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Une affiche de propagande soviétique représentant un poing qui écrase une chimère inspirée du nazisme, avec un personnage en uniforme nazi, un oiseau noir et des symboles fascistes, symbolisant la lutte contre le fascisme.

Le caractère de classe du fascisme – Georges Dimitrov

20 octobre, par Archives Révolutionnaires
Georges Dimitrov (1882-1949) a été l’un des principaux dirigeants du mouvement communiste durant l’entre-deux-guerres. Il a dirigé l’insurrection communiste de Bulgarie en (…)

Georges Dimitrov (1882-1949) a été l’un des principaux dirigeants du mouvement communiste durant l’entre-deux-guerres. Il a dirigé l’insurrection communiste de Bulgarie en 1923, avant de s’exiler en URSS. De 1934 à 1943, il est secrétaire général de l’Internationale communiste. Dans le cadre de ses fonctions, il propose une analyse approfondie du fascisme lors du VIIe Congrès de l’Internationale (août 1935). Dimitrov montre que le fascisme poursuit la tendance autoritaire du capitalisme et qu’il représente une « forme extrême » du grand capital. Il souligne que le fascisme trouve un écho auprès de certains groupes, car il mobilise un discours de changement, contrairement au statu quo libéral. Enfin, Dimitrov avance que les organisations révolutionnaires doivent combattre le fascisme par la force.

Nous présentons un extrait du rapport de Dimitrov qui décrit le caractère de classe du fascisme. Ce texte peut nous aider à décoder les phénomènes autoritaires et fascistes contemporains, et à mieux organiser notre riposte. Comme l’affirme Dimitrov : « Quiconque ne lutte pas, au cours de ces étapes préparatoires, contre les mesures réactionnaires de la bourgeoisie et le fascisme grandissant, n’est pas en état d’entraver la victoire du fascisme, mais au contraire la facilite. »

Source : DIMITROV, Georges. Œuvres choisies (tome 2), Sofia-Presse, 1972, pages 6-11.

Le caractère de classe du fascisme (G. Dimitrov, 1935)

Le fascisme au pouvoir est, comme l’a caractérisé avec raison la XIIIe Séance plénière du Comité exécutif de l’Internationale communiste, la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier.

La variété la plus réactionnaire du fascisme, c’est le fascisme du type allemand, il s’intitule impudemment national-socialisme sans avoir rien de commun avec le socialisme allemand. Le fascisme allemand, ce n’est pas seulement un nationalisme bourgeois, c’est un chauvinisme bestial. C’est un système gouvernemental de banditisme politique, un système de provocation et de tortures à l’égard de la classe ouvrière et des éléments révolutionnaires de la paysannerie, de la petite-bourgeoisie et des intellectuels. C’est la barbarie médiévale et la sauvagerie. C’est une agression effrénée à l’égard des autres peuples et des autres pays.

Le fascisme allemand apparaît comme la troupe de choc de la contre-révolution internationale, comme le principal fomenteur de la guerre impérialiste, comme l’instigateur de la croisade contre l’Union soviétique, la grande patrie des travailleurs du monde entier.

Le fascisme, ce n’est pas une forme du pouvoir d’État qui, prétendument, « se place au-dessus des deux classes, du prolétariat et de la bourgeoisie », ainsi que l’affirmait par exemple Otto Bauer. Ce n’est pas « la petite bourgeoisie en révolte qui s’est emparée de la machine d’État », comme le déclarait le socialiste anglais Brailsford. Non. Le fascisme, ce n’est pas un pouvoir au-dessus des classes, ni le pouvoir de la petite-bourgeoisie ou des éléments déclassés du prolétariat sur le capital financier. Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière et la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels. Le fascisme, en politique extérieure, c’est le chauvinisme sous sa forme la plus grossière, cultivant une haine bestiale contre les autres peuples.

« Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière […] L’arrivée du fascisme au pouvoir, ce n’est pas la substitution ordinaire d’un gouvernement bourgeois à un autre, mais le remplacement d’une forme étatique de la domination de classe de la bourgeoisie – la démocratie bourgeoise – par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste déclarée.»

Il est nécessaire de souligner avec une vigueur particulière ce véritable caractère du fascisme, parce que le masque de la démagogie sociale a permis au fascisme d’entraîner à sa suite, dans une série de pays, les masses de la petite bourgeoisie désaxée par la crise, et même certaines parties des couches les plus arriérées du prolétariat, qui n’auraient jamais suivi le fascisme si elles avaient compris son caractère de classe réel, sa véritable nature.

Le développement du fascisme et la dictature fasciste elle-même revêtent dans les différents pays des formes diverses, selon les conditions historiques, sociales et économiques, selon les particularités nationales et la situation internationale du pays donné. Dans certains pays, principalement où le fascisme n’a pas de large base dans les masses et où la lutte des différents groupements dans le camp de la bourgeoisie fasciste elle-même est assez forte, le fascisme ne se résout pas du premier coup à liquider le Parlement et laisse aux autres partis bourgeois, de même qu’à la social-démocratie, une certaine légalité. Dans d’autres pays, où la bourgeoisie dominante appréhende la proche explosion de la révolution, le fascisme établit son monopole politique illimité ou bien du premier coup, ou bien en renforçant de plus en plus la terreur et la répression à l’égard de tous les partis et groupements concurrents. Ce fait n’exclut pas, de la part du fascisme, au moment d’une aggravation particulière de sa situation, les tentatives d’élargir sa base et, sans changer d’essence de classe, de combiner la dictature terroriste ouverte avec une falsification grossière du parlementarisme.

L’arrivée du fascisme au pouvoir, ce n’est pas la substitution ordinaire d’un gouvernement bourgeois à un autre, mais le remplacement d’une forme étatique de la domination de classe de la bourgeoisie – la démocratie bourgeoise – par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste déclarée. Méconnaître cette distinction serait une faute grave, qui empêcherait le prolétariat révolutionnaire de mobiliser les couches laborieuses les plus tendues de la ville et de la campagne pour la lutte contre la menace de la prise du pouvoir par les fascistes, et d’utiliser les contradictions existant dans le camp de la bourgeoisie elle-même. Mais c’est une faute non moins grave et non moins dangereuse de sous-estimer l’importance que revêtent, pour l’instauration de la dictature fasciste, les mesures réactionnaires de la bourgeoisie, qui s’aggravent aujourd’hui dans les pays de démocratie bourgeoise, et qui écrasent les libertés démocratiques des travailleurs, falsifient et rognent les droits du Parlement, accentuent la répression contre le mouvement révolutionnaire.

Camarades, on ne saurait se faire de l’arrivée du fascisme au pouvoir l’idée simpliste et unie qu’un comité quelconque du capital financier déciderait d’instaurer à telle date la dictature fasciste. En réalité, le fascisme arrive ordinairement au pouvoir dans une lutte réciproque, parfois aiguë, avec les vieux partis bourgeois ou une portion déterminée d’entre eux, dans une lutte qui se mène même à l’intérieur du camp fasciste et qui en arrive parfois à des collisions armées, comme nous l’avons vu en Allemagne, en Autriche et dans d’autres pays. Tout cela sans affaiblir cependant l’importance du fait qu’avant l’instauration de la dictature fasciste, les gouvernements bourgeois passent ordinairement par une série d’étapes préparatoires et prennent une série de mesures réactionnaires contribuant à l’avènement direct du fascisme. Quiconque ne lutte pas, au cours de ces étapes préparatoires, contre les mesures réactionnaires de la bourgeoisie et le fascisme grandissant, n’est pas en état d’entraver la victoire du fascisme, mais au contraire la facilite.

« Le fascisme ne se borne pas à attiser les préjugés profondément enracinés dans les masses ; il joue aussi sur les meilleurs sentiments des masses, sur leur sentiment de justice et parfois même sur leurs traditions révolutionnaires. […] Le fascisme vise à l’exploitation la plus effrénée des masses, mais il aborde celles-ci avec une habile démagogie anti-capitaliste, en exploitant la haine profonde des travailleurs pour la bourgeoisie rapace, les banques, les trusts et les magnats financiers »

Les chefs de la social-démocratie estompaient et cachaient aux masses le vrai caractère de classe du fascisme, ils n’appelaient pas à la lutte contre les mesures réactionnaires de plus en plus fortes de la bourgeoisie. Ils portent la grande responsabilité historique du fait qu’au moment décisif de l’offensive fasciste, une partie considérable des masses travailleuses, en Allemagne et dans une série d’autres pays fascistes, n’a pas reconnu dans le fascisme le rapace financier sanguinaire, leur pire ennemi, et du fait que ces masses n’ont pas été prêtes à la riposte.

Quelle est donc la source de l’influence du fascisme sur les masses ? Le fascisme réussit à attirer les masses parce qu’il en appelle, de façon démagogique, aux plus sensibles de leurs besoins et de leurs aspirations. Le fascisme ne se borne pas à attiser les préjugés profondément enracinés dans les masses ; il joue aussi sur les meilleurs sentiments des masses, sur leur sentiment de justice et parfois même sur leurs traditions révolutionnaires. Pourquoi les fascistes allemands, ces laquais de la grande bourgeoisie et ces ennemis mortels du socialisme, se font-ils passer devant les masses pour des « socialistes » et représentent-ils leur avènement au pouvoir comme une « révolution » ? Parce qu’ils visent à exploiter la foi dans la révolution, l’élan vers le socialisme, qui vivent au cœur des grandes masses travailleuses d’Allemagne.

Le fascisme agit dans l’intérêt des ultra-impérialistes, mais il se montre aux masses sous le masque de défenseur de la nation lésée et en appelle au sentiment national blessé, comme, par exemple, le fascisme allemand qui entraîna les masses derrière lui avec le mot d’ordre « Contre Versailles ! ».

Le fascisme vise à l’exploitation la plus effrénée des masses, mais il aborde celles-ci avec une habile démagogie anti-capitaliste, en exploitant la haine profonde des travailleurs pour la bourgeoisie rapace, les banques, les trusts et les magnats financiers, et en formulant les mots d’ordre les plus tentants au moment donné pour les masses politiquement frustes. En Allemagne : « l’intérêt général prime l’intérêt privé ». En Italie : « notre État n’est pas un État capitaliste, mais corporatif ». Au Japon : « pour un Japon sans exploitation ». Aux États-Unis : « Pour le partage de la richesse ». Etc.

Le fascisme livre le peuple à la merci des éléments vénaux les plus corrompus, mais se présente devant lui en revendiquant un « pouvoir honnête et incorruptible ». En spéculant sur la profonde déception des masses à l’égard des gouvernements de démocratie bourgeoise, le fascisme s’indigne hypocritement contre la corruption (par exemple, les affaires Barmat et Sklarek en Allemagne, l’affaire Staviski en France, et une série d’autres).

« Le fascisme capte, dans l’intérêt des cercles les plus réactionnaires de la bourgeoisie, les masses déçues qui abandonnent les vieux partis bourgeois. Mais il en impose à ces masses par la violence de ses attaques contre les gouvernements bourgeois, par son attitude intransigeante à l’égard des vieux partis de la bourgeoisie. »

Le fascisme capte, dans l’intérêt des cercles les plus réactionnaires de la bourgeoisie, les masses déçues qui abandonnent les vieux partis bourgeois. Mais il en impose à ces masses par la violence de ses attaques contre les gouvernements bourgeois, par son attitude intransigeante à l’égard des vieux partis de la bourgeoisie.

Dépassant en cynisme et en hypocrisie toutes les autres variétés de la réaction bourgeoise, le fascisme adapte sa démagogie aux particularités nationales de chaque pays et même aux particularités des différentes couches sociales dans un seul et même pays. Et les masses de la petite bourgeoisie, voire une partie des ouvriers, poussés au désespoir par la misère, le chômage et la précarité de leur existence, deviennent victimes de la démagogie sociale et chauvine du fascisme.

Le fascisme arrive au pouvoir comme le parti de choc contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat, contre les masses populaires en fermentation, mais il présente son avènement au pouvoir comme un mouvement « révolutionnaire » contre la bourgeoisie au nom de « toute la nation » et pour le « salut » de la nation. Rappelons-nous la « marche » de Mussolini sur Rome, la « marche » de Pilsudski sur Varsovie, la « révolution » nationale-socialiste de Hitler en Allemagne, etc.

Mais quel que soit le masque dont le fascisme s’affuble, sous quelque forme qu’il apparaisse, quelle que soit la voie qu’il emprunte pour arriver au pouvoir : Le fascisme est l’offensive la plus féroce du Capital contre les masses travailleuses. Le fascisme, c’est le chauvinisme effréné et la guerre de conquête. Le fascisme, c’est la réaction forcenée et la contre-révolution.

Le fascisme, c’est le pire ennemi de la classe ouvrière et de tous les travailleurs !

Une affiche de propagande soviétique représentant un poing qui écrase une chimère inspirée du nazisme, avec un personnage en uniforme nazi, un oiseau noir et des symboles fascistes, symbolisant la lutte contre le fascisme.

« Le vautour fasciste a découvert que nous ne sommes pas des moutons », 1944. Affiche antifasciste produite par le caricaturiste Viktor Nikolaevich Deni (1893-1946).
Deux hommes souriants, Bill Clinton et George W. Bush, assis sur des chaises lors d'un événement de la Clinton Foundation, avec un fond bleu affichant des logos de fondations.

Le Canada et la politique impérialiste occidentale

15 octobre, par Archives Révolutionnaires
Un texte de Martin Forgues Où se situe le Canada dans la reconfiguration de l’impérialisme occidental et la défense de son hégémonie, considérant la fascisation rapide de (…)

Un texte de Martin Forgues

Où se situe le Canada dans la reconfiguration de l’impérialisme occidental et la défense de son hégémonie, considérant la fascisation rapide de l’imperium américain sous le régime Trump et des métastases qu’elle cause partout dans le Nord global ? Au printemps 2025, dès son élection, le premier ministre canadien Mark Carney promettait d’augmenter massivement les dépenses militaires du pays pour atteindre non pas le seuil minimum de 2 % requis par l’OTAN, mais plutôt de 5 %, cédant ainsi aux pressions exercées par l’amerikanischer führer. Que retenir de cette promesse ? Dans quel contexte s’inscrit-elle ? Est-elle réalisable ? Est-elle même souhaitable ? Avant de décortiquer la question, j’aimerais vous faire part, puisqu’elles sont pertinentes aux questions susmentionnées, de mes observations personnelles quant à la transformation de la politique militaire canadienne au tournant du XXIe siècle.

Lorsque je me suis enrôlé dans l’Armée canadienne en mai 1999, l’état des forces du pays se résumait en un seul mot : lamentable, sous-financé et profondément balafré par une multitude de scandales. Nos uniformes vert olive étaient basés sur un design des années 1960, les armes et l’équipement étaient désuets, les vieux hélicoptères Sea King et Labrador ont fait des victimes dans leurs propres équipages, la marine était incapable d’assurer la souveraineté du pays. Parallèlement, le gouvernement canadien, en plus de maintenir une brigade de combat et des avions de chasse en Allemagne de l’Ouest, avait engagé ses troupes dans de nombreuses missions sous l’égide des Nations-Unies et de l’OTAN, soit de « maintien de la paix » (Chypre, ex-Yougoslavie) ou « d’imposition de la paix » (Somalie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo).

Mal entraînés, sous-équipés et handicapés par des règles d’engagement grotesques, les Casques bleus déployés en ex-Yougoslavie – officiellement dans le cadre d’une mission de « maintien de la paix », mais en réalité dans une zone de guerre active – ont dû observer, impuissants, le massacre de milliers de civils. Pour sauver la face, le gouvernement canadien, dirigé à l’époque par les Libéraux de Jean Chrétien, avait cherché à camoufler que des soldats canadiens s’étaient retrouvés en situation de combat dans la région de Medak en Croatie et qu’un soldat canadien, le caporal Daniel Gunther, avait été tué lors d’une patrouille en Bosnie. En Somalie, le déploiement de troupes d’élite du Régiment aéroporté du Canada, unité déjà sur la sellette en raison de son infiltration par des groupes d’extrême droite et de son leadership déficient, a mené au meurtre de civils somaliens et déclenché une commission d’enquête dont le résultat fut le démantèlement du régiment et la condamnation de simples soldats alors que les hauts responsables militaires furent amnistiés. En somme, les tentatives du Canada de jouer dans « la cour des grands » menaient invariablement à une forme ou une autre d’humiliation publique.

Contrairement à d’autres pays occidentaux, le Canada avait entamé un vaste effort de démilitarisation dès les années 1970, alors que la Guerre froide s’amenuisait avec la politique de détente amorcée après la Crise des missiles à Cuba en 1962. Pendant ce temps, les États-Unis, en plus de constituer le fer de lance atlantiste contre les forces du Pacte de Varsovie, poursuivaient, au nom de la lutte contre le communisme, une politique étrangère agressive teintée de coups d’État, de tentatives de renversement de régimes (souvent élus démocratiquement) et d’invasions militaires, que ce soit en Iran, au Guatemala, à Cuba, au Vietnam ou en Afghanistan. La tentative américaine de contrer la Révolution de Saur de 1978 en Afghanistan a d’ailleurs mené à l’intervention militaire soviétique dans ce petit pays d’Asie du Sud-Ouest, ce qui a contribué à la fin de la détente des années 1970, à l’aube de l’élection du belliciste Ronald Reagan.

De leur côté, les pays européens, dont l’histoire coloniale n’est plus à démontrer, n’ont pas cessé d’influencer et de soutenir des régimes qui leur étaient favorables longtemps après l’accession à l’indépendance de leurs anciennes colonies, notamment en Afrique. La France et la Belgique furent également derrière les assassinats de Patrice Lumumba au Congo et de Thomas Sankara au Burkina Faso. Sinon, le bon vieux colonialisme s’était simplement revêtu de nouveaux habits, les grandes entreprises européennes et leur mainmise sur les abondantes ressources naturelles du continent ayant remplacé les administrations coloniales et les garnisons militaires. La Grande-Bretagne, de son côté, avait perdu le lustre de son vieil empire au sortant de la Seconde Guerre mondiale, avec l’indépendance de l’Inde en 1947. Elle est devenue, rapidement et non sans ironie, le valet des États-Unis en Europe, tout en poursuivant un impérialisme soft notamment via la British Petroleum (BP) et ses intérêts en Iran, qui furent menacés avec l’arrivée au pouvoir du socialiste Mohammed Mossadegh en 1952. Pour régler le « problème », Mossadegh fut renversé l’année suivante par un putsch organisé par la CIA américaine et le MI6 britannique.

Par ailleurs, les grands mouvements anti-coloniaux dans ce qu’on appelait à l’époque le « Tiers-monde » (aujourd’hui rebaptisé le Sud global) ont largement résulté d’une volonté de résister aux politiques néocoloniales occidentales. Un symbole parlant à ce sujet demeure la crise du Canal de Suez en 1956, lorsque le gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser a nationalisé le canal de Suez et qu’il a chassé le consortium anglo-français du pays. C’est ce qui a d’ailleurs mené à la création des Casques bleus de l’ONU à l’initiative du diplomate canadien, plus tard premier ministre, Lester B. Pearson. Même si le Canada, pourtant un des grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, s’est largement contenté d’un rôle de soutien sur la scène impérialiste internationale en se concentrant sur la diplomatie et un engagement militaire strictement onusien, on y a poursuivi des politiques néocoloniales agressives, surtout envers les Premiers peuples, mais aussi contre les minorités linguistiques, ainsi que contre le Québec. Je vous propose donc cette analyse présentée comme une synthèse historique qui, en aucun cas, ne saurait être exhaustive.

La « fin de l’Histoire », un rendez-vous manqué

Le politologue Francis Fukuyama avait considéré que la chute de l’URSS en 1991 représentait « la fin de l’Histoire », pour mieux se récuser en 2006. Car c’est plutôt le contraire qui s’est produit – ce fut le début d’une nouvelle ère impérialiste pour l’Occident en général et les États-Unis en particulier. Alors que le Pacte de Varsovie se démantelait, l’OTAN, de son côté, loin de se désarmer, s’est réinventée en « policier mondial » à l’heure où l’ONU, avec les échecs meurtriers de ses missions de « maintien de la paix » dans les Balkans et au Rwanda, était frappée d’une importante crise de légitimité. On assistait à une remise en question de sa capacité à assurer la stabilité de ce « nouvel ordre mondial » néolibéral et capitaliste.

J’insiste ici sur la dimension capitaliste, incarnée par la militarisation de la finance à travers les organisations banditistes que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Pendant ce temps, la Russie faisait face aux promesses brisées de son rival qui, manifestement, n’avait rien retenu des leçons de l’histoire qui démontrent qu’humilier un ennemi vaincu ne fait que garder allumées les braises du ressentiment, lesquelles alimentent le foyer du nationalisme revanchard, comme ce fut le cas en Allemagne de 1919 à 1933. Et la Chine post-Mao, de son côté, continuait de troquer le communisme pour un capitalisme d’État franchement affirmé en devenant le sweatshop de l’Occident…

Deux hommes souriants, Bill Clinton et George W. Bush, assis sur des chaises lors d'un événement de la Clinton Foundation, avec un fond bleu affichant des logos de fondations.
Bill Clinton et George W. Bush

Le point tournant : 11 septembre 2001

Les années 1990 furent largement prospères pour les pays occidentaux nonobstant une brève récession en début de décennie, partiellement (et ironiquement !) causée par une baisse généralisée des dépenses militaires, témoignant ainsi de l’importance du complexe militaro-industriel dans le tissu économique occidental. Je me souviens, personnellement, alors que j’étais l’adolescent aîné d’une famille banlieusarde de classe moyenne, d’une époque qui était empreinte d’optimisme, bercé par des illusions dont je n’ai réalisé le caractère factice que bien plus tard.   C’est donc au tournant du XXIe siècle que je me suis enrôlé dans les Forces armées canadiennes, motivé par l’idée de me faire Casque bleu et non d’être l’instrument d’une politique étrangère impérialiste. Je pensais être différent des recrues des forces américaines à qui on faisait miroiter l’idée de « défendre la liberté » alors qu’ils servaient les intérêts des oligarques et du complexe militaro-industriel, pourtant dénoncé par deux généraux élevés au rang de mythes, Smedley Butler dans War is a Racket en 1935 et Dwight Eisenhower lors de son discours d’adieu à la présidence en 1961.

Malgré ces deux-là, il faut dire que l’impérialisme américain a toujours pu compter sur une machine de propagande et de fabrication du consentement bien huilée. Pendant que l’Occident se vautrait dans l’opulence crasse que lui procurait ce qu’on appelait de manière orwellienne les « dividendes de la paix », qui étaient en réalité les richesses spoliées dans l’ancien Tiers-Monde désormais privé du soutien de l’URSS, le nouvel ennemi désigné se manifestait : l’Islam. Après le « péril rouge », c’était le « péril vert », qu’il vienne de l’Iran des mollahs qui avaient renversé le pantin britanno-américain Reza Pahlavi, de l’Irak de Saddam Hussein (pourtant une république laïque et un allié durant la guerre Iran-Irak des années 1980 qui a par la suite « désobéi » aux ordres du maître), de la Libye de Mouammar Kadhafi ou encore de la nébuleuse al-Qaïda fondée par un autre ancien allié américain, Oussama ben Laden.

Pour quelque temps, à l’époque de Bill Clinton (1993-2001), l’Amérique des riches s’est bercée au son d’un chant de sirène qui cachait, derrière ses airs angéliques, les pleurs et les cris de détresse des pauvres et des peuples opprimés sur le dos de qui se construit toujours la richesse des dominants, qui comptent sur l’apathie des « gens de bien » comme les appelait l’historien populaire Henri Guillemin. Mais l’élection de George W. Bush en novembre 2000 incarnait le retour au pouvoir des néo-conservateurs avérés, dont les velléités impérialistes ne se cachaient pas derrière un vernis de progressisme social. Il s’agissait du retour à la Maison-Blanche d’un reaganisme plus sophistiqué, repensé dans les laboratoires politique du Project for a New American Century, de la Heritage Foundation et du Carlyle Group. Avec « W. » pour servir d’idiot utile et de pancarte présidentielle aux vrais détenteurs du pouvoir : Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et le reste de la fauconnière américaine d’arrière-boutique.

À peine arrivé en place, le régime définissait le nouvel « Axe du Mal » qui menaçait désormais le « monde libre » : l’Iran, l’Irak, la Corée du Nord, Cuba, la Libye et la Syrie, un mélange de pays « islamistes » et de reliques de la Guerre froide. Le 11 septembre 2001, le suzerain obtenait son casus belli pour exécuter les premières phases de son plan. Comme membre de l’OTAN, le gouvernement Bush a invoqué l’article 5 de la Charte de l’organisation pour forcer les autres pays membres à le suivre dans cette nouvelle épopée guerrière, dont le Canada. Dès octobre 2001, ce dernier déployait une troupe de 40 soldats des forces spéciales en Afghanistan, où se cachait Oussama ben Laden, protégé par le régime des Talibans, lui-même issu des mujahidin anti-soviétiques financés et armés par les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui a disséminé sa théologie intégriste via un réseau d’écoles religieuses entre l’Afghanistan et le Pakistan.

En novembre 2001, une équipe des forces spéciales américaines a reçu comme mission d’infiltrer le pays avec Hamid Karzai, un politicien afghan qui a mangé dans presque toutes les auges politiques du pays – incluant les Talibans – et qui était devenu un agent de la CIA. Karzai avait été désigné pour devenir président après avoir également travaillé comme consultant pour Unocal, une pétrolière qui cherchait à brasser des affaires avec le régime taliban à la fin des années 1990. Le même mois, le Pentagone dressait une liste de sept pays musulmans à envahir au cours des années subséquentes : Syrie, Liban, Libye, Iran, Somalie et Soudan. Dans le même temps, le Secrétaire à la Défense Rumsfeld (qui avait également servi sous Richard Nixon et Gerald Ford) demandait au conseiller spécial en contre-terrorisme Richard Clarke de fabriquer des preuves qui montreraient des liens, en réalités inexistants, entre l’Irak et les attentats d’al-Qaïda. Ce même Clarke avait d’ailleurs cherché à alerter la Maison-Blanche de la haute probabilité d’attaques en sol américain par l’organisation de ben Laden, mais sans succès.

Convoi de véhicules militaires dans un environnement désertique, sous un ciel orangé, avec des soldats armés sur le toit de chaque véhicule.
Invasion de l’Irak, 2003. Source.

