Archives Révolutionnaires
Diffuser les archives et les récits militants. Construire les luttes actuelles.

La grève de Winnipeg (1919) : identité canadienne et lutte des classes
Un article de Mélissa Miller
La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. Rassemblant plus de 35 000 travailleurs et travailleuses issus de divers secteurs, elle met à nu les profondes tensions de classe qui traversent le Canada d’après-guerre. Face à cette mobilisation inédite, les élites économiques et les autorités politiques réagissent avec une hostilité croissante. Parmi les forces d’opposition les plus structurées se trouve un groupe influent de notables locaux, réuni sous le nom de « Comité des mille citoyens », qui lance le journal Winnipeg Citizen pour orchestrer une contre-offensive idéologique à la grève. Dans les pages du Citizen, une certaine vision de l’identité canadienne émerge : celle d’un Canada bourgeois, anglo-saxon et capitaliste, opposée à l’image menaçante de l’ouvrier étranger communiste, un ennemi incarné par les grévistes. Le Citizen ne se contente pas de défendre l’ordre établi ; il participe activement à la construction d’une citoyenneté canadienne définie par la défense de la monarchie impériale, du libéralisme économique et de la propriété privée, une citoyenneté pensée contre toute forme d’organisation ouvrière autonome. Cette rhétorique trouve un écho favorable auprès du gouvernement de Robert Borden, qui adopte la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens et légitime la répression, notamment par l’arrestation des grévistes et la déportation de militants immigrants accusés de sédition. La grève de Winnipeg apparaît ainsi comme un révélateur de la lutte des classes au Canada. Elle met en lumière les stratégies discursives et coercitives par lesquelles les élites cherchent à maintenir leur hégémonie sociale et économique en associant toute contestation ouvrière à une menace étrangère. Pour mieux saisir ces dynamiques, nous reviendrons d’abord sur le contexte de la grève. Nous analyserons ensuite le discours du Winnipeg Citizen afin de montrer comment l’identité canadienne – réelle ou fantasmée – y est mobilisée pour délégitimer les grévistes et renforcer l’ordre établi. Enfin, nous montrerons comment cette stratégie fut couronnée de succès et contribua à l’écrasement de la grève.

La Grande Guerre et la grève
La grève générale de Winnipeg éclate le 15 mai 1919 en appui aux métallurgistes et aux ouvriers de la construction, en débrayage depuis le début du mois pour réclamer le droit à la négociation collective, que les employeurs refusent obstinément de leur accorder[1]. Le 6 mai, 95 des 96 syndicats affiliés au Conseil des métiers et du travail de Winnipeg (CMT) votent en faveur d’une grève de solidarité[2] : c’est plus de 11 000 travailleurs qui cessent l’ouvrage. Au matin du 15 mai 1919, le transport public, les livraisons de lait et les boulangeries arrêtent leurs activités. Les restaurants ferment et les téléphonistes débrayent, empêchant toutes les communications dans la ville. Ces dernières sont bientôt rejointes par les employés des postes, la police et les imprimeurs… Dans la foulée, c’est plus de 35 000 travailleurs et travailleuses, syndiqués ou non, qui arrêtent le travail à cette date[3]. Pour une ville de 175 000 habitants, l’impact est colossal.
Au début du XXe siècle, Winnipeg s’impose comme le quatrième centre industriel du Canada, en pleine effervescence. Sa croissance rapide repose sur un afflux massif d’immigrants, qui transforment la composition sociale et culturelle de la ville. En 1911, près d’un quart de la population n’est pas d’origine anglo-saxonne[4]. Dans ce contexte, la main-d’œuvre se structure selon des lignes à la fois ethniques et économiques : les immigrants d’Europe de l’Est, notamment les Ukrainiens, sont cantonnés aux emplois les plus précaires, notamment dans la construction et les chemins de fer, tandis que les ouvriers britanniques, souvent plus qualifiés et expérimentés, occupent des postes mieux rémunérés. Cette diversité au sein du monde ouvrier reflète les mutations économiques du Dominion, engagé dans une seconde révolution industrielle et pleinement intégré aux dynamiques du capitalisme impérial britannique[5].
Mais cette croissance rapide ne va pas sans tensions. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, le Canada est secoué par une série de grèves, révélatrices d’un mécontentement grandissant. L’inflation, la dégradation des conditions de vie et le retour difficile des soldats démobilisés ne font qu’amplifier les frustrations[6]. Face à l’autorité patronale, les travailleurs s’organisent. Des syndicats comme les Industrial Workers of the World (IWW) prennent racine, tandis que le Parti socialiste du Canada, de plus en plus influent, diffuse les idées marxistes au sein des milieux ouvriers. À Winnipeg, les travailleurs britanniques jouent un rôle moteur dans cette mobilisation. Forts de leur expérience syndicale acquise dans les grandes villes industrielles du Royaume-Uni, nombre d’entre eux accèdent rapidement à des postes de direction dans les syndicats locaux, mais aussi ailleurs dans l’Ouest canadien[7]. De leur côté, plusieurs immigrants d’Europe de l’Est s’investissent activement dans des organisations communautaires et socialistes, contribuant eux aussi à structurer la contestation. Un tournant décisif survient en mars 1919. Bien que le droit de grève ait été suspendu pendant la guerre, les syndicats restent autorisés à s’organiser. Lors de la Conférence du travail tenue à Calgary, des délégués venus de tout l’Ouest réclament la création d’un syndicat unifié et révolutionnaire, la One Big Union. Ce nouvel outil d’organisation marque une étape importante dans la radicalisation du mouvement ouvrier, et prépare le terrain pour l’une des mobilisations sociales les plus marquantes de l’histoire canadienne : la grève générale de Winnipeg[8].
La montée des revendications ouvrières au Canada, combinée à la participation du pays à la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire britannique, suscite de vives inquiétudes au sein du gouvernement. Engagé sur le front extérieur, l’État commence à redouter un ennemi intérieur. Cette crainte se cristallise particulièrement autour des immigrants, perçus comme potentiellement subversifs. Dès 1914, le gouvernement adopte des mesures législatives pour resserrer le contrôle sur ces populations. La British Nationality, Naturalisation, and Aliens Act, ainsi que la Loi sur les mesures de guerre, donnent au Canada le pouvoir de refuser la naturalisation, d’interner, voire de déporter les individus jugés dangereux[9]. Après l’armistice de 1918, les tensions ne faiblissent pas. Le Canada participe à l’intervention contre la Russie bolchévique, tandis que la Révolution russe exerce une influence croissante sur les milieux socialistes et syndicalistes qui y voient un modèle de rupture avec l’exploitation capitaliste. Cette montée de la conscience de classe alimente la peur des élites, qui brandissent le spectre d’une « menace rouge » pour justifier une surveillance et une répression accrues[10].
La grève générale de Winnipeg se distingue par la diversité de ses participants, rassemblant des travailleurs issus de milieux sociaux, culturels et ethniques variés. Cette unité inédite du monde ouvrier renforce l’affrontement de classe en opposant directement les travailleurs organisés au patronat local, tout en ravivant les peurs xénophobes et géopolitiques des élites. Tandis que les grévistes mettent en place un Comité de grève représentatif, expression de leur volonté collective, les élites de Winnipeg – responsables municipaux, juristes influents, industriels et hommes d’affaires – se mobilisent en formant le Comité des mille citoyens, destiné à préserver l’ordre établi et à contenir la menace que représente ce soulèvement ouvrier. Cette organisation opère en grande partie dans l’ombre et, encore aujourd’hui, le nombre exact de ses membres ainsi que l’ampleur de son réseau restent méconnus. Seules quelques dizaines d’individus faisant partie du comité exécutif ont pu être identifiés avec certitude. Parmi eux on compte Alfred Joseph Andrews, Isaac Pitbaldo et Travers Sweatman, trois avocats reconnus à Winnipeg ; Albert Livingstone Crossin, un gestionnaire de fonds, et G.N. Jackson, le directeur de la Sovereign Life Assurance[11]. Le Comité des Mille Citoyens est l’expression locale d’une série d’organisations fondées par les élites économiques et professionnelles d’Amérique pour s’opposer à la montée du syndicalisme ouvrier au début du XXe siècle. Le Comité s’inspire notamment de la Citizens’ Alliance de Minneapolis qui, depuis 1903, rassemblait les chefs d’entreprise et des adversaires déclarés du mouvement syndical. Il incarne donc les intérêts de la bourgeoisie locale. Redoutant une contagion du mouvement de grève à l’échelle nationale, le gouvernement fédéral leur accorde un soutien explicite. Fort de cet appui, le Comité des mille citoyens adopte une position intransigeante. Il pousse les employeurs à rejeter les revendications syndicales et s’engage activement à faire échouer la grève par tous les moyens nécessaires[12].


Le Comité des mille citoyens à la défense de « l’identité canadienne »
Installé dans les locaux de la Chambre de commerce, en plein centre-ville, le Comité des mille citoyens se donne un outil central de communication : le Winnipeg Citizen, un journal destiné à légitimer leur position et à discréditer la grève. Ce périodique devient à la fois la voix des élites, un organe de propagande contre les revendications syndicales, et un espace de production idéologique. Il oppose le « citoyen canadien » au « gréviste », en associant ce dernier à un danger étranger et subversif, hostile à l’essence même du Canada. Le journal en appelle à la société civile, l’invitant à se mobiliser pour défendre ses droits et l’ordre établi.
Le Comité des mille citoyens construit son discours en opposant clairement les « citoyens » aux grévistes, définissant ainsi l’identité canadienne par ce qu’elle rejette. Il établit une dichotomie entre les institutions britanniques légitimes et les institutions « soviétiques » que le mouvement de grève incarnerait. Le premier numéro du Winnipeg Citizen, publié le 19 mai 1919, présente la situation de la grève générale à Winnipeg. Ses auteurs prétendent parler au nom des citoyens, affirmant vouloir rapporter des faits « véridiques », du point de vue de la population locale : « from the standpoint of the citizens themselves…[13] ». La notion de citoyenneté occupe une place centrale dans le discours du journal. Elle constitue un outil majeur pour distinguer les « vrais Canadiens » des grévistes. En effet, la citoyenneté est un moyen essentiel par lequel une société affirme son identité, définissant qui appartient à la nation et qui en est exclu. Elle implique un sentiment d’appartenance civique mêlant des dimensions sociales et juridiques[14]. En choisissant le nom de « Comité des mille citoyens », les élites impliquées cherchent à imposer un modèle de citoyenneté où le « citoyen » s’oppose fermement à la grève. En opposant l’identité des « citoyens » à celle des « grévistes », les rédacteurs commencent à tracer une frontière claire entre ceux qui font partie de la communauté de Winnipeg, de la nation canadienne et de l’Empire britannique, et ceux qui en sont exclus.
Pour les rédacteurs du journal, la grève n’est pas un simple conflit social motivé par des revendications salariales ou syndicales. Elle est interprétée comme une tentative révolutionnaire visant à renverser l’ordre canadien. Le journal déclare sans ambages : « this is not a strike at all […] it is Revolution[15] ». Dans cette perspective, la grève est perçue comme une remise en cause directe des institutions démocratiques héritées de l’Empire britannique, remplacées potentiellement par un modèle soviétique : « It is a serious attempt to overturn British institutions in this Western country and to supplant them with the Russian Bolchevik system of soviet rule[16] ». Même si le journal reconnaît que les revendications ouvrières concernent les salaires, les conditions de travail et la négociation collective, il insiste sur une lecture politique et existentielle du conflit. Le véritable enjeu, selon lui, est le choix entre deux modèles de société : « Bolchevism and the rule of the Soviet, or British institutions and democratic constitutional government? – That is the question for every true citizen of Winnipeg to ask, and to answer, for this is the parting of the ways.[17] ». À travers cette rhétorique binaire, le Winnipeg Citizen construit une citoyenneté canadienne fondamentalement antagonique. Le « vrai Canadien » n’est ni gréviste, ni rebelle, ni communiste. Il est loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et fidèle aux valeurs libérales de l’Empire britannique. Ainsi se dessine, dans les pages du Citizen, une vision exclusive et idéologique de l’identité canadienne, construite non seulement pour s’opposer à la grève, mais aussi pour légitimer l’ordre social et politique existant.

Les animateurs du Winnipeg Citizen utilisent un autre procédé discursif pour séparer les grévistes des « citoyens canadiens » : ils présentent le radicalisme comme quelque chose d’extérieur à la société winnipegoise. Cet « intrant » est présenté comme barbare ; il est l’envers des valeurs et pratiques propres à la civilisation britannique. S’il y a autant de travailleurs en grève, la raison est simple : « It is because the ‘Red’ element in Winnipeg has assumed the ascendancy in the Labour movement, dominating and influencing – or stampeding – the decent element of that movement, which desires the preservation of British institutions, yet is now striking unconsciously against them ». Autrement dit, les travailleurs loyaux aux institutions britanniques seraient manipulés à leur insu par des éléments « rouges », radicaux et subversifs. Dans les faits, de nombreux ouvriers de Winnipeg avaient effectivement adopté des positions politiques critiques à l’égard du capitalisme. Certains avaient assisté à la Conférence de Calgary en mars 1919, où ils soutenaient la formation du syndicat révolutionnaire One Big Union. L’année précédente, au théâtre Walker, 1 700 travailleurs avaient publiquement exprimé leur solidarité avec la Révolution russe et le mouvement spartakiste allemand. Si la grève de Winnipeg ne reflète pas une volonté révolutionnaire unanime, elle constitue néanmoins une remise en cause profonde de l’ordre socio-économique du Dominion, et soulève d’importants débats sur l’identité canadienne[18].
Les grévistes, unis avant tout par leur condition sociale malgré leurs origines diverses, expriment leur solidarité avec d’autres luttes ouvrières à l’international[19]. Leur combat vise à améliorer leurs conditions de vie au Canada et à se protéger des abus patronaux. Dans un contexte de censure, de répression et d’interdiction de la grève, ils choisissent des formes d’organisation extraparlementaires pour faire entendre leur voix. Face à cette menace, les élites de Winnipeg s’efforcent de défendre le système économique et politique qui leur permet de maintenir leur niveau de vie et leurs profits. Cette élite, aux prises avec une contestation de l’ordre socio-économique de l’Empire, doit présenter la grève comme le fait d’éléments extérieurs et brandir la figure de « l’étranger subversif ». Faire autrement serait admettre que leur vision de la citoyenneté canadienne et de l’ordre socio-économique du Canada n’est pas universelle, et donc reconnaître que leur hégémonie est contestée.
Pour délégitimer le mouvement de grève, le Winnipeg Citizen cherche à l’associer à la « barbarie soviétique ». Dès le deuxième jour du débrayage, le journal affirme que les grévistes auraient proclamé que Winnipeg était désormais dirigée par un Soviet[20]. Il accuse même le Comité de grève d’avoir sciemment affamé la population : « That first act [of the Strike Committee] was to cut off the supply of bread and the supply of milk, not only from the citizens at large, but from their own people as well! This is the sort of harsh terrorism and blind brutality that Soviet rule has meant in Russia[21]. » Ce discours s’appuie sur un imaginaire orientaliste, dans lequel le pouvoir soviétique est décrit comme brutal, irrationnel et tyrannique. Le journal transpose ensuite cette image sur les grévistes de Winnipeg, dépeints comme les relais locaux d’un despotisme étranger. À cette menace, il oppose les institutions britanniques, présentées comme rationnelles, stables et civilisées[22]. Ce récit binaire, entre barbarie rouge et ordre impérial, vise à effrayer les lecteurs et à justifier une réponse autoritaire à la crise. Le Winnipeg Citizen alerte sur le risque que l’agitation ouvrière devienne incontrôlable sous l’influence des « rouges », et appelle à un retour à l’ordre préexistant fondé sur la loyauté envers la Couronne. Ce discours n’est pas propre au Winnipeg Citizen. D’autres journaux à travers le pays, bien que dans une moindre mesure, reprennent cette rhétorique de la peur. Le Telegraph, basé au Québec, publie ainsi le 21 mai 1919 : « [Canada] does not want that element of foreign agitators whose nihilistic hysteria may be the natural product of the unfortunate lands from which they come, but who are certainly entirely out of their proper element in the free atmosphere of British institutions which they can neither understand nor appreciate[23] ». Ce type de discours illustre comment les élites canadiennes ont cherché à marginaliser la contestation ouvrière en lui donnant un visage étranger et menaçant, plutôt que d’en reconnaître les causes sociales et économiques profondes. Toutefois, ce point de vue ne fait pas l’unanimité dans la presse. Le journal Le Soleil, par exemple, propose une lecture bien différente. Il présente la grève comme un simple conflit d’intérêts entre ouvriers et employeurs, souligne son caractère pacifique, et conteste l’idée d’un soulèvement révolutionnaire. Le quotidien insiste également sur le fait que la majorité des meneurs sont d’origine anglo-saxonne, remettant ainsi en question l’idée que la grève serait orchestrée par des agents « étrangers » incapables de comprendre ou d’apprécier à sa juste valeur la « liberté » britannique [24].


À droite, des membres de l’Association des anciens combattants de la Grande Guerre (GWVA) manifestent contre la grève à l’hôtel de ville, le 4 juin 1919 (Archives du Manitoba. Source).
Loi, ordre et marché : piliers d’une citoyenneté à préserver
Le Comité des mille citoyens se pose en défenseur acharné de la loi, de l’ordre et de la propriété. Ses membres dénoncent la grève comme illégitime et dangereuse, puisqu’elle remet en cause à la fois le libre fonctionnement du marché et l’autorité politique du Dominion. À leurs yeux, les principes du libéralisme politique et économique sont étroitement liés à l’identité britannique du Canada. Le Winnipeg Citizen invite donc ses lecteurs à s’organiser pour protéger la société canadienne et ses institutions légitimes.
En unissant leurs forces et en faisant grève, les ouvriers interrompent le cours normal de l’accumulation capitaliste et révèlent leur capacité à exercer un pouvoir politique concret. Durant la grève générale, c’est le Comité de grève qui détermine quelles entreprises peuvent rester ouvertes. Celles qui en reçoivent l’autorisation doivent afficher un avis : « Permitted by Authority of the Strike Committee[25] ». Ce contrôle direct sur l’activité économique incarne, pour les Citoyens, une atteinte grave à l’ordre libéral qu’ils considèrent comme le fondement même de l’identité canadienne, un élément constitutif de la britannicité[26]. Selon eux, un véritable citoyen doit avoir la liberté d’acheter, de vendre, d’exploiter ses biens et de participer sans entrave à l’économie de marché. C’est ainsi qu’ils s’interrogent: « Why should not business be carried on so far as possible by men whose legitimate right it is, to do business in this city? The citizens and merchants and others who have thus suspended business cannot preserve the suspension[27]. » On retrouve le même genre d’argument dans d’autres numéros du journal : « Is Winnipeg to submit to the establishment of a condition whereby a citizen must ask a strike committee whether he can buy a loaf of bread ?[28] ». En posant cette question, le journal cherche à dramatiser la situation en dénonçant ce qu’il perçoit comme une intrusion inadmissible du pouvoir ouvrier dans la sphère privée et quotidienne. En associant la grève à une forme de dictature syndicale, le journal cherche à délégitimer le rapport de force établi par les ouvriers en le présentant comme une atteinte directe à liberté individuelle et à la vie quotidienne des citoyens, précisément car il entrave la liberté de marché.
Le journal redoute également une érosion de l’autorité établie. En revendiquant leurs droits par des moyens extraparlementaires (grèves, manifestations) les ouvriers contournent les voies politiques légitimes. Pire encore, la police municipale, en grève elle aussi, répond maintenant à l’autorité du Comité de grève, et non à celle de la Couronne ou des autorités provinciales et municipales. Pour les Citoyens, cette grève générale représente un précédent alarmant : elle pourrait ouvrir la voie à une remise en cause durable de l’ordre établi. Ils estiment que même si les revendications syndicales étaient entièrement satisfaites, cela ne mettrait pas fin au problème. Au contraire, une telle concession risquerait, selon eux, d’encourager la répétition de ce qu’ils perçoivent comme une forme de dictature ouvrière, où l’autorité de l’État serait remplacée par celle des comités populaires[29].
Dans ce contexte d’urgence, le Comité des mille citoyens appelle la population à se mobiliser : « The Reds dominate the 25 000 strikers and through them the 150 000 or more members of the general public. How is it that 25 000 men can dominate and dictate to 150 000 people? Solely because those 25 000 are organized and the 150 000 are not[30]. » Le message est clair : une minorité organisée de « rouges » contrôlerait la ville par l’intermédiaire des grévistes, imposant sa volonté à une majorité passive et désorganisée, incapable de faire contrepoids pour défendre les institutions britanniques et l’ordre libéral. Face à ce péril, le journal exhorte les citoyens à défendre « the free institutions under which we live[31] » en s’inscrivant dans l’héritage libéral de la Glorieuse Révolution de 1688, symbole de la résistance à la tyrannie monarchique et fondement de la démocratie parlementaire britannique. Pour afficher leur attachement à cet héritage, les membres du Comité arborent fièrement l’Union Jack[32]. Cette mise en scène dramatique repose sur une inversion idéologique des rapports sociaux. En réalité, ce sont les élites économiques et politiques qui détiennent le pouvoir dans la société capitaliste. Ce sont elles qui, en temps normal, dictent les règles du jeu économique, contrôlent les conditions de travail et monopolisent la parole publique. Dans les pages du Citizen, cependant, ces élites apparaissent comme les victimes d’un nouvel absolutisme, non plus royal mais ouvrier, qu’elles prétendent combattre au nom de la liberté. En accusant les 25 000 grévistes d’imposer leur volonté à 150 000 citoyens, le Comité des citoyens projette une image déformée de la réalité. Ce qu’il présente comme un despotisme ouvrier est en fait une tentative collective de briser un ordre profondément inégal, dans lequel une réelle minorité de bourgeois organisés exerce un pouvoir quotidien bien plus systématique. Le pouvoir temporaire des grévistes, loin d’être une tyrannie, incarne au contraire une forme d’auto-organisation populaire qui remet en cause les avantages d’une élite véritablement dominante.

Défendre l’ordre établi : Borden et la répression de la grève
En se positionnant comme défenseur du libéralisme économique et de « l’autorité constituée », le Comité des mille citoyens protège avant tout les intérêts de l’élite économique canadienne. Celle-ci cherche à préserver un système politique et économique qui lui permet de continuer à accumuler du capital, tout en restreignant les moyens d’expression des revendications ouvrières. Le Comité appelle donc les autorités à intervenir avec fermeté pour garantir la pérennité d’un ordre social inégalitaire, présenté comme légitime. Malgré les efforts du Western Labor News – le journal des grévistes – pour contrecarrer le discours du Winnipeg Citizen et affirmer la légitimité du mouvement, les classes moyennes se rallient majoritairement au récit des Citoyens[33]. Le 3 juin, plusieurs journaux de Winnipeg publient ainsi, aux frais du Comité, des encarts appelant explicitement à la déportation des « immigrants séditieux », accusés d’avoir orchestré la grève[34]. Ce discours trouve un écho favorable au sein du gouvernement fédéral. Les autorités partagent l’idée que la grève générale de Winnipeg constitue une menace directe à l’ordre établi. Le Winnipeg Citizen relaie d’ailleurs les propos du ministre de l’Intérieur, Arthur Meighen, exhortant les citoyens à rester fermes et à s’opposer à toute tentative de renversement de l’autorité légitime[35]. Le 6 juin 1919, le gouvernement Borden passe à l’action. Il modifie la section 41 de l’Immigration Act, étendant les pouvoirs de déportation à tout immigrant – y compris les sujets britanniques – jugé subversif, cherchant à renverser les autorités constituées ou faisant la promotion du désordre public[36]. Le même jour, le Code criminel est modifié pour élargir la définition de la « sédition », qui s’applique désormais à quiconque promeut un changement politique en dehors de la voie électorale pacifique[37].

En adoptant ces mesures, le gouvernement Borden valide la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens : le mouvement ouvrier de Winnipeg ne porte aucune revendication socioéconomique légitime, c’est un soulèvement subversif dirigé contre les fondements mêmes de l’ordre canadien qui doit d’être écrasé par tous les moyens nécessaires. Le 17 juin, dix membres du Comité de grève sont arrêtés ; sept d’entre eux sont accusés de tentative de renverser le gouvernement. Menacés de déportation, ils sont finalement emprisonnés. Trente-trois militants immigrants, considérés comme des « étrangers dangereux », sont internés au camp de Kapuskasing, en Ontario[38]. Ces actions ne relèvent pas seulement d’une logique de maintien de l’ordre. Elles participent à la construction active d’une citoyenneté canadienne reposant sur l’adhésion au libéralisme économique, à la monarchie britannique et à un nationalisme anglo-saxon, marginalisant ainsi toute voix dissidente, surtout si elle provient de l’immigration ouvrière. La coercition devient un mécanisme de tri. Elle définit qui peut appartenir à la nation et qui doit en être exclu. En criminalisant les formes de mobilisation collective, le gouvernement affirme que toute contestation de l’ordre capitaliste constitue une menace existentielle pour l’État lui-même. Lorsque les grévistes, épuisés et privés de leviers politiques, commencent à reprendre le travail à la fin juin, la répression a atteint son objectif. Le 26 juin 1919, la grève prend officiellement fin. Ce dénouement envoie un message sans équivoque : toute tentative d’organisation ouvrière sera assimilée à une trahison nationale et punie comme telle.

Conclusion
La grève générale de Winnipeg a servi de révélateur des tensions profondes qui traversaient la société canadienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. À travers le Winnipeg Citizen et l’action du Comité des mille citoyens, les élites locales ont cherché à imposer une définition précise de la citoyenneté canadienne, en opposant une figure du « vrai citoyen » à celle du gréviste, perçu comme un corps étranger à la nation. Ce récit s’articule autour d’une dichotomie idéologique : d’un côté, un citoyen loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et de la propriété privée ; de l’autre, un individu subversif, souvent immigrant, porteur d’idées socialistes, assimilé à l’ennemi intérieur. La citoyenneté n’est donc pas définie uniquement par un statut légal ou une appartenance territoriale, mais par une conformité à un modèle politique et économique fondé sur le libéralisme bourgeois et l’héritage impérial britannique.
En réprimant violemment le mouvement ouvrier et en modifiant les lois sur l’immigration, la sédition et la citoyenneté, le gouvernement Borden n’a pas simplement mis fin à une grève, il a entériné une conception spécifique de l’identité nationale canadienne. Cette réponse autoritaire traduit la volonté des classes dirigeantes de préserver un ordre social fondé sur l’accumulation capitaliste, les hiérarchies sociales et la stabilité institutionnelle héritée de l’Empire. Ainsi, toute contestation de l’ordre établi, notamment par des travailleurs organisés issus de l’immigration ou porteurs d’un projet politique alternatif, est rejetée hors du cadre national et traitée comme une menace à éliminer. La force de l’État devient un outil de répression sociale, mais aussi de production idéologique : elle définit les frontières de la légitimité politique et de l’appartenance au corps national. La grève de Winnipeg, loin d’être un simple conflit du travail, constitue donc un moment clé dans la construction de la citoyenneté canadienne contemporaine, fondée sur l’exclusion de toute alternative au capitalisme libéral[39].
Notes
[1] Collectif, Winnipeg 1919: The Striker’s own history of the Winnipeg General Strike (Toronto : Norman Penner, James Lewis & Samuel, 1973) ix.
[2] Collectif d’histoire graphique et David Lester, 1919. Une histoire graphique de la grève de Winnipeg (Toronto : Between the Lines, 2019) 30.
[3] Reinhold Kramer et Tom Mitchell. When the state trembled. How A.J. Andrews and the Citizen’s Committee Broke the Winnipeg General Strike (Toronto : University of Toronto Press, 2010) 10-11.
[4] David Jay Bercuson. Confrontation at Winnipeg. Labour, Industrial Relations, and the General Strike. (Montréal & Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1990) 3.
[5] Donald Avery, Dangerous Foreigners. European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 1896-1932 (Toronto : McClelland and Stewart, 1979) 9.
[6] Craig Brown, dir., Histoire générale du Canada, traduction de Michel Buttiens et al., édition sous la dir. de Paul-André Linteau (Montréal : Boréal, 1988 [1987]) 503.
[7] David Jay Bercuson, op.cit., 4-5.
[8] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit. 13.
[9] Gregory S. Kealey, « State Repression of Labour and the Left in Canada, 1914-1920: The Impact of the First World War », Canadian Historical Review, 73, 3 (1992) : 284-285.
[10] Donald Avery, op.cit., 76.
[11] Sur la composition du Comité des mille citoyens, on consultera le chapitre « Who? Who? Who-oo? » dans Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit.
[12] Collectif, Winnipeg 1919, x.
[13] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[14] Daniel Gorman, Imperial Citizenship: Empire and the Question of Belonging (Manchester : Manchester University Press, 2006), 1, notre traduction.
[15] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] « …while the rhetoric of the Red Scare may have been excessive, the underlying reality of working-class revolt presented the Canadian bourgeoisie with a significant challenge. The organization of the unorganized and the spread of trade unionism into previously unthinkable areas represented a major manifestation of this threat ». Gregory S. Kealey, op.cit, 306.
[19] Cette solidarité avec d’autres travailleurs en lutte dans le monde est notamment exprimée dans l’article du Western Labor News annonçant la création de la One Big Union. Ce journal est édité par William Ivens, figure importante de la grève générale de Winnipeg, et présente tout au long du conflit le point de vue des grévistes. « The birth of the One Big Union : II », Western Labor News, 21 mars 1919.
[20] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[21] Ibid.
[22] « The moral is that a Soviet […] is utterly unfitted to rule or govern anything. It rests only with the citizens of Winnipeg to defeat the Soviet idea ». « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[23] « Foreigners: The Root of the Trouble », The Telegraph, 21 mai 1919.
[24] « Le même vieux jeu ! », Le Soleil, 22 mai 1919, 4.
[25] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 11.
[26] « Put differently, Britishness (defined in liberal terms) had force in Canada because it was the ideology embraced by and reinforcing those who held a monopoly on social power derived ultimately from sometimes brutal exploitation of the subaltern classes within and outside of capitalist hubs ». Kurt Korneski, « Britishness, Canadianness, Class, and Race: Winnipeg and the British World, 1880s–1910 s », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, 41, 2 (2007) : 174.
[27] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[28] « More Facts on the Strike Situation », The Winnipeg Citizen, 20 mai 1919, 1.
[29] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[30] Ibid.
[31] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[32] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 42.
[33] « The Issue – A New Phase », Western Labor News, 27 mai 1919, 2.
[34] Collectif, op.cit., xxvi.
[35] Craig Brown, dir., 505. « Subversion desguised as a strike », The Winnipeg Citizen, 24 mai 1919, 1.
[36] Roberts, Barbara et Irving Abella. Whence They Came: Deportation from Canada 1900 – 1935 (Ottawa : University of Ottawa Press, 1988) 84.
[37] Gregory S. Kealey, op.cit., 313.
[38] Ibid., 293.
[39] Stanley-Bréhaut Ryerson. « « C’est un empire que nous voulons faire… » » dans Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873). (Montréal : Éditions Parti Pris, 1972) 241.

