Archives Révolutionnaires
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Les allumettières de la E. B. Eddy et l’Union des faiseuses d’allumettes (1918-1928)
L’historienne Katlheen Durocher nous a fait parvenir un texte sur la tradition syndicale des allumétières de Hull. Durocher cherche à faire « sortir les allumettières de l’ombre », comme l’indique le titre de son dernier ouvrage sur le sujet. En tant qu’elles incarnaient la double condition de femmes et d’ouvrières, les allumettières ont subi une exploitation accrue du patronat anglophone, fait l’expérience d’une représentation syndicale masculine incompétente et paternaliste, en plus d’avoir été marginalisées par l’histoire du mouvement ouvrier québécois. Ce texte entend contribuer à renverser cet ordre des choses, à replacer l’histoire des allumettières comme un épisode central de la mémoire ouvrière québécoise.
Les allumettières de la E. B. Eddy et l’Union des faiseuses d’allumettes (1918-1928)
Kathleen Durocher
Pendant plus d’un siècle et demi, entre le début des années 1800 et 1960, le travail en Outaouais est rythmé par les hauts et les bas de l’exploitation forestière, une industrie qui fait la fortune des barons du bois et des industriels qui s’installent dans la région. La coupe du bois, son transport et sa transformation offrent un grand nombre d’emplois physiquement exigeants et dangereux. Alors que les camps de bûcherons et la drave attirent les hommes, les petits centres industriels qui se développent sont progressivement habités par des familles. Vers le tournant du siècle, plusieurs jeunes femmes célibataires arrivant des campagnes s’y établissent, particulièrement à Hull. Souvent oubliées, les femmes sont nombreuses à être employées dans l’industrie forestière, même si elles sont limitées à quelques départements considérés comme moins dangereux et propres à une main-d’œuvre féminine. Notamment, l’une des plus anciennes fabriques du cœur industriel de la région, l’île de Hull (faisant aujourd’hui partie de la ville de Gatineau), prospère grâce à une main-d’œuvre principalement féminine. La E. B. Eddy Match Company fait la renommée de la petite ville industrielle entre les années 1860 et 1920 puisqu’environ 90 % des allumettes canadiennes y sont produites. Exténuant, réplétif et sous-payé, le travail d’allumettière offre une rare opportunité de travail en industrie pour les femmes de la région jusqu’au début du XXe siècle[1].
Pendant longtemps, l’histoire du travail en Outaouais fut écrite au masculin[2], l’expérience des femmes et des filles de la fabrique d’allumettes restant longtemps invisibilisée. Effacée des mémoires collectives, leur histoire refait progressivement surface. Dès les années 1980, leurs grèves de 1919 et 1924 s’inscrivent peu à peu dans l’histoire du syndicalisme national au Québec puis, depuis la fin des années 1990, dans l’histoire de Hull/Gatineau et de l’Outaouais[3].
Ce texte s’intéresse à leur expérience militante et tente d’expliquer ce qui a mené les allumettières de la E.B. Eddy de Hull à fonder une association féminine affiliée au mouvement syndical national confessionnel (1918-1928). Pour ce faire, nous présentons un survol de la présence syndicale à Hull au XIXe siècle pour ensuite aborder plus en détail le cas des travailleuses de la fabrique d’allumettes. Après avoir spécifié en quoi consiste leur travail et quelles personnes sont employées, nous proposons une description de leur syndicalisation. De même, une réflexion sera faite sur les possibilités qu’offre cette organisation et les barrières auxquelles ses membres sont confrontés, particulièrement lors de leurs grèves menées en 1919 et en 1924.
La syndicalisation au pied des Chaudières
De prime abord, rappelons que l’industrialisation de la petite colonie agraire de Wright’s Town (1800), devenue Hull, s’entame réellement dans les années 1860 et 1870 grâce à l’exploitation forestière. Alors que différents moulins et fabriques sont implantés à proximité de la rivière des Outaouais, les terrains entourant la chute des Chaudières, située sur la frontière entre l’Ontario et le Québec, s’avèrent un lieu de choix pour l’activité industrielle grâce à son potentiel hydraulique. Le village de Hull, voisine de la capitale canadienne, connaît une croissance économique et démographique rapide jusqu’à la fin du siècle[4]. Comme dans le reste du Canada, l’industrie forestière est le fer de lance du développement du capitalisme industriel à Hull et dans l’Outaouais. Alors que le recensement canadien de 1871 indique que seulement 3 800 personnes y résident, la population double en dix ans (6 890 en 1881). La croissance se poursuit dans les décennies qui suivent. La population franchit les 10 000 avant 1890 et atteindra 20 000 dans les années 1910[5].
Le marchand d’allumettes américain, Ezra Butler Eddy, s’installe à Hull en 1851. Tirant rapidement profit du potentiel des Chaudières, le fondateur et propriétaire de la E.B. Eddy Co règne sur la ville de Hull jusqu’à sa mort en 1906[6]. Bien que d’autres entreprises s’y implantent, la E. B. Eddy Company demeure la plus puissante non seulement dans la ville, mais aussi dans l’Outaouais. Son fondateur conserve à la fois une main mise sur l’économie et sur la vie politique locale[7]. Notamment, il devient échevin (1878 à 1888) et maire de Hull (1881 à 1884, 1887 et 1891), période de croissance industrielle importante pour sa compagnie et la cité.
Vers la fin du XIXe siècle, les ouvriers employés dans ses moulins et fabriques essaient de s’organiser et militer pour obtenir de meilleurs salaires, en plus de conditions de travail moins pénibles et dangereuses. Or, Ezra Butler Eddy est un industriel bien connu pour son antisyndicalisme. Les luttes entreprises par les ouvriers syndiqués par les Chevaliers du travail à la fin des années 1880 et dans la décennie suivante sont déjouées à tout coup par la compagnie[8]. La grande grève entreprise en 1891 est violemment supprimée grâce à la police et l’armée. Quelques années plus tard, en 1904, une grève majeure est déclenchée par les ouvrier·ère·s des papetières affilié·e·s à l’International Brotherhood of Papermakers[9]. Comme ce fut le cas dans les quelques rares conflits ouvriers du passé, la Eddy n’hésite pas à briser la grève. Cela dit, la compagnie laisse entendre aux suites de cette grève qu’elle serait prête à tolérer les syndicats nationaux, moins revendicateurs et beaucoup plus conciliants avec le patronat[10]. Ceux-ci n’étant pas encore réellement implantés dans la cité industrielle, seules quelques petites associations professionnelles subsistent réellement à Hull[11]. Durant ces brèves expériences militantes, les travailleuses employées aux Chaudières sont largement exclues des organisations ouvrières et des luttes. Ignorées par les Chevaliers du travail, seules quelques ouvrières irlandaises œuvrant dans les papetières ont activement participé au conflit de 1904[12].
Le cas des allumettières
Entre 1854 et 1928, la fabrique d’allumettes E. B. Eddy, située au coin de l’actuelle rue Laurier et Eddy, offre entre 100 et 300 emplois rémunérés. Alors que la coupe de bois en bâtonnets, la préparation de la mixture chimique inflammable, le trempage et le séchage sont la prérogative d’hommes et de garçons, les femmes et les filles s’affairent plutôt à empaqueter les allumettes. Quotidiennement, des milliers d’allumettes sont apportées à leurs postes de travail, dans les premières années sur des chariots poussés par des travailleurs et, dès les années 1870, par un système mécanisé plus rapide[13]. L’employée, à sa table de travail, doit alors prendre une poignée d’allumettes, l’insérer dans la boîte, refermer celle-ci, puis la déposer pour qu’elle soit transportée vers l’entrepôt[14]. La même opération est répétée toute la journée, entre 10 et 12 heures quotidiennement. Dans ces départements où le bruit de la machinerie est incessant, le tout doit se faire dans le silence, sous peine d’amande.
La mise en boîte est exclusivement faite par des femmes et des filles. Elles sont gardées hors des autres étapes de la production, ces dernières étant considérées comme physiquement trop difficiles ou trop dangereuses pour elles. De plus, l’empaquetage demande de la dextérité. L’ouvrière doit être rapide, minutieuse, prudente et attentive, des qualités que l’on disait « naturelles » pour les femmes. Pour l’employeur, ce travail d’empaqueteuse n’exige ainsi aucune qualification particulière, seulement un peu de pratique. Un article publié en 1919 par la E.B. Eddy dans le Canadian Grocer affirme à ce sujet : « Feminine fingers are very quick and sure, and constant practice makes their nimbleness almost unbelievable. »[15] Dans les faits, la compagnie s’assure d’embaucher des femmes et des enfants puisqu’elle peut leur offrir un salaire considérablement plus bas que celui des hommes. Par exemple, selon le recensement canadien de 1911, les allumettières gagnent en moyenne environ 225 $ par année. Le salaire annuel des allumettiers pour la même année est d’environ 550 $[16].
Le travail est supervisé par des contremaîtresses, souvent une ouvrière un peu plus âgée, ayant œuvré pendant plusieurs années à la fabrique. De ce fait, les départements d’empaquetage s’avèrent des espaces exclusivement féminins. Il faut préciser que la vaste majorité des allumettières sont des adolescentes, la plupart âgées de 14 à 17 ans[17]. Le devoir moral des contremaîtresses est généralement approuvé par les familles des travailleuses, ces femmes plus âgées assumant le rôle d’une sœur aînée ou même d’une mère. Elles s’assurent ainsi d’éviter les contacts entre les jeunes ouvrières et les hommes[18]. Cette supervision est également faite par les membres de la famille présents à l’usine. Souvent, les plus jeunes sont accompagnées d’une parente à la fabrique, la plupart du temps une sœur[19]. C’est ce lien de parenté qui assure non seulement la formation des nouvelles employées, mais qui permet aussi leur embauche à l’usine[20]. Habituellement, les travailleuses suggèrent un membre de leur famille aux contremaîtresses, les patrons leur octroyant cette responsabilité. Sans surprise, on observe de nombreux liens familiaux qui unissent la main-d’œuvre, rendant celle-ci relativement homogène. À l’exception de quelques rares femmes irlandaises, les allumettières sont originaires du Canada, francophones et catholiques. Cette forte présence canadienne-française n’est pas surprenante, ce groupe formant la vaste majorité de la population hulloise de l’époque. Les allumettières sont pour la plupart voisines, résidant dans les quartiers populaires de l’île de Hull, à proximité de l’usine. Entassées dans les « maisons allumettes » surpeuplées, elles fréquentent aussi les mêmes lieux publics et commerces lorsqu’elles ne sont pas à la fabrique[21].
L’Union des faiseuses d’allumettes
Considéré comme non qualifié par l’employeur, leur travail d’empaqueteuse est mal rémunéré. De surcroît, puisqu’elles sont payées à la pièce, elles doivent s’assurer d’emboîter assez d’allumettes pour obtenir un gage suffisant pour contribuer à la survie familiale[22]. Généralement perçu comme un salaire d’appoint par le patronat, le salaire des femmes et des enfants employés à la Eddy est, dans les faits, souvent essentiel aux familles[23]. À l’exception de quelques veuves, la majorité des allumettières sont célibataires et résident chez leurs parents. Pour ces familles, envoyer les enfants au travail, particulièrement les filles et les plus jeunes, est une nécessité. Malgré l’idéal du père pourvoyeur, présent autant chez les classes populaires que bourgeoises, la paie des hommes employés par la E.B. Eddy suffit rarement pour subvenir aux besoins de leurs familles nombreuses, surtout dans les périodes de ralentissement industriel[24]. Lorsque le père est sans emploi ou, plus encore, lorsqu’il est absent ou décédé, le travail des ouvrières devient central à la survie familiale. Mais les salaires d’allumettières sont maigres et la compagnie n’hésite pas à diminuer le montant octroyé par paquet de boîtes d’allumettes. Les employées doivent donc s’assurer de maintenir un rythme constant pour éviter de voir la production s’accélérer et leur gage réduit, nécessitant à la fois une bonne coopération et l’appui des contremaîtresses.
En plus d’être mal payées et de s’affairer à une occupation aliénante, les allumettières sont confrontées à plusieurs dangers. Les brûlures et les incendies sont fréquents, la fumée et la poussière envahissent quotidiennement l’espace de travail. De plus, le phosphore blanc (ou jaune) est en usage à la Eddy des années 1850 jusqu’en 1915[25]. Ce poison violent peut causer de nombreux problèmes de santé aux ouvrières, allant de l’intoxication à la nécrose maxillaire. Pour plusieurs d’entre elles, leur santé en est considérablement affectée et, dans quelques rares cas, certaines en décèdent. Les conditions difficiles sont largement maintenues alors que les ouvrières sont exclues du mouvement syndical hullois. Seul un arrêt de travail spontané en 1883 apparaît dans les journaux. Le Montreal Daily Witness affirme au sujet de l’évènement : « The proposed reduction of wages raised a miniature rebellion Tuesday among the girls working in Eddy’s match factory. A number of them struck work and might be seen on the streets in groups engaged in an animated discussion of the situation. »[26] Malheureusement pour les allumettières, elles doivent retourner au travail le lendemain, menacées d’être mises à pied si elles en faisaient autrement. Il faut dire que le peu d’emplois industriels offert aux femmes à Hull crée un bassin important de main-d’œuvre pour la Eddy[27]. Les ouvrières s’en trouvent facilement remplaçables et, donc, dépourvues d’une réelle capacité de négociation sans organisation syndicale.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Canada connaît une effervescence du militantisme ouvrier face à leurs conditions matérielles précaires[29]. L’activisme syndical s’intensifie rapidement et se radicalise. Certains syndicats nationaux se confessionnalisent, suivant les principes de la doctrine sociale de l’Église. Les organisations catholiques prennent timidement racine au Québec, appuyées par certaines franges moins conservatrices (à cet égard) du clergé catholique. À Hull, l’Association ouvrière de Hull (A.O.H.) apparaît en 1915, chapeautée par les Oblats de Marie-Immaculée (O.M.I.). Selon ces derniers, les adhésions demeurent limitées, la main-d’œuvre préférant les « unions internationales » américaines implantées à Ottawa[30].
En 1918, à la demande d’ouvrières de Hull, une branche féminine de l’A.O.H est constituée avec l’approbation des O.M.I. Ainsi naît l’Association ouvrière catholique féminine de Hull (A.O.C.F.) qui regroupe rapidement plus de 300 femmes et jeunes filles, principalement des allumettières de la E.B. Eddy. Une d’entre elles, Georgiana Cabana, devient la première présidente de l’association et le demeure tout au long des années 1920[31]. Alors que l’exécutif de A.O.C.F. est composé de femmes, celui-ci reste néanmoins sous une supervision masculine. La présidence de l’A.O.H. et les O.M.I. s’assurent que les décisions prises par ces femmes conviennent aux visées de l’association hulloise et à la doctrine sociale de l’Église catholique. Il faut dire que selon cette dernière, le but des « œuvres sociales féminines » doit avant tout être la protection des femmes et des filles[32]. Cette protection ne peut qu’être assurée par des hommes, laïques et religieux. Plus encore, l’association est encadrée par certaines femmes issues de la bourgeoisie canadienne-française de Hull impliquées dans les œuvres sociales catholiques, s’octroyant le titre de « marraine du syndicat ».
Malgré les limites imposées par l’idéologie de l’organisation et de ceux et celles qui la chapeautent, l’association féminine croît de manière importante dans les mois qui suivent sa fondation. Entre 300 et 400 ouvrières en seraient membres, dont bon nombre d’allumettières[33]. Face à cet engouement, l’association doit se scinder en syndicats de métier. L’union des faiseuses d’allumettes, comme elle était appelée à l’époque, voit le jour. Nous pouvons penser que les ouvrières canadiennes-françaises de Hull sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à adhérer au syndicalisme catholique puisqu’il s’agit réellement de la seule option d’organisation pour elles, les syndicats internationaux anglophones établis à Ottawa ne semblant pas avoir tenté de les recruter. Il faut dire que le clergé de Hull joue un rôle non négligeable par son influence, dissuadant la main-d’œuvre de se joindre à ces syndicats neutres et mixtes, perçus comme révolutionnaires. Les allumettières ont peut-être également craint ne pas avoir de capacité décisionnelle dans ces vastes organisations. La barrière linguistique peut également être mise en cause[34]. À l’inverse, elles peuvent voir en l’A.O.C.F. l’opportunité d’exprimer leurs insatisfactions face à leurs conditions de travail sans être invisibilisées par les hommes. Plus encore, dans le cas du syndicat des allumettières, l’exécutif est entièrement formé de contremaîtresses. Les ouvrières ayant déjà l’habitude de s’adresser à elles à la fabrique, nous pouvons ainsi penser qu’un certain rapport de confiance existe déjà entre les membres et l’exécutif. Dès 1919, l’A.O.C.F. et l’union des faiseuses d’allumettes organisent de nombreuses activités et tiennent fréquemment des rencontres. En plus d’assurer une représentation syndicale, l’association propose des cours du soir qui deviennent rapidement populaires. Leur visée n’est toutefois pas d’offrir une instruction technique, mais plutôt de préparer les syndiquées à leur futur rôle de mère et de femme au foyer grâce à des cours d’art ménager, de français et d’anglais[35]. Pour l’organisation, la pertinence de ces cours va de soi, puisque l’objectif est de former les travailleuses pour leur réelle vocation. Dans les faits, il est vrai que la vaste majorité des allumettières ne passent que quelques mois ou quelques années à l’emploi avant de quitter la fabrique pour fonder une famille. Pour les filles et les femmes, ces cours offrent également un nouvel espace pour socialiser entre elles à l’extérieur de la fabrique et de la maison familiale.
1919
Durant sa première année d’existence, le syndicat des allumettières de Hull, comme le reste de l’A.O.C.F., est toléré par la E. B. Eddy. L’organisation demeure assez peu revendicatrice et assure plutôt des services aux travailleuses. Or, la situation change en décembre 1919 quand la compagnie décide d’apporter des modifications aux horaires de travail des femmes et à la structure des équipes de travail, les obligeant à travailler davantage et quitter la fabrique plus tard dans la soirée[36]. L’exécutif syndical, appuyé par les ouvrières, s’oppose à la décision. Des négociations sont entamées avec le patronat. Toutefois, la délégation représentant les allumettières — composées uniquement d’hommes de l’AOH et l’aumônier responsable — ne s’entend pas sur la raison et la nécessité de poursuivre de telles négociations[37]. Profitant de cette division interne, la E. B. Eddy se retire et, par le fait même, remet en question la légitimité de l’organisation. Plus encore, elle décide de fermer les portes de la fabrique, déclenchant un lock-out. En réponse au lock-out décrété par leur patron, les travailleuses décident d’entamer une première grève. Or, le syndicat insiste pour la qualifier de « contre-grève », affirmant qu’il ne fait que répondre au geste de la compagnie[38]. L’organisation s’assure ainsi de présenter les allumettières comme des victimes de la mauvaise foi du patronat. Malgré tout, ces évènements offrent une première occasion pour les allumettières de militer activement, participant à un piquet de grève devant la fabrique. Possiblement prise au dépourvu et confrontée à une opinion publique en faveur des ouvrières, la compagnie accepte de retourner à la table de négociation[39].
Le conflit se conclut au bout de trois jours avec une entente signée par le patronat et l’A.O.H. Bien que les horaires de travail soient changés, les travailleuses obtiennent une compensation salariale substantielle[40]. Ce qui est vu comme une victoire fait écho. Pour la première fois, une organisation syndicale fait (partiellement) plier le plus grand employeur de Hull. Plus encore, la grève des allumettières devient le premier exemple de réussite d’une organisation ouvrière catholique féminine au Québec[41]. Dans les trois années qui suivent le conflit, l’Union des faiseuses d’allumettes enregistre certains gains importants, dont l’amélioration des salaires, la réduction des heures de travail et la reconnaissance de certains jours fériés. Ses activités se multiplient et la participation des membres est décrite comme exemplaire[42]. Notons toutefois que nous en connaissons peu à ce sujet, les archives des associations féminines n’ayant pas été préservées. En l’absence de documents produits par des ouvrières ou leur organisation, il faut garder à l’esprit que la présentation des faits et la représentation des syndiquées sont toujours le produit de regards masculins, aussi bien laïques que religieux[43]. L’activisme des femmes intéressant peu les hommes de l’A.O.H. et les O.M.I., nous trouvons peu de références à leur militantisme ou aux activités quotidiennes de l’A.O.C.F. et de ses syndicats.
Malgré le silence des allumettières dans les sources, nous pouvons croire qu’elles se font plus militantes après leur victoire de 1919. Par exemple, lors du congrès de fondation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada de 1921, à Hull, certaines d’entre elles, ainsi que d’autres femmes de l’A.O.C.F. participent activement aux délibérations bien que seulement des hommes aient été invités[44]. Il faut dire que l’évènement a lieu à l’endroit même où elles tiennent leurs rencontres : la Bourse du travail.
Bien que le tout se passe sous le regard de l’A.O.H., des O.M.I. et des marraines de l’organisation, c’est à la Bourse du travail qu’elles détiennent un droit de s’exprimer qu’elles n’ont probablement pas ailleurs. Les discussions ne sont pas permises sur le lieu de travail et les allumettières n’ont pas la chance d’échanger longuement à la fin de la journée lorsqu’elles doivent retourner chez elles et aider aux corvées domestiques. À la Bourse, elles peuvent commenter leurs conditions de travail, leurs salaires et, plus largement, leurs conditions matérielles. Ainsi, les allumettières y trouvent une certaine agentivité, malgré les nombreuses restrictions de l’idéologie catholique.
1924
Au printemps 1924, des tensions considérables se font sentir entre la E. B. Eddy, le conseil de ville et la population de Hull. La compagnie refuse de payer les taxes municipales, proteste en mettant à pied 300 employés et menaçant de quitter la ville. Un sentiment de frustration et de colère à l’égard de la compagnie est exprimé dans les journaux[45]. En bref, cette compagnie qui accaparait les ressources naturelles de la ville, les meilleurs terrains et qui exploitait plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants depuis des décennies s’abstient toujours de contribuer à l’amélioration de leurs conditions autrement qu’en offrant des salaires insuffisants. Les infrastructures municipales, les services et les œuvres sous contrôle de l’Église catholique étaient boudés alors que le patronat préférait financer les organisations protestantes d’Ottawa.
À la E. B. Eddy, et particulièrement à la fabrique d’allumettes, l’année 1924 apporte un déclin dans les ventes et une augmentation des coûts de production[46]. Craignant une baisse de ses revenus, la compagnie choisit de diminuer drastiquement les salaires de ses employé·e·s : une coupure de 40 % est annoncée[47]. Confrontées à la possibilité de voir presque la moitié de leur gage disparaître, les allumettières se mobilisent à l’aide de leur syndicat. Des négociations sont entamées avec les patrons. Un changement important est à noter par rapport à décembre 1919 : cette fois-ci, ce ne sont pas que des hommes qui y participent. En plus de l’aumônier Bonhomme, des représentants de la compagnie, l’ancienne allumettière Georgiana Cabana, toujours en présidence de l’A.O.C.F., Ernestine Pitre, présidente de l’Union des faiseuses d’allumettes, et Donalda Charron, porte-parole des employées, s’y trouvent[48].
D’emblée, les négociations sont difficiles et la compagnie fait preuve de mauvaise foi. Le 6 septembre, cette dernière ferme les portes de la fabrique pour une période indéterminée, sous prétexte que des réparations nécessaires doivent être entreprises. Or, l’arrêt de travail perdure. Rapidement, comme elle l’avait fait en 1919, la E. B. Eddy décide de remettre en question la légitimité de l’organisation ouvrière. En catimini, elle propose aux employées de retrouver leur travail à condition qu’elle signe une entente promettant de ne pas « parler en faveur de l’union »[49]. Dans les faits, elle leur demande plus ou moins directement de rejeter leur syndicat. Refusant cette demande et confrontées à ce qui s’avère un nouveau lock-out, les quelque 200 allumettières se lancent dans une « contre-grève » et entreprennent un piquetage quotidien devant la fabrique.
Dans les journaux, particulièrement dans Le Droit, journal francophone de la région, l’enjeu du conflit n’est plus la question salariale, mais bien la reconnaissance syndicale, traçant un parallèle clair avec 1919. Il faut dire qu’à cette occasion, les travailleuses avaient obtenu une entente avec la compagnie affirmant que celle-ci ne renierait plus l’organisation ouvrière catholique. À l’automne 1924, la Eddy renvoie les membres de l’exécutif féminin afin de s’assurer que sa légitimité peut être remise en question. La compagnie annonce du même coup que toutes les contremaîtresses tentant de joindre l’organisation syndicale seraient renvoyées sans être remplacées. Les ouvrières devraient traiter directement avec les surintendants[50]. Dès ce moment, en plus d’une lutte pour la reconnaissance syndicale, la grève des allumettières devient une cause morale pour les observateurs qui leur sont favorables. Le Droit couvre cette « noble cause » quotidiennement, soutenant que « toute la population est derrière les contre-grévistes »[51]. En effet, il est fort possible que de nombreuses personnes les appuient, notamment en raison de l’animosité envers l’employeur qui plane depuis le printemps. Plusieurs familles dépendent directement du salaire des travailleuses. La baisse des gages annoncée au début septembre ainsi que sa suspension complète avec le lock-out rendent difficile la survie familiale, surtout durant les mois froids d’automne et d’hiver qui approche. Plus encore, la question du renvoi des contremaîtresses peut également être source de colère et d’inquiétudes face à la sécurité des jeunes travailleuses à la fabrique.
Ainsi, un conflit parfait semble se dessiner, mettant en scène un riche patronat anglophone, protestant, refusant d’investir pour améliorer le bien-être des jeunes travailleuses canadiennes-françaises, de leurs familles et de leur communauté, mettant en danger la moralité des jeunes allumettières. Contre lui se dresse une population à grande majorité canadienne-française, appartenant aux classes populaires, qui peut s’identifier aux allumettières en lutte. Chez leurs collègues masculins syndiqués, le mot d’ordre est de ne pas franchir le piquet de grève. Solidaires à la cause du syndicat féminin, certains hommes leur prêtent main-forte pour s’assurer que personne n’entre dans la fabrique[52]. Nous pouvons penser que ce sentiment, ainsi que le fort taux de participation à l’effort syndical chez les travailleuses, peut s’expliquer par les nombreux liens de parenté et de voisinage qui unissent déjà la main-d’œuvre. Un esprit de coopération est ainsi déjà bien présent et accentué par la crise.
Selon Le Droit, la conduite sur la ligne de piquetage est exemplaire. Les jeunes grévistes sont assidues, disciplinées et pacifistes comme le souhaitent les défenseurs du syndicalisme catholique. Dans la presse anglophone d’Ottawa, les actions des ouvrières et de leur organisation sont vivement critiquées et on n’hésite pas à faire ressortir les quelques actes de violence commis à l’égard des surintendants et des briseur·euse·s de grève. Par exemple, le titre « Superintendent and male employes molested at work » fait la une du Ottawa Citizen le 20 octobre[53]. Sans surprise, ces évènements sont largement ignorés par le Droit qui s’assure de véhiculer l’image de victime attribuée aux grévistes[54]. Soulignons qu’aussi bien dans les journaux qui leur sont favorables que défavorables, les principales intéressées sont complètement muettes. Aucune parole d’allumettière n’est transcrite. Seules Georgina Cabana et Donalda Charron voient quelques rares propos, souvent paraphrasés, apparaître dans la couverture médiatique. La présidente, Ernestine Pitre, n’est que mentionnée à l’occasion. À l’inverse, les affirmations de l’aumônier responsable Joseph Bonhomme, des représentants syndicaux masculins, des échevins, de commerçants hullois et du patronat sont toutes bien présentes. Les travailleuses sont alors réduites à un ensemble silencieux et anonyme auquel les journaux et les différents acteurs peuvent imposer leurs idéaux.
Le conflit s’éternise, perdurant jusqu’en novembre. Des difficultés économiques se font sentir chez l’organisation syndicale et dans les familles d’allumettières. Le support des commerçants et de la presse s’essouffle. Néanmoins, grâce à l’intervention du maire de Hull, Louis Cousineau, les négociations entre le syndicat et le patronat reprennent[55]. Le lock-out prend fin et les allumettières peuvent finalement retourner au travail. Une entente est signée le 20 novembre. La compagnie assure qu’elle reconnaît le syndicat et accepte de garder les contremaîtresses en poste. Aucune mention n’est faite de la compression salariale qui était à la source du conflit initial. Cependant, la victoire ne dure que quelques jours. La situation s’envenime rapidement au début du mois de décembre. La compagnie annonce que les contremaîtresses impliquées dans le syndicat sont immédiatement mises à pied. De plus, les travailleuses doivent individuellement signer un document promettant de ne plus s’affilier à l’A.O.C.F. La lutte reprend aussitôt. Or, cette fois-ci, l’intérêt de la presse et l’appui populaire sont largement diminués. Plusieurs travailleuses refusent de retourner à l’emploi, certaines continuant de militer jusqu’à la fin du mois. Mais confrontées au renvoi permanent, la plupart d’entre elles se résolvent à reprendre le travail. Le conflit prend fin avec l’arrivée de la nouvelle année, après plus de trois mois de grève.
Les conditions économiques précaires des ouvrières, de leurs familles et des classes populaires de Hull auront donné la victoire à la E. B. Eddy qui aura su faire perdurer le conflit. Le syndicat, considérablement affaibli, subit durement la défaite. Les contremaîtresses impliquées dans le conflit, notamment la porte-parole Donalda Charron, sont définitivement renvoyées. L’exécutif féminin perd sa légitimité, ses membres n’étant plus à l’emploi de la compagnie. Possiblement par désintérêt ou par peur de représailles de la part du patronat, les travailleuses délaissent entièrement l
Prélude d’un nouvel ordre impérial ?
Archives Révolutionnaires traduit ici un texte de Todd Gordon et Jeffery R. Webber qui porte sur la configuration actuelle de l’impérialisme, marqué plus que jamais par des rivalités géopolitiques et commerciales permises par un dégonflement de l’hégémonie américaine. Les auteurs avancent l’argument que la conception d’un super-impérialisme américain, comme puissance incontestée, n’a jamais vraiment permis d’expliquer la subtilité des contradictions qui se jouent dans les relations impériales depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils avancent aussi que la catégorie de monopole, centrale pour les conceptions marxistes classiques, possède la même tendance à effacer les rivalités et les contradictions. Selon eux, le primat de la loi de la valeur et du principe de compétition qui lui est intrinsèque est un outil privilégié pour expliquer la nature des États capitalistes. Dans une aire de soi-disant « multipolarité », Gordon et Webber proposent une théorie qui prend en compte la réalité de puissances impérialistes émergentes (Chine, Russie), tout en admettant une hégémonie du capitalisme américain. Si la domination américaine est fragilisée, on ne doit pas non plus déduire un inéluctable passage à la suprématie d’une nouvelle puissance (par exemple chinoise). Même en état de crise, les Empires peuvent durer longtemps.
Todd Gordon et Jeffery Webber sont co-auteurs du livre The Blood of Extraction : Canadian Imperialism in Latin America. Ils sont respectivement professeurs à l’Université Wilfrid Laurier (Waterloo) et à l’Université York (Toronto).
Todd Gordon et Jeffery R. Webber
Initialement publié le 26 avril 2024 sur le journal Specter
L’immédiateté de l’invasion russe de l’Ukraine, au côté de l’émergence de la Chine en tant que puissance mondiale potentielle, a modifié le débat sur l’impérialisme. Les théories fondées sur l’intégration croissante du capitalisme mondial sous la domination incontestée des États-Unis sont devenues de plus en plus insoutenables. Cette perspective, illustrée par l’ouvrage de Leo Panitch et Sam Gindin The Making of Global Capitalism, lauréat du prix Deutscher, a joui d’une estime considérable au sein de la gauche au cours des dernières décennies[1]. Entre-temps, le plus récent prestige dont jouissent les célébrations campistes de la multipolarité représente une sorte de miroir déformé des mêmes prémisses d’un impérium américain singulier. Dans ce dernier cas, la différence est que l’imperium est désormais en péril, non pas en raison d’une rivalité inter-impériale, mais plutôt en raison de l’émergence d’un bloc d’États en conflit avec les États-Unis, ces derniers devant, de ce fait, être compris comme des entités anti-impérialistes indépendamment de leur structure sociale ou de leur paysage politique. Malgré leurs analyses contrastées à propos de la force persistante de la suprématie américaine, les deux perspectives convergent progressivement sur le plan politique, comme dans leur apologie commune de l’invasion russe de l’Ukraine, que les deux courants tendent à considérer comme une simple réponse à l’excès de pouvoir des États-Unis.
S’il est plus évident que jamais que le capitalisme mondial est fragmenté par des puissances géopolitiques concurrentes, la vision de la suprématie américaine — même à l’apogée de sa puissance après la guerre froide — en tant que machine bien huilée et exempte de toute contradiction sérieuse n’a jamais vraiment rendu compte de la complexité, du dynamisme ou de l’irrégularité de l’ordre mondial et de ses configurations impérialistes. La domination des États-Unis a souvent été interprétée à tort comme une force omnipotente. Les espoirs de longévité illimitée de l’empire américain se sont naturellement développés à partir des fondements de cette vision du monde. En bref, un moment exceptionnel de prééminence a été confondu avec une nouvelle normalité, occultant le long épisode de l’impérialisme multipolaire dans l’histoire du capitalisme mondial.
Souligner que la thèse de l’unipolarité a toujours obscurci plus qu’elle n’a éclairé n’exige pas de croire en un successeur imminent de la puissance américaine, ni de revenir aux théories de l’impérialisme vieilles d’un siècle, lorsque la rivalité interimpériale était brutalement manifeste, même si nous pouvons continuer d’apprendre sur les débats qui ont émergé au cours de la Deuxième Internationale. Le défi pour les anti-impérialistes du XXIe siècle est d’identifier les forces fondamentales qui animent l’impérialisme capitaliste à travers le temps, tout en restant attentifs aux diverses formes qu’il prend dans les différentes périodes historiques. L’ordre mondial capitaliste est intrinsèquement impérialiste, même si ses hiérarchies et les modalités de la concurrence et de la coopération entre les États sont susceptibles d’évoluer. L’impérialisme ne peut être éliminé par des traités de paix ni transcendé par un marché mondial intégré. La stabilité, la paix et la justice à l’international resteront nécessairement incertaines tant que le capitalisme survivra.
Dans ce qui suit, nous proposons quelques points de départ pour une analyse de la logique impérialiste sous-jacente du capitalisme et de ses formes phénoménales au XXIe siècle.
Le marché mondial
L’histoire du capitalisme montre clairement qu’il possède une dynamique impérialiste qui diffère de la construction d’empires non capitalistes. Ellen Meiksins Wood l’a exprimé de la manière la plus éloquente dans Empire of Capital[2]. Tout comme les seigneurs féodaux dans leurs relations avec les paysans, les empires coloniaux non capitalistes du passé — tels que les empires féodaux portugais et espagnol en Amérique latine entre la fin du XVe et le début du XIXe siècle — ont dominé des territoires et des sujets par la conquête militaire et le pouvoir politique direct ; il s’agissait, en d’autres termes, d’une forme de coercition non marchande qui dépendait principalement de l’exercice du pouvoir politique. Ce que nous considérons aujourd’hui comme deux domaines institutionnellement distincts, le pouvoir économique et le pouvoir politique, étaient couramment fusionnés dans les empires européens non capitalistes. Le pouvoir politique était dévolu au souverain, à l’élite foncière et à la hiérarchie ecclésiastique. Le pouvoir direct et personnalisé qu’ils acquéraient grâce à leur statut politico-religieux était utilisé pour extraire de force les richesses des paysans à l’intérieur du pays et des colonisés à l’étranger.
Par opposition, l’impérialisme capitaliste mature est guidé par les impératifs universels et impersonnels du marché qui régissent la société capitaliste. La richesse productive — c’est-à-dire le capital — est déployée uniquement pour réaliser des profits dans les limites disciplinaires de la concurrence du marché. La survie sur le marché dépend de la capacité des capitalistes, en tant que capital, à augmenter efficacement la productivité en accumulant et en déployant les technologies les plus avancées, en extrayant toujours plus de valeur du travail et en recherchant de nouveaux marchés avec des ressources naturelles à transformer en marchandises, une main-d’œuvre moins chère à exploiter et un plus grand nombre de consommateurs pour acheter leurs marchandises. Le pouvoir d’extraire des richesses du travail et de la terre d’autrui n’est pas, à proprement parler, un acte directement politique, mais le produit de la domination sur le marché. Le fait que les capitalistes soient obligés de piller les richesses naturelles et d’exploiter la main-d’œuvre est lui-même un produit de la contrainte du marché, le fouet de la concurrence.
Malgré les affirmations des théories marxistes orthodoxes du début du XXe siècle, l’impérialisme coexiste avec le capitalisme en tant que tel et n’est pas un sous-produit temporaire d’un « stade monopolistique » particulier dans lequel l’expansion internationale est ostensiblement motivée par un excédent de capital à la recherche de débouchés. L’augmentation de la taille des entreprises concomitante au libéralisme classique de la fin du XIXe siècle ou au néolibéralisme de la fin du XXe siècle, par exemple, n’est pas synonyme de contrôle monopolistique ou de suppression de la concurrence. Les théories du capital monopolistique ont toujours eu une valeur analytique limitée. Le capitalisme recrée systématiquement concurrence et oligopole sous des formes complémentaires. À certains moments d’intenses rivalités entre firmes, des entreprises spécifiques introduisent des formes transitoires de suprématie. Or, celles-ci succombent toujours aux nouvelles batailles concurrentielles menées par les pressions à la baisse sur le taux de profit et la poursuite concurrentielle de l’amélioration de la productivité qui lui est associée.
Il s’ensuit qu’il existe une logique d’expansion géographique au cœur même de l’ordre social capitaliste, enracinée dans les impératifs du marché. « La tendance à créer le marché mondial », affirme Marx, « est directement donnée dans le concept de capital lui-même [3]». En d’autres termes, l’impulsion du capital à transcender les frontières nationales est immanente à un ordre social fondé sur la recherche concurrentielle du profit. L’obligation quotidienne de s’étendre est en outre conditionnée par la volatilité ordinaire du régime capitaliste, de même que les crises systémiques récurrentes du capitalisme entraînent souvent des poussées d’expansion obligatoires. Les contours de l’expansion sur le marché mondial dépendent des limites spatio-temporelles, logistiques et politiques rencontrées par le capital à dans un temps et un lieu donné.
L’occupation coloniale directe de territoires étrangers habités était, par exemple, une caractéristique importante des puissances capitalistes en transition qui émergeaient du féodalisme européen, face au monde non capitaliste au-delà de l’Europe. La domination coloniale directe faisait partie du répertoire de conquêtes appropriées au début du capitalisme expansionniste, étant donné la concurrence intense entre les puissances coloniales européennes naissantes et leurs efforts mutuels pour établir des marchés au-delà de leurs propres frontières nationales, sur lesquels elles pouvaient exercer un accès préférentiel. Mais le contrôle territorial et politique direct des colonies n’a jamais été une fin en soi. Le capital était au contraire poussé à transformer ces sociétés, leurs formes de travail et leurs écologies, en les subordonnant à la logique impersonnelle du marché capitaliste ; la survie des entreprises capitalistes européennes dominantes dépendait de leur capacité à se reproduire par le biais de relations de marché mondiales régies par les capacités de puissances coloniales concurrentes.
Si l’occupation territoriale était la caractéristique principale des empires féodaux, dans le cadre du capitalisme de transition, elle est devenue l’expression politique de la volonté sous-jacente d’expansion et de domination du marché — le résultat, et non la cause, de l’impérialisme capitaliste. Ainsi, la désintégration du colonialisme formel après la Seconde Guerre mondiale dans le sillage de la rébellion anticoloniale n’a pas signifié la fin de l’impérialisme capitaliste. Au contraire, elle représentait, entre autres, un changement de forme rendu possible par des relations capitalistes plus développées à l’échelle mondiale. Cela a entraîné une évolution vers des mécanismes de pouvoir impérial, de subordination et de concurrence plus fortement réfractés par les relations de marché qui englobaient désormais le monde entier. Le régime colonial, qui implique un contrôle et une domination territoriale directe, n’a pas entièrement disparu dans ce nouveau scénario, mais il s’est principalement limité à la dynamique interne des sociétés coloniales de peuplement d’États-nations nominalement souverains et indépendants.
Ainsi, même si chaque machination impérialiste est difficilement réductible à un calcul économique immédiat, les mécanismes de l’impérialisme au XXIe siècle opèrent à travers les forces impersonnelles du marché mondial. Il ne fait guère de doute que dans le monde d’aujourd’hui, la reproduction matérielle de toutes les nations, et donc leurs expressions politiques, est inséparable des forces du marché mondial. Tous les États-nations, même les plus puissants, sont subordonnés de manière différenciée à la loi de la valeur et à ses impératifs. Les régimes réglementaires qu’ils établissent et les modèles de commerce et d’investissement transfrontaliers qu’ils facilitent servent à reproduire ces impératifs. Les phases historiques successives du développement du capitalisme en tant qu’ensemble unifié sont jalonnées des conséquences de cette logique générale qui l’anime.
Appréhender le marché mondial comme un système d’interdépendance mondiale différenciée, plutôt que d’indépendance nationale, est donc un point de départ nécessaire pour comprendre les trajectoires spécifiques des différentes sociétés. À cet égard, l’ordre capitaliste mondial doit être compris comme une totalité en train de naître, au cœur de laquelle se trouve le marché mondial, dont les parties liées entre elles ne peuvent être correctement comprises indépendamment les unes des autres ou de l’ensemble plus vaste qu’elles constituent. Ainsi comprises, les actions impérialistes entreprises par les États dominants pour reproduire leur position dans la hiérarchie des États n’ont guère de sens si elles répondent à un équilibre calculé entre une logique économique du capital et une logique géopolitique de gestion de l’État. L’espace territorial du monde moderne est celui de l’argent mondial. Sa logique opère à l’intérieur de l’État lui-même plutôt que d’agir sur lui de l’extérieur. L’État et le capital, en ce sens, n’adhèrent pas à des logiques distinctes et externes qui ne se résolvent que par des collisions, mais sont au contraire intégrés de manière interne et dialectique dans un processus unique et unifié, plein d’antagonismes et de contradictions.
Ces antagonismes complexes signifient que l’impérialisme capitaliste ne se dispense jamais de recourir à la force coercitive, comme en atteste un simple coup d’œil porté aux journaux d’aujourd’hui. Tout comme la domination du marché doit être imposée localement sur les pauvres et les dépossédés, les États capitalistes et les institutions internationales exercent leur pouvoir à l’échelle mondiale dans le même but. Le pouvoir sur les autres nations et leurs populations est renforcé par la dépendance à l’égard du marché (market dependency). Les pays qui manquent — le plus souvent en tant qu’héritage de leur subordination historique par le biais de la domination coloniale — de capacités à rivaliser sur le marché mondial avec les capitaux plus avancés des pays plus riches restent coincés dans un cycle de faible productivité accompagné de niveaux élevés de pauvreté et d’endettement. C’est précisément pour cette raison que les relations du marché mondial sont intrinsèquement instables et que la force est nécessaire pour garantir les droits de propriété du capital investi à l’international. Les populations récalcitrantes, et parfois leurs gouvernements, doivent être maintenues dans le droit chemin. Parallèlement, la concurrence généralisée entre les États au sein du marché mondial pousse également les États à promouvoir les intérêts d’un groupe de capitalistes contre un autre.
Multiplicité
Souligner l’interdépendance mondiale n’implique pas l’existence présente d’un monde plat, pas plus que l’homogénéisation de la spécificité historique des trajectoires nationales et régionales de développement capitaliste. Le moment et la nature de la transition d’un territoire vers le capitalisme et son insertion dans un marché mondial en constante évolution ont des conséquences considérables. Il importe que le développement soit « précoce » ou « tardif », que l’intégration dans le marché mondial se fasse au sommet ou à la base de la hiérarchie mondiale des États. Il existe une dialectique entre l’universel (le marché mondial) et le particulier (les parties nationales et régionales), l’abstrait (la logique générale du capitalisme mondial) et le concret (les conditions locales spécifiques), qui informe le développement inégal du capitalisme et les expériences distinctes de formations sociales spécifiques.
L’accumulation inégale renforce et soutient un système pluriel d’États et fait ainsi obstacle au type d’architecture internationale du pouvoir étatique que certains libéraux et marxistes imaginaient se développer à l’apogée de la mondialisation. Les processus d’accumulation mondiale du capital se traduisent par des concentrations géographiques d’investissements, de marchés et de main-d’œuvre dans des endroits spécifiques de l’économie mondiale — regroupements de capitaux qui privilégient certaines régions au détriment d’autres et qui tendent à se renforcer au fil du temps. C’est principalement par le biais de ces particularités des sentiers de la dépendance de l’accumulation que les hiérarchies sont reproduites. Si tous les pays sont liés par les impératifs universels du marché, chacun s’y soumet d’une manière propre à sa taille et à sa puissance. Comme les marxistes l’ont affirmé de diverses manières depuis plus d’un siècle, le marché mondial se constitue et se reconstitue, en partie, par la canalisation de la richesse des pays pauvres vers les pays riches, en particulier dans les périodes de crise capitaliste profonde et durable. Conformément à l’unité dialectique de l’État et du capital décrite ci-dessus, la subordination permanente des États plus pauvres et plus faibles n’est jamais un processus strictement « économique », mais la conséquence du pouvoir impérial de l’État dans toutes ses dimensions.
Inégalité
L’inégalité mondiale est également une source essentielle de tension entre différents États impériaux, ainsi qu’entre les États impériaux et les pays en développement tardif qui aspirent à une plus grande puissance. L’impératif omniprésent de l’expansion capitaliste conduit à une intensification de la concurrence pour les marchés, souvent accompagnée d’efforts pour établir des sphères d’influence géopolitiques croissantes. Le développement tardif a une influence particulière sur les modèles de lutte des classes et leur expression dans la politique de « rattrapage » du développement, souvent illustrée par l’application par l’État du développement capitaliste par le haut au moyen d’un pouvoir autoritaire sur les travailleurs et de politiques interventionnistes visant à protéger, à promouvoir ou à contrôler des industries spécifiques. Le développement capitaliste dans une zone géographique du système mondial — y compris l’aspect politique et géopolitique du développement — est nécessairement lié, comme cause ou résultat, au développement d’autres zones.
C’est précisément la raison pour laquelle les théories du capitalisme mondial qui ne prêtent pas attention à la guerre et aux autres manifestations de rivalité — qu’il s’agisse de l’accent mis par William Robinson sur la formation transnationale des classes et des États, de Panitch et Gindin sur l’omnipotence des États-Unis, ou de Michael Hardt et Antonio Negri sur l’Empire — sont en contradiction flagrante avec les caractéristiques définitives de la conjoncture internationale actuelle.
L’inégalité, la tension et le conflit n’impliquent pas l’inévitabilité d’une guerre inter-impériale, ni la justification contemporaine simpliste des théories marxistes classiques de l’impérialisme au tournant du vingtième siècle. Les formes phénoménales du conflit ne sont jamais de simples épiphénomènes qui expriment mécaniquement la dispute féroce de la concurrence capitaliste. En fin de compte, lorsqu’on en vient aux rythmes de la compétition géopolitique dans des cas concrets, ses crescendos et ses nadirs dépendent d’une série de facteurs conjoncturels, tels que l’intensité de la concurrence, les variations de l’équilibre des forces, les enjeux d’un conflit donné et la capacité des institutions internationales à canaliser les tensions loin d’une confrontation militaire directe. Si les antagonismes géopolitiques ont pris des formes et des intensités différentes au cours de la longue histoire de la modernité capitaliste, ils sont toujours restés une caractéristique marquante du paysage et augmentent clairement les sérieuses fractures au sein du système mondial du XXIe siècle. Pour prendre en compte les propriétés émergentes des conflits qui apparaissent aujourd’hui, nous devons éviter de présupposer l’équilibre ou de surestimer les pouvoirs durables d’un ordre libéral ostensiblement intégré. Les investissements et les échanges transfrontaliers, couplés à la propriété multinationale des capitaux, se sont incontestablement approfondis et développés au cours des trois dernières décennies du vingtième siècle. Toutefois, à la suite de la crise de 2008, l’intégration globale a modestement décliné dans tous ces domaines. Il est trop tôt pour déterminer la profondeur et la vitesse de cette trajectoire, mais la direction est suffisamment claire, et elle pourrait bien s’accélérer et prendre une signification plus profonde à mesure que la rivalité entre les États-Unis, la Chine et la Russie s’intensifie.
Quelle que soit la cohérence conceptuelle de l’intégration du marché mondial et de la transnationalisation du capital et des structures étatiques au niveau de la logique capitaliste, la réalité historique est que le capitalisme mondial est né dans un monde de territoires et d’États nationaux, et que quatre siècles de capitalisme n’ont fait que multiplier leur nombre. La persistance des frontières territoriales, le développement économique inégal, la concurrence, l’instabilité et les crises ont en fait renforcé les processus de formation des États nationaux.
Les institutions internationales et régionales qui ont vu le jour dépassent rarement la somme des États nationaux qui les ont créées. Les États nationaux continuent de jouer un rôle fondamental dans la régulation de l’accumulation capitaliste nationale et internationale. Tant que l’État-nation reste un moyen central d’organiser l’accumulation capitaliste mondiale, il faut s’attendre à des conflits, des rivalités et des guerres. L’existence de l’État-nation présuppose que, même avec les investissements et le commerce internationaux, le capital maintiendra un certain enracinement dans des territoires spécifiques définis au niveau national ; le capital, et donc les capitalistes, conservera un certain degré d’identité nationale en fonction de l’endroit où ils sont apparus, de l’endroit où ils ont leur siège et de la manière dont ils sont liés aux institutions nationales.
Une chaîne
Le système mondial actuel est organisé en ce que Lénine appelait une chaîne impérialiste — un continuum de pouvoir qui s’étend de la superpuissance impérialiste aux États qui cherchent à défier la puissance dominante, en passant par les États impérialistes secondaires et les États périphériques. Chacun d’entre eux constitue un maillon d’une chaîne qui est une unité hiérarchique d’interdépendance, de coordination et de conflit économique et politique.
L’élément grossièrement coercitif de la reproduction de la domination américaine coexiste avec un élément plus intangible découlant de la stabilité et des opportunités sélectives que son leadership représente pour les membres positionnés tout au long de la chaîne impérialiste. Et pourtant, la notion d’une suprématie américaine sans friction est un fantasme ; son minimalisme élégant a pour prix de nier les complexités réelles de la concurrence, de la coopération, de l’antagonisme et de la dépendance mutuelle, lesquelles traversent le domaine hasardeux de la politique internationale. Le régime américain est marqué par de multiples symptômes de décomposition interne qui se répercutent sur la projection de son pouvoir à l’étranger. Entre-temps, les actions des États situés plus loin dans la chaîne, y compris les puissances secondaires alliées des États-Unis, n’ont jamais pu être expliquées simplement en référence aux diktats émanant de Washington. Il faut tenir compte des limites de l’action des puissances non hégémoniques et des antagonismes que cette marge de manœuvre entre les différentes puissances peut engendrer, jusqu’aux crises de la domination hégémonique.
Comme l’ont montré un certain nombre d’observateurs, une foule de pays autres que les États-Unis font preuve d’une capacité significative à projeter leur puissance politique, économique et militaire au-delà de leurs frontières. Si certains de ces pays sont alliés aux États-Unis, d’autres ne le sont pas. Dans The City : London and the Global Power of Finance, Tony Norfield développe l’un des seuls cadres sérieux permettant de mesurer systématiquement le poids et l’influence relatifs des différentes puissances capitalistes dans le monde d’aujourd’hui. Norfield propose des preuves empiriques pour remettre en question « l’hypothèse selon laquelle les autres puissances capitalistes ne sont, tout au plus, que des complices mineurs des plans américains, ignorant comment leurs propres intérêts sont également promus par leurs actions [4]». Mais, quelle que soit la manière dont on évalue les gradations de pouvoir entre les maillons de la chaîne impérialiste, les intérêts et les actions de nombreux pays ne peuvent manifestement pas être facilement réduits à la fantaisie des États-Unis. L’initiative chinoise de la « Nouvelle route de la soie », la militarisation de la mer de Chine méridionale, les dépenses de défense globales et la croissance calculée en tant que nation créancière des pays plus pauvres sont parmi les indicateurs les plus évidents des limites de la puissance américaine. De même, les interventions de la Russie en Géorgie, en Syrie, au Kazakhstan et en Ukraine représentent des efforts audacieux pour promouvoir l’intégration économique régionale et affirmer un pouvoir hors de portée de la domination américaine. Mais toutes les preuves d’intérêts et de capacité indépendants n’apparaissent pas comme un affront audacieux à la puissance américaine. Même l’imposition hostile d’un pouvoir impérial sur des États plus faibles du Sud par des alliés américains étroitement intégrés comme le Canada ou l’Australie est souvent irréductible à l’orientation stratégique des États-Unis.
Race et nation
Le nationalisme et le racisme imprègnent et renforcent les autres dimensions de l’impérialisme évoquées dans les sections précédentes. Le caractère auto-expansionniste du capital — son besoin et sa capacité à transcender les frontières nationales dans la poursuite de la rentabilité — n’implique nullement que les processus historiques concrets permettant sa mobilité soient purement économiques. Notre conception de l’unité dialectique de l’État et du capital exclut la possibilité d’une double logique, c’est-à-dire l’idée d’une expansion capitaliste isolée d’une gestion prétendument autonome des intérêts territoriaux par l’État. Le pouvoir politique et l’hégémonie bourgeoise sont nécessaires pour reproduire les relations sociales capitalistes au niveau de l’État-nation. De même, l’internationalisation du capital nécessite un pouvoir et une intervention politiques. L’intervention récurrente de l’État et la reproduction de la domination bourgeoise à ces échelles nécessitent une certaine forme de légitimation idéologique. Le recours au racisme s’est avéré être un moyen idéologique important pour justifier la domination impériale. « De nombreux moments clés décrits par les marxistes comme motivés par l’expansion capitaliste », observe Robert Knox, « étaient également imprégnés de racisme [5]».
Le nationalisme dans les États dominants du système-monde a souvent été lié au racisme. Comme le souligne Knox, une partie du problème de la plupart des travaux marxistes actuels sur l’impérialisme réside dans la séparation rigide entre la race et la valeur capitaliste, au lieu de les considérer comme des éléments co-constitutifs de l’expansion capitaliste, à la fois dans l’histoire et dans le présent. Le plus frappant est que « l’impérialisme s’est largement caractérisé par l’expansion d’États européens blancs dans des sociétés non blanches et non européennes et leur subordination » et que « la division contemporaine du travail a largement reflété ces schémas historiques ». S’inspirant de Frantz Fanon, Knox souligne la façon dont la race et la valeur sont entrelacées dans les moments historiques constitutifs de l’impérialisme capitaliste.
[…] à chaque moment du processus d’accumulation du capital, la race est centrale. La race entre d’abord en scène pour justifier la dépossession des habitants autochtones et légitimer le transfert de valeur depuis la périphérie. Les profondes transformations sociales nécessaires à l’expansion de l’accumulation capitaliste sont articulées en termes de catégorisations raciales. Enfin, ces catégories raciales jouent un rôle crucial dans la gouvernance des territoires périphériques et dans l’endiguement de la résistance aux processus d’accumulation capitaliste.[6]
La race n’est pas une caractéristique d’une période initiale de l’histoire coloniale qui est ensuite transcendée par l’accumulation capitaliste sans distinction de couleur. Au contraire, la race se manifeste continuellement à travers les principaux axes de l’impérialisme contemporain — un impérialisme largement mené sans colonies. « Le fait que le journal phare de l’empire américain moderne, Foreign Affairs, ait évolué à partir du Journal of Race Development, dont le titre est révélateur, suggère », soulignent Elizabeth Esch et David Roediger, « que peu d’architectes de l’empire américain ont fait leur travail en dehors d’un cadre racial [7]». Comme l’affirme Knox, le racisme continue de figurer dans la rhétorique de bonne gouvernance des institutions financières internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, dans la mesure où leur langage s’appuie sur des stéréotypes racistes des populations paresseuses et corrompues des sociétés périphériques. Lorsque l’aide conditionnelle est divisée, retenue et policée, la race fournit des outils linguistiques utiles pour construire les histoires des pauvres méritants et non méritants. Il en va de même pour le bras armé du pouvoir impérial. Les interventions militaires de l’époque contemporaine s’appuient sur des reproductions rénovées de tropes coloniaux standard concernant la sauvagerie ostensible des sociétés non européennes. Les renouvellements n’ont pas toujours besoin d’être approfondis — « barbare » est un refrain constant, par exemple, dans les apologies libérales de Michael Ignatieff de la guerre d’Irak de 2003. Un travail idéologique similaire est effectué sous la bannière de l’humanitarisme, où les codes raciaux prédominent, comme l’illustre le ciblage exclusif des pays africains par la Cour pénale internationale.
Horizons
L’organisation impérialiste du monde est dynamique, un mélange instable de coopération et de concurrence, de frictions et de contradictions. Des puissances se dressent, de nouvelles menacent d’émerger et d’autres, plus anciennes, sont confrontées à un déclin potentiel. Certains moments historiques peuvent accélérer ces processus et approfondir les lignes de fracture existantes, ouvrant la voie à des transformations majeures.
Les futurs étudiants en politique mondiale considéreront probablement la crise capitaliste mondiale de 2008 et la période de stagnation prolongée qui en a résulté comme l’un de ces moments. Toutes les périodes précédentes de crise profonde et prolongée du capitalisme ont transformé l’ordre géopolitique. La Grande Dépression des années 1870-1890 a intensifié la course aux possessions coloniales et a culminé avec la Première Guerre mondiale. La Grande Dépression des années 1930 a finalement conduit — après la défaite de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale — à la consolidation de l’hégémonie américaine dans la période d’après-guerre, à la vague de luttes anticoloniales couronnées de succès et au déclin des puissances européennes. La crise des années 1970 a ouvert la voie à l’ère néolibérale, avec, entre autres, l’essor industriel de la Chine, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide.
De même que la rivalité entre grandes puissances a précédé la première Grande Dépression et que les origines de la montée en puissance des États-Unis se situent avant la Seconde Guerre mondiale, les caractéristiques centrales de la conjoncture impériale actuelle — le déclin relatif de la domination américaine, l’émergence de la Chine en tant que puissance régionale et mondiale potentielle, et l’affirmation croissante de la Russie dans sa sphère d’influence — sont toutes des phénomènes qui ont commencé avant 2008. Mais la volatilité libérée par 2008 — la destruction du capital aux États-Unis, en Europe et en Russie, le quasi-effondrement des systèmes bancaires, les défauts de paiement de la dette souveraine en Grèce et ailleurs, une décennie et demie d’investissements et de croissance anémiques, et la capacité de la Chine à atténuer certains des pires impacts de la crise et de la stagnation qui s’en est suivi — ne pouvait que transformer le paysage mondial.
Les États-Unis restent l’État impérialiste dominant dans le monde, mais l’ordre mondial est en pleine reconfiguration. La compétitivité internationale du capital manufacturier américain s’affaiblit.
Le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale commence à décliner. La puissance américaine n’a pas été en mesure d’intégrer la Chine dans le système mondial selon ses propres termes. L’Irak et l’Afghanistan ont clairement montré les limites de la guerre américaine en tant que moyen de leadership. La Chine a profité de ce moment pour renforcer son influence économique, politique et militaire de manière régionale et au-delà. Elle a développé des multinationales championnes pour concurrencer ses homologues américaines et européennes. Elle s’est assuré l’accès aux matières premières des pays plus faibles pour alimenter sa croissance industrielle et de haute technologie, tout en enfermant ces pays dans de nouvelles relations d’endettement. Elle maintient sa domination globale dans l’industrie des minéraux critiques. Le budget de la défense de la Chine a augmenté rapidement et pourrait dépasser les estimations américaines habituelles. Elle est désormais capable d’affirmer sa prédominance militaire dans la mer de Chine méridionale. Si, hormis ses capacités nucléaires, la Russie n’est ni une grande puissance ni une puissance émergente, elle a elle aussi saisi l’occasion offerte par les instabilités de l’hégémonie américaine et les recettes d’exportation provenant de la dépendance de l’Union européenne à l’égard de son pétrole et de son gaz pour réaffirmer ses prétentions sur une sphère d’influence qui remonte à l’empire russe d’avant l’ère soviétique.
Si nous voulons ne serait-ce que commencer à comprendre les transformations actuelles de l’impérialisme, nous ne pouvons pas nous en tenir aux idées reçues. Nous avons besoin d’un cadre théorique ouvert et dialectique. Nous devrons être attentifs aux nouveaux développements qui suggèrent une multipolarisation. En même temps, nous ne devons pas prétendre que la montée en puissance d’une ou plusieurs puissances entraîne nécessairement le déclin sans fin d’une autre. Si la situation mondiale dynamique actuelle se transforme en un ordre international relativement stable et reconfiguré, il est très peu probable qu’il s’agisse d’une simple répétition de l’hégémonie américaine contestée de l’après-Seconde Guerre mondiale ou du début du vingtième siècle, marqué par la rivalité classique entre les puissances. Si nous espérons garder nos repères, nous pourrions faire pire que de prêter attention à l’expansion incessante du capital sur le marché mondial, aux capacités durables de l’État-nation dans toute sa multiplicité, aux contradictions de l’accumulation inégale, au renforcement et à l’affaiblissement des maillons de la chaîne impérialiste, et à la férocité du nationalisme et du racisme qui sous-tend tout cela.
[1] Leo Panitch and Sam Gindin, The Making of Global Capitalism: The Political Economy of American Empire (New York: Verso, 2012).
[2] Ellen Meiksins Wood, Empire of Capital (New York: Verso, 2005).
[3] Karl Marx, Grundrisse: Foundations of the Critique of Political Economy (New York: Penguin, 1993).
[4] Tony Norfield, The City: London and the Global Power of Finance (London: Verso, 2017).
[5] Robert Knox, “Valuing Race? Stretched Marxism and the Logic of Imperialism,” London Review of International Law, 4, no. 1 (2016): 28.
[6] Knox, “Valuing Race?” 28.
[7] Elizabeth Esch and David Roediger, “‘One Symptom of Originality’: Race and the Management of Labor in US History” in David Roediger, Class, Race and Marxism, (London: Verso, 2017), 143.
Texte traduit de l’anglais par Nathan Brullemans
BOLSHEVIK WOMEN – Femmes, pouvoir et révolution en Union soviétique
L’article qui suit présente, de manière détaillée, l’ouvrage de l’historienne Barbara Evans Clements, Bolshevik Women. À l’encontre du mythe d’une tradition marxiste aveugle à la question des femmes ou d’un processus révolutionnaire dont elles auraient été exclues, l’ouvrage met en valeur la participation extrêmement active des femmes à la Révolution russe. En soulignant les apports pratiques et théoriques des militantes bolchéviques dès le début du XXe siècle, Evans Clements participe aussi à la remise en cause d’un certain narratif qui fait de la « découverte » des interconnexions entre les oppressions de classe et de genre un phénomène récent. Nous souhaitions rendre compte de la richesse de cette œuvre et rendre accessible les points saillants de cette solide contribution, qui n’est actuellement disponible qu’en anglais.
Le livre de Barbara Evans Clements, Bolshevik Women[1], fait le récit de toutes ces militantes russes, qui, avant 1921, ont rejoint la fraction bolchévique du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Autrice de deux autres ouvrages portant sur l’histoire des femmes en URSS, Bolshevik feminist: the life of Aleksandra Kollontai (1979) et Daughters of revolution: a history of women in the USSR (1994), Evans Clements enseigne l’histoire à l’université d’Akron.
À la jonction entre l’étude historique et le portrait sociologique, Bolshevik Women s’appuie sur une base de données contenant des informations sur 545 bolshevichki[2] pour brosser un portrait de l’engagement des militantes au sein du parti tout au long du XXe siècle. L’ouvrage examine les raisons pour lesquelles ces femmes sont devenues des révolutionnaires, le travail qu’elles ont accompli dans la clandestinité avant 1917, leur participation à la révolution et à la guerre civile ainsi que leur contribution à la construction de l’URSS. Nuancée et précise, l’étude montre que les bolshevichki ont joué un rôle important, notamment en tant que propagandistes, oratrices, organisatrices, fonctionnaires et dirigeantes d’opérations clandestines ou militaires. Elle décrit aussi l’effort remarquable fait par plusieurs d’entre elles pour mettre sur pied un programme général d’émancipation des femmes. L’ouvrage révèle les défis auxquels les militantes ont été confrontées, entre autres celui de concilier leur travail révolutionnaire, exigeant et chronophage, avec leur rôle de mère ou leur vie amoureuse. En nous racontant l’Union soviétique telle que l’ont vécue les militantes bolchéviques, l’œuvre retrace l’évolution de la place des femmes dans cette société ainsi que les rapports entre militantisme, pouvoir et genre en URSS.
L’autrice a utilisé des mémoires, biographies, articles de journaux et archives, notamment de la Société des anciens bolchéviques, pour enrichir son étude des premières militantes du parti. Quelques portraits plus personnalisés nous permettent, tout au long du livre, de suivre les trajectoires de personnalités plus connues comme Alexandra Kollontai, Inessa Armand, Elena Stassova, Rosalia Zemliachka, Konkordia Samoïlova, Ievguenia Bosch, Klavdiya Nikolaïeva et Aleksandra Artioukhina[3]. La vie de ces militantes est particulièrement bien documentée, car la plupart d’entre elles ont occupé des postes importants au sein du gouvernement soviétique après 1917.
De gauche à droite : Nadejda Kroupskaïa en 1890 ; Rosalia Zemliatchka au début des années 1900 ; Sofia Nikolaïevna en 1895. Images domaine public.
Qui rejoint le parti et pourquoi ?
Une révolutionnaire est dure, tenace et, si nécessaire, sans pitié. Elle est également diligente, rationnelle et peu sentimentale. Elle est membre à part entière d’un mouvement égalitaire ; sa place dans le mouvement, elle l’a gagnée en étant prête à se sacrifier complètement pour ses objectifs. Sa loyauté première n’est pas envers elle-même, sa famille ou envers les autres femmes. Sa loyauté va à ses camarades, au mouvement révolutionnaire et au projet de transformation sociale[4].
Bolchevik Women, 19
L’ouvrage débute par la période prérévolutionnaire, alors que le parti, illégal, lutte contre l’autocratie tsariste. Il explore les conditions et les limites de l’engagement des femmes au sein des milieux révolutionnaires, puis rend compte des raisons qui ont poussé certaines d’entre elles à devenir marxistes. Au tournant du XXe siècle, les militantes bolchéviques sont pour beaucoup issues des classes moyennes, tandis que leurs camarades sont majoritairement d’origine ouvrière, un phénomène qu’on retrouve aussi chez les différents groupes radicaux en Russie. La précarité, les responsabilités familiales ainsi que les notions sexistes réservant la politique aux hommes sont des obstacles plus difficiles à franchir pour les femmes ouvrières que pour leurs homologues plus éduquées des milieux plus aisés[5]. Malgré ces obstacles, il reste qu’entre 1890 et 1910, la Russie compte « plus de femmes radicales que n’importe quel autre pays d’Europe[6] ». C’est après 1917 et durant la guerre civile que les prolétaires et les paysannes rejoignent en masse les rangs des bolchéviques. Dans une Russie en plein bouleversement révolutionnaire, ces jeunes femmes se politisent rapidement. Elles participent aux réunions des clubs ouvriers ou rejoignent les rangs du Komsomol, l’organisation de la jeunesse communiste, avant de devenir membres à part entière du parti et de militer dans ses différents secteurs.
Plusieurs militantes sont attirées par le marxisme en raison de sa critique du patriarcat, qui le différencie d’autres mouvements radicaux russes de l’époque. Les œuvres de Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), et d’Auguste Bebel, La femme et le socialisme (1891), sont parmi les premières œuvres révolutionnaires à traiter de l’histoire de domination masculine et des moyens pour la renverser. Ces textes soulignent que les inégalités entre hommes et femmes résultent de rapports sociaux et non d’une infériorité biologique ou psychologique des femmes. Ils situent l’origine de ces inégalités dans l’établissement de la propriété privée et l’émergence ultérieure de la société de classe, qui a remplacé la famille matrilinéaire des sociétés « communistes primitives » par un ordre patriarcal où les hommes contrôlent les moyens de production. Dans cette société, la femme est reléguée au statut de possession et on exige d’elle (et seulement d’elle) une monogamie sans faille, puisque celle-ci garantit la transmission du patrimoine masculin aux enfants légitimes du père. Selon Bebel et Engels, l’abolition de la propriété privée supprimerait les fondements matériels du patriarcat et rendrait possible l’intégration des femmes en tant que citoyennes à part entière dans la société. Dans la vision utopique de Bebel, sous le socialisme :
toutes les coutumes qui prescrivent la subordination des femmes [seraient] remplacées par la croyance en l’égalité complète des sexes. Les femmes travailleraient dans le domaine de leur choix, le ménage et l’éducation des enfants seraient pris en charge par des institutions communautaires, et les enfants grandiraient sans savoir qu’il existe des différences importantes entre les garçons et les filles[7].
Pour la tradition marxiste, la transformation radicale de la société a comme corollaire l’émancipation des femmes, un projet alléchant pour de nombreuses jeunes femmes russes désireuses de bouleverser un ordre qui maintient leur infériorité légale et économique.
Rejoindre les bolchéviques, c’est aussi rejoindre une faction révolutionnaire particulièrement résolue, dont l’éthique personnelle est fondée sur la твердость (tverdost, la dureté, la fermeté). Pour les militantes, la tverdost revêt une signification particulière, car elle s’oppose à la faiblesse, la sentimentalité et la frivolité, des traits considérés comme « universellement féminins » dans l’Europe des XIXe et XXe siècles, et utilisés pour justifier la position subalterne des femmes en société. En mettant de l’avant leur maîtrise de soi, leur rationalité et leur sens du devoir, les militantes affichent des qualités alors associées aux hommes. Elles affirment ainsi leur égalité intrinsèque avec ces derniers. Inessa Armand illustre le contraste entre la tverdost des militantes bolchéviques et les notions conventionnelles de la féminité lorsqu’elle décrit les réactions de ses camarades à son égard : « Lorsque nous t’avons rencontrée, tu nous as semblé si douce, si fragile et si faible, mais il s’avère que tu es de fer[8] ».
En rejoignant les rangs des révolutionnaires, les militantes sont amenées à vivre de nouvelles expériences en dehors du cadre traditionnel du foyer. Au sein de l’underground révolutionnaire, elles s’engagent dans la propagande auprès de divers secteurs de la population, veillent à maintenir la communication entre les cellules par des messages codés ou organisent des réunions et des actions clandestines. Durant l’année 1917, elles haranguent les foules avec des discours révolutionnaires, prennent part aux manifestations et font de l’agitation en milieu ouvrier. Au cours de la guerre civile (1917-1921), elles suivent des cours d’éducation politique, distribuent des journaux, collectent des dons pour l’effort de guerre, prodiguent des soins aux soldats blessés ou participent à diverses corvées. Plusieurs militantes partent aussi au front. Là, elles sont nombreuses à occuper le poste nouvellement créé de « responsable politique[9] », dont la tâche est d’expliquer les enjeux politiques de la guerre civile aux soldats. Si quelques communistes sont froissés par la place que prennent ces femmes dans les structures militaires, ce sont les armées blanches qui expriment leur plus vive indignation face au rôle de premier plan des militantes bolchéviques au front. Pour les contre-révolutionnaires, rien n’évoque autant la destruction de la civilisation qu’une femme armée d’un fusil, soutenue par ses camarades masculins prêts à lui obéir[10].
Tout cet univers de sens, de l’underground moscovite au front ukrainien, nous est présenté à travers les nombreux portraits de vie que propose l’ouvrage. Nous sommes amenés à comprendre le parcours de ces femmes, dont plusieurs anonymes, et leur choix de rejoindre les bolchéviques. À certains moments, Evans Clements présente un panorama de l’activité des militantes aux quatre coins du pays : « À la fin de l’été 1920, tandis que Samoïlova sillonne l’Ukraine, Bosch récupère à Moscou, Zemliachka terrorise la Crimée, Stasova s’installe à Tbilissi, et Inessa et Kollontai travaillent au Jenotdel, l’Armée rouge gagne la guerre civile[11] ». L’autrice arrive à bâtir un récit qui immerge le lectorat dans l’univers – politique, physique et mental – de ces partisanes, permettant de s’approprier le sens des actions de chacune.
De gauche à droite : Inessa Armand en 1916, Aleksandra Artioukhina avant 1917, Elena Stasova vers 1920, Alexandra Kollontaï vers 1920, Ievguenia Bosch en 1911 et Maria Ilinitchna Oulianova, soeur cadette de Lénine, vers 1911.
Le « féminisme bolchévique » : Rabotnitsa et le Jenotdel
Ces bolshevichki ne considéraient pas les coutumes patriarcales et la position secondaire des femmes dans le monde du travail comme de simples conséquences malheureuses du système de propriété auxquelles il faudrait remédier dans un avenir indéterminé ; à leurs yeux, il s’agissait de préoccupations centrales, d’injustices fondamentales qui devaient figurer en bonne place dans la liste des méfaits du capitalisme. Elles ne voulaient pas que les femmes prolétaires souffrent et restent immobiles jusqu’à ce que la révolution arrive. Au contraire, malgré les doutes et la désapprobation que cela suscitait chez les sociaux-démocrates plus conventionnels, elles se sont efforcées de rallier les femmes au mouvement révolutionnaire.
Bolchevik Women, 107.
L’ouvrage met en valeur le « féminisme bolchévique », développé par les militantes. Rejetant le « féminisme bourgeois » qu’elles jugent réformiste et reflétant les aspirations des femmes des classes dominantes, les militantes bolchéviques inventent leur propre « féminisme » révolutionnaire, basé sur les doctrines socialistes et centré sur les besoins des femmes des classes populaires.
Préoccupées par leur survie au jour le jour, disposant de peu de ressources sociales et ayant peu d’occasions de se politiser, les ouvrières constituent un groupe que les révolutionnaires ont initialement énormément de difficulté à rejoindre. La plupart des ménagères, quant à elles, sont ouvertement hostiles à l’activité politique de leurs proches, l’arrestation de leur mari pouvant s’avérer catastrophique pour elles et leurs enfants. Malgré ces difficultés, quelques militantes décident de prendre les choses en main : en 1913, Konkordiya Samoïlova organise un premier rassemblement pour la Journée des femmes, une action d’envergure s’adressant directement aux femmes du prolétariat. Puis, le journal du parti, la Pravda, fait paraître dans ses colonnes une chronique régulière traitant de la vie des ouvrières. Le 8 mars 1914, c’est le premier numéro d’un journal spécifiquement adressé aux ouvrières, Rabotnitsa (La Travailleuse), qui voit le jour[12]. Seulement sept numéros paraissent avant que le journal soit définitivement interdit par les autorités. La feuille est toutefois réactivée après la révolution[13]. Plus militant, le Rabotnitsa de 1917 laisse la place à plusieurs lettres d’opinion ou d’articles soutenant le principe du salaire égal pour un travail égal, critiquant les propositions de licenciement des femmes mariées formulées par certains syndicats ou dénonçant le harcèlement sexuel des ouvrières sur leurs lieux de travail. Dans un numéro de juin, Mme Boretskaia, qui se présente comme une rabotnitsa, écrit que les ouvriers « sont pour l’égalité des droits en paroles, mais lorsqu’il faut agir, il s’avère qu’une poule n’est pas un oiseau et une baba [une « bonne-femme » n.d.l.r.] n’est pas un être humain[14] ». Rabotnitsa fait aussi campagne contre l’alcoolisme et la violence conjugale, alors endémiques en Russie. Une rubrique sur le code juridique invite les femmes vivant avec des conjoints violents à divorcer, un droit nouvellement acquis avec la révolution de 1917. Liant la transformation de la vie matérielle et la transformation des consciences, les rédactrices de Rabotnitsa font la promotion des expériences de réorganisation de la vie familiale comme les appartements communaux, de l’établissement de services tels les crèches et les cafétérias, ou des fermes collectives gérées par les femmes[15]. Dynamique, créatif et affirmatif, ce « féminisme bolchévique » se popularise au cours des années 1920, notamment grâce à l’intervention des militantes dans la presse. Les sujets abordés par le journal surprennent par leur modernité, traitant de situations qui ont encore cours un siècle plus tard, comme la violence conjugale, le harcèlement sexuel ou des difficultés, pour les femmes en lutte, d’obtenir le soutien actif de leurs camarades masculins.
À gauche : affiche du Jenotdel encourageant les femmes à fonder des coopératives paysanes (1918). À droite : un numéro de 1923 du magasine Rabotnitsa (La Travailleuse). Images domaine public.
Malgré l’obtention de certains droits formels importants suite à la révolution, de nombreuses Soviétiques continuent de faire face à des difficultés matérielles, puisque la guerre civile et les troubles politiques laissent des régions entières dévastées. Plusieurs reprochent au nouveau pouvoir de n’avoir pas considérablement amélioré leurs conditions de vie. C’est pour cultiver l’appui des femmes des classes populaires au nouveau gouvernement que le parti autorise, en 1919, la création du Département du travail parmi les femmes, plus connu sous l’acronyme Jenotdel. D’abord dirigé par Inessa Armand, puis Sofia Smidovich (1922-24), Klavdiya Nikolaïeva (1924-25) et Aleksandra Artioukhina (1925-30), le Jenotdel devient rapidement le porte-voix des revendications féminines en URSS. Les animatrices du Jenotdel sillonnent les routes de Russie, donnant des conférences qui attirent des milliers d’auditrices, tandis que le département soutient la création de crèches et de cantines sur les lieux de travail et encourage la mise en place de coopératives d’achats ou de fermes collectives. Pour de nombreuses femmes du peuple, le Jenotdel constitue leur premier lieu de formation technique et politique[16]. Les dirigeantes du département forment également des zhenskii aktiv, des cadres réparties dans tout le système soviétique dont la tâche est de s’assurer que les politiques mises en œuvre répondent aux besoins des paysannes et des ouvrières[17].
Le nouveau gouvernement compte quelques femmes importantes. En tant que commissaire à la protection sociale, Alexandra Kollontaï est la première femme à occuper un poste de ministre dans un gouvernement européen. Loin de n’être qu’un symbole, la position lui est octroyée principalement en raison de son expérience, elle qui avait déjà produit une étude approfondie sur l’état des soins maternels et infantiles en Europe. Kollontaï est l’une des architectes de la médecine socialisée soviétique. Son influence a été déterminante dans la réforme du droit civil (notamment sur la question du mariage) et du droit du travail (dans l’élaboration de lois pour protéger la santé des travailleuses)[18]. Vera Lebedeva, gynécologue-obstétricienne et militante bolchévique, dirige l’Institut pour la protection de la maternité et de l’enfance dès 1918. Elle met en place un réseau de crèches et d’écoles maternelles dotées d’un pédiatre qui peut conseiller les parents et prodiguer des soins, dans l’objectif de réduire la mortalité infantile, encore très importante à l’époque. Nadejda Kroupskaïa, quant à elle, est au cœur de l’élaboration d’un programme national d’éducation aux adultes. Bref, de nombreuses militantes participent à la construction du système socialiste durant les années de la guerre civile. En outre, la présence même de femmes au sein des institutions constitue déjà une petite révolution en soi, les postes administratifs sous le tsarisme étant fermés aux personnes issues des rangs inférieurs de la société et, bien sûr, à toutes les femmes[19].
L’ouvrage, s’il traite des aspects politiques de l’engagement des militantes, laisse aussi entrevoir ses dimensions plus personnelles, notamment son caractère éreintant. Le sous-développement de la Russie et six ans de guerre laissent le pays exsangue. Les militant·e·s, tout comme la population en général, sont mal nourri·e·s et vivent dans des conditions précaires. Travaillant douze heures à quatorze heures par jour dans des conditions difficiles, la plupart des militant·e·s contractent des maladies graves ou succombent à la dépression, et nombre d’entre eux et elles perdent la vie en menant leur travail politique bien avant les années 1930[20].
À gauche : Alexandra Kollontai et les déléguées à la Conférence de Bakou (1920). À droite : Kollontaï dans ses fonctions de Commissaire à la protection sociale (1918). Images domaine public.
Transformations, stagnations et reculs
Pour chaque Kollontaï qui déplorait les changements au sein du parti, il se trouvait beaucoup de femmes plus jeunes qui pensaient que tout ce que la Russie avait fait si rapidement – l’ouverture de l’éducation aux couches populaires, la promotion de la classe ouvrière et des paysans à des postes d’autorité, l’assaut contre l’influence de l’Église et des coutumes traditionnelles, la création d’idées artistiques radicalement nouvelles – montrait que l’URSS conduisait le monde vers un avenir d’abondance et de justice.
Bolchevik Women, 244.
Malgré le dynamisme du « féminisme bolchévique » et l’immense avancée des femmes russes en termes de droits formels après 1917, la période de la guerre civile se caractérise par une certaine stagnation du statut des femmes au sein du parti. D’une part, la centralisation et la militarisation de celui-ci, rendues nécessaires par les exigences de la guerre, favorisent les réseaux informels masculins. D’autre part, l’afflux massif de nouveaux et nouvelles militant·e·s transforme l’univers du parti. Un monde de différence sépare en effet les communistes de la première heure, versé·e·s dans les théories progressistes européennes et marqué·e·s par les valeurs de l’intelligentsia russe, et les nouvelles recrues de l’Armée rouge, fraîchement sorti·e·s des villages paysans où un homme qui bat sa femme constitue un fait banal[21].
La décennie 1930, quant à elle, est marquée par la fin de la NEP[22], la collectivisation de l’agriculture et l’industrialisation. Elle s’accompagne d’une transformation importante des idées entourant le rôle des femmes et la structure familiale. Les idées d’amour libre, de destruction de la famille bourgeoise, de vie communautaire ou de prise en charge collective des enfants proposées par des militantes comme Kollontaï sont désavouées par le parti à la fin des années 1920. De plus, plusieurs de ces idées s’avèrent assez impopulaires auprès de la population soviétique, déjà confrontée à d’importants bouleversements sociaux depuis le début du siècle[23]. La nouvelle famille soviétique qui se développe dans les années 1930 est une famille nucléaire ; le couple est composé de conjoints liés par l’amour, le respect mutuel et la fidélité. Si ce modèle rompt avec la famille russe traditionnelle, élargie et explicitement patriarcale, il reste finalement très proche de l’idéal bourgeois de la famille qui existe ailleurs en Europe (modèle né, et c’est un fait à noter, en même temps que la société industrielle). La femme soviétique des années 1930 est une citoyenne, une mère et une travailleuse. Elle participe à la production, mais peut aussi trouver son bonheur dans le soin qu’elle prodigue à sa famille. Son rôle patriotique, elle le joue, entre autres, en inculquant des valeurs communistes à ses enfants. Au contraire de l’intransigeante bolshevichka, la mère de famille soviétique est chaleureuse et maternelle[24].
ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.
Entrevue avec le Comité Québec-Chili
Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)
Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?
CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.
Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?
CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.
Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.
Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?
CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.
Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?
CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.
Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».
Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.
Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.
Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.
CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.
Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.
Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.
On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.
Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?
CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.
On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.
Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?
CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.
En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.
Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.
Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.
Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?
CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.
Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.
De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.
Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?
CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.
Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?
CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.
Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.
A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.
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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).
* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.
ISRAËL – Les raisons de l’état d’exception permanent
Par Yves Rochon, militant de la cause palestinienne et membre du collectif Archives Révolutionnaires
« On s’habitue à tout
Sauf à ces oiseaux de plomb
Sauf à leur haine de ce qui brille
Sauf à leur céder la place »
Paul Éluard, 1936
Alors que la guerre fait rage à Gaza, pas facile de s’y retrouver en regardant les nouvelles à la télé et en lisant les journaux. Encore moins de savoir quoi faire pour contribuer à ce que pareille folie prenne fin. Le texte qui suit ne prétend pas résoudre ces problèmes à lui seul. Il vise simplement à faire connaître un certain nombre d’événements passés et leurs soubassements économiques, trop souvent négligés à mon avis, y compris par les mouvements de solidarité avec la cause palestinienne. Évidemment, l’analyse des facteurs économiques ne saurait, à elle seule, épuiser la complexité du fait colonial israélien, mais l’ignorer nous éloignerait considérablement de certains intérêts fondamentaux qui ont créé la situation actuelle. Les principales lectures ayant alimenté ma réflexion sont mentionnées à la fin du texte.
Israël, une exception ?
Bien sûr, chaque situation sociale a ses particularités. Mais admettons qu’il n’est pas besoin d’être un expert en relations internationales pour constater qu’Israël est dans une classe à part, en particulier quant aux faveurs que lui apportent les gouvernements et les grands médias occidentaux. Donnons quelques exemples de gestes posés par les dirigeants de ce pays et pour lesquels n’importe quel autre gouvernement dans le monde aurait été condamné depuis longtemps par la supposée communauté internationale.
Des soldats sont mandatés officiellement par le gouvernement israélien pour protéger des gens qui démolissent des maisons et volent des terres appartenant à d’autres personnes, au seul motif que ces dernières ne sont pas juives. Ce même gouvernement ne donne la citoyenneté sur son territoire qu’à des personnes prouvant qu’elles sont d’ascendance juive. Il construit un mur de 600 km pour contrôler les allées et venues d’autres personnes, au seul motif (là encore) qu’elles ne sont pas juives, ou pas israéliennes, ce qui revient un peu au même dans ce cas-ci. Ou pas exactement : toute personne non palestinienne, de quelque culture soit-elle, peut aller et venir à sa guise sur le territoire d’Israël, mais pas les Palestiniens, peu importe l’endroit où ils sont nés. Toutes ces mesures de contrôle s’appliquent même si aucune frontière légale n’existe à cet endroit entre deux pays officiels, comme c’est le cas ailleurs dans le monde. C’est parce qu’il s’agit d’une occupation illégale de territoires, selon les critères établis par l’ONU et respectés partout ailleurs sur la planète.
Je ne mentionnerai pas les nombreux gestes immoraux et illégaux ayant cours à Gaza depuis l’automne 2023, puisqu’ils sont plus frais à notre mémoire. Ce genre de choses est dénoncé par la plupart des gouvernements du monde, sauf par ceux d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest. Ceux-ci, quelle que soit la tendance politique de leur gouvernement, sont des défenseurs inconditionnels d’Israël, et ce, depuis des décennies. Entre Obama, Trump et Biden, il y a bien une distinction de vocabulaire, mais le même support concret se perpétue, militaire en particulier. Idem de Mulroney à Trudeau, dans le cas du Canada, et de Mitterrand à Macron dans le cas de la France. Un pareil support est visible également dans tous les grands médias, avec plus ou moins de subtilité. Pas étonnant, dans ces circonstances, qu’une grande partie de la population des pays occidentaux accorde le bénéfice du doute aux discours et aux gestes d’Israël, dans ce qu’ils perçoivent comme une « chicane de religions » ou un conflit entre deux visions du monde antagoniques.
Les lignes qui suivent tentent de montrer que ce n’est pas le cas. La religion n’est pas la cause première du conflit, et l’exception israélienne n’est pas récente du tout. Cette dernière fonde la stratégie économique et politique occidentale dans la région depuis un siècle.
Source : Monde diplomatique
De l’Empire ottoman au mandat britannique
Entre les XVIe et XXe siècles, la Palestine était une des nombreuses régions faisant partie de l’Empire ottoman. Une grande portion de sa population avait certaines caractéristiques culturelles communes avec les autres groupes intégrés à cet empire. Parmi ces caractéristiques communes se trouvaient la langue arabe et la religion musulmane. Mais d’autres segments des populations de ce territoire avaient des antécédents culturels différents, au point d’y avoir parfois fondé des villes et des villages distincts, incluant des lieux spécifiques de rassemblement et de culte pour leurs membres. C’était le cas de certaines communautés de tradition chrétienne ainsi que d’autres, de tradition juive.
Plusieurs récits historiques existent au sujet de la genèse de cette communauté juive. Mais si l’on met de côté les récits ayant une justification strictement religieuse, puis ceux que le mouvement sioniste créera plus tard pour des raisons dont nous reparlerons, l’histoire de cette communauté n’avait jusque-là rien d’exceptionnel : de tout temps et sur tous les continents, il avait existé et il existait encore à cette période des centaines de petites communautés ayant une langue et des rites différents de ceux des communautés voisines. Sur tous les continents, à ce que nous en disent les anthropologues, il s’était produit des exodes de plusieurs de ces communautés, provoqués soit par des causes économiques (pénuries alimentaires, catastrophes naturelles ou autres), soit par des expulsions dues à des voisins mieux armés, soit pour fuir des guerres qui ne les concernaient pas directement.
Dans le cas de la communauté juive, de tels facteurs ont contribué à provoquer des épisodes de départs collectifs de plusieurs de ses membres vers divers endroits, d’abord dans l’ancien Empire romain, puis dans les royaumes médiévaux de l’Afrique du Nord ou de l’Europe de l’Ouest et, plus tard, vers l’Europe de l’Est où existaient alors les empires austro-hongrois et tsariste. Au Moyen Âge, la diaspora juive se heurtait à de très fortes discriminations dans les royaumes chrétiens. L’antisémitisme trouvait ses racines profondes dans l’antijudaïsme véhiculé par le christianisme qui, parmi un certain nombre d’arguments scolastiques, accusait les membres de la communauté juive d’être responsables de la crucifixion du Messie. En raison de ce dogme religieux, les juifs étaient, en Europe chrétienne, exclus de la plupart des activités économiques : on leur interdisait de constituer des guildes et des corporations de métier, et des décrets – comme les Conciles de Latran (1123 et 1215) en France – leur restreignaient l’accès à la propriété de la terre. Alors que la papauté condamnait la pratique de l’usure pour les chrétiens, les juifs n’étaient, en revanche, pas soumis à cette contrainte. Les activités commerciales et bancaires sont donc rapidement apparues comme les seuls secteurs économiques viables pouvant être exercés par les juifs européens. L’antijudaïsme chrétien, au-delà de l’exclusion structurelle des juifs, s’exprimait aussi sous des formes de persécution directe. L’inquisition espagnole, par les voies de la menace, de la torture et des pogroms, a forcé la conversion des juifs au christianisme, avant d’ordonner leur expulsion du territoire quelques années plus tard avec le décret de l’Alhambra de 1492. L’inquisition a marqué un tournant décisif : la conversion des juifs est dès lors considérée impossible en raison d’une supposée « impureté » de leur sang. Cette caractéristique raciale a été renforcée par l’idéologie du racisme scientifique du XIXe siècle, émergeant dans un monde colonial en quête de légitimation dans le domaine de la science. L’antisémitisme a progressivement convergé avec une vision pseudoscientifique, permettant l’identification des juifs, non plus simplement comme un peuple pratiquant une « religion impie », mais aussi comme d’une « race inférieure ». Et cela, bien avant que le nazisme allemand n’en fasse un de ses canalisateurs de foules… Des gouvernements de pays qui se targuent aujourd’hui de pourfendre l’antisémitisme, tels que ceux de France et d’Angleterre, ont alors encouragé presque officiellement les comportements antisémites de leurs citoyens et ont, durant la même période, refusé d’accueillir les Juifs qui fuyaient l’Europe de l’Est, là où cet antisémitisme était encore plus généralisé et cruel.
Cartes de la Palestine entre 1920 et 2000
Source : Monde diplomatique
Capitalisme britannique et pétrole moyen-oriental (années 1920-1950)
Dans les années 1920-1930, plusieurs nations commencent à obtenir le statut d’État indépendant, alors que plusieurs autres demeurent des colonies (surtout en Asie et en Afrique). La Palestine se retrouve dans cette deuxième catégorie. La grogne se répand dans les pays du Sud et le risque que l’exemple du bolchévisme russe s’y propage devient trop important aux yeux des élites économiques européennes. Le nouveau défi des capitalistes est donc le suivant : comment contrôler l’extraction des ressources premières dont ils ont besoin, mais sans que cela ne paraisse trop ouvertement ? Plusieurs formules sont expérimentées, dont certaines existent encore aujourd’hui : corruption, dictatures, manipulation d’élections… Mais, dans un premier temps, cela allait passer par la répartition des zones d’influence et par la création de pays officiellement indépendants les uns des autres, ainsi que de leurs anciens conquérants, du moins en apparence. De nouvelles frontières sont dessinées, y compris dans la région située à l’est de la Méditerranée, qui prendra l’appellation de Moyen-Orient. La plupart de ces nouveaux territoires sont placés sous mandat européen, sans consulter les populations locales. L’avis du peuple n’était pas non plus demandé ailleurs sur la planète lorsque pareilles subdivisions apparaissaient, mais ce sera encore moins le cas pour les populations jusque-là chapeautées par l’Empire ottoman. En effet, ce dernier avait commis l’erreur de choisir l’Allemagne comme allié durant la Première Guerre mondiale et se retrouvait donc parmi les perdants. Les nouvelles frontières à l’intérieur de cet ancien empire, de même que le nouveau mode de gouvernance qui y prévaudra, puis le choix des nouveaux dirigeants en remplacement des anciens « gouverneurs de Sa Majesté », tout cela est décidé lors de réunions entre le premier ministre anglais et le président français, vainqueurs de la guerre, ou entre banquiers lors de parties de poker[1]. Le cycle de décolonisation qui s’ouvre lors de la période suivante modifiera les relations impériales qui unissent l’Europe au Moyen-Orient, où les déclarations d’indépendance se multiplient (Arabie Saoudite, 1932 ; Liban, 1943 ; Syrie, 1946 ; Jordanie, 1946 ; Irak, 1958).
Contrairement à ce que de nombreux acteurs sociaux et politiques de la région s’attendaient, le territoire désigné traditionnellement du nom de Palestine ne devient pas un pays à ce moment-là. Ce territoire reste dans les limbes du concert des Nations. Il restera dans ce flou de 1922 jusqu’à la création de l’État israélien en 1948, en étant désigné comme territoire « sous mandat britannique supervisé par la Société des Nations » (ancêtre de l’ONU). Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Le pétrole devient alors le nouveau moteur du capitalisme. Les industriels en ont besoin pour produire davantage de marchandises, pour les faire circuler et pour les faire consommer. Ils envoient leurs prospecteurs partout où la rumeur court qu’il se trouve du pétrole, ainsi que cela s’était fait pour l’or quelques siècles auparavant. Les agents commerciaux leur apprennent que le sous-sol du Moyen-Orient recèle beaucoup de ce pétrole, de bonne qualité et pas trop compliqué à extraire. Se constituent alors en Angleterre et aux Pays-Bas les premières compagnies spécialisées dans l’extraction et le raffinage du pétrole. Elles seront rejointes, quelques décennies plus tard, par des compagnies allemandes, françaises et américaines.
Or, s’il ne se trouve pas de pétrole dans le sous-sol du territoire de la Palestine comme tel, (du moins pas en quantité suffisamment importante selon l’avis des prospecteurs) les capitalistes et les politiciens anglais ne prennent pas beaucoup de temps pour réaliser que cet endroit est névralgique afin d’assurer son acheminement une fois qu’il est extrait des puits situés à l’est. Une compagnie comme la British Petroleum (BP), par exemple, veut s’assurer que le canal de Suez, qu’elle a fait creuser quelques années auparavant dans le cadre d’un partenariat anglo-français, sera bien protégé. C’est en effet le chemin le plus direct, donc le moins coûteux, pour transporter « son » pétrole vers l’Europe et l’Amérique du Nord. La British Petroleum, mais également les compagnies qui lui sont à la fois concurrentes et alliées, telles la Standard Oil et Shell, veulent s’assurer que ce canal ne servira jamais d’objet de chantage de la part de mouvements d’autonomie locaux, qu’ils soient panarabes, communistes ou autres. Le dilemme de ces compagnies est de trouver un moyen de protéger leur pétrole tout au long du trajet qu’il parcoure sur mer, mais également sur terre (par des oléoducs, des trains ou d’autres moyens). Elles cherchent à faire cela sans revenir au « protectorat », une formule alors en voie d’être dépassée sur le plan diplomatique et social.
Pendant que les dirigeants de ces compagnies de pétrole, ainsi que leurs fidèles serviteurs au sein du gouvernement britannique, cherchent ardemment comment gérer ce dilemme, une occasion se présente à eux : le mouvement sioniste. D’où est venu ce mouvement, pourquoi est-il resté si peu influent, y compris parmi les juifs européens eux-mêmes, durant ses premières années de formation, à la fin du XIXe siècle, et pourquoi l’est-il devenu tout à coup quelques années plus tard, à compter de la décennie 1920 ? Réponse : parce que les propriétaires des compagnies de pétrole et leurs politiciens de service ont choisi de cautionner ce projet politiquement et diplomatiquement risqué, qui était celui de créer de toutes pièces un « foyer national juif » sur un territoire où des gens vivaient déjà, situé au cœur d’une région dont les populations, à majorité musulmane, étaient fragilisées par les perturbations récentes qu’elles venaient de subir suite à la dissolution de l’Empire ottoman[2]. Ce projet était également jugé risqué par le modèle qu’il prônait : donner en exclusivité un territoire à une communauté au seul motif qu’il s’agissait de ses terres ancestrales. En effet, le pari des nations occidentales d’appuyer le mouvement sioniste impliquait le risque de voir d’autres mouvements de réclamation territoriale s’affirmer.
Malgré de nombreuses hésitations, les politiciens et les capitalistes britanniques vont finalement de l’avant, car ils ont besoin d’un allié fidèle (Israël) au Moyen-Orient. Ils font un accord avec le mouvement sioniste de l’ordre suivant : « Vous allez nous aider à faire de l’argent avec le pétrole des régions qui entourent la Palestine et nous allons vous aider à faire de l’argent avec le territoire de la Palestine lui-même. À y faire de l’argent en volant les terres des gens qui y habitent, ainsi qu’en finançant les voyages de Juifs d’Europe jusqu’à ces terres pour leur donner. Et même en créant officiellement un nouveau pays, pourquoi pas ! Un pays dont vous ferez bien ce que vous voulez à l’interne, pourvu que ce soit nous autres, depuis nos bureaux de Londres et de New York, qui aient le dernier mot sur ce que vous faites à l’extérieur. Cela nous permettra de garder un pied solide dans la région sans pour autant nous faire accuser de colonialisme – comme c’est le cas de la Palestine mandataire jusqu’en 1948 –, puisque ce projet de nouveau pays ne sera pas sous l’égide d’une puissance impériale, ni impérialiste (ce terme qui commence alors à se propager dangereusement…), mais plutôt sous l’égide d’une minorité ayant elle-même été victime d’oppression dans le passé. Nous dirons donc que nous supportons votre projet au nom d’une décolonisation, en quelque sorte. » C’était les grandes lignes de l’idée.
Ce projet du mouvement sioniste tombait également au bon moment pour une autre raison. Il permettait aux capitalistes et aux politiciens des pays d’Europe d’espérer résoudre du même coup un autre « problème », soit ce qu’on désignait comme la « question juive ». En effet, autant les gouvernements occidentaux que leur société civile ont fait preuve d’un antisémitisme virulent, et ce même après la Shoah. Réalité trop peu connue, les pays occidentaux ont systématiquement refusé d’accueillir chez eux les victimes d’antisémitisme, alors qu’il s’agissait pourtant d’une demande claire portées par celles-ci. On peut facilement imaginer que ces Juifs et ces Juives auraient préféré continuer à vivre dans leurs villages et quartiers d’avant la Deuxième Guerre mondiale (dans la mesure où les gouvernements auraient garanti leur sécurité), plutôt que de déménager dans un endroit aussi éloigné de leurs repères sociaux que pouvait l’être la Palestine, où le seul avantage réel était qu’on leur garantissait des terres et des maisons, tout en leur faisant croire que personne ne s’y trouvait déjà. Voici donc quelques chiffres méconnus à ce sujet :
« … La démographie de la Palestine allait changer radicalement dans les années 1930. La montée au pouvoir des nazis en Allemagne a entraîné une augmentation spectaculaire du nombre de Juifs fuyant les persécutions. Malgré les appels à l’aide, pas un seul pays du monde occidental, grand ou petit, n’a montré le moindre enthousiasme à accueillir ces gens. La seule porte qui leur était offerte était bien souvent celle de se rendre en Palestine.
… Jusqu’en mars 1939, seuls 19 000 réfugiés juifs furent autorisés à entrer en Grande-Bretagne. Le bilan de certains des plus grands pays du monde était tout aussi mauvais : les États-Unis en 1935 ont accueilli 6 252 immigrants juifs, l’Argentine 3 159, le Brésil 1 758, l’Afrique du Sud 1 078 et le Canada 624 (!). La même année, le nombre d’immigrants juifs légaux en Palestine était de 61 854.
… Entre 1922 et 1931, les immigrants juifs sur le territoire palestinien ont augmenté de 110 pour cent.
… Pendant ce temps, le désir britannique de maintenir une position hégémonique sur le territoire de la Palestine restait plus déterminé que jamais. Le souci d’assurer un passage sécuritaire de leurs navires vers l’Inde, ajouté à la découverte récente de pétrole en Irak et ailleurs dans la région, avait convaincu des capitalistes britanniques et le gouvernement Whitehall de cette période de considérer ce territoire comme étant d’une importance majeure dans ses plans impériaux ».[3]
Les antisémites occidentaux semblent ainsi partager le même constat que les sionistes : la cohabitation entre la communauté juive et chrétienne serait supposément « impossible » en Europe, d’où l’importance d’un État juif séparé.
Source : Statista
Du pétrole à la militarisation (années 1950-2000)
La période qui suit est marquée, dans la région, par le même enjeu économique central que la précédente : celui du pétrole. Mais, progressivement, il s’en ajoute un nouveau, celui du marché des armes. Dans ces deux secteurs industriels cruciaux, comme en de nombreux autres, on constate une montée en flèche de compagnies basées aux États-Unis plutôt qu’en Europe, comme c’était le cas auparavant. Sur le plan démographique, la période est marquée par l’arrivée massive d’immigrants juifs européens en terre palestinienne. Sur le plan politique, elle l’est par la création d’un nouvel État, celui d’Israël. Enfin, sur le plan social, ce sont les répercussions de ces deux derniers événements sur les Palestiniens et les Palestiniennes qui frappent le plus. Commençons par l’aspect économique, puisque c’est l’objet principal de notre papier et parce qu’il s’agit de celui qui est le plus caché dans les récits historiques sur la Palestine et sur Israël, centrés principalement sur ses aspects moraux.
Premier fait marquant : la part des États-Unis dans la production de pétrole au Moyen-Orient passe de 14 % en 1938 à un peu plus de 55 % en 1948. Cette proportion ira en augmentant sans cesse jusqu’à ce qu’on appelle le « choc pétrolier » de 1973. En quoi le comportement des capitalistes américains renforce-t-il le caractère exceptionnel d’Israël ?En quoi en fait-il un cas de plus en plus particulier sur l’échiquier mondial ? Contrairement à l’attitude de « flexibilité pragmatique » adoptée ailleurs dans le monde, dans le cas de l’enjeu Israël-Palestine, les compagnies américaines (et leur gouvernement) ne dérogent jamais de leur objectif prioritaire initial, quels que soient les risques de perturbation dans la région. Cela est aussi vrai, peu importe qui sont les politiciens en place à Washington et à Tel-Aviv, copié par les gouvernements au Canada, dans les pays européens et en Océanie. L’objectif demeure le même que celui des Britanniques au début du siècle : assurer le transport du pétrole vers la Méditerranée en toutes circonstances.
Un mot sur la nouvelle répartition des tâches qui s’instaure entre les compagnies étrangères et la nouvelle bourgeoisie arabe des pays riches en pétrole, ainsi qu’avec la bourgeoisie qui s’installe graduellement en Israël. Cette division des tâches pourrait se résumer ainsi : les élites arabes assurent l’extraction du pétrole et elles font ce qu’elles veulent avec l’argent tiré de sa revente aux compagnies. Ces dernières, en revanche, contrôlent les décisions et les profits relatifs au transport, au raffinage et à la distribution du pétrole en produits finis (essence pour véhicules routiers, combustion servant à alimenter des usines en chauffage et machineries, ou autres). Quant à la bourgeoisie israélienne, son mandat est en quelque sorte d’être le douanier de ce transport : s’assurer que rien n’empêche les oléoducs et les trains d’acheminer le pétrole jusqu’aux côtes de la Méditerranée et via le canal de Suez. Pour ce faire, la bourgeoisie israélienne a besoin de latitude, y compris celle de provoquer régulièrement des conflits armés. Cela se traduit par de nombreuses guerres, certaines à l’occasion de tentatives par des pays arabes de poursuivre leur décolonisation, d’autres lors de tentatives des Palestiniens de résister à l’occupation israélienne. D’autres encore sont déclenchées à l’initiative d’Israël lui-même, par exemple avec la décision arbitraire de répartir la population palestinienne en deux territoires, la Cisjordanie et Gaza, avec une bande de terre israélienne entre les deux. Sans compter l’appui économique et militaire accordé aux colons israéliens pour démolir des maisons palestiniennes et accaparer leurs terres, y compris sur des territoires prévus pour constituer un État palestinien dans la résolution de l’ONU de 1947. Nous ne décrirons pas ici tous ces épisodes de violence, ce serait trop long. Nous allons seulement en énumérer quelques-uns pour en donner un aperçu :
- 1937-1939 : Un soulèvement populaire de cultivateurs palestiniens qui s’opposent au pillage de leurs terres est réprimé à la fois par des milices sionistes et par l’armée britannique, laquelle essaie de retarder son départ du territoire devant l’impatience des colons juifs récemment débarqués d’Europe, mais sans risquer une quelconque emprise arabe sur le trafic pétrolier dans la région. Il y aura au moins 20 000 morts palestiniens.
- 1946 : Des milices sionistes s’impatientent et, pour accélérer la prise de possession des terres palestiniennes, s’en prennent aux militaires britanniques qui sont encore en place. En conséquence, le Royaume-Uni rapatrie ses dernières troupes, s’étant vu retirer par l’ONU (et donc par le gouvernement américain qui en a pris le contrôle) le mandat qu’il s’était vu confier dans les années 1930 pour essayer de trouver une sortie honorable à ce fouillis, qu’il avait lui-même initié en cautionnant le mouvement sioniste par sa célèbre Déclaration Balfour.
- 1947 : Suite aux pressions de la part des États-Unis, en particulier à l’égard des pays du Sud qui y ont droit de vote, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une proposition de partage du territoire palestinien entre deux nouveaux États. Israël doit en prendre possession à 56 %, dont les terres les plus fertiles, pendant qu’un État palestinien aurait à gérer les populations arabes majoritaires sur l’autre 44 % du territoire. Les représentants politiques palestiniens, ainsi que les pays arabes avoisinants refusent cette option. Des Palestiniens expriment leur refus dans les rues avec le peu d’armes dont ils disposent. Ils ne font pas le poids face aux anciennes milices sionistes, devenues une armée structurée et bien équipée. Pas plus que ne font le poids les pays arabes qui ont osé voter contre cette résolution à l’ONU. Le résultat de cette courte guerre est qu’Israël promulgue une répartition encore plus inéquitable que celle suggérée par l’ONU : 78 % du territoire relèvera de lui, au lieu du 55 % prévu. Il ne reste aux Palestiniens que la Cisjordanie et Gaza. Après la guerre, Israël mène une (autre) opération militaire, qu’on désigne depuis du nom de « Nakba ». Selon les estimations de la nouvelle génération d’historiens ayant fouillé le sujet depuis vingt ans, plus de 800 000 membres de familles palestiniennes sont expulsés de leurs maisons et de leurs villages, pour se retrouver ensuite dans des camps de réfugiés, soit dans les pays avoisinants, soit en Cisjordanie ou à Gaza[4].
Les autres épisodes guerriers les plus spectaculaires ont été les suivants :
- 1956 : La guerre dite du « canal de Suez ». Cet épisode maintient la nationalisation de ce canal promulguée par le gouvernement Nasser en Égypte, mais n’entraîne aucun recul israélien sur l’enjeu de la Palestine. La même année, la France vend un réacteur nucléaire à Israël…
- 1967 : La guerre dite « des Six jours ». Bombardements massifs de l’armée israélienne sur des villes égyptiennes et syriennes. Ces bombardements sont dits préventifs en raison de la montée du nationalisme panarabe au Moyen-Orient et de ses implications éventuelles sur l’avenir de la Palestine. Conséquences pratiques de cette démonstration de forces israéliennes : deux régions supplémentaires sont annexées par Israël, soit le Golan et la péninsule du Sinaï, malgré le fait qu’elles appartenaient jusque-là à deux États souverains et membres de l’ONU, en l’occurrence la Syrie et l’Égypte. Tout l’Occident applaudit que son batailleur sportif préféré ait donné un aussi bon spectacle…
- 1978 : Première invasion du Liban, au motif d’y « démanteler l’infrastructure des terroristes qui s’y seraient cachés » (cela vous rappelle-t-il une ligne des articles de journaux québécois actuels ?). Des milliers de civils libanais et palestiniens sont tués, notamment dans les camps de réfugiés supervisés par l’ONU.
- 1982 : Deuxième invasion du Liban, encore plus sanglante et plus étendue que la première.
Depuis ce temps, l’action militaire d’Israël se déploie avec moins d’ampleur dans les pays environnants, ceux-ci ne se hasardant pas à des gestes militaires d’envergure, sachant très bien qu’ils ne sont « pas de taille » en la matière. Certains cherchent à l’occasion une manière d’aider les Palestiniens sans provoquer un désastre au sein de leur propre population, comme au Liban. Ainsi, l’action militaire israélienne a surtout suivi deux modes d’emploi depuis ce temps : provoquer régulièrement et par toutes sortes de moyens des confrontations violentes avec les Palestiniens qui habitent encore le territoire (en l’occurrence à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem) et devenir une plaque tournante du marché mondial des armes, notamment en testant ses innovations technologiques sur la population palestinienne. À ce sujet, il faut mentionner l’évolution de l’approvisionnement de l’armée israélienne, des années 1940 aux années 1980. D’abord, cet approvisionnement n’a cessé de croître durant cette séquence. Ensuite, il a changé de fournisseur principal : les compagnies américaines ont pris la relève des marchands d’armes britanniques (sans compter la vente discrète par la France de réacteurs nucléaires). Aussi, bien qu’il s’agisse a priori de deux domaines économiques distincts, le marché du pétrole et celui des armes ont un certain nombre d’objectifs communs, dont celui de faire « rouler l’économie ». Sans compter que pour garantir l’acheminement du pétrole, vaut mieux avoir un allié surarmé dans la région. Il est donc normal qu’il se soit développé des atomes crochus entre ces deux secteurs, y compris dans la composition des conseils d’administration de leurs compagnies.
Rappelons que, durant la période d’expansion du mouvement sioniste et de la consolidation d’Israël, il y a eu des résistances de la population palestinienne. Celle-ci a pris plusieurs formes, aussi bien politiques que diplomatiques et militaires, collectives (telles les intifada) ou individuelles (comme les attentats suicides). Les appels au soutien étranger ont pris la forme de tentatives de négociation diplomatique avec l’aide de tiers (accords d’Oslo et autres), la voie juridique (résolutions de l’ONU, tribunal international et autres), ou l’appel au boycottage international des produits israéliens, inspiré du modèle ayant porté fruit auparavant contre l’Afrique du Sud ségrégationniste. Bref, s’il y a eu de nombreuses exceptions historiques dans le conflit Israël / Palestine, celle du manque de résistance et d’imagination de la part des opprimés n’en est pas une. Non plus d’ailleurs que les nombreux gestes de solidarité posés par des milliers de gens à travers le monde. Cependant, tout cela n’a jusqu’à présent rien changé à la situation de fond, il faut bien le reconnaître en cet été 2024.
Le XXIe siècle, la fuite vers l’avant meurtrière
Ce que nous désignons comme la troisième période de l’évolution du projet israélien, qui va grosso modo de la décennie 2000 à aujourd’hui, est caractérisée par deux nouvelles exceptions (ou plutôt par l’intensification spectaculaire de ces exceptions qui avaient germé durant les périodes précédentes). Il s’agit d’abord de la complaisance absolue des gouvernements d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord envers celui d’Israël. Il s’agit ensuite du rôle majeur joué par les entreprises et gouvernements israéliens dans le cycle de fabrication et de distribution de matériel militaire à travers le monde. Sur ce dernier volet, citons une des rares études qui s’y attarde. Cela aide à comprendre comment et pourquoi l’armée d’un petit pays comme Israël arrive à disposer de suffisamment de matériel militaire pour détruire Gaza au complet en six mois.
« L’économie israélienne a connu deux vagues de restructuration durant son intégration graduelle au capitalisme mondial. La première, dans les années 1980 et 1990, a vu la transition d’une économie agricole et industrielle traditionnelle vers une économie basée sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) : télécommunications de pointe, technologie du web et autres. Tel-Aviv et Haïfa sont devenus les « avant-postes moyen-orientaux » de la Silicon Valley. En 2000, 15 % du PIB israélien et la moitié de ses exportations provenaient du secteur de la haute technologie. Puis, à partir de 2001, et plus particulièrement à la suite de l’effondrement de la bulle Internet et de la récession mondiale de 2000, suivis des événements du 11 septembre 2001 et de la militarisation rapide de la politique mondiale, Israël a connu une nouvelle évolution vers un complexe mondial de technologies militaires, de sécurité, de renseignement, de surveillance et de « lutte contre le terrorisme ». Les entreprises technologiques israéliennes ont été les pionnières de l’industrie dite de la sécurité intérieure. En effet, Israël s’est mondialisé spécifiquement par la militarisation high-tech de son économie. Les instituts d’exportation israéliens estiment qu’en 2007, quelque 350 sociétés transnationales israéliennes se consacraient aux systèmes de sécurité, de renseignement et de contrôle social, lesquelles sont encore aujourd’hui au centre de l’économie israélienne, et de sa politique il va sans dire.
Dans le domaine de la défense, les exportations du pays ont atteint un niveau record de 3,4 milliards de dollars en 2006 (comparativement à 1,6 milliard en 1992). Israël est donc le quatrième marchand d’armes en importance au monde. À ce chapitre, le pays dépasse même le Royaume-Uni. Israël a plus de titres technologiques cotés au NASDAQ que tout autre pays étranger, une grande partie de ces titres étant rattachés au domaine de la sécurité. Il détient davantage de brevets technologiques inscrits aux États-Unis que la Chine et l’Inde réunies. Son secteur de la technologie, axée en grande partie sur la sécurité, compte aujourd’hui pour 60 % de ses exportations.
En d’autres termes, l’économie israélienne en est venue à se nourrir de la violence, des conflits et des inégalités aux niveaux local, régional et mondial. Ses plus grandes entreprises sont devenues dépendantes de la guerre et des conflits en Palestine, au Moyen-Orient et dans le monde. Elles les initient et soufflent sur ces conflits par leur influence sur le système politique et sur l’État israélien.[5]
Voilà qui devrait être suffisant, me semble-t-il, pour inciter nos faiseurs d’opinions, au Québec comme ailleurs, à fouiller cette piste d’explication sur ce qui se passe actuellement à Gaza, plutôt que celle d’un complot international sous la gouverne de quelques fanatiques de Mahomet. Ce marché des armes, tout comme celui de tous les autres secteurs économiques à travers le monde, est de plus en plus centralisé entre les mains d’un très petit nombre de corporations gigantesques, dont l’organigramme est tellement complexe qu’il devient impossible de savoir qui y prend les décisions sur tel ou tel aspect. Chose certaine, nous n’en sommes plus à l’époque où c’est un monsieur qui inventait ce matériel dans son garage ou dans son sous-sol ! Les noms de ces compagnies de mort sont connus. Il faut cependant prendre avec un grain de sel les drapeaux qui accompagnent ces noms : une compagnie comme Lockheed, la première en haut de la liste, inclut deux citoyens britanniques sur son conseil d’administration, un milliardaire mexicain, un Canadien et six Américains, sans compter que ses investisseurs principaux sont une banque chinoise, une pétrolière nationalisée du Qatar et un fonds de pension québécois… Mais cela serait le sujet d’un autre dossier, que nous laissons à d’autres la tâche de fouiller.
Principaux pays exportateurs d’armes majeures de 2017 à 2021
Pays | % des exportations mondiales |
États-Unis | 39 |
Russie | 19 |
France | 11 |
Chine | 4,6 |
Allemagne | 4,5 |
Italie | 3,1 |
Royaume-Uni | 2,9 |
Corée du Sud | 2,8 |
Espagne | 2,5 |
Israël | 2,4 |
Quel est donc le rôle spécifique de l’État et de l’armée israélienne dans ce processus, dans les gestes quotidiens posés par ces compagnies ? L’hypothèse la plus plausible est la suivante : celui de servir de sous-traitant pour tester l’armement, en l’occurrence sur la population palestinienne, mais également pour servir de distributeurs en gros de ce matériel militaire vers d’autres armées dans le monde. Bref, Israël est devenu, ces dernières décennies, une sorte d’entrepôt Amazon pour les compagnies transnationales d’armes. D’où la consigne qui est aujourd’hui donnée, pour ne pas dire imposée, aux gouvernements des pays où habitent la majorité des actionnaires de ces compagnies (dont nous, petits Québécois) : n’empêchez pas Israël, sous aucun prétexte, de réaliser son mandat crucial et particulier à l’intérieur de cette chaîne de montage et de profits que constitue le marché contemporain des armes. Vous pouvez chicaner Israël de temps à autre, oui, mais ne l’empêchez jamais d’agir dans le cadre de cette mission, laquelle se situe bien au-delà de la « défense de la démocratie et de celle de population d’Israël ». Ceci dit, une grande partie de la population israélienne profite de ce deal, tout comme les partisans du mouvement sioniste l’ont fait au XXe siècle[6].
Quant à l’enjeu du pétrole, il continue d’être déterminant pour tout ce qui se passe dans cette région. Malgré les appels lancés pour stopper la consommation de ce produit (pourtant l’une des sources les plus importantes de la crise écologique, comme tout le monde sait), sa production mondiale massive se poursuit et près du tiers de cette production provient toujours du Moyen-Orient[7]. Du pétrole aux armes pour défendre le pétrole à la guerre permanente pour vendre des armes, l’économie de mort a toujours de beaux jours devant elle en Israël.
Source : Monde Diplomatique
Pour (ne pas) conclure
Ce qui se passe actuellement en Palestine occupée a peu à voir avec la religion, une dette morale datant de millénaires ou des camps de concentration nazis, une chicane de clôture entre voisins ou d’une divergence philosophique du genre « ma civilisation est meilleure que la tienne ». L’explication est plutôt à chercher du côté de l’argent qu’il y avait et qu’il y a toujours à faire, dans cette région du monde, pour les compagnies pétrolières et pour celles qui fabriquent des armes. Ceux qui entretiennent la catastrophe sont les richissimes de la planète, mais également une partie d’entre nous qui habitons dans les pays européens et d’Amérique du Nord, notamment via nos fonds de pension et de placements, aussi involontaire cette complicité soit-elle. Si c’est le cas, il reste à trouver comment nous pouvons concourir à ce que cela cesse au plus sacrant. Que faire pour mettre fin à la machine de guerre israélienne, pour contribuer à la libération du peuple palestinien ? Ce sera l’objet d’autres échanges. Pour l’instant, je me contente de lancer les pistes suivantes :
- Chercher à priver Israël de matériel militaire futur, et ce le plus rapidement possible, pour contribuer à égaliser le rapport de forces. Cette égalisation du rapport de forces est la condition première pour que Palestiniens et Israéliens trouvent un terrain d’entente. L’option d’augmenter la capacité militaire des Palestiniens étant exclue pour toutes sortes de raisons, morales mais également pratiques, il ne reste que celle de faire diminuer le matériel de mort dont dispose Israël. De lui retirer ce privilège majeur, exceptionnel, que les bourgeoisies occidentales lui ont accordé avec le temps.
- Ici, au Québec, en 2024, notre plus importante, quoique modeste contribution à ce mouvement, serait à mon avis de faire en sorte que nos fonds de pension, qui financent cette production d’armes israéliennes, arrêtent cette complicité dès maintenant.
Repères statistiques
- Population palestinienne estimée, en 2023 : Cisjordanie, 2,8 millions ; Gaza, 2,2 millions ; en territoire israélien, 1,7 million ; dans des camps de réfugiés de pays avoisinants ou dispersés ailleurs dans le monde, contre leur gré ; 7,2 millions.
- Population juive israélienne : 7,1 millions. Population juive ailleurs dans le monde, mais ayant le droit de devenir citoyen israélien sans autre condition qu’une preuve d’ancêtres juifs : 7 millions.
- Revenu moyen des citoyens israéliens d’origine juive : 54 111 $
- Revenu moyen des Palestiniens vivant en Cisjordanie, à Gaza ou en Israël : 3 514 $
- Nombre de colons israéliens vivant actuellement dans ce qui est considéré, même par l’ONU, comme des terrains appartenant légalement à des Palestiniens : 700 000[8]
Références
BENSOUSSAN, Georges. Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Paris, Presses universitaires de France, 2023.
BOUCHÉ, Jean-Pierre. Palestine, plus d’un siècle de dépossession, Hœnheim, Scribest, 2017.
CHOMSKY, Noam et Ilan PAPPÉ. Palestine, Montréal, Écosociété, 2014.
DUPREY, Élie. « Judéité, sionisme, colonialisme : sur une cécité », 22 décembre 2023, sur Contretemps (en ligne) : https://www.contretemps.eu/judeite-sionisme-colonialisme-cecite/
PAPPÉ, Ilan. Une terre pour deux peuples, Paris, Fafard, 2014.
PAPPÉ, Ilan. « Il fait sombre avant l’aube, mais le colonialisme israélien touche à sa fin », 27 février 2024, sur Contretemps (en ligne) : https://www.contretemps.eu/colonialisme-israel-sionisme-palestine-pappe/
REGAN, Bernard. The Balfour Declaration: Empire, the Mandate and Resistance in Palestine, New York, Verso, 2018.
ROBINSON, William. « La structure économique d’Israël derrière sa politique de colonisation », 31 octobre 2023, sur Presse-toi à gauche (en ligne) : https://www.pressegauche.org/La-structure-economique-d-Israel-derriere-sa-politique-de-colonisation
TONOLLI, Frédéric. L’inavouable histoire du pétrole, Paris, Éditions de la Martinière, 2012.
Notes
[1] Voir à ce sujet le premier chapitre de l’excellent livre de Bernard Regan, mentionné à la fin de ce texte.
[2] Sur les hésitations occidentales à endosser le projet sioniste, voir les documents d’archives cités dans le livre de Bernard Regan, plus particulièrement dans les chapitres 5 et 6.
[3] Il s’agit d’extraits du livre de Regan, The Balfour Declaration, qui se trouvent à la page 188 (ma traduction).
[4] Voir en particulier le livre d’Ilan Pappé, Une histoire pour deux peuples, mentionné en référence.
[5] Extraits du texte de William Robinson mentionné dans les références.
[6] Les chiffres sur les revenus mentionnés dans la section « repères démographiques » indiquent clairement cela.
[7] Voir notamment le site Internet suivant : https://www.hgsempai.fr/atelier/?p=4696
[8] Ces données sont celles publiées par la revue française Manière de Voir, dans le numéro de février 2024.
LUTTER POUR LA DIGNITÉ – Le combat des chauffeurs de taxi haïtiens dans les années 1980
Au début des années 1980, le ressac des luttes sociales, la crise économique et le triomphe politique d’une droite dure entraînent un renouveau de l’exploitation des travailleur-euse-s et des divisions au sein de la classe ouvrière. À Montréal, les chauffeurs de taxi d’origine haïtienne[1] subissent des violences redoublées de la part de leurs employeurs et le racisme de nombreux collègues blancs. Rapidement, ces chauffeurs haïtiens s’organisent afin de lutter pour leurs droits, jusqu’à l’explosion de l’été 1983[2].
À partir de la fin des années 1950, l’instauration de la dictature de François Duvalier en Haïti force de nombreuses personnes à l’exil, dont plusieurs intellectuel-le-s et militant-e-s de gauche qui s’installent à Montréal. Au départ, le gouvernement canadien accueille surtout des professionnel-le-s, une situation qui change vers 1972 afin de combler un manque de main-d’œuvre peu ou pas qualifiée dans différents secteurs. Dans les années suivantes, la communauté haïtienne de Montréal est présente dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais aussi dans les manufactures et dans l’industrie, par exemple à la fonderie Shellcast, ainsi que dans le domaine du taxi. Cette communauté participe aux luttes de l’époque, qu’elles soient culturelles, politiques ou ouvrières. Malheureusement, avec la décomposition des mouvements de gauche et l’imposition graduelle d’un néolibéralisme intransigeant, les travailleur-euse-s haïtien-ne-s se trouvent de plus en plus isolé-e-s, ouvrant la porte aux attaques patronales et racistes. C’est particulièrement le cas pour les chauffeurs de taxi, un « métier de crève-faim »[3].
Le taxi, « poubelle de l’emploi »
Depuis son apparition au début du XXe siècle, le métier de chauffeur de taxi est très difficile. Coincés entre la situation de travailleurs indépendants ou le monopole de compagnies voraces (dont Taxi Diamond et Murray Hill), les chauffeurs doivent travailler plus de 12 heures par jour, souvent sept jours par semaine, sans sécurité d’emploi. Malgré les luttes des années 1960, menées notamment par le Mouvement de libération du taxi (MLT)[4], les conditions ne sont guère meilleures dans les années 1970, et s’aggravent à nouveau avec la crise économique du début des années 1980. Au Canada, le taux de chômage atteint 12 % en 1983, nuisant fortement à la capacité de négociation des travailleur-euse-s, surtout des plus précaires. De nombreux chauffeurs de taxi indépendants font faillite ou se trouvent obligés de travailler pour les compagnies. Les propriétaires de flotte en profitent pour diminuer les salaires, tout en encourageant les rivalités entre les chauffeurs, notamment selon un principe racial. Les chauffeurs haïtiens subissent une double violence économique et symbolique, tout en étant confrontés au racisme grandissant de plusieurs collègues.
Lutter contre un système raciste
De 1978 à 1982, le nombre de chauffeurs d’origine haïtienne à Montréal passe d’environ 300 à plus de 1 000. Pour faire face aux avanies de l’époque, ils créent l’Association haïtienne des travailleurs du taxi (AHTT) en mars 1982, dont le premier geste marquant est de porter plainte auprès de la Commission des droits de la personne du Québec (CDPQ) pour « discrimination raciale dans l’industrie du taxi à Montréal ». Une enquête publique est lancée dès l’été, qui durera plus de deux ans, et qui démontre la structuration raciste du monde du taxi à l’époque. Ainsi, dix des quinze compagnies montréalaises de taxi ont des pratiques indiscutablement discriminatoires, notamment en refusant d’embaucher des chauffeurs noirs, en les licenciant les premiers ou en leur attribuant les zones et les horaires les moins payants. Ces stratagèmes permettent aux compagnies de maximiser leurs profits et entretiennent les divisions entre chauffeurs blancs et noirs, nuisant à leur potentielle coalition. Le racisme fait doublement l’affaire des gros propriétaires qui peuvent aussi s’appuyer sur une négrophobie sociale plus large. Quant à la question du racisme de plusieurs chauffeurs blancs, Antonin Dumas-Pierre analyse bien la situation : « L’agressivité à l’égard du compagnon de travail noir est une réaction commode qui permet d’économiser les frais d’une lutte contre ceux qui font de tous les chauffeurs des crève-la-faim. »[5]
En parallèle des travaux de la CDPQ, les travailleurs haïtiens du taxi appellent à boycotter l’aéroport de Dorval, régi depuis avril 1982 par un nouveau système imposant le paiement d’une redevance annuelle de 1 200 dollars pour pouvoir y travailler et un quota de chauffeurs. Des manifestations sont aussi organisées afin de mettre la pression sur les propriétaires de flotte et le gouvernement. Le 28 juin 1983, avec l’appui de la Ligue des Noirs du Québec (LNQ), les chauffeurs se rassemblent devant le Palais de justice de Montréal (rue Saint-Antoine). En juillet, ils manifestent devant le siège social de la Coop de l’Est dans le quartier de Montréal-Nord, une corporation qui refuse d’embaucher des chauffeurs noirs. En août, ces derniers participent à une grande manifestation dénonçant le racisme dans l’emploi et l’éducation, ainsi que le harcèlement policier au Québec. Ces mobilisations portent fruit, alors que la question du racisme systémique dans le taxi et dans la société québécoise fait les manchettes durant tout l’été, provoquant une véritable « crise du racisme ». Pourtant, le combat se poursuit afin de traduire cette visibilité en gains concrets pour les travailleurs d’origine haïtienne.
Quelques victoires, et quelques luttes encore à mener
Une première étape est franchie en novembre 1984 lors du dépôt du rapport final de la Commission d’enquête qui reconnaît et documente le racisme structurel dans le milieu du taxi[6], en imposant notamment une amende à la Coop de l’Est. En mars 1985, un « comité de surveillance » est mis sur pied, alors que la création du Bureau du taxi de Montréal (BTM) en 1986 consolide les acquis des chauffeurs, en mettant en place des mesures diminuant l’hégémonie des compagnies de taxi et leur pouvoir discrétionnaire sur les chauffeurs, dont ceux issus de l’immigration. Mais ces gains sont partiels puisque le cadre légal mis en place tend à individualiser le problème du racisme tout en se montrant frileux à trop empiéter sur le sacro-saint droit des propriétaires de gérer leur flotte à leur guise. Le manque de structures permettant aux chauffeurs de s’organiser collectivement pour défendre leurs intérêts demeure un obstacle important pour lutter contre les discriminations et l’exploitation économique. En somme, les luttes des chauffeurs haïtiens ont rompu le silence autour des violences racistes qu’ils subissaient et ont débouché sur un cadre légal plus avantageux, mais n’ont malheureusement pas permis une réorganisation du monde du taxi qui aurait brisé le cercle de l’isolement et de la pauvreté des chauffeurs.
Quarante ans plus tard, il est important de se rappeler le combat des travailleurs haïtiens du taxi, le contexte dans lequel ils ont lutté et les stratégies qu’ils ont développées. Nous devons être sensibles au fait que les crises économiques demeurent un contexte de réajustement pour les capitalistes et que les propriétaires, comme ce fut le cas dans les années 1980, profitent de ces moments pour réimposer des conditions d’exploitation abusives aux travailleur-euse-s et s’attaquer aux organisations ouvrières. Dans ce contexte, le racisme est un outil de prédilection pour paupériser et diviser. La seule réponse à de telles situations de crise et de racisme demeure l’auto-organisation, sur le modèle par exemple de l’AHTT. Par contre, il demeure essentiel que de tels groupes soient en mesure de forger des alliances larges, tout en luttant sur les plans économiques et politiques. De tels résultats n’ont guère pu être obtenus dans le contexte difficile des années 1980, suivant le paradoxe selon lequel les situations les plus accablantes nécessitent les organisations les plus fortes. Puisque les crises du capitalisme sont cycliques, il faut nous préparer et garder nos communautés mobilisées pour la lutte contre les exploiteurs et pour l’égalité.
Notes
[1] Le masculin est employé pour désigner les chauffeurs de taxi, quasi exclusivement des hommes à l’époque.
[2] Cet article est la version en ligne, avec images, d’un article paru dans le numéro 97 de la revue À Bâbord !
[3] À ce sujet, voir WARREN, Jean-Philippe. Histoire du taxi à Montréal, Montréal, Boréal, 2020.
[4] À ce sujet, voir : https://archivesrevolutionnaires.com/2019/05/04/mouvement-de-liberation-du-taxi/
[5] Cité par WARREN. Histoire du taxi, page 286, note 34.
[6] Le rapport final de l’Enquête sur les allégations de discrimination raciale dans l’industrie du taxi à Montréal comprend trois volumes qui détaillent tous les aspects de ce racisme structurel.
PRÉFACE – La Plateforme d’Archinov, ou comment organiser la révolution
Nos camarades de M Éditeur ont eu l’heureuse idée de republier la Plateforme d’organisation des communistes libertaires. À la suite de l’expérience anarchiste en Ukraine concomitante à la Révolution russe, ce document se veut une réponse pratique à l’organisation révolutionnaire dans une perspective libertaire. Texte canonique du début du XXe siècle, il cherche à ouvrir une voie mitoyenne entre les bolcheviks et les anarchistes synthésistes, refusant l’autoritarisme des uns, et le manque d’unité et de coordination des autres. Avec l’autorisation de M Éditeur, Archives Révolutionnaires a le plaisir de republier la préface originale de l’ouvrage, rédigée par Alexis Lafleur-Paiement, membre de notre collectif.
On trouvera la Plateforme d’organisation des communistes libertaires dans une bonne librairie près de chez vous !
Le lancement de la Plateforme a eu lieu le 4 avril 2024 à la librairie n’était-ce pas l’été, Montréal.
La Plateforme d’Archinov, ou comment organiser la révolution
Par Alexis Lafleur-Paiement [1]
L’année 1917 voit s’abattre coup sur coup deux révolutions en Russie : celle de Février qui emporte la monarchie et celle d’Octobre qui permet aux bolcheviks de prendre le pouvoir[2]. À travers ces bouleversements, de larges espaces de liberté sont dégagés, favorisant l’apparition de différents projets émancipateurs, dont ceux des soviets urbains et des bolcheviks, mais aussi des « armées vertes » paysannes et de « l’Ukraine libertaire » à partir de la fin de l’année 1917. Cette dernière, constituée dans le sud-est du pays, s’organise autour de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, plus connue sous le nom de Makhnovchtchina, en référence à son leader Nestor Makhno (1888-1934). Elle porte un projet de révolution sociale communiste libertaire en rupture avec les nationalistes ukrainiens ainsi qu’avec les bolcheviks. Sa farouche indépendance la pousse à lutter contre les autres forces en présence, réactionnaires ou révolutionnaires, étrangères ou locales. Ainsi, de 1918 à 1921, elle combat tour à tour les forces d’occupation austro-allemandes, l’armée du gouvernement ukrainien (répondant à la Rada centrale), les soldats blancs de Denikine et de Wrangel, puis l’Armée rouge. Vaincue par cette dernière en août 1921 et sans avoir réellement mené à terme son projet d’émancipation, la Makhnovchtchina est dissoute et ses dirigeants sont forcés à l’exil[3].
Si les alliances tactiques entre la Makhnovchtchina et les bolcheviks (printemps 1919, été et automne 1920) indiquent une certaine affinité politique, la rupture finale de 1921 se fonde sur des divergences bien réelles. D’abord, le mouvement ukrainien est plus foncièrement paysan – dans sa composition et dans le rôle qu’il attribue aux populations rurales – que celui des bolcheviks, impliquant un rapport différencié à la terre et à sa propriété. Ensuite, Makhno adopte une position véritablement libertaire : « l’organisation a pour seul but l’œuvre libertaire au sein des masses laborieuses, par la propagande anarchiste », « l’organisation des anarchistes n’assumera dans aucun cas le rôle des partis politiques », « elle s’abstient de participer à des actions visant la prise du pouvoir[4] ». Ces conceptions se cristalliseront au sein de la diaspora makhnoviste, alors que les réalités de la guerre (qui impliquent un certain dirigisme) deviennent plus lointaines. Cela dit, Makhno et ses camarades considèrent que l’organisation sur des bases claires est essentielle ; seulement, cette organisation doit être horizontale et viser l’abolition du pouvoir d’État au profit du pouvoir des comités ouvriers et paysans.
La Plateforme (1926) et le débat avec le synthésisme
Après une période d’errements marqués par des emprisonnements politiques en Roumanie, en Pologne et en Allemagne, Nestor Makhno réussit à rejoindre Paris en 1925. Il y retrouve un milieu acquis à l’anarchisme, ainsi que plusieurs anciens compagnons d’armes, dont Piotr Archinov et Voline. Dès lors, un groupe d’exilé·es ukrainien·nes et russes fondent le journal Diélo Trouda (La Cause du travail) qui devient un pôle important de l’anarchisme social, en opposition aux courants plus individualistes. Dans ces pages, Makhno revient sur plusieurs problèmes politiques, dont l’organisation (no 4, septembre 1925), la question de l’égalité (no 9, février 1926), l’insurrection de Kronstadt (no 10, mars 1926), la lutte contre l’État (no 17, octobre 1926), la question nationale ukrainienne (no 19, décembre 1926), la paysannerie (no 33-34, février-mars 1928) et le mouvement makhnoviste (no 44-45, janvier-février 1929)[5]. Mais c’est surtout la publication de la Plateforme d’organisation de l’Union générale des anarchistes à partir du no 13-14 (juin-juillet 1926) qui retient l’attention des militant·es.
Ce texte-manifeste signé par le Groupe des anarchistes russes à l’étranger (plus précisément Piotr Archinov, Linsky, Nestor Makhno, Ida Mett et Jean Walecki) va inaugurer un débat majeur sur l’organisation dans les cercles anarchistes. Cinq ans après la défaite de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, la Plateforme reprend et systématise les principales thèses sociales et organisationnelles des makhnovistes. Bien qu’elle ait été rédigée principalement par Archinov (1887-1938), camarade et ami de Makhno depuis 1911, elle reflète les idées du groupe. Le texte circule d’abord dans les milieux des exilé·es d’Europe de l’Est (polonais, russes, ukrainiens), mais sa traduction rapide par le militant anarchiste Voline (1882-1945) permet aux groupes francophones de prendre part à la polémique qui grandit. Les milieux libertaires parisiens puis français, ainsi que ceux de plusieurs pays européens, prennent position en faveur ou en opposition au texte[6].
Le document, aussi connu sous les noms de Plateforme d’organisation des communistes libertaires ou de Plateforme d’Archinov, poursuit un débat qui traverse le mouvement anarchiste depuis ses débuts, et qui a pris une tournure particulière à la suite de la prise du pouvoir par les bolcheviks : comment organiser les anarchistes tout en préservant l’autonomie individuelle au cœur du projet libertaire ? Pour les plateformistes, il faut se doter d’un plan d’action commun qui rend compte des objectifs libertaires et qui canalise les forces dispersées. Cette organisation doit se faire sur une base d’adhésion volontaire et arrimer ses moyens à ses fins, soit l’instauration d’une société sans État ni propriété, composée d’individus autonomes et contractant librement leurs relations. Autrement dit, il faut une organisation commune, avec une doctrine et des moyens d’action, le tout dans une perspective libertaire[7]. Qu’est-ce qui fait débat alors ? Pour plusieurs militant·es, cette approche est déjà trop centralisatrice et s’éloigne de l’anarchisme véritable, censé respecter la diversité des idées, des modes d’organisation et des choix d’action. Pour celles et ceux qu’on appellera les synthésistes, la seule alliance acceptable entre les anarchistes est la libre association des multiples tendances et individus qui respecte entièrement les divergences des uns et des autres, sans obligation d’adhérer à une organisation ou à une stratégie unique, et sans redevabilité mutuelle.
Le débat porte prioritairement sur l’enjeu « d’une orientation idéologique et tactique homogènes[8] » qui réponde à la contradiction fondamentale de la lutte des classes afin d’assurer le développement du mouvement communiste libertaire. L’argument principal de Makhno et de son groupe est simple : l’histoire récente prouve que seule une pratique unifiée et claire permet des gains objectifs au niveau politique. L’organisation qu’il·les prônent est donc une condition sine qua non à la relance du mouvement libertaire, puis à l’obtention de victoires significatives et pérennes[9]. La réplique vient d’abord de Maria Korn, militante kropotkiniste de longue date, à qui répondent les plateformistes dès novembre 1926, ainsi que de Jean Grave, célèbre militant français, qui se voit aussi réfuté par Archinov en avril-mai 1927[10]. Par la suite, les attaques de Voline – le traducteur de la Plateforme – et de son ami l’anarchiste français Sébastien Faure (1858-1942), qui voient dans le document organisationnel une déviation bolchevique, sont plus soutenues, tout en offrant une solution de rechange, le synthésisme[11].
Voline exprime longuement ses récriminations dans la Réponse de quelques anarchistes russes à la Plateforme[12]. Il souligne que la faiblesse de l’anarchisme ne découle pas de son manque d’organisation, mais plutôt du manque de clarté de certaines de ses idées de base, de problèmes de diffusion auprès des masses et de la répression étatique. Voline reproche aux plateformistes leur approche centrée sur la lutte des classes, alors que l’anarchisme est selon lui aussi humanitaire et individuel. L’idée d’une coordination centralisée est décriée, bien que cette pratique ait été au fondement des victoires militaires de la Makhnovchtchina et du sauvetage de l’autonomie acquise dans le sud-est de l’Ukraine en 1918-1920. La véhémence de Voline le pousse à des excès langagiers, voire à des calomnies, comme lorsqu’il affirme que les plateformistes désirent instaurer une police politique sur le modèle de la Tchéka. Dans ce texte, « tout y est inacceptable : ses principes de base, son essence et son esprit même[13] ». Le Groupe des anarchistes russes à l’étranger contre-attaque dans sa Réponse aux confusionnistes de l’anarchisme (août 1927), sans pour autant réussir à se défaire de l’épithète de « bolchevisme » qui demeurera associée à la Plateforme[14].
Par ailleurs, un nombre important d’anarchistes exilé·es ou français·es adhèrent aux principes de la Plateforme et proposent, en février 1927, de mettre sur pied une Internationale anarchiste. Celle-ci voit le jour en avril 1927 sous le nom de la Fédération communiste libertaire internationale, mais le projet capote rapidement faute d’avoir les moyens de ses ambitions. C’est plutôt au sein de l’Union anarchiste française (1920-1939) que l’impact de la Plateforme se fait sentir, à la suite de son adoption officielle à l’automne 1927. Malgré le départ de quelques irréductibles synthésistes, dont Sébastien Faure, l’anarchisme français se coalise autour de la Plateforme, dont les principes restent influents jusqu’à la Seconde Guerre mondiale[15]. L’anarchiste italien Errico Malatesta (1853-1932) se montre initialement réticent, avant de convenir de la proximité entre ses positions et celles de Makhno[16], à l’image de nombreux groupes libertaires à travers l’Europe au tournant des années 1920-1930. En définitive, il est vrai que le texte-manifeste reprend l’esprit de Bakounine concernant la nécessité de s’organiser sur des bases claires et unitaires, afin de déployer une stratégie cohérente et efficace ; il est normal que l’anarchisme social européen lui soit favorable.
Thèses et lignes de force de la Plateforme
Au-delà du contexte historique, la Plateforme d’Archinov demeure un document important pour réfléchir à la question de l’organisation politique dans une perspective communiste libertaire. Le texte se divise en trois parties. La première, générale, traite de la lutte des classes, de la nécessité de la révolution et du communisme libertaire. La seconde, dite constructive, est une proposition sur la manière d’organiser une société révolutionnée. Enfin, la troisième partie aborde la question de l’organisation, soit de ce qu’il faut faire pour passer des principes à l’utopie réalisée. Elle se concentre sur les enjeux d’unité et de responsabilité collective. Aux yeux des auteur·rices, « il est temps pour l’anarchisme de sortir du marais de la désorganisation, de mettre fin aux vacillations interminables dans les questions théoriques et tactiques les plus importantes, de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, d’une pratique collective organisée[17] ». La possibilité de la révolution sociale est à ce prix.
La Plateforme commence par rappeler que le monde est structuré par la lutte des classes, c’est-à-dire qu’il est composé de deux groupes antagoniques, la bourgeoisie et le prolétariat, qui s’affrontent[18]. Les bourgeois possèdent les moyens de production et le pouvoir, ce contre quoi les masses laborieuses doivent lutter afin d’instaurer une société égalitaire. Plus exactement, le prolétariat doit mener une révolution violente, à laquelle concourent les anarchistes organisé·es, afin d’instaurer le communisme libertaire, un monde sans propriété privée, sans État et sans domination. Cela permettra, suivant le mot de Karl Marx repris deux fois dans le texte, de transiter « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins[19] ».
La première tâche des révolutionnaires consiste à s’organiser et à développer un programme commun, puis à préparer les ouvrier·ères et les paysan·nes en vue de la révolution. Pour ce faire, les anarchistes doivent exacerber la lutte des classes sur les plans sociaux et économiques, ce qui inclut l’organisation des éléments les plus politisés et leur intégration au mouvement libertaire. En sus de la propagande, les anarchistes doivent prendre la direction théorique du mouvement révolutionnaire, sans pour autant adopter le dirigisme politique. Ils devront faire montre d’une activité incomparable afin de galvaniser le mouvement et de le maintenir dans une direction libertaire. Ainsi, pour les rédacteurs de la Plateforme, les anarchistes organisé·e·s inspirent et encadrent le mouvement révolutionnaire des masses, mais sans imposer leur autorité, un complexe travail d’équilibriste. À cette difficulté s’ajoute celle d’un passage quasi immédiat (sans période de transition) au communisme libertaire, peut-être souhaitable, mais passablement utopique[20].
La Plateforme poursuit en exposant la manière dont la nouvelle économie et les nouveaux rapports sociaux devront être établis après la révolution. L’ensemble des moyens de production seront collectivisés et les marchandises réparties également entre les travailleur·euses. L’économie sera gérée au niveau local par des comités ouvriers, fédérés entre eux au niveau national. La prompte réalisation de ces objectifs fortifiera la détermination des masses laborieuses qui seront alors en mesure de lutter efficacement contre la réaction ; l’unité d’action des travailleurs déterminera la rapidité de leur triomphe définitif. C’est pour faciliter l’atteinte de l’ensemble des objectifs nommés que la Plateforme est rédigée et qu’elle doit, selon ses auteur·rices, servir de base à une organisation – l’Union générale des anarchistes – dont la structure est décrite à la fin du texte. Elle devra posséder une unité idéologique et tactique, ainsi qu’adopter les principes de responsabilité collective et du fédéralisme. Partant, une telle organisation pourra clarifier les buts du communisme libertaire, afin de « remplir sa tâche, sa mission idéologique et historique dans la révolution sociale des travailleurs, et devenir l’avant-garde organisée de leur processus émancipateur[21] ».
* * *
Au final, il semble que la Plateforme d’organisation des communistes libertaires doive éveiller notre intérêt sur (au moins) trois plans interreliés. D’abord, elle nous offre un bilan de l’expérience de la Makhnovchtchina, dont elle tente de synthétiser les meilleures pratiques. Ensuite, elle résume les fondements du communisme libertaire avec limpidité[22]. Enfin, elle présente une manière d’envisager la politique qui demeure pertinente à ce jour. La Plateforme nous rappelle que nos sociétés sont traversées par une lutte entre les propriétaires et les producteur·rices, et que nous devons penser notre action à l’aune de cette réalité. Face à un adversaire aussi puissant que le capitalisme, les travailleuses et les travailleurs doivent s’organiser en acceptant une unité – idéologique et pratique – réelle, et le principe de la responsabilité collective. Nous devons assumer les décisions prises en commun au profit d’une plus grande efficacité. L’approche unitaire et solidaire des plateformistes leur a permis de triompher dans des circonstances extrêmes, et elle peut inspirer notre lutte contre le régime d’exploitation actuel[23]. Les dangers qui nous menacent – la violence capitaliste, l’impérialisme, la crise écologique, la montée du fascisme – imposent plus que jamais de prendre au sérieux l’organisation révolutionnaire, afin de les dépasser et d’instaurer un monde égalitaire.
Montréal, le 1er décembre 2023
[1] Doctorant en philosophie politique (codirection Université de Montréal / Université de Lille), chargé de cours en philosophie (Université de Montréal) et membre fondateur du collectif Archives Révolutionnaires. L’auteur tient à remercier David Mandel et Nicolas Phébus pour leurs commentaires, tout en assumant l’entièreté des erreurs qui pourraient subsister.
[2] Parmi une riche littérature, on consultera notamment RABINOWITCH, Alexander. Les bolcheviks prennent le pouvoir, Paris, La Fabrique, 2016.
[3] Pour une histoire synthétique et fiable de la Makhnovchtchina, voir AVRICH, Paul. Les anarchistes russes, Paris, Maspero, 1979, pages 233-266.
[4] Principes de base de l’organisation de l’Union des anarchistes de Gouliaï-Polié dans MAKHNO, Nestor. Mémoires et écrits (1917-1932), Paris, Ivrea, 2009, page 463. Le groupe de Gouliaï-Polié, auquel appartient Makhno, assume la direction politico-militaire de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne.
[5] Ces articles, ainsi que plusieurs autres, sont disponibles dans MAKHNO. Mémoires et écrits, 2009, pages 501-558.
[6] Sur l’attribution du texte et cette polémique, voir SKIRDA, Alexandre. Autonomie individuelle et force collective. Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Paris, autoédité, 1987, pages 161-188 et 245-246.
[7] Dans un article préfigurant la Plateforme, Archinov précise que la seule solution est « l’organisation commune de nos forces sur la base de la responsabilité collective et de la méthode collective d’action », dans Diélo Trouda no 3 (août 1925), cité par SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 163.
[8] SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 165.
[9] Archinov s’exprime à plusieurs reprises durant l’été 1926 pour défendre cette position, arguant que « l’anarchisme est l’idéologie de la classe ouvrière et sa meilleure tactique, aussi il doit se présenter de manière unitaire tant théoriquement qu’organisationnellement », sinon « la révolution anéantira ceux qui ne se seront pas organisés à temps ». Voir SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 166.
[10] Korn et Grave interrogent notamment les rapports entre majorité et minorité au sein du mouvement anarchiste, ainsi que la tension entre organisation versus centralisation. Ces débats ont une importance modérée pour le mouvement anarchiste puisqu’elles traitent des modalités organisationnelles plutôt que du principe même d’une organisation commune.
[11] Le synthésisme cherche à unir les trois tendances que sont l’individualisme, l’anarcho-syndicalisme et le communisme libertaire, mais sans abolir leur distinction ni leur imposer une direction.
[12] Cette brochure, rédigée par Voline, est contresignée par sept autres camarades (Ervantian, Fléchine, Lia, Roman, Schwartz, Sobol et Mollie Steimer). Voir SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 174-177 pour l’analyse de ce texte.
[13] Cité par SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 175.
[14] Une association peu crédible en regard de l’histoire de la Makhnovchtchina, mais renforcée par le fait que Piotr Archinov soit rentré en URSS en 1933 avec l’accord du Parti bolchevique.
[15] L’Union anarchiste abandonne la Plateforme comme fondement organisationnel en 1930, mais le communisme libertaire et les idées plateformistes restent présentes chez les anarchistes français jusqu’à la guerre et même ensuite. Voir MAITRON, Jean. Le mouvement anarchiste en France (vol. 2), Paris, Maspero, 1975, pages 80-89.
[16] Cette proximité, réelle, n’implique pas une similitude de vue. En effet, Malatesta insiste particulièrement sur la libre association dans l’organisation, comme l’exprime cet extrait : « Les bases d’une organisation anarchiste doivent être les suivantes, à mon avis : pleine autonomie, pleine indépendance et donc, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer dans un but commun ; devoir moral de tenir les engagements pris et de ne rien faire qui contredise le programme accepté. » (Il Risveglio, 15 octobre 1927). Voir MALATESTA, Errico. Écrits choisis (vol. 2), Annecy, Groupe 1er Mai, page 42.
[17] ARCHINOV, Piotr et al. Plateforme d’organisation des communistes libertaires, Montréal, M Éditeur, 2024, page 4.
[18] Pour une étude approfondie de la notion de lutte des classes, on consultera LOSURDO, Domenico. La lutte des classes. Une histoire politique et philosophique, Paris, Delga, 2016.
[19] Critique du programme du Parti ouvrier allemand dans MARX, Karl. Œuvres. Économie I, Paris, Gallimard, 1965, page 1420 et ARCHINOV. Plateforme, 2024, pages 15 et 33.
[20] Ces éléments – le rôle de l’organisation, la transition, la question de l’État – sont au cœur des polémiques entre communistes libertaires et bolcheviks. À ce sujet, voir MAITRON. Le mouvement anarchiste (vol. 2), 1975, pages 139-173 et 185-206.
[21] ARCHINOV. Plateforme, 2024, page 53.
[22] Afin de pousser la réflexion, on consultera l’ouvrage de SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, qui offre de nombreux autres textes concernant le débat entre plateformisme et synthésisme, pages 247-341. Voir aussi le Supplément à la Plateforme organisationnelle (questions et réponses) dans ARCHINOV. Plateforme, 2024, pages 55-76.
[23] La Plateforme peut servir de référence, mais doit être complétée, notamment puisqu’elle fait l’impasse sur les questions féministes et l’impérialisme, des sujets importants et débattus depuis déjà longtemps en 1926.
DIRECT ACTION – Une expérience radicale au Canada (1980-1983)
Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C’est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d’attaques contre l’État et l’industrie de 1980 à 1983. Retour sur une expérience radicale[1].
À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970, marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l’Autonomie[2] ainsi que l’anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l’URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l’impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·e·s, ainsi que la délocalisation, nuisent aux groupes qui s’organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l’Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, plusieurs groupes militants cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c’est le cas de Direct Action au Canada.
Dans l’ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·e·s de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·e·s relancent le débat sur les causes de l’oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l’injustice. Acculés à la marginalité, les mouvements d’extrême-gauche arrivent toutefois à se maintenir au sein des milieux contre-culturels en Occident, en particulier au sein de la scène punk.
À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue donc un rôle important dans le renouveau d’une pensée révolutionnaire au Canada. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes, afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d’un mouvement de masse, Direct Action est un petit groupe qui souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.
Dessin par Julie Belmas. Source.
Repenser le rapport de force
Direct Action s’inscrit dans la pensée anarchiste et critique le développement technique ainsi que l’État. En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, de s’attaquer aux infrastructures de l’État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, etc. Direct Action tente de s’intégrer à l’ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d’éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu’un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l’action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, il souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d’avant-garde tactique ». Par son analyse politique et par les méthodes de lutte qu’il propose, Direct Action peut être associé au courant de l’anarchisme vert, qui se développe au cours des années 1980 en réponse à l’institutionnalisation des mouvements écologistes en Occident.
Direct Action procède d’abord à des actes de vandalisme contre l’entreprise minière Amax puis les bureaux du ministère de l’Environnement. Une première attaque d’envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l’île de Vancouver. Cette station fait partie d’un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l’environnement que les luttes populaires n’avaient pas été en mesure de bloquer. L’attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.
Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L’attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·ne·s, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires-du-Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l’appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L’attaque est annoncée par Direct Action afin d’éviter de faire des victimes, mais Litton n’écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l’attaque, dont une rassemblant 15 000 personnes à Ottawa en octobre. De plus l’usine finit par perdre son financement gouvernemental.
Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin’s Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise alors dans la distribution de films pornographiques hardcore pirates. Au nom de la « liberté de choix » elle rend disponible une sélection de vidéos violentes et dégradantes qui mettent en scène viols et torture. En un an, la chaîne était passé d’une succursale à treize. L’attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne.
Six mois de luttes légales contre l’entreprise (pétions, soirées d’information, appels à la justice, manifestations) se butaient à la soude-oreille du gouvernement. Le coup d’éclat, accompagné d’un communiqué, s’attire donc la sympathie marquée du mouvement féministe qui refuse, malgré les pressions politiques et médiatiques, de « condamner la violence » de l’action. Le succès de l’initiative, selon plusieurs journaux militants de l’époque, s’explique par la complémentarité de celle-ci avec la campagne publique légale. Pendant plusieurs mois, des militantes avaient pris le temps de faire un travail d’information et porté leurs revendications dans l’espace public, créant ainsi un bassin de personnes conscientisées et déterminées à combattre cet affront capitaliste, sexiste et violent contre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l’opération ; les autorités, d’abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer.
En janvier 1983, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·e·s, interpellé·e·s sur la route par des agents de la GRC déguisés en travailleurs routiers dans le cadre d’une opération policière élaborée. Le procès de ceux qu’on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines. Ann Hansen, Brent Taylor, Juliet Belmas, Doug Stewart et Gerry Hannah écopent tous de plusieurs années de prison.
De la lutte armée à la lutte populaire
L’arrestation des membres de Direct Action témoigne d’une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L’usage de l’action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d’attirer l’attention sur un enjeu précis, voire d’instaurer un rapport de force direct avec l’État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·e·s moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, la tactique de Direct Action était-elle suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et participait-elle d’un horizon stratégique à même d’ébranler l’État canadien et le régime capitaliste ? Le réseau d’appui du groupe, ancré surtout dans la scène punk, constituait-il un bassin suffisant pour donner de la légitimité et de la visibilité aux actions qu’il posait ?
À propos de l’expérience de Direct Action et des enjeux tactiques et stratégiques autour des actions de propagande armée, le journal torontois Prison News Service (1980-1996), écrivait :
« Les actions de guérilla ne sont pas une fin en soi ; un acte unique, ou même une série d’actions coordonnées, a peu probabilité d’atteindre autre chose qu’un objectif immédiat. De telles actions sont problématiques si l’on suppose qu’elles peuvent être substituées au travail légal, mais si elles peuvent être comprises dans une politique plus large, comme une tactique parmi tant d’autres, alors elles peuvent donner aux mouvements légaux plus de marge de manœuvre, les rendre plus visibles et plus crédibles. […]
Pour la plupart des activistes nord-américains, la lutte armée est réduite à une question morale : « Devrions-nous ou ne devrions-nous pas utiliser des moyens violents pour faire avancer la lutte ? » Bien que cette question soit pertinente sur le plan personnel, elle ne fait que brouiller une question qui, dans les faits, est politique. La plupart des radicaux, de toute façon, à ce stade, ne participeront pas directement à des attaques armées. Mais, à mesure que les mouvements de résistance se développeront en Amérique du Nord – et ils doivent se développer, ou nous sommes tous perdus – il est inévitable que des actions armées seront entreprises par certains. La question demeure si ces actions armées seront acceptées dans le spectre des tactiques nécessaires. […]
Loin d’être « terroriste », l’histoire de la lutte armée en Amérique du Nord montre que les groupes de guérilla ont été très prudents dans la sélection de leurs cibles. Il y a une différence majeure entre attaquer une cible militaire, corporative, […] et poser une bombe dans les rues encombrées de la ville. La gauche en Amérique du Nord n’a jamais posé d’actes de terreur aléatoires contre la population en général. Dénoncer ceux qui voudraient choisir d’agir en dehors des limites étroitement définies des « actions pacifiques » pour paraître moralement supérieur, ou pour soi-disant éviter de s’aliéner la population, c’est donner à l’État le droit de déterminer quelles sont les limites admissibles de la protestation.»
Ce qui est certain, c’est que le groupe a su renouveler avec originalité l’analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l’audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l’écologie, du sexisme et de l’impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires : l’anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet’suwet’en depuis 2019. L’activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu’une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l’empêchent objectivement d’avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?
Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n’avons pas d’armées, d’armement, de pouvoir ou d’argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu’ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l’exige. Cette stratégie évite l’isolement d’un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l’État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.
L’affiche en couverture, présentée aussi à droite ici, est l’œuvre de Matt Gauck (2013). Ses œuvres sont disponibles sur le site de la coopérative d’artistes engagé.es Justseeds.
Pour en savoir plus sur l’expérience de Direct Action, on consultera l’autobiographie d’Ann Hensen Direct Action. Memoirs of an Urban Guerrilla (2001). En 2018, cette militante publiait Taking the Rap: Women Doing Time for Society’s Crimes, un ouvrage portant à la fois sur son expérience en prison ainsi que sur celle des nombreuses femmes qu’elles y a rencontrées. Pour une discussion extensive sur le contexte politique, culturel et idéologique dans lequel évoluait le groupe Direct Action, on consultera la thèse d’Eryk Martin Burn it Down! Anarchism, Activism, and the Vancouver Five, 1967–1985. On lira aussi avec profit les textes et écrits des Vancouver Five ainsi que le pamphlet War on Patriarchy, War on The Death Technology. Toutes ces ressources sont en anglais (quelques traductions en français sont aussi disponibles, mais éparses).
Le journal libertaire Open Road nous fournit plus d’informations sur l’actualité, les débats et les procès entourant Direct Action, notamment dans le #15, Printemps 1983 et le #16, Printemps 1984.
Enfin, le site d’archives bilingue sur les Vancouver Five recense (presque) tout ce qui existe et se publie sur le groupe.
Notes
[1] Cet article est une version bonifiée de l’article « Direct Action : une expérience radicale », paru dans le numéro 94 de la revue À Bâbord !
[2] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s’inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d’action à d’autres thèmes que le travail.
ATELIER DISCUSSION – Archives et politique. Que faire dans la conjoncture actuelle ?
Ce vendredi 24 mai, 14h00, au Bâtiment 7, on se retrouve pour un atelier-discussion explosif sur le pouvoir des archives et de l’histoire, ainsi que sur leur impact dans le monde d’aujourd’hui. Un panel de quatre intervenant(e)s explorera :
- L’importance des documents imprimés dans l’histoire de l’activisme, et le rôle des collectifs d’archivistes militants pour stimuler la réflexion politique.
- L’approche épistémologique et les pratiques du collectif Archives Révolutionnaires.
- La conjoncture politique depuis les années 1980 et notre intervention dans le contexte actuel.
L’objectif sera de réfléchir en commun aux pratiques historiennes dans le contexte politique québécois, et la manière dont notre travail peut et doit participer à un combat pour le progrès social.
Après une discussion animée avec le public, un moment informel est prévu pour prolonger les échanges entre les participant(e)s. Nourriture et boissons fournies. À ne pas manquer !
OÙ : Bâtiment 7 (1900, rue Le Ber, Pointe-Saint-Charles)
QUAND : vendredi 24 mai, de 14h00 à 19h00
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LA CRÉATION DU FRONT DE LIBÉRATION DU QUÉBEC – Pour l’indépendance et le socialisme (1963)
Cet article se veut le premier d’une série portant sur l’expérience du Front de libération du Québec (FLQ, 1963-1972). Notre enquête vise à éclairer les sources, discours et pratiques de ce mouvement multiforme qui a marqué durablement l’imaginaire québécois. Bien qu’elle soit souvent réduite à la seule Crise d’Octobre, l’histoire du FLQ s’étend sur près de dix ans. Elle reste incontournable pour comprendre l’activisme des années 1960 et l’importance qu’a revêtue la question nationale dans l’histoire révolutionnaire de la province[1].
À droite : Secteur du Red Light, un des quartiers les plus pauvres de Montréal, 1957 (Archives de la Ville de Montréal). Au centre : Scènes de la vie montréalaise dans les années 1960. À gauche : manifestation à l’occasion de « L’Affaire Gordon » (BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Antoine Desilets).
Au début des années 1960, le Québec est en ébullition. La Révolution tranquille est en marche, alors qu’avec ses nationalisations, le Parti libéral de Jean Lesage proclame « l’ère du colonialisme économique[2] » révolue au Québec. Mais, pour plusieurs, ces réformes restent insuffisantes. Dans ce contexte, de jeunes radicaux fondent en 1963 le Front de libération du Québec (FLQ), « pour l’indépendance et le socialisme ». Ce moment séminal, moins connu que les coups d’éclat de la fin de la décennie, permet de comprendre les motivations de l’indépendantisme révolutionnaire au Québec et sa pérennité. Soixante ans plus tard, que reste-t-il du premier FLQ ?
En septembre 1960, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est créé. Il fait la promotion de l’indépendance du Québec, tout en adoptant un discours résolument à gauche, incarné par son charismatique leader Pierre Bourgault[3]. En marge du RIN, de petits groupes radicaux se forment, dont le Comité de libération nationale (CLN) et le Réseau de résistance (RR), qui envisagent une action clandestine en appui à l’action légale afin de parvenir à la souveraineté dans une perspective socialiste. De novembre 1962 à février 1963, le RR mène quelques attaques contre des symboles de la domination culturelle et économique anglo-saxonne, avant que trois de ses membres participent à la fondation d’une nouvelle organisation : le Front de libération du Québec (FLQ), dont le nom s’inspire directement du Front de libération nationale (FLN) algérien.
Manifestation indépendantiste (BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Antoine Desilets)
Un Québec à révolutionner
Le nouveau groupe considère que les Canadien·ne·s français·e·s sont colonisé·e·s « politiquement, socialement, économiquement », puisque le Québec est inféodé aux intérêts anglo-saxons (britanniques, américains et canadiens). La domination régalienne de Londres et d’Ottawa est bien réelle, ainsi que la dévalorisation du français dans de nombreux milieux de travail. Les conditions sociales des classes populaires francophones sont misérables, comme le démontrent les commissions Parent (1961-1966) ou Castonguay-Nepveu (1966-1971). En 1960, 36 % des anglophones au Québec effectuent une 11e année de scolarité, contre 13 % des francophones. Dans le même sens, 13 % des anglophones de 20 à 24 ans fréquentent l’université, contre 3 % des francophones du même âge. Enfin, l’économie est dominée par la bourgeoisie anglophone qui possède massivement les capitaux et les industries : elle détient 80 % des actifs à Montréal, alors que les francophones, comme les travailleur·euse·s immigrant·e·s, sont largement confiné·e·s à des emplois peu ou pas qualifiés, généralement mal payés et souvent dangereux. Le FLQ se veut une réponse à ces injustices.
Le FLQ n’est pas le premier groupe à envisager la situation québécoise sous le prisme de l’oppression coloniale. Depuis 1959, la Revue socialiste, animée par Raoul Roy, affirme que les Canadiens français forment un peuple « occupé économiquement par une grande bourgeoisie colonialiste de langue et de culture étrangères[4] ». Au milieu du XXe siècle, tout au bas de l’échelle des salaires et dévalorisés culturellement, les Canadiens français constituent, selon Raoul Roy, une « classe ethnique » au sein du Canada, une « nation prolétaire ». Il reproche à l’élite traditionnelle nationaliste de s’être solidarisée avec la bourgeoisie anglo-saxonne et d’avoir mobilisé le peuple « au service d’un conservatisme immobiliste et de ‘l’entreprise privée’ des étrangers[5] ». Son groupe, l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (ASIQ), lutte contre la domination économique anglo-américaine et le capitalisme canadien-français, promouvant « un socialisme québécois adapté aux conditions particulières de l’Amérique du Nord ». Sa conception politique influence les premiers felquistes et plusieurs jeunes activistes francophones, dont les rédacteurs de la revue Parti pris, fondée elle aussi en 1963.
Plus largement, l’époque est marquée par l’éveil politique de ce que l’on appelait le « Tiers-monde » depuis la conférence de Bandung en 1952. L’indépendance algérienne et la révolution cubaine marquent les esprits. Les travaux d’Aimé Césaire, Jacques Berque, Frantz Fanon et Albert Memmi circulent abondamment au Québec[6], sous l’impulsion d’indépendantistes de la trempe d’André d’Allemagne, auteur du Colonialisme au Québec (1966). La Revue socialiste, elle, fait abondamment usage de la pensée de Fanon et son réseau diffuse l’ouvrage Les damnés de la Terre, « le livre de la libération par excellence[7] ».
Le paradigme anticolonial adopté par les indépendantistes révolutionnaires marque un changement radical par rapport au nationalisme traditionnel, soutenu par l’élite cléricale et conservatrice canadienne-française depuis le XIXe siècle. Ce nationalisme conservateur voulait améliorer la condition des francophones en soulignant l’appartenance des Canadiens français à la « civilisation occidentale, judéo-chrétienne et d’origine européenne[8] », avec l’objectif d’obtenir une place équitable au sein de la Confédération canadienne. L’indépendantisme révolutionnaire renverse cette perspective en soulignant les similitudes entre l’oppression vécue par les Québécois·e·s, le colonialisme en Afrique et en Asie, et la situation des Afro-Américain·e·s, tout en envisageant la lutte des francophones comme une lutte de libération nationale.
Bien qu’il existe des « différences considérables […] entre le Québec et la colonie classique[9] » et malgré les angles morts de cette analyse qui oblitère les populations autochtones, le recours à l’analogie coloniale permet aux activistes d’exprimer en termes politiques la domination sociale, culturelle et économique que vivent les Canadien·ne·s français·e·s, puis de proposer un renversement concret des structures qui maintiennent ces oppressions. Le recours à l’imaginaire de la décolonisation explique les choix théoriques et stratégiques du premier FLQ, soit la lutte pour l’indépendance et le socialisme. Le FLQ désire attirer l’attention sur la condition des Québécois·e·s, au niveau national comme international. Il cherche à montrer qu’une action combative est possible ici même en Amérique du Nord, au cœur de « l’empire américain ». L’organisation souhaite aussi galvaniser les groupes indépendantistes et accompagner le développement d’un mouvement indépendantiste large. En somme, sa stratégie repose sur la propagande armée et l’agitation, communes aux groupes clandestins du même genre qui émergent en Occident à l’époque.
À gauche : les habitations Jeanne-Mance, 1961 (Photo par Yvon Bellemare, Archives de la ville de Montréal). À droite : désamorçage d’une bombe du FLQ, Westmount, 17 mai 1963.
Des paroles aux actes
À la fin du mois de février 1963, une demi-douzaine de personnes, notamment issues du Réseau de résistance, fonde officiellement le FLQ. Gabriel Hudon, Pierre Schneider, Georges Schoeters et Raymond Villeneuve sont au cœur de l’organisation. Ils passent une première fois à l’action dans la nuit du 7 au 8 mars 1963, ciblant trois casernes militaires de la région de Montréal avec des bombes incendiaires. Cette première action est accompagnée par la publication d’un court manifeste, Avis à la population de l’État du Québec, qui est diffusé par les médias. Le communiqué déclare que le FLQ est « un mouvement révolutionnaire composé de volontaires prêts à mourir pour la cause de l’indépendance politique et économique du Québec ». Il annonce que le groupe compte s’attaquer « aux symboles et aux institutions coloniales », y compris celles représentant les intérêts américains « allié naturel du colonialisme canadien-anglais ». Les usines qui imposent un régime discriminatoire pour les ouvriers francophones ne seront pas épargnées. L’indépendance, pour le FLQ, « n’est possible que par la révolution sociale[10] ».
Début avril, trois nouvelles bombes explosent, visant différents établissements fédéraux. La pression policière commence à se faire sentir, alors que plusieurs indépendantistes radicaux sont arrêtés et interrogés en lien avec ces attaques. Le 21 avril, un malheureux attentat du FLQ dans un centre de recrutement militaire de Montréal coûte la vie au veilleur de nuit de l’établissement. Le 3 mai, une bombe (non amorcée) est déposée au siège social de la Solbec Copper, en solidarité avec les travailleurs en grève de cette entreprise. Cette attaque, dirigée pour la première fois contre une entreprise détenue par la bourgeoisie canadienne-française, est menée à l’instigation de François Mario Bachand, un jeune peintre-décorateur et ancien militant des Jeunesses communistes ayant récemment adhéré au FLQ[11]. Au printemps, différentes attaques sont menées, à nouveau contre des établissements de l’armée, mais aussi de sociétés canadiennes, dont Golden Eagle (Ultramar), et des boîtes aux lettres de la ville bourgeoise de Westmount. Le 20 mai, une explosion spectaculaire touche une caserne militaire de la rue Saint-Grégoire à Montréal : il s’agit de « l’Opération Chénier », lancée par le FLQ à l’occasion de la fête de la Reine (le 20 mai), en l’honneur du patriote Jean-Olivier Chénier. En mai, le réseau felquiste comporte une trentaine de membres à travers la province et semble avoir le vent dans les voiles.
La progression est pourtant de courte durée. Au début du mois de juin 1963, une vingtaine de membres de ce premier réseau du FLQ sont arrêtés. Malgré une certaine sympathie populaire et l’appui qu’ils reçoivent du « Comité Chénier » (un groupe de défense des prisonniers politiques du FLQ), onze felquistes sont condamnés en octobre. Hudon et Villeneuve écopent de 12 ans de prison, et Schoeters de 10 ans. C’est ainsi que se termine l’aventure du premier réseau du FLQ. L’initiative, que le chef de la police de Montréal qualifiait de « petit groupe d’anarchistes[12] » sans importance, allait pourtant faire des petits : pas moins de cinq autres réseaux du FLQ se formeront entre 1963 et 1972, poursuivant la lutte armée clandestine pour l’indépendance et le socialisme. De sa première mouture, on peut retenir plusieurs éléments du FLQ, notamment sa théorie du Québec comme « nation colonisée », le lien organique qu’il établit entre l’indépendance et le socialisme, et la nécessité, dans le contexte des années 1960, de dynamiser le mouvement social par une action de propagande armée.
De gauche à droite, Raymond Villeneuve, Jeanne Pépin-Shoeters et Gabriel Hudon au cours de leur procès de 1963.
Soixante ans plus tard
Pourquoi, aujourd’hui, s’intéresser à la première vague du FLQ ? Il nous permet d’abord d’examiner la trajectoire de l’indépendantisme au Québec, qui en vient à s’arrimer à un projet révolutionnaire dans un contexte où les privilèges de classe s’arriment aux privilèges linguistiques. L’émergence de groupes comme le FLQ s’inscrit dans le passage du nationalisme traditionnel, fondé sur le catholicisme et l’idée de la « résistance culturelle », au néonationalisme québécois, laïque et progressiste, qui cherche à modifier en profondeur les structures sociales et politiques de la province. Ce changement est perceptible, entre autres, par le retour de la référence aux Patriotes (républicains et révolutionnaires) chez les felquistes, alors que ceux-ci étaient conspués par les élites cléricales et conservatrices.
S’intéresser à la première mouture du FLQ permet aussi de dissiper le mythe qui fait de ces militants de « simples » indépendantistes. Le Message du FLQ à la nation (16 avril 1963) affirmait déjà : « L’indépendance seule ne résoudrait rien, elle doit à tout prix être complétée par la révolution sociale ». Le caractère rudimentaire de l’organisation, formée de réseaux clandestins qui se font et se défont au gré des arrestations, explique le manque d’uniformité dans l’action et le discours du FLQ au cours de la décennie 1960. Le groupe oscille entre la centralisation et la fragmentation, l’action militaire et l’action de masse, la primauté de la question nationale ou celle de la question sociale. Même si les différentes vagues du FLQ infléchissent chacune à leur manière le discours et la pratique « felquistes », la présence des thèmes relatifs à l’exploitation, au colonialisme et au socialisme, ainsi qu’une valorisation de l’action violente comme outil de transformation sociale, restent une constante dans l’histoire de l’organisation.
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Pour en savoir plus sur le premier réseau du FLQ, on consultera les témoignages de deux de ses membres : La véritable histoire du FLQ (Claude Savoie, 1963) et Ce n’était qu’un début (Gabriel Hudon, 1977). Les manifestes et les écrits felquistes sont consignés dans l’ouvrage de Robert Comeau et al. FLQ : un projet révolutionnaire. Lettres et écrits felquistes 1963-1982 (VLB, 1990). Pour une vue d’ensemble sur cette période mouvementée au Québec, on consultera l’ouvrage de Sean Mills, The Empire Within : Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal (McGill-Queens, 2010).
Notes
[1] Le présent article se base sur le texte La création du Front de libération du Québec : pour l’indépendance et le socialisme, paru dans le no 96 (été 2023) de la revue À Bâbord !
[2] Manifeste du Parti libéral du Québec (Québec, 1962).
[3] Il déclare le 3 mars 1963 : « L’indépendance en soi, ça ne veut rien dire. Il faut que l’indépendance s’accompagne de la révolution sociale. »
[4] « Propositions programmatiques de la Revue socialiste », La Revue socialiste, no 1 (printemps 1959), 13.
[5] « Le Québec est une colonie ! Sus au colonialisme ! », La Revue socialiste, no 6 (automne 1962), 8. Voir aussi Stéphanie Jodoin, « Socialisme et décolonisation dans le Québec de la Révolution tranquille à travers La Revue socialiste et Parti pris » dans Patrick Dramé, Pascal Scallon-Chouinard et Françoise Nozati(dir.) Décolonisation et construction nationale : Afrique, Asie et Québec (Sherbrooke : Les Éditions de l’université de Sherbrooke, 2016), 101-114.
[6] Sean Mills, The Empire Within. Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal (Montréal, Kingston, London, Chicago : McGill-Queen’s University Press, 2010), 42.
[7] La Revue Socialiste, no 6 (automne 1962).
[8] Michel Bock. « De l’anti-impérialisme à la décolonisation : la transformation paradigmatique du nationalisme québécois et la valeur symbolique de la Confédération canadienne (1917-1967) », Histoire, économie & société, vol. 36, no 4, 2017, 28-53, 30.
[9] Ibid., 7.
[10] Manifeste du FLQ de 1963, cité dans Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin (Montréal : Québec / Amérique, 1982), 14.
[11] Ibid., 45.
[12] Ibid., 49.