Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Libérer la parole citoyenne face à une école qui va mal

15 novembre, par Rédaction

L’école québécoise va mal : en témoignent d’innombrables lettres aux médias à chaque rentrée scolaire, la désertion de la profession dans les cinq premières années d’environ 20 % des nouvelles enseignantes et enseignants, la grève et la mobilisation importante des enseignantes et enseignants à l’automne 2023, ainsi que les cris d’alarme nombreux et récurrents de spécialistes, observatrices et observateurs de l’éducation. Dans un documentaire d’Érik Cimon, L’école autrement[2], Guy Rocher laisse tomber cette phrase terrible : « J’ai honte de ce qu’est devenue l’école québécoise ». Ce grand sociologue, l’un des architectes du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, le fameux rapport Parent, commentait alors l’iniquité de notre système scolaire.

Pendant ce temps, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), totalement imperméable à ces appels de détresse, fricote et pilote sans vergogne des projets de loi décriés par le milieu. Les consultations sont factices et les résistances organisées totalement ignorées, à l’instar de la levée de boucliers provoquée par le projet de loi 23, finalement adopté le 7 décembre 2023, qui retire au Conseil supérieur de l’éducation sa mission de veiller à la qualité de l’ensemble du réseau d’éducation québécois, qui accroit une centralisation administrative déjà exagérée et qui crée un institut d’excellence dont plusieurs craignent qu’il ne vienne dicter des pratiques pédagogiques censées relever de l’autonomie professionnelle.

Cette détérioration à petit feu de l’école publique dure depuis trop longtemps. Pour faire le point et organiser une réflexion large sur la situation, le regroupement citoyen Debout pour l’école a lancé, au printemps 2023, une vaste consultation populaire, Parlons éducation, sur l’état de l’éducation un peu partout dans la province, conjointement avec trois autres groupes citoyens – Je protège mon école publique, École ensemble et le Mouvement pour l’école moderne et ouverte (MÉMO) – et avec l’appui d’une cinquantaine d’organisations partenaires. Dans le but avoué de libérer la parole citoyenne, Parlons éducation s’est décliné en une vingtaine de forums organisés dans 18 villes du Québec. À cela s’est ajoutée la tenue de rencontres destinées spécifiquement aux jeunes, à partir d’un guide conçu par un comité jeunesse et reprenant les grandes lignes du matériel proposé dans les forums.

Il s’agissait d’un véritable pari, basé sur la conviction que des échanges sur la situation étaient nécessaires et souhaités par un nombre élevé de personnes interpellées par la condition de notre système éducatif. Pari gagné : à partir d’un Document de participation[3], plus de mille personnes ont participé à une cinquantaine d’ateliers, entre mars et juin 2023, consacrant un vendredi soir et un samedi entier à discuter des cinq thèmes proposés : la mission de l’école, l’iniquité actuelle du système scolaire, le sort réservé à certaines populations laissées pour compte, les conditions dégradées d’exercice et de travail des personnels et la démocratie scolaire. Parallèlement, plusieurs centaines de jeunes s’exprimaient aussi sur les mêmes sujets.

Au-delà d’une participation importante à ces forums et aux ateliers jeunesse, il faut souligner la qualité des interventions et la richesse des échanges. Même si les constats avérés par l’exercice sont loin d’être reluisants, le fait de pouvoir les partager, d’en discuter les causes et les conséquences a eu, entre autres, l’effet de raviver l’espoir qu’il se passe quelque chose en éducation.

De graves problèmes

Dès la conclusion des forums et ateliers jeunesse, une équipe de cinq personnes s’est attelée à produire la synthèse du millier de pages de transcription des échanges. Rendu public le 6 décembre dernier, le portrait[4] qu’elle trace de notre école est désolant.

Il y a longtemps que la mission de l’école n’a pas été revue et qu’elle n’a pas fait l’objet d’un débat public. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa déclinaison actuelle – instruire, socialiser, qualifier – n’est pas comprise de la même manière par tout le monde. La dimension « qualification » semble avoir pris trop de place ou ne couvrir que la formation de la main-d’œuvre future; le terme « instruction » fait l’impasse sur l’éducation et l’interprétation de « socialiser » est pour le moins variable.

Or, à l’heure où de grands bouleversements sociaux sont en cours (dérèglements climatiques, omniprésence du numérique, désinformation, développement fulgurant de l’intelligence artificielle, pour ne nommer que ceux-là) ne serait-il pas opportun de faire le point sur ce qu’on attend de l’école ? Ne serait-il pas impératif de rebâtir un consensus social sur la mission de l’école et de la recentrer sur l’élève, selon une visée de développement personnel, d’ouverture sur les enjeux de société, d’émancipation et de formation citoyenne critique ? Cela favoriserait certainement une meilleure synergie de l’ensemble des intervenantes et intervenants en éducation et permettrait de mieux juger de l’adéquation avec les moyens consentis au système scolaire.

À propos de l’iniquité actuelle du système scolaire, les participantes et participants en avaient long à dire. Déjà dénoncée par le Conseil supérieur de l’éducation dans son rapport de 2016[5], la segmentation des populations étudiantes de l’école québécoise semble s’être accentuée, si l’on se fie aux nombreux témoignages recueillis. Les effets sont délétères.

Cette réalité est beaucoup plus prégnante dans les grands centres. Avec la présence d’écoles privées subventionnées et le foisonnement de projets particuliers sélectifs à l’école publique, le système québécois est devenu un véritable marché scolaire où règne le culte de la performance[6]. Comme le soulignent plusieurs, il s’agit d’un cercle vicieux : complètement privée de la possibilité d’une saine émulation entre pair·e·s s et aux prises avec une concentration indue de cas lourds, l’école publique, qui assume seule toutes ces classes qu’on dit maintenant ordinaires, suffoque et ne peut plus assurer l’égalité des chances de réussite aux enfants qui la fréquentent. Les parents craignent d’y envoyer leurs enfants et font tout pour les inscrire ailleurs, ce qui accentue le problème. On parle déjà de sélection à la fin du primaire ! La course effrénée à une prétendue « meilleure école », avec ce que cela suppose de stress pour les parents comme pour les enfants, est-ce bien ce que nous voulons comme système éducatif ?

Le Document de participation aux forums faisait aussi état de nombreuses populations scolaires laissées pour compte dans le système actuel. Dans ce domaine, les problèmes sont connus depuis longtemps : les ateliers ont permis de confirmer qu’ils perdurent ! Le manque de moyens, en particulier l’insuffisance de personnels spécialisés, pour venir en aide aux élèves handicapé·e·s ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) est criant, alors que le nombre d’enfants présentant des problèmes particuliers a explosé au Québec depuis une quinzaine d’années, un phénomène dont le gouvernement ne semble pas s’inquiéter. La trop grande proportion d’élèves en difficulté dans les classes régulières, le manque de services de soutien, le temps grugé par les formalités administratives liées à l’évaluation des cas, tout cela s’ajoute aux différents obstacles à surmonter pour répondre adéquatement aux besoins des élèves.

Il y a aussi peu de ressources et de soutien pour garantir la reconnaissance, la valorisation et l’inclusion des savoirs, des valeurs et des points de vue des Premières Nations et des Inuits dans le système scolaire. Dans les régions où la présence autochtone est importante, il s’agit d’une réalité bien concrète qui constitue un frein puissant à l’intégration scolaire des élèves.

Même si beaucoup d’efforts ont été mis pour accueillir les élèves nouvellement arrivés au Québec, des accompagnements additionnels demeurent nécessaires. On insiste, par exemple, sur l’importance d’assurer l’accès à des cours de francisation gratuits et prolongés pour les enfants, mais aussi pour leur famille, et de fournir les ressources nécessaires au bon fonctionnement des classes d’accueil et à la mise en œuvre de mesures favorisant la mixité interculturelle.

Le peu de valorisation de la formation professionnelle (FP) constitue un obstacle important à la scolarisation de nombreux jeunes qui auraient de l’intérêt pour des formations diplômantes dans une grande variété de métiers utiles et bien rémunérés. Ils pourraient trouver dans cette filière – c’est déjà le cas pour certains secteurs – la motivation à persévérer dans leurs études ou pour raccrocher. L’importance de la formation générale des adultes (FGA) a aussi été mise de l’avant comme « seconde chance » pour des élèves en difficulté au secondaire, pour des décrocheuses ou décrocheurs ou pour tout adulte qui a besoin de formation générale pour acquérir des connaissances et des compétences de base. La FGA mérite plus de reconnaissance et de moyens pour lui permettre de jouer le rôle spécifique et nécessaire qui lui est dévolu dans le système éducatif.

Les critiques nombreuses faites aux conditions d’exercice et de travail de la profession enseignante ne surprendront personne : l’appui de la population aux grèves de l’automne 2023 dans le cadre des négociations des conventions collectives du secteur public montre que la situation est connue du grand public. Dans les forums, plusieurs enseignantes et enseignants ont illustré par des exemples bien concrets ce qu’est devenu leur métier. Une reddition de comptes beaucoup trop lourde qui restreint l’autonomie professionnelle, la lourdeur de la tâche, la place énorme de l’évaluation au regard du temps nécessaire pour l’apprentissage, le trop grand nombre d’élèves en difficulté dans les classes, la précarisation des emplois et des conditions de travail, autant d’éléments qui se résument en un unique cri du cœur : il n’y a pas d’espace pour s’occuper vraiment des élèves !

Les commentaires débordent largement la seule situation de l’enseignement. On a notamment soulevé de façon récurrente l’insuffisance des différents personnels d’appui à l’enseignement. Les écoles doivent composer avec un manque de psychologues, d’orthophonistes et d’employé·e·s de soutien, inutile de dire que les services aux élèves en pâtissent, ce qui augmente d’autant la tâche enseignante.

Sur la démocratie scolaire, finalement, les participantes et les participants en avaient aussi beaucoup à dire. Sans doute faut-il éviter de généraliser trop rapidement, mais on a rapporté à de nombreux endroits que les conseils d’administration des centres de services scolaires (CSS) se comportent souvent comme des chambres d’écho de décisions prises en amont. Les conseils d’établissement fonctionnent mieux, mais leur pouvoir d’orientation et de décision est très limité. Si l’ancien modèle des commissions scolaires présentait des défauts, l’abolition de celles-ci par la loi 40 en 2020 a empiré les choses, et la récente loi 23, qui donne davantage de pouvoirs au ministre sur les directions des CSS, ne va certainement pas améliorer la démocratie scolaire.

L’existence d’une forme d’omerta dans le milieu scolaire a par ailleurs été plusieurs fois dénoncée dans les échanges. Peut-être basée en partie sur une fausse conception du devoir de réserve, mais sûrement entretenue par une peur bien réelle de représailles, les artisans du monde scolaire n’osent pas dénoncer les situations problématiques qu’ils observent. Dans au moins deux régions du Québec, une directive interne aurait d’ailleurs circulé de la part de la direction des CSS pour déconseiller la participation de membres du personnel aux forums Parlons éducation.

Le thème de l’éducation est large et plusieurs sujets n’ont pas pu être traités directement dans les ateliers des forums. Mais les échanges ont été émaillés de nombreuses références à la tyrannie de la gestion axée sur les résultats – incompatible avec un milieu éducatif et porteuse de dérives dans le fonctionnement des écoles –, à l’obsession de l’évaluation, à la nécessité de valoriser le français et les compétences langagières sous toutes leurs formes ainsi qu’au problème des surdiagnostics et de la médicalisation qui ont cours dès la petite enfance, pour ne nommer que ceux-là.

Que faire ?

Il y aura eu, en dernière analyse, bien peu de controverses dans ces forums, tant ont pu émerger sur chaque sujet des consensus spontanés. Mais au-delà du tableau déprimant que l’exercice a brossé de l’école québécoise, il faut souligner l’appétit des participantes et des participants pour qu’il se passe quelque chose, pour qu’on trouve le moyen de forcer la mise en œuvre de changements à apporter au système scolaire. Plusieurs orientations et éléments de solutions ont d’ailleurs été proposés lors de ces rencontres.

Que faire face à un gouvernement « téflon » qui prend systématiquement les choses par le mauvais bout ? Qui, par exemple, cherche éperdument du nouveau personnel, sans se préoccuper des causes de cette défection ? Qui, en contradiction flagrante avec son discours, centralise les pouvoirs et refuse d’écouter la parole citoyenne ?

La réflexion sur ces questionnements a commencé avant même la fin des forums citoyens. Ces derniers ont pu permettre d’avaliser l’état des lieux : il faut, dans une deuxième phase, dégager un consensus sur les chantiers les plus urgents à mettre en place et se centrer sur la formulation des solutions les plus pressantes pour que l’école québécoise soit véritablement équitable et émancipatrice.

Une tâche moins simple qu’elle n’y parait : il est plus facile de s’entendre sur les problèmes à dénoncer que sur la nature des solutions à préconiser ! C’est tout de même à élaborer une telle démarche que s’est attelé le collectif citoyen Debout pour l’école, tout de suite après les forums.

Le collectif s’est d’abord restructuré, embauchant un coordonnateur à plein temps et se dotant d’un comité directeur d’une douzaine de personnes qui a établi un plan de travail.

Dans une première étape, des groupes constitués (communautaires, citoyens, syndicaux) seront invités, à partir de la synthèse des forums, à formuler les changements qu’il faudrait apporter au système scolaire, en ciblant les plus pressants d’entre eux. Qu’est-ce qui devrait être entrepris au premier chef pour que le système éducatif québécois puisse véritablement offrir à tous les enfants une éducation de qualité, inclusive et émancipatrice ? À partir d’un outil d’animation, tous les groupes seront conviés à participer à cette démarche. Des comités régionaux sont déjà à pied d’œuvre pour susciter des rencontres régionales autour de cette question.

Le comité directeur de Debout pour l’école fera ensuite la synthèse des commentaires et propositions reçues, pour élaborer une déclaration qui, en plus de cerner concrètement des priorités, étayera et argumentera solidement chacune d’elles.

L’idée générale est d’obtenir ultimement un appui formel d’une part importante de la société civile. Il faut rappeler qu’une cinquantaine d’organisations avaient positivement répondu pour appuyer la tenue des forums citoyens. Cette fois, elles seront sollicitées pour un appui politique aux revendications principales qui seront retenues.

Un rendez-vous national

Il y a fort à parier cependant que l’obtention d’un consensus, même très large, sur l’urgence de mettre en place quelques chantiers prioritaires en éducation au Québec, ne suffira pas à influencer un gouvernement qui n’écoute personne.

Depuis des lustres, au Québec, on gère l’éducation, devenue un poste budgétaire parmi d’autres. L’impulsion à ne considérer l’éducation que sous l’angle de la productivité a été donnée par François Legault lui-même, alors ministre de l’Éducation, au début des années 2000. Depuis, à coup de plans de réussite, la préoccupation pour la quantité de jeunes diplômé·e·s a largement pris le pas sur celle de la nature et de la qualité de l’éducation qu’elles et ils reçoivent. L’éducation vue comme capital individuel à développer dans un monde de concurrence : le paradigme, foncièrement néolibéral, a fait son chemin. Pourquoi dès lors s’embarrasser de réflexions ou de débats sur le bien commun ?

Ce cadre idéologique est d’autant plus alarmant que pour entreprendre avec succès des réformes progressistes, il faut au préalable prendre le temps et les moyens d’obtenir des consensus sociaux. À titre d’exemple, citons le cas du financement de l’école privée. Combien de parents de la classe moyenne, attachés à l’idée que l’élitisme sert les intérêts de leurs enfants, combattraient avec vigueur le plan du groupe citoyen École ensemble[7] et l’idée même d’une école commune ?

S’il est possible qu’une déclaration commune sur l’avenir de l’école québécoise soit élaborée et qu’elle rassemble suffisamment d’appuis, il faudra donner à la publication d’une telle déclaration toute l’envergure nécessaire. C’est la raison pour laquelle Debout pour l’école pense organiser, en 2025, un grand rendez-vous national sur l’éducation dans le but de lancer publiquement cette déclaration et d’exiger du gouvernement qu’il y donne suite.

Un tel rendez-vous pourrait constituer une pression politique importante et mettre de l’avant des idées essentielles, à une petite année des élections provinciales, tout en se faisant le porte-voix de la nécessité d’agir en éducation. Cela pourrait être aussi un lieu d’échange privilégié sur des problématiques qui, tout en étant importantes, n’auront pas trouvé leur chemin vers les éléments essentiels d’une déclaration.

Outre Debout pour l’école, plusieurs groupes militent au Québec pour une meilleure éducation. Rappelons qu’École ensemble, le Mouvement pour une école moderne et ouverte et Je protège mon école publique étaient aussi impliqués dans l’organisation des forums. L’existence de ces groupes, le succès des forums citoyens Parlons éducation, l’ampleur des grèves enseignantes du secteur public et le soutien qu’elles ont reçu, tout cela laisse entrevoir qu’une importante mobilisation provenant de la base pourrait se constituer en faveur d’une refonte progressiste de l’école québécoise.

C’est ce qui donne espoir et ce à quoi Debout pour l’école[8] entend travailler au cours des prochains mois.

Par Jean Trudelle, professeur retraité et militant syndical[1]


  1. Jean Trudelle a été président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) de 2009 à 2012. Il milite actuellement dans le groupe Debout pour l’école !
  2. Érik Cimon, L’école autrement, documentaire, 52 min., Télé-Québec, 2022.
  3. Forums citoyens Parlons éducation, Document de participation, printemps 2023.
  4. Debout pour l’école, Des citoyennes et citoyens ont parlé d’éducation. Il faut les écouter !, Synthèse des propos tenus dans les forums citoyens et les ateliers jeunesse de Parlons éducation, novembre 2023.
  5. Conseil supérieur de l’éducation, Remettre le cap sur l’équité, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, Québec, 2016.
  6. On parle d’une école à trois vitesses. Voir notamment : Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?, IRIS, 19 octobre 2022; Philippe Etchecopar, Ghislaine Lapierre, Marie-Christine Paret, Fikry Rizk et Jean Trudelle, « Projets particuliers et ségrégation scolaire. Une meilleure école… pour tout le monde », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, 2021.
  7. L’école ensemble propose de transformer les écoles privées en écoles pleinement financées, mais sans droit de sélectionner les élèves et dans le cadre d’une carte scolaire qui respecte la diversité sociale. Voir : <https://www.ecoleensemble.com/reseaucommun>.
  8. On peut devenir membre en allant sur son site : <https://deboutpourlecole.org/>.

 

Grève du secteur public 2023 : mobilisation inspirante et espoir déçu ?

16 octobre, par Rédaction

La ronde de négociations du secteur public québécois qui s’achève s’est révélée historique à plusieurs égards. Mais malgré l’ampleur de la mobilisation, peut-on dire pour autant qu’elle a permis d’obtenir les gains espérés ? Nous présentons ici un rapide survol des évènements afin de tenter d’en dégager un portrait général et d’en faire un bilan à chaud. Cette négociation a été historique par sa combativité, sa portée féministe, le fait qu’elle a réussi à mettre de l’avant dans le débat public non seulement les conditions salariales, mais aussi et surtout la question des conditions de travail des enseignantes et des enseignants. Enfin, elle fut historique par la solidarité qu’on a pu constater sur le terrain. Quant aux résultats, si dans l’ensemble, on peut les juger honorables sur le plan salarial, sur celui des conditions de travail, il ne semble pas y avoir eu d’avancées notables, dans le domaine de l’éducation du moins, et ce, malgré l’importance que cet enjeu a eue, en particulier dans la mobilisation des enseignantes et des enseignants.

Une grève féministe

Cette négociation revêt d’emblée un caractère féministe, considérant que le secteur public québécois emploie très majoritairement des femmes – 78 % sont des travailleuses dans le Front commun – et c’est à ce titre qu’elle a connu une certaine résonance dans l’espace public[1]. Le taux de travailleuses dans le secteur public est en effet très élevé, plus que le taux moyen canadien pour les emplois de la fonction publique, qui se situe lui-même déjà dans la moyenne supérieure des secteurs publics les plus féminisés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[2]. Il faut dire que le secteur public québécois concentre des domaines du care[3] : santé, éducation, services sociaux, lesquels sont de juridiction provinciale. Or, historiquement, ces domaines font face à une dévalorisation de long terme, liée à leur essence même, étant des emplois associés aux soins à la personne et à la prise en charge d’autrui, tâches qui étaient traditionnellement réalisées par les femmes dans l’espace privé du foyer. La professionnalisation de ces soins et leur rémunération, du fait de la spécialisation genrée des métiers, ont été accompagnées d’un déficit de reconnaissance tant sur le plan de la rémunération que de la pénibilité[4]. C’est d’ailleurs à une partie de cette iniquité que la loi sur l’équité salariale cherche à répondre. Cependant, malgré les différents exercices d’évaluation et de réévaluation de la valeur des emplois à majorité féminine, le secteur public québécois accuse dans son ensemble un retard qui ne cesse de se creuser avec les autres secteurs publics et le secteur privé. Cette année, l’Institut de la statistique du Québec a mesuré ce retard à 17 % en ce qui concerne les salaires et à 7 % si on tient compte aussi des avantages sociaux[5]. C’est que, comme le souligne Louise Boivin, « le fait de limiter la réalisation de l’équité salariale au sein d’une entreprise, voire au sein d’un syndicat, ne favorise pas l’atteinte de l’équité dans l’ensemble du marché du travail[6] ».

Le secteur public québécois connait depuis des décennies une dégradation des conditions de travail liée à la nouvelle gestion publique, au manque de personnel, aux changements organisationnels constants – pensons par exemple à l’enchainement des réformes : le virage ambulatoire dans les années 1990, la création des centres de santé et de services sociaux (CSSS) par la fusion des établissements en 2003, puis celle des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) en 2015, lesquels seront bientôt remplacés par l’agence Santé Québec créée par la réforme du ministre de la Santé Christian Dubé et adoptée en décembre 2023. Faire une lecture féministe de cette négociation, c’est donc souligner à quel point cette lutte joue un rôle central dans la reproduction ou non d’iniquités systémiques de genre sous le couvert d’une simple négociation entre le gouvernement et le personnel d’un secteur public dont la composition de genre est trop souvent invisibilisée.

Les problèmes de « rétention de la main-d’œuvre » que cherchent à résoudre tant la partie patronale que la partie syndicale avaient pour origine, déjà avant la pandémie de COVID-19, différents changements organisationnels cumulés qui produisirent et produisent toujours de plus en plus souvent un épuisement professionnel ou une fatigue de compassion, « une usure émotionnelle qui apparaît lorsqu’une personne est témoin de la souffrance d’autrui de façon répétée et se sent impuissante devant cette souffrance[7] ».

S’ajoute à cela le contexte particulier post-COVID-19. En 2023, lors de la négociation, nous finissions à peine de sortir de cette pandémie, avec ce qu’elle a comporté d’ajustements et de temps supplémentaire pour les travailleuses et travailleurs des services essentiels. En effet, une des particularités des emplois du care est que la plupart ne peuvent pas être effectués à distance, « en virtuel ». L’opinion publique était d’emblée consciente des efforts fournis par les infirmières et infirmiers et du temps supplémentaire obligatoire qui leur était constamment imposé. Bien que moins visibles dans les débats publics, l’ensemble des travailleuses et travailleurs des secteurs de la santé et des services sociaux ont dû jouer les « anges gardiens », avec ce que cela a impliqué comme sacrifices et comme risques accrus pour leur propre santé.

Or, adopter une lecture féministe de la négociation, c’est aussi insister sur cette réalité propre au travail du care. La perspective de l’éthique du care comme celle que propose Molinier[8] nous pousse à formuler différemment les besoins de valorisation du secteur public québécois en insistant sur la question des conditions de travail et non seulement sur la rétribution, et en notant par ailleurs que nos sociétés vieillissantes sont appelées à avoir de plus en plus d’emplois liés au care.

La FAE donne le rythme et le ton…jusqu’à la fin !

À lui seul, le personnel du secteur public québécois représente à présent 15 % de l’ensemble de la population active au Québec. Les acteurs centraux pour le représenter lors de la négociation qui vient de se terminer formaient trois grands groupes : le Front commun rassemblant les syndicats de la CSQ, de la CSN, de la FTQ et de l’APTS (420 000 membres), la FAE (66 000 membres) et la FIQ (80 000 membres)[9].

Malgré sa petite taille proportionnellement au Front commun, la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) s’est toutefois imposée durant toute la négociation comme un acteur incontournable. Cela tient principalement du fait que pendant que le Front commun a étalé ses « coups de semonce » de un jour, deux jours, trois jours de grève sur plusieurs semaines à partir du 6 novembre, la FAE a choisi la grève générale illimitée comme moyen de pression à partir du 23 novembre, paralysant ainsi 40 % des écoles de la province et faisant parler d’elle au quotidien, en raison de la perturbation économique et sociale entrainée par la fermeture des écoles.

Il très difficile dans le contexte de la négociation du secteur public de mettre de l’avant les enjeux liés aux conditions de travail, ce sont généralement les enjeux salariaux qui retiennent l’attention. Mais cette fois-ci, il est notable que la FAE ait réussi à imposer un enjeu dit « sectoriel » dans l’espace public : la composition des classes au primaire et au secondaire. Elle a réussi à le faire notamment parce que le système d’éducation est mis à mal depuis un bon moment déjà et fait l’objet de débats publics. Ces dernières années, le nombre d’enfants ayant des besoins particuliers dans les classes du secteur régulier n’a cessé de croitre, une conséquence de la création d’un système d’éducation à trois vitesses (écoles privées subventionnées, écoles publiques avec projets particuliers et écoles publiques régulières) qui s’étend à présent même au primaire[10].

Pendant que la FAE réussissait à faire parler de l’importance de l’éducation, d’autres enjeux passaient malheureusement sous le radar. C’est le cas de la réforme Dubé en santé (loi 15[11]), adoptée sous le bâillon le 9 décembre 2023, en pleine négociation du secteur public, alors que celui-ci sera directement affecté par cette loi. Cela démontre la grande difficulté à relier les enjeux de négociation aux enjeux considérés de « deuxième front », selon le jargon syndical. Les transformations du secteur de la santé et des services sociaux auront pourtant un impact majeur et direct sur les conditions de travail des personnes œuvrant dans ce réseau.

Solidarité et soutien public remarquables

On a observé un très grand nombre de gestes de solidarité de la part des parents, mais aussi d’autres syndicats, à l’égard de l’ensemble des syndiqué·e·s du secteur public[12], mais en particulier envers les enseignantes et enseignants de la FAE. Plusieurs personnes amenaient des cafés, des cartes cadeaux d’épicerie, faisaient des dons par l’entremise de groupes Facebook ou venaient simplement marquer leur soutien aux grévistes sur les lignes de piquetage. Plusieurs syndicats ont voté des appuis moraux et des dons aux sommes importantes pour soutenir les grévistes. Même si, au courant des dernières semaines de janvier 2024, on sent poindre un certain discours indiquant que la grève renforcerait les inégalités au sein du système scolaire et qu’elle aura des impacts négatifs sur les élèves, durant la période de la négociation, les journalistes et chroniqueurs ont largement défendu la pertinence des revendications des enseignantes et enseignants[13]. Il faut par ailleurs souligner que la responsabilité du gouvernement dans le prolongement indu de la grève, notamment par son refus d’avancer des propositions constructives aux tables de négociation, a aussi été remarquée.

Débats internes autour du rythme de la grève et des fonds de grève

Malgré une mobilisation que l’on peut à bon droit qualifier d’historique, le Front commun a vécu ce qui apparait comme une tension interne forte quant au rythme à donner à la grève. Après avoir voté à plus de 95 % en faveur de moyens de pression pouvant aller jusqu’à la grève générale illimitée, plusieurs – parmi les profs de cégep de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) par exemple – auraient souhaité démarrer la séquence des journées de grève plus vite et plus fort plutôt que de commencer par ce qui était pour la plupart des travailleuses et travailleurs une demi-journée[14], et d’échelonner les journées de grève pour aboutir finalement avec un mouvement qui cherche à tout prix une entente avant le congé des Fêtes.

Un mécontentement analogue concernant le rythme de la mobilisation s’était déjà fait sentir par le passé et avait amené plusieurs syndicats locaux à faire des représentations pour influer sur le rythme et le type de grève à effectuer, afin d’éviter notamment les grèves tournantes régionales qui avaient été expérimentées lors du Front commun précédent, en 2015, et qui avaient été perçues comme des coups d’épée dans l’eau. Certains justifient ces stratégies de mobilisation progressive en arguant qu’il y a des syndicats moins mobilisés que d’autres en faveur d’une grève de longue haleine. On peut se demander s’il n’y avait pas lieu de déterminer d’autres stratégies d’exercice de la grève, en s’inspirant, pourquoi pas, du mouvement étudiant qui, à plusieurs reprises, a adopté le déclenchement de grèves en paliers : les syndicats locaux se dotaient d’un seuil à partir duquel ils considéraient être suffisamment nombreux pour déclencher une grève et d’autres pouvaient se joindre au mouvement par la suite.

Mais ces tensions internes ne furent pas l’exclusivité du Front commun. On a souligné du côté de certains membres de la FAE qu’il était particulier d’avoir comme seule possibilité une grève générale illimitée, d’autant plus en l’absence d’un fonds de grève. Les enseignantes et enseignants auront sacrifié d’importants montants d’argent par leurs moyens de pression, et nombreux ont été les témoignages de profs qui ont dû chercher de petits boulots ou avoir recours aux banques alimentaires. La CSQ n’avait pas non plus de fonds de grève, et des travailleuses et travailleurs aux plus bas salaires se sont retrouvés dans une situation critique malgré un nombre moindre de jours de grève effectués. À la CSN et à la FTQ, la présence d’un fonds de grève rendait l’exercice moins douloureux, alors que plusieurs syndicats locaux possèdent en sus un fonds de grève complémentaire.

Du côté de la CSN, un enjeu relatif à la gestion du Fonds de défense professionnelle a également suscité des remous. Afin de contrer des iniquités ressenties entre les syndicats lors des journées de grève exercées durant les négociations précédentes, on a imposé un même temps de piquetage d’une durée de six heures à l’ensemble des syndicats. Cela a provoqué non pas un mais deux tollés : en effet, le contexte d’une grève hivernale durant laquelle les enfants d’âge du primaire n’étaient pas à l’école rendait le respect de cette directive très difficile pour les parents, et plus particulièrement pour les mères, encore celles qui souvent assument ces tâches familiales en plus grande partie. À l’échelle locale, plusieurs syndicats ont dû mettre en place des « haltes-garderies » autogérées pour les enfants des grévistes. Mais surtout, dans plusieurs milieux syndicaux, le nombre d’heures imposé a été vécu comme un contrôle très serré et un manque de confiance envers les membres; de plus, il était parfois compliqué d’obtenir des accommodements pour les enfants malades ou pour les personnes avec un handicap qui pouvaient difficilement rester debout dehors pendant six heures afin de recevoir les prestations du fonds de grève. Le piquetage d’une durée de six heures qui avait pour objectif de démontrer la mobilisation des membres a eu paradoxalement un effet démobilisant en raison de son caractère infantilisant.