Cuba, ou comment faire la révolution en Amérique
À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence avec un régime local corrompu. De 1952 à 1958, la dictature de Fulgencio Batista asphyxie la société, jusqu’à la révolution. À partir de 1959, le peuple cubain mène une véritable expérience socialiste, une première en Amérique malgré l’hostilité des États-Unis. Que retenir de ce pied de nez à l’impérialisme et de cette tentative révolutionnaire confrontée à l’adversité ?
Par Alexis Lafleur-Paiement[1]
Dans les années 1950, l’économie cubaine est totalement dominée par les États-Unis qui importent la grande majorité de la production sucrière de l’île et qui contrôlent la vente des produits manufacturés. Le sucre, l’agriculture, le pétrole, les mines, les usines, l’électricité et la téléphonie sont accaparés par des compagnies américaines (les profits vont donc à leurs actionnaires), alors que les salaires restent très bas et qu’il n’existe pas de services sociaux dignes de ce nom. Le chômage, qui frappe le tiers de la population active, accentue la détresse et amenuise le rapport de force que pourraient imposer les travailleur·euses. La dictature de Batista[2] étouffe la vie politique et bloque les possibilités de changement social, se réservant le peu de richesse qui demeure sur l’île. La jeunesse militante évolue de la légalité à la clandestinité, puisque les partis progressistes et le droit de grève sont interdits.
Fidel Castro dirige un premier mouvement d’insurrection marqué par l’attaque de la caserne Moncada, avant d’être emprisonné par le régime. Néanmoins, le mouvement ouvrier et social grandit à Cuba, et force la libération des prisonniers politiques en 1955. L’année suivante, le mouvement socialiste, réorganisé et armé, lance une offensive de grande ampleur contre le gouvernement. Ses positions en faveur des paysan·nes et des ouvrier·ères, ainsi que sa capacité à tenir en échec l’armée régulière au service de la dictature, le rendent de plus en plus populaire auprès des classes laborieuses. La majorité de la population sympathise bientôt avec les guérilleros, voire leur apporte une aide active. En décembre 1958, les insurgés lancent une dernière campagne, appuyée par une grève générale nationale. Batista est défait et, le 1er janvier 1959, La Havane est prise.


¡ Hasta la victoria siempre !
Au départ, Fidel Castro souhaite construire un socialisme proprement cubain, ni soumis à Washington ni aligné sur Moscou. Ce rêve est de courte durée, puisque les États-Unis refusent tout compromis avec le nouveau pouvoir. La nationalisation de plusieurs entreprises américaines[3], souhaitée par la population cubaine, met le feu aux poudres. Les États-Unis votent des sanctions économiques ciblant Cuba, puis commanditent l’envoi de troupes contre-révolutionnaires sur l’île en 1961, lors du débarquement de la baie des Cochons. La victoire totale des socialistes lors de cette bataille consomme la rupture entre les deux pays. Les États-Unis imposent un embargo en 1962 et le gouvernement castriste s’allie avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Les tensions atteignent un sommet lors de la crise des missiles, lorsque des armes soviétiques doivent être livrées à Cuba, qui recule face à la pression américaine. Un conflit de moindre intensité fait suite à ces épisodes extrêmes.
Malgré les aléas géopolitiques qu’affronte Cuba, les efforts pour bâtir une société nouvelle donnent des résultats. Comme la population a longtemps souffert de l’impérialisme et de la dictature, elle appuie le gouvernement de Castro et participe à la construction du socialisme. Les grandes propriétés terriennes sont nationalisées puis gérées par l’entremise de coopératives agricoles. L’éducation est nationalisée, rendue obligatoire, universelle et gratuite. Un système de santé public est mis en place à la grandeur du pays, lui aussi universel et gratuit. Ces mesures sont particulièrement bénéfiques pour les campagnes, délaissées avant la révolution. Ainsi, il n’existait qu’un hôpital public en région rurale avant 1959. Une dernière mesure est la nationalisation des biens du clergé au profit des systèmes d’éducation et de santé. Grâce à la vision sociale du gouvernement, à la motivation de la population et à l’appui de l’URSS, la société cubaine se développe rapidement et supprime les problèmes les plus graves hérités de l’ère néocoloniale.
À partir du milieu des années 1960, les forces progressistes de Cuba cherchent à s’unir et à pérenniser les acquis de la révolution. Les différents groupes forment le Parti communiste de Cuba (PCC) en 1965, dirigé par Fidel Castro, avant d’adopter une nouvelle constitution en 1976. Leur esprit collégial permet de maintenir la vie démocratique et le débat, tout en impliquant de larges franges de la population dans les processus en cours. L’essoufflement se produit subséquemment, en raison de l’embargo américain qui appauvrit l’île, du ressac de la gauche mondiale dans les années 1980 et du contrôle grandissant des cadres du Parti. Ce dernier élément est notamment explicable par la pression américaine qui renforce la paranoïa des dirigeants cubains. L’effondrement de l’URSS au début des années 1990 isole Cuba qui se retrouve à la croisée des chemins.

La « période spéciale », défis et avenir
En raison de l’anticommunisme forcené des États-Unis, Cuba a profondément intégré son économie à celle du régime soviétique. La disparition de celui-ci entraîne un effondrement des exportations cubaines, d’autant que l’embargo américain se poursuit. Une politique de rationnement, dite « période spéciale en temps de paix », est proclamée en 1990 afin de préserver l’état social, tout en évitant un appauvrissement prolongé. Les initiatives politiques et personnelles sont encouragées afin de mobiliser la population et de trouver des solutions novatrices. L’objectif est de canaliser la créativité et la débrouillardise au service du bien commun. Finalement, le déblocage économique se produit grâce aux nouveaux régimes socialistes d’Amérique latine, dont celui du Venezuela qui devient le principal partenaire de Cuba. Politiquement, les évolutions sont plus lentes, car la direction historique du PCC craint que des changements trop brusques n’entraînent la déstructuration des institutions héritées de la révolution.
Depuis le début des années 2000, Cuba évolue dans un environnement complexe où le maintien de l’état social demeure une priorité, alors que les jeunes générations désirent des transformations politiques et économiques. Le problème, c’est que rien ne garantit que l’île puisse préserver ses acquis si elle libéralise son marché. En effet, les régimes socialistes, comme les social-démocraties, résistent mal au néolibéralisme, sans compter qu’ils continuent d’être la cible des États-Unis, comme à Cuba, au Venezuela ou en Bolivie. En quête d’équilibre, la constitution cubaine de 2019 reconnaît les droits et libertés individuels, y compris la propriété privée, tout en maintenant un horizon socialiste et le dirigisme économique afin de développer « la pleine dignité de l’être humain »[4].
L’histoire de la révolution cubaine nous enseigne qu’il est possible, en dépit de circonstances difficiles, de renverser un état corrompu et d’instaurer un gouvernement populaire. Pourtant, dans un monde dominé par l’impérialisme et les cartels, la construction d’une société nouvelle reste délicate. Les pressions économiques et militaires contre les régimes de gauche ne doivent pas être sous-estimées, ainsi que les difficultés sociales et les crispations qu’elles entraînent. Pour y résister, les meilleures pratiques de la révolution cubaine répondaient directement aux aspirations du peuple et le mobilisaient dans leur mise en œuvre. Ce travail commun en vue d’objectifs clairs et légitimes s’est révélé à la fois galvanisant et efficace. De plus, l’internationalisme a permis à Cuba de maintenir sa souveraineté et une économie dynamique, malgré la dépendance envers l’URSS. Le renouvellement du système cubain, et plus largement de la gauche, doit passer par de telles pratiques collectives en vue d’objectifs globaux, dont la construction de l’état social et d’une économie pour le peuple, ancrés dans un réseau mondial de solidarité. « Le communisme d’abondance ne peut être édifié dans un seul pays. »[5]

En couverture : 1959-1969 Décimo Aniversario del Triunfo de la Rebelión Cubana, Rene Mederos (1969)
Notes
[1] Membre du collectif Archives Révolutionnaires.
[2] Fulgencio Baptista a procédé à un coup d’État en mars 1952, avec l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA), avant d’instaurer une dictature militaire, pro-américaine et mafieuse.
[3] Notamment les installations pétrolières, l’International Telephone and Telegraph Company (ITT) et la United Fruit Company.
[4] Constitución de la República de Cuba, préambule, 2019, en ligne : https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20191016105022/Constitucion-Cuba-2019.pdf
[5] CASTRO, Fidel. Révolution cubaine (tome II), Paris, Maspero, 1969, page 122.

La classe locataire (Ricardo Tranjan) – compte-rendu de lecture
Par Alexandre Petitclerc
En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que groupe social, a récemment été traduit en français par Marie-Hélène Cadieux et publié chez Québec Amérique. La thèse de La classe locataire est simple : la crise du logement doit être comprise comme le résultat du rapport inégal entre la classe propriétaire et la classe locataire. Tranjan déploie son argumentation en cinq chapitres qui cherchent à remettre en cause certaines idées reçues sur les enjeux du logement et qui exposent les formes de la lutte perpétuelle des locataires pour leurs droits et des conditions dignes.
Le premier chapitre conteste l’idée voulant que les crises du logement soient des événements isolés. Tranjan propose plutôt que la crise du logement est permanente en vertu de l’inégalité structurelle entre propriétaires et locataires en régime capitaliste. Comprendre la crise du logement à partir de cette relation entre deux classes permet de saisir que ce ne sont pas des mécanismes abstraits qui sont responsables de l’augmentation des loyers, mais bien des propriétaires qui augmentent les prix, évincent leurs locataires ou négligent leurs appartements. Conséquemment, un arrangement de politiques publiques ne réglera pas le problème de fond : la possibilité pour les propriétaires de s’enrichir sensiblement aux dépens des locataires.
Tranjan s’intéresse ensuite à un élément sous-discuté dans la littérature sur le logement : celui des imaginaires et des mythes entourant les locataires. Le chercheur interroge notamment l’idée reçue qu’être locataire n’est pas un projet souhaitable à long terme alors qu’être propriétaire l’est assurément. Cette conception participerait à la création d’une subjectivité par rapport au logement qui renforce la vision dominante en faveur de la propriété. L’idée que tout le monde ferait tout son possible pour accéder à la propriété est d’ailleurs un des quatre mythes que déboulonne Tranjan dans ce chapitre. De plus, la force de son argument réside dans le fait qu’il porte une visée transformatrice au sujet du discours entourant les locataires en tant que groupe. Ainsi, il s’attaque à l’idée qu’être locataire est une phase de laquelle on doit se sortir, en plus de critiquer les idées voulant que les locataires ne paient pas de taxes de propriété (ils et elles les paient indirectement) et celle, saugrenue, que les locataires ne travaillent pas.

Dans le sillon de ce qui précède, le troisième chapitre de l’essai brosse un portrait des propriétaires. La motivation de Tranjan semble être de montrer que le marché locatif n’est pas essentiellement constitué de petits propriétaires occupants, mais qu’une large majorité du marché locatif est détenu par des entreprises privées, familiales ou non, et par des fonds d’investissement. Ce qui apparaît essentiel dans la démonstration de l’auteur est que la situation des propriétaires ne peut pas être mise sur un pied d’égalité avec celle des locataires. Les relations, même entre un petit propriétaire et son locataire, ne peuvent pas être comprises comme des relations d’égaux ; on parle de deux groupes sociaux où l’un détient une part significative de pouvoir sur l’autre. Cela ouvre une piste de réflexion largement ignorée dans le débat public sur le logement : la dimension démocratique de l’accès au logement.
Toujours avec l’objectif de rétablir certains faits sur la crise du logement, le quatrième chapitre remet en cause le récit dominant selon lequel l’État canadien aurait toujours joué un rôle bienveillant dans le domaine du logement. En s’intéressant à des luttes moins connues, Tranjan met en lumière quatre moments historiques où les locataires ont remporté des gains significatifs en matière d’abordabilité et de protection de leurs droits : l’Île-du-Prince-Édouard dans les années 1860, la Nouvelle-Écosse dans les années 1930, Montréal dans les années 1960 et Vancouver dans les années 1970. Ces exemples montrent comment les mouvements sociaux ont permis de maintenir les loyers à un niveau raisonnable et de faire des gains concernant les droits des locataires. L’auteur souligne aussi la tension entre certaines de ces luttes des locataires et le contexte colonial canadien. Tranjan nous invite à réfléchir à la manière de construire des solidarités émancipatrices qui ne reproduisent pas les structures coloniales. Ce chapitre ouvre toute une série de questions sur les défis de créer des solidarités dans un contexte où les luttes pour le logement peuvent créer des frictions avec les droits des peuples autochtones.

Après avoir offert un bref tour d’horizon de certaines luttes marquantes de l’histoire canadienne, Tranjan se concentre sur divers mouvements contemporains qui défendent les droits des locataires. Toujours avec l’objectif d’informer, mais aussi d’outiller les groupes militants, l’auteur se propose de formuler certaines stratégies de lutte pour les droits de la classe locataire aujourd’hui. La méthodologie du chercheur est en adéquation avec l’objectif derrière son travail : il se place en solidarité avec les militantes et les militants en relatant les témoignages et les expériences des gens sur le terrain, afin de visibiliser des tactiques, des idées et des idéaux ayant le potentiel d’améliorer les conditions des locataires. Prenons quelques exemples. D’abord, l’auteur montre la force des coalitions, comme celle du FRAPRU qui a su obtenir plusieurs gains au fil du temps, notamment en termes de protection des locataires contre les évictions. Ensuite, Tranjan relate l’expérience du Hamilton Tenants Solidarity Network, dont les membres ont fait une grève des loyers pour s’opposer à des hausses abusives imposées par leur nouveau propriétaire, une fiducie de placement immobilière. Enfin, l’auteur présente d’autres exemples de grèves des loyers à Parkdale et à York South (deux quartiers de Toronto), une pratique méconnue, mais qui semble s’étendre peu à peu, car elle offre un certain rapport de force pour les locataires.
Tranjan conclut La classe locataire par un appel à l’action. Cohérent avec sa thèse selon laquelle la crise du logement n’est pas le résultat de forces abstraites du marché, mais bien des décisions des propriétaires de hausser les loyers pour maximiser leurs profits, Tranjan interpelle son lectorat : il faut prendre parti. Cette injonction devrait stimuler une réflexion, notamment sur le rôle des chercheuses et des chercheurs en matière de logement. La recherche devrait, selon Tranjan, être informée par l’expérience des gens sur le terrain et devrait servir les besoins des locataires et des communautés. Sur la forme, l’ouvrage remplit sa promesse : il visibilise le travail des groupes militants et peut s’avérer utile pour créer des solidarités. On pourrait reprocher à Tranjan d’escamoter certaines explications ou de proposer certaines formulations ampoulées. Néanmoins, nous sommes tentés de l’excuser, car le pari de Tranjan est réussi : son ouvrage La classe locataire offre une perspective renouvelée sur la manière de comprendre la cherté actuelle du logement et présente des pistes concrètes pour changer cette situation.

Contre la cage sociologique : un cinéma qui respire
Le texte qui suit est une réponse à l’article Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique. L’auteur soutient que le cinéma expérimental échappe aux classifications sociologiques réductrices et constitue une forme d’art innovante témoignant d’une lutte contre l’industrie culturelle et ses normes.
Un texte de David Simard
Raphaël Simard, dans son article publié le 18 juin 2025 sur Archives Révolutionnaires, veut nous convaincre que le cinéma expérimental n’est qu’un jeu de salon petit-bourgeois, une machine à distinction sociale où une élite intellectuelle se pavane en snobant les goûts populaires. « Le cinéma expérimental ne peut que se définir par le sujet collectif qui l’a produit historiquement dans les conditions matérielles et les rapports sociaux où il se trouvait », assène-t-il. Armé d’une sociologie bourdieusienne taillée à la serpe, il réduit l’avant-garde à une posture de classe. Mais à force de tout ramener à des étiquettes sociales, Simard rate l’essentiel : l’art, c’est du vivant, du rugueux, une fracture qui cherche sa forme.
Ce texte que je vous présente, long et tordu comme je les aime, va déplier sept idées pour montrer que l’expérimentation cinématographique échappe aux grilles sociologiques. Mais commençons par la base.
Pour un marxisme hétérodoxe
Simard applique mécaniquement une logique marxiste : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est leur être social qui détermine leur conscience. » L’art devient une ombre du capital, chaque plan un symptôme de classe. Mais un marxisme hétérodoxe, attentif aux contradictions, voit autre chose. Car le capitalisme porte en lui les germes de sa destruction, pas seulement parce qu’il asservit une classe, mais parce qu’il génère dans toutes les sphères de la vie des contradictions. Sans cette considération, le marxisme devient une pure mécanique de classe sans élégance.
Marx, par exemple, fasciné par Balzac, monarchiste, saluait sa lucidité concernant les fractures sociales multiformes issues de la révolution bourgeoise, absente chez les utopistes. Lukács, lui, faisait de l’art un champ de bataille où tombent les masques de la domination. L’art, même ancré dans une classe, produit des écarts, des vérités qui fissurent l’idéologie. Et c’est bien la magie de la forme, briser le contenu. Le cinéma expérimental, par-delà son appellation ou sa publicité dans des cercles spécialisés, tout comme le roman du XIXe siècle, n’est pas un code social, mais une dialectique vivante : il brise les formes dominantes, invente des langues neuves, révèle ce que le marché étouffe. Simard, avec sa sociologie circulaire, nie cette puissance. Il soupçonne les formes sans les éprouver, classe les films sans les voir, comme un bureaucrate de l’esthétique. Contre sa méthodologie mortifère, je défends une approche qui vit l’art, qui embrasse ses tensions, qui refuse de réduire l’inclassable à un bulletin de naissance.
1 – Une sociologie qui étouffe l’art
Simard soutient que le cinéma expérimental, dès les années 1920, est l’œuvre d’une petite bourgeoisie intellectuelle qui « utilise le cinéma pour se distinguer ». Pour lui, chaque geste artistique est un symptôme de classe : « La cinéphilie expérimentale qu’il construit peu à peu s’oppose à la première cinéphilie dominante […], en se rendant obscure à la compréhension de celles-ci, par exemple en rejetant la fiction au profit de l’abstraction. » Si un film est illisible, c’est pour exclure ; s’il est autonome, c’est pour dominer. Chaque plan devient une tactique élitiste.
L’auteur refuse de voir que le moteur de l’expérimentation, ce n’est pas l’exclusion, mais le goût pour la nouveauté, le choc, la rupture. Ce désir n’a rien d’un caprice de classe : il est profondément humain. Il relève d’un besoin d’ébranler le monde, de fabriquer son propre langage. Et c’est là, précisément, que l’avant-garde rejoint la révolution : dans ce geste de recommencement, et la confiance que la culture, au sens large, est une promesse de bonheur.
En réduisant l’expérimentation à une stratégie de distinction, Simard passe à côté de ce que les films produisent. Regardez La coquille et le clergyman (1928) de Germaine Dulac : son montage onirique, ses images troubles, dynamitent les récits linéaires et les normes patriarcales. Ce n’est pas un caprice bourgeois, c’est une magnifique secousse esthétique qui résonne encore. Simard, en esquivant les œuvres pour les classer comme un bureaucrate, reste dans un idéalisme qu’il prétend combattre, loin des énigmes vivantes qu’offre le cinéma.

2 – L’art, un champ de bataille dialectique
L’art n’est pas un miroir social, c’est un terrain de lutte. Simard concède que le cinéma expérimental émerge dans le « milieu de l’art moderniste », mais il en tire une lecture figée. Comme le rappelait Theodor Adorno, l’autonomie de l’art n’est pas une fuite hors du monde, mais une forme de résistance au réel. L’œuvre autonome rend visibles les formes de domination non pas en les dénonçant, mais en les déjouant.
Dans cette perspective, l’expérimentation formelle n’est pas un caprice élitiste, mais une révolte contre l’industrie culturelle, contre l’identique qui se répète, contre la marchandisation des affects. Loin d’un repli snob, elle affirme que ce qui ne se laisse pas consommer immédiatement peut encore porter du sens. Adorno écrivait que l’œuvre vraiment moderne est celle qui « refuse d’être intégrée », qui contient en elle un reste, un excès, un refus.
Prenez L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, que Simard cite… sans en parler vraiment. Ce film exalte le travail ouvrier tout en brisant les conventions narratives, par un montage rythmique, heurté, inventif, qui forge un langage propre au cinéma. Peut-on vraiment réduire une telle œuvre à une posture de classe ? Je n’y arrive pas. Vertov met en scène la caméra elle-même, l’ouvrier-cinéaste au travail, brouille les frontières entre le réel et sa construction, entre le geste et le regard. Il anticipe même, en un sens, la critique du spectacle : celle d’un monde devenu frénésie visuelle, accumulation d’images, illusion de transparence.
Que fait Simard de cela ? Que pense-t-il de cette invention formelle, de ce montage syncopé et joyeusement dialectique ? Faut-il vraiment qu’un art soit populaire, et c’était bien l’objectif de Vertov malgré l’échec, pour être autre chose qu’une distinction de classe ? Ce cinéma n’a pas été adopté par les masses. Pourquoi ? Elles ne les ont pas vus, ses films.
Ce qui manque, outre la naissance d’une cinéphilie élitiste, c’est une étude juste du développement du cinéma. En effet, celui-ci est un art profondément technique, né dans une machinerie lourde : caméras, pellicule, laboratoire, montage, distribution, projection. Dès ses débuts, il a été pris dans les rets d’une industrie commerciale qui détermine ce qui peut être financé, produit, vu. Contrairement à la peinture ou à la poésie, faire un film implique une coordination de moyens complexes et coûteux. C’est précisément dans cet environnement contraint que l’expérimentation surgit, non pas comme un luxe de classe, mais comme un acte de résistance artisanale contre l’appareil industriel qui standardise les formes.

3 – Le goût populaire, une construction historique
L’auteur oppose l’avant-garde à une cinéphilie populaire qu’il suppose spontanément tournée vers l’identification et l’émotion. Il écrit que les classes travailleuses des années 1910 privilégient « l’identification aux personnages dans une situation rappelant la vie réelle, et l’émotion ressentie à l’écoute ». Cette préférence serait, selon lui, incompatible avec l’expérimentation, perçue comme un rejet assumé des masses.
Mais jamais il ne remet en question cette supposée évidence. Il ne s’interroge ni sur la construction historique de ces goûts, ni sur le rôle central de l’industrie dans leur formation. Or, ce que Simard prend pour une « préférence naturelle » est en réalité le produit d’une longue histoire de marchandisation : des formes standardisées, des structures narratives imposées, une lisibilité optimisée pour le marché, non pour l’émancipation. Sa conclusion repose non sur une enquête sensible des pratiques populaires, mais sur une lecture quantitative des usages produits par l’industrie elle-même qui étudiait le comportement des spectateurs. À ce niveau, ce n’est plus la sociologie critique de Bourdieu, c’est une méthodologie bâclée. Et peut-être, en creux, ce sont les goûts de Simard lui-même dont il est question.
Dans tous les cas, ce goût dit prolétarien est un produit de l’histoire. Les premiers publics ouvriers, comme le montre l’étude d’Altenloh qu’il cite lui-même, s’émerveillaient devant les actualités filmées ou les féeries de Méliès, fascinés par l’étrangeté de l’image. L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière, sans narration ni personnages, hypnotisait par sa pure nouveauté. Ce proto-expérimentalisme parlait à tous. C’est ce que Tom Gunning appelle le cinéma d’attractions : un cinéma fondé sur le choc visuel, la frontalité, la surprise. Loin d’être élitiste, cette forme première du cinéma envoûtait les foules.
Si les masses s’attachent aujourd’hui aux récits héroïques, c’est sans doute parce que l’industrie a imposé ces formes pour véhiculer les grands mythes nationaux, moraux ou corporatifs. Ce sont les corporations et les États qui avaient les moyens de se payer un cinéma. Ce que Simard oublie de dire, par voie de conséquence, c’est que la bourgeoisie ne fait pas que consommer le cinéma : elle en fabrique les normes, en finance les récits légitimes, en encadre les genres. Là où il scrute les goûts, il détourne le regard des rapports de pouvoir concrets dans la production même des œuvres.
Et pourtant, malgré cette force d’homogénéisation, le cinéma n’est jamais tout à fait stable. Des failles apparaissent, des gestes dévient. Car le regard et les moyens de production évoluent ensemble, dans une valse chaotique, imprévisible. L’histoire le prouve : les formes radicales fécondent souvent la culture populaire. Eisenstein, le jazz, le punk, Godard, tous ont été rejetés à leurs débuts comme illisibles ou asociaux, avant de transformer durablement l’imaginaire collectif. Les techniques du film À bout de souffle irriguent aujourd’hui les vidéoclips, les publicités, les séries télé. Même ma mère décrypte ces codes une fois récupérés par l’industrie et sait les apprécier. Mais pas Raphaël Simard ?
En figeant le goût populaire, il perpétue le mythe d’une opposition binaire entre art savant et culture de masse, comme si le peuple était condamné à la simplicité.

4 – L’expérimentation n’a pas de classe
Simard attribue le cinéma expérimental à une petite bourgeoisie intellectuelle homogène, affirmant qu’elle « passe par des circuits de production parallèles qui empêchent la consommation de masse de ses films ». Mais cette généralisation aplatit la diversité des avant-gardes.
Au XIXe siècle, Balzac, bourgeois ambitieux, Lautréamont, aristocrate errant, et Dostoïevski, noble déchu, ont bouleversé le roman avec des structures ouvertes, des narrations brisées, des voix polyphoniques. Leurs origines sociales divergent, mais leurs innovations convergent. Simard, en traquant un « sujet collectif » coupable, nie la lenteur des mutations esthétiques et le chaos des trajectoires individuelles, comme si l’art se réduisait à un bulletin de naissance. Et surtout, il enferme l’expérimentation dans le seul champ du cinéma, sans la replacer dans son horizon historique plus large.
Et si l’auteur veut bien sortir de ses tableaux de classes pour regarder quelques œuvres, en voici quelques-unes qu’il devrait pouvoir un peu aimer :
- Man Ray, fils d’immigrants, qui peint la pellicule comme d’autres grattent la réalité.
- Germaine Dulac, bourgeoise insoumise, qui fait imploser le récit avec une sensualité politique.
- Hans Richter, éduqué en art, dadaïste converti au rythme ouvrier.
- Viking Eggeling, aristocrate ruiné, qui trace des symphonies abstraites sur fond de misère.
- Fernand Léger, fils de paysans, qui cadence le monde comme une machine sociale.
- Len Lye, autodidacte prolétaire, qui fait danser la pellicule comme un tambour de rue.
- Dziga Vertov, marxiste formel, qui filme l’usine sans narration, mais avec montage.
- Luis Buñuel, noble castillan, qui sabote sa classe à coups de rasoir.
- Maya Deren, immigrée fauchée, qui invente une transe cinématographique avec rien.
5 – La marginalité, une nécessité, pas un snobisme
Simard voit la marginalité de l’avant-garde comme un choix élitiste : « La production des films expérimentaux, par son autonomie, se rend inaccessible au public de la masse travailleuse, non pas par une intention consciente, mais parce que les circuits de production alternatifs ne peuvent rivaliser avec l’industrie. » Cette marginalité est souvent une contrainte, pas une posture. Produire un film expérimental est un processus long et ardu qui n’a pas sa place dans les circuits dominants.
Ce qui distingue le cinéma des formes plus anciennes que sont la poésie, le théâtre, la peinture, ce n’est pas seulement sa jeunesse, c’est l’émergence simultanée de l’industrie culturelle : radio, studios, préproduction, storyboards, montage, distribution de masse. Le cinéma n’est pas né libre, il est né dans la cage d’acier d’un système technique sidérant, qui en a fait très tôt un outil de propagande sociale. C’est contre cela, aussi, que l’expérimentation s’est levée.
Len Lye, autodidacte prolétaire, crée A Colour Box (1935) en peignant sur la pellicule, avec des moyens artisanaux. Ce n’est pas un mépris, c’est une évasion des normes marchandes. Les coopératives évoquées par Simard, comme celle tentée en 1929, sont une résistance, un refus de l’absorption par l’industrie. Y voir du snobisme, c’est méconnaître la guerre pour le contrôle des écrans, où les avant-gardes (et les révolutionnaires, et les prolétaires, tant qu’à y être) se battent pour exister.