Irak : un crime contre l’humanité toujours impuni

En 2003, les États-Unis, appuyés par la Grande-Bretagne et une douzaine d’autres pays plus ou moins impliqués, envahissent l’Irak après des mois à justifier l’invasion à l’aide de preuves plus ou moins bien fabriquées, souvent bâclées, mais jamais crédibles aux yeux des autres pays qui demandaient des preuves tangibles que l’Irak représentait une menace pour les États-Unis. Pensons seulement au Secrétaire d’État Colin Powell, généralissime américain pendant la Guerre du Golfe contre l’Irak en 1991, pris à agiter de petites fioles de poudre blanche – on ne saura jamais s’il s’agissait d’anthrax ou de bicarbonate de soude – à la table du Conseil de Sécurité de l’ONU, aux « laboratoires mobiles » et à un grossier canular cherchant à prouver que Saddam Hussein cherchait à acheter de l’uranium… au Niger. L’invasion illégale de l’Irak, en vertu du droit international, marquait une rupture avec le multilatéralisme qui semblait la norme depuis plusieurs décennies et venait cristalliser l’idéologie néo-conservatrice résumée dans cette citation de George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre : « Vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes. » Pourtant, la raison réelle de l’invasion était simplement la mainmise sur le pétrole irakien… Ce qui n’empêcha pas le vice-président Dick Cheney – qui avait dirigé de 1995 à 2000 la compagnie pétrolière Halliburton qui profitait de l’invasion – de clamer que les troupes américaines allaient être reçues en « libérateurs ».

Mais l’Irak allait surtout être l’élément déclencheur d’une réaction en chaîne. Dès 2004, le pays s’est embrasé et une guerre civile impitoyable allait perdurer pour plus d’une décennie après que Bush ait, dans une des plus vulgaires démonstrations de propagande jamais mises en scène, atterri sur le porte-avions USS Abraham-Lincoln, sur lequel fut déployée une immense banderole ornée du Stars and Stripes et de la mention : « Mission Accomplished ». C’était au même moment où plusieurs groupes jihadistes s’insurgeaient contre le nouveau régime irakien soutenu par les États-Unis. Un de ces groupes a retenu l’attention : al-Qaïda en Irak, qui allait devenir le socle sur lequel s’est élevé… Daech.

De la Libye vers Daech : les pompiers pyromanes à l’assaut du Sud global   

En 2011, c’est la Libye de Mouammar Khadafi qui fait les frais de l’élan néo-impérialiste de l’OTAN, peu de temps après que le leader panarabe et panafricain eut suggéré que son dinar devienne une nouvelle pétro-devise.   Il n’en fallut pas davantage pour que le gendarme mondial, sous l’impulsion de la France sarkozyste, s’engage à « libérer » le peuple libyen d’un autre « tyran » tiers-mondiste. Cette fois, il s’agissait surtout d’appuyer des groupes armés rebelles qui s’opposaient à Kadhafi. Dans les faits, la plupart de ces groupes étaient des jihadistes plus ou moins liés à al-Qaïda. L’ennemi juré d’hier devenait l’allié du moment – énième démonstration du cynisme qui guide cette « guerre contre le terrorisme » qui, au moment d’écrire ces lignes, continue de faire rage de manière de plus en plus clandestine. Où a donc mené cette nouvelle « libération » ? À une Libye déchirée, avec une multitude de groupes armés qui disputent le pouvoir à un gouvernement qui contrôle à peine la capitale Tripoli et quelques régions éparses, à l’image de l’Afghanistan des années 2000 où le président Hamid Karzai était sarcastiquement appelé « le maire de Kaboul ».

Mais cette guerre a surtout embrasé une grosse partie de l’Afrique de l’Ouest quand les arsenaux de l’armée libyenne se sont retrouvés dans les mains d’une pléthore de groupes armés : Touaregs, séparatistes, jihadistes. Réponse occidentale ? Une autre invasion, cette fois par l’armée française, au Mali, pour chasser ces jihadistes qui avaient pris le contrôle d’une grande partie du nord du pays après avoir été les vainqueurs de ces microconflits entre groupes armés. La politique, comme la nature, a horreur du vide, et la France, après des décennies de jeux de coulisses pour asseoir son influence sur ses anciennes colonies, a profité de la crise pour réaffirmer sa mainmise économique et militaire sur la région. En fait, dans la région, les indépendances n’ont souvent été que nominales et les grandes multinationales françaises gardent la main sur les ressources de la région. À la même époque, on voyait dans certains médias des reportages sur les « bienfaits » de l’époque coloniale.

C’est au cours de cette période, au tournant de 2014, que Daech a profité de l’instabilité pour saisir un territoire s’étendant sur une partie de l’Irak et de la Syrie pour y établir un « califat ». L’organisation a ainsi pu livrer une guerre violente, notamment contre sa propre population, et planifier des attentats qu’elle a revendiqués un peu partout en Occident. Les pays de l’OTAN, dont la France, les États-Unis et le Canada, ont alors déployé des troupes d’élite des forces spéciales et des avions de chasse en Irak et en Syrie pour lutter contre une organisation qui, sans les invasions de l’Irak et de la Libye en 2003 et en 2011, n’aurait pas pu exister telle qu’elle. Mais l’impérialisme a besoin, pour croître et se maintenir, de pompiers pyromanes qui soient éteignent les feux qu’ils ont déclenchés, ou qui arrosent les brasiers avec de l’essence.

Caricature politique représentant un coq habillé comme Uncle Sam, symbolisant l'impérialisme américain et la Doctrine Monroe, entouré de diverses autres volatiles représentant les pays d'Amérique latine.
Caricature de 1901 illustrant la doctrine Monroe. Source.

L’Amérique du Sud et la résurgence de la doctrine Monroe

L’insuccès des épopées militaires au Moyen-Orient a grandement endommagé l’hégémonie impérialiste de l’Occident, en montrant sa faiblesse, notamment sur le plan militaire, avec son incapacité à vaincre des groupes armés locaux dans une dynamique de guerre complètement asymétrique. On peut poser la question : est-ce pour cette raison que les États-Unis semblent avoir décidé de réaffirmer leur suprématie sur l’Amérique du Sud ?

Cette politique ne date pas d’hier – on peut remonter jusqu’au XIXe siècle et à la création de la doctrine Monroe par le président éponyme en 1823, qui stipulait que la région devenait la chasse gardée des États-Unis et devait être exempte de colonisation par les puissances européennes, et qui fut modifiée sous Theodore Roosevelt pour inclure un droit d’ingérence américain dans les affaires politiques d’Amérique latine. C’est par ailleurs l’application de cette doctrine qui a fait dire au général Smedley Butler dans War is a Racket (et d’autres écrits parus notamment dans le magazine socialiste Common Sense) qu’il fut le bras armé des compagnies américaines telles que la United Fruit Company et la Standard Oil. Dans les décennies qui ont suivi, l’imperium états-unien s’est ingéré dans les affaires politiques des pays sud-américains, notamment en 1954 au Guatemala quand vint le temps de renverser le gouvernement issu de la révolution guatémaltèque, alors que les réformes agraires allaient nuire aux profits de la United Fruit.

Dès le lendemain de la révolution cubaine de 1959, qui a chassé du pouvoir le crime organisé américain et les suppôts corrompus du président Batista, les États-Unis ont constamment cherché à éliminer le président Fidel Castro, surtout après son rapprochement avec l’URSS. L’échec de l’invasion de la baie des Cochons en 1961 fut une autre humiliation et c’est aussi à Cuba qu’a failli se jouer le sort de l’humanité lors de la crise des missiles soviétiques en sol cubain qui aurait pu dégénérer en conflit nucléaire. Notons qu’en dépit de la résilience de la révolution cubaine, l’empire américain a réussi à maintenir une présence négociée avec la base navale de Guantanamo, devenue tristement célèbre après avoir été convertie en centre de tortures dans une dimension politique parallèle, alors que nombre des prisonniers n’avaient jamais été reconnus coupables de quoi que ce soit.

En 1973 au Chili, un coup d’État soutenu par les États-Unis renverse le gouvernement élu démocratiquement de Salvador Allende et installe le général Augusto Pinochet qui allait présider à un des régimes dictatoriaux les plus répressifs et sanglants du continent. Dans les années 1980, ce fut le tour du Nicaragua de Daniel Ortega et du Panama de Manuel Noriega, en plus des ingérences motivées par l’infâme « Guerre à la drogue ». Puis, au tournant du XXIe siècle, la révolution bolivarienne au Venezuela, l’arrivée au pouvoir de leaders socialistes au Brésil (Luis Ignacio Lula da Silva) puis en Bolivie (Evo Morales), et la vague progressiste qui a balayé une partie du continent sud-américain, a mené le régime impérialiste de la Maison-Blanche à réorienter leur attention vers ce qu’il considère son arrière-cour, en soutenant des politiciens de droite et d’extrême droite surtout au Chili, en Colombie, en Argentine, au Brésil et au Venezuela.

Un homme en costume avec un t-shirt bleu s'approche d'un groupe de soldats canadiens en uniforme militaire, lors d'un événement en extérieur.
Le premier ministre canadien Justin Trudeau passe en revue les troupes à Yavoriv, en Ukraine, le 12 juillet 2016. Source.

Conclusion : le renouveau militariste canadien et nos pistes de sortie

Comme je l’écrivais plus haut, cette analyse cherche à présenter une synthèse historique de l’impérialisme occidental, ses mutations et ses orientations, sans en faire une description exhaustive. On pourrait y ajouter un nombre effarant d’autres exemples que j’ai soit omis, soit consciemment laissé de côté pour des fins de clarté et de concision.C’est ainsi que je viens refermer la boucle entamée plus haut pour revenir vers le rôle et la posture du Canada (et, conséquemment, du Québec qui est toujours pris dans les rets du néocolonialisme canadien), que j’avais quelque peu délaissé au fil de l’écriture, pour mieux y retourner.

De son rôle de soutien pendant la Guerre froide à ses tentatives ratées de revenir dans la cour des grands après l’avoir désertée dans les années 1970, le Canada a profité des attentats du 11 septembre 2001 pour réaffirmer son engagement au sein de l’appareil impérialiste occidental. Il fut un des principaux pays impliqués dans l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan, d’abord à Kandahar aux côtés des forces américaines, puis dans une mission de « stabilisation » à Kaboul de 2003 à 2005. À la suite du refus du gouvernement libéral de Jean Chrétien d’envoyer des soldats canadiens en Irak (davantage par incapacité opérationnelle que par réel souci du respect du droit international), son successeur Paul Martin a cédé à la pression du régime Bush et redéployé les troupes à Kandahar, dans un rôle de combat, pour la première fois depuis la Guerre de Corée.

L’arrivée au pouvoir des Conservateurs de Stephen Harper (qui avait soutenu en 2003 la participation canadienne à l’invasion de l’Irak en tant que chef de l’opposition) a exacerbé ce que j’avais baptisé en 2015 dans mon essai le « renouveau militariste canadien ». Non seulement il a reconduit à deux reprises la mission de combat à Kandahar, mais il a engagé le pays dans l’invasion de la Libye en 2011 malgré les avertissements du renseignement militaire qui avaient prédit, avec précision, les conséquences horribles d’une Libye post-Kadhafi. Il a également autorisé une intervention militaire en Irak et en Syrie en 2014, comprenant des avions de chasse CF-18 et des soldats des forces spéciales pour former et conseiller les Peshmergas kurdes. Cette forme d’aide, nommée « défense, diplomatie et assistance militaire », est devenue une panacée en Afghanistan, en Irak de même que dans des pays d’Afrique de l’Ouest comme le Mali et le Niger. Elle rend les forces armées locales dépendantes des ressources militaires de l’Occident et ne vise pas une réelle souveraineté de ces pays quant à leur sécurité. Elle reste également conditionnelle à un alignement idéologique avec le pays « fournisseur ». À preuve, les coups d’État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger par des anticolonialistes, inspirés notamment par le mouvement de Thomas Sankara dans les années 1980, ont mené à l’interruption abrupte de toute aide militaire par les pays occidentaux qui y étaient impliqués.

La chute des Conservateurs au profit des Libéraux de Justin Trudeau nous a montré qu’à l’image de la dualité Républicains-Démocrates aux États-Unis, le mirage du progressisme social ne résiste pas aux velléités impérialistes propres à l’establishment politique élargi. Les mêmes guerres, toujours plus clandestines, se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui. Puis, en 2022, l’invasion russe de l’Ukraine a pu servir à ramener le monde à une logique de Guerre froide opposant l’OTAN et ses alliés à un bloc formé par la Russie et ses alliées. C’est l’histoire qui se répète, pour paraphraser George Santayana, un analyste qui avait aussi dit, au sujet de la guerre, que seuls les morts en voient la fin. Quelle porte de sortie pour le Canada et, conséquemment, le Québec, tant qu’il fera partie du Canada ? Des militant·es québécois·es de gauche avaient autrefois publié un petit manifeste intitulé Un Québec sans armée. Cette proposition, quoique louable, est atrocement naïve. Les ressources naturelles abondantes et fortement en demande du Canada attisent la convoitise mondiale, surtout de l’omnipotent voisin américain dont le président Trump a ouvertement suggéré que nous devenions le 51e État.

Ce qui nous force, au minimum, à développer les ressources, les alliances internationales et les stratégies militaires suffisantes pour y résister. En ce sens, l’approche suisse et celles des pays dits « non alignés » sont ce qui ressemble le plus à une réelle « défense nationale », surtout à l’heure où le Pentagone a renommé le Département de la Défense en Département de la Guerre. Il faut donc une politique militaire, mais qui est anti-impérialiste et strictement axée sur la défense territoriale terrestre, maritime et aérienne. Parce qu’avoir une politique militaire de défense, ça ne veut aucunement dire avoir une politique belliciste. Il faut pouvoir se défendre, mais il faut aussi pouvoir tenir tête aux va-t’en-guerre. Et pour cela, il nous faut un mouvement pacifiste fort. Voilà notre principal chantier à l’heure actuelle. 

Bibliographie

BENJAMIN, Medea et SWANSON, David. L’OTAN : une alliance au service de la guerre, Lux, 2025

BUTLER, Gen. Smedley D. War is a Racket, Feral House, 2003

CHOMSKY, Noam et VLTCHEK, André. L’Occident terroriste, Écosociété, 2015

FORGUES, Martin. L’Afghanicide, cette guerre qu’on ne voulait pas gagner, VLB Éditeur, 2014

FORGUES, Martin. Un Canada errant sur le sentier de la guerre, Poètes de brousse, 2016

MBEKO, Partick. Le Canada dans les guerres en Afrique centrale, Éditions Le Nègre, 2012

MBEKO, Partick. Objectif Khadafi, Éditions Libre-pensée, 2016

QADERI, A Hadi. Dans ma tête vos champs de ruines, Éditions de la rue Dorion, 2016

ZIEGLER, Jean. L’empire de la Honte, Fayard, 2005

Mark Carney, le Premier ministre canadien, et Donald Trump, l'ancien président des États-Unis, posent ensemble dans le Bureau ovale, tous deux souriants et levant le pouce en signe d'approbation.

Pourquoi le Canada abdique devant Trump

27 septembre, par Archives Révolutionnaires
Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme ! Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du (…)

Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme !

Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du patriotisme et de l’union sacrée de la grande nation canadienne. Dociles, les médias traditionnels se font la courroie de transmission du discours des élites et éludent les critiques dans ce moment trouble. Considérant le manque criant d’analyses sérieuses sur la nouvelle dynamique impériale et le rôle que le Canada sera amené à y jouer, notre comité éditorial espère contribuer à développer un espace de débats et de réflexions pour la gauche canadienne et québécoise. Dans ce dossier spécial sur l’impérialisme, les analyses et propositions stratégiques n’engagent que leurs auteurs et autrices ; Archives Révolutionnaires les présente principalement dans l’objectif de susciter une discussion publique et critique.

Biographie de l’auteur : Owen Schalk est l’auteur de Targeting Libya (Lorimer Books, 2025), une enquête sur le rôle déterminant – quoique peu connu – du Canada dans l’histoire de la Libye, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la destruction du pays par l’OTAN en 2011.

Mark Carney, le Premier ministre canadien, et Donald Trump, l'ancien président des États-Unis, posent ensemble dans le Bureau ovale, tous deux souriants et levant le pouce en signe d'approbation.

Par Owen Schalk (traduction de l’anglais par Archives Révolutionnaires)

Le premier ministre canadien Mark Carney n’a pas tenu tête au président des États-Unis Donald Trump. En fait, il n’en a jamais eu l’intention. Pour être élu en avril 2025, Carney a surfé sur la montée d’une vague de nationalisme canadien, mais ses cinq mois comme premier ministre ont apporté bien peu, si ce n’est une capitulation face à Trump, en plus d’une croissante intégration du Canada à la machine de guerre américaine. La plupart des Canadiens détestent l’administration Trump – rappelons-nous des huées du public au moment de l’hymne national américain pendant les matchs de la LNH et du mouvement « Achetez canadien » – mais, pour Carney (et l’opposition conservatrice), Washington continue de dicter l’agenda. Et ce, bien que la multipolarisation croissante du monde offre au Canada plusieurs occasions de diversifier ses relations commerciales – si seulement la classe dirigeante canadienne voulait en tirer parti. Ce qui soulève la question suivante : pourquoi le Canada refuse-t-il de diversifier ses relations face aux menaces de Trump ? Et que signifie le fait que la classe dirigeante canadienne ait choisi le réarmement impérialiste commandé par les États-Unis plutôt que le non-alignement et la paix internationale ?

Atlantisme et compétition entre grandes puissances

La Guerre froide est terminée, mais la classe dirigeante canadienne se voit encore comme partie intégrante d’un projet économique et militaire de coopération avec les États-Unis et l’Europe occidentale. Cette alliance est soudée par l’OTAN, une coalition militaire dominée par Washington. L’OTAN n’a jamais été une alliance défensive. En fait, sa création en 1949 s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie complexe du gouvernement américain et de ses alliés visant à relancer le capitalisme américain et les conditions de l’accumulation en Europe occidentale. Cet effort comprenait un volet économique (à travers le plan Marshall) et culturel (à travers le Congrès pour la liberté culturelle et d’autres organisations similaires). Pendant la Guerre froide, le théâtre d’opérations de l’OTAN était essentiellement limité à l’Europe. Une fois le conflit terminé, l’OTAN a évolué, passant d’une force de sécurité cherchant à consolider le capital d’Europe occidentale à une alliance impérialiste effrontée qui mène la guerre partout où ses membres, dont le plus important est Washington, considèrent que le capitalisme mondial a besoin d’être renforcé, comme en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye ou en Ukraine.

Alors que les guerres de l’OTAN pré-ukrainiennes étaient largement motivées par la volonté de mondialiser le capitalisme dans des régions n’ayant pas encore été conquises par l’alliance occidentale, la montée de la rivalité entre les grandes puissances, d’un côté les États-Unis et leurs alliés, de l’autre la Russie et la Chine, a progressivement changé la donne. L’OTAN post-Guerre froide s’est adaptée, délaissant les petits pays qui n’étaient pas suffisamment intégrés (ou soumis) à l’ordre impérial américain pour se concentrer sur des conflits destinés à nuire aux grandes puissances concurrentes de Washington. À chaque étape du développement de l’OTAN, Ottawa s’est empressé de s’aligner sur les objectifs impérialistes américains. Avec la montée en puissance de la Russie et de la Chine, l’un des principes fondamentaux de l’alliance atlantiste est l’augmentation massive des dépenses militaires, avec dorénavant une cible de 5 % du PIB réclamée par Trump. C’est peut-être le domaine le plus important dans lequel Mark Carney a renoncé à ses promesses de campagne et s’est plié aux exigences de Trump.

Une analyse marxiste – fondée sur le matérialisme historique et dialectique – notera que Trump et Carney ne sont pas les véritables décideurs. Ils ne sont que les représentants des relations matérielles sous-jacentes entre les classes dirigeantes, c’est-à-dire capitalistes, de leur pays respectif. Ces classes capitalistes nationales considèrent l’essor de la Russie et de la Chine, et plus largement l’émergence des BRICS, comme une menace pour les processus impérialistes qui leur permettent d’exploiter la main-d’œuvre bon marché et les matières premières des pays du Sud. De l’Amérique latine aux Caraïbes en passant par l’Afrique, l’industrie minière canadienne s’étend sur tous les continents et représente 60 % des sociétés minières mondiales. Ce secteur extractif représente peut-être la manifestation la plus frappante de la manière dont le Canada tire profit de l’ordre mondial inéquitable que les BRICS cherchent à remettre en cause.

Loin de reconnaître ce changement de paradigme géopolitique et de l’utiliser à son avantage, la classe dirigeante canadienne continue d’identifier ses intérêts à ceux de Washington et de l’alliance atlantique. En d’autres termes, les capitalistes canadiens et leurs représentants politiques veulent rester dans les bonnes grâces de Trump, car ils tirent profit de l’ordre mondial que Trump et l’OTAN cherchent à sécuriser. Il en résulte que c’est l’apaisement, et non la confrontation, qui est devenu l’approche de facto d’Ottawa à l’égard de l’administration Trump. Ce sont la Russie et la Chine, et non les États-Unis, qui continuent de susciter la colère diplomatique et l’attention militaire d’Ottawa. Cela contredit les promesses de Carney à l’électorat canadien, révélant à quel point les opinions et les intérêts de la classe dirigeante canadienne divergent de ceux de la majorité de la population. Cette rupture entre dirigeants et dirigés souligne l’importance, pour l’État canadien, de la propagande médiatique visant à réorienter la colère des Canadiens vers la Russie et la Chine, pays que la classe dirigeante considère comme la véritable menace pour ses intérêts, compte tenu de l’identification inébranlable de la bourgeoisie du Canada avec l’alliance atlantique et le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis.

Les coudes en l’air ?

Depuis janvier 2025, l’administration Trump menace le Canada de sabotage économique et d’annexion. Peu après sa seconde entrée en fonction, Trump a imposé des droits de douane dits « de rétorsion » au Canada, à savoir des droits de douane de 25 % sur les produits canadiens et de 10 % sur les ressources énergétiques et minérales canadiennes. Le Canada a réagi en imposant des droits de douane de 25 % sur une gamme de produits américains et, depuis, les deux pays se livrent une guerre commerciale accompagnée de déclarations incendiaires du président américain qui décrit ses plans d’annexion du Canada par la « force économique »[1].

Cette agressivité des États-Unis envers leur voisin du Nord a rapidement alimenté le ressentiment populaire, remodelant de manière spectaculaire le discours politique canadien à l’orée des élections d’avril 2025. Les Canadiens en sont venus à considérer les États-Unis comme une menace bien plus grande pour leur pays que la Russie ou la Chine, les deux bêtes noires perpétuelles de la classe politique et des commentateurs canadiens[2].  Le Parti libéral, qui avait vu sa cote de popularité s’effondrer après une décennie au pouvoir, a bénéficié d’un regain de popularité à la suite des agressions verbales de Trump. Le leader conservateur, Pierre Poilievre, dont la rhétorique du « Canada d’abord » et les politiques réactionnaires l’avaient rapproché de Trump aux yeux des électeurs, n’a pas réussi à prendre le pouvoir, en dépit des sondages prédisant une victoire écrasante. Le Parti libéral, sous la direction de Mark Carney, a évité la déconfiture, en obtenant un gouvernement minoritaire.

Carney a promis de « lever les coudes » (elbows up) face à l’administration Trump, une expression issue du monde du hockey qui réfère à une manière efficace de se protéger de l’équipe adverse. Le premier ministre a affirmé que le processus « d’intégration profonde » entre les armées américaine et canadienne était terminé : « Nous sommes désormais dans une position où nous coopérerons lorsque cela est nécessaire, a-t-il déclaré, mais nous ne coopérerons pas nécessairement.[3] » Pourtant, le Canada est-il vraiment en train de réduire son intégration avec les États-Unis, ou la classe dirigeante canadienne tente-t-elle simplement d’apaiser l’opinion publique pendant qu’elle renégocie les termes de son adhésion à l’alliance atlantique ?

La fausse promesse de la diversification

Actuellement, plusieurs pays du Sud, réunis au sein du bloc économique des BRICS, cherchent à se prémunir des fluctuations d’un ordre mondial de plus en plus sclérosé et irrationnel, dominé par les États-Unis. Cela s’est traduit par une coopération Sud-Sud accrue, notamment dans le domaine des technologies vertes où la Chine excelle, et par la mise en place d’alternatives aux réseaux financiers contrôlés par les États-Unis, comme le système SWIFT, ce qui permet aux États participants de réduire leur exposition aux sanctions unilatérales, devenues ces dernières années un outil central du pouvoir économique américain. Au total, les 10 membres et 10 pays partenaires du BRICS représentent 56 % de la population internationale et 44 % du PIB mondial[4]. Ils constituent la majorité de la population du globe et pourraient bientôt devenir majoritaires en termes de production économique. Au même moment, 95 % des exportations canadiennes sont destinées aux États-Unis, alors que le marché américain ne représente que 5 % des consommateurs mondiaux. Si le gouvernement canadien souhaitait diversifier son économie afin de se prémunir contre l’ingérence américaine, l’option la plus sensée aurait été de se tourner vers le marché majoritaire incarné par le bloc des BRICS.

Compte tenu du manque de fiabilité, de la volatilité et de la stagnation croissante du capitalisme américain, le Canada pourrait théoriquement se protéger des vicissitudes de son voisin en intensifiant ses échanges commerciaux avec les pays du BRICS en général et la Chine en particulier. Sur le plan militaire, le Canada pourrait affirmer sa souveraineté en se détachant du complexe militaro-industriel américain et en mettant fin à ses engagements de plus en plus coûteux envers l’OTAN qui, sous Carney, pourraient désormais 5 % du PIB canadien, soit 150 milliards de dollars par an. Dans l’ensemble, le non alignement en matière de politique étrangère et un virage économique vers la majorité mondiale apporteraient au Canada une série d’avantages, dont le plus important serait son indépendance, qui garantirait à son tour la pertinence du Canada sur la scène internationale pour les années à venir.

Depuis la victoire de Carney, les discussions sur l’avenir du Canada manquent de cette nécessaire ambition. Ses programmes de diversification commerciale se concentrent principalement sur l’Union européenne, qui souffre d’une faible productivité et d’une croissance anémique, en particulier depuis l’imposition de sanctions sur l’énergie russe en 2022[5]. Carney a également renforcé l’intégration sécuritaire du Canada avec l’Europe, ce qui ne constitue guère une diversification compte tenu du fait que tous les pays concernés sont membres de l’OTAN et obéissent aux États-Unis. Lorsqu’on analyse les politiques de Carney sur le fond plutôt que sur la forme, on constate que le gouvernement canadien : 1) ne tire pas parti des marchés dynamiques des BRICS, s’en tenant plutôt à une vision atlantiste de la « diversification » commerciale qui ne protège guère le Canada de la coercition économique américaine, et 2) s’aligne encore plus étroitement sur les objectifs militaires et géopolitiques des États-Unis. Les politiques du premier ministre ressemblent en tout point à celles de « l’intégration profonde » à laquelle sa victoire était censée mettre fin.

Carney a tenté de présenter son adhésion au militarisme comme une renaissance économique pour le Canada. L’analyste politique Abbas Qaidari décrit la présentation par Carney des politiques de son gouvernement comme « une forme typiquement canadienne de militarisme keynésien, qui ne repose pas sur le chauvinisme ou l’expansionnisme, mais sur une fusion sophistiquée entre crédibilité fiscale, intervention productive de l’État et contrôle stratégique du discours ». Selon Qaidari, le gouvernement Carney « refond la défense comme une source d’activité économique souveraine[6] ».  Une telle analyse ignore la dimension impériale de cette politique, en particulier le fait que l’administration Trump a exigé des États membres de l’OTAN qu’ils augmentent leurs dépenses militaires afin de contrer les puissances qui se rassemblent autour de la Russie et de la Chine. Dans ce contexte, il apparaît clairement que la décision de Carney de participer à la relance du militarisme atlantiste s’inscrit dans une stratégie occidentale plus large visant à contenir la multipolarité, et ce, afin de renforcer un ordre mondial en déclin orienté vers l’Occident. Le bellicisme de Carney profite à ceux qui s’engagent à maintenir l’impérialisme dirigé par les États-Unis, ainsi qu’à l’industrie de l’armement atlantique qui alimente la militarisation des membres de l’OTAN et l’expansion de l’alliance. Il ne profite pas à la majorité des Canadiens qui exhortent leur gouvernement à poursuivre une véritable diversification des relations commerciales et militaires.

Le Canada et l’impérialisme

Le système mondial dirigé par les États-Unis, qui a prévalu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, était fondamentalement impérialiste. Comme l’avance les travaux de Samir Amin, le capitalisme se caractérise depuis ses origines au XVIe siècle par une « polarisation entre centres et périphéries, qui n’a fait que s’accentuer au cours du développement ultérieur de sa mondialisation ». En ce sens, Amin remet en question la vision de Lénine et de Boukharine selon laquelle l’impérialisme du XXe siècle était une « nouvelle » étape du capitalisme. Il précise : « Le système pré-monopoliste du XIXe siècle n’était pas moins impérialiste [que le système monopoliste du XXe siècle]. La Grande-Bretagne a maintenu son hégémonie précisément grâce à sa domination coloniale sur l’Inde.[7] » Cette information est importante puisque l’État capitaliste-colonial du Canada a bénéficié de son intégration au système impérial britannique[8].

Comme le souligne l’économiste canadien John Rapley : « Dès les débuts de la colonisation européenne, le Canada s’est intégré au commerce triangulaire qui exploitait les excédents générés par les économies esclavagistes des Caraïbes et du Sud des États-Unis, permettant ainsi aux colons européens de tirer profit du travail forcé des Africains tout en se tenant à distance des horreurs de cette institution.[9] » Une classe capitaliste canadienne a émergé et s’est consolidée sous la tutelle de l’Empire britannique. Au début du XXe siècle, le journaliste d’investigation Gustavus Myers a découvert que « moins de cinquante hommes contrôlent 4 000 000 000 $, soit plus d’un tiers de la richesse matérielle du Canada, sous forme de chemins de fer, de banques, d’usines, de mines, de terres et d’autres propriétés et ressources ». Myers a également qualifié de « prodigieux » le montant du capital britannique présent au Canada, soit plus de 2 milliards de dollars, représentant environ 55 milliards de dollars actuels[10]. Le capital britannique s’est alimenté grâce à l’extraction de superprofits dans les colonies de l’empire, et c’est grâce à l’investissement d’une part de ces gains dans notre pays que le Canada a pu s’industrialiser et, en 1867, se formaliser en tant que nation. En bref, les capitalistes britanniques ont tiré des rentes impérialistes de l’Inde et d’autres colonies, puis ils ont redirigé une partie de cette plus-value vers le Canada et d’autres « dominions blancs », contribuant à la croissance rapide de leur économie. « De cette manière, écrit Rapley, le Canada s’est retrouvé au sommet d’un réseau d’exploitation mondiale, capable de s’assurer la plupart des avantages économiques de la domination impériale tout en assumant peu de ses coûts : guerres coloniales, marine coûteuse, administrations impériales.[11] »

L’économiste politique Jerome Klassen va dans le même sens et affirme : « Si le système-monde capitaliste est constitué par une structure du pouvoir impérialiste à travers laquelle les excédents économiques sont répartis de manière inégale en raison des stratégies concurrentes des États-nations et de leurs classes capitalistes respectives, alors le Canada doit se situer près du sommet de ce système hiérarchique, et la question de l’impérialisme canadien doit être explorée[12] ». Après la Seconde Guerre mondiale, le Canada est demeuré dans les hautes sphères impérialistes, même s’il s’est détaché progressivement de la Grande-Bretagne au profit des États-Unis. Le Canada a participé avec enthousiasme à la création des institutions de Bretton Woods, dominées par la perspective occidentale et en particulier américaine. En avril 1949, il est devenu membre fondateur de l’OTAN. Au début de la Guerre froide, les États-Unis ont défini l’Amérique du Nord comme une seule « unité stratégique » et sécurisé un approvisionnement régulier en ressources énergétiques et minérales canadiennes. Parallèlement, le Canada a renforcé son intégration économique et militaire avec les États-Unis, le nouveau centre impérial mondial. La vigueur de l’économie canadienne est alors devenue dépendante de l’armée américaine et des entreprises impériales des États-Unis[13].

La capacité du Canada à tirer profit des marchés sécurisés par l’impérialisme occidental sans avoir à supporter le poids du maintien de l’appareil politique et militaire destiné à l’extraction de la rente impérialiste a permis au pays de maintenir un système de protection sociale, y compris des soins de santé universels, et d’orienter les dépenses militaires vers des missions internationales « pacifiques » plutôt que vers des campagnes militaires agressives. Seule exception : les campagnes agressives menées, au sein même du Canada, contre les peuples autochtones qui s’opposaient à l’expansion et à la consolidation du capital canadien, par exemple lors de la résistance des Métis de la rivière Rouge en 1870, de leur lutte dans le Nord-Ouest en 1885, et du combat des Mohawks de Kanesatake en 1990. Pour revenir aux missions internationales de maintien de la paix, elles ont souvent été décrites comme la preuve des valeurs de multilatéralisme et de compromis du Canada, contrastant avec le militarisme américain. Cependant, c’est précisément grâce au système impérialiste maintenu par la puissance militaire américaine que la classe dirigeante canadienne a pu se réorienter vers la protection sociale et les efforts de maintien de la paix. L’économiste et politologue Paul Kellogg décrit la stratégie du Canada à cette époque comme un « parasitisme militaire », ce qui signifie que « le capitalisme canadien a investi et tiré profit des sphères d’influence « protégées » par le plus proche allié du Canada, les très militarisés États-Unis[14] ».  De plus, l’armée canadienne n’a jamais été uniquement une force de maintien de la paix, comme le souligne le politologue Todd Gordon :

« Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’armée canadienne a participé à au moins cinq interventions impérialistes dans des pays étrangers : Corée (1950-1953), Irak (1991), Yougoslavie (1999), Haïti (2004) et Afghanistan (depuis 2002). Le Canada n’a pas participé à la guerre du Vietnam. Mais il a vendu pour des milliards de dollars de matériel de guerre aux États-Unis à l’époque et a utilisé son siège à la Commission internationale de contrôle et de surveillance – la force internationale créée en 1954 pour superviser la mise en œuvre des accords de Genève qui ont mis fin à la première guerre d’Indochine – pour soutenir l’effort de guerre américain. Le Canada a envoyé deux destroyers dans la région vers la fin de la guerre américaine pour soutenir les soldats canadiens qui y servaient. Et bien que le Canada n’ait pas officiellement participé à la guerre en Irak en 2003, des soldats et des officiers canadiens participant à des programmes d’échange ont néanmoins combattu aux côtés de l’armée américaine et occupé des postes de commandement dans les forces d’occupation[15] ».

Certaines de ces interventions, menées dans le contexte du retour de la Russie et de l’ascension de la Chine, peuvent être en partie comprises comme des efforts visant à endiguer l’émergence d’un monde multipolaire qui remet en cause le système impérialiste occidental et la position privilégiée du Canada au sein de celui-ci. Comme le note Klassen, la guerre en Afghanistan, à laquelle le Canada a contribué en envoyant 40 000 soldats pendant treize ans, a été « utilisée pour contrer l’expansion chinoise, privatiser les ressources afghanes et, de manière générale, étendre l’espace du capitalisme mondial et de l’empire américain ». Plus précisément, Klassen soutient que le Canada « menait une guerre pour étendre l’hégémonie occidentale à travers l’Eurasie et le système mondial au sens large, pour élever le rang politique, économique et militaire du Canada au sein de ce système, et pour étendre les intérêts du capital canadien à l’échelle nationale, régionale et mondiale[16] ».

À mesure que le capital canadien se mondialisait à la fin du XXe siècle, les entreprises canadiennes ont davantage tiré parti de la main-d’œuvre et des ressources bon marché du Sud global, clamant une plus grande part des superprofits versés vers le Nord. Cela s’est accompagné d’une diminution des contributions du Canada au maintien de la paix aux Nations unies et d’une augmentation de la participation canadienne aux guerres impérialistes. Klassen décrit ce processus comme l’émergence d’un « néolibéralisme blindé », une « fusion du militarisme et de la lutte des classes dans les politiques et les pratiques de l’État canadien » qui avait un triple objectif : « mondialiser la portée des entreprises canadiennes ; assurer une position centrale à l’État canadien dans la hiérarchie géopolitique ; et discipliner toutes les forces d’opposition – étatiques et non étatiques – dans l’ordre mondial[17] ».

Au début des années 1980, la crise mondiale de la dette a frappé de plein fouet les pays du Sud et « les pays capitalistes avancés ont utilisé le FMI et la Banque mondiale pour modifier radicalement le paysage politique et économique du tiers-monde[18] ». Ces institutions financières dirigées par l’Occident ont accordé un allègement de la dette en échange d’une libéralisation économique. En conséquence, « les marchés ont été ouverts aux capitaux du premier monde, les services publics et les terres ont été privatisés, les dépenses sociales et les subventions ont été réduites, les monnaies ont été dévaluées et les ressources naturelles ont été transformées en marchandises, ce qui a déclenché une vague d’investissements à la recherche de ressources naturelles, de main-d’œuvre bon marché et d’actifs vendus à prix cassés[19] ». Le Canada s’est joint à cette ruée vers le Sud. Entre 1990 et 2005, les investissements directs canadiens dans les marchés du Sud ont considérablement augmenté, en fait, « à un rythme supérieur à celui de l’économie canadienne[20] ».

Cette conjoncture n’a pas entraîné une sortie canadienne du bloc atlantiste, mais a plutôt correspondu à une contribution accrue du Canada aux conquêtes militaires visant à étendre la puissance de l’Atlantique Nord. L’intérêt du Canada pour les pays du Sud était et demeure de nature impérialiste, dans le sens où l’État canadien se préoccupait de l’expansion de l’hégémonie occidentale et de la capacité des entreprises canadiennes à obtenir des sources de survaleur pour alimenter la croissance de son économie. De plus, les réformes imposées aux pays du Sud ont activement sapé leur souveraineté nationale. L’orientation du Canada vers le Sud n’était clairement pas un arrangement mutuellement avantageux, comme en témoigne l’opposition généralisée des populations aux entreprises canadiennes, en particulier aux sociétés minières, dans les pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique. Leurs dénonciations visaient à juste titre les pratiques corrompues et l’impact écologique négatif de ces entreprises[21].  Au cours des années suivantes, la préférence des pays du Sud pour les alliances économiques menées par la Chine, qui ne portent notamment pas atteinte à la souveraineté nationale par l’imposition de réformes néolibérales, s’est manifestée par la croissance rapide des BRICS (fondés en 2008, élargis en 2014 pour inclure l’Afrique du Sud) et de l’initiative des Nouvelles routes de la soie (lancées en 2013).

À mesure que ces blocs économiques Sud-Sud se sont consolidés, l’ordre mondial capitaliste dirigé par les États-Unis a perdu de son influence, et les pays qui alimentaient les superprofits occidentaux semblent moins disposés à sacrifier leur souveraineté nationale en échange d’investissements américains. Plutôt que de considérer l’avènement d’un ordre mondial multipolaire comme une opportunité, l’État canadien se sent apparemment menacé par la perspective de perdre des sources potentielles de survaleur. Cette menace est également profondément ressentie aux États-Unis ; l’inquiétude des États-Unis face à un monde multipolaire l’a conduit à s’impliquer à l’étranger, notamment en Ukraine, et a alimenté la montée de ce que John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review, appelle « l’impérialisme MAGA ».

La première administration Trump (2017-2021) a lancé une nouvelle guerre froide contre la Chine dans le but de vaincre son principal concurrent mondial. En Amérique latine, Trump a cherché à éradiquer les alternatives socialistes représentées par la République bolivarienne du Venezuela et la République de Cuba. Au Moyen-Orient, il a tenté de soumettre la région à l’hégémonie israélienne. Pour sa part, le Canada a soutenu ces objectifs, imposant ses propres sanctions au Venezuela et commettant un « enlèvement judiciaire » sur la personne de Meng Wanzhou, cadre dirigeante de l’entreprise chinoise Huawei, à la demande de Trump. Le Canada a aussi continué de fournir des armes et un soutien diplomatique à l’État d’Israël, de plus en plus ouvertement génocidaire. L’administration de Joe Biden (2021-2025) a élargi la guerre menée par les États-Unis contre le multipolarisme pour y inclure la guerre en Ukraine, dont l’objectif est d’affaiblir la Russie, comme l’a déclaré l’ancien secrétaire à la Défense Lloyd Austin[22].  Le Canada est profondément impliqué dans ce conflit. En outre, l’armée canadienne s’est déployée en mer de Chine méridionale pour mener des exercices provocateurs au large des côtes chinoises, ce qui témoigne de l’engagement du Canada dans une campagne sur deux fronts visant à défier simultanément la Russie et la Chine. Ces tendances en matière de politique étrangère se sont poursuivies et se sont même intensifiées sous la gouverne de Mark Carney. Ainsi, les libéraux canadiens suivent les objectifs américains, même s’ils proclament défendre la souveraineté et l’indépendance canadiennes.

Manquer le bateau des BRICS

La riposte la plus importante de Mark Carney aux agressions de Trump a été d’augmenter les livraisons de pétrole vers la Chine par l’entremise l’oléoduc Trans Mountain[23].  Cependant, lorsqu’on examine tous les domaines potentiels de collaboration avec la Chine et les BRICS, ces livraisons apparaissent comme négligeables. Dans le contexte du soutien continu du Canada aux objectifs géopolitiques des États-Unis, elles sont encore moins impressionnantes. Depuis près de deux décennies, les économistes et les observateurs avertissent que le Canada ne tire pas profit des opportunités offertes par les pays du BRICS. En 2008, un an avant la première réunion officielle du groupe des BRIC, le think thank Conference Board of Canada a noté que le pays faisait peu d’efforts pour approfondir ses liens avec les économies des BRIC. Cette année-là, moins de 2 % des exportations canadiennes étaient destinées à la Chine, tandis que les investissements canadiens dans ce même pays représentaient moins de 1 % du total des investissements directs étrangers du Canada. Les investissements canadiens en Inde étaient, quant à eux, « pratiquement invisibles ». Le groupe de réflexion notait : « Le Canada passe à côté d’énormes opportunités offertes par les pays des BRIC. […] La part du Canada dans le commerce et les investissements avec les BRIC est faible et les liens avec ces pays […] doivent être approfondis. » La chercheuse Sheila Rao a fait valoir « qu’il existe également d’énormes opportunités d’exportation et d’investissement pour le Canada dans ces pays. La Chine et l’Inde sont avides de ressources, ont des besoins massifs en infrastructures et leur population moyenne, gigantesque et en pleine croissance, stimule la demande de produits dans le monde entier[24]. »

Plus récemment, les professeurs Laura MacDonald et Jeremy Paltiel ont averti que la volonté du Canada d’approfondir ses liens avec les États-Unis au détriment des pays du BRICS était imprudente. « Le choix antérieur des gouvernements de poursuivre une intégration économique plus profonde avec les États-Unis au détriment de la diversification commerciale s’est avéré problématique dans une période de stagnation de l’économie américaine et de montée en puissance de nouvelles puissances économiques », ont fait valoir les auteurs. « Le Canada est confronté non seulement à une crise économique, mais aussi à une crise identitaire, car il doit faire face à de nouveaux puissants rivaux qui remettent en cause l’ordre mondial qu’il a contribué à établir et dont il a tiré profit. » Ils ajoutent : « La réponse du gouvernement canadien a été inadéquate et […] le Canada prend du retard dans le remaniement de l’ordre mondial. Si ce bilan reflète peut-être les limites de l’administration canadienne précédente [le Premier ministre conservateur Stephen Harper], nous pensons qu’il est également lié à des problèmes plus profonds auxquels sont confrontés les bénéficiaires du statu quo pour s’adapter aux nouveaux rivaux […]. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis, son partenaire économique le plus puissant, le Canada a tout intérêt, sur le plan économique, à diversifier ses relations commerciales et d’investissement.[25] » Cette diversification n’a pas eu lieu.

À l’approche du deuxième mandat de Trump, le Globe and Mail, l’un des plus anciens journaux d’Amérique du Nord et considéré comme le « journal de référence » au Canada, a publié un article d’Emerson Csorba soulignant la nécessité pour le Canada de se rapprocher de la majorité mondiale. Dans cet article, Csorba appelait le Canada à adhérer au BRICS. « L’idée derrière l’adhésion au BRICS, affirme l’auteur, est qu’il vaut mieux s’engager directement dans ce forum plutôt que de garder ses distances, ce qui garantirait presque à coup sûr une dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis et un rôle négligeable du Canada dans la géopolitique. » Il poursuit :

« Tout en tirant des avantages économiques, le Canada peut protéger ses intérêts en entretenant des relations avec un plus large éventail de partenaires. Il existe un précédent historique dans l’engagement stratégique du Canada avec l’URSS, la Chine et Cuba en tant qu’interlocuteur de l’Amérique pendant la Guerre froide. Le Canada peut également s’engager davantage dans des plateformes telles que la Francophonie, en établissant des liens avec les puissances émergentes du Sud. […] Le Canada ne peut plus supposer, comme cela a été le cas dans le passé, que l’Amérique servira de protecteur.[26] »

En juillet 2025, alors que Carney multipliait les capitulations devant Trump, le Globe and Mail publiait un autre article appelant le Canada à « se libérer des États-Unis et à nouer des liens plus étroits avec la Chine ». La publication de cet article dans un grand journal canadien montrait que même les médias capitalistes privés ne pouvaient ignorer la montée populaire du sentiment anti-américain dans le pays. Les auteurs, Julian Karaguesian et Robin Shaban, déclaraient :

« Pour atteindre la souveraineté économique, le Canada doit se libérer du discours colporté par Washington selon lequel la Chine serait un partenaire commercial peu fiable cherchant à dominer le monde. Le Canada doit plutôt forger ses propres relations avec la Chine, des relations fondées sur les intérêts canadiens et non américains. […] Pour atteindre l’indépendance économique, le Canada doit changer de cap. Entre 2018-2019 et la fin de 2023, le commerce entre le Mexique et la Chine a augmenté de 66 % tout en maintenant les liens avec les États-Unis. Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? Nous devons également améliorer le transfert de technologies depuis la Chine de manière à renforcer notre puissance économique, accélérer notre innovation et protéger notre souveraineté… La plus grande menace pour la souveraineté canadienne n’est pas l’ingérence chinoise, mais notre servilité envers les États-Unis, qui nous traitent de plus en plus comme un vassal. Alors que 95 % des consommateurs mondiaux vivent en dehors des États-Unis, le fait que nous dépendions d’un partenaire de moins en moins fiable pour 75 % de nos exportations n’est pas une tactique, mais une faute stratégique.[27] »

Néanmoins, le gouvernement Carney préfère approfondir toujours plus l’intégration militaire du Canada avec les États, et ce, malgré une administration américaine agressive. Il poursuit sa « diversification » commerciale dans un cadre atlantiste restreint, ce qui ne contribue guère à garantir la souveraineté canadienne vis-à-vis des États-Unis et sert en fait les intérêts américains en maintenant le Canada sous la domination de Washington.

Mark Carney : un impérialiste MAGA ?

L’actuelle administration Trump considère la Chine comme le principal adversaire de l’hégémonie américaine. À ce titre, Trump cherche à obtenir un cessez-le-feu en Russie afin de concentrer les efforts américains sur la lutte contre l’influence mondiale de la Chine. L’équipe de politique étrangère de Trump est composée de rapaces anti-Chine tels que Marco Rubio, Pete Hegseth et Elbridge Colby, qui prônent une « stratégie de refus » de grande envergure à l’encontre de la Chine, qui viserait à paralyser l’économie de ce pays. Pour ces derniers, la Russie ne représente pas une menace du même ordre. Parallèlement, Trump et son équipe de conseillers financiers – à savoir Peter Navarro, Scott Bessent et Stephen Miran – ont déstabilisé l’économie mondiale en imposant des mesures tarifaires radicales visant à intimider le monde entier afin qu’il se soumette davantage aux exigences des États-Unis. Miran affirmait que le Canada, parmi d’autres, pouvait facilement être contraint de se plier aux intérêts américains[28]. Il semble qu’on lui ait donné raison.

Alors que le second mandat de Trump marque une rupture historique dans l’opinion publique canadienne à l’égard des États-Unis, avec des opinions extrêmement négatives, les dirigeants politiques canadiens ne se sont pas adaptés à cette réalité. En effet, au niveau de la gouvernance nationale, Mark Carney représente une remarquable continuité avec les politiques qui durent depuis plusieurs décennies et qui ont vu le Canada soutenir les objectifs impérialistes des États-Unis face aux défis posés par la périphérie. Même les menaces d’annexion de Trump n’ont pas perturbé cette fidélité. Carney et Trump ont quelque chose en commun : aucun d’eux n’est disposé à s’adapter à l’ordre mondial non occidental émergent. Lorsque l’administration « impérialiste MAGA » de Trump est arrivée au pouvoir en janvier 2025 – Bellamy Foster définit l’impérialisme MAGA comme « un rejet du rôle traditionnel des États-Unis en tant que puissance mondiale hégémonique au profit d’un empire hypernationaliste America First » –, elle a présenté un programme visant à rétablir l’hégémonie américaine à une époque où la coopération Sud-Sud s’intensifie[29].  Bellamy Foster affirme que le bellicisme de Trump envers les gouvernements alliés, y compris l’Union européenne, pourrait générer une « rivalité interimpérialiste » entre les puissances occidentales mais, pour l’instant, cela ne semble pas se produire de manière substantielle. L’Europe, tout comme le Canada, a adopté une position conciliante envers Washington, notamment par le biais de programmes de réarmement massifs visant à soulager l’empire américain du fardeau de la défense européenne[30].

En fait, l’augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN était une exigence clé de la vision impérialiste américaine. Comme l’a déclaré le secrétaire à la Défense Pete Hegseth en février 2025 : « La sauvegarde de la sécurité européenne doit être un impératif pour les membres européens de l’OTAN. Dans ce cadre, l’Europe doit fournir la majeure partie de l’aide létale et non létale future à l’Ukraine… Les États-Unis donnent la priorité à la dissuasion d’une guerre avec la Chine dans le Pacifique.[31] » Ainsi, les membres de l’OTAN contribuent au rééquilibrage impérialiste de l’administration Trump vis-à-vis de la Chine en assumant le fardeau de la guerre atlantiste contre l’ascendant économique de la Russie. Le gouvernement de Mark Carney a affirmé de manière peu convaincante que la capitulation du Canada face aux exigences de Trump en matière de dépenses militaires – qui constituent la plus forte augmentation des dépenses d’armement de l’histoire du Canada – est en fait la preuve de l’engagement du Canada en faveur de la diversification de la sécurité, le réarmement canadien se déroulant sous l’égide de l’OTAN. Cependant, ceux qui connaissent l’histoire de l’OTAN comprennent que ce sont les États-Unis qui prennent les décisions au sein de l’alliance. Comme l’a fait remarquer Richard Nixon, l’OTAN est « le seul organisme collectif qui a jamais fonctionné » parce que « nous [les États-Unis] sommes aux commandes[32] ».

Sous Carney, le Canada rejoindra probablement le système nord-américain de défense antimissile de Trump, le « Golden Dome », qui coûtera 61 milliards de dollars aux Canadiens. Carney dépensera sans doute 19 milliards de dollars pour des avions de combat F-35 fabriqués aux États-Unis, dont les pièces de rechange seront détenues et contrôlées par le gouvernement américain[33]. Aucune de ces initiatives ne protégera la souveraineté canadienne. Elles soumettront encore davantage les impératifs militaires canadiens aux États-Unis.

Selon l’économiste marxiste Prabhat Patnaik, la vision de Trump d’un empire « America First » est une « stratégie de renaissance de l’impérialisme[34] ». Son administration impérialiste MAGA souhaite voir échouer la Chine, les BRICS et la majorité mondiale, afin que l’empire américain reste dominant à l’échelle mondiale, en maintenant un flux en constante expansion de superprofits sous forme de main-d’œuvre et de ressources naturelles provenant des économies périphériques. Malgré l’opinion publique anti-américaine au Canada et l’ouverture populaire à de nouvelles relations commerciales, le premier ministre Carney a choisi le renforcement impérialiste plutôt que la majorité mondiale, le militarisme lié aux États-Unis plutôt que la promesse de la multipolarité. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du Canada, ni pour la sécurité des populations du globe.

Les dangers du militarisme dans un contexte multipolaire

La riposte canadienne aux pressions économiques et aux menaces d’annexion de Trump – ou plutôt l’absence de riposte – est représentative de la complaisance de l’État capitaliste canadien, créée par des siècles de privilèges impérialistes. La faible réponse d’Ottawa au déclin des États-Unis a révélé la réalité suivante : l’establishment politique canadien n’est pas disposé à abandonner sa position privilégiée dans le statu quo de plus en plus obsolète du capitalisme impérialiste dirigé par les États-Unis. L’impérialisme capitaliste (d’abord britannique, puis américain) a enrichi l’économie canadienne, et plus particulièrement sa classe capitaliste coloniale, depuis les origines du pays jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, les changements inexorables de l’ordre mondial actuel ont révélé que la dépendance du Canada à l’égard de l’impérialisme américain était avant tout un problème en termes d’influence géopolitique et de moyens de subsistance matériels pour la plupart des Canadiens. Les capitalistes et les politiciens canadiens ont pris peu de mesures pour rapprocher le Canada de la majorité mondiale, malgré le désir du public de voir des changements audacieux et profonds dans les relations commerciales du Canada.

Pour notre pays, les dangers liés à la poursuite d’un militarisme aligné sur les États-Unis plutôt que d’une intégration souveraine dans un monde multipolaire sont nombreux. Si le gouvernement canadien ne parvient pas à le reconnaître, le Canada sombrera dans l’insignifiance à mesure que l’hégémonie américaine déclinera. Avec une classe dirigeante attachée au capitalisme et à l’atlantisme, un tel destin semble inévitable.