Une autre déception a été de ne pas voir vu le Front commun et la FAE marcher ensemble lors des grandes manifestations nationales, qui ont parfois eu lieu la même journée, voire à la même heure, dans la même ville mais à deux endroits différents.

Ces différents éléments de débats, normaux et plutôt sains en termes de démocratie syndicale, peuvent malheureusement avoir entrainé des répercussions négatives sur la négociation, le gouvernement ayant joué la carte de la division entre la FSE-CSQ et la FAE.

Quels résultats au bout du compte ?

Après 22 jours de grève à la FAE, 11 jours au Front commun et 8 à la FIQ, une proposition d’entente de principe est survenue le vendredi 22 décembre 2023 entre le gouvernement et la FSE-CSQ concernant la table sectorielle de celle-ci, le jeudi 28 décembre pour le Front commun et la même journée pour la FAE. Au moment d’écrire ces lignes, il n’y a toujours pas d’entente entre la FIQ et le gouvernement du Québec.

Le Front commun demandait 9 % de rattrapage salarial par rapport aux autres salarié·e·s du Québec en plus de l’indexation à l’indice des prix à la consommation (IPC) qui était évaluée à près de 13 % sur 3 ans. L’entente couvrira finalement 5 ans de convention collective. Les augmentations de 17,4 % sur 5 ans permettront aux salaires du secteur public de suivre l’inflation prévue par le gouvernement du Québec entre 2023 et 2027, si les prévisions sont bonnes. Une clause de protection allant jusqu’à 1 % de plus est prévue pour les trois dernières années de la convention si l’inflation est plus élevée que prévu. Il n’y aura donc pas de rattrapage du retard accumulé entre les salaires du secteur public québécois et ceux des autres types d’emploi. Il est cependant notable d’avoir obtenu 6 % pour 2023 – il faut remonter à 1991 pour voir une augmentation salariale aussi importante sur une année. Sans être novateur, le fait d’avoir un mécanisme de protection en cas d’inflation galopante en 2026 et 2027 est aussi intéressant, bien que la situation que nous venons de vivre rappelle qu’il serait pertinent d’avoir un mécanisme de protection automatique face à l’inflation.

Plusieurs primes et mécanismes entrainent des augmentations pour certains corps d’emploi. Voici quelques exemples : une prime de 10 % pour les intervenantes et intervenants en centre jeunesse, une majoration aussi de 10 % pour les psychologues du réseau public, une prime de rétention de 15 % pour les ouvriers spécialisés[15].

Concernant le salaire des profs de cégep, il y a eu un effort supplémentaire pour augmenter davantage les échelons du bas, ce qui faisait partie des demandes pour les précaires et les nouveaux profs. Les enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire obtiennent une bonification additionnelle sur l’ensemble des échelons sauf le dernier, ce qui amène les résultats globaux à 21,5 % d’augmentation[16].

Sur le plan des conditions de travail, il est impossible de faire un tour exhaustif des résultats. Cependant, certains indices montrent que pour les enseignantes et enseignants, l’enjeu de la composition de la classe n’est pas résolu. Au moment des votes des syndicats locaux sur les ententes survenues avec le gouvernement, les yeux se sont à nouveau rivés sur la FAE : en effet, les votes y ont été beaucoup plus divisés qu’au Front commun ; plusieurs assemblées ont voté contre l’entente de principe et son adoption finale a été très serrée[17]. Comme on l’a noté plus haut, c’est principalement sur le dossier de la composition de la classe que les déceptions se font entendre. Dans les classes du primaire, les enseignantes se demandent comment elles vont pouvoir faire leur travail alors qu’il faut 60 % d’élèves ayant un plan d’intervention avant d’avoir de l’aide supplémentaire. Plusieurs expriment aussi leur déception devant des primes monétaires liées à une composition de la classe trop lourde si l’on n’arrive pas à trouver de personnel pour venir en aide en classe, car les primes n’allègent en rien le travail au quotidien. Il semble plus facile pour le gouvernement d’allonger quelques avantages pécuniaires plutôt que de réellement s’attaquer aux enjeux sur le terrain de la qualité des services donnés à la population du Québec.

Il faudra donc encore de bonnes années de mobilisation pour le secteur public afin de faire comprendre au gouvernement les besoins du réseau. Les syndicats du secteur public peuvent néanmoins être fiers de cet exercice de mobilisation et de négociation. Même s’il reste encore du travail à faire pour tisser des réseaux de solidarité ou développer d’autres stratégies de mobilisation, cette négociation envoie toutefois un signe encourageant et témoigne que ce mouvement est en marche.

Par Fanny Theurillat-Cloutier, professeure de sociologie au cégep Marie-Victorin


  1. Voir par exemple les trois lettres ouvertes suivantes : Martine Delvaux, « Une grève féministe », La Presse, 29 novembre 2023 ; Judith Huot, « Le contrôle du travail des femmes, on ne se laissera pas faire ! », Le Devoir, 27 septembre 2023 ; Françoise David, « La lutte du secteur public : un combat féministe », La Presse, 21 septembre 2023.
  2. OCDE, « Égalité femmes-hommes dans l’emploi dans le secteur public », Panorama des administrations publiques 2021, Paris, OCDE 2021, <https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/c5522452-fr.pdf>.
  3. Le terme « soin » n’est pas utilisé car il ne traduit qu’une partie des significations associées au mot « care » dans la tradition féministe. En effet, celui-ci signifie soin, attention, sollicitude, mais il est aussi un verbe d’action qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de ».
  4. Pascale Molinier, « De la civilisation du travail à la société du care », Vie sociale, vol. 2, n° 14, 2016, paragr. 20, p. 127-140.
  5. Clémence Pavic, « Les salaires de l’administration québécoise à la traîne de 17 % », Le Devoir, 30 novembre 2023.
  6. Louise Boivin, « L’équité salariale pour les femmes au Québec : un enjeu toujours d’actualité », Politique et Sociétés, vol. 39, n° 3, 2020, p. 189-212.
  7. Catherine Côté, « La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 30, automne 2023, p. 35.
  8. Pascale Molinier, op. cit.
  9. Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Confédération des syndicats nationaux (CSN), Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Fédération autonome de l’enseignement (FAE), Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ).
  10. Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?, IRIS, 19 octobre 2022 ; Ghislaine Raymond, « Acceptable l’hypothèse de règlement soumise aux membres de la FAE et de la FSE ? », Presse-toi à gauche, 23 janvier 2024.
  11. « Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace ».
  12. Pour ne donner que quelques exemples : don de 100 000 $ par l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC-Québec), 72 000 $ du syndicat Unifor Québec, 65 000 $ de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale (AIMTA Canada), 100 000 $ des Métallos. Lia Lévesque, « Des dons d’Unifor, des Métallos, des machinistes et de l’AFPC pour les grévistes du secteur public », Le Devoir, 15 décembre 2023.
  13. Même un Francis Vailles y va d’un « J’ai le plus grand respect pour les enseignants qui ont choisi de débrayer sans fonds de grève. Leurs sacrifices montrent à quel point ils veulent du changement » dans son article « Québec a économisé 1,3 milliard avec les grèves », La Presse, 16 décembre 2023.
  14. En effet, la grève du 6 novembre 2023, débutant à minuit et se terminant à midi, s’est traduite, dans les faits, pour la plupart des personnes en grève en une seule matinée de grève, à la suite de laquelle, elles durent reprendre le travail à partir de midi.
  15. Front commun, « Détails sur l’entente de principe soumise aux 420 000 travailleuses et travailleurs formant le Front commun », Info-négo du 7 janvier 2024, <https://www.frontcommun.org/entente-principe/>.
  16. Tommy Chouinard, « Hausse salariale jusqu’à 24 % pour des enseignants », La Presse, 15 janvier 2024.
  17. La Presse canadienne, « Front commun : après deux semaines d’assemblées, les votes favorables se multiplient », Radio-Canada, 26 janvier 2024 ; Benoit Valois-Nadeau, « L’entente entre Québec et la FAE adoptée de justesse », Le Devoir, 2 février 2024.

 

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

28 septembre, par Rédaction

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947)[1]. Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université ouvrière se veut un lieu d’éducation populaire pour la classe ouvrière francophone montréalaise. De 1925 à 1935, son activité « alimente la critique du libéralisme et du capitalisme et participe à la propagation des idéaux anticléricaux, communistes, marxistes et, parfois même, anarchistes[2] ». Ces discours résonnent chez certaines militantes canadiennes-françaises qui, bien que toujours minoritaires au sein de ce milieu, s’y montrent particulièrement dynamiques.

Ainsi, ces femmes reprennent les critiques sociales et les idées proposées par l’Université ouvrière et élaborent leurs propres revendications afin de répondre aux défis spécifiques que leur condition leur impose au cours des années 1930. D’abord, elles participent activement aux conférences et aux activités de l’Université ouvrière. Ensuite, elles développent un discours féministe et révolutionnaire qui s’exprime notamment le 15 mars 1931 à l’occasion de la première conférence donnée à l’Université ouvrière par une militante, Mignonne Ouimet. Enfin, elles s’organisent au sein d’un groupe non mixte, la Ligue de réveil féminin (LRF) afin de faire valoir leurs revendications, qui répondent aux défis auxquels sont confrontées les familles de la classe ouvrière durant la crise économique. Cet article se penche sur ces trois aspects de la mobilisation féminine au sein du réseau de l’Université ouvrière.

L’Université ouvrière : un lieu d’éducation politique au service du peuple

L’activité de l’Université ouvrière se poursuit à Montréal durant une décennie à partir de 1925. Par le biais de conférences, de la distribution de pamphlets et de la mise sur pied d’une bibliothèque, l’UO souhaite éveiller la conscience politique de la classe ouvrière et favoriser le développement de l’esprit critique chez les travailleuses et travailleurs de la métropole.

Le projet est analogue au Montreal Labor College, fondé au printemps 1920 à l’initiative de trois militantes communistes, Annie Buller, Bella Hall Gauld et Becky Buhay[3]. Toutefois, alors que les militantes et militants du Labor College en viennent à s’associer au Parti communiste du Canada (PCC), l’Université ouvrière est plutôt liée à l’Association révolutionnaire Spartakus (ARS), mise sur pied en 1924 par Albert Saint-Martin et ses camarades[4]. Cette organisation adhère aux idéaux révolutionnaires et communistes, mais s’éloigne des conceptions organisationnelles prônées par Lénine et la IIIe Internationale, et tire plutôt son inspiration du spontanéisme de Rosa Luxembourg et des anarchistes français. Son approche préconise le développement de l’autonomie ouvrière à travers des initiatives comme les coopératives, les épiceries Spartakus, les campagnes politiques et l’éducation populaire. De plus, l’Université ouvrière s’adresse spécifiquement aux francophones tandis que les activités du Labor College sont présentées seulement en anglais. D’abord sise au 222, boulevard Saint-Laurent, l’UO prend de l’expansion en 1932 et ouvre un nouveau local au 1408, rue Montcalm qui peut accueillir près de 1 500 personnes. Ce lieu devient en quelques années « le centre à partir duquel le mouvement communiste libertaire rayonne sur les quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques[5] ».

L’Université ouvrière propose, chaque dimanche après-midi, des conférences de trente minutes suivies d’une séance de débat à laquelle la foule est invitée à participer[6]. Ces conférences regroupent souvent de deux à trois cents personnes. Les thèmes abordés vont de l’histoire à la littérature, de la religion aux sciences, sans oublier, bien sûr, la critique du capitalisme, la révolution et le communisme. On trouve aussi dans les locaux de l’UO une bibliothèque qui est le principal lieu de diffusion de brochures communistes, anarchistes et anticléricales en français, pour la plupart importées d’Europe[7]. Au cours de son existence, l’UO devient à la fois un lieu d’éducation politique, un espace de sociabilité où s’organisent des soirées culturelles et musicales et un pôle d’organisation politique[8].

La participation des femmes à l’Université ouvrière

Bien que peu nombreuses, certaines ménagères et ouvrières montréalaises participent activement aux activités de l’Université ouvrière. Elles assistent aux conférences, souvent avec leurs enfants, et participent avec leur conjoint aux assemblées politiques de l’organisation[9]. Les critiques virulentes que l’UO adresse au clergé et à la religion catholique, qui dominent la société canadienne-française dans le domaine de la morale et de l’éducation, suscitent l’intérêt des femmes qui sont particulièrement touchées par ces exigences religieuses[10]. Le milieu communiste autour de l’Université ouvrière fait une place aux femmes qui ont alors l’opportunité de remplir des tâches significatives : elles peuvent présider des assemblées, une fonction particulièrement importante, ou être responsables de divers comités. Elles organisent des manifestations, des activités de financement ou des événements à caractère social et apparaissent dans les rapports de police, certaines d’entre elles ayant été arrêtées dans le cadre de manifestations ou d’actions de désobéissance civile[11]. C’est d’ailleurs une femme, Carmen Gonzales, qui tient la bibliothèque de l’UO, s’occupant aussi de la vente des brochures anticléricales et anarchistes[12]. C’est cette même Carmen Gonzales qui était en charge, au début des années 1920, de la librairie de l’Educational Press Association, adjacente au Montreal Labor College. En s’impliquant au sein du réseau communiste de l’Université ouvrière, ces femmes développent un discours féministe révolutionnaire et élaborent un programme original de revendications.

Mignonne Ouimet : un discours féministe et révolutionnaire

L’élaboration d’un discours féministe au sein de l’Université ouvrière se révèle le 15 mars 1931 lors de la conférence intitulée La femme donnée par la militante Mignonne Ouimet. Âgée d’à peine 16 ans, elle est la première femme à monter sur la tribune de l’UO[13]. Sa conférence se veut une causerie « pour les femmes, et au point de vue des femmes[14] », qui vise à « contrebalancer les efforts des hommes[15] » et démontrer que les militantes aussi ont la capacité de produire des discours politiques et des critiques sociales. Mignonne Ouimet exprime des positions « féministes marxistes[16] » : elle dénonce l’exploitation du travail féminin et l’autorité illégitime exercée dans la sphère privée par le père ou le mari. Elle critique le rôle que jouent le clergé et les institutions politiques dans le maintien des femmes dans un statut inférieur. Dans le contexte social conservateur de l’époque, qui rejette les demandes visant à faire de la femme l’égale de l’homme juridiquement, les militantes de l’Université ouvrière estiment que seules une révolution et l’instauration d’une société communiste permettront aux femmes de vivre librement.

Les militants de l’UO critiquent les fondements du système capitaliste. Influencés par Marx et Proudhon, ils se positionnent contre la propriété privée des moyens de production et dénoncent l’exploitation salariale. Mignonne Ouimet reprend ces idées dans sa conférence lorsqu’elle dénonce l’exploitation du travail féminin. Elle souligne toutefois l’oppression particulière qui touche les femmes. Bien que les hommes subissent une exploitation économique qui les maintient dans la pauvreté, les femmes doivent faire face non seulement à l’exploitation économique, mais elles sont en plus soumises au pouvoir des hommes : « S’il est vrai que certains hommes sont les esclaves d’autres hommes, nous, les femmes, nous sommes les esclaves, même, de ces derniers esclaves. […] Toutes les lois à notre égard sont injustes et les mœurs sont encore pires[17] ». Lorsqu’elles ne sont pas mariées, les filles sont sous la tutelle de leurs parents ; en se mariant, elles tombent sous le joug de leur mari, car elles sont privées de droits civiques : « Ici, la position de la femme est légalement et clairement définie ; de par le code, elle est un meuble, une propriété ou un objet, pour ainsi dire, que l’homme achète ou loue à plus ou moins long terme, et suivant les stipulations d’un contrat notarié, avec approbation du maire ou d’un ministre du culte[18] ».

Si la jeune fille ne souhaite pas se marier, on dit qu’elle peut subvenir à ses propres besoins en travaillant. Pour Ouimet, cette option n’existe pas réellement en raison de la faiblesse du salaire des ouvrières : « Vous savez bien, mes camarades, que notre système économique actuel nous rend ce travail impossible et que cette dernière ressource du travail, pour gagner notre vie, est un bien beau leurre ! En effet, combien gagnent les employées des manufactures de coton, de tabac, d’allumettes, de chaussures ? Combien gagnent les employées chez Eaton, Morgan, Dupuis, etc. ? Une pitance ! » Composant 25,2 % de tous les salariés montréalais en 1931[19], les ouvrières sont cantonnées dans des emplois aux salaires très bas[20]. Ces salaires, de 5 $ à 7 $ par semaine selon Ouimet, sont bien insuffisants pour une jeune célibataire qui souhaite louer une chambre, manger à sa faim et s’habiller convenablement. La militante souligne aussi le harcèlement sexuel que subissent les travailleuses dans leur milieu de travail. Si les femmes ne peuvent subvenir à leurs besoins en raison des bas salaires qui leur sont réservés, raisonne Ouimet, elles n’ont d’autre choix que de se marier : « En un mot, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, la femme est forcément entraînée vers l’une des prostitutions connues. La première, c’est la prostitution générale, mais légale. C’est-à-dire, le mariage ! La deuxième c’est… l’autre.[21] » Le mariage et la prostitution sont vus comme les deux faces d’une même médaille. Privées de droits civiques et sous-payées, les femmes sont forcées de contracter des échanges économico-sexuels pour survivre. Si les femmes doivent se marier pour pouvoir vivre, leur amour n’est donc pas donné librement ; sali par des considérations financières, l’amour devient alors prostitution.

La critique du mariage et de la famille patriarcale est un thème qui est présent dans le discours des militants de l’Université ouvrière et, plus généralement, dans la tradition communiste. Selon cette dernière, loin d’être une institution d’amour, le mariage en régime capitaliste est plutôt un outil servant à assurer la transmission du patrimoine par l’héritage et le maintien de la propriété privée. De plus, le mariage « relègue la femme au rang d’objet en la plaçant sous la tutelle de son mari, lui retirant jusqu’à son propre nom de famille[22] ». Ce sont ces idées, diffusées par le biais de brochures anarchistes et dans la littérature communiste, que reprend Ouimet dans sa conférence[23]. Pour que les femmes puissent se libérer du joug des hommes et du capitalisme, l’oratrice affirme qu’elles doivent participer à la révolution. Il faut que les femmes encouragent les hommes à se révolter contre le système capitaliste qui les maintient dans la misère, car c’est lorsque ceux-ci seront libres que les femmes pourront, elles aussi, conquérir leur liberté :

Il faut leur faire comprendre qu’ils ont tort de tolérer plus longtemps un système économique permettant à quelques-uns d’entre eux de posséder des richesses, pendant que 90 % de la masse individuelle demeure dans le salariat, l’ignorance et la misère. Sachons que notre planète, la Terre, appartient à l’humanité et non à quelques individus et que celui qui se prétend propriétaire d’un pied de terrain est un voleur ! Enseignons à nos frères que toutes les religions prétendues révélées ne sont que des fables inventées par les exploiteurs pour leurrer les imbéciles, diluer, amoindrir le courage des militants et maintenir les privilèges des repus[24].

Mignonne Ouimet appelle les femmes à joindre le mouvement révolutionnaire qui veut abolir la propriété privée et le régime capitaliste en faveur de la propriété collective, donnant à tous la pleine valeur de leur travail. Ce n’est que par une transformation radicale des conditions de vie actuelles que les femmes pourront être libres. Alors seulement :

l’on ne verra plus de jeunes filles accepter de vieux maris, parce que ces derniers ont de la braise… ! […] On n’entendra plus proclamer cette doctrine de la multiplication à outrance ; au lieu de procréer une sale vermine, débile, rachitique, mais nombreuse, les hommes et les femmes chercheront à produire de la qualité plutôt que de la quantité ; et c’est alors seulement que l’on pourra dire vraiment de tous les enfants : ils sont aussi beaux que les fruits de l’amour ! […] Puissent enfin les quelques remarques que je vous ai faites graver dans vos esprits cet axiome : la femme ne sera vraiment femme que lorsqu’elle aura obtenu sa liberté économique. Et les hommes sauront alors et alors seulement, quel trésor d’amour renferme le cœur de la femme[25].

Si ces idées ne sont pas nouvelles au sein du milieu communiste canadien-français, la conférence de Ouimet exprime des considérations particulières liées au statut des femmes ouvrières dans les années 1930. Sa conférence alimente les réflexions au sujet de la condition féminine et s’inscrit dans le développement d’un militantisme révolutionnaire féminin qui prend la pleine mesure de la lutte des classes dans ces années au Québec.

La Ligue du réveil féminin : une organisation d’action

La crise économique et le chômage qu’elle entraine fournissent une nouvelle occasion pour les femmes du réseau de l’Université ouvrière de faire valoir leurs revendications politiques. En 1933, les militants autour de l’Université ouvrière fondent l’Association humanitaire (AH) qui a pour but d’aider et d’organiser les chômeurs. Les femmes y sont particulièrement actives. La même année, sous l’impulsion de la militante Éva Varrieur, elles fondent la Ligue du réveil féminin (LRF), un groupe non mixte. Son objectif est de « soutenir les familles ouvrières aux prises avec le chômage[26] », notamment en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures de soutien aux chômeurs. La Ligue met de l’avant la capacité des femmes à prendre en charge des revendications politiques, comme l’indique son Manifeste publié dans le journal l’Autorité le 14 octobre 1933 :

Dans ce chaos indescriptible, il est malheureux de constater que la femme, mère de l’humanité, a toujours joué un rôle plutôt effacé et reste stationnaire dans l’évolution, imbue de préjugés soigneusement entretenus, pour ne pas dire cultivés. Elle est demeurée un objet de cuisine et de boudoir engoncé dans sa soi-disant dignité féminine. […] C’est pourquoi le Réveil féminin s’impose […] plus de sacrifice, de dévouement pour l’intérêt de quelques femmes, mais le réveil de la femme par l’éducation logique naturelle, basée sur des faits et leurs réalisations, opposée à l’obscurantisme de toujours. Dans un siècle de science et de lumière, faut-il que nous, les femmes, restions aveugles, laissant aux hommes le soin d’essayer d’arranger les choses à leur guise et restions à notre éternel rôle de servante et de poupée ? Le Réveil féminin entreprend de réveiller les intelligences (brillantes souvent), mais somnolentes et faire évoluer la femme vers sa véritable émancipation[27].

En organisant un groupe d’action politique non mixte, la LRF travaille à l’éveil de la conscience des femmes, capables elles aussi de faire advenir le changement social qu’elles désirent sans rester dans l’ombre de leurs camarades masculins. L’émancipation des femmes, pour la Ligue, passe par une éducation scientifique, ainsi que par un rejet de la religion et des exigences que le clergé impose au sexe féminin. Le contexte de la crise économique n’est pas étranger à ce regain d’activité chez les femmes, leur débrouillardise et leur ingéniosité en tant que ménagères et mères de famille étant particulièrement sollicitées dans un contexte de chômage et de pénuries[28].

La Ligue de réveil féminin présente aussi, dans le même journal, le 16 septembre 1933, une liste de revendications. Elle exige des allocations familiales, des pensions mixtes ou individuelles pour les vieillards, ainsi que pour les veuves et les orphelins, l’assurance chômage et enfin les soins médicaux gratuits « pour la famille de l’ouvrier[29] ». Les femmes de la LRF expriment ces revendications dans une société qui est largement dépourvue de filet social[30]. Au début des années 1930, le Québec accuse un retard par rapport à la majorité des provinces canadiennes[31], notamment en ce qui concerne les allocations pour les « mères nécessiteuses », les pensions de vieillesse et les indemnisations pour les travailleurs accidentés[32]. Pour endiguer les effets de la crise, le gouvernement provincial mise sur le « secours direct » et les programmes de travaux publics, des mesures d’urgence qui apaisent la misère sans toutefois s’attaquer aux racines du problème de la pauvreté[33]. Sur le plan de l’urbanisme, la LRF exige de nouvelles constructions pour remplacer les taudis et l’aménagement de parcs dans chaque quartier. Sur le plan économique, elle réclame une distribution équitable des biens, l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes, et l’interdiction du travail des enfants. Dans tous les cas, les militantes de la LRF proposent des solutions structurelles aux causes profondes de la misère et rejettent les palliatifs superficiels proposés par les gouvernements.

Au cours de son existence, la LRF organise aussi des conférences dans les locaux de l’Université ouvrière, portant sur des sujets comme l’inexistence de Dieu ou les libertés civiles. L’une de ces conférences, donnée en 1934, attire quelque 200 femmes et leurs enfants[34]. En se dotant d’un groupe d’action non mixte, les militantes de la LRF développent leur autonomie, sans jamais perdre de vue l’idée révolutionnaire. Elles avancent aussi de nouvelles revendications au sein de leur milieu, dont celles portant sur les droits de la jeunesse.

Les préoccupations relatives à la famille, aux enfants et à la régulation des naissances occupent une place importante pour les femmes de l’Université ouvrière et de la Ligue de réveil féminin. Mignonne Ouimet, ainsi que les militantes de la Ligue, critiquent l’idée de la « multiplication à outrance[35] » portée par le clergé catholique, qui interdit aux couples d’utiliser la contraception pour contrôler la taille de leur famille[36]. Elles soulignent l’impossibilité, pour la classe ouvrière montréalaise, d’harmoniser les exigences morales catholiques de reproduction et le maintien de la qualité de vie des enfants. Ceux-ci font les frais de ces exigences, car ils sont mis au monde par des parents qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins en raison de leur pauvreté. Pour les militantes qui gravitent autour de l’Université ouvrière, c’est seulement en s’attaquant aux racines de la misère par un changement social radical, en faisant advenir une société basée sur la propriété collective et l’égalité entre les sexes que chaque humain aura la possibilité de s’épanouir à sa pleine capacité.

La fin de l’Université ouvrière

Entre 1933 et 1935, la répression s’intensifie contre l’Université ouvrière et les organisations qui lui sont liées[37]. L’engouement des ouvrières et des ménagères pour les idées anticléricales et communistes, leur engagement au sein des organisations révolutionnaires, inquiètent en particulier le clergé catholique. Les femmes sont, selon le bulletin catholique La Chandelle, « l’élément le plus astucieux et celui qui fera le plus pour l’avancement du mouvement communiste. C’est donc vers les femmes qu’il faudra faire converger nos efforts[38] ». Pour endiguer l’influence de ces initiatives au sein des faubourgs montréalais, le clergé crée trois contre-organisations : l’Université ouvrière catholique, l’Association humanitaire catholique et le Réveil féminin catholique[39]. Enfin, l’Église, l’extrême droite et le gouvernement provincial tentent, par divers moyens, de faire fermer les lieux d’organisation révolutionnaire. À partir de 1934, dans un contexte où le milieu communiste libertaire périclite, les militantes et militants de l’Université ouvrière, de l’Action humanitaire et de la Ligue de réveil féminin se rapprochent du Parti communiste du Canada qui cherche alors à fédérer les forces révolutionnaires canadiennes. L’Université ouvrière est remplacée en 1935 par l’Université du prolétariat, une coopérative d’enseignement mutuel, de cours et de conférences, avant de fermer définitivement ses portes un an plus tard, après avoir été violemment mise à sac par une cohorte de jeunes activistes catholiques[40].

Même si elles étaient minoritaires au sein de leur milieu, les militantes du réseau de l’Université ouvrière ont fait leur marque. Elles se sont réapproprié les idées de l’UO et, plus généralement, des traditions communistes et anarchistes, puis ont élaboré un discours et des pratiques pour répondre aux défis spécifiques auxquels étaient confrontées les ouvrières et les ménagères francophones au début du XXe siècle. Tout en participant aux conférences et en animant des comités, ces femmes ont développé une réflexion révolutionnaire sur l’exploitation du travail féminin, la domination masculine et les institutions sociales – le clergé, le mariage, le Code civil – participant à les maintenir dans un état de dépendance. Enfin, ces militantes ont pris davantage d’autonomie en s’organisant au sein d’une organisation non mixte, la Ligue de réveil féminin. Dans les journaux, dans la rue et par le biais de leurs organisations, elles ont fait valoir leurs revendications politiques. Par leur activité, ces militantes ont contribué à alimenter la réflexion au sujet de la condition féminine au sein du mouvement communiste canadien-français organisé autour de la figure d’Albert Saint-Martin.

Par Mélissa Miller, étudiante à la maîtrise en histoire, Université de Montréal, membre du collectif Archives Révolutionnaires


  1. Au sujet du parcours d’Albert St-Martin, on consultera : Claude Larivière, Albert Saint-Martin, militant d’avant-garde, 1865-1947, Laval, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979.
  2. Alex Cadieux, « Le péril rouge : le cas de l’Université ouvrière de Montréal (1925-1935) », Strata, n° 4, 2018, p. 26.
  3. Louise Watson, She Never Was Afraid. The Biography of Annie Buller, Toronto, Progress Books, 1979, p. 11-14.
  4. Mathieu Houle-Courcelles, « “Ni Rome, ni Moscou” : l’itinéraire des militants communistes libertaires de langue française à Montréal pendant l’entre-deux-guerres », thèse de doctorat, Université Laval, 2020, p. 160.
  5. Ibid., p. 170 et 191.
  6. Marcel Fournier, « Histoire et idéologie du groupe canadien-français du parti communiste (1925-1945) », Socialisme 69, vol. 16, 1969.
  7. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 173.
  8. Claude Larivière, op. cit., p. 138.
  9. Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., p. 182.
  10. Marcel Fournier, op .cit, p. 63-84. L’anticléricalisme est un élément qui distingue l’Université ouvrière des autres organisations socialistes et syndicales comme la One Big Union ou le Parti communiste du Canada, et traduit l’expérience particulière de la société canadienne-française dominée par le clergé. Voir Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 176-177.
  11. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 233.
  12. Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), Montréal, Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 20.
  13. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 202. Mignonne Ouimet est la fille de Charles Ouimet, qui quittera le réseau de l’Université ouvrière pour rejoindre le PCC.
  14. Mignonne Ouimet, La Femme. Conférence donnée par Mlle M. Ouimet le 15 mars 1931 à l’Université ouvrière, Montréal, L’Université ouvrière, s.d., s.p.
  15. Ibid.
  16. Claude Larivière, op. cit., p. 146.
  17. Mignonne Ouimet, op. cit.
  18. Ibid.
  19. Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1897-1929, Montréal, Boréal express, 1978, p. 45-46.
  20. « De 1901 à 1929, plus du tiers des ouvrières se retrouve dans le secteur manufacturier ; un second tiers occupe le secteur des services et notamment le service domestique ; enfin, le troisième tiers se disperse en une infinité d’emplois ayant tous un facteur en commun : des salaires de famine. » Terry Copp, op.cit., p. 46.
  21. Mignonne Ouimet, op. cit.
  22. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 204.
  23. On compte, parmi les travaux des communistes et des anarchistes qui critiquent les institutions de la famille et du mariage en régime capitaliste : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels, La camaraderie amoureuse, de E. Armand, L’immoralité du mariage de René Chaughi, etc.
  24. Mignonne Ouimet, op. cit.
  25. Ibid.
  26. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 213.
  27. « La Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 14 octobre 1933, p. 4.
  28. « Les réactions à la crise se font surtout sur le plan individuel et à travers les réseaux de solidarité de base. […] C’est l’ère de la débrouille, et les femmes jouent à cet égard un rôle fondamental dans l’économie domestique, par exemple en adaptant l’alimentation ou en retaillant les vêtements. » Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 82. Sur le rôle actif des ménagères durant la crise économique des années 1930, voir : Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1991.
  29. « Les commandements de la Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 16 septembre 1933, p. 4.
  30. L’aide aux indigents est encore prise en charge par les institutions religieuses qui n’ont pas toujours les moyens d’aider adéquatement les familles dans le besoin. Terry Copp, op. cit., p. 137.
  31. Terry Copp, ibid., p. 133.
  32. Sur l’adoption des politiques sociales touchant les femmes et les familles au Québec, on consultera : Denyse Baillargeon, « Les politiques familiales au Québec. Une perspective historique », Lien social et politiques, n° 36, 1996, p. 21-32.
  33. Robert Comeau et Bernard Dionne, Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, Montréal, VLB Éditeur, 1989, p. 55.
  34. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215.
  35. Mignonne Ouimet, op. cit.
  36. À propos du contrôle des naissances et des exigences du clergé catholique canadien-français au sujet de la reproduction, on consultera : Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « “Empêcher la famille” : Fécondité et contraception au Québec, 1920–60 », The Canadian Historical Review, vol. 78, n° 3, 1997, p. 478-510, ainsi que Danielle Gauvreau et Diane Gervais, « Les chemins détournés vers une fécondité contrôlée : le cas du Québec, 1930-1970 », Annales de démographie historique, n° 2, 2003, p. 89-109.
  37. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 221.
  38. H. B. « À l’Université ouvrière », La Chandelle, 1, 13, 24 mars 1934. Cité dans : Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215.
  39. Ibid., p. 215.
  40. Ibid., p. 232.