6 – Une politique des formes, pas des postures
L’expérimentation n’est pas une idéologie, c’est une brèche dans le sensible. En la réduisant à une « distinction par rapport aux classes travailleuses », Simard nie sa puissance politique. Il prolonge ainsi une méfiance ancienne envers les formes, qu’on retrouve chez Platon : tout ce qui échappe à l’ordre du discours est suspect, voire dangereux. Mais l’avant-garde ne cherche pas à illustrer une position, elle déplace les régimes de visibilité. Les films situationnistes, comme ceux de Guy Debord, détournent les images pour critiquer le capitalisme, un geste formel, pas un mot d’ordre. Le retour à la raison (1923) de Man Ray, que cite pourtant Simard, rejette toute narration, avec ses rayures peintes sur la pellicule : ce n’est pas une coquetterie bourgeoise, c’est une attaque contre l’illusion mimétique.
Un point plus fécond que le réductionnisme de classe serait peut-être celui-ci : l’avant-garde, comme les courants les plus radicaux du mouvement ouvrier, refuse la personnification du pouvoir. Elle ne cherche ni chefs, ni héros, ni sauveurs. Elle opère une politique des formes, sans programme figé, sans centralisation, en inventant des espaces de trouble, de désajustement, de révolte. Ce refus de l’assignation, du modèle, de l’identification univoque, c’est aussi une éthique : une défiance à l’égard du spectacle du pouvoir, qu’il soit esthétique ou politique. En ce sens, l’avant-garde ne méprise pas les masses. Elle refuse de leur imposer un visage. Elle les convoque autrement : par le fragment, la dissonance, la rature.
Simard, en creux, semble regretter la clarté des récits, l’autorité des figures, les affects fédérateurs. Mais le cinéma expérimental, comme la grève sauvage, refuse les grandes scènes héroïques. Il travaille dans le trouble… Et c’est là, précisément, qu’il est politique, imprévisible et vivant.

7 – Avant-gardes et mouvement ouvrier : un conflit, certes, mais productif de sens
Le texte de Simard reproche à l’avant-garde son incapacité à s’allier durablement au cinéma militant ouvrier : « La suprématie de leur relative autonomie productive et cinéphilique les empêchera jusqu’à aujourd’hui de s’organiser durablement auprès du cinéma militant ouvrier. » Puisqu’elle parvient à produire des films avec peu de moyens et à survivre, l’avant-garde n’a pas à se solidariser, en somme. C’est sans doute vrai, mais ce ton revanchard suggère un échec unilatéral, comme si les intellectuels avaient trahi une alliance naturelle avec les masses. Or, cet échec dépasse largement le champ artistique. C’est celui du communisme en général. Peut-être devrait-il se regarder le nombril ?
Si les conseils ouvriers, censés unir techniciens, travailleurs manuels et révolutionnaires, ont échoué, à qui la faute ? Au prolétariat ? Aux avant-gardes politiques ? Aux conditions objectives ? Bonne chance pour distribuer les fautes.
Sur le plan esthétique, la fracture est d’autant plus compréhensible. Les militants exigeaient un art lisible, didactique, au service de la révolution ; les artistes, une liberté. Vertov incarne ce conflit : censuré par le réalisme socialiste, il voit son cinéma de montage, radical et dialectique, remplacé par des récits linéaires, édifiants, transparents. La censure stalinienne impose un cinéma lisible, non pas pour le peuple, mais contre lui. Elle confond accessibilité et discipline, et sacrifie la puissance de l’art à l’efficacité du message.
Conclusion : pour un cinéma qui défie
Voir l’avant-garde comme une distinction de classe n’est pas en soi scandaleux. Le problème, c’est quand cela remplace la réflexion. Cette sociologie fait nécessairement l’économie des formes. Elle observe les conditions, pas les gestes. Elle repère les positions sociales, mais ignore ce que produit une rupture formelle, une image, un rythme.
Cette logique, on pourrait l’appliquer à tout : bouffe, logement, fringues – tout devient signe de classe, donc outil d’asservissement. Et à ce compte-là, Marx lui-même ne serait qu’un philosophe en quête de distinction. C’est cohérent. Mais circulaire. Et stérile.
Ce n’est pas la sociologie que je critique, mais une méthode qui confond biographie et esthétique, réseaux de production et puissance formelle. L’art déborde. Il dérange. Il transforme. Ce que Simard oublie de faire. Chez lui, la sociologie devient une cage. Il ne regarde pas les films : il les trie. Il ne cherche pas leur force : il les range.
Sur Facebook, Simard se défend : un petit-bourgeois peut exprimer une vision prolétarienne, le cinéma expérimental n’épuise pas l’imaginaire de sa classe. Très bien. Mais dans son texte, il n’en fait rien. Il n’analyse aucune œuvre qui bifurque. Il n’interroge aucune forme qui dévie. Cette distinction a posteriori reste théorique, jamais incarnée.
Ainsi, l’auteur ne montre jamais que les formes expérimentales excluent le grand public. Il postule leur exclusion à partir des circuits de production et de la non-conformité aux codes dominants. Mais il ne regarde pas les œuvres, ne décrit aucune séquence, ne pense aucune forme. Il ne nomme pas les succès, même partiels, dans le temps long, de certaines œuvres expérimentales. Il aime sans doute Ken Loach. Pas moi.
Toujours est-il, il ignore une chose essentielle : l’avant-garde, c’est souvent une révolte contre le père. Contre l’autorité des formes héritées. Pas une posture sociale, mais un geste existentiel. Une mise en jeu du « je » instable, informe, qui cherche sa langue. Vivement cette révolte dans la forme comme dans le contenu plutôt que de la rhétorique marxiste ronflante.
Son sujet collectif, sorte de fourre-tout entre bourgeoisie et prolétariat, évacue l’histoire concrète de la division du travail et des moyens de production, qui distribuent les rôles selon les logiques du capital. Dans le cinéma expérimental, de petits cinéastes ont produit des films sans grande équipe, sans grand moyen, faisant preuve d’érudition à la fois technique et intellectuelle : ils seraient pourtant des collaborateurs de classe. Simard pourrait avoir un minimum de respect pour leur engagement. Beaucoup n’ont pas seulement fait des films : ils ont vécu, milité, et lutté concrètement dans le champ culturel et politique.
Mais pour Simard, la culture n’est de toute façon ni production ni reproduction. Il écrit : « Les classes intermédiaires, comme la petite bourgeoisie intellectuelle, ne participent pas directement à la production des marchandises et donc à la reproduction de la vie humaine. » Cet idéalisme de l’orthodoxie marxiste lui permet de ne pas appliquer la même grille d’analyse à son propre texte, qui lui sert pourtant… à se distinguer. Le problème est que Simard, fidèle à sa tendance, pense que la philosophie est morte avec la 11e thèse sur Feuerbach.
Vu autrement, la culture est matérielle. La conscience aussi. Et si la petite bourgeoisie ne produit pas d’acier, elle produit bel et bien des images, des récits, des affects. Elle agit. Elle travaille. Elle vend son temps. Elle est plus souvent qu’autrement dépossédée.
Je lui lance un défi : parle-nous de cinéma. Des films qui t’ont bouleversé. Des formes qui t’ont renversé. Lâche ta grille. Respire. À nous, je dis : vivons les films avant de les réduire. Si l’auteur veut défendre les films narratifs prolétariens, qu’il nous parle de son rêve, car nous, cinéastes sans protection, ouvriers des formes, pauvres et tristes parfois, on est prêts. Prêts à en discuter. Prêts à en faire. Des films forts. Des films en lutte. Avec le prolétariat en action.

La résistance chilienne à Montréal (1973-1983)
Le Chili, exploité par diverses puissances depuis le XVIe siècle, connaît un tournant majeur lorsque Salvador Allende, leader de l’Unité populaire, est élu en 1970, introduisant des réformes socialistes. Cependant, les États-Unis soutiennent le coup d’État de Pinochet en 1973, qui conduit à une dictature violente. Victimes d’une féroce répression, des milliers de Chiliens s’exilent. Plusieurs d’entre eux s’installent à Montréal. Ces exilés mettent en place des mouvements culturels et politiques pour lutter contre la dictature, établissant des liens de solidarité avec les mouvements progressistes québécois. Cette publication est une version bonifiée d’un article originellement publié dans le numéro 30 des Nouveaux Cahiers du Socialisme (automne 2023).
Alexis Lafleur-Paiement
Depuis le XVIe siècle, le Chili a été exploité par l’Espagne pour son bétail et son blé, puis par les compagnies britanniques pour son salpêtre et son cuivre. Après 1929, les États-Unis prennent le contrôle économique du pays et lui imposent, malgré les gouvernements socio-démocrates des années 1940 et 1950, des réformes libérales sous la direction de la mission Klein-Saks (1955-1958)[1]. Alors que la bourgeoisie nationale se contente de gérer l’agriculture ou l’extraction au profit des entreprises américaines, les mouvements de défiance envers l’impérialisme et le patronat local se multiplient. En 1953, plusieurs organisations se regroupent dans la très combative Centrale unique des travailleurs (CUT), conjointement à l’ascension du Parti communiste (malgré son interdiction de 1948 à 1958) et du Parti socialiste, devenu officiellement marxiste-léniniste en 1967. L’opposition se durcit face aux gouvernements de Jorge Alessandri (1958-1964) et d’Eduardo Frei Montalva (1964-1970) appuyés par les États-Unis[2]. Des grèves se propagent à partir de 1968, avant que les différentes tendances de gauche s’allient dans l’Unité populaire (UP) en 1969.
Le 4 septembre 1970, la coalition remporte les élections avec 36,3 % des voix et son leader Salvador Allende est nommé président de la République. L’Unité populaire, composée de communistes, de socialistes, de socio-démocrates et de syndicalistes, est appuyée par un large mouvement et jouit d’une grande légitimité au Chili comme à l’étranger, ce qui paralyse momentanément l’interventionnisme américain. Allende lance une réforme agraire visant une redistribution des terres et nationalise plusieurs secteurs de l’économie, dont les banques et l’industrie minière (liée aux intérêts américains). La coalition postule qu’il est possible, pour un pays capitaliste sous-développé, d’effectuer une transition démocratique et non-violente vers le socialisme. En plus des nationalisations, l’UP propose d’autres importantes réformes comme une augmentation des salaires et la participation démocratique des travailleurs et travailleuses dans la production. La victoire de l’Unité Populaire semble montrer qu’il est possible d’atteindre le socialisme et l’indépendance économique par les urnes.
Mais c’est sans compter l’hostilité des États-Unis et de l’administration Nixon envers Allende. Depuis l’instauration de la doctrine Monroe au début du XIXe siècle, les États-Unis considèrent l’Amérique latine comme leur chasse-gardée. L’émergence, après Cuba, d’un deuxième régime « marxiste » et anti-impérialiste dans la région met en péril l’influence de l’Oncle Sam. Les nationalisations prévues par Allende menacent les investissements miniers américains, mais aussi le remboursement des prêts octroyés au Chili. Pour tirer leur épingle du jeu, les États-Unis orchestrent des pressions économiques globales et, en sous-main, encouragent les dissensions sociales pour affaiblir le gouvernement d’Allende. Ils bloquent les prêts internationaux au Chili, tandis que la Central Intelligence Agency (CIA), aidée par les firmes ITT et Anaconda Copper, finance des journaux d’opposition et travaille à déstabiliser le pays.
Si l’Unité populaire a été élue dans les règles de la démocratie représentative, de nombreux éléments s’opposent au régime d’Allende. Certains partis de la coalition trouvent que le nouveau président est trop socialiste, alors que les partis de droite cherchent activement à le battre aux prochaines élections. Ces opposants ont peu de marge de manœuvre puisque Allende jouit encore d’un support populaire important et semble en voie d’augmenter son nombre de députés lors du prochain scrutin. Des éléments plus radicaux de la droite, notamment les propriétaires terriens et certains militaires, cherchent donc à évincer Allende par la force. En juin 1973, une première tentative de coup d’état échoue. Le 11 septembre 1973, avec l’aval des États-Unis, Augusto Pinochet, commandant de l’armée chilienne, procède à un putsch, cette fois réussi. Salvador Allende se suicide, alors que les militaires prennent le pouvoir. C’est le début d’une sanglante dictature qui durera plus de 15 ans[3].

Répression politique et exil des militants chiliens
Dès septembre, le Congrès est dissous et la répression s’abat sur l’ensemble des forces progressistes du pays. Les militants de gauche, surtout communistes et socialistes, sont emprisonnés dans de vastes lieux publics, comme le Stade national de Santiago qui verra défiler plus de 40 000 détenus. Des personnes y sont torturées publiquement, dont le chanteur communiste Victor Jara (1932-1973), mutilé puis exécuté le 15 septembre[4]. Malgré les condamnations de l’Organisation des Nations unies (ONU), le nouveau régime s’impose par la violence et grâce au soutien des États-Unis qui normalisent leurs relations diplomatiques avec lui, accueillant même Pinochet à Washington en 1977. Des centaines de milliers de personnes sont pourtant emprisonnées de 1973 à 1989, plus de 35 000 subissent des tortures et plus de 3 200 sont assassinées. Les femmes sont particulièrement ciblées par des pratiques massives de viol et des enlèvements d’enfants[5].
Alors que l’État chilien noie dans le sang la résistance populaire et impose une libéralisation économique brutale à la demande des États-Unis, un exode se dessine. Pour une population estimée à 9 000 000 d’habitants lors du coup d’État, entre 500 000 et 1 000 000 de personnes quittent le pays, soit possiblement 10 % de la population. Ces migrants sont majoritairement liés à des organisations de gauche ou sont du moins des objecteurs de conscience opposés à la dictature. De manière générale, ceux qui possèdent un capital économique et culturel supérieur parviennent à émigrer vers des pays du Nord, dont la France et la Suède, alors que les ouvriers et les employés semblent plutôt émigrer dans divers pays latino-américains[6]. Des milliers de Chiliens, en majorité des intellectuels et des membres de la classe moyenne, s’installent au Canada. Ils sont notamment dirigés vers Montréal en raison de leur latinité, considérée comme une caractéristique francotrope appréciable pour la métropole[7].
Cette vague migratoire représente environ 3 500 personnes arrivées entre 1973 et 1978. Sa politisation et sa concentration à Montréal ont pour effet de produire un vivier politique et culturel dans la région, porteur de valeurs socialistes, anti-impérialistes et anti-fascistes. Ce dynamisme s’exprime au sein de la communauté chilienne et en jonction avec les mouvements politiques locaux, dans la lutte contre la dictature au Chili et pour transformer la société québécoise dans une perspective progressiste. Deux univers se recoupent et se répondent : celui des Chiliens qui organisent la résistance à la dictature depuis Montréal et celui des militants québécois – communistes, socialistes, socio-démocrates, indépendantistes, chrétiens – qui s’insurgent contre la situation au Chili et se solidarisent avec la lutte pour la démocratie, voire s’identifient avec le combat des Chiliens qui, comme les Québécois, « luttent contre l’impérialisme yankee ».

Le militantisme chilien à Montréal
Les premières initiatives des militants chiliens à Montréal reproduisent celles auxquelles ils sont habitués, soit des fêtes engagées (les peñas), la mise sur pied de comités politiques et le militantisme culturel, principalement musical. Alors que les immigrants arrivent au Québec et organisent leur nouvelle existence, tout en essayant de reconstituer leurs réseaux familiaux, amicaux et politiques, et en cherchant à aider celles et ceux qui sont encore au Chili, le réseautage festif prend une place importante. Les peñas sont une tradition qui permet de se rencontrer sous prétexte d’une fête, tout en permettant la discussion et l’organisation politique. Les peñas montréalaises favorisent la reconstruction des réseaux de sociabilité, ainsi que des ex-partis de l’Unité populaire (communiste, socialiste, etc.). Diverses stratégies organisationnelles, en vue principalement d’agir sur la situation au Chili, en émergent. Les premières années d’immigration sont marquées par une volonté de se retrouver à Montréal dans le but de se ressaisir, puis de passer à l’offensive contre la dictature au Chili et d’y reprendre la marche démocratique vers le socialisme.
L’organisation informelle entre migrants chiliens remplit un rôle de stabilisation et de consolidation de la communauté, mais se révèle limitée pour agir à plus large échelle. Un double objectif s’impose : se doter de groupes politiques chiliens à Montréal et faire connaître la cause aux Québécois. En raison de la complexité de la question organisationnelle, beaucoup de militants chiliens choisiront de s’impliquer dans les groupes de soutien existants, initiatives sur lesquelles nous reviendrons. Pourtant, une action « proprement » chilienne voit le jour, soit l’Association des Chiliens de Montréal (ACM, 1974-1980), formée de diverses tendances issues de l’UP. L’Association, qui réunit environ 500 membres, cherche à lutter contre la dictature tout en offrant des services sociaux à la communauté par l’entremise de son local du 3955, boul. Saint-Laurent (Montréal). Elle publie en 1977 un texte-manifeste intitulé Pour l’unité antifasciste vers la défaite de la junte, mais sa modération entraîne des tensions avec le Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC). L’Association lance malgré tout de nombreuses campagnes, entre autres pour dénoncer la présence de la police politique pinochiste (la DINA) à Montréal en 1977 et une grève de la faim en 1978. Les divisions internes et des problèmes financiers ont raison de l’Association des Chiliens de Montréal au début de l’année 1980.
Une seconde organisation chilienne, de moindre envergure, émerge aussi au Québec, soit le Bureau des prisonniers politiques du Chili (1975-1979). Ce groupe, représentation officielle du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, fondé en 1965), vise à défendre les prisonniers politiques enfermés au Chili et à financer la lutte armée contre la dictature. Le tournant stratégique adopté par le MIR en 1979, préconisant le retour au pays des militants exilés afin qu’ils participent directement à la lutte au Chili, met fin à l’expérience du Bureau à Montréal. Celui-ci réussit tout de même à structurer les appuis québécois du MIR et à aider directement la lutte au pays. Par-delà l’ACM et le Bureau des prisonniers politiques, les efforts des militants chiliens se concentrent sur la mise en lumière de leur cause par la chanson et le théâtre, des médiums qui dynamisent la vie communautaire et qui touchent un large public québécois.
Dans les années 1960, la musique folklorique chilienne opère une jonction avec la politique de gauche, débouchant sur la « nouvelle chanson chilienne » (nueva canción chilena). Cette musique accessible traite des problèmes des classes laborieuses et soutient les mouvements socialistes, au premier rang desquels l’Unité populaire. Après le coup d’État, les représentants de ce style sont forcés à l’exil, tels le chanteur Ángel Parra (France) ou les groupes Inti-Illimani (Italie) et Quilapayún (France). La nueva canción accompagne ceux qui s’exilent à Montréal lors des peñas et des concerts publics organisés pour la cause chilienne. Des albums sont enregistrés pour faire connaître leurs luttes et dénoncer la dictature. Le premier disque qui paraît à Montréal s’intitule Chili : le printemps renaîtra ! (hiver 1973-1974), édité par Juan et Mariana Muñoz, et comprend des chansons d’une dizaine d’artistes de la nouvelle chanson chilienne. Le Comité de solidarité Québec-Chili fait paraître, en collaboration avec des militants parisiens, la compilation ¡ Karaxu ! Chants de la résistance populaire chilienne (1974), suivi d’une coproduction Québec-Chili, les Chansons et musique de la résistance chilienne (1975). Ce dernier est tiré à 3 000 exemplaires qui s’écoulent en quelques semaines, forçant un pressage de 2 000 copies supplémentaires. Ces disques visent à « faire mieux connaître aux Québécois la musique chilienne, musique et chansons engagées » et « apporter un soutien moral et financier au peuple chilien »[8].

Le dynamisme politico-culturel s’incarne aussi dans le duo Los Emigrantes, formé en 1957 au Chili par Enrique San Martin et Carlos Valladares. Après une séparation à la suite du coup d’État, les deux chanteurs se retrouvent à Montréal pour enregistrer et diffuser leur disque Il faut parcourir un chemin (1976). L’album est accompagné d’un long pamphlet expliquant la situation chilienne en espagnol, en français et en anglais. La « résistance musicale » chilienne atteint un sommet le 10 mars 1979, alors qu’Isabel Allende, la fille de Salvador, est présente à Montréal pour dénoncer la dictature et qu’un concert-bénéfice réunit le groupe Quilapayún et les chanteurs québécois Claude Gauthier, Claude Léveillée, Paul Piché et Gilles Vigneault[9]. La convergence se fait naturellement entre les artistes chiliens et québécois, alors que les premiers luttent pour la libération de leur peuple et que les seconds sont favorables à l’émancipation du Québec, le tout dans une perspective de gauche partagée. Enfin, la solidarité musicale est incarnée, de 1979 à 1989, par le chanteur en exil Pedro Riffo, qui offre des concerts-bénéfice chaque semaine pour appuyer le Chili, le Nicaragua et le Salvador. Au-delà de cette richesse musicale, le théâtre sert de lieu d’expression et de levier pour la lutte, dans la continuité du « théâtre des opprimés » préconisé par Augusto Boal[10].

Une première troupe appelée Teatro del Ande monte la pièce Splendeur et mort de Joaquin Murieta (écrite par Pablo Neruda) à Montréal en 1976, suivie de plusieurs autres. Le projet le plus emblématique de cet engagement scénique est le Théâtre latino-américain du Québec, fondé en 1977 par Gastón Iturra. Cet auteur, actif au Chili dès les années 1960, appuie le gouvernement de l’Unité populaire et promeut un art didactique, ainsi que la création collective. En exil à Montréal, Iturra continue de pratiquer un théâtre politique et démocratique qu’il décrit comme « son fusil, sa façon de faire la résistance à l’extérieur »[11]. Sa troupe présente des spectacles qui parlent des conditions de vie des travailleurs, accusent les dictatures à la solde des États-Unis et promeuvent le socialisme, comme en témoigne la pièce Torquemada, écrite par Augusto Boal pour dénoncer la junte brésilienne, montée à Montréal en 1977. Dans les années 1980, la troupe La Barraca, aussi dirigée par Iturra, prend le relais, toujours avec des pièces politiques, comme Grandeur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht, présentée en espagnol au théâtre Calixa-Lavallée (Montréal) en mars 1987. D’autres projets théâtraux visent aussi l’éducation, le soutien au peuple chilien et la promotion du socialisme démocratique. C’est le cas du Théâtre populaire du Québec (TPQ, 1963-1996) qui s’intéresse aux problèmes du Chili dans les années 1970 avec la présentation de la pièce Chile vencera, écrite par Juan Fondon. Une tournée comprenant une vingtaine de dates en Abitibi, en Outaouais, dans les régions de Montréal et de Québec, en Estrie et dans le Bas-du-Fleuve est présentée de mars à mai 1976[12].
En somme, les réseaux familiaux et amicaux, les rencontres festives, les associations communautaires, la chanson et le théâtre sont tous des moyens mobilisés par les exilés chiliens de Montréal dans les années 1970 afin de consolider la lutte contre la dictature de Pinochet et pour le socialisme démocratique. La dénonciation de la dictature chilienne par les arts fonctionne particulièrement bien, car elle s’arrime à une pratique d’engagement culturel au Québec, marquée par la lutte pour l’indépendance et pour le socialisme. L’intérêt pour l’art chilien engagé est visible dans plusieurs publications, par exemple le numéro 9 de la revue Dérives (1977), élaboré en collaboration avec l’Association des Chiliens de Montréal et consacré à la poésie, au théâtre, au cinéma et à la chanson chilienne[13]. À cet univers culturel s’ajoute celui des organisations politiques de solidarité dans lesquelles les Chiliens exilés s’impliquent massivement.

Solidarité internationale et groupes anti-impérialistes
Les expériences politiques chiliennes obtiennent un écho particulier au Québec, en amont comme en aval du coup d’État de 1973. En effet, les militants d’ici sont sensibles, à la suite du trauma causé par l’occupation militaire du Québec à l’automne 1970, à l’idée d’une voie démocratique vers le socialisme. La stratégie de l’Unité populaire crée la sympathie, alors que le rôle joué par les syndicalistes dans la politique chilienne s’accorde avec la stratégie combative des grandes centrales québécoises. Après le putsch de Pinochet, jugé illégitime et répréhensible, les groupes militants s’identifient fortement au peuple chilien qui est victime de l’impérialisme américain et de la violence militaire. Cette assimilation est patente dans le film Richesse des autres (1973) qui dénonce l’exploitation des compagnies minières en faisant alterner des images de René Lévesque et de Salvador Allende[14]. De fait, de nombreux projets de soutien à l’Unité populaire apparaissent dès 1970 et se multiplient après 1973[15].
Dès l’élection de l’UP au Chili, des initiatives de collaboration émergent au Québec. Dans l’esprit de la stratégie du « deuxième front » adoptée par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui prône la prise en charge des problèmes politiques par les syndicats dans un horizon socialiste, Michel Chartrand[16] séjourne au Chili pour une conférence internationaliste (avril 1973). Ce voyage revêt une grande importance puisqu’il inspire l’organisation d’une Conférence internationale de solidarité ouvrière qui se réunit à Montréal en juin 1975. Le coup d’État de 1973 a laissé des traces et l’évènement accorde une place importante aux militants en exil et à la question politique chilienne. Lorsque la Conférence se transforme en Centre international de solidarité ouvrière (CISO) en 1976, une même place est accordée aux enjeux concernant le Chili, un intérêt qui se manifeste par la diffusion de textes, l’organisation de campagnes de solidarité et le financement de groupes chiliens. Ces activités durent jusqu’à la chute de la dictature, alors que le CISO continue son travail jusqu’à nos jours[17].
En 1973, le Comité de solidarité Québec-Chili[18] est fondé à Montréal dans la perspective de l’internationalisme prolétarien. Rassemblant initialement des militants québécois qui appuient le gouvernement de l’Unité populaire (printemps 1973), le groupe se transforme en organe de solidarité internationale dès l’automne. Il intègre progressivement des militants syndicaux, populaires et chiliens pour devenir, à terme, le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec jusqu’à l’agonie de la dictature à la fin des années 1980. Le Comité se donne un double objectif d’éducation et de soutien à la résistance populaire au Chili, en prenant comme assise l’idée que le Québec et le Chili subissent une exploitation capitaliste comparable qui profite à quelques multinationales aux dépens des classes populaires. Le Comité connaît une grande vitalité au niveau des manifestations et des conférences, avec par exemple un rassemblement de 5 000 personnes au Forum de Montréal en décembre 1973 et une manifestation de 2 000 personnes dans les rues de la métropole en septembre 1974. Des manifestations massives sont ensuite organisées chaque mois de septembre à Montréal, jusqu’en 1979.


Avec l’appui financier de la CSN, le groupe produit différents documents, notamment le bulletin Chili-Québec informations (1973-1982) avec un tirage important de 1 500 à 3 500 copies[19], Le Gueulard (1978-1980) et Liaison Québec-Chili. Le CSQC a pignon sur rue au 356, rue Ontario Est (Montréal) et entretient des liens directs avec des membres du Parti socialiste en exil, tout en finançant des réseaux de résistance liés au Mouvement de la gauche révolutionnaire. Il anime des campagnes politiques, comme celles pour libérer des prisonnières et des prisonniers au Chili ou le boycottage d’entreprises profitant de la dictature, dont Noranda Mines. Ainsi, le Comité organise un travail politique au Québec qu’il tente de lier organiquement aux luttes chiliennes, dans un horizon socialiste et internationaliste. Dans les années 1980, le Comité se consacre principalement à la diffusion d’informations, avec des périodes de dormance. Un regain a lieu de 1987 à 1989, durant la décomposition de la dictature de Pinochet, avant la dissolution officielle du CSQC[20].
Un élément important au CISO comme au CSQC est le lien qu’ils établissent entre la situation au Canada et celle au Chili, alors que les gouvernements des deux pays s’entendent pour favoriser les industries transnationales aux dépens des travailleurs[21]. Leurs analyses croisées permettent une convergence d’intérêt qui dynamise les initiatives militantes. « Une série d’analyses, publiées entre 1976 et 1980 dans le journal Solidarité [édité par le CISO], rapporte les conséquences que l’entente signée entre la Noranda Mines Limitée et le gouvernement chilien, dans la foulée du coup d’État militaire de septembre 1973, engendrait respectivement pour les classes ouvrières du Québec et du Chili. »[22] Grosso modo, l’entente prévoit de fermer des mines au Québec et d’y entretenir le chômage, poussant les salaires à la baisse, alors que la compagnie profite d’une main-d’œuvre sous-payée et contrôlée par la junte militaire au Chili, qui elle-même tire une redevance lui permettant de se financer malgré l’isolement international. Ce cas montre la compréhension qui se développe au Québec concernant la manière dont le capitalisme international tire profit des régimes autoritaires, encourageant la jonction entre les luttes locales et la solidarité avec le peuple chilien.
D’autres organisations existent, dont un éphémère Comité québécois pour un Chili démocratique, fondé en décembre 1978 dans une perspective sociale-démocrate. Les éditeurs indépendantistes considèrent aussi que la situation chilienne doit être traitée, avec l’idée que les peuples québécois et chilien sont tous deux victimes de l’impérialisme américain. Les Éditions québécoises publient en 1973 l’ouvrage Chili : une lutte à finir, alors que les éditions Parti Pris impriment Les documents secrets d’ITT au Chili (1974), accompagnés de textes de Salvador Allende. Les organisations marxistes-léninistes, dont En Lutte ! (1972-1982) et la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (1975-1983) s’intéressent également au Chili dans une perspective révolutionnaire, critique de la voie pacifique choisie par Salvador Allende qui aurait facilité le putsch militaire. Ces groupes valorisent le Mouvement de la gauche révolutionnaire qui prône l’instauration de la dictature du prolétariat et l’armement du peuple pour lutter contre l’impérialisme[23]. Cette posture n’a pas empêché le MIR d’appuyer le gouvernement d’Allende, tout en dénonçant son insouciance face aux dangers de l’impérialisme, une inquiétude compréhensible puisque les États-Unis ont commandité ou facilité onze coups d’État « préventifs » contre des gouvernements de gauche en Amérique latine, uniquement de 1962 à 1968[24]. Par-delà les groupes de solidarité, l’ensemble des forces progressistes au Québec considère que la question chilienne est importante.
Au final, la solidarité, voire l’identification, avec la cause chilienne traverse profondément la société québécoise des années 1970. La voie démocratique vers le socialisme comme l’obscénité du coup d’État touchent les syndicalistes, les internationalistes, les socialistes, les marxistes et les indépendantistes. Les groupes de solidarité, très marqués à gauche, trouvent un terrain d’action favorable au Québec, leur permettant de diffuser massivement leurs analyses et de structurer les luttes anti-impérialistes. En particulier, le Comité de solidarité Québec-Chili parvient à unir les militants québécois et chiliens dans un combat transfrontalier contre les grandes industries et les États capitalistes complices dans l’exploitation des travailleurs. Cette activité politique aura une longue postérité jusqu’à nos jours, alors que la question chilienne demeure importante au Québec, comme en témoigne l’intérêt pour la grève étudiante et la révolte populaire chiliennes de 2019, ainsi que pour le processus constituant toujours en cours.

