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Lancement double le 14 octobre !
La parution du numéro 104 (et son dossier sur l'Acadie) et du numéro 105 (et son dossier sur l'internationalisme) seront soulignés à la librairie N'était-ce pas l'été (6702 St-Laurent, Montréal).
Mardi 14 octobre à 18h30. Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

Rouyn-Noranda vs. Glencore : « Ça concerne tout le monde »
Le 26 août 2023, 900 personnes se mettent en marche au centre-ville de Rouyn-Noranda. Il fait plein soleil, l'ambiance est à la fête, mais l'indignation demeure au rendez-vous, comme en témoignent les slogans repris en chœur par la foule. Dans le dernier droit, avançant de pied ferme vers l'imposante silhouette de la Fonderie Horne, on scande sans relâche : « Nos vies, nos vies, valent plus que leurs profits ! »
Pour Jennifer Ricard-Turcotte, l'une des organisatrices de l'événement, c'est mission accomplie. La coalition de groupes militants à l'origine de la mobilisation a réussi à faire crier haut et fort par la population la rumeur qui circulait entre les branches et les microparticules d'arsenic depuis le printemps : « Y'en a pas, d'acceptabilité sociale. »
« C'est pas vrai qu'on va se taire »
Retour à l'automne 2022. En pleine campagne électorale, François Legault se présente à Rouyn-Noranda. Le climat social est tendu. Les mois précédents ont été fastes en révélations scandaleuses concernant les impacts des activités de la Fonderie Horne sur la santé des citoyennes et des citoyens. La population est inquiète et réclame des changements. En point de presse concernant les cibles de l'usine pour la réduction de ses émissions d'arsenic et de métaux lourds, le premier ministre déclare : « C'est pas à moi de prendre la décision, c'est à la population de Rouyn-Noranda ». Lesdites cibles prévoient une diminution des émissions d'arsenic de la Fonderie Horne pour atteindre une concentration maximale de 15 nanogrammes par mètre cube d'air d'ici 2028, soit cinq fois plus que la norme québécoise de 3 ng/m3, sans délai imposé pour atteindre cette norme, et avec des dépassements allant jusqu'à 22 fois la quantité permise dans les premières années. Ce plan, qui fait l'objet d'une consultation publique, est majoritairement rejeté par les personnes répondantes. Le message paraît clair : les objectifs sont insuffisants.
Pourtant, le 16 mars 2023, la nouvelle entente ministérielle annoncée entre le gouvernement du Québec et la Fonderie Horne reprend très exactement ces cibles, assorties de la création d'une zone tampon nécessitant la relocalisation d'environ 200 ménages et la mise à terre de 80 bâtiments dans le rayon le plus rapproché de la fonderie. Sur ce projet, la population n'a jamais eu son mot à dire. À ce jour, le processus de relocalisation et d'indemnisation demeure flou pour les personnes concernées, à qui on refuse une place à la table de négociations. Pourtant, les conséquences potentielles sur le tissu social et sur la précarité des citoyen·nes sont nombreuses. En pleine crise du logement, on s'apprête à relocaliser les gens d'un quartier riche d'histoire, de culture et d'entraide, mais aussi marqué par de nombreux problèmes sociaux. Au vu du prix des loyers actuels, ces derniers ne peuvent que se retrouver en HLM.
Johanne Alarie, une organisatrice locale, résume le contexte de mobilisation du 26 août : « La marche, c'était vraiment pour dire qu'on n'accepte pas l'autorisation ministérielle. C'est pas vrai qu'on va se taire pendant cinq ans, qu'on va arrêter de bouger. Y'a des choses qu'on veut qui restent, mais c'est insuffisant, ça va pas assez vite. Quinze nanogrammes, on a dit que c'était ok pour la première année, that's it, pas dans cinq ans. »
Une mobilisation pas comme les autres
Dès le mois de juillet, les organisateurices de la marche commencent à se rencontrer chaque semaine. Cinq comités et des dizaines de citoyen·nes prennent part aux préparatifs de la marche du 26 août et des activités qui l'entourent. S'ajoutent à cela des membres de collectifs citoyens engagés pour la justice environnementale venant de partout au Québec. Pour les personnes organisatrices interrogées, la présence de ces nouvelles voix a eu des effets très bénéfiques. Elle a permis de donner à la lutte une ampleur nationale, de revalider l'indignation des groupes locaux, de tisser des liens humains et de partager des expertises nouvelles : « Le non-respect des normes, ça concerne tout le Québec. Les gens sont venus en support à Rouyn-Noranda, mais aussi parce qu'ils se sentent concernés. On a pu sensibiliser de nouveaux porteurs de dossier ailleurs au Québec qui comprennent notre situation », exprime Johanne Alarie.
Cette mise en relation a été grandement facilitée par le Campement d'autodéfense populaire, qui a organisé une série d'activités dans les jours entourant la marche. Le comité a invité les gens à camper sur les lieux de la future zone tampon grâce à la complicité de propriétaires et de locataires qui ont prêté leur terrain. Visites guidées du quartier Notre-Dame, quiz post-ironique sur Glencore, repas communautaires et assemblées démocratiques ont donné l'occasion aux personnes réunies d'échanger sur de nouveaux moyens de résistance et d'action directe, qui se sont concrétisés de plusieurs façons pendant la fin de semaine. Si l'ambiance est demeurée plutôt bon enfant malgré le sérieux des discussions, Glencore n'entendait pas à rire. La multinationale avait engagé une agence de sécurité dont la présence s'est fait sentir toute la fin de semaine : « Tous nos mouvements étaient documentés », témoigne Samuel Touchette, membre du comité. Plusieurs personnes campeuses ont également témoigné d'actes d'intimidation de la part de personnes dont l'identité demeure inconnue, et qui leur ont fait subir les sons de klaxon et d'insultes tard dans la nuit. Comme le dit Johanne Alarie : « On s'attaque à un monstre ». Face à ce constat, le comité n'entend pas lâcher prise : « À un moment donné, ça suffit les actions qui sont symboliques qui en appellent à la bonne foi, on les a toutes faites. Maintenant, il faut avoir un effet concret sur la compagnie, se mettre devant la machine pour l'arrêter », déclare Frédérique Godefroid.
Et la suite ?
Le 27 août, le député caquiste Daniel Bernard publiait sur sa page Facebook une vidéo affirmant sa grande satisfaction par rapport à la gestion du dossier de la Fonderie Horne. Au conseil municipal suivant, la mairesse Diane Dallaire se montrait à son tour aveugle au mouvement social ayant pris forme dans les rues de sa ville et réitérait son accord avec l'autorisation ministérielle en ajoutant : « aucun nouvel élément ne justifie de changer notre position ». Venu·es dénoncer cette inaction décomplexée dans une séance du conseil qui s'est soldée par le retrait de la mairesse, au bord des larmes, le lundi 25 septembre, les citoyennes et les citoyens présent·es ont été dépeint·es dans les médias comme des « adversaires » et des « opposant·es ». Pour les militant·es interrogé·es, cette victimisation des élu·es doublée d'un confinement des groupes militants au rôle de bourreaux s'avère problématique. « C'est ça le défi, c'est de pas se faire camper dans le rôle des madames fâchées, qui sont jamais contentes, mais continuer d'escalader, d'augmenter les moyens de pression », dit Isabelle Fortin-Rondeau. « Ça m'a profondément heurtée de nous faire dire qu'on faisait une campagne de salissage envers la ville, je trouve que c'est d'un affront. On sait que le conseil municipal travaille super fort, mais ils travaillent fort à mettre en place toutes sortes de comités, de mécanismes pour qu'on s'adapte à quelque chose qu'on a refusé », ajoute Jennifer Ricard-Turcotte. Pourtant, c'est précisément l'attachement à leur communauté, la conviction de vivre dans un lieu de beauté et la volonté de le préserver qui motivent ces femmes à prendre la parole.
Le traitement médiatique de la dernière année a laissé croire à un clivage profond au sein de la population de Rouyn-Noranda. Pourtant, sur le terrain, même au-delà des cercles militants, même chez celles et ceux qui le disent à voix basse pour protéger leurs salaires, un consensus semble se répandre : la Fonderie doit prendre ses responsabilités. À mon sens, le véritable clivage s'opère plutôt entre la population générale et les institutions politiques prônant le statu quo et la tradition mercantile à laquelle la ville est soumise depuis sa naissance. Dans ce contexte d'apparence stagnante, la mobilisation du 26 août a tout de même insufflé de l'espoir. La lutte pour la qualité de l'air gagne en visibilité, entre autres grâce au mouvement national de Mères au front, qui en a fait son principal cheval de bataille. Pour les personnes organisatrices, les mois à venir devront être consacrés au maintien des liens et à un soutien mutuel des luttes à travers la province. « On a collectivement refusé cette autorisation-là, on n'y consent pas. Il en va de notre dignité collective de résister », dit Jennifer Ricard-Turcotte. Qu'il en soit ainsi.
Gabrielle I. Falardeau est citoyenne de Rouyn-Noranda et militante pour la justice climatique et sociale.
Photo : Williams Noury

Pour la défense de nos espaces verts
Depuis 2016, le collectif citoyen Mobilisation 6600 lutte contre la destruction d'un espace vert dans l'Est de Montréal par plusieurs projets de développement industriel. En plus d'être menacé par les ambitions d'agrandissement du boulevard L'Assomption par le ministère des Transports du Québec, ce territoire boisé a été acheté par Ray-Mont Logistiques, une compagnie spécialisée en transbordement, qui souhaite y aménager un terminal de conteneurs. Dans un quartier affecté par les îlots de chaleur et par les effets néfastes de la circulation autour du port de Montréal, la destruction de cet espace est un exemple concret de la primauté de la logique capitaliste sur l'environnement et la santé des populations. En octobre 2023, le groupe a mobilisé la population locale ainsi que ses allié·es pour planter des arbres sur une partie de ce territoire à sauver. La journée fut un vif succès et la mobilisation se poursuit pour préserver cet espace vert, essentiel à la qualité de vie du quartier.
Photo : Valérie Beauchamp

Plan fédéral de décarbonation de l’économie : un échec annonce
Le plus récent plan de transition du gouvernement fédéral présenté lors du budget de mars 2023 illustre clairement la crise du modèle de développement dominant. La bêtise des mesures annoncées est le reflet d'une classe politique indifférente et incapable de sortir du néolibéralisme et du capitalisme fossile qui sont pourtant à l'origine de l'effondrement écologique de nos sociétés.
Dans les 20 dernières années, chaque nouvelle unité d'énergie renouvelable produite au Canada a été accompagnée par treize unités additionnelles d'énergies fossiles. Les 20 prochaines années s'annoncent comme une vaste répétition de cette catastrophe, la Régie de l'énergie du Canada estimant que la production de gaz naturel et de pétrole augmentera toutes deux de 20 % d'ici 2040. En dépit de ces faits, tant les décideurs publics que privés se réclament d'une transition énergétique, dont on annonce ad nauseam la mise en œuvre, même à l'occasion d'une approbation d'un énième projet d'infrastructure fossile qu'on présentera sans sourciller comme vert et durable.
Le néolibéralisme contre la transition
Le plan de transition énergétique annoncé par Ottawa est accompagné d'une enveloppe de 80 milliards $ sur 10 ans. Ce fonds sera essentiellement transformé en subventions publiques versées à des entreprises privées pour les inciter à investir dans des projets de transition énergétique. Outre la notion large de transition énergétique mise de l'avant dans ce plan – des projets d'exploitation de gaz naturel et d'énergie nucléaire pourront bénéficier de subventions –, cette approche trahit un État dépendant de capitaux privés pour mettre en œuvre les grands chantiers à accomplir.
Dans les années 1970, le taux d'imposition fédéral statutaire des entreprises avoisinait 40 %, alors qu'il n'est plus que de 15 % aujourd'hui. Que s'est-il passé ? L'évitement fiscal par les multinationales est devenu une pratique endémique, ce à quoi les gouvernements ont répondu en abaissant le taux d'imposition des entreprises pour « compétitionner » avec les paradis fiscaux. Une course fiscale vers le bas s'est jouée à travers la planète, avec pour conséquence que la moyenne mondiale des taux d'imposition des entreprises est passée de 49 % à 24 % entre 1985 et 2018.
Après des décennies de pertes fiscales additionnées à travers le monde, un budget fédéral canadien typique des budgets des pays de l'OCDE peut candidement affirmer en 2023 : « Des milliers de milliards de dollars en capital privé attendent d'être dépensés en vue de bâtir l'économie propre mondiale ». Le retournement discursif ne surprend pas, mais est tout de même saisissant. Plutôt qu'une catastrophe issue d'une déréglementation fiscale historique, on présente ces sommes comme une opportunité d'affaires pour une société dont l'économie sale sera magiquement lavée par des capitaux privés. Évidemment, sous cette rhétorique, l'option d'enfin imposer comme il se doit ces « milliers de milliards de dollars » est évacuée de facto.
Face à de graves crises que traversent les sociétés actuelles (comme le péril écologique), les pertes fiscales cumulées se révèlent particulièrement préjudiciables, l'État ne disposant plus que de deux options pour surmonter la crise : s'endetter massivement auprès d'institutions financières qu'ils n'imposent presque plus et affronter les discours de la droite économique condamnant les déficits publics, ou prévoir un bouquet de subventions stimulant l'investissement de capitaux privés pour compenser l'insuffisance des capitaux publics. Le plus récent plan de transition du gouvernement fédéral favorise principalement la seconde approche, dont le désavantage majeur est celui de devoir apparaître rentable aux yeux du privé, alors que l'exigence de profits est précisément ce qui a contribué à l'abîme écologique dans lequel nous nous trouvons.
Toute analyse sérieuse à propos de l'économie politique de la transition écologique parvient à la conclusion que la transition à accomplir ne sera pas rentable d'un point de vue financier. Au contraire, elle impliquera la dévalorisation massive de capitaux et d'infrastructures, appelés à devenir des actifs dits « irrécupérables » ou « échoués ». Une grande partie des infrastructures fossiles, par exemple, devront être fermées avant leur terme initialement prévu. Les théories économiques de la transition énergétique qualifient ces actifs d'« irrécupérables », puisque n'ayant plus aucune utilité dans un monde postfossile. On estime à cet égard que le Canada est le 5e pays du monde sujet aux plus importantes pertes de capitaux découlant de la transition énergétique, derrière le Royaume-Uni, la Chine, la Russie et les États-Unis. Or, c'est précisément à cette dévalorisation annoncée à laquelle les grandes entreprises détentrices d'actifs fossiles résistent.
Malheureusement, leur lobbyisme et leur intrusion dans la sphère politique portent fruit. En témoigne le plan de transition fédéral, dont le quart des 80 milliards de dollars est destiné à financer des projets de capture et stockage de carbone installés sur les lieux d'extraction et de raffinage des énergies fossiles. Alors que les mérites de ces technologies sont largement surestimés (en 2022, elles sont parvenues à dévier de l'atmosphère plus ou moins 0,1 % des GES mondiaux), elles auront pour effet de prolonger la durée de vie des infrastructures fossiles canadiennes et repousser leur dévalorisation inéluctable.
La planification démocratique et écologique de l'économie
L'histoire du capitalisme est une histoire de dépossession, et la mouture actuelle de la transition écologique à la sauce néolibérale se présente comme un nouveau chapitre de cette histoire. Par exemple, la ruée du secteur privé subventionné vers les minéraux critiques et stratégiques, qui vise à électrifier un système de production et de consommation infernal, signifie plus d'appropriations de terres habitées par les populations rurales et autochtones du monde, plus de destruction d'écosystèmes et d'habitats, et ce, pour un résultat pas plus durable étant donné la rareté des ressources minières du monde et le caractère hautement destructeur et polluant de leur extraction.
À l'encontre de cette trajectoire mise de l'avant par les élites extractivistes et financières, soutenues par les pouvoirs publics, les mouvements social et écologiste débattent tous des moyens et des institutions en mesure d'accomplir une autolimitation des sociétés. Différents modèles, comme la décroissance, l'écosocialisme, l'écoanarchisme, le communalisme, la biorégion, etc., sont mis de l'avant pour tenter d'articuler les enjeux de justice sociale aux impératifs de viabilité écologique. Ces contre-modèles au capitalisme et à l'impérialisme portent tous à divers degrés une forme ou une autre de planification de l'économie, où les leviers économiques à l'origine des grands secteurs de production et de consommation de nos sociétés deviendraient l'objet d'une délibération démocratique ayant pour visée première le bien commun viable plutôt que le profit privé.
À l'heure actuelle, la seule planification de l'économie qui prévaut en est une antidémocratique, où tous et toutes sont placé·es devant le fait accompli de systèmes de production et de consommation issus d'une lutte permanente que se livrent de grands oligopoles déréglementés pour plus de gains. En découlent des logiques banalisées d'obsolescence, le triomphe de l'usage unique, des marchandises toujours plus complexes, mais néanmoins inutiles, une mondialisation superflue des chaînes de production, bref, un vaste gaspillage à l'origine de plusieurs des maux écologiques contemporains, sans parler de l'exploitation inique de travailleurs et travailleuses réduit·es à des ressources humaines interchangeables.
En somme, le plan fédéral de transition énergétique et de décarbonation, qui propose ni plus ni moins qu'une privatisation de la transition, s'inscrit en parfaite continuité avec la logique néolibérale dominante. On ne peut toutefois reprocher au budget de manquer de transparence idéologique lorsqu'on lit certains passages de ses 290 pages, dont celui-ci : « pour exploiter pleinement le potentiel du pays en minéraux critiques, le gouvernement fédéral doit veiller à mettre en place un cadre qui accélérera l'investissement privé ». En laissant les rênes de l'économie entre les mains des forces du marché et de ses grandes entreprises, les politiques publiques fédérales vont contribuer à un échec écologique prévisible, que le vernis vert tout à fait craqué du gouvernement Trudeau et de ses successeurs pourra de moins en moins camoufler.
Colin Pratte est chercheur à l'Institut de recherches et d'informations socio-économiques.
Photo : Jim Choate (CC BY-NC 2.0)

Bruno Marchand et le piège de l’extrême centre
Bruno Marchand a créé la surprise en devenant maire de Québec le 7 novembre 2021. Se présentant comme centriste lors de la campagne électorale, il séduit une partie de l'électorat progressiste par sa personnalité. Or, depuis qu'il est au pouvoir, ce dernier essuie de vives critiques sur son aile gauche.
La victoire de Bruno Marchand est en partie due au contexte lui ayant permis de récupérer l'électorat progressiste des quartiers centraux, apeuré par l'idée qu'une division du vote puisse porter la droite populiste de Jean-François Gosselin et Québec 21 au pouvoir. Si Marchand a su rallier ces votes pour ravir la mairie in extremis, c'est en raison de ses qualités indéniables de communicateur.
En effet, dès les premières semaines suivant son élection, il se construit une image attractive avec sa verve et ses fameux souliers de course. À l'extérieur des frontières de sa municipalité, on le considère comme un maire actif, issu d'une nouvelle génération d'acteur·trices municipaux·ales. Cependant, la première moitié de son mandat nous aura rappelé qu'au-delà de l'image, Bruno Marchand est un maire sans expérience politique qui joue souvent ses cartes de façon malhabile.
L'inexpérience n'est pas réprimandable en soi, mais elle pèse lourd lorsqu'on manie avec plus d'aisance l'art oratoire que l'art de faire cheminer un dossier et qu'on maîtrise davantage le discours que les sujets dont on se fait le porteur. Les incohérences qui en résultent sur le terrain et l'absence de gestes concrets pour appuyer les valeurs qu'on expose irritent les acteur·trices concerné·es dont les attentes sont déçues.
L'extrême centre
Le maire Marchand est entré en poste en promettant, comme d'autres avant lui, de faire la politique autrement. Grandement influencé par le discours classique de l'extrême centre accédant au pouvoir, il se présente comme un homme d'action qui n'aime pas les joutes partisanes ni les idéologies et qui préfère le consensus. Minoritaire en début de mandat, il joue la carte de la collaboration avec des partis d'opposition disloqués ou affaiblis par la perte de leurs leaders. Il promet de faire avancer les dossiers par la coopération et une complicité qu'il saura faire émaner entre tous les acteur·trices de la scène municipale. Sans surprise, la lune de miel annoncée au conseil municipal ne verra jamais vraiment le jour.
Rapidement, les écologistes se retrouvent confronté·es à l'une des conséquences agaçantes de cette volonté des centristes de jouer la modération et se placer entre deux camps, c'est-à-dire l'incapacité de trancher ou de dire les choses telles qu'elles sont. Pour froisser le moins de gens possible, mieux vaut se taire que de prendre des positions fermes dans des dossiers chauds. Cette stratégie relève soit d'un cynisme malhonnête, soit d'un aveu que les dossiers ne sont pas encore maîtrisés.
Par exemple, l'incapacité du maire à se prononcer à propos du troisième lien, malgré la clarté de la littérature scientifique sur les effets néfastes sur l'environnement et les milieux de vie d'un tel projet d'infrastructure, en a déçu plus d'un. Dans un même ordre d'idées, nous l'avons entendu parler des deux côtés de la bouche en faisant la promotion du tramway, des pistes cyclables et du verdissement tout en se défendant de vouloir diminuer l'espace réservé à l'automobile.
Avec le dossier de la qualité de l'air, on constate que la rhétorique de l'inclusion de tous les partenaires dans l'élaboration de solutions le mène surtout à établir des relations fort questionnables. Sa proximité affichée avec le PDG du Port de Québec a de quoi faire sourciller les militant·es qui sont confronté·es à ce personnage depuis plus d'une décennie. Entendre Bruno Marchand, un maire soi-disant environnementaliste, faire des points de presse au côté de ce PDG pour discuter de qualité de l'air sur un ton bon enfant laisse évidemment perplexe. Le Port nous a habitué·es au déploiement de tout un arsenal de stratégies pour se défaire de ses responsabilités dans la pollution de notre air et défendre les intérêts des grandes compagnies minières.
L'inaction
Cette difficulté à trancher, à être cohérent et à mettre son poing sur la table lorsque nécessaire et cette confiance amicale presque naïve qu'il accorde à des acteur·trices dont le travail est de défendre des intérêts privés s'opposant à ceux de la population sont les mêmes attitudes qui ont probablement nui à sa capacité de livrer du concret. En effet, sans devenir un·e potentat·e, un·e maire·esse qui a promis de faire bouger les choses a le devoir de s'imposer au sein de sa fonction municipale, sans avoir peur de froisser certains égos. Lorsqu'on a l'ambition de changer les choses et qu'on demande à la population de nous en accorder la légitimité, il faut avoir confiance en nos idées et maîtriser suffisamment nos sujets afin d'établir des lignes politiques claires et bien comprises, qui percolent à l'interne. Sans quoi, les citoyen·nes se retrouvent témoins d'une véritable dichotomie entre ce qui sort de la bouche de l'élu·e et ce que la Ville fait, ou ne fait pas, sur le terrain.
Les premiers mois du mandat de Bruno Marchand ont donc laissé l'impression d'un maire qui n'était pas prêt à exercer ses responsabilités. Au-delà des slogans, nous n'avions pas affaire à un programme mûrement réfléchi par des militant·es de longue date sur les enjeux de l'écologie et de la justice sociale. Nous avions devant nous un maire ayant de la difficulté à s'imposer comme leader, maîtrisant mal les dossiers majeurs et ayant une propension à faire confiance à des acteur·trices beaucoup plus expérimenté·es, déjà confortablement installé·es dans les rouages d'un système qu'on doit travailler à déconstruire pour qu'une véritable transition écologique et sociale se mette en branle. Son penchant naturel pour la politique de l'extrême centre l'a finalement mené à trop de mollesse et d'incohérence, et à l'image d'un politicien qui parle beaucoup et qui agit peu.
L'électrochoc
Décevant dans le dossier du tramway et du transport actif et collectif, du logement et de l'itinérance, du droit de manifester ou de la protection des milieux naturels… Le ton de l'opposition a monté. Nous l'avons attaqué sur sa gauche aux côtés des acteurs du communautaire, des groupes environnementalistes et des collectifs de défense des droits. Le maire a démontré qu'une fois échaudé, sa réplique pouvait le faire mal paraître et le placer devant ses contradictions. Il était alors atteint dans ce qu'il a de plus précieux et ce qui lui a permis d'accéder au pouvoir : son image.
Cette offensive menée par plus progressistes que lui a porté ses fruits. À l'aube du mi-mandat, des initiatives sur la mobilité active se concrétisent, une vision sur l'itinérance s'élabore et des politiques sur le logement et un plan d'action sur la qualité de l'air viennent tout juste d'être déposés. Nous sommes loin de la coupe aux lèvres, mais il y a là des bases qui sont enfin posées et sur lesquelles la gauche pourra construire afin de voir émerger la ville qu'elle imagine.
Avec cette deuxième moitié de mandat qui commence, est-ce que le maire Marchand réussira à nouveau à rallier suffisamment de progressistes sans s'aliéner son électorat de centre droit ? Pour notre part, nous ne souffrons pas de ce dilemme des partis qui visent le centre et qui se retrouvent pris entre l'arbre et l'écorce. Notre projet repose sur un programme cohérent et sans ambiguïté, fondé sur l'expérience militante et une bonne connaissance des enjeux actuels. Avec une seule élue, nous faisons des gains. Nos idées, d'abord balayées du revers de la main, finissent par ressurgir dans les initiatives de la Ville et des concepts tels que l'écofiscalité, que nous étions seul·es à promouvoir, sont maintenant défendues par nos collègues.
À tous les partis municipalistes et écologistes qui émergent aux quatre coins du territoire, ne vous laissez pas décourager par la puissance apparente de vos adversaires et de la position précaire que vous semblez occuper sur l'échiquier politique. Ce sont d'abord nos gains politiques qui comptent, pas le pouvoir en soi. Et en misant sur nos forces, ces gains finissent par arriver.
Jackie Smith est cheffe de Transition Québec et conseillère municipale de Limoilou.
Illustration : Elisabeth Doyon

Élues à l’Assemblée nationale : quelle égalité politique ?
Les femmes représentent actuellement 46 % de la députation à l'Assemblée nationale du Québec. On pourrait s'en réjouir et penser que l'égalité dans la représentation est atteinte. Cependant, dans ce domaine comme dans d'autres, les chiffres sont trompeurs et font état d'une égalité de façade construite sur des sables mouvants.
En effet, d'une élection à l'autre, le nombre de femmes connaît des mouvements contradictoires : il baisse de 2003 à 2007 et encore une fois en 2014 ; nous ne sommes donc pas à l'abri des reculs. De plus, le nombre de femmes ne dit rien sur leur influence politique : qui détient les postes de pouvoir dans le cabinet ? Quelle part du budget de l'État revient à des ministères dirigés par des femmes ?
La volonté des partis politiques
En l'absence de législation contraignante ou même incitative, les partis politiques doivent eux-mêmes se doter de règles internes, car c'est principalement par le biais d'un parti politique que les femmes (et les hommes) parviennent à se faire élire. En ce domaine, on peut dire que pour les partis politiques, on assiste plus à des vœux pieux qu'à des règles contraignantes. Avec des résultats parfois surprenants. Le seul parti qui prône l'égalité dans les candidatures, Québec solidaire, n'a que le tiers de femmes dans sa députation, le PQ n'en compte aucune, alors que la CAQ en compte 64 % et le PLQ 58 %.
Si l'on prend en considération les dernières élections générales au Québec, le nombre de femmes candidates a été très élevé. La CAQ, dont les investitures dans les circonscriptions dépendent du chef, a choisi de présenter un grand nombre de femmes et plusieurs ont été élues, le parti ayant raflé un nombre considérable de sièges. Dans les autres partis, ce sont plutôt les militant·es dans les circonscriptions (au PLQ, il peut y avoir parachutage) qui choisissent les candidatures. Au PQ, on a préféré miser sur les députés sortants et sur le nouveau chef, ce qui donne le résultat que l'on sait. Dans les partielles qui ont suivi l'élection générale, QS a choisi de présenter deux hommes, malgré le déséquilibre sexué dans sa députation.
En fait, les partis politiques disposent d'outils pour déterminer les circonscriptions gagnables. Ils ne sont pas infaillibles, mais donnent une bonne indication. Longtemps, la tendance dominante a été de confiner les candidates aux circonscriptions perdues d'avance ou à celles où uniquement des femmes se présentaient. Ce n'est manifestement plus le cas. Mais viser l'égalité numérique dans la députation implique à la fois de déterminer les circonscriptions gagnables et de s'assurer que les femmes y sont présentées à égalité, ce qui ne dépend pas de la direction des partis (sauf à la CAQ), mais des associations de circonscriptions. D'où l'extrême volatilité des résultats.
Force est de constater que si, sur le plan des principes, les partis politiques semblent beaucoup moins frileux à présenter des candidates susceptibles de remporter leur circonscription, il n'en va pas de même en ce qui concerne les directions de parti : les deux seules femmes ayant été cheffes d'un parti politique représenté à l'Assemblée nationale ont été victimes d'une forte contestation de leur leadership, qu'il s'agisse de Dominique Anglade au PLQ ou de Pauline Marois au PQ. À Québec solidaire, lors de la dernière campagne électorale, le porte-parole masculin a été nettement plus mis en évidence que la porte-parole féminine. Quant à la CAQ, son chef fait preuve d'une condescendance paternaliste digne d'une époque préféministe.
Le mode de scrutin
Le mode de scrutin joue également un rôle dans le pourcentage de femmes élues. Avec le mode de scrutin uninominal à un tour, ce n'est pas vraiment une élection générale qui se joue, mais 125 élections partielles. Si ce mode de scrutin est relativement fonctionnel dans une situation de bipartisme, ce n'est pas du tout le cas lorsqu'il y a plusieurs partis en lice. On l'a vu lors des dernières élections où un parti a obtenu plus de 70 % des sièges tout en ne récoltant que 40 % du vote.
Les scrutins proportionnels permettent aux appareils des partis d'intervenir directement sur la composition genrée des candidatures puisqu'ils font appel à des listes nationales ou régionales. Cependant, ce n'est que sur les listes qu'ils peuvent établir un principe d'égalité de genre dans les candidatures et non sur l'ensemble des candidatures. Dans un tel contexte, il serait possible d'envisager les listes de candidatures comme un correctif et permettre de suppléer aux inégalités dans la députation par comté en présentant par exemple plus de candidatures féminines en position éligible sur les listes soumises à la proportionnelle.
Mais il est évident que la réforme du mode de scrutin dans un sens plus proportionnel n'est pas pour demain, tous les partis ayant été au gouvernement au cours des 30 dernières années nous ayant habitué·es à des volte-face sur cette question une fois qu'ils sont parvenus au pouvoir en profitant des distorsions inhérentes au mode de scrutin actuel, surtout en contexte multipartiste.
L'égalité numérique est-elle suffisante ?
La question de l'égalité entre les hommes et les femmes semble être passée dans les mœurs lors de la présentation des équipes ministérielles tant à Québec qu'à Ottawa, du moins lors de la formation du premier cabinet d'une législature. C'est beaucoup moins évident lorsqu'il y a des remaniements ministériels.
Si à Ottawa on peut noter que certaines femmes jouissent d'une grande influence avec Chrystia Freeland aux Finances, Mélanie Joly aux Affaires étrangères ou Anita Anand à la Défense, la situation semble être sensiblement différente à Québec. L'économie, les finances, la santé, l'éducation, ces ministères sont tous dirigés par des hommes et accaparent une grande part du budget du Québec. Mais là encore, la situation est fragile et dépend en grande partie de la volonté politique des premiers ministres, ce qui ne garantit aucune pérennité dans le temps ou en cas de changement de parti ou même de chef de parti au pouvoir.
Cela montre que la parité est loin d'être atteinte ou même souhaitée dans les cercles gouvernementaux. Cela montre aussi que les chiffres peuvent s'avérer trompeurs et que l'on doit se préoccuper autant de la quantité que de la qualité.
Des solutions ?
Au cours des multiples débats concernant la réforme du mode de scrutin, de nombreuses pistes de solution ont été esquissées par les féministes. Celles-ci tournent autour de l'obligation de résultat faite aux partis : il s'agit moins de déterminer uniquement l'égalité dans la présentation de candidatures que de récompenser ou de sanctionner les partis qui se trouvent ou non dans la zone paritaire en ce qui concerne le nombre de personnes élues. Une telle obligation pourrait tout à fait être inscrite dans la loi électorale et assortie soit de récompenses, soit de sanctions en ce qui concerne le financement public des partis politiques. Elle aurait pour effet d'encourager les partis politiques à pérenniser des habitus égalitaires.
Mais il faudrait aller plus loin si l'on veut atteindre l'égalité de genre en politique. Le harcèlement sexiste ou hétérosexiste envers les élu·es devrait être passible de sanctions, qu'il émane de collègues ou d'électeurs ou électrices. C'est un motif évoqué par plusieurs femmes pour expliquer qu'elles quittent la politique. Il serait également possible d'intervenir législativement pour garantir une zone paritaire dans la gestion du budget de l'État.
Surtout, il faudrait que « l'égalité entre les femmes et les hommes » ne soit pas un principe creux que l'on brandit lorsqu'on veut se faire du capital politique et devienne une préoccupation réelle de tous les instants tant en ce qui concerne les postes de responsabilités que les rémunérations. Pour l'instant, nous sommes loin du compte.
Photo : Monument en hommage aux femmes en politique par Jules Lasalle en face de l'Assemblée nationale (Crédit : Paul VanDerWerf, CC BY 2.0)

Pourquoi le Canada abdique devant Trump
Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme !
Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du patriotisme et de l’union sacrée de la grande nation canadienne. Dociles, les médias traditionnels se font la courroie de transmission du discours des élites et éludent les critiques dans ce moment trouble. Considérant le manque criant d’analyses sérieuses sur la nouvelle dynamique impériale et le rôle que le Canada sera amené à y jouer, notre comité éditorial espère contribuer à développer un espace de débats et de réflexions pour la gauche canadienne et québécoise. Dans ce dossier spécial sur l’impérialisme, les analyses et propositions stratégiques n’engagent que leurs auteurs et autrices ; Archives Révolutionnaires les présente principalement dans l’objectif de susciter une discussion publique et critique.
Biographie de l’auteur : Owen Schalk est l’auteur de Targeting Libya (Lorimer Books, 2025), une enquête sur le rôle déterminant – quoique peu connu – du Canada dans l’histoire de la Libye, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la destruction du pays par l’OTAN en 2011.

Par Owen Schalk (traduction de l’anglais par Archives Révolutionnaires)
Le premier ministre canadien Mark Carney n’a pas tenu tête au président des États-Unis Donald Trump. En fait, il n’en a jamais eu l’intention. Pour être élu en avril 2025, Carney a surfé sur la montée d’une vague de nationalisme canadien, mais ses cinq mois comme premier ministre ont apporté bien peu, si ce n’est une capitulation face à Trump, en plus d’une croissante intégration du Canada à la machine de guerre américaine. La plupart des Canadiens détestent l’administration Trump – rappelons-nous des huées du public au moment de l’hymne national américain pendant les matchs de la LNH et du mouvement « Achetez canadien » – mais, pour Carney (et l’opposition conservatrice), Washington continue de dicter l’agenda. Et ce, bien que la multipolarisation croissante du monde offre au Canada plusieurs occasions de diversifier ses relations commerciales – si seulement la classe dirigeante canadienne voulait en tirer parti. Ce qui soulève la question suivante : pourquoi le Canada refuse-t-il de diversifier ses relations face aux menaces de Trump ? Et que signifie le fait que la classe dirigeante canadienne ait choisi le réarmement impérialiste commandé par les États-Unis plutôt que le non-alignement et la paix internationale ?
Atlantisme et compétition entre grandes puissances
La Guerre froide est terminée, mais la classe dirigeante canadienne se voit encore comme partie intégrante d’un projet économique et militaire de coopération avec les États-Unis et l’Europe occidentale. Cette alliance est soudée par l’OTAN, une coalition militaire dominée par Washington. L’OTAN n’a jamais été une alliance défensive. En fait, sa création en 1949 s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie complexe du gouvernement américain et de ses alliés visant à relancer le capitalisme américain et les conditions de l’accumulation en Europe occidentale. Cet effort comprenait un volet économique (à travers le plan Marshall) et culturel (à travers le Congrès pour la liberté culturelle et d’autres organisations similaires). Pendant la Guerre froide, le théâtre d’opérations de l’OTAN était essentiellement limité à l’Europe. Une fois le conflit terminé, l’OTAN a évolué, passant d’une force de sécurité cherchant à consolider le capital d’Europe occidentale à une alliance impérialiste effrontée qui mène la guerre partout où ses membres, dont le plus important est Washington, considèrent que le capitalisme mondial a besoin d’être renforcé, comme en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye ou en Ukraine.
Alors que les guerres de l’OTAN pré-ukrainiennes étaient largement motivées par la volonté de mondialiser le capitalisme dans des régions n’ayant pas encore été conquises par l’alliance occidentale, la montée de la rivalité entre les grandes puissances, d’un côté les États-Unis et leurs alliés, de l’autre la Russie et la Chine, a progressivement changé la donne. L’OTAN post-Guerre froide s’est adaptée, délaissant les petits pays qui n’étaient pas suffisamment intégrés (ou soumis) à l’ordre impérial américain pour se concentrer sur des conflits destinés à nuire aux grandes puissances concurrentes de Washington. À chaque étape du développement de l’OTAN, Ottawa s’est empressé de s’aligner sur les objectifs impérialistes américains. Avec la montée en puissance de la Russie et de la Chine, l’un des principes fondamentaux de l’alliance atlantiste est l’augmentation massive des dépenses militaires, avec dorénavant une cible de 5 % du PIB réclamée par Trump. C’est peut-être le domaine le plus important dans lequel Mark Carney a renoncé à ses promesses de campagne et s’est plié aux exigences de Trump.
Une analyse marxiste – fondée sur le matérialisme historique et dialectique – notera que Trump et Carney ne sont pas les véritables décideurs. Ils ne sont que les représentants des relations matérielles sous-jacentes entre les classes dirigeantes, c’est-à-dire capitalistes, de leur pays respectif. Ces classes capitalistes nationales considèrent l’essor de la Russie et de la Chine, et plus largement l’émergence des BRICS, comme une menace pour les processus impérialistes qui leur permettent d’exploiter la main-d’œuvre bon marché et les matières premières des pays du Sud. De l’Amérique latine aux Caraïbes en passant par l’Afrique, l’industrie minière canadienne s’étend sur tous les continents et représente 60 % des sociétés minières mondiales. Ce secteur extractif représente peut-être la manifestation la plus frappante de la manière dont le Canada tire profit de l’ordre mondial inéquitable que les BRICS cherchent à remettre en cause.
Loin de reconnaître ce changement de paradigme géopolitique et de l’utiliser à son avantage, la classe dirigeante canadienne continue d’identifier ses intérêts à ceux de Washington et de l’alliance atlantique. En d’autres termes, les capitalistes canadiens et leurs représentants politiques veulent rester dans les bonnes grâces de Trump, car ils tirent profit de l’ordre mondial que Trump et l’OTAN cherchent à sécuriser. Il en résulte que c’est l’apaisement, et non la confrontation, qui est devenu l’approche de facto d’Ottawa à l’égard de l’administration Trump. Ce sont la Russie et la Chine, et non les États-Unis, qui continuent de susciter la colère diplomatique et l’attention militaire d’Ottawa. Cela contredit les promesses de Carney à l’électorat canadien, révélant à quel point les opinions et les intérêts de la classe dirigeante canadienne divergent de ceux de la majorité de la population. Cette rupture entre dirigeants et dirigés souligne l’importance, pour l’État canadien, de la propagande médiatique visant à réorienter la colère des Canadiens vers la Russie et la Chine, pays que la classe dirigeante considère comme la véritable menace pour ses intérêts, compte tenu de l’identification inébranlable de la bourgeoisie du Canada avec l’alliance atlantique et le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis.
Les coudes en l’air ?
Depuis janvier 2025, l’administration Trump menace le Canada de sabotage économique et d’annexion. Peu après sa seconde entrée en fonction, Trump a imposé des droits de douane dits « de rétorsion » au Canada, à savoir des droits de douane de 25 % sur les produits canadiens et de 10 % sur les ressources énergétiques et minérales canadiennes. Le Canada a réagi en imposant des droits de douane de 25 % sur une gamme de produits américains et, depuis, les deux pays se livrent une guerre commerciale accompagnée de déclarations incendiaires du président américain qui décrit ses plans d’annexion du Canada par la « force économique »[1].
Cette agressivité des États-Unis envers leur voisin du Nord a rapidement alimenté le ressentiment populaire, remodelant de manière spectaculaire le discours politique canadien à l’orée des élections d’avril 2025. Les Canadiens en sont venus à considérer les États-Unis comme une menace bien plus grande pour leur pays que la Russie ou la Chine, les deux bêtes noires perpétuelles de la classe politique et des commentateurs canadiens[2]. Le Parti libéral, qui avait vu sa cote de popularité s’effondrer après une décennie au pouvoir, a bénéficié d’un regain de popularité à la suite des agressions verbales de Trump. Le leader conservateur, Pierre Poilievre, dont la rhétorique du « Canada d’abord » et les politiques réactionnaires l’avaient rapproché de Trump aux yeux des électeurs, n’a pas réussi à prendre le pouvoir, en dépit des sondages prédisant une victoire écrasante. Le Parti libéral, sous la direction de Mark Carney, a évité la déconfiture, en obtenant un gouvernement minoritaire.
Carney a promis de « lever les coudes » (elbows up) face à l’administration Trump, une expression issue du monde du hockey qui réfère à une manière efficace de se protéger de l’équipe adverse. Le premier ministre a affirmé que le processus « d’intégration profonde » entre les armées américaine et canadienne était terminé : « Nous sommes désormais dans une position où nous coopérerons lorsque cela est nécessaire, a-t-il déclaré, mais nous ne coopérerons pas nécessairement.[3] » Pourtant, le Canada est-il vraiment en train de réduire son intégration avec les États-Unis, ou la classe dirigeante canadienne tente-t-elle simplement d’apaiser l’opinion publique pendant qu’elle renégocie les termes de son adhésion à l’alliance atlantique ?
La fausse promesse de la diversification
Actuellement, plusieurs pays du Sud, réunis au sein du bloc économique des BRICS, cherchent à se prémunir des fluctuations d’un ordre mondial de plus en plus sclérosé et irrationnel, dominé par les États-Unis. Cela s’est traduit par une coopération Sud-Sud accrue, notamment dans le domaine des technologies vertes où la Chine excelle, et par la mise en place d’alternatives aux réseaux financiers contrôlés par les États-Unis, comme le système SWIFT, ce qui permet aux États participants de réduire leur exposition aux sanctions unilatérales, devenues ces dernières années un outil central du pouvoir économique américain. Au total, les 10 membres et 10 pays partenaires du BRICS représentent 56 % de la population internationale et 44 % du PIB mondial[4]. Ils constituent la majorité de la population du globe et pourraient bientôt devenir majoritaires en termes de production économique. Au même moment, 95 % des exportations canadiennes sont destinées aux États-Unis, alors que le marché américain ne représente que 5 % des consommateurs mondiaux. Si le gouvernement canadien souhaitait diversifier son économie afin de se prémunir contre l’ingérence américaine, l’option la plus sensée aurait été de se tourner vers le marché majoritaire incarné par le bloc des BRICS.
Compte tenu du manque de fiabilité, de la volatilité et de la stagnation croissante du capitalisme américain, le Canada pourrait théoriquement se protéger des vicissitudes de son voisin en intensifiant ses échanges commerciaux avec les pays du BRICS en général et la Chine en particulier. Sur le plan militaire, le Canada pourrait affirmer sa souveraineté en se détachant du complexe militaro-industriel américain et en mettant fin à ses engagements de plus en plus coûteux envers l’OTAN qui, sous Carney, pourraient désormais 5 % du PIB canadien, soit 150 milliards de dollars par an. Dans l’ensemble, le non alignement en matière de politique étrangère et un virage économique vers la majorité mondiale apporteraient au Canada une série d’avantages, dont le plus important serait son indépendance, qui garantirait à son tour la pertinence du Canada sur la scène internationale pour les années à venir.
Depuis la victoire de Carney, les discussions sur l’avenir du Canada manquent de cette nécessaire ambition. Ses programmes de diversification commerciale se concentrent principalement sur l’Union européenne, qui souffre d’une faible productivité et d’une croissance anémique, en particulier depuis l’imposition de sanctions sur l’énergie russe en 2022[5]. Carney a également renforcé l’intégration sécuritaire du Canada avec l’Europe, ce qui ne constitue guère une diversification compte tenu du fait que tous les pays concernés sont membres de l’OTAN et obéissent aux États-Unis. Lorsqu’on analyse les politiques de Carney sur le fond plutôt que sur la forme, on constate que le gouvernement canadien : 1) ne tire pas parti des marchés dynamiques des BRICS, s’en tenant plutôt à une vision atlantiste de la « diversification » commerciale qui ne protège guère le Canada de la coercition économique américaine, et 2) s’aligne encore plus étroitement sur les objectifs militaires et géopolitiques des États-Unis. Les politiques du premier ministre ressemblent en tout point à celles de « l’intégration profonde » à laquelle sa victoire était censée mettre fin.
Carney a tenté de présenter son adhésion au militarisme comme une renaissance économique pour le Canada. L’analyste politique Abbas Qaidari décrit la présentation par Carney des politiques de son gouvernement comme « une forme typiquement canadienne de militarisme keynésien, qui ne repose pas sur le chauvinisme ou l’expansionnisme, mais sur une fusion sophistiquée entre crédibilité fiscale, intervention productive de l’État et contrôle stratégique du discours ». Selon Qaidari, le gouvernement Carney « refond la défense comme une source d’activité économique souveraine[6] ». Une telle analyse ignore la dimension impériale de cette politique, en particulier le fait que l’administration Trump a exigé des États membres de l’OTAN qu’ils augmentent leurs dépenses militaires afin de contrer les puissances qui se rassemblent autour de la Russie et de la Chine. Dans ce contexte, il apparaît clairement que la décision de Carney de participer à la relance du militarisme atlantiste s’inscrit dans une stratégie occidentale plus large visant à contenir la multipolarité, et ce, afin de renforcer un ordre mondial en déclin orienté vers l’Occident. Le bellicisme de Carney profite à ceux qui s’engagent à maintenir l’impérialisme dirigé par les États-Unis, ainsi qu’à l’industrie de l’armement atlantique qui alimente la militarisation des membres de l’OTAN et l’expansion de l’alliance. Il ne profite pas à la majorité des Canadiens qui exhortent leur gouvernement à poursuivre une véritable diversification des relations commerciales et militaires.
Le Canada et l’impérialisme
Le système mondial dirigé par les États-Unis, qui a prévalu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, était fondamentalement impérialiste. Comme l’avance les travaux de Samir Amin, le capitalisme se caractérise depuis ses origines au XVIe siècle par une « polarisation entre centres et périphéries, qui n’a fait que s’accentuer au cours du développement ultérieur de sa mondialisation ». En ce sens, Amin remet en question la vision de Lénine et de Boukharine selon laquelle l’impérialisme du XXe siècle était une « nouvelle » étape du capitalisme. Il précise : « Le système pré-monopoliste du XIXe siècle n’était pas moins impérialiste [que le système monopoliste du XXe siècle]. La Grande-Bretagne a maintenu son hégémonie précisément grâce à sa domination coloniale sur l’Inde.[7] » Cette information est importante puisque l’État capitaliste-colonial du Canada a bénéficié de son intégration au système impérial britannique[8].
Comme le souligne l’économiste canadien John Rapley : « Dès les débuts de la colonisation européenne, le Canada s’est intégré au commerce triangulaire qui exploitait les excédents générés par les économies esclavagistes des Caraïbes et du Sud des États-Unis, permettant ainsi aux colons européens de tirer profit du travail forcé des Africains tout en se tenant à distance des horreurs de cette institution.[9] » Une classe capitaliste canadienne a émergé et s’est consolidée sous la tutelle de l’Empire britannique. Au début du XXe siècle, le journaliste d’investigation Gustavus Myers a découvert que « moins de cinquante hommes contrôlent 4 000 000 000 $, soit plus d’un tiers de la richesse matérielle du Canada, sous forme de chemins de fer, de banques, d’usines, de mines, de terres et d’autres propriétés et ressources ». Myers a également qualifié de « prodigieux » le montant du capital britannique présent au Canada, soit plus de 2 milliards de dollars, représentant environ 55 milliards de dollars actuels[10]. Le capital britannique s’est alimenté grâce à l’extraction de superprofits dans les colonies de l’empire, et c’est grâce à l’investissement d’une part de ces gains dans notre pays que le Canada a pu s’industrialiser et, en 1867, se formaliser en tant que nation. En bref, les capitalistes britanniques ont tiré des rentes impérialistes de l’Inde et d’autres colonies, puis ils ont redirigé une partie de cette plus-value vers le Canada et d’autres « dominions blancs », contribuant à la croissance rapide de leur économie. « De cette manière, écrit Rapley, le Canada s’est retrouvé au sommet d’un réseau d’exploitation mondiale, capable de s’assurer la plupart des avantages économiques de la domination impériale tout en assumant peu de ses coûts : guerres coloniales, marine coûteuse, administrations impériales.[11] »
L’économiste politique Jerome Klassen va dans le même sens et affirme : « Si le système-monde capitaliste est constitué par une structure du pouvoir impérialiste à travers laquelle les excédents économiques sont répartis de manière inégale en raison des stratégies concurrentes des États-nations et de leurs classes capitalistes respectives, alors le Canada doit se situer près du sommet de ce système hiérarchique, et la question de l’impérialisme canadien doit être explorée[12] ». Après la Seconde Guerre mondiale, le Canada est demeuré dans les hautes sphères impérialistes, même s’il s’est détaché progressivement de la Grande-Bretagne au profit des États-Unis. Le Canada a participé avec enthousiasme à la création des institutions de Bretton Woods, dominées par la perspective occidentale et en particulier américaine. En avril 1949, il est devenu membre fondateur de l’OTAN. Au début de la Guerre froide, les États-Unis ont défini l’Amérique du Nord comme une seule « unité stratégique » et sécurisé un approvisionnement régulier en ressources énergétiques et minérales canadiennes. Parallèlement, le Canada a renforcé son intégration économique et militaire avec les États-Unis, le nouveau centre impérial mondial. La vigueur de l’économie canadienne est alors devenue dépendante de l’armée américaine et des entreprises impériales des États-Unis[13].
La capacité du Canada à tirer profit des marchés sécurisés par l’impérialisme occidental sans avoir à supporter le poids du maintien de l’appareil politique et militaire destiné à l’extraction de la rente impérialiste a permis au pays de maintenir un système de protection sociale, y compris des soins de santé universels, et d’orienter les dépenses militaires vers des missions internationales « pacifiques » plutôt que vers des campagnes militaires agressives. Seule exception : les campagnes agressives menées, au sein même du Canada, contre les peuples autochtones qui s’opposaient à l’expansion et à la consolidation du capital canadien, par exemple lors de la résistance des Métis de la rivière Rouge en 1870, de leur lutte dans le Nord-Ouest en 1885, et du combat des Mohawks de Kanesatake en 1990. Pour revenir aux missions internationales de maintien de la paix, elles ont souvent été décrites comme la preuve des valeurs de multilatéralisme et de compromis du Canada, contrastant avec le militarisme américain. Cependant, c’est précisément grâce au système impérialiste maintenu par la puissance militaire américaine que la classe dirigeante canadienne a pu se réorienter vers la protection sociale et les efforts de maintien de la paix. L’économiste et politologue Paul Kellogg décrit la stratégie du Canada à cette époque comme un « parasitisme militaire », ce qui signifie que « le capitalisme canadien a investi et tiré profit des sphères d’influence « protégées » par le plus proche allié du Canada, les très militarisés États-Unis[14] ». De plus, l’armée canadienne n’a jamais été uniquement une force de maintien de la paix, comme le souligne le politologue Todd Gordon :
« Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’armée canadienne a participé à au moins cinq interventions impérialistes dans des pays étrangers : Corée (1950-1953), Irak (1991), Yougoslavie (1999), Haïti (2004) et Afghanistan (depuis 2002). Le Canada n’a pas participé à la guerre du Vietnam. Mais il a vendu pour des milliards de dollars de matériel de guerre aux États-Unis à l’époque et a utilisé son siège à la Commission internationale de contrôle et de surveillance – la force internationale créée en 1954 pour superviser la mise en œuvre des accords de Genève qui ont mis fin à la première guerre d’Indochine – pour soutenir l’effort de guerre américain. Le Canada a envoyé deux destroyers dans la région vers la fin de la guerre américaine pour soutenir les soldats canadiens qui y servaient. Et bien que le Canada n’ait pas officiellement participé à la guerre en Irak en 2003, des soldats et des officiers canadiens participant à des programmes d’échange ont néanmoins combattu aux côtés de l’armée américaine et occupé des postes de commandement dans les forces d’occupation[15] ».
Certaines de ces interventions, menées dans le contexte du retour de la Russie et de l’ascension de la Chine, peuvent être en partie comprises comme des efforts visant à endiguer l’émergence d’un monde multipolaire qui remet en cause le système impérialiste occidental et la position privilégiée du Canada au sein de celui-ci. Comme le note Klassen, la guerre en Afghanistan, à laquelle le Canada a contribué en envoyant 40 000 soldats pendant treize ans, a été « utilisée pour contrer l’expansion chinoise, privatiser les ressources afghanes et, de manière générale, étendre l’espace du capitalisme mondial et de l’empire américain ». Plus précisément, Klassen soutient que le Canada « menait une guerre pour étendre l’hégémonie occidentale à travers l’Eurasie et le système mondial au sens large, pour élever le rang politique, économique et militaire du Canada au sein de ce système, et pour étendre les intérêts du capital canadien à l’échelle nationale, régionale et mondiale[16] ».
À mesure que le capital canadien se mondialisait à la fin du XXe siècle, les entreprises canadiennes ont davantage tiré parti de la main-d’œuvre et des ressources bon marché du Sud global, clamant une plus grande part des superprofits versés vers le Nord. Cela s’est accompagné d’une diminution des contributions du Canada au maintien de la paix aux Nations unies et d’une augmentation de la participation canadienne aux guerres impérialistes. Klassen décrit ce processus comme l’émergence d’un « néolibéralisme blindé », une « fusion du militarisme et de la lutte des classes dans les politiques et les pratiques de l’État canadien » qui avait un triple objectif : « mondialiser la portée des entreprises canadiennes ; assurer une position centrale à l’État canadien dans la hiérarchie géopolitique ; et discipliner toutes les forces d’opposition – étatiques et non étatiques – dans l’ordre mondial[17] ».
Au début des années 1980, la crise mondiale de la dette a frappé de plein fouet les pays du Sud et « les pays capitalistes avancés ont utilisé le FMI et la Banque mondiale pour modifier radicalement le paysage politique et économique du tiers-monde[18] ». Ces institutions financières dirigées par l’Occident ont accordé un allègement de la dette en échange d’une libéralisation économique. En conséquence, « les marchés ont été ouverts aux capitaux du premier monde, les services publics et les terres ont été privatisés, les dépenses sociales et les subventions ont été réduites, les monnaies ont été dévaluées et les ressources naturelles ont été transformées en marchandises, ce qui a déclenché une vague d’investissements à la recherche de ressources naturelles, de main-d’œuvre bon marché et d’actifs vendus à prix cassés[19] ». Le Canada s’est joint à cette ruée vers le Sud. Entre 1990 et 2005, les investissements directs canadiens dans les marchés du Sud ont considérablement augmenté, en fait, « à un rythme supérieur à celui de l’économie canadienne[20] ».
Cette conjoncture n’a pas entraîné une sortie canadienne du bloc atlantiste, mais a plutôt correspondu à une contribution accrue du Canada aux conquêtes militaires visant à étendre la puissance de l’Atlantique Nord. L’intérêt du Canada pour les pays du Sud était et demeure de nature impérialiste, dans le sens où l’État canadien se préoccupait de l’expansion de l’hégémonie occidentale et de la capacité des entreprises canadiennes à obtenir des sources de survaleur pour alimenter la croissance de son économie. De plus, les réformes imposées aux pays du Sud ont activement sapé leur souveraineté nationale. L’orientation du Canada vers le Sud n’était clairement pas un arrangement mutuellement avantageux, comme en témoigne l’opposition généralisée des populations aux entreprises canadiennes, en particulier aux sociétés minières, dans les pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique. Leurs dénonciations visaient à juste titre les pratiques corrompues et l’impact écologique négatif de ces entreprises[21]. Au cours des années suivantes, la préférence des pays du Sud pour les alliances économiques menées par la Chine, qui ne portent notamment pas atteinte à la souveraineté nationale par l’imposition de réformes néolibérales, s’est manifestée par la croissance rapide des BRICS (fondés en 2008, élargis en 2014 pour inclure l’Afrique du Sud) et de l’initiative des Nouvelles routes de la soie (lancées en 2013).
À mesure que ces blocs économiques Sud-Sud se sont consolidés, l’ordre mondial capitaliste dirigé par les États-Unis a perdu de son influence, et les pays qui alimentaient les superprofits occidentaux semblent moins disposés à sacrifier leur souveraineté nationale en échange d’investissements américains. Plutôt que de considérer l’avènement d’un ordre mondial multipolaire comme une opportunité, l’État canadien se sent apparemment menacé par la perspective de perdre des sources potentielles de survaleur. Cette menace est également profondément ressentie aux États-Unis ; l’inquiétude des États-Unis face à un monde multipolaire l’a conduit à s’impliquer à l’étranger, notamment en Ukraine, et a alimenté la montée de ce que John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review, appelle « l’impérialisme MAGA ».
La première administration Trump (2017-2021) a lancé une nouvelle guerre froide contre la Chine dans le but de vaincre son principal concurrent mondial. En Amérique latine, Trump a cherché à éradiquer les alternatives socialistes représentées par la République bolivarienne du Venezuela et la République de Cuba. Au Moyen-Orient, il a tenté de soumettre la région à l’hégémonie israélienne. Pour sa part, le Canada a soutenu ces objectifs, imposant ses propres sanctions au Venezuela et commettant un « enlèvement judiciaire » sur la personne de Meng Wanzhou, cadre dirigeante de l’entreprise chinoise Huawei, à la demande de Trump. Le Canada a aussi continué de fournir des armes et un soutien diplomatique à l’État d’Israël, de plus en plus ouvertement génocidaire. L’administration de Joe Biden (2021-2025) a élargi la guerre menée par les États-Unis contre le multipolarisme pour y inclure la guerre en Ukraine, dont l’objectif est d’affaiblir la Russie, comme l’a déclaré l’ancien secrétaire à la Défense Lloyd Austin[22]. Le Canada est profondément impliqué dans ce conflit. En outre, l’armée canadienne s’est déployée en mer de Chine méridionale pour mener des exercices provocateurs au large des côtes chinoises, ce qui témoigne de l’engagement du Canada dans une campagne sur deux fronts visant à défier simultanément la Russie et la Chine. Ces tendances en matière de politique étrangère se sont poursuivies et se sont même intensifiées sous la gouverne de Mark Carney. Ainsi, les libéraux canadiens suivent les objectifs américains, même s’ils proclament défendre la souveraineté et l’indépendance canadiennes.
Manquer le bateau des BRICS
La riposte la plus importante de Mark Carney aux agressions de Trump a été d’augmenter les livraisons de pétrole vers la Chine par l’entremise l’oléoduc Trans Mountain[23]. Cependant, lorsqu’on examine tous les domaines potentiels de collaboration avec la Chine et les BRICS, ces livraisons apparaissent comme négligeables. Dans le contexte du soutien continu du Canada aux objectifs géopolitiques des États-Unis, elles sont encore moins impressionnantes. Depuis près de deux décennies, les économistes et les observateurs avertissent que le Canada ne tire pas profit des opportunités offertes par les pays du BRICS. En 2008, un an avant la première réunion officielle du groupe des BRIC, le think thank Conference Board of Canada a noté que le pays faisait peu d’efforts pour approfondir ses liens avec les économies des BRIC. Cette année-là, moins de 2 % des exportations canadiennes étaient destinées à la Chine, tandis que les investissements canadiens dans ce même pays représentaient moins de 1 % du total des investissements directs étrangers du Canada. Les investissements canadiens en Inde étaient, quant à eux, « pratiquement invisibles ». Le groupe de réflexion notait : « Le Canada passe à côté d’énormes opportunités offertes par les pays des BRIC. […] La part du Canada dans le commerce et les investissements avec les BRIC est faible et les liens avec ces pays […] doivent être approfondis. » La chercheuse Sheila Rao a fait valoir « qu’il existe également d’énormes opportunités d’exportation et d’investissement pour le Canada dans ces pays. La Chine et l’Inde sont avides de ressources, ont des besoins massifs en infrastructures et leur population moyenne, gigantesque et en pleine croissance, stimule la demande de produits dans le monde entier[24]. »
Plus récemment, les professeurs Laura MacDonald et Jeremy Paltiel ont averti que la volonté du Canada d’approfondir ses liens avec les États-Unis au détriment des pays du BRICS était imprudente. « Le choix antérieur des gouvernements de poursuivre une intégration économique plus profonde avec les États-Unis au détriment de la diversification commerciale s’est avéré problématique dans une période de stagnation de l’économie américaine et de montée en puissance de nouvelles puissances économiques », ont fait valoir les auteurs. « Le Canada est confronté non seulement à une crise économique, mais aussi à une crise identitaire, car il doit faire face à de nouveaux puissants rivaux qui remettent en cause l’ordre mondial qu’il a contribué à établir et dont il a tiré profit. » Ils ajoutent : « La réponse du gouvernement canadien a été inadéquate et […] le Canada prend du retard dans le remaniement de l’ordre mondial. Si ce bilan reflète peut-être les limites de l’administration canadienne précédente [le Premier ministre conservateur Stephen Harper], nous pensons qu’il est également lié à des problèmes plus profonds auxquels sont confrontés les bénéficiaires du statu quo pour s’adapter aux nouveaux rivaux […]. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis, son partenaire économique le plus puissant, le Canada a tout intérêt, sur le plan économique, à diversifier ses relations commerciales et d’investissement.[25] » Cette diversification n’a pas eu lieu.
À l’approche du deuxième mandat de Trump, le Globe and Mail, l’un des plus anciens journaux d’Amérique du Nord et considéré comme le « journal de référence » au Canada, a publié un article d’Emerson Csorba soulignant la nécessité pour le Canada de se rapprocher de la majorité mondiale. Dans cet article, Csorba appelait le Canada à adhérer au BRICS. « L’idée derrière l’adhésion au BRICS, affirme l’auteur, est qu’il vaut mieux s’engager directement dans ce forum plutôt que de garder ses distances, ce qui garantirait presque à coup sûr une dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis et un rôle négligeable du Canada dans la géopolitique. » Il poursuit :
« Tout en tirant des avantages économiques, le Canada peut protéger ses intérêts en entretenant des relations avec un plus large éventail de partenaires. Il existe un précédent historique dans l’engagement stratégique du Canada avec l’URSS, la Chine et Cuba en tant qu’interlocuteur de l’Amérique pendant la Guerre froide. Le Canada peut également s’engager davantage dans des plateformes telles que la Francophonie, en établissant des liens avec les puissances émergentes du Sud. […] Le Canada ne peut plus supposer, comme cela a été le cas dans le passé, que l’Amérique servira de protecteur.[26] »
En juillet 2025, alors que Carney multipliait les capitulations devant Trump, le Globe and Mail publiait un autre article appelant le Canada à « se libérer des États-Unis et à nouer des liens plus étroits avec la Chine ». La publication de cet article dans un grand journal canadien montrait que même les médias capitalistes privés ne pouvaient ignorer la montée populaire du sentiment anti-américain dans le pays. Les auteurs, Julian Karaguesian et Robin Shaban, déclaraient :
« Pour atteindre la souveraineté économique, le Canada doit se libérer du discours colporté par Washington selon lequel la Chine serait un partenaire commercial peu fiable cherchant à dominer le monde. Le Canada doit plutôt forger ses propres relations avec la Chine, des relations fondées sur les intérêts canadiens et non américains. […] Pour atteindre l’indépendance économique, le Canada doit changer de cap. Entre 2018-2019 et la fin de 2023, le commerce entre le Mexique et la Chine a augmenté de 66 % tout en maintenant les liens avec les États-Unis. Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? Nous devons également améliorer le transfert de technologies depuis la Chine de manière à renforcer notre puissance économique, accélérer notre innovation et protéger notre souveraineté… La plus grande menace pour la souveraineté canadienne n’est pas l’ingérence chinoise, mais notre servilité envers les États-Unis, qui nous traitent de plus en plus comme un vassal. Alors que 95 % des consommateurs mondiaux vivent en dehors des États-Unis, le fait que nous dépendions d’un partenaire de moins en moins fiable pour 75 % de nos exportations n’est pas une tactique, mais une faute stratégique.[27] »
Néanmoins, le gouvernement Carney préfère approfondir toujours plus l’intégration militaire du Canada avec les États, et ce, malgré une administration américaine agressive. Il poursuit sa « diversification » commerciale dans un cadre atlantiste restreint, ce qui ne contribue guère à garantir la souveraineté canadienne vis-à-vis des États-Unis et sert en fait les intérêts américains en maintenant le Canada sous la domination de Washington.
Mark Carney : un impérialiste MAGA ?
L’actuelle administration Trump considère la Chine comme le principal adversaire de l’hégémonie américaine. À ce titre, Trump cherche à obtenir un cessez-le-feu en Russie afin de concentrer les efforts américains sur la lutte contre l’influence mondiale de la Chine. L’équipe de politique étrangère de Trump est composée de rapaces anti-Chine tels que Marco Rubio, Pete Hegseth et Elbridge Colby, qui prônent une « stratégie de refus » de grande envergure à l’encontre de la Chine, qui viserait à paralyser l’économie de ce pays. Pour ces derniers, la Russie ne représente pas une menace du même ordre. Parallèlement, Trump et son équipe de conseillers financiers – à savoir Peter Navarro, Scott Bessent et Stephen Miran – ont déstabilisé l’économie mondiale en imposant des mesures tarifaires radicales visant à intimider le monde entier afin qu’il se soumette davantage aux exigences des États-Unis. Miran affirmait que le Canada, parmi d’autres, pouvait facilement être contraint de se plier aux intérêts américains[28]. Il semble qu’on lui ait donné raison.
Alors que le second mandat de Trump marque une rupture historique dans l’opinion publique canadienne à l’égard des États-Unis, avec des opinions extrêmement négatives, les dirigeants politiques canadiens ne se sont pas adaptés à cette réalité. En effet, au niveau de la gouvernance nationale, Mark Carney représente une remarquable continuité avec les politiques qui durent depuis plusieurs décennies et qui ont vu le Canada soutenir les objectifs impérialistes des États-Unis face aux défis posés par la périphérie. Même les menaces d’annexion de Trump n’ont pas perturbé cette fidélité. Carney et Trump ont quelque chose en commun : aucun d’eux n’est disposé à s’adapter à l’ordre mondial non occidental émergent. Lorsque l’administration « impérialiste MAGA » de Trump est arrivée au pouvoir en janvier 2025 – Bellamy Foster définit l’impérialisme MAGA comme « un rejet du rôle traditionnel des États-Unis en tant que puissance mondiale hégémonique au profit d’un empire hypernationaliste America First » –, elle a présenté un programme visant à rétablir l’hégémonie américaine à une époque où la coopération Sud-Sud s’intensifie[29]. Bellamy Foster affirme que le bellicisme de Trump envers les gouvernements alliés, y compris l’Union européenne, pourrait générer une « rivalité interimpérialiste » entre les puissances occidentales mais, pour l’instant, cela ne semble pas se produire de manière substantielle. L’Europe, tout comme le Canada, a adopté une position conciliante envers Washington, notamment par le biais de programmes de réarmement massifs visant à soulager l’empire américain du fardeau de la défense européenne[30].
En fait, l’augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN était une exigence clé de la vision impérialiste américaine. Comme l’a déclaré le secrétaire à la Défense Pete Hegseth en février 2025 : « La sauvegarde de la sécurité européenne doit être un impératif pour les membres européens de l’OTAN. Dans ce cadre, l’Europe doit fournir la majeure partie de l’aide létale et non létale future à l’Ukraine… Les États-Unis donnent la priorité à la dissuasion d’une guerre avec la Chine dans le Pacifique.[31] » Ainsi, les membres de l’OTAN contribuent au rééquilibrage impérialiste de l’administration Trump vis-à-vis de la Chine en assumant le fardeau de la guerre atlantiste contre l’ascendant économique de la Russie. Le gouvernement de Mark Carney a affirmé de manière peu convaincante que la capitulation du Canada face aux exigences de Trump en matière de dépenses militaires – qui constituent la plus forte augmentation des dépenses d’armement de l’histoire du Canada – est en fait la preuve de l’engagement du Canada en faveur de la diversification de la sécurité, le réarmement canadien se déroulant sous l’égide de l’OTAN. Cependant, ceux qui connaissent l’histoire de l’OTAN comprennent que ce sont les États-Unis qui prennent les décisions au sein de l’alliance. Comme l’a fait remarquer Richard Nixon, l’OTAN est « le seul organisme collectif qui a jamais fonctionné » parce que « nous [les États-Unis] sommes aux commandes[32] ».
Sous Carney, le Canada rejoindra probablement le système nord-américain de défense antimissile de Trump, le « Golden Dome », qui coûtera 61 milliards de dollars aux Canadiens. Carney dépensera sans doute 19 milliards de dollars pour des avions de combat F-35 fabriqués aux États-Unis, dont les pièces de rechange seront détenues et contrôlées par le gouvernement américain[33]. Aucune de ces initiatives ne protégera la souveraineté canadienne. Elles soumettront encore davantage les impératifs militaires canadiens aux États-Unis.
Selon l’économiste marxiste Prabhat Patnaik, la vision de Trump d’un empire « America First » est une « stratégie de renaissance de l’impérialisme[34] ». Son administration impérialiste MAGA souhaite voir échouer la Chine, les BRICS et la majorité mondiale, afin que l’empire américain reste dominant à l’échelle mondiale, en maintenant un flux en constante expansion de superprofits sous forme de main-d’œuvre et de ressources naturelles provenant des économies périphériques. Malgré l’opinion publique anti-américaine au Canada et l’ouverture populaire à de nouvelles relations commerciales, le premier ministre Carney a choisi le renforcement impérialiste plutôt que la majorité mondiale, le militarisme lié aux États-Unis plutôt que la promesse de la multipolarité. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du Canada, ni pour la sécurité des populations du globe.
Les dangers du militarisme dans un contexte multipolaire
La riposte canadienne aux pressions économiques et aux menaces d’annexion de Trump – ou plutôt l’absence de riposte – est représentative de la complaisance de l’État capitaliste canadien, créée par des siècles de privilèges impérialistes. La faible réponse d’Ottawa au déclin des États-Unis a révélé la réalité suivante : l’establishment politique canadien n’est pas disposé à abandonner sa position privilégiée dans le statu quo de plus en plus obsolète du capitalisme impérialiste dirigé par les États-Unis. L’impérialisme capitaliste (d’abord britannique, puis américain) a enrichi l’économie canadienne, et plus particulièrement sa classe capitaliste coloniale, depuis les origines du pays jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, les changements inexorables de l’ordre mondial actuel ont révélé que la dépendance du Canada à l’égard de l’impérialisme américain était avant tout un problème en termes d’influence géopolitique et de moyens de subsistance matériels pour la plupart des Canadiens. Les capitalistes et les politiciens canadiens ont pris peu de mesures pour rapprocher le Canada de la majorité mondiale, malgré le désir du public de voir des changements audacieux et profonds dans les relations commerciales du Canada.
Pour notre pays, les dangers liés à la poursuite d’un militarisme aligné sur les États-Unis plutôt que d’une intégration souveraine dans un monde multipolaire sont nombreux. Si le gouvernement canadien ne parvient pas à le reconnaître, le Canada sombrera dans l’insignifiance à mesure que l’hégémonie américaine déclinera. Avec une classe dirigeante attachée au capitalisme et à l’atlantisme, un tel destin semble inévitable.
[1] Cité dans Rhianna Schmunk, “Trump says he would use ’economic force’ to join Canada with U.S.”, RCI, January 7, 2025, https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/2131198/trump-says-he-would-use-economic-force-to-join-canada-with-u-s
[2] Kelly Geraldine Malone, “Growing number of Canadians view the U.S. as a top threat, poll shows”, Global News, July 8, 2025, https://globalnews.ca/news/11280397/united-states-threat-canadians/
[3] Cité dans Sean Boynton, “U.S. Golden Dome among ‘options’ for Canada’s defence, Carney says”, Global News, May 21, 2025, https://globalnews.ca/news/11190806/carney-golden-dome-us-trump-security/
[4] Ben Norton, “BRICS expands to 56% of world population, 44% of global GDP: Vietnam joins as partner country”, Geopolitical Economy, July 4, 2025, https://geopoliticaleconomy.com/2025/07/04/brics-expansion-population-gdp-vietnam/
[5] Matthew Karnitschnig, “Europe’s economic apocalypse is now”, Politico, December 19, 2024, https://www.politico.eu/article/europe-economic-apocalypse/
[6] Abbas Qaidari, “How Mark Carney is turning military spending into a force for economic renewal”, Policy Options, June 19, 2025, https://policyoptions.irpp.org/magazines/june-2025/defence-spending-economy/
[7] Samir Amin, « Contemporary Imperialism », Monthly Review, 1er juillet 2015, https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/
[8] Tyler Shipley, professeur au Humber College, précise : « Le Canada était fondé sur la volonté d’établir un marché privé des biens fonciers et du travail, et de créer les conditions propices à l’accumulation de richesses capitalistes. Ainsi, comme tout État capitaliste colonial, le Canada a été conçu pour détruire les populations autochtones – par l’extermination, l’expulsion, l’assimilation ou toute autre méthode – et remplacer leurs sociétés par une société dominée par une poignée de capitalistes riches et par des lois et des institutions qui soutiennent une société capitaliste. » Voir Shipley, Canada in the World: Settler Capitalism and the Colonial Imagination (Winnipeg: Fernwood Publishing, 2020), 2.
[9] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built. As the latest one declines, so does our economy”, The Globe and Mail, August 25, 2023, https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-canada-benefits-from-a-world-order-that-empires-built-as-the-latest/
[10] Myers, History of Canadian Wealth (Chicago: Charles H. Kerr & Company, 1914), i-iii.
[11] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built”, The Globe and Mail.
[12] Jerome Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy,” in Empire’s Ally: Canada and the War in Afghanistan (Toronto: University of Toronto Press, 2013), edited by Klassen and Greg Albo, 12.
[13] Cité dans Stephen J. Randall, United States Foreign Oil Policy Since World War I (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2005), 266.
[14] Cité dans Schalk, “Canada’s Militarization and the End of U.S. Hegemony,” Monthly Review, September 6, 2024, https://mronline.org/2024/09/06/canadas-militarization-and-the-end-of-u-s-hegemony/
[15] Gordon, Imperialist Canada (Winnipeg : ARP Books, 2010), 305. Écrit en 2010, le livre de Gordon ne mentionne pas la destruction de la Libye par l’OTAN, dans laquelle le Canada a joué un rôle majeur.
[16] Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy”, 17, 30.
[17] Klassen, “Joining empire: Canadian foreign policy under Harper”, Canadian Dimension, October 7, 2015, https://canadiandimension.com/articles/view/joining-empire-canadian-foreign-policy-under-harper
[18] Gordon, “Canada in the Third World: The Political Economy of Intervention” in Empire’s Ally, 215.
[19] Gordon, “Canada in the Third World”, 216.
[20] Gordon, Imperialist Canada, 175.
[21] Il existe une littérature abondante sur ce sujet, notamment : Alain Denault and William Sacher, Imperial Canada Inc.: Legal Haven of Choice for the World’s Mining Industries (Vancouver: Talonbooks, 2012); Capitalism & Dispossession: Corporate Canada at Home & Abroad (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2022), edited by David P. Thomas and Veldon Coburn; Gordon, Imperialist Canada; Gordon and Jeffery R. Webber, Blood of Extraction: Canadian Imperialism in Latin America (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2016); Paula Butler, Colonial Extractions: Race and Canadian Mining in Contemporary Africa (Toronto: University of Toronto Press, 2015); Peter McFarlane, Northern Shadows: Canadians and Central America (Toronto: Between the Lines, 1989); Testimonio: Canadian Mining in the Aftermath of Genocides in Guatemala (Toronto: Between the Lines, 2021), edited by Catherine Nolin and Grahame Russell; Shipley, Canada in the World and Ottawa and Empire: Canada and the Military Coup in Honduras (Toronto: Between the Lines, 2017); Yves Engler, The Black Book of Canadian Foreign Policy (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2009) and Canada in Africa: 300 Years of Aid and Exploitation (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2015).
[22] Julian Borger, “Pentagon chief’s Russia remarks show shift in US’s declared aims in Ukraine”, The Guardian, April 25, 2022, https://www.theguardian.com/world/2022/apr/25/russia-weakedend-lloyd-austin-ukraine
[23] “China emerging as top customer for Canadian oil shipped via Trans Mountain Pipeline”, CBC, May 16, 2025, https://www.cbc.ca/news/business/china-canada-oil-trans-mountain-pipeline-1.7537530
[24] “Canada missing out on opportunities to build relationships with BRIC countries”, Canada NewsWire, January 11, 2008.
[25] MacDonald and Paltiel, “Middle power or muddling power?”
[26] Emerson Csorba, “Canada should get closer to the non-Western BRICS economic alliance”, The Globe and Mail, November 20, 2024, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-canada-should-get-closer-to-the-non-western-brics-economic-alliance/
[27] Julian Karaguesian and Robin Shaban, “Let’s free ourselves of the U.S. and forge closer ties with China”, The Globe and Mail, July 14, 2025, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-lets-free-ourselves-of-the-us-and-forge-closer-ties-with-china/?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter
[28] John Bellamy Foster, “The Trump Doctrine and the New MAGA Imperialism,” Monthly Review, June 2025, vol. 77 no. 2, 7, 16.
[29] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 2.
[30] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 9.
[31] Hegseth, “Opening Remarks by Secretary of Defense Pete Hegseth at Ukraine Defense Contact Group”, Brussels, February 12, 2025, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/article/4064113/opening-remarks-by-secretary-of-defense-pete-hegseth-at-ukraine-defense-contact/
[32] Schalk, “Carney’s military buildup benefits the US, not Canada”, Canadian Dimension, June 13, 2025, https://canadiandimension.com/articles/view/carneys-military-buildup-benefits-the-us-not-canada
[33] Kevin Maimann, “Donald Trump says Golden Dome would cost Canada $61 billion US”, CBC, May 27, 2025, https://www.cbc.ca/news/politics/golden-dome-61-billion-1.7545414 ; David Pugliese, “Spare parts for Canada’s F-35 fleet will be controlled by the U.S.”, Ottawa Citizen, May 5, 2025, https://ottawacitizen.com/public-service/defence-watch/f-35-fighter-jet-spare-parts-u-s-canada
[34] Cité dans : Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 3.
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Grande manifestation pour la justice sociale et climatique partout au Québec
Alors que la CAQ vient de nommer un anti-ministre de l'Environnement en la personne de Bernard Drainville, venez marcher avec nous pour rappeler que la défense de l'environnement demeure une priorité pour les Québécoises et les Québécois.
📍 Montréal
→ Place des Festivals, 13h
→ Rejoignez le contingent solidaire
📍 Québec
→ Parc de l'Amérique-Française, 13h
→ Rejoignez le contingent solidaire
📍 Gatineau
→ devant le 165, rue de l'Hôtel-de-Ville, 13h30
→ Rejoignez le contingent solidaire
Manifestations ailleurs au Québec
📍 Rimouski
→ devant le 395, boulevard Jessop, 13h
→ Événement Facebook
📍 Baie-Saint-Paul
→ devant le l'hôtel de ville (15, rue Forget), 11h
→ Événement Facebook
📍 Saint-Jérôme
→ Vieille gare de Saint-Jérôme, 12h
→ Événement Facebook
Mettez vos souliers les plus confortables 👟 et sortez vos plus belles pancartes 🪧 !
On a tout ce qu'il faut pour être le pays le plus vert au monde.
À Québec solidaire, on y croit : faire la transition écologique, sans laisser les travailleuses et les travailleurs derrière, c'est possible. Ensemble, on peut préserver notre environnement pour les générations futures et aider les communautés à s'adapter aux changements climatiques.
On a l'énergie, on a les ressources et on a les moyens. Il ne manque que la volonté.
Aidez Québec solidaire à faire élire plus de député·es pour qu'ensemble on réussisse la transition écologique en invitant vos proches à ajouter leur nom.
2025 Québec solidaire

Le droit à la santé en Outaouais : un portrait d’hier à aujourd’hui

En matière de santé, la région de l’Outaouais continue de faire les manchettes, pour de mauvaises raisons : « Gatineau : pire urgence du monde occidental[1] »; « Notre population est en danger[2] »; « L’Outaouais a assez souffert[3] ». La plus récente illustration de ce qui est devenu une crise permanente de la santé en Outaouais est la mise en place d’un plan d’urgence au printemps 2024 pour éviter une rupture de services en imagerie médicale à l’Hôpital de Hull, où est situé le centre régional de traumatologie et de soins critiques[4]. Les bris[5] et les fermetures[6] de services de santé sont devenus choses courantes en Outaouais, particulièrement dans les milieux ruraux. Devant une situation aussi préoccupante à Gatineau, quatrième ville la plus peuplée du Québec, et devant la dégradation constante du système public de santé partout dans la région, prenons un pas de recul pour nous demander comment se porte le droit à la santé en Outaouais.
Ce texte vise à dresser un portrait de l’état du droit à la santé dans la région de l’Outaouais d’hier à aujourd’hui. Nous présentons d’abord quelques indicateurs sur les réalités socioéconomiques et les inégalités sociosanitaires caractérisant l’Outaouais en ce début de XXIe siècle. Par la suite, nous traçons une brève mise en contexte historique du droit à la santé dans la région. Comme on le sait, le droit à la santé, c’est-à-dire « le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre[7] », inclut, mais aussi dépasse, l’accessibilité gratuite et universelle aux services de santé. Le droit à la santé s’inscrit en interdépendance avec l’ensemble des droits humains universels. Un retour dans l’histoire de l’Outaouais nous amène en effet à nous intéresser à l’interdépendance entre santé et logement en dressant un parallèle entre le passé canadien-français de la région et la réalité outaouaise actuelle en matière de violation du droit au logement. Avant de conclure sur quelques réflexions politiques, nous présentons enfin une série de données sur le sous-financement public de la santé et les problèmes d’accessibilité et de qualité des services publics de santé en Outaouais, lesquels constituent un terreau fertile pour la privatisation de la santé.
Les inégalités sociales de santé en Outaouais : quelques indicateurs
Les résidentes et résidents de l’Outaouais le savent bien : au-delà des anecdotes et des faits divers médiatisés, la réalité outaouaise est souvent reléguée aux marges dans le discours politique québécois. Afin de mieux connaitre cette réalité négligée à l’intérieur du Québec, examinons quelques indicateurs socioéconomiques et sanitaires[8].
En 2020, la population de l’Outaouais s’élevait à 401 388 habitants, soit 4,68 % de la population du Québec[9]. De ce nombre, 72,31 % résident dans la ville de Gatineau et le reste dans les quatre municipalités régionales de comté (MRC) des zones rurales de l’Outaouais. En 2018, le revenu disponible par habitant en Outaouais était de 27 318 $ contre 29 924 $ pour l’ensemble du Québec. Mis à part le territoire de Gatineau (9,1 %) et celui de la MRC des Collines-de-l’Outaouais (5,5 %), les taux de la mesure de faible de revenu étaient en 2018 plus élevés dans les MRC de Papineau (10,9 %), de Pontiac (13,6 %) et de la Vallée-de-la-Gatineau (15,6 %) que dans le reste du Québec (9,5 %)[10].
Ces disparités de revenu en Outaouais par rapport à l’ensemble du Québec, mais également à l’intérieur de la région, se traduisent par des inégalités sociales de santé, que l’on peut mesurer par l’espérance de vie[11] et l’indice de défavorisation matérielle et sociale[12]. Le Tableau 1 présente l’espérance de vie dans les territoires de l’Outaouais pour 2019.
Tableau 1. Espérance de vie en Outaouais en 2019

Source : Institut de la statistique du Québec. Présenté dans Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021.
Encore une fois, on voit une iniquité régionale par rapport à l’ensemble du Québec : l’espérance de vie dans l’ensemble des territoires de l’Outaouais, mis à part la MRC des Collines-de-l’Outaouais, est plus basse que la moyenne québécoise. De plus, comme l’ont observé Schepper et Hébert, les communautés des MRC de Pontiac et de la Vallée-de-la-Gatineau, où l’espérance de vie est la plus faible en Outaouais, se retrouvent presque toutes dans le dernier quintile de l’indice de défavorisation matérielle. Dans ces deux MRC, 12 communautés sur un total de 13 comptent entre 11,6 % et 28,4 % de personnes autochtones.
Dans le secteur Hull de la ville de Gatineau, le portrait de la défavorisation est peut-être encore plus criant. Comme le montre le Tableau 2, neuf des 21 communautés du secteur Hull ont un indice de défavorisation matérielle et sociale combinée dans le quintile le plus élevé.
Tableau 2. Indice de défavorisation de neuf communautés du secteur Hull de Gatineau

Source : Observatoire du développement de l’Outaouais. Présenté dans Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021.
La concentration de défavorisation dans les communautés urbaines du secteur Hull s’inscrit clairement à l’intersection de la concentration dans ces neuf communautés de personnes issues de l’immigration (de 13,4 % à 28,2 % de la population dans ces communautés) et de personnes autochtones en milieu urbain (entre 2,4 % et 7,6 % de ces populations).
Or, comme nous allons maintenant le voir, la réalité actuelle de l’Outaouais, marquée par une importante diversité culturelle – Gatineau figurant parmi les principales portes d’entrée de l’immigration au Québec – mais aussi par des inégalités sociales de santé substantielles, reflète toujours le lourd passé de la région en matière de droit à la santé.
Santé et logement en Outaouais d’hier à aujourd’hui : exclusion sociale et iniquités sociosanitaires
Située sur le territoire non cédé de la nation algonquienne, l’ancienne ville de Hull, aujourd’hui le secteur du centre de la ville fusionnée de Gatineau, a été au cœur de la colonisation, puis de l’industrialisation de l’Amérique du Nord britannique et du Canada. De 1861 à 1871, l’industrialisation entraine l’arrivée dans le canton de Hull d’une importante population canadienne-française : celle-ci passe à cette époque de 420 à 4 461 habitants, alors que la population anglophone passe de 3 291 à 3 857 habitants[13]. En matière de droit à la santé, l’histoire régionale a notamment été marquée dès le milieu du XIXe siècle par les effets néfastes sur la santé au travail de l’industrie de l’allumette, avec à sa tête la compagnie E.B. Eddy, contre laquelle s’est mobilisé le premier mouvement syndical féminin au pays, celui des « allumettières », fondé en 1918-1919[14].
Afin de mieux comprendre les problèmes sociosanitaires actuels dans la région de l’Outaouais, il est utile de revenir sur l’expérience hulloise et outaouaise des conditions matérielles des Canadiens français et des Canadiennes françaises. Les graves crises du logement et de l’itinérance qui sévissent de manière particulièrement aigüe en Outaouais en ce début de XXIe siècle s’inscrivent malheureusement en continuité avec le passé de la région. Comme l’explique l’auteur Raymond Ouimet :
Dès le début de 1937, des familles érigent des maisons rudimentaires, pour ne pas dire des cabanes, sur la rive ouest du ruisseau de la brasserie [à Hull], entre le boulevard Montclair et le pont du sentier du ruisseau de la Brasserie (alors un pont de chemin de fer). En 1941, ce secteur de la ville devient un véritable bidonville, nommé Creekside, où vivent dans un grand dénuement plus d’une centaine de personnes. Surnommé, avec mépris, Punaiseville et Puceville, le Creekside est qualifié de honte de la ville par les bien-pensants de tous bords pour qui les pauvres sont les artisans de leur propre malheur[15].
Frappés également par la crise des années 1930, les habitants et habitantes des bidonvilles de Hull figuraient parmi les exclus du capitalisme industriel anglo-saxon au Canada français. Pendant les années 1940 et 1950, le Creekside constituera une réalité à Hull, alors que la ville est également aux prises avec plusieurs logements surpeuplés[16]. Pendant ce temps, les autorités publiques contribueront à la stigmatisation et même à la répression des personnes sans logement.
On le sait, les grandes catastrophes de la première moitié du XXe siècle, période marquée par deux guerres mondiales, la Grande Dépression des années 1930 et l’expérience du totalitarisme, vont conduire à des prises de conscience quant à l’avenir de l’humanité face aux défaillances de sociétés fondées sur les principes libéraux de la liberté individuelle, de l’égalité formelle et de la propriété privée. Ces catastrophes ayant émergé dans les pays du centre du capitalisme viendront mettre en lumière les paradoxes de la « civilisation libérale » : le capitalisme industriel et l’utopie du marché autorégulateur sont des menaces aux libertés individuelles et à la démocratie[17]. Par exemple, la réduction du logement à une marchandise ne permet pas de garantir l’accès à un toit et à des conditions de vie dignes pour l’ensemble de la population.
Dans l’après-guerre, le système international de l’Organisation des Nations unies sera ainsi institué sur la reconnaissance des droits politiques, sociaux, culturels et économiques. Les nouvelles institutions internationales et le développement du droit international signaleront la nécessité pour les États de mettre en place des politiques visant la réalisation concrète de droits collectifs. Dans le préambule de sa constitution adoptée en 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnait le droit à la santé en le définissant comme le droit à « un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou de handicap ». Le texte poursuit : « La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale[18] ».
En Outaouais, même avec l’effort de guerre et ses retombées sur le développement économique, les conditions sociosanitaires et de logement des classes populaires hulloises tarderont à s’améliorer.
Dans les années d’après-guerre, la ville de Hull offre un spectacle désolant. La compagnie E.B. Eddy a beaucoup réduit la production de son usine de papier. Des centaines d’ouvriers se retrouvent sans emploi. Le délabrement des quartiers populaires ne fait que s’accentuer. Il y a un manque criant de logement. Forcées d’habiter dans des abris insalubres, des milliers de personnes vivent littéralement dans ce qu’on appellerait aujourd’hui des bidonvilles. Sans accès à un système d’aqueduc, encore moins à une usine de filtration d’eau, la population survit à peine et crie famine[19].
En 1952, le Creekside regroupera plus de 400 personnes et la police forcera le démantèlement du bidonville en septembre de la même année. Il en résultera que près de 300 personnes se déplaceront vers des taudis autour du lac Leamy et près de la Gatineau Boom Company[20].
À la fin des années 1960 survient un autre épisode dans l’histoire des problèmes de logement à Hull : la décision du gouvernement fédéral du premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau de construire un important complexe d’édifices gouvernementaux dans le centre-ville de Hull, aujourd’hui connu sous le nom de Place du Portage, toujours parmi les plus grands complexes d’espaces à bureaux du monde. La construction de Place du Portage exigera des milliers d’expropriations. La Ville de Hull met alors en œuvre un projet de « rénovation urbaine » entrainant « la démolition de plus de 1500 logements occupés par environ 6000 personnes[21] ». L’objectif, qui n’a toujours pas été atteint, était d’implanter 25 % des emplois du gouvernement fédéral sur la rive québécoise[22]. Dès le début des années 1970, de grandes mobilisations citoyennes[23] se mettront en branle en réaction à ces transformations imposées par les autorités fédérales et municipales, lesquelles vont créer d’importantes fractures sociales, urbaines et économiques dont le centre-ville de Hull ne s’est en quelque sorte jamais remis. C’est dans ce contexte, au tournant des années 1970, que les premiers logements sociaux seront construits à Hull, principalement pour loger les victimes de la « rénovation urbaine »[24].
Transportons-nous maintenant un demi-siècle plus tard. Depuis quelques années, la grave crise du logement dans la région de l’Outaouais et la ville de Gatineau s’est développée à l’intersection d’au moins deux autres crises, celles de l’itinérance et des surdoses. Ces « crises », qui sont en fait des résultats de la déresponsabilisation des États en matière de logement, des conséquences nuisibles de la financiarisation, de la spéculation et de l’inflation immobilières, ainsi que des vases communicants entre l’industrie pharmaceutique licite et l’économie informelle criminalisée, sévissent ailleurs. Cependant, leurs conséquences sont particulièrement aigües à Gatineau.
En 2023, le taux d’inoccupation dans le marché des logements locatifs était de 1,1 % à Gatineau (contre 2,1 % à Montréal) et le prix du loyer moyen des logements de deux chambres s’élevait à 1252 $, en hausse de 8,9 % sur un an (contre 1096 $, en hausse de 7,9 % à Montréal)[25]. Comme le soulignait la mission d’observation sur la situation du logement à Gatineau de la Ligue des droits et libertés dans son rapport de 2021[26], la crise du logement en Outaouais s’est vue renforcée par une série de catastrophes survenues avant la pandémie de COVID-19 : les inondations printanières de 2017 (plus de 2 200 résidences touchées dont plusieurs dans les quartiers défavorisés du secteur Gatineau) ; la tornade de force EF3 en 2018 (2 407 logements touchés dont près de 20 % inhabitables, notamment dans le quartier du Mont-Bleu où réside une importante population issue de l’immigration récente) ; et de nouvelles inondations printanières en 2018 (touchant près de 2 000 logements dans les mêmes quartiers qu’en 2017).
Avec le manque d’ambition des politiques de logement et la confiance excessive de celles-ci envers l’industrie immobilière, mais aussi en raison des récentes catastrophes climatiques, c’est le retour du Creekside « version XXIe siècle » sur les berges du ruisseau de la Brasserie et sur le site de l’ancien aréna Guertin dans le secteur Hull. Les habitantes et habitants du ruisseau de la Brasserie figurent aujourd’hui parmi les exclus de la plus récente phase du capitalisme, structurée par le pouvoir des industries de la finance, de l’assurance et – c’est particulièrement le cas en Outaouais – de l’immobilier. Montant en puissance depuis les années 1980, l’économie « FIRE » (basée sur les secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier[27]) a constitué la couche sur laquelle sont venus se superposer, plus récemment, le technocapitalisme[28] de monopole et son oligarchie au pouvoir aux États-Unis.
Phénomène également « importé » des États-Unis, les campements de personnes itinérantes sont malheureusement devenus chose commune dans les grandes villes canadiennes lors des dernières années. De 2018 à 2023, l’Outaouais a connu une augmentation de 268 % du nombre de personnes itinérantes, la plus forte au Québec[29]. Alors que les autorités municipales et provinciales se renvoient la balle, on peine à trouver des solutions pérennes et, surtout, pleinement humaines. Autre rappel du contrôle des classes pauvres digne du XIXe siècle, le conseil municipal de Gatineau s’est résigné, en 2024, à accepter un projet privé de « village » temporaire de conteneurs sur le site Guertin, logeant 100 personnes, proposé par une grande firme immobilière[30]. Même dans des territoires ruraux comme la MRC de la Vallée-de-la-Gatineau et la ville de Maniwaki, les dernières années furent marquées par une transformation du visage de l’itinérance et une explosion du nombre de personnes en situation d’itinérance dans tout l’Outaouais[31].
Enfin, de 2021 à 2023, on compte plus de 100 personnes mortes de surdoses de médicaments et de drogues en Outaouais[32]. Avec un taux de mortalité par surdose de 2,62 par 10 000 habitants, la crise des surdoses à Gatineau a été la plus importante au Québec de 2019 à 2022[33]. L’Outaouais est en effet devenu un « épicentre des surdoses », notamment en raison de sa situation géographique, localisée entre Toronto et Montréal. Malgré les crises sociosanitaires sévissant en Outaouais, les services en matière d’itinérance, d’injection supervisée et de santé mentale sont largement insuffisants dans la région, à l’instar des services publics de santé en général. La violation du droit à la santé et son interdépendance avec le droit au logement tendent à être normalisées à Gatineau et en Outaouais, d’hier à aujourd’hui. Une autre violation du droit à la santé qui tend à être normalisée en Outaouais est la dégradation de l’accessibilité, de la qualité et de la sécurité des services de santé publics et universels.
Sous-financement et dégradation du système public de santé en Outaouais : un terreau fertile pour la privatisation de la santé
Au cours des années 1950, il n’y avait toujours à Hull que le seul hôpital Sacré-Cœur de la rue Laurier, petit et vétuste, malgré l’augmentation de la population locale. Des subventions parvenaient au compte-gouttes du gouvernement provincial, surtout avant une élection. Ainsi, lors de l’élection provinciale de 1956, le gouvernement de l’Union nationale avait remis, par l’entremise de son candidat dans Hull, Roland Saint-Onge, un chèque de 440 000 $ à l’hôpital, au milieu d’un spectacle électoraliste bien orchestré. Il faudra attendre jusqu’en février 1958 pour que ce vieil édifice ferme définitivement, avec la construction d’un nouvel hôpital, sur le boulevard Gamelin. Les patients comme le personnel y furent transférés en plein hiver[34] !
Les crises évitables du logement, de l’itinérance et des surdoses entrainant autant de violations du droit à la santé, s’inscrivent dans le contexte d’iniquités majeures entre l’Outaouais et le reste du Québec en matière de financement public de la santé et d’accessibilité aux services de santé. Les effets de ce sous-financement sont nombreux. Si certains des effets à long terme sur l’état de santé de la population outaouaise sont difficilement mesurables, la dégradation du système public de santé marque profondément la vie quotidienne des résidents et résidentes et des communautés de l’Outaouais. Examinons les principales données quant au sous-financement public de la santé en Outaouais et quant à ses principales conséquences sur l’accessibilité, la qualité, la sécurité et la privatisation des services de santé dans la région.
En santé, l’Outaouais souffre d’un sous-financement historique avéré : en 2021-2022, la région a reçu 79,7 % de la moyenne des dépenses par habitant en santé dans les autres régions du Québec[35]. Cette iniquité dans l’allocation interrégionale du financement public de la santé s’est traduite par un manque à gagner annuel de 206 millions de dollars en 2020-2021[36]. Au fil des années, ce sous-financement chronique contribue à une importante et constante détérioration des services publics de santé dans la région, tant et si bien qu’il n’est pas exagéré de revendiquer, en plus d’un réinvestissement public massif de la part du gouvernement du Québec, des investissements additionnels visant à compenser cette détérioration du réseau de la santé et des services sociaux de l’Outaouais.
Ce sous-financement public de la santé, combiné à la situation géographique frontalière de l’Outaouais, du fait de sa proximité avec l’Ontario, force plusieurs personnes à traverser la rivière des Outaouais pour obtenir des services dans la province voisine. De 2010-2011 à 2021-2022, la Régie de l’assurance maladie du Québec a ainsi versé en moyenne 112 millions de dollars par année en services hospitaliers requis par des résidents et des résidentes de l’Outaouais en Ontario[37]. Au fil du temps, ces dépenses de l’État québécois en Ontario contribuent au sous-investissement dans les services et les infrastructures de santé en Outaouais.
On observe des conséquences majeures du sous-financement public de la santé en Outaouais. La région figure parmi les derniers de classe dans plusieurs catégories de service : nombre de lits de courte et de longue durée, temps d’attente aux urgences, durée de séjour sur civière aux urgences. Les problèmes d’accessibilité aux services de santé en Outaouais s’expliquent d’abord par d’importants manques d’infirmières et de médecins dans le réseau public de la santé. Comme le montre le Tableau 3, en 2022, il manquait en Outaouais 264 médecins et 1 138 infirmières pour rejoindre les moyennes québécoises.
Tableau 3. Nombres d’infirmières en soins directs et de médecins manquant en Outaouais par rapport à la moyenne québécoise[38]

La même année, cela représente 2,07 médecins par 1000 habitants en Outaouais contre 2,55 dans l’ensemble du Québec, et 5,67 infirmières par 1000 habitants contre 8,88 dans l’ensemble du Québec[39]. Les problèmes de conditions de travail en santé et services sociaux, causés par ce manque de personnel, ainsi que le sous-financement de l’éducation postsecondaire en Outaouais et la concurrence de l’Ontario, sont autant de facteurs contribuant à l’aggravation des problèmes de recrutement et de rétention du personnel de la santé dans la région.
Le sous-financement public et le manque de personnel contribuent en Outaouais à d’importants problèmes de qualité et de sécurité des services publics de santé. En 2021, Action santé Outaouais[40] rappelait, dans son rapport L’Outaouais à la croisée des chemins[41], que l’accessibilité à plusieurs services ne répond pas aux normes provinciales, surtout dans les MRC rurales les plus défavorisées, par exemple en soins de première ligne, aux urgences, en services psychosociaux, en imagerie diagnostique, en chirurgies prioritaires, en services aux personnes ainées, en santé mentale, aux jeunes en difficulté et en dépendance. En 2018-2019, l’Outaouais se classait 12e sur 16 régions du Québec pour le nombre d’incidents et d’accidents médicaux liés par exemple aux chutes de patients et de patientes, à la prise de médicaments et aux tests de laboratoire et d’imagerie[42]. Pire, de 2014-2015 à 2018-2019, les décès en milieu hospitalier et à la suite de chirurgies majeures se sont maintenus à des niveaux plus élevés que dans l’ensemble du Québec et même que la moyenne canadienne[43].
Ces problèmes d’accessibilité, de qualité et de sécurité des services publics de santé en Outaouais représentent sans surprise un terreau fertile pour la privatisation de la santé. Rappelons d’abord que la privatisation de la santé, encouragée par les gouvernements successifs et, notons-le, par la dernière réforme adoptée par le gouvernement de la Coalition avenir Québec en 2023, vient vampiriser le personnel du réseau public en favorisant le transfert des travailleuses et des travailleurs vers le secteur privé. Dans un contexte de sous-financement public et de concurrence de l’Ontario, la privatisation contribue à accentuer le grave manque de personnel de la santé en Outaouais. L’Outaouais constitue donc une triste illustration de l’affaiblissement du réseau public de santé causé par le recours au privé. Par exemple, dans les dernières années, la région a vécu la plus forte diminution du nombre de chirurgies effectuées dans les hôpitaux publics. De 2020-2021 à 2022-2023, la proportion des chirurgies réalisées dans le privé en Outaouais est passée de 0,5 % à 49 %, une augmentation de plus de 14 000 %[44]. Pendant ce temps, le nombre de chirurgies dans les hôpitaux publics de l’Outaouais a diminué de 24 %, alors qu’il a pourtant augmenté de 4 % dans le reste du Québec[45].
On peut prendre la mesure du paradoxe de la privatisation de la santé dans une région comme l’Outaouais avec le cas de l’imagerie médicale. Au printemps 2024, une crise éclate en imagerie médicale dans la région : le départ prochain de technologues vers l’Ontario déclenche un risque de rupture de service à l’Hôpital de Hull, le centre régional de traumatologie et de soins critiques. Le 15 juin 2024, on apprend que le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de l’Outaouais, face à un taux d’occupation de postes de technologue de 56 %, lance un appel d’offres au secteur privé pour combler des besoins de remplacement en imagerie médicale dans les hôpitaux urbains et ruraux de la région[46]. À la suite d’une importante mobilisation des organisations syndicales et de la société civile en Outaouais, le gouvernement du Québec accepte, en septembre 2024, d’élargir à l’ensemble des hôpitaux de la région les nouvelles primes temporaires offertes aux technologues des hôpitaux urbains, sans quoi on aurait assisté à un exode des professionnel·le·s des territoires ruraux[47]. Le 3 février 2025, on apprend que 7 585 patients et patientes sont en attente d’une imagerie par résonance magnétique (IRM) en Outaouais[48]. Le CISSS de l’Outaouais explique alors cette longue liste d’attente par un taux d’occupation de moins de 40 % des postes en imagerie médicale au département d’IRM de l’Hôpital de Hull[49].
Si la privatisation de la santé était une solution, l’Outaouais aurait été l’une des premières à le savoir. La privatisation de la santé contribue aux problèmes d’accessibilité et de manque de personnel dans les services publics de santé en Outaouais. En plus de réduire la voix des citoyens et citoyennes et des communautés dans la gouvernance de la santé au profit des actionnaires, le privé en santé est inefficace, inéquitable et coûteux.
Conclusion : mobilisation et pistes de solution pour la santé en Outaouais
L’Outaouais n’est évidemment pas la seule région québécoise à souffrir d’inégalités de santé et de violation du droit à la santé. Dans les sociétés capitalistes, l’état du droit à la santé dépend largement de l’étendue de la marchandisation du travail, du revenu, du logement et des soins de santé et, à l’inverse, de la présence de politiques de démarchandisation visant la réduction de la dépendance des personnes face aux marchés[50]. La question politique fondamentale sous-jacente aux actions sur les déterminants sociaux de la santé doit être la suivante : dans quelle mesure les États participent-ils à faire du logement et des services de santé des droits plutôt que des marchandises ?
La position de l’Outaouais dans l’histoire du capitalisme canadien, sa réalité géographique et les choix politiques en santé, comme le sous-financement, la centralisation et la privatisation, ont eu et continuent d’avoir des impacts spécifiques sur le droit à la santé dans la région. Ces choix politiques ne sont pas étrangers à la réputation de l’Outaouais comme « château fort libéral ». Or, après des décennies de règne du Parti libéral du Québec dans la région, le parti ayant occupé la circonscription provinciale de Gatineau pendant 56 années consécutives, l’élection de candidats de la Coalition avenir Québec dans la région n’a toujours pas conduit à la fin du sous-financement de la santé. L’inaction des gouvernements successifs a généré une dégradation de l’accessibilité et de la qualité des services publics de santé en Outaouais. Malgré l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec le 30 octobre 2019 d’une motion reconnaissant les « particularités importantes » de l’Outaouais[51], le réinvestissement public en santé se fait toujours attendre. Avec l’annonce de l’éventuelle construction du Centre hospitalier affilié universitaire de l’Outaouais, la région fait face au risque que le réinvestissement nécessaire en santé se limite à un mégahôpital régional, aussi nécessaire soit-il, alors que la dégradation du reste du réseau public de santé se poursuit et que le manque de personnel continue de s’accentuer. D’ailleurs, comment expliquer que la principale institution d’éducation postsecondaire de la région, l’Université du Québec en Outaouais, soit toujours dépourvue d’une faculté de médecine ?
Faisant face à des défis colossaux, l’Outaouais persévère dans sa mobilisation pour la défense du droit à la santé. Ancrées dans le contexte des expériences collectives et individuelles des problèmes sociosanitaires régionaux, ces actions de mobilisation revendiquent également un changement de paradigme à l’échelle des politiques nationales de santé. Donnons deux exemples de mobilisation portée par des citoyens et citoyennes de l’Outaouais dans la recherche de solutions en santé.
En 2011, le Comité des sans-médecins d’Action santé Outaouais publiait un rapport d’enquête conscientisante sur les obstacles dans l’accès au réseau public de santé. Fruit d’une consultation citoyenne de 180 personnes de 2009 à 2011, le rapport propose :
la mise sur pied d’une clinique médicale multidisciplinaire entièrement publique, orientée sur la prévention et composée uniquement de salariés. Ce projet pilote serait un lieu d’expérimentation d’une série d’autres recommandations […], comme la remise en question du paiement à l’acte des omnipraticiens et une répartition plus efficace des responsabilités qui feraient une place plus importante dans le réseau public à d’autres professionnels aptes à assumer davantage de responsabilités en soins de santé primaires […], comme les infirmières, les dentistes (et les hygiénistes dentaires), les psychologues, les sages-femmes, les physiothérapeutes[52].
En 2024, Action santé Outaouais publiait cette fois un rapport de consultation citoyenne[53] sur la santé dans les milieux ruraux de la région, tenue en novembre 2023 et ayant réuni une centaine de personnes dans les quatre territoires ruraux de la région. Les citoyens et citoyennes et les groupes ayant participé à l’évènement y ont identifié des solutions prioritaires[54], par exemple :
- décentraliser le système de santé en mettant en place une véritable gestion locale ;
- redonner la priorité aux citoyens et citoyennes et assurer la participation citoyenne dans les instances décisionnelles ;
- favoriser le recrutement et la rétention du personnel en offrant des conditions attrayantes et des salaires concurrentiels ;
- redonner et consolider des offres de services en centres locaux de services communautaires tout en bonifiant leur budget ;
- que le statut particulier de l’Outaouais s’accompagne d’une stratégie régionale, de mesures, de cibles et de ressources afin que cette reconnaissance puisse générer des améliorations réelles des services de santé de la région.
En plus de revendiquer un réinvestissement public massif et de proposer des solutions adaptées à leur région, les citoyens et citoyennes et les mouvements sociaux sont en Outaouais bien conscients que les solutions aux problèmes régionaux passent nécessairement par des politiques de décentralisation et de démocratisation de la gouvernance de la santé et par la défense du système public et universel de santé contre les intérêts particuliers des lobbys de la privatisation de la santé.
Mathieu Charbonneau est sociologue, professeur à temps partiel à l’Université Saint-Paul et directeur d’Action Santé Outaouais.
- Radio-Canada, « Gatineau : “une des pires urgences du monde occidental”, selon un coroner », 26 août 2016. ↑
- Dre Christal Dionne, « Santé en Outaouais : “Notre population est en danger”, Le Droit, 22 avril 2024. ↑
- Daniel LeBlanc, « Budget sabré et Santé Québec : “L’Outaouais a assez souffert” », Le Droit, 27 novembre 2024. ↑
- Radio-Canada, « Le CISSS en mode séduction pour éviter une rupture de services à l’Hôpital de Hull », 18 avril 2024. ↑
- Ani-Rose Deschatelets, « Nouvelle rupture de service en imagerie au CLSC de la Petite-Nation », Le Droit, 12 avril 2024. ↑
- Maude Ouellet, « Obstétrique à Shawville : “Les mesures ne réussissent pas”, dit le nouveau PDG du CISSSO », Radio-Canada, 9 février 2023. ↑
- Nations unies, Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, résolution 2200 A (XXI), article 12, Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, 16 décembre 1966, entrée en vigueur en 1976. ↑
- Dans cette première partie, nous reprenons les données analysées par Bertrand Schepper et Guillaume Hébert, Portrait des inégalités d’accès aux services de santé en Outaouais, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2021. ↑
- Source : Institut de la statistique du Québec. Présenté dans Schepper et Hébert, 2021, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- L’espérance de vie « correspond au nombre moyen d’années qu’une génération fictive pourrait s’attendre à vivre si elle était soumise tout au long de sa vie aux conditions de mortalité d’une année ou d’une période donnée » : Institut de la statistique du Québec, Espérance de vie, sans date. ↑
- Sur une échelle de 1 (quintile le moins défavorisé) à 5 (quintile le plus défavorisé), l’indice de défavorisation matérielle et sociale (IDMS) « comprend deux dimensions. La dimension matérielle reflète la privation de biens et de commodités de la vie courante des personnes résidant dans un territoire et ayant comme conséquence un manque de ressources matérielles (évaluée par l’éducation, l’emploi et le revenu). La dimension sociale renvoie à la fragilité du réseau social, de la famille à la communauté (évaluée par le fait de vivre seul, d’être monoparental et d’être séparé, divorcé ou veuf). L’IDMS regroupe ainsi six indicateurs qui ont été choisis pour leur relation avec l’état de santé et l’une ou l’autre des deux formes de défavorisation » : Institut national de santé publique du Québec, Indice de défavorisation matérielle et sociale, Québec, sans date. ↑
- Pierre Louis Lapointe, « Hull », L’encyclopédie canadienne, 2006. Consulté le 19 février 2025. ↑
- Kathleen Durocher, Pour sortir les allumettières de l’ombre. Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E.B. Eddy de Hull (1854-1928), Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2022. ↑
- Raymond Ouimet, « La crise du logement 1936-1952 : le cas du Creekside », Le Droit, 19 février 2021. ↑
- Ibid. ↑
- Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2009. ↑
- Organisation mondiale de la santé, Constitution, 1946. ↑
- Pierre Raphaël Pelletier, Les dépossédés du Vieux-Hull, Ottawa, Les Éditions David, 2020, p. 35. ↑
- Ouimet, Le Droit, 2021, op. cit. ↑
- Raymond Ouimet, « Hull : du centre-ville au centre-vide », Le Droit, 3 mars 2023. ↑
- Roger Blanchette, « Hull, champs de bataille! », À bâbord!, n° 40, été 2011. ↑
- En 1963, l’Assemblée générale de l’Ile de Hull a été créée en collaboration avec Mgr Paul-Émile Charbonneau, premier évêque de Hull, premier diocèse indépendant de l’archidiocèse d’Ottawa. En 1972, l’Assemblée sera renommée Regroupement des Comités de citoyens de Hull. En 1973, la Table ronde des organismes volontaires d’éducation populaire de l’Outaouais (TROVEPO) sera fondée afin de regrouper les groupes populaires de Hull. Voir Blanchette, À bâbord!, 2011, op. cit. et TROVEPO, La petite histoire de la Table ronde des OVEP de l’Outaouais (TROVEPO), 1973-2013 – 40 ans de luttes, 2014. ↑
- Ouimet, Le Droit, 2021, op. cit. ↑
- Société canadienne d’hypothèques et de logement, Rapport sur le marché locatif. Canada et régions métropolitaines, janvier 2024. ↑
- François Saillant, La situation du logement à Gatineau et ses impacts sur les droits humains. Rapport de la mission d’observation, Montréal, Ligue des droits et libertés, 2021. ↑
- Le terme FIRE vient des termes anglais finance, insurance and real estate. Voir André Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999 et François Chesnais, « Le capital de placement : accumulation, internationalisation, effets économiques et politiques », dans François Chesnais (dir.), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 15‑50. ↑
- Luis Suarez-Villa, « The rise of technocapitalism », Science & Technology Studies, vol. 14, n° 2, 2001, p. 4‑20. ↑
- Lise Denis, « L’Outaouais au centre de la “crise de l’itinérance” » au Québec », Le Devoir, 14 septembre 2023. ↑
- Françoise Goulet-Pelletier, « Itinérance : la Ville de Gatineau investit 1,5 M $ pour le projet Village Transitiôn », Radio-Canada, 10 octobre 2024. ↑
- Antoine Fontaine, « Une première Nuit des sans-abri à Maniwaki pour “démystifier” les préjugés », Radio-Canada, 19 octobre 2024. ↑
- Ce nombre provient du calcul de l’auteur à partir des chiffres rapportés par diverses sources médiatiques : 27 décès en 2021, 45 en 2022 et au moins 33 en 2023. Voir respectivement : TVA Gatineau/Ottawa, « Surdoses : 27 décès en 2021 à Gatineau », 27 avril 2022 ; Jadrino Huot, « Les surdoses toujours bien présentes à Gatineau », Noovo Info, 19 avril 2023 ; Étienne Fortin-Gauthier, « Gatineau, ligne de front de la crise des surdoses », Noovo Info, 20 février 2024. ↑
- Frédérik-Xavier Duhamel, « L’Outaouais, point chaud de la crise des opioïdes », La Presse, 12 novembre 2022. ↑
- Gilles Bédard-Lalonde, Le Hull des années 1950. La dernière décennie traditionnelle, Montréal, Éditions Carte blanche, 2018, p. 60. ↑
- Alexandre Bégin, L’Outaouais en mode rattrapage. Suivi des progrès de la région en santé, éducation et culture, Gatineau, Observatoire du développement de l’Outaouais, mars 2024, p. 7. Notons que l’Outaouais souffre également d’iniquités régionales dans le financement public des services sociaux, de l’éducation professionnelle et postsecondaire, de la culture et des organismes communautaires. ↑
- Ibid., p. 8. ↑
- Ibid., p. 9. ↑
- Ibid., p. 13. ↑
- Ibid., p. 12. ↑
- Tirant ses origines du Dispensaire des citoyens de l’Ile de Hull fondé en 1970, Action santé Outaouais est le seul organisme d’éducation populaire autonome et de défense collective du droit à la santé au Québec. Voir : https://actionsanteoutaouais.org/. ↑
- ASO, L’Outaouais à la croisée des chemins. Portrait de la situation du système de soins de santé, Gatineau, Action santé Outaouais, 2021. ↑
- Ibid., p. 22. ↑
- Ibid., p. 27. ↑
- Anne Plourde, L’Outaouais comme cas d’école des effets délétères de la privatisation des chirurgies, Montréal, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2024. ↑
- Ibid. ↑
- Radio-Canada Ottawa-Gatineau, « Le CISSS de l’Outaouais fait appel au privé pour combler les besoins en imagerie médicale », 15 juin 2024. ↑
- Antoine Fontaine, « La prime de 22 000 $ pour les technologues est élargie à l’ensemble de l’Outaouais », Radio-Canada Ottawa-Gatineau, 7 septembre 2024. ↑
- Anne-Charlotte Carignan, « Plus de 7500 personnes en attente pour une IRM en Outaouais », Radio-Canada, 3 février 2025. ↑
- Ibid. ↑
- Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity, 1990. ↑
- Assemblée nationale du Québec, Procès-verbal de l’Assemblée, 30 octobre 2019, N° 75, p. 1314. Motion reproduite dans Bégin, L’Outaouais en mode rattrapage, 2024, op. cit. ↑
- ASO, Les soins de santé à Gatineau : la voix des citoyens entendue. Rapport de l’enquête populaire sur les obstacles à l’accès au réseau public de santé à Gatineau, Gatineau, Action santé Outaouais, 2011, p. IV. ↑
- ASO, Mieux comprendre la réalité rurale pour assurer l’accessibilité aux services de santé : analyse thématique des ateliers de discussion du 9 novembre 2023, Rapport synthèse de l’évènement public « conférence-atelier » du 9 novembre 2023, Gatineau, Action santé Outaouais, 2023, 8 pages. ↑
- Ibid. ↑
Le 4 octobre, deux ans de génocide : levons-nous pour Gaza !

Internationalisme. Quel horizon pour nos luttes ?
Lancement double le 14 octobre prochain à 18h30 ! La parution du numéro 104 (et son dossier sur l'Acadie) et du numéro 105 (et son dossier sur l'internationalisme) seront soulignés à la librairie N'était-ce pas l'été (6702 St-Laurent, Montréal).
Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !
Le présent dossier vise à esquisser le portrait des mouvements sociaux qui ont le potentiel d'offrir une alternative politique contre l'extrême-droite, dans un cadre internationaliste. Nous considérons qu'il est aujourd'hui urgent de mettre en lumière les pensées politiques de l'internationalisme, de l'altermondialisme et de la solidarité internationale, pour contribuer à leur dynamisme et susciter l'espoir d'une option solide et coordonnée à l'échelle internationale. Ainsi, nous nous figurons que ce travail de convergence constitue une étape de plus pour répondre à la question : quel horizon pour nos luttes ?
Né il y a près de 200 ans au sein des mouvements révolutionnaires européens, l'internationalisme incarne un espoir : celui de pouvoir bâtir une alliance internationale des travailleur·euses. Depuis la création en 1864 de l'Association internationale des travailleurs, en passant par l'Internationale socialiste de 1889 et le Kominterm, fondé en 1919, la relation entre l'organisation nationale et internationale des travailleur·euses a pris une variété de formes. Dans son article sur les communistes montréalais durant l'entre-deux-guerres, Olivier Dupuis situe l'émergence de la culture internationaliste au Québec chez les militant·es du Parti communiste du Canada, issu·es en particulier de la diaspora juive. Comme le rappelle Aziz Fall dans son entretien, le Centre Internationaliste Ryerson Fondation Aubin est l'un des espaces de sociabilité internationaliste qui subsiste à Montréal. Il insiste sur l'importance de fédérer les luttes autour de l'anti-impérialisme. La Conférence de Bandung du Nord, sur laquelle revient Safa Chebbi, est une des tentatives pour décoloniser l'internationalisme. Enfin, le plaidoyer d'Amélie Nguyen pour un internationalisme syndical actualise ces critiques pour penser la solidarité ouvrière.
Le point de départ de l'altermondialisme, beaucoup plus récent, remonte à la Première rencontre intercontinentale pour l'humanité et contre le néolibéralisme, au Chiapas, en 1996. Il s'agit d'une voie de résistance au néolibéralisme et au nationalisme, comme le rappelle dans son texte Claude Vaillancourt, qui revient sur les points de convergence et de divergence entre l'internationalisme et l'altermondialisme. Monique Jeanmart et Wedad Antonius, au nom d'Attac Québec, insistent sur le caractère internationaliste de l'organisation dans sa lutte contre le néolibéralisme. Carminda Mac Lorin présente quant à elle l'évolution du Forum social mondial, l'un des principaux espaces de discussion altermondialiste. Enfin, Nina Morin présente son cheminement personnel de politisation à partir de ses expériences de militantisme altermondialiste pour le Journal des Alternatives.
La question de la solidarité internationale traverse tous les textes ou presque, et l'histoire de ce mouvement est le plus complexe à tracer, car il se mêle aux deux premiers. Récemment, cette notion est venue remplacer celle de « coopération internationale », qui réfère plutôt aux politiques économiques financées par des fonds internationaux, dont profitaient les organisations non gouvernementales. La solidarité internationale réfère désormais aux réseaux noués entre la société civile du Sud global et du Nord global. Michèle Asselin, dans son entretien, présente ces considérations à l'aune des États généraux québécois de la solidarité internationale, organisée par l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). Marianne Tremblay et Jade St-Georges suggèrent de repenser les partenariats solidaires à partir de l'expérience de Mer et Monde en Amérique centrale, également membre de l'AQOCI. Finalement, Maël Foucault porte le regard du côté de l'extrême-droite, afin de souligner comment les solidarités blanches s'organisent autour d'une intersectionnalité des haines.
Un dossier coordonné par Maël Foucault, Samuel Raymond et Claude Vaillancourt, illustré par Tricia Robinson.
Avec des contributions de Wedad Antonius, Michèle Asselin, Safa Chebbi, Olivier Dupuis, Aziz Fall, Maël Foucault, Monique Jeanmart, Carminda Mac Lorin, Nina Morin, Amélie Nguyen, Samuel Raymond, Jade St-Georges, Marianne Tremblay et Claude Vaillancourt.
Illustration : Tricia Robinson

Sommaire du numéro 105
Lancement double le 14 octobre prochain à 18h30 ! La parution du numéro 104 (et son dossier sur l'Acadie) et du numéro 105 (et son dossier sur l'internationalisme) seront soulignés à la librairie N'était-ce pas l'été (6702 St-Laurent, Montréal).
Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !
Politique municipale
Les villes au service de la gentrification / Entrevue avec Sophie Thiébaut. Propos réceuillis par Myriam Cloutier
Observatoire des luttes
Un nouveau syndicat de locataires à Ottawa / Entrevue avec Ashley Liza et Shivangi Misra. Propos recueillis par Maël Foucault
Travail
Réformes en droit du travail : La CAQ, foncièrement sexiste et antisyndicale / Caroline Brodeur
Des états généraux pour le syndicalisme / Thomas Collombat
Luttes antiracistes en milieu de travail syndiqué/ Entrevue avec Ramatoulaye Diallo et Alain Croteau. Propos recueillis par Isabelle Bouchard
Société
Pour une repolitisation de l'économie sociale / L'Aile jeunesse du Chantier de l'économie sociale
Sciences
Démantèlement de la science américaine : Crise dans la petite bourgeoisie salariée
Analyse du discours
L'extrême droite, cet alter ego toxique / Philippe de Grosbois
Politique
Mark Carney et la contamination de l'extrême droite / Claude Vaillancourt
Regards féministes
Enfances sous tutelle / Kharoll-Ann Souffrant
Mémoire des luttes
Charles Gagnon et la question sociale / Alexis Lafleur-Paiement
Mini-dossier : Qui veut la peau de la liberté académique ?
Coordonné par Isabelle Bouchard, Mélanie Edever et Maël Foucault, illustré par Élisabeth Doyon
L'effritement de la gouvernance collégiale des universités / Madeleine Pastinelli
Ingérences et menaces dans les universités / Arianne Des Rochers
La liberté académique, c'est pour moi aussi ? / Bouchra Taïbi
Dossier : Internationalisme. Quel horizon pour nos luttes ?
Coordonné par Maël Foucault, Samuel Raymond et Claude Vaillancourt, illustré par Tricia Robinson
L'entre-deux-guerres à Montréal. « Les ouvrier·ères n'ont pas de patrie » / Olivier Dupuis
L'internationalisme dans les gènes d'Attac / Wedad Antonius et Monique Jeanmart
Fédérer les luttes anti‑impérialistes / Entrevue avec Aziz Fall. Propos recueillis par Samuel Raymond
L'internationalisme décolonial au présent. Bandung du nord / Safa Chebbi
Défendre l'internationalisme syndical / Amélie Nguyen
Internationalisme et altermondialisme : Avancer à contre-courant / Claude Vaillancourt
Forum social mondial : Un espace ouvert altermondialiste / Entrevue avec Carminda Mac Lorin. Propos recueillis par Samuel Raymond
Chronique d'une néophyte de l'altermondialisme / Nina Morin
La solidarité entre les peuples, envers et malgré tout / Entrevue avec Michèle Asselin. Propos recueillis par Claude Vaillancourt
Crises géopolitiques : Repenser nos partenariats solidaires / Marianne Tremblay et Jade St-Georges
De qui ont peur les réactionnaires ? / Maël Foucault
International
Résistance face à Vučić : La serbie ne vit plus, elle survit / Comité étudiant de la Serbie
Culture
Ça va bon train / Entrevue avec Pudding Chômeur. Propos recueillis par Selena Phillips-Boyle
Jazz libre, musique improvisée. La dernière utopie ? / Félix-Antoine Hamel
À tout prendre ! / Ramon Vitesse
Recensions
Couverture : Tricia Robinson

Des ponts parmi les feux
Lancement double le 14 octobre prochain à 18h30 ! La parution du numéro 104 (et son dossier sur l'Acadie) et du numéro 105 (et son dossier sur l'internationalisme) seront soulignés à la librairie N'était-ce pas l'été (6702 St-Laurent, Montréal).
Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !
L'été 2025 nous sera apparu comme une canicule continue et suffocante marquée par des feux de forêt sans précédent. Enveloppées par la fumée, les villes du Québec se sont retrouvées à plusieurs reprises parmi les plus polluées de la planète. Loin de mériter médaille, cet exploit appelle son lot de réflexions à l'heure où aucune région du monde ne semble épargnée par le phénomène et où nous en récoltons les effets délétères.
Tandis que les feux font rage aussi bien dans les Prairies qu'au Nouveau-Brunswick, en Europe qu'au Proche-Orient, le Québec ne fait pas figure de modèle. Bien que la province soit relativement épargnée sur son territoire, notre incapacité à échapper aux fumées nous rappelle que les frontières sont de peu de secours face aux vents dominants et que notre réponse à la crise climatique doit être faite de solidarité. Or, malgré l'urgence de la situation, l'inertie est encore trop souvent au rendez-vous et laisse la porte ouverte à ce que nous nous accommodions de l'inacceptable.
Officiellement, les gouvernements canadien et québécois se contentent de déployer des armées de pompiers pour éteindre les feux : l'exemple même d'une réponse ponctuelle qui omet d'interroger les causes structurelles du phénomène.
Le présent numéro se propose de rappeler l'absurdité et l'inanité de ces réponses et de donner à voir que des alternatives existent. Dans son article, Claude Vaillancourt montre en quoi l'appétit du gouvernement fédéral de Mark Carney pour les pipelines persiste à nous éloigner de l'objectif de sortie des énergies fossiles et de limitation du réchauffement climatique. De même, le projet de loi 97 du gouvernement provincial de François Legault entérine la mainmise de l'industrie forestière sur les forêts publiques du Québec et bafoue les droits ancestraux des Premières Nations. En reconduisant les logiques extractivistes à l'origine de la crise climatique et en promettant d'en amplifier les effets les plus néfastes, ces réponses sont contraires à ce qu'exige l'urgence de la situation.
Le comportement du gouvernement étatsunien est encore bien pire. Les élus républicains proposent ainsi de taxer les Canadien·nes pour compenser les effets des feux de forêt au nord sur la qualité de l'air au sud. Cela, sans jamais mentionner l'existence des changements climatiques. Pas étonnant quand on sait que ces mots, parmi tant d'autres, sont désormais interdits dans les publications gouvernementales. Le président Donald Trump est allé jusqu'à nommer à la tête de l'Agence de protection de l'environnement Scott Pruit, un climatosceptique notoire, et a amorcé le démantèlement de la législation environnementale encore en place. L'action des républicains est le symbole d'une offensive puissante et décomplexée à l'encontre de toute idée de protection de l'environnement et de lutte contre les changements climatiques. Venant d'un des plus grands pollueurs au monde, on peut aisément imaginer les effets catastrophiques qui en découleront et qui iront bien au-delà des feux de forêt.
En retour, le dossier spécial de ce numéro consacré à l'internationalisme nous rappelle l'importance de construire des ponts entre les luttes d'ici et d'ailleurs pour être à la hauteur des enjeux auxquels nous devons faire face. S'il semble y avoir peu d'espoir à placer dans des gouvernements qui ont opté pour la fuite en avant, les accomplissements souvent précaires, mais néanmoins tangibles des mobilisations passées et présentes nous redonnent du souffle.
Se mobiliser et s'organiser face à la catastrophe apparaît donc encore et toujours comme la meilleure voie de sortie. À cet égard, les blocages des coupes forestières effectués par l'Alliance MAMO (composés de membres des nations Atikamekw, Innue et Abénaquis) en Haute-Mauricie montrent la pertinence de l'action directe et sa capacité à mettre en échec les ambitions dévorantes des pouvoirs économiques et politiques. Reste alors à soutenir les organisations et les collectifs qui recourent à cette forme d'action, à construire des ponts avec elles là où elles se trouvent et à s'engager à leur suite. Maintenant plus que jamais, pour éviter que le pire n'advienne.

Retour sur l’historique de l’élaboration du programme de Québec solidaire
Québec solidaire débattra de son nouveau programme en novembre prochain dans un contexte de crise planétaire sans précédent qui combine la crise climatique et la montée de l'extrême droite.
Notre perspective doit être basée sur les réponses nécessaires à apporter. La construction d'un mouvement social fort articulée dans une perspective politique qui unit les mouvements progressistes.
Nous devons articuler notre message prioritairement en fonction de ce que nous sommes maintenant, un parti politique de gauche qui veut changer cette société. C'est ainsi que nous pourrons rallier les mouvements de lutte. Dans le contexte actuel de QS, un programme qui indique ce que nous ferons une fois au gouvernement n'apparaîtra pas très réaliste ni motivant. Au contraire, il est important d'indiquer comment nous pensons rassembler la population militante et donne une impulsion permettant de rallier notre combat.
Le programme qui nous est présenté a fait l'objet de discussions entre autres auprès de la Commission politique et des Comités d'action politique, mais il s'agissait de consultations et non de délibération. Nous avons pris 10 ans à construire ce programme et nos membres ont maintenant tout au plus un mois pour s'approprier cette discussion qui n'est pas simple. Les membres de QS ont peu de temps pour s'approprier les propositions de programme qui sont présentées dans plusieurs documents sous différentes formes. Cette procédure rend très difficile la vue d'ensemble de la problématique.
Le rôle du programme
En 2011 nous avions adopté une définition de ce que représente un programme pour QS. La voici :
Le programme politique de Québec solidaire est une proposition de transformation démocratique de l'ensemble de la société à moyen et long terme. Il définit notre projet de société et permet d'identifier le type de parti que nous voulons construire.
Le programme doit être le fruit de l'intervention démocratique des membres. C'est à cette condition qu'il sera garant de la cohésion et de la continuité du parti. Le programme est vivant et se renouvelle selon la volonté des membres
Le programme trace : une analyse des problématiques qui traversent la société dans laquelle nous vivons que ce soit aux niveaux local, national ou international ;
– les orientations et les propositions que nous faisons à la population pour répondre à ces problématiques dans une perspective de transformation sociale répondant aux aspirations et aux revendications de la population ;
– les stratégies de transformation qui vont permettre à Québec solidaire de travailler dès maintenant à la réalisation son projet de société de concert avec les mouvements sociaux et la population ;
– les grands axes de notre projet de société.
Le programme s'adresse d'abord à la population, car il a pour fonction d'expliquer nos orientations et de mobiliser autour d'elles les personnes qui s'y reconnaissent.
Il s'adresse également aux militantes et militants du parti : il a pour fonction de les rassembler autour d'un accord sur la manière d'affronter les grands enjeux de société, et il doit leur fournir une analyse précise des problématiques sociales et des solutions proposées.
[CONGRÈS 2011-06.11] - Proposition de définition du programme politique de Québec solidaire
Construction du programme
Le programme a été bâti sur une période d'une dizaine d'années. Voici la période couverte par la construction du programme et les thèmes abordés.
Congrès Enjeu 1- Un pays démocratique et pluriel (2008-2009)
Laïcité, Question nationale, Constitution et Assemblée constituante, Réforme des institutions démocratiques, Intégration citoyenne
Congrès Enjeu 2- Agriculture, Économie, Environnement, Travail (2010)
Congrès Enjeu 3- Justice sociale – Éducation – Santé – Culture (2011)
Congrès enjeu 4- Pour une société solidaire et féministe Femmes—Familles — Diversité sexuelle et de genre (2015-16)
Congrès enjeu 5- Justice et sécurité publique – Territoire et municipalités – Agroalimentaire et ruralité – Québec solidaire : un parti altermondialiste ( 2017)
À titre d'exemple l'enjeu 1 a été un processus qui a duré 7 mois. Lancement au Conseil national du 27 février au 1er mars 2009, avec remise du cahier de participation. Discussion dans les cercles citoyens de mars à mai. Ces cercles ne s'adressaient aussi aux non membres. Suivait une synthèse des contributions faite par la Commission politique qui était soumise aux membres des associations locales, régionales et de campus. Le processus se poursuivait par un cahier de propositions présenté au congrès de novembre 2009.
Les différents enjeux traités permettaient aux personnes qui s'y identifiaient de prendre leur place dans Québec solidaire. L'adoption du programme à travers chaque thème, permettait aux personnes participantes d'avoir le temps nécessaire pour débattre, ce qui favorisait la formation politique collective.
C'est un tour de force avec le temps qui nous est imparti que de réussir un débat réel. Notre objectif devrait toujours être la politisation de nos membres et de notre entourage.
André Frappier
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Résister au colonialisme agressif du Canada
En réaction à la réélection de Donald Trump, à la guerre tarifaire intermittente entre les États-Unis et le Canada, ainsi qu'à la dérive autoritaire de l'Amérique, de nombreux Canadiens adoptent une attitude agressive (elbows up). Du boycottage de produits américains aux huées contre l'hymne national américain lors des matchs de hockey, on incite la population à se préparer à l'avenir en se tenant sur la défensive, les bras en l'air.
Tiré de Canadian dimension.
Ellen Gabriel et Sean Carleton
18 septembre 2025
S'il existe de bonnes raisons de résister à l'expansionnisme américain et de rejeter le rêve de Trump d'annexer le Canada comme 51ᵉ État, ce nationalisme « agressif » risque de raviver une nostalgie superficielle qui dissimule la propre histoire coloniale du Canada. Si cet écueil n'est pas évité, le pays ne pourra prétendre être sérieux dans son engagement à améliorer ses relations avec les peuples autochtones ou à construire un avenir plus fort et plus juste.
Un exemple frappant de cette attitude est la nouvelle vidéo We Are Canadian (https://www.cbc.ca/news/canada/we-are-canadian-video-1.7475829) , un remake de la publicité de bière I Am Canadian (https://www.youtube.com/watch?v=BRI-A3vakVg) diffusée il y a 25 ans. Destinée à rassembler les Canadiens, elle occulte en réalité le bilan d'agressions coloniales du pays — exactement le type d'antagonisme qu'elle prétend dénoncer. La vidéo évoque brièvement la soi-disant « crise d'Oka », qu'il faut plutôt rappeler comme ayant été le siège violent des communautés mohawks de Kanehsatà:ke et Kahnawà:ke à l'été 1990. Ce moment est utilisé comme un simple clin d'œil aux « imperfections » du Canada, notamment son traitement des peuples autochtones mais, ce faisant, il trivialise les événements.
L'été dernier marquait le 35ᵉ anniversaire de la Résistance mohawk, moment opportun pour réfléchir à la façon dont la vidéo déforme ces événements. Voir le siège absorbé aujourd'hui dans une nostalgie nationaliste est un signe inquiétant que le Canada se prépare peut-être à relancer une nouvelle vague de colonialisme « agressif ».
Au sommet de la rhétorique martiale de la vidéo, le narrateur s'interrompt un instant pour admettre : « Sommes-nous parfaits ? Non. » Derrière ces mots défile la photo iconique Face to Face, montrant un guerrier masqué faisant face à un soldat canadien en 1990. L'image est puissante, mais son utilisation est problématique. Depuis des décennies, journalistes et politiciens s'en servent pour présenter le conflit comme une affaire de « guerriers machos », détournant l'attention de l'enjeu réel : le vol continu des terres autochtones par le Canada. Cela alimente aussi la déshumanisation des Mohawks, qui défendaient leurs terres contre des incursions violentes justifiées au nom de la « sécurité publique » et de la croissance économique.
En traitant l'image comme un symbole d'imperfections passées, la vidéo suggère que la violence du Canada envers les peuples autochtones est derrière nous. Ce n'est pas le cas. La colonisation continue. La surveillance et le contrôle policier des communautés autochtones ne se sont jamais arrêtés. Ces dispositifs servent encore les spéculateurs fonciers, les promoteurs immobiliers et les entreprises extractives, et non la réconciliation.
L'usage trompeur de la photo de 1990 et la référence aux « imperfections » du Canada sont significatifs, car la Résistance mohawk n'était pas un incident isolé. C'était une tentative de l'État d'écraser les défenseurs autochtones des terres qui s'opposaient à l'agrandissement d'un terrain de golf et de condominiums de luxe sur une pinède sacrée et un cimetière actif — terres appartenant aux Kanien'kehá:ka sous Kaianera'kó:wa. Le siège de 78 joursm mené par la Sûreté du Québec, la police urbaine de Montréal et finalement l'armée canadienne, a révélé la violence coloniale du Canada pour ce qu'elle était : non pas une erreur, mais une défense délibérée de l'expansion coloniale.
Réduire de tels événements à une simple « imperfection » occulte la réalité d'un Canada agresseur colonial et génocidaire. Au mieux, la vidéo évoque vaguement la réconciliation, mais cette promesse sonne creux. Dix ans se sont écoulés depuis la publication du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation et de ses 94 appels à l'action. Bien que certains progrès aient eu lieu, le Canada continue de résister aux changements profonds nécessaires pour placer la vérité avant la réconciliation.
Le pays fait face à un choix. Va-t-il apprendre de son passé et bâtir des relations plus solides avec les peuples autochtones, ou bien, sous la pression de l'expansionnisme américain, redoubler d'agressivité coloniale comme en 1990 ? Les événements récents suggèrent la seconde option.
Le premier ministre Mark Carney, malgré des promesses initiales de soutenir la réconciliation, a maintenu le même cap colonial que ses prédécesseurs. En forçant l'adoption du projet de loi C-5 sans respecter réellement l'exigence juridique du consentement libre, préalable et éclairé, il a montré que la rhétorique de la réconciliation continue de masquer le statu quo. La propriété par l'État de pipelines traversant des territoires autochtones en est un autre exemple flagrant. Les actions de la Couronne qui affectent ces territoires devraient entraîner plus que de simples consultations symboliques ou séances « d'engagement » que l'on peut ignorer sans conséquence. C'est le même vieux manuel du capitalisme colonial.
Le plan canadien « elbows up » pour affirmer sa souveraineté ressemble moins à une défense contre l'agression américaine qu'à une intensification du déni des droits autochtones au service de gains économiques à court terme. Cette posture peut projeter une image de force, mais il s'agit de la force d'un État colonial refusant de changer.
À l'approche du 35ᵉ anniversaire de la fin de la Résistance mohawk, le 26 septembre, il convient de rappeler que la voie de l'agression coloniale n'est pas inévitable. C'est un choix. Les Canadiens peuvent garder les coudes levés, mais ils devraient aussi garder les yeux et les oreilles ouverts — pour apprendre l'histoire longue et toujours actuelle de l'agression du Canada contre les peuples autochtones et pour s'engager à la combattre.
La menace que Trump fait peser sur le Canada — et les façons dont les Canadiens se défendent — ne devrait pas détourner de l'effort essentiel de placer la vérité avant la réconciliation, de construire de meilleures relations avec les peuples autochtones et de créer un avenir plus durable et plus juste.
Katsi'tsakwas Ellen Gabriel est Kanien'kehá:ka, Wakeniáhton (clan de la Tortue), artiste, documentariste et militante autochtone pour les droits humains et l'environnement, vivant sur le territoire de Kanehsatà:ke Kanien'kehá:ka. Elle est coauteure, avec Sean Carleton, de When the Pine Needles Fall : Indigenous Acts of Resistance.
Sean Carleton est un historien allochtone et professeur agrégé à l'Université du Manitoba.
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gauche.media
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