 

Rachel Bédard, éditrice féministe

26 septembre, par Rédaction

À quelques minutes de marche de la station de métro Parc à Montréal se trouve la Maison Parent-Roback. Nommée en l’honneur de deux grandes militantes féministes, cette maison rassemble sous un même toit des organismes sans but lucratif voués à la cause des femmes. Par une froide soirée de novembre, je m’y suis rendu pour rencontrer Rachel Bédard aux éditions du Remue-ménage. Pendant plus de 40 ans, Rachel s’est consacrée à l’édition féministe. En compagnie de Valérie Lefebvre-Faucher, qui a été sa collègue à Remue-ménage pendant plusieurs années et qui est maintenant codirectrice de la revue Liberté, on discute des choix éditoriaux de la maison d’édition, de l’évolution du mouvement des femmes et de la fondation de la Maison Parent-Roback.

Guillaume Tremblay-Boily Est-ce que tu peux me dire de quel milieu social tu viens, dans quel contexte tu as grandi ?

Rachel Bédard – Je viens de la classe moyenne. Mes parents étaient engagés dans les associations parents-maitres. Ils étaient passionnés des questions d’éducation. Dans les années 1960, à Beloeil où on habitait, ils avaient décidé de s’impliquer dans le Nouveau Parti démocratique (NPD), dans un comté où il y avait vraiment du patronage et des libéraux bien établis qui dirigeaient tout. Ils se sont dit : « On va leur chauffer les fesses un peu ». Thérèse Casgrain et Michel Chartrand étaient venus faire des discours. Le NPD est arrivé deuxième. Mes parents ne s’étaient pas présentés eux-mêmes parce que mon père passait pour une tête brûlée. Ils avaient recruté un digne médecin de Saint-Hyacinthe… Ils ont obtenu un bon résultat, alors que le NPD avait fait patate à l’échelle du Québec. Ils ont bien aimé cet épisode-là. Je peux donc dire que j’ai des parents engagés.

G.T.-B. Donc ça jasait politique chez toi ?

R.B. – Oui, tout à fait. Et l’esprit critique était encouragé. Ma mère s’occupait d’une famille de sept enfants et mon père était réalisateur à Radio-Canada. Son école de militantisme avait été la grève des réalisateurs en 1959. Il y a des familles où l’on se raconte des souvenirs de guerre. Mon père, lui, parlait de la grève et des personnes qu’il avait admirées comme René Lévesque ou Jean Duceppe. La grève a été un moment charnière pour lui. J’avais six ans, mais souvent j’ai questionné mes parents sur ce qui s’était passé à l’époque. Je regrette de ne pas l’avoir fait davantage.

Valérie Lefebvre-Faucher Je ne savais pas que ton père était réalisateur.

R.B. – Oui, il faisait de la fiction. Cela m’a aidée dans mon travail d’éditrice parce qu’il retravaillait les textes, il collaborait avec les scénaristes.

G.T.-B. – Tu as étudié dans quel domaine ?

R.B. – Au cégep, j’ai commencé en lettres mais j’ai terminé en sciences humaines. Cela a été des années très formatrices. J’ai essayé un peu de tout. Ensuite, je me suis inscrite en linguistique à l’UQAM. J’aimais les mots et leur dimension sociale. Je me suis spécialisée en sociolinguistique durant une maitrise que je n’ai pas terminée. Pendant que j’étais en rédaction de mémoire, j’enseignais le français langue seconde et je travaillais chez Remue-ménage. Puis, je me suis dit que comme je ne voulais pas travailler à l’université, ce n’était pas essentiel de finir mon mémoire. C’est comme ça que j’ai laissé tomber, ce qui était idiot. Depuis ce temps, à toutes celles qui menacent d’abandonner la rédaction de leur mémoire alors qu’il ne leur reste que des corrections à faire, je dis: « Eh! finis donc ».

V. L.-F. Ça t’est resté, la frustration de ne pas avoir eu ton diplôme de maitrise ?

R.B. – Pas le diplôme, mais le sentiment de ne pas avoir fini quelque chose que j’avais commencé. C’est juste ça. Parce que non, je n’aurais pas fait carrière à l’université ni en recherche linguistique. J’aimais mieux enseigner et travailler à Remue-ménage.

G.T.-B. Tu travaillais déjà chez Remue-ménage à ce moment-là ?

R.B. – Oui. En 1980, je faisais mon terrain de maitrise en même temps qu’on s’apprêtait à publier le premier tome de l’autobiographie de Simonne Monet-Chartrand. C’était assez prenant.

G.T.-B. À ce moment-là, avais-tu des implications militantes ?

R.B. – J’étais proche de personnes qui militaient dans le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. Mais ma principale implication était à Remue-ménage.

G.T.-B. Comment as-tu été en contact avec l’équipe de Remue-ménage ?

R.B. – Par amitié. Il s’est trouvé que ma coloc, Suzanne Girouard, était proche de Remue-ménage. Elle a été la première employée des éditions. Forcément, j’en entendais parler !

V. L.-F. Ça se passait chez vous !

R.B. – Oui, il y avait beaucoup d’affaires qui rebondissaient chez nous ! Même avant que Suzanne soit employée, sa sœur Lisette avait traduit le livre d’Adrienne Rich[1] et elle faisait partie du collectif. Il y a eu un malentendu parce que la gang de Remue-ménage s’est dit qu’on devait être bonnes en français puisqu’on étudiait en linguistique, alors qu’on étudiait la linguistique générative et tout ça. C’est Nicole Lacelle qui est venue nous voir pour nous demander de faire de la révision de textes. Bien sûr que ça nous intéressait ! On a dû dissiper le malentendu en disant que ce n’était pas parce qu’on était en linguistique qu’on était bonnes en révision, mais qu’on allait faire notre possible [Rires]. J’ai donc fait des révisions bénévoles, comme ça. Le travail à Remue-ménage a été bénévole pendant longtemps. À certaines périodes, on a eu des subventions et on en a profité, mais c’était surtout un travail bénévole.

G.T.-B. Donc tu travaillais ailleurs en même temps ?

R.B. – Oui, je n’étais pas à temps plein comme enseignante, je donnais des cours du soir. Cela permettait donc de faire en même temps de la révision bénévole. Quand on m’a offert de travailler à temps plein pour Remue-ménage, j’ai bien sûr accepté, mais je voulais continuer à enseigner. J’ai essayé pendant quelques années de combiner les deux, mais ça devenait fatigant.

G.T.-B. Qu’est-ce qui t’interpellait au départ chez Remue-ménage ?

R.B. – Plein d’intérêts conjugués. C’était à la fois les livres et le féminisme. Parce que j’étais dans la vingtaine. Et puis j’aimais aussi les femmes qui étaient là. C’était par amitié. Il y avait ma coloc, sa sœur, et puis Nicole Lacelle qui était venue nous rejoindre. Participer à des réunions chez Remue-ménage, ce n’était pas ennuyant ! Je me portais aussi volontaire pour toutes sortes de tâches. Il y avait beaucoup de travail de bras à faire, comme distribuer les livres, envoyer les communiqués. Aujourd’hui, ça se fait par infolettre, mais dans les débuts, on le faisait en collant des timbres. J’étais une petite rapide pour faire l’adressage et tout !

G.T.-B. Ta conscience féministe venait d’où ? Qu’est-ce qui t’avait amenée à développer une sensibilité féministe ?

R.B. – Il y a l’histoire familiale. Je suis l’ainée d’une famille de sept enfants, et la seule fille. J’ai été élevée dans un milieu où ce n’était pas parce que j’étais une fille que j’allais être la servante de mes frères. J’ai donc été très encouragée à m’affirmer. Mais la conscience féministe est arrivée assez tardivement, dans la vingtaine. Je me suis tout à coup décidée à lire des livres de femmes. Ça pouvait être Simone de Beauvoir, Margaret Atwood… Ça n’a pas vraiment été une décision consciente. Mes intérêts me portaient vers ça. Et, coudonc, je suis devenue féministe.

V. L.-F. Avais-tu l’impression d’être marginale ?

R.B. – Autour de moi, non. À vrai dire, je ne me suis même pas vraiment posé la question. Et comment dire… On choisit aussi nos amitiés. On voit les affinités qu’on a avec les personnes. L’engagement féministe ne posait pas problème autour de moi ni l’intérêt pour les livres écrits par des femmes : on lisait toutes Benoîte Groult.

V. L.-F. Mais vous lisiez toutes ça dans un groupe qui était marginal ?

R.B. – Oui, je suis à l’aise dans les ghettos ! [Rires] On a une vie à vivre. Je me suis dit : « Pourquoi pas dans un ghetto féministe ? ».

V. L.-F. Parce qu’honnêtement, je ne sais pas comment c’est d’arriver à Remue-ménage aujourd’hui, mais à différentes époques, en arrivant à Remue-ménage, tout le monde a cette impression qu’on respire, qu’on est dans un univers où on peut parler de ce qu’on aime pour vrai. On est dans un univers exceptionnel.

R.B. – J’étais déjà dans ce genre d’univers quand on m’a recrutée pour Remue-ménage. À l’université, en linguistique, on était beaucoup de femmes, et je ne me souviens pas d’adversité. Je n’étais pas en littérature… ou dans des domaines où il y a plus d’adversité, de l’hostilité même.

V. L.-F. La solidarité était donc plus forte ? La complicité dans le groupe effaçait le reste, l’hostilité de l’extérieur ?

R.B. – Oui. Tu sais, les combats pour le droit à l’avortement, en linguistique, je pense que personne n’était contre.

V. L.-F. Mais il y avait quand même les flics qui débarquaient au bureau !

G.T.-B. Aux bureaux de Remue-ménage ?

R.B. – Oui ! C’est parce qu’il y avait des militantes du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, on partageait des locaux avec elles. Je dis « on », mais je n’y étais pas, je n’ai donc pas vécu ces évènements-là.

V. L.-F. Mais la légalisation de l’avortement, c’est en 1989. Tu as donc édité des livres qui étaient quand même dangereux…

R.B. – Oui, oui. J’ai travaillé avec Lise Moisan sur La résistance tranquille[2].

G.T.-B. As-tu l’impression que vous étiez à contre-courant de la société dans votre travail ?

R.B. – Il y a eu plusieurs phases. Je dirais que l’accueil était assez bienveillant. Je pense à la collection théâtre, par exemple. C’est plus à la fin des années 1980, juste après la tuerie de Polytechnique, que j’ai vu que le féminisme avait mauvaise presse, on était perçues comme ringardes. C’est vraiment là que j’ai senti le backlash.

V. L.-F. – Ça s’exprimait comment ?

R.B. – En même temps qu’il y avait un bon réseau de groupes de femmes et d’organisations féministes, il y avait une espèce de repli dans les médias, mais aussi dans les projets d’écriture qu’on nous proposait. Dieu merci, il y a eu l’essor des études féministes dans les universités. C’est vraiment dans ces années-là que ça a émergé. Des contacts se sont créés entre Remue-ménage et les études féministes et ce dynamisme s’est reflété dans nos publications. Mais c’était dans un climat d’adversité.

V. L.-F. Les groupes militants se taisaient à cette époque-là ?

R.B. – Ils ne se taisaient pas, mais on recevait moins de propositions de leur part. On en recevait plus des études féministes.

G.T.-B. – Vous avez donc pris un virage un peu plus universitaire ?

R.B. – À ce moment-là, oui. Dans les médias, c’était vraiment plus difficile de faire passer nos messages. C’était avant le tournant plus militant pris par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) à partir du milieu des années 1990 avec la marche Du pain et des roses, puis la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était aussi avant le mouvement altermondialiste, Occupy, etc. Ces mouvements ont ramené les gens dans la rue pour manifester. Mais la première moitié des années 1990 a été une période vraiment dure.

V. L.-F. Est-ce que tu as l’impression qu’on s’en va vers une période difficile ?

R.B. – Sais-tu, je me pose la question. Comment cela se fait-il qu’on ne soit pas plus dans la rue maintenant ?

V. L.-F. Comment sort-on d’un backlash ? Qu’est-ce qui est arrivé pour que la mobilisation revienne ?

R.B. – Eh ! Ne me demande pas d’expliquer l’altermondialisme, Occupy et tout ça !

G.T.-B. Mais prenons la marche Du pain et des roses, qu’est-ce qui a donné l’énergie et l’élan pour que ça se fasse ?

R.B. – Pour ça, je voudrais rendre crédit à la Fédération des femmes du Québec et au tournant pris par le réseau de l’R des centres de femmes. Elles se sont dit qu’il fallait mobiliser le monde ! Il ne faut pas sous-estimer l’impact de Polytechnique… Après cette tuerie, un essai masculiniste, le Manifeste d’un salaud[3] avait reçu une bonne publicité dans les médias. Dans l’espace public, on entendait : « Le féminisme est allé trop loin. Taisez-vous ! ».

G.T.-B. Dans les années 1980, tu avais l’impression qu’il y avait encore un élan favorable au féminisme ?

R.B. – Oui, mais ça s’est durci à la fin des années 1980.

G.T.-B. Une chose m’intéresse à la suite de ma thèse en sociologie des mouvements sociaux et en histoire, c’est de réviser un peu les lieux communs sur les vagues militantes. On entend souvent que les années 1960, c’était donc militant, c’était merveilleux. Les années 1970 aussi, dans une certaine mesure. Après, à partir des années 1980, c’est le virage néolibéral et l’effondrement des groupes militants. Mais dans les faits, il y a des auteurs et des autrices qui ont montré que c’est aussi le moment où le mouvement féministe se renforce et crée des organisations. Il a émergé en grande partie dans les années 1970, mais il se consolide dans les années 1980.

R.B. – Oui, puis il y a aussi les comités de condition féminine dans les syndicats. Il y a eu vraiment une consolidation. Il y a eu de beaux « 8 mars » !

V. L.-F. C’était comment, les 8 mars ?

R.B. – C’était très festif. J’ai aussi le point de vue d’une personne qui participait aux salons du livre. On rencontrait notre public dans ces évènements-là. On voyait vraiment l’enracinement des groupes en Outaouais, à Québec et ailleurs dans les régions, pas juste à Montréal. C’était très fort au Salon du livre de Gatineau, on sentait un intérêt. On était bien reçues par les féministes sur place. Il y avait manifestement des femmes dans l’organisation du salon qui se disaient: « Faut que Remue-ménage y soit », et elles étaient contentes de nous y voir. Il faut dire qu’on allait là avec Simonne Monet-Chartrand qui a publié les quatre tomes de son autobiographie pendant les années 1980. Le premier est paru en 1981, le dernier en 1992 avant sa mort. C’était une belle période. Elle voulait aller dans tous les salons du livre et elle connaissait tout le monde! Les personnes qui venaient la rencontrer avaient milité avec elle dans toutes sortes d’organismes à travers le Québec. C’est sûr qu’il se passait quelque chose là !

On a sollicité Simonne Monet-Chartrand parce qu’on savait qu’elle écrivait sa biographie et on voulait qu’elle la publie chez nous. D’autres maisons d’édition la désiraient tout autant puisqu’elle était très populaire. Quand elle nous a annoncé qu’elle voulait publier avec Remue-ménage, pour nous, ça témoignait de son engagement envers le mouvement féministe. On la voulait également parce qu’on se disait qu’on aurait un best-seller. Et ce fut le cas. Pour qu’une maison d’édition vive, il faut un peu de tout, il faut aussi des livres qui rejoignent un large public. Santé, Simonne !

G.T.-B. Dans les années 1980, quels projets vous animaient ? Quels thèmes vouliez-vous mettre de l’avant ?

R.B. – À sa fondation en 1976, Remue-ménage se voyait vraiment comme une maison d’édition qui allait rendre disponibles des textes pour le mouvement des femmes, mais il y avait aussi un souci d’éducation populaire. Et l’objectif de faire des textes accessibles pour monsieur et madame Tout-le-Monde. Finalement, un peu plus tard, on s’est dit qu’il y avait des textes plus « nichés » qui feraient aussi avancer le mouvement des femmes. On a voulu refléter cela, d’où l’ouverture à des textes d’écrivaines ou d’universitaires qui étaient plus compliqués que Môman a travaille pas, a trop d’ouvrage, le premier livre publié par Remue-ménage. Cet élargissement s’est fait au début des années 1980. On voulait continuer à faire de l’éducation populaire, mais on voulait aussi publier de la poésie, publier des écrivaines qui retravaillaient la langue. Des Louky Bersianik, des Nicole Brossard. Ce n’est pas de la littérature populaire, mais c’est un travail de remise en question de la langue. On a pris ce virage en même temps que la publication de textes comme Fragments et collages de Diane Lamoureux[4], une étude du mouvement des femmes. Il y avait déjà à ce moment-là un souci de documenter le mouvement et de préserver sa mémoire. L’anthologie de Têtes de pioche[5], le recueil de Québécoises deboutte[6], c’était aussi dans ces années-là. Des revues avaient cessé de publier. On a voulu les reprendre pour en faire une anthologie. C’était donc très varié. Les écrits restent, une maison d’édition, après tout, ça sert à ça. J’ai du mal à dire qu’il y avait une seule direction, une préoccupation centrale.

G.T.-B. Aviez-vous une vision particulière de ce que devait être le féminisme ? Qu’est-ce qui guidait vos choix ?

R.B. – On a toujours été très œcuméniques, si l’on peut dire. On s’est donné un mandat très large d’alimenter et de nourrir le mouvement des femmes. On voulait accueillir le plus largement possible ce qui fait le mouvement féministe. Il n’y a pas de limites à ce qu’on peut aborder. J’aime bien répéter ce que dit Francine Descarries : s’il y a un livre sur les bûcherons avec une perspective féministe, on va le faire. On vient de faire un livre sur les femmes et le sport. En termes de thématiques, ça peut aller dans tous les sens et c’est tant mieux.

V. L.-F. Mais il y a quand même des tendances théoriques qui peuvent s’opposer. Y a-t-il des moments où Remue-ménage a choisi d’accueillir des tendances opposées ?

R.B. – Oui, en sachant que ça allait déplaire. Si on parle de travail du sexe, par exemple, c’est un enjeu qui divise le mouvement. On a donc publié Andrea Dworkin, très critique du travail du sexe, et on a publié Luttes XXX[7], qui est protravail du sexe. Voilà où on en est. Il n’a jamais été question pour nous de refuser une perspective parce qu’on avait déjà publié un livre de la perspective opposée.

G.T.-B. Et comment te positionnais-tu dans ces débats-là ? Quand il y avait des tensions comme ça, où est-ce que tu te situais ?

R.B. – Personnellement, plutôt pour la défense des travailleuses du sexe. Mais dans le livre d’Andrea Dworkin qu’on a publié, il y avait aussi des choses intéressantes. De plus, c’est tellement une penseuse importante, on ne l’a donc pas écartée.

V. L.-F. – Est-ce que ça vient d’un souci de montrer le mouvement féministe dans toute sa pluralité ?

R.B. – Oui, c’était aussi ça. En tous cas, c’est comme ça qu’on l’a défendu. On fait des choix éditoriaux.

G.T.-B. Comment ont évolué vos liens avec le mouvement des femmes au fil du temps ?

R.B. – Je dirais d’abord que notre déménagement dans la Maison Parent-Roback a resserré les liens, ne serait-ce qu’à cause de la proximité avec les autres groupes. On est voisines, les gens pensent plus à nous. Quand la question de l’avortement a commencé à barder, par exemple, on a pu descendre d’un étage pour aller voir les femmes de la Fédération du Québec pour le planning des naissances et leur dire qu’on aimerait qu’elles écrivent là-dessus.

La Maison Parent-Roback, c’est le projet de deux groupes, Le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féministe (CDÉACF) et Relais-Femmes, mais Remue-ménage a été un des premiers groupes contactés. On a sauté là-dedans à pieds joints. C’était en 1995-1996, une période où on essayait de resserrer nos liens avec le mouvement communautaire, qu’on sentait se ranimer autour de la Fédération des femmes du Québec qui organisait la marche Du pain et des roses. À la fondation de la Maison Parent-Roback, on voulait renouer avec la vocation initiale de Remue-ménage fondé en 1976, en pleine effervescence du mouvement des femmes. Et par des femmes qui étaient vraiment en phase avec tout ce qui se passait. Je te parle d’une histoire à laquelle je n’ai pas participé parce que je suis arrivée à Remue-ménage cinq ans plus tard. Mais j’étais déjà dans les parages. Donc pour nous, en 1995, la Maison Parent-Roback, c’était une belle occasion de renouer avec les groupes de femmes.

V. L.-F. Est-ce qu’il y a eu des publications autour de la Maison Parent-Roback ?

R.B. – Il n’y a pas eu de publications comme telles, mais on avait travaillé avec Nicole Lacelle qui avait fait des entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback. Le fait que la Maison porte le nom de ces deux femmes-là – je ne sais qui a eu cette idée brillante –, ça donne d’emblée l’image de solidarité qu’on voulait projeter.

G.T.-B. Et avant la Maison Parent-Roback, vous étiez où ?

R.B. – On a été locataires de plusieurs bureaux. Au moment de la fondation de Remue-ménage, on partageait des locaux, au coin des rues Henri-Julien et Villeneuve, avec un centre de documentation féministe qui n’existe plus. On a hérité de beaucoup de ses affaires. On a aussi partagé des locaux avec la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit. On a déménagé plusieurs fois. Juste avant la Maison Parent-Roback, on était dans un local au coin du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue Mont-Royal, et nos voisines étaient la Fédération du Québec pour le planning des naissances.

G.T.-B. Vous avez toujours été dans une bâtisse avec d’autres groupes féministes ?

R.B. – Non, mais on s’est ennuyées quand on ne l’a pas été ! Donc oui, on a avantage à avoir un environnement qui nous ressemble.

V. L.-F. – Il y a des gens qui considèrent que l’édition, ce n’est pas de l’engagement. Ça m’énerve ! Tu as passé 43 ans à faire de l’édition féministe. C’est du militantisme, non ?

R.B. – Bien oui ! Ne serait-ce que parce qu’on accepte nos conditions de travail. On est souvent moins bien payées que dans des groupes comme les syndicats. Le milieu culturel, c’est un engagement ! On y met du nôtre.

G.T.-B. Qu’est-ce qui fait qu’on garde la flamme ?

R.B. – Il y a tellement de gratifications qui viennent avec le métier ! Premièrement, on a des résultats, les livres. Et même si on fait abstraction de la réception dans les médias, je pense que la relation qu’on établit avec les personnes qui écrivent, c’est gratifiant. De voir aboutir quelque chose. Tu as le livre dans les mains. C’est excitant ! Aujourd’hui, on vient d’en recevoir un et on sait que les autrices vont être absolument excitées. C’est un plaisir renouvelé à chaque livre. On n’est pas blasées quand on ouvre la boite d’une nouvelle parution avec l’exacto !

V. L.-F. Est-ce que tu le vois aussi pour les idées ? Est-ce que tu considères que Remue-ménage a contribué à mettre de l’avant certaines idées ?

R.B. – Pour ça, je serais plus humble. Je pense que Remue-ménage a fait sa place, a aidé à soutenir des voix. On a pérennisé l’histoire du mouvement. Il y a des livres qui ont été marquants. On a documenté la grève des stages, par exemple. C’est un mouvement qui continue. Mais on est plus dans un rôle de soutien que dans un rôle proprement militant.

V. L.-F. Quel est le livre dont tu es la plus fière ?

R.B. – Ah, je n’oserais pas… Peut-être La lettre aérienne de Nicole Brossard[8] parce que cela a cassé mon syndrome de l’imposteur. J’étais une jeune éditrice et Nicole Brossard était un monument. Je prenais des gants blancs pour dire: « Ça a l’air d’une faute » alors que je savais bien que c’était une subversion de la langue. Mais elle m’a dit : « Tu as raison. Il ne faut pas qu’une transgression ait l’air d’une faute ». On a donc arrangé ça. C’était un défi, mais il fallait que je fasse mon travail d’éditrice.

G.T.-B. Est-ce qu’il y a des collaborations avec certaines autrices qui t’ont paru particulièrement fructueuses, qui t’ont marquée ?

R.B. – Je pense beaucoup aux livres plus récents, comme celui de Florence-Agathe Dubé-Moreau[9] sur les femmes et le sport. C’est un engagement féministe qui me touche beaucoup. Elle est dans un milieu où il y a de l’hostilité et elle se dit: « J’y vais ! » J’admire les autrices en général. Je suis déjà nostalgique des rencontres que j’ai faites. Gabrielle Giasson-Dulude, quelle femme lumineuse ! Soleil Launière aussi !

V. L.-F. C’est tellement ton genre de parler de tes rencontres marquantes les plus récentes ! C’est une attitude d’éditrice, je trouve. De toujours penser au prochain livre, d’être constamment à la recherche. Se demander ce qui nous manque, ne pas regarder ce qu’on a déjà fait.

R.B. – Oui. Et se demander c’est quoi le potentiel d’une autrice. Aujourd’hui, on a vraiment des publications diversifiées. Je peux dire que je prends ma retraite en étant confiante pour la suite. Je ne l’aurais pas prise sinon.

G.T.-B. – Qu’est-ce qui te donne confiance ?

R.B. – Les personnes qui sont en place, les projets qui nous sont proposés, l’effervescence du mouvement. Je me dis qu’on n’est pas dans un creux de vague. Même si les temps sont durs, la résistance est là.

G.T.-B. Alors qu’à la fin des années 1980, c’était différent ?

R.B. – On dirait que les femmes avaient moins envie d’écrire et qu’il y avait moins de canaux pour s’exprimer. Les grands médias écoutaient moins les voix féministes.

V. L.-F. Il y a eu des époques vraiment hostiles. J’ai vu des salons du livre où les gens venaient nous insulter. Ils faisaient des détours en nous regardant avec dégoût.

R.B. – On prépare un livre avec la Coalition des familles LGBT. Ils célèbrent un anniversaire et ils ont un projet d’expo photo, mais ils ont aussi fait des entretiens avec des familles. La notion de famille est incarnée dans toutes sortes de configurations. Ce sont des personnes qui se faisaient insulter dans les salons du livre. D’un autre côté, il y avait Léa Roback qui venait nous voir et qui nous disait: « J’aime tellement ce que vous faites ! » Et Madeleine Parent qui assistait à nos lancements.

V. L.-F. Ça, c’est super beau : la continuité des femmes, les militantes, les autrices et les fondatrices qui viennent voir les générations suivantes.

R.B. – Et qui se réjouissent du fait qu’il y a une relève. À un moment donné, notre public vieillissait. Mais il a pris un grand coup de jeunesse dans les dernières années ! Ça m’émeut à chaque salon du livre.

G.T.-B. Ça s’est passé à quel moment ?

R.B. – C’est graduel, mais ça s’est accéléré dans les dernières années. Des filles de 15-16 ans des écoles secondaires viennent squatter notre stand et se plonger dans nos livres. À chaque fois, je n’en reviens pas ! C’est bon signe, des féministes décomplexées comme ça. On pourrait croire à un effet de mode, mais c’est plus que ça. Il y a un mouvement de fond.

 

Par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


  1. Adrienne Rich, Les femmes et le sens de l’honneur, Montréal, Remue-ménage, 1979.
  2. L’avortement : la résistance tranquille du pouvoir hospitalier, une enquête de la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, Montréal, Remue-ménage, 1980.
  3. Roch Côté, Manifeste d’un salaud, Québec, éditions du Portique, 1990.
  4. Diane Lamoureux, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois du début des années  70, Montréal, Remue-ménage, 1986.
  5. Armande Saint-Jean, Les Têtes de pioche. Collection complète des journaux, 1976-1979, Montréal, Remue-ménage, 1980.
  6. Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte ! tome 1. Une anthologie du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre des femmes (1982-1985), Montréal, Remue-ménage, 1980. Le tome 2, Collection complète des journaux, 1972-1974, a été publié en 1983. Une nouvelle édition des deux tomes a été publiée en 2022.
  7. Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin, Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Montréal, Remue-ménage, 2011.
  8. Nicole Brossard, La lettre aérienne, Montréal, Remue-ménage, 1985. Nouvelle édition en 2022.
  9. Florence-Agathe Dubé-Moreau, Hors jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Remue-ménage, 2023.