Déclin de la gauche et reflux de la question chilienne
Le début des années 1980 est marqué, au niveau mondial, par le ressac de la gauche. À la suite du déclin des modèles socialistes (URSS, Chine), de la répression étatique et de la restructuration de l’économie afin d’atomiser les travailleurs, un grand nombre d’organisations militantes disparaissent ou se replient dans le lobbyisme. L’imposition de politiques néo-libérales brutales et la crise économique contraignent les groupes qui subsistent à se concentrer sur des « problèmes domestiques ». Avec un chômage de 12 % au Canada en 1983 et une diminution des salaires de 20 % imposée aux travailleurs du secteur public par le gouvernement provincial de René Lévesque la même année, les énergies sont concentrées sur les enjeux économiques locaux. Dans ce contexte, la majorité des organisations de solidarité internationale disparaissent ou diminuent fortement leurs activités. Le Théâtre latino-américain du Québec meurt, alors que le CISO et le CSQC perdent en vitalité. Le Parti québécois est absorbé par sa lutte contre les travailleurs, pendant que les organisations marxistes-léninistes se décomposent.
Pourtant, les grandes expériences anti-impérialistes et de solidarité de la décennie 1973-1983 demeurent riches d’enseignement. Il faut d’abord souligner l’intérêt d’une voie démocratique vers le socialisme qui a été populaire à une large échelle, même si l’expérience chilienne nous apprend qu’il faut nous outiller pour contrer l’impérialisme belliqueux. Ensuite, l’usage des arts à des fins d’éducation demeure inspirant, particulièrement dans les formes toujours populaires de la chanson et du théâtre. Surtout, la capacité à comprendre de manière globale la situation des Amériques et à lier les militants québécois et chiliens reste exemplaire. Les mouvements actuels devraient renouer avec une telle perspective internationaliste qui éclaire la manière dont les gouvernements bourgeois s’épaulent au niveau mondial et défendent la grande industrie aux dépens des travailleurs. Forts de ces éclaircissements, il devient possible et souhaitable de développer des groupes de solidarité et des organisations révolutionnaires transnationales capables de lutter contre l’impérialisme. En ce sens, le Comité de solidarité Québec-Chili peut servir de référence[25].
Malgré le recul politique de la gauche au niveau mondial, le peuple chilien lance un grand mouvement de défiance contre la dictature de Pinochet à partir de 1983. La pauvreté généralisée, liée à un chômage avoisinant les 30 % et à la répression étatique, met le feu aux poudres. De grandes grèves paralysent le pays, avant qu’une partie du mouvement se militarise. La contestation réussit à forcer la tenue d’un référendum sur la présidence d’Augusto Pinochet en octobre 1988. Le dictateur perd le vote, ainsi que l’élection de décembre 1989 au profit de Patricio Aylwin qui entre en fonction en mars 1990. Cette victoire ne doit pas faire illusion : le pays se retrouve avec un président qui choisit de négocier avec les militaires, tout en défendant le néo-libéralisme. De fait, le Chili vit de 1990 à 2019 sous un régime « démocratique » aux relents autoritaires, acquis aux grands propriétaires et à l’industrie, proche des États-Unis et opposé aux revendications populaires. Cette situation larvée est attaquée en 2019 par un mouvement étudiant et social qui impose un processus constituant à partir de 2020. À la suite du rejet de la constitution proposée par l’Assemblée en septembre 2022, une nouvelle constitution devra être soumise au peuple en décembre 2023[26]. Espérons que les forces progressistes du Chili restent mobilisées pour briser le cycle de la politique réactionnaire. Comme le dit un slogan de l’Unité populaire : « Un peuple uni jamais ne sera vaincu. »
Notes
[1] À ce sujet, voir l’étude classique de FRANK, André Gunder. Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero, 1968.
[2] Ces deux gouvernements sont commandités par les États-Unis via le mécanisme financier de l’Alliance pour le progrès (1961-1973). La campagne électorale d’Eduardo Frei Montalva de 1964 est par ailleurs financée à hauteur de trois millions de dollars par la CIA.
[3] Pour une contextualisation des enjeux continentaux et chiliens, voir DABÈNE, Olivier. L’Amérique latine à l’époque contemporaine, Paris, Armand Colin, 2011. Pour une synthèse de l’histoire du Chili post-colombien, voir SARGET, Marie-Noëlle. Histoire du Chili de la conquête à nos jours, Paris L’Harmattan, 1996.
[4] Pour comprendre l’horreur de la répression, on écoutera la Lettre à Kissinger (1975), une chanson écrite par Julos Beaucarne en hommage à son ami Victor Jara et qui présente son martyre.
[5] AMNESTY INTERNATIONAL. Le Chili d’Augusto Pinochet, AMR 22/009/2013, 2013.
[6] JEDLICKI, Fanny. « Les exilés chiliens et l’affaire Pinochet. Retour et transmission de la mémoire » dans
Cahiers de l’Urmis, no 7, 2001, page 3.
[7] Pour une étude détaillée de l’immigration chilienne au Québec qui dépasse largement le cadre de l’exil politique, voir DEL POZO, José. Les Chiliens au Québec. Immigrants et réfugiés, de 1955 à nos jours, Montréal, Boréal, 2009.
[8] Chansons et musique de la résistance chilienne (1975), texte de présentation au verso de la pochette.
[9] TRUDEL, Clément. « Les Chiliens sont en train de reconquérir le Chili » dans Le Devoir, 10 mars 1979, page A18.
[10] BOAL, Augusto. Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 2007 [1971].
[11] JONASSAINT, Jean et Gastón ITURRA. « Le théâtre chilien : un art engagé et démocratique » dans Dérives, no 9, 1977, page 12.
[12] Le programme est disponible en ligne : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2631374
[13] Disponible en ligne : https://archivesrevolutionnaires.com/wp-content/uploads/2020/10/derives-no.9.pdf
[14] Richesse des autres (1973), long-métrage de Maurice Bulbulian et de Michel Gauthier produit par l’Office national du film (ONF), disponible en ligne : https://www.onf.ca/film/richesse_des_autres/
[15] Pour une analyse des rapports entre la gauche québécoise et la vie politique chilienne durant cette période, on consultera BARRY-SHAW, Nikolas. RÊVE / CAUCHEMAR: Allende’s Chile and the Polarization of the Québec Left, 1968-1974, mémoire de maîtrise, Université Queen’s, 2014.
[16] Président du conseil central de Montréal, affilié à la CSN, de 1969 à 1978.
[17] Sur l’histoire du CISO, voir DE SÈVE, Nicole. Centre international de solidarité ouvrière 1975-2015, Montréal, autoédité, 2015.
[18] Le Comité de solidarité Québec-Chili se présente parfois sous le nom de Comité Québec-Chili, y compris dans certaines de ses propres publications. Notons aussi qu’il avait, suivant les années, des activités à Hull, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et Chicoutimi.
[19] Plusieurs numéros sont disponibles en ligne : https://40ans.cdhal.org/revues/quebec-chili-informations/
[20] Sur les premières années du CSQC, voir Le Comité Québec-Chili (1973-1978). Son équipe et ses acquis, Montréal, autoédité, 1978, disponible en ligne : https://40ans.cdhal.org/wp-content/uploads/2017/08/Bilan_Comit%C3%A9-Qu%C3%A9bec-Chili-1973-1978.pdf
[21] Le Canada a normalisé ses relations avec la dictature dès le 23 septembre 1973, soit moins de deux semaines après le putsch. Pour cette raison, le gouvernement de Pierre Elliot Trudeau est accusé de duplicité, malgré son programme d’accueil pour les exilés chiliens.
[22] DORAIS, Geneviève. « La solidarité intersyndicale Québec-Amérique latine et le Centre international de solidarité ouvrière, 1975-1984 » dans Histoire sociale / Social History, no 115, mai 2023, page 39.
[23] Cet intérêt pour le MIR s’accompagne d’un bémol, car les organisations marxistes-léninistes québécoises lui reprochent une stratégie trop guévariste, insuffisamment axée sur le travail de masse.
[24] Argentine (mars 1962), Pérou (juillet 1962), Guatemala (mars 1963), Équateur (juillet 1963), République dominicaine (septembre 1963), Honduras (octobre 1963), Brésil (avril 1964), Bolivie (novembre 1964), Argentine (juin 1966), Pérou (octobre 1968) et Panama (octobre 1968).
[25] L’histoire de la militance anti-impérialiste au Québec reste à écrire afin qu’elle puisse nous servir d’appui. Pour un premier effort concernant les groupes chiliens, voir HERVAS SEGOVIA, Roberto. Les organisations de solidarité avec le Chili, Montréal, 5 continents, 2001, qui reprend le mémoire de l’auteur déposé en 1997 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
[26] Pour comprendre l’échec de la gauche chilienne au référendum de 2022 et s’informer sur les tentatives de relance du mouvement populaire, on pourra lire VIELMAS, Sebastián et Consuelo VELOSO. « Rejet de la nouvelle constitution : implications pour la gauche chilienne » dans Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 29, 2023, pages 208-213, ainsi que de nombreux articles dans la revue Contretemps, en ligne : https://www.contretemps.eu/?s=chili

Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique (partie 2)
ANNÉES 45 À AUJOURD’HUI : LE MÉPRIS PAR LE CINÉMA SE DONNE DES MOYENS
Pour aider à vous souvenir où j’en étais la dernière fois, voici des extraits de la conclusion de mon premier article : La première génération expérimentale trouve son origine dans une partie de la classe petite-bourgeoise intellectuelle européenne, qui utilise le cinéma pour se distinguer à la fois par sa production et par sa cinéphilie, des classes supérieures, moyennes et travailleuses qui participent ensemble à la production sociale (au sens large) dominante du cinéma. La petite-bourgeoisie expérimentale de première génération se distingue de toutes ces classes : elle passe par des circuits de production (circulation, distribution, publicité, etc.) parallèles, dans les cas où elle se soucie d’être un minimum vue, ce qui empêche la consommation de masse de ses films ; elle rend aussi ses films incompréhensibles pour la cinéphilie dominante. Le cinéma parlant, en augmentant drastiquement le prix de la fabrication des films, causera des obstacles productifs à l’autonomie intellectuelle de cette classe, autonomie qu’elle ne laissera même pas tomber pour intégrer par exemple la production militante ouvrière des années 20-30. La première génération ne saura pas résoudre le problème du financement de son cinéma, véritable obstacle à son autonomie, et en conséquence le cinéma expérimental s’essoufflera, jusqu’à son relancement par la deuxième génération après la Deuxième Guerre mondiale. En effet, dans les années 30-45, en Europe, le développement des esthétiques précédemment associées au cinéma expérimental (souvent sous la forme des courants) diminue, et presque aucun film marquant rattaché aujourd’hui au cinéma expérimental n’est produit. Le projet de la création d’organisations de production (au sens plus strict) autonome, sous forme notamment de coopératives, est cependant déjà envisagé.
Raphaël Simard

Entre les deux générations : des problèmes de production et de transmission
Dans les années 30 et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (donc 1930-1945), le cinéma expérimental est surtout constitué de courants mineurs et/ou plus isolés que dans la décennie 20[i]. Les faits décisifs de ces années dans le relancement ultérieur du cinéma expérimental sont l’émergence du cinéma expérimental états-unien (et non plus européen comme dans la première génération), dont la première avant-garde nationale de 1927 à 1934 est d’ailleurs composée de critiques et de cinéastes et non plus d’artistes d’autres disciplines (comme c’était le cas souvent dans la première génération) ; et le rôle joué par des passeurs « entre la première avant-garde européenne [que l’on a vu dans le précédent article] et l’avant-garde américaine d’après-guerre », comme le Tchécoslovaque Alexander Hackenschmied qui anticipait déjà le « cinéma de transe » des années 40 dans son film de 1930 :
Émigré aux États-Unis après avoir réalisé avec Herbert Kline et Hans Burger le long-métrage Crisis, pour Frontier Films [une structure de cinéma militant], sur la montée du fascisme dans son pays, [Hackenschmied] épouse Maya Deren et coréalise avec elle […] le film fondateur de la nouvelle avant-garde américaine : Meshes of the Afternoon (1943). Oskar Fischinger et Hans Richter […] quittent eux aussi l’Allemagne et deviennent de remarquables passeurs.[ii]
L’avant-garde américaine des années 30 reste donc « composée de cinéastes isolés[iii] ». Ce n’est pas surprenant : la distinction sociale par le capital culturel telle que la décrite Pierre Bourdieu ne se fait pas de manière mécanique, sans intervention des sujets collectifs — les classes dominantes doivent en effet transmettre le capital culturel à la prochaine génération, sans quoi leur position sociale ne persisterait pas :
[Le modèle bourdieusien de la distinction] octroie tout d’abord une place importante à la stratification temporelle des goûts et des pratiques, qui se manifeste en particulier, dans l’espace de la production comme dans celui de la consommation culturelle, à travers les cycles d’innovation et la succession des avant-gardes. Les productions culturelles sont soumises, comme l’ensemble des produits, à un phénomène de cycle de vie qui s’agrémente de mouvements inverses de banalisation et de réhabilitation culturelle déplaçant périodiquement la frontière qui sépare le domaine de la culture savante de celui de la culture populaire. Cette dynamique temporelle entre de ce fait en composition avec une série de clivages générationnels.[iv]
C’est exactement ce qu’il faudra attendre pour voir un relancement de la production de films expérimentaux. Nous verrons que la transmission se fera sur la base d’une nouvelle cinéphilie, et que la nouvelle génération aura la particularité par rapport à la première (les premières avant-gardes européennes) de se doter de moyens productifs plus grands pour assurer au long cours la transmission du capital culturel qui fait qu’encore aujourd’hui il y a du cinéma expérimental[v].
La deuxième cinéphilie dominante est une cinéphilie petite-bourgeoise intellectuelle
La seconde grande cinéphilie qui se développe au XXe siècle, appelée cinéphilie « moderne » ou « savante » par Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, se construit dans une certaine mesure en opposition à la première cinéphilie dominante (la cinéphilie que j’appelais « de masse » ou « ordinaire » dans le premier article)[vi]. Le dédain et le silence sur la première cinéphilie dans la recherche universitaire en cinéma, et ce au moins encore en 2010, en rendent compte, comme le soulignent les deux auteurs, en accord avec le critique Philippe d’Hugues[vii]. Cette nouvelle cinéphilie peut être considérée comme la deuxième cinéphilie dominante selon moi, au sens qu’elle sera défendue par des moyens matériels qui en assureront la domination idéologique et la reproduction, qu’elle sera en accord avec les aspirations d’une classe plus dominante que dominée, et qu’elle servira d’outil idéologique participant au maintien des classes (antagonistes ou non). Je veux en effet défendre que cette deuxième cinéphilie dominante est portée par le sujet collectif de la petite-bourgeoisie intellectuelle en général et non en partie (tout comme la première génération). Cette seconde génération s’inscrira dans le cours de ce que Jullier et Leveratto appellent « l’institutionnalisation de l’expertise cinématographique » dans les décennies 40 et 50, en Europe et aux États-Unis[viii]. Le rôle joué conjointement par les universités et les États y est primordial : en France par exemple, cela passe par la « création par l’État d’un dispositif de contrôle économique de l’industrie cinématographique, le CNC, d’un dispositif de valorisation de la production française, le Festival de Cannes, mais aussi par la reconnaissance officielle de l’importance de son étude à l’Université. »[ix] Le rôle matériel fondamental que seront amenés à jouer les universités et les États dans le cinéma expérimental de deuxième génération se comprend à la lumière du coût plus grand des films avec le cinéma parlant, qui obligeait, comme nous l’avons déjà vu, à trouver une source de financement plus grande et plus stable pour le cinéma expérimental. Cette condition matérielle était selon moi un frein à l’aspiration d’autonomie intellectuelle de la classe petite-bourgeoise intellectuelle du cinéma expérimental, et explique qu’elle trouvera le relancement de sa production de films seulement dans des institutions lui promettant une relative autonomie productive. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la deuxième génération sera surtout impulsée, sans s’y réduire du tout, par des États-Uniens. Les universités américaines ont commencé avant les universités des autres nations à s’intéresser au cinéma de manière scientifique : elles commencent à « intégrer, dans les années 20, [l’étude du cinéma] dans leurs cursus littéraires, économiques et sociologiques. Des cours d’enseignement apparaissent [aux États-Unis dès cette époque]. »[x] En un mot, la recherche cinématographique est progressivement intégrée à l’Université que ce soit en France vers 1940 ou aux États-Unis dans les années 20. Ce phénomène traduisait le fait que l’Université en général est un lieu particulièrement peu accessible pour les classes travailleuses. En France à l’époque : « [l’] Université […] ne connaît pas encore le phénomène de démocratisation des études supérieures que vont instaurer les années 60. »[xi] Jullier et Leveratto affirment qu’en France, la composition sociale de l’Université et l’autonomie obtenue grâce et face aux institutions publiques mènent au postulat fondamental de la conception du cinéma de la cinéphilie savante : l’autonomie revendiquée de l’art, dont le cinéma, par rapport à la société[xii]. Cependant, ce postulat de la cinéphilie savante donne lieu à deux attitudes, une socio-politique et une esthétique, qui se contredisent : cette cinéphilie présente d’un côté la volonté d’étudier le cinéma en montrant péjorativement le fait qu’il est assujetti aux grandes entreprises et aux idéologies « conservatrices » ; la même cinéphilie présente, de l’autre côté, l’affirmation d’une valeur intrinsèque et artistique du cinéma, par sa seule forme, donc qui devrait être étudié en dehors de son contexte social[xiii]. Le postulat de cette cinéphilie mène à des postures et des pratiques (comme nous le verrons), en apparence contradictoires, qui ne peuvent donc pas définir cette cinéphilie : je tenterai de trouver l’unité de celle-ci encore une fois dans la cohérence avec une même condition matérielle et un même usage du cinéma comme outil de distinction et de prise d’autonomie intellectuelle.
On peut considérer généralement la deuxième cinéphilie dominante comme une position permise par une autonomie matérielle partielle par rapport à l’État et au marché du film que n’avait pas (même si les critiques professionnels avaient une certaine indépendance vis-à-vis du marché du film) la petite-bourgeoisie intellectuelle intégrée au marché dans les années 20-30. En effet, aux États-Unis, selon Jullier et Leveratto (et on peut le supposer en Europe aussi), les nouvelles classes moyennes vont utiliser les universités comme moyen pour développer une cinéphilie qui leur permettra de se distinguer de la cinéphilie de masse d’alors :
Shyon Baumann [chercheur] rend compte […] du fondement sociologique de ce processus d’émergence d’une expertise cinéphile savante et de sa promotion d’une valeur artistique du cinéma. S’appuyant sur La distinction de Pierre Bourdieu, il y reconnaît un phénomène de revendication par les classes moyennes nouvelles, dont l’expansion a été favorisée par l’énorme développement du secteur des services à partir de la seconde guerre mondiale, d’une consommation culturelle commune jusqu’alors relativement méprisée. Aux États-Unis cette conversion du cinéma en instrument de distinction culturelle est alimentée, à partir des années 50, par l’importation de films européens [dont des films expérimentaux] et d’écrits de critiques étrangers […]. La consommation avide de ces films et de ces écrits, diffusés par les Art Houses (les [salles de cinéma] d’art et d’essai) et les Universités, a ainsi permis d’instituer la légitimité culturelle d’une certaine forme de consommation cinématographique qui est devenue un marqueur de supériorité culturelle de celui qui la maîtrise. On observe donc aux États-Unis comme en France, ce que Shyon Baumann caractérise comme la conversion d’un certain discours sur le cinéma en capital culturel […].[xiv]
Il y a un véritable mépris pour le cinéma de masse d’alors, tant dans plusieurs des facteurs ou critères de son goût qu’est la cinéphilie de masse que dans son mode de production au sens large des films, c’est-à-dire la valeur marchande établie par les grandes entreprises. Comme mentionné plus haut, le cinéma produit par le cinéma expérimental choquera parfois les goûts de la masse, par sa morale ou son propos politique, mais d’autres fois il se rendra incompréhensible pour le consommateur ordinaire, montrant à ce dernier ainsi l’invalidité ou l’incapacité de son jugement cinématographique :
Réservé aux individus capables de faire l’effort de personnaliser leur jugement, ce jugement [le jugement de la cinéphilie savante] n’est pas accessible à la masse des consommateurs attentifs uniquement au plaisir que leur procure le film [ceci est une tournure ironique qui fait référence notamment à l’importance des émotions dans la cinéphilie de masse]. La qualité cinématographique se définit du même coup par sa capacité à décevoir l’attente du consommateur ordinaire, incapable de vraiment juger les films.[xv]
Un lien étroit entre progressisme socio-politique et progressisme des formes esthétiques est évident dans cette cinéphilie : la « tradition » esthétique est associée au conservatisme au sens politique et social, l’innovation esthétique est associée au progressisme[xvi]. Les consommateurs ordinaires, typiquement les classes populaires, sont considérés comme pris dans la tradition et le conservatisme, et il convient de le leur montrer, en faisant des films qui leur rappelle leur incapacité : « on peut dire [de cette cinéphilie qu’elle est] “moderne” au sens où elle fait des cinéphiles qui ne se soumettent pas à son esthétique des “autres”, prisonniers de la tradition, victimes de leur sens [leurs émotions, par exemple], et dupés par la magie cinématographique des blockbusters. »[xvii] Or, cette disposition à la lutte politique, que n’avaient presque pas les cinéastes expérimentaux de la première avant-garde européenne, se verra dans le cinéma expérimental de deuxième génération, mais surtout dans les années 60 :
Les années 60 voient la contestation [dans la société en général] embraser tous les domaines : lutte contre la censure ([Jonas] Mekas ira en prison) pour avoir projeté Un chant d’amour, de Jean Genet), contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques des minorités, pour la reconnaissance de la culture gay [on pourrait ajouter : pour les droits reproducteurs féminins]. Le cinéma underground [appellation d’un courant plus précis de cette époque et dominant le cinéma expérimental] est en phase avec tous ces mouvements.[xviii]
Dès lors, on peut comprendre les films politiques choquants (pour le cinéphile de masse) de la seconde avant-garde du cinéma expérimental, avant-garde qui sera aussi intégrée à l’Université (nous le verrons plus bas), comme une rupture avec la première cinéphilie qui valorisait l’éthique dans le jugement cinématographique, rupture permise par l’autonomie partielle du sujet collectif qui les produit face à l’État et au marché : « L’irrévérence, la réhabilitation du corps, l’hédonisme fonctionnent comme autant de détonateurs au sein d’un cinéma encore marqué par les contraintes du code Hays, le code moral régissant la production américaine de 1930 à 1968. »[xix] Ainsi sont unifiées les deux postures contradictoires fondamentales de la deuxième cinéphilie dominante, l’une socio-politique et l’autre esthétique, par une même distinction de classe et par une revendication d’autonomie.
À la lumière de la base matérielle et du postulat fondamental de la deuxième cinéphilie dominante, nous pourrons désormais comprendre le rapport entre les deux cinéphilies dominantes du XXe siècle. Plus exactement, il faut expliquer pourquoi la cinéphilie savante reprend en général les présupposés de la cinéphilie de masse que j’ai identifiés bien plus haut : le rapport affectif/émotionnel au cinéma, le statut du cinéma comme art au-delà de la production capitaliste, l’intérêt pour la technique du cinéma, le respect d’une certaine éthique au cinéma, et la conception du cinéma comme création personnelle[xx]. Avant tout, il faut dire que la reprise des présupposés n’est pas surprenante, dans la mesure où la cinéphilie savante provient de classes moyennes nouvelles, donc en partie de transfuges venant des classes travailleuses accédant à l’Université, et en partie de la petite-bourgeoisie intellectuelle autrefois intégrée au marché (du cinéma) et qui entre désormais à l’Université ; en somme, toutes des classes qui partageaient la cinéphilie de masse. Selon la théorie bourdieusienne, « certains domaines culturels qui relèvent de la culture populaire d’une génération peuvent […] s’incorporer à la culture savante des générations suivantes » ; la reprise que je vais décrire n’est donc pas étrangère du tout au processus de transmission générationnelle du capital culturel[xxi]. La position elle-même de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui développe la cinéphilie savante la met dans un rapport ambivalent à la société : bien que l’Université lui donne une autonomie certaine dans la recherche, elle dépend tout de même de l’État et du marché dans une grande mesure pour continuer son activité, ce qui la pousse selon moi à s’intéresser au cinéma de masse, au cinéma valorisé par la cinéphilie de masse. Ce qui change dans la cinéphilie savante et le cinéma expérimental de deuxième génération, par rapport à la précédente cinéphilie, c’est que l’usage de ces présupposés n’est plus accessible à la masse comme il l’était dans la critique professionnelle des années 30 ou dans les livres d’histoire du cinéma des années 20 ; seuls ceux ayant ce capital culturel, cette cinéphilie savante, ses codes précis, peuvent les utiliser, les maîtriser ; ces présupposés deviennent autant de manières de se distinguer de la masse, et ils le permettent d’autant plus qu’ils sont des présupposés communément partagés par la masse[xxii].
Je veux repasser les points que j’ai énoncés au début de ce dernier paragraphe qui formaient la première cinéphilie, pour voir leur redéploiement dans la seconde. Le rapport affectif/émotionnel au cinéma n’est plus une capacité de tous les spectateurs : il demande désormais de faire l’effort de se créer un jugement personnel, c’est-à-dire en réalité d’intégrer les codes du bon discours sur les œuvres, les références à connaître, le vocabulaire scientifique de la recherche, etc.[xxiii] Autrement dit, l’émotion et « le plaisir que […] procure le film » ne peuvent plus être simplement vécus et exprimés dans le langage courant, car ils sont vus comme opposés, antinomiques à l’analyse formelle du cinéma, anti-scientifiques[xxiv]. Elle doit être intégrée à un discours savant sur les qualités formelles du film, discours qui remplace l’écoute en tant que moment propice à l’émotion. Le statut du cinéma comme art ayant une valeur supplémentaire, supérieure à celle du profit fait par la grande production, conception qui était en germe dans la cinéphilie de masse, devient avec la cinéphilie savante une catégorisation entre les films d’art produits et défendus par les cinéphiles savants, et les films commerciaux aimés par la masse parce que cette dernière est jugée fondamentalement conservatrice (typiquement les blockbusters)[xxv]. L’intérêt pour la technique du cinéma passe désormais par le retour à un art abstrait et plastique déjà présent dans la cinéphilie de la première génération expérimentale (« agir sur la pellicule même, grattée, trouée, striée, maculée de peinture cellulosique, rayée ou brûlée, ou chez d’autres artistes, […] retravailler le film numériquement[xxvi] »), ou même sans image (comme dans le cinéma « structurel » de Tony Conrad où il n’y a parfois que des clignotements) ou sans histoire ressemblant de près ou de loin à la réalité du consommateur de masse (comme le « film de transe » qui montre une expérience subjective, dans un monde ressemblant au rêve sans que le film rende explicite qu’il s’agisse d’un rêve)[xxvii]. Le respect d’une certaine éthique au cinéma passe désormais parfois par un cinéma qui choque, car il s’attaque à la morale des films ou de la société (pensons au « cinéma du corps » et à ses scènes de violence et de sang, ou encore aux scènes érotiques mêlant violence et fluides corporels d’un Kenneth Anger), et ce, de manière souvent trop excessive pour être recevable pour le consommateur moyen habitué en plus à une éthique du cinéma fortement teintée par la religion chrétienne. En général aussi, la séparation entre le cinéma et la grande production capitaliste — qu’elle soit revendiquée dans la théorie et la critique, ou qu’elle soit actée par la production dans d’autres circuits — s’accompagne d’une prétention à une supériorité morale ou éthique selon Jullier et Leveratto[xxviii]. La conception du cinéma comme création personnelle du cinéaste passe désormais notamment par ceci que les cinéastes du cinéma underground « se veulent uniquement cinéastes et expriment [par leur film et leur activité de cinéaste] leur moi profond (ils jouent eux-mêmes dans leurs films) plutôt que les préceptes d’une école [comme c’était le cas dans l’avant-garde européenne][xxix] ». Aussi, il est intéressant de remarquer que, si la cinéphilie savante se distingue des cinéphiles de la masse, elle admet les mêmes présupposés que cette dernière. Pour faire cela, elle a besoin au surplus d’appliquer ces présupposés sur des objets culturels de masse, par exemple dans sa théorie ou sa critique. Autrement dit, elle a besoin de regarder et commenter les films regardés par la masse, au contraire de la cinéphilie expérimentale de la première génération qui rejetait le cinéma dominant d’un bloc[xxx]. Elle s’adresse à tout le monde comme le faisaient les critiques professionnels, mais pour dire à tout ce monde qu’il ne vaut pas la peine qu’elle lui parle, tant il est incompétent[xxxi].