[1] Cité dans Rhianna Schmunk, “Trump says he would use ’economic force’ to join Canada with U.S.”, RCI, January 7, 2025, https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/2131198/trump-says-he-would-use-economic-force-to-join-canada-with-u-s

[2] Kelly Geraldine Malone, “Growing number of Canadians view the U.S. as a top threat, poll shows”, Global News, July 8, 2025, https://globalnews.ca/news/11280397/united-states-threat-canadians/

[3] Cité dans Sean Boynton, “U.S. Golden Dome among ‘options’ for Canada’s defence, Carney says”, Global News, May 21, 2025, https://globalnews.ca/news/11190806/carney-golden-dome-us-trump-security/

[4] Ben Norton, “BRICS expands to 56% of world population, 44% of global GDP: Vietnam joins as partner country”, Geopolitical Economy, July 4, 2025, https://geopoliticaleconomy.com/2025/07/04/brics-expansion-population-gdp-vietnam/

[5] Matthew Karnitschnig, “Europe’s economic apocalypse is now”, Politico, December 19, 2024, https://www.politico.eu/article/europe-economic-apocalypse/

[6] Abbas Qaidari, “How Mark Carney is turning military spending into a force for economic renewal”, Policy Options, June 19, 2025, https://policyoptions.irpp.org/magazines/june-2025/defence-spending-economy/

[7] Samir Amin, « Contemporary Imperialism », Monthly Review, 1er juillet 2015, https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/

[8] Tyler Shipley, professeur au Humber College, précise : « Le Canada était fondé sur la volonté d’établir un marché privé des biens fonciers et du travail, et de créer les conditions propices à l’accumulation de richesses capitalistes. Ainsi, comme tout État capitaliste colonial, le Canada a été conçu pour détruire les populations autochtones – par l’extermination, l’expulsion, l’assimilation ou toute autre méthode – et remplacer leurs sociétés par une société dominée par une poignée de capitalistes riches et par des lois et des institutions qui soutiennent une société capitaliste. » Voir Shipley, Canada in the World: Settler Capitalism and the Colonial Imagination (Winnipeg: Fernwood Publishing, 2020), 2.

[9] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built. As the latest one declines, so does our economy”, The Globe and Mail, August 25, 2023, https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-canada-benefits-from-a-world-order-that-empires-built-as-the-latest/

[10] Myers, History of Canadian Wealth (Chicago: Charles H. Kerr & Company, 1914), i-iii.

[11] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built”, The Globe and Mail.

[12] Jerome Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy,” in Empire’s Ally: Canada and the War in Afghanistan (Toronto: University of Toronto Press, 2013), edited by Klassen and Greg Albo, 12.

[13] Cité dans Stephen J. Randall, United States Foreign Oil Policy Since World War I (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2005), 266.

[14] Cité dans Schalk, “Canada’s Militarization and the End of U.S. Hegemony,” Monthly Review, September 6, 2024, https://mronline.org/2024/09/06/canadas-militarization-and-the-end-of-u-s-hegemony/

[15] Gordon, Imperialist Canada (Winnipeg : ARP Books, 2010), 305. Écrit en 2010, le livre de Gordon ne mentionne pas la destruction de la Libye par l’OTAN, dans laquelle le Canada a joué un rôle majeur.

[16] Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy”, 17, 30.

[17] Klassen, “Joining empire: Canadian foreign policy under Harper”, Canadian Dimension, October 7, 2015, https://canadiandimension.com/articles/view/joining-empire-canadian-foreign-policy-under-harper

[18] Gordon, “Canada in the Third World: The Political Economy of Intervention” in Empire’s Ally, 215.

[19] Gordon, “Canada in the Third World”, 216.

[20] Gordon, Imperialist Canada, 175.

[21] Il existe une littérature abondante sur ce sujet, notamment : Alain Denault and William Sacher, Imperial Canada Inc.: Legal Haven of Choice for the World’s Mining Industries (Vancouver: Talonbooks, 2012); Capitalism & Dispossession: Corporate Canada at Home & Abroad (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2022), edited by David P. Thomas and Veldon Coburn; Gordon, Imperialist Canada; Gordon and Jeffery R. Webber, Blood of Extraction: Canadian Imperialism in Latin America (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2016); Paula Butler, Colonial Extractions: Race and Canadian Mining in Contemporary Africa (Toronto: University of Toronto Press, 2015); Peter McFarlane, Northern Shadows: Canadians and Central America (Toronto: Between the Lines, 1989); Testimonio: Canadian Mining in the Aftermath of Genocides in Guatemala (Toronto: Between the Lines, 2021), edited by Catherine Nolin and Grahame Russell; Shipley, Canada in the World and Ottawa and Empire: Canada and the Military Coup in Honduras (Toronto: Between the Lines, 2017); Yves Engler, The Black Book of Canadian Foreign Policy (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2009) and Canada in Africa: 300 Years of Aid and Exploitation (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2015).

[22] Julian Borger, “Pentagon chief’s Russia remarks show shift in US’s declared aims in Ukraine”, The Guardian, April 25, 2022, https://www.theguardian.com/world/2022/apr/25/russia-weakedend-lloyd-austin-ukraine

[23] “China emerging as top customer for Canadian oil shipped via Trans Mountain Pipeline”, CBC, May 16, 2025, https://www.cbc.ca/news/business/china-canada-oil-trans-mountain-pipeline-1.7537530

[24] “Canada missing out on opportunities to build relationships with BRIC countries”, Canada NewsWire, January 11, 2008.

[25] MacDonald and Paltiel, “Middle power or muddling power?”

[26] Emerson Csorba, “Canada should get closer to the non-Western BRICS economic alliance”, The Globe and Mail, November 20, 2024, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-canada-should-get-closer-to-the-non-western-brics-economic-alliance/

[27] Julian Karaguesian and Robin Shaban, “Let’s free ourselves of the U.S. and forge closer ties with China”, The Globe and Mail, July 14, 2025, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-lets-free-ourselves-of-the-us-and-forge-closer-ties-with-china/?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter

[28] John Bellamy Foster, “The Trump Doctrine and the New MAGA Imperialism,” Monthly Review, June 2025, vol. 77 no. 2, 7, 16.

[29] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 2.

[30] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 9.

[31] Hegseth, “Opening Remarks by Secretary of Defense Pete Hegseth at Ukraine Defense Contact Group”, Brussels, February 12, 2025, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/article/4064113/opening-remarks-by-secretary-of-defense-pete-hegseth-at-ukraine-defense-contact/

[32] Schalk, “Carney’s military buildup benefits the US, not Canada”, Canadian Dimension, June 13, 2025, https://canadiandimension.com/articles/view/carneys-military-buildup-benefits-the-us-not-canada

[33] Kevin Maimann, “Donald Trump says Golden Dome would cost Canada $61 billion US”, CBC, May 27, 2025, https://www.cbc.ca/news/politics/golden-dome-61-billion-1.7545414 ; David Pugliese, “Spare parts for Canada’s F-35 fleet will be controlled by the U.S.”, Ottawa Citizen, May 5, 2025, https://ottawacitizen.com/public-service/defence-watch/f-35-fighter-jet-spare-parts-u-s-canada

[34] Cité dans : Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 3.

Illustration abstracte de deux oiseaux stylisés au premier plan, entourés de motifs de petits oiseaux en arrière-plan sur un fond vert, évoquant la nature et la faune.

Marxisme et écologie : notes pour un programme de réflexion

18 septembre, par Archives Révolutionnaires
La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa (…)

La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa politique économique nationale sur celle du plus gros poisson de la chaîne impérialiste mondiale : les États-Unis. Si Trump recule en bloc sur les accords de Paris, la preuve est faite : nous devons faire de même. Alors qu’elle cherchait jadis à apparaître sous son jour le plus « vert », la bourgeoisie canadienne se recentre sur ses vieilles priorités : la compétitivité, le flux des capitaux, en un mot, la croissance capitaliste.

Ce texte s’inscrit dans ce moment politique. Il rappelle que l’écologie peut et doit continuer à être l’un des ciments des luttes populaires. L’auteur défend que l’écologie marxiste devient un champ de débats à investir pour revitaliser ces luttes, en plus de fournir une réflexion stratégique et des pistes d’action. C’est son grand mérite que d’offrir une synthèse générale des principales discussions théoriques sur l’éco-marxisme, tout en les articulant au contexte québécois.

Par D.R. (été 2025)

Au moment d’écrire ces lignes, l’alliance des Premières Nations MAMO[1], composée de chefs héréditaires et gardiens du territoire Atikamekws, Innus et Abénakis bloquent plusieurs routes et chantiers forestiers. Des appels à la solidarité et au soutien se partagent dans les réseaux progressistes[2]. Pendant ce temps, celui des vacances de la construction, les VR fusent sur la 40 et la 20, sur la 132 et la 138, les quartiers de lime se font enfoncer dans les longs goulots des coronas lights tenus par les amis de la famille assis sur leurs chaises de camping, et on entend les gens regretter l’époque où on pouvait goûter sans tracas la légèreté de l’émission estivale Sucré Salé. Les gardiens du territoire autochtones dans les mouches à chevreuil et les machineries à l’arrêt, les classes populaires qui recherchent à goûter enfin un moment de détente qui rompt avec le quotidien : deux solitudes au fond de l’été.

Les Atikamekws, Innus et Abénakis ne sont pas pour autant les seuls à lutter, mettant leurs corps et leurs existences légales en jeu, pour la protection du territoire – qu’on ne saurait plus simplement nommer aujourd’hui « québécois » l’esprit tranquille. Les raisons ne manquent effectivement pas. Les dernières années de l’épisode caquiste, qui semble bientôt tirer à sa fin, aura été le théâtre de nombreux affronts lancés aux milieux sociaux et naturels du Québec. Le projet de loi 97, déposé en avril 2025, qui pourrait céder sans consultations adéquates le tiers des forêts québécoises aux extractivistes forestiers et qui a provoqué la mobilisation de MAMO, n’est que la plus récente attaque. Rappelons que le projet de loi 69, actuellement en révision parlementaire jusqu’en septembre 2025, compte libéraliser le secteur de l’énergie au Québec, mettant ainsi à mal le monopole déjà fissuré d’Hydro-Québec, et ce, au nom de la lutte « efficace » contre les changements climatiques et la croissance économique « verte ». Pensons en outre au projet de loi 81 qui vise à permettre à l’exécutif d’autoriser des « travaux préalables » pour des projets extractifs avant l’évaluation environnementale du BAPE, dans le but d’entraîner des économies pour les (amis des) entreprises. Les simples noms de Stablex, Northvolt, TES Canada, Fitzgibbon et ses « blocs d’électricité » à lui, suffisent pour évoquer l’essentiel : l’odeur âcre de dépossession qui flotte dans l’air, mêlée à la fumée des feux de forêt.

C’est dans ce contexte que le mouvement environnemental québécois est secoué de son sommeil pandémique et, obligé par les événements, qu’il a renoué avec la critique de la consanguinité nauséabonde entre capital, colonialisme et État. Car il est en effet difficile de ne pas voir dans le gouvernement de la CAQ l’ingénuité de ceux qui croient que de se faire le comité d’administration de la classe capitaliste est le meilleur moyen de garantir la place au soleil du peuple (blanc et francophone) québécois. Le rapport au territoire ne change pas, mais la justification, si, qui est dorénavant vertueuse : on le fait au nom de « la transition écologique ». Cette vision est largement technocentriste, axée sur l’enjeu carbone, néo-extractiviste, clientéliste et néolibérale. Élargissant la sphère du marché, l’État québécois intervient néanmoins de manière active afin de rendre le territoire québécois plus investissable, de rendre moins risquée la recherche de profitabilité sur ses étendues, et – le refrain – de le valoriser pour en distribuer les fruits sous forme de (quelques) emplois. Ainsi, la transition énergétique et/ou écologique s’est de plus en plus affirmée dans les dernières années comme le moyen de réaliser la chimère de la croissance verte, et – non accessoirement – de soigner le complexe atavique du « retard québécois », quoi qu’à la manière étroite du mononc’ appliquant, comme les plus hot que lui, la logique concurrentielle du « manger ou être mangé ». En un mot : Elvis Gratton en char électrique.

Les projets justifiés au nom de « la transition » prennent et risquent de prendre de plus en plus le devant de la scène écologique politique en tant que forces à affronter, théoriquement et pratiquement. Dans ce contexte, la question du rapport entre antagonismes de classe, capital, État, lutte et transition écologique est plus actuelle et urgente que jamais. C’est pour nous préparer à encaisser ce choc, qui a déjà commencé, que je propose de faire connaître l’éco-marxisme qui, à mes yeux, recèle la potentialité de contribuer à l’affûtage des armes théoriques et politiques des mouvements de résistance écologiques et socialistes québécois. Ainsi, le présent essai a pour objectif de faire connaître quelques aspects de la littérature éco-marxiste contemporaine et de révéler succinctement ces bénéfices pour regarder la conjoncture québécoise les yeux dans les yeux, et l’affronter. Un mot, toutefois, sur ma démarche.

Parlant de la tradition politique occidentale, Hannah Arendt aimait citer le mot de René Char, poète et résistant, selon lequel « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est qu’il appartiendrait à toute collectivité politique de s’approprier réflexivement, dans l’élément de l’action, les concepts hérités de liberté, d’égalité, de politique, d’action et ainsi de suite. Or, une des spécificités de la tradition marxiste est qu’elle a précisément longtemps été, au contraire, précédée d’un testament – d’ailleurs assez contraignant – sous la forme de la doctrine soviétique, des lignes de partis et autres orthodoxies institutionnalisées. Cela est lié à la finalité pratique de la théorie marxiste, et à tout un tas de contingences historiques et politiques. Néanmoins, le fait est que donner réellement vie à l’héritage marxiste exige – là est la porte étroite que je tenterai d’emprunter ici – de s’inspirer sans imiter le geste de tous les marxistes nous ayant précédés, et de conserver un esprit de liberté par rapport à la lettre marxienne et engelsienne.

C’est pourquoi ce court essai ne prendra pas la forme d’une énième démonstration du fait que le « isme » du marxisme tombe effectivement, essentiellement ou objectivement, sous le « isme » de l’écologisme. À mes yeux, il s’agit d’une question qui a fait couler trop d’encre, et pour somme toute peu de résultats qui importent réellement d’un point de vue politique[3]. Ces débats servent d’excellents prétextes pour justifier la rédaction d’articles académiques, mais en tant que débats qui ont souvent simultanément des aspirations analytiques, politiques et stratégiques, ils ne sont pas sans lien avec la dynamique factionnaire commune dans les mouvements de gauche. En plus de laisser place, en somme, à de sempiternelles discussions historiographiques et exégétiques d’ordre essentiellement herméneutique, qui peuvent par ailleurs avoir leur pertinence dans certains contextes spécifiques, ils mènent la plupart du temps à des combats ringards d’hommes de paille qui nous font oublier l’essentiel. Que pendant qu’on s’arrache les cheveux à essayer de (se) convaincre du caractère vert de la pensée du vieux Marx ou du véritable sens du concept de dialectique, nous sommes en réalité seuls au milieu d’un champ ayant été délaissé depuis longtemps par les gens qui cherchent des ressources théoriques utiles pour penser leur action, et que nos discussions font l’effet d’un épouvantail pour ceux et celles qui se demandent « quoi faire » et qui tentent de trouver la clé de la synthèse rouge-verte tant espérée. Mon point : elle ne se trouve pas clé en main dans une note de bas de page du Capital.

C’est pourquoi j’aborderai ici l’éco-marxisme comme un champ de recherche, comme un champ de problématiques ouvert, caractérisé par une sensibilité pour certains types de problèmes et unifié par une communauté d’hypothèses de travail – et non comme une doctrine plus ou moins dogmatique condamnée à se répéter inlassablement. Ainsi, l’enjeu est pour moi de montrer que l’éco-marxisme pose les bonnes questions, sans avoir toutes les réponses, de dégager les champs d’enquête qu’elles ouvrent et, au passage d’en tirer quelques enseignements pertinents pour l’intelligence de notre conjoncture et des luttes actuelles.

Illustration abstracte de deux oiseaux stylisés au premier plan, entourés de motifs de petits oiseaux en arrière-plan sur un fond vert, évoquant la nature et la faune.

L’approche matérialiste historique de l’écologie

J’aimerais d’abord aborder le type de posture critique et politique qu’implique l’éco-marxisme, qu’on pourrait aussi appeler l’écologie matérialiste historique. Car en effet, la première hypothèse de travail de l’éco-marxisme est celle du matérialisme historique, à savoir que ce qui doit être premier dans notre conception du rapport nature-société, c’est le travail concret et matériel de reproduction de la vie humaine par lequel celle-ci, en modifiant les conditions biophysiques (la « nature ») dont elle dépend toujours, s’assure une durabilité et, en même temps, transforme ses structures sociales. Beaucoup d’efforts ont été consacrés pour déterminer si cette conception du rapport nature-société est dualiste ou non, le dualisme moderne étant généralement associé par les critiques de la modernité occidentale à une foule de rapports hiérarchiques structurant les processus de naturalisation de la domination sociale[4].

Qu’on me permette d’enjamber ces débats assez techniques pour signaler simplement que l’approche matérialiste historique a, selon moi, le bénéfice, d’un côté, de faire théoriquement droit au rapport de dépendance indépassable (le moment « matérialiste »), quoique hautement modifiable suivant les transformations des structures sociales (le moment « historique »), que les sociétés humaines entretiennent avec la nature, dont elles font évidemment partie. De l’autre côté, cette approche révèle que la distinction analytique entre société et nature est nécessaire afin d’analyser, mais surtout de critiquer, la manière dont certaines structures sociales (telles que le « capitalisme industriel ») transforment la nature de manière plus délétère que d’autres. Après tout, il faut bien être capable d’isoler non seulement la responsabilité humaine indéniable dans les bouleversements écologiques actuels, mais, plus encore, de pointer du doigt les structures de classe, de genre et de racialisation qui rendent certains types de société, certains groupes et certains individus plus responsables que d’autres de cet état de fait. C’est d’ailleurs pourquoi le concept d’anthropocène n’est pas en soi inutile, mais que celui de capitalocène est sans doute meilleur d’un point de vue critique. C’est aussi pourquoi l’éco-marxisme est évidemment une théorie anticapitaliste et révolutionnaire, étant fondée sur l’étude de contradictions indépassables, bien que pouvant être différées[5], entre rapports de production, forme de vie et croissance capitaliste, d’un côté, et conditions biophysiques, de l’autre.

Ces remarques conceptuelles ne sont pas sans conséquences pour la théorie ni pour les dimensions éthiques et politiques des luttes en cours au Québec. Elle permet d’abord de faire droit à deux grands slogans des luttes écologiques, qu’il faut savoir tenir ensemble. D’un côté, le « nous sommes la nature qui se défend » souvent entendu dans les manifestations écologistes, qui signale la relationalité fondamentale qui relie les humains à leurs conditions biophysiques et qui montre que défendre la nature, c’est défendre les humains. De l’autre côté, « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage » qui signale que cette relationalité est un lieu de luttes et de rapports de force, que certains types de relations à la nature sont préférables à d’autres, et qu’une élite doit être tenue responsable pour le désastre écologique et social contemporain.

Ensuite, ce point de départ matérialiste implique, fort pragmatiquement, que nos pratiques de reproduction de nos vies, nos pratiques de subsistance, délimitent les visions du monde que nous sommes susceptibles d’adopter durablement et profondément – plus longtemps qu’une fin de semaine au chalet. Un·e montréalais·e dont la subsistance dépend presque entièrement de l’expérience aliénante du salariat et de l’existence d’un marché de biens et services, qui est matériellement coupé des conditions écologiques permettant la production (une fois passée dans les dédales de la techno-masse industrielle moderne) de son alimentation, peut difficilement être animiste. Il s’agit du fondement de la théorie matérialiste qui exige de la pensée critique et stratégique un peu de pragmatisme. Il est peut-être vain, et même contre-productif et offensant dans certains cas, pour un·e franco-québécois·e appartenant à la majorité allochtone et vivant dans les centres urbains de la vallée du Saint-Laurent, de singer l’animisme dans ses pratiques de luttes, dans ses discours à teneur politiques ou dans ses efforts de mobilisation. À ce titre, il appartient à tous et toutes d’être honnêtes avec soi-même.

Par ailleurs, loin de moi la volonté d’accuser unilatéralement le mouvement environnementaliste québécois de « singer l’animisme », ni de discréditer la nécessaire solidarité que nous devons entretenir avec les luttes autochtones, ni d’ignorer le fait que les blancs aient énormément à apprendre des cultures, traditions et pratiques de luttes autochtones, ni de me prononcer sur la validité des visions du monde occidentales et/ou autochtones. Mon seul point est de dire que si l’imagination politique est certainement une partie intégrante de la réflexion et de l’action écologiste et socialiste, et que s’il est vrai que les visions du monde autochtones inspirent objectivement un grand nombre de personnes et groupes en luttes, tout comme les luttes autochtones font souvent office de flambeaux dans la nuit pour ceux qui rêvent d’un monde plus juste ; malgré tout cela, il subsiste le fait qu’il est mal avisé de baser un discours de transformation écologiste et socialiste sur « l’indigénisation » des masses blanches. Ce discours stratégique a pris racine dans plusieurs milieux militants, souvent universitaires. Or, les vents de face sont simplement trop forts. C’est un enseignement essentiel de ce que j’appelle l’éco-marxisme.

N’en déplaise à plusieurs, le vieux débat « matérialisme versus idéalisme » refait ici surface, dans la réflexion stratégique rouge-verte. L’argument de l’éco-marxisme est que la posture matérialiste a l’avantage de souligner, simplement, qu’il faut sortir de la problématisation de l’enjeu écologique comme une interrogation sur la posture morale qu’il faudrait adopter, de quelle vision du monde est la plus écologique, comme si la volonté morale pouvait émanciper le sujet politique de ses conditions matérielles sociales, comme si on pouvait tout simplement choisir, grâce à une parfaite liberté d’airain, les valeurs qui nous animent, et par effet de contamination, se faire les passeurs de la vertu pour convertir les récalcitrants. On perçoit ici un réflexe de consommateur de l’action et d’une conception libérale des processus de transformation sociale.

L’hypothèse des éco-marxistes est qu’il faut plutôt reposer le problème à partir de celui des conditions matérielles d’existence, de l’exploitation et de l’aliénation dans l’organisation du travail concret[6]. On ne saurait penser les conditions d’émergence de sensibilités et de visions du monde plus « écologiques », qui devront effectivement voir le jour, notamment chez les Québécois·es urbanisé·es, sans s’attaquer frontalement à la question des conditions de subsistance et réussir à montrer que les conditions de vie, qui sont si malmenées depuis la contre-révolution néolibérale, sont en grande partie déterminées par des facteurs écologiques, par le métabolisme de nos sociétés et donc par la santé des écosystèmes. Bref, comme souvent, les problèmes théoriques, abstraits et moraux, se résolvent dans la pratique : ici, dans celle visant à transformer l’organisation concrète de la reproduction de la vie. C’est peut-être un des chemins qu’on peut emprunter pour montrer en quoi les luttes anticapitalistes et les initiatives de reconfiguration des rapports de subsistance concrets au territoire peuvent être qualifiées d’écologistes.

Travail et écologie

La question du travail et des conditions de vie est donc centrale pour les penseurs éco-marxistes, autant théoriquement que stratégiquement. Nombre de celles-ci pourraient être interprétées comme des extensions et des applications contemporaines de la thèse séminale de Marx selon laquelle le procès de production capitaliste dégrade tout autant le travailleur que la terre[7], les deux phénomènes étant les deux faces d’une même médaille, deux regards sur le même phénomène. On pourrait ainsi dire que la littérature éco-marxiste se caractérise par la volonté de tenir ensemble ces deux enquêtes qui n’en font finalement qu’une seule.

La position éco-marxiste se démarque d’un point de vue théorique, celui de l’étude des causes présidant à la catastrophe écologique qu’on connaît aujourd’hui, mais aussi d’un point de vue stratégique, celui de savoir par quel bout doit être prise la question d’échafauder un projet écologique populaire. Le pari est qu’on gagne à prendre ces problèmes à partir « du point de la production », où est concentrée le pouvoir de créer des chemins de dépendances aux conséquences écologiques dévastatrices (investir dans un oléoduc), le pouvoir de se doter d’une demande pour des biens et services écologiquement désastreux au point de consommation, bref de contrôler l’économie. La posture éco-marxiste prend le contre-pied analytique et stratégique de la position libérale dominante qui consiste à inonder d’une lumière accusatrice et moralisante le consommateur individuel et à lever les yeux sur le rapport capital-travail. Or, c’est lui qui oriente le plus, dans la production et la reproduction sociale, dans la sphère du travail (payé ou non) et dans les modalités du salariat (ou du chômage), la conception du monde plus ou moins verte ou rouge que les gens sont susceptibles de manifester. On pourrait même dire que leur qualité de vie reste et sera toujours le facteur déterminant dans la mobilisation écologiste des classes moyennes et populaires, et ce, à une échelle mondiale[8]. Lier la question des conditions de vie concrètes, de la misère et de la précarisation, avec celle des conditions écologiques, est la tâche la plus importante, mais aussi la plus difficile, que se donne le programme éco-marxiste.

Corollairement, il semble stratégiquement essentiel de donner une voix, de reconnaître et de rendre visible la misère du Nord pour rendre audible dans les cafés de quartiers populaires, dans les gaz-bars et les poutineries, la douleur du Sud. On ne peut pas niveler les rapports de classe dans le Nord et opposer en bloc le Nord et le Sud, comme si tous les Québécois·es, par exemple, étaient responsables de la même manière des injustices environnementales accablant les régions pillées et exploitées du globe[9]. Il en va de la possibilité même de rendre plausible, convaincant et simplement possible un environnementalisme des classes travaillantes.

Peinture abstraite représentant un tracteur sur un fond aux couleurs vives et texturées, évoquant la ruralité et l'exploitation agricole.

Capital et énergie

Un des dadas de la littérature éco-marxiste est son investigation des liens de dépendance structurelle entre le capitalisme et sa base énergétique. Tandis que l’histoire de l’analyse de la spatio-temporalité du capitalisme industriel est depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les géographes marxistes, commençant avec l’œuvre titanesque de David Harvey[10], poursuivie par des figures telles que Neil Smith, Noel Castree, ou Matt Huber, la question du rapport entre capitalisme et énergie a progressivement pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure des diverses vagues de greenwashing ayant accompagné les diverses annonces de « transition énergétique ». À ce niveau, un pan du travail éco-marxiste a été et continue d’être l’investigation du rapport historique, actuel et à venir entre les énergies fossiles et le capitalisme comme mode de production et de forme de vie. À ce niveau, la spécificité de l’éco-marxisme est, encore une fois, de localiser son point de départ analytique dans les rapports de production et de propriété changeant selon les époques et les contextes. Tout rapport de production ne s’harmonise pas arbitrairement avec n’importe quelle source énergétique. La proposition fondamentale de l’éco-marxisme est que les rapports de production et les rapports sociaux capitalistes, basés sur la privatisation des moyens de travail et la médiatisation de la reproduction de la vie par un marché relativement compétitif, ont trouvé leur base énergétique adéquate, permettant à ceux-ci de prendre une dimension véritablement globale, dans les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz)[11]. Celles-ci ont en effet l’avantage (aux yeux du capital) d’être stockables et donc accumulables et contrôlables, transportables, énergétiquement denses et polyvalentes, conférant une mobilité spatiale et une élasticité temporelle aux processus matériels de métamorphose du capital.

