Nouveaux Cahiers du socialisme
Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Comment des militants et militantes ont pu devenir le sable dans l’engrenage d’Amazon
Le 13 mai 2024, le Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Laval a été officiellement accrédité. Il s’agit du premier et du seul syndicat d’Amazon au pays. La nouvelle a fait le tour des médias, mais on a donné très peu d’attention à l’organisation du syndicat sur le terrain et aux motivations des membres à s’organiser. À Lachine, à Vancouver et à Toronto, les campagnes de syndicalisation n’ont pas mené à une accréditation, alors pourquoi les militantes et militants syndicaux ont-ils gagné à l’entrepôt DXT4 de Laval ?
Cet article a d’abord pour but d’offrir un aperçu des spécificités de l’exploitation chez Amazon, puis d’exposer les méthodes qui ont mené les syndicalistes à une première réussite. Sera ensuite abordée la question de l’organisation syndicale de nouveaux arrivants et arrivantes qui forment une majorité dans l’entrepôt nouvellement syndiqué.
Ce texte s’appuie d’abord sur deux entretiens approfondis que j’ai eu la chance d’avoir avec Jean-François, un ancien travailleur d’Amazon licencié durant la campagne de syndicalisation, et avec Jacques, un ancien militant de la Fédération autonome de l’enseignement qui s’est fait embaucher à l’entrepôt DXT4 pour des raisons pécuniaires, mais surtout politiques. L’article est aussi le fruit de nombreux échanges avec des membres de l’exécutif du nouveau syndicat, avec d’anciennes et anciens commis qui ont travaillé dans différents entrepôts de la région de Montréal, avec des militantes et militants impliqués au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (IWC-CTI) et avec des journalistes qui ont couvert le dossier.
Au Canada, Amazon compte environ 45 000 employé·e·s et a franchi le cap des 50 entrepôts en 2022. Au Québec, on en comptera bientôt une vingtaine, dont huit dans la grande région de Montréal. La plupart sont des centres d’expédition, désignés par le sigle DXT, mais les plus impressionnants sont les centres de distribution, désignés par le sigle YUL.
Le premier entrepôt qui a fait les manchettes sur le plan de la syndicalisation fut YUL2 situé à Lachine. Un travailleur, Manuel Espinar Tapial, avait fait signer environ 80 cartes de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) dans ce centre de distribution. Une offensive antisyndicale de la part d’Amazon est cependant venue à bout de cette campagne[1].
C’est dans cet entrepôt que le CTI a aussi commencé à s’impliquer dans la lutte contre Amazon. Le Centre a depuis formé un comité dédié aux aspects du travail dans les entrepôts de la multinationale, lequel organise des événements et fait pression pour qu’Amazon respecte les normes du travail. Le Comité Amazon du CTI demande entre autres que, conformément à la loi, l’employeur cesse de renvoyer les employé·e·s qui sont prosyndicat en guise de représailles et qu’il forme un comité de santé et de sécurité au travail. La force du CTI, habitué à accompagner les travailleurs et travailleuses d’entrepôt, se situe sur le plan de l’intervention dans des cas d’abus ou de blessures professionnelles.
Des conditions propices à la syndicalisation
On ne peut pas dire que les conditions de travail sont bonnes dans un entrepôt Amazon. Le travail est ardu physiquement et commande de répéter les mêmes gestes des centaines de fois chaque jour. À DXT4, les travailleurs et les travailleuses passent une partie de la journée devant un convoyeur qui leur dicte le rythme de travail et émet une alarme si les colis ne sont pas ensachés assez rapidement.
L’autre occupation principale d’une ou d’un employé de centre d’expédition impose de soulever des charges allant jusqu’à 50 lb (22 kg). Récemment, les chariots sur lesquels les lourds sacs de colis doivent s’empiler ont été munis de bras hydrauliques qui assument une partie de l’effort de soulèvement des sacs, mais, selon Jacques, ces bras ralentissent en fait le travail.
Les aides technologiques qui ont pour effet d’« allonger le travail » sont mal vues car chez Amazon, seule la cadence de travail compte. La travailleuse ou le travailleur est en effet constamment surveillé. Durant la « cueillette », c’est-à-dire le moment du quart de travail où les sacs de colis sont placés sur les chariots, le taux de complétion des commandes (« les rates » dans le jargon) est constamment calculé. Les commis sont munis de lecteurs de codes QR et doivent sans cesse numériser des codes pour que le système informatique puisse fournir en temps réel les variations en productivité des employé·e·s.
Dans un article de Radio-Canada, un travailleur d’Amazon du Québec avait exprimé ainsi cette condition : « On a littéralement un cellulaire accroché à notre main qui nous dit quoi faire, avec un scanner au bout du doigt. On est l’extension d’un robot[2] ». À la supervision numérique s’ajoute la supervision humaine de la part des cadres de l’entrepôt, qui vont, par exemple, aller avertir ceux et celles qui passent trop de temps aux toilettes.
Selon Jacques, ce n’est pas tellement qu’Amazon veut voir sa main-d’œuvre être la plus rapide possible, mais qu’elle garde une vitesse de travail constante. Même s’il demeure un employé parmi les plus rapides, quand il est relativement moins efficace qu’à l’habitude, Jacques se fait questionner par ses superviseurs. Les salarié·e·s sont, en effet, beaucoup plus facilement transformés en données managériales si le nombre de colis qu’ils traitent dans un temps donné est stable.
Il y a cependant deux exceptions à cette règle générale : lorsque l’équipe du quart précédent a pris du retard ou lorsque la quantité de colis est anormalement élevée. Durant la haute saison qui va de la mi-octobre jusqu’au début de janvier, on témoigne de rythmes beaucoup plus intenses, ce qui amène une augmentation des blessures[3]. Celles-ci sont d’ailleurs un fléau dans l’entreprise. Le travailleur interviewé par Radio-Canada affirmait qu’en « un an de travail, je pense que tout le monde a une blessure[4] ».
Les employé·e·s à qui j’ai parlé s’accordent sur le fait que le travail d’entrepôt chez Amazon n’est pas à classer parmi les pires au Québec et que nous ne sommes pas ici dans une situation des plus dramatiques, mais qu’il s’agit certainement de conditions qui usent rapidement le corps et les nerfs des travailleurs et travailleuses. Bien que Jacques trouve une certaine satisfaction à accomplir ce travail éreintant, il ne croit pas pour autant qu’il soit normal qu’il faille quotidiennement déplacer des tonnes de colis pour payer le loyer[5].
Au Québec, les pires conditions de travail chez Amazon sont réservées aux livreurs et livreuses qui sont à l’embauche de sous-traitants, ce qui dédouane Amazon de toutes les infractions aux normes du travail et d’autres abus lorsqu’ils adviennent.
Il est notable d’ailleurs qu’Amazon, suivant les préceptes du management à la mode, prenne des initiatives pour tenter que les salarié·e·s se sentent partie prenante de l’entreprise et que leur exploitation soit maquillée. On parle de nourriture offerte par les cadres, de séances collectives d’étirement, du spectacle occasionnel d’employé·e·s de bureau qui viennent maladroitement aider sur le plancher et, dans un cas spécifique, d’une séance surréelle de motivation où une gérante sautillait en encourageant les travailleurs et travailleuses. Somme toute, Jacques estime que les cadres de l’entrepôt ont du succès à créer une certaine complicité avec leurs subordonné·e·s.
Des conditions de travail dictées par le marché
Selon Jean-François, les conditions de travail dans les entrepôts sont juste assez bonnes – en comparaison des emplois les plus précaires de la province – pour qu’Amazon réussisse facilement à recruter des commis. Les offres d’emploi affichées par Amazon sont normalement comblées en quelques jours et la compagnie reçoit toujours des dizaines de candidatures quand elle ouvre des postes. Les salaires – par exemple, les commis débutent à 20 dollars de l’heure – sont corrects pour quelqu’un qui n’a pas la possibilité d’obtenir un emploi qualifié ou syndiqué.
Cet engouement pour les emplois chez Amazon est, en fait, l’un des piliers de la stratégie économique du géant. L’objectif de la compagnie est de toujours avoir le strict minimum de main-d’œuvre, et ce, au point où l’entreprise préfère licencier en grand nombre des membres du personnel dans un moment de faible demande pour engager à nouveau quelques mois plus tard. Contrairement à beaucoup d’entreprises qui favorisent le délestage ou la réduction des heures individuelles travaillées plutôt que de prendre le risque de briser des liens d’emploi en période morte, Amazon ne craint pas la pénurie de personnel.
L’instabilité de la main-d’œuvre dans les entrepôts est telle que le New York Times a rapporté en 2021 que le taux moyen de roulement de l’ensemble de la main-d’œuvre du comté de Richmond dans l’État de New York avait dépassé le cap des 100 % dans l’année qui a suivi l’ouverture d’un entrepôt d’Amazon dans la région[6]. L’entreprise se comporte, de fait, en capitaliste commercial exemplaire qui a orienté sa stratégie de gestion du personnel sur le principe que « la quantité d’ouvriers, emballeurs et transporteurs, etc., dépend de la masse des marchandises, objets de leur activité, et non l’inverse[7] ».
Encore une fois comme capitaliste exemplaire, Amazon a mis en place tout un appareil administratif et légal qui lui permet de faire des congédiements massifs sans pour autant inquiéter les autorités du travail comme la Commission des normes, de l’équité, de la santé et sécurité du travail (CNESST). Les commis sont ainsi classés en deux catégories : les badges bleus et les badges blancs. Les premiers sont des employé·e·s permanents alors que les seconds se savent sous la constante épée de Damoclès du congédiement sans raison autre que les pressions du marché.
Le renvoi de badges blancs sert aussi de représailles de la part des patrons. Radio-Canada rapportait en 2019 qu’un licenciement massif de 300 personnes aux États-Unis avait eu lieu pour punir les travailleurs et travailleuses qui avaient une productivité trop basse[8]. À DXT4, l’octroi de badges bleus a été suspendu peu après la syndicalisation de l’entrepôt.
Cette catégorie de commis plus précaires, constamment inquiets de se faire congédier s’ils n’en viennent pas à obtenir un badge bleu, sert d’ailleurs de tampon protecteur pour Amazon en ce qui concerne une possible syndicalisation. Les travailleurs interviewés sont unanimes : les badges blancs ont peur de s’impliquer dans le syndicat à cause de leur situation. Certaines personnes souhaitaient même attendre d’avoir le badge bleu pour signer leur carte d’adhésion.
Si les badges blancs sont les plus vulnérables au renvoi, les badges bleus peuvent eux aussi être mis à la porte par Amazon avec une relative facilité. Les statistiques constamment recueillies sur chaque employé·e servent à la ou à le discipliner par rapport à son travail, mais aussi à donner une justification pour le renvoi de certains « éléments à problème », au nombre desquels on compte les syndicalistes ou les gens qui se sont déjà blessés au travail.
Jean-François est d’avis qu’Amazon pratique un « eugénisme de la main-d’œuvre » en « purgeant » sournoisement la main-d’œuvre des commis à risque de se blesser. Selon lui, un premier accident de travail constitue une garantie soit de se faire renvoyer, soit de se blesser une deuxième fois à brève échéance. Les blessé·e·s, explique-t-il, reçoivent d’abord une assignation temporaire, comme il se doit de la part d’un capitaliste exemplaire, où ils exécutent des travaux moins difficiles. Ceux-ci sont cependant réintégrés assez rapidement au travail régulier, où ils font face à un choix difficile : ne pas atteindre la productivité d’avant leur accident de travail ou bien procéder trop vite par rapport à ce qu’exigerait leur réadaptation.
Ainsi, selon un employé de l’autre entrepôt de Laval, DXT5, un travailleur s’est forcé à maintenir sa productivité malgré qu’il ait été en rémission d’un cancer, ce qui l’a amené à faire une crise cardiaque. Cependant, la situation optimale pour Amazon est que le commis baisse la cadence et qu’il soit renvoyé pour des raisons de productivité, car s’il se blesse, il fera plutôt augmenter les cotisations à la CNESST.
L’ensemble de ces éléments constitue, sur le fond, plus l’essence de la grossière exploitation à la sauce Amazon que les bas salaires et l’ardeur du travail physique qu’on retrouve dans tant d’autres milieux de travail au Québec.
Ce qui a fait gagner le syndicat de Laval
Quand j’ai demandé à Jean-François ce qui a permis de remporter la victoire à DXT4, il semblait d’abord peu inspiré : « On a juste fait signer des cartes ». Comment a-t-on syndiqué ce qui n’avait jamais été syndiqué au Canada ? En faisant signer des cartes ?
La vérité, précise-t-il, est que du point de vue des tactiques proprement dites, rien n’était vraiment nouveau dans la campagne de syndicalisation de DXT4. Les militants ont appliqué ce qui constitue l’ABC de la mobilisation et de l’organisation. D’abord, il faut faire enquête, « parler au monde » dans les termes de Jean-François. Ensuite, il faut identifier des meneurs et des meneuses dans l’entrepôt. Finalement, il faut créer des comités pour embarquer ces contacts dans le mouvement de syndicalisation et les pousser à faire signer des cartes par leurs collègues proches.
À ces fondations solides s’ajoutent la distribution de matériel d’agitation, des barbecues et divers autres événements pour rallier les travailleurs au mouvement de syndicalisation. Les ressources de la CSN ont été utiles en cette matière, notamment pour permettre de multiplier les interventions à l’extérieur de l’entrepôt et pour ainsi épauler la part principale du travail qui se fait entre collègues dans l’entrepôt.
La syndicalisation est en effet le fruit du travail d’employé·e·s de l’entrepôt, et non celui d’une centrale syndicale ou d’un groupe politique qui intervient depuis une position externe. Législation oblige, la signature des cartes et la « sollicitation » se fait en dehors du lieu de travail, mais la mobilisation se fait néanmoins entre collègues et non pas entre un intervenant syndical et un travailleur.
La combinaison ultime entre le travail externe et le travail interne est venue de la part de militants syndicaux qui ont réussi à recruter d’autres militants et militantes syndicalistes pour que ceux-ci rejoignent également la force de travail d’Amazon et qu’ils fassent signer des cartes d’adhésion à la CSN. La tactique est vieille comme la lutte des classes ; il a été assurément bénéfique que quelques militants de gauche sans emploi aient bien voulu aller au cœur de la bête pour faire œuvre utile[9].
Là où il y a nouveauté, c’est en ce qui concerne la stratégie à plus long terme. L’envoi de militants dans un milieu de travail pour le syndiquer, ce qu’on appelle dans le jargon le salting, est quelque chose de tout à fait commun et, encore une fois, il s’agit d’une tactique éprouvée, mais les militants qui donnent actuellement du fil à retordre aux sous-fifres de Jeff Bezos ne sont pas des salts.
Ce groupe de militants n’est pas dans l’entrepôt de manière temporaire. L’objectif de ses membres est l’organisation à long terme des travailleurs et travailleuses d’Amazon au Canada et non pas seulement de syndiquer un nouveau milieu de travail. Dans un événement organisé en juin dernier par le collectif Archives Révolutionnaires, un membre du syndicat, questionné sur le futur de son implication militante dans le syndicat nouvellement formé, sur ce qu’il fera « après », a rétorqué : « C’est ma vie ».
Cette position surprend chez la gauche syndicale parce que l’« infiltration » d’un milieu de travail est généralement une chose de courte durée. Par exemple, un des grands succès du Syndicat industriel des travailleurs et travailleuses (SITT-IWW) de Montréal fut la syndicalisation du restaurant Frites Alors! sur la rue Rachel à Montréal en 2016. Trois membres du SITT avaient noyauté le personnel du restaurant et avaient pu en quelques mois organiser leurs collègues selon les lignes stratégiques de leur syndicat anarchosyndicaliste. Aucun des activistes n’est cependant resté plus de quelques mois supplémentaires au restaurant et le syndicat disparut rapidement[10].
Selon Jean-François, lui-même un militant entré chez Amazon pour la lutte syndicale, faire entrer des alliés à son travail pour faire signer plus de cartes n’est pas ce qui permet de bâtir un syndicat fort qui s’appuie sur ses membres. La stratégie du SITT était, au fond, la version anarchiste de la stratégie adoptée par les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce pour syndiquer des hôtels : former un syndicat avec des militants et militantes qui s’engagent temporairement, puis laisser les syndiqué·e·s se débrouiller.
L’idée que les militants syndicaux puissent être des activistes venant principalement de l’extérieur des milieux de travail et qu’ils infiltrent temporairement un endroit, si nécessaire, est radicalement différente de celle qui anime les syndicalistes d’Amazon de Laval. Jacques croit que les élu·e·s syndicaux devraient par exemple pouvoir être libérés une demi-journée par semaine, mais qu’ils devraient travailler la majorité du temps « sur le plancher ».
La volonté des militants d’Amazon de s’engager pour une longue période dans la lutte pour améliorer les conditions de travail d’un endroit médiocre peut, selon certains à gauche, être rapprochée de la tradition de l’« implantation ». Apparue à la fin des années 1960, mais peut-être davantage popularisée par le Parti communiste ouvrier et En lutte ! dans les années 1970, cette pratique consistait à joindre un milieu de travail ouvrier et à y organiser les travailleurs selon des lignes révolutionnaires. Le phénomène n’a pas eu lieu seulement au Québec, mais il a aussi été observé dans le mouvement antirévisionniste international.
Bien qu’on la croyait jadis rangée dans le placard du folklore marxiste-léniniste, l’implantation est récemment réapparue dans les débats de gauche au Québec. Certaines publications comme L’Établi de Robert Linhart[11] ont ravivé des discussions entre de jeunes militants prêts à se jeter dans la lutte ouvrière et des vétérans qui ont connu l’époque où il était courant pour un révolutionnaire d’aller travailler à l’usine.
Il n’est pas tellement surprenant, en fait, de retrouver de plus en plus de militants radicalisés au sein du mouvement étudiant qui soient prêts à plonger dans l’organisation en milieu de travail ouvrier. Il se trouve que beaucoup de jeunes prolétaires destinés à une ascension de classe ont finalement été obligés de remettre leur projet et d’occuper un emploi au bas de l’échelle « en attendant », voire de simplement abandonner leur plan de carrière pour aller vers un diplôme d’études professionnelles (DEP) ou un diplôme d’études collégiales (DEC). Une statistique parlante à ce sujet, c’est que près de 10 % de la main-d’œuvre du domaine de la construction au Québec possède un diplôme universitaire[12].
Le travail d’implantation présente d’ailleurs un attrait certain pour les militants et militantes qui croient que le pouvoir vient du peuple (populistes de gauche, démocrates radicaux, maoïstes, etc.). Les mots d’ordre, les tracts, les discours visent assurément plus juste s’ils sont rédigés par des gens qui connaissent intimement une réalité que s’ils sont rédigés par des acteurs externes. De la même manière, il est beaucoup plus aisé d’établir un lien de confiance avec des travailleurs en vue d’organiser un syndicat si on travaille à leurs côtés. « On est complices, on est dans la gang », exprime Jacques.
Un ancien travailleur d’un entrepôt de Lachine donnait comme exemple qu’il a fait signer sa première carte grâce à des discussions qu’il a eues en faisant du covoiturage. L’employé d’une centrale syndicale qui distribue des tracts aux portes de l’entrepôt ne peut pas avoir ce type de discussion mi-politique mi-papotage qui permet de saisir comment convaincre quelqu’un d’adhérer au syndicat.
Le plus dur est à venir
Établir ces liens solides avec les autres travailleurs et travailleuses est d’autant plus important que tous les militants et militantes de DXT4 s’entendent sur une chose : la lutte ne fait que commencer et le plus dur est à venir.
Amazon est prêt à tout pour ne pas reconnaitre le syndicat légalement constitué. Aux États-Unis, la multinationale conteste carrément la validité du National Labour Relations Board, tandis qu’ici elle essaie de contester le principe de l’accréditation automatique quand plus de 50 % des employé·e·s ont signé une carte d’adhésion. La tactique d’Amazon devant le Tribunal administratif du travail a même été de se présenter en défenseur de la démocratie[13].
Aussi stupide que soit l’attaque légale d’Amazon, elle sert avant tout à retarder le processus de négociation et à laisser plus de temps à ses experts en démantèlement syndical pour faire leur sale besogne. À l’entrepôt de Staten Island (New York), cette approche patronale a réussi : le syndicat, pris à poireauter en attendant que l’appareil judiciaire s’occupe des diversions légales d’Amazon, a vu des conflits internes émerger[14].
La lutte dans les entrepôts d’Amazon constitue donc obligatoirement une lutte prolongée. Les bases organisationnelles qui ont permis à faire adhérer une majorité d’employé·e·s au syndicat doivent, suivant cette idée, devenir encore plus solides. Les « relais » qui avaient comme tâche de faire signer les cartes parmi les travailleurs doivent devenir des assises du syndicat. Les mots d’ordre, les objectifs, les tactiques doivent venir de tout le monde qui travaille dans l’entrepôt et pas seulement des quelques éléments qui ont une expérience militante. C’est seulement en refusant le « dirigisme » et en mettant de l’avant les membres de la base que l’unité du syndicat peut être préservée.
L’unité est déjà rudement mise à l’épreuve puisque les patrons s’évertuent à faire de la propagande antisyndicale. Jacques ou d’autres travailleurs doivent souvent prendre la parole pour contredire les gérants durant les réunions quotidiennes, car ceux-ci glissent d’habiles mensonges à l’encontre du syndicat dès qu’ils le peuvent. Ces mensonges sont d’autant plus faciles à propager qu’une grande majorité des employé·e·s de DXT4 sont immigrants et ne connaissent pas nécessairement leurs droits.
Manœuvrer en territoire multiculturel
On a vu ces dernières années un essor de l’intersectionnalité et de la décolonisation sur le plan théorique, mais bien peu de travail pratique de la gauche s’est tourné vers l’exploitation des « damnés de la terre » sur leur lieu de travail, hormis l’imposant travail du CTI. Cependant, la limite du CTI est qu’il n’est pas un syndicat ; il ne mène donc pas directement une lutte entre exploiteurs et exploités. Des ONG – on a nommé le CTI, mais il y a aussi le Front de défense des non-syndiquéEs – veillent sur les usines, les manufactures et les entrepôts où on retrouve une forte proportion de migrantes et migrants mais la gauche n’est généralement pas présente à l’intérieur des murs.
Ce n’est pas qu’on ne rencontre pas de travailleurs ou de travailleuses de gauche dans ces milieux, mais personne n’a su les intégrer au mouvement progressiste québécois. Par exemple, on retrouve chez Amazon des commis indiens qui ont participé au mouvement de révolte agricole qui a secoué leur pays en 2020 et 2021, mais ils n’ont jamais été sollicités par la gauche d’ici avant de rencontrer les militants d’Amazon.
L’isolement auquel font face beaucoup de travailleurs précaires migrants sera dur à rompre tant qu’il n’y aura pas dans leurs quartiers et leurs lieux de travail des militants québécois prêts à les mobiliser. Jean-François soulignait lors de notre discussion que depuis la désindustrialisation et la lente réindustrialisation qui s’en est suivie, les milieux ouvriers de grande ampleur n’ont généralement pas été syndiqués. Les usines et entrepôts bâtis dans les dernières décennies offrent ainsi des conditions de travail plutôt médiocres au point où un poste de commis chez Amazon apparait comme un emploi de choix pour beaucoup de travailleurs migrants.
L’abandon par la gauche des secteurs qui constituaient traditionnellement les châteaux forts des partis communistes, comme l’industrie manufacturière ou la construction, est parfois justifié par l’argument qu’il faut s’éloigner de la classe ouvrière blanche et masculine qui constitue la majorité dans plusieurs de ces secteurs. Cependant, ces secteurs sont ceux où, dans les dernières années, l’on voit la main-d’œuvre migrante augmenter et la main-d’œuvre canadienne diminuer[15]. La gauche s’est ainsi, par souci d’inclusivité, partiellement détournée des milieux où se développe l’exploitation des migrants et migrantes.
Jacques estime que plus de 90 % de ses collègues à DXT4 sont des personnes immigrantes, dont beaucoup de réfugié·e·s et d’étudiants et étudiantes. Le fait de travailler côte à côte avec eux et elles fut, selon les syndicalistes rencontrés, un facteur décisif pour gagner la confiance de certains meneurs organiques des microcommunautés migrantes présentes dans l’entrepôt.
Car, pour des raisons de langue notamment, les membres de différentes nationalités se regroupent habituellement ensemble dans les entrepôts Amazon. Pour gagner la confiance des nombreux travailleurs et travailleuses qui s’expriment peu en français ou en anglais, pour briser la barrière culturelle qui peut nuire aux échanges, les syndicalistes d’Amazon ont dû faire un effort d’inclusivité qui n’était pas sur le plan du discours, mais sur celui des actes, soit s’inclure dans les conditions de vie de ces gens. L’atomisation, les divisions culturelles ne peuvent être vaincues qu’en faisant partie du quotidien de ceux et celles qu’on souhaite voir se libérer.
Par André-Philippe Doré, boulanger et ancien délégué syndical à l’Alliance de la fonction publique du Canada
- David Savoie, « Syndicalisation : le cas d’Amazon porté devant le Tribunal administratif du travail », Radio-Canada, 10 février 2024. ↑
- David Savoie, « Amazon, c’est l’exploitation avec le sourire », Radio-Canada, 29 mars 2023. ↑
- Comité de Montréal, « La haute saison d’Amazon tue », L’Étoile du Nord, 19 janvier 2024, <https://etoiledunord.media/un-travailleur-meurt-pendant-la-frenesie-des-fetes-de-fin-dannee-la-haute-saison-damazon-tue/>. ↑
- Savoie, op. cit., 29 mars 2023. ↑
- L’Étoile du nord avance qu’au centre de distribution YUL2, les travailleurs et travailleuses soulèvent de 2 à 7 tonnes de colis par jour, suivant la période. Voir Comité de Montréal, op. cit., 19 janvier 2024. ↑
- Jodi Kantor, Karen Weise et Grace Ashford, « The Amazon that customers don’t see », New York Times, 15 juin 2021, <https://www.nytimes.com/interactive/2021/06/15/us/amazon-workers.html>. ↑
- Karl Marx, Le capital, livre 3, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 288. ↑
- Radio-Canada, « Amazon procède au licenciement d’employés à l’aide d’un système automatisé », 26 avril 2019. ↑
- Aucun parmi eux n’était un employé ou un militant de la CSN avant d’aller travailler chez Amazon. ↑
- « Solidarity and power in the face of a terrified employer : the IWW campaign at Frite Alors », Organizing Work, 2019, <https://organizing.work/2019/02/solidarity-and-power-in-the-face-of-a-terrified-employer-the-iww-campaign-at-frites-alors/>. ↑
- Robert Linhart, L’Établi, Paris, Minuit, 1981. ↑
- Guichets-Emploi (Gouvernement du Canada), Construction: Profil sectoriel (SCIAN 23) et perspectives 2023-2025 au Québec, <https://www.guichetemplois.gc.ca/analyse-tendances/rapports-marche-travail/quebec/construction>. ↑
- Comité de Montréal, « Amazon achète du temps au Tribunal administratif du travail », L’Étoile du Nord, 20 juin 2024, <https://etoiledunord.media/amazon-achete-du-temps-au-tribunal-administratif-du-travail/>. ↑
- Alex N. Press, « As Amazon refuses to bargain, divisions have emerged in the Amazon labor union », Jacobin, juillet 2023. ↑
- Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Les personnes immigrantes et le marché du travail québécois, 2020, <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/immigration/publications/fr/recherches-statistiques/ImmigrantsMarcheTravail2020.pdf>. ↑

Notes de lecture (Hiver 2024)
Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022,
Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins 70 ans et ce n’est pas près de s’arrêter, malgré le fait inconvenant que l’université soit toujours vivante. La crise du wokisme des dernières années a ravivé cette littérature du maquis départemental. Le sociologue de l’Université d’Ottawa Robert Leroux ajoute sa pierre à ce curieux édifice avec l’ouvrage Les deux universités. Le sous-titre nous renseigne sur le critère de démarcation : Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. Dès l’introduction, on comprend que la lutte en est à ses derniers soubresauts, car le postmodernisme contrôle déjà l’essentiel de l’université. Ses résistants sont « de plus en plus minoritaires » (p. 12), la situation est « grave et désespérée », il n’est « pas exagéré » d’affirmer que l’université « est en ruines » (p. 14).
Le premier chapitre tente de préciser l’état des lieux. On y rencontre le « postmodernisme », jamais défini, mais appréhendé comme l’opposé de la science et de la raison. L’auteur cite des tenants de l’approche scientifique des sciences sociales comme Aron, Weber, et surtout Raymond Boudon avec qui il a déjà travaillé. Leroux invoque les intellectuels des décennies précédentes qui nous prévenaient de la mort de l’université pour appuyer ses critiques actuelles, sans considérer que leurs prédictions se sont toutes avérées fausses. Il affirme par exemple qu’on ne lit plus les « classiques », citant des références des années 1960 qui disaient la même chose, ou encore le fait que presque personne n’ose critiquer le postmodernisme, s’appuyant sur des critiques du postmodernisme de Leo Strauss et de Michael Oakeshott des années 1950.
L’élan se poursuit au second chapitre, où l’auteur s’attarde sur des sujets plus précis. La position « diversitaire », qui « se veut un rejet de la nature humaine et de la démocratie, de même qu’elle est anti-scientifique » est maintenant tellement dominante sur les campus que la majorité en est réduite au silence (p. 79). À cause de l’adoption de critères EDI (équité, diversité, inclusion), « les universités nord-américaines […] sont devenues des fourre-tout, des foutoirs, des repaires d’idéologues » (p. 90). Leroux se plaint de revues anti-scientifiques comme le Journal of Transgender Studies ou le Journal of African Studies qui ont comme point commun de ne pas exister (il y a eu brièvement un JAS dans les années 1980) (p. 90). Mais sa fougue se dirige surtout vers le personnel administratif et professoral. Les recteurs sont des profs ratés, la haute administration est constituée d’« idéologues soucieux de promouvoir l’étude de sujets à la mode afin de multiplier le nombre d’étudiants » (p. 87), le corps professoral en sciences sociales est homogène à gauche et ces profs sont incapables d’enseignement car ils n’ont pas de culture générale; bref, ce sont de futurs recteurs.
Le troisième chapitre porte sur « l’art du sophisme ». Exemple de sophisme démonté : « [L]es inégalités sont naturelles. L’idée selon laquelle le capitalisme, qui est ici considéré comme un phénomène naturel, est la source de toutes les inégalités, est donc fausse » (p. 105). Le sophisme domine le champ de la formation. Les étudiants gradués doivent « se réclamer » de Foucault et de Derrida « pour espérer obtenir un poste à l’université » (p. 109); on glisse ainsi rapidement du sophisme vers le postmodernisme, qui sera l’objet du reste du chapitre. Un professeur est ciblé : David Jaclin, chercheur sur les questions de l’« animalité » qui fait effectivement partie de la mouvance des critical studies. Leroux démolit les thèses et l’homme sur sept pages (p. 120-126), sans toutefois préciser qu’il s’agit d’un de ses collègues de département.
Au quatrième chapitre, on passe au « néo-féminisme », qui inclut les débats contemporains sur le genre. D’abord, c’est « la règle du nihilisme » (p. 138). Les idées de Judith Butler et consorts « triomphent sans partage dans nos universités » (p. 152). Leroux en a long à dire au sujet d’un numéro spécial sur le féminisme de la revue Sociologie et Sociétés en 1981, qui aurait selon lui « entaché » la réputation de la revue (p. 149). Il s’attarde également sur La domination masculine (Seuil, 1998) de Pierre Bourdieu, qu’il juge incompréhensible. À la fin, il cite le professeur américain Mike Adams, un critique du féminisme dont il apprécie l’« humour grinçant », mais qu’on aurait « forcé à prendre sa retraite » pour ses propos (p. 164-165). En fait, Adams est un personnage hautement controversé depuis longtemps. C’est un provocateur de droite populiste qui humiliait fréquemment ses propres étudiants et étudiantes sur les réseaux sociaux, et qui avait notamment comparé les mesures sanitaires pandémiques à l’esclavagisme.
Le dernier chapitre est une attaque en règle contre le wokisme, au cas où les quatre précédents n’avaient pas été assez clairs. Le mouvement woke « déteste notre monde, il souhaite non seulement le réformer, mais le détruire » (p. 193). C’est une « machine de guerre idéologique dont le but, plus ou moins explicite, est d’anéantir la raison, la logique et la vérité » (p. 195). L’auteur donne l’exemple de l’Université Princeton, où « on vient d’abolir les programmes d’études grecques et latines » (p. 194), sauf que les cours de grec et de latin sont toujours au programme, mais ils sont passés d’obligatoires à cours à option. Leroux s’en prend à l’« autochtonisation » des universités, exemplifiée entre autres par des jardins autochtones sur plusieurs campus, « preuve supplémentaire que les mauvaises idées, gangrenées par le politiquement correct, se répandent aussi rapidement qu’un microbe » (p. 202). Pour Leroux toutefois, le phénomène woke n’est pas nouveau; il perçoit une continuité des premières manifestations du postmodernisme jusqu’à aujourd’hui. Ce point le distingue de la plupart des anti-wokes, mais c’est bien le seul.
En effet, l’ouvrage est tout à fait conforme au genre anti-woke défilant constamment dans nos librairies. Il cite de nombreux ouvrages, mais quasiment jamais de sources primaires « wokes ». L’aspect le plus surprenant de l’ouvrage est peut-être ses 49 références à une obscure revue américaine, Academic Questions. Après recherche, il s’agit de la revue maison de la National Association of Scholars, un pastiche de droite populiste de la très officielle National Academy of Sciences. Contrairement à la seconde, la première a pour objectif de fournir aux médias des « experts » dans les débats courants qui vont présenter des positions climatosceptiques, antiavortement, anti-vaccin, etc.
Le mouvement anti-woke est un univers parallèle qui a atteint l’autonomie parfaite : un système de think tanks, de publications et d’experts qui peuvent désormais entièrement se citer les uns les autres pour prouver l’existence de cet univers. L’hégémonie woke à l’université n’existe pas, point. Voilà une vérité empirique plate, mais comment est-il possible qu’autant de professeurs se trompent ? Comment peut-on critiquer la vision farfelue du monde académique véhiculée dans Les deux universités, alors que ses thèses sont appuyées littéralement par des centaines de références qui disent la même chose ? Mais ces références sont rarement académiques. Les maisons d’édition universitaires et les revues savantes sérieuses ne s’intéressent pas à ce genre de truc. L’institution du savoir a malgré tout ses mécanismes de défense…
Par Learry Gagné, philosophe et chercheur indépendant
Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d’espoir punk, Montréal, Lux, 2023
Plusieurs avaient hâte de lire le nouveau livre de cette « égérie sulfureuse de la gauche déjantée et féministe[1] ». Pour le souffre, on repassera. Mais pour le reste, l’égérie, la gauche, le féminisme et le caractère déjanté (devenu punk entretemps), tous les ingrédients sont là.
Les carnets sont structurés de façon chronologique, nous invitant à revivre le parcours politique de cette députée de Québec solidaire (QS), Catherine Dorion, depuis le Sommet des Amériques en 2001 jusqu’à ses adieux définitifs à la vie parlementaire en 2022. L’essai se subdivise en quatre sections principales, chacune insistant davantage sur une thématique précise, mais sans s’interdire la possibilité de réfléchir au-delà du thème prédominant. Le traitement des différents enjeux abordés adopte tantôt le mode du témoignage, tantôt un ton plus intellectuel, mobilisant alors des autrices et des auteurs reconnus dans leur discipline respective : sociologie, anthropologie, philosophie, etc.
La première section, la plus volumineuse, porte surtout sur la relation complexe et contradictoire que la députée artiste entretient avec l’univers médiatique. Elle nous offre ici l’une des démonstrations les plus fécondes de l’ouvrage, celle qui analyse la rationalité propre à la bulle médiatique dans laquelle est enfermée la colline Parlementaire. Cette bulle impose ses règles aux élu·e·s et au personnel politique, si bien qu’elle crée un univers désincarné, indépendant et autosuffisant. Même la députation solidaire doit se soumettre aux règles impitoyables de cette bulle, au risque d’y sacrifier sa créativité et son action politique émancipatrice.
On ne pourra pas dire qu’avant octobre 2018, Mme Dorion n’avait prévenu personne de ce qu’elle s’apprêtait à faire et du style qui serait le sien, advenant une victoire électorale de Québec solidaire dans la circonscription de Taschereau. Les carnets illustrent bien dans quelle mesure la citoyenne et militante a su miser sur son originalité et son talent artistique pour communiquer son message politique et soutenir les mobilisations autour de différentes causes, dont sa propre élection. Qu’à cela ne tienne, l’industrie médiatique montera en épingle la moindre fantaisie vestimentaire ou déclaration décapante de la jeune députée. Au point où celle-ci se met vite à dos la haute direction du parti, qui ne tolère pas d’être médiatiquement reléguée au second plan et qui estime que les écarts de Dorion lui volent la vedette.
La critique des médias est très détaillée et comprend une grande variété de dimensions. Les quelques pages dédiées à l’animateur André Arthur sont édifiantes. Elles montrent à quel point la vie de l’autrice, dès l’enfance, est marquée au fer rouge par certains dérapages radiophoniques, comme ceux dont le roi Arthur avait fait sa spécialité. L’hypertrophie du « commentariat », aux dépens de la recherche fouillée et rigoureuse de l’information, est également attaquée, ainsi que l’hégémonie des multinationales du numérique, qui non seulement aggravent la crise des médias, mais concentrent le capital, standardisent l’information et abrutissent les individus.
Peu à peu, on plonge dans la seconde thématique centrale de ce livre, l’aliénation par le travail et, plus globalement, par le désir de performance dans une société définie comme productiviste. La députée Dorion décrit avec brio le processus par lequel elle perd progressivement la souveraineté sur sa propre existence. Le caractère chronophage de la fonction de député est ciblé bien sûr, mais aussi le rythme effréné découlant de son désir d’être à la hauteur des attentes de tout le monde : ses concitoyens et concitoyennes, son caucus, le personnel parlementaire, ses ami·e·s et sa famille.
Elle déplore non seulement cette accélération frénétique typique de notre ère, mais aussi la perte de sens qui accompagne trop souvent une grande part des tâches professionnelles qu’elle doit accomplir. La joute partisane à l’Assemblée nationale l’inspire peu, y compris le travail en commission parlementaire, qui devrait pourtant être l’occasion de montrer publiquement la plus-value qu’un parti comme QS peut apporter au débat public et au processus législatif. À sa décharge, reconnaissons que notre parlement provincial (comme le fédéral d’ailleurs) est resté une institution conservatrice, engluée dans un régime britannique conçu d’abord pour préserver les intérêts des classes dominantes. Certaines des caractéristiques vieillottes du Salon bleu sont d’ailleurs mises en évidence dans ce livre, comme la dichotomie entre code vestimentaire strict pour les hommes et absence totale d’un tel code pour les femmes − l’arrivée de celles-ci à l’Assemblée nationale n’ayant pas été prévue, semble-t-il.
En définitive, l’addition de toutes ces aliénations, celles découlant du traitement médiatique, du travail parlementaire et de la discipline de parti, aura raison de la santé de Mme Dorion : santé physique d’abord, mais plus durablement, santé mentale. Ce dernier sujet s’avère être un fil conducteur du livre, permettant d’apprécier la gravité des défis que l’autrice a dû affronter. On pourrait même parler d’épreuves, notamment lorsqu’on découvre certains épisodes clés de sa vie familiale.
Inversement, et heureusement, le travail de circonscription a été stimulant et profitable. L’association locale de la circonscription de Taschereau est dépeinte comme très dynamique et semble avoir connu une existence riche et trépidante. La députée décrit entre autres comment elle et son équipe ont fait du « local de circo » une ruche pouvant accomplir une variété de mandats, allant du soutien aux luttes à l’animation sociopolitique et intellectuelle.
L’avant-dernière dernière section propose une critique du fonctionnement de l’appareil parlementaire de QS, ayant lui aussi sa propre rationalité − plus ou moins partagée par Dorion − et dont l’immense pouvoir peut compromettre le caractère démocratique du parti lui-même. La personnalité de Gabriel Nadeau-Dubois est au cœur de l’insatisfaction exprimée par la députée solidaire; sa manière d’assumer la fonction de co-porte-parole jouerait un rôle de premier plan dans la critique exprimée. On a envie de demander à l’autrice si le jour où il n’occupera plus ce poste, QS redeviendra à ses yeux un parti sain et attrayant.
Elle répond indirectement à cette question en invoquant la loi d’airain de l’oligarchie formulée par le politologue Robert Michels (p. 279), qui s’applique à QS comme aux autres formations. Dorion dénonce l’émergence d’une puissante bureaucratie qui présiderait aux destinées du courant solidaire. Au bout du compte, on s’interroge : cette loi implique-t-elle de jeter le bébé avec l’eau du bain ? Quelle action politique de gauche faut-il mettre de l’avant ? La forme parti demeure-t-elle pertinente ou doit-on au contraire miser sur autre chose que l’action partisane ? Quel bilan faire de l’évolution des forces de gauche au Québec ces 20 dernières années ? Quelles sont les perspectives pour les mouvements sociaux à la recherche d’une action politique émancipatrice ? Devraient-ils intégrer l’équation électorale à leur travail et si oui, comment ? Ces questions sont grosso modo esquivées.
Un autre angle mort de ce livre est la perspective de l’indépendance du Québec, pourtant le centre de gravité de l’engagement politique de Catherine Dorion. Celle-ci revient brièvement sur la création d’Option nationale (ON), début officiel de sa trajectoire de politicienne, avec sa candidature pour ON en 2012 dans Taschereau. La fusion d’ON et de QS est présentée comme une étape positive, mais est à peine effleurée. Quel bilan en faire aujourd’hui ? Et plus largement, le projet d’indépendance est-il encore fécond ? Quelle place devrait-il occuper dans l’action politique de gauche ?
La dernière section présente des hommages que la députée a reçus en fin de mandat et communique le bonheur qu’elle éprouve à l’approche de son retour à la vie civile. La grande qualité d’écriture de ce livre indique que la flamme qui anime Catherine Dorion est loin d’être éteinte et qu’une brillante nouvelle vie l’attend.
Par Philippe Boudreau, professeur de science politique au Collège Ahuntsic
Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023
Il ne faut pas se faire d’illusion : s’il est vrai, comme le disait Lénine, que « l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme », le phénomène ne date pas de la modernité. Il puise sa source aussi loin qu’à l’aube des premières civilisations, au moment où les premiers regroupements humains se sédentarisent et délaissent progressivement la chasse et la cueillette pour pratiquer l’élevage et l’agriculture.
C’est le point de départ de l’analyse que fait Samir Saul du phénomène de l’impérialisme qui, selon l’acception qu’il privilégie, s’incarne de différentes manières selon les époques, les contextes sociopolitiques et économiques, les ressources naturelles disponibles, les aléas du climat et, aussi, quoique de façon plus ponctuelle, selon les croyances religieuses et les idéologies.
L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune correspondant à des époques précises de l’évolution de l’impérialisme. Pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants, on pourrait cependant regrouper les différentes phases de ce phénomène de nature à la fois politique et économique en deux moments essentiels : 1) plus près de nous, l’impérialisme « post-colonial » (depuis 1945) avec la mainmise des États-Unis sur les affaires internationales et 2) l’impérialisme proprement « colonial », que l’auteur qualifie de « moderne » (Renaissance – XVIIIe siècle) ou de « contemporain » (XIXe – milieu XXe). Quant à la « préhistoire » de l’impérialisme (Antiquité gréco-romaine et ses prédécesseurs, Sumer, Babylone, Assyrie), on peut l’inscrire dans la période strictement « coloniale », non pas, évidemment, pour des raisons « historiques », mais pour des raisons « théoriques », dans la mesure où elle se rattache, en quelque sorte, au type d’impérialisme qui a précédé celui du capitalisme financier de notre époque alors que celui-ci se rattache à l’impérialisme de la modernité au moment de l’avènement du capitalisme, sa phase actuelle étant tout à fait inédite.
Ainsi, « l’impérialisme étant l’extraction à l’étranger d’avantages économiques par des moyens extraéconomiques[2] », il va sans dire qu’il est corrélatif à des rapports inégalitaires entre peuples et nations. Il prend appui sur une inégalité de fait (ou « naturelle ») et l’accentue par des pratiques de spoliation, d’extorsion, de colonisation qui vont se raffiner au fil du temps, devenant plus efficaces, systématiques, structurées, jusqu’à ce que les relations internationales deviennent des relations parfaitement intégrées dans des rapports de domination économique et, ultimement, financière. Déjà à Athènes, la nécessité d’élargir le champ d’action de la Cité au-delà des frontières délimitées par la première implantation va finir par se faire sentir : accroissement de la population, pauvreté des terres arables, dépendance des importations d’aliments de première nécessité, la ville va augmenter ses exportations en se spécialisant, ce qui va affecter les petits producteurs incapables de s’adapter à l’agriculture à grande échelle, les réduisant à la mendicité, au travail servile et à l’« exil », d’où les premières colonies de peuplement pour soulager la métropole de cette masse d’indigents et pour éviter les conflits sociaux.
Rome pousse un peu plus loin cette logique, mais dans un sens différent qui préfigure les impérialismes à l’ère moderne. La dynamique coloniale ne répond plus à un besoin vital de survie ou de première nécessité, mais bien à une politique « impériale » assumée, à une volonté de domination et d’expansion de la civilisation « romaine » aux limites des contrées « barbares ». Cette mégalomanie va causer la perte de l’Empire qui ne pourra plus répondre aux besoins toujours plus grands en esclaves, en ressources naturelles, en butins de guerre, en impôts : « Rome consomme beaucoup et produit peu » (p. 25). À partir de la fin de la guerre froide, les États-Unis vont se retrouver dans une situation semblable : leur productivisme à grande échelle qui les a hissés au sommet de la hiérarchie des pays développés va se muer en économie rentière avec des déficits commerciaux et de paiements faramineux, ainsi qu’une dette pharaonique qui, paradoxalement, sera financée par leur principal concurrent au statut de première économie mondiale : la Chine.
En fidélité à une approche « matérialiste » de l’histoire, Samir Saul place au centre de son analyse de l’impérialisme la question cruciale du développement des moyens de production, qui s’inscrit lui-même dans des rapports de production spécifiques à un moment déterminé de l’évolution des sociétés humaines, donc des relations entre forces productives et propriétaires de ces moyens de production à l’échelle internationale. Ceci est d’autant plus vrai que l’impérialisme, en tant que théorie et pratique délibérée, effectue un saut « qualitatif » au moment de l’émergence du capitalisme au tournant du XVIe siècle, à l’époque de ce que fut la Renaissance, non seulement celle de la culture des élites et de l’« humanisme » philosophique, mais aussi celle des techniques de navigation, des connaissances pratiques pour la maitrise des éléments, du savoir scientifique à ses balbutiements, en corrélation avec une nouvelle vision du monde qui se met en place.
De méditerranéens jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les empires vont désormais se constituer à partir de la côte Atlantique en direction de l’Amérique et de l’Afrique, avec un prolongement en Asie du Sud-Est. Le XIXe siècle sera l’occasion d’un autre changement majeur dans les dynamiques impériales avec les deux industrialisations qui vont placer la Grande-Bretagne au rang incontesté de première puissance mondiale. Adviennent les deux grandes guerres du XXe siècle, qui ne sont rien d’autre que l’expression d’une volonté impérialiste « germanique » de détrôner l’Empire « britannique », échec monumental qui va entrainer avec lui toute l’Europe dans une totale dévastation, ouvrant grandes les portes aux États-Unis, puissance montante qui attendait son heure.
Encore une fois, l’impérialisme, comme phénomène à la fois politique, économique et même « culturel », échappe à une grille d’analyse qui serait par trop « naturaliste », ayant la prétention de pouvoir prédire ses développements ultérieurs à partir de ses comportements passés. L’avènement de l’impérialisme américain au sortir de la Deuxième Guerre mondiale est un bel exemple des bifurcations possibles de l’histoire des civilisations. Désormais, nul besoin de colonies de peuplement, de possessions territoriales d’outre-mer, de guerres coûteuses en argent et en hommes pour garder le contrôle sur le commerce international. La conjoncture est tellement favorable à l’Amérique que les pratiques coloniales usuelles en la matière deviennent « archaïques »; superpuissance capitaliste qui dépasse en influence toutes les autres réunies, et ce, malgré un ennemi d’importance, l’URSS, quoique d’un nouveau genre parce qu’« idéologique », les États-Unis vont envahir et contrôler le monde par la force de leur économie, le dollar se substituant à l’étalon-or comme monnaie de réserve internationale, ses multinationales dictant les politiques économiques de pays « souverains », sa puissance militaire, surtout depuis le démantèlement du Pacte de Varsovie, surpassant de loin celle des éventuels « compétiteurs ».
À la suite de cette longue et profonde investigation (très érudite et remarquablement articulée de la part de l’auteur) du phénomène de l’impérialisme à travers l’histoire, il serait tentant d’en déduire que cette propension à imposer sa loi, à accaparer terres, ressources, force de travail pour son seul profit et à développer des technologies, des moyens de coercition de plus en plus efficaces est consubstantielle à l’avènement de la civilisation, dans la mesure où l’économie de type agricole qui la caractérise s’accompagne nécessairement d’une complexification des structures socioéconomiques, d’une augmentation des besoins en nourriture, en infrastructures, en outillage, d’un élargissement de l’espace habité, cultivé, réservé à l’élevage et d’un accroissement de la population comme conséquence « logique » du passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire.
L’impérialisme, comme pratique et comme idéologie, s’est ancré de façon indélébile dans les relations internationales depuis la Mésopotamie, plusieurs millénaires av. J.-C. jusqu’à l’Empire américain au XXIe siècle; constitue-t-il pour autant un horizon indépassable de la vie en société ? Il faudrait un autre ouvrage, plus philosophique celui-là, pour apporter des éléments de réponse à cette terrible question. En attendant, voilà comment l’auteur pose le problème dans sa conclusion :
L’impérialisme est-il une nécessité ou un choix ? […] On ne connaît pas de période historique où elle [la voie de l’enrichissement relativement rapide et facile] n’a pas été empruntée. […] Pour une puissance qui perd ses ramifications impérialistes, une autre la remplace au pied levé. C’est dire que s’il n’y a pas nécessité d’impérialisme conformément à une logique inexorable, la permanence de l’impérialisme se vérifie empiriquement (p. 275-276).
Par Mario Charland, détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières
- Denise Bombardier, « La députée aux longues jambes », Journal de Montréal, 5 novembre 2019. ↑
- L’impérialisme, p. 125 : « … l’usage de la force pour réussir et venir à bout des rivaux [en étant] une donnée constante ». ↑

Le Chili, après deux refus des propositions constitutionnelles
Depuis 2019, le Chili vit un rythme d’intensité politique inédit depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet en 1990. À l’automne 2019, un mouvement social de masse contre les grandes inégalités qui persistaient dans le pays a vu descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue. Cette crise sociale a été globalement résolue par l’adoption d’une feuille de route pour la rédaction d’une nouvelle constitution, une revendication historique de la gauche et des mouvements sociaux plus politisés.
De plus, lors de cette vague de contestation, des élections locales ont été organisées en 2021, au cours desquelles la gauche et les indépendants ont remporté des victoires sans précédent dans des municipalités historiquement conservatrices. Plus tard, à la fin de l’année, l’ancien leader étudiant et député sortant qui a conduit l’accord sur le processus constituant, Gabriel Boric, a été élu président lors d’un second tour, quoique sans majorité parlementaire.
Force est de constater que le processus constituant s’est terminé sans l’adoption d’une nouvelle constitution. En effet, en septembre 2022, une nouvelle constitution progressiste, rédigée par une « Convention constitutionnelle » où l’on retrouvait une forte représentation de la gauche, des indépendants et des membres des Premières Nations, a été rejetée[1]. En décembre 2023, une proposition élaborée par un nouveau « Conseil constitutionnel [2]» aux tendances de droite évidentes a également été rejetée.
Le pays est donc revenu à la case départ sur le plan constitutionnel : cela signifie-t-il que nous sommes revenus au point de départ ? Nous examinons cette question dans le présent texte.
Le déjà-vu
Pour comprendre cet échec, il n’est pas inutile d’établir un parallèle entre les deux processus constitutionnels qui se sont succédé depuis 2020. De la même manière que la majorité des forces progressistes au sein de la première Assemblée constituante n’avait pu atteindre un consensus entre ses ailes maximaliste et pragmatique, la majorité tout aussi confortable détenue par la droite à la Commission constitutionnelle n’a pas non plus permis d’obtenir un soutien populaire à sa proposition .
Comme le souligne l’analyste Noam Titelman, dans un article de la revue Nueva Sociedad, la proposition soumise au référendum « contenait un ensemble d’éléments programmatiques réactionnaires tels que la constitutionnalisation des exemptions fiscales, la reconnaissance du rôle prédominant du marché dans la fourniture de biens et de services publics, ainsi qu’une conception conservatrice de la nation fondée sur un certain patriotisme traditionaliste[3] ».
La tentative d’associer l’approbation ou le rejet des propositions constitutionnelles à une attitude envers le gouvernement est une constante. En effet, face à l’impopularité du gouvernement de Boric, dont la cote de popularité est tombée à environ 30 % depuis la fin de 2022, la droite chilienne a tenté en vain de transformer le référendum constitutionnel en un vote de sanction contre l’exécutif.
En principe, cela semblait une bonne idée. Si, dans les années suivant le mouvement social de 2019, l’agenda public a été dominé par le débat sur la redistribution des richesses et du pouvoir, cela a changé depuis l’entrée en fonction du gouvernement Boric. En fait, le débat public, soumis à un complexe médiatique très concentré et conservateur, est orienté par les défis en matière de sécurité publique et par la perception d’une crise migratoire[4].
Toutefois, cela n’a pas permis de dégager une majorité et d’adopter la nouvelle constitution conservatrice. En effet, lors du deuxième tour des élections, les pourcentages de voix pour Boric et pour Kast (son adversaire d’extrême droite) et les pourcentages de voix pour le rejet et pour l’approbation de cette proposition se sont curieusement répétés. La comparaison doit toutefois être faite avec prudence, car parmi les changements politiques importants effectués par la loi, à partir de 2022, le vote est redevenu obligatoire et le bassin des électrices et électeurs a augmenté de façon spectaculaire.
Retour au point de départ ?
Après plus de deux ans d’un processus inédit, le Chili se retrouve juridiquement au point où il était avant l’explosion de la contestation sociale de 2019. La Constitution actuellement en vigueur reste celle rédigée sous la dictature d’Augusto Pinochet, bonifiée des amendements introduits sous la présidence de Ricardo Lagos dans les années 2000. Pour cette raison, la gauche et les progressistes ont eu une attitude défaitiste face à la victoire du rejet d’une constitution de droite. Cette situation a conduit à un certain immobilisme et au pessimisme.
Cependant, il serait erroné de conclure que tout ce qui a été fait l’a été en vain. Comme nous le verrons, le Chili a connu des transformations constitutionnelles et législatives notables qui, sans l’élan donné par le mouvement social, n’auraient probablement pas vu le jour avant longtemps.
L’un des principaux « verrous » de l’ancienne Constitution chilienne logeait dans les quorums exorbitants qu’elle imposait à sa propre réforme. En abaissant ces quorums aux quatre septièmes (4/7) des parlementaires, les amendements à la Constitution introduits sous la pression sociale depuis 2019 facilitent dorénavant l’adoption de révisions constitutionnelles. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce changement dans un pays où le débat constitutionnel est appelé à resurgir fréquemment si des initiatives consacrant des droits sociaux entrent en conflit avec la logique ultralibérale de la Constitution.
De même, les récentes nominations au Tribunal constitutionnel ont fait basculer la majorité en faveur des progressistes au sein de cette institution chargée de la vérification de la constitutionnalité des lois. Bien que ce changement ne soit pas fondamental, il s’agit d’un organisme qui représente un autre des « verrous » hérités de la dictature.
Des avancées sociales et démocratiques tangibles mais insuffisantes
Parmi les récents acquis législatifs obtenus depuis 2019, il faut mentionner l’augmentation significative du salaire minimum, la réduction progressive de la semaine de travail à 40 heures, la limitation du nombre de mandats des parlementaires et des maires, la réduction du salaire des parlementaires et des hauts fonctionnaires, l’adoption de lois renforçant la protection des femmes victimes de violences fondées sur le genre et l’augmentation des impôts miniers au bénéfice des régions. De plus, ces acquis relativisent le discours selon lequel nous revenons à la case départ.
Cependant, ces avancées restent insuffisantes au regard des attentes exprimées par le mouvement social de 2019 en matière de justice sociale et fiscale.
Au bout du compte, ni les élites politiques établies ou émergentes de gauche ou de droite n’ont pu faire de leurs propositions constitutionnelles respectives « la maison commune » d’une majorité de citoyennes et de citoyens. Le défi pour la gauche et le progressisme consiste à ne pas tomber dans le défaitisme ou l’optimisme creux. Au contraire, nous devons regarder la situation du pays avec lucidité et proposer le projet d’un pays juste et solidaire.
Par Sebastián Vielmas, politicologue
- Voir Sebastián Vielmas et Consuelo Veloso, « Rejet de la nouvelle constitution : implications pour la gauche chilienne », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 29, 2023. ↑
- Dans la pratique, la « convention » et le « conseil » peuvent être assimilés à la notion d’assemblée constituante. ↑
- Noam Titelman, « Que se jodan todos». Por qué Chile volvió a decir «no», Nueva sociedad, n° 308, novembre-décembre 2023. Ma traduction. ↑
- Carolina Palma et Sebastián Vielmas, « Migrations au Chili : xénophobie et transition politique », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, 2022. ↑

Haïti 2024 : la situation périlleuse d’une aventure démocratique
Comme une maladie du ventre
qui ne cesse de me ronger
Ayiti, la terre se sèche
la terre est aussi stérile que mes cris
Mon pays,
comme un accouchement qui dure
sans enfantement jamais
Haïti, la route est longue
la route a écourté ton nom
Aie !
Haïti doublement meurtrie par la haine et l’amour chéri
– Toto Bissainthe chante Haïti, 1977
Mon pays contradictoire
Jamais libre ni conquis
Verras-tu sur ton histoire
Planer l’aigle des Yankees– Jean Ferrat, Complainte de Pablo Neruda, 1994
Ce 12 janvier 2024 a ramené le 14e anniversaire du séisme de 2010 qui a durement frappé Haïti. Il n’est pas vain de rappeler les chiffres témoins de l’ampleur de la catastrophe : plus de 220 000 personnes ont perdu la vie et environ 300 000 ont été blessées. La destruction des infrastructures a été massive : on a dénombré 1,3 million de sans-abris, autour de 105 000 logements totalement détruits et plus de 208 000 endommagés. Les dégâts sont encore visibles, notamment au centre-ville de Port-au-Prince.
Quatorze années, ça compte dans la vie d’un peuple. D’un point de vue purement technique, une démarche de résolution de problème s’articule en quatre étapes : ce sont la compréhension, la planification, la mise en œuvre et le suivi-évaluation. Pendant ces 14 années, si des leçons adéquates avaient été apprises par des dirigeants pour qui l’intérêt national devait être la priorité, le pays aurait pu être durablement reconstruit au bénéfice de la population. Malheureusement nous n’en sommes pas là !
D’un autre côté, du point de vue humain, le traumatisme causé par cet événement tragique est toujours présent dans les mémoires et les cœurs. Bien entendu, après la catastrophe, il faut vivre ! Et comme le disait cette marchande d’eau rencontrée en 1987 par notre ami Franck Laraque[1] : « Même en l’absence des premières “lueurs d’espoir”, malgré la fragilité et la précarité de la situation, malgré les souffrances de la population, malgré les constantes inquiétantes, il faut se faire une vie ».
En des termes quelque peu différents, mais avec la même tonalité, Kesler Bien-Aimé[2] nous rappelle en 2023 que Port-au-Prince « se réinvente chaque jour, contre le gré de tous, se reproduisant singulièrement en avalant tous les morceaux de territoires qui l’environnent ». Soit ! Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?
Quiconque s’intéresse à Haïti, suit l’actualité haïtienne ou se préoccupe un tant soit peu au destin de la première république noire, libre et indépendante des Amériques ne peut manquer d’être frappé par les ravages de la société haïtienne malgré des tentatives boiteuses d’instauration d’une aventure « démocratique » sous l’égide quasi permanente de tuteurs internationaux ou multinationaux. Et l’ampleur de la dévastation nous laisse sans voix. Depuis la sortie de la dictature en 1986, l’objectif a été et reste, du point de vue formel, la construction d’un État de droit.
Mais où en est-on vraiment aujourd’hui ?
Un état des lieux fait de constantes inquiétantes
Quatorze années après le séisme de 2010, malgré les déclarations tonitruantes des uns et des autres, malgré les divers plans de développement, notamment le Plan stratégique de développement d’Haïti (PSDH, 2013) qui prévoyait sa refondation, son « émergence », à l’horizon de 2030, le pays est en état d’agonie. La population, les institutions, tout étouffe. Comme disait le poète, « des armes et des mots, ça tue pareil[3] ». Aujourd’hui encore, loin d’être sur la voie de l’émergence, la rengaine ne cesse de nous rappeler à longueur de journée qu’Haïti fait partie des pays les plus pauvres du monde. Nous semblons avoir pris durablement le chemin de l’errance en lieu et place de l’émergence !
Huit années après l’imposition en 2017 de Jovenel Moise comme président, l’homme-banane[4], par « la communauté internationale » et l’oligarchie locale, l’économie haïtienne, essentiellement basée sur l’agriculture, est actuellement à genoux alors que les deux cinquièmes de la population dépendent du secteur agricole, principalement de l’agriculture de subsistance à petite échelle. Le pays est fortement dépendant de l’aide internationale et des envois de fonds de la diaspora.
L’accès aux services sociaux de base, déjà considérablement réduits, est désormais quasi inexistant. À titre illustratif, dans la commune de Croix-des-Bouquets, plusieurs centres de santé publics ont été contraints de fermer. Depuis décembre 2022, l’électricité n’est plus distribuée dans le centre-ville de la commune, sur l’axe Croix-des-Bouquets–Meyer et sur l’axe Croix–La Tremblay. Les routes sont dégradées. Comme on peut le voir sur la photo, quelques signes, çà et là, rappellent que cette route était jadis revêtue d’asphalte. Au centre-ville de Port-au-Prince, la situation est identique.
État de dégradation de la chaussée, Croix-des-Bouquets, janvier 2024 (photo: James Darbouze)
La population haïtienne se trouve prise au piège entre les groupes armés, l’oligarchie économique et les gens mis au pouvoir par « l’international » depuis 2011. Les conditions de vie se dégradent à un niveau jamais connu auparavant : réduction de l’accès aux services de santé de base, d’eau et d’assainissement des eaux en raison de l’escalade de la violence, sans oublier l’insécurité alimentaire reliée entre autres à l’inflation et à la flambée des prix des denrées. Dans le département de l’Ouest, par exemple à Cité Soleil, les données de l’UNICEF, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, indiquent qu’en 2023, un enfant sur cinq souffre de malnutrition aigüe.
Depuis maintenant cinq ans, la crise haïtienne connait des constantes inquiétantes, remettant en cause le narratif du « cheminement démocratique » du pays. La descente aux enfers se poursuit et la dynamique du chaos semble vouloir s’installer durablement. Le territoire libre d’accès à la simple citoyenne ou au simple citoyen se contracte sous l’action des groupes armés qui opèrent pour le compte d’acteurs économiques et politiques de moins en moins tapis dans l’ombre et issus, entre autres, tant de l’oligarchie que du pouvoir. Des mouvements forcés de population se produisent quotidiennement au gré des affrontements entre groupes armés officiels et non officiels. On constate un processus de déplacement forcé de la population de la zone métropolitaine. Les menaces constantes d’attaques armées qui pèsent sur toute la ville de Port-au-Prince forcent la population à être constamment sur le qui-vive.
Alors que les catastrophes hydroclimatiques (les cyclones de 2004 et de 2008) et le tremblement de terre de janvier 2010 avaient conduit à une extension de Port-au-Prince vers la « périphérie » nord, les troubles politiques de la période récente – depuis 2019 – sont en train de reconfigurer durablement l’espace haïtien : à l’intérieur de la Plaine du Cul de Sac, les zones connaissent un processus de désurbanisation. Au centre-ville de Port-au-Prince, dans les quartiers de Bel Air, de La Saline, de Saint Martin, de Sans Fil, de Martissant… la nature reprend ses droits.
La crise actuelle, qui se cristallise avec la poursuite de la déliquescence de l’État haïtien[5], se traduit par quatre constantes : 1) la mise en suspens de la population à l’égard des grandes décisions[6] ; 2) l’accaparement du pouvoir politique par une horde sans légitimité populaire ni légalité qui n’aspire qu’à se perpétuer[7] ; 3) la dégradation accélérée et continue des conditions de vie de la population ; et 4) la mise en place d’un dispositif terroriste de contrôle du territoire et de répression de la population par une fédération des groupes armés, lesquels intensifient leurs attaques contre la population, notamment dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Les quatre constantes sont liées.
Nous, nouveaux nomades du XXIe siècle
Le déplacement forcé de la population fait référence, selon la Banque mondiale, à la situation des personnes qui abandonnent leur foyer ou qui fuient à cause des violations des droits de la personne, des conflits, des persécutions ou de divers types de violence. Cette catégorie se différencie de celle des migrants et migrantes qui décident de changer de pays pour partir en quête de meilleures conditions, qu’elles soient économiques, sécuritaires ou climatiques, entre autres.
Durant ces trois dernières années, soit depuis 2020, la violence paraétatique s’est installée, elle constitue un élément du décor sociopolitique avec lequel la simple citoyenne, le simple citoyen est forcé de composer dans son quotidien. Et les perspectives s’assombrissent en raison du contrôle accru du territoire national par ces groupes armés qui exécutent leur sale besogne en toute impunité, obligeant les transporteurs, les petites marchandes, les petits commerçants ainsi que les administrations des écoles à payer pour leur survie.
Selon la dernière évaluation de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)[8] datant de décembre 2023, autour de 310 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur d’Haïti, et plus de la moitié des personnes déplacées l’ont été en 2023, ce qui illustre l’aggravation constante de la situation sécuritaire et humanitaire, en particulier dans la capitale Port-au-Prince. Il faut préciser que cette situation concerne 172 300 enfants.
Par ailleurs, selon l’UNICEF, on ne dispose pas encore de chiffres concernant le nombre exact d’enfants contraint à la déscolarisation[9], mais on sait que pour le premier trimestre de l’année scolaire 2022-2023, plus de 20 000 élèves ont perdu trois mois d’école (septembre, octobre, novembre) en raison des violences dans le quartier Carrefour-Feuilles. On peut lire dans un communiqué de l’UNICEF :
La résurgence de la violence dans les zones métropolitaines de Port-au-Prince aggrave la situation déjà extrêmement préoccupante des enfants dans le pays. Près de 3 millions d’enfants – le nombre le plus élevé jamais enregistré – ont besoin d’une aide humanitaire cette année suite aux niveaux alarmants de violence et d’insécurité, à la faim et à la crise nutritionnelle sans précédent, et en raison de la résurgence du choléra. Avant la crise actuelle, Haïti était déjà le pays le plus pauvre et le moins développé de l’hémisphère occidental. La situation ne peut que s’aggraver[10].
Les situations de violence constantes qui se sont installées depuis 2021 dans le pays et la déstabilisation produite par cette pression assidue ont généré un double mouvement de nouveau nomadisme et de migration. Car, victime d’une situation de terreur et de menace, prise en sandwich entre les hordes au pouvoir et les groupes armés, la population haïtienne étouffe. Depuis 2022, la situation s’est exacerbée en raison de la hausse exponentielle de l’inflation.
Le dispositif terroriste de contrôle du territoire et de répression de la population
Selon l’International Crisis Group, il y aurait environ 200 gangs qui opèrent dans le pays actuellement, dont 95 dans la seule région de Port-au-Prince[11]. Au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, les périphéries de la région métropolitaine de Port-au-Prince sont investies par des groupes de civils armés qui exercent leur loi sur la population. L’expression consacrée de « zones de non-droit » sert désormais à désigner ces espaces perdus de la république, nommés ainsi même par une ministre qui voulait faire montre d’esprit. Ces zones urbanisées avec de nouveaux points de contrôle du territoire et de ponction directe des ressources sont devenues des espaces de prédation à l’endroit d’une population aux abois.
Dans l’histoire récente du pays, la tradition de groupes armés paramilitaires – affiliés ou non au pouvoir politique – remonte aux tontons macoutes de l’ère Duvalier[12]. Pendant la présidence de Jovenel Moïse, en particulier au cours de ses deux dernières années, les groupes armés ont gagné en puissance allant jusqu’à contrôler au moins un tiers du pays, profitant du dépérissement des institutions publiques.
Dans un rapport sur la situation de l’insécurité en Haïti publié le 23 janvier 2024, le secrétaire général de Nations unies, consterné, a indiqué que le nombre de personnes enlevées dans le pays en 2023 a augmenté de 83 % par rapport à l’année 2022, et que le nombre de personnes tuées dans les violences armées a augmenté de 120 %[13].
Après le sinistre massacre de Carrefour-Feuilles, en septembre 2023, le mois de janvier 2024 a vu un regain de violence armée dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Des milliers de familles, principalement des femmes et des enfants, des quartiers populaires de Nazon, Solino et Delmas ont ainsi été contraintes de se diriger vers des communautés d’accueil ou des sites de déplacement spontanés.
Au même moment, la situation s’est empirée à la Plaine du Cul de Sac, avec de nouveaux déplacements quotidiens causés par de nouvelles attaques et un environnement d’insécurité permanent. Les habitantes et habitants des zones de Tabarre, Clercine, Cazeau, Santo, Bon Repos sous le contrôle de la bande à Chen Mechan sont obligés de s’enfermer dans leur demeure ou de déguerpir.
Au regard de ces données, la tentation est forte de considérer la crise actuelle comme une crise de sécurité. Pourtant, il s’agit là d’un écueil majeur à éviter. La réduction de la crise à cet aspect « ponctuel » pourrait masquer les vrais enjeux d’une dynamique de lutte où s’affrontent depuis maintenant quatre décennies les antinationaux, globalement associés et soumis aux visées internationales pour Haïti, et les patriotes progressistes. À ce stade, la question du progrès – social, économique et politique – en vue d’une transformation radicale de la société est on ne peut plus fondamentale. Le pays est en proie à des problèmes structurels profonds, historiques. Pour les résoudre de manière durable, voire pour les aborder, il faut croire à ce progrès, ce qui est loin d’être le cas des antinationaux au pouvoir actuellement.
Centralité de la question néocoloniale
Fort du support inconditionnel de la communauté internationale, le groupe au pouvoir depuis bientôt trois années boude toutes les tentatives de recherche d’une solution politique haïtienne à la crise. En effet, depuis l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021, Ariel Henry dirige de facto un gouvernement provisoire, sans mandat constitutionnel, avec pour seule responsabilité la réalisation d’élections dans un délai raisonnable.
Depuis son entrée en fonction, la situation de la population n’a fait qu’empirer. Les conditions de vie se sont dangereusement dégradées. Tous les problèmes sociaux (chômage, logement, santé, éducation, insécurité alimentaire) se sont aggravés. Rien n’a été fait pour atténuer les difficultés que doit affronter la population. Au contraire, grâce au soutien de la communauté internationale, le premier ministre de facto nargue la population en multipliant les mesures impopulaires. La dernière en date est la multiplication par trois du coût de la police d’assurance de tous les véhicules à partir du 1er décembre 2023. Cela, alors que les couches intermédiaires de la population s’appauvrissent.
La population se trouve prise entre le feu des groupes armés qui l’extorquent, la rançonnent et celui du gouvernement en place qui, en dépit d’une inflation galopante de 43,9 %, d’un chômage exacerbé (plus de 60 %), la dépouille avec des mesures incohérentes au regard de la situation économique, sociale et politique. Avec la hausse brutale du prix du carburant en 2022, l’insécurité alimentaire, la non-livraison des services d’hygiène de base et d’eau, le déplacement forcé de centaines de milliers de personnes, les problèmes sociaux ont crû de manière exponentielle.
Pendant que la population étouffe et que ses conditions de vie déclinent au quotidien, les dirigeants de fait reçoivent les bons points des tuteurs internationaux[14].
Quel est notre horizon pour aujourd’hui et demain ?
Déjà en 1987, dans l’introduction de son livre Défi à la pauvreté, Franck Laraque nous rappelait que la première phase du processus de construction d’Haïti par nous-mêmes revient à passer du stade de « complète dépendance à l’interdépendance dans la plénitude de la souveraineté ». Et l’auteur de préciser :
Par nous-mêmes veut dire que c’est à nous, Haïtiens, qu’il incombe de concevoir et de mettre sur pied un programme de développement réaliste et rationnel, générateur d’emplois pour les masses, dans une lutte implacable contre la pauvreté. Ce développement est indispensable pour briser le joug néocolonial, carcan à notre cou, qui nous condamne à une asphyxie inexorable[15].
Il est frappant de constater comment, trois décennies plus tard, ces propos gardent toute leur actualité, leur fraicheur ainsi que leur pertinence.
Haïti se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins d’un difficile processus historique de quête démocratique. Celle-ci ayant pour horizon, pour reprendre un titre de Franck Laraque[16], la lutte incessante des masses haïtiennes pour leur indépendance et leur autonomie. En d’autres termes, il s’agit de reprendre le projet de « changer l’État comme premier pas de la refondation de la démocratie, par et pour les majorités et vers une société plus juste[17]».
Les structures sociales et économiques sont à un tel niveau de dégénérescence qu’elles ne sont plus en mesure de garantir le minimum à la majorité de la population. Pourtant, l’ingérence étrangère persiste et elle nous impose ses structures désuètes et dépassées comme carcan. Elle continue de manifester sa volonté de protéger ce statu quo. La seule perspective reste donc la rupture.
Selon l’écrivain et syndicaliste haïtien Marcel Gilbert, l’heure n’est plus aux rafistolages. Le moment est venu de « reprendre tout l’ouvrage », comme qui dirait : « Révolution » ! Mais nous avons l’air tellement fatigués !
Par James Darbouze, enseignant-chercheur, philosophe, sociologue et militant haïtien
- Franck Laraque, professeur au City College à New York, écrivain et militant politique, est décédé en 2016. Il a consacré une partie de sa vie à la lutte contre la dictature sanguinaire de Duvalier. ↑
- Kesler Bien-Aimé est docteur en socio-ethnologie des sciences du patrimoine de l’Université Laval, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti et spécialiste de programme Culture de l’UNESCO. ↑
- Léo Ferré, Le chien, album Amour Anarchie, 1970. ↑
- Surnom qui lui a été donné parce qu’il a exploité des plantations de bananes. ↑
- L’arrivée au pouvoir des néoduvaliéristes néolibéraux avec le support de la « communauté internationale » a consacré le processus de dépérissement capitaliste de l’État haïtien. ↑
- Depuis huit ans, il n’y a eu aucune élection dans le pays. Quoique bancales, les dernières élections ont été organisées en 2016. Depuis 2020, concernant les institutions formelles, le pays fonctionne en régime de fait. De plus, comme le soulignent des autrices, il y a les viols collectifs et les viols individuels, qui participent du dispositif de « muselage » de la population, principalement des femmes, « par le déni de dignité, l’établissement de la peur engendrant la perte de mobilité, la réclusion et l’incapacité de jouir pleinement de sa citoyenneté […] avec pour rôle de produire des citoyennes dociles, des subjectivités politiques de subalternes ». Voir Chantal Ismé et Sabine Lamour, « Réflexions géopolitiques sur le sens des viols collectifs et les féminicides en Ayiti : le genre de la guerre contre les Ayitiens », FALMAG, n° 153, avril 2023. ↑
- Également sans crédibilité dans son rapport à la société haïtienne. ↑
- Organisation internationale pour les migrations, « Haïti : plus de 60 % des déplacements forcés ont eu lieu en 2023, sur fond de brutalité accrue », communiqué, 26 janvier 2024.↑
- Au moment où nous achevons ce texte, sur l’ensemble du territoire haïtien, des centaines de milliers d’enfants, du préscolaire au secondaire, sont contraints de rester chez eux en raison des troubles politiques créés entre autres par le refus du premier ministre Ariel Henry de respecter l’accord du 21 décembre 2022, baptisé Consensus National pour une Transition Inclusive et des Élections Transparentes, qu’il a signé et fait publier dans les colonnes du journal officiel de la République d’Haïti, Le Moniteur, fixant la limite de son mandat au 7 février 2024 : <https://www.haitilibre.com/docs/Consensus-National-pour-une-transition-inclusive-et-des-elections-transparentes.pdf>. ↑
- UNICEF, « Haïti : l’escalade de la violence menace des milliers d’enfants à Port-au-Prince », 11 septembre 2023.↑
- International Crisis Group, « De nouvelles lignes de bataille déchirent Haïti sur fond d’impasse politique », 27 juillet 2022. Au début de janvier 2024, on parle de 300 groupes armés : ICG, « Les gangs en Haïti : une mission étrangère peut-elle briser leur emprise ? », 5 janvier 2024. ↑
- Une remontée dans l’histoire d’Haïti avant 1915 donnerait à considérer un éventail plus large de groupes : les Piquets, les Cacos, les Zinglins. ↑
- Agence France-Presse, « Haïti : le nombre d’homicides a plus que doublé en 2023 », Journal de Montréal, 23 janvier 2024. ↑
- Dans un communiqué de presse en date du jeudi 15 juin 2023, la direction du Fonds monétaire international (FMI) a salué les réformes importantes conduites par les autorités haïtiennes et a approuvé un nouveau programme de référence pour Haïti afin de soutenir les efforts du pays en matière de politique économique, de gouvernance et de reconstruction : voir Fonds monétaire international, « La direction du FMI achève la deuxième revue du programme de référence en faveur d’Haïti », communiqué n° 23/213, 15 juin 2023. ↑
- Franck Laraque, Défi à la pauvreté, Montréal, CIDIHCA, 1987. ↑
- Franck Laraque, L’incessante lutte des masses haïtiennes pour la liberté et leur existence, Tanbou/Tambour, Trilingual Press, été 2005. ↑
- Gérard Pierre-Charles, Haïti. La difficile transition démocratique, Canapé-Vert, Haïti, CRESFED, 1997, p. 38. ↑

Nommer et combattre un système d’immigration colonialiste et raciste
Outre la régularisation des personnes sans papiers, il faut obtenir une refonte du système d’immigration : au lieu de produire vulnérabilités et discriminations, il s’agit d’accueillir les personnes migrantes et immigrantes comme des êtres humains et comme des citoyennes à part entière, de quelque région du monde qu’elles proviennent[2].
Depuis quelques mois, l’attention médiatique et politique sur les personnes immigrantes et migrantes, aiguisée par de petites phrases « assassines » qui les rendent responsables de tous nos maux[3], et en particulier de la crise du logement, de celle de l’éducation[4] et du déclin du français, s’est focalisée sur les travailleuses et travailleurs temporaires, dont le nombre atteint les 2,2 millions au Canada dont 528 000 au Québec selon Statistique Canada, au 4e trimestre de 2023. Les chiffres auraient fait sursauter l’automne dernier Christine Fréchette, ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, qui présentait sa planification des seuils d’immigration qui tient compte uniquement des entrées au pays avec la résidence permanente (ce qu’on appelle couramment l’immigration économique). Cependant, comme le souligne en février la journaliste du Devoir Sarah Champagne[5], Québec a une responsabilité indéniable dans la situation car, quoi qu’en dise le gouvernement caquiste de François Legault, il a ouvert largement la porte : c’est lui en effet qui a demandé au fédéral que les employeurs du Québec qui voulaient recourir au programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) obtiennent un « traitement simplifié » de leur demande, ce qui veut dire que ces employeurs n’ont plus à « faire la démonstration qu’ils ont cherché à recruter quelqu’un localement[6] ». Le résultat est qu’en 2023, le nombre d’entrées par le PTET (58 885) a dépassé au Québec le nombre d’entrées avec un statut de résident permanent (52 790)[7]. Or, les travailleuses et travailleurs du PTET disposent seulement d’un permis temporaire qui, pour les emplois peu qualifiés (en dessous de 26 $/h) ne leur donne pas de voie d’accès à la résidence permanente[8]. En outre, ce permis temporaire de travail est « fermé », c’est-à-dire attaché à un employeur unique : si celui-ci décide de ne pas les garder, ils ou elles doivent rentrer dans leur pays ou se trouver un autre employeur, ce qui, en filigrane, veut dire vivre sans statut, sans papiers, dans une situation extrêmement difficile. Sara Champagne rapporte des témoignages de travailleurs licenciés à peine arrivés au Québec avec leur famille, alors qu’ils ont tout vendu dans leur pays d’origine (La Tunisie et le Maroc en l’occurrence) pour venir y travailler : « Je voudrais que personne ne fasse l’erreur de quitter son pays avec un permis fermé », indique l’un d’eux. Un autre travailleur déplore : « Juridiquement, tout est bien propre, on fait un contrat. Mais on n’a pas sensibilisé les gens aux risques qu’ils vont prendre », et un troisième souligne : « Le gouvernement sait ce qui arrive avec les permis fermés et il ferme les yeux[9] ».
Les batailles de chiffres sur les seuils d’immigration permanente que se sont livrés les partis politiques l’automne dernier semblent bien anecdotiques devant ces témoignages qui renvoient à des enjeux structurels du système d’immigration canadien. Au-delà des chiffres, on ne peut pas comprendre l’emballement pour le recrutement sur permis temporaire sans resituer le phénomène : d’abord dans l’héritage colonialiste-raciste dans lequel sont ancrées ces mesures ; puis dans le changement de paradigme intervenu depuis les années 2000 en matière de politiques d’accès à la résidence permanente, lequel a mis l’accent sur l’utilité économique de l’immigration et a réactualisé la colonialité du pouvoir et le racisme systémique.
Pour éclairer ce fondement colonialiste-raciste, il est nécessaire de croiser des connaissances portant sur les principales lois régissant l’accès à la citoyenneté pour les personnes immigrantes ainsi que sur les principaux statuts d’immigration. Grosso modo, au Canada, la gestion et le contrôle des flux de main-d’œuvre internationale reposent d’un côté sur une voie d’accès vers la résidence permanente et donc vers une forme de citoyenneté, surtout utilisée jusqu’il y a trente à quarante ans par des Européens ou des francophones recherchés par le Québec (comme le montrent les données des recensements de Statistique Canada) et, d’un autre côté, sur des programmes de permis temporaires.
Les permis temporaires structurés par les rapports Nord-Sud
Outre les permis pour les étudiantes et étudiants venant faire leurs études ou profitant du permis vacances-travail (réservé aux pays du Nord[10]), les programmes de permis temporaires se divisent en deux principaux volets : 1) le Programme de mobilité internationale qui inclut différents cas de figure dont le déplacement de salarié·e·s entre filiales, les jeunes de certains pays signataires d’accords avec le Canada ou des situations spécifiques qui sont utilisées, dans bien des cas, pour des emplois considérés comme hautement qualifiés et principalement pourvus par des travailleurs du Nord; 2) les programmes des travailleurs étrangers temporaires (PTET, programme des travailleurs agricoles saisonniers, PTAS, et programme des aides familiaux résidants, PAFR) qui s’adressent essentiellement aux populations du Sud, car ces programmes dépendent d’accords bilatéraux entre le Canada et certains pays comme les Philippines, le Mexique et le Guatemala. Comme déjà mentionné, les permis sont particulièrement restrictifs, ou dits « fermés », parce qu’ils sont émis pour un employeur unique, qui a le pouvoir de le rompre unilatéralement et donc de faire perdre le statut migratoire. Jusqu’en 2002, ces programmes restrictifs de travail temporaire étaient principalement destinés à apporter de la main-d’œuvre saisonnière dans l’agriculture ou à fournir des aides familiales ; celles-ci, car il s’agit majoritairement de femmes, étaient les seules à avoir accès à la résidence permanente, mais devaient cependant attendre avant de pouvoir faire la demande et se faisaient (se font) entretemps durement exploiter, d’autant plus que jusqu’en 2014, elles étaient obligées de vivre chez le particulier employeur qui abusait fréquemment de la situation.
Ce système de migration peut être qualifié d’héritage colonial. Il a en effet été construit après l’abolition en 1962 de l’Acte d’immigration adopté en 1910 par le Canada et qui interdisait l’immigration aux personnes « déclarées comme “inadaptées au climat ou aux besoins du Canada”, bloquant dans les faits la plupart des immigrants non blancs[11] ». Deux mesures significatives ont été prises après cette abolition.
D’une part, en 1966, le Canada adopte un programme pilote destiné à faire venir en Ontario de la main-d’œuvre jamaïcaine de Porto Rico pour répondre aux besoins des fermiers, tout en s’assurant que ces personnes ne resteraient pas au pays. Depuis, la démarche s’est élargie pour déboucher sur les PTAS, PTET et PAFR. De tels programmes ne sont pas spécifiques au Canada. D’autres pays du Nord recourent à la main-d’œuvre du Sud selon le même schéma. Ces programmes bilatéraux ont été dénoncés à maintes reprises à l’issue de travaux de recherche pour leur sexisme et racisme, car ils servent à mettre à la disposition des employeurs une force de travail (physique, émotionnel, etc.) choisie selon son sexe et sa nationalité, ces critères servant à attribuer des « compétences » auxquelles la main-d’œuvre doit se conformer. Au Canada, cette forme d’exploitation genrée et racisée a connu un essor particulièrement important à partir de 2002, lorsque le PTET, d’abord réservé aux emplois qualifiés ou à certains emplois marqués par la rareté de la main-d’œuvre, a été élargi aux emplois dits peu spécialisés, ceux qui connaissent la croissance la plus importante depuis.
Dès 2008, si on inclut les étudiantes et étudiants étrangers qui sont de plus en plus nombreux à venir des pays du Sud global, mais qui appartiennent dès lors à des classes sociales ayant les moyens de payer les frais d’inscription, le nombre d’entrées au Canada de personnes migrantes ayant un statut temporaire a dépassé le nombre d’entrées par la résidence permanente. Depuis, la croissance des entrées de travailleuses et travailleurs temporaires ne s’est pas démentie, et ce, malgré différentes interventions dont celle de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, qui a clairement exprimé dès 2012[12] que les programmes délivrant un permis fermé entretiennent la discrimination systémique à l’égard des populations migrantes en raison de leur sexe, de leur langue, de leur condition sociale, de leur origine et de leur « race » – la majorité des personnes occupant des emplois dits peu spécialisés proviennent du Guatemala, du Mexique et des Philippines. Le recours à ces programmes, destinés à exploiter mais aussi à contrôler les flux de main-d’œuvre venant des pays du Sud global, a été facilité dans l’ensemble du Canada depuis le gouvernement Harper, qui a simplifié les démarches des employeurs pour obtenir des autorisations à procéder à de tels recrutements ou qui les en a dispensés dans certaines conditions. Au Québec, le gouvernement Legault a continué dans cette lignée[13].
La dénaturation de la voie d’accès à la résidence permanente
D’autre part, en 1967, le système de points a été introduit comme voie d’accès à la résidence permanente. Selon Dufour et Forcier[14], la création de ce système de points s’inscrit dans la volonté de réduire le regroupement familial introduisant des travailleurs peu qualifiés et d’augmenter la part d’immigration économique et qualifiée. Ce caractère potentiellement discriminatoire à l’égard des personnes provenant du Sud global, moins massivement qualifiées à l’époque, sera accentué à partir de l’ère Harper; les gouvernements suivants vont en effet renforcer l’immigration économique qualifiée au détriment du regroupement familial – processus qui sera même gelé pendant deux ans – et au détriment des personnes réfugiées et demandeuses d’asile, dont la figure sera en quelque sorte criminalisée soit parce qu’elles seront considérées comme des personnes cherchant à profiter du système de protection sociale, soit comme de « faux » réfugié·e·s « menaçant la sécurité nationale[15]». Parallèlement, alors que les personnes issues des pays du Sud global vont progressivement constituer, après les réformes des années 1960, la majorité des candidats (par rapport aux Européens) empruntant la voie de la résidence permanente, le système de points connait deux modifications majeures. Celles-ci restreignent l’accès aux personnes dont la déclaration d’intérêt (c.-à-d. les postes pour lesquels elles se présentent) correspond aux besoins à court terme des employeurs, qui deviennent en quelque sorte les maitres d’œuvre d’un processus d’immigration qui se privatise[16].
Il s’agit là d’un changement de paradigme amorcé au début des années 2000, qui dénature la voie d’accès à la citoyenneté en réduisant l’être humain, jusqu’alors considéré dans sa globalité, à son intérêt économique, c’est-à-dire à son utilité en termes de main-d’œuvre. Cette utilité économique consiste le plus souvent – au-delà des discours sur la recherche d’une main-d’œuvre qualifiée – à combler à moindre coût les postes délaissés en raison de leur salaire insuffisant et de leurs difficiles conditions de travail. À titre d’exemple, environ la moitié des permis temporaires le sont en réalité pour des emplois peu spécialisés.
Le permis « fermé », forme moderne d’esclavage
Tandis que se déploient les discours qui transforment l’immigration sous ses différentes formes en bouc émissaire, on comprend mieux l’accent mis sur le travail temporaire et en particulier sur les programmes de travail temporaire délivrant un permis fermé. Objet de toutes les attentions pour les employeurs, ces programmes sont profondément rejetés par nombre d’organisations communautaires et syndicales qui demandent la suppression du permis de travail « fermé » au profit d’un permis ouvert et d’un statut permanent. Elles dénoncent ce système d’immigration à deux vitesses, source d’abus, de sous-salaires et d’heures supplémentaires non payées, de violence et de harcèlement psychologique et sexuel, et d’accidents du travail. Un rapporteur spécial de l’ONU, Tomoya Obokata, venu au Canada en septembre dernier pour enquêter à ce sujet a clairement conclu que le « permis fermé » ouvrait la porte à des formes d’« esclavage moderne[17] ». Et pour cause : le statut migratoire dégradé agit auprès des employeurs, qu’on le veuille ou non, comme un signal stigmatisant celles et ceux qui les occupent, les épinglant comme des sous-citoyennes et sous-citoyens.
Un système qui produit vulnérabilités et pertes de statut
Depuis la visite du rapporteur de l’ONU, le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes s’est saisi de ce sujet ainsi que de celui des personnes sans papiers, très nombreuses au Canada (entre 500 000 et 600 000 selon les estimations) en raison de ces politiques. Car ce système d’immigration produit à grande échelle des pertes de statut. Si la vie des employeurs a été simplifiée, celle des détenteurs de permis temporaires fermés ne l’a été en aucun cas, malgré l’ouverture, formellement, de l’accès à la résidence permanente. En pratique, les obstacles sont si nombreux que très peu de personnes titulaires du permis fermé arrivent à obtenir le statut de résident permanent (1 sur 14 entre 2015 et 2022 au Canada). Cette proportion n’est qu’une moyenne : au Québec, comme mentionné, les personnes occupant des emplois peu spécialisés continuent à quelques exceptions près de se voir interdire l’accès à la résidence permanente ou se heurtent à l’insuffisance des moyens disponibles pour la francisation et à la difficulté des tests de français, ce que le gouvernement québécois a fini par reconnaitre. Par ailleurs, nombre de personnes fuyant des employeurs abusifs ne réussissent pas à obtenir ce « permis ouvert pour personnes vulnérables » prévu par Ottawa dans les cas d’abus, car les démarches sont extrêmement lourdes, ou elles n’arrivent pas à obtenir de nouveau un permis « fermé » à l’issue de la durée d’un an accordé avec ce permis ouvert.
Outre la perte de statut en raison de la nature même des politiques d’immigration, qui institutionnalisent la précarité comme moyen de gérer les flux de main-d’œuvre en provenance du Sud global, on peut aussi se retrouver sans papiers quoique dans une moindre mesure, malgré ce que laisse croire la large couverture médiatique du « chemin Roxham », à cause de la non-effectivité ou de l’insuffisance des politiques humanitaires qui accordent trop souvent au compte-gouttes la résidence permanente et qui la refusent pour des raisons aberrantes : on peut voir à cet effet le documentaire L’audience[18], où le juge refuse le statut de réfugié à un couple avec enfants considérant qu’il « magasine » le pays dans lequel il veut vivre ! C’est sans compter les restrictions apportées à des programmes comme le parrainage collectif, victime de son engouement auprès d’une population prête à accompagner financièrement, pendant un an après leur arrivée au Canada, des personnes qui ont auparavant obtenu le statut de réfugié. Il faut aussi rajouter au tableau les quotas annuels imposés par Québec, qui restreint même les entrées par regroupement familial et retarde du coup la réunion des familles des années durant – des conséquences guères différentes de celles résultant de la politique « tolérance zéro » édictée par Trump aux États-Unis envers les demandeurs d’asile provenant du Mexique et qui avait mené à séparer près de 4 000 enfants de leurs parents.
Les annonces début novembre des gouvernements fédéral et québécois sur la planification de l’immigration n’ont pas montré de volonté de corriger ces politiques qui perpétuent la domination envers les travailleuses et travailleurs du Sud global. Cependant, la ministre de l’Immigration du Québec n’a pu éviter de parler de ces travailleurs temporaires et de l’ampleur du phénomène qui avait été révélée par des médias quelques semaines avant l’annonce de la planification. Elle a ainsi indiqué vouloir mettre une condition de maitrise minimale du français à l’oral pour obtenir un renouvellement au bout de trois ans d’un permis temporaire, ce qui a paru totalement indécent aux yeux des organisations syndicales et communautaires œuvrant avec les personnes migrantes, ou pour faire respecter leurs droits humains, puisqu’on ne leur donne même pas la possibilité de s’installer au Québec avec un statut permanent ! Cela semble également ingérable par les employeurs, qui devraient assurer des heures de français sur les lieux de travail alors que bon nombre d’entre eux ne respectent même pas le droit du travail.
Le 14 décembre dernier, Marc Miller, ministre fédéral de l’Immigration, a donné une entrevue au Globe and Mail où il rappelait la promesse faite par Trudeau, il y a déjà deux ans, concernant l’adoption d’un programme de régularisation de grande ampleur. Cependant, l’entrevue montre que les objectifs seraient restreints là encore aux secteurs d’activité pour lesquels les immigrantes et immigrants sont économiquement utiles, comme la construction et la santé, où ils sont jugés « indispensables », et le processus serait très long (s’étirant jusqu’en 2026) pour des raisons explicitées dans l’entrevue, qui se réfèrent à la montée d’un sentiment anti-immigrant parmi la population – un sentiment que les dirigeants politiques sont en réalité en train d’amplifier si ce n’est de créer. Or, les organisations communautaires ou syndicales qui se mobilisent pour obtenir la régularisation des personnes sans papiers demandent de leur côté un programme complet et véritablement inclusif.
Longtemps, face aux politiques discriminatoires d’immigration et à leurs conséquences parfois lourdes sur l’état physique et mental des personnes, des organismes comme le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec ont œuvré de façon assez isolée durant leurs premières années, ne recevant un soutien que d’autres organismes communautaires, puis, petit à petit, d’organisations syndicales. Mais avec la pandémie, qui a jeté une lumière crue sur toutes ces personnes migrantes, précaires ou sans papiers qui ont dû continuer à travailler en s’exposant à l’épidémie, y perdant parfois la vie, ces organisations de travailleuses et travailleurs migrants ont acquis une visibilité et une reconnaissance indéniables, tandis que le sort de ces personnes alors qualifiées d’essentielles n’a pu rester dans l’ombre, et ce, d’autant moins qu’elles ont été les premières à se mobiliser pour faire reconnaitre leurs droits.
À présent, au Québec en particulier, les organisations syndicales sont impliquées dans la campagne pour la régularisation des personnes sans papiers, qui rassemble une trentaine d’organismes communautaires d’envergure provinciale et même internationale[19]. Cette coalition qui a élargi ses objectifs a tenu le 15 février dernier une rencontre stratégique pour déterminer ses priorités et stratégies afin de ne plus être seulement réactive. Au cœur des discussions, il y a la nécessité de déconstruire les discours anti-immigrants et de mettre fin à ce système d’immigration discriminatoire et raciste tout en continuant à réclamer haut et fort un programme de régularisation complet et inclusif.
Un tournant dans la mobilisation pour la régularisation
La mobilisation se trouve en effet à un tournant. Un bras de fer s’est véritablement engagé avec les classes dirigeantes qui cherchent sans pudeur à travers les responsables politiques et la montée des discours anti-immigrants des appuis ou des voix jusqu’à l’extrême droite. Ce n’est pas pour rien que le patronat se montre quasi inflexible à maintenir le système du permis fermé. C’est tout un modèle économique qu’il s’agit de préserver et qui repose sur une main-d’œuvre flexible et à bas salaires permettant, par exemple, de vendre les fruits et légumes cultivés au Québec moins cher ou de faire de la province un espace d’entreprises logistiques à moindre coût. Si tant le gouvernement fédéral que celui du Québec se défendent de poursuivre des objectifs racistes ou inconsidérés, il n’en reste pas moins que transformer les personnes migrantes et immigrantes en boucs émissaires est un moyen de tenter de les isoler, de leur faire perdre un pouvoir de négociation qu’elles ont durement acquis ces dernières années.
L’issue du bras de fer dépendra des mobilisations en cours, et donc aussi de l’engagement des syndicats, notamment au Québec mais pas seulement. Feront-ils de ces enjeux une campagne prioritaire, en se donnant les moyens d’informer et de former les syndicats locaux à connaitre et à faire valoir les droits des travailleuses et travailleurs migrants qu’ils retrouvent de plus en plus souvent dans leur entreprise ?
À l’heure des petites et grandes phrases transformant les personnes migrantes et immigrantes en boucs émissaires de toutes les faillites des responsables politiques en matière d’inflation et de coût de la vie, de logement et d’accroissement des inégalités, l’enjeu dépasse celui de négocier quelques avancées ou de limiter les reculs; il est d’opposer une autre vision du monde, un autre récit qui favorise de larges alliances entre les différents mouvements sociaux et organismes communautaires luttant pour le logement social, contre la pauvreté, contre le racisme, etc. Et pour ce faire, il est fondamental de mettre à nu les ressorts colonialistes et racistes sur lesquels reposent les politiques d’immigration, comme il est nécessaire de montrer en quoi la crise du logement et la spéculation immobilière représentent, comme l’accroissement des inégalités, un des moteurs du processus d’accumulation capitaliste.
Par Carole Yerochewski, sociologue
Carole Yerochewski remercie le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants, notamment Cheolki Yoon, Nina Gonzalez, Noémie Beauvais, Ryan Faulkner, pour leur apport à la mise en lumière et à l’analyse de ces réalités. ↑
- Sur la question de l’immigration, on pourra aussi se référer au dossier du n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistances, 2022. ↑
- Rappelons, entre autres, la déclaration de Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois, comme quoi une « crise sociale sans précédent » menace le Québec à cause du nombre d’immigrants, celle du ministre Jean Boulet qui avait lancé une fausse information à l’automne 2022, en disant que « 80 % des immigrants ne travaillent pas, ne parlent pas français, ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise » et plus récemment, le 22 février, le premier ministre déclarant lors d’un point de presse que « les demandeurs d’asile menacent la langue française » (titre de l’article de Lisa-Marie Gervais, dans Le Devoir du 23 février 2024). Le plus virulent dans les discours anti-immigrants est sans doute le chef conservateur Pierre Poilievre, mais pratiquement aucun parti politique n’évite de reprendre ce type de discours. ↑
- Le gouvernement Legault met sur le dos des demandeurs d’asile les surcharges dans les garderies et les classes. Débouté par la Cour d’appel, il annonce vouloir porter en Cour suprême sa volonté de maintenir l’exclusion des enfants des demandeurs d’asile de l’accès aux garderies subventionnées – une mesure qualifiée de discriminatoire en raison du sexe par la Cour d’appel. ↑
- Sarah Champagne. « Un programme des travailleurs temporaires “totalement dénaturé”, tonne un leader syndical », Le Devoir, 23 février 2024. ↑
- Ibid. ↑
- Le nombre de demandeurs d’asile entrés au Québec, notamment par le chemin Roxham, était près de 59 000 en 2022, mais 27 % d’entre eux, soit environ 16 000 personnes, se sont installés ailleurs au Canada dans l’année même de leur demande d’asile selon les informations collectées par Lisa-Marie Gervais dans son article « La proportion de demandeurs d’asile au Québec ne serait pas aussi élevée que le dit le gouvernement Legault », Le Devoir, du 5 février 2024. ↑
- Contrairement à ce qui est en vigueur dans le reste du Canada depuis la deuxième moitié des années 2010. Le gouvernement Legault, utilisant les prérogatives du Québec en matière d’immigration, a en effet fermé cette possibilité d’accéder à la résidence permanente pour les personnes occupant des emplois peu qualifiés, et ce, y compris pour les aides familiales, alors que ce programme, contrairement au programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) et au PTET, avait toujours donné accès à la résidence permanente. ↑
- Sarah Champagne. « Congédiés sur des permis fermés, des travailleurs temporaires se retrouvent dans l’impasse », Le Devoir, 23 février 2024. ↑
- Sur les 35 pays participants, cinq appartiennent au Sud global : Costa Rica, Mexique, Corée du Sud, Hong Kong et Taïwan. Voir Vivez au Canada. ↑
- Extrait de la Fiche d’information du gouvernement du Canada à l’occasion du Mois de l’histoire des personnes noires au Canada : <https://www.justice.gc.ca/fra/jp-cj/scjn-cbjs/fait2-fact2.html>. ↑
- <https://www.cdpdj.qc.ca/fr/nos-positions/enjeux/travailleurs-migrants>. ↑
- On peut se référer en particulier à l’article de Marie-Hélène Bonin, « Le Québec, de terre d’accueil à club privé », dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, qui décrit la façon dont le gouvernement Legault a négocié dès 2018 une « flexibilisation » du PTET au profit des employeurs. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le nombre de travailleurs et travailleuses temporaires ait cru beaucoup plus vite ces dernières années au Québec que dans le reste du Canada. ↑
- Frédérick Guillaume Dufour et Mathieu Forcier, « Immigration, néoconservatisme et néolibéralisme après la crise de 2008 : le nouveau régime de citoyenneté canadien à la lumière des trajectoires européennes », Revue Interventions économiques, n° 52, 2015. ↑
- Ibid., para. 24. ↑
- Ibid. ↑
- Mélanie Marquis, « Un danger d’esclavage moderne, s’alarme un représentant de l’ONU », La Presse, 6 septembre 2023. ↑
- Émilie B. Guérette et Peggy Nkunga Ndona, L’audience, documentaire, 93 min., Québec, 2023. ↑
- Voir par exemple la lettre ouverte de Nina Gonzalez du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et de 28 organisations, « Cessez les expulsions, régularisez les sans-papiers ! », La Presse, 18 décembre 2023. ↑

Au nom de la transition : utilisation de la crise climatique et hégémonie du capital d’extraction
«Une conjoncture n’est pas une période de temps, elle ne peut être définie que par l’accumulation/la condensation de contradictions, la fusion ou l’amalgame – pour reprendre les termes de Lénine – de « différents courants et circonstances ».
C’est un « moment » et non une « période » surdéterminée dans son principe.»
- Stuart Hall[1]
«La manière d’écrire une histoire du présent – ou de la conjoncture actuelle – implique d’importants enjeux politiques.»
- Gillian Hart[2]
Cet article discute les récents développements et les politiques en lien avec la transition énergétique au Québec. Inspirée par l’analyse conjoncturelle de Stuart Hall et d’Antonio Gramsci, nous tenterons de comprendre les développements en matière de transition énergétique et d’offrir une analyse du moment présent marqué par une récupération du discours de la transition par la droite et sa mise au service d’un régime capitaliste d’extraction. Dans un premier temps, le texte contextualise le projet de transition énergétique au Québec et l’urgence climatique actuelle. Puis, l’analyse conjoncturelle est présentée brièvement. L’article présente ensuite une analyse conjoncturelle du déploiement de la transition énergétique au Québec. L’analyse situe ce moment politique à l’intersection de la géopolitique internationale actuelle et du développement énergétique historique propre à la province. La conclusion ouvre la discussion sur les implications de cette conjoncture pour le projet politique de la gauche québécoise en 2024.
La transition énergétique au Québec
La transition énergétique s’effectue au Québec depuis quelque temps déjà. Le Québec n’est pas seul à avoir amorcé sa grande marche vers un nouveau régime énergétique et vers de nouvelles formes d’énergie. Les transitions énergétiques ne sont pourtant pas des phénomènes nouveaux. Les termes « transitions énergétiques » se veulent d’abord descriptifs pour désigner les transitions qui ont traversé l’histoire depuis l’énergie solaire à l’énergie hydraulique et éolienne jusqu’au charbon et la vapeur, et plus récemment, jusqu’à l’utilisation des hydrocarbures. Bien que les transitions énergétiques soient un fait social récurrent dans l’histoire, la transition énergétique actuelle est complètement différente.
Le gouvernement québécois définit la transition énergétique comme :
l’abandon progressif de l’énergie produite à partir de combustibles fossiles en faveur des diverses formes d’énergie renouvelable. Elle correspond également à des changements dans les comportements afin d’éliminer la surconsommation et le gaspillage d’énergie, tout en favorisant l’émergence d’une culture d’efficacité énergétique[3].
Au-delà d’une simple description, la transition énergétique se présente au Québec comme un projet de transformation sociale. Alors que les transitions antérieures ont eu lieu de manière organique – résultat d’une interaction entre facteurs biophysiques, innovations technologiques et opportunités de marché – la transition actuelle est différente dans le sens qu’on s’applique à la faire arriver, à la manufacturer de toutes pièces. Bien au-delà de la description, la transition énergétique et le discours qui l’encadre sont fermement de l’ordre des politiques et se déploient avec une force matérielle dans l’économie, au sein de la société et sur le territoire québécois. « Le plus gros projet que l’histoire du Québec n’aura jamais vu[4] », au dire du ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie Pierre Fitzgibbon, la transition énergétique est un véritable projet de développement.
La géographe Gillian Hart[5] distingue le Développement – stylisé avec une majuscule – du développement pour expliquer la différence entre un Développement qui résulte d’un effort conscient et intentionnel d’intervention pour promouvoir un changement, et le développement qui désigne plus largement un processus de changement social à travers le temps. À l’instar de Hart qui distingue entre le Développement comme quelque chose qui « est réalisé » du développement qui « arrive », on pourrait distinguer entre les transitions énergétiques passées et la « Transition » faisant actuellement l’objet d’une politique ouvertement développementaliste par le gouvernement québécois.
Trente-quatre ans après la publication du premier rapport du GIEC[6], au Québec comme ailleurs, l’urgence d’agir a gagné la classe politique – certains diront enfin ! Pourtant, la crise climatique à elle seule explique peu la conjoncture actuelle et le déploiement de la Transition énergétique au Québec.
Crise et conjoncture
Si les politiques liées à la Transition énergétique peuvent être perçues comme une réponse de la classe politique à l’appel des scientifiques et des groupes écologistes, cette lecture est trop simple. La crise climatique est un fait indéniable. Pourtant, l’urgence d’agir face à cette crise, comme on l’expliquera plus bas, n’offre pas en elle-même une explication aux dynamiques politiques qui caractérisent le moment présent et qui se traduisent par le projet de la Transition énergétique.
Dans un passage des Cahiers de prison s’intéressant spécifiquement aux crises économiques, Gramsci écrit : « On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des évènements fondamentaux ; elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui impliquent tout le développement ultérieur de la vie de l’État[7] ». L’analyse de la conjoncture devient, pour Gramsci, nécessaire à toute analyse historico-politique afin d’éviter un excès d’économisme ou un excès d’idéologisme et trouver le « juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel » – ou conjoncturel. Pour Gramsci, « le lien dialectique entre les deux ordres de mouvements, et donc entre les deux ordres de recherche, est difficile à établir exactement et si l’erreur est grave dans le champ de l’historiographie, elle le devient encore plus dans l’art politique, où il ne s’agit pas de reconstruire l’histoire passée, mais de construire l’histoire présente et à venir ». C’est ce point qui mène Gillian Hart au constat offert en épigraphe.
Voilà précisément la tâche et le rôle politique de l’analyse conjoncturelle[8]. Au-delà d’une simple « méthode » pouvant être séparée de la théorie et de la politique, l’analyse de la conjoncture porte attention aux processus dialectiques qui s’opèrent entre les forces globales de la mondialité et de la vie quotidienne et l’hégémonie bourgeoise qui fait médiation entre les deux[9]. Ainsi, elle détermine les tensions traversant le moment présent et « les contradictions à partir desquelles différentes possibilités peuvent émerger[10]». Pour Gillian Hart, l’analyse conjoncturelle offre une méthode de travail politique qui permet d’intervenir dans le présent pour le changer[11].
Géopolitique internationale de la Transition
Ce détour théorique nous permet de mieux entreprendre l’analyse de la conjoncture actuelle et de la Transition énergétique québécoise. Déjà en 2018, le premier Plan directeur en transition énergétique (2018-2023) signé par le premier ministre Philippe Couillard annonçait en introduction : « Cette transition constitue également une véritable occasion de croissance que nous devons saisir[12] ». Depuis, les citations du genre saturent l’espace public. Pour le gouvernement et la classe dirigeante, la Transition énergétique était, dès le départ, une bonne opportunité d’affaires qu’on doit maintenant plus que jamais s’empresser de saisir. L’urgence de la Transition énergétique telle qu’elle se manifeste dans les politiques actuelles n’est pas seulement climatique, elle est aussi économique.
En effet, la Transition constitue une occasion d’affaires pressante, car un tout nouveau marché se dessine à l’horizon alors que la géopolitique mondiale de l’énergie est en remaniement. Ce remaniement est accéléré par la guerre en Ukraine[13], et possiblement accentué par les récents blocus maritimes, incluant le blocus du groupe yéménite des Houthis dans l’important détroit de Bab el-Mandeb[14]. Ces évènements auront un effet structurant sur le long terme pour la géopolitique de l’énergie au même titre que les chocs pétroliers des années 1970 et les évènements du 11 septembre 2001 ont animé une volonté de production et d’autosuffisance pétrolières chez nos voisins du Sud qui sont aujourd’hui devenus un des plus importants producteurs au monde.
Bien que les engagements climatiques et certaines politiques de Transition énergétique soient antérieurs à ces récents évènements, on ne peut analyser le déploiement des politiques et des investissements en lien avec la Transition énergétique au Québec en dehors du contexte géopolitique international, en commençant par les répercussions de la Loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), adoptée par l’administration américaine en août 2022. Cette loi est, elle-même, une réponse à la montée en puissance de la Chine qui, non seulement domine les marchés pour un nombre important de ressources clés pour le XXIe siècle, comme les minéraux critiques et stratégiques, mais qui tend aussi à un rapprochement avec la Russie, notamment sur le plan économique.
L’adoption de l’IRA a provoqué une onde de choc dans le secteur de l’automobile nord-américain en offrant de fortes subventions à la production de voitures électriques aux États-Unis et destinées au marché américain. La réaction au Canada fut rapide. Quelques semaines après cette annonce historique, le premier ministre Justin Trudeau ordonnait en octobre 2022, par la Loi sur Investissement Canada, le désinvestissement de compagnies chinoises dans le secteur du lithium canadien. Depuis, plus de neuf milliards de dollars en subventions ont été offerts pour le développement d’une filière batterie au pays. La Transition s’ancre au territoire à la vitesse grand V.
À preuve, le Québec fait face à un boom minier sans précédent : l’intérêt pour les minéraux critiques et stratégiques s’étend maintenant « au sud » de la province. Entre janvier 2021 et mai 2022, Mining Watch Canada répertoriait une augmentation dans l’octroi des titres miniers (claims) dans la région de Lanaudière de 408 % – la plus forte augmentation dans la province. Pour la même période, l’augmentation pour l’Outaouais était de 211 %, pour les Laurentides de 71,2 % et de 49,1 % pour la Mauricie. Il s’agit d’une augmentation moyenne de 129 %, soit 4,9 fois plus élevée que l’augmentation observée sur l’ensemble du territoire québécois au cours de la même période[15]. Au total, près de 140 000 titres miniers ont été octroyés dans les deux dernières années[16].
Dans la vallée du Saint-Laurent, on développe une filière batterie. Déjà, des cours d’eau ont été détournés et des milieux humides asséchés dans le territoire de la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour pour faire place aux usines de cette filière. À McMasterville, les travaux de déboisement pour la construction de l’usine de Northvolt ont débuté. Aucun de ces projets n’atteint les seuils requérant une évaluation environnementale, pas même la giga-usine de Northvolt, depuis la modification des seuils d’assujettissement à un examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en février 2023. Sans une évaluation environnementale, on accélère les travaux au nom de la Transition, urgence climatique à l’appui.
La littérature scientifique tout comme le discours public et les politiques en lien avec la Transition énergétique présentent un fort biais technologique. Face à la crise, le progrès technologique se présente comme l’unique voie de sortie. À défaut de remettre en question notre surconsommation ou notre relation à l’environnement, la Transition énergétique trace la continuation d’un régime extractiviste bien plus qu’un réel tournant.
Transition populiste et patriotique
Appréhender la Transition énergétique comme la simple poursuite du cours des choses n’offre cependant qu’une compréhension partielle. L’analyse de la conjoncture s’intéresse à ce qui est différent et spécifique au moment présent. Ainsi, derrière le « business as usual » se cachent un populisme et un patriotisme mis à profit pour la relance du long projet hégémonique du capitalisme extractiviste au Québec.
Au nom de l’urgence climatique et de la Transition, on justifie le plus vaste projet de développement depuis la construction des grands barrages de la baie James. En faisant explicitement référence à ce passé et au portefeuille énergétique décarboné du Québec, les politiques qui visent à développer une filière batterie dans la province récupèrent du même coup un discours patriotique émanant d’une autre époque. L’énergie propre qui a fait le développement du Québec, et qui fait sa fierté encore aujourd’hui, sera mise à profit dans le nouveau régime énergétique de la Transition. L’appel populiste de ce discours patriotique résonne chez les Québécoises et Québécois fiers d’avoir un des réseaux électriques les plus propres au monde. Ces comparaisons trop rapides omettent de mentionner les impacts sur le territoire du développement hydroélectrique de la province ainsi que tout le reste de l’histoire qui a mené à la signature de ce qu’on appelle la paix des braves[17] en 2002. On néglige pareillement de mentionner que ce développement qui fait la fierté de tous les Québécois s’est effectué dans certains territoires et s’est fait sur le dos de certaines communautés. On ne parle pas, non plus, de qui devra composer avec les répercussions du développement d’une filière batterie – de l’extraction des minéraux critiques et stratégiques jusqu’au recyclage de ces batteries.
Le gouvernement, par ce rappel du développement hydroélectrique de la province et par la comparaison entre les projets de la baie James et le développement de la filière batterie, présente les politiques de Transition énergétique, le développement de la filière batterie en particulier, comme un projet social qui bénéficiera au Québec et à son économie, et donc aux Québécoises et aux Québécois. Avec un discours nationaliste et écologique, le gouvernement ouvre le territoire – et les coffres de l’État – aux multinationales qui souhaitent venir exploiter ces ressources. La longue marche du capitalisme d’extraction amorcée depuis Duplessis au profit des intérêts privés et du capital poursuit son cours. La Transition énergétique réussit exactement là où le Plan Nord du gouvernement libéral n’avait pas su le faire dans les années 2010.
Sous cette nouvelle mouture, il devient encore plus difficile de critiquer ouvertement les politiques de Développement et de Transition : non seulement la Transition sera bénéfique aux Québécois, mais elle est nécessaire. L’urgence climatique qui est pourtant bien réelle est invoquée pour évacuer la critique. En réponse à une demande d’injonction intentée par le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) qui dénonçait justement le manque de transparence et l’empressement dans le dossier Northvolt, le ministre Fitzgibbon s’est dit inquiet face au « risque » que représente cette demande d’injonction qui selon lui porte atteinte à la crédibilité du Québec aux yeux des investisseurs. Ces derniers « clairement, se questionnent […] et se demandent “est-ce qu’on est bienvenu au Québec” ? », a-t-il ensuite expliqué[18]. Les inquiétudes et les questions des Québécois et Québécoises qui s’interrogent au sujet de l’impact environnemental de la Transition et de sa réelle contribution à l’économie de la province préoccupent visiblement moins le ministre. À la veille de l’audience dans le dossier opposant Northvolt au CQDE, le ministre se montrait provocateur sur les ondes de TVA : « Si la population n’en veut pas du projet, il n’y en aura pas de projet. Ce n’est pas grave[19] ».
L’effet implicite et pernicieux de propos comme ceux du ministre est qu’ils servent à recadrer la critique comme une forme de déni de l’urgence elle-même. On confond ici la forme et le fond. L’opposition à la forme que prennent ces politiques et leurs impacts territoriaux, économiques et sociaux est réinterprétée comme une critique du fond, à savoir les bienfaits, voire la nécessité, de décarboner l’économie. En tirant ainsi sur les pieds de la critique, on nie l’alternative. Critiquer le développement d’une filière batterie revient à dire qu’on préfère le statu quo. Il n’y a pas de place ici pour des solutions à la crise climatique qui reposeraient sur autre chose que l’électromobilité et la voiture solo. Au nom de la Transition, le ministre et le gouvernement se donnent non seulement l’autorisation d’aller vite, mais ils manipulent aussi le discours pour évacuer la critique au profit d’un régime extractiviste redoré d’une vertu écologique.
« Voir le présent différemment[20] »
Le gouvernement caquiste offre une solution interventionniste à la crise climatique, certes. Néanmoins, la critique face à ce développement s’intensifie. Depuis les annonces de l’implantation de l’usine de batteries de Northvolt à l’automne dernier, le discours public tend à changer. On s’interroge par exemple à savoir si les batteries construites au Québécois bénéficieront aux Québécois et Québécoises et à l’environnement local. On se demande si les minéraux critiques et stratégiques extraits au Québec contribueront à la chaine de valeur de la batterie québécoise.
Bien qu’après plus d’un demi-siècle de libéralisation économique, l’état du commerce international et des chaines d’approvisionnement mondialisées complexifie les possibles réponses à ces questions, ces dernières expriment des préoccupations légitimes que l’on gagnerait à considérer avec sérieux. La population québécoise se demande à quel prix se fera le plus grand développement de son histoire, pour le bénéfice ou au détriment de qui, et surtout de quelle façon.
Par son mépris envers ces préoccupations et par le contournement des réglementations et des institutions québécoises comme le BAPE, mises en place expressément pour assurer un respect de l’environnement, la Transition du gouvernement caquiste forge, à même la solution, les contradictions pouvant créer son échec. L’analyse succincte de la conjoncture actuelle présentée ici permet de mettre en lumière la réarticulation de l’hégémonie capitaliste sous le couvert de la Transition énergétique. Cette analyse permet aussi de déceler des tensions et des contradictions au sein de ce projet. Comme Gillian Hart nous le rappelle, l’hégémonie est toujours instable et fragile[21].
L’analyse conjoncturelle témoigne également de la transformation du terrain de luttes. Aujourd’hui plus que jamais, la question environnementale n’appartient pas, ou plus, à la gauche. On assiste à une nouvelle articulation idéologique entre l’écologie et le capital. À ses débuts, idéologie conservatrice au service de l’aristocratie, l’écologie représentait néanmoins une opposition aux forces industrielles du capital. La gauche, il faut se le rappeler, a parfois même soutenu le développement industriel au nom de la classe ouvrière. Avec la Transition énergétique, on assiste pour la première fois à une collusion idéologique entre l’« écologie » et l’industrialisation au service du capital. Ce constat démontre la nécessité de revoir l’articulation du projet politique de la gauche selon la présente conjoncture.
Par Cynthia Morinville, professeure au Département des sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières
- Stuart Hall, « Popular democratic vs authoritarian populism : two ways of taking democracy seriously », dans Alan Hunt (dir.), Marxism and Democracy, Londres, Lawrence & Wishart, 1980, p. 165. Notre traduction. ↑
- Gillian Hart, « D/developments after the Meltdown », Antipode, n° 41, 2010, p. 119. Notre traduction. ↑
- Gouvernement du Québec, Transition énergétique, 22 février 2024. ↑
- « La filière batterie arrive à Granby : entrevue avec Pierre Fitzgibbon », Le téléjournal avec Patrice Roy, Radio-Canada, 5 septembre 2023. ↑
- Gillian Hart, « Development debates in the 1990s : culs de sac and promising paths », Progress in Human Geography, vol. 25, n° 4, 2001, p. 649-658 ; « Development/s beyond neoliberalism ? Power, culture, political economy », Progress in Human Geography, vol. 26, n° 6, 2002, p. 812-822 ; « Geography and development : critical ethnographies », Progress in Human Geography, vol. 28, n° 1, 2004, p. 91-100 ; « D/developments after the Meltdown », Antipode, n° 41, 2010, p. 117-141. Voir aussi Michael Cowen et Robert Shenton, Doctrines of Development, Londres/New York, Routledge, 1996. ↑
- GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. ↑
- Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Cahier 13, § 17, Paris, Gallimard, 2022, p. 428. ↑
- La dernière décennie, depuis la mort de Stuart Hall en 2014, a vu un bourgeonnement d’écrits sur l’analyse conjoncturelle. D’importantes divergences conceptuelles existent dans ce corpus. Pour une discussion des différences et des convergences dans l’analyse conjoncturelle de Stuart Hall, Antonio Gramsci et Louis Althusser, voir Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis : “Seeing the present differently” through global lenses », Antipode, vol. 56, n° 1, 2024, p. 135-164. ↑
- Ces trois « domaines » d’analyse repris par Hart (2024) sont tirés de la théorie de la production de l’espace d’Henri Lefebvre dans La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970. ↑
- Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis », op. cit., 2024, p. 137. ↑
- Ibid. ↑
- Gouvernement du Québec, Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2018-2023. Conjuguer nos forces pour un avenir énergétique durable, Québec, 2018. ↑
- Mark Winfield, « How the war in Ukraine will shape Canada’s energy policy – and climate change », The Conversation, 7 mars 2022. ↑
- Maxence Brischoux, « Le retour des blocus navals en mer Noire et en mer Rouge : vers le démembrement d’un espace commun », The Conversation, 6 février 2024. ↑
- Coalition Québec meilleure mine, « Boom minier sans précédent autour du Mont Tremblant et dans le sud du Québec : Appel au moratoire », MiningWatch Canada, 18 août 2022. ↑
- Eau Secours, Coalition Québec meilleure mine et Mining Watch, « Lancement du premier guide citoyen sur les impacts de l’industrie minière », communiqué, 21 novembre 2023.↑
- Entente entre le gouvernement du Québec et les Cris du territoire de la baie James qui met fin à des dizaines d’années de batailles juridiques. ↑
- Stéphane Blais, « Fitzgibbon est inquiet du message qu’envoie la judiciarisation du dossier Northvolt », Le Devoir, 22 janvier 2024. ↑
- TVA Nouvelles, 22 janvier 2024, <https://www.tvanouvelles.ca/2024/01/22/northvolt-si-la-population-ne-veut-pas-du-projet-il-ny-aura-pas-de-projet-dit-pierre-fitzgibbon>. ↑
- Ce sous-titre, emprunté à Gillian Hart, dans « Modalities of conjunctural analysis », est inspiré du concept de previsione d’Antonio Gramsci : ni prévision, ni prédiction, le previsione permet de voir le présent différemment afin de rendre possible l’intervention dans le présent. Voir aussi Peter D. Thomas, « The plural temporalities of hegemony », Rethinking Marxism, vol. 29, n° 2, 2017, p. 281-302. ↑
- Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis », op. cit., 2024. ↑

Libérer la parole citoyenne face à une école qui va mal
L’école québécoise va mal : en témoignent d’innombrables lettres aux médias à chaque rentrée scolaire, la désertion de la profession dans les cinq premières années d’environ 20 % des nouvelles enseignantes et enseignants, la grève et la mobilisation importante des enseignantes et enseignants à l’automne 2023, ainsi que les cris d’alarme nombreux et récurrents de spécialistes, observatrices et observateurs de l’éducation. Dans un documentaire d’Érik Cimon, L’école autrement[2], Guy Rocher laisse tomber cette phrase terrible : « J’ai honte de ce qu’est devenue l’école québécoise ». Ce grand sociologue, l’un des architectes du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, le fameux rapport Parent, commentait alors l’iniquité de notre système scolaire.
Pendant ce temps, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), totalement imperméable à ces appels de détresse, fricote et pilote sans vergogne des projets de loi décriés par le milieu. Les consultations sont factices et les résistances organisées totalement ignorées, à l’instar de la levée de boucliers provoquée par le projet de loi 23, finalement adopté le 7 décembre 2023, qui retire au Conseil supérieur de l’éducation sa mission de veiller à la qualité de l’ensemble du réseau d’éducation québécois, qui accroit une centralisation administrative déjà exagérée et qui crée un institut d’excellence dont plusieurs craignent qu’il ne vienne dicter des pratiques pédagogiques censées relever de l’autonomie professionnelle.
Cette détérioration à petit feu de l’école publique dure depuis trop longtemps. Pour faire le point et organiser une réflexion large sur la situation, le regroupement citoyen Debout pour l’école a lancé, au printemps 2023, une vaste consultation populaire, Parlons éducation, sur l’état de l’éducation un peu partout dans la province, conjointement avec trois autres groupes citoyens – Je protège mon école publique, École ensemble et le Mouvement pour l’école moderne et ouverte (MÉMO) – et avec l’appui d’une cinquantaine d’organisations partenaires. Dans le but avoué de libérer la parole citoyenne, Parlons éducation s’est décliné en une vingtaine de forums organisés dans 18 villes du Québec. À cela s’est ajoutée la tenue de rencontres destinées spécifiquement aux jeunes, à partir d’un guide conçu par un comité jeunesse et reprenant les grandes lignes du matériel proposé dans les forums.
Il s’agissait d’un véritable pari, basé sur la conviction que des échanges sur la situation étaient nécessaires et souhaités par un nombre élevé de personnes interpellées par la condition de notre système éducatif. Pari gagné : à partir d’un Document de participation[3], plus de mille personnes ont participé à une cinquantaine d’ateliers, entre mars et juin 2023, consacrant un vendredi soir et un samedi entier à discuter des cinq thèmes proposés : la mission de l’école, l’iniquité actuelle du système scolaire, le sort réservé à certaines populations laissées pour compte, les conditions dégradées d’exercice et de travail des personnels et la démocratie scolaire. Parallèlement, plusieurs centaines de jeunes s’exprimaient aussi sur les mêmes sujets.
Au-delà d’une participation importante à ces forums et aux ateliers jeunesse, il faut souligner la qualité des interventions et la richesse des échanges. Même si les constats avérés par l’exercice sont loin d’être reluisants, le fait de pouvoir les partager, d’en discuter les causes et les conséquences a eu, entre autres, l’effet de raviver l’espoir qu’il se passe quelque chose en éducation.
De graves problèmes
Dès la conclusion des forums et ateliers jeunesse, une équipe de cinq personnes s’est attelée à produire la synthèse du millier de pages de transcription des échanges. Rendu public le 6 décembre dernier, le portrait[4] qu’elle trace de notre école est désolant.
Il y a longtemps que la mission de l’école n’a pas été revue et qu’elle n’a pas fait l’objet d’un débat public. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa déclinaison actuelle – instruire, socialiser, qualifier – n’est pas comprise de la même manière par tout le monde. La dimension « qualification » semble avoir pris trop de place ou ne couvrir que la formation de la main-d’œuvre future; le terme « instruction » fait l’impasse sur l’éducation et l’interprétation de « socialiser » est pour le moins variable.
Or, à l’heure où de grands bouleversements sociaux sont en cours (dérèglements climatiques, omniprésence du numérique, désinformation, développement fulgurant de l’intelligence artificielle, pour ne nommer que ceux-là) ne serait-il pas opportun de faire le point sur ce qu’on attend de l’école ? Ne serait-il pas impératif de rebâtir un consensus social sur la mission de l’école et de la recentrer sur l’élève, selon une visée de développement personnel, d’ouverture sur les enjeux de société, d’émancipation et de formation citoyenne critique ? Cela favoriserait certainement une meilleure synergie de l’ensemble des intervenantes et intervenants en éducation et permettrait de mieux juger de l’adéquation avec les moyens consentis au système scolaire.
À propos de l’iniquité actuelle du système scolaire, les participantes et participants en avaient long à dire. Déjà dénoncée par le Conseil supérieur de l’éducation dans son rapport de 2016[5], la segmentation des populations étudiantes de l’école québécoise semble s’être accentuée, si l’on se fie aux nombreux témoignages recueillis. Les effets sont délétères.
Cette réalité est beaucoup plus prégnante dans les grands centres. Avec la présence d’écoles privées subventionnées et le foisonnement de projets particuliers sélectifs à l’école publique, le système québécois est devenu un véritable marché scolaire où règne le culte de la performance[6]. Comme le soulignent plusieurs, il s’agit d’un cercle vicieux : complètement privée de la possibilité d’une saine émulation entre pair·e·s s et aux prises avec une concentration indue de cas lourds, l’école publique, qui assume seule toutes ces classes qu’on dit maintenant ordinaires, suffoque et ne peut plus assurer l’égalité des chances de réussite aux enfants qui la fréquentent. Les parents craignent d’y envoyer leurs enfants et font tout pour les inscrire ailleurs, ce qui accentue le problème. On parle déjà de sélection à la fin du primaire ! La course effrénée à une prétendue « meilleure école », avec ce que cela suppose de stress pour les parents comme pour les enfants, est-ce bien ce que nous voulons comme système éducatif ?
Le Document de participation aux forums faisait aussi état de nombreuses populations scolaires laissées pour compte dans le système actuel. Dans ce domaine, les problèmes sont connus depuis longtemps : les ateliers ont permis de confirmer qu’ils perdurent ! Le manque de moyens, en particulier l’insuffisance de personnels spécialisés, pour venir en aide aux élèves handicapé·e·s ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) est criant, alors que le nombre d’enfants présentant des problèmes particuliers a explosé au Québec depuis une quinzaine d’années, un phénomène dont le gouvernement ne semble pas s’inquiéter. La trop grande proportion d’élèves en difficulté dans les classes régulières, le manque de services de soutien, le temps grugé par les formalités administratives liées à l’évaluation des cas, tout cela s’ajoute aux différents obstacles à surmonter pour répondre adéquatement aux besoins des élèves.
Il y a aussi peu de ressources et de soutien pour garantir la reconnaissance, la valorisation et l’inclusion des savoirs, des valeurs et des points de vue des Premières Nations et des Inuits dans le système scolaire. Dans les régions où la présence autochtone est importante, il s’agit d’une réalité bien concrète qui constitue un frein puissant à l’intégration scolaire des élèves.
Même si beaucoup d’efforts ont été mis pour accueillir les élèves nouvellement arrivés au Québec, des accompagnements additionnels demeurent nécessaires. On insiste, par exemple, sur l’importance d’assurer l’accès à des cours de francisation gratuits et prolongés pour les enfants, mais aussi pour leur famille, et de fournir les ressources nécessaires au bon fonctionnement des classes d’accueil et à la mise en œuvre de mesures favorisant la mixité interculturelle.
Le peu de valorisation de la formation professionnelle (FP) constitue un obstacle important à la scolarisation de nombreux jeunes qui auraient de l’intérêt pour des formations diplômantes dans une grande variété de métiers utiles et bien rémunérés. Ils pourraient trouver dans cette filière – c’est déjà le cas pour certains secteurs – la motivation à persévérer dans leurs études ou pour raccrocher. L’importance de la formation générale des adultes (FGA) a aussi été mise de l’avant comme « seconde chance » pour des élèves en difficulté au secondaire, pour des décrocheuses ou décrocheurs ou pour tout adulte qui a besoin de formation générale pour acquérir des connaissances et des compétences de base. La FGA mérite plus de reconnaissance et de moyens pour lui permettre de jouer le rôle spécifique et nécessaire qui lui est dévolu dans le système éducatif.
Les critiques nombreuses faites aux conditions d’exercice et de travail de la profession enseignante ne surprendront personne : l’appui de la population aux grèves de l’automne 2023 dans le cadre des négociations des conventions collectives du secteur public montre que la situation est connue du grand public. Dans les forums, plusieurs enseignantes et enseignants ont illustré par des exemples bien concrets ce qu’est devenu leur métier. Une reddition de comptes beaucoup trop lourde qui restreint l’autonomie professionnelle, la lourdeur de la tâche, la place énorme de l’évaluation au regard du temps nécessaire pour l’apprentissage, le trop grand nombre d’élèves en difficulté dans les classes, la précarisation des emplois et des conditions de travail, autant d’éléments qui se résument en un unique cri du cœur : il n’y a pas d’espace pour s’occuper vraiment des élèves !
Les commentaires débordent largement la seule situation de l’enseignement. On a notamment soulevé de façon récurrente l’insuffisance des différents personnels d’appui à l’enseignement. Les écoles doivent composer avec un manque de psychologues, d’orthophonistes et d’employé·e·s de soutien, inutile de dire que les services aux élèves en pâtissent, ce qui augmente d’autant la tâche enseignante.
Sur la démocratie scolaire, finalement, les participantes et les participants en avaient aussi beaucoup à dire. Sans doute faut-il éviter de généraliser trop rapidement, mais on a rapporté à de nombreux endroits que les conseils d’administration des centres de services scolaires (CSS) se comportent souvent comme des chambres d’écho de décisions prises en amont. Les conseils d’établissement fonctionnent mieux, mais leur pouvoir d’orientation et de décision est très limité. Si l’ancien modèle des commissions scolaires présentait des défauts, l’abolition de celles-ci par la loi 40 en 2020 a empiré les choses, et la récente loi 23, qui donne davantage de pouvoirs au ministre sur les directions des CSS, ne va certainement pas améliorer la démocratie scolaire.
L’existence d’une forme d’omerta dans le milieu scolaire a par ailleurs été plusieurs fois dénoncée dans les échanges. Peut-être basée en partie sur une fausse conception du devoir de réserve, mais sûrement entretenue par une peur bien réelle de représailles, les artisans du monde scolaire n’osent pas dénoncer les situations problématiques qu’ils observent. Dans au moins deux régions du Québec, une directive interne aurait d’ailleurs circulé de la part de la direction des CSS pour déconseiller la participation de membres du personnel aux forums Parlons éducation.
Le thème de l’éducation est large et plusieurs sujets n’ont pas pu être traités directement dans les ateliers des forums. Mais les échanges ont été émaillés de nombreuses références à la tyrannie de la gestion axée sur les résultats – incompatible avec un milieu éducatif et porteuse de dérives dans le fonctionnement des écoles –, à l’obsession de l’évaluation, à la nécessité de valoriser le français et les compétences langagières sous toutes leurs formes ainsi qu’au problème des surdiagnostics et de la médicalisation qui ont cours dès la petite enfance, pour ne nommer que ceux-là.
Que faire ?
Il y aura eu, en dernière analyse, bien peu de controverses dans ces forums, tant ont pu émerger sur chaque sujet des consensus spontanés. Mais au-delà du tableau déprimant que l’exercice a brossé de l’école québécoise, il faut souligner l’appétit des participantes et des participants pour qu’il se passe quelque chose, pour qu’on trouve le moyen de forcer la mise en œuvre de changements à apporter au système scolaire. Plusieurs orientations et éléments de solutions ont d’ailleurs été proposés lors de ces rencontres.
Que faire face à un gouvernement « téflon » qui prend systématiquement les choses par le mauvais bout ? Qui, par exemple, cherche éperdument du nouveau personnel, sans se préoccuper des causes de cette défection ? Qui, en contradiction flagrante avec son discours, centralise les pouvoirs et refuse d’écouter la parole citoyenne ?
La réflexion sur ces questionnements a commencé avant même la fin des forums citoyens. Ces derniers ont pu permettre d’avaliser l’état des lieux : il faut, dans une deuxième phase, dégager un consensus sur les chantiers les plus urgents à mettre en place et se centrer sur la formulation des solutions les plus pressantes pour que l’école québécoise soit véritablement équitable et émancipatrice.
Une tâche moins simple qu’elle n’y parait : il est plus facile de s’entendre sur les problèmes à dénoncer que sur la nature des solutions à préconiser ! C’est tout de même à élaborer une telle démarche que s’est attelé le collectif citoyen Debout pour l’école, tout de suite après les forums.
Le collectif s’est d’abord restructuré, embauchant un coordonnateur à plein temps et se dotant d’un comité directeur d’une douzaine de personnes qui a établi un plan de travail.
Dans une première étape, des groupes constitués (communautaires, citoyens, syndicaux) seront invités, à partir de la synthèse des forums, à formuler les changements qu’il faudrait apporter au système scolaire, en ciblant les plus pressants d’entre eux. Qu’est-ce qui devrait être entrepris au premier chef pour que le système éducatif québécois puisse véritablement offrir à tous les enfants une éducation de qualité, inclusive et émancipatrice ? À partir d’un outil d’animation, tous les groupes seront conviés à participer à cette démarche. Des comités régionaux sont déjà à pied d’œuvre pour susciter des rencontres régionales autour de cette question.
Le comité directeur de Debout pour l’école fera ensuite la synthèse des commentaires et propositions reçues, pour élaborer une déclaration qui, en plus de cerner concrètement des priorités, étayera et argumentera solidement chacune d’elles.
L’idée générale est d’obtenir ultimement un appui formel d’une part importante de la société civile. Il faut rappeler qu’une cinquantaine d’organisations avaient positivement répondu pour appuyer la tenue des forums citoyens. Cette fois, elles seront sollicitées pour un appui politique aux revendications principales qui seront retenues.
Un rendez-vous national
Il y a fort à parier cependant que l’obtention d’un consensus, même très large, sur l’urgence de mettre en place quelques chantiers prioritaires en éducation au Québec, ne suffira pas à influencer un gouvernement qui n’écoute personne.
Depuis des lustres, au Québec, on gère l’éducation, devenue un poste budgétaire parmi d’autres. L’impulsion à ne considérer l’éducation que sous l’angle de la productivité a été donnée par François Legault lui-même, alors ministre de l’Éducation, au début des années 2000. Depuis, à coup de plans de réussite, la préoccupation pour la quantité de jeunes diplômé·e·s a largement pris le pas sur celle de la nature et de la qualité de l’éducation qu’elles et ils reçoivent. L’éducation vue comme capital individuel à développer dans un monde de concurrence : le paradigme, foncièrement néolibéral, a fait son chemin. Pourquoi dès lors s’embarrasser de réflexions ou de débats sur le bien commun ?
Ce cadre idéologique est d’autant plus alarmant que pour entreprendre avec succès des réformes progressistes, il faut au préalable prendre le temps et les moyens d’obtenir des consensus sociaux. À titre d’exemple, citons le cas du financement de l’école privée. Combien de parents de la classe moyenne, attachés à l’idée que l’élitisme sert les intérêts de leurs enfants, combattraient avec vigueur le plan du groupe citoyen École ensemble[7] et l’idée même d’une école commune ?
S’il est possible qu’une déclaration commune sur l’avenir de l’école québécoise soit élaborée et qu’elle rassemble suffisamment d’appuis, il faudra donner à la publication d’une telle déclaration toute l’envergure nécessaire. C’est la raison pour laquelle Debout pour l’école pense organiser, en 2025, un grand rendez-vous national sur l’éducation dans le but de lancer publiquement cette déclaration et d’exiger du gouvernement qu’il y donne suite.
Un tel rendez-vous pourrait constituer une pression politique importante et mettre de l’avant des idées essentielles, à une petite année des élections provinciales, tout en se faisant le porte-voix de la nécessité d’agir en éducation. Cela pourrait être aussi un lieu d’échange privilégié sur des problématiques qui, tout en étant importantes, n’auront pas trouvé leur chemin vers les éléments essentiels d’une déclaration.
Outre Debout pour l’école, plusieurs groupes militent au Québec pour une meilleure éducation. Rappelons qu’École ensemble, le Mouvement pour une école moderne et ouverte et Je protège mon école publique étaient aussi impliqués dans l’organisation des forums. L’existence de ces groupes, le succès des forums citoyens Parlons éducation, l’ampleur des grèves enseignantes du secteur public et le soutien qu’elles ont reçu, tout cela laisse entrevoir qu’une importante mobilisation provenant de la base pourrait se constituer en faveur d’une refonte progressiste de l’école québécoise.
C’est ce qui donne espoir et ce à quoi Debout pour l’école[8] entend travailler au cours des prochains mois.
Par Jean Trudelle, professeur retraité et militant syndical[1]
- Jean Trudelle a été président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) de 2009 à 2012. Il milite actuellement dans le groupe Debout pour l’école ! ↑
- Érik Cimon, L’école autrement, documentaire, 52 min., Télé-Québec, 2022. ↑
- Forums citoyens Parlons éducation, Document de participation, printemps 2023. ↑
- Debout pour l’école, Des citoyennes et citoyens ont parlé d’éducation. Il faut les écouter !, Synthèse des propos tenus dans les forums citoyens et les ateliers jeunesse de Parlons éducation, novembre 2023. ↑
- Conseil supérieur de l’éducation, Remettre le cap sur l’équité, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, Québec, 2016. ↑
- On parle d’une école à trois vitesses. Voir notamment : Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?, IRIS, 19 octobre 2022; Philippe Etchecopar, Ghislaine Lapierre, Marie-Christine Paret, Fikry Rizk et Jean Trudelle, « Projets particuliers et ségrégation scolaire. Une meilleure école… pour tout le monde », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, 2021. ↑
- L’école ensemble propose de transformer les écoles privées en écoles pleinement financées, mais sans droit de sélectionner les élèves et dans le cadre d’une carte scolaire qui respecte la diversité sociale. Voir : <https://www.ecoleensemble.com/reseaucommun>. ↑
- On peut devenir membre en allant sur son site : <https://deboutpourlecole.org/>. ↑

Grève du secteur public 2023 : mobilisation inspirante et espoir déçu ?
La ronde de négociations du secteur public québécois qui s’achève s’est révélée historique à plusieurs égards. Mais malgré l’ampleur de la mobilisation, peut-on dire pour autant qu’elle a permis d’obtenir les gains espérés ? Nous présentons ici un rapide survol des évènements afin de tenter d’en dégager un portrait général et d’en faire un bilan à chaud. Cette négociation a été historique par sa combativité, sa portée féministe, le fait qu’elle a réussi à mettre de l’avant dans le débat public non seulement les conditions salariales, mais aussi et surtout la question des conditions de travail des enseignantes et des enseignants. Enfin, elle fut historique par la solidarité qu’on a pu constater sur le terrain. Quant aux résultats, si dans l’ensemble, on peut les juger honorables sur le plan salarial, sur celui des conditions de travail, il ne semble pas y avoir eu d’avancées notables, dans le domaine de l’éducation du moins, et ce, malgré l’importance que cet enjeu a eue, en particulier dans la mobilisation des enseignantes et des enseignants.
Une grève féministe
Cette négociation revêt d’emblée un caractère féministe, considérant que le secteur public québécois emploie très majoritairement des femmes – 78 % sont des travailleuses dans le Front commun – et c’est à ce titre qu’elle a connu une certaine résonance dans l’espace public[1]. Le taux de travailleuses dans le secteur public est en effet très élevé, plus que le taux moyen canadien pour les emplois de la fonction publique, qui se situe lui-même déjà dans la moyenne supérieure des secteurs publics les plus féminisés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[2]. Il faut dire que le secteur public québécois concentre des domaines du care[3] : santé, éducation, services sociaux, lesquels sont de juridiction provinciale. Or, historiquement, ces domaines font face à une dévalorisation de long terme, liée à leur essence même, étant des emplois associés aux soins à la personne et à la prise en charge d’autrui, tâches qui étaient traditionnellement réalisées par les femmes dans l’espace privé du foyer. La professionnalisation de ces soins et leur rémunération, du fait de la spécialisation genrée des métiers, ont été accompagnées d’un déficit de reconnaissance tant sur le plan de la rémunération que de la pénibilité[4]. C’est d’ailleurs à une partie de cette iniquité que la loi sur l’équité salariale cherche à répondre. Cependant, malgré les différents exercices d’évaluation et de réévaluation de la valeur des emplois à majorité féminine, le secteur public québécois accuse dans son ensemble un retard qui ne cesse de se creuser avec les autres secteurs publics et le secteur privé. Cette année, l’Institut de la statistique du Québec a mesuré ce retard à 17 % en ce qui concerne les salaires et à 7 % si on tient compte aussi des avantages sociaux[5]. C’est que, comme le souligne Louise Boivin, « le fait de limiter la réalisation de l’équité salariale au sein d’une entreprise, voire au sein d’un syndicat, ne favorise pas l’atteinte de l’équité dans l’ensemble du marché du travail[6] ».
Le secteur public québécois connait depuis des décennies une dégradation des conditions de travail liée à la nouvelle gestion publique, au manque de personnel, aux changements organisationnels constants – pensons par exemple à l’enchainement des réformes : le virage ambulatoire dans les années 1990, la création des centres de santé et de services sociaux (CSSS) par la fusion des établissements en 2003, puis celle des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) en 2015, lesquels seront bientôt remplacés par l’agence Santé Québec créée par la réforme du ministre de la Santé Christian Dubé et adoptée en décembre 2023. Faire une lecture féministe de cette négociation, c’est donc souligner à quel point cette lutte joue un rôle central dans la reproduction ou non d’iniquités systémiques de genre sous le couvert d’une simple négociation entre le gouvernement et le personnel d’un secteur public dont la composition de genre est trop souvent invisibilisée.
Les problèmes de « rétention de la main-d’œuvre » que cherchent à résoudre tant la partie patronale que la partie syndicale avaient pour origine, déjà avant la pandémie de COVID-19, différents changements organisationnels cumulés qui produisirent et produisent toujours de plus en plus souvent un épuisement professionnel ou une fatigue de compassion, « une usure émotionnelle qui apparaît lorsqu’une personne est témoin de la souffrance d’autrui de façon répétée et se sent impuissante devant cette souffrance[7] ».
S’ajoute à cela le contexte particulier post-COVID-19. En 2023, lors de la négociation, nous finissions à peine de sortir de cette pandémie, avec ce qu’elle a comporté d’ajustements et de temps supplémentaire pour les travailleuses et travailleurs des services essentiels. En effet, une des particularités des emplois du care est que la plupart ne peuvent pas être effectués à distance, « en virtuel ». L’opinion publique était d’emblée consciente des efforts fournis par les infirmières et infirmiers et du temps supplémentaire obligatoire qui leur était constamment imposé. Bien que moins visibles dans les débats publics, l’ensemble des travailleuses et travailleurs des secteurs de la santé et des services sociaux ont dû jouer les « anges gardiens », avec ce que cela a impliqué comme sacrifices et comme risques accrus pour leur propre santé.
Or, adopter une lecture féministe de la négociation, c’est aussi insister sur cette réalité propre au travail du care. La perspective de l’éthique du care comme celle que propose Molinier[8] nous pousse à formuler différemment les besoins de valorisation du secteur public québécois en insistant sur la question des conditions de travail et non seulement sur la rétribution, et en notant par ailleurs que nos sociétés vieillissantes sont appelées à avoir de plus en plus d’emplois liés au care.
La FAE donne le rythme et le ton…jusqu’à la fin !
À lui seul, le personnel du secteur public québécois représente à présent 15 % de l’ensemble de la population active au Québec. Les acteurs centraux pour le représenter lors de la négociation qui vient de se terminer formaient trois grands groupes : le Front commun rassemblant les syndicats de la CSQ, de la CSN, de la FTQ et de l’APTS (420 000 membres), la FAE (66 000 membres) et la FIQ (80 000 membres)[9].
Malgré sa petite taille proportionnellement au Front commun, la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) s’est toutefois imposée durant toute la négociation comme un acteur incontournable. Cela tient principalement du fait que pendant que le Front commun a étalé ses « coups de semonce » de un jour, deux jours, trois jours de grève sur plusieurs semaines à partir du 6 novembre, la FAE a choisi la grève générale illimitée comme moyen de pression à partir du 23 novembre, paralysant ainsi 40 % des écoles de la province et faisant parler d’elle au quotidien, en raison de la perturbation économique et sociale entrainée par la fermeture des écoles.
Il très difficile dans le contexte de la négociation du secteur public de mettre de l’avant les enjeux liés aux conditions de travail, ce sont généralement les enjeux salariaux qui retiennent l’attention. Mais cette fois-ci, il est notable que la FAE ait réussi à imposer un enjeu dit « sectoriel » dans l’espace public : la composition des classes au primaire et au secondaire. Elle a réussi à le faire notamment parce que le système d’éducation est mis à mal depuis un bon moment déjà et fait l’objet de débats publics. Ces dernières années, le nombre d’enfants ayant des besoins particuliers dans les classes du secteur régulier n’a cessé de croitre, une conséquence de la création d’un système d’éducation à trois vitesses (écoles privées subventionnées, écoles publiques avec projets particuliers et écoles publiques régulières) qui s’étend à présent même au primaire[10].
Pendant que la FAE réussissait à faire parler de l’importance de l’éducation, d’autres enjeux passaient malheureusement sous le radar. C’est le cas de la réforme Dubé en santé (loi 15[11]), adoptée sous le bâillon le 9 décembre 2023, en pleine négociation du secteur public, alors que celui-ci sera directement affecté par cette loi. Cela démontre la grande difficulté à relier les enjeux de négociation aux enjeux considérés de « deuxième front », selon le jargon syndical. Les transformations du secteur de la santé et des services sociaux auront pourtant un impact majeur et direct sur les conditions de travail des personnes œuvrant dans ce réseau.
Solidarité et soutien public remarquables
On a observé un très grand nombre de gestes de solidarité de la part des parents, mais aussi d’autres syndicats, à l’égard de l’ensemble des syndiqué·e·s du secteur public[12], mais en particulier envers les enseignantes et enseignants de la FAE. Plusieurs personnes amenaient des cafés, des cartes cadeaux d’épicerie, faisaient des dons par l’entremise de groupes Facebook ou venaient simplement marquer leur soutien aux grévistes sur les lignes de piquetage. Plusieurs syndicats ont voté des appuis moraux et des dons aux sommes importantes pour soutenir les grévistes. Même si, au courant des dernières semaines de janvier 2024, on sent poindre un certain discours indiquant que la grève renforcerait les inégalités au sein du système scolaire et qu’elle aura des impacts négatifs sur les élèves, durant la période de la négociation, les journalistes et chroniqueurs ont largement défendu la pertinence des revendications des enseignantes et enseignants[13]. Il faut par ailleurs souligner que la responsabilité du gouvernement dans le prolongement indu de la grève, notamment par son refus d’avancer des propositions constructives aux tables de négociation, a aussi été remarquée.
Débats internes autour du rythme de la grève et des fonds de grève
Malgré une mobilisation que l’on peut à bon droit qualifier d’historique, le Front commun a vécu ce qui apparait comme une tension interne forte quant au rythme à donner à la grève. Après avoir voté à plus de 95 % en faveur de moyens de pression pouvant aller jusqu’à la grève générale illimitée, plusieurs – parmi les profs de cégep de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) par exemple – auraient souhaité démarrer la séquence des journées de grève plus vite et plus fort plutôt que de commencer par ce qui était pour la plupart des travailleuses et travailleurs une demi-journée[14], et d’échelonner les journées de grève pour aboutir finalement avec un mouvement qui cherche à tout prix une entente avant le congé des Fêtes.
Un mécontentement analogue concernant le rythme de la mobilisation s’était déjà fait sentir par le passé et avait amené plusieurs syndicats locaux à faire des représentations pour influer sur le rythme et le type de grève à effectuer, afin d’éviter notamment les grèves tournantes régionales qui avaient été expérimentées lors du Front commun précédent, en 2015, et qui avaient été perçues comme des coups d’épée dans l’eau. Certains justifient ces stratégies de mobilisation progressive en arguant qu’il y a des syndicats moins mobilisés que d’autres en faveur d’une grève de longue haleine. On peut se demander s’il n’y avait pas lieu de déterminer d’autres stratégies d’exercice de la grève, en s’inspirant, pourquoi pas, du mouvement étudiant qui, à plusieurs reprises, a adopté le déclenchement de grèves en paliers : les syndicats locaux se dotaient d’un seuil à partir duquel ils considéraient être suffisamment nombreux pour déclencher une grève et d’autres pouvaient se joindre au mouvement par la suite.
Mais ces tensions internes ne furent pas l’exclusivité du Front commun. On a souligné du côté de certains membres de la FAE qu’il était particulier d’avoir comme seule possibilité une grève générale illimitée, d’autant plus en l’absence d’un fonds de grève. Les enseignantes et enseignants auront sacrifié d’importants montants d’argent par leurs moyens de pression, et nombreux ont été les témoignages de profs qui ont dû chercher de petits boulots ou avoir recours aux banques alimentaires. La CSQ n’avait pas non plus de fonds de grève, et des travailleuses et travailleurs aux plus bas salaires se sont retrouvés dans une situation critique malgré un nombre moindre de jours de grève effectués. À la CSN et à la FTQ, la présence d’un fonds de grève rendait l’exercice moins douloureux, alors que plusieurs syndicats locaux possèdent en sus un fonds de grève complémentaire.
Du côté de la CSN, un enjeu relatif à la gestion du Fonds de défense professionnelle a également suscité des remous. Afin de contrer des iniquités ressenties entre les syndicats lors des journées de grève exercées durant les négociations précédentes, on a imposé un même temps de piquetage d’une durée de six heures à l’ensemble des syndicats. Cela a provoqué non pas un mais deux tollés : en effet, le contexte d’une grève hivernale durant laquelle les enfants d’âge du primaire n’étaient pas à l’école rendait le respect de cette directive très difficile pour les parents, et plus particulièrement pour les mères, encore celles qui souvent assument ces tâches familiales en plus grande partie. À l’échelle locale, plusieurs syndicats ont dû mettre en place des « haltes-garderies » autogérées pour les enfants des grévistes. Mais surtout, dans plusieurs milieux syndicaux, le nombre d’heures imposé a été vécu comme un contrôle très serré et un manque de confiance envers les membres; de plus, il était parfois compliqué d’obtenir des accommodements pour les enfants malades ou pour les personnes avec un handicap qui pouvaient difficilement rester debout dehors pendant six heures afin de recevoir les prestations du fonds de grève. Le piquetage d’une durée de six heures qui avait pour objectif de démontrer la mobilisation des membres a eu paradoxalement un effet démobilisant en raison de son caractère infantilisant.
Une autre déception a été de ne pas voir vu le Front commun et la FAE marcher ensemble lors des grandes manifestations nationales, qui ont parfois eu lieu la même journée, voire à la même heure, dans la même ville mais à deux endroits différents.
Ces différents éléments de débats, normaux et plutôt sains en termes de démocratie syndicale, peuvent malheureusement avoir entrainé des répercussions négatives sur la négociation, le gouvernement ayant joué la carte de la division entre la FSE-CSQ et la FAE.
Quels résultats au bout du compte ?
Après 22 jours de grève à la FAE, 11 jours au Front commun et 8 à la FIQ, une proposition d’entente de principe est survenue le vendredi 22 décembre 2023 entre le gouvernement et la FSE-CSQ concernant la table sectorielle de celle-ci, le jeudi 28 décembre pour le Front commun et la même journée pour la FAE. Au moment d’écrire ces lignes, il n’y a toujours pas d’entente entre la FIQ et le gouvernement du Québec.
Le Front commun demandait 9 % de rattrapage salarial par rapport aux autres salarié·e·s du Québec en plus de l’indexation à l’indice des prix à la consommation (IPC) qui était évaluée à près de 13 % sur 3 ans. L’entente couvrira finalement 5 ans de convention collective. Les augmentations de 17,4 % sur 5 ans permettront aux salaires du secteur public de suivre l’inflation prévue par le gouvernement du Québec entre 2023 et 2027, si les prévisions sont bonnes. Une clause de protection allant jusqu’à 1 % de plus est prévue pour les trois dernières années de la convention si l’inflation est plus élevée que prévu. Il n’y aura donc pas de rattrapage du retard accumulé entre les salaires du secteur public québécois et ceux des autres types d’emploi. Il est cependant notable d’avoir obtenu 6 % pour 2023 – il faut remonter à 1991 pour voir une augmentation salariale aussi importante sur une année. Sans être novateur, le fait d’avoir un mécanisme de protection en cas d’inflation galopante en 2026 et 2027 est aussi intéressant, bien que la situation que nous venons de vivre rappelle qu’il serait pertinent d’avoir un mécanisme de protection automatique face à l’inflation.
Plusieurs primes et mécanismes entrainent des augmentations pour certains corps d’emploi. Voici quelques exemples : une prime de 10 % pour les intervenantes et intervenants en centre jeunesse, une majoration aussi de 10 % pour les psychologues du réseau public, une prime de rétention de 15 % pour les ouvriers spécialisés[15].
Concernant le salaire des profs de cégep, il y a eu un effort supplémentaire pour augmenter davantage les échelons du bas, ce qui faisait partie des demandes pour les précaires et les nouveaux profs. Les enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire obtiennent une bonification additionnelle sur l’ensemble des échelons sauf le dernier, ce qui amène les résultats globaux à 21,5 % d’augmentation[16].
Sur le plan des conditions de travail, il est impossible de faire un tour exhaustif des résultats. Cependant, certains indices montrent que pour les enseignantes et enseignants, l’enjeu de la composition de la classe n’est pas résolu. Au moment des votes des syndicats locaux sur les ententes survenues avec le gouvernement, les yeux se sont à nouveau rivés sur la FAE : en effet, les votes y ont été beaucoup plus divisés qu’au Front commun ; plusieurs assemblées ont voté contre l’entente de principe et son adoption finale a été très serrée[17]. Comme on l’a noté plus haut, c’est principalement sur le dossier de la composition de la classe que les déceptions se font entendre. Dans les classes du primaire, les enseignantes se demandent comment elles vont pouvoir faire leur travail alors qu’il faut 60 % d’élèves ayant un plan d’intervention avant d’avoir de l’aide supplémentaire. Plusieurs expriment aussi leur déception devant des primes monétaires liées à une composition de la classe trop lourde si l’on n’arrive pas à trouver de personnel pour venir en aide en classe, car les primes n’allègent en rien le travail au quotidien. Il semble plus facile pour le gouvernement d’allonger quelques avantages pécuniaires plutôt que de réellement s’attaquer aux enjeux sur le terrain de la qualité des services donnés à la population du Québec.
Il faudra donc encore de bonnes années de mobilisation pour le secteur public afin de faire comprendre au gouvernement les besoins du réseau. Les syndicats du secteur public peuvent néanmoins être fiers de cet exercice de mobilisation et de négociation. Même s’il reste encore du travail à faire pour tisser des réseaux de solidarité ou développer d’autres stratégies de mobilisation, cette négociation envoie toutefois un signe encourageant et témoigne que ce mouvement est en marche.
Par Fanny Theurillat-Cloutier, professeure de sociologie au cégep Marie-Victorin
- Voir par exemple les trois lettres ouvertes suivantes : Martine Delvaux, « Une grève féministe », La Presse, 29 novembre 2023 ; Judith Huot, « Le contrôle du travail des femmes, on ne se laissera pas faire ! », Le Devoir, 27 septembre 2023 ; Françoise David, « La lutte du secteur public : un combat féministe », La Presse, 21 septembre 2023. ↑
- OCDE, « Égalité femmes-hommes dans l’emploi dans le secteur public », Panorama des administrations publiques 2021, Paris, OCDE 2021, <https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/c5522452-fr.pdf>.↑
- Le terme « soin » n’est pas utilisé car il ne traduit qu’une partie des significations associées au mot « care » dans la tradition féministe. En effet, celui-ci signifie soin, attention, sollicitude, mais il est aussi un verbe d’action qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de ». ↑
- Pascale Molinier, « De la civilisation du travail à la société du care », Vie sociale, vol. 2, n° 14, 2016, paragr. 20, p. 127-140. ↑
- Clémence Pavic, « Les salaires de l’administration québécoise à la traîne de 17 % », Le Devoir, 30 novembre 2023. ↑
- Louise Boivin, « L’équité salariale pour les femmes au Québec : un enjeu toujours d’actualité », Politique et Sociétés, vol. 39, n° 3, 2020, p. 189-212. ↑
- Catherine Côté, « La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 30, automne 2023, p. 35. ↑
- Pascale Molinier, op. cit. ↑
- Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Confédération des syndicats nationaux (CSN), Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Fédération autonome de l’enseignement (FAE), Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). ↑
- Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?, IRIS, 19 octobre 2022 ; Ghislaine Raymond, « Acceptable l’hypothèse de règlement soumise aux membres de la FAE et de la FSE ? », Presse-toi à gauche, 23 janvier 2024. ↑
- « Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace ». ↑
- Pour ne donner que quelques exemples : don de 100 000 $ par l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC-Québec), 72 000 $ du syndicat Unifor Québec, 65 000 $ de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale (AIMTA Canada), 100 000 $ des Métallos. Lia Lévesque, « Des dons d’Unifor, des Métallos, des machinistes et de l’AFPC pour les grévistes du secteur public », Le Devoir, 15 décembre 2023.↑
- Même un Francis Vailles y va d’un « J’ai le plus grand respect pour les enseignants qui ont choisi de débrayer sans fonds de grève. Leurs sacrifices montrent à quel point ils veulent du changement » dans son article « Québec a économisé 1,3 milliard avec les grèves », La Presse, 16 décembre 2023. ↑
- En effet, la grève du 6 novembre 2023, débutant à minuit et se terminant à midi, s’est traduite, dans les faits, pour la plupart des personnes en grève en une seule matinée de grève, à la suite de laquelle, elles durent reprendre le travail à partir de midi. ↑
- Front commun, « Détails sur l’entente de principe soumise aux 420 000 travailleuses et travailleurs formant le Front commun », Info-négo du 7 janvier 2024, <https://www.frontcommun.org/entente-principe/>. ↑
- Tommy Chouinard, « Hausse salariale jusqu’à 24 % pour des enseignants », La Presse, 15 janvier 2024. ↑
- La Presse canadienne, « Front commun : après deux semaines d’assemblées, les votes favorables se multiplient », Radio-Canada, 26 janvier 2024 ; Benoit Valois-Nadeau, « L’entente entre Québec et la FAE adoptée de justesse », Le Devoir, 2 février 2024. ↑

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire
L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947)[1]. Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université ouvrière se veut un lieu d’éducation populaire pour la classe ouvrière francophone montréalaise. De 1925 à 1935, son activité « alimente la critique du libéralisme et du capitalisme et participe à la propagation des idéaux anticléricaux, communistes, marxistes et, parfois même, anarchistes[2] ». Ces discours résonnent chez certaines militantes canadiennes-françaises qui, bien que toujours minoritaires au sein de ce milieu, s’y montrent particulièrement dynamiques.
Ainsi, ces femmes reprennent les critiques sociales et les idées proposées par l’Université ouvrière et élaborent leurs propres revendications afin de répondre aux défis spécifiques que leur condition leur impose au cours des années 1930. D’abord, elles participent activement aux conférences et aux activités de l’Université ouvrière. Ensuite, elles développent un discours féministe et révolutionnaire qui s’exprime notamment le 15 mars 1931 à l’occasion de la première conférence donnée à l’Université ouvrière par une militante, Mignonne Ouimet. Enfin, elles s’organisent au sein d’un groupe non mixte, la Ligue de réveil féminin (LRF) afin de faire valoir leurs revendications, qui répondent aux défis auxquels sont confrontées les familles de la classe ouvrière durant la crise économique. Cet article se penche sur ces trois aspects de la mobilisation féminine au sein du réseau de l’Université ouvrière.
L’Université ouvrière : un lieu d’éducation politique au service du peuple
L’activité de l’Université ouvrière se poursuit à Montréal durant une décennie à partir de 1925. Par le biais de conférences, de la distribution de pamphlets et de la mise sur pied d’une bibliothèque, l’UO souhaite éveiller la conscience politique de la classe ouvrière et favoriser le développement de l’esprit critique chez les travailleuses et travailleurs de la métropole.
Le projet est analogue au Montreal Labor College, fondé au printemps 1920 à l’initiative de trois militantes communistes, Annie Buller, Bella Hall Gauld et Becky Buhay[3]. Toutefois, alors que les militantes et militants du Labor College en viennent à s’associer au Parti communiste du Canada (PCC), l’Université ouvrière est plutôt liée à l’Association révolutionnaire Spartakus (ARS), mise sur pied en 1924 par Albert Saint-Martin et ses camarades[4]. Cette organisation adhère aux idéaux révolutionnaires et communistes, mais s’éloigne des conceptions organisationnelles prônées par Lénine et la IIIe Internationale, et tire plutôt son inspiration du spontanéisme de Rosa Luxembourg et des anarchistes français. Son approche préconise le développement de l’autonomie ouvrière à travers des initiatives comme les coopératives, les épiceries Spartakus, les campagnes politiques et l’éducation populaire. De plus, l’Université ouvrière s’adresse spécifiquement aux francophones tandis que les activités du Labor College sont présentées seulement en anglais. D’abord sise au 222, boulevard Saint-Laurent, l’UO prend de l’expansion en 1932 et ouvre un nouveau local au 1408, rue Montcalm qui peut accueillir près de 1 500 personnes. Ce lieu devient en quelques années « le centre à partir duquel le mouvement communiste libertaire rayonne sur les quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques[5] ».
L’Université ouvrière propose, chaque dimanche après-midi, des conférences de trente minutes suivies d’une séance de débat à laquelle la foule est invitée à participer[6]. Ces conférences regroupent souvent de deux à trois cents personnes. Les thèmes abordés vont de l’histoire à la littérature, de la religion aux sciences, sans oublier, bien sûr, la critique du capitalisme, la révolution et le communisme. On trouve aussi dans les locaux de l’UO une bibliothèque qui est le principal lieu de diffusion de brochures communistes, anarchistes et anticléricales en français, pour la plupart importées d’Europe[7]. Au cours de son existence, l’UO devient à la fois un lieu d’éducation politique, un espace de sociabilité où s’organisent des soirées culturelles et musicales et un pôle d’organisation politique[8].
La participation des femmes à l’Université ouvrière
Bien que peu nombreuses, certaines ménagères et ouvrières montréalaises participent activement aux activités de l’Université ouvrière. Elles assistent aux conférences, souvent avec leurs enfants, et participent avec leur conjoint aux assemblées politiques de l’organisation[9]. Les critiques virulentes que l’UO adresse au clergé et à la religion catholique, qui dominent la société canadienne-française dans le domaine de la morale et de l’éducation, suscitent l’intérêt des femmes qui sont particulièrement touchées par ces exigences religieuses[10]. Le milieu communiste autour de l’Université ouvrière fait une place aux femmes qui ont alors l’opportunité de remplir des tâches significatives : elles peuvent présider des assemblées, une fonction particulièrement importante, ou être responsables de divers comités. Elles organisent des manifestations, des activités de financement ou des événements à caractère social et apparaissent dans les rapports de police, certaines d’entre elles ayant été arrêtées dans le cadre de manifestations ou d’actions de désobéissance civile[11]. C’est d’ailleurs une femme, Carmen Gonzales, qui tient la bibliothèque de l’UO, s’occupant aussi de la vente des brochures anticléricales et anarchistes[12]. C’est cette même Carmen Gonzales qui était en charge, au début des années 1920, de la librairie de l’Educational Press Association, adjacente au Montreal Labor College. En s’impliquant au sein du réseau communiste de l’Université ouvrière, ces femmes développent un discours féministe révolutionnaire et élaborent un programme original de revendications.
Mignonne Ouimet : un discours féministe et révolutionnaire
L’élaboration d’un discours féministe au sein de l’Université ouvrière se révèle le 15 mars 1931 lors de la conférence intitulée La femme donnée par la militante Mignonne Ouimet. Âgée d’à peine 16 ans, elle est la première femme à monter sur la tribune de l’UO[13]. Sa conférence se veut une causerie « pour les femmes, et au point de vue des femmes[14] », qui vise à « contrebalancer les efforts des hommes[15] » et démontrer que les militantes aussi ont la capacité de produire des discours politiques et des critiques sociales. Mignonne Ouimet exprime des positions « féministes marxistes[16] » : elle dénonce l’exploitation du travail féminin et l’autorité illégitime exercée dans la sphère privée par le père ou le mari. Elle critique le rôle que jouent le clergé et les institutions politiques dans le maintien des femmes dans un statut inférieur. Dans le contexte social conservateur de l’époque, qui rejette les demandes visant à faire de la femme l’égale de l’homme juridiquement, les militantes de l’Université ouvrière estiment que seules une révolution et l’instauration d’une société communiste permettront aux femmes de vivre librement.
Les militants de l’UO critiquent les fondements du système capitaliste. Influencés par Marx et Proudhon, ils se positionnent contre la propriété privée des moyens de production et dénoncent l’exploitation salariale. Mignonne Ouimet reprend ces idées dans sa conférence lorsqu’elle dénonce l’exploitation du travail féminin. Elle souligne toutefois l’oppression particulière qui touche les femmes. Bien que les hommes subissent une exploitation économique qui les maintient dans la pauvreté, les femmes doivent faire face non seulement à l’exploitation économique, mais elles sont en plus soumises au pouvoir des hommes : « S’il est vrai que certains hommes sont les esclaves d’autres hommes, nous, les femmes, nous sommes les esclaves, même, de ces derniers esclaves. […] Toutes les lois à notre égard sont injustes et les mœurs sont encore pires[17] ». Lorsqu’elles ne sont pas mariées, les filles sont sous la tutelle de leurs parents ; en se mariant, elles tombent sous le joug de leur mari, car elles sont privées de droits civiques : « Ici, la position de la femme est légalement et clairement définie ; de par le code, elle est un meuble, une propriété ou un objet, pour ainsi dire, que l’homme achète ou loue à plus ou moins long terme, et suivant les stipulations d’un contrat notarié, avec approbation du maire ou d’un ministre du culte[18] ».
Si la jeune fille ne souhaite pas se marier, on dit qu’elle peut subvenir à ses propres besoins en travaillant. Pour Ouimet, cette option n’existe pas réellement en raison de la faiblesse du salaire des ouvrières : « Vous savez bien, mes camarades, que notre système économique actuel nous rend ce travail impossible et que cette dernière ressource du travail, pour gagner notre vie, est un bien beau leurre ! En effet, combien gagnent les employées des manufactures de coton, de tabac, d’allumettes, de chaussures ? Combien gagnent les employées chez Eaton, Morgan, Dupuis, etc. ? Une pitance ! » Composant 25,2 % de tous les salariés montréalais en 1931[19], les ouvrières sont cantonnées dans des emplois aux salaires très bas[20]. Ces salaires, de 5 $ à 7 $ par semaine selon Ouimet, sont bien insuffisants pour une jeune célibataire qui souhaite louer une chambre, manger à sa faim et s’habiller convenablement. La militante souligne aussi le harcèlement sexuel que subissent les travailleuses dans leur milieu de travail. Si les femmes ne peuvent subvenir à leurs besoins en raison des bas salaires qui leur sont réservés, raisonne Ouimet, elles n’ont d’autre choix que de se marier : « En un mot, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, la femme est forcément entraînée vers l’une des prostitutions connues. La première, c’est la prostitution générale, mais légale. C’est-à-dire, le mariage ! La deuxième c’est… l’autre.[21] » Le mariage et la prostitution sont vus comme les deux faces d’une même médaille. Privées de droits civiques et sous-payées, les femmes sont forcées de contracter des échanges économico-sexuels pour survivre. Si les femmes doivent se marier pour pouvoir vivre, leur amour n’est donc pas donné librement ; sali par des considérations financières, l’amour devient alors prostitution.
La critique du mariage et de la famille patriarcale est un thème qui est présent dans le discours des militants de l’Université ouvrière et, plus généralement, dans la tradition communiste. Selon cette dernière, loin d’être une institution d’amour, le mariage en régime capitaliste est plutôt un outil servant à assurer la transmission du patrimoine par l’héritage et le maintien de la propriété privée. De plus, le mariage « relègue la femme au rang d’objet en la plaçant sous la tutelle de son mari, lui retirant jusqu’à son propre nom de famille[22] ». Ce sont ces idées, diffusées par le biais de brochures anarchistes et dans la littérature communiste, que reprend Ouimet dans sa conférence[23]. Pour que les femmes puissent se libérer du joug des hommes et du capitalisme, l’oratrice affirme qu’elles doivent participer à la révolution. Il faut que les femmes encouragent les hommes à se révolter contre le système capitaliste qui les maintient dans la misère, car c’est lorsque ceux-ci seront libres que les femmes pourront, elles aussi, conquérir leur liberté :
Il faut leur faire comprendre qu’ils ont tort de tolérer plus longtemps un système économique permettant à quelques-uns d’entre eux de posséder des richesses, pendant que 90 % de la masse individuelle demeure dans le salariat, l’ignorance et la misère. Sachons que notre planète, la Terre, appartient à l’humanité et non à quelques individus et que celui qui se prétend propriétaire d’un pied de terrain est un voleur ! Enseignons à nos frères que toutes les religions prétendues révélées ne sont que des fables inventées par les exploiteurs pour leurrer les imbéciles, diluer, amoindrir le courage des militants et maintenir les privilèges des repus[24].
Mignonne Ouimet appelle les femmes à joindre le mouvement révolutionnaire qui veut abolir la propriété privée et le régime capitaliste en faveur de la propriété collective, donnant à tous la pleine valeur de leur travail. Ce n’est que par une transformation radicale des conditions de vie actuelles que les femmes pourront être libres. Alors seulement :
l’on ne verra plus de jeunes filles accepter de vieux maris, parce que ces derniers ont de la braise… ! […] On n’entendra plus proclamer cette doctrine de la multiplication à outrance ; au lieu de procréer une sale vermine, débile, rachitique, mais nombreuse, les hommes et les femmes chercheront à produire de la qualité plutôt que de la quantité ; et c’est alors seulement que l’on pourra dire vraiment de tous les enfants : ils sont aussi beaux que les fruits de l’amour ! […] Puissent enfin les quelques remarques que je vous ai faites graver dans vos esprits cet axiome : la femme ne sera vraiment femme que lorsqu’elle aura obtenu sa liberté économique. Et les hommes sauront alors et alors seulement, quel trésor d’amour renferme le cœur de la femme[25].
Si ces idées ne sont pas nouvelles au sein du milieu communiste canadien-français, la conférence de Ouimet exprime des considérations particulières liées au statut des femmes ouvrières dans les années 1930. Sa conférence alimente les réflexions au sujet de la condition féminine et s’inscrit dans le développement d’un militantisme révolutionnaire féminin qui prend la pleine mesure de la lutte des classes dans ces années au Québec.
La Ligue du réveil féminin : une organisation d’action
La crise économique et le chômage qu’elle entraine fournissent une nouvelle occasion pour les femmes du réseau de l’Université ouvrière de faire valoir leurs revendications politiques. En 1933, les militants autour de l’Université ouvrière fondent l’Association humanitaire (AH) qui a pour but d’aider et d’organiser les chômeurs. Les femmes y sont particulièrement actives. La même année, sous l’impulsion de la militante Éva Varrieur, elles fondent la Ligue du réveil féminin (LRF), un groupe non mixte. Son objectif est de « soutenir les familles ouvrières aux prises avec le chômage[26] », notamment en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures de soutien aux chômeurs. La Ligue met de l’avant la capacité des femmes à prendre en charge des revendications politiques, comme l’indique son Manifeste publié dans le journal l’Autorité le 14 octobre 1933 :
Dans ce chaos indescriptible, il est malheureux de constater que la femme, mère de l’humanité, a toujours joué un rôle plutôt effacé et reste stationnaire dans l’évolution, imbue de préjugés soigneusement entretenus, pour ne pas dire cultivés. Elle est demeurée un objet de cuisine et de boudoir engoncé dans sa soi-disant dignité féminine. […] C’est pourquoi le Réveil féminin s’impose […] plus de sacrifice, de dévouement pour l’intérêt de quelques femmes, mais le réveil de la femme par l’éducation logique naturelle, basée sur des faits et leurs réalisations, opposée à l’obscurantisme de toujours. Dans un siècle de science et de lumière, faut-il que nous, les femmes, restions aveugles, laissant aux hommes le soin d’essayer d’arranger les choses à leur guise et restions à notre éternel rôle de servante et de poupée ? Le Réveil féminin entreprend de réveiller les intelligences (brillantes souvent), mais somnolentes et faire évoluer la femme vers sa véritable émancipation[27].
En organisant un groupe d’action politique non mixte, la LRF travaille à l’éveil de la conscience des femmes, capables elles aussi de faire advenir le changement social qu’elles désirent sans rester dans l’ombre de leurs camarades masculins. L’émancipation des femmes, pour la Ligue, passe par une éducation scientifique, ainsi que par un rejet de la religion et des exigences que le clergé impose au sexe féminin. Le contexte de la crise économique n’est pas étranger à ce regain d’activité chez les femmes, leur débrouillardise et leur ingéniosité en tant que ménagères et mères de famille étant particulièrement sollicitées dans un contexte de chômage et de pénuries[28].
La Ligue de réveil féminin présente aussi, dans le même journal, le 16 septembre 1933, une liste de revendications. Elle exige des allocations familiales, des pensions mixtes ou individuelles pour les vieillards, ainsi que pour les veuves et les orphelins, l’assurance chômage et enfin les soins médicaux gratuits « pour la famille de l’ouvrier[29] ». Les femmes de la LRF expriment ces revendications dans une société qui est largement dépourvue de filet social[30]. Au début des années 1930, le Québec accuse un retard par rapport à la majorité des provinces canadiennes[31], notamment en ce qui concerne les allocations pour les « mères nécessiteuses », les pensions de vieillesse et les indemnisations pour les travailleurs accidentés[32]. Pour endiguer les effets de la crise, le gouvernement provincial mise sur le « secours direct » et les programmes de travaux publics, des mesures d’urgence qui apaisent la misère sans toutefois s’attaquer aux racines du problème de la pauvreté[33]. Sur le plan de l’urbanisme, la LRF exige de nouvelles constructions pour remplacer les taudis et l’aménagement de parcs dans chaque quartier. Sur le plan économique, elle réclame une distribution équitable des biens, l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes, et l’interdiction du travail des enfants. Dans tous les cas, les militantes de la LRF proposent des solutions structurelles aux causes profondes de la misère et rejettent les palliatifs superficiels proposés par les gouvernements.
Au cours de son existence, la LRF organise aussi des conférences dans les locaux de l’Université ouvrière, portant sur des sujets comme l’inexistence de Dieu ou les libertés civiles. L’une de ces conférences, donnée en 1934, attire quelque 200 femmes et leurs enfants[34]. En se dotant d’un groupe d’action non mixte, les militantes de la LRF développent leur autonomie, sans jamais perdre de vue l’idée révolutionnaire. Elles avancent aussi de nouvelles revendications au sein de leur milieu, dont celles portant sur les droits de la jeunesse.
Les préoccupations relatives à la famille, aux enfants et à la régulation des naissances occupent une place importante pour les femmes de l’Université ouvrière et de la Ligue de réveil féminin. Mignonne Ouimet, ainsi que les militantes de la Ligue, critiquent l’idée de la « multiplication à outrance[35] » portée par le clergé catholique, qui interdit aux couples d’utiliser la contraception pour contrôler la taille de leur famille[36]. Elles soulignent l’impossibilité, pour la classe ouvrière montréalaise, d’harmoniser les exigences morales catholiques de reproduction et le maintien de la qualité de vie des enfants. Ceux-ci font les frais de ces exigences, car ils sont mis au monde par des parents qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins en raison de leur pauvreté. Pour les militantes qui gravitent autour de l’Université ouvrière, c’est seulement en s’attaquant aux racines de la misère par un changement social radical, en faisant advenir une société basée sur la propriété collective et l’égalité entre les sexes que chaque humain aura la possibilité de s’épanouir à sa pleine capacité.
La fin de l’Université ouvrière
Entre 1933 et 1935, la répression s’intensifie contre l’Université ouvrière et les organisations qui lui sont liées[37]. L’engouement des ouvrières et des ménagères pour les idées anticléricales et communistes, leur engagement au sein des organisations révolutionnaires, inquiètent en particulier le clergé catholique. Les femmes sont, selon le bulletin catholique La Chandelle, « l’élément le plus astucieux et celui qui fera le plus pour l’avancement du mouvement communiste. C’est donc vers les femmes qu’il faudra faire converger nos efforts[38] ». Pour endiguer l’influence de ces initiatives au sein des faubourgs montréalais, le clergé crée trois contre-organisations : l’Université ouvrière catholique, l’Association humanitaire catholique et le Réveil féminin catholique[39]. Enfin, l’Église, l’extrême droite et le gouvernement provincial tentent, par divers moyens, de faire fermer les lieux d’organisation révolutionnaire. À partir de 1934, dans un contexte où le milieu communiste libertaire périclite, les militantes et militants de l’Université ouvrière, de l’Action humanitaire et de la Ligue de réveil féminin se rapprochent du Parti communiste du Canada qui cherche alors à fédérer les forces révolutionnaires canadiennes. L’Université ouvrière est remplacée en 1935 par l’Université du prolétariat, une coopérative d’enseignement mutuel, de cours et de conférences, avant de fermer définitivement ses portes un an plus tard, après avoir été violemment mise à sac par une cohorte de jeunes activistes catholiques[40].
Même si elles étaient minoritaires au sein de leur milieu, les militantes du réseau de l’Université ouvrière ont fait leur marque. Elles se sont réapproprié les idées de l’UO et, plus généralement, des traditions communistes et anarchistes, puis ont élaboré un discours et des pratiques pour répondre aux défis spécifiques auxquels étaient confrontées les ouvrières et les ménagères francophones au début du XXe siècle. Tout en participant aux conférences et en animant des comités, ces femmes ont développé une réflexion révolutionnaire sur l’exploitation du travail féminin, la domination masculine et les institutions sociales – le clergé, le mariage, le Code civil – participant à les maintenir dans un état de dépendance. Enfin, ces militantes ont pris davantage d’autonomie en s’organisant au sein d’une organisation non mixte, la Ligue de réveil féminin. Dans les journaux, dans la rue et par le biais de leurs organisations, elles ont fait valoir leurs revendications politiques. Par leur activité, ces militantes ont contribué à alimenter la réflexion au sujet de la condition féminine au sein du mouvement communiste canadien-français organisé autour de la figure d’Albert Saint-Martin.
Par Mélissa Miller, étudiante à la maîtrise en histoire, Université de Montréal, membre du collectif Archives Révolutionnaires
- Au sujet du parcours d’Albert St-Martin, on consultera : Claude Larivière, Albert Saint-Martin, militant d’avant-garde, 1865-1947, Laval, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979. ↑
- Alex Cadieux, « Le péril rouge : le cas de l’Université ouvrière de Montréal (1925-1935) », Strata, n° 4, 2018, p. 26. ↑
- Louise Watson, She Never Was Afraid. The Biography of Annie Buller, Toronto, Progress Books, 1979, p. 11-14. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, « “Ni Rome, ni Moscou” : l’itinéraire des militants communistes libertaires de langue française à Montréal pendant l’entre-deux-guerres », thèse de doctorat, Université Laval, 2020, p. 160. ↑
- Ibid., p. 170 et 191. ↑
- Marcel Fournier, « Histoire et idéologie du groupe canadien-français du parti communiste (1925-1945) », Socialisme 69, vol. 16, 1969. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 173. ↑
- Claude Larivière, op. cit., p. 138. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., p. 182. ↑
- Marcel Fournier, op .cit, p. 63-84. L’anticléricalisme est un élément qui distingue l’Université ouvrière des autres organisations socialistes et syndicales comme la One Big Union ou le Parti communiste du Canada, et traduit l’expérience particulière de la société canadienne-française dominée par le clergé. Voir Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 176-177. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 233. ↑
- Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), Montréal, Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 20. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 202. Mignonne Ouimet est la fille de Charles Ouimet, qui quittera le réseau de l’Université ouvrière pour rejoindre le PCC. ↑
- Mignonne Ouimet, La Femme. Conférence donnée par Mlle M. Ouimet le 15 mars 1931 à l’Université ouvrière, Montréal, L’Université ouvrière, s.d., s.p. ↑
- Ibid. ↑
- Claude Larivière, op. cit., p. 146. ↑
- Mignonne Ouimet, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1897-1929, Montréal, Boréal express, 1978, p. 45-46. ↑
- « De 1901 à 1929, plus du tiers des ouvrières se retrouve dans le secteur manufacturier ; un second tiers occupe le secteur des services et notamment le service domestique ; enfin, le troisième tiers se disperse en une infinité d’emplois ayant tous un facteur en commun : des salaires de famine. » Terry Copp, op.cit., p. 46. ↑
- Mignonne Ouimet, op. cit. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 204. ↑
- On compte, parmi les travaux des communistes et des anarchistes qui critiquent les institutions de la famille et du mariage en régime capitaliste : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels, La camaraderie amoureuse, de E. Armand, L’immoralité du mariage de René Chaughi, etc. ↑
- Mignonne Ouimet, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 213. ↑
- « La Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 14 octobre 1933, p. 4. ↑
- « Les réactions à la crise se font surtout sur le plan individuel et à travers les réseaux de solidarité de base. […] C’est l’ère de la débrouille, et les femmes jouent à cet égard un rôle fondamental dans l’économie domestique, par exemple en adaptant l’alimentation ou en retaillant les vêtements. » Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 82. Sur le rôle actif des ménagères durant la crise économique des années 1930, voir : Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1991. ↑
- « Les commandements de la Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 16 septembre 1933, p. 4. ↑
- L’aide aux indigents est encore prise en charge par les institutions religieuses qui n’ont pas toujours les moyens d’aider adéquatement les familles dans le besoin. Terry Copp, op. cit., p. 137. ↑
- Terry Copp, ibid., p. 133. ↑
- Sur l’adoption des politiques sociales touchant les femmes et les familles au Québec, on consultera : Denyse Baillargeon, « Les politiques familiales au Québec. Une perspective historique », Lien social et politiques, n° 36, 1996, p. 21-32. ↑
- Robert Comeau et Bernard Dionne, Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, Montréal, VLB Éditeur, 1989, p. 55. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215. ↑
- Mignonne Ouimet, op. cit. ↑
- À propos du contrôle des naissances et des exigences du clergé catholique canadien-français au sujet de la reproduction, on consultera : Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « “Empêcher la famille” : Fécondité et contraception au Québec, 1920–60 », The Canadian Historical Review, vol. 78, n° 3, 1997, p. 478-510, ainsi que Danielle Gauvreau et Diane Gervais, « Les chemins détournés vers une fécondité contrôlée : le cas du Québec, 1930-1970 », Annales de démographie historique, n° 2, 2003, p. 89-109. ↑
- Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 221. ↑
- H. B. « À l’Université ouvrière », La Chandelle, 1, 13, 24 mars 1934. Cité dans : Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215. ↑
- Ibid., p. 215. ↑
- Ibid., p. 232. ↑

Rachel Bédard, éditrice féministe
À quelques minutes de marche de la station de métro Parc à Montréal se trouve la Maison Parent-Roback. Nommée en l’honneur de deux grandes militantes féministes, cette maison rassemble sous un même toit des organismes sans but lucratif voués à la cause des femmes. Par une froide soirée de novembre, je m’y suis rendu pour rencontrer Rachel Bédard aux éditions du Remue-ménage. Pendant plus de 40 ans, Rachel s’est consacrée à l’édition féministe. En compagnie de Valérie Lefebvre-Faucher, qui a été sa collègue à Remue-ménage pendant plusieurs années et qui est maintenant codirectrice de la revue Liberté, on discute des choix éditoriaux de la maison d’édition, de l’évolution du mouvement des femmes et de la fondation de la Maison Parent-Roback.
Guillaume Tremblay-Boily – Est-ce que tu peux me dire de quel milieu social tu viens, dans quel contexte tu as grandi ?
Rachel Bédard – Je viens de la classe moyenne. Mes parents étaient engagés dans les associations parents-maitres. Ils étaient passionnés des questions d’éducation. Dans les années 1960, à Beloeil où on habitait, ils avaient décidé de s’impliquer dans le Nouveau Parti démocratique (NPD), dans un comté où il y avait vraiment du patronage et des libéraux bien établis qui dirigeaient tout. Ils se sont dit : « On va leur chauffer les fesses un peu ». Thérèse Casgrain et Michel Chartrand étaient venus faire des discours. Le NPD est arrivé deuxième. Mes parents ne s’étaient pas présentés eux-mêmes parce que mon père passait pour une tête brûlée. Ils avaient recruté un digne médecin de Saint-Hyacinthe… Ils ont obtenu un bon résultat, alors que le NPD avait fait patate à l’échelle du Québec. Ils ont bien aimé cet épisode-là. Je peux donc dire que j’ai des parents engagés.
G.T.-B. – Donc ça jasait politique chez toi ?
R.B. – Oui, tout à fait. Et l’esprit critique était encouragé. Ma mère s’occupait d’une famille de sept enfants et mon père était réalisateur à Radio-Canada. Son école de militantisme avait été la grève des réalisateurs en 1959. Il y a des familles où l’on se raconte des souvenirs de guerre. Mon père, lui, parlait de la grève et des personnes qu’il avait admirées comme René Lévesque ou Jean Duceppe. La grève a été un moment charnière pour lui. J’avais six ans, mais souvent j’ai questionné mes parents sur ce qui s’était passé à l’époque. Je regrette de ne pas l’avoir fait davantage.
Valérie Lefebvre-Faucher – Je ne savais pas que ton père était réalisateur.
R.B. – Oui, il faisait de la fiction. Cela m’a aidée dans mon travail d’éditrice parce qu’il retravaillait les textes, il collaborait avec les scénaristes.
G.T.-B. – Tu as étudié dans quel domaine ?
R.B. – Au cégep, j’ai commencé en lettres mais j’ai terminé en sciences humaines. Cela a été des années très formatrices. J’ai essayé un peu de tout. Ensuite, je me suis inscrite en linguistique à l’UQAM. J’aimais les mots et leur dimension sociale. Je me suis spécialisée en sociolinguistique durant une maitrise que je n’ai pas terminée. Pendant que j’étais en rédaction de mémoire, j’enseignais le français langue seconde et je travaillais chez Remue-ménage. Puis, je me suis dit que comme je ne voulais pas travailler à l’université, ce n’était pas essentiel de finir mon mémoire. C’est comme ça que j’ai laissé tomber, ce qui était idiot. Depuis ce temps, à toutes celles qui menacent d’abandonner la rédaction de leur mémoire alors qu’il ne leur reste que des corrections à faire, je dis: « Eh! finis donc ».
V. L.-F. – Ça t’est resté, la frustration de ne pas avoir eu ton diplôme de maitrise ?
R.B. – Pas le diplôme, mais le sentiment de ne pas avoir fini quelque chose que j’avais commencé. C’est juste ça. Parce que non, je n’aurais pas fait carrière à l’université ni en recherche linguistique. J’aimais mieux enseigner et travailler à Remue-ménage.
G.T.-B. – Tu travaillais déjà chez Remue-ménage à ce moment-là ?
R.B. – Oui. En 1980, je faisais mon terrain de maitrise en même temps qu’on s’apprêtait à publier le premier tome de l’autobiographie de Simonne Monet-Chartrand. C’était assez prenant.
G.T.-B. – À ce moment-là, avais-tu des implications militantes ?
R.B. – J’étais proche de personnes qui militaient dans le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. Mais ma principale implication était à Remue-ménage.
G.T.-B. – Comment as-tu été en contact avec l’équipe de Remue-ménage ?
R.B. – Par amitié. Il s’est trouvé que ma coloc, Suzanne Girouard, était proche de Remue-ménage. Elle a été la première employée des éditions. Forcément, j’en entendais parler !
V. L.-F. – Ça se passait chez vous !
R.B. – Oui, il y avait beaucoup d’affaires qui rebondissaient chez nous ! Même avant que Suzanne soit employée, sa sœur Lisette avait traduit le livre d’Adrienne Rich[1] et elle faisait partie du collectif. Il y a eu un malentendu parce que la gang de Remue-ménage s’est dit qu’on devait être bonnes en français puisqu’on étudiait en linguistique, alors qu’on étudiait la linguistique générative et tout ça. C’est Nicole Lacelle qui est venue nous voir pour nous demander de faire de la révision de textes. Bien sûr que ça nous intéressait ! On a dû dissiper le malentendu en disant que ce n’était pas parce qu’on était en linguistique qu’on était bonnes en révision, mais qu’on allait faire notre possible [Rires]. J’ai donc fait des révisions bénévoles, comme ça. Le travail à Remue-ménage a été bénévole pendant longtemps. À certaines périodes, on a eu des subventions et on en a profité, mais c’était surtout un travail bénévole.
G.T.-B. – Donc tu travaillais ailleurs en même temps ?
R.B. – Oui, je n’étais pas à temps plein comme enseignante, je donnais des cours du soir. Cela permettait donc de faire en même temps de la révision bénévole. Quand on m’a offert de travailler à temps plein pour Remue-ménage, j’ai bien sûr accepté, mais je voulais continuer à enseigner. J’ai essayé pendant quelques années de combiner les deux, mais ça devenait fatigant.
G.T.-B. – Qu’est-ce qui t’interpellait au départ chez Remue-ménage ?
R.B. – Plein d’intérêts conjugués. C’était à la fois les livres et le féminisme. Parce que j’étais dans la vingtaine. Et puis j’aimais aussi les femmes qui étaient là. C’était par amitié. Il y avait ma coloc, sa sœur, et puis Nicole Lacelle qui était venue nous rejoindre. Participer à des réunions chez Remue-ménage, ce n’était pas ennuyant ! Je me portais aussi volontaire pour toutes sortes de tâches. Il y avait beaucoup de travail de bras à faire, comme distribuer les livres, envoyer les communiqués. Aujourd’hui, ça se fait par infolettre, mais dans les débuts, on le faisait en collant des timbres. J’étais une petite rapide pour faire l’adressage et tout !
G.T.-B. – Ta conscience féministe venait d’où ? Qu’est-ce qui t’avait amenée à développer une sensibilité féministe ?
R.B. – Il y a l’histoire familiale. Je suis l’ainée d’une famille de sept enfants, et la seule fille. J’ai été élevée dans un milieu où ce n’était pas parce que j’étais une fille que j’allais être la servante de mes frères. J’ai donc été très encouragée à m’affirmer. Mais la conscience féministe est arrivée assez tardivement, dans la vingtaine. Je me suis tout à coup décidée à lire des livres de femmes. Ça pouvait être Simone de Beauvoir, Margaret Atwood… Ça n’a pas vraiment été une décision consciente. Mes intérêts me portaient vers ça. Et, coudonc, je suis devenue féministe.
V. L.-F. – Avais-tu l’impression d’être marginale ?
R.B. – Autour de moi, non. À vrai dire, je ne me suis même pas vraiment posé la question. Et comment dire… On choisit aussi nos amitiés. On voit les affinités qu’on a avec les personnes. L’engagement féministe ne posait pas problème autour de moi ni l’intérêt pour les livres écrits par des femmes : on lisait toutes Benoîte Groult.
V. L.-F. – Mais vous lisiez toutes ça dans un groupe qui était marginal ?
R.B. – Oui, je suis à l’aise dans les ghettos ! [Rires] On a une vie à vivre. Je me suis dit : « Pourquoi pas dans un ghetto féministe ? ».
V. L.-F. – Parce qu’honnêtement, je ne sais pas comment c’est d’arriver à Remue-ménage aujourd’hui, mais à différentes époques, en arrivant à Remue-ménage, tout le monde a cette impression qu’on respire, qu’on est dans un univers où on peut parler de ce qu’on aime pour vrai. On est dans un univers exceptionnel.
R.B. – J’étais déjà dans ce genre d’univers quand on m’a recrutée pour Remue-ménage. À l’université, en linguistique, on était beaucoup de femmes, et je ne me souviens pas d’adversité. Je n’étais pas en littérature… ou dans des domaines où il y a plus d’adversité, de l’hostilité même.
V. L.-F. – La solidarité était donc plus forte ? La complicité dans le groupe effaçait le reste, l’hostilité de l’extérieur ?
R.B. – Oui. Tu sais, les combats pour le droit à l’avortement, en linguistique, je pense que personne n’était contre.
V. L.-F. – Mais il y avait quand même les flics qui débarquaient au bureau !
G.T.-B. – Aux bureaux de Remue-ménage ?
R.B. – Oui ! C’est parce qu’il y avait des militantes du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, on partageait des locaux avec elles. Je dis « on », mais je n’y étais pas, je n’ai donc pas vécu ces évènements-là.
V. L.-F. – Mais la légalisation de l’avortement, c’est en 1989. Tu as donc édité des livres qui étaient quand même dangereux…
R.B. – Oui, oui. J’ai travaillé avec Lise Moisan sur La résistance tranquille[2].
G.T.-B. – As-tu l’impression que vous étiez à contre-courant de la société dans votre travail ?
R.B. – Il y a eu plusieurs phases. Je dirais que l’accueil était assez bienveillant. Je pense à la collection théâtre, par exemple. C’est plus à la fin des années 1980, juste après la tuerie de Polytechnique, que j’ai vu que le féminisme avait mauvaise presse, on était perçues comme ringardes. C’est vraiment là que j’ai senti le backlash.
V. L.-F. – Ça s’exprimait comment ?
R.B. – En même temps qu’il y avait un bon réseau de groupes de femmes et d’organisations féministes, il y avait une espèce de repli dans les médias, mais aussi dans les projets d’écriture qu’on nous proposait. Dieu merci, il y a eu l’essor des études féministes dans les universités. C’est vraiment dans ces années-là que ça a émergé. Des contacts se sont créés entre Remue-ménage et les études féministes et ce dynamisme s’est reflété dans nos publications. Mais c’était dans un climat d’adversité.
V. L.-F. – Les groupes militants se taisaient à cette époque-là ?
R.B. – Ils ne se taisaient pas, mais on recevait moins de propositions de leur part. On en recevait plus des études féministes.
G.T.-B. – Vous avez donc pris un virage un peu plus universitaire ?
R.B. – À ce moment-là, oui. Dans les médias, c’était vraiment plus difficile de faire passer nos messages. C’était avant le tournant plus militant pris par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) à partir du milieu des années 1990 avec la marche Du pain et des roses, puis la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était aussi avant le mouvement altermondialiste, Occupy, etc. Ces mouvements ont ramené les gens dans la rue pour manifester. Mais la première moitié des années 1990 a été une période vraiment dure.
V. L.-F. – Est-ce que tu as l’impression qu’on s’en va vers une période difficile ?
R.B. – Sais-tu, je me pose la question. Comment cela se fait-il qu’on ne soit pas plus dans la rue maintenant ?
V. L.-F. – Comment sort-on d’un backlash ? Qu’est-ce qui est arrivé pour que la mobilisation revienne ?
R.B. – Eh ! Ne me demande pas d’expliquer l’altermondialisme, Occupy et tout ça !
G.T.-B. – Mais prenons la marche Du pain et des roses, qu’est-ce qui a donné l’énergie et l’élan pour que ça se fasse ?
R.B. – Pour ça, je voudrais rendre crédit à la Fédération des femmes du Québec et au tournant pris par le réseau de l’R des centres de femmes. Elles se sont dit qu’il fallait mobiliser le monde ! Il ne faut pas sous-estimer l’impact de Polytechnique… Après cette tuerie, un essai masculiniste, le Manifeste d’un salaud[3] avait reçu une bonne publicité dans les médias. Dans l’espace public, on entendait : « Le féminisme est allé trop loin. Taisez-vous ! ».
G.T.-B. – Dans les années 1980, tu avais l’impression qu’il y avait encore un élan favorable au féminisme ?
R.B. – Oui, mais ça s’est durci à la fin des années 1980.
G.T.-B. – Une chose m’intéresse à la suite de ma thèse en sociologie des mouvements sociaux et en histoire, c’est de réviser un peu les lieux communs sur les vagues militantes. On entend souvent que les années 1960, c’était donc militant, c’était merveilleux. Les années 1970 aussi, dans une certaine mesure. Après, à partir des années 1980, c’est le virage néolibéral et l’effondrement des groupes militants. Mais dans les faits, il y a des auteurs et des autrices qui ont montré que c’est aussi le moment où le mouvement féministe se renforce et crée des organisations. Il a émergé en grande partie dans les années 1970, mais il se consolide dans les années 1980.
R.B. – Oui, puis il y a aussi les comités de condition féminine dans les syndicats. Il y a eu vraiment une consolidation. Il y a eu de beaux « 8 mars » !
V. L.-F. – C’était comment, les 8 mars ?
R.B. – C’était très festif. J’ai aussi le point de vue d’une personne qui participait aux salons du livre. On rencontrait notre public dans ces évènements-là. On voyait vraiment l’enracinement des groupes en Outaouais, à Québec et ailleurs dans les régions, pas juste à Montréal. C’était très fort au Salon du livre de Gatineau, on sentait un intérêt. On était bien reçues par les féministes sur place. Il y avait manifestement des femmes dans l’organisation du salon qui se disaient: « Faut que Remue-ménage y soit », et elles étaient contentes de nous y voir. Il faut dire qu’on allait là avec Simonne Monet-Chartrand qui a publié les quatre tomes de son autobiographie pendant les années 1980. Le premier est paru en 1981, le dernier en 1992 avant sa mort. C’était une belle période. Elle voulait aller dans tous les salons du livre et elle connaissait tout le monde! Les personnes qui venaient la rencontrer avaient milité avec elle dans toutes sortes d’organismes à travers le Québec. C’est sûr qu’il se passait quelque chose là !
On a sollicité Simonne Monet-Chartrand parce qu’on savait qu’elle écrivait sa biographie et on voulait qu’elle la publie chez nous. D’autres maisons d’édition la désiraient tout autant puisqu’elle était très populaire. Quand elle nous a annoncé qu’elle voulait publier avec Remue-ménage, pour nous, ça témoignait de son engagement envers le mouvement féministe. On la voulait également parce qu’on se disait qu’on aurait un best-seller. Et ce fut le cas. Pour qu’une maison d’édition vive, il faut un peu de tout, il faut aussi des livres qui rejoignent un large public. Santé, Simonne !
G.T.-B. – Dans les années 1980, quels projets vous animaient ? Quels thèmes vouliez-vous mettre de l’avant ?
R.B. – À sa fondation en 1976, Remue-ménage se voyait vraiment comme une maison d’édition qui allait rendre disponibles des textes pour le mouvement des femmes, mais il y avait aussi un souci d’éducation populaire. Et l’objectif de faire des textes accessibles pour monsieur et madame Tout-le-Monde. Finalement, un peu plus tard, on s’est dit qu’il y avait des textes plus « nichés » qui feraient aussi avancer le mouvement des femmes. On a voulu refléter cela, d’où l’ouverture à des textes d’écrivaines ou d’universitaires qui étaient plus compliqués que Môman a travaille pas, a trop d’ouvrage, le premier livre publié par Remue-ménage. Cet élargissement s’est fait au début des années 1980. On voulait continuer à faire de l’éducation populaire, mais on voulait aussi publier de la poésie, publier des écrivaines qui retravaillaient la langue. Des Louky Bersianik, des Nicole Brossard. Ce n’est pas de la littérature populaire, mais c’est un travail de remise en question de la langue. On a pris ce virage en même temps que la publication de textes comme Fragments et collages de Diane Lamoureux[4], une étude du mouvement des femmes. Il y avait déjà à ce moment-là un souci de documenter le mouvement et de préserver sa mémoire. L’anthologie de Têtes de pioche[5], le recueil de Québécoises deboutte[6], c’était aussi dans ces années-là. Des revues avaient cessé de publier. On a voulu les reprendre pour en faire une anthologie. C’était donc très varié. Les écrits restent, une maison d’édition, après tout, ça sert à ça. J’ai du mal à dire qu’il y avait une seule direction, une préoccupation centrale.
G.T.-B. – Aviez-vous une vision particulière de ce que devait être le féminisme ? Qu’est-ce qui guidait vos choix ?
R.B. – On a toujours été très œcuméniques, si l’on peut dire. On s’est donné un mandat très large d’alimenter et de nourrir le mouvement des femmes. On voulait accueillir le plus largement possible ce qui fait le mouvement féministe. Il n’y a pas de limites à ce qu’on peut aborder. J’aime bien répéter ce que dit Francine Descarries : s’il y a un livre sur les bûcherons avec une perspective féministe, on va le faire. On vient de faire un livre sur les femmes et le sport. En termes de thématiques, ça peut aller dans tous les sens et c’est tant mieux.
V. L.-F. – Mais il y a quand même des tendances théoriques qui peuvent s’opposer. Y a-t-il des moments où Remue-ménage a choisi d’accueillir des tendances opposées ?
R.B. – Oui, en sachant que ça allait déplaire. Si on parle de travail du sexe, par exemple, c’est un enjeu qui divise le mouvement. On a donc publié Andrea Dworkin, très critique du travail du sexe, et on a publié Luttes XXX[7], qui est protravail du sexe. Voilà où on en est. Il n’a jamais été question pour nous de refuser une perspective parce qu’on avait déjà publié un livre de la perspective opposée.
G.T.-B. – Et comment te positionnais-tu dans ces débats-là ? Quand il y avait des tensions comme ça, où est-ce que tu te situais ?
R.B. – Personnellement, plutôt pour la défense des travailleuses du sexe. Mais dans le livre d’Andrea Dworkin qu’on a publié, il y avait aussi des choses intéressantes. De plus, c’est tellement une penseuse importante, on ne l’a donc pas écartée.
V. L.-F. – Est-ce que ça vient d’un souci de montrer le mouvement féministe dans toute sa pluralité ?
R.B. – Oui, c’était aussi ça. En tous cas, c’est comme ça qu’on l’a défendu. On fait des choix éditoriaux.
G.T.-B. – Comment ont évolué vos liens avec le mouvement des femmes au fil du temps ?
R.B. – Je dirais d’abord que notre déménagement dans la Maison Parent-Roback a resserré les liens, ne serait-ce qu’à cause de la proximité avec les autres groupes. On est voisines, les gens pensent plus à nous. Quand la question de l’avortement a commencé à barder, par exemple, on a pu descendre d’un étage pour aller voir les femmes de la Fédération du Québec pour le planning des naissances et leur dire qu’on aimerait qu’elles écrivent là-dessus.
La Maison Parent-Roback, c’est le projet de deux groupes, Le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féministe (CDÉACF) et Relais-Femmes, mais Remue-ménage a été un des premiers groupes contactés. On a sauté là-dedans à pieds joints. C’était en 1995-1996, une période où on essayait de resserrer nos liens avec le mouvement communautaire, qu’on sentait se ranimer autour de la Fédération des femmes du Québec qui organisait la marche Du pain et des roses. À la fondation de la Maison Parent-Roback, on voulait renouer avec la vocation initiale de Remue-ménage fondé en 1976, en pleine effervescence du mouvement des femmes. Et par des femmes qui étaient vraiment en phase avec tout ce qui se passait. Je te parle d’une histoire à laquelle je n’ai pas participé parce que je suis arrivée à Remue-ménage cinq ans plus tard. Mais j’étais déjà dans les parages. Donc pour nous, en 1995, la Maison Parent-Roback, c’était une belle occasion de renouer avec les groupes de femmes.
V. L.-F. – Est-ce qu’il y a eu des publications autour de la Maison Parent-Roback ?
R.B. – Il n’y a pas eu de publications comme telles, mais on avait travaillé avec Nicole Lacelle qui avait fait des entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback. Le fait que la Maison porte le nom de ces deux femmes-là – je ne sais qui a eu cette idée brillante –, ça donne d’emblée l’image de solidarité qu’on voulait projeter.
G.T.-B. – Et avant la Maison Parent-Roback, vous étiez où ?
R.B. – On a été locataires de plusieurs bureaux. Au moment de la fondation de Remue-ménage, on partageait des locaux, au coin des rues Henri-Julien et Villeneuve, avec un centre de documentation féministe qui n’existe plus. On a hérité de beaucoup de ses affaires. On a aussi partagé des locaux avec la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit. On a déménagé plusieurs fois. Juste avant la Maison Parent-Roback, on était dans un local au coin du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue Mont-Royal, et nos voisines étaient la Fédération du Québec pour le planning des naissances.
G.T.-B. – Vous avez toujours été dans une bâtisse avec d’autres groupes féministes ?
R.B. – Non, mais on s’est ennuyées quand on ne l’a pas été ! Donc oui, on a avantage à avoir un environnement qui nous ressemble.
V. L.-F. – Il y a des gens qui considèrent que l’édition, ce n’est pas de l’engagement. Ça m’énerve ! Tu as passé 43 ans à faire de l’édition féministe. C’est du militantisme, non ?
R.B. – Bien oui ! Ne serait-ce que parce qu’on accepte nos conditions de travail. On est souvent moins bien payées que dans des groupes comme les syndicats. Le milieu culturel, c’est un engagement ! On y met du nôtre.
G.T.-B. – Qu’est-ce qui fait qu’on garde la flamme ?
R.B. – Il y a tellement de gratifications qui viennent avec le métier ! Premièrement, on a des résultats, les livres. Et même si on fait abstraction de la réception dans les médias, je pense que la relation qu’on établit avec les personnes qui écrivent, c’est gratifiant. De voir aboutir quelque chose. Tu as le livre dans les mains. C’est excitant ! Aujourd’hui, on vient d’en recevoir un et on sait que les autrices vont être absolument excitées. C’est un plaisir renouvelé à chaque livre. On n’est pas blasées quand on ouvre la boite d’une nouvelle parution avec l’exacto !
V. L.-F. – Est-ce que tu le vois aussi pour les idées ? Est-ce que tu considères que Remue-ménage a contribué à mettre de l’avant certaines idées ?
R.B. – Pour ça, je serais plus humble. Je pense que Remue-ménage a fait sa place, a aidé à soutenir des voix. On a pérennisé l’histoire du mouvement. Il y a des livres qui ont été marquants. On a documenté la grève des stages, par exemple. C’est un mouvement qui continue. Mais on est plus dans un rôle de soutien que dans un rôle proprement militant.
V. L.-F. – Quel est le livre dont tu es la plus fière ?
R.B. – Ah, je n’oserais pas… Peut-être La lettre aérienne de Nicole Brossard[8] parce que cela a cassé mon syndrome de l’imposteur. J’étais une jeune éditrice et Nicole Brossard était un monument. Je prenais des gants blancs pour dire: « Ça a l’air d’une faute » alors que je savais bien que c’était une subversion de la langue. Mais elle m’a dit : « Tu as raison. Il ne faut pas qu’une transgression ait l’air d’une faute ». On a donc arrangé ça. C’était un défi, mais il fallait que je fasse mon travail d’éditrice.
G.T.-B. – Est-ce qu’il y a des collaborations avec certaines autrices qui t’ont paru particulièrement fructueuses, qui t’ont marquée ?
R.B. – Je pense beaucoup aux livres plus récents, comme celui de Florence-Agathe Dubé-Moreau[9] sur les femmes et le sport. C’est un engagement féministe qui me touche beaucoup. Elle est dans un milieu où il y a de l’hostilité et elle se dit: « J’y vais ! » J’admire les autrices en général. Je suis déjà nostalgique des rencontres que j’ai faites. Gabrielle Giasson-Dulude, quelle femme lumineuse ! Soleil Launière aussi !
V. L.-F. – C’est tellement ton genre de parler de tes rencontres marquantes les plus récentes ! C’est une attitude d’éditrice, je trouve. De toujours penser au prochain livre, d’être constamment à la recherche. Se demander ce qui nous manque, ne pas regarder ce qu’on a déjà fait.
R.B. – Oui. Et se demander c’est quoi le potentiel d’une autrice. Aujourd’hui, on a vraiment des publications diversifiées. Je peux dire que je prends ma retraite en étant confiante pour la suite. Je ne l’aurais pas prise sinon.
G.T.-B. – Qu’est-ce qui te donne confiance ?
R.B. – Les personnes qui sont en place, les projets qui nous sont proposés, l’effervescence du mouvement. Je me dis qu’on n’est pas dans un creux de vague. Même si les temps sont durs, la résistance est là.
G.T.-B. – Alors qu’à la fin des années 1980, c’était différent ?
R.B. – On dirait que les femmes avaient moins envie d’écrire et qu’il y avait moins de canaux pour s’exprimer. Les grands médias écoutaient moins les voix féministes.
V. L.-F. – Il y a eu des époques vraiment hostiles. J’ai vu des salons du livre où les gens venaient nous insulter. Ils faisaient des détours en nous regardant avec dégoût.
R.B. – On prépare un livre avec la Coalition des familles LGBT. Ils célèbrent un anniversaire et ils ont un projet d’expo photo, mais ils ont aussi fait des entretiens avec des familles. La notion de famille est incarnée dans toutes sortes de configurations. Ce sont des personnes qui se faisaient insulter dans les salons du livre. D’un autre côté, il y avait Léa Roback qui venait nous voir et qui nous disait: « J’aime tellement ce que vous faites ! » Et Madeleine Parent qui assistait à nos lancements.
V. L.-F. – Ça, c’est super beau : la continuité des femmes, les militantes, les autrices et les fondatrices qui viennent voir les générations suivantes.
R.B. – Et qui se réjouissent du fait qu’il y a une relève. À un moment donné, notre public vieillissait. Mais il a pris un grand coup de jeunesse dans les dernières années ! Ça m’émeut à chaque salon du livre.
G.T.-B. – Ça s’est passé à quel moment ?
R.B. – C’est graduel, mais ça s’est accéléré dans les dernières années. Des filles de 15-16 ans des écoles secondaires viennent squatter notre stand et se plonger dans nos livres. À chaque fois, je n’en reviens pas ! C’est bon signe, des féministes décomplexées comme ça. On pourrait croire à un effet de mode, mais c’est plus que ça. Il y a un mouvement de fond.
Par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.
- Adrienne Rich, Les femmes et le sens de l’honneur, Montréal, Remue-ménage, 1979. ↑
- L’avortement : la résistance tranquille du pouvoir hospitalier, une enquête de la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, Montréal, Remue-ménage, 1980. ↑
- Roch Côté, Manifeste d’un salaud, Québec, éditions du Portique, 1990. ↑
- Diane Lamoureux, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois du début des années 70, Montréal, Remue-ménage, 1986. ↑
- Armande Saint-Jean, Les Têtes de pioche. Collection complète des journaux, 1976-1979, Montréal, Remue-ménage, 1980. ↑
- Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte ! tome 1. Une anthologie du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre des femmes (1982-1985), Montréal, Remue-ménage, 1980. Le tome 2, Collection complète des journaux, 1972-1974, a été publié en 1983. Une nouvelle édition des deux tomes a été publiée en 2022.↑
- Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin, Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Montréal, Remue-ménage, 2011. ↑
- Nicole Brossard, La lettre aérienne, Montréal, Remue-ménage, 1985. Nouvelle édition en 2022. ↑
- Florence-Agathe Dubé-Moreau, Hors jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Remue-ménage, 2023. ↑