En bref, la cinéphilie savante développe un postulat fondamental, socio-politique et esthétique, d’autonomie du cinéma, postulat conditionné par l’autonomie matérielle partielle que la petite-bourgeoisie intellectuelle acquiert face soit au marché pour la petite-bourgeoisie qui lui était intégrée dans les années 20-30, soit au milieu de l’art moderniste pour les expérimentaux des mêmes années, en intégrant l’Université et les institutions publiques. Les deux postures contradictoires fondamentales de la deuxième cinéphilie dominante, l’une socio-politique et l’autre esthétique, trouvent leur unité, leur cohérence dans une même distinction de classe et par une revendication d’autonomie. Cette autonomie partielle la place dans une situation de dépendance en même temps que d’indépendance matérielle face à toutes celles-ci, ce qui l’oblige à s’intéresser au cinéma de masse. Elle reprend donc les présupposés de la cinéphilie de masse, mais de manière à mépriser la capacité de jugement cinématographique des classes inférieures et moyennes qui partagent cette cinéphilie de masse. Du même souffle, elle veut critiquer la capacité de production cinématographique des classes supérieures qui produisent le cinéma de masse. Toutes ces classes seraient les prisonniers et/ou les défenseurs du « conservatisme » de la forme cinématographique (esthétique) et de la société (socio-politique).
La deuxième génération du cinéma expérimental : sa classe et sa cinéphilie
Le cinéma expérimental de deuxième génération, quant à lui, se développe selon moi à partir de la cinéphilie savante, si bien qu’on ne peut pas lui reconnaître de cinéphilie propre, distincte. Les théoriciens et pratiquants expérimentaux n’« adoptent » pas ni ne « créent » à eux seuls la cinéphilie savante : ils la développent en même temps que les cinéastes, théoriciens et chercheurs du cinéma intégrés au milieu universitaire, dans les deux décennies de l’après-guerre, à cause donc d’une même base matérielle d’existence. En effet, « l’institutionnalisation de l’expertise cinématographique », ou autrement dit le développement de la cinéphilie savante, se produit en même temps que l’institutionnalisation du cinéma expérimental. Comme mentionné précédemment, c’est bien aux États-Unis, pays particulièrement précoce à intégrer le cinéma dans la recherche universitaire, que le cinéma expérimental de deuxième génération naît. En fait, le passage par l’Université deviendra désormais au cours des deux décennies d’après-guerre chose de plus en plus fréquente, avant d’être un passage presque obligé, pour les individus et courants expérimentaux ; soit en début de carrière pour jouer le rôle d’innovation, soit en fin de carrière pour jouer le rôle de passeur aux nouvelles générations. En effet, le milieu universitaire avait été le lieu dans les années 20-30 de « vives réserves formulées par les cinéastes et théoriciens de gauche [particulièrement intéressés par le cinéma et y œuvrant en tant que critiques, historiens et cinéastes] ([Sergueï] Eisenstein, [Léon] Moussinac, [Béla] Balázs, Walter Benjamin) quant à l’existence d’un cinéma indépendant en régime capitaliste[xxxii] ». Désormais, entre nombreux autres, Hans Richter, passeur par excellence entre les avant-gardes européenne et américaine, enseigne au Film Institut du City College de New York, de 1942 à 1957[xxxiii]. De même, le théoricien P. Adams Sitney « met au point, au cours des années 1960 et 1970, toute une typologie [ici : étude des types de film] visant à créer un corpus linguistique spécifique au cinéma expérimental », et un de ses articles, Film Culture (1969), influencera grandement le courant dit « structurel » du cinéma expérimental[xxxiv].

À la place d’énumérer les individus et petits groupes intégrés à l’Université, une manière de révéler le rôle fondamental de l’institutionnalisation dans le cinéma expérimental de deuxième génération est d’expliquer le développement d’une unité cinéphilique dans ce cinéma. Les facteurs matériels suivants, provenant de l’intégration à l’Université et aux institutions publiques, détermineront leur unité cinéphilique : l’intégration à des lieux d’activité similaires entre les penseurs et pratiquants du cinéma expérimental, ainsi que les moyens matériels stables que leur donneront les organisations nommées. Dans la dimension intellectuelle, la cinéphilie dominante qui domine ces organisations sera adoptée par le cinéma expérimental. Par exemple, après 1969, dans l’underground, « un extraordinaire foisonnement d’écritures voit le jour » ; cette tendance à la théorisation de la pratique de cinéaste, laissant paraître une approche scientifique conditionnée par l’Université, dépasse largement celle de la première génération expérimentale (et ses quelques manifestes et « hypothèses esthétiques ») et sera typique désormais du cinéma expérimental (de ses théoriciens évidemment, mais aussi de ses pratiquants)[xxxv]. Plus généralement, Barbara Turquier affirme en effet que le cinéma expérimental de deuxième génération est conditionné par l’Université : à la fin des années 60, « la marge du cinéma expérimental [en résumé, ceux de l’underground, qui sera le premier terme de ralliement de la seconde génération expérimentale] s’est imposée au sein de structures institutionnelles telles le musée ou l’université, de sorte que la question des conventions liées aux attentes de ces structures [institutionnelles, le musée ou l’Université,] se pose avec acuité[xxxvi] ». Les théoriciens et cinéastes expérimentaux acceptent d’ailleurs si bien les conventions universitaires qu’à la dissolution de l’underground après le cinéma structurel, en fin 1970, les « principaux cinéastes du mouvement sont reconnus [au sens où ils sont reconnus dans l’Université] : ils enseignent et ont accès à des bourses pour réaliser quelques projets[xxxvii] ». Autrement dit, en s’intégrant à l’Université, la petite-bourgeoisie intellectuelle expérimentale s’approprie des pratiques universitaires qui lui serviront à assurer son unité et la continuité dans le temps de son objet culturel : l’enseignement aux prochaines générations, la théorie qui donne une compréhension commune au sujet collectif de l’objet culturel qu’il produit, la fabrication de films dans le cadre de l’Université avec tout ce que cela a pu impliquer de compromis (qu’on a vus à travers les changements entre la première cinéphilie expérimentale et la deuxième cinéphilie dominante à laquelle les expérimentaux adhèrent). Cette intégration générale des différentes générations du cinéma de l’avant-garde américaine (« les “anciens” comme Kenneth Anger, James Broughton, Gregory Markopoulos, Bruce Conner, Jonas Mekas, Stan Brakhage [, etc.] et des nouveaux venus, comme Hollis Frampton, Ernie Gehr, Ken Jacobs, George Landow, Michael Snow, Andy Warhol ») à l’Université et à d’autres institutions publiques (musée, etc.) en vient à son terme. Dans les années 60, le cinéma expérimental de deuxième génération trouve une forme d’unité qu’il a relativement conservée depuis[xxxviii]. Un processus semblable en Europe, bien que décalé dans le temps, s’est sans doute passé : les conditions matérielles (des expérimentaux et de la cinéphilie dominante) entre les deux régions étaient semblables (les conditions d’accès des classes sociales à l’Université et l’entrée du cinéma dans la recherche scientifique, par exemple) comme nous l’avons dit ; et la cinéphilie des expérimentaux qui en a découlé en Europe ressemble aujourd’hui à la cinéphilie des expérimentaux aux États-Unis.
L’unité expérimentale de deuxième génération, obtenue décidément vers la fin des années 1960 grâce à l’intégration des différentes générations aux institutions universitaire et publique,se fera dans un premier temps autour du terme underground qui ne doit cependant pas être considéré comme un courant cinématographique au sens propre : « [il] ne marque pas la naissance d’une nouvelle avant-garde, mais sa généralisation ; les pratiques artistiques y sont des plus disparates, et c’est plutôt cette hétérodoxie qui le caractérise, comme, d’ailleurs, tout le cinéma expérimental à venir.[xxxix] » Autrement dit, cette unité se fait sur la centralité de l’œuvre individuelle autonome du cinéaste, en accord avec la cinéphilie savante : le temps du développement collectif par courants artistiques ou cinématographiques est révolu. Cela s’explique selon moi par la nouvelle habitude de la petite-bourgeoisie expérimentale de passer par l’Université, habitude acquise en fin 70, Université qui permet sans doute aux cinéastes et théoriciens expérimentaux (et non expérimentaux) de gagner un certain contrôle sur leurs films et leur cinéphilie, sans passer par l’affiliation à un courant d’art moderniste comme le faisaient les avant-gardes européennes, ou encore à un des grands groupes expérimentaux des années 40 à 70 (films de transe, new American Cinema, underground, et film structurel, selon Bassan). En fait, ce n’est qu’après cette autonomisation que, selon Raphaël Bassan, la vision et la pratique dites « évolutives » du cinéma expérimental prennent fin, et que ce dernier prend un tournant de recherche esthétique individuelle qui est encore le sien aujourd’hui : « l’affiliation aux courants est remplacée au profit d’individualités et de groupes singuliers qui expérimentent toutes les pratiques[xl] ».
Nous avons vu que le cinéma expérimental est dans sa deuxième génération encore une fois produit socialement par la petite-bourgeoisie intellectuelle, classe qui entre à l’Université et dans les institutions publiques entre 45 et 65, sans épargner les expérimentaux. Or, cette intégration a offert des lieux d’activité similaires et des moyens matériels stables, et a poussé les expérimentaux à adopter des pratiques universitaires (enseignement, théorie, fabrication de films avec du financement obtenu par l’Université, etc.), toutes des conditions matériellesqui leur ont permis d’obtenir une unité de cinéphilie au bout du processus d’intégration vers 70. Cette cinéphilie est fondamentalement la même que la deuxième cinéphilie dominante, elle-même portée par la petite-bourgeoisie intellectuelle dans les organisations nommées. En effet, la cinéphilie du cinéma expérimental de deuxième génération trouve son unité cinéphilique dans la valorisation de la multiplicité des pratiques choisies par l’artiste autonome individuel, et non par des groupes ou familles esthétiques rigides. Et ce postulat fondamental est le même que celui de la cinéphilie dominante : l’autonomie socio-politique et esthétique du cinéma. On ne peut donc pas parler d’une cinéphilie propre au cinéma expérimental de deuxième génération.
Le cinéma expérimental est l’expression cohérente du cinéma de la petite-bourgeoisie intellectuelle
Un problème reste : si la cinéphilie de la deuxième génération du cinéma expérimental est essentiellement la même que la deuxième cinéphilie dominante, pourquoi la catégorie de cinéma expérimental reste-t-elle si importante, débattue, revendiquée encore aujourd’hui (repensons aux ouvrages récents de définition du cinéma expérimental) ? Pour comprendre, il faut selon moi tenter d’expliquer la ressemblance partielle, non pas des présupposés, mais bien du processus de distinction sociale et de l’aspiration à l’autonomie, entre la cinéphilie de la première avant-garde (européenne) et cette cinéphilie savante ou deuxième cinéphilie dominante. En général, il faut déterminer ce qui fait la particularité du cinéma expérimental dans l’expression cinématographique des aspirations de toute la petite-bourgeoisie intellectuelle.
D’une part, le processus de distinction sociale qui fut celui des petits-bourgeois intellectuels du cinéma expérimental de première génération, par rapport aux classes travailleuses et aux classes moyennes et supérieures intégrées au marché du cinéma, est de nature semblable à celui qu’opère la petite-bourgeoisie à l’Université. En effet, ces deux distinctions sociales ont été effectuées par la petite-bourgeoisie intellectuelle : dans le premier cas, la fraction non intégrée au marché et pratiquant dans les milieux de l’art moderniste, alors que les intellectuels des années 20 et la critique professionnelle ont été intégrés au marché et ont adopté la cinéphilie de masse ; dans le second cas, la fraction intégrée à l’Université et aux institutions publiques, ce qui ne représente évidemment pas toute la petite-bourgeoisie. Ces deux situations particulières — qui ont mené chacune à la formation d’une cinéphilie par la petite-bourgeoisie — expliquent le commun mépris pour la cinéphilie de masse entre ces cinéphilies, venant d’une même position intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat ; mais aussi la différence dans la manière de mépriser et d’autonomiser la cinéphilie petite-bourgeoise, qui provient de la différence entre les deux situations particulières que sont les milieux de l’art moderniste dépendant de mécènes, et l’Université et l’État. La cinéphilie savante, pour se distinguer de la cinéphilie de masse, utilise une stratégie de reprise des présupposés de la cinéphilie de masse. Cette stratégie répond à la situation concrète du sujet collectif qui produit cette cinéphilie : intégré dans l’État et l’Université et donc dépendant de ceux-ci, et provenant de classes qui partageaient la cinéphilie de masse, le lien de ce sujet collectif avec la société et donc sa cinéphilie dominante est plus solide que celui de la première génération, ce qui fait qu’il façonnera sa cinéphilie à partir de la dominante ; mais sa situation est aussi celle d’une certaine autonomie intellectuelle permise par sa position, donc sa cinéphilie sera un moyen pour elle d’exprimer et de renforcer son autonomie vis-à-vis des autres classes partageant la cinéphilie de masse. Quant à elle, la première génération, non intégrée au marché, à l’Université et à l’État, mais dépendante des milieux artistiques petits-bourgeois et de mécènes, donc beaucoup moins liée matériellement à la cinéphilie de masse, ne reprend pas ses présupposés, ne fait que s’y opposer, se rendre incompréhensible pour les classes qui la partagent. En même temps, elle développe sa cinéphilie en adéquation avec les présupposés de l’art moderniste, principalement en rejetant la fiction au profit de l’abstraction. Ceci l’amène à ne pas utiliser de personnages vivant des émotions et auxquels on peut s’identifier (dans une histoire ayant au moins une apparence de réalité)… bref à rejeter tous les présupposés de la cinéphilie de masse. Elle revendique le cinéma comme art et comme art moderne. La différence entre les situations matérielles des deux générations à partir desquelles chacune effectue son processus de distinction débouche donc sur deux différences cinéphiliques majeures : la propension de la cinéphilie savante à la politique et à la critique des films de masse (pour les critiquer évidemment et ainsi se distinguer, comme déjà dit). On a déjà compris que la première découlait du postulat fondamental d’autonomie socio-politique et esthétique du cinéma, qui était lui-même l’expression de l’autonomie et du contrôle pris sur sa cinéphilie par la petite-bourgeoisie intellectuelle ; alors que celle intégrée au marché dans les années 20-30 dépendait de ce marché, et que celle expérimentale de première génération dépendait des mécènes et des milieux de l’art moderniste. La seconde différence majeure, que j’ai déjà expliquée par la dépendance-autonomie de la petite-bourgeoisie intellectuelle intégrée aux institutions face au reste de la société, ne doit pas être négligée. En fait, tout un pan des expérimentaux de la deuxième génération d’avant-garde s’intéresse dans ses films et théorisations au cinéma de masse, jusqu’à aujourd’hui, souvent en utilisant ce matériau pour le détourner, ce qui relève de la distinction sociale à même le cinéma de masse. Ces pratiques se retrouvaient dans des cas isolés de la génération 20-30, par des surréalistes : « [Bruce] Conner [cinéaste de la deuxième génération] […] se réfère à la culture populaire, illégitime (comme jadis les surréalistes et plus tard Jack Smith, Andy Warhol et Kennet Anger [tous des cinéastes de la deuxième génération] avec Scorpio Rising, 1963)[xli] ». Par exemple, l’intérêt pour le cinéma de masse se voit dans l’insertion théorique du cinéma expérimental dans toute l’histoire du cinéma (dont le cinéma de masse donc) par le courant expérimental lettriste, notamment dans le texte de l’influent Isidore Isou ; et ce, toujours pour distinguer le cinéma expérimental (ici dans son courant lettriste), dans ce cas comme l’étape supérieure du cinéma[xlii]. On peut enfin percevoir cet intérêt pour le cinéma de masse dans la pratique du found footage du cinéma expérimental dans les années 70 puis 90, qui réutilise des images et plans d’autres films pour en faire de nouveaux[xliii] ; ou encore, dans les années 2010, la réutilisation de « films, d’actualités — guerres, cataclysmes, tragédies humaines, mises à mort — » piochés sur Internet (Youtube, Vimeo, les différents médias) pour en faire des dystopies critiquant les médias de masse[xliv].

D’autre part, la relative différence entre les deux processus de distinction sociale ne signifie pas que ce ne puisse pas être le même sujet collectif à la source des deux cinéphilies et des deux distinctions. Autrement dit, selon moi, la contradiction cinéphilique et productive entre les petits-bourgeois intellectuels intégrés au marché et ceux qui ne l’étaient pas, pendant la période de la première génération expérimentale, ne signifie pas que le cinéma expérimental ne puisse pas être l’objet culturel de l’ensemble de la classe et aux différentes époques. Prenons le cas de la première génération expérimentale. On a vu qu’il y avait eu une distinction de celle-ci par rapport aux classes participant à la cinéphilie de masse, dont la petite-bourgeoisie intégrée au marché. La cinéphilie de masse est celle de plusieurs classes, elle ne réalise pas de distinction sociale par le cinéma : si la petite-bourgeoisie intégrée au marché affirme que le cinéma a une valeur supplémentaire au profit de la classe capitaliste qui produit du cinéma, cette petite-bourgeoisie reste totalement dépendante de la vente des journaux et revues de cinéma (entre autres médias) aux consommateurs majoritairement travailleurs, et publicise les films produits par la grande entreprise capitaliste dont elle est donc dépendante. La place pour son autonomie est en somme faible. À ce moment, la cinéphilie expérimentale exprime une aspiration à l’autonomie intellectuelle et une distinction de classe intermédiaire, même si elle reste dépendante des milieux de l’art moderniste et de mécènes. L’autonomie des deux petites-bourgeoisies intellectuelles est partielle, mais on voit bien que celle du cinéma expérimental est plus grande par sa situation spécifique ; en conséquence, l’expression, par les films et les écrits, de son désir d’autonomie, est beaucoup plus manifeste, culminant à l’idée de coopératives au Congrès de 1929. Dès cette époque, la cinéphilie du cinéma expérimental est déjà celle de la couche la plus consciente de la classe petite-bourgeoise intellectuelle : elle effectue déjà une distinction sociale, et pense déjà une recherche d’autonomie, alors que la couche intégrée au marché doit s’y plier pour faire carrière. Prenons maintenant le cas de la deuxième génération. Depuis l’avènement de la cinéphilie savante, la différence de pratique au sens large du cinéma, entre ceux des individus de la petite-bourgeoisie intellectuelle (intégrée à l’Université et à l’État) qui sont non expérimentaux, et ceux qui sont expérimentaux, n’en est, comme nous l’avons vu, désormais plus fondamentalement une de cinéphilie (alors qu’il y avait une différence de cinéphilie entre les expérimentaux et la critique professionnelle des années 30), de conception idéelle du cinéma. Selon moi, elle en sera surtout une de production au sens de fabrication et de distribution du cinéma : les individus qui ont revendiqué le cinéma expérimental, ou alors ceux que l’histoire du cinéma a retenus comme en faisant partie, se démarqueront généralement par une certaine tension vers l’autonomie de leur production du cinéma par rapport non plus seulement au marché, mais à l’État et à l’Université, en ce qui a trait à la fabrication et à la distribution des films. En effet, il ne faut pas passer sous silence le rôle, conjoint à celui des universités et institutions étatiques, de l’organisation de la production sociale des films de manière autonome vis-à-vis du grand capital producteur de cinéma, dont se dotera la petite-bourgeoisie du cinéma expérimental dans la lignée des projets promulgués par les congressistes de 1929 en Europe. En fait, à la fin de la période d’intégration du cinéma expérimental à l’Université et à l’État, vers 1965-1970, une multitude de coopératives, de collectifs de distribution et/ou de production, de festivals (qui assurent la distribution des films) et de manifestations (au sens large de présentations ou rassemblements publics, lieux par exemple d’un spectacle ou de projection de films) sont fondés et organisés[xlv]. Ils suivent l’exemple fameux de la « révolution [qui] se produit dans l’arène cinématographique underground lorsque le 18 janvier 1962 est fondée, à New York, par Jonas Mekas et ses proches, la Film Makers’ Cooperative, association de diffusion à but non lucratif, qui permet aux cinéastes expérimentaux de projeter leurs œuvres en dehors des circuits commerciaux et des grandes manifestations d’arts plastiques.[xlvi] » Raphaël Bassan parle alors du début de la formation d’une véritable « microsociété de cinéastes, de critiques, de théoriciens, d’enseignants », tendance qui durera au-delà de la décennie 60, dans les décennies 70 et 80 et jusqu’à aujourd’hui :
Le modèle américain [de la coopérative] fait tache d’huile : la London Film-Makers’ Co-op est fondée en 1966, suivie par l’Austrian Filmmakers Cooperative à Vienne (1968), le Collectif Jeune Cinéma (CJC) à Paris (1971), le Canadian Filmmakers Distribution Centre à Toronto (1972). Le festival international de Knokke-le-Zoute (Belgique) popularise à travers toute l’Europe, dans ses éditions de 1963 et 1967, le cinéma underground. Sa tâche est facilitée par les tournées préfestivalières que Jonas Mekas et P. Adams Sitney font régulièrement sur le Vieux Continent, avec un large échantillon d’œuvres de leurs amis. La manifestation Avant-Garde pop et beatnik, conçue par Sitney, qui se tint à l’automne de 1967 à la Cinémathèque française, marque durablement les cinéastes et les critiques français, intrigués et séduits par le cinéma underground. En France, le festival d’Hyères devient, de 1971 à 1983, une importante vitrine du cinéma expérimental. Sa section « Cinéma différent », gérée par Marcel Mazé, cofondateur et premier président du Collectif Jeune Cinéma, accueille des cinéastes venus de tous les pays. Deux autres coopératives se créent en France : la Paris Films Coop., en 1974, et Light Cone, en 1982. Cette dernière, sous la responsabilité du cinéaste Yann Beauvais, son cofondateur, donne au cinéma expérimental français et international une visibilité qui en accroît sa reconnaissance.[xlvii]
On pourrait voir selon moi une autre expression de cette tension vers l’autonomie dans le mouvement des laboratoires, mouvement dont il faudrait faire une étude plus approfondie bien sûr pour en connaître les conditions précises d’émergence : « Au mouvement des coopératives des années 1970 et 1980 succède celui des laboratoires [dans les décennies 1990 et 2000 surtout] qui permet enfin aux cinéastes de contrôler toutes les étapes de la fabrication d’un film.[xlviii] » Cette organisation autonome de la production des films réalise des objectifs nés de la tension aussi présente chez l’avant-garde européenne, laquelle avait ses revues, mais n’avait pas les moyens autonomes de produire des films en grand nombre. Cette dernière dépendait surtout de ses mécènes, et ses films demandaient très peu de financement, entre autres en raison de leur abstraction. Quand elle commence à penser aux solutions à ce besoin d’autonomie, les nouveaux besoins du film parlant faisaient déjà ralentir sa production de films. Selon moi, on peut expliquer cette organisation autonome de la production de films par ceci que la relative autonomie qu’autorisent l’Université et les institutions publiques (musées, etc.) n’est pas toujours suffisante pour une partie, une couche de la petite

Quand les syndicats se mobilisent pour l’environnement
L’article qui suit a originalement été publié dans le no.102 de la revue À bâbord !
Guillaume Tremblay-Boily et Julia Posca
Dans le discours dominant sur la crise écologique, l’idée selon laquelle la protection de l’environnement est incompatible avec le développement économique demeure prégnante, et ce malgré le consensus scientifique entourant l’urgence des changements à apporter pour remédier à la situation. Ainsi les mesures environnementales sont-elles présentées par plusieurs comme nuisibles pour les entreprises et ultimement pour leurs salarié·e·s. Certes, le développement capitaliste, parce qu’il repose sur l’exploitation illimitée des ressources et sur une production inouïe de déchets polluants, ne peut permettre de préserver les écosystèmes terrestres ni d’assurer un avenir viable aux différentes espèces qui se côtoient sur la planète Terre.
Cette incompatibilité, plutôt que de nous mener à choisir entre environnement ou économie, devrait cependant nous amener à réfléchir aux contours qu’un système économique devrait prendre pour répondre aux besoins humains tout en respectant les limites planétaires. Ce n’est qu’en adoptant une telle perspective qu’on peut espérer prendre des décisions compatibles avec l’intérêt collectif. En adoptant cette approche, il est aussi plus probable de faire des choix économiques qui bénéficieront aux travailleurs et aux travailleuses, tout comme aux communautés auxquelles ils et elles appartiennent.
Prenons par exemple les conséquences de la crise climatique sur la santé. Alors que la fréquence et l’intensité des événements météorologiques extrêmes augmentent, les risques professionnels sont aussi amenés à croître : coups de chaleur et déshydratation ne sont que les exemples les plus évidents des risques que les travailleurs et les travailleuses vont subir au temps du réchauffement climatique. Face à ces risques accrus, la transition écologique peut être pensée comme un processus qui aura pour effet de réduire l’empreinte matérielle de nos industries, mais aussi d’améliorer l’état de santé des personnes qui les font vivre. Les enjeux environnementaux concernent donc au premier chef les salarié·e·s tout comme les syndicats, qui auraient intérêt à s’en saisir.
L’histoire nous enseigne à ce propos qu’à plusieurs reprises, des syndiqué·e·s se sont mobilisé·e·s pour protéger l’environnement. On a parfois opposé les intérêts des syndicats à ceux des groupes écologistes, notamment en ce qui a trait à la préservation des emplois, par exemple dans les cas où des environnementalistes ont fait campagne contre des coupes forestières. Mais les intérêts des uns et des autres peuvent aussi converger. En plus d’être des travailleurs et des travailleuses, ils et elles sont aussi des citoyen·ne·s qui se préoccupent de l’avenir et qui souhaitent avoir des poumons en santé; des amateurs et amatrices de plein air qui veulent pouvoir randonner, pêcher et chasser dans un environnement sain, ou encore des parents qui veulent léguer une planète habitable à leurs enfants. Plusieurs cas historiques attestent de cette convergence entre syndicats et écologistes.

Protéger sa santé et celle du milieu naturel
En Californie, dans les années 1960, les employé·e·s agricoles majoritairement latino-américain·e·s des grandes monocultures s’unissent sous la bannière des United Farm Workers (UFW, « Travailleurs et travailleuses agricoles uni·e·s »). Leurs conditions de travail sont difficiles et leurs salaires sont maigres, mais les travailleurs et les travailleuses sont aussi alerté·e·s par le recours accru aux pesticides. À l’été 1968, plusieurs équipes de travail tombent gravement malades après avoir récolté des raisins dans des champs qui ont été aspergés de produits hautement toxiques. Les UFW dénoncent alors les pratiques polluantes des compagnies agricoles, ainsi que le manque de réglementation gouvernementale. Le syndicat souligne aussi les conséquences des pesticides sur l’environnement et tisse des liens avec plusieurs groupes écologistes pour revendiquer l’interdiction de certains pesticides. En 1970, les UFW obtiennent la signature de conventions collectives qui incluent à la fois une amélioration significative des conditions de travail et un encadrement strict de l’utilisation des pesticides. Les Québécois·es ont un peu contribué à cette victoire en soutenant en grand nombre l’appel au boycottage des raisins de la Californie lancé à l’époque par les UFW. Les centrales syndicales québécoises ont d’ailleurs appuyé cette campagne.
En Abitibi, dès le milieu des années 1970, les citoyen·ne·s ainsi que les travailleurs et les travailleuses prennent de plus en plus conscience des effets néfastes de la Fonderie Horne sur les humains et l’environnement. Le syndicat de l’entreprise en fait un cheval de bataille. En 1980, il publie un mémoire dans lequel il souligne que la grande quantité d’émissions polluantes dans l’atmosphère pose un danger continu pour la santé publique. Il s’inquiète aussi de « l’état de détérioration de certains lacs et rivières d’où toute faune aquatique a disparu ». Pour brosser un portrait complet de la situation, le syndicat organise une vaste enquête en invitant une quarantaine de chercheurs et de chercheuses américain·e·s du Département en santé environnementale et en santé du travail de l’École de médecine Mont Sinaï. « L’opération Mont Sinaï » permet de faire un bilan systématique de l’exposition des travailleurs aux substances toxiques, ainsi qu’une enquête environnementale approfondie.

L’exemple des « green bans » (moratoires verts) en Australie
Préoccupé·e·s par la transformation rapide de leurs villes au profit des promoteurs immobiliers, les membres de la Builders Labourers’ Federation (BLF, Fédération des travailleurs et des travailleuses de la construction) australienne adoptent dans les années 1970 une tactique audacieuse pour bloquer les projets jugés destructeurs pour l’environnement et pour le patrimoine bâti : les « green bans », ou moratoires verts.
Lorsqu’un projet de construction ne respecte pas certains critères sociaux et environnementaux, les syndiqué·e·s refusent de travailler sur le chantier. Les « green bans » sont décidés collectivement en assemblée générale et sont décrétés seulement pour les projets qui sont fortement contestés par la population locale. Ils impliquent donc une alliance avec des groupes citoyens locaux.
Les « green bans » ont notamment empêché la destruction de parcs publics pour construire des maisons de luxe et la démolition de quartiers ouvriers pour bâtir des gratte-ciels. Dans d’autres cas, les syndiqué·e·s ont obtenu qu’un projet soit amélioré, par exemple en forçant l’installation de dispositifs anti-pollution dans une centrale thermique, ou encore en s’assurant que des projets de développement conservent les bâtiments historiques.
Notons qu’à la même époque, sans aller aussi loin que leurs homologues australien·ne·s, des syndicats montréalais ont participé au Front commun contre l’autoroute est-ouest, qui aurait exproprié des milliers d’habitant·e·s du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Les membres de la coalition s’inquiétaient alors des risques de la pollution automobile sur la santé et l’environnement.

Carte de Noël de la NSW BLF, 1971, énumérant une série de causes à soutenir au cours de l’année suivante. (source)
Des alliances citoyennes
Dans chacun de ces cas, les syndicats ont adopté une vision globale de leurs intérêts, qui dépasse la question des salaires et des conditions de travail pour réfléchir à leur place dans l’économie et la société. Et fait notable, les mobilisations environnementales des syndicats se sont faites en partenariat avec des collectifs citoyens et des groupes environnementaux, ce qui a certainement contribué à leur succès.
Ces exemples nous rappellent ainsi que les travailleurs et les travailleuses, en plus d’être des témoins privilégiés des conséquences environnementales de leurs industries (pensons par exemple aux travailleurs de l’amiante au Québec qui ont été nombreux à voir leur santé se détériorer en raison de leur exposition à ce minerai toxique), sont aussi outillés pour adapter les processus de production propres à chaque entreprise afin de les rendre plus viables sur le plan écologique. Peut-être au fond que ce n’est que du point de vue des hauts dirigeants et des actionnaires des entreprises qu’il y a une incompatibilité fondamentale entre économie et environnement, car les contraintes que nous « imposent » les écosystèmes apparaîtront toujours comme un frein à la croissance… de leurs profits.

Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois – Compte-rendu de lecture
Un article de Rémi Arsenault
VIAU, Roland. Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013.
En 1843, une grève des constructeurs de canaux éclate à Beauharnois (au sud-ouest de Montréal), avant d’être fortement réprimée par l’armée pour y mettre fin. La violence d’État entraîne d’ailleurs la mort de plusieurs ouvriers lors des événements du Lundi rouge (12 juin). Cette grève méconnue est présentée par le chercheur et professeur Roland Viau dans une monographie parue aux Presses de l’Université de Montréal en 2013. L’auteur souligne dès l’introduction de son ouvrage la manière dont les historiens généralistes ont ignoré ce conflit, le plus meurtrier de l’histoire ouvrière canadienne. Pourtant, au moment des faits, l’opinion publique fut très remuée par ces événements, qui furent effacés de la mémoire collective seulement plus tard. Nous résumons ici le livre de Roland Viau sur la question, qui permet d’éclairer un pan décisif de l’histoire du mouvement ouvrier et de comprendre comment le capitalisme s’est constitué dans la violence.

Étudier l’histoire des premières grèves ouvrières
Les conflits de travail qui ont marqué la construction du canal de Beauharnois sont au nombre de cinq, qui s’étendent du début du chantier à l’automne 1842 jusqu’à sa fin, en août 1845. La grève de juin 1843 est le troisième débrayage, qui répondait à une baisse des salaires décrétée unilatéralement par les patrons. Étrangement, ni ce conflit ni aucun des quatre autres ne sont mentionnés dans les livres d’histoire générale du Canada[1]. C’est d’autant plus problématique que le chantier de ce canal est un projet majeur de l’époque et une pièce importante du système commercial qui se met en place avec la naissance du capitalisme. Roland Viau rappelle que l’histoire retient généralement la version de ceux qui gouvernent, donc les seigneurs et les propriétaires à cette époque. De plus, l’expérience du mouvement ouvrier (naissant au moment des faits) se transmettait principalement à l’oral, puisque les classes populaires n’avaient pas accès à une éducation telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Ces raisons ne justifient pas, néanmoins, d’ignorer plus longtemps cette histoire.
L’auteur montre qu’il est possible de trouver des informations sur le sujet. Pour donner suite aux événements, une commission d’enquête a été mise sur pied et un rapport a été publié le 16 octobre 1843. Ce document crucial regroupe une cinquantaine de témoignages des événements. On peut aussi consulter plusieurs journaux du Bas-Canada et du Haut-Canada qui relatent les événements, notamment La Minerve, L’Aurore des Canadas, Les Mélanges religieux et la Montreal Gazette. Les archives du Bureau canadien des Travaux publics, qui se trouvent à Ottawa, contiennent des informations pertinentes décrivant les relations de travail entre les patrons et les ouvriers. Les archives religieuses complètent l’information, entre autres les correspondances du pasteur John Falvey de Beauharnois et du curé Joseph-Olivier Archambault de Saint-Timothée, qui devaient tous deux rendre des comptes à leurs supérieurs. On constate qu’il existe une quantité importante d’archives qui traitent du sujet, ce qui montre le caractère idéologique de son effacement.
En fait, grâce aux différentes sources, Roland Viau est en mesure d’émettre la suggestion suivante : « Nous posons l’hypothèse qu’avant, durant et après le 12 juin 1843, une société secrète assurait l’encadrement des travailleurs coalisés et nous prenons aussi le parti de démontrer que les revendications des grévistes dépassaient les seules questions salariales. »[2] L’auteur ne cache pas qu’il y avait plusieurs tensions au sein du mouvement ouvrier qui nuisaient au développement d’une conscience de classe commune. Ces clivages pouvaient être religieux, ethnoculturels ou encore professionnels. Mais, dans le cas de Beauharnois, il semble qu’une organisation ouvrière secrète a bien permis de regrouper les ouvriers des canaux, malgré leurs différences, et d’aider au développement de revendications sociales opposées à la tyrannie patronale. Ainsi, bien que les grèves des années 1840 dans la région ne furent pas proprement révolutionnaires, elles impliquaient une conscience de classe et des revendications plus radicales que des simples demandes salariales, qui servaient tout de même à cristalliser la colère des ouvriers.

La situation des travailleurs irlandais
Le livre de Roland Viau est divisé en deux parties comprenant chacune quatre chapitres. La première partie est surtout une étude anthropologique d’un groupe social, nommément les travailleurs irlandais engagés pour creuser le canal de Beauharnois, mais il relate aussi le contexte socio-économique du chantier. Pour commencer, l’auteur explique le choix du lieu de la construction qui survient à la suite d’une intrigue politique menée à Londres[3]. Il élabore ensuite sur les conditions de travail au moment de la construction du canal. Le chercheur identifie plusieurs types d’emplois qualifiés : maçons, forgerons, charpentiers, carriers, tailleurs de pierre, mineurs et artificiers. Cependant, la très grande majorité des travailleurs du chantier était non qualifiée, c’est ceux qu’on appelle les terrassiers. Ces hommes travaillaient au pic et à la pelle pour creuser le canal, représentant plus de 2500 travailleurs (sur les 3000 du chantier).
Les journées de travail s’étendaient du lever du soleil jusqu’au crépuscule, soit plus de 15 heures d’ouvrage, pour un salaire journalier de trois shillings (moins de 60 cents). La santé et la sécurité des travailleurs n’étaient aucunement respectées sur le chantier. Viau explique : « Comme les manœuvres non qualifiés et les hommes de métier n’étaient rémunérés que pour les journées travaillées, un système de « contributions charitables » fixées à un demi-denier, soit environ 1 ¢ par jour, permettait de constituer un fonds de réserve destiné à venir en aide aux compagnons de labeur victimes des coups du sort. »[4] La vie de chantier était marquée par les blessures et les accidents de travail, tels que les « muscles endoloris, coupures, meurtrissures et contusions, mutilations et amputations étaient choses fréquentes, tout comme les doigts fracturés, les jambes et les orteils cassés »[5]. En raison de l’insalubrité des lieux, les travailleurs étaient sujets aux maladies contagieuses telles que les fièvres, la dysenterie bacillaire, le choléra, la malaria et la typhoïde. En plus des blessures et des maladies contagieuses, la dureté du travail entraînait des rhumes, des rages de dents, des grippes, des coups de chaleur, des gerçures aux mains, des engelures et des écorchures.
Sinon, les relations entre les travailleurs irlandais récemment immigrés et les habitants, pour la plupart d’origine canadienne-française et agriculteurs, n’étaient pas très bonnes. L’auteur montre que la paysannerie locale n’était pas favorable à la construction du canal, car celui-ci risquait de provoquer plusieurs changements géographiques et dans la composition des sols[6]. Les relations restaient aussi distantes, car peu d’habitants canadiens-français travaillaient au chantier, soit seulement 5 % de la main-d’œuvre totale. Les tensions entre groupes ethniques étaient entretenues par les patrons, comme lorsque l’entrepreneur Charles Rocbrune licencia 19 terrassiers canadiens-français après que ceux-ci exigèrent de meilleurs gages et des heures de travail moins longues, soulignant que les Irlandais étaient plus dociles. Au total, c’est environ 3000 ouvriers qui s’installent avec leurs femmes et leurs enfants aux abords du chantier. La majorité provient de différentes régions d’Irlande. Il y a des Écossais et des Irlandais de confession protestante, mais Viau estime que 75 % de la main-d’œuvre est catholique. Malgré la diversité qui règne au sein de cette population, le chercheur affirme que peu d’incidents violents surviennent entre ces groupes sociaux : « À Beauharnois, le regroupement de terrassiers irlandais, d’ouvriers de métier écossais et de journaliers francophones ayant des cultures d’appartenance et des expériences de vie différentes ne donna pas lieu à des combats de barricades ou à des conflits ethniques tels que ceux survenus pour le travail en forêt dans les camps de bûcherons de la vallée de l’Outaouais entre 1836 et 1838, et connus sous le nom de Shiner’s War. »[7]
La première partie se termine par une étude de la communauté ouvrière qui s’est formée autour du chantier. Les ouvriers s’entassaient dans de petites huttes, qu’ils appelaient shanty et vivaient ensemble selon des coutumes bien à eux. Les conditions de vie étaient extrêmement difficiles. Selon Viau, l’espérance de vie était courte et il était rare de voir des travailleurs âgés de plus de 40 ans sur le chantier. La plupart de la communauté était sous-alimentée, faute d’argent pour bien se nourrir (malgré des semaines de presque 100 heures de travail !). Dans de telles conditions, un vent de révolte souffla sur ces ouvriers démunis, mais déterminés. Pour expliquer la cohésion des travailleurs et de leurs familles derrière des revendications communes, le chercheur suggère qu’une société secrète opérait dans l’ombre afin d’organiser les opprimés. Comme l’explique Roland Viau : « La tolérance des idéologies religieuses et la coexistence des factions rivales aux abords du canal transcendaient toutefois les divergences entre les appartenances communautaires et permettaient une certaine cohésion de la classe prolétaire constituée surtout d’Irlandais, mais aussi d’Écossais et de Canadiens français. »[8]

La grève de 1843 et le Lundi rouge
La deuxième partie de l’ouvrage aborde directement les luttes ouvrières sur les chantiers et à Beauharnois en particulier. À partir des années 1820, plusieurs canaux sont construits en Amérique du Nord : Rideau, Lachine, Érié, Welland, etc. Ces constructions d’envergure ont pour objectif d’améliorer les voies de navigation et de faciliter le transport de marchandises : « Très rapidement, on observe une augmentation fulgurante du flux de marchandises en transit par ces canaux, en plus d’une augmentation du tonnage des navires. La nécessité de développer et de bâtir de nouveaux canaux est ressentie, ce qui engendre la seconde série de canaux, ne comprenant que le canal de Rideau, à Ottawa, et le canal de Lachine à Montréal. »[9] Des hommes d’affaires se regroupent pour faire pression sur le gouvernement fédéral afin de recevoir des subventions pour la construction de leurs projets ; ils veulent ainsi que le gouvernement paie pour des infrastructures qui augmenteront leurs profits personnels. C’est le cas de la Welland Canal Company[10] présidé par George Keefer. En plus de chercher des subventions gouvernementales, cette classe sociale fait pression pour augmenter l’immigration qui doit servir de main-d’œuvre corvéable, n’hésitant pas à encourager les tensions inter-ethniques.
Le gouvernement accepte, en finançant les projets et en faisant venir des milliers de travailleurs irlandais. Viau précise : « En clair, la très grande majorité des nouveaux arrivants formait une armée industrielle constituée surtout d’ouvriers non qualifiés. La seule possibilité qui s’offrait néanmoins à ce prolétariat urbain des plus vulnérables consistait à accepter tous les emplois qu’il pouvait trouver et à se déplacer continuellement d’un endroit à un autre. Certains devenaient donc bûcherons et dockers. D’autres effectuaient divers travaux manuels ou encore des travaux d’intérêt général dans les centres urbains et en venaient parfois à des heurts avec le patronat ou aux mains avec des collègues pour sauvegarder leurs emplois menacés. Mais la plupart d’entre eux se rendaient sur les chantiers d’aménagement de voies navigables qui embauchaient, effectuaient surtout les travaux de terrassement, repartaient vers d’autres sites de construction, se cantonnaient dans le métier de canalier et en faisaient un mode de vie. »[11]
Deux classes s’affrontent lors de la construction de ces canaux. L’une s’assure que ses investissements deviennent profitables, tandis que l’autre cherche à conserver ses emplois et veut améliorer ses conditions matérielles d’existence. On sait qu’il y a eu des tensions sur le chantier du canal Lachine entre les patrons et les ouvriers, aussi dans les années 1840. À ce sujet, Roland Viau cite Les Irlandais et le canal de Lachine. La grève de 1843 (Raymond Boily, 1980). Ce conflit a même mené à un affrontement avec les forces de l’ordre et c’est environ 200 ouvriers irlandais qui furent désarmés aux abords de Saint-Henri. La même chose se produit dans le bassin de Rottenburg au canal Welland (Ontario) où 3000 journaliers provoquent une émeute marquée par des slogans politiques et la présence d’un drapeau rouge[12]. Les travailleurs utilisent donc la grève et l’émeute depuis quelque temps au Canada afin de faire valoir leurs intérêts. On peut même penser que les ouvriers irlandais avaient développé une organisation secrète, comme le défend l’auteur. Cela correspondrait à l’essor des sociétés ouvrières britanniques dans les années 1830 et 1840 (dans le courant chartiste) que connaissent certainement plusieurs ouvriers immigrants.
À Beauharnois, l’étincelle qui met le feu aux poudres est d’ordre salarial. Outre les conditions abominables et les longues heures de travail harassantes, le salaire (au printemps 1843) a été baissé à 52 cents par jour, insuffisant pour vivre. Les ouvriers revendiquent 60 cents par jour et une réduction des heures de travail, demandant un horaire de 12 heures par jour (six heures du matin à six heures du soir). Le temps gagné leur permettrait notamment d’entretenir un jardin, pour se nourrir un peu mieux. Les Travaux publics avaient sous-traité la construction du canal à des entreprises privées qui abaissaient les salaires, voire payaient les ouvriers avec des jetons de la compagnie. Cette méthode obligeait alors les ouvriers à s’approvisionner uniquement dans les magasins de l’employeur, créant une dépendance et une pauvreté innommables. Le 1er mai 1843, plus de 150 ouvriers rassemblés à Saranac discutent d’une possible grève. L’idée est par la suite propagée à l’ensemble des sections du canal. En réaction, les patrons décrètent un lock-out le 1er juin, tout en faisant protéger les chantiers par des fiers-à-bras et en cherchant à recruter des briseurs de grève à Montréal. Pendant une dizaine de jours, les ouvriers interpellent les entrepreneurs des différentes sections pour tenter de les convaincre de céder à leurs demandes. La tension monte et plusieurs incidents se produisent, notamment des invectives et des bousculades avec les contremaîtres. C’est pourquoi les entrepreneurs font appel à l’armée. Le 11 juin, le 74e régiment arrive à Saint-Timothée, un village qui surplombe le chantier du canal.
Le 12 juin 1843, une masse immense d’ouvriers en colère (plus de 1500 travailleurs) converge vers le Manoir Grant à Saint-Timothée, où sont hébergés le magistrat Jean-Baptiste Laviolette et l’entrepreneur Duncan Grant. La demeure sert d’ailleurs de bureau pour la North American Colonial Association of Ireland. À l’arrivée des manifestants, les militaires s’interposent entre eux et le manoir. Il va sans dire que le conflit s’était envenimé et que les ouvriers arrivent armés de bâtons et de gourdins. Sous les huées de la foule, le magistrat Laviolette fait la lecture de l’acte d’émeute, mais les ouvriers refusent de se disperser. Se sentant menacé, le commandant de la troupe, le major Campbell, ordonne de tirer, alors que la cavalerie fonce et sabre les manifestants. Malgré l’élan de panique, une bataille assez violente se produit, avant que les ouvriers ne refluent et s’enfuient. On arrête 27 grévistes, dont quatre seront condamnés pour incitation à l’émeute. Mais, surtout, cinq manifestants sont tués sur place et on estime qu’une quinzaine d’autres meurent de leurs blessures. Dans ces circonstances, le gouvernement fédéral met sur pied une commission d’enquête, la première de l’histoire canadienne.
Finalement, au lendemain de l’affrontement, on pense que les grévistes firent une tentative pour venger leurs morts. En effet, en relatant un fait divers paru dans la Montreal Gazette du 17 juin 1843, Roland Viau affirme qu’une société secrète du nom de Molly Maguires[13] organisa un guet-apens : « Selon nous, ce coup de main avorté dont rendait compte le journal montréalais décrivait le scénario d’une mise en scène orchestrée par une société secrète. »[14] En résumé, environ 150 hommes armés s’étaient embusqués dans un boisé près de Saint-Timothée, attendant le passage du 74e régiment pour les surprendre. Les conspirateurs avaient envoyé une femme pour prévenir le major Campbell que la maison de l’entrepreneur Lawrence Brown était attaquée, et pour qu’il demande à ses hommes de s’y rendre. Mais le major Campbell repéra l’embrouille à cause de la pauvreté de la femme, qui ne pouvait selon lui être liée au riche commerçant Brown. Enfin, c’est en se basant sur cette tentative de guet-apens que Viau cherche à démontrer la présence d’une organisation ouvrière secrète chez les Irlandais, qui aurait joué un rôle dans la grève du canal de Beauharnois. L’argumentation est plutôt convaincante, en fonction de la cohérence de la grève, de l’ampleur de la manifestation du 12 juin et, surtout, de l’action concertée des travailleurs quelques jours plus tard pour se venger.
* * *
En conclusion, la grève de Beauharnois joua un rôle fondamental dans le développement des luttes ouvrières au Canada. Avec les conflits à Bytown (Ottawa) et au canal Lachine, elle forme un des premiers exemples de lutte organisée et qui, dans ce cas, mena à plusieurs améliorations pour les ouvriers. Ces conflits des années 1840 eurent d’ailleurs un large écho dans la classe ouvrière naissante. La mémoire du Lundi rouge, où une vingtaine d’ouvriers trouvèrent la mort à la suite d’une répression brutale des troupes britanniques, demeure vive dans la région. Ce conflit ouvrier est le plus violent dans l’histoire canadienne et, comme le fait remarquer Roland Viau, il demeure très peu relaté dans l’historiographie. Il est pourtant hautement révélateur de la lutte des classes constitutive du Canada et des autres sociétés capitalistes. On y trouve clairement l’alliance exploiteuse et meurtrière des patrons et des politiciens, prêts à tout pour maintenir les ouvriers dans leur condition servile. Mais on y voit aussi la puissance de la classe ouvrière qui possède les outils pour briser ses chaînes. Finalement, même si le syndicalisme tel qu’on le connaît n’existait pas, les exploités ont réussi à développer des méthodes d’organisation et employer des stratégies d’action pour faire valoir leurs revendications et défendre leurs intérêts.

Notes
[1] L’épisode est absent de l’Histoire générale du Canada (Craig Brown, 1988) et de l’ouvrage Chronologie du Québec depuis 1534 (Jean Provencher, 1991). Ces deux livres sont régulièrement mis à jour et encore largement utilisés dans les cours d’histoire.
[2] VIAU. Du pain ou du sang, pages 23-24.
[3] Edward Ellice, propriétaire de la seigneurie de Beauharnois et riche industriel, de connivence avec Edward Wakefield (agent de la North American Colonial Association of Ireland) et avec Charles Bagot (gouverneur général du Canada), manigancèrent pour influencer les Travaux publics et pour que la construction du canal se fasse sur les terres d’Ellice, dans le but d’augmenter leur valeur. VIAU. Du pain ou du sang, pages 48-52.
[4] VIAU. Du pain ou du sang, page 111.
[5] VIAU. Du pain ou du sang, page 113.
[6] Viau mentionne que certaines maisons d’agriculteurs ont été expropriées, que les travaux provoquaient des inondations sur leur terre et que la population immigrante installée dans les camps laissait ses animaux paîtrent sur la terre des agriculteurs, entraînant la frustration de ceux-ci.
[7] VIAU. Du pain ou du sang, pages 105-106. Sur la « guerre des Shiners », on consultera l’article L’émergence du prolétariat et les luttes ouvrières dans la vallée de l’Outaouais (1820-1840), en ligne.
[8] VIAU. Du pain et du sang, page 144.
[9] Voir en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/le-canal-de-lachine
[10] Voir en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canal-welland
[11] VIAU. Du pain et du sang, page 97.
[12] VIAU. Du pain et du sang, page 158, note 19.
[13] L’auteur présente dans les dernières pages de son ouvrage les caractéristiques de cette organisation secrète. Ses origines remontent à l’Irlande rurale du XVIIIe siècle, alors que la classe paysanne menait des actions de sabotage contre les propriétaires fonciers.
[14] VIAU. Du pain et du sang, page 259.

Printemps 2015 : retour sur une grève étudiante et sociale
À l’hiver 2014-2015, un mouvement se met en place avec l’objectif de lancer une grève étudiante et sociale au Québec. Il est porté par les Comités Printemps 2015 avec un ancrage principalement dans les cégeps et les universités. Ainsi, de mars à mai 2015, plus de 100 000 étudiant·es débrayent pour contester les mesures d’austérité portées par le gouvernement libéral de Philippe Couillard (2014-2018) et dénoncer les projets industriels en lien avec les hydrocarbures. Malgré ses ambitions, la grève rencontre plusieurs obstacles : répression institutionnelle et policière, désaveu de certains leaders étudiants et incapacité à étendre la grève auprès des grands syndicats. Le Printemps 2015 n’en demeure pas moins riche de plusieurs succès, dont la relance des grèves politiques dans les universités et l’imposition du thème écologique comme incontournable. Cette expérience permet aussi de réfléchir à la nécessité de développer nos propres forces, à l’intérêt d’un discours clair et à l’importance de prendre au sérieux l’organisation afin de mener des luttes victorieuses. Dix ans plus tard, retour sur une grève dure et explosive, qui peut encore informer nos combats.
Entrevue réalisée par Anarchive.
Entretien avec J.L. et R.D.
J.L. et R.D. : Avant de commencer, on pense important de dire que nous ne sommes qu’une voix parmi les nombreuses qui ont vécu les événements du Printemps 2015. On va parler, ici, à partir de nos positions dans le mouvement et nous assumons que d’autres interprétations et récits du mouvement existent. Toutefois, avec l’oubli qui caractérise le Printemps 2015, il nous semblait important de participer à l’échafaudage d’une mémoire critique et nécessairement polyphonique de celui-ci.
Pouvez-vous me parler du contexte d’émergence de la grève étudiante de 2015 ? Que vouliez-vous faire de différent par rapport aux grèves précédentes, dont celles de 2005 et de 2012 ? Comment le projet a été élaboré et avec quel objectif ?
J.L. : Je pense qu’un élément central de la grève de 2015, c’est le rendez-vous manqué de 2012 avec la grève sociale, avec quelque chose qui voulait déborder du milieu étudiant. Ça débordait un peu en 2012 avec les casseroles, et il y avait un appel continuel à la grève sociale, mais jamais les travailleurs et les travailleuses n’ont réellement embarqué dans le mouvement. Cette question a continué à tarauder beaucoup de militants et de militantes dans le milieu, sur comment réussir l’élargissement. Et là, c’est le contexte de l’austérité. Un nouveau gouvernement s’est fait élire en avril 2014. Dès le mois de mai, ils annoncent des coupures. Là, on sait qu’il y a quelque chose qui s’en vient avec un gros mouvement d’austérité qui va toucher tout le monde. Le premier groupe qui va proposer de faire quelque chose au printemps, c’est le IWW (Industrial Workers of the World). C’est eux qui, dès le mois de mai, me parlent d’un projet pour faire une grève sociale contre l’austérité le 1er Mai 2015.
Ç’a été quand même important dans la réflexion qu’il y a eu à ce moment-là, sur comment le mouvement étudiant pourrait participer dans un contexte d’appel à une grève générale. C’est pour ça qu’il y a eu une volonté d’aller vers une grève étudiante. Cette volonté s’est constituée au cours de l’été 2014 où il y a eu des discussions. À l’automne, dès la première assemblée de l’AFESH, il y a une proposition pour créer des Comités Printemps 2015. La première rencontre des Comités va se tenir le 25 septembre 2014. Tout ça se fait aussi dans un moment où il y a une augmentation des mobilisations syndicales, tout au long de l’automne 2014. Il y a eu des manifestations au niveau municipal. À l’UQAM, il y a eu deux journées de grève des employés de soutien où on a fait des grèves sauvages dans les cours de gestion. Il y a eu des mobilisations dans les CPE, des mobilisations de travailleurs et de travailleuses à grande échelle un peu partout. En même temps, la grève sociale commençait à percoler dans certains syndicats pour le 1er Mai, principalement en éducation. Puis, il y a la question écologiste, mais R.D. pourrait peut-être plus en parler.
R.D. : En 2015, l’austérité était à l’ordre du jour et on a voulu réfléchir : « Comment on lance un mouvement vers la grève sociale ? » Je me souviens qu’en 2012, le SÉTUE avait porté l’idée de la grève sociale, mais c’était quelque chose de très flou, qui n’était pas dans l’imaginaire politique, ni du mouvement étudiant, ni des syndicats. On s’est dit qu’on allait reprendre cette idée parce que c’était un truc qui était resté, notamment avec les Wobs (IWW). Il y avait aussi eu différentes mobilisations écolos et anticoloniales, notamment contre la ligne d’oléoduc Énergie Est. Il y avait eu la Marche des peuples pour la Terre-Mère et le mouvement Idle No More en 2012. Donc, il y avait déjà une communauté écolo et anti-coloniale, qui n’était pas étudiante, mais jamais on n’entendait parler de ces campagnes dans le milieu étudiant. Puis là, on s’est dit que l’extractivisme était un enjeu dont il fallait se saisir dans un rapport anticapitaliste. On est arrivé avec la proposition contre les hydrocarbures. Et les gens demandent toujours : « Ah, pourquoi c’est là, la revendication contre les hydrocarbures ? » C’est toujours la revendication qu’on met de côté, qu’on oublie. Pour moi, c’était vraiment important d’avoir cette revendication-là, de faire la jonction entre l’écologisme et l’anticapitalisme, et d’en faire un enjeu social qui n’appartient pas juste aux hippies écolos.

Durant le printemps 2015, les médias et certains acteurs politiques contestent la légitimité des grèves étudiantes. On doute notamment du lien entre les luttes étudiantes et les enjeux sociaux plus généraux. Que représentait la grève étudiante pour vous cette année-là ?
J.L. : Ce qu’elle avait de spécifique la grève de 2015, c’est que c’était la première grève générale illimitée sur des enjeux politiques dans le milieu étudiant depuis 1968. C’est-à-dire, un appel à une grève générale illimitée qui ne soit ni sur les frais de scolarité, ni sur les prêts et bourses. À l’exception de 1968, ç’a toujours été pour une réforme dans les régimes des prêts et bourses ou contre les hausses de frais de scolarité. Donc, il y avait quelque chose de nouveau à ramener la grève étudiante comme un pouvoir politique pour adresser les enjeux de l’heure qui étaient à l’époque : l’austérité, les hydrocarbures, la destruction des écosystèmes et celle de l’État social. Concernant la délégitimation de la grève, c’était un enjeu politique. Je pense que ce qui s’est passé en 2015, pour les médias, au-delà de dire que ce n’était pas correct ou légitime de faire grève sur des enjeux qui n’étaient pas directement étudiants, c’est une attaque contre la légitimité de la grève elle-même, notre droit était remis en question ! Et ça, c’est ce qu’on va voir à l’UQAM avec la répression. Ce qui est réprimé, c’est le « faire-grève ». C’est le fait d’aller dans des classes pour lever des cours. Dans le discours médiatique aussi, c’était présent. Ce qu’ils voulaient, l’État, les médias, les administrations scolaires, c’était briser le « faire-grève » qui avait été développé, notamment en 2012, et qu’on voulait faire déborder de son cadre établi à ce moment-là. Donc, il y a vraiment cet enjeu-là, sur la légitimité de faire une grève qui ne touche pas juste les enjeux étudiants, mais aussi la légitimité de la grève elle-même comme pratique de perturbation. Si on décide collectivement d’arrêter la machine de l’école, c’est normal d’aller lever des cours. C’est cette guerre qui s’est déroulée pendant tout le Printemps 2015 avec les administrations, les étudiants de droite, les médias et le gouvernement.
R. D. : La légitimité de la grève, elle va être contestée par les médias, dans tous les cas. Même les luttes pour les frais de scolarité, en 2012, étaient contestées dans les médias. En 2015, ils l’ont fait aussi parce que c’étaient des revendications qui allaient au-delà de l’intérêt matériel des étudiants. Ces remises en question, ces attaques ne venaient pas uniquement de l’État et des médias, elles venaient aussi de l’interne, notamment à l’ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante). C’est une grève dont les revendications contre l’austérité et contre les hydrocarbures sont demeurées larges. On ne chiffrait rien. Il n’y avait pas de revendications claires ou de volonté de négociation avec l’État. Et donc, la légitimité de la grève a été remise en question sur ces bases-là, dans la mesure où on n’avait pas de mode de représentation. On ne cherchait pas à avoir un comité de négociation avec l’État. Je me souviens que les réformistes et les personnes dans les syndicats disaient : « C’est quoi votre cible ? Un réinvestissement de 2 % dans les services publics ? » Ils voulaient chiffrer des trucs. Pour nous autres, c’était une grève de rupture. C’est ça qui s’est exprimé avec le slogan « Fuck toute » devant la répression.
J.L. : Je me rappelle, il y avait une grosse influence au niveau politique, qui venait des mouvements autonomes qui ont suivi le moment 1968, notamment des discours qui soulignent la relation entre le mouvement ouvrier et le mouvement étudiant, à l’extérieur du cadre syndical. Un des éléments qui répond à ça, c’est le « Fuck toute ». Il y avait quelque chose de très conjoncturel à l’époque, contrairement au mouvement des années 1960, où le discours c’était « Nous voulons tout », le discours de l’autonomie, un discours maximaliste. En 2015, ce qui a émergé, c’est « Fuck toute » et ce n’est pas nous qui avons imposé ça. C’est le mouvement qui l’a créé. Je trouve qu’il y a quelque chose d’emblématique quant à notre rapport au monde, dans le jeune XXIe siècle. Contrairement aux années 1960, où tout était à conquérir, nous étions, nous sommes, dans un monde, une civilisation, qui est en autodestruction, autant au niveau économique avec la crise de l’austérité, qu’au niveau écologique. Nous avions un rapport de destruction du monde existant, davantage que d’appropriation comme dans les années 1960. On se situait en continuité avec l’autonomie des années 1960, mais dans un rapport davantage négatif, qui était le propre de notre époque, où on n’était pas capable de dessiner d’avenir ou d’horizon aussi clair que ce qui pouvait être fait dans les années 1960.
R.D. : Il n’y avait pas de solution satisfaisante. Alors on a essayé d’imaginer quelque chose d’autre. Le Printemps 2015 a aussi pu être imaginé parce qu’on a cru qu’il y avait une possibilité que, dans la période de négociation des conventions collectives, les syndicats partent également en grève sociale. Finalement, le calcul était mauvais, puis ce n’est pas arrivé. Ç’a été une erreur qui nous a beaucoup nui, et c’est aussi ce que les réformistes et les syndicalistes nous ont beaucoup reproché. Ils disaient que le printemps c’était trop tôt, qu’il fallait attendre l’automne. Il fallait que les syndicats, pour qu’ils partent en grève sociale, le fassent de façon légale. On s’attendait à ce qu’ils puissent voter des grèves sociales, mais ce n’est pas arrivé.
J.L. : Ça, on l’a compris à un moment donné, je pense, mais on ne cherchait pas à soutenir le Front commun et ses grèves légales, mais plutôt les grèves politiques qui s’annonçaient pour le 1er Mai. On ne pouvait plus reculer à ce moment-là, on ne mettait plus l’accent là-dessus dans les assemblées générales. Malgré tout ça, il y avait des syndicats qui allaient de l’avant avec des grèves illégales, notamment dans le milieu de l’enseignement collégial. Il y a eu une vraie campagne de grève sociale le 1er Mai, des grèves étaient prévues par les profs de l’UQAM, il y avait des appels à la perturbation économique par certains syndicats, des groupes communautaires qui parlaient de grève sociale. Nous, on s’est dit qu’on allait continuer à aller de l’avant. Je reviendrai là-dessus plus tard, sur notre erreur dans le rapport au syndicalisme.


