d'une femme accédant au plus haut poste de pouvoir au Japon. Depuis la démission du premier ministre Ishiba au début du mois de septembre, le Parti libéral-démocrate (PLD) cherchait un leader capable de lui redonner le souffle qu'il avait perdu lors des élections à la Chambre des conseillers cette année. Il l'a trouvé en Sanae Takaichi, alors ministre de la Sécurité économique, annonçant après sa nomination une volonté de « complètement reconstruire le parti en tant que première femme dirigeante du PLD ». Pourtant, il est difficile de croire que Takaichi est capable d'une telle innovation.

Sa désignation par des voix principalement masculines du PLD viserait à reconquérir l'électorat « conservateur pur et dur », que le parti semblait avoir perdu sous le cabinet Ishiba. Les politiques de Takaichi s'opposent aux revendications des féministes se battant pour réduire l'inégalité hommes-femmes au Japon, telles que le droit pour les femmes mariées de conserver leur nom de jeune fille, permettre à une femme d'accéder au poste d'héritière de la famille impériale ou encore favoriser le travail des femmes. En dressant le portrait de la nouvelle première ministre, la peinture rose n'est pas suffisante pour cacher un retour au nationalisme autoritaire.

Abe au féminin

« Ceux et celles ayant voté pour Abe ont largement quitté le PLD. Je pense être la seule à pouvoir les regagner », avait déclaré Takaichi à l'issue de son élection. Héritière de Shinzo Abe, elle reprend à son compte ses techniques d'autoritarisme populaire visant à diviser la population japonaise entre « ennemis » et « amis », stratégie parfaitement adaptée aux réseaux sociaux.

Rappelant les propos de Trump proclamant que les personnes immigrantes « mangent les chats et les chiens », Takaichi s'exclama que « les étrangers frappent les cerfs dans le parc de Nara » lors d'un discours du PLD. La native de Nara se justifie en disant « l'avoir prouvé personnellement », alors que la police municipale dément l'existence de tels évènements. Établir la vérité n'est pas le but : tels Abe ou Trump, Takaichi cherche à créer le scandale et mobiliser l'opinion publique autour de discours appelant à la xénophobie.

Loi sur la radiodiffusion

Ce mépris des faits n'est pas nouveau pour Takaichi, ancienne ministre de la Communication dans le cabinet Abe. En 2016, elle annonce que l'article 4 de la loi sur la radiodiffusion demande que les diffuseurs publics soient « politiquement équitables » au risque de perdre leurs droits de diffusion, menaçant principalement les médias jugés comme « biaisés » contre Abe. Cette intimidation à peine voilée pousse à la démission, la même année, de plusieurs journalistes critiques du gouvernement. Cette peur se propage jusqu'à l'Asahi Shimbun, l'un des derniers grands médias d'investigation.

« Donald, j'ai vaincu Asahi. » rapporta Abe au président américain lors d'une rencontre en 2016, « Quand est-ce que tu feras de même pour le New York Times ? ». Le fantôme vengeur d'Abe contre la liberté d'expression semble être bel et bien de retour parmi nous, allant de Trump à Takaichi.

Des squelettes dans le placard

Si la dérive autoritaire de Takaichi ne semble pas déjà assez évidente, son positionnement sur le livre « La Stratégie électorale d'Hitler » met le dernier clou dans le cercueil hanté. Écrit par un fonctionnaire du PLD, ce livre cite Mein Kampf et passe sous silence les crimes nazis. En 1994, Takaichi sponsorise sa sortie dans un journal, déclarant que ce livre décrit avec brio que « la clé pour gagner est d'avoir une forte volonté ».

En 2011, elle pose pour une photo avec le néonazi Kazunari Yamada, membre du Parti national-socialiste des travailleurs japonais. Prise devant un drapeau japonais, elle fut postée sur le site du parti de Yamada, dans un article, maintenant supprimé, glorifiant Hitler. Questionnée sur ces incidents, Takaichi fait l'autruche, son équipe affirmant « ne pas s'en souvenir ». Mais à force d'enfouir la tête dans le sol, Takaichi risque de déterrer des squelettes.

Combien de temps tiendront les masques ?

En choisissant sa nouvelle première ministre, le PLD n'envoie pas un message de féminisme, mais de retour d'un passé autoritaire. En suivant la logique de Shinzo Abe et en mettant en place une politique restrictive en matière d'immigration, son positionnement idéologique allant à l'encontre du travail des femmes dans la société japonaise ne lui permettra pas de conserver les apparences bien longtemps.

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Déclaration du Syndicat des journalistes palestiniens

18 novembre, par Syndicat des journalistes palestiniens (SJP) – Section européenne — , , ,
À l'occasion de la Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre des journalistes. Le Syndicat des journalistes palestiniens (SJP) – Section (…)

À l'occasion de la Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre des journalistes. Le Syndicat des journalistes palestiniens (SJP) – Section européenne – appelle le Parlement européen, la Commission européenne et toutes les institutions de l'Union européenne à respecter leur engagement déclaré en faveur de la liberté d'expression, de la justice et des droits humains en prenant des mesures concrètes afin de protéger les journalistes palestinien.nes et traduire en justice les responsables de leurs assassinats et de leurs persécutions.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Cette journée survient dans un contexte de génocide et de guerre impitoyable contre Gaza, où les journalistes palestinien.nes continuent de subir une violence et une répression sans précédent.

Depuis octobre 2023, plus de 250 journalistes et employé.es des médias ont été tué.es, des dizaines blessé.es, détenu.es ou déplacé.es, les organes de presse sont systématiquement bombardés et détruits. Cette campagne délibérée vise à faire taire les voix palestiniennes et à effacer les preuves des atrocités — un phénomène que nous qualifions de médiacide, la destruction systématique des médias et de la vérité.

En Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupée, les journalistes sont également victimes d'agressions. Ils sont battu.es, arrêté.es et pris.es pour cible alors qu'ils et elles couvrent des manifestations, des raids militaires et des violations des droits des civils. Leur liberté de mouvement est restreinte et leur droit d'informer est constamment menacé.

La nomination, le mois dernier, du Syndicat des journalistes palestinien.nes au Prix Sakharov 2025 pour la liberté de pensée constitue une reconnaissance morale du Parlement européen à l'égard du courage et de l'humanité des

journalistes et travailleur.ses humanitaires palestinien.nes. Nous apprécions profondément ce geste, qui réaffirme l'engagement historique de l'Europe en faveur de la liberté, de la justice et de la vérité. Toutefois, cette reconnaissance morale doit désormais se traduire par des actions concrètes.

L'Union européenne, qui considère la liberté d'expression comme un pilier de son identité et de sa politique étrangère, doit agir avec détermination pour :

Condamner et soutenir les enquêtes sur toutes les attaques perpétrées contre des journalistes et des médias palestiniens à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem.

Apporter un soutien concret et efficace aux mécanismes internationaux de responsabilité, notamment aux enquêtes indépendantes sur l'assassinat de journalistes tel.les que Shireen Abu Akleh et des centaines d'autres personnes ciblées depuis.

Faciliter l'acheminement de matériel de protection et d'équipements média à Gaza, par le biais d'un mécanisme humanitaire fiable mis en place par la Fédération internationale des journalistes et les syndicats de Palestine et d'Égypte.

Fournir un soutien structurel et financier à la reconstruction et au développement du secteur des médias palestiniens, en garantissant l'équité, l'indépendance et le professionnalisme.

Exiger l'entrée de journalistes internationaux à Gaza afin de soulager les journalistes palestinien.nes qui sont épuisé.es.

La crédibilité de l'Europe en tant que défenseur des droits humains repose sur sa cohérence. Afin d'honorer l'esprit du prix Sakharov et les principes sur lesquels repose l'Union européenne, nous appelons les dirigeant.es européen.nes à se tenir aux côtés de celles et ceux qui risquent leur vie pour la vérité. Mettre fin à l'impunité pour les crimes commis contre les journalistes n'est pas seulement un devoir moral, cela est essentiel à la justice et à la paix.

Les journalistes palestinien.nes paient le prix fort pour leur engagement pour la vérité et l'humanité, notamment pour informer les citoyen.nes et les responsables européen.nes.

En ce jour, nous renouvelons notre engagement à poursuivre leur mission et appelons l'Europe à traduire ses valeurs en actes, afin que leurs voix et leurs sacrifices ne soient jamais oubliés.

Yousef Habache

Syndicat des Journalistes Palestinien.nes – Section européenne

Bruxelles – 2 Novembre 2025

Traduction : LG pour l'Agence Média Palestine
Source : SPJ

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Pour la BBC

18 novembre, par Antoine Perraud — , ,
De part et d'autre de l'Atlantique, la BBC est dans le collimateur de forces autocratiques décidées à liquider ce joyau public d'une information de qualité, ouverte au grand (…)

De part et d'autre de l'Atlantique, la BBC est dans le collimateur de forces autocratiques décidées à liquider ce joyau public d'une information de qualité, ouverte au grand large et, partant, rempart démocratique essentiel. Que vive la BBC !

Tiré du blogue de l'auteur.

La BBC connaît une menace sans précédent. La cause occasionnelle en est une liberté litigieuse prise au montage, dans un sujet de « Panorama », magazine phare de la télévision britannique.

Diffusé peu avant les élections américaines de novembre 2024, le reportage revenait sur la prise du Capitole du 6 janvier 2021, encouragée, de toute évidence, par un Donald Trump qui refusait de reconnaître sa défaite électorale face à Joe Biden.

Trump s'était adressé aux manifestants factieux. Et la BBC a résumé son propos en accolant, sans le signaler, deux moments du discours de l'autocrate mauvais perdant.

D'où, accusent les détracteurs de la British Broadcasting Corporation, l'impression que M. Trump incitait à l'insurrection, au-delà de ce qu'il fit – le Donald, en mafieux d'extrême droite accompli, sait, pour échapper aux rigueurs de la loi, jouer sur l'implicite et les sous-entendus.

Il y eut certes une bévue professionnelle – il aurait sans doute fallu mentionner la coupe, par le truchement d'un fondu enchaîné, équivalent des points de suspension entre crochets ([…]) du code typographique.

Cette erreur, dénoncée au bout de cinq ans, voilà une dizaine de jours, par le Daily Telegraph (quotidien britannique flirtant avec la droite la plus dure), est montée en épingle par Donald Trump ainsi que par ses alliés au Royaume Uni, bien décidés à en faire la mère de toutes les fautes impardonnables.

Avec une première conséquence : le directeur général de la BBC, Tim Davies, a démissionné, ainsi que la responsable des informations, Deborah Turness.

Bluff yankee

Renversant la réalité – Donald Trump a bien encouragé, à sa façon, les émeutiers du 6 janvier 2021 –, l'actuel pouvoir à Washington saisit l'occasion de mettre en accusation un média influent qu'il ne cesse de trouver en travers de sa route. La BBC dit la vérité en commettant une maladresse ? Il faut l'accuser d'être un propagateur de fausses nouvelles, corrompu, manipulé et manipulateur !

Face au bluff yankee lourd de périls – les avocats de Trump menacent d'un procès avec 1 milliard de dollars de dommages et intérêts à la clef –, les dirigeants de la BBC ont fait le gros dos, sachant que la droite et l'extrême droite britanniques n'attendaient que ces circonstances pour noyer l'organisme d'information en l'accusant de la rage.

D'autant que l'organe de gouvernance (« board ») de la BBC compte des agents dormants, nommés par Boris Johnson ou autres premiers ministres conservateurs, qui veulent la peau, en définitive, de « Tante Beeb » sur laquelle ils sont censés veiller.

Les conservateurs du royaume s'avèrent aimantés par Reform UK de Nigel Farage, formation trumpienne en plein ascension outre-Manche – et qui présage une grève de la redevance menée par le peuple pour couler le média des élites. Tout ce monde démagogue, converti à des politiques antidémocratiques, s'est engouffré dans la brèche anti BBC.

Les travaillistes au pouvoir n'ont guère moufté, tétanisés par leurs échecs et ayant intériorisé la cadence politique aujourd'hui imprimée par l'extrême droite. Seuls quelques môles de résistance – le Guardian de Londres ou Ed Davey, chef de file des libéraux – sont montés au créneau pour défendre la BBC.

« Bébécé »

Cette situation inquiète bien au-delà du Royaume-Uni, tant la BBC joue un rôle, planétaire, dans l'apport d'une information essentielle, crédible et vitale. En ce qui me concerne, j'écoute d'abord et avant tout Radio 4 pour savoir ce qui se passe dans le monde – toute station française m'apparaît, en comparaison, provinciale.

J'ai pu constater, dans les anciennes démocraties populaires des années 1980, à quel point le service extérieur de la BBC, pour tant d'intellectuels et de citoyens au-delà du rideau de fer, incarnait la seule torchère parmi tant de ténèbres.

Ces dernières années à Mediapart, j'étais parfois moqué par mes camarades d'une rédaction volontiers franglaisante, pour m'obstiner à prononcer non pas « bibici » mais « bébécé ».

Et ce, ne serait-ce qu'en hommage à Julien Carette, comédien titi parisien par excellence, qui pendant l'occupation nazie, au théâtre, avait l'habitude de fouler les planches avec un jeu de mot à propos d'un abbé dont il était question : « l'abbé Gonia », « l'abbé Tise », « l'abbé Rézina », « l'abbé Cane », ou encore « l'abbé Gum ». Un jour, Carette osa « l'abbé Bécé », ce qui froissa l'occupant vert de gris…

Il se trouve qu'au début de ma vie journalistique, existaient encore, dans le Lot par exemple, des paysans qui continuaient à écouter les services français de la BBC, trente-sept ans après la fin de la guerre.

Il se trouve aussi que je n'avais qu'un rêve : travailler, à Londres, au sein de ce service en langue française – aujourd'hui disparu – de la BBC. J'avais passé tous les tests, je m'étais rendu pour un ultime entretien à Bush House, avant que ne me douchât un courrier... discriminatoire : « Your voice is not suitable for short waves. »

Qu'importe, je suis resté fidèle à ce poste, à défaut d'y causer. Jamais je n'oublierai la voix de Nick Robinson, héraut du programme matinal « Today » de Radio 4, lorsqu'il annonça, de Kiev, le 24 février 2022, l'invasion lancée par Poutine : notre avant-guerre avait commencé.


J'ai encore dans l'oreille les sons que parvenait, après vérifications, à diffuser la BBC aux pires moments, génocidaires, exercés par le pouvoir de Benjamin Netanyahou à l'encontre de l'entière population palestiniennes de Gaza. Nous y étions, malgré l'interdiction de travailler sur place imposée aux journalistes par Israël.


C'est cela que ne pardonnent pas à la BBC ses contempteurs et ses ennemis acharnés. Leur sont restées en travers de la gorge les interventions à l'antenne de Jeremy Bowen, qui décrit si parfaitement la situation déplorable, à partir le plus souvent de Jérusalem. Il transmet l'impalpable, soudain palpable, sur un ton navré, implacable ; objectif tout en exposant l'horreur, le cynisme des uns et la déréliction des autres.


Dans un monde qui se délite et fonce vers tant de catastrophes démocratiques ou géopolitiques, nous n'avons et n'aurons jamais autant besoin de la BBC.

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France - Instabilité politique : agir pour qu’il ne soit pas trop tard

18 novembre, par Elsa Collonges — , ,
La crise mondiale du capitalisme et sa dimension écologique provoquent une crise politique forte. Dans les pays du Nord global et en France en particulier, la bourgeoisie (…)

La crise mondiale du capitalisme et sa dimension écologique provoquent une crise politique forte. Dans les pays du Nord global et en France en particulier, la bourgeoisie cherche à finir de solder violemment et à grande vitesse les comptes du compromis social de l'après Seconde Guerre mondiale.

Tiré de Inprecor 738 - novembre 2025
12 novembre 2025

Par Elsa Collonges

Le premier ministre Sébastien Lecornu avec d'autres membres du gouvernement le 16 octobre 2025. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas

La lutte des classes ressemble aujourd'hui davantage à un mélange de la fin du 19e siècle et des années trente qu'à ce que nous avons connu dans les cinq dernières décennies. Il nous faut construire le front unique à la fois pour reconstituer la classe pour soi et pour lutter contre la montée de l'extrême droite, c'est-à-dire combiner des éléments de clarification avec une politique unitaire. Les acquis historiques et théoriques de notre courant politique constituent des outils qu'il s'agit aujourd'hui de s'approprier collectivement, d'actualiser et de mettre en œuvre.

Si la croissance économique mondiale est divisée par deux par rapport aux années 60, elle est divisée par six en Europe et la France devrait péniblement atteindre 0,8 % cette année, selon la dernière prévision de l'INSEE (1).

Crise économique, dette et transfert massif d'argent public vers le privé

Les ressorts utilisés précédemment par le capitalisme européen pour maintenir son taux de profit sont inopérants aujourd'hui, que l'on pense à l'augmentation de la productivité du travail ou à l'extension de sa sphère impérialiste. D'autres mécanismes sont donc mis en œuvre avec une efficacité moindre et un coût social élevé pour les classes populaires.

Pour maintenir la rentabilité du capital, l'État français a opéré ces dernières années un transfert massif d'argent public. D'après une note d'ATTAC France (2) sur la période 2018-2023, les baisses des prélèvements (cotisations sociales, impôts, etc.) représentent plus de 300 milliards d'euros cumulés, qui contribuent pour près de 35 % à la hausse de la dette de la France.

Du côté des aides publiques versées aux entreprises, une commission d'enquête du Sénat les estime à plus de 211 milliards d'euros pour la seule année 2023 (3). Le syndicat Solidaires Finances publiques évalue à plus de 80 milliards d'euros l'évitement illégal de l'impôt (4).

Ces estimations vont complètement à contresens des discours gouvernementaux qui attribuent systématiquement cette dette à l'envolée des dépenses, au « modèle social français » prétendument trop généreux. Ce « désaccord » d'interprétation recouvre un enjeu idéologique majeur et est au cœur des affrontements sociaux des dernières années autour de la Sécurité sociale.

En attendant, cette hausse de la dette et les difficultés du pouvoir à boucler un budget ont conduit à la dégradation de la note de la France par diverses agences de notation, dégradation qui elle-même alimente l'instabilité économique et l'augmentation du coût de la dette.

Crise de l'impérialisme français, crise industrielle et course à la guerre

Dans le contexte de crise globale, l'accès à l'énergie et aux ressources minières est un enjeu majeur. Que ce soit au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique, les volontés de contrôle et la réorganisation des impérialismes exacerbent les tensions, avec des conséquences terribles pour les peuples, que ce soit à Gaza, en Ukraine, au Soudan ou en RDC pour ne citer que ceux-là. La place que cherche à prendre la Chine sur le plan industriel et technologique pousse dans leurs retranchements tant la puissance étasunienne que les pays de la vieille Europe.

En France, malgré la perfusion sous laquelle sont placées les entreprises, celles-ci peinent à tirer leur épingle du jeu. Ce sont aujourd'hui probablement plus d'un demi-million d'emplois qui sont en cours de disparition alors que le pays compte déjà plus de cinq millions de chômeur·ses. Les quelques « sauvetages » d'emplois réalisés par une réorientation dans le militaire comme aux Fonderies de Bretagne ou à Renault ne pourront endiguer la vague, à moins d'une réorientation bien plus nette vers une réelle économie de guerre.

Face à la crise de la production industrielle de masse et à la concurrence internationale acharnée, l'industrie militaire et de défense est une des solutions envisagées aujourd'hui par les puissances impérialistes (5). La tendance au réarmement était déjà engagée en France puisque le budget de la défense était passé de 32 milliards à 50 milliards (hors pensions) entre 2017 et 2025. L'objectif de 3,5 % du PIB consacré aux dépenses militaires fixé par Macron représenterait une augmentation très importante de l'ordre de 40 milliards (6).

Transfert de la crise globale dans le champ politique

Contrairement à ce qu'on essaye de nous faire croire, ce n'est pas la crise politique qui déstabilise l'économie française. Bien au contraire, cette crise politique est la conséquence directe de la crise du capitalisme, de la volonté féroce des possédants d'accaparer toujours davantage les richesses produites et des contradictions à l'œuvre dans la bourgeoisie sur les moyens d'y parvenir (7).

La France est un des pays européens où les classes populaires restent encore structurées de manière significative. Les défaites accumulées au cours des trois dernières décennies pèsent lourdement, mais le fait qu'elles n'aient été concédées qu'après de dures batailles a permis de maintenir un niveau de conscience et de combativité qui a considérablement affaibli le pouvoir politique.

Alors que Macron est sur la fin de son deuxième mandat, il a usé jusqu'à la corde le filon du gestionnaire se plaçant au centre. Tout d'abord parce que les politiques menées depuis près de dix ans ont clairement montré le camp qui est le sien et ensuite parce que chacune des formations politiques espère tirer son épingle du jeu en se désolidarisant de son bilan.

Un réel risque d'accession au pouvoir de l'extrême droite

Le développement des discours racistes et notamment islamophobes mais aussi sécuritaires depuis les attentats de 2001 a pavé la voie au Front national devenu Rassemblement national. La droite est évidemment à l'offensive sur ces thèmes mais une partie de la gauche contribue aussi au développement des idées nauséabondes avec des discours sécuritaires et/ou protectionnistes/nationalistes. Le recul des combats antiracistes et internationalistes en lien avec les désillusions d'une part importante de la population racisée vis-à-vis de la gauche institutionnelle pèse gravement.

S'appuyant sur le désespoir généré par la situation sociale, le Rassemblement national réalise des scores importants dans les classes populaires. Mais lors des dernières échéances électorales, c'est surtout un élargissement de sa base sociale que l'on a pu constater dans les couches intermédiaires (8). En parallèle, un certain nombre de grands patrons ne cachent plus leur sympathie pour les idées d'extrême droite, patrons qui progressivement étendent leur influence dans les médias par des rachats divers.

Du point de vue de l'influence croissante de l'extrême droite, on est dans un contexte qui ne va pas sans rappeler les années 30.

Une gauche éclatée

De l'autre côté de l'échiquier politique, l'extrême gauche révolutionnaire est extrêmement morcelée et pour une part repliée sur elle-même. Être partie prenante du Nouveau Front populaire (NFP) lors des élections législatives de juin 2024 a permis au NPA-L'Anticapitaliste de porter un discours radical à une échelle large, les autres organisations d'extrême gauche étant complètement invisibilisées du fait de leur orientation incompréhensible face au danger de l'accession au pouvoir de l'extrême droite.

Pour ce qui est des forces plus importantes, l'unité du NFP n'a pas perduré et la gauche institutionnelle se retrouve à nouveau éclatée entre un pôle social libéral affaibli – incarné essentiellement par le PS et prêt à des compromis importants pour maintenir ses positions institutionnelles – et La France insoumise (LFI), qui apparaît comme une force très radicale dans un contexte de recul de la conscience. C'est elle qui canalise aujourd'hui très majoritairement les aspirations des catégories les plus conscientes des classes populaires. Mais son ancrage militant réel reste faible proportionnellement à ses scores électoraux et les illusions institutionnelles sont très fortes parmi ses militant·es et ses sympathisant·es. De plus, l'absence de structuration démocratique est un obstacle important à l'élargissement de cette force. LFI est aujourd'hui la seule force politique qui a la possibilité d'impulser des mobilisations de masse mais la façon dont elle l'envisage, en maintenant son hégémonie sans partage, empêche leur développement et freine la construction unitaire à la base et les possibilités d'auto-organisation.

Des affrontements sociaux massifs et réguliers mais défaits

Après le compromis des dites Trente glorieuses – période finalement bien courte dans l'Histoire – le choc pétrolier et la crise structurelle ont conduit rapidement la bourgeoisie à élaborer une stratégie pour reprendre l'offensive. Les années 80 et 90 ont vu le démantèlement des grandes concentrations de travailleur·ses et l'élaboration de nouvelles modalités de management individualisant les salarié·es. Les attaques se sont multipliées pour diminuer le « coût du travail » : baisses de salaires, attaques contre le salaire socialisé, licenciements, augmentation des cadences, etc.

De 1995 à 2023, les différents gouvernements n'ont cessé de vouloir détruire notre système de protection sociale pour reprendre la main sur des masses d'argent socialisé qui leur échappent, mais aussi pour jeter dans l'arène du monde du travail des millions de personnes qui auraient dû bénéficier de l'assurance chômage, maladie ou être à la retraite.

Les travailleur·ses ont été des millions dans la rue pour défendre notre système de retraites mais, à part la victoire partielle de 1995, toutes les autres batailles se sont soldées par des défaites. La faiblesse de la grève, en particulier dans le secteur privé, la difficulté à enclencher la grève reconductible dans des secteurs significatifs, ont pesé lourdement. Les stratégies des organisations syndicales n'ont pas aidé mais elles sont aussi le reflet du recul de la conscience et de l'organisation de notre classe, de l'absence de confiance dans ses propres forces faute d'expériences de victoires.

La combativité et la radicalité existent, comme on l'a vu avec le mouvement des Gilets jaune (GJ) en 2019 et aussi dans de nombreux secteurs syndicaux comme dans les mobilisations de la jeunesse, des quartiers populaires, féministes ou écologistes qui tissent de plus en plus de liens avec le mouvement ouvrier traditionnel. Mais dans tous les cas, l'auto-organisation des mobilisations n'a pas été suffisante pour rattraper des décennies de reculs. Notons positivement que la défiance vis-à-vis des organisations syndicales est plutôt en recul à la fois grâce aux expériences de mobilisations mais aussi à l'unité qu'elles ont réalisée dans la dernière période.

Cette aspiration à l'unité reste extrêmement forte tant sur le plan syndical que politique. Elle repose sur la compréhension de la nécessité de l'unité de notre camp social pour gagner et est d'autant plus forte que le niveau de conscience et de combativité ne pousse pas au dépassement des stratégies de compromis des organisations les moins combatives.

Une stratégie pour reconstruire la conscience de classe

Face à l'attentisme des travailleur·ses et aux stratégies timides des intersyndicales, la tentation est grande de s'appuyer sur les secteurs les plus radicalisés pour faire des démonstrations. Pourtant, l'histoire a montré à de nombreuses reprises au cours du 19e siècle que les raccourcis n'existent pas et que seule la construction de luttes de masse en capacité de bloquer l'économie permet d'obtenir des avancées significatives. Tant en 1995 (mobilisation pour la Sécurité sociale et les retraites) qu'en 2003 (alignement des retraites du public sur le privé) ou en 2010 (défense des retraites à nouveau) ou encore durant la mobilisation de la jeunesse contre le CPE en 2006, de réels cadres d'auto-organisation ont existé à différentes échelles, des cadres qui ont été malheureusement beaucoup plus faibles dans les mobilisations qui ont suivi. L'apparition des réseaux sociaux et des modes de communication dématérialisés sont des éléments qui participent de cette désaffection des cadres de discussion et de prise de décision sur les lieux de travail. S'ils permettent une circulation beaucoup plus rapide et plus large des informations, ils renvoient à un rapport individualisé, sans débat, à ces informations et rendent la présence en réunion facultative pour y accéder.

Le recul des cadres d'auto-organisation rend difficile le partage d'expérience et donc l'émergence de préoccupations et de revendications qui solidifient les mobilisations et homogénéisent les secteurs. La solidarité, la détermination et la colère collective se renforcent dans l'enthousiasme des moments partagés en assemblée générale, autour de piquets de grève encore plus que dans les défilés. Reconduire la grève se fait avant tout dans la chaleur d'une assemblée générale et, sans elle, il est très difficile de prolonger une grève de 24 heures.

Les cadres d'auto-organisation permettent également de faire progresser, d'homogénéiser et d'être au plus près du niveau de conscience, y compris dans les phases d'accélération. Celles-ci se cristallisent ces dernières années sur des éléments politiques ou démocratiques comme la question des retraites des femmes en 2019, l'usage du 49.3 pour faire passer la réforme des retraites par décret en 2023, ou encore la répression violente de l'État lors du mouvement des Gilets jaunes. Les cadres d'auto-organisation permettent de partager une compréhension de l'affrontement capital/travail à une échelle large, de le retranscrire dans des revendications concrètes et également d'expliciter l'affrontement avec l'appareil d'État défendant les classes dominantes.

Faire émerger des revendications sectorielles et construire l'auto-organisation sont donc des taches essentielles des militant·es révolutionnaires.

Pour que notre classe prenne confiance en sa force, il est essentiel qu'elle fasse à nouveau des expériences de luttes victorieuses, même partielles ou locales, mais significatives à une échelle de masse. De ce point de vue, le recul du gouvernement Lecornu, obligé de décaler la mise en application de la réforme des retraites, doit être un encouragement à pousser notre avantage face à un pouvoir illégitime et très affaibli.

Construire le front social et politique

La mobilisation de cette rentrée est partie immédiatement sur des mots d'ordre très globaux et politiques : refus du budget présenté par le Premier ministre François Bayrou et omniprésence du mot d'ordre « Macron dégage ! ». La démission du gouvernement et la crise institutionnelle durant plusieurs semaines ont partiellement désarmé le mouvement, faute de revendications concrètes en l'absence de budget concret et d'ennemi auquel s'opposer. Il s'agit aujourd'hui de prendre le mouvement là où il en est, c'est-à-dire pas seulement focalisé sur une revendication précise du type « retrait de la réforme » mais sur une compréhension plus globale des enjeux et sur un affrontement direct avec le pouvoir en place. En effet, derrière la revendication de retrait du budget de Bayrou, il y avait non seulement le refus de travailler deux jours supplémentaires, mais aussi la défense des services publics et de la Sécurité sociale, et également l'opposition à l'augmentation du budget de la défense.

Cette maturité du mouvement ne doit cependant pas nous faire oublier les difficultés, dans un contexte de rapport de force très dégradé. En premier lieu, nous ne devons absolument pas sous-estimer la menace de l'accession au pouvoir de l'extrême droite. Il faut comprendre comment cela pèse dans les dynamiques des différentes organisations : les recompositions en cours à droite, la peur d'une partie de la gauche d'un basculement vers l'extrême droite en cas de dissolution de l'Assemblée nationale, les réticences de l'intersyndicale à pousser la crise…

Cela nous impose d'être extrêmement clairs sur notre positionnement politique. L'unité de notre camp social face à l'extrême droite est un enjeu crucial pour la grande majorité de la population et en particulier pour les personnes racisées, les femmes, les LGBTI, les militant·es… Nous devons mener la bataille pour cette unité en tant qu'aile la plus radicale, ce que nous avons fait en nous inscrivant dans la campagne des législatives de juin 2024. Les divisions actuelles au sein de la gauche et les calculs électoralistes des un·es et des autres font craindre qu'en cas de dissolution de l'Assemblée, l'extrême droite ne trouve cette fois-ci pas d'obstacle à son accession au pouvoir. Le rejet de la motion de censure du gouvernement a reporté cette échéance mais il est urgent de mettre nos forces dans cette bataille.

Garder une perspective révolutionnaire dans un contexte difficile

Au-delà de ces enjeux immédiats, en tant qu'organisation révolutionnaire, nous réfléchissons aux formes que pourrait prendre la contestation du pouvoir en place par les travailleurs·ses, quelles cristallisations politiques et organisationnelles pourraient permettre à notre classe de franchir des étapes significatives. En effet, celles-ci sont ballottées, très rapidement, entre d'un côté un rejet de toutes les organisations, une contestation du pouvoir dans la cadre du système, et de l'autre un fort suivisme vis-à-vis des directions syndicales ou des appareils politiques réformistes. C'est pour cela que nous portons la perspective d'un gouvernement des travailleur·ses, un gouvernement de rupture qui mette en œuvre les revendications du mouvement social, en formulant les bases de son programme à partir de la réalité du mouvement actuel. L'objectif est de faire le pont entre les mobilisations et la colère contre le système et la nécessité de formuler une perspective politique, que les masses concrétisent essentiellement d'un point de vue institutionnel. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est capital de lier le mot d'ordre de gouvernement de rupture avec des revendications radicales, voire anticapitalistes, sur les salaires, la réquisition des banques, l'échelle mobile des heures de travail, l'ouverture des frontières, etc.

Dans le cadre d'une mobilisation de masse qui viendrait à contester réellement le pouvoir, le présidentialisme et le fonctionnement des assemblées parlementaires, il nous faut en même temps populariser le mot d'ordre d'assemblée constituante, rejetant la 5e République et remettant en question tous les fondements de la société, en ayant la préoccupation que ce mot d'ordre ne serve pas à faire rentrer dans le champ institutionnel le débordement des masses et qu'il trouve écho dans les milieux mobilisés, qu'il renforce la dimension politique de l'auto-organisation.

Dans tous les cas, la reconstruction d'un projet politique global, écosocialiste, est à l'ordre du jour, quelque chose qui vaille le coup de se battre, qui rompe avec le défaitisme et permette à notre classe de rêver à nouveau à des jours meilleurs pour y puiser la force de se battre !

Le 24 octobre 2025

Notes

1. « Comptes trimestriels (base 2020) - Acquis de croissance du Produit intérieur brut », INSEE, 16 octobre 2025.

2. « [Rapport] La dette de l'injustice fiscale – Comment la diminution des recettes publiques et les cadeaux fiscaux ont creusé la dette publique », 26 mars 2025, Attac France.

3. « Un coût annuel de 211 milliards d'euros : la commission d'enquête du Sénat sur les aides publiques aux entreprises réclame un “choc de transparence” », Guillaume Jacquot, 8 juillet 2025, Public Sénat.

4. « Lutte contre la fraude fiscale : "il y a peu de grain à moudre" selon la Cour des comptes ! »,18 avril 2025, Solidaires Finances publiques.

5. « Les systèmes militaro-industriels pourraient représenter des noyaux totalitaires de notre société », entretien avec Claude Serfati, 11 juillet 2025, Inprecor n° 733.

6. « Défense : une avalanche d'argent public électrise l'industrie européenne », Cécile Boutelet et Olivier Pinaud, 22 octobre 2025, Le Monde.

7. « À la source de l'impasse politique, la crise économique », Romaric Godin, 5 septembre 2025, Mediapart.

8. « Sociologie des électorats - Législatives 2024 », 30 juin 2024, IPSOS.

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