 

Dépasser le capitalisme algorithmique par les communs ? Vers un communisme décroissant et technosobre

6 septembre, par Rédaction

À la suite de la crise financière de 2007-2008, le monde a basculé vers un nouveau stade du capitalisme basé sur l’extraction massive de données personnelles, l’hégémonie des plateformes et le développement accéléré de l’intelligence artificielle (IA)[1]. Ce « capitalisme algorithmique », aussi nommé « capitalisme de plateforme[2] » ou « capitalisme de surveillance[3] », contribue à l’amplification des inégalités sociales en termes de classe, de sexe et de race, à la consolidation du pouvoir des géants du numérique, à l’émergence de nouvelles formes de contrôle social et à l’exacerbation de la crise climatique[4]. La dynamique d’accumulation s’effectue toujours plus par la mainmise du capital sur les données et la production de machines algorithmiques, celles-ci augmentant la productivité au sein des entreprises, mais contribuant aussi à la transformation des modèles de subjectivité et des institutions. La « rationalité néolibérale », qui était jadis omniprésente au sein de la vie sociale et politique, est maintenant intégrée et dépassée par une « logique algorithmique » qui s’étend dans tous les secteurs de la société.

Face à cette reconfiguration inédite du capitalisme dans le premier quart du XXIe siècle, comment penser les voies de sortie et les stratégies de dépassement de ce système mortifère ? Trop souvent, la gauche se trouve démunie face aux enjeux numériques, et encore plus avec l’arrivée de l’IA qui semble échapper aux grilles d’analyse du marxisme classique ou aux analyses d’inspiration sociale-démocrate. L’encadrement de ces technologies par des lois, les stratégies de nationalisation et d’autres réformes étatiques semblent impuissantes, ou du moins insuffisantes, pour proposer une alternative globale et cohérente sur le plan sociotechnologique. Il existe des rapports d’organismes comme le Conseil d’innovation du Québec qui proposent d’encadrer l’industrie technologique par des règlements peu contraignants, qui font la promotion de la rhétorique de l’IA responsable et d’un programme « IA pour le Québec » lequel vise à positionner l’État québécois en « leader et modèle » dans le domaine[5]. Cette vision du « capitalisme algorithmique régulé par l’État » est présentement hégémonique au Québec et ailleurs dans le monde. Pendant ce temps, un parti de gauche comme Québec solidaire, au printemps 2024, n’avait presque aucun élément dans son programme concernant le numérique, les plateformes et l’IA.

Malgré ces insuffisances de la gauche sur le plan programmatique, de nombreuses luttes populaires et alternatives socioéconomiques esquissent déjà la voie vers la construction d’une société postcapitaliste sur le plan technologique. On n’a qu’à penser à l’existence de logiciels libres, à l’encyclopédie Wikipédia ou encore à certaines plateformes coopératives comme Eva qui font concurrence à Uber en matière de service de transport urbain[6]. Toutefois, la plupart des initiatives collectives visant à bâtir un autre monde numérique et à orienter différemment le progrès technologique restent dispersées et isolées. Elles demeurent de belles « utopies réelles[7] » sans grande portée face aux grandes entreprises privées et aux jeunes pousses qui récoltent les millions de dollars de financement de l’État, à l’instar de la compagnie montréalaise Element AI, « fleuron québécois » dans le secteur de l’IA, qui fut vendue au géant américain ServiceNow[8]. Bref, il nous manque un projet de société plus vaste et radical prenant au sérieux la question de l’infrastructure technologique et du rôle central du capital algorithmique.

Le retour des communs

Nous faisons l’hypothèse que le point de départ pour bâtir une société postcapitaliste repose sur la protection et la multiplication des « communs ». Les communs sont un modèle de gestion collective de ressources partagées, permettant de (re)produire, d’utiliser et de cogérer des biens au-delà de la propriété privée et de la gestion étatique centralisée. Nous pouvons penser par exemple à des forêts de proximité gérées par les habitants, des bâtiments industriels récupérés par la communauté, des monnaies locales complémentaires, etc. Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval : « La revendication du commun a d’abord été portée à l’existence par les luttes sociales et culturelles contre l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial. Terme central de l’alternative au néolibéralisme, le “commun” est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales[9] ».

Les communs ont l’avantage de lier ces diverses formes de résistances, d’innovations sociales et de projets collectifs ancrés dans l’économie sociale et solidaire, le milieu associatif et communautaire, les luttes territoriales axées sur les « zones à défendre », de même que des expérimentations dans le monde numérique. L’idée centrale consiste à combattre l’« idéologie propriétaire[10] » en créant progressivement « une société des communs » qui serait plus libre, juste et écologique.

Or, la littérature universitaire sur les communs dans la sphère technologique se concentre habituellement sur les « communs numériques » comme les logiciels libres, Wikipédia ou les licences Creative Commons[11], laissant de côté plusieurs autres pans de l’infrastructure technologique qui restent largement sous l’emprise du capital algorithmique. Que faire des données, des algorithmes et de l’IA qui sont principalement stockés, analysés, produits et monétisés par les GAFAM ? Il est impératif de répondre à cette lacune en montrant comment les communs pourraient « communaliser » différentes sphères de l’infrastructure technologique. Cela constitue le cœur de notre argument, qui consiste à montrer que le principe des communs, aussi nommé « logique communaliste », peut servir de boussole pour créer une infrastructure technologique postcapitaliste, viable et démocratique.

L’impact écologique des algorithmes

Néanmoins, même une communalisation complète de l’infrastructure technologique nous laisse encore face au problème majeur de l’impact environnemental des machines algorithmiques, qui peuvent se multiplier et croitre à l’infini. En effet, l’IA ne représente pas seulement un ensemble d’outils, d’algorithmes et de larges modèles de langage (LLM), mais une « industrie extractive » prenant la forme d’une infrastructure à l’échelle planétaire. Comme le souligne Kate Crawford, l’IA « est à la fois incarnée et matérielle, faite de ressources naturelles, de carburant, de main-d’œuvre humaine, d’infrastructures, de logistique, d’histoires et de classifications[12] ».

Il faut ainsi tenir compte de l’appétit vorace de l’infrastructure algorithmique pour des ressources de toutes sortes, notamment les centres de données à forte intensité de calcul qui ont un coût énergétique élevé, une empreinte carbone massive et un besoin énorme de quantité d’eau à des fins de refroidissement. « Pour alimenter leurs centres, de nombreuses entreprises technologiques puisent dans les réserves d’eau publiques et les aquifères, ce qui ajoute au stress hydrique régional – tout en étant construits dans certaines des régions du monde les plus sujettes à la sécheresse[13] ». À cela s’ajoute l’extraction grandissante de minéraux pour produire les appareils informatiques, laquelle alimente les dynamiques d’accumulation par dépossession du capitalisme racial dans les pays du Sud global[14]. Bien que plusieurs entreprises prétendent vouloir contribuer à la transition écologique par une IA alimentée aux énergies renouvelables ou par diverses solutions technologiques pour résoudre la crise climatique, il s’avère que l’impact exponentiel de cette industrie dépasse largement les gains d’efficacité relatifs à des innovations particulières.

Pour résoudre cette contradiction, nous soutiendrons la thèse selon laquelle une « société des communs » écologiquement soutenable doit nécessairement s’accompagner d’une perspective de « descente énergétique », de « technosobriété » et de « décroissance »[15]. Une telle synthèse se trouve esquissée notamment chez le philosophe japonais Kohei Saito, qui propose de bâtir un « communisme décroissant » appuyé sur la multiplication des communs, les technologies ouvertes, l’autonomie locale et la décélération de l’économie[16]. Nous critiquerons enfin les approches techno-optimistes comme l’« écomodernisme[17] », l’« accélérationnisme[18] » et le « communisme pleinement automatisé[19] », montrant que celles-ci sont irréalistes sur le plan écologique et non souhaitables d’un point de vue démocratique. Ainsi, notre objectif consiste à articuler l’approche des communs et de la décroissance afin de jeter les bases d’un postcapitalisme technosobre, dans la lignée d’un scénario de transition socioécologique frugal[20].

Vers une infrastructure technologique communalisée

Comment développer une infrastructure technologique complètement libérée du joug du capitalisme ? Rappelons d’abord que le monde numérique n’est pas une sphère purement immatérielle (parfois nommée « cyberespace »), mais un système technique complexe composé de plusieurs strates ou couches superposées. Il y a ainsi « à la base, une couche physique, qui comprend des câbles de cuivre ou de fibre optique, des ondes circulant grâce à des satellites et des tours de communication, mais aussi des ordinateurs qui peuvent jouer le rôle de serveurs (qui hébergent du contenu) ou de « clients » (qui accèdent aux serveurs). Sur cette infrastructure matérielle, on trouve ensuite une couche logicielle : du code informatique, soutenu par des protocoles standardisés et ouverts, assure le traitement et la circulation de l’information. Finalement, au sommet ou en surface, on trouve les contenus de toutes sortes qui circulent grâce à ces applications : messages, courriels, pages contenant textes, sons et images[21] ».

À ces différentes couches, il faut ajouter trois autres dimensions liées plus spécifiquement à la dynamique du capital algorithmique : 1) l’extraction et le stockage de données liées aux contenus produits par les utilisatrices et utilisateurs et leurs comportements en ligne ; 2) les algorithmes d’apprentissage automatique et d’apprentissage profond permettant d’analyser les données et d’assurer le fonctionnement global de l’IA, que celle-ci prenne la forme d’applications comme ChatGPT, Google Maps, DeepL, les fils d’actualité sur les médias sociaux, etc. ; 3) les plateformes comme Meta, Amazon, Uber ou Airbnb qui sont des interfaces « entreprise-marché » où s’opèrent la collecte et la monétisation des données, l’exploitation du travail digital (digital labour), ainsi que la vente de services auprès d’individus ou d’organisations de toutes sortes[22].

En résumé, pour construire une « infrastructure technique complètement communalisée », il faut explorer la manière dont les communs peuvent se déployer à différentes échelles : a) infrastructure matérielle (incluant les réseaux de télécommunications, les centres de données) ; b) couche logicielle (codes, systèmes d’exploitation, applications) ; c) données (cadre juridique et gouvernance) ; d) algorithmes (production et contrôle de l’IA) ; e) plateformes (modèle d’affaires des entreprises technologiques). Regardons brièvement comment le paradigme des communs peut déjà s’appliquer à ces différentes strates de l’infrastructure.

A – Des réseaux de télécommunications en « partenariat public-commun »

Lorsque vient le temps de parler des réseaux de télécommunications, le principal réflexe de la gauche consiste à penser en termes de nationalisation des infrastructures numériques. Cette vision étatiste de la socialisation des moyens de production se trouve notamment dans le programme de Québec solidaire, qui proposait dans sa plateforme électorale de 2022 d’explorer la création de « Réseau-Québec, une société d’État responsable d’offrir une infrastructure publique pour Internet[23] ». Cela représente une piste intéressante, mais un nombre croissant de recherches suggèrent que la gestion démocratique des services publics serait mieux assurée par la (re)municipalisation de ceux-ci ou par leur communalisation (par des coopératives de transport collectif par exemple) ou encore par une combinaison des deux.

Par exemple, le Transnational Institute a publié un rapport montrant qu’entre 2000 et 2019, plus de 2400 villes dans 58 pays dans le monde ont repris le contrôle des services publics dans une foule de secteurs : eau, énergie, gestion des déchets, logement, transport, santé, télécommunications, etc.[24] Aux États-Unis, plus de 141 nouveaux services de communication ont été établis par les municipalités, que ce soit par des entreprises municipales (entreprises publiques locales) ou encore par des partenariats avec des organismes à but non lucratif ou avec des coopératives. Au Québec, la Coopérative de télécommunications Antoine-Labelle (CTAL) assure des services d’Internet haute vitesse, de télévision et de téléphonie, en collaboration avec la Municipalité régionale de comté Antoine-Labelle qui possède l’infrastructure de fibre optique.

Cet exemple de « partenariats public-commun », lesquels constituent une alternative économique aux partenariats public-privé qui se sont généralisés sous le capitalisme néolibéral, met en évidence comment un bien public peut être cogéré avec une organisation collective chargée de répondre aux besoins de la communauté. Ainsi, il serait possible de « créer des instances régionales de gouvernance des infrastructures de télécommunication (datacenters, antennes 5G, fibre, câbles, sous-marins, etc.). […] Ces instances seraient composées des gestionnaires privés, des collectivités territoriales, des représentants de l’État, des usagers et des associations environnementales. Ces deux derniers collèges auraient un droit de véto pour garantir la gestion démocratique et écologique des infrastructures du numérique à l’échelle locale[25] ».

B – Généraliser les logiciels libres et les communs numériques

Bien qu’une partie croissante d’Internet soit maintenant contrôlée par des intérêts privés et quelques oligopoles, il faut aussi noter que plus de 90 % des serveurs Web, des applications mobiles et des superordinateurs fonctionnent à partir de communs numériques comme les logiciels libres ou open source. Rappelons ici que l’émergence des logiciels libres remonte aux années 1980 pour contrer la généralisation des logiciels propriétaires, selon un modèle popularisé par la création de la Free Software Foundation en 1985 qui établit les quatre principes de l’informatique libre : 1) liberté d’exécuter le programme pour tous les usages ; 2) liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ; 3) liberté de redistribuer des copies du programme ; 4) liberté d’améliorer le programme et de distribuer ces améliorations au public, pour en faire profiter toute la communauté. Linux, Libre-Office, Firefox, WordPress, VLC media player sont différents exemples de logiciels libres, lesquels sont promus par des organismes comme Framasoft en France ou encore FACIL au Québec. Nous pouvons ajouter à cela la présence de licences libres comme le Copyleft ou les Creative Commons qui représentent des solutions alternatives à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteur (copyright) qui freinent l’innovation ouverte.

Les logiciels libres font face à une limite principale : l’hégémonie des logiciels propriétaires dans les entreprises, l’administration publique et les ménages. Il faut aussi ajouter le manque de ressources consacrées à ces voies non capitalistes. Ainsi, les logiciels libres sont souvent oubliés, négligés ou écartés lorsque vient le temps d’utiliser ou de construire des outils numériques, notamment de la part des pouvoirs publics. C’est pourquoi des organismes comme La société des communs en France propose une série de réformes institutionnelles visant à déployer ces communs numériques : structuration d’un écosystème européen du logiciel libre, l’innovation ouverte et l’interopérabilité; création d’une fondation consacrée aux communs numériques; inciter, voire obliger, les administrations publiques à recourir aux logiciels libres lorsque cette option existe[26]. Un exemple de cette transition numérique basée sur les communs est la ville de Barcelone qui a mis en place un plan de migration vers des logiciels libres en 2018, en consacrant 70 % du budget logiciel à ces communs numériques et en embauchant 65  développeurs, hommes et femmes, pour assurer cette transition ainsi que la formation au sein de la fonction publique[27]. Barcelone a également créé la plateforme numérique de participation citoyenne Decidim (logiciel libre) et a rejoint la campagne européenne Public Money, Public Code (Argent public ? Code public) organisée par la Free Software Foundation Europe.

C – Les communs de données

Alors que la vaste majorité des données produites en ligne et sur les plateformes sont accaparées, possédées, monétisées et échangées par des entreprises privées, il importe de concevoir un modèle alternatif pour assurer leur contrôle et leur gestion. Face au pouvoir oligopolistique des GAFAM, certains auteurs préconisent de miser sur la propriété privée des données personnelles que l’individu pourrait librement consentir à vendre ou à partager (via des data trusts privés ou fiducies de données privées); mais cette solution néolibérale ne fait qu’étendre la logique de privatisation et la marchandisation en la confiant à des individus-entrepreneurs de soi. Une autre alternative se trouve du côté de la propriété publique des données, mais celle-ci reproduit les problèmes liés à la gestion étatique et centralisée de l’information, souvent synonyme de concentration du pouvoir et de surveillance des individus par l’État.

Heureusement, il existe une troisième voie, soit les communs de données qui « impliquent des données partagées à titre de ressource commune et dont la gestion est assurée par une communauté d’utilisateurs[28] ». Les communs de données peuvent prendre diverses formes juridiques. Par exemple, les coopératives de données permettent une propriété collective et une gestion démocratique des données, à l’instar de MIDATA (en Suisse), Driver’s Seat (coopérative de mobilité aux États-Unis) ou Salus Coop (coopérative de santé à Barcelone). Au Québec, des chercheurs proposent d’utiliser le véhicule juridique des fiducies d’utilité sociale (FUS), utilisé notamment pour la protection du patrimoine bâti ou pour des espaces naturels face aux dynamiques de marchandisation. La particularité de la FUS est qu’elle vise à dépasser la logique propriétaire en confiant la gestion d’un bien d’intérêt général à un collectif chargé d’assurer sa pérennité. « La fiducie offre ainsi une alternative à la propriété. Elle concilie d’une part le besoin de partager et de mutualiser des données et d’autre part le besoin de contrôler l’utilisation et l’accès à ces données selon une finalité déterminée[29] ».

D – Des modèles algorithmiques à code ouvert

Les enjeux touchant les logiciels libres et le code source ouvert (open source) renvoient également à la fabrication des algorithmes qui sont au cœur des technologies d’intelligence artificielle. Cela représente un enjeu stratégique de premier plan, considérant le fait que les plus grands joueurs dans la course à l’IA sont présentement les GAFAM et leurs compagnies associées. Pour donner un exemple : la firme OpenAI qui a développé ChatGPT a été créée comme une entreprise à but non lucratif en 2015, avant de développer un volet commercial à but lucratif et de former un partenariat stratégique de plusieurs milliards de dollars avec Microsoft à partir de 2019. ChatGPT et son modèle algorithmique GPT-4 sont développés de façon complètement opaque, dans le plus grand secret industriel, et s’appuient sur l’exploitation du travail du clic et sur une course à la montre pour développer le modèle le plus puissant en minimisant les enjeux de sécurité[30].

Les principaux concurrents d’OpenAI sont présentement Google, Amazon et Meta, cette dernière entreprise ayant lancé le modèle algorithmique baptisé LLaMA qui est développé en mode open source. Cela signifie que cette IA peut être utilisée, modifiée et adaptée selon les besoins des femmes et des hommes utilisateurs et développeurs. Cela représente-t-il une petite révolution au sein de l’industrie de l’IA ou bien d’une ruse du capital algorithmique ?

En fait, plusieurs entreprises technologiques capitalistes contribuent depuis un moment au développement de codes sources ouverts et de logiciels libres, à l’instar d’IBM, car cela s’avère rentable en raison des moindres coûts associés à l’usage de ces codes qui n’ont pas besoin d’être achetés, et de l’expertise gratuite de contributeurs et contributrices qui peuvent corriger et améliorer ces programmes et applications[31]. Plusieurs ont d’ailleurs remarqué cette instrumentalisation des communs dans le monde numérique[32], mais il n’en demeure pas moins que cela démontre la viabilité économique du modèle open source et libre qui peut aussi être utilisé dans une perspective non capitaliste.

Il s’avère même que les modèles algorithmiques open source présentent un niveau de performance presque équivalent aux modèles développés par le secteur privé, et pourraient même dépasser les algorithmes des grandes entreprises en utilisant moins de ressources[33]. Des chercheurs soutiennent d’ailleurs l’importance de construire l’IA selon les principes de l’open-source afin de favoriser l’accessibilité, la collaboration, la responsabilité et l’interopérabilité[34]. L’interopérabilité désigne ici la capacité d’un système à pouvoir fonctionner avec d’autres systèmes sans restriction d’accès ou de mise en œuvre, sans les contraintes de « jardins clos » qu’on retrouve dans la logique propriétaire. Tout cela ne permet pas de démontrer la supériorité de l’IA open source sur l’IA propriétaire ou capitaliste, mais cela montre la possibilité de bâtir des modèles algorithmiques selon une logique contributive, ouverte et postcapitaliste.

E – Les plateformes coopératives

Enfin, l’exploitation des données et le développement de l’IA se font principalement à travers le modèle d’affaires des « plateformes », lesquelles sont des interfaces multifaces capables d’extraire, d’analyser et de monétiser les données en entrainant des modèles algorithmiques toujours plus puissants[35]. Avec l’émergence de « l’économie collaborative » (aussi nommée sharing economy), des plateformes comme Uber, Airbnb, TaskRabbit, Doordash, Tinder, Spotify ou Netflix ont montré leur capacité à restructurer plusieurs secteurs de l’économie liés aux transports, à l’hébergement, aux petits boulots, aux rencontres amoureuses, à la musique et au cinéma. La puissance des plateformes capitalistes réside avant tout dans l’attractivité de leur design et leur facilité d’utilisation, dans l’effet de réseau lié à la participation de millions d’utilisateurs et d’utilisatrices à travers le monde, ainsi que dans la vitesse à laquelle elles se sont diffusées dans la société, avec un marketing agressif et des campagnes de lobbying visant à court-circuiter ou à remodeler diverses législations. Le terme « ubérisation » s’est d’ailleurs répandu pour décrire ce processus de marchandisation accéléré par le biais des plateformes capitalistes et algorithmes[36].

Cela dit, rien n’empêche les plateformes d’adopter une structure non capitaliste, de fonctionner selon le modèle des coopératives ou des entreprises privées à but non lucratif. Par exemple, la compagnie Eva créée au Québec est une coopérative qui fait concurrence à Uber, FairAirbnb, née à Amsterdam, vise à contrecarrer Airbnb par une plateforme numérique d’hébergement favorisant la redistribution de ses profits aux municipalités pour financer le logement social, Resonate cherche à mieux rémunérer les artistes que Spotify, et ainsi de suite. Le terme coopérativisme de plateforme (platform cooperativism) fut utilisé pour la première fois par Trebor Scholz pour désigner un modèle postcapitaliste concurrent au capitalisme de plateforme qui sévit dans différents secteurs de l’économie[37]. Ce mouvement cherche ainsi à élargir le spectre du mouvement coopératif dans l’univers numérique, mais il peut aussi s’élargir à toute forme d’entreprise issue de l’économie sociale et solidaire visant à proposer une alternative postcapitaliste sur le plan technologique en matière d’applications, de réseaux sociaux, de plateformes d’échanges et de services, etc. La plateforme En commun développée par Projet collectif au Québec, lancée en 2023 pour accélérer la transition socioécologique et la coconstruction de connaissances par diverses pratiques collaboratives et communautés de pratiques, représente un exemple parmi d’autres de ce mouvement.

Tous ces exemples démontrent qu’une infrastructure technologique postcapitaliste est possible à partir d’une approche basée sur les communs. L’enjeu principal d’une telle proposition demeure l’articulation de ces différents niveaux et initiatives, de manière à former un projet sociotechnique global qui soit viable sur le plan économique et politique. Certains auteurs soutiennent notamment que le municipalisme pourrait servir de levier pour construire une « souveraineté technologique » basée sur les communs[38]. Sans se limiter à l’échelle locale, il s’agit de recréer un mouvement ascendant (bottom-up) formé par l’alliance d’initiatives postcapitalistes, de mouvements sociaux et de « mairies rebelles » afin de créer un nouveau système socioéconomique « par le bas[39] ».

Les limites de la croissance technologique et l’impératif de sobriété

Cela dit, un enjeu crucial reste l’empreinte écologique majeure de l’infrastructure technologique nécessaire au déploiement des outils numériques et algorithmiques, y compris dans une perspective postcapitaliste. Même en admettant que ces technologies soient développées selon une logique ouverte (open source), contributive, horizontale et débarrassée de l’impératif de profit, il n’en demeure pas moins que le développement continu et exponentiel de la numérisation et de l’IA continuera de peser sur les écosystèmes et d’augmenter la production de gaz à effet de serre (GES) qui amplifient la crise climatique.

C’est pourquoi nous voulons ici présenter une critique rapide de certains courants contemporains se réclamant du marxisme et qui proposent de poursuivre le développement technologique tous azimuts pour construire une économie postcapitaliste. Nous pouvons penser à l’écomodernisme de Matt Huber hostile à la décroissance[40], l’« accélérationnisme de gauche » qui considère que la propulsion du développement technique et l’exacerbation des contradictions du capitalisme contribueront au dépassement de ce système[41], ou encore au « communisme pleinement automatisé » (Fully automated luxury communism) qui représente l’utopie ultime d’une société libérée du travail par l’entremise des robots, le revenu de base, l’extraction de minéraux sur les astéroïdes et la planification algorithmique de l’économie[42]. Toutes ces variantes du marxisme productiviste estiment que le développement technologique est somme toute positif, seule la propriété privée des moyens de production ou le contrôle capitaliste pose problème. Comme l’affirma jadis Lénine en boutade : « Le communisme, c’est le gouvernement des Soviets plus l’électrification de tout le pays ».

Or, il s’avère que cette vision basée sur une vision linéaire, évolutionniste, eurocentrique et prométhéenne du progrès a été remise en question par Marx lui-même à la fin de sa vie[43]. Contrairement à la vision très répandue du marxisme orthodoxe selon laquelle les sociétés devraient passer par les mêmes stades de développement pour parvenir au socialisme puis au communisme, il s’avère que Marx aurait remis en question ce schéma simpliste de l’histoire au profit d’une vision où des institutions comme les communs et les communes rurales (le mir en Russie, par exemple) permettraient le passage vers le communisme sans passer par l’étape intermédiaire du capitalisme industriel[44].

Qui plus est, l’argument le plus fort à l’endroit d’une telle conception productiviste de l’écosocialisme réside dans les limites planétaires objectives liées à une croissance continue, que celle-ci soit déployée selon une logique capitaliste ou socialiste, car le développement massif de nouvelles technologies implique forcément une consommation immense de ressources naturelles et énergétiques[45]. Face à ce constat, il s’avère essentiel de proposer un modèle postcapitaliste alternatif, axé sur la « descente énergétique[46] » et la « technosobriété », c’est-à-dire l’idée d’une modération dans la production et l’usage des technologies numériques et algorithmiques au sein de la vie sociale et économique[47].

Vers un communisme décroissant

À quoi ressemblerait une telle société postcapitaliste, débarrassée de l’impératif de croissance et où les nouvelles technologies joueraient un rôle restreint dans la vie sociale ? Selon Kohei Saito, il s’agit de construire un « communisme décroissant » appuyé sur la multiplication des communs, les technologies ouvertes, l’autonomie locale et la décélération de l’économie[48]. Le terme « communisme » pourrait être traduit par le terme « commonisme », car il ne s’agit pas d’imiter le socialisme d’État des anciens régimes soviétiques, mais de construire une société axée sur les communs, l’entraide et la coopération, hors de la logique étatique bureaucratique et centralisée[49].

S’appuyant sur les écrits du philosophe français André Gorz, Saito considère qu’il est essentiel d’opérer une distinction entre les « technologies ouvertes » et les « technologies verrouillées » pour échapper aux problèmes du productivisme. « Les technologies ouvertes sont celles qui impliquent un échange avec d’autres, qui sont liées à la communication et à l’industrie coopérative. En revanche, les technologies verrouillées sont celles qui divisent les gens, qui transforment les utilisateurs en esclaves et qui monopolisent la fourniture de produits et de services[50] ». Dans cette perspective, il s’agit de développer des infrastructures de télécommunications, des centres de données, des logiciels, des modèles de gestion de données, des modèles algorithmiques et des plateformes basés sur des « technologiques ouvertes » comme les communs.

Ainsi que nous l’avons montré précédemment, cela s’avère chose possible, bien qu’il soit nécessaire d’articuler ces diverses strates technologiques au sein d’un projet social global et cohérent. Le problème réside plutôt dans la place que doit prendre l’infrastructure numérique et le rôle de l’IA au sein de la vie sociale et économique. Doit-on miser sur une planification globale de l’économie par les algorithmes, proscrire leur usage, ou bien opter pour un « juste milieu » où ces technologies pourraient servir à optimiser certaines prises de décision tout en laissant une large place à des échanges en dehors de cet appareillage technologique ?

C’est ici que la « vraie réflexion » concernant la planification démocratique de l’économie s’amorce : de quoi avons-nous réellement besoin[51] ? Nous aboutissons ainsi sur le besoin de délimiter collectivement les limites d’une économie technosobre, c’est-à-dire d’une société dans laquelle les technologies numériques et algorithmiques ne jouent pas un rôle excessif dans la production, la distribution et la consommation de biens et services essentiels à l’épanouissement humain. Il importe donc d’éviter l’approche techno-utopique et non soutenable des courants accélérationnistes et productivistes, mais également les postures anti-technologiques que nous retrouvons parfois dans certains courants anti-industriels, certaines versions de la décroissance ou encore l’anarchoprimitivisme.

Que signifient les termes « excessif », « nécessaire », « utile » ou « superflu » dans un hypothétique modèle économique technosobre ? Selon nous, il n’existe pas de définition purement objective ou impartiale de ces termes, car la détermination des besoins et des moyens de les satisfaire doit inévitablement passer par un débat démocratique. Comme le notait déjà Nancy Fraser, il existe une « lutte pour l’interprétation des besoins » qui se déroule nécessairement dans l’arène politique[52]. L’important ici est de bâtir des institutions dans lesquelles ce genre de débat pourra avoir lieu afin de déterminer ce qui mérite d’être produit en priorité pour répondre aux besoins sociaux urgents, ce qui doit être laissé à l’initiative individuelle ou encore à des modalités de production locale de façon flexible[53].

Quatre scénarios de transition

En guise de conclusion, nous suggérons de comparer quatre scénarios stratégiques élaborés par l’Agence de la transition écologique de la France : S1 Génération frugale, S2 Coopérations territoriales, S3 Technologies vertes et S4 Pari réparateur[54] (figure 1).

Alors que les scénarios S3 Technologies vertes et S4 Pari réparateur correspondent à la trajectoire actuelle du capitalisme vert et de la transition énergétique technocentrée, les scénarios S1 Génération frugale et S2 Coopérations territoriales se rapprochent davantage du communisme décroissant, ou d’un écosocialisme municipal démocratisé. Nous ne pouvons pas ici décrire en détail chaque scénario, mais il nous semble essentiel de viser les scénarios S1 et S2 en misant sur une valorisation des technologies réparables, ouvertes et émancipatrices (low-tech), un mode de vie moins énergivore et un nouveau mode de production postcapitaliste débarrassé de l’impératif de croissance.

Figure 1 – Quatre scénarios de transition

word-image-37821-1.png?resize=696%2C333&ssl=1

Source : ADEME, « Les scénarios », Agence de la transition écologique de France, 2021.

Dans ces deux scénarios, les communs joueraient un rôle essentiel dans la démocratisation des infrastructures et des outils technologiques, que ce soit en matière de systèmes de télécommunications, de logiciels, de données, d’algorithmes et de plateformes. Le communisme décroissant technosobre nous invite ainsi à penser la communalisation des moyens de production technologiques, sans nous enfermer dans une vision idéaliste où le seul changement de propriété de ces technologies suffirait à nous émanciper.