Le 20 mars 2015, juste avant le déclenchement de la grève, 9 étudiants sont convoqués par la direction de l’UQAM et accusés d’avoir participé à des actions de perturbation depuis 2013. Le comité exécutif de l’UQAM veut les expulser, parce qu’ils militent dans le mouvement étudiant et qu’ils sont perçus comme des leaders. Quels effets a eu la répression institutionnelle et judiciaire sur la manière de mener la grève ? Quelle a été votre perception de l’état de la surveillance et des représailles sur les campus ?[1]
J.L. : Je commencerais en 2012, qui a été pour moi le moment de changement dans les modalités des levées de cours à l’UQAM. Je vais moins parler pour les autres universités que je connais moins. À la fin de la grève de 2012, il commence à y avoir des injonctions, notamment contre l’AFESPED. C’est le moment où on commence à faire des levées de cours avec la peur de la répression. C’est le moment où les gens commencent à se masquer dans les levées de cours. C’est la première fois que je vois ce changement. D’habitude, on arrivait dans les cours pas masqués, on faisait des messages. Si ça allait mal, on faisait un peu de bruit, mais on n’était pas en mode « Black Bloc » en entrant dans les classes. Puis, à l’automne 2014, il va y avoir une répression contre plusieurs militants pendant les levées de cours. Des personnes sont identifiées et on les accuse de faire de l’intimidation sur les autres étudiants.
C’est pour ça que je disais tantôt que l’enjeu dans la grève de 2015 c’est devenu le « faire-grève », le fait de pouvoir faire des levées de cours. Il y a des gens qui n’étaient pas masqués et qui commençaient à se faire menacer de renvoi. En se faisant menacer de renvoi, les gens commencent à se masquer pour se protéger de la répression. En se masquant plus, ça augmente la tension avec les autres étudiants. En parallèle, surtout au printemps 2015, ça escalade encore plus. Il y a des gardiens de sécurité qui arrivent. Au début, c’étaient des gardiens de sécurité normaux. Mais après, l’UQAM engage des firmes de sécurité spécialisées pour protéger les salles de classe. Ça se bat à coups de poing dans l’université entre gardiens de sécurité et étudiants pour pouvoir faire la grève. Jusqu’à ce que la police rentre dans une occupation qui va avoir lieu au pavillon J-A DeSève. Le niveau de répression de la fin de 2012 est revenu dès le début de la grève du Printemps 2015, puis ç’a augmenté. Au niveau de l’administration de l’UQAM, je me rappelle, la présidente du Conseil d’administration, Lise Bissonnette, nous comparait à l’État islamique.
R.D. : Elle a écrit une lettre qu’elle a envoyée à tout le monde de l’UQAM, qui avait aussi été reprise dans à peu près tous les médias. « Pour l’UQAM, lettre à tous »[2] qui remettait en question le concept d’université sanctuaire et qualifiait les mesures disciplinaires et légales de « courageuses ». Avant le déclenchement de la grève, c’était déjà dans tous les médias qu’on allait avoir une GGI (grève générale illimitée), puis là, il y avait déjà des communications publiques pour remettre en question la légitimité de la grève. La position de l’État, c’était de dire aux administrations universitaires : « Appliquez vos règlements et punissez les étudiants qui font la grève. » C’était très clair que la stratégie de l’État, plutôt que de remettre en question la légitimité de la grève pour les associations étudiantes, était de punir les personnes qui font concrètement les grèves, en appliquant toutes sortes de règlements, s’ils bloquent des cours, etc. Le 20 mars, à la veille du déclenchement de la grève, j’ai reçu un appel : il y a un huissier qui est passé chez ma collègue du CA. Je reçois plein de messages et d’autres appels, comme quoi il y a des gens qui ont reçu la visite des huissiers chez eux pour être convoqués à un comité de discipline pour une expulsion de l’UQAM, pour des activités politiques qu’ils avaient faites dans les années précédentes.
La direction de l’UQAM avait essayé d’identifier les organisateurs et les organisatrices de la grève. Il y avait une compréhension assez moyenne de c’était qui. Moi, je n’ai pas été convoqué, mais la première journée où je suis retourné à l’université, on m’a appris que je n’étais plus étudiant. En même temps que les gens recevaient la convocation, ils ont décidé de refuser ma demande de prolongation d’inscription à la maîtrise. Donc j’ai été renvoyé de facto, et je ne pouvais plus être sur le CA de l’université comme représentant des étudiants. Ma collègue était suspendue du CA parce qu’elle était devant le comité de discipline. Donc, il n’y avait plus d’étudiants au CA ! Cette stratégie de répression des militants et l’intervention de l’État dans la façon dont les universités ont géré la grève est devenue évidente peu après le 1er avril 2015 quand le ministre de l’Éducation de l’époque, François Blais, est sorti direct dans les médias pour justifier qu’il recommandait aux recteurs des universités d’expulser jusqu’à 2 ou 3 étudiants par jour pour mater la mobilisation étudiante sur les campus[3].
Je ne sais pas s’ils pensaient qu’ils avaient le bon monde ou s’ils voulaient juste nous faire peur, mais ç’a changé tout le cours de la grève, avant même son commencement. À partir de ce moment-là, plus personne ne pouvait faire des choses à visage découvert. La capacité de faire une grève à l’UQAM, qui était au cœur du Printemps 2015, était remise en question. Ç’a conduit à des rencontres pour faire des levées de cours en black bloc, alors qu’on n’avait pas le droit. Les gens avaient des parapluies. On se rencontrait dans un local d’association, tout le monde se « black bloquait ». Moi et d’autres, étant donné que nous étions ciblés et connus de l’administration, nous avons tout de même suivi à visage découvert. J’avais un Garda qui m’était assigné qui me suivait partout. Quand j’allais aux toilettes, il me suivait ! À un moment donné, je me souviens, j’étais passé à côté du local de Repro-UQAM, la porte était ouverte. Il y avait un tableau avec des photos énormes, en 11×17, de plein de militantes et de militants. C’était le local des Gardas à ce moment-là pendant la grève. La situation empirait, ils étaient rendus à imposer par la force que les cours ne soient pas bloqués. Il y avait des undercovers, des armoires à glace habillés en civil qui se mettaient devant la porte des cours et qui nous empêchaient d’aller lever les cours. Il fallait les tasser et se battre, mais ça ne fonctionnait pas parce qu’il y avait plein de Gardas en plus. Jusqu’au moment où il y a eu des batailles. Ils ont fini par faire rentrer les flics après les levées de cours le 8 avril.
J.L. : Il y a aussi un autre élément concernant la répression institutionnelle au niveau de l’UQAM. Il va y avoir des référendums pour dissoudre les associations étudiantes, un plan coordonné par des étudiants de droite à la veille du déclenchement de la grève pour affaiblir encore plus le mouvement. Le vendredi où les militantes et les militants étudiants ont été expulsés, les résultats du référendum étaient dévoilés. Les étudiants de droite ont réussi : l’AFESPED a été dissoute. L’AFESH a réussi à gagner son référendum et à rester reconnue. Il y avait de la répression individuelle, mais il y avait aussi des attaques contre les organes syndicaux des étudiants à la veille du déclenchement de la grève.

La grève de 2015 se veut à la fois étudiante et sociale. En conséquence, elle est construite autour de comités locaux (ou comités « Printemps 2015 »). Le but est de consolider un réseau large et horizontal, avec l’espoir de sortir des structures étudiantes traditionnelles et de mener une grève sociale. Qu’elle était la composition de ces comités, comment se sont-ils formés ? Quelle était la relation entre le réseau des comités et les structures syndicales étudiantes, notamment l’ASSÉ ?
J.L. : La proposition pour créer les Comités Printemps 2015, ça vient du mouvement étudiant. Il y a quelque chose de drôle, parce que le but c’est de sortir des associations étudiantes, mais ce qui a fondamentalement créé le mouvement, c’est une proposition à l’AFESH. La raison pour laquelle on voulait faire des comités autonomes, c’est qu’on voulait pouvoir intégrer des travailleurs et des non-étudiants là-dedans, et ne pas s’arrêter au statut étudiant comme modalité d’organisation dans la lutte. On voulait sortir du corporatisme étudiant, et ça marchait un peu. Mais le mouvement restait très étudiant. Dans les assemblées larges, il y avait quand même différents groupes. Il y avait toujours une présence de quelques syndiqués et non-étudiants, mais disons que le cœur était resté pas mal étudiant. Il y avait le comité large de Printemps 2015, mais il y avait aussi différents comités de travail. Il y a eu un genre de décentralisation à un moment, avec des comités locaux dans différentes institutions et régions. Il y en avait à Concordia, à l’UQAM, à l’Université de Montréal, en Estrie, en Montérégie, à Québec, mais aussi des groupes spécifiques à des enjeux particuliers. Par exemple, il y avait un groupe Printemps 2015 CPE, animé par des militantes dans les Centres de la petite enfance, qui avaient rajouté plein de membres qui travaillaient dans les CPE pour initier une grosse discussion large. Il y avait Féministes unies contre l’austérité (FUCA), Printemps 2015 Santé, Printemps 2015 Éducation populaire et plein de petits groupes comme ça, un peu éclatés, qui ont participé à construire leur propre mouvement.
Après ça, il y a la relation entre les Comités Printemps 2015 et l’ASSÉ. La première fois qu’on est allé au Congrès, c’est à l’automne 2014. On a fait adopter un mandat pour que l’ASSÉ appuie les Comités Printemps 2015, mais on n’a pas réussi à faire adopter un mandat pour qu’ils appuient la grève générale illimitée. On était pris dans un double truc où il n’y avait pas de mandat pour appuyer une GGI au début, mais où ils devaient soutenir le mouvement… Il y avait une relation d’amour-haine avec l’ASSÉ. En janvier 2015, on va faire une tournée en collaboration avec l’ASSÉ, avec des conférences qui étaient données dans plusieurs cégeps et universités. Toutefois, il y a du travail de sape qui est fait par l’ASSÉ, qui va dire aux associations membres de ne pas faire la grève. On nous l’a dit dans certains cégeps de région, après que l’ASSÉ soit passée, on arrivait et ils nous disaient : « Ah oui, mais l’ASSÉ vient de nous dire qu’il ne faut pas voter la grève. » C’est la première fois que l’ASSÉ a travaillé contre une grève dans son histoire, depuis sa fondation en 2001. Et je crois que ça a joué beaucoup sur son affaiblissement politique, son incapacité à être à l’avant-garde des mouvements pour la première fois dans l’histoire de l’organisation. Peut-être qu’on pourrait revenir sur la stratégie politique qu’on avait proposée pour faire la grève. Ce qu’on proposait, c’était de déclencher la grève le 21 mars, qui était un samedi, et ça c’était plus une blague pour le début du printemps. Donc, ç’a commencé pour vrai le lundi 23 mars. On avait fait adopter largement deux semaines de grève pour commencer, jusqu’à la grande manifestation du 2 avril qui était organisée par l’ASSÉ. Ce qu’on proposait dans le document de grève, c’était « que l’on tienne une assemblée générale reconductible la semaine du 7 avril » et « que l’on appelle à un congrès extraordinaire de l’ASSÉ les 4 et 5 avril ».

L’idée, c’était qu’on déclenche la grève pour deux semaines, après il y avait un congrès, dans ce congrès-là, on voit ce qu’on fait. Est-ce qu’on continue ou non ? Est-ce qu’on a de la force ou non ? Ce n’était pas un truc « jusqu’au-boutiste » qu’on proposait au départ, ce n’était pas « on fait la grève quoi qu’il arrive ». Toutefois, ce qui s’est passé, c’est que, deux jours avant la manifestation du 2 avril, il y a un document de l’exécutif de l’ASSÉ qui a coulé dans les médias. Le matin on s’est réveillé, il y avait dans les médias : « L’ASSÉ appelle à arrêter la grève et à faire un repli stratégique ». Donc, avant la manifestation, qui devait être pour nous le thermomètre, il y a déjà un appel à rentrer en classe. Le monde était vraiment en tabarnak en disant, pour de vrai, vous n’avez même pas attendu le 2 avril après votre grosse manif pour appeler au repli stratégique, vous l’avez fait avant et ç’a affaibli le mouvement en sortant dans les médias. Et là, il y a eu le congrès qui a été n’importe quoi. Nous, ce qu’on voulait et ce qu’on espérait, depuis le début, c’était d’être récupéré par l’ASSÉ. Et on n’a pas compris, comment, pourquoi, l’exécutif de l’ASSÉ a choisi de faire ça, de jouer ce rôle-là. Mais ç’a été vraiment une tension politique majeure, qui va, pour moi, être un enjeu vital pour le mouvement étudiant, c’est-à-dire qui va faire en sorte que l’ASSÉ, comme pôle combatif, ne va jamais se relever.

Le 5 avril 2015, lors d’un congrès de l’ASSÉ, les associations membres décident de destituer le personnel de l’exécutif, parce que celui-ci a publié un texte appelant à suspendre la grève jusqu’à l’automne 2015. Pouvez-vous me parler du conflit ouvert entre la direction et les réseaux locaux de l’ASSÉ ? Est-ce qu’on peut affirmer que l’ASSÉ tentait de reprendre le contrôle sur un mouvement de grève qui la dépassait ?
J.L. : Je ne dirais pas qu’ils ont essayé de reprendre le contrôle. Comme j’ai dit, il y a eu le document qui a coulé dans les médias, où ils ont appelé à arrêter la grève à la veille de la manif du 2 avril 2015. Après, il y a eu le congrès. Durant le congrès, une des premières choses qu’ils font, c’est démissionner. Ils savaient que les gens étaient en tabarnak et qu’ils voulaient les destituer. Ils ont préféré partir au milieu de la grève. Et donc, ne pas avoir à faire un mandat qu’ils ne voulaient pas faire, parce qu’ils ne voulaient pas faire la grève. Ce que le congrès a fait, c’est dire : « Non, vous n’allez pas démissionner, c’est nous qui allons vous destituer. » Il fallait montrer que la raison pour laquelle ils partaient, ce n’est pas parce qu’ils voulaient, mais c’est parce qu’il y avait un désaccord avec les associations étudiantes de base. Qu’ils aient été destitués ou non, ils seraient partis. Je pense que c’est important à dire. Nous n’étions pas les méchants qui avons voulu les destituer, c’est eux-mêmes qui ont voulu partir parce qu’ils ont fait des Papineau d’eux-mêmes. C’est-à-dire qu’au moment où la lutte était au plus haut et que c’était dangereux, ils ont préféré aller aux États-Unis et quitter leur camp plutôt que de rester dans la lutte.
R.D. : C’était aussi ce que Gabriel Nadeau-Dubois avait fait en 2012.
J.L. : Exactement, c’était un peu ça. Il y a eu un exécutif temporaire qui a été élu à ce moment-là, qui regroupait différents membres un peu dans l’entre-deux du conflit. Ces gens-là n’étaient pas dans les Comités Printemps 2015 ni membres de l’ancien exécutif de l’ASSÉ. Ils ont essayé de gérer le poste, mais la situation était devenue ingérable, explosive, il n’y avait pas de possibilité de remise en commun…
Le 8 avril 2015, des manifestants occupent le pavillon J-A DeSève de l’UQAM à la suite de l’arrestation d’une vingtaine de personnes dans le sous-sol du même bâtiment[4]. Que représente l’occupation de ce pavillon pour les manifestants ? Quel est votre souvenir de l’événement ?
J.L. : C’était impressionnant. C’était le moment, un des plus fous que j’ai vécu en 2015 et au-delà en termes de mobilisation dans le milieu étudiant, parce que ç’a été spontané. Dans le fond, quand ça s’est passé, il y avait des tournées de classe qui se tenaient le matin, justement, qui étaient dans le sous-sol du pavillon DeSève, et là, on passait entre le pavillon de gestion et le pavillon DeSève. En passant, il y a des flics qui sont sortis et qui ont essayé d’arrêter du monde. Il y a des profs qui ont fait une ligne pour essayer de protéger les étudiants contre l’intervention des policiers. En même temps, il y a des gardiens de sécurité qui pognent du monde et il y a une vingtaine d’arrestations. C’est un choc pour tout le monde, la police est rentrée et ils nous arrêtent parce qu’on fait grève dans l’université. Ils arrêtent des gens qui font des levées de cours. C’est là que ça pète. Après ça, rapidement, il y du monde qui commencent à s’asseoir en haut du pavillon, il y a une assemblée style un peu « Occupy » qui se fait. Quand je dis « Occupy », tu as du monde assis et il n’y a pas de micro, et on entend « Maintenant ! » et tout le monde répète. « Maintenant ! Nous allons occuper le pavillon ! » Les gens commencent à se passer le mot. Il y a du monde qui ramène un système de son pour de la musique. Il y a une table qui se remplit de bouffe et il y a aussi des profs qui nous payent plein de bouffe. Et là, il y a du monde qui arrive.
Au début, on est 50 ou 100 personnes, mais ça augmente rapidement à 200, 300, 400, 500 personnes qui sont dans l’université et ça se transforme en fête. T’as des lumières, t’as un gros système de son et tout le monde qui danse. En même temps, il y a des dizaines de personnes qui courent partout dans les corridors de l’UQAM et qui pètent tout. Tu te promènes dans les corridors, tu vois des gens en train de jouer au soccer avec une caméra de sécurité. Dans un autre coin, les gens réussissent à défoncer l’Aide financière aux études et ils détruisent tout. T’as des bureaux administratifs avec des dossiers vidés au sol. C’était, je pense, plus d’un million de dollars de dommages qui ont été faits, mais en mode festif, complètement. Ça danse, les gens boivent. En même temps, il y a tout ça qui se passe en réponse à l’administration, et puis il y a une négociation qui se fait avec le syndicat des chargés de cours, des profs et des gens des associations étudiantes pour demander le retrait des accusations, sinon, on continue l’occupation. Finalement, à un moment donné, ça brise. Le syndicat des profs est venu nous parler pour dire : « L’administration ne veut pas reculer. » L’occupation continue, imagine 500 ou 600 personnes dans la bâtisse ! Il devait y avoir une manifestation ce soir-là et cette manif de soir, finalement, elle se ramène dans l’UQAM pour participer à l’occupation. Ça dure jusqu’à minuit environ et l’anti-émeute commence à débarquer. On était au rez-de-chaussée et il y avait des gardiens de sécurité au début qui ont essayé d’atteindre le rez-de-chaussée. Les gens leur lançaient des chaises et il y a eu une méga-barricade qui a été faite.
R.D. : Toutes les chaises du pavillon ont été empilées dans les escaliers roulants du DS.
J.L. : Finalement, une bannière est mise par-dessus les escaliers roulants. C’était vraiment intense. Quand la police arrive, les gens décident de crisser leur camp. Tout le monde. Il y a eu zéro arrestation !
R.D. : Pour rentrer, les flics ont brisé les murs de vitre qui séparent différentes sections dans l’université.
J.L. : À coup de bélier ! Mais tout le monde était sorti par la porte d’en arrière. 500 personnes, des millions de dommages, zéro arrestation ! Et le plus beau party qu’on a vécu à l’UQAM. Ç’a joué un rôle vraiment cathartique. C’était la répression qu’on vivait depuis deux semaines, ils venaient de faire entrer la police, ils venaient d’arrêter 22 personnes. Le pavillon a été fermé pendant plusieurs jours à cause des dégâts.
R.D. : Il y a eu des choses comiques après, comme le « Je suis la machine distributrice ». Les gens en gestion avaient fait une vigile aux chandelles pour les machines distributrices défoncées, non ironiquement ! Il faut aussi dire que la grève continuait, entre autres, à cause de la répression à l’UQAM, dans le sens où ça poussait les grévistes à résister. Mais bon, c’était quand même difficile de légitimer une grève nationale à cause de la répression à l’UQAM, ça rentrait dans l’équation de conflit avec les autres acteurs. Dans le sens où la grève en générale a fini par s’épuiser, puis finalement c’était l’UQAM qui était en grève contre son administration d’une certaine manière. Mais c’était assez incroyable, parce que le seul moyen de faire des levées de cours, c’était d’être vraiment très, très, très nombreux. Je pense qu’on était au moins une centaine à faire des levées de cours. On arrivait à un moment où ça devenait de plus en plus difficile. D’habitude, on se serait dit qu’il y aurait moins de monde parce qu’il y avait de la répression. Mais en fait, il y avait de plus en plus de monde, il y avait des foules de gens qui faisaient les levées de cours. C’est dans ce contexte-là qu’ils ont appelé les flics. Ça s’était organisé avec la sécurité de l’UQAM, parce que la sécurité pointait les gens à arrêter.
J.L. : Quand ils ont arrêté les personnes qui faisaient des levées de cours, ils ont viré une salle de classe pour la transformer en prison. Ils ont même levé le cours qui se donnait. Ils disaient : « Là, on a besoin de construire un lieu d’incarcération. »
R.D. : On dit toujours qu’il faut que les conditions d’enseignement soient réunies pour avoir des cours. À cette époque-là, il n’y avait aucune condition qui était réunie. C’était comme de la magie d’avoir une manifestation avec 10 000 personnes pour nous soutenir, et que des centaines d’entre eux nous rejoignent dans l’occupation. C’était de dire : « Vous nous réprimez à cette hauteur-là, on réagit à cette hauteur-là. » Et ç’a fonctionné. Je pense qu’il y a un trauma réel du coût politique de la répression. Le fait qu’on soit capable de s’organiser pour les levées de cours et qu’on soit capable de répliquer avec ce niveau-là, ç’a été gagnant pour nous sur le long terme. C’est pour ça qu’aujourd’hui, les levées de cours ont diminué en intensité. Bon, aussi, il y a moins de grèves ces dernières années. Pour dire comment l’administration et les flics réagissaient, je reviens à quand les flics ont défoncé les baies vitrées. L’occupation était finie, on était dehors, puis là, on les voyait défoncer les fenêtres. Ils se sont tous mis en rang, même les Gardas. Il y en avait une qui avait son casque d’anti-émeute, puis elle marchait devant le bataillon d’antiémeutes et elle les guidait.

Le 1er Mai, la Journée internationale des travailleurs et des travailleuses, converge avec le mouvement de grève de 2015, notamment avec l’appel pour une journée nationale de grève et de perturbation. Pouvez-vous décrire ce qui s’est passé à l’occasion de cette journée en 2015 ?
J.L. : Comme je l’ai dit, l’idée de Printemps 2015 vient de l’appel à la grève sociale pour le 1er Mai, qui était notamment portée par le IWW. Ils vont mettre en place une coalition vers la grève avec différents groupes communautaires et des syndicats. Il y avait ça qui se passait et il y a vraiment eu une mobilisation qui a été historique à ce niveau-là, notamment avec la grève des enseignants et des enseignantes dans les cégeps, en fait. C’était une grève politique illégale, la première grève politique illégale depuis 1976, dans le sens que c’est une grève qui n’est pas sur les conventions collectives. Je pense que c’est un des gains de 2015 qu’on a eus, la capacité à dire que les syndicats pouvaient faire des grèves politiques. C’est Sherbrooke, qui avait lancé le mouvement de grève sociale au niveau des profs de cégeps. Eux, ils ont réussi à faire une grève sociale le 1er Mai. En parallèle, certaines fédérations de centrales syndicales appelaient à une journée de perturbation économique. Donc, dans la journée du 1er Mai, ç’a commencé le matin, avec les Wobs, qui ont bloqué un truc de la STM, après ça, il y a eu un blocage du chantier du CHUM. Les gens des centrales syndicales ont occupé le Centre du commerce mondial et ils ont aussi occupé des banques. Il y avait plus d’une centaine de groupes communautaires en grève sociale, qui referont, dans les années suivantes, d’autres grèves sociales pour défendre le communautaire.

Il y avait aussi la manif du 1er Mai qui s’est tenue et le Conseil central du Montréal métropolitain, le conseil régional de la CSN, a décidé cette année-là de participer à la manif de la Convergence des luttes anticapitalistes, la CLAC[5]. C’est la seule fois que les syndicats ont participé à la manif de la CLAC, ce qui veut dire que même les centrales syndicales, ou plutôt les conseils régionaux qui sont souvent plus « gauchistes », avaient assumé d’aller dans la manif anticapitaliste. Cette année-là, la manif anticapitaliste, c’était 10 000 personnes environ, qui venaient de différents secteurs de la ville. Il y avait les profs de cégeps en grève qui partaient du Cégep Ahuntsic qui sont descendus, il y avait un rassemblement des maoïstes du PCR, il y avait un rassemblement de la CLAC et un autre, enfin, qui venait de l’Est aussi. Tout le monde a convergé vers le centre-ville et c’était le chaos toute la soirée. La police n’a pas pu prendre le contrôle parce qu’il y avait trop de monde. C’était vraiment intense[6].
Moi j’étais en région donc je peux parler aussi de ce 1er Mai à Sherbrooke. J’étais allé soutenir les syndicats des professeurs qui étaient en grève sociale cette journée-là. J’ai participé à cette manif à Sherbrooke, où il y avait quelques milliers de personnes. À Sherbrooke seulement, et c’était ça partout ! Il y a eu des manifs à Saint-Jérôme, à Valleyfield, au Saguenay. C’était une des journées les plus importantes et les plus fortes du mouvement, les syndicats appelaient à des perturbations économiques, ils bloquaient des trucs. Ç’a été, pour moi, un des grands succès de Printemps 2015, et ça va marquer, en montrant qu’on peut refaire des grèves politiques. C’est ce qu’on a réussi à gagner. À mon sens, les grèves pour le climat en 2019 n’auraient jamais pu se tenir sans cette expérience. C’était les mêmes profs qui avaient fait la grève du 1er Mai 2015 qui ont lancé la campagne pour faire une grève climatique en 2019. La capacité et même l’imagination de pouvoir faire des grèves illégales pour des raisons politiques, c’est le gain qu’on a eu. C’est dire : « Eille les syndicats, vous pouvez aussi lutter pour l’écologie, contre l’austérité et pas juste pour vos intérêts corporatistes. »
R.D. : Il faut quand même le spécifier, ce n’étaient pas les directions syndicales qui ont appelé à cette mobilisation. C’était ça qui était inédit, que les syndiqués à la base s’organisent malgré les réticences de leurs centrales, comme nous on s’est organisé malgré les réticences de l’ASSÉ. On a parlé des Wobs qui avaient évoqué cette idée de faire une grève sociale le 1er Mai, et qui ont beaucoup travaillé pour intégrer des acteurs du communautaire et des travailleurs. Cette initiative-là a pu profiter de la mobilisation de Printemps 2015 dans les mois précédents. Il y a eu tellement de choses cette journée-là, il y avait du monde partout. Il y avait plusieurs actions, par exemple l’action des banques, où il y avait des centaines de personnes. On ent

Black like Mao. Chine rouge et révolution noire (Partie II)
L’article qui suit est la deuxième partie de l’article de Robin Kelly et Betsy Esch, Black like Mao. Chine rouge et révolution noire, publié pour la première fois en 1999 dans la revue Souls. Le texte explore l’impact de la Révolution chinoise sur les mouvements radicaux afro-américains du 20e siècle, des groupes d’autodéfense armée de Robert Williams à la poésie marxiste-léniniste d’Amiri Baraka. La traduction originale de l’article provient de la revue Période. On peut lire la première partie de l’article ici : Black like Mao. Chine rouge et révolution noire (Partie I)
The Black Nation
Sur la question de la libération des Noirs, cependant, la plupart des organisations maoïstes américaines fondées entre le début et le milieu des années 1970 furent influencées par Staline plutôt que par Mao. Les Noirs aux États-Unis n’étaient pas simplement des prolétaires à la peau noire, ils formaient une nation, ou, comme l’a dit Staline, « une communauté constante créée historiquement sur la base des communautés de langue, de territoire, de vie économique et psychique et qui s’exprime par une culture commune[1]. » Les groupes anti-révisionnistes qui adoptaient la définition de la nation de Staline, tels que le Communist Labor Party (CLP) et la October League, firent revivre la position du vieux Parti communiste selon laquelle les Africains-Américains des États de la Black Belt du Sud constituaient une nation et avaient le droit de se séparer s’ils le souhaitaient. D’autre part, des groupes comme le Progressive Labor – qui avait auparavant défendu le « nationalisme révolutionnaire » – se rapprochèrent d’une position rejetant toute forme de nationalisme au moment de la Révolution culturelle.
Parmi les mouvements anti-révisionnistes, Le CLP était peut-être le partisan le plus constant de l’autodétermination des Noirs. Fondé en 1968, en grande partie par des Africains-Américains et des Latinos, les racines du CLP remontent au Provisional Organizing Committee (POC). Cette organisation était elle-même un produit de la division de 1956 dans le CPUSA qui avait conduit à la création de Hammer Steel et du Progressive Labor Movement. Ravagé par une décennie de divisions internes, le POC était devenu une organisation constituée essentiellement de Noirs et de Portoricains divisée entre New York et Los Angeles. En 1968, les dirigeants de New York exclurent leurs camarades de Los Angeles pour avoir, entre autres, refusé de dénoncer Staline et Mao. Le groupe de Los Angeles, en grande partie sous l’influence du marxiste noir chevronné Nelson Peery, fonda la même année la California Communist League et commença à recruter de jeunes ouvriers et des intellectuels radicaux noirs et hispaniques. La maison de Peery au sud du centre de Los Angeles était déjà devenue une sorte de lieu de rassemblement pour les jeunes radicaux noirs après le soulèvement de Watts ; Peery forma de petits groupes informels pour étudier l’histoire, l’économie politique et les œuvres classiques de la pensée marxiste-léniniste-maoïste et accueillit des militants de tout bord, allant des Black Panthers aux étudiants militants de la California State University à Los Angeles et du L.A. Community College. La California Communist League fusionna par la suite avec un groupe de militants du SDS qui se faisaient appeler la Marxist-Leninist Workers Association et fonda la Communist League en 1970. Deux ans plus tard, le groupe changea une nouvelle fois de nom pour devenir le Communist Labor Party[2].
À l’exception peut-être du long essai de Harry Haywood « Towards a Revolutionary Position on the Negro Question » (publié pour la première fois en 1957 et qui circula jusque dans les années 1960-1970)[3], aucun plaidoyer pour l’autodétermination ne fut plus lu dans les milieux marxistes-léninistes-maoïstes de l’époque que la brochure de Nelson Peery The Negro National Colonial Question (1972). Peery fut vivement critiqué pour avoir défendu l’usage du terme « Negro », une position difficile à tenir au sein du mouvement du Black Power. Mais Peery avait un bon argument : l’identité nationale n’était pas une question de couleur. Selon lui, la nation noire (Negro Nation) était une communauté constante créée historiquement et ayant sa propre culture, sa propre langue (ou plutôt dialecte), son propre territoire – les États de la Black Belt et les régions environnantes, c’est-à-dire essentiellement les treize États confédérés. Dans la mesure où les sudistes blancs partageaient un territoire commun avec les Africain-Américains, et, selon lui, une langue et une culture communes, ils étaient également considérés comme faisant partie de la nation noire. Plus précisément, les sudistes blancs constituaient la « minorité anglo-américaine » à l’intérieur de cette nation noire. Comme en témoignaient la musique soul, les negro-spirituals et le rock-and-roll, le Sud avait été le lieu d’émergence d’une culture hybride ayant de fortes racines africaines que les contes populaires sur les esclaves et les turbans des femmes rendaient manifestes. Peery citait Jimi Hendrix et Sly and the Family Stone, ainsi que les imitateurs blancs Al Jolson, Elvis Presley et Tom Jones, comme des exemples d’une culture partagée. Il percevait même la présence de la culture « soul » dans « la coutume de manger des pieds de cochon, des os du collier, divers types de haricots et des boyaux [qui] sont tous associés à la région du Sud, en particulier avec la nation noire[4] ».
L’intégration par Peery des Blancs du Sud dans la nation noire fut un coup de génie, d’autant plus que l’un de de ses objectifs était de déstabiliser les catégories raciales. Sa confiance dans la définition stalinienne de la nation affaiblissait cependant son argument. Au moment même où la migration de masse et l’urbanisation rétrécissait la part de la population noire dans le Sud rural, Peery insistait sur le fait que la terre natale des Noirs était la Black Belt. Il essaya même de prouver qu’il existait encore dans la Black Belt une paysannerie noire et un prolétariat rural stable. Dans la mesure où la question de la terre était la base sur laquelle s’était construite sa compréhension de l’autodétermination, il finit par en dire très peu sur la nationalisation de l’industrie et la production socialisée. Il pouvait ainsi écrire en 1972 que « la question coloniale et nationale noire ne peut être résolue qu’en redonnant la terre à ceux qui l’ont travaillé depuis des siècles. Dans la nation noire, cette redistribution des terres exigera une combinaison de fermes d’État et d’entreprises coopératives afin de répondre au mieux aux besoins de la population dans les conditions de l’agriculture moderne mécanisée[5] ».