Un autre champ d’enquête, plus récent encore, consiste en la théorisation du soi-disant « capitalisme vert » qui serait basé non plus sur les énergies fossiles, mais sur les énergies renouvelables qui ont évidemment un tout autre profil spatio-temporel, étant généralement moins denses, polyvalentes et stockables (à l’exception de l’hydroélectricité), que le charbon ou le pétrole. La question en débat est de savoir si un capitalisme basé sur des énergies renouvelables serait même possible et, si oui, avec quelles transformations sociales, politiques et économiques, étant donné que les énergies fossiles ne fournissent pas seulement la base énergétique de nos sociétés industrielles avancées, mais aussi une grande part de sa base matérielle (le plastique) et alimentaire (les fertilisants synthétiques)[12].

Ces deux grandes questions sont traitées par les éco-marxistes en termes théoriques généraux, mais sont aussi mises en contexte. La question du capitalisme fossile et celle du capitalisme vert ne se posent évidemment pas de la même manière au Québec qu’au Qatar. De même que la grande œuvre d’Andreas Malm sur l’émergence du capitalisme fossile en Angleterre pendant la révolution industrielle n’a pas de validité universelle. Beaucoup reste à faire au niveau de la contextualisation et de l’historicisation du rapport entre relations de production et relations sociales capitalistes, et la possibilité de les harmoniser à des énergies renouvelables.

Lutte des classes et transition

Il est beaucoup plus facile de célébrer ou de déplorer vocalement la lutte des classes, dépendant du côté où on se situe, que de l’analyser. C’est sans doute encore plus vrai quand il s’agit d’opérationnaliser une analyse de classe marxiste avec les enjeux socio-environnementaux soulevés par les efforts (authentiques ou hypocrites) de transition hors du capitalisme fossile[13]. Pourtant, il est d’une importance cruciale, là est la conviction de tout éco-marxiste, de fournir une analyse de classe de la transition énergétique qui rompt avec la conceptualisation dominante, techno-centrée, ingénue et power-blind. Celle-ci pourrait presque se résumer de la manière suivante : attendre que les capitalistes développent lentement des technologies vertes moins dispendieuses, que les consommateurs d’énergie vont alors acheter mécaniquement, à la recherche d’intrants énergétiques au plus bas coût, le processus parrainé par un État maniant à l’égard des capitalistes fossiles la carotte plutôt que le bâton[14]. Or, contrairement à cette recette pour un désastre, il s’agit de prendre acte avec les éco-marxistes, encore une fois, de l’enracinement des forces productives dépendantes des énergies fossiles dans les rapports de production et de propriété dont la configuration étatique et capitaliste varie selon les contextes.

Contextualiser cette question force les éco-marxistes, avec beaucoup de gains en concrétude et en force de persuasion, à développer une théorie sociopolitique de l’hégémonisation des intérêts de classe liés aux secteurs fossiles et à leur conversion ou leur diversification dans les secteurs renouvelables. À ce sujet, l’empreinte d’Antonio Gramsci est partout, comme celle de Nikos Poulantzas. Les théories de l’hégémonie et de l’État marxistes permettent dans ce contexte de comprendre comment les intérêts de classe sont négociés dans les diverses alcôves des appareils d’État et dans la société civile, comment ils font l’objet de processus de légitimation discursifs menant à la construction et au maintien constant d’un certain « sens commun » anti-écologique ou fondamentalement inoffensif, et comment ils sont affrontés par diverses forces contre-hégémoniques[15].

À mes yeux, c’est ici qu’il y a le plus à faire, notamment au Québec, qui a la particularité de ne pas avoir de bloc hégémonique fossile domestique extrêmement puissant, ce qui ouvre la porte à l’hégémonisation d’un programme de croissance verte plus affirmé. Celui-ci doit néanmoins toujours composer avec les pressions du bloc fossile de l’Ouest canadien tout en réussissant à rendre crédible le mariage d’intérêts entre le projet local de croissance verte et celui des divers vautours internationaux à la recherche d’intrants permettant de verdir leurs industries – hydroélectricité, terres abordables et eau douce. Il est difficile de comprendre les luttes écologiques politiques actuelles et celles à venir au Québec sans avoir l’esprit lucide par rapport à la question du rapport non accidentel entre les luttes des classes domestiques et globales, l’agenda québécois pour la croissance verte, la démonopolisation d’Hydro-Québec, les attaques sur la souveraineté territoriale autochtone, la marchandisation encouragée par l’État caquiste de biens communs écologiques, la légitimation verte de l’extractivisme et j’en passe. Voilà l’hypothèse de travail que propose, sans détours, l’éco-marxiste face à la conjoncture québécoise : la lutte des classes est la clé de compréhension permettant de connecter tous les points. Mais, encore une fois, beaucoup reste à faire à ce niveau : il s’agit maintenant de se mettre au travail.


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[1] L’alliance des Premières Nations MAMO a été créée à la suite d’une assemblée tenue à La Tuque le 11 avril 2025 pour faire face à la surexploitation de leurs terres ancestrales par les entreprises minières, forestières et énergétiques qui menacent leurs traditions et coutumes ancestrales. « Mamo » en Nehiromowin (langue des Atikamekw) et « mamu » en Innuaimun (langue des Innuat) signifient « ensemble ». Voir en lige :

https://www.facebook.com/people/Premi%C3%A8re-Nation-MAMO-MAMU-First-Nation/61576252172060/?_rdr

[2] Pour contribuer : https://gardiensduterritoire.com/

[3] Entre autres, on a reproché à la tradition marxiste d’être anthropocentrique, prométhéenne, de ne pas prendre en compte les limites naturelles, de concevoir la nature de manière instrumentale, d’échouer à incorporer des valeurs authentiquement écologiques dans son armature normative, de dénigrer la vie paysanne et j’en passe – ce à quoi les marxologues éco-socialistes ont répondu point par point. Pour ceux et celles que ça intéresse, voir pour commencer John Bellamy Foster et Paul Burkett, Marx and the Earth: An Anti-Critique (Leiden : Brill, 2016).

[4] Pour des discussions serrées de ces enjeux, voir Kate Soper, What is Nature?: Culture, Politics and the Non-Human (Oxford ; Cambridge, Mass : Wiley-Blackwell, 1995); Andreas Malm, The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World (London ; New York : Verso, 2018); Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism, nouvelle édition (Cambridge ; New York, NY : Cambridge University Press, 2023).

[5] Sur la question du déplacement des coûts sociaux et environnementaux du capitalisme, par exemple dans le contexte de la transition énergétique, voir Christos Zografos et Paul Robbins. « Green Sacrifice Zones, or Why a Green New Deal Cannot Ignore the Cost Shifts of Just Transitions », One Earth 3, no 5 (20 novembre 2020) : 543‑46. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.012; Miriam Lang, Mary Ann Manahan, et Breno Bringel, The Geopolitics of Green Colonialism Global Justice and Eco-social Transitions (London : Pluto Press, 2024); Andreas Roos et Alf Hornborg. « Technology as Capital: Challenging the Illusion of the Green Machine », Capitalism Nature Socialism 35, no 2 (2 avril 2024) : 75‑95. https://doi.org/10.1080/10455752.2024.2332218.

[6] C’est une intuition qui fonde par exemple la proposition stratégique suivante, qui a en outre ses propres problèmes : Matthew T. Huber, Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (London ; New York : Verso, 2022).

[7] Karl Marx, Le Capital, Volume I (Paris : Éditions sociales, 2022), 484.

[8] Évidemment, l’hétérogénéité des expériences est ici immense et suit les lignes de pouvoir impérialistes, coloniales et de genre, entre autres. Voir là-dessus les classiques Maria Mies, Patriarchy and Accumulation On A World Scale: Women in the International Division of Labour (London : Palgrave Macmillan, 1998); Ariel Salleh, Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern (London ; New York : Zed Books, 1997).

[9] Pour une discussion de ces enjeux, voir Ulrich Brand et Markus Wissen, The Imperial Mode of Living: Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism (London ; New York : Verso, 2021).

[10] David Harvey, The Limits to Capital, nouvelle édition (Oxford : Basil Blackwell, 1984).

[11] Andreas Malm, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Illustré édition (London : Verso, 2016); Matthew T. Huber, Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital, Illustré édition (Minneapolis : Univ Of Minnesota Press, 2013); Adam Hanieh, Crude Capitalism: Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market (London New York : Verso, 2024); William K. Carroll, Refusing Ecocide: From Fossil Capitalism to a Liveable World (London : Routledge, 2025).

[12] Voir Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet (London ; New York : Verso, 2024); Hanieh, Crude Capitalism, 135 et ss.

[13] Un excellent état de la question : Murat Arsel. « Climate change and class conflict in the Anthropocene: sink or swim together? », The Journal of Peasant Studies 50, no 1 (2 janvier 2023) : 67‑95.

https://doi.org/10.1080/03066150.2022.2113390.

[14] Pour une déconstruction chirurgicale de ce narratif, voir Christophers, The Price is Wrong.

[15] Dans le contexte du Canada, voir par exemple Carroll, William K., dir., Regime of Obstruction: How Corporate Power Blocks Energy Democracy (Edmonton, AB : Athabasca University Press, 2021).

Une couverture de journal intitulée 'le travailleur', publiée par le Comité d'Action Politique de Saint-Jacques en novembre 1971, abordant des sujets comme les grèves, le chômage et les préoccupations des ouvriers.

EN LUTTE !, les chemins d’une organisation communiste

8 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les (…)

Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les luttes ouvrières se multiplient afin de défendre les acquis sociaux et économiques pour le plus grand nombre. En concomitance, on voit un regain des mouvements communistes qui s’appuient désormais sur la révolution chinoise pour envisager des lendemains qui chantent. Au Québec, Charles Gagnon (ancien dirigeant du FLQ) lance l’organisation EN LUTTE ! Durant une décennie, elle incarne l’engagement communiste et le dévouement à la cause du peuple.

Par Alexis Lafleur-Paiement [1]

Le Québec des années 1960 est marqué par des transformations profondes, notamment impulsées par le gouvernement libéral de Jean Lesage (1960-1966). Celles-ci incluent la déconfessionnalisation des écoles et du secteur de la santé, la nationalisation de l’électricité (1962) et la création de sociétés d’État, ainsi que le soutien à l’entrepreneuriat québécois. Mais ces mesures sont insuffisantes aux yeux d’une partie de la jeunesse qui affirme : « Nous luttons pour un État libre, laïque et socialiste. »[2] Dans le même sens, l’équipe de la revue Révolution québécoise (1964-1965) tente de concilier le marxisme et la lutte pour l’indépendance, avant que ses animateurs Pierre Vallières et Charles Gagnon se joignent au Front de libération du Québec (FLQ) pour y mener des actions armées. La période est marquée par une escalade de la violence qui conduit des attentats à la bombe à l’enlèvement de deux dignitaires par le FLQ en octobre 1970. Dans ces circonstances, le gouvernement du Canada réagit avec une intensité inattendue. La Loi sur les mesures de guerre est proclamée, le Québec est occupé par l’armée, et plus de 500 arrestations et de 3000 perquisitions sans mandat sont réalisées. La gauche québécoise sort de l’épisode grandement affaiblie.

Après le retrait des troupes canadiennes, les militant·es s’interrogent sur la voie qu’il faut prendre pour relancer la contestation. D’un côté, on rejette assez largement l’activisme et le terrorisme des années 1960 qui n’ont pas su déboucher sur la révolution, entraînant plutôt une répression brutale. D’un autre côté, la conviction qu’il est nécessaire de s’organiser à large échelle et de se doter de structures résilientes pour faire face aux aléas de la vie politique s’impose globalement. Plusieurs personnes choisissent d’investir le Parti québécois (PQ) ou les centrales syndicales, alors que d’autres préconisent la création d’une organisation révolutionnaire autonome. C’est l’idée qu’expriment les membres du Comité d’action politique de Saint-Jacques dans la brochure Pour l’organisation politique des travailleurs québécois (1971) ou encore le groupe Vaincre (1971-1972) qui publie un journal éponyme. À l’été 1972, quatre militant·es issu·es de ces deux réseaux s’associent pour rédiger un document d’unité qui est publié sous le titre Pour le parti prolétarien[3]. Le même groupe forme l’Équipe du Journal (ÉdJ) afin de produire un périodique révolutionnaire qui pourra servir de base pour la création d’une organisation.

Construire une organisation révolutionnaire

L’année 1973 est consacrée à la rencontre avec une multitude de groupes pour trouver des terrains d’entente, au lancement du journal EN LUTTE ! et à la mise sur pied du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO). L’Équipe du Journal adopte une position marxiste-léniniste qui s’appuie sur les théories de Marx, Lénine et Mao dans l’objectif de créer un parti révolutionnaire, de se lier avec la classe ouvrière et de diriger un mouvement capable d’instaurer le socialisme. Pour ce faire, le groupe priorise la réflexion et la diffusion idéologique, d’où la centralité du journal dans son travail. Il valorise aussi la solidarité avec les travailleur·euses revendicatif·ves ou en grève qui peuvent se montrer intéressé·es par les idées progressistes. À travers ces activités intellectuelles ou plus directement militantes, l’objectif est de rassembler une masse critique de personnes autour d’un projet révolutionnaire et de constituer un mouvement qui poursuivra le combat politique à une autre échelle. Ce but est atteint à l’automne 1974, lors du 1er Congrès du groupe EN LUTTE ! qui se constitue formellement en tant qu’organisation avec des statuts et un programme. Bien que le groupe ne rassemble qu’une soixantaine de membres, il peut compter sur leur implication dans diverses initiatives communautaires (cliniques, garderies et comptoirs alimentaires) pour approfondir ses liens avec les classes populaires. Le soutien aux grévistes qui luttent contre des multinationales à la United Aircraft (Longueuil, 1974-1975) ou à l’INCO (Sudbury, 1978-1979) permet de lier ces combats spécifiques au problème général de l’impérialisme.

Dans les années suivantes, EN LUTTE ! se consacre à plusieurs batailles. Il dénonce le Parti québécois qui, malgré son soi-disant « préjugé favorable aux travailleurs », soutient les intérêts de la bourgeoisie francophone. L’organisation marxiste rappelle aussi que « les syndicats sont en passe d’être intégrés à l’appareil d’État et d’en être réduits au statut d’organismes chargés d’appliquer les lois de l’État bourgeois, les lois passées dans les intérêts du Capital »[4]. Ces manœuvres visent à démontrer que les intérêts des travailleur·euses ne peuvent être défendus adéquatement que par une organisation faite par et pour les travailleur·euses eux-mêmes, dans le but d’instaurer le socialisme, c’est-à-dire un système où les moyens de production appartiennent en commun à l’ensemble des salarié·es. C’est ce que tente d’expliquer le journal d’EN LUTTE ! en montrant que les conflits de travail sont des symptômes d’un problème plus grave : le régime capitaliste lui-même, basé sur l’exploitation de l’humain par l’humain. Le message est bien reçu puisque l’organisation grandit pour atteindre environ 400 membres en 1979, répartis partout au Canada, sans compter plusieurs centaines de sympathisant·es. À la même époque, l’organisation gère des librairies à Vancouver, Toronto, Montréal et Québec, ainsi qu’une imprimerie. Enfin, son journal tire à plus de 6600 exemplaires par semaine[5].

Défis et ruptures

Pourtant, avec le début des années 1980, l’organisation EN LUTTE ! fait face à plusieurs défis. D’abord, sa position « d’annulation » du vote lors du référendum sur la souveraineté du Québec (mai 1980) a été accueillie assez défavorablement. Ensuite, différents groupes se sentent mal représentés dans l’organisation, notamment les personnes homosexuelles, les femmes et les ouvriers manuels qui forment des caucus pour exposer leurs récriminations. Des facteurs externes nuisent aussi au mouvement, dont la libéralisation de la Chine (qui semble confirmer l’échec du maoïsme), la répression policière qui cible les marxistes et l’imposition progressive de la chape de plomb néolibérale sur l’ensemble de la société. Malgré des discussions soutenues et l’appel à un congrès ouvert en mai 1982, le groupe n’arrive pas à surmonter les tensions internes et les pressions externes. Le 4e Congrès vote l’auto-dissolution à 187 voix contre 25, et 12 abstentions[6].

Bien que certain·es tentent de poursuivre l’expérience marxiste dans les années 1980, ce courant, à l’image des autres tendances de gauche, est alors anémique. Cette traversée du désert a contribué à obscurcir la mémoire d’EN LUTTE !, sans compter les invectives anti-marxistes de la droite qui continuent de l’accabler. Malgré tout, son expérience et celles des autres groupes révolutionnaires des années 1970 demeurent pertinentes, particulièrement à notre époque où la gauche peine à s’organiser. Il semble que les progressistes soient aujourd’hui coincés entre l’action parlementaire, le syndicalisme institutionnel et l’activisme à la pièce. Pourtant, le capitalisme frappe de plus en plus durement et risque même de nous exterminer collectivement en entretenant la crise écologique. Dans cette situation, ne faut-il pas repenser notre action et envisager sérieusement la création d’une organisation révolutionnaire solide et durable ? Bien sûr, EN LUTTE ! et les autres groupes marxistes-léninistes n’offrent pas de recette pour la révolution, mais « ils ont cherché une voie pour s’attaquer à cet ordre établi, pour l’affaiblir et finalement l’abolir »[7]. Un tel horizon peut encore nous inspirer en vue de l’instauration d’une société égalitaire.


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 102, hiver 2025 (p. 12–13)

[2] « Présentation », Parti pris, no 1 (octobre 1963), page 4.

[3] La brochure est signée en nom propre par Charles Gagnon qui en est le principal rédacteur.

[4] GAGNON, Charles. Qui manipule les syndicats ?, Montréal, EN LUTTE !, 1979, page 9.

[5] Bulletin interne, no 46 (15 novembre 1981).

[6] EN LUTTE !, no 288 (22 juin 1982), page 1.

[7] GAGNON, Charles. Il était une fois… conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, Montréal, Lux, 2006, page 36.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.

Le style de Marx : entretien avec Vincent Berthelier

2 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl (…)

Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl Marx (1818-1883) et leurs effets politiques. Nous nous sommes entretenus avec l’auteur pour mieux comprendre son projet, ses principaux résultats de recherche et leur intérêt pour la pensée contemporaine. Entrevue réalisée par Antoine Deslauriers.

Vincent Berthelier, Le style de Marx, Paris, Éditions sociales, 2025, 200 pages.


Vous partez d’une hypothèse de lecture simple, mais décisive : considérer Marx comme un écrivain, et non pas seulement comme un théoricien ou un militant révolutionnaire. En quoi cette approche modifie-t-elle la manière dont vous envisagez son œuvre ?

En prenant en compte la dimension écrite, voire littéraire, de l’œuvre de Marx, je me mets en fait dans la même position que la plupart de ses lectrices et lecteurs, qui ne sont spécialistes ni d’économie, ni de philosophie, ni de sociologie. Au-delà des commentaires savants sur Marx, il s’agissait de revenir au texte, à son mode d’argumentation, et à ce qu’on voudrait en tirer pour notre monde et notre vie militante quand on commence à le lire – ce que j’ai commencé à faire à l’âge de vingt ans.

Quand on intègre cette dimension écrite et littéraire, on s’aperçoit que Marx, comme tout le monde, raisonne sur un mode qui s’efforce d’être scientifique et rigoureux, mais qui passe nécessairement par des intuitions sensibles. Sa façon de rendre compte des rapports sociaux et politiques, façonnés par le capital et les intérêts de classe, s’appuie sur un réseau de mots et d’images déterminant dans la constitution de ses concepts. Toute connaissance passe par le langage, et donc par tout ce qui traverse le langage – puisqu’il n’existe pas de langage pur, strictement rationnel, univoque et transparent, comme celui dont rêvent parfois les philosophes analytiques.

Je reviens aussi par endroit sur ce qui me semble être des limites de la pensée de Marx, qui sont autant de problèmes pour une analyse critique contemporaine du capital (sa conception de la classe moyenne, de la paysannerie, de la valeur économique, etc.). Toutefois, sa manière d’écrire et de formuler sa pensée n’est pas invalidée par le fait qu’elle soit imprégnée de littérature et de strates de langue préexistantes, au contraire. Sa démarche critique est inscrite dans la langue qu’il emploie.

Prenons par exemple le début du 18 Brumaire : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

On peut lire ce début comme une simple boutade, introduisant une métaphore banale (politique = théâtre). C’est oublier que la question de la représentation politique est le problème central de l’essai de Marx, et ce qui lui donne toute sa pertinence (quand bien même son analyse de la paysannerie parcellaire est fausse). En pensant un phénomène politique (le coup d’État du neveu de Napoléon Ier) sur le mode théâtral, Marx ne minimise pas son caractère historique. Toute la métaphore théâtrale dans le 18 Brumaire consiste à tenir les deux bouts : d’un côté le spectacle grotesque de la politique, de l’autre les véritables intérêts qui sous-tendent ce spectacle, mais n’en sont pas distincts.

Pour faire un parallèle contemporain assez simple : il est évident que les articles de la presse bourgeoise déplorant la bouffonnerie de Donald Trump ne nous apprennent rien. Mais ce serait une erreur de mettre de côté le poids des représentations, sous prétexte de matérialisme : les représentations (et les représentants) ont une pesanteur historique, et les individus de telle ou telle classe agissent à travers elles.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.
Impression textile de Varvara Stepanova

En étant formulé au singulier, le titre de votre ouvrage suggère une cohérence stylistique chez Marx. Peut-on réellement parler d’un style unifié entre les Manuscrits de 1844, Le 18 Brumaire, Le Capital ou encore la correspondance ? Quelles continuités, mais aussi quelles ruptures, avez-vous identifiées dans cette diversité de textes ?

Les textes que vous mentionnez ne sont évidemment pas écrits de la même manière, ne serait-ce que parce qu’ils sont de nature très différente, et qu’ils ne s’adressent pas aux mêmes destinataires. Ils ne sont même pas toujours écrits dans la même langue. Mais ils présentent des éléments de continuité. Certains sont propres à la formation intellectuelle de Marx : les citations et allusions littéraires qui parcourent toute son œuvre sont caractéristiques de l’intellectuel ayant reçu une éducation bourgeoise libérale. Les nombreuses références bibliques, quant à elles, sont à la fois le patrimoine commun de l’Europe chrétienne, mais plus spécifiquement celui d’un ancien étudiant en philosophie (discipline qui n’est alors pas strictement séparée de la théologie en Prusse).

Une figure comme l’antimétabole (ces « renversements du génitif », Philosophie de la misère changé en Misère de la philosophie) inscrit d’abord Marx dans la filiation de Hegel et Feuerbach. C’est globalement une constante de son style, mais elle n’est pas employée avec la même fréquence dans les Annales franco-allemandes (pendant la phase jeune-hégélienne de Marx) ou dans Le Capital (où il en fait un emploi beaucoup plus restreint, mais toujours significatif).

De manière générale, le principe de l’approche stylistique, c’est qu’on ne peut pas traiter tous les faits de style d’une œuvre (ils sont pour ainsi dire infinis). On sélectionne ceux qui nous paraissent significatifs, à commencer par les plus visibles. On en fait l’inventaire, de la façon la plus objective possible (car les faits de langue sont tendanciellement objectivables). Enfin on les interprète, selon leur fréquence et leur répartition. Il m’arrive de m’attarder sur des traits de style qui n’apparaissent qu’à certains endroits du Capital, parce qu’ils produisent beaucoup de sens (par exemple la façon qu’a Marx d’y décrire le communisme), et d’en mettre de côté certains qu’il pratique tout au long de sa vie (les calembours par exemple) parce qu’ils sont à mes yeux d’un moindre intérêt critique. Cela dit, je ne prétends pas à l’exhaustivité : j’ai cherché à faire la synthèse des travaux existants en anglais, allemand, espagnol et français, et cette synthèse peut encore être enrichie.

Vous soulevez à quelques reprises la question de la traduction, notamment lorsque vous discutez de la glossolalie de Marx. Le style marxien se maintient-il d’une langue à l’autre ? Que perd-on – ou que gagne-t-on – dans ce déplacement linguistique ?

Dans la traduction, certains traits de langue et de style se perdent : des jeux de mots intraduisibles, des tournures de phrase propres à l’allemand ou à l’anglais, les connotations de tel mot dans sa langue. Les déperditions ne sont d’ailleurs pas tout à fait les mêmes si on passe d’une langue indo-européenne à l’autre, ou si l’on traduit vers le chinois ou le japonais par exemple. D’autres traits se transmettent plus ou moins intacts : les répétitions, les figures de renversement, les métaphores, les effets de voix, l’ironie. Marx étant un penseur internationaliste, je me suis bien sûr focalisé sur ceux-ci. C’est un travail assez différent de ce que j’ai pu faire auparavant, sur la littérature de langue française (où l’analyse grammaticale est fondamentale). Mais l’essentiel est de savoir sélectionner.

Je lis l’allemand, mais j’avais lu l’essentiel des œuvres de Marx en français. Quand un trait me semblait intéressant, je comparais la traduction au texte original. Il ne faut pas exagérer l’écart : la traduction nous fait tout de même accéder à quelque chose du texte original. Avec l’expérience, je me suis mis à sentir intuitivement quand les traducteurs oubliaient de rendre en français certaines figures de style du texte original. Il arrive aussi qu’ils surtraduisent quand le style de Marx leur semble trop plat – alors même que ce style plat est lui aussi porteur de sens !

Motif géométrique en zigzag constitué de flèches rouges et bleues sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Dans la biographie qu’il lui consacre, Jonathan Sperber décrit Marx comme un « homme du XIXe siècle » (2013). Sans contester cette lecture, vous montrez que l’œuvre marxienne puise à des sources plus anciennes – la littérature gréco-latine, le théâtre de Shakespeare, la satire romantique, la prose de Goethe, parmi bien d’autres. Dans quelle mesure cette culture classique informe-t-elle son écriture et sa pensée ?

Cette question requiert une réponse générale et des réponses spécifiques. La réponse générale est la suivante : Marx a reçu de son entourage (son père et son beau-père) une éducation bourgeoise libérale, avec une culture humaniste dont les branches les plus tardives sont la pensée des Lumières et le libéralisme romantique. C’est le socle de la pensée de Marx, dont le premier combat fut pour la liberté de la presse en Prusse. La prétendue critique des droits de l’homme dans l’article Sur la question juive vise bien à rendre concrets des droits humains abstraits, et à poursuivre le combat des Lumières européennes.

Il est donc important de rappeler l’ancrage universaliste et républicain de Marx, à une époque où la montée électorale de l’extrême droite fragilise les convictions démocratiques de la gauche radicale, et où l’on fait un mauvais procès à l’universalisme, sous prétexte de déconstruire l’eurocentrisme. En ce sens aussi, je m’éloigne de Sperber, qui voudrait faire de Marx un homme de son temps, qui ne serait plus du nôtre. Marx nous offre au contraire des ressources pour un universalisme mis à jour (et qu’il faut continuer à mettre à jour), certainement pas limité au XIXe siècle.

Pour les réponses spécifiques, sans entrer dans le détail : c’est en partie à travers des références littéraires que Marx pense certains objets, notamment certaines classes sociales. Pour le coup, ce n’est pas toujours pour le mieux, et je montre en quoi sa conception du lumpenprolétariat ou des petits-bourgeois est largement livresque – ce qui risque de nous poser des problèmes pour penser les classes moyennes et les formes impures d’exploitation (qui sont en fait la norme en Occident, où tout le monde, y compris les exploité·es, profite de l’exploitation du reste du monde).

Le style de Marx emprunte parfois une veine prophétique, voire messianique. Comment interprétez-vous cette tonalité chez un auteur qui revendiquait une approche scientifique, y compris dans ses écrits les plus militants ou polémiques ?

Comme dit plus haut, les allusions religieuses sont d’une part le socle culturel commun de tou·tes les Européen·nes de l’époque. La première lecture des ouvrier·es dans les pays protestants, c’est la Bible – y compris chez les radicaux. En outre, tout le mouvement social est pétri de messianisme. Mais la culture biblique est aussi enracinée chez les philosophes de langue allemande. Quand il évoque la Bible, Marx est donc traversé à la fois par le langage révolutionnaire et par le langage philosophique de son temps. Mais ici, il ne faut pas s’en tenir à un trait de langue sans le mettre en contexte. Le rôle militant de Marx a été de laïciser le mouvement ouvrier, de le défaire de sa gangue chrétienne messianique (celle d’un Weitling par exemple).

Ensuite, Marx ironisait beaucoup sur son rôle de « monsieur le prophète », quand bien même certaines de ses pages sont en effet portées par un souffle prophétique.

Enfin, il faut rappeler que du vivant de Marx, on a connu trois révolutions en France : 1830, 1848, 1871, sans parler du reste de l’Europe ou de la Guerre de Sécession états-unienne. Il n’y a rien de messianique à prophétiser des révolutions : elles rythment l’histoire du XIXe siècle, il s’agit surtout de savoir quand et pourquoi elles adviennent. En revanche il faut faire une distinction importante : Marx prophétise des révolutions à venir dans une société de classe foncièrement contradictoire, mais ne vaticine pas sur la nature du communisme. Là aussi, tout son effort a été de défaire le socialisme de sa dimension utopique et religieuse. C’est pourquoi les critiques du communisme comme religion laïque sont extrêmement faibles – à peu près aussi faibles que les critiques indignées de la « religion du marché ».

Dans le prolongement des travaux de Benoît Denis (2006), Jean-François Hamel propose de penser les rapports entre littérature et politique à partir de la notion de « politique de la littérature », qu’il définit comme « un système de représentations, plus ou moins largement partagé », permettant à la fois d’« identifier l’être de la littérature » et de « mesurer […] sa présence et sa puissance dans l’espace public[1] ». Même si Marx n’est pas un auteur littéraire au sens étroit du terme, pensez-vous que l’on puisse parler d’une politique de la littérature marxienne ? Si oui, quels en seraient les traits constitutifs ?

Comme nous tou⋅tes, Jean-François Hamel est partagé entre deux constats. D’une part, l’impuissance de la littérature à transformer le monde, a fortiori depuis qu’elle est devenue un média secondaire, concurrencé par la bande dessinée, le cinéma, internet, les podcasts, etc. D’autre part, l’évidence que la littérature est un terrain fortement politisé, et qu’elle a pu charrier des enjeux politiques majeurs selon les contextes (c’est particulièrement vrai dans des contextes politiques répressifs, où la littérature a pu prendre le relais du discours politique pour la critique ou la formation intellectuelle). Cela étant posé, les écrits de Marx ne peuvent être envisagés comme de la littérature que dans un sens très large (comme on parle de « littérature scientifique »). Mais à cet égard, on ne saurait mieux dire qu’Éric Vuillard, dans sa préface du Manifeste du parti communiste : dans l’histoire de l’art d’écrire, Marx est le premier à retourner complètement et explicitement la pratique littéraire contre ceux qui l’ont instituée et en ont été les propriétaires à des fins de domination.

L’autre politique de la littérature de Marx, c’est son internationalisme. Le Manifeste propose une théorie de la Weltliteratur, d’une littérature devenue mondiale parce que le marché unifie le monde. Et en même temps, le communisme marxiste au XXe siècle a ouvert un espace de circulation des idées et des textes, dont les livres de Marx font partie, un espace mondial mais qui n’était pas mondialisé par le marché (et qui ne se limitait pas à la sphère d’influence stalinienne). Le communisme a créé cette Weltliteratur annoncée par le Manifeste en 1848. Toute la question est de savoir si une telle politique internationale de la littérature est encore possible au XXIe siècle, et quelle forme elle prendra ou est en train de prendre.

Fond de motifs géométriques représentant des cercles entrelacés, en rouge, bleu et noir sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Les Éditions La Fabrique ont publié en janvier 2024 Lénine et l’arme du langage, un très bel ouvrage dans lequel le philosophe Jean-Jacques Lecercle étudie les formes et les fonctions du mot d’ordre léninien. Diriez-vous que l’on retrouve des dispositifs langagiers similaires chez Marx ?

Le mot d’ordre, selon la formule célèbre, résulte de l’analyse concrète d’une situation concrète. Il propose un scénario révolutionnaire immédiat, valable ici et maintenant, au sein d’un rapport de force. En cela, il est confronté à d’autres mots d’ordre. Un mot d’ordre, en tant que tel, n’a donc rien à voir avec les bons mots et les « formules » qu’on peut trouver sur les pancartes de manif, qui connotent plutôt un style, un esprit, une esthétique, et construisent une connivence politique tout en permettant à son créateur de se distinguer (sur tout cela, voir le Que faire de Lénine ? de Guillaume Fondu). En 1917, « Tout le pouvoir aux soviets » est un scénario d’action qui s’oppose à « Gagnons les élections à la Douma », c’est bien un mot d’ordre. Quand ces mêmes mots se retrouvent sur une pancarte de manif actuelle (dans une conjoncture où il n’y a pas de soviet de soldats ou de travailleurs), ça devient une formule, un clin d’œil.

Le mot d’ordre, susceptible de varier en fonction des nécessités du moment, appartient au jeu de langage de l’agitateur politique. L’ouvrage de Jean-Jacques Lecercle reconstitue justement, avec la clarté qui lui est coutumière, la philosophie du langage implicite de Lénine. Il distingue les différents jeux de langages qui se côtoient dans une formation sociale, et les différents rôles qui peuvent correspondre à ces jeux de langage. Ainsi, un Lénine a pu jouer, selon la temporalité dans laquelle il se place, les rôles de théoricien, de propagandiste / organisateur et d’agitateur / activiste.

Quid de Marx ? Comme le montre Lecercle, celui-ci est pris entre deux fonctions du langage, rappelées par la phrase de Lénine : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est juste » – et par la même phrase, modifiée par les maoïstes : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ». Dire le juste, rôle du politique, de l’organisateur; dire le vrai, rôle du théoricien.

Il faut bien sûr rappeler (avec les travaux de Jean Quétier) quelle fut l’activité politique de Marx en tant que militant. Il s’est trouvé en position d’agitateur, d’activiste, notamment en 1848-1849. Et il a abondamment rappelé que ses analyses politiques et stratégiques étaient soumises à des situations historiques concrètes. Dans le Manifeste, on voit alterner une analyse théorique de l’histoire, qui cherche à dire le vrai ; des « mesures » qui énoncent un programme général, fixent un cap concret pour les politiques révolutionnaires ; enfin, dans les dernières pages, quelque chose qui se rapproche du mot d’ordre, en précisant quelles sont les factions politiques avec lesquelles les communistes doivent s’allier dans chaque pays d’Europe. Or ces dernières pages n’ont plus qu’une valeur documentaire.

Et de manière plus générale, quand bien même on trouverait des mots d’ordre chez Marx, ils n’auraient plus grand intérêt pour nous (et les mots d’ordre de Lénine n’ont pas d’intérêt en soi, sinon qu’ils sont liés à une réflexion sur leur fonction tactique). En revanche des slogans tels que « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens » ne constituent pas des mots d’ordre. Ces formules, qui souvent sont reprises par Marx à d’autres militant⋅es et théoricien⋅nes, et qu’on trouve par exemple dans la Critique du programme de Gotha, se situent entre le vrai et le juste (le vrai sur ce que serait un mode de production authentiquement non capitaliste mais communiste, le juste sur le cap à fixer pour construire le communisme). Au fond, la Critique du programme de Gotha vient après un mot d’ordre (« Unité du mouvement ouvrier ») qui a été concrétisé tactiquement.

Ce qui est frappant dans tout le parcours de Marx, c’est plutôt l’effort pour se débarrasser d’un jeu de langage inadéquat (celui du millénarisme révolutionnaire et de l’utopie). Si je devais accentuer la différence entre Lénine et Marx, j’emprunterais donc plutôt l’idée d’Alain Badiou, selon laquelle Marx, comme Freud avec la psychanalyse ou Saussure avec la linguistique, a institué un jeu de langage scientifique, contre ses adversaires. Et sa tactique irait plutôt dans le sens d’une victoire de cette exigence scientifique au sein du mouvement social, que d’une victoire révolutionnaire directe.


Notes

[1] Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », dans Laurence Côté-Fournier, Élyse Guay et Jean-François Hamel (dir.), Cahiers Figura, vol. 35, 2014, p. 14-15.

Une famille assise dans une pièce sommairement meublée, avec des murs tapissés et des vêtements suspendus. Des enfants, un homme et une femme sont présents, exprimant des rôles familiaux dans un cadre de vie modeste.

La grève de Winnipeg (1919) : identité canadienne et lutte des classes

13 août, par Archives Révolutionnaires
Un article de Mélissa Miller La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. (…)

Un article de Mélissa Miller

La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. Rassemblant plus de 35 000 travailleurs et travailleuses issus de divers secteurs, elle met à nu les profondes tensions de classe qui traversent le Canada d’après-guerre. Face à cette mobilisation inédite, les élites économiques et les autorités politiques réagissent avec une hostilité croissante. Parmi les forces d’opposition les plus structurées se trouve un groupe influent de notables locaux, réuni sous le nom de « Comité des mille citoyens », qui lance le journal Winnipeg Citizen pour orchestrer une contre-offensive idéologique à la grève. Dans les pages du Citizen, une certaine vision de l’identité canadienne émerge : celle d’un Canada bourgeois, anglo-saxon et capitaliste, opposée à l’image menaçante de l’ouvrier étranger communiste, un ennemi incarné par les grévistes. Le Citizen ne se contente pas de défendre l’ordre établi ; il participe activement à la construction d’une citoyenneté canadienne définie par la défense de la monarchie impériale, du libéralisme économique et de la propriété privée, une citoyenneté pensée contre toute forme d’organisation ouvrière autonome. Cette rhétorique trouve un écho favorable auprès du gouvernement de Robert Borden, qui adopte la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens et légitime la répression, notamment par l’arrestation des grévistes et la déportation de militants immigrants accusés de sédition. La grève de Winnipeg apparaît ainsi comme un révélateur de la lutte des classes au Canada. Elle met en lumière les stratégies discursives et coercitives par lesquelles les élites cherchent à maintenir leur hégémonie sociale et économique en associant toute contestation ouvrière à une menace étrangère. Pour mieux saisir ces dynamiques, nous reviendrons d’abord sur le contexte de la grève. Nous analyserons ensuite le discours du Winnipeg Citizen afin de montrer comment l’identité canadienne – réelle ou fantasmée – y est mobilisée pour délégitimer les grévistes et renforcer l’ordre établi. Enfin, nous montrerons comment cette stratégie fut couronnée de succès et contribua à l’écrasement de la grève.

Une famille assise dans une pièce sommairement meublée, avec des murs tapissés et des vêtements suspendus. Des enfants, un homme et une femme sont présents, exprimant des rôles familiaux dans un cadre de vie modeste.
Une famille ouvrière dans son logement, Winnipeg, 1915. À cette époque, la classe ouvrière vivait souvent dans des logements surpeuplés. Archives du Manitoba, Foote 1491 (N2438). Source.

La Grande Guerre et la grève

La grève générale de Winnipeg éclate le 15 mai 1919 en appui aux métallurgistes et aux ouvriers de la construction, en débrayage depuis le début du mois pour réclamer le droit à la négociation collective, que les employeurs refusent obstinément de leur accorder[1]. Le 6 mai, 95 des 96 syndicats affiliés au Conseil des métiers et du travail de Winnipeg (CMT) votent en faveur d’une grève de solidarité[2] : c’est plus de 11 000 travailleurs qui cessent l’ouvrage. Au matin du 15 mai 1919, le transport public, les livraisons de lait et les boulangeries arrêtent leurs activités. Les restaurants ferment et les téléphonistes débrayent, empêchant toutes les communications dans la ville. Ces dernières sont bientôt rejointes par les employés des postes, la police et les imprimeurs… Dans la foulée, c’est plus de 35 000 travailleurs et travailleuses, syndiqués ou non, qui arrêtent le travail à cette date[3]. Pour une ville de 175 000 habitants, l’impact est colossal.

Au début du XXe siècle, Winnipeg s’impose comme le quatrième centre industriel du Canada, en pleine effervescence. Sa croissance rapide repose sur un afflux massif d’immigrants, qui transforment la composition sociale et culturelle de la ville. En 1911, près d’un quart de la population n’est pas d’origine anglo-saxonne[4]. Dans ce contexte, la main-d’œuvre se structure selon des lignes à la fois ethniques et économiques : les immigrants d’Europe de l’Est, notamment les Ukrainiens, sont cantonnés aux emplois les plus précaires, notamment dans la construction et les chemins de fer, tandis que les ouvriers britanniques, souvent plus qualifiés et expérimentés, occupent des postes mieux rémunérés. Cette diversité au sein du monde ouvrier reflète les mutations économiques du Dominion, engagé dans une seconde révolution industrielle et pleinement intégré aux dynamiques du capitalisme impérial britannique[5].

Mais cette croissance rapide ne va pas sans tensions. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, le Canada est secoué par une série de grèves, révélatrices d’un mécontentement grandissant. L’inflation, la dégradation des conditions de vie et le retour difficile des soldats démobilisés ne font qu’amplifier les frustrations[6]. Face à l’autorité patronale, les travailleurs s’organisent. Des syndicats comme les Industrial Workers of the World (IWW) prennent racine, tandis que le Parti socialiste du Canada, de plus en plus influent, diffuse les idées marxistes au sein des milieux ouvriers. À Winnipeg, les travailleurs britanniques jouent un rôle moteur dans cette mobilisation. Forts de leur expérience syndicale acquise dans les grandes villes industrielles du Royaume-Uni, nombre d’entre eux accèdent rapidement à des postes de direction dans les syndicats locaux, mais aussi ailleurs dans l’Ouest canadien[7]. De leur côté, plusieurs immigrants d’Europe de l’Est s’investissent activement dans des organisations communautaires et socialistes, contribuant eux aussi à structurer la contestation. Un tournant décisif survient en mars 1919. Bien que le droit de grève ait été suspendu pendant la guerre, les syndicats restent autorisés à s’organiser. Lors de la Conférence du travail tenue à Calgary, des délégués venus de tout l’Ouest réclament la création d’un syndicat unifié et révolutionnaire, la One Big Union. Ce nouvel outil d’organisation marque une étape importante dans la radicalisation du mouvement ouvrier, et prépare le terrain pour l’une des mobilisations sociales les plus marquantes de l’histoire canadienne : la grève générale de Winnipeg[8].

La montée des revendications ouvrières au Canada, combinée à la participation du pays à la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire britannique, suscite de vives inquiétudes au sein du gouvernement. Engagé sur le front extérieur, l’État commence à redouter un ennemi intérieur. Cette crainte se cristallise particulièrement autour des immigrants, perçus comme potentiellement subversifs. Dès 1914, le gouvernement adopte des mesures législatives pour resserrer le contrôle sur ces populations. La British Nationality, Naturalisation, and Aliens Act, ainsi que la Loi sur les mesures de guerre, donnent au Canada le pouvoir de refuser la naturalisation, d’interner, voire de déporter les individus jugés dangereux[9]. Après l’armistice de 1918, les tensions ne faiblissent pas. Le Canada participe à l’intervention contre la Russie bolchévique, tandis que la Révolution russe exerce une influence croissante sur les milieux socialistes et syndicalistes qui y voient un modèle de rupture avec l’exploitation capitaliste. Cette montée de la conscience de classe alimente la peur des élites, qui brandissent le spectre d’une « menace rouge » pour justifier une surveillance et une répression accrues[10].

La grève générale de Winnipeg se distingue par la diversité de ses participants, rassemblant des travailleurs issus de milieux sociaux, culturels et ethniques variés. Cette unité inédite du monde ouvrier renforce l’affrontement de classe en opposant directement les travailleurs organisés au patronat local, tout en ravivant les peurs xénophobes et géopolitiques des élites. Tandis que les grévistes mettent en place un Comité de grève représentatif, expression de leur volonté collective, les élites de Winnipeg – responsables municipaux, juristes influents, industriels et hommes d’affaires – se mobilisent en formant le Comité des mille citoyens, destiné à préserver l’ordre établi et à contenir la menace que représente ce soulèvement ouvrier. Cette organisation opère en grande partie dans l’ombre et, encore aujourd’hui, le nombre exact de ses membres ainsi que l’ampleur de son réseau restent méconnus. Seules quelques dizaines d’individus faisant partie du comité exécutif ont pu être identifiés avec certitude. Parmi eux on compte Alfred Joseph Andrews, Isaac Pitbaldo et Travers Sweatman, trois avocats reconnus à Winnipeg ; Albert Livingstone Crossin, un gestionnaire de fonds, et G.N. Jackson, le directeur de la Sovereign Life Assurance[11]. Le Comité des Mille Citoyens est l’expression locale d’une série d’organisations fondées par les élites économiques et professionnelles d’Amérique pour s’opposer à la montée du syndicalisme ouvrier au début du XXe siècle. Le Comité s’inspire notamment de la Citizens’ Alliance de Minneapolis qui, depuis 1903, rassemblait les chefs d’entreprise et des adversaires déclarés du mouvement syndical. Il incarne donc les intérêts de la bourgeoisie locale. Redoutant une contagion du mouvement de grève à l’échelle nationale, le gouvernement fédéral leur accorde un soutien explicite. Fort de cet appui, le Comité des mille citoyens adopte une position intransigeante. Il pousse les employeurs à rejeter les revendications syndicales et s’engage activement à faire échouer la grève par tous les moyens nécessaires[12].

Le Comité des mille citoyens à la défense de « l’identité canadienne »

Installé dans les locaux de la Chambre de commerce, en plein centre-ville, le Comité des mille citoyens se donne un outil central de communication : le Winnipeg Citizen, un journal destiné à légitimer leur position et à discréditer la grève. Ce périodique devient à la fois la voix des élites, un organe de propagande contre les revendications syndicales, et un espace de production idéologique. Il oppose le « citoyen canadien » au « gréviste », en associant ce dernier à un danger étranger et subversif, hostile à l’essence même du Canada. Le journal en appelle à la société civile, l’invitant à se mobiliser pour défendre ses droits et l’ordre établi.

Le Comité des mille citoyens construit son discours en opposant clairement les « citoyens » aux grévistes, définissant ainsi l’identité canadienne par ce qu’elle rejette. Il établit une dichotomie entre les institutions britanniques légitimes et les institutions « soviétiques » que le mouvement de grève incarnerait. Le premier numéro du Winnipeg Citizen, publié le 19 mai 1919, présente la situation de la grève générale à Winnipeg. Ses auteurs prétendent parler au nom des citoyens, affirmant vouloir rapporter des faits « véridiques », du point de vue de la population locale : « from the standpoint of the citizens themselves…[13] ». La notion de citoyenneté occupe une place centrale dans le discours du journal. Elle constitue un outil majeur pour distinguer les « vrais Canadiens » des grévistes. En effet, la citoyenneté est un moyen essentiel par lequel une société affirme son identité, définissant qui appartient à la nation et qui en est exclu. Elle implique un sentiment d’appartenance civique mêlant des dimensions sociales et juridiques[14]. En choisissant le nom de « Comité des mille citoyens », les élites impliquées cherchent à imposer un modèle de citoyenneté où le « citoyen » s’oppose fermement à la grève. En opposant l’identité des « citoyens » à celle des « grévistes », les rédacteurs commencent à tracer une frontière claire entre ceux qui font partie de la communauté de Winnipeg, de la nation canadienne et de l’Empire britannique, et ceux qui en sont exclus.

Pour les rédacteurs du journal, la grève n’est pas un simple conflit social motivé par des revendications salariales ou syndicales. Elle est interprétée comme une tentative révolutionnaire visant à renverser l’ordre canadien. Le journal déclare sans ambages : « this is not a strike at all […] it is Revolution[15] ». Dans cette perspective, la grève est perçue comme une remise en cause directe des institutions démocratiques héritées de l’Empire britannique, remplacées potentiellement par un modèle soviétique : « It is a serious attempt to overturn British institutions in this Western country and to supplant them with the Russian Bolchevik system of soviet rule[16] ». Même si le journal reconnaît que les revendications ouvrières concernent les salaires, les conditions de travail et la négociation collective, il insiste sur une lecture politique et existentielle du conflit. Le véritable enjeu, selon lui, est le choix entre deux modèles de société : « Bolchevism and the rule of the Soviet, or British institutions and democratic constitutional government? – That is the question for every true citizen of Winnipeg to ask, and to answer, for this is the parting of the ways.[17] ». À travers cette rhétorique binaire, le Winnipeg Citizen construit une citoyenneté canadienne fondamentalement antagonique. Le « vrai Canadien » n’est ni gréviste, ni rebelle, ni communiste. Il est loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et fidèle aux valeurs libérales de l’Empire britannique. Ainsi se dessine, dans les pages du Citizen, une vision exclusive et idéologique de l’identité canadienne, construite non seulement pour s’opposer à la grève, mais aussi pour légitimer l’ordre social et politique existant.

Une page du journal _Winnipeg Citizen_, datée du 19 mai 1919, qui couvre la situation de la grève générale à Winnipeg, avec des titres et des informations sur les grévistes et leurs revendications.
Le Winnipeg Citizen. Source.

Les animateurs du Winnipeg Citizen utilisent un autre procédé discursif pour séparer les grévistes des « citoyens canadiens » : ils présentent le radicalisme comme quelque chose d’extérieur à la société winnipegoise. Cet « intrant » est présenté comme barbare ; il est l’envers des valeurs et pratiques propres à la civilisation britannique. S’il y a autant de travailleurs en grève, la raison est simple : « It is because the ‘Red’ element in Winnipeg has assumed the ascendancy in the Labour movement, dominating and influencing – or stampeding – the decent element of that movement, which desires the preservation of British institutions, yet is now striking unconsciously against them ». Autrement dit, les travailleurs loyaux aux institutions britanniques seraient manipulés à leur insu par des éléments « rouges », radicaux et subversifs. Dans les faits, de nombreux ouvriers de Winnipeg avaient effectivement adopté des positions politiques critiques à l’égard du capitalisme. Certains avaient assisté à la Conférence de Calgary en mars 1919, où ils soutenaient la formation du syndicat révolutionnaire One Big Union. L’année précédente, au théâtre Walker, 1 700 travailleurs avaient publiquement exprimé leur solidarité avec la Révolution russe et le mouvement spartakiste allemand. Si la grève de Winnipeg ne reflète pas une volonté révolutionnaire unanime, elle constitue néanmoins une remise en cause profonde de l’ordre socio-économique du Dominion, et soulève d’importants débats sur l’identité canadienne[18].

Les grévistes, unis avant tout par leur condition sociale malgré leurs origines diverses, expriment leur solidarité avec d’autres luttes ouvrières à l’international[19]. Leur combat vise à améliorer leurs conditions de vie au Canada et à se protéger des abus patronaux. Dans un contexte de censure, de répression et d’interdiction de la grève, ils choisissent des formes d’organisation extraparlementaires pour faire entendre leur voix. Face à cette menace, les élites de Winnipeg s’efforcent de défendre le système économique et politique qui leur permet de maintenir leur niveau de vie et leurs profits. Cette élite, aux prises avec une contestation de l’ordre socio-économique de l’Empire, doit présenter la grève comme le fait d’éléments extérieurs et brandir la figure de « l’étranger subversif ». Faire autrement serait admettre que leur vision de la citoyenneté canadienne et de l’ordre socio-économique du Canada n’est pas universelle, et donc reconnaître que leur hégémonie est contestée.

Pour délégitimer le mouvement de grève, le Winnipeg Citizen cherche à l’associer à la « barbarie soviétique ». Dès le deuxième jour du débrayage, le journal affirme que les grévistes auraient proclamé que Winnipeg était désormais dirigée par un Soviet[20]. Il accuse même le Comité de grève d’avoir sciemment affamé la population : « That first act [of the Strike Committee] was to cut off the supply of bread and the supply of milk, not only from the citizens at large, but from their own people as well! This is the sort of harsh terrorism and blind brutality that Soviet rule has meant in Russia[21]. » Ce discours s’appuie sur un imaginaire orientaliste, dans lequel le pouvoir soviétique est décrit comme brutal, irrationnel et tyrannique. Le journal transpose ensuite cette image sur les grévistes de Winnipeg, dépeints comme les relais locaux d’un despotisme étranger. À cette menace, il oppose les institutions britanniques, présentées comme rationnelles, stables et civilisées[22]. Ce récit binaire, entre barbarie rouge et ordre impérial, vise à effrayer les lecteurs et à justifier une réponse autoritaire à la crise. Le Winnipeg Citizen alerte sur le risque que l’agitation ouvrière devienne incontrôlable sous l’influence des « rouges », et appelle à un retour à l’ordre préexistant fondé sur la loyauté envers la Couronne. Ce discours n’est pas propre au Winnipeg Citizen. D’autres journaux à travers le pays, bien que dans une moindre mesure, reprennent cette rhétorique de la peur. Le Telegraph, basé au Québec, publie ainsi le 21 mai 1919 : « [Canada] does not want that element of foreign agitators whose nihilistic hysteria may be the natural product of the unfortunate lands from which they come, but who are certainly entirely out of their proper element in the free atmosphere of British institutions which they can neither understand nor appreciate[23] ». Ce type de discours illustre comment les élites canadiennes ont cherché à marginaliser la contestation ouvrière en lui donnant un visage étranger et menaçant, plutôt que d’en reconnaître les causes sociales et économiques profondes. Toutefois, ce point de vue ne fait pas l’unanimité dans la presse. Le journal Le Soleil, par exemple, propose une lecture bien différente. Il présente la grève comme un simple conflit d’intérêts entre ouvriers et employeurs, souligne son caractère pacifique, et conteste l’idée d’un soulèvement révolutionnaire. Le quotidien insiste également sur le fait que la majorité des meneurs sont d’origine anglo-saxonne, remettant ainsi en question l’idée que la grève serait orchestrée par des agents « étrangers » incapables de comprendre ou d’apprécier à sa juste valeur la « liberté » britannique [24].

Loi, ordre et marché : piliers d’une citoyenneté à préserver

Le Comité des mille citoyens se pose en défenseur acharné de la loi, de l’ordre et de la propriété. Ses membres dénoncent la grève comme illégitime et dangereuse, puisqu’elle remet en cause à la fois le libre fonctionnement du marché et l’autorité politique du Dominion. À leurs yeux, les principes du libéralisme politique et économique sont étroitement liés à l’identité britannique du Canada. Le Winnipeg Citizen invite donc ses lecteurs à s’organiser pour protéger la société canadienne et ses institutions légitimes.

En unissant leurs forces et en faisant grève, les ouvriers interrompent le cours normal de l’accumulation capitaliste et révèlent leur capacité à exercer un pouvoir politique concret.  Durant la grève générale, c’est le Comité de grève qui détermine quelles entreprises peuvent rester ouvertes. Celles qui en reçoivent l’autorisation doivent afficher un avis : « Permitted by Authority of the Strike Committee[25] ». Ce contrôle direct sur l’activité économique incarne, pour les Citoyens, une atteinte grave à l’ordre libéral qu’ils considèrent comme le fondement même de l’identité canadienne, un élément constitutif de la britannicité[26]. Selon eux, un véritable citoyen doit avoir la liberté d’acheter, de vendre, d’exploiter ses biens et de participer sans entrave à l’économie de marché. C’est ainsi qu’ils s’interrogent: « Why should not business be carried on so far as possible by men whose legitimate right it is, to do business in this city? The citizens and merchants and others who have thus suspended business cannot preserve the suspension[27]. » On retrouve le même genre d’argument dans d’autres numéros du journal : « Is Winnipeg to submit to the establishment of a condition whereby a citizen must ask a strike committee whether he can buy a loaf of bread ?[28] ». En posant cette question, le journal cherche à dramatiser la situation en dénonçant ce qu’il perçoit comme une intrusion inadmissible du pouvoir ouvrier dans la sphère privée et quotidienne. En associant la grève à une forme de dictature syndicale, le journal cherche à délégitimer le rapport de force établi par les ouvriers en le présentant comme une atteinte directe à liberté individuelle et à la vie quotidienne des citoyens, précisément car il entrave la liberté de marché.

Le journal redoute également une érosion de l’autorité établie. En revendiquant leurs droits par des moyens extraparlementaires (grèves, manifestations) les ouvriers contournent les voies politiques légitimes. Pire encore, la police municipale, en grève elle aussi, répond maintenant à l’autorité du Comité de grève, et non à celle de la Couronne ou des autorités provinciales et municipales. Pour les Citoyens, cette grève générale représente un précédent alarmant : elle pourrait ouvrir la voie à une remise en cause durable de l’ordre établi. Ils estiment que même si les revendications syndicales étaient entièrement satisfaites, cela ne mettrait pas fin au problème. Au contraire, une telle concession risquerait, selon eux, d’encourager la répétition de ce qu’ils perçoivent comme une forme de dictature ouvrière, où l’autorité de l’État serait remplacée par celle des comités populaires[29].

Dans ce contexte d’urgence, le Comité des mille citoyens appelle la population à se mobiliser : « The Reds dominate the 25 000 strikers and through them the 150 000 or more members of the general public. How is it that 25 000 men can dominate and dictate to 150 000 people? Solely because those 25 000 are organized and the 150 000 are not[30]. » Le message est clair : une minorité organisée de « rouges » contrôlerait la ville par l’intermédiaire des grévistes, imposant sa volonté à une majorité passive et désorganisée, incapable de faire contrepoids pour défendre les institutions britanniques et l’ordre libéral. Face à ce péril, le journal exhorte les citoyens à défendre « the free institutions under which we live[31] » en s’inscrivant dans l’héritage libéral de la Glorieuse Révolution de 1688, symbole de la résistance à la tyrannie monarchique et fondement de la démocratie parlementaire britannique. Pour afficher leur attachement à cet héritage, les membres du Comité arborent fièrement l’Union Jack[32]. Cette mise en scène dramatique repose sur une inversion idéologique des rapports sociaux. En réalité, ce sont les élites économiques et politiques qui détiennent le pouvoir dans la société capitaliste. Ce sont elles qui, en temps normal, dictent les règles du jeu économique, contrôlent les conditions de travail et monopolisent la parole publique. Dans les pages du Citizen, cependant, ces élites apparaissent comme les victimes d’un nouvel absolutisme, non plus royal mais ouvrier, qu’elles prétendent combattre au nom de la liberté. En accusant les 25 000 grévistes d’imposer leur volonté à 150 000 citoyens, le Comité des citoyens projette une image déformée de la réalité. Ce qu’il présente comme un despotisme ouvrier est en fait une tentative collective de briser un ordre profondément inégal, dans lequel une réelle minorité de bourgeois organisés exerce un pouvoir quotidien bien plus systématique. Le pouvoir temporaire des grévistes, loin d’être une tyrannie, incarne au contraire une forme d’auto-organisation populaire qui remet en cause les avantages d’une élite véritablement dominante.

Groupe d'hommes en costume et chapeaux, conversant autour d'une table dans un environnement intérieur. Un homme assis semble examiner des documents tandis que deux hommes debout échangent des papiers.
Le Comité des mille citoyens recrute une « police spéciale » pour remplacer les policiers, sympathiques à la grève. Cette police spéciale se compose d’anciens combattants. Archives du Manitoba, Winnipeg Strike 16 (N12307). Source.

Défendre l’ordre établi : Borden et la répression de la grève

En se positionnant comme défenseur du libéralisme économique et de « l’autorité constituée », le Comité des mille citoyens protège avant tout les intérêts de l’élite économique canadienne. Celle-ci cherche à préserver un système politique et économique qui lui permet de continuer à accumuler du capital, tout en restreignant les moyens d’expression des revendications ouvrières. Le Comité appelle donc les autorités à intervenir avec fermeté pour garantir la pérennité d’un ordre social inégalitaire, présenté comme légitime. Malgré les efforts du Western Labor News – le journal des grévistes – pour contrecarrer le discours du Winnipeg Citizen et affirmer la légitimité du mouvement, les classes moyennes se rallient majoritairement au récit des Citoyens[33]. Le 3 juin, plusieurs journaux de Winnipeg publient ainsi, aux frais du Comité, des encarts appelant explicitement à la déportation des « immigrants séditieux », accusés d’avoir orchestré la grève[34]. Ce discours trouve un écho favorable au sein du gouvernement fédéral. Les autorités partagent l’idée que la grève générale de Winnipeg constitue une menace directe à l’ordre établi. Le Winnipeg Citizen relaie d’ailleurs les propos du ministre de l’Intérieur, Arthur Meighen, exhortant les citoyens à rester fermes et à s’opposer à toute tentative de renversement de l’autorité légitime[35]. Le 6 juin 1919, le gouvernement Borden passe à l’action. Il modifie la section 41 de l’Immigration Act, étendant les pouvoirs de déportation à tout immigrant – y compris les sujets britanniques – jugé subversif, cherchant à renverser les autorités constituées ou faisant la promotion du désordre public[36]. Le même jour, le Code criminel est modifié pour élargir la définition de la « sédition », qui s’applique désormais à quiconque promeut un changement politique en dehors de la voie électorale pacifique[37].

Une édition spéciale du Western Labor News, publiée le 2 juin 1919, annonçant le soutien des soldats aux grévistes avec le titre "UNITED WE STAND".
Source.

En adoptant ces mesures, le gouvernement Borden valide la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens : le mouvement ouvrier de Winnipeg ne porte aucune revendication socioéconomique légitime, c’est un soulèvement subversif dirigé contre les fondements mêmes de l’ordre canadien qui doit d’être écrasé par tous les moyens nécessaires. Le 17 juin, dix membres du Comité de grève sont arrêtés ; sept d’entre eux sont accusés de tentative de renverser le gouvernement. Menacés de déportation, ils sont finalement emprisonnés. Trente-trois militants immigrants, considérés comme des « étrangers dangereux », sont internés au camp de Kapuskasing, en Ontario[38]. Ces actions ne relèvent pas seulement d’une logique de maintien de l’ordre. Elles participent à la construction active d’une citoyenneté canadienne reposant sur l’adhésion au libéralisme économique, à la monarchie britannique et à un nationalisme anglo-saxon, marginalisant ainsi toute voix dissidente, surtout si elle provient de l’immigration ouvrière. La coercition devient un mécanisme de tri. Elle définit qui peut appartenir à la nation et qui doit en être exclu. En criminalisant les formes de mobilisation collective, le gouvernement affirme que toute contestation de l’ordre capitaliste constitue une menace existentielle pour l’État lui-même. Lorsque les grévistes, épuisés et privés de leviers politiques, commencent à reprendre le travail à la fin juin, la répression a atteint son objectif. Le 26 juin 1919, la grève prend officiellement fin. Ce dénouement envoie un message sans équivoque : toute tentative d’organisation ouvrière sera assimilée à une trahison nationale et punie comme telle.

Photographie des leaders arrêtés durant la grève générale de Winnipeg en 1919, montrant un groupe d'hommes posant ensemble, certains portant des chapeaux.
Des meneurs de la grève à la prison de la rue Vaughan en 1920. Rangée arrière, de gauche à droite : Roger E. Bray, George Armstrong, John Queen, R.B. Russell, R.J. Johns et Bill Pritchard. Rangée avant, de gauche à droite : Révérend William Ivens et A.A. Heaps. Archives du Manitoba, Winnipeg Strike 35 (N12322). Source.

Conclusion

La grève générale de Winnipeg a servi de révélateur des tensions profondes qui traversaient la société canadienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. À travers le Winnipeg Citizen et l’action du Comité des mille citoyens, les élites locales ont cherché à imposer une définition précise de la citoyenneté canadienne, en opposant une figure du « vrai citoyen » à celle du gréviste, perçu comme un corps étranger à la nation. Ce récit s’articule autour d’une dichotomie idéologique : d’un côté, un citoyen loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et de la propriété privée ; de l’autre, un individu subversif, souvent immigrant, porteur d’idées socialistes, assimilé à l’ennemi intérieur. La citoyenneté n’est donc pas définie uniquement par un statut légal ou une appartenance territoriale, mais par une conformité à un modèle politique et économique fondé sur le libéralisme bourgeois et l’héritage impérial britannique.

En réprimant violemment le mouvement ouvrier et en modifiant les lois sur l’immigration, la sédition et la citoyenneté, le gouvernement Borden n’a pas simplement mis fin à une grève, il a entériné une conception spécifique de l’identité nationale canadienne. Cette réponse autoritaire traduit la volonté des classes dirigeantes de préserver un ordre social fondé sur l’accumulation capitaliste, les hiérarchies sociales et la stabilité institutionnelle héritée de l’Empire. Ainsi, toute contestation de l’ordre établi, notamment par des travailleurs organisés issus de l’immigration ou porteurs d’un projet politique alternatif, est rejetée hors du cadre national et traitée comme une menace à éliminer. La force de l’État devient un outil de répression sociale, mais aussi de production idéologique : elle définit les frontières de la légitimité politique et de l’appartenance au corps national. La grève de Winnipeg, loin d’être un simple conflit du travail, constitue donc un moment clé dans la construction de la citoyenneté canadienne contemporaine, fondée sur l’exclusion de toute alternative au capitalisme libéral[39].


Notes

[1] Collectif, Winnipeg 1919: The Striker’s own history of the Winnipeg General Strike (Toronto : Norman Penner, James Lewis & Samuel, 1973) ix.

[2] Collectif d’histoire graphique et David Lester, 1919. Une histoire graphique de la grève de Winnipeg (Toronto : Between the Lines, 2019) 30.

[3] Reinhold Kramer et Tom Mitchell. When the state trembled. How A.J. Andrews and the Citizen’s Committee Broke the Winnipeg General Strike (Toronto : University of Toronto Press, 2010) 10-11.

[4] David Jay Bercuson. Confrontation at Winnipeg. Labour, Industrial Relations, and the General Strike. (Montréal & Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1990) 3.

[5] Donald Avery, Dangerous Foreigners. European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 1896-1932 (Toronto : McClelland and Stewart, 1979) 9.

[6] Craig Brown, dir., Histoire générale du Canada, traduction de Michel Buttiens et al., édition sous la dir. de Paul-André Linteau (Montréal : Boréal, 1988 [1987]) 503.

[7] David Jay Bercuson, op.cit., 4-5.

[8] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit. 13.

[9] Gregory S. Kealey, « State Repression of Labour and the Left in Canada, 1914-1920: The Impact of the First World War », Canadian Historical Review, 73, 3 (1992) : 284-285.

[10] Donald Avery, op.cit., 76.

[11] Sur la composition du Comité des mille citoyens, on consultera le chapitre « Who? Who? Who-oo? » dans Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit.

[12] Collectif, Winnipeg 1919, x.

[13] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[14] Daniel Gorman, Imperial Citizenship: Empire and the Question of Belonging (Manchester : Manchester University Press, 2006), 1, notre traduction.

[15] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] « …while the rhetoric of the Red Scare may have been excessive, the underlying reality of working-class revolt presented the Canadian bourgeoisie with a significant challenge. The organization of the unorganized and the spread of trade unionism into previously unthinkable areas represented a major manifestation of this threat ». Gregory S. Kealey, op.cit, 306.

[19] Cette solidarité avec d’autres travailleurs en lutte dans le monde est notamment exprimée dans l’article du Western Labor News annonçant la création de la One Big Union. Ce journal est édité par William Ivens, figure importante de la grève générale de Winnipeg, et présente tout au long du conflit le point de vue des grévistes. « The birth of the One Big Union : II », Western Labor News, 21 mars 1919.

[20] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[21] Ibid.

[22] « The moral is that a Soviet […] is utterly unfitted to rule or govern anything. It rests only with the citizens of Winnipeg to defeat the Soviet idea ». « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[23] « Foreigners: The Root of the Trouble », The Telegraph, 21 mai 1919.

[24] « Le même vieux jeu ! », Le Soleil, 22 mai 1919, 4.

[25] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 11.

[26] « Put differently, Britishness (defined in liberal terms) had force in Canada because it was the ideology embraced by and reinforcing those who held a monopoly on social power derived ultimately from sometimes brutal exploitation of the subaltern classes within and outside of capitalist hubs ». Kurt Korneski, « Britishness, Canadianness, Class, and Race: Winnipeg and the British World, 1880s–1910 s », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, 41, 2 (2007) : 174.

[27] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[28]  « More Facts on the Strike Situation », The Winnipeg Citizen, 20 mai 1919, 1.

[29] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[30] Ibid.

[31]  « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[32] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 42.

[33] « The Issue – A New Phase », Western Labor News, 27 mai 1919, 2.

[34] Collectif, op.cit., xxvi.

[35] Craig Brown, dir., 505. « Subversion desguised as a strike », The Winnipeg Citizen, 24 mai 1919, 1.

[36] Roberts, Barbara et Irving Abella. Whence They Came: Deportation from Canada 1900 – 1935 (Ottawa : University of Ottawa Press, 1988) 84.

[37] Gregory S. Kealey, op.cit., 313.

[38] Ibid., 293.

[39] Stanley-Bréhaut Ryerson. « « C’est un empire que nous voulons faire… » » dans Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873). (Montréal : Éditions Parti Pris, 1972) 241.

Image d'une scène de rassemblement avec un leader charismatique s'adressant à une foule composée de nombreux hommes, tous ayant un air attentif, dans un style artistique coloré.

Cuba, ou comment faire la révolution en Amérique

5 août, par Archives Révolutionnaires
À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence (…)

À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence avec un régime local corrompu. De 1952 à 1958, la dictature de Fulgencio Batista asphyxie la société, jusqu’à la révolution. À partir de 1959, le peuple cubain mène une véritable expérience socialiste, une première en Amérique malgré l’hostilité des États-Unis. Que retenir de ce pied de nez à l’impérialisme et de cette tentative révolutionnaire confrontée à l’adversité ?

Par Alexis Lafleur-Paiement[1]

Dans les années 1950, l’économie cubaine est totalement dominée par les États-Unis qui importent la grande majorité de la production sucrière de l’île et qui contrôlent la vente des produits manufacturés. Le sucre, l’agriculture, le pétrole, les mines, les usines, l’électricité et la téléphonie sont accaparés par des compagnies américaines (les profits vont donc à leurs actionnaires), alors que les salaires restent très bas et qu’il n’existe pas de services sociaux dignes de ce nom. Le chômage, qui frappe le tiers de la population active, accentue la détresse et amenuise le rapport de force que pourraient imposer les travailleur·euses. La dictature de Batista[2] étouffe la vie politique et bloque les possibilités de changement social, se réservant le peu de richesse qui demeure sur l’île. La jeunesse militante évolue de la légalité à la clandestinité, puisque les partis progressistes et le droit de grève sont interdits.

Fidel Castro dirige un premier mouvement d’insurrection marqué par l’attaque de la caserne Moncada, avant d’être emprisonné par le régime. Néanmoins, le mouvement ouvrier et social grandit à Cuba, et force la libération des prisonniers politiques en 1955. L’année suivante, le mouvement socialiste, réorganisé et armé, lance une offensive de grande ampleur contre le gouvernement. Ses positions en faveur des paysan·nes et des ouvrier·ères, ainsi que sa capacité à tenir en échec l’armée régulière au service de la dictature, le rendent de plus en plus populaire auprès des classes laborieuses. La majorité de la population sympathise bientôt avec les guérilleros, voire leur apporte une aide active. En décembre 1958, les insurgés lancent une dernière campagne, appuyée par une grève générale nationale. Batista est défait et, le 1er janvier 1959, La Havane est prise.

¡ Hasta la victoria siempre !

Au départ, Fidel Castro souhaite construire un socialisme proprement cubain, ni soumis à Washington ni aligné sur Moscou. Ce rêve est de courte durée, puisque les États-Unis refusent tout compromis avec le nouveau pouvoir. La nationalisation de plusieurs entreprises américaines[3], souhaitée par la population cubaine, met le feu aux poudres. Les États-Unis votent des sanctions économiques ciblant Cuba, puis commanditent l’envoi de troupes contre-révolutionnaires sur l’île en 1961, lors du débarquement de la baie des Cochons. La victoire totale des socialistes lors de cette bataille consomme la rupture entre les deux pays. Les États-Unis imposent un embargo en 1962 et le gouvernement castriste s’allie avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Les tensions atteignent un sommet lors de la crise des missiles, lorsque des armes soviétiques doivent être livrées à Cuba, qui recule face à la pression américaine. Un conflit de moindre intensité fait suite à ces épisodes extrêmes.

Malgré les aléas géopolitiques qu’affronte Cuba, les efforts pour bâtir une société nouvelle donnent des résultats. Comme la population a longtemps souffert de l’impérialisme et de la dictature, elle appuie le gouvernement de Castro et participe à la construction du socialisme. Les grandes propriétés terriennes sont nationalisées puis gérées par l’entremise de coopératives agricoles. L’éducation est nationalisée, rendue obligatoire, universelle et gratuite. Un système de santé public est mis en place à la grandeur du pays, lui aussi universel et gratuit. Ces mesures sont particulièrement bénéfiques pour les campagnes, délaissées avant la révolution. Ainsi, il n’existait qu’un hôpital public en région rurale avant 1959. Une dernière mesure est la nationalisation des biens du clergé au profit des systèmes d’éducation et de santé. Grâce à la vision sociale du gouvernement, à la motivation de la population et à l’appui de l’URSS, la société cubaine se développe rapidement et supprime les problèmes les plus graves hérités de l’ère néocoloniale.

À partir du milieu des années 1960, les forces progressistes de Cuba cherchent à s’unir et à pérenniser les acquis de la révolution. Les différents groupes forment le Parti communiste de Cuba (PCC) en 1965, dirigé par Fidel Castro, avant d’adopter une nouvelle constitution en 1976. Leur esprit collégial permet de maintenir la vie démocratique et le débat, tout en impliquant de larges franges de la population dans les processus en cours. L’essoufflement se produit subséquemment, en raison de l’embargo américain qui appauvrit l’île, du ressac de la gauche mondiale dans les années 1980 et du contrôle grandissant des cadres du Parti. Ce dernier élément est notamment explicable par la pression américaine qui renforce la paranoïa des dirigeants cubains. L’effondrement de l’URSS au début des années 1990 isole Cuba qui se retrouve à la croisée des chemins.

Une peinture colorée représentant des figures emblématiques de la révolution cubaine, entourées de motifs floraux.
Isla 70, Raúl Martínez (1970) Museo Nacional de Bellas Artes de la Habana.

La « période spéciale », défis et avenir

En raison de l’anticommunisme forcené des États-Unis, Cuba a profondément intégré son économie à celle du régime soviétique. La disparition de celui-ci entraîne un effondrement des exportations cubaines, d’autant que l’embargo américain se poursuit. Une politique de rationnement, dite « période spéciale en temps de paix », est proclamée en 1990 afin de préserver l’état social, tout en évitant un appauvrissement prolongé. Les initiatives politiques et personnelles sont encouragées afin de mobiliser la population et de trouver des solutions novatrices. L’objectif est de canaliser la créativité et la débrouillardise au service du bien commun. Finalement, le déblocage économique se produit grâce aux nouveaux régimes socialistes d’Amérique latine, dont celui du Venezuela qui devient le principal partenaire de Cuba. Politiquement, les évolutions sont plus lentes, car la direction historique du PCC craint que des changements trop brusques n’entraînent la déstructuration des institutions héritées de la révolution.

Depuis le début des années 2000, Cuba évolue dans un environnement complexe où le maintien de l’état social demeure une priorité, alors que les jeunes générations désirent des transformations politiques et économiques. Le problème, c’est que rien ne garantit que l’île puisse préserver ses acquis si elle libéralise son marché. En effet, les régimes socialistes, comme les social-démocraties, résistent mal au néolibéralisme, sans compter qu’ils continuent d’être la cible des États-Unis, comme à Cuba, au Venezuela ou en Bolivie. En quête d’équilibre, la constitution cubaine de 2019 reconnaît les droits et libertés individuels, y compris la propriété privée, tout en maintenant un horizon socialiste et le dirigisme économique afin de développer « la pleine dignité de l’être humain »[4].

L’histoire de la révolution cubaine nous enseigne qu’il est possible, en dépit de circonstances difficiles, de renverser un état corrompu et d’instaurer un gouvernement populaire. Pourtant, dans un monde dominé par l’impérialisme et les cartels, la construction d’une société nouvelle reste délicate. Les pressions économiques et militaires contre les régimes de gauche ne doivent pas être sous-estimées, ainsi que les difficultés sociales et les crispations qu’elles entraînent. Pour y résister, les meilleures pratiques de la révolution cubaine répondaient directement aux aspirations du peuple et le mobilisaient dans leur mise en œuvre. Ce travail commun en vue d’objectifs clairs et légitimes s’est révélé à la fois galvanisant et efficace. De plus, l’internationalisme a permis à Cuba de maintenir sa souveraineté et une économie dynamique, malgré la dépendance envers l’URSS. Le renouvellement du système cubain, et plus largement de la gauche, doit passer par de telles pratiques collectives en vue d’objectifs globaux, dont la construction de l’état social et d’une économie pour le peuple, ancrés dans un réseau mondial de solidarité. « Le communisme d’abondance ne peut être édifié dans un seul pays. »[5]

Illustration symbolisant la révolution cubaine, avec des figures humaines, des manifestations, et des panneaux représentant des entreprises américaines, sur un fond de couleurs vives et de paysages stylisés.
XX Aniversario del Asalto al Cuartel Moncada, Laminas de René Mederos. Source.

En couverture : 1959-1969 Décimo Aniversario del Triunfo de la Rebelión Cubana, Rene Mederos (1969)


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 99, printemps 2024 (p. 10–11)

[2] Fulgencio Baptista a procédé à un coup d’État en mars 1952, avec l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA), avant d’instaurer une dictature militaire, pro-américaine et mafieuse.

[3] Notamment les installations pétrolières, l’International Telephone and Telegraph Company (ITT) et la United Fruit Company.

[4] Constitución de la República de Cuba, préambule, 2019, en ligne : https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20191016105022/Constitucion-Cuba-2019.pdf

[5] CASTRO, Fidel. Révolution cubaine (tome II), Paris, Maspero, 1969, page 122.

Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.

La classe locataire (Ricardo Tranjan) – compte-rendu de lecture

1er juillet, par Archives Révolutionnaires
Par Alexandre Petitclerc En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que (…)

Par Alexandre Petitclerc

En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que groupe social, a récemment été traduit en français par Marie-Hélène Cadieux et publié chez Québec Amérique. La thèse de La classe locataire est simple : la crise du logement doit être comprise comme le résultat du rapport inégal entre la classe propriétaire et la classe locataire. Tranjan déploie son argumentation en cinq chapitres qui cherchent à remettre en cause certaines idées reçues sur les enjeux du logement et qui exposent les formes de la lutte perpétuelle des locataires pour leurs droits et des conditions dignes.

Le premier chapitre conteste l’idée voulant que les crises du logement soient des événements isolés. Tranjan propose plutôt que la crise du logement est permanente en vertu de l’inégalité structurelle entre propriétaires et locataires en régime capitaliste. Comprendre la crise du logement à partir de cette relation entre deux classes permet de saisir que ce ne sont pas des mécanismes abstraits qui sont responsables de l’augmentation des loyers, mais bien des propriétaires qui augmentent les prix, évincent leurs locataires ou négligent leurs appartements. Conséquemment, un arrangement de politiques publiques ne réglera pas le problème de fond : la possibilité pour les propriétaires de s’enrichir sensiblement aux dépens des locataires.

Tranjan s’intéresse ensuite à un élément sous-discuté dans la littérature sur le logement : celui des imaginaires et des mythes entourant les locataires. Le chercheur interroge notamment l’idée reçue qu’être locataire n’est pas un projet souhaitable à long terme alors qu’être propriétaire l’est assurément. Cette conception participerait à la création d’une subjectivité par rapport au logement qui renforce la vision dominante en faveur de la propriété. L’idée que tout le monde ferait tout son possible pour accéder à la propriété est d’ailleurs un des quatre mythes que déboulonne Tranjan dans ce chapitre. De plus, la force de son argument réside dans le fait qu’il porte une visée transformatrice au sujet du discours entourant les locataires en tant que groupe. Ainsi, il s’attaque à l’idée qu’être locataire est une phase de laquelle on doit se sortir, en plus de critiquer les idées voulant que les locataires ne paient pas de taxes de propriété (ils et elles les paient indirectement) et celle, saugrenue, que les locataires ne travaillent pas.

Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.
Parkdale Organize, Toronto

Dans le sillon de ce qui précède, le troisième chapitre de l’essai brosse un portrait des propriétaires. La motivation de Tranjan semble être de montrer que le marché locatif n’est pas essentiellement constitué de petits propriétaires occupants, mais qu’une large majorité du marché locatif est détenu par des entreprises privées, familiales ou non, et par des fonds d’investissement. Ce qui apparaît essentiel dans la démonstration de l’auteur est que la situation des propriétaires ne peut pas être mise sur un pied d’égalité avec celle des locataires. Les relations, même entre un petit propriétaire et son locataire, ne peuvent pas être comprises comme des relations d’égaux ; on parle de deux groupes sociaux où l’un détient une part significative de pouvoir sur l’autre. Cela ouvre une piste de réflexion largement ignorée dans le débat public sur le logement : la dimension démocratique de l’accès au logement.

Toujours avec l’objectif de rétablir certains faits sur la crise du logement, le quatrième chapitre remet en cause le récit dominant selon lequel l’État canadien aurait toujours joué un rôle bienveillant dans le domaine du logement. En s’intéressant à des luttes moins connues, Tranjan met en lumière quatre moments historiques où les locataires ont remporté des gains significatifs en matière d’abordabilité et de protection de leurs droits : l’Île-du-Prince-Édouard dans les années 1860, la Nouvelle-Écosse dans les années 1930, Montréal dans les années 1960 et Vancouver dans les années 1970. Ces exemples montrent comment les mouvements sociaux ont permis de maintenir les loyers à un niveau raisonnable et de faire des gains concernant les droits des locataires. L’auteur souligne aussi la tension entre certaines de ces luttes des locataires et le contexte colonial canadien. Tranjan nous invite à réfléchir à la manière de construire des solidarités émancipatrices qui ne reproduisent pas les structures coloniales. Ce chapitre ouvre toute une série de questions sur les défis de créer des solidarités dans un contexte où les luttes pour le logement peuvent créer des frictions avec les droits des peuples autochtones.

Un groupe de manifestants assis sur les marches d'un bâtiment public, tenant des pancartes en faveur des droits des locataires, dans un contexte de protestation historique.
Des manifestants revendiquent le droit au logement devant l’hôtel de ville de Montréal, 1976 (Source : Bernard Vallée / MEM)

Après avoir offert un bref tour d’horizon de certaines luttes marquantes de l’histoire canadienne, Tranjan se concentre sur divers mouvements contemporains qui défendent les droits des locataires. Toujours avec l’objectif d’informer, mais aussi d’outiller les groupes militants, l’auteur se propose de formuler certaines stratégies de lutte pour les droits de la classe locataire aujourd’hui. La méthodologie du chercheur est en adéquation avec l’objectif derrière son travail : il se place en solidarité avec les militantes et les militants en relatant les témoignages et les expériences des gens sur le terrain, afin de visibiliser des tactiques, des idées et des idéaux ayant le potentiel d’améliorer les conditions des locataires. Prenons quelques exemples. D’abord, l’auteur montre la force des coalitions, comme celle du FRAPRU qui a su obtenir plusieurs gains au fil du temps, notamment en termes de protection des locataires contre les évictions. Ensuite, Tranjan relate l’expérience du Hamilton Tenants Solidarity Network, dont les membres ont fait une grève des loyers pour s’opposer à des hausses abusives imposées par leur nouveau propriétaire, une fiducie de placement immobilière. Enfin, l’auteur présente d’autres exemples de grèves des loyers à Parkdale et à York South (deux quartiers de Toronto), une pratique méconnue, mais qui semble s’étendre peu à peu, car elle offre un certain rapport de force pour les locataires.

Tranjan conclut La classe locataire par un appel à l’action. Cohérent avec sa thèse selon laquelle la crise du logement n’est pas le résultat de forces abstraites du marché, mais bien des décisions des propriétaires de hausser les loyers pour maximiser leurs profits, Tranjan interpelle son lectorat : il faut prendre parti. Cette injonction devrait stimuler une réflexion, notamment sur le rôle des chercheuses et des chercheurs en matière de logement. La recherche devrait, selon Tranjan, être informée par l’expérience des gens sur le terrain et devrait servir les besoins des locataires et des communautés. Sur la forme, l’ouvrage remplit sa promesse : il visibilise le travail des groupes militants et peut s’avérer utile pour créer des solidarités. On pourrait reprocher à Tranjan d’escamoter certaines explications ou de proposer certaines formulations ampoulées. Néanmoins, nous sommes tentés de l’excuser, car le pari de Tranjan est réussi : son ouvrage La classe locataire offre une perspective renouvelée sur la manière de comprendre la cherté actuelle du logement et présente des pistes concrètes pour changer cette situation.

Une scène en noir et blanc présentant une femme vêtue de noir, debout sur un sol en damier, entourée de murs verticaux qui créent un effet dramatique et surréaliste.

Contre la cage sociologique : un cinéma qui respire

26 juin, par Archives Révolutionnaires
Le texte qui suit est une réponse à l’article Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique. L’auteur soutient que le cinéma expérimental échappe aux (…)

Le texte qui suit est une réponse à l’article Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique. L’auteur soutient que le cinéma expérimental échappe aux classifications sociologiques réductrices et constitue une forme d’art innovante témoignant d’une lutte contre l’industrie culturelle et ses normes.

Un texte de David Simard

Raphaël Simard, dans son article publié le 18 juin 2025 sur Archives Révolutionnaires, veut nous convaincre que le cinéma expérimental n’est qu’un jeu de salon petit-bourgeois, une machine à distinction sociale où une élite intellectuelle se pavane en snobant les goûts populaires. « Le cinéma expérimental ne peut que se définir par le sujet collectif qui l’a produit historiquement dans les conditions matérielles et les rapports sociaux où il se trouvait », assène-t-il. Armé d’une sociologie bourdieusienne taillée à la serpe, il réduit l’avant-garde à une posture de classe. Mais à force de tout ramener à des étiquettes sociales, Simard rate l’essentiel : l’art, c’est du vivant, du rugueux, une fracture qui cherche sa forme.

Ce texte que je vous présente, long et tordu comme je les aime, va déplier sept idées pour montrer que l’expérimentation cinématographique échappe aux grilles sociologiques. Mais commençons par la base.

Pour un marxisme hétérodoxe

Simard applique mécaniquement une logique marxiste : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est leur être social qui détermine leur conscience. » L’art devient une ombre du capital, chaque plan un symptôme de classe. Mais un marxisme hétérodoxe, attentif aux contradictions, voit autre chose. Car le capitalisme porte en lui les germes de sa destruction, pas seulement parce qu’il asservit une classe, mais parce qu’il génère dans toutes les sphères de la vie des contradictions. Sans cette considération, le marxisme devient une pure mécanique de classe sans élégance.

Marx, par exemple, fasciné par Balzac, monarchiste, saluait sa lucidité concernant les fractures sociales multiformes issues de la révolution bourgeoise, absente chez les utopistes. Lukács, lui, faisait de l’art un champ de bataille où tombent les masques de la domination. L’art, même ancré dans une classe, produit des écarts, des vérités qui fissurent l’idéologie. Et c’est bien la magie de la forme, briser le contenu. Le cinéma expérimental, par-delà son appellation ou sa publicité dans des cercles spécialisés, tout comme le roman du XIXe siècle, n’est pas un code social, mais une dialectique vivante : il brise les formes dominantes, invente des langues neuves, révèle ce que le marché étouffe. Simard, avec sa sociologie circulaire, nie cette puissance. Il soupçonne les formes sans les éprouver, classe les films sans les voir, comme un bureaucrate de l’esthétique. Contre sa méthodologie mortifère, je défends une approche qui vit l’art, qui embrasse ses tensions, qui refuse de réduire l’inclassable à un bulletin de naissance.

1 Une sociologie qui étouffe l’art

Simard soutient que le cinéma expérimental, dès les années 1920, est l’œuvre d’une petite bourgeoisie intellectuelle qui « utilise le cinéma pour se distinguer ». Pour lui, chaque geste artistique est un symptôme de classe : « La cinéphilie expérimentale qu’il construit peu à peu s’oppose à la première cinéphilie dominante […], en se rendant obscure à la compréhension de celles-ci, par exemple en rejetant la fiction au profit de l’abstraction. » Si un film est illisible, c’est pour exclure ; s’il est autonome, c’est pour dominer. Chaque plan devient une tactique élitiste.

L’auteur refuse de voir que le moteur de l’expérimentation, ce n’est pas l’exclusion, mais le goût pour la nouveauté, le choc, la rupture. Ce désir n’a rien d’un caprice de classe : il est profondément humain. Il relève d’un besoin d’ébranler le monde, de fabriquer son propre langage. Et c’est là, précisément, que l’avant-garde rejoint la révolution : dans ce geste de recommencement, et la confiance que la culture, au sens large, est une promesse de bonheur.

En réduisant l’expérimentation à une stratégie de distinction, Simard passe à côté de ce que les films produisent. Regardez La coquille et le clergyman (1928) de Germaine Dulac : son montage onirique, ses images troubles, dynamitent les récits linéaires et les normes patriarcales. Ce n’est pas un caprice bourgeois, c’est une magnifique secousse esthétique qui résonne encore. Simard, en esquivant les œuvres pour les classer comme un bureaucrate, reste dans un idéalisme qu’il prétend combattre, loin des énigmes vivantes qu’offre le cinéma.

Une scène en noir et blanc présentant une femme vêtue de noir, debout sur un sol en damier, entourée de murs verticaux qui créent un effet dramatique et surréaliste.
Germaine Dulac, La Coquille et le clergyman (1928). Source.

2 L’art, un champ de bataille dialectique

L’art n’est pas un miroir social, c’est un terrain de lutte. Simard concède que le cinéma expérimental émerge dans le « milieu de l’art moderniste », mais il en tire une lecture figée. Comme le rappelait Theodor Adorno, l’autonomie de l’art n’est pas une fuite hors du monde, mais une forme de résistance au réel. L’œuvre autonome rend visibles les formes de domination non pas en les dénonçant, mais en les déjouant.

Dans cette perspective, l’expérimentation formelle n’est pas un caprice élitiste, mais une révolte contre l’industrie culturelle, contre l’identique qui se répète, contre la marchandisation des affects. Loin d’un repli snob, elle affirme que ce qui ne se laisse pas consommer immédiatement peut encore porter du sens. Adorno écrivait que l’œuvre vraiment moderne est celle qui « refuse d’être intégrée », qui contient en elle un reste, un excès, un refus.

Prenez L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, que Simard cite… sans en parler vraiment. Ce film exalte le travail ouvrier tout en brisant les conventions narratives, par un montage rythmique, heurté, inventif, qui forge un langage propre au cinéma. Peut-on vraiment réduire une telle œuvre à une posture de classe ? Je n’y arrive pas. Vertov met en scène la caméra elle-même, l’ouvrier-cinéaste au travail, brouille les frontières entre le réel et sa construction, entre le geste et le regard. Il anticipe même, en un sens, la critique du spectacle : celle d’un monde devenu frénésie visuelle, accumulation d’images, illusion de transparence.

Que fait Simard de cela ? Que pense-t-il de cette invention formelle, de ce montage syncopé et joyeusement dialectique ? Faut-il vraiment qu’un art soit populaire, et c’était bien l’objectif de Vertov malgré l’échec, pour être autre chose qu’une distinction de classe ? Ce cinéma n’a pas été adopté par les masses. Pourquoi ? Elles ne les ont pas vus, ses films.

Ce qui manque, outre la naissance d’une cinéphilie élitiste, c’est une étude juste du développement du cinéma. En effet, celui-ci est un art profondément technique, né dans une machinerie lourde : caméras, pellicule, laboratoire, montage, distribution, projection. Dès ses débuts, il a été pris dans les rets d’une industrie commerciale qui détermine ce qui peut être financé, produit, vu. Contrairement à la peinture ou à la poésie, faire un film implique une coordination de moyens complexes et coûteux. C’est précisément dans cet environnement contraint que l’expérimentation surgit, non pas comme un luxe de classe, mais comme un acte de résistance artisanale contre l’appareil industriel qui standardise les formes.

Un homme utilisant une caméra montée sur trépied pour filmer un paysage urbain, avec une ville en arrière-plan.
Dziga Vertov, L’homme à la caméra (1929)

3 Le goût populaire, une construction historique

L’auteur oppose l’avant-garde à une cinéphilie populaire qu’il suppose spontanément tournée vers l’identification et l’émotion. Il écrit que les classes travailleuses des années 1910 privilégient « l’identification aux personnages dans une situation rappelant la vie réelle, et l’émotion ressentie à l’écoute ». Cette préférence serait, selon lui, incompatible avec l’expérimentation, perçue comme un rejet assumé des masses.

Mais jamais il ne remet en question cette supposée évidence. Il ne s’interroge ni sur la construction historique de ces goûts, ni sur le rôle central de l’industrie dans leur formation. Or, ce que Simard prend pour une « préférence naturelle » est en réalité le produit d’une longue histoire de marchandisation : des formes standardisées, des structures narratives imposées, une lisibilité optimisée pour le marché, non pour l’émancipation. Sa conclusion repose non sur une enquête sensible des pratiques populaires, mais sur une lecture quantitative des usages produits par l’industrie elle-même qui étudiait le comportement des spectateurs. À ce niveau, ce n’est plus la sociologie critique de Bourdieu, c’est une méthodologie bâclée. Et peut-être, en creux, ce sont les goûts de Simard lui-même dont il est question.

Dans tous les cas, ce goût dit prolétarien est un produit de l’histoire. Les premiers publics ouvriers, comme le montre l’étude d’Altenloh qu’il cite lui-même, s’émerveillaient devant les actualités filmées ou les féeries de Méliès, fascinés par l’étrangeté de l’image. L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière, sans narration ni personnages, hypnotisait par sa pure nouveauté. Ce proto-expérimentalisme parlait à tous. C’est ce que Tom Gunning appelle le cinéma d’attractions : un cinéma fondé sur le choc visuel, la frontalité, la surprise. Loin d’être élitiste, cette forme première du cinéma envoûtait les foules.

Si les masses s’attachent aujourd’hui aux récits héroïques, c’est sans doute parce que l’industrie a imposé ces formes pour véhiculer les grands mythes nationaux, moraux ou corporatifs. Ce sont les corporations et les États qui avaient les moyens de se payer un cinéma. Ce que Simard oublie de dire, par voie de conséquence, c’est que la bourgeoisie ne fait pas que consommer le cinéma : elle en fabrique les normes, en finance les récits légitimes, en encadre les genres. Là où il scrute les goûts, il détourne le regard des rapports de pouvoir concrets dans la production même des œuvres.

Et pourtant, malgré cette force d’homogénéisation, le cinéma n’est jamais tout à fait stable. Des failles apparaissent, des gestes dévient. Car le regard et les moyens de production évoluent ensemble, dans une valse chaotique, imprévisible. L’histoire le prouve : les formes radicales fécondent souvent la culture populaire. Eisenstein, le jazz, le punk, Godard, tous ont été rejetés à leurs débuts comme illisibles ou asociaux, avant de transformer durablement l’imaginaire collectif. Les techniques du film À bout de souffle irriguent aujourd’hui les vidéoclips, les publicités, les séries télé. Même ma mère décrypte ces codes une fois récupérés par l’industrie et sait les apprécier. Mais pas Raphaël Simard ?

En figeant le goût populaire, il perpétue le mythe d’une opposition binaire entre art savant et culture de masse, comme si le peuple était condamné à la simplicité.

Une scène en noir et blanc représentant un train à vapeur arrivant à une gare, avec des spectateurs rassemblés sur le quai.
L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière. Source.

4 L’expérimentation n’a pas de classe

Simard attribue le cinéma expérimental à une petite bourgeoisie intellectuelle homogène, affirmant qu’elle « passe par des circuits de production parallèles qui empêchent la consommation de masse de ses films ». Mais cette généralisation aplatit la diversité des avant-gardes.

Au XIXe siècle, Balzac, bourgeois ambitieux, Lautréamont, aristocrate errant, et Dostoïevski, noble déchu, ont bouleversé le roman avec des structures ouvertes, des narrations brisées, des voix polyphoniques. Leurs origines sociales divergent, mais leurs innovations convergent. Simard, en traquant un « sujet collectif » coupable, nie la lenteur des mutations esthétiques et le chaos des trajectoires individuelles, comme si l’art se réduisait à un bulletin de naissance. Et surtout, il enferme l’expérimentation dans le seul champ du cinéma, sans la replacer dans son horizon historique plus large.

Et si l’auteur veut bien sortir de ses tableaux de classes pour regarder quelques œuvres, en voici quelques-unes qu’il devrait pouvoir un peu aimer :

  • Man Ray, fils d’immigrants, qui peint la pellicule comme d’autres grattent la réalité.
  • Germaine Dulac, bourgeoise insoumise, qui fait imploser le récit avec une sensualité politique.
  • Hans Richter, éduqué en art, dadaïste converti au rythme ouvrier.
  • Viking Eggeling, aristocrate ruiné, qui trace des symphonies abstraites sur fond de misère.
  • Fernand Léger, fils de paysans, qui cadence le monde comme une machine sociale.
  • Len Lye, autodidacte prolétaire, qui fait danser la pellicule comme un tambour de rue.
  • Dziga Vertov, marxiste formel, qui filme l’usine sans narration, mais avec montage.
  • Luis Buñuel, noble castillan, qui sabote sa classe à coups de rasoir.
  • Maya Deren, immigrée fauchée, qui invente une transe cinématographique avec rien.

5 La marginalité, une nécessité, pas un snobisme

Simard voit la marginalité de l’avant-garde comme un choix élitiste : « La production des films expérimentaux, par son autonomie, se rend inaccessible au public de la masse travailleuse, non pas par une intention consciente, mais parce que les circuits de production alternatifs ne peuvent rivaliser avec l’industrie. » Cette marginalité est souvent une contrainte, pas une posture. Produire un film expérimental est un processus long et ardu qui n’a pas sa place dans les circuits dominants.

Ce qui distingue le cinéma des formes plus anciennes que sont la poésie, le théâtre, la peinture, ce n’est pas seulement sa jeunesse, c’est l’émergence simultanée de l’industrie culturelle : radio, studios, préproduction, storyboards, montage, distribution de masse. Le cinéma n’est pas né libre, il est né dans la cage d’acier d’un système technique sidérant, qui en a fait très tôt un outil de propagande sociale. C’est contre cela, aussi, que l’expérimentation s’est levée.

Len Lye, autodidacte prolétaire, crée A Colour Box (1935) en peignant sur la pellicule, avec des moyens artisanaux. Ce n’est pas un mépris, c’est une évasion des normes marchandes. Les coopératives évoquées par Simard, comme celle tentée en 1929, sont une résistance, un refus de l’absorption par l’industrie. Y voir du snobisme, c’est méconnaître la guerre pour le contrôle des écrans, où les avant-gardes (et les révolutionnaires, et les prolétaires, tant qu’à y être) se battent pour exister.

6 – Une politique des formes, pas des postures

L’expérimentation n’est pas une idéologie, c’est une brèche dans le sensible. En la réduisant à une « distinction par rapport aux classes travailleuses », Simard nie sa puissance politique. Il prolonge ainsi une méfiance ancienne envers les formes, qu’on retrouve chez Platon : tout ce qui échappe à l’ordre du discours est suspect, voire dangereux. Mais l’avant-garde ne cherche pas à illustrer une position, elle déplace les régimes de visibilité. Les films situationnistes, comme ceux de Guy Debord, détournent les images pour critiquer le capitalisme, un geste formel, pas un mot d’ordre. Le retour à la raison (1923) de Man Ray, que cite pourtant Simard, rejette toute narration, avec ses rayures peintes sur la pellicule : ce n’est pas une coquetterie bourgeoise, c’est une attaque contre l’illusion mimétique.

Un point plus fécond que le réductionnisme de classe serait peut-être celui-ci : l’avant-garde, comme les courants les plus radicaux du mouvement ouvrier, refuse la personnification du pouvoir. Elle ne cherche ni chefs, ni héros, ni sauveurs. Elle opère une politique des formes, sans programme figé, sans centralisation, en inventant des espaces de trouble, de désajustement, de révolte. Ce refus de l’assignation, du modèle, de l’identification univoque, c’est aussi une éthique : une défiance à l’égard du spectacle du pouvoir, qu’il soit esthétique ou politique. En ce sens, l’avant-garde ne méprise pas les masses. Elle refuse de leur imposer un visage. Elle les convoque autrement : par le fragment, la dissonance, la rature.

Simard, en creux, semble regretter la clarté des récits, l’autorité des figures, les affects fédérateurs. Mais le cinéma expérimental, comme la grève sauvage, refuse les grandes scènes héroïques. Il travaille dans le trouble… Et c’est là, précisément, qu’il est politique, imprévisible et vivant.

Une composition abstraite en noir et blanc présentant des formes géométriques et des ombres se chevauchant, évoquant un effet visuel dynamique et expérimental.
Man Ray, Le retour à la raison (1923). Source.

7 – Avant-gardes et mouvement ouvrier : un conflit, certes, mais productif de sens

Le texte de Simard reproche à l’avant-garde son incapacité à s’allier durablement au cinéma militant ouvrier : « La suprématie de leur relative autonomie productive et cinéphilique les empêchera jusqu’à aujourd’hui de s’organiser durablement auprès du cinéma militant ouvrier. » Puisqu’elle parvient à produire des films avec peu de moyens et à survivre, l’avant-garde n’a pas à se solidariser, en somme. C’est sans doute vrai, mais ce ton revanchard suggère un échec unilatéral, comme si les intellectuels avaient trahi une alliance naturelle avec les masses. Or, cet échec dépasse largement le champ artistique. C’est celui du communisme en général. Peut-être devrait-il se regarder le nombril ?

Si les conseils ouvriers, censés unir techniciens, travailleurs manuels et révolutionnaires, ont échoué, à qui la faute ? Au prolétariat ? Aux avant-gardes politiques ? Aux conditions objectives ? Bonne chance pour distribuer les fautes.

Sur le plan esthétique, la fracture est d’autant plus compréhensible. Les militants exigeaient un art lisible, didactique, au service de la révolution ; les artistes, une liberté. Vertov incarne ce conflit : censuré par le réalisme socialiste, il voit son cinéma de montage, radical et dialectique, remplacé par des récits linéaires, édifiants, transparents. La censure stalinienne impose un cinéma lisible, non pas pour le peuple, mais contre lui. Elle confond accessibilité et discipline, et sacrifie la puissance de l’art à l’efficacité du message.

Conclusion : pour un cinéma qui défie

Voir l’avant-garde comme une distinction de classe n’est pas en soi scandaleux. Le problème, c’est quand cela remplace la réflexion. Cette sociologie fait nécessairement l’économie des formes. Elle observe les conditions, pas les gestes. Elle repère les positions sociales, mais ignore ce que produit une rupture formelle, une image, un rythme.

Cette logique, on pourrait l’appliquer à tout : bouffe, logement, fringues – tout devient signe de classe, donc outil d’asservissement. Et à ce compte-là, Marx lui-même ne serait qu’un philosophe en quête de distinction. C’est cohérent. Mais circulaire. Et stérile.

Ce n’est pas la sociologie que je critique, mais une méthode qui confond biographie et esthétique, réseaux de production et puissance formelle. L’art déborde. Il dérange. Il transforme. Ce que Simard oublie de faire. Chez lui, la sociologie devient une cage. Il ne regarde pas les films : il les trie. Il ne cherche pas leur force : il les range.

Sur Facebook, Simard se défend : un petit-bourgeois peut exprimer une vision prolétarienne, le cinéma expérimental n’épuise pas l’imaginaire de sa classe. Très bien. Mais dans son texte, il n’en fait rien. Il n’analyse aucune œuvre qui bifurque. Il n’interroge aucune forme qui dévie. Cette distinction a posteriori reste théorique, jamais incarnée.

Ainsi, l’auteur ne montre jamais que les formes expérimentales excluent le grand public. Il postule leur exclusion à partir des circuits de production et de la non-conformité aux codes dominants. Mais il ne regarde pas les œuvres, ne décrit aucune séquence, ne pense aucune forme. Il ne nomme pas les succès, même partiels, dans le temps long, de certaines œuvres expérimentales. Il aime sans doute Ken Loach. Pas moi.

Toujours est-il, il ignore une chose essentielle : l’avant-garde, c’est souvent une révolte contre le père. Contre l’autorité des formes héritées. Pas une posture sociale, mais un geste existentiel. Une mise en jeu du « je » instable, informe, qui cherche sa langue. Vivement cette révolte dans la forme comme dans le contenu plutôt que de la rhétorique marxiste ronflante.

Son sujet collectif, sorte de fourre-tout entre bourgeoisie et prolétariat, évacue l’histoire concrète de la division du travail et des moyens de production, qui distribuent les rôles selon les logiques du capital. Dans le cinéma expérimental, de petits cinéastes ont produit des films sans grande équipe, sans grand moyen, faisant preuve d’érudition à la fois technique et intellectuelle : ils seraient pourtant des collaborateurs de classe. Simard pourrait avoir un minimum de respect pour leur engagement. Beaucoup n’ont pas seulement fait des films : ils ont vécu, milité, et lutté concrètement dans le champ culturel et politique.

Mais pour Simard, la culture n’est de toute façon ni production ni reproduction. Il écrit : « Les classes intermédiaires, comme la petite bourgeoisie intellectuelle, ne participent pas directement à la production des marchandises et donc à la reproduction de la vie humaine. » Cet idéalisme de l’orthodoxie marxiste lui permet de ne pas appliquer la même grille d’analyse à son propre texte, qui lui sert pourtant… à se distinguer. Le problème est que Simard, fidèle à sa tendance, pense que la philosophie est morte avec la 11e thèse sur Feuerbach.

Vu autrement, la culture est matérielle. La conscience aussi. Et si la petite bourgeoisie ne produit pas d’acier, elle produit bel et bien des images, des récits, des affects. Elle agit. Elle travaille. Elle vend son temps. Elle est plus souvent qu’autrement dépossédée.

Je lui lance un défi : parle-nous de cinéma. Des films qui t’ont bouleversé. Des formes qui t’ont renversé. Lâche ta grille. Respire. À nous, je dis : vivons les films avant de les réduire. Si l’auteur veut défendre les films narratifs prolétariens, qu’il nous parle de son rêve, car nous, cinéastes sans protection, ouvriers des formes, pauvres et tristes parfois, on est prêts. Prêts à en discuter. Prêts à en faire. Des films forts. Des films en lutte. Avec le prolétariat en action.

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