Au bout du compte, la question la plus complexe à répondre est : quelle place occuperont le monde numérique et l’IA dans une société future postcapitaliste, cette société devant être à la fois juste, démocratique et écologiquement soutenable ? Ainsi, l’infrastructure technologique du postcapitalisme ne reposera pas sur une demande infinie de ressources et d’énergie, mais sur la délibération démocratique et sur le travail humain ancré au sein de communautés locales, avec l’aide d’outils algorithmiques au besoin. Une fois que nous aurons déterminé le profil souhaité pour la société future à construire, il nous restera encore à établir les meilleurs moyens et stratégies pour y parvenir, et en se préparant aux luttes sociales et politiques que cela implique. Autrement dit, si nous parvenons à rassembler plusieurs groupes anticapitalistes autour du projet de communisme décroissant technosobre, il faudra encore se poser la question stratégique suivante : que faire ?

Par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul


  1. Nick Dyer-Witheford, Atle Mikkola Kjøsen et James Steinhoff, Inhuman Power. Artificial Intelligence and the Future of Capitalism, Londres, Pluto Press, 2019.
  2. Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, 2018.
  3. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
  4. Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023.
  5. Conseil de l’innovation du Québec, Prêt pour l’IA. Répondre au défi du développement et du déploiement responsables de l’IA au Québec, rapport, janvier 2024.
  6. Charlotte Mercille, « Le modèle coopératif au service de l’économie de plateforme », Le Devoir, 27 mars 2021.
  7. Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.
  8. Ulysse Bergeron, « La vente d’Element AI à une firme américaine suscite la grogne », Le Devoir, 1er décembre 2020.
  9. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 15.
  10. Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.
  11. Yochai Benkler, The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven, Yale University Press, 2006 ; Christian Fuchs, « The ethics of the digital commons », Journal of Media Ethics, vol. 35, n° 2, 2020, p. 112-126.
  12. Jane Crawford, Le contre-atlas de l’intelligence artificielle. Les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA, Paris, Zulma, 2022.
  13. « The Climate Cost of Big Tech », AI Now Institute, 11 avril 2023.
  14. Durand Folco et Martineau, 2023, op. cit.
  15. Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal, Écosociété, 2019.
  16. Kohei Saito, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant », Terrestres, 17 mars 2023 ; Kohei Saito, Slow Down. The Degrowth Manifesto, New York, Astra House, 2024.
  17. Matt Huber, « The problem with degrowth », Jacobin Magazine, 16 juillet 2023.
  18. Alex Williams et Nick Srnicek, « # ACCELERATE MANIFESTO for an Accelerationist Politics », Rhuthmos, 2013.
  19. Aaron Bastani, Fully Automated Luxury Communism, New York, Verso, 2019.
  20. ADEME, « Les scénarios », Agence de la transition écologique de France, 2021.
  21. Philippe de Grosbois, Les batailles d’Internet. Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique, Montréal, Écosociété, 2018, p. 23.
  22. Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.
  23. Québec solidaire, Changer d’ère, Plateforme électorale de 2022, p. 25.
  24. Satoko Kishimoto, Lavinia Steinfort et Olivier Petitjean, The Future is Public. Towards Democratic Ownership of Public Services, Transnational Institute, 2020.
  25. Société des communs, Regarder notre souveraineté technologique par les communs numériques, Livret 02, 2023, p. 15.
  26. Ibid.
  27. Luis López, « Barcelone envisage de changer Windows pour Linux et les logiciels libres », Linux/UnixAddicts, 2018.
  28. Margaret Hagan, Jameson Dempsey et Jorge Gabriel Jiménez, « A Data Commons for Law », Medium, 2019.
  29. Jessica Leblanc, Gouvernance des données. La fiducie d’utilité sociale, un outil à fort potentiel, Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), 2021, p. 31.
  30. Gary Grossman, « OpenAI drama a reflection of AI’s pivotal moment », VentureBeat, 22 novembre 2023.
  31. Benkler, 2006, op. cit.
  32. Dardot et Laval, 2014, op. cit.
  33. Ben Dickson, « How open-source LLMs are challenging OpenAI, Google, and Microsoft », TechTalks, 2023.
  34. Yash Raj Shrestha, Georg von Krogh et Stefan Feuerriegel, « Building open-source AI », Nature Computational Science, vol. 3, n° 11, 2023, p. 908-911.
  35. Casilli, 2019, op. cit.
  36. Denis Jacquet et Grégoire Leclercq, Uberisation. Un ennemi qui vous veut du bien ?, Paris, Dunod, 2016.
  37. Trebor Scholz, Platform Cooperativism. Challenging the Corporate Sharing Economy, New York, Fondation Rosa Luxemburg, 2016, p. 436.
  38. Evgeny Morozov et Francesca Bria, Rethinking the Smart City. Democratizing Urban Technology, vol. 2, Fondation Rosa Luxemburg, 2018.
  39. Jonathan Durand Folco, À nous la ville! Traité de municipalisme, Montréal, Écosociété, 2017.
  40. Huber, 2023, op. cit.
  41. Williams et Srnicek, 2013, op. cit.
  42. Bastani, 2019, op. cit.
  43. Saito, Marx in the Anthropocene, 2023, op. cit.
  44. Dardot et Laval, 2012, op. cit.
  45. Abraham, 2019, op. cit.
  46. Rob Hopkins, Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale, Montréal, Écosociété, 2010.
  47. Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit.
  48. Saito, 2024, op. cit.
  49. Saito, « Marx au soleil levant…», 2023, op. cit.
  50. Saito, 2024, op. cit., p. 175.
  51. Jonathan Durand Folco, Ambre Fourrier et Simon Tremblay-Pepin, « Redéfinir démocratiquement les besoins pour planifier l’économie », Politique et Sociétés, vol. 43, n° 2, 2024.
  52. Nancy Fraser, « La lutte pour l’interprétation des besoins. Ébauche d’une théorie critique féministe et socialiste de la culture politique du capitalisme tardif », dans Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012, p. 75-112.
  53. Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit., chap. 19.
  54. ADEME, 2021, op. cit. 

 

Les temporalités sociales et l’expérience du temps à l’ère du capitalisme algorithmique

5 septembre, par Rédaction

Cet article explore les répercussions des nouvelles technologies algorithmiques à la base de l’intelligence artificielle (IA) sur les temporalités sociales et les rapports individuels et collectifs au temps autour de trois idées principales. Premièrement, le déploiement des technologies algorithmiques brouille la distinction traditionnelle entre temps de travail et temps de loisir. Deuxièmement, et de façon reliée, les technologies algorithmiques accélèrent le temps, en particulier les rythmes de vie. Troisièmement, les algorithmes participent aujourd’hui à la construction sociale des rapports individuels et collectifs au passé, au présent et au futur, et cette base technologique des temporalités sociales sous-tend un régime d’historicité présentiste.[1]

Algorithmes et brouillage des catégories de temps traditionnelles

Depuis la Grèce antique, une distinction s’opère entre deux catégories d’emploi du temps, le temps de la production des nécessités de la vie ou le temps de travail d’un côté, et le temps de loisir de l’autre. Cette distinction traditionnelle des catégories de temps prend plusieurs formes historiques, mais perdure somme toute dans l’histoire. Or, les technologies algorithmiques ont aujourd’hui un impact important sur le temps de travail et le temps de loisir, allant même jusqu’à brouiller cette distinction.

Il faut d’abord examiner les effets des technologies algorithmiques sur les temps de loisir, en débutant avec deux aspects fondamentaux sur le plan historique. D’une part, ce sont largement des temps dits « discrétionnaires », c’est-à-dire des temps qui demeurent sous le contrôle de l’individu, organisés et meublés de pratiques à sa discrétion. D’autre part, et malgré des variations et différences selon les contextes sociohistoriques, on peut néanmoins y voir d’importantes continuités sur la longue durée, notamment le fait que le temps de loisir a été conçu et pratiqué comme une forme de temps « extraéconomique ». En effet, les temps de loisir ne participent généralement pas de la fonction économique de la vie, c’est-à-dire de la production des nécessités, des biens et services qui reproduisent matériellement les corps. Ils se conçoivent et se pratiquent donc à l’écart des pratiques productives, du travail et du marché. Le capitalisme industriel reproduit cette distinction temporelle entre temps des nécessités de la reproduction économique et temps de loisir et la radicalise à plusieurs égards, notamment en la spatialisant. Le travail et son temps sont, dans l’idéal type de la société industrielle, confinés à un espace-temps bien défini : le quart de travail salarié. Le temps de loisir, de son côté, se passe à l’extérieur du lieu de travail, que ce soit à la maison ou dans des lieux où se pratiquent des activités de loisir. Dans ce régime temporel, temps de travail et temps de loisir sont bien distingués et délimités, et le temps de loisir ne produit pas de valeur d’échange. En ce sens, nous avons hérité d’une distinction historique entre temps de travail et temps de loisir où le premier est productif de valeur économique et le deuxième est exempt de tâches productives – souvent d’ailleurs au prix d’une exploitation du travail d’autrui, notamment du travail domestique effectué par les femmes – et peut être consacré à des pratiques de vie bonne et de réalisation de soi, à l’écart de la production et du marché. Nous constatons aujourd’hui, en revanche, une colonisation massive des temps de loisir par le marché, jusqu’à poser la question de la caducité de cette distinction.

L’arrimage du temps de loisir au marché par l’entremise de la consommation est un phénomène qui précède la période contemporaine du capitalisme algorithmique[2]. Autrement dit, les temps de loisir se meublent de pratiques de consommation bien avant les années 2000 et 2010. Ces processus prennent toutefois de l’ampleur aujourd’hui, notamment en raison de la place grandissante et de l’efficacité redoutable des mécanismes de la publicité ciblée que développent les nouvelles technologies algorithmiques dont l’utilisation occupe également les périodes de loisir. Cependant l’arrimage du temps de loisir au marché atteint désormais un nouveau stade à l’ère du capital algorithmique : le temps de loisir, un temps non travaillé et non rémunéré, devient lui-même productif : il produit des données qui, une fois valorisées, participent de l’accumulation du capital. Ce développement est si spectaculaire qu’il oblige à repenser les catégories mêmes de temps – et de valeur – puisqu’il complique grandement la distinction entre temps de travail « productif » et temps de loisir « non productif ».

Pour bien saisir les causes de ces bouleversements, il faut regarder du côté de l’infrastructure technologique du capital algorithmique : la prolifération des écrans d’ordinateur, des tablettes, des téléphones intelligents, des technologies portables, des senseurs, des caméras, des capteurs qui participent non seulement d’une réorganisation du temps de travail, mais plus encore qui exacerbent de façon importante la tendance qu’ont les temps de loisir de se réduire à des « temps d’attention » passés devant l’écran, à des « temps d’écran ». Le temps en ligne et le temps d’écran ont augmenté de façon spectaculaire dans les dernières années, et couvrent maintenant une bonne partie des heures éveillées, travaillées ou non. Par exemple, des données récentes montrent que les Américaines et Américains passent en moyenne jusqu’à 11 heures par jour en interaction avec un média quelconque. Les médias sociaux et les applications de messagerie occupent en moyenne 2 heures et 31 minutes de la journée. Une étude britannique fait état d’une moyenne de 25,1 heures par semaine passées en ligne, deux fois plus qu’il y a dix ans. Le groupe d’âge des 16-24 ans est particulièrement « connecté » à l’Internet via les écrans, passant en moyenne 34 heures par semaine en ligne. Dans ce groupe d’âge, 4 heures par jour en moyenne sont passées à regarder l’écran du téléphone (la moyenne pour tous les adultes est de 2 h 39 min). Certaines des applications les plus populaires captent jusqu’à près d’une heure de temps d’attention par jour en moyenne (58 minutes pour Facebook, 53 minutes pour Instagram)[3]. De plus, ce temps d’attention est effectivement monnayable dans les marchés publicitaires et produit des données qui, une fois traitées, forment un matériau, un actif valorisé par les compagnies comme Google et Meta qui en font la collecte. Par ailleurs, cette extraction dépasse le « temps d’écran » proprement dit, et se poursuit dans nos interactions avec des objets connectés (autos, électroménagers, outils), des applications de toutes sortes (diète, sport, exercices) et notre présence dans des environnements connectés[4].

Il nous reste toujours le temps de sommeil, non ? Là aussi s’insère le capital algorithmique. Comme l’a montré Crary, le temps de sommeil n’est plus le rempart ultime contre l’exploitation/extraction du capital, les technologies numériques selon lui parvenant à déranger le temps de sommeil et à dégager des moments « productifs », par exemple le cellulaire au lit dans des périodes d’éveil nocturne. Des « innovations » se présentent également sur le marché, comme l’appareil « Halo » de la jeune entreprise (startup) américaine PropheticAI qui utilise l’apprentissage machine afin d’induire des états de rêve lucide lorsque l’utilisatrice ou l’utilisateur est en sommeil profond, de façon à « augmenter la productivité nocturne », en permettant par exemple de coder la nuit[5].

Au bout du compte, le temps de travail, le temps de loisir, voire même le temps de sommeil, sont happés par l’appareillage technologique du capital algorithmique[6]. À notre époque, le temps d’attention captif devient la principale catégorie de l’expérience vécue du temps, et l’extraction de données se poursuit dans toutes nos interactions connectées. Le résultat net de ces processus est un arrimage croissant des temps vécus, rémunérés ou non, au marché capitaliste et à l’accumulation du capital algorithmique.

L’accélération algorithmique

Rappelons un paradoxe important dans les études du temps social qui concerne l’accélération des rythmes de vie, un sentiment partagé par une proportion toujours croissante d’individus[7]. Alors que l’expérience qualitative de manquer de temps est largement partagée dans la population, les données quantitatives d’usage du temps font plutôt état d’un rythme de vie assez stable, où indépendamment des qualifications relatives aux différences socioéconomiques, les gens disposent en moyenne d’autant de temps de loisir qu’auparavant, dorment et travaillent en moyenne le même nombre d’heures. Pouvons-nous trouver dans les développements de l’appareillage de captation du temps d’attention du capital algorithmique un facteur explicatif du sentiment d’accélération des rythmes de vie ? Comme nous l’avons vu, cette nouvelle catégorie sociale de temps d’attention passé devant l’écran brouille substantiellement la distinction entre temps de travail et temps de loisir. Ultimement, c’est en occupant une part de plus en plus grande du temps de loisir que le temps d’attention captif de l’écran le dégrade en réduisant le « loisir pur[8] », en multipliant les interruptions, les sollicitations, et en le désorganisant. C’est ainsi que le sentiment d’accélération du rythme de vie se trouve renforcé par cette diminution de la qualité discrétionnaire du temps de loisir par son arrimage aux impératifs et aux pressions du marché.

Rappelons aussi l’argument similaire de Judy Wajcman à propos du temps de travail : les technologies informationnelles le pressurisent également afin de le rendre plus productif, plus intensif, ce qui peut sous-tendre un sentiment d’accélération[9]. Désormais, les technologies algorithmiques et l’IA contribuent à intensifier le temps de travail rémunéré, voire à l’accélérer. Des travaux récents montrent que l’IA n’automatise pas le travail en général, mais automatise et réorganise certaines tâches, en créant par ailleurs pour les humains une série de nouvelles tâches d’entretien et de supervision des algorithmes plus fragmentées, aliénantes, et parfois même non rémunérées[10]. Les technologies algorithmiques au travail ont des répercussions complexes et différenciées sur le travail selon les secteurs et selon les types d’algorithmes et d’IA, mais, de façon générale, elles visent à augmenter la production de survaleur relative et intensifient ainsi le travail[11]. Le temps de travail comme expérience vécue est donc accéléré même si la quantité d’heures travaillées demeure stable, puisque ces heures sont accrues en intensité.

Le temps d’attention est une forme de temps qui peut facilement s’arrimer au temps du marché par la médiation de l’écran et de l’univers des interfaces, plateformes, applications et réseaux sociaux; il peut, sous la logique de pratiques de publicité ciblée, de marketing, de création d’addictions et d’extraction de données, subir la pression des impératifs de productivité, de rapidité, d’efficacité et d’accélération de cette forme de temps du marché. L’arrimage grandissant des temps de loisir au marché et la capture du temps d’attention par l’appareillage addictif du capitalisme algorithmique accélèrent notre temps et l’orientent vers une logique de réalisation de soi fortement liée aux pratiques en ligne de consommation et de socialisation. De plus, les temps de loisir ainsi arrimés au marché sont sujets à diverses formes de désorganisation temporelle, ce qui entraine une perte du contrôle discrétionnaire sur le déroulement des pratiques de loisir. Autrement dit, en s’arrimant au marché et en devenant ainsi un temps économique, le temps de loisir échappe davantage au contrôle de l’individu. Davantage de pressions émanant du marché, comme les incitations à performer, à entretenir son soi numérique, à produire des données, à consommer, à répondre aux messages, à vérifier les notifications entrecoupent le loisir pur et dégradent sa qualité discrétionnaire.

En somme, le capital algorithmique, surtout dans le déploiement de son infrastructure technologique extractive, transforme les catégories sociales de temps et l’expérience vécue du temps, ce qui exacerbe l’accélération sociale et l’aliénation temporelle qui en découle. Les pratiques de vie bonne qui requièrent de longs moments de réflexion, des interactions sociales en personne, le développement d’une technique exigeant beaucoup de temps d’apprentissage, un espace-temps libre des soucis économiques, une adéquation entre les moyens et les fins d’une pratique deviennent en conséquence de plus en plus difficiles à atteindre dans un régime temporel contemporain si peu propice à ce type d’usage du temps et où le loisir pur s’effrite. La qualité temporelle que nécessitent certaines des « pratiques focales » dont parle Albert Borgmann[12], par exemple cuisiner et partager un repas, courir, faire une promenade en forêt, apprendre une langue pour le plaisir est plus difficile d’accès. Meubler nos horaires de pratiques de vie bonne et de temps véritablement libre constitue un défi herculéen à l’ère du capitalisme algorithmique, de la dépendance aux écrans et des sollicitations qui diminuent les vertus discrétionnaires du temps.

Au bout du compte, nous pouvons postuler que les technologies algorithmiques risquent d’alimenter encore plus la dynamique globale d’accélération sociale qui a accompagné la modernité capitaliste depuis ses débuts[13]. En ce sens, il n’y a pas de rupture radicale avec l’avènement de l’intelligence artificielle, des médias sociaux et des technologies numériques; ils ne font que prolonger et intensifier un processus d’accélération qui était déjà en cours depuis des siècles. Ainsi, l’arrivée des machines algorithmiques dans les différents recoins du monde social contribuera encore davantage à l’accélération du rythme de vie. Cela invalide l’hypothèse selon laquelle l’intelligence artificielle pourrait enfin rendre possible l’utopie de la « société des loisirs », comme certaines spéculations qui affirment avec naïveté que ChatGPT va enfin libérer l’humanité du travail. Au lieu de nous libérer du temps, le capitalisme algorithmique va au contraire amplifier l’expérience vécue de « pénurie temporelle », le sentiment que tout va toujours trop vite, que nous sommes constamment sollicités, que nous sommes perpétuellement dépassés par les événements et la marche frénétique du progrès technologique qui semble hors de notre contrôle. Le manque de temps, la multiplication des cas d’épuisement professionnel, mais aussi la cyberdépendance, l’anxiété et autres troubles psychiques associés à la surconsommation numérique constituent diverses formes de pathologies sociales liées au développement du capitalisme contemporain. Le temps éclaté annonce aujourd’hui une nouvelle phase de l’accélération sociale : l’accélération algorithmique.

La construction algorithmique des trois dimensions du rapport au temps

La technique est — et a toujours été — le grand médiateur du rapport au temps sur le plan collectif et individuel. L’organisation sociale du temps s’opère à l’aide d’objets, d’outils, d’appareils et éventuellement de technologies et d’institutions sociales de temps. Le gnomon[14], les calendriers, l’astrolabe, la clepsydre[15], les horloges et montres mécaniques, le temps universel coordonné appuyé sur des horloges atomiques : différentes technologies organisent et institutionnalisent le temps en société, toujours en rapport avec des formes de pouvoir social[16]. Le substrat technologique des relations sociales de temps joue également un rôle déterminant dans l’expérience et la conscience du temps, et l’élaboration de ce que François Hartog appelle les « régimes d’historicité[17] » est toujours en rapport complexe avec ce substrat technologique.

De plus, il est également possible de concevoir la technique elle-même comme une structure mémorielle. Chaque objet technique, et le monde technique en général, est dépositaire d’un savoir-faire, d’une tekhnê[18] humaine, et le monde objectif qui nous entoure est constitué d’une accumulation de mémoire, de rétentions ainsi déposées dans des objets techniques. De même l’écriture, l’art, l’architecture, l’ingénierie, etc. On peut donc voir la technique, ou aujourd’hui la vaste infrastructure technologique qui supporte la vie sociale et individuelle, comme une « structure rétentionnelle » où se loge un savoir, une mémoire collective et un savoir-faire collectif. Le monde technique est en ce sens le passé présent parmi nous, à partir duquel nous construisons le futur[19].

De ce point de vue, la prolifération des technologies algorithmiques aux échelles individuelles et sociales occasionne également une certaine reconfiguration des rapports au temps. Tant sur le plan individuel que collectif, les algorithmes organisent et médiatisent le rapport au passé, au présent et au futur.

Premièrement, l’accès au passé collectif, à la mémoire collective désormais constituée d’une immense structure rétentionnelle informatisée et industrialisée (base de données, serveurs, Internet, etc.) est largement médiatisé par des algorithmes. La vaste numérisation des documents et des supports informationnels qui ont colligé la mémoire collective d’une part importante de l’histoire humaine, couplée à la mise en place de moyens de classement, d’archivage et de recherche d’information algorithmique (moteurs de recherche, mots-clés, base de données numérisées, etc.) font en sorte que des technologies algorithmiques, souvent développées et contrôlées par des entreprises privées dont les opérations sont toujours sujettes à l’attraction gravitationnelle de l’impératif de profit, médiatisent l’accès au passé, à l’information stockée dans ces structures rétentionnelles numérisées, à la mémoire collective. Sur le plan individuel, nous faisons par exemple souvent confiance à Google pour notre accès à l’information, Sur le plan collectif, notre mémoire est désormais accessible selon des programmes informatisés, souvent des technologies algorithmiques, sur lesquelles le public, la démocratie ou encore l’agentivité humaine n’ont que peu de prise réelle.

Deuxièmement, le présent est lui aussi désormais largement construit par les technologies algorithmiques, et ce, sous deux aspects : l’extraction et la « curation[20] ». D’une part, le présent devient un moment extractiviste, c’est-à-dire que la vaste infrastructure d’extraction algorithmique déployée dans toutes les sphères de la vie sociale prélève de chaque instant une immense quantité de données qui forment ensuite un matériau brut qui reproduit l’accumulation du capital algorithmique. De ce point de vue, le présent est réduit à un matériau, à une « ressource première » enregistrée comme données. Le présent algorithmique est ce qui est effectivement extrait, numérisé, enregistré et ensuite stocké dans les structures rétentionnelles informatisées. Ce qui ne l’est pas, « l’événement » dont les points de données ne sont pas extraits/enregistrés par l’infrastructure d’extraction technologique, ne participera pas à la construction de l’expérience d’un présent collectif désormais vécue et médiatisée par les interfaces technologiques[21]. Cette occurrence, cet événement non enregistré tombe dans l’oubli de la temporalité algorithmique.

Cela mène au second aspect de la construction du présent par les technologies algorithmiques : la curation. L’expérience vécue, qu’elle soit individuelle ou collective, est de plus en plus médiatisée par des technologies algorithmiques. Ainsi, cette expérience nous est « présentée » par des interfaces qui organisent le présent « actuel » selon un processus de curation. Prenons par exemple les médias sociaux et les « fils d’actualité » qu’on y retrouve. Ces fils sont une suite d’éléments structurée par un algorithme avec l’impératif de générer du temps d’attention. Ils organisent ce fil d’actualité, ce qui « se passe », tel un présent qui défile sous nos yeux. Ce qui fait partie ou non de ce présent, de cette actualité, est tributaire d’un enregistrement/extraction préalable par des technologies extractives. Ainsi l’expérience individuelle est une interaction avec une actualité, un présent, produit d’un processus d’extraction et de curation algorithmique.

Troisièmement, et sans doute de façon encore plus inquiétante, les technologies algorithmiques construisent un futur… qui est lui-même une répétition du passé. Cette temporalité algorithmique est tributaire de la condition technique même des algorithmes : ce sont des machines à prédire le futur à partir du passé. Plus précisément, les algorithmes sont entrainés à partir de « données massives » extraites des moments présents individuels et collectifs et stockées dans des serveurs. Ces données, traitées par divers processus de travail digital, entrainent les algorithmes à prédire des événements ou des comportements futurs sur la base du contenu des données d’entrainement. Par exemple, la police prédictive entraine des algorithmes de prédiction de crime à partir des données de l’histoire criminelle d’une certaine société[22]. Si cette histoire est marquée par des pratiques policières racistes, la criminalisation de la pauvreté ou encore un système juridico-carcéral discriminatoire, l’algorithme entrainé par ces données « prédira » un risque de récidive plus élevé chez un prévenu racisé et pauvre, ou encore une zone à risque de crime dans des quartiers où vivent des communautés racisées et défavorisées. La surveillance accrue de ces communautés augmente en retour les chances d’y intercepter des activités criminalisées. La prédiction du crime est ici davantage une production de crime, une forme de prophétie autoréalisatrice[23]. La même temporalité de répétition sous-tend la publicité ciblée. L’extraction de données comportementales qui vous identifie comme un consommateur de musique de jazz « prédit » une forte probabilité que vous achetiez des billets pour le prochain spectacle local d’Esperanza Spalding, prédiction dont on peut favoriser l’avènement par des publicités ciblées combinées à des techniques de nudge[24] subtiles et efficaces[25].

Dans cet éternel retour du même, l’algorithme ne fait que refléter l’état probabiliste des choses révélé par ses données d’entrainement. En somme, les algorithmes codifient le passé, et c’est là leur prédiction du futur. En ce sens, le futur algorithmique est une automatisation de la répétition du passé qui exclut la nouveauté, la naissance, l’imprévisible, la « différance » au sens derridien du terme. La temporalité algorithmique constitue ainsi une fermeture tragique de l’horizon temporel humain, une négation de notre agentivité individuelle sur le cours de notre vie et une négation de notre capacité collective à faire l’histoire. C’est une automatisation machinique non pas de la mesure du temps, mais du temps lui-même. En outre, la construction de la temporalité par les algorithmes nous enferme dans la reproduction éternelle de l’accumulation et du pouvoir du capital. Les luttes pour la libération des temps et des espaces de l’emprise du capital algorithmique deviennent dès lors des luttes pour une réappropriation de notre temps.

Nous pouvons donc qualifier la temporalité algorithmique de présentiste[26]. Non pas qu’elle éradique le passé et le futur : elle les construit activement au contraire. L’horizon temporel et les subjectivités temporelles individuelles et collectives sont toutefois absorbés dans ce processus de reconduction, de reproduction d’états de fait passés, codifiés, automatisés et reproduits. Le passé et le futur se fondent ainsi dans un présent hypertrophié qui code le passé et reproduit le présent ad vitam aeternam, où derrière une culture de la vitesse et une soi-disant innovation tous azimuts, c’est l’éternel retour du même qui s’accélère.

Conclusion

La temporalité algorithmique est une construction complexe et multidimensionnelle. Premièrement, elle participe d’une économie politique extractive en arrimant nos temps vécus (travail, loisir, voire sommeil) aux mécanismes d’extraction de données qui alimentent l’accumulation du capital. Deuxièmement, les algorithmes sont des accélérateurs du temps social, surtout au niveau technique de l’optimisation des processus mécaniques, et sur le plan de l’accélération des rythmes de vie en déqualifiant les temps de loisir et en soumettant de plus en plus les temps vécus, sous la forme de temps d’attention captif, aux pressions et impératifs du marché capitaliste. Troisièmement, les technologies algorithmiques construisent un rapport au passé, au présent et au futur qui nie de façon fondamentale l’agentivité individuelle et collective et le contrôle que nous pouvons exercer sur notre vie et sur nos futurs collectifs.

L’idéologie des élites technologiques de la Silicon Valley s’approprie le futur en déployant de grands récits autour des intelligences artificielles générales, des risques existentiels, de techno-utopies cosmistes, extropianistes, longtermistes et transhumanistes, où tous les problèmes sociaux se solutionnent à terme par l’IA, où la technologie sauve le monde et nous promet des lendemains chantants, prospères, heureux, voire intergalactiques[27]. Cet imaginaire futuriste cache en fait une temporalité profondément présentiste et récurrente, où le futur est la reproduction du pouvoir actuel d’une élite technocapitaliste, de l’actuel développement technologique effréné et aveugle, et de la fermeture d’horizons temporels alternatifs, technosobres, low-tech, conviviaux, décroissancistes et postcapitalistes. Devant ce constat, il s’agit de lutter afin de libérer des temps et des espaces individuels et collectifs de l’horizon du capital algorithmique, bloquer les mécanismes d’accumulation du capital algorithmique, fonder et alimenter des modes d’organisation alternatifs technosobres et non capitalistes et ainsi se réapproprier nos temps.

Par Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l’Université Concordia


  1. Cet article reproduit, condense et développe plus avant des idées et des passages des publications suivantes : Jonathan Martineau, « Du rapport au temps contemporain : l’accélération de l’histoire et le présentisme, entre historicité et temporalité », Philosophiques, vol. 50, no 1, 2023, p. 175‑89 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Paradoxe de l’accélération des rythmes de vie et capitalisme contemporain : les catégories sociales de temps à l’ère des technologies algorithmiques », Politique et Sociétés, vol. 42, no 3, 2023. Je remercie Écosociété pour la permission de reproduire ici des passages, de les résumer ou les développer davantage. Je réfère les lecteurs et lectrices à ces travaux pour approfondir les thèses présentées ici et pour consulter des listes de références détaillées.
  2. Martineau et Durand Folco, Le capital algorithmique, 2023, op. cit.
  3. Charles Hymas, « A decade of smartphones : we now spend an entire day every week online », The Telegraph, 2 août 2018 ; Charles Hymas, « A fifth of 16-24 year olds spend more than seven hours a day online every day of the week, exclusive Ofcom figures reveal », The Telegraph, 11 août 2018 ; BroadbandSearch, Average time spent daily on social media (latest 2020 data), 7 février 2023 ; Dave Chaffey, Global social media statistics research summary 2023, 7 juin 2023 ; Ashley Rodriguez, « Americans are now spending 11 hours each day consuming media », Quartz, 31 juillet 2018 ; Ofcom, Adults’ Media Use & Attitudes. Report 2020 , 24 juin 2020.
  4. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2022.
  5. Jonathan Crary, 24/7. Late Capitalism and the Ends of Sleep, Londres, Verso, 2014 ; Marcus Dupont-Besnard, « Cet appareil neural est sorti de Black Mirror. Objectif : travailler en dormant », Numerama, 5 décembre 2023.
  6. Pour un examen de la colonisation du temps de la reproduction sociale par le capital algorithmique, voir la thèse 6 de Martineau et Durand Folco, Le capital algorithmique, 2023, op. cit. ; voir aussi Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « The AI fix ? Algorithmic capitalism and social reproduction », Spectre, no 8, automne 2023.
  7. John P. Robinson et Geoffrey Godbey, Time for Life, University Park, Pennsylvania State University Press, 2008 ; Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012.
  8. Le « loisir pur » désigne un temps sous la discrétion et le contrôle du sujet, continu, meublé d’une pratique de vie bonne telle que définie et voulue par le sujet.
  9. Judy Wajcman, Pressed for Time. The Acceleration of Life in Digital Capitalism, Chicago, The University of Chicago Press, 2014.
  10. Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 ; Mary L. Gray et Siddharth Suri, Ghost Work. How to Stop Silicon Valley from Building a New Global Underclass, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2019.
  11. Aaron Benanav, Automation and the Future of Work, Londres/New York, Verso, 2020; Wajcman, op. cit..
  12. Albert Borgmann, « Focal things and practices », dans Craig Hanks (dir.), Technology and Values. Essential Readings, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2010.
  13. Rosa, Aliénation et accélération, 2012, op. cit.
  14. Cadran solaire rudimentaire composé d’une tige verticale dont l’ombre se projette sur une surface horizontale.
  15. Horloge à eau utilisée dans l’Antiquité.
  16. Jonathan Martineau, L’ère du temps. Modernité capitaliste et aliénation temporelle, Montréal, Lux, 2017.
  17. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2015.
  18. NDLR. Mot grec signifiant art, artisanat, métier.
  19. Bernard Stiegler, La technique et le temps, Paris, Fayard, 2018.
  20. NDLR. Curation : sélection et mise en valeur de données, de contenus.
  21. Stiegler, op. cit.
  22. Andrew G. Ferguson, The Rise of Big Data Policing. Surveillance, Race, and the Future of Law Enforcement, New York, New York University Press, 2017.
  23. Ruha Benjamin, Race After Technology, Medford (MA), Polity Press, 2019.
  24. Cet anglicisme désigne un outil conçu pour modifier nos comportements au quotidien, sous la forme d’une incitation discrète. Il se traduit littéralement en français par « coup de coude » ou « coup de pouce ».
  25. Karen Yeung et Martin Lodge (dir.), Algorithmic Regulation, New York, Oxford University Press, 2019.
  26. Hartog, Régimes d’historicité, 2015, op. cit.; Christophe Bouton, L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène, Paris, Seuil, 2022 ; Martineau, « Du rapport au temps contemporain…», 2023, op. cit.
  27. Voir Émile P. Torres, « TESCREALism : The Acronym Behind Our Wildest AI Dreams and Nightmares », Truthdig, 15 juin 2023.

 

L’intelligence artificielle et la fonction publique : clarification des enjeux

29 août, par Rédaction

L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative auprès du public ces dernières années a augmenté la tenue de discours polarisants où elle est parfois présentée comme un risque existentiel ou comme une technologie révolutionnaire. Or, il y a un écart flagrant entre ce type de discours et l’usage actuel de l’IA au sein de la fonction publique, voire en général. Loin d’une superintelligence, les applications actuelles sur les sites Web gouvernementaux prennent plutôt la forme de « robots conversationnels », d’algorithmes de détection de fraudes, d’automatisation de la prestation de services ou encore d’assistance au diagnostic médical[1]. Loin d’une révolution sociale, l’IA perpétue plutôt le statu quo, c’est-à-dire la marginalisation et la discrimination de certaines populations selon des critères de genre, de religion, d’ethnicité ou de classe socioéconomique.

En déployant ces algorithmes dans l’appareil administratif, l’État cherche à accroitre la productivité, à diminuer les coûts et à améliorer la qualité des services fournis, tout en réduisant les biais et en personnalisant les services. Cependant, l’intégration de l’IA dans l’administration publique québécoise demeure pour le moment limitée et peu transparente. Les gains envisagés avec l’aide de l’IA, quant à eux, s’articulent principalement du côté de la répartition du temps des fonctionnaires, en concentrant leur travail sur des tâches plus « humaines » et moins « mécaniques ». Toutefois, l’automatisation ne se limite pas à une simple redistribution du temps de travail, mais met en œuvre plutôt une transformation substantielle des responsabilités et des dynamiques du travail[2]. Les conceptrices et concepteurs des fonctionnalités des algorithmes occupent une place de plus en plus importante tandis que les autres employé·es se voient davantage relégués à des rôles de soutien, par exemple, en nettoyant les données entrantes ou en vérifiant les données sortantes[3]. En ce sens, bien loin d’affranchir les travailleuses et travailleurs des tâches fastidieuses, l’IA ancre davantage l’aspect répétitif du travail administratif. Cette transition s’inscrit dans une restructuration plus vaste des relations socioéconomiques du « capital algorithmique », où l’accumulation, le contrôle et la valorisation des données massives reconfigurent les dynamiques de pouvoir et les rapports sociaux vers une nouvelle économie politique[4].

Dans un tel contexte, il y a un véritable risque de tomber dans un « solutionnisme technologique[5] » qui réduit des problèmes sociaux et politiques complexes, comme le décrochage scolaire ou l’engorgement du système de santé, à des enjeux pouvant se régler à l’aide d’une application ou d’une technologie. Alors que les écoles publiques sont en piètre état, qu’une pénurie de professeur·es et une précarité généralisée persistent, le gouvernement se réjouit du potentiel de l’IA pour personnaliser l’apprentissage et repérer les élèves à risque de décrochage en temps réel, et il y investit plusieurs millions[6]. Ce genre de discours n’est pas sans conséquence. Il reflète la réorientation des valeurs ainsi que celle des fonds publics vers une « économie de la promesse[7] » profondément spéculative dont les retombées économiques sont principalement captées par les entreprises du secteur privé[8].

Outre ce premier piège, plusieurs enjeux découlent directement de l’adoption de l’IA dans les différentes sphères de la fonction publique, soit l’opacité des outils de prise de décision, l’aggravation des inégalités sociales et l’absence d’imputabilité.

L’enjeu de l’opacité

Pour des raisons techniques, les processus décisionnels algorithmiques sont difficiles, voire impossibles à établir. Cette opacité constitue, en quelque sorte, un problème dès le départ : comment évaluer qu’une « boite noire » se conforme aux normes et principes d’équité exigés de la fonction publique ? Comment garantir une reddition de comptes ? En ce sens, des enjeux légaux et techniques découlent de l’utilisation de l’IA et entrainent déjà des conséquences importantes.

L’opacité des outils décisionnels automatisés est problématique lorsque leur fonctionnement, voire leur usage, sont sous le sceau du secret commercial ou d’autres barrières légales à l’accès à l’information. Le développement de technologies d’IA par le personnel de l’administration publique est rarement envisagé en raison des coûts initiaux élevés et du manque d’expertise technique. C’est donc largement par appels d’offres ou par l’acquisition de systèmes clés en main que les divers ordres de gouvernement et les municipalités « modernisent » leurs opérations. L’approvisionnement en outils algorithmiques dont le fonctionnement est protégé par le secret commercial est maintenant devenu pratique courante[9]. Pourtant, l’incapacité de présenter le raisonnement derrière une décision générée par un algorithme pose des problèmes de conformité aux cadres normatifs de non-discrimination et d’imputabilité. Certains y voient la source d’une crise de la légitimité du rapport entre le gouvernement et les citoyens et citoyennes[10].

Dans le système judiciaire américain, les applications de l’IA soulèvent des questions sur le droit à un procès juste et équitable. Les juges utilisent couramment des outils algorithmiques pour appuyer leur verdict, mais ils le font à l’aveugle, en quelque sorte. Le logiciel intitulé COMPAS est peut-être le plus connu de ces outils. La Cour suprême du Wisconsin, dans State v. Loomis[11], a statué que l’utilisation de COMPAS sans en divulguer le fonctionnement ni aux juges ni aux appelants n’enfreignait pas le droit à un procès juste et équitable. À l’inverse, dans Michael T. v. Crouch[12], le tribunal a jugé que l’absence de standards vérifiables pour l’allocation de prestations médicales générées automatiquement par des algorithmes représentait de sérieux risques pour le droit à un procès juste et équitable. Ainsi, les personnes affectées ont vu leurs prestations médicales réinstaurées après avoir été coupées subitement par un algorithme dont aucun moyen ne permettait d’établir comment il calculait les indemnités.

De même, les Pays-Bas ont suspendu en 2020 le système de détection de fraudes SyRI dans les prestations sociales parce qu’il contrevenait aux droits de la personne. Les personnes touchées, toutes issues de quartiers défavorisés, n’étaient pas informées du fait que leur profil fiscal avait été trié et jugé frauduleux uniquement par un algorithme. Le fonctionnement de l’outil, quant à lui, était opaque et invérifiable autant pour le tribunal que pour le public[13]. Pour cette raison, l’utilisation de SyRI a été déclarée contraire à la loi. Le gouvernement australien a de son côté déployé Robodebt, un système automatisé de détection de fraudes. Banni en 2019, cet algorithme avait causé des dommages affectant, cette fois-ci, des centaines de milliers de prestataires qui se trouvaient contraints à contester des dettes qui leur avaient été attribuées par erreur[14].

Les administrations publiques canadienne et québécoise utilisent également ce type d’outils. À l’échelle fédérale, un système automatise le tri des demandes de permis de travail et fait progresser celles qui sont admissibles, tandis que les autres demeurent sous la responsabilité des agents de l’immigration[15]. Au Québec, l’utilisation du Système de soutien à la pratique (SSP) comme serveur mandataire soulève des préoccupations qui se sont accentuées en réaction aux « incohérences » produites par l’outil dans un dossier où un enfant a perdu la vie[16]. Ce système prédit la sévérité du risque que court un enfant dans son milieu à partir d’un formulaire de questions à choix multiples. Dans son rapport, Me Géhane Kamel insiste sur le fait que les évaluations générées par le SSP « ne doivent pas se substituer au jugement professionnel des intervenants ». Elle souligne d’ailleurs l’importance du contexte dans lequel se découlent des événements : pénurie de main-d’œuvre, budgets « faméliques » et charge de travail démesurée[17].

L’opacité des outils algorithmiques de prise de décision utilisés par des juges, des administrateurs et d’autres employé·es de l’État est un thème récurrent dans la littérature qui se penche sur l’intégration de l’IA à l’administration publique. Le besoin de transparence à cet égard est évident ; la loi et les directives administratives peuvent jouer ce rôle.

Dans l’État de Washington, le corps législatif a déjà reconnu cette problématique. Déposé en 2019 et désormais sous révision par le Sénat, le projet de loi SB 5356, 2023-2024[18], interdit les clauses de non-divulgation et autres obstacles à la transparence dans les contrats d’acquisition de systèmes décisionnels algorithmiques. En outre, tous les systèmes acquis ou développés au sein de la fonction publique doivent être inventoriés. L’inventaire enregistre des informations sur les données, l’objectif, la capacité générale du système, ses impacts et ses limitations, les évaluations de biais potentiels et les facteurs déterminant son déploiement (où, quand, et comment). Ce genre de descriptif doit être clair pour les utilisateurs et utilisatrices indépendamment de leur capacité à connaitre le langage du code.

Outre les obstacles légaux, les applications de l’IA peuvent être opaques aussi pour des raisons techniques. Même avec le code source, auditer un algorithme et expliquer son fonctionnement constituent des tâches laborieuses pour les experts, surtout en ce qui concerne l’apprentissage automatique, car il présente divers degrés d’opacité[19]. Si Robodebt était problématique, c’est en partie parce que l’outil était trop simple pour une tâche nécessitant beaucoup de nuance[20]. En revanche, une complexité accrue, bien que parfois préférable, compromet la capacité d’interprétation du fonctionnement d’un système. Cette tension, désignée comme l’enjeu de l’« explicabilité », est complexifiée par l’évolution d’un système au fil du temps. À titre d’exemple, un outil de priorisation des ressources municipales entre divers quartiers tel le logiciel MVA[21] doit tenir compte du phénomène d’embourgeoisement observé avec le temps. Afin d’éviter qu’il soit désuet ou pire, nuisible, il faut effectuer une mise à jour périodique des critères décisionnels encodés dans l’outil, ce qui complique l’encadrement par audits externes[22]. Il en va de même sur le plan géographique, où la non-prise en compte des différences socioculturelles peut entrainer des conséquences néfastes[23].

Au vu de ces limites, des mesures de transparence doivent surtout éclaircir le contexte sociotechnique dans lequel ces systèmes sont conçus, déployés et entretenus. Contrairement aux détails techniques, cette information est connue du grand public et permet des échanges démocratiques sur des cas d’utilisation appropriée et inappropriée d’outils algorithmiques. Après tout, ces débats sont essentiels puisque les concepteurs de systèmes doivent parfois trouver un compromis entre des objectifs contradictoires tels que l’équité et l’efficacité[24].

L’enjeu de la discrimination et de l’injustice

Les spécialistes des données sont sollicités pour traduire la prise de décisions administratives en problèmes d’optimisation. L’évaluation de la vulnérabilité d’une personne en situation d’itinérance avec l’outil VI-SPDAT[25], par exemple, se réduit à une prédiction à partir de données telles que le nombre d’hospitalisations, la prescription de médicaments et l’identité de genre. L’« art » du métier consiste à trouver et à accumuler les données dotées du plus grand potentiel prédictif, mais celles-ci comportent également un potentiel discriminatoire. Depuis quelques années, un nombre grandissant d’ouvrages documente et critique les formes de discrimination et d’injustice diffusées par les applications émergentes de l’IA[26].

Aux États-Unis, les communautés qui ont été historiquement davantage surveillées sont aujourd’hui victimes de profilage par des systèmes algorithmiques entrainés à partir de données reflétant le racisme systémique de l’histoire criminelle. Dans un tel contexte, les effets discriminatoires ne sont pas une conséquence du dysfonctionnement de l’algorithme, mais plutôt un reflet d’inégalités enracinées dans les rapports sociaux. Même certaines caractéristiques absentes telles que le sexe, l’âge, l’ethnicité, la religion peuvent être inférés par l’algorithme de façon insidieuse à partir de données comme le code postal, l’emploi ou le prénom[27]. En ce sens, la proposition selon laquelle les algorithmes sont plus neutres et objectifs que les humains est insoutenable puisque les données utilisées par un algorithme sont elles-mêmes biaisées.

En outre, des effets discriminatoires peuvent naitre de l’accumulation de données déséquilibrées. Lorsque l’ensemble des données d’entrainement représente de façon disproportionnée certains groupes à cause d’un manque d’entrées ou d’un surplus, le modèle reproduira ces biais. Par exemple, certains systèmes de reconnaissance faciale actuellement utilisés par la police sont moins précis pour identifier les personnes racisées, car leurs visages sont insuffisamment représentés dans l’ensemble des données et, de ce fait, ils dévient de la norme du visage blanc[28]. Porcha Woodruff et Rendal Reid, détenus à tort par la police sous prétexte d’avoir été identifiés par un système de reconnaissance faciale, sont deux cas d’une liste de plus en plus longue de personnes profilées à tort par le biais de ces technologies[29].

De même, une collection d’outils d’évaluation du risque de récidive, conçus par et pour les personnes blanches, sont employés dans le cas de détenus autochtones au Canada. Dans Ewert c. Canada, la Cour suprême du Canada a statué que le Service correctionnel du Canada (SCC) :

n’avait pas pris les mesures raisonnables appropriées pour s’assurer que ses outils produisaient des résultats exacts et complets à l’égard des détenus autochtones […] Le SCC savait que les outils suscitaient des craintes, mais il a continué à s’en servir malgré tout[30].

Ainsi, les effets discriminatoires de l’IA se réalisent autant par l’exclusion des personnes racisées de l’ensemble des données que par leur inclusion.

L’enjeu de l’imputabilité

Afin de prévenir le déploiement d’algorithmes opaques et discriminatoires, l’encadrement responsable de l’IA ne peut pas se limiter aux déclarations de valeurs et de principes qui, outre le scepticisme à propos de leur efficacité, effectuent une sorte de « lavage éthique ». Les mécanismes d’imputabilité traditionnels, où une action répréhensible est attribuée à son auteur ou son autrice, sont défaillants lorsque des systèmes algorithmiques sont en cause. En ce qui concerne la fonction publique, il faut se tourner vers le droit administratif.

D’abord, les décisions administratives sont jugées selon leur raisonnabilité. Il s’agit de la norme de contrôle appliquée par défaut pour évaluer la validité d’une décision prise par une institution publique[31]. C’est, en quelque sorte, le cœur des mécanismes de protection du citoyen et de la citoyenne. À l’inverse, une décision est jugée déraisonnable s’il y a un « manque de logique interne dans le raisonnement » ou encore un « manque de justification[32] ». Toutefois, comme l’illustre Michael T. v. Crouch, présenter une explication du procédé logique d’un algorithme s’avère parfois impossible[33].

Les outils algorithmiques utilisés en soutien à la décision, quant à eux, complexifient le problème d’imputabilité. State v. Loomis démontre que malgré le besoin de systèmes dont le fonctionnement est intelligible, on peut contourner ceux-ci lorsqu’ils produisent des recommandations plutôt que des décisions. Outre les biais cognitifs relatifs à la fiabilité des algorithmes, ces derniers « réduisent le sentiment de contrôle, de responsabilité et d’agentivité morale chez les opérateurs humains[34] ». Les mécanismes d’imputabilité actuels attribuent le blâme aux personnes et non aux outils d’aide à la décision sans tenir compte des nouvelles dynamiques de pouvoir dans les environnements humain-IA. Or, le pouvoir décisionnel des fonctionnaires peut s’avérer négligeable, en particulier dans un contexte de prise de décision rapide, de manque de formation et de charge de travail démesurée[35]. Ainsi, tel que le souligne Wagner, « les gens ne peuvent pas être blâmés ou tenus responsables uniquement de leur pouvoir discrétionnaire : celui des systèmes techniques doit aussi être pris en compte[36] ». Dans les environnements humain-IA, des mécanismes de justice réparatrice doivent problématiser les dynamiques du travail, en dégager les enjeux et prescrire un changement des pratiques institutionnelles plutôt que d’attribuer le blâme et les sanctions aux individus.

Pour ce faire, l’encadrement des algorithmes doit s’effectuer sur plusieurs plans : à l’échelle de l’instrument, certes, mais également à l’échelle du contexte sociotechnique et de la société[37]. Les premières tentatives visant à assurer une utilisation responsable des algorithmes étaient axées sur la transparence des outils algorithmiques, ce qui est parfois irréalisable et jamais suffisant[38]. On doit établir des normes éthiques et des règles claires pour pallier les limites inhérentes à ces technologies, en commençant par une évaluation de la nécessité et des impacts d’un système d’IA pour une tâche donnée. Le corps législatif, quant à lui, doit mettre l’accent sur la création de nouveaux droits et obligations[39] en matière d’approvisionnement (interdiction de clauses de non-divulgation), de documentation ou encore le droit à une explication, le droit à un examen humain et la divulgation publique des objectifs, des risques et des répercussions de ces systèmes. De plus, les applications à haut risque, comme le SSP décrit précédemment, devraient se conformer à des normes plus strictes, s’accompagner de dossiers plus détaillés, être soumises à des examens plus fréquents et à des conséquences plus importantes en cas de négligence ou d’évitement.

Face à ces enjeux, le grand public joue un rôle clé dans le développement des applications de l’IA. Les pressions du public et les actions judiciaires collectives ont largement permis de retirer et de restreindre des systèmes opaques et discriminatoires tels que COMPAS, SyRI, Robodebt et d’autres. L’intégration des applications de l’IA s’inscrit dans la longue histoire de la technocratisation de l’État, où les techniques scientifiques sont valorisées au détriment de l’autonomisation des personnes et des qualités humaines qui sont pourtant essentielles à l’administration des services de soutien social. Devant les promesses du gouvernement québécois, on doit instaurer davantage d’espaces de discussions et de débats démocratiques sur la transition numérique des pouvoirs publics. Autrement, ces technologies continueront à opprimer plutôt qu’à rendre autonome.

Par Jérémi Léveillé, bachelier en arts libéraux et en informatique


  1. Gouvernement du Québec, Stratégie d’intégration de l’intelligence artificielle dans l’administration publique 2021-2026, juin 2021.
  2. Mark Bovens et Stavros Zouridis, « From street-level to system-level bureaucracies : how information and communication technology is transforming administrative discretion and constitutional control », Public Administration Review, vol. 62, n° 2, 2002.
  3. Jenna Burrell et Marion Fourcade, « The society of algorithms », Annual Review of Sociology, vol. 47, 2021.
  4. Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023.
  5. Evgeny Morozov, To Save Everything, Click Here. The Folly of Technological Solutionism, New York, PublicAffairs, 2014.
  6. Conseil de l’innovation du Québec, Le potentiel et les exigences de l’adoption de l’IA dans l’administration publique, Québec, Gouvernement du Québec, octobre 2023, p. 15 ; Hélène Gaudreau et Marie-Michèle Lemieux, L’intelligence artificielle en éducation : un aperçu des possibilités et des enjeux, Québec, Conseil supérieur de l’éducation, 2020.
  7. Maxime Colleret et Mahdi Khelfaoui, « D’une révolution avortée à une autre ? Les politiques québécoises en nanotechnologies et en IA au prisme de l’économie de la promesse », Recherches sociographiques, vol. 61, n° 1, 2020.
  8. Ana Brandusescu, Politique et financement de l’intelligence artificielle au Canada : investissements publics, intérêts privés, Montréal, Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises, Université McGill, mars 2021, p. 37-40 ; Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec. Propositions pour un modèle d’innovation au profit des services et des soins de santé publics, Montréal, IRIS, novembre 2023.
  9. Hannah Bloch-Wehba, « Access to algorithms », Fordham Law Review, vol. 88, n° 4, 2020, p. 1272.
  10. Ryan Calo et Danielle Keats Citron, « The automated administrative state : a crisis of legitimacy », Emory Law Journal, vol. 70, n° 4, 2021.
  11. State v. Loomis, 881 N.W.2d 749 (Wis 2016).
  12. Michael T. v. Crouch, No. 2:15-CV-09655, 2018 WL 1513295 (S.D.W. Va. Mar. 26, 2018).
  13. Christiaan Van Veen, Aux Pays-Bas, une décision judiciaire historique sur les États-providences numériques et les droits humains, Open Global Right, mars 2020.
  14. Catherine Holmes, Report, Royal Commission into the Robodebt Scheme, Brisbane (Australie), juillet 2023, p. 331.
  15. Immigration et citoyenneté Canada, Automatisation pour accélérer le traitement des permis de travail d’Expérience internationale Canada, Gouvernement du Canada, 7 novembre 2023.
  16. Pasquale Turbide, « Un logiciel de la DPJ mis en cause dans la mort d’un enfant », Radio-Canada, 14 novembre 2019.
  17. Me Géhane Kamel, Rapport d’enquête POUR la protection de LA VIE humaine concernant le décès de Thomas Audet, Québec, Bureau du coroner, février 2023.
  18. Washington State Legislature, Loi concernant l’établissement de lignes directrices pour l’approvisionnement gouvernemental de systèmes de décision automatisés afin de protéger les consommateurs, améliorer la transparence, et créer plus de prévisibilité du marché, SB 5356 – 2023-24, janvier 2023.
  19. Jenna Burrell, « How the machine “thinks” : understanding opacity in machine learning algorithms », Big Data & Society, vol. 3, n° 1, 2016 ; Joshua A. Kroll, Joanna Huey, Solon Barocas, Edward W. Felten, Joel R. Reidenberg, David G. Robinson, Harlan Yu, « Accountable algorithms », University of Pennsylvania Law Review, vol. 165, n° 3, 2017, p. 633-706.
  20. Catherine Holmes, op. cit., p. iii.
  21. Conseil jeunesse de Montréal, Avis sur l’utilisation de systèmes de décision automatisée par la Ville de Montréal. Assurer une gouvernance responsable, juste et inclusive, Montréal, février 2021, p. 33.
  22. Mike Ananny et Kate Crawford, « Seeing without knowing: limitations of the transparency ideal and its application to algorithmic accountability », New Media & Society, vol. 20, n° 3, 2018, p. 982.
  23. Andrew D. Selbst, Danah Boyd, Sorelle A. Friedler, Suresh Venkatasubramanian, Janet Vertesi, « Fairness and abstraction in sociotechnical systems », Proceedings of the Conference on Fairness, Accountability, and Transparency, 2019, p. 61.
  24. Teresa Scassa, « Administrative law and the governance of automated decision-making. A critical look at Canada’s Directive on automated decision making », U.B.C. Law Review, vol. 54, n° 1, 2021, p. 262-265.
  25. Conseil jeunesse de Montréal, op. cit., p. 32.
  26. Virginia Eubanks, Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor, New York, St. Martin’s Press, 2018 ; Saifya Umoja Noble, Algorithms of Oppression. How Search Engines Reinforce Racism, New York, NYU Press, 2018 ; Ruha Benjamin, Race After Technology, Medford, Polity, 2019 ; Joy Buolamwini, Unmasking AI, New York, Penguin Random House, 2023 ; Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction. How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Portland, Broadway Books, 2017.
  27. Kroll et al., « Accountable algorithms », op. cit., p. 656.
  28. Buolamwini, op. cit.
  29. Kashmir Hill, « Eight months pregnant and arrested after false facial recognition match », The New York Times, 6 août 2023 ; Kashmir Hill et Ryan Mac, « Thousands of dollars for something I didn’t do », The New York Times, 31 mars 2023.
  30. Cour suprême du Canada, Ewert c. Canada (Service correctionnel), 13 juin 2018 et <https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/17133/index.do>.
  31. Gouvernement du Canada, Processus décisionnel – Norme de contrôle et marche à suivre pour prendre une décision raisonnable, 12 juillet 2022 ; Cour suprême du Canada, Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 19 décembre 2019, CSC 65.
  32. Jurisource, Normes de contrôle (schématisé), 2020.
  33. Michael T. v. Crouch, Action civile No. 2:15-cv-09655, 2018 WL 1513295 (S.D.W. Va. Mar. 26, 2018).
  34. Ben Green, « The flaws of policies requiring human oversight of government algorithms », Computer Law & Security Review, vol. 45, 2022, p. 7. Notre traduction.
  35. Ben Wagner, « Liable, but not in control ? Ensuring meaningful human agency in automated decision-making systems », Policy & Internet, vol. 11, n° 1, 2019, p. 104-122.
  36. Ibid., p. 16. Notre traduction.
  37. Joshua A. Kroll, « Accountability in computer systems », dans Markus D. Dubber, Frank Pasquale et Sunit Das (dir.), The Oxford Handbook of Ethics of AI, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 181-196 ; Micheal Veale et Irina Brass, « Administration by algorithm ? Public management meets public sector machine learning », dans Karen Yeung et Martin Lodge (dir.), Algorithmic Regulation, Oxford, Oxford University Press, 2019.
  38. Ananny et Crawford, op. cit., p. 985.
  39. Veale et Brass, op. cit.

 

L’intelligence artificielle comme lieu de lutte du syndicalisme enseignant

14 août, par Rédaction

Pour plusieurs, y compris pour les enseignantes et les enseignants, il n’y a pas longtemps, l’intelligence artificielle (IA) était synonyme de machines ou de robots déréglés qui menacent l’humanité dans les films de science-fiction tels La Matrice ou Terminator. Il n’est donc pas étonnant que le lancement du robot conversationnel ChatGPT à la fin de la session de l’automne 2022 ait eu l’effet d’une bombe dans le milieu de l’enseignement supérieur. Certaines et certains y voient une innovation prometteuse alors que d’autres soulèvent des inquiétudes, notamment sur la facilité accrue de plagier ou de tricher. Si ChatGPT est l’application d’intelligence artificielle générative la plus publicisée, elle n’est toutefois pas la seule, loin de là. Depuis quelques années, plusieurs établissements d’enseignement ont décidé de recourir à des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) aux fonctions diverses. Bien que l’IA soit intégrée à une variété d’outils présents dans nos habitudes quotidiennes depuis un certain temps déjà, il est primordial de mener une réflexion sur l’usage qu’on devrait en faire en éducation, et plus largement sur son utilité pour le mode de fonctionnement et les objectifs de notre système éducatif, ainsi que sur les limites à y imposer.

Depuis plusieurs années, la FNEEQ-CSN développe une réflexion critique sur le recours aux technologies numériques au sein du système de l’éducation. Celles-ci sont omniprésentes et souvent présentées comme une solution miracle et inévitables face aux problèmes qui affectent l’enseignement[3]. On pense notamment au développement de l’enseignement à distance[4] que la pandémie a accéléré, à l’utilisation des ordinateurs, des tablettes ou encore des controversés tableaux blancs interactifs promus par le premier ministre libéral Jean Charest. À notre avis, comme syndicalistes enseignantes et enseignants, il est fondamental de se poser, en amont, des questions sur le recours aux technologies numériques en général et à l’IA en particulier. 1) Permettent-elles de bonifier la relation pédagogique ? 2) Constituent-elles l’unique et la meilleure option disponible ? 3) Leur utilisation peut-elle être éthique et responsable ? Si oui, dans quelle(s) situation(s) ? 4) À qui profitent-elles vraiment et quels sont les véritables promoteurs de l’IA ? 5) Comment agir pour que l’IA puisse être au service du développement d’une société humaine équitable, diversifiée, inclusive, créative, résiliente, etc. ?

Consciente de l’intérêt présent pour ces technologies, la FNEEQ et son comité école et société[5] ont développé une posture « technocritique », évitant ainsi le piège de la rhétorique polarisante « technophiles » versus « technophobes », afin de pouvoir appréhender ce phénomène majeur de façon rigoureuse. En effet, même si ce dernier peut fournir des outils utiles pour certains besoins particuliers, par exemple un logiciel destiné à pallier un handicap, il fait peser des menaces sérieuses sur la profession enseignante et sur la relation pédagogique : ainsi il peut favoriser la fragmentation de la tâche, l’individualisation à outrance de l’enseignement, l’augmentation des inégalités et la surcharge de travail, liée entre autres à l’adaptation de l’enseignement. À terme, il peut produire plus de précarité et contribuer à la déshumanisation du milieu de l’éducation.

Quelques exemples de l’usage de l’IA en éducation et en enseignement supérieur au Québec

C’est lors du conseil fédéral de la FNEEQ des 4, 5 et 6 mai 2022 que le comité école et société a été mandaté pour « documenter et […] développer une réflexion critique au sujet du recours à l’intelligence artificielle en éducation et en enseignement supérieur[6] ». Dans son rapport publié en mai 2023, le comité y recense entre autres certains usages de l’IA.

L’IA en classe

Le rapport[7] présente quatre formes d’utilisation de l’IA pour ce qui est de l’enseignement et de l’apprentissage proprement dits.

  • Les systèmes tutoriels intelligents (STI) : ceux-ci proposent des tutoriels par étapes et personnalisés qui emploient le traçage des données produites par les étudiantes et les étudiants pour ajuster le niveau de difficulté en fonction de leurs forces et faiblesses.
  • Les robots intelligents : on a recours à ces robots notamment auprès d’élèves qui ont des troubles ou des difficultés d’apprentissage ainsi que pour des élèves qui ne peuvent être en classe à cause d’un problème de santé ou pour des enfants en situation de crise humanitaire.
  • Les agents d’apprentissage : certains robots ou fonctionnalités de l’IA sont utilisés notamment comme agents virtuels à qui l’élève enseigne les concepts à apprendre. Par exemple, en Suisse, des élèves enseignent à un robot comment écrire.
  • Les assistants pédagogiques d’IA : l’évaluation automatique de l’écriture (EAE) est une forme d’assistant pédagogique qui propose une correction formative ou sommative des travaux écrits. L’EAE ne fait pas l’unanimité, car elle comporte de nombreux présupposés. Par exemple, elle récompense les phrases longues, mais qui n’ont pas nécessairement de sens, et n’évalue pas la créativité d’un texte.

Sélection, orientation et aide à la réussite – Soutien et accompagnement des étudiantes et étudiants

En plus des outils de nature pédagogique, d’autres applications de l’IA concernent la sélection, l’orientation, l’aide à la réussite tout comme le soutien individuel et l’accompagnement des étudiantes et des étudiants.

Le forum virtuel de la Fédération des cégeps, Données et intelligence artificielle. L’innovation au service de la réussite, tenu le 9 mars 2022, fut l’occasion de présenter diverses applications de l’IA dans l’administration scolaire québécoise. Par exemple, les données colligées des étudiantes et des étudiants peuvent être traitées par l’IA afin de prédire leur comportement individuel ou collectif. Les responsables des dossiers des élèves peuvent s’inspirer de ces pronostics pour guider leurs interventions. À l’aide d’un progiciel de gestion intégrée (PGI), constitué de la cote R, de l’âge et du code postal, on peut même tenter de prévoir le risque de décrochage, le nombre d’échecs, les notes finales ou la durée des études !

Citons quelques exemples d’outils déjà bien implantés dans nos établissements :

  • ISA (Interface de suivi académique) : l’objectif de l’outil, dédié aux professionnel·les du réseau collégial, est d’évaluer les risques d’abandon scolaire à l’aide d’algorithmes conçus à partir des données personnelles des étudiantes et des étudiants (historique et résultats scolaires, ressources consultées, etc.);
  • Vigo : est un robot conversationnel qui accompagne directement des élèves du secondaire[8] durant leur parcours scolaire ; il peut communiquer directement avec les élèves, leur poser des questions sur l’évolution de leurs résultats, leur prodiguer des encouragements et des conseils, notamment sur leurs méthodes d’études;
  • DALIA : l’objectif de DALIA « est de rendre disponible aux établissements d’enseignement collégial un outil d’analyse prédictive basé sur l’intelligence artificielle (IA) afin de mieux accompagner les étudiantes et étudiants dans leur réussite scolaire[9] ».

Risques et dérives potentielles de l’IA

Le comité école et société a identifié plusieurs risques et dérives potentielles du recours sans contraintes à l’intelligence artificielle.

Protection des renseignements personnels, collecte des données et biais

L’intelligence artificielle repose sur un recours aux algorithmes et sur la collecte massive de données, très souvent personnelles. C’est à partir de celles-ci que les systèmes d’intelligence artificielle « apprennent ». La question de la qualité de l’origine des données utilisées est alors fondamentale. On y réfère dans le milieu par l’expression « garbage in, garbage out » : « Si les données initiales sont erronées, les résultats le seront tout autant[10] ». Or, les SIA et leurs propriétaires offrent peu de transparence au public ou à l’État afin de pouvoir valider et contrôler les différents types de biais.

La discrimination algorithmique

Des cas répertoriés de « discrimination algorithmique[11] » sont particulièrement troublants et touchent tant les SIA de recrutement (de personnel, par exemple) et l’étiquetage (identification à l’aide de mots clés du contenu d’un document ou d’une image) que les propos diffamatoires et l’incitation à la haine. Ainsi, plusieurs cas de discrimination visant les femmes, les personnes racisées ou de la communauté LGBTQ+ ont été rapportés. En fait, les SIA reproduisent les biais et stéréotypes véhiculés par les humains. Différentes formes de profilage découlent également de l’utilisation de ces systèmes car la discrimination reproduite par les algorithmes est directement liée à la question fondamentale du pouvoir. Or l’industrie de la technologie est essentiellement sous l’emprise d’un groupe somme toute assez restreint de personnes composé d’hommes blancs fortunés.

Respect de la propriété intellectuelle

Le respect du droit d’auteur ou d’autrice constitue également un enjeu important. Les dispositions législatives actuelles sont trop laxistes et ne permettent pas de protéger adéquatement ce droit. Cela soulève la question majeure que représentent le plagiat et la tricherie. Si on transpose cette problématique au contexte scolaire, on peut considérer que l’étudiante ou l’étudiant qui utilise un robot conversationnel dans le cadre d’une évaluation n’est pas l’autrice ou l’auteur du contenu généré, qu’il s’agit d’un cas de tricherie au même titre que tous les autres cas de fraude intellectuelle, à moins que l’utilisation d’une IA ait été autorisée dans le cadre de l’évaluation. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’une des missions premières de l’éducation est d’amener l’élève et l’étudiante à développer sa pensée critique, lui permettre de déléguer son travail intellectuel à un robot relève d’un non-sens. Notons par ailleurs qu’il est extrêmement difficile et fastidieux de détecter et de prouver les cas de plagiat comme cela a été souligné dans un reportage diffusé en juin dernier sur ICI Mauricie-Centre-du-Québec[12].

IA et recherche

L’une des craintes les plus importantes est que les SIA accentuent la course à la « productivité scientifique » et le risque de fraude. Le journaliste scientifique Philippe Robitaille-Grou rapporte que la production d’articles scientifiques falsifiés constitue une véritable industrie dopée par l’utilisation de plus en plus répandue de l’IA[13]. Ces usines à articles vendent des publications avec des résultats inventés ou modifiés pour quelques centaines de dollars à des chercheurs et chercheuses dont la reconnaissance scientifique et le financement dépendent du nombre de publications à leur nom.

Dans ce contexte, on peut se poser de sérieuses questions sur le « savoir » [re]produit par les SIA. Quelles sont les sources utilisées ? Quelles sont les réflexions épistémologiques ? Quels sont les cadres théoriques ? Sur la base des études consultées, les risques d’une reproduction des savoirs dominants sont gigantesques. Ajoutons à cela que, selon les informations disponibles, la moitié des sources d’une plateforme comme ChatGPT est constituée de références anglophones; seulement 5 % sont en français[14]. Une menace quant à la diversité culturelle est avérée.

Quoi faire ? Quel encadrement ?

Le Conseil fédéral de la FNEEQ a adopté une série de recommandations[15] sur l’intelligence artificielle au cœur desquelles figure la recommandation d’un moratoire, suggéré par ailleurs par plusieurs acteurs clés de cette industrie.

Des balises rigoureuses doivent impérativement être mises de l’avant afin de prévenir les dérives identifiées et anticipées.

  • La réflexion sur l’IA ne se dissocie pas de la réflexion globale sur l’omniprésence des technologies en éducation et dans la vie quotidienne, et ce, dans un contexte de technocapitalisme où l’IA demeure sous l’égide d’entreprises privées à but lucratif.
  • Les SIA ne devraient pas être utilisés pour remplacer des personnes dans des contextes de relation d’aide ou de relation pédagogique, afin notamment de respecter la protection des renseignements personnels et du droit à la vie privée, lorsque des enjeux éthiques sont impliqués ou lorsque les actes posés sont susceptibles d’être réservés à des membres d’un ordre professionnel, par exemple une psychologue, un travailleur social…
  • Des contraintes financières ou de recrutement de personnel ne devraient pas entrer en ligne de compte dans le choix d’un SIA.
  • L’IA ne devrait pas être employée pour recruter ou évaluer des membres du personnel, des élèves, des étudiantes ou des étudiants.
  • Tout potentiel recours aux SIA dans les établissements d’enseignement devrait faire l’objet d’une entente locale avec les syndicats, car ces systèmes affectent profondément les conditions de travail. L’implantation des SIA devrait être sous la supervision de comités paritaires auxquels participeraient notamment des enseignantes et des enseignants.
  • De plus, sur le plan individuel, l’utilisation des SIA devrait toujours être optionnelle pour le corps enseignant et pour les étudiantes et étudiants. Elle devrait aussi toujours être le fruit d’un consentement éclairé.

Compte tenu du développement chaotique actuel des SIA, nous estimons que le principe de précaution, applicable en environnement, devrait aussi être adopté en regard des technologies. Ainsi, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives[16] ». Bref, il devrait appartenir à tout organisme (école, cégep, université, ministère) et promoteur qui envisagent de recourir à un SIA d’en démontrer hors de tout doute raisonnable l’innocuité avant son implantation. En ce sens, les facteurs suivants devraient être considérés :

  • la protection complète et effective des renseignements personnels des utilisateurs et des utilisatrices;
  • la protection complète et effective du droit d’auteur et d’autrice;
  • le contrôle contre les risques de discrimination algorithmique;
  • les mesures de transparence des technologies utilisées et la redevabilité et l’imputabilité des propriétaires de celles-ci;
  • les mesures de contrôle démocratique de la technologie en valorisant les technologies développées par des OBNL ou les logiciels libres.

Ces facteurs pourraient aussi faire l’objet d’un encadrement national et international comme l’Europe s’apprête à le faire[17]. À titre d’outil de contrôle, on peut s’inspirer de la suggestion de l’enseignante et philosophe Andréanne Sabourin-Laflamme, selon qui les SIA devraient systématiquement et régulièrement subir des audits algorithmiques, lesquels permettent notamment « d’évaluer, avec toutes sortes de processus techniques, par exemple, la représentativité des données, et de vérifier s’il y a présence d’effets discriminatoires[18] ».

Les actions accomplies

La FNEEQ-CSN a su profiter de différents forums pour faire valoir ses positions, y compris les médias, notamment à la mi-mai 2023 lors de la tenue de la Journée sur l’intelligence artificielle organisée par le ministère de l’Enseignement supérieur. Elle a aussi participé à deux consultations, l’une organisée par le Conseil supérieur de l’éducation, en collaboration avec la Commission de l’éthique en science et technologies, et l’autre par le Conseil de l’innovation du Québec menée à l’été 2023 [19]. Le slogan Vraie intelligence, vrai enseignement choisi par la FNEEQ en concordance avec ses positions a marqué la rentrée de l’automne 2023.

La FNEEQ envisage par ailleurs la tenue, au début de l’année 2024, d’un événement public sur l’intelligence artificielle selon un point de vue syndical. Malheureusement, les conférences et ateliers donnés dans les différents établissements adoptent généralement une approche jovialiste de l’IA et donnent peu ou pas de place aux points de vue davantage technocritiques. Il nous semble fondamental de diffuser auprès des enseignantes et des enseignants et de la population en général une information complémentaire qui aborde les enjeux du travail.

La réflexion et l’action doivent être élargies à l’ensemble du monde du travail afin de nouer des alliances. À cet effet, la FNEEQ a exposé ses travaux dans le cadre de la 12e Conférence sur l’enseignement supérieur de l’Internationale de l’éducation tenue à Mexico en octobre 2023. Nous travaillons aussi au sein de la CSN afin de développer un discours syndical intersectoriel sur cet enjeu majeur. Plusieurs professions risquent d’être affectées par le recours à l’IA, notamment dans la santé, comme le révélait récemment une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)[20].

Les recommandations du Conseil de l’innovation du Québec et du Conseil supérieur de l’éducation devraient être rendues publiques au début de l’année 2024. Espérons que ces organismes prendront en compte les craintes légitimes et les mises en garde bien documentées et exprimées par la société civile et par les organisations syndicales.

L’action de l’État sera aussi nécessaire que fondamentale. L’univers technologique, et l’IA en particulier, est accaparé et contrôlé par de grandes entreprises, notamment les GAFAM[21]. Nous connaissons également les impacts écologiques désastreux de ces technologies[22].

Le gouvernement canadien a déposé en 2022 un projet de loi visant à encadrer « la conception, le développement et le déploiement responsables des systèmes d’IA qui ont une incidence sur la vie des Canadiens[23] ». Or, plusieurs organisations et spécialistes jugent « que les dispositions actuelles du projet de loi ne protègent pas les droits et les libertés des citoyennes et citoyens canadiens contre les risques liés à l’évolution fulgurante de l’intelligence artificielle[24] ».

Devant la stagnation de l’étude de son projet de loi, le ministre François-Philippe Champagne a mis en place un Code de conduite volontaire visant un développement et une gestion responsables des systèmes d’IA générative avancés[25]. Or, bon nombre d’entreprises rejettent l’idée de se conformer à un cadre réglementaire sous peine de voir le Canada perdre un avantage dans la course au développement de l’IA[26]. Bref, pour plusieurs de ces entreprises, la loi de la jungle devrait prévaloir en IA comme dans bien d’autres domaines tels que la santé, l’éducation…

Plus récemment, le conflit au sein de l’administration d’OpenAI, l’instigateur de ChatGPT, à propos du congédiement, puis de la réintégration de son PDG Sam Altman semble confirmer la victoire du camp de l’« innovation » face à celui de la précaution, et celle de la mainmise des grandes entreprises, comme Microsoft, sur le développement et le contrôle du produit[27]. D’ailleurs, Microsoft, au moment même où elle se lançait dans l’intégration de l’IA générative dans ses produits, dont la suite Office, licenciait son équipe responsable des enjeux d’éthique[28].

En conclusion, jusqu’à tout récemment, le développement des technologies pouvait faire craindre pour les emplois techniques et à qualifications moins élevées, notamment dans le secteur industriel (la robotisation). Or, le développement de l’IA menace maintenant plus de 300 millions d’emplois[29]. Les emplois de bureau et professionnels, surtout occupés par des femmes, seraient particulièrement menacés[30]. En 2021, la Commission de l’éthique en science et technologie affirmait que « la possibilité que le déploiement de l’IA dans le monde du travail contribue à l’augmentation des inégalités socioéconomiques et à la précarité économique des individus les plus défavorisés est bien réelle et doit être prise au sérieux par les décideurs publics[31] ». L’impact phénoménal de cette nouvelle technologie, que l’on doit analyser dans le contexte socioéconomique-écologique actuel, doit nous pousser comme organisation syndicale à sensibiliser nos membres sur ses risques et à militer pour un encadrement substantiel et évolutif de cette technologie par l’État et par les travailleuses et travailleurs. C’est un rappel que la technologie doit d’abord et avant tout servir l’être humain et non l’inverse.

Par Caroline Quesnel, présidente, et Benoît Lacoursière, secrétaire général et trésorier de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN)[1]


  1. L’autrice et l’auteur tiennent à remercier les membres du comité école et société de la FNEEQ qui ont participé d’une manière ou d’une autre à la rédaction de ce texte : Ann Comtois, Stéphane Daniau, Sylvain Larose, Ricardo Penafiel et Isabelle Pontbriand. Nous remercions aussi Joanie Bolduc, employée de bureau de la FNEEQ pour la révision du texte.La FNEEQ est affiliée à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et représente 35 000 enseignantes et enseignants du primaire à l’université. Elle représente notamment environ 85 % du corps enseignant des cégeps et 80 % des chargé es de cours des universités, ce qui en fait l’organisation syndicale la plus représentative de l’enseignement supérieur. Ce texte se base principalement sur les travaux du comité école et société de la FNEEQ, particulièrement son rapport Intelligence artificielle en éducation. De la mission à la démission sociale : replaçons l’humain au cœur de l’enseignement, 2023.
  2. Comité école et société, Augmentation du nombre d’étudiantes et d’étudiants en situation de handicap, diversification des profils étudiants et impacts sur la tâche enseignante, Montréal, FNEEQ, 2022.
  3. Comité école et société, L’enseignement à distance : enjeux pédagogiques, syndicaux et sociétaux, Montréal, FNEEQ, 2019.
  4. Composé de cinq militantes et militants élus, le comité a pour mandat principal de fournir des analyses qui enrichissent la réflexion des membres et des instances sur les problématiques actuelles ou nouvelles en éducation.
  5. FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 3. Réunion ordinaire des 4, 5 et 6 mai 2022. Recommandations adoptées, p. 5.
  6. Comité école et société, 2023, op. cit., partie 3.
  7. La journaliste Patricia Rainville indiquait en 2019 que 20 000 élèves utilisaient Vigo et qu’on visait l’ensemble des élèves du réseau public, soit 800 000 élèves, en 2023. Patricia Rainville, « Vigo, l’assistant scolaire robotisé d’Optania, accompagne 20 000 élèves au Québec », Le Soleil, 13 septembre 2019.
  8. Regroupement des cégeps de Montréal, L’intelligence artificielle au bénéfice de la réussite scolaire, présentation au Forum de la Fédération des cégeps du Québec, 9 mars 2022.
  9. Julie-Michèle Morin, « Qui a peur des algorithmes ? Regards (acérés) sur l’intelligence artificielle », Liberté, n°  329, hiver 2021, p. 43.
  10. Notamment de sexisme, de racisme ou d’hétérosexisme.
  11. Radio-Canada, « ChatGPT inquiète le milieu de l’enseignement à Trois-Rivières », Ici Mauricie-Centre-du-Québec, 1er juin 2023.
  12. Philippe Robitaille-Grou, « Une industrie de fraudes scientifiques de masse », La Presse, 8 janvier 2023.
  13. France-Culture, « ChatGPT, l’école doit-elle revoir sa copie ? », Être et savoir, baladodiffusion, Radio France, 13 février 2023.
  14. FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 6. Réunion des 31 mai, 1er et 2 juin 2023. Recommandation adoptée.
  15. ONU, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, juin 1992.
  16. Agence France-Presse, « L’Union européenne va pour la première fois encadrer l’intelligence artificielle », Le Devoir, 8 décembre 2023.
  17. Chloé-Anne Touma, « Grand-messe de l’IA en enseignement supérieur : de belles paroles, mais des actions qui tardent à venir », CScience, 16 mai 2023.
  18. FNEEQ-CSN, Avis de la FNEEQ-CSN transmis au Conseil supérieur de l’éducation dans le cadre de sa consultation sur l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle générative en enseignement supérieur: enjeux pédagogiques et éthiques, 13 juin 2023.
  19. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec, Montréal, IRIS, novembre 2023.
  20. NDLR. Acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
  21. Karim Benessaieh, « Un impact environnemental monstre », La Presse, 3 juin 2023.
  22. Gouvernement du Canada, Loi sur l’intelligence artificielle et les données.
  23. La Presse canadienne, « Le projet de loi sur l’IA jugé inadéquat par des spécialistes », Radio-Canada, 26 septembre 2023.
  24. Alain McKenna, « Au tour du Canada d’adopter un code de conduite volontaire pour l’IA », Le Devoir, 27 septembre 2023.
  25. Radio-Canada, « L’industrie divisée quant au “code de conduite volontaire” d’Ottawa pour l’IA », 1er octobre 2023.
  26. Kevin Roose, « l’IA appartient désormais aux capitalistes », La Presse+, 24 novembre 2023.
  27. Bruno Guglielminetti, « Microsoft licencie les gens responsables de l’éthique de l’IA », Mon Carnet de l’actualité numérique, 14 mars 2023.
  28. Agence QMI, « Jusqu’à 300 millions d’emplois menacés par l’intelligence artificielle », Le Journal de Québec, 28 mars 2023.
  29. Claire Cain Miller et Courtney Cox, « Les emplois de bureau menacés par l’intelligence artificielle », La Presse, 30 août 2023.
  30. Commission de l’éthique en science et technologie (CEST), Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail et la justice sociale : automatisation, précarité et inégalités, Québec, Gouvernement du Québec, 17 juin 2021, p. 53.

 

Capitalisme de surveillance, intelligence artificielle et droits humains

8 août, par Rédaction

Le vingt et unième siècle a vu l’essor d’une nouvelle phase de développement du capitalisme qualifiée par Shoshana Zuboff de capitalisme de surveillance[1], alors que d’autres, comme Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, parlent plutôt de capitalisme algorithmique[2]. Dans cet article, nous utiliserons l’une ou l’autre de ces appellations, selon l’angle d’analyse.

Ce nouveau capitalisme, fondé sur l’exploitation des données personnelles rendues disponibles par un monde de plus en plus hyperconnecté a été développé par des entreprises qui, jeunes pousses (startups) au début des années 2000, ont aujourd’hui la plus haute capitalisation boursière. Ces entreprises ont pu déployer leur activité sans qu’aucun mécanisme ne les régule. L’essor débridé de ce nouveau capitalisme bouleverse les rapports sociaux sur tous les plans et représente une menace pour les libertés et la démocratie, en plus d’avoir des répercussions majeures sur de nombreux droits humains en matière de santé, de travail et d’environnement.

Les fondements du capitalisme de surveillance

Au début des années 2000, Google cherche à rentabiliser son moteur de recherche et se rend compte que l’activité des usagères et usagers génère une masse de données qui permettent d’en inférer leurs goûts, leur orientation sexuelle, leur état de santé physique et psychologique, etc. Ces données, que Shoshana Zuboff qualifie de surplus comportemental, possèdent une grande valeur marchande car elles permettent, après traitement, de vendre davantage de publicité en ciblant les personnes les plus réceptives et d’orienter leurs comportements. Elles constituent le nouveau pétrole, la matière première du capitalisme de surveillance.

Les géants du numérique, en particulier Facebook, n’ont pas tardé à s’engouffrer dans la voie ouverte par Google. La collecte de données sur nos comportements ne connait plus de limites. La prolifération d’objets connectés permet de scruter nos vies et nos corps dans leurs recoins les plus intimes : capteurs corporels qui enregistrent nos signes vitaux, lits connectés qui surveillent notre sommeil, assistants vocaux qui espionnent nos conversations, balayeuses robotisées dotées de caméras qui se promènent partout dans la maison. La capture de données a été investie par des entreprises dont le produit n’a au départ rien à voir avec la collecte de données. L’exemple des fabricants d’automobiles est frappant.

Aux États-Unis, la compagnie sans but lucratif Mozilla a décrit les voitures comme le pire produit qu’elle a examiné en matière de violation de la vie privée[3]. Les constructeurs d’autos collectent de l’information à partir de vos interactions avec votre véhicule, des applications que vous utilisez, de vos communications téléphoniques avec l’application mains libres, de vos déplacements, ainsi que de tiers comme Sirius XM et Google Maps. Or, 84 % des fabricants avouent partager ces informations avec des fournisseurs de services ou des agrégateurs de données, 76 % disent qu’ils peuvent les vendre et 56 % déclarent qu’ils les fournissent au gouvernement ou à la police sur simple demande. Parmi les informations que l’usagère ou l’usager « accepte » de partager, il peut y avoir l’activité sexuelle (Nissan et Kia) et six compagnies mentionnent les informations génétiques. De plus, 92 % des fabricants donnent peu ou pas de contrôle à l’usagère ou l’usager et présument que vous acceptez ces politiques en achetant leur véhicule. Seuls Renault et Dacia, dont les voitures sont vendues en Europe et soumises à la réglementation européenne, offrent une réelle option de refus. Tesla, la pire des compagnies examinées par Mozilla, vous informe que vous pouvez refuser la collecte de ces informations mais que votre voiture pourrait souffrir des dommages et devenir… inopérante !

Au Québec, les lois de protection des renseignements personnels font barrière à de telles pratiques. Une entreprise ne peut recueillir de renseignements personnels qu’avec le consentement de la personne et pour une fin déterminée. Ce consentement peut être retiré en tout temps. L’entreprise ne peut recueillir que les renseignements nécessaires aux fins déterminées avant la collecte. Cette obligation de limiter la cueillette aux seuls renseignements nécessaires est impérative et une entreprise ne peut y déroger même avec le consentement de la personne concernée. Par ailleurs, il est possible de recueillir des renseignements personnels au moyen d’une technologie capable d’identifier des personnes, de les localiser ou d’en effectuer le profilage. Cependant, cela ne doit être fait qu’avec le consentement des personnes de sorte que cette technologie doit être désactivée par défaut. Les sanctions en cas de non-respect de la loi peuvent être importantes. Cela dit, on peut se demander dans quelle mesure la Commission d’accès à l’information (CAI) pourra s’assurer du respect de ces dispositions dans un marché mondial de l’automobile. Contrairement à l’assistant vocal qu’on peut refuser d’acheter, la voiture est un bien essentiel pour beaucoup de personnes.

Information, débat public et démocratie

Les données comportementales récoltées peuvent tout aussi bien être utilisées pour influer sur des processus démocratiques comme les référendums et les élections. Le cas de Cambridge Analytica est bien documenté. Cette compagnie a exploité jusqu’en 2014 la possibilité offerte par Facebook aux développeurs d’application d’avoir accès aux données de tous les ami·e·s des utilisatrices et utilisateurs de l’application. C’est ainsi qu’elle a pu obtenir les données de 87 millions de personnes. Ces données lui ont permis de cibler des électrices et des électeurs et de les bombarder de messages susceptibles de les inciter à appuyer Donald Trump aux élections de 2016. La compagnie est également intervenue pour influer sur le vote de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, le Brexit.

Le fonctionnement même des plateformes contribue à polluer le débat démocratique. Pour mousser l’engagement de l’internaute, les plateformes mettent à l’avant-plan les « nouvelles » les plus sensationnalistes et, par le fait même, se trouvent à faire la promotion de fausses nouvelles (fake news). Pour maintenir son intérêt, elles vont proposer des liens vers des sites qui confortent son opinion, ce qui le confine dans des chambres d’écho qui favorisent la montée de l’extrémisme. Les conséquences sont particulièrement graves dans les pays du Sud global, où les mécanismes de modération de contenu de Facebook sont particulièrement peu nombreux et peu efficaces. La propagation de fausses nouvelles a exacerbé la violence ethnique en Éthiopie et contribué au génocide des Rohingyas au Myanmar.

En même temps, nous assistons à la destruction accélérée des médias traditionnels provoquée par ces plateformes. La circulation d’une information fiable et diversifiée, essentielle à la vie démocratique, est laminée par le capitalisme algorithmique.

Le problème des méfaits en ligne

Le fonctionnement même des plateformes est propice à la prolifération d’activités toxiques ou carrément illégales en ligne. En réponse aux populations qui leur demandent d’agir, les gouvernements ont entrepris d’adopter des projets de loi ayant pour but de sévir contre ces méfaits.

En juillet 2021, le gouvernement du Canada a proposé de créer un seul système pour traiter cinq types de méfaits très différents : le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, le matériel d’abus sexuel d’enfant, le contenu incitant à la violence et le contenu terroriste.

Le projet aurait créé un régime de surveillance appliqué par les plateformes qui inciterait celles-ci à retirer du contenu rapidement, sous peine d’amendes sévères, sur simple dénonciation d’un tiers et sans possibilité d’appel. La menace à la liberté d’expression était patente. De plus, les plateformes auraient été obligées de partager ces contenus avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale.

Face au tollé qu’a suscité son projet, le gouvernement est retourné à la planche à dessin et nous attendons toujours un nouveau projet. Cette saga illustre la difficulté de règlementer les dommages en ligne sans tomber dans une autre forme de surveillance liberticide. Peut-on éviter ce dilemme sans remettre en question le modèle d’affaires des plateformes qui tirent profit de ce genre d’activités ?

Les effets délétères sur la santé

Les plateformes sont fondées sur une rétroaction conçue pour développer une dépendance aux écrans, ce qui a des conséquences délétères sur la santé. Elles peuvent favoriser l’isolement au détriment de rapports sociaux significatifs. L’effet est particulièrement dévastateur pour les jeunes et affecte les filles plus que les garçons. Dans sa dénonciation de Facebook, la lanceuse d’alerte Frances Haugen[4] a dévoilé des études internes de Facebook selon lesquelles 13,5 % des adolescentes au Royaume-Uni avaient constaté un accroissement de leurs pensées suicidaires après s’être inscrites sur Instagram et 17 % avaient vu leurs troubles alimentaires augmenter. Instagram a contribué à empirer la situation de 32 % des filles qui ont des problèmes d’image corporelle. Aux États-Unis, en octobre 2023, 33 États ont intenté une poursuite contre Instagram et Meta pour avoir délibérément induit une dépendance à leur plateforme tout en étant conscients des dommages potentiels.

Un désastre environnemental

L’impact environnemental de ce nouveau stade de développement du capitalisme est largement absent du débat public alors que sa croissance fulgurante a des conséquences majeures en matière de pollution et, surtout, de consommation de ressources naturelles et énergétiques. Bien qu’il soit le nouveau carburant d’une croissance incompatible avec la résolution de la crise climatique, il est plutôt présenté à la population comme une économie de l’immatériel relativement inoffensive.

Un simple courriel avec une pièce jointe peut laisser une empreinte carbone d’une vingtaine de grammes. La transmission de vidéos est encore plus énergivore. Le cas extrême du clip Gangnam Style du chanteur sud-coréen Psy, visionné 1,7 milliard de fois par an, équivaut à la consommation annuelle d’une ville française de 60 000 personnes[5]. La production et la transmission boulimiques de données engendrent une consommation d’énergie faramineuse qui représenterait 10 % de l’énergie électrique de la planète[6]. Cette production de données est en croissance exponentielle. Elle est multipliée par quatre tous les cinq ans[7] et la production projetée pour 2035 est d’environ 50 fois celle de 2020, soit 2142 zettaoctets[8]. La discussion sur les systèmes d’intelligence artificielle (IA) comme ChatGPT néglige le coût énergétique de ces outils. L’utilisation d’algorithmes comme Bard, Bing ou ChatGPT dans des requêtes de recherche multiplierait par dix l’empreinte carbone des recherches.

Cette croissance sans limites du stockage et de la transmission de données et l’utilisation d’algorithmes de plus en plus puissants pour les traiter entrainent une explosion des infrastructures telles que la 5G[9] et des centres de données et de calculs gigantesques. L’obsolescence programmée des appareils augmente d’autant la consommation de matières premières comme les métaux rares, ce qui a des effets désastreux sur l’environnement. La croissance illimitée du numérique est un obstacle à la décarbonation de l’économie et à la sortie de la crise climatique, crise qui menace le droit à la santé, à l’alimentation, au logement et même à la survie de millions de personnes.

Surveillance étatique et policière

La masse de données que le capitalisme de surveillance a produites à des fins lucratives constitue une mine d’or pour les services de police et de sécurité nationale qui fonctionnent de plus en plus selon une logique de surveillance généralisée des populations et d’un maintien de l’ordre prédictif[10].

En 2013, Edward Snowden dévoilait l’étendue de l’appareillage d’espionnage de la National Security Agency (NSA) des États-Unis et la puissance des outils qui lui donnent accès aux données de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, PalTalk, AOL, Skype, YouTube et Apple. Rappelons que la NSA est le chef de file d’un consortium de partage de renseignements, les Five Eyes, formé des agences d’espionnage des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada. La mise sur pied de centres de surveillance ne se limite pas aux agences de renseignement et de sécurité nationale. Les forces policières se dotent de plus en plus de centres d’opérations numériques qui analysent en temps réel toutes les informations disponibles pour diriger les interventions de la police sur le terrain[11]. Les informations traitées proviennent autant des banques de données des services de police que des images des caméras de surveillance publiques et privées ainsi que des informations extraites des réseaux sociaux par des logiciels. Les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyennes et des citoyens qui n’ont jamais été condamnés pour un quelconque crime, données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.

Maintien de l’ordre prédictif

Les forces policières ont de plus en plus recours à des systèmes de décisions automatisés (SDA) pour exploiter les masses croissantes de données dont elles disposent. Des SDA sont utilisés, entre autres, pour cibler les lieux où des délits sont susceptibles de se produire ou les individus susceptibles d’en commettre. Ces systèmes de maintien de l’ordre prédictif sont alimentés de données qui renforcent une tendance à la répression de certaines populations. Comme le dit Cathy O’Neil, dans son livre sur les biais des algorithmes : « Le résultat, c’est que nous criminalisons la pauvreté, tout en étant convaincus que nos outils sont non seulement scientifiques, mais également justes[12] ». Les quartiers pauvres sont également ceux où l’on retrouve une plus grande proportion de personnes racisées, ce qui alimente également les préjugés racistes des SDA et des interventions policières.

Le rôle des entreprises privées

Les logiciels de SDA nécessaires pour interpréter ces masses de données sont fournis par des compagnies comme IBM, Motorola, Palantir qui ont des liens avec l’armée et les agences de renseignement et d’espionnage. Des compagnies comme Stingray fabriquent du matériel qui permet aux forces policières d’intercepter les communications de téléphones cellulaires afin d’identifier l’usagère ou l’usager et même d’accéder au contenu de la communication. Le logiciel Pegasus de la compagnie israélienne NSO, qui permet de prendre le contrôle d’un téléphone, a été utilisé par des gouvernements pour espionner des militantes et militants ainsi que des opposantes et opposants. D’autres entreprises comme Clearview AI et Amazon fournissent des données de surveillance aux forces policières. Clearview AI a collecté des milliards de photos sur Internet et offre aux forces policières de relier l’image d’une personne à tous les sites où elle apparait sur le Net. Le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada a déclaré illégales les actions de Clearview AI ainsi que l’utilisation de ses services par la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

La compagnie Amazon est emblématique du maillage entre le capitalisme de surveillance et les forces policières. Selon une étude de l’American Civil Liberties Union (ACLU), cette compagnie entretient une relation de promiscuité avec les forces policières et les agences de renseignement allant jusqu’à partager les informations sur ses utilisatrices et utilisateurs et à conclure des contrats confidentiels avec ces agences[13].

Le système Ring d’Amazon est en voie de constituer un vaste système de surveillance de l’espace public par les forces policières aux États-Unis. Les sonnettes Ring sont dotées de caméras qui scrutent en permanence l’espace public devant le domicile. L’usagère ou l’usager d’une sonnette Ring accepte par défaut qu’Amazon rende les images de sa sonnette accessibles aux services de police. Environ 2 000 services policiers ont déjà conclu des ententes avec Amazon pour avoir accès à ces caméras[14], le tout sans mandat judiciaire !

Tous ces développements se font sans débat public et sans transparence des forces policières. Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motif. Elles contournent également l’exigence d’un mandat judiciaire dans le cas des formes intrusives de surveillance. En ciblant les quartiers et les populations jugés à risque, elles renforcent les différentes formes de profilage policier et de discrimination.

Le cadre légal qui gouverne la police doit être mis à jour de façon à protéger la population contre une surveillance à grande échelle. La surveillance de masse doit être proscrite et des techniques particulièrement menaçantes, comme la reconnaissance faciale, doivent être interdites tant qu’il n’y aura pas eu de débat public sur leur utilisation.

Législation sur la protection de la vie privée au service du capital

Les premières lois de protection des renseignements personnels ont été adoptées dans les années 1980 et 1990. Afin de les adapter à l’ère numérique, particulièrement dans le contexte du développement de l’intelligence artificielle, l’Assemblée nationale adoptait la Loi 25, sanctionnée le 22 septembre 2021[15].

Bien que la Loi 25 comporte certaines avancées, notamment quant aux pouvoirs de la Commission d’accès à l’information (CAI) en cas de fuite de données, son objet principal consiste à libéraliser la communication et l’utilisation des données et à autoriser de multiples échanges de renseignements personnels entre ministères et organismes publics, le tout sans le consentement de la personne concernée.

La Loi 25 abolit le mécanisme de contrôle préalable de la CAI sur la communication de renseignements personnels sans le consentement de la personne concernée à des fins d’étude, de recherche ou de statistiques. On passe donc d’un régime d’autorisation à un régime d’autorégulation de la communication sans consentement de renseignements nominatifs possiblement très sensibles[16]. Un régime en partie similaire a été établi par la Loi 5 quant aux renseignements relatifs à la santé.

Le projet de loi 38[17], sanctionné le 6 décembre 2023, s’inscrit dans cette lignée. Les organismes publics, désignés comme source officielle de données numériques gouvernementales, n’auront plus à faire approuver par la CAI leurs règles de gouvernance des renseignements personnels. De plus, sur simple autorisation du gouvernement, des renseignements personnels détenus par l’État pourraient être utilisés sans consentement dans le cadre de projets pilotes, à de vagues fins d’étude, d’expérimentation ou d’innovation dans le domaine cybernétique ou numérique.

Les données que détiennent les organismes publics et les ministères constituent un bien collectif qui suscite la convoitise. En effet, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) de même que des entreprises pharmaceutiques et technologiques investissent de plus en plus le domaine médical. Les données confiées à des entreprises étatsuniennes sont assujetties au Cloud Act et au Patriot Act des États-Unis, quel que soit leur lieu physique d’hébergement. Pierre Fitzgibbon, aujourd’hui ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, a qualifié en 2020 les données que détient la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) de « mine d’or ». Il ajoutait : « La stratégie du gouvernement, c’est carrément de vouloir attirer les “pharmas”, quelques “pharmas”, à venir jouer dans nos platebandes, profiter de ça[18] ».

L’étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) sur le financement octroyé par le gouvernement du Québec à l’IA en santé confirme la vision du ministre. L’étude démontre que les fonds publics sont alloués de manière disproportionnée à des projets de recherche menés en partenariat avec de jeunes pousses et des entreprises internationales du secteur pharmaceutique. Le rôle du réseau de la santé et des services sociaux consiste à fournir des données massives et le terrain d’expérimentation dont ces entreprises ont besoin pour développer leurs produits avant de pouvoir les commercialiser internationalement. Comme le souligne l’IRIS, « la multiplication des projets d’ouverture des données est directement liée à la pression pour développer le plus rapidement possible une industrie utilisant l’IA » et « les champs d’application de l’IA sont principalement centrés autour des marchés construits par l’industrie pharmaceutique et l’industrie du numérique[19] ». Ce sont des marchés qui favorisent une médecine de pointe individualisée, la multiplication des tests diagnostiques et une surutilisation de l’imagerie médicale, une médecine curative coûteuse au détriment d’une médecine préventive qui s’attaque aux problèmes de santé de la population. Cette orientation est intrinsèquement discriminatoire. La médecine de pointe bénéficie principalement aux couches aisées de la population, alors qu’elle sous-finance les soins de base et néglige les déterminants sociaux de la santé qui sont à la source des problèmes de santé des plus pauvres.

Pouvoir algorithmique, discrimination et exclusion

Le capitalisme algorithmique ne se contente pas d’envahir le champ des données comportementales des individus à des fins commerciales. Il cherche à pénétrer toutes les sphères d’activités ainsi que les institutions publiques et à imposer une gouvernance algorithmique qui sert ses intérêts. Selon Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, « La régulation algorithmique comprend un ensemble de savoirs et de dispositifs permettant de représenter la réalité sociale par la collecte et l’analyse de données massives, de diriger des contextes d’interaction par l’instauration de règles, normes et systèmes de classification opérés par les algorithmes, et d’intervenir plus ou moins directement pour modifier les comportements des individus[20] ».

Les systèmes de décision automatisés (SDA) qui reposent sur l’IA sont maintenant utilisés pour décider qui aura accès à un prêt hypothécaire, qui sera éligible à une assurance. Aux États-Unis, les SDA sont même utilisés pour décider qui sera admis à l’université et quelle détenue ou détenu aura droit à une libération conditionnelle. Le jugement humain est de plus en plus écarté du processus de prise de décision. Les algorithmes derrière ces systèmes sont entrainés à partir de compilations massives de données sociétales qui reflètent les préjugés historiques de nos sociétés envers les femmes, les Autochtones, les minorités sexuelles et de genre, les personnes racisées et marginalisées, et perpétuent ainsi les discriminations. Ces SDA sont complexes et protégés par les droits de propriété intellectuelle. Leur fonctionnement opaque ne fait pas l’objet d’un examen public indépendant. Les personnes peuvent difficilement en appeler des décisions injustes dont elles sont victimes.

L’utilisation de ces systèmes implique que les individus doivent dorénavant transiger avec les institutions publiques et les entreprises au moyen d’outils informatiques que toutes et tous ne possèdent pas ou ne maitrisent pas. La vie numérique renforce les exclusions déjà effectives. Plusieurs revendications sont mises de l’avant pour contrer ces atteintes au droit à l’égalité : possibilité de refuser un traitement automatisé, possibilité de connaitre les raisons d’une décision et d’en appeler, obligation de transparence quant au fonctionnement des SDA.

Le défi…

Nous sommes au tout début de la prise de conscience du capitalisme de surveillance et de ses effets. Comme on le constate, le développement de ce nouveau capitalisme soulève de nombreux enjeux de droits qui dépassent le seul droit à la vie privée. La surveillance et la manipulation des comportements sont des atteintes à l’autonomie des individus, à la vie démocratique et au droit à l’information. Le manque de transparence dans la collecte de données et les systèmes de décision automatisés qui servent à la prise de décision sont source de discrimination et accentuent le déséquilibre de pouvoir entre les individus d’une part, les géants du numérique et les gouvernements d’autre part. Les phénomènes de dépendance et l’impact environnemental du capitalisme de surveillance portent atteinte au droit à la santé et à un environnement sain.

À ses débuts, dans les années 1990, Internet était source d’espoir. Il allait briser le monopole des grands médias traditionnels, écrits et électroniques sur le débat public et permettre à des voix qui n’avaient pas accès à ces moyens de se faire entendre et de s’organiser. Cet espoir n’était pas sans fondement et Internet a effectivement permis à de nombreux mouvements sociaux (MeToo, Black Lives Matter, la campagne pour l’abolition des mines antipersonnel…) de se développer à une échelle mondiale et d’avoir une portée. Les réseaux sociaux permettent de diffuser et de dénoncer en temps réel les violations des droits aux quatre coins de la planète. On a aussi vu comment ces moyens de communication pouvaient être utiles en temps de pandémie. Cela ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue que, si nous n’intervenons pas, le développement du numérique sous la gouverne du capitalisme de surveillance comporte de graves dangers pour les droits humains.

Un chantier de réflexion s’impose sur cette nouvelle économie des données, de même que sur l’approche consistant à définir les données collectives comme une propriété commune devant être juridiquement et économiquement socialisée. Nous devons pouvoir mettre ce nouvel univers numérique et de communication ainsi que l’IA au service du bien commun. Le défi des prochaines années consiste à se réapproprier ces outils numériques afin de les rendre socialement utiles. Le capitalisme de surveillance n’est pas une fatalité !

Par Dominique Peschard, Comité surveillance des populations, IA et droits humains de la Ligue des droits et libertés


  1. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
  2. Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique, Montréal, Écosociété, 2023.
  3. Jen Caltrider, Misha Rykov et Zoë MacDonald, Mozilla, It’s official : cars are the worst product category we have ever reviewed for privacy, Fondation Mozilla, 6 septembre 2023.
  4. Bobby Allyn, Here are 4 key points from the Facebook whistleblower’s testimony on Capitol Hill, National Public Radio, 5 octobre 2021.
  5. Institut Sapiens, Paris, cité dans Guillaume Pitron, L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Paris, Les liens qui libèrent, 2021, p. 168.
  6. Pitron, ibid.
  7. Pitron, ibid., p. 334.
  8. Un zettaoctets = 1020 octets.
  9. NDLR. La 5G est la cinquième génération de réseaux de téléphonie mobile. Elle succède à la quatrième génération, appelée 4G, et propose des débits plus importants ainsi qu’une latence fortement réduite.
  10. Un système conçu pour prédire nos comportements à partir de l’utilisation de données.
  11. Martin Lukacs, « Canadian police expanding surveillance powers via new digital “operations centres” », The Breach, 13 janvier 2022.

  12. Cathy O’Neil et Cédric Villani, Algorithmes. La bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2020, p. 144.
  13. Emiliano Falcon-Morano, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure, American Civil Liberties Union (ACLU), 18 juin 2021.
  14. Lauren Bridges, « Amazon Ring’s is the largest civilian surveillance network the US has ever seen », The Guardian, 18 mai 2021.
  15. NDLR. La Loi 25 désigne certaines dispositions de la Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels dans le secteur privé.
  16. Anne Pineau, « Le capitalisme de surveillance peut dormir tranquille! », Droits et libertés, vol. 39, n°  2, 2020.
  17. Devenu la Loi modifiant la Loi sur la gouvernance et la gestion des ressources informationnelles des organismes publics et des entreprises du gouvernement et d’autres dispositions législatives.
  18. Marie-Michèle Sioui, « Québec veut attirer les pharmaceutiques avec les données de la RAMQ », Le Devoir, 21 août 2020.
  19. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec, Montréal, IRIS, 2023.
  20. Durand Folco et Martineau, op. cit., p. 201.

 

Quelques leçons féministes marxistes pour penser l’intelligence artificielle autrement

23 mai, par Rédaction

Dès le début, les féministes marxistes qui voulaient une émancipation féministe et antiraciste se sont heurtées aux limites que représentaient les contre-propositions socialistes au régime capitaliste. Plus tard, elles ont aussi dû considérer des courants anti-technologiques qui tendaient à essentialiser le lien des femmes à la nature. Ces réflexions se sont consolidées dans le courant théorique de la reproduction sociale. Dans le présent texte, je reviens sur certains des travaux qui en sont issus afin d’envisager d’autres voies aux technologies d’intelligence artificielle (IA) qui dévalorisent le travail reproductif. Ils permettent de critiquer simultanément le rôle des technologies dans la précarisation des activités de soin tout en ne masquant pas les insuccès de leur contrôle par l’État. J’illustrerai ces avenues à partir des propositions que j’ai formulées dans le cadre d’une étude publiée par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) qui explorait les conditions de production de l’IA dans le secteur de la santé[1]. J’envisagerai de quelle manière, en se référant aux théories de la reproduction sociale, on pourrait penser et produire des innovations respectant les objectifs de réduction des inégalités en santé dans le réseau public.

Le numérique comme vecteur de marchandisation

Dès les années 1970, les théories de la reproduction sociale ont traité de l’organisation du travail en usine, de la bombe atomique et même des ordinateurs. Plus récemment, les travaux sur les biotechnologies ont ramené cet horizon théorique à l’avant-plan. Dans son plus récent ouvrage, Silvia Federici, figure de proue de ce courant, offre une courte réflexion sur les nouvelles technologies numériques et les robots de soins. Elle affirme : « Les techniques – et plus particulièrement les techniques de communication – jouent incontestablement un rôle dans l’organisation des tâches domestiques et constituent aujourd’hui un élément essentiel de notre vie quotidienne[2] ». À l’image d’autres marxistes avant elle, Federici voit les technologies de communication comme des moyens de production, à la différence qu’elles s’intègrent directement dans l’organisation du travail reproductif. Celui-ci est considéré comme l’envers du travail productif. Sa dévalorisation systématique est l’une des clés de voûte de l’organisation de l’exploitation capitaliste. Il comprend des activités comme préparer les repas, s’occuper des personnes vulnérables ou assurer le maintien des relations affectives. Pour Federici, les technologies de communication sont des outils de travail parce qu’elles sont mobilisées dans le cadre de ces activités économiques essentielles de reproduction matérielle et sociale de la vie humaine même si elles sont souvent peu ou pas rémunérées.

Sarah Sharma, une autrice qui s’intéresse aux enjeux de genre et de race liés à la valorisation du temps, accorde elle aussi un rôle économique au numérique dans le cadre du travail reproductif. Dans un essai sur l’économie de plateforme[3], elle s’attarde à TaskRabbit, une application mobile qui organise très précisément la vie quotidienne. Celle-ci permet de déléguer l’exécution de certaines tâches ordinaires à des inconnu·e·s, moyennant rémunération. Les utilisateurs/employeurs affichent en ligne de menus travaux à faire comme aller chercher un objet acheté sur la plateforme d’échange MarketPlace, promener le chien ou aller nettoyer les planchers avant une réception. Historiquement, ce type de travail a été inégalement réparti au sein des ménages. Il tend désormais à être externalisé vers des personnes socioéconomiquement précaires qui sont, de manière croissante, des personnes racisées. Grâce à des technologies de communication comme TaskRabbit, certains groupes favorisés se délestent de l’ennui et du stress qui accompagnent la réalisation de tâches socialement dévalorisées. Ils en profitent pour vivre, selon les mots utilisés par la compagnie, « la vie qu’ils devraient vivre » :

TaskRabbit accomplit le travail, mais vous sauve aussi d’une dépendance envers autrui en dehors d’un échange économique. L’application vous met en relation avec des groupes de personnes pour qui le travail domestique n’est pas si ennuyant[4].

Ils laissent à d’autres cette vie à ne pas vivre. Dans des cas de ce type, les technologies participent à la marchandisation des tâches reproductives. Elles remplacent la figure de la ménagère par celle du tâcheron enthousiaste et flexible. La pensée de la reproduction sociale sur les technologies ne s’arrête cependant pas à leur capacité d’externalisation du travail reproductif.

Données, logique productive et économie spéculative

Les années 1990 ont été marquées par l’implantation de techniques visant à quantifier et à mesurer le travail d’exécution des soins de santé. Ce faisant, ce type de tâche reliée à la sphère reproductive devait respecter une logique productive qui implique de pouvoir calculer le plus précisément possible le rapport entre les intrants et les extrants du processus de production. Dans le cas des services publics, l’objectif consiste à augmenter l’efficience de la production. La manifestation la plus concrète de cette vision a probablement été le déploiement des méthodes de la nouvelle gestion publique, désormais appuyées par des technologies capables de capter et d’analyser des quantités monstrueuses de données. Cette quantification extrême des données est portée par le fantasme de surmonter l’improductivité d’activités comme le soin des personnes en rationalisant leur caractère intuitif et affectif. Encore aujourd’hui, la volonté de quantifier le produit des soins persiste, mais demeure un défi inachevé.

Pourtant, cette ambition n’est pas nouvelle. Dès les années 1970, les théoriciennes féministes ont examiné cette volonté de rationalisation du reproductif. Elles ont élaboré leur critique à partir du concept d’« usinification » de la reproduction. Alors que l’usine est associée à la domination d’intérêts marchands, la critique de l’usinification de la reproduction formulée par Nicole Cox et Silvia Federici[5] ne porte pas sur la privatisation de la reproduction, au contraire. Elle vise directement l’étatisation de certains services jusqu’alors offerts par les femmes. En effet, l’État est l’acteur central de la « mise en usine » de la reproduction. Dans la pensée socialiste de l’époque, la production industrielle, une fois retirée du contrôle bourgeois, représente un progrès. Après tout, elle résulte d’une collectivisation des moyens de production. La coopération dans le processus de travail augmente l’efficacité et réduit la quantité de travail socialement nécessaire pour assurer la survie des humains. La machine matérialise l’espoir de la fin du labeur physique dur et répétitif. Qui ou quoi exécute la tâche n’a réellement d’importance. Qu’il soit atteint par une machine ou par un humain, le résultat est le même. Dans la pensée socialiste, la même logique peut s’appliquer à toutes les tâches, dont les tâches reproductives.

La robotisation de certaines tâches ménagères n’est pas complètement loufoque. Le lave-vaisselle en est bien la preuve. Cependant, la robotisation de certaines tâches domestiques parait absurde pour celles qui les exécutent. Comment mécaniser « l’action de donner le bain à un enfant, de le câliner, de le consoler, de l’habiller et de lui donner à manger, de fournir des services sexuels ou d’aider les malades et les personnes âgées dépendantes[6]? » demande Federici. Pour elle, non seulement la mécanisation de ce travail de nature relationnelle est peu probable, mais elle ne représente pas un horizon post-capitaliste désirable. En effet, la collectivisation et la rationalisation de la reproduction signifient de soumettre davantage ce travail aux pressions de la performance mesurable. L’usinification du travail reproductif signifie qu’il se plie à une vision machinique du travail qui évacue la spécificité des tâches reproductives pour faire dominer la mesure et l’efficacité.

Pour les féministes de la reproduction, la collectivisation du travail reproductif par l’État n’a jamais constitué une voie d’émancipation. Dans la pensée socialiste, le travail reproductif est rétrograde et obsolète, ce qui constitue un problème majeur. Son étatisation a pour objectif de contrer son inefficacité, sans tenir compte de ses qualités non productives. En cela, ces théoriciennes se sont distinguées très tôt des autres marxistes : la répartition de la richesse ne constitue pas le problème fondamental du capitalisme. Pour éliminer les formes de domination imposées par le capitalisme, il faut selon elles abolir son mode de fonctionnement qui dévalue fondamentalement tout ce qui ne se plie pas à la rationalité productive. Cette vision industrielle des soins a aussi été appliquée dans des pays non socialistes. C’est le cas par exemple des centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) qui représentent désormais l’antithèse d’un lieu de vie épanouissant pour les personnes âgées et dont le modèle s’est révélé absurde durant la pandémie de COVID-19.

Les expériences japonaises d’intégration de robots pour les soins aux ainés démontrent que pour assumer les coûts élevés d’acquisition, les établissements de soins doivent être de grande taille et très standardisés[7]. Le travail humain, lui, ne diminue pas, mais il devient plus routinier. Si l’avenir politique des soins est celui des robots et d’une intelligence artificielle pensée comme pour une usine, cet avenir sera celui de mégastructures industrielles de soins. L’intégration actuelle des machines respecte la logique productive appliquée à l’organisation des soins. Si cette logique continue de dominer la façon de penser et d’intégrer l’IA, cette technologie dévalorisera les activités reproductives, qu’elles soient soumises à l’échange marchand ou qu’elles soient produites par l’État.

Valorisation des savoirs reproductifs

Avec le développement de l’intelligence artificielle, on peut constater une modification du rapport entre sphère productive et sphère reproductive. La tendance historique vise à dépasser l’improductivité du champ reproductif, soit en intégrant ses activités dans le circuit marchand, soit en les rationalisant de façon à les plier à la logique de production. Désormais, ces tentatives sont exacerbées par l’émergence d’une industrie des données ancrée dans une économie spéculative. Des entreprises comme TaskRabbit ne font pas qu’offrir des services. Leur modèle d’affaires repose en majeure partie sur la promesse de revenus futurs décuplés. Elles doivent croitre rapidement afin d’attirer l’attention d’une masse critique d’investisseurs. Elles seront ensuite acquises par une plus grande corporation ou, plus rarement, elles feront leur entrée sur le marché boursier. Par exemple, après avoir récolté près de 50 millions de dollars d’investissements privés en six ans, TaskRabbit a été rachetée par IKEA. L’entreprise offre désormais des services d’assemblage de ses meubles vendus en pièces détachées sans avoir à s’encombrer de la responsabilité d’être un employeur. Alors que le travail industriel de montage a été délocalisé à l’intérieur des foyers individuels pour être accompli gratuitement, celui-ci redevient rémunéré, mais très précaire.

Dans le secteur de la santé, un champ d’activités plus près de la sphère de la reproduction que le montage de mobilier, j’ai pu observer un foisonnement de nouvelles entreprises qui profitent d’un accès privilégié aux institutions publiques de santé pour commercialiser des technologies d’IA destinées au marché international. Le système public de santé sert de terrain de mise au point et d’expérimentation de produits. Cette exploitation des activités de soins outrepasse leurs limites productives en ne cherchant pas à agir directement sur elles. Or, bien qu’elles ne participent pas de prime abord à marchandiser ou à « usinifier » les soins, ces technologies pourraient avoir une incidence sur leur orientation. Déjà, on voit un accroissement des approches médicales axées sur les traitements complexes et invasifs. On observe une adéquation entre le développement de l’IA et les priorités des géants pharmaceutiques. Les ressources sont orientées vers la production de technologies hyperspécialisées en oncologie ou en génétique. Pourtant, la recherche montre que des politiques orientées vers des investissements massifs dans des traitements curatifs sont inefficaces du point de vue de la santé publique. Des actions préventives axées sur l’environnement ou le logement le sont significativement plus. C’est une vision de l’efficacité que ceux qui sont à l’origine des initiatives en IA en santé ne partagent pas.

Mesurer sobrement

Serait-il possible d’intégrer des technologies comme l’IA dans l’organisation des soins de santé sans procéder à une hyperrationalisation congruente à la logique de la sphère productive ? Une posture prudente reste de mise face à ces technologies qui quantifient, mesurent, analysent et dirigent la prise de décision de façon schématique. Cela est d’autant plus vrai qu’actuellement les structures organisationnelles complexes et hiérarchiques des régimes publics se révèlent avides de données. Elles exercent aussi une surveillance accrue des travailleuses et des travailleurs. Sachant que l’accumulation des dispositifs alourdit le travail et entraine toujours des résistances qui peuvent se solder par du désistement face à la perte du sens au quotidien, les technologies doivent éviter d’attiser une soif insatiable de données quantitatives.

Par ailleurs, une collecte extensive de données pourrait aussi nuire à la relation de soins, en particulier celle avec des personnes qui vivent des situations de marginalité ou qui sont criminalisées. Pour ces dernières, la relation interpersonnelle de confiance est fondée sur la confidentialité. Au printemps 2023, une nouvelle loi a été adoptée pour favoriser la circulation des données des patientes et patients du Québec. Plusieurs ordres professionnels ont publiquement dénoncé de nombreuses dispositions qui mettent à mal le secret professionnel. Ceux-ci craignent que certains patients puissent refuser des soins ou évitent de livrer les informations essentielles à une intervention professionnelle réussie par peur de s’exposer à d’autres regards.

Des principes de sobriété technologique et de sobriété quant à la quantité de données constituent des priorités pour éviter une approche surrationalisante, prête à tout pour réduire les actes reproductifs à des entités comparables. Cette sobriété permettrait de freiner les ambitions économiques qui accompagnent la montée de la production de données depuis déjà plus de 10 ans.

Pour un autre contrôle des outils

Rejeter en bloc l’adoption de technologies ou de savoirs contemporains soulève néanmoins deux problèmes majeurs. D’abord, cette posture est façonnée par le déterminisme technologique. Elle ne prend pas en compte le fait que l’usage d’une même technologie peut varier selon les intérêts qui contrôlent sa production ou ses infrastructures. Ensuite, une opposition catégorique participe à la naturalisation du travail reproductif. L’anthropologue féministe marxiste Paola Tabet soutient que la dévalorisation du travail des femmes, et la dévalorisation des femmes elles-mêmes, se sont construites par le contrôle masculin des outils techniques spécialisés[8]. En ne pouvant pas créer les outils performants par et pour elles-mêmes, elles ont été astreintes à des tâches inutilement harassantes. Ce faisant, certains travaux considérés comme typiquement féminins ont aussi été connotés comme plus naturels. Exclure des technologies sous prétexte qu’elles ne respecteraient pas l’essence de la sphère reproductive perpétuerait la division sexuelle du travail par les outils.

Ainsi, il faut faire le pari que l’IA n’est pas foncièrement en opposition aux soins de santé, mais qu’elle ne doit pas être contrôlée par des intérêts étrangers aux soins. En sortant son développement du circuit marchand de la spéculation pour remettre la prise de décision de ses orientations dans les mains de celles et ceux qui sont au plus près des activités de soins, la production de l’IA pourrait correspondre à une conception radicalement différente.

Bientôt, les besoins en soins à domicile et la privatisation des services en cours depuis vingt ans s’accéléreront probablement. Les plateformes de type Uber centrées sur les soins à domicile risquent alors de devenir d’usage commun. Le discours promotionnel se fera autour des capacités algorithmiques de la prédiction des besoins, de l’optimisation des trajets et de l’établissement de prix concurrentiels. Malgré la demande, ce type de plateforme n’améliorera pas les conditions d’exercice du travail de soin. Pourtant, il sera quand même possible de trouver des personnes pour qui sortir un grand-père malade du lit ne sera « pas ennuyant » parce que cela lui permet de gagner sa vie. De quoi pourrait avoir l’air une telle plateforme si le contrôle de l’organisation du travail était laissé aux mains des bénéficiaires et des travailleuses et travailleurs au sein d’un système public ? Pourrait-elle, dans de bonnes conditions structurelles, soutenir une démarche de valorisation du reproductif ? Ces questions exigent des expérimentations pour y répondre. Pour que les technologies ne soient pas seulement au service de ceux et celles qui ont le luxe de « vivre la vie qu’ils devraient vivre », une réflexion profonde sur le temps de travail et le rapport aux tâches relationnelles s’imposera inévitablement.

Par Myriam Lavoie-Moore, chercheuse à l’IRIS et professeure adjointe à l’École de communications sociales de l’Université Saint-Paul


  1. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec. Propositions pour un modèle d’innovation au profit des services et des soins de santé publics, Montréal, IRIS, 2023.
  2. Silvia Federici, Réenchanter le monde. Le féminisme et la politique des communs, Genève/Paris, Entremonde, 2022, p. 258.
  3. Sarah Sharma, « TaskRabbit : the gig economy and finding time to care less », dans Jeremy Wade Morris et Sarah Murray  (dir.), Appified. Culture in the Age of Apps, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2018.
  4. Ibid.p. 64. Ma traduction.
  5. Nicole Fox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen : Wages for Housework, a Perspective on Capital and the Left, New York, New York Wages for Housework Committee et Bristol, Falling Wall Press, 1975.
  6. Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019, p. 94.
  7. James Wright, « Inside Japan’s long experiment in automating elder care », MIT Technology Review, 9 janvier 2023.
  8. Paola Tabet, Les doigts coupés. Une anthropologie féministe, Paris, La Dispute, 2018.

 

Membres