Le parti communiste (marxiste-léniniste) (CP[ML]) promut également une version de la thèse de la Black Belt héritée de son incarnation passée au sein de l’October League. Le CP(ML) fut le fruit de la fusion en 1972 de l’October League[6], principalement basée à Los Angeles, et la Georgia Communist League. Nombre de ses membres fondateurs venaient du Revolutionary Youth Movement (une fraction au sein du SDS), dont quelques reliquats de la Vieille gauche comme Harry Haywood et Otis Hyde. La présence de Haywood dans le CP(ML) est significative car il est considéré comme l’un des premiers architectes de la thèse de la Black Belt, formulée lors du Sixième Congrès de l’Internationale communiste en 1928. Dans sa formulation actualisée par le CP(ML), les Africains-Américains avaient le droit de se séparer de « leur patrie historique dans la Black Belt du Sud[7]. » Mais les membres du CP(ML) ajoutèrent que la reconnaissance du droit à l’autodétermination ne signifiait pas que la séparation était la solution la plus appropriée. Ils introduisirent également l’idée de l’autonomie régionale (c’est-à-dire que les concentrations urbaines d’Afro-Américains pouvaient également exercer l’autodétermination dans leurs propres communautés) et élargirent le slogan de l’autodétermination aux Chicanos, Portoricains, Américains d’origine asiatique, Autochtones et populations indigènes dans les colonies des États-Unis (dans les îles du Pacifique, à Hawaii et en Alaska, etc.). Ils sélectionnaient scrupuleusement les types de mouvements nationalistes qu’ils étaient prêts à soutenir, ne promettant de donner leur appui qu’au nationalisme révolutionnaire et non au nationalisme réactionnaire.
La Revolutionary Union, une émanation de la Bay Area Revolutionary Union (BARU) fondée en 1969 avec le soutien d’anciens membres du CPUSA qui avaient visité la Chine, adopta la position selon laquelle les Noirs constituaient « une nation opprimée d’un type nouveau[8]. » Dans la mesure où les Noirs étaient principalement des ouvriers concentrés dans les zones industrielles urbaines (ce que la BARU appelait une « structure déformée de classe »), le groupe pensait que l’autodétermination ne devait pas prendre la forme de la séparation, mais devait plutôt être réalisée à travers la lutte contre la discrimination, l’exploitation et les répressions policières dans les centres urbains. En 1975, lorsque la Revolutionary Union devint le Revolutionary Communist Party (RCP), elle continua à soutenir l’idée que les Noirs constituaient une nation d’un nouveau type, mais commença également à défendre « le droit des Noirs à rejoindre et à revendiquer leur territoire d’origine[9]. » Il n’est pas étonnant que ces deux lignes contradictoires aient été sources de confusion, ce qui contraignit les dirigeants de la RCP à adopter une position intenable en défendant le droit à l’autodétermination sans le prôner. Deux ans plus tard, ils abandonnèrent complètement le droit à l’autodétermination et, comme le PLP, firent la guerre à toute forme de nationalisme « étroit ».
Contrairement aux organisations à tendance maoïste mentionnées ci-dessus, la Revolutionary Communist League (RCL) – fondée et dirigée par Amiri Baraka – émana directement des mouvements nationalistes-culturels de la fin des années 1960. Pour comprendre les positions changeantes de la RCL (et de ses précurseurs) à l’égard de la libération des Noirs, il faut en revenir à 1966, l’année où Baraka fonda la Spirit House à Newark, dans le New Jersey, avec l’aide de militants locaux et d’autres avec lesquels il avait travaillé au Black Arts Repertory Theater de Harlem. Si les artistes de la Spirit House étaient dès le début impliqués dans la politique locale, les violences policières contre Baraka et d’autres militants pendant le soulèvement de Newark de 1967 les politisa plus encore. Après le soulèvement, ils participèrent à l’organisation d’une conférence du Black Power à Newark qui attira plusieurs dirigeants nationaux noirs, dont Stokely Carmichael, H. Rap Brown et Huey P. Newton du Black Panther Party, ainsi qu’Imari Obadele de la Republic of New Africa (en partie une émanation du Revolutionary Action Movement). Peu de temps après, la Spirit House forma la base du Committee for a Unified Newark (CFUN), une nouvelle organisation composée des United Brothers, de la Black Community Defense and Development, et des Sisters of Black Culture. Outre le fait qu’il put attirer des nationalistes noirs, des Noirs musulmans et même quelques Marxistes-Léninistes-Maoïstes, le CFUN portait la marque de la US Organization de Ron Karenga. En effet, le CFUN adopta la version du nationalisme culturel de Karenga et travailla en étroite collaboration avec lui. Même si des tensions apparurent entre Karenga et certains des militants de Newark en raison de son attitude envers les femmes et de la structure de direction trop centralisée que le CFUN avait emprunté à la US Organization, le mouvement continua à se développer. En 1970, Baraka renomma le CFUN le Congress of African Peoples (CAP) ; il le transforma en une organisation nationale, et, lors du congrès inaugural, rompit avec Karenga. Les dirigeants du CAP critiquèrent vivement le nationalisme culturel de Karenga et firent adopter des résolutions qui reflétaient un virage à gauche – dont une proposition visant à lever des fonds pour aider à construire le chemin de fer entre la Tanzanie et la Zambie[10].
Plusieurs facteurs contribuèrent au virage à gauche de Baraka pendant cette période. L’un d’eux est lié à la douloureuse expérience qu’il fit des limites des politiciens noirs de la « petite bourgeoisie ». Après avoir joué un rôle central dans l’élection de Kenneth Gibson en 1970, le premier maire noir de Newark, Baraka fut le témoin de l’augmentation des répressions policières (incluant des agressions contre les manifestants du CAP) et de l’incapacité de Gibson à tenir la promesse qu’il avait faite à la communauté africaine-américaine. Se sentant trahi et désabusé, Baraka se sépara de Gibson en 1974, sans pour autant abandonner entièrement l’idée d’un processus électoral. Le rôle qu’il joua dans l’organisation de la première National Black Political Assembly en 1972 lui redonna foi dans le pouvoir des politiques noires indépendantes et dans la force potentielle d’un front noir uni[11].

Le coordinateur régional de la côte Est du CLP, William Watkins, exerça une influence importante sur Baraka. Né et élevé à Harlem, Watkins faisait partie d’un groupe d’étudiants radicaux noirs de la California State University à Los Angeles qui contribua à la fondation de la Communist League. En 1974, il fit la connaissance de Baraka. « On passait des heures dans son bureau, se rappelle Watkins, à débattre des fondamentaux – comme la plus-value ». Pendant environ trois mois, Baraka rencontra régulièrement Watkins qui lui enseignait les fondamentaux de l’économie politique et tâchait de lui montrer les limites du nationalisme culturel. Ces rencontres jouèrent certainement un rôle dans le changement de cap à gauche de Baraka. Mais quand Watkins et Nelson Perry demandèrent à Baraka de rejoindre le CLP, il refusa. Bien qu’il devînt sensible à la pensée marxiste-léniniste-maoïste, il n’était pas prêt à rejoindre une organisation multiraciale. La lutte noire était prioritaire[12].
L’origine la plus évidente de la radicalisation de Baraka se situait en Afrique. Tout comme son premier tournant à gauche après 1960 avait été suscité par la révolution cubaine, la lutte dans le Sud de l’Afrique suscita son second tournant à gauche post-1970. L’événement clé fut la création du African Liberation Support Committee en 1971. Celui-ci émanait d’un groupe de nationalistes noirs dirigé par Owusu Sadaukai, directeur de la Malcom X Liberation University à Greensboro, en Caroline du Nord, qui se rendit au Mozambique sous l’égide du Front de Libération du Mozambique (FRELIMO). Le président du FRELIMO, Samora Machel (qui était par pure coïncidence en Chine au même moment que Huey Newton) et d’autres militants convainquirent Sadaukai et ses collègues que le rôle le plus utile que les Africains-Américains pouvaient jouer en soutien à l’anticolonialisme était de défier le capitalisme américain de l’intérieur et de faire connaître la vérité au sujet de la guerre juste du FRELIMO contre la domination portugaise.
L’African Liberation Support Committee (ALSC) reflétait l’orientation radicale des mouvements de libération en Afrique lusophone. Le 27 mai 1972 (date anniversaire de la fondation de l’Organisation of African Unity), l’ALSC participa à la première manifestation du African Liberation Day (ALD), réunissant environ 30 000 manifestants rien qu’à Washington, D.C., et environ 30 000 de plus à travers le reste des États-Unis. Le comité de coordination du ALD comptait des représentants de plusieurs organisations noires de gauche, y compris la Youth Organization for Black Unity (YOBU), le All-African people’s Revolutionary Party (AAPRP), mené par Stokely Carmichael [Kwame Toure], la Pan-African People’s organization, et le Black Workers Congress à tendance maoïste[13]. L’ALSC réunit un si large éventail de militants noirs qu’il devint l’arène de débats portant sur la création d’un programme noir radical. Bien que la plupart des organisateurs de l’ALSC fussent profondément anti-impérialistes, le nombre de marxistes noirs aux postes de direction devint un point de discorde. Outre Sadaukai, qui allait continuer à jouer un rôle majeur dans Revolutionary Workers League (MWL) d’orientation maoïste, les principaux dirigeants de l’ALSC étaient Nelson Johnson (futur dirigeant du Communist Workers Party) et Abdul Alkalimat (un brillant écrivain et membre fondateur de la Revolutionary Union).
Dès 1973, des divisions se créèrent au sein de l’ALSC. Les querelles internes et le sectarisme s’avérèrent trop difficile à gérer pour l’ALSC et la politique étrangère chinoise le mit en crise pour de bon. Le soutien de la Chine à UNITA lors de la guerre civile angolaise de 1975, de même que l’argument du premier ministre adjoint Li Xian-Nian selon lequel le dialogue avec l’Afrique du Sud valait mieux que l’insurrection armée, placèrent les maoïstes noirs de l’ALSC dans une position délicate. En l’espace de trois ans, l’ALSC s’effondra complètement, mettant malencontreusement un terme à l’organisation anti-impérialiste sans doute la plus dynamique de la décennie.
Néanmoins, l’expérience de Baraka au sein de l’ALSC modifia profondément ses perspectives. Comme il le rappelle dans son autobiographie, au moment de la première manifestation du Africain Liberation Day en 1972, il était en train de « faire un tournant de gauche et lisait Nkrumah, Cabral et Mao. » Dans les deux années qui suivirent, il en appela les membres du CAP à examiner « l’expérience révolutionnaire internationale [à savoir les révolutions russe et chinoise] et à l’appliquer à la révolution africaine[14]. » Leurs programmes de cours s’élargirentpour inclure des œuvres telles que les Quatre essais de philosophie de Mao et les Fondements du léninisme et l’Histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS de Staline[15]. En 1976, le CAP s’était défait de tous les vestiges de nationalisme ; il changea son nom en Revolutionary Communist League (RCL), et chercha à se refondre en un mouvement multiracial marxiste-léniniste-maoïste. Afin sans doute d’atteindre une stabilité idéologique en tant que mouvement anti-révisionniste, le RCL s’engagea dans la noble voie de la résurrection de la thèse de la Black Belt. En 1977, le RCL publia un article intitulé « The Black Nation[16] » qui analysait les mouvements de libération noire d’un point de vue marxiste-léniniste-maoïste et concluait que le peuple noir dans le Sud et dans les grandes villes composaient une nation disposant d’un droit fondamental à l’autodétermination. Bien que rejetant « l’intégration bourgeoise », l’essai affirmait que la lutte pour le pouvoir politique noir était un élément majeur dans le combat pour l’autodétermination.
En tant qu’artiste profondément ancré dans le mouvement artistique noir, Baraka a constamment construit sa vision de la culture et de la politique à partir des contradictions de la vie noire dans un contexte capitaliste, impérialiste et raciste. Pour Baraka, comme pour beaucoup de ceux que l’on a évoqués ici, ce n’était pas simplement une question de nationalisme étroit. Au contraire, comprendre la place de l’oppression raciale et de la révolution noire dans le contexte capitaliste et impérialiste était essentiel pour le futur de l’humanité. Dans la tradition de Du Bois, Fanon et Cruse, Baraka insistait sur le fait que le prolétariat noir (donc colonial) était l’avant-garde de la révolution mondiale, « non en raison d’un quelconque chauvinisme mystique mais à cause de notre place dans l’histoire objective […]. Nous sommes l’avant garde parce que nous sommes les bas-fonds et quand nous nous lèverons, tout ce qui sera au-dessus de nous s’effondrera[17] . » De plus, malgré son immersion dans la littérature marxiste-léniniste-maoïste, son propre travail culturel suggère qu’il avait conscience, comme la plupart des radicaux noirs, que la question de savoir si le peuple noir constituait ou pas une nation ne serait pas résolue par la lecture de Lénine ou Staline, ni par la résurrection de M. N. Roy. Si jamais elle pouvait l’être, la bataille aurait lieu, pour le meilleur ou pour le pire, sur le terrain de la culture. Bien que le mouvement artistique noir ait été le moteur essentiel de la révolution culturelle noire aux États-Unis, il est difficile d’imaginer à quoi aurait ressemblé cette révolution sans la Chine. Les radicaux noirs prirent par les cornes la Grande Révolution culturelle prolétarienne et la remodelèrent à leur image.


La Grande Révolution culturelle prolétarienne (noire)
Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle.
Mao Zedong, « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yen’an », (Mai 1942)[18]
Moins d’un an après le début de la Révolution culturelle, Robert Williams publia un article dans le Crusader intitulé « Reconstitute Afro-American Art to Remold Black Souls » (Reconstruire l’art africain-américain pour remodeler les âmes noires). Tandis que l’appel de Mao pour une révolution culturelle impliquait de se débarrasser des vestiges (culturels et autres) de l’ancien ordre, Williams – à l’instar du mouvement artistique noir aux États-Unis – parlait de purger la culture noire de la « mentalité d’esclave ». Bien qu’il ait adopté quelques éléments de langage du manifeste du Parti communiste chinois (CCP) (la « Décision du Comité central du Parti communiste chinois sur la Grande Révolution culturelle prolétarienne », publiée le 12 août 1966, dans la Peking Review), Williams chercha dans son article à s’inspirer de l’idée plutôt que de l’idéologie de la Révolution culturelle. Comme Mao, il appela les artistes noirs à se débarrasser des chaînes des anciennes traditions et à mettre l’art au service de la révolution et d’elle seule :
L’artiste africain-américain doit faire un effort conscient et résolu pour reconstruire nos représentations artistiques, pour remodeler une âme noire et révolutionnaire, fière d’elle-même. […] Il doit créer une théorie et une direction nouvelles pour préparer notre peuple à une lutte acharnée, sanglante et prolongée contre la tyrannie et l’exploitation racistes. L’art noir doit servir au mieux le peuple noir. Il doit devenir une puissante arme dans l’arsenal de la révolution noire[19].
Les dirigeants du RAM se mirent d’accord. En 1967, circula un document interne du RAM, intitulé Some questions concerning the present period, qui en appelait à une révolution culturelle noire totale aux États-Unis, dont l’objectif était de détruire les mœurs, les attitudes, les manières, les coutumes, les modes de vie et les habitudes de l’oppression blanche. Cela impliquait la formation d’une nouvelle culture révolutionnaire. Cela signifiait également la fin des cheveux traités, du blanchiment de la peau et autres vestiges de la culture dominante. En effet, la révolution n’avait pas seulement pour cible les bourgeois noirs intégrés mais aussi les barbiers et les esthéticiennes.
La promotion consciente de l’art comme arme de la libération noire n’a rien de nouveau : elle remonte au moins à la frange de gauche de la Harlem Renaissance, si ce n’est plus tôt. Le mouvement des arts noirs aux États-Unis – tout comme pratiquement tous les mouvements de libération nationale contemporains – prit cette idée très au sérieux. Fanon n’a pas manqué d’évoquer cette dimension dans Les Damnés de la Terre dont la traduction anglaise s’est répandue comme une trainée de poudre à son époque[20]. Mais c’est la Révolution culturelle chinoise qui joua le rôle le plus important. Après tout, beaucoup sinon la majorité des nationalistes noirs connaissaient bien la Chine et avaient lu Mao. Même s’ils ne reconnaissaient pas de manière explicite l’influence des idées maoïstes sur la nécessité d’un art révolutionnaire et sur celle de la nature prolongée de la révolution culturelle, les parallèles sont frappants. Considérons le manifeste de 1968 de Ron [Maulana] Karenga « Black Cultural Nationalism ». D’abord publié dans Negro Digest, l’essai tire plusieurs de ses idées des « Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yen’an » de Mao. Comme Mao, Karenga insistait sur le fait que tout art doit être jugé selon deux critères – « artistique » et « social » (« politique »); que l’art révolutionnaire doit être destiné aux masses et qu’il « doit être fonctionnel, c’est-à-dire utile, puisque nous ne pouvons pas accepter la fausse doctrine de “l’art pour l’art” » comme le dit Karenga lui-même. L’influence du maoïsme directement perceptible à travers les efforts de Karenga pour façonner une culture révolutionnaire alternative. En effet, les sept principes de Kwanzaa (la fête africaine-américaine inventée par Karenga et célébrée pour la première fois en 1967), à savoir l’unité, l’autodétermination, la responsabilité et le travail collectifs, l’économie collective (socialisme), la créativité, le but, et même la foi sont tout aussi compatibles avec les idées de Mao qu’avec la culture « traditionnelle » africaine[21]. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si ces sept principes furent le fondement de la célèbre Déclaration d’Arusha de 1964 en Tanzanie sous la présidence de Julius Nyerere – la Tanzanie étant l’allié le plus précoce et le plus important de la Chine en Afrique.
Bien que la dette de Karenga envers Mao soit passée inaperçue, le Progressive Labor Party en prit note. Le journal du PLP, The Challenge, se livra à une virulente critique de l’ensemble du mouvement des arts noirs et de ses théoriciens intitulée « [LeRoi] Jones-Karenga Hustle: Cultural “Rebels” Foul Us Up », qui caractérisait Karenga de « pseudo-intellectuel » qui a « minutieusement lu les interventions sur la littérature et l’art de Mao ». « Le nationalisme culturel », poursuit l’article, « ne vénère pas seulement les aspects les plus réactionnaires de l’histoire africaine. Il va même jusqu’à mesurer l’engagement révolutionnaire de tel ou tel par sa tenue vestimentaire ! Cela fait partie de la “conscience noire”[22]. »
Bien sûr, la révolution est devenue une sorte d’art, ou plus précisément un style bien défini. Qu’ils s’habillent en Afro et en dashiki ou en veste en cuir et béret, la plupart des révolutionnaires noirs des États-Unis développèrent leurs propres critères esthétiques. Dans le monde de l’édition, le « Petit Livre rouge » de Mao eut un impact phénoménal sur les styles littéraires dans les cercles radicaux noirs. L’idée qu’un livre de format poche de citations concises et d’aphorismes pouvaient couvrir un si large éventail de sujets, incluant le comportement éthique, la pensée et la pratique révolutionnaires, le développement économique et la philosophie, attira beaucoup de militants noirs indépendamment de leurs allégeances politiques. Le « Petit Livre rouge » engendra une industrie artisanale de livres miniatures de citations expressément adressés aux militants noirs. The Black Book, publié par Earl Ofari Hutchinson (avec l’aide de Judy Davis) en est un parfait exemple[23]. Publié par le Radical Education Project (aux alentours de 1970), The Black Book comprend une compilation de courtes citations de W.E.B Dubois, Malcom X, et Franz Fanon qui couvrent un large éventail de questions relatives à la révolution nationale et mondiale. Les similitudes avec les Citations du Président Mao Tsé-Toung sont frappantes. Les chapitres ont notamment pour titre « La culture et l’art noir », « La politique », « L’impérialisme », « Le socialisme », « Le capitalisme », « La jeunesse », « Le Tiers-Monde », « L’Afrique », « Au sujet de l’Amérique » et « L’unité noire ». L’introduction d’Ofari place la lutte noire dans un contexte global et revendique une éthique révolutionnaire et « l’unification spirituelle et physique du Tiers-Monde ». Ofari ajoute que « la vraie Blackness est un style de vie collectif, un ensemble de valeurs collectives et une perspective commune sur le monde » qui va au-delà de nos différentes expériences en Occident. The Black Book n’était pas conçu comme une défense nationalisme noir contre les incursions du maoïsme. Au contraire, Ofari conclut en disant que « partout les combattants de la liberté continuent de lire le livre rouge, mais placent à ses côtés le LIVRE NOIR de la révolution. Pour gagner la bataille à venir, les deux sont nécessaires ».
Un autre texte populaire dans cette tradition était Axioms of Kwame Nkrumah: Freedom Figthers Edition, qui parut en 1969 – un an après que les Chinese Foreign Languages Press eurent publié la version anglaise des Citations du Président Mao Tsé-Toung[24]. Relié en cuir noir et couvert de dorures, il débute par une phrase inscrite sur le frontispice qui souligne l’importance de la volonté révolutionnaire : « le secret de la vie est de n’avoir peur de rien ». Si l’on fait abstraction du fait qu’ils se concentrent sur l’Afrique, les chapitres sont pratiquement impossibles à distinguer du « Petit Livre rouge ». Les sujets abordés incluent « La révolution africaine », « L’armée », « Le Black Power », « Le capitalisme », « L’impérialisme », « La milice populaire », « Le peuple », « La propagande », « Le socialisme » et « Les femmes ». La plupart des citations sont vagues ou échouent à être autre chose que des slogans (« La bêtise intellectuelle la plus ignoble jamais inventée par l’homme est celle de l’infériorité et de la supériorité raciales », ou encore : « un révolutionnaire n’échoue que s’il renonce »)[25]. Un grand nombre des idées de Nkrumah auraient cependant pu être celles de Mao, en particulier les citations traitant de l’utilité de la mobilisation populaire, de la relation dialectique entre la pensée et l’action et les questions relatives à la guerre, à la paix et à l’impérialisme.



En ce qui concerne la question de la culture, la plupart des groupes maoïstes et antirévisionnistes aux États-Unis étaient moins concernés par la création d’une nouvelle culture révolutionnaire que par la destruction des vestiges de l’ancienne et le combat contre ce qu’ils considéraient être une culture commerciale bourgeoise rétrograde. À cet égard, ils allaient dans le sens de la Grande Révolution culturelle prolétarienne. Dans une passionnante critique du film Superfly publié par le journal du CP(ML) The Call, l’auteur saisit l’opportunité de critiquer le rôle de la contre-culture ainsi que celui des capitalistes dans la promotion de la prise de drogues au sein de la communauté noire. « Quand je regarde toutes les personnes qui meurent d’overdose autour de moi, se font tuer dans des fusillades qui les opposent, sont broyés par des accidents de travail alors qu’ils sont déjà écrasés par le labeur, il devient évident que la dope fait autant de ravages que n’importe quel policier armé. » Pourquoi un film destiné à la population noire glorifie-t-il la culture de la drogue ? Parce que « les impérialistes connaissent la dure réalité – si tu planes à cause de la drogue, tu n’auras pas le temps de penser à la révolution – tu es trop préoccupé par le lieu où tu pourras te procurer la prochaine dose ! » La critique introduit également un peu d’histoire de la Chine :
Les Britanniques ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour faire en sorte que les chinois soient dépendants [de l’opium]. Il était habituel que les ouvriers se voient verser une partie de leur salaire en opium, provoquant une addiction encore plus rapide. Il n’y avait que la révolution qui pût mettre fin à cette misère. Afin de se réapproprier leur pays et transformer leur société en une autre qui serait véritablement au service du peuple, il fallait cesser de trouver un échappatoire dans la drogue[26].
Les critiques maoïstes ne se limitaient pas aux aspects les plus réactionnaires de la culture commerciale de masse. Le mouvement des arts noirs – un mouvement qui, ironiquement, incluait des personnalités très inspirées par les événements en Chine et à Cuba – fut scruté à la loupe par la gauche antirévisionniste. Des groupes tels que le PLP et le CP(ML), malgré leurs nombreuses divergences au sujet de la question nationale, s’accordaient sur le fait que le mouvement des arts noirs, par son attirance pour la culture africaine était malavisé, pour ne pas dire contre-révolutionnaire. Le PLP rejetait les nationalistes culturels noirs comme étant de petits hommes d’affaires bourgeois qui vendaient les aspects les plus rétrogrades de la culture africaine au peuple et « exploit[ai]ent les femmes noires – tout cela au nom de la “culture africaine” et de la “révolution”. » Ce même éditorialiste du PLP reprocha au mouvement des arts noirs d’ « enseigner les reines, les rois et les “empires” africains. Il n’y a pas d’approche de classe – aucune indication sur le fait que ces rois, etc., s’opposaient au peuple africain[27]. » De la même façon, un éditorial de 1973 de The Call critiquait le mouvement des arts noirs parce qu’il « délégitimait les aspirations nationales authentiques de la population noire aux États-Unis et […] et substituait une contre-culture africaine à la lutte anti-impérialiste[28]».
Bien que ces attaques fussent excessives, notamment parce qu’elles mettaient dans un même panier toute un ensemble d’artistes aux projets très différents, une poignée d’artistes noirs en était venue aux mêmes conclusions au sujet de la direction du mouvement des arts noirs. Pour le romancier John Oliver Killens, la révolution culturelle chinoise avait offert un modèle pour transformer le nationalisme culturel noir en une force révolutionnaire. À la suite de ses voyages en Chine dans les années 1970, Killens publia un essai important dans The Black World louant la révolution culturelle qui avait, selon lui, connu un succès retentissant. En fait, il s’était clairement rendu en Chine pour découvrir pourquoi la révolution chinoise avait réussi « alors que [leur] propre révolution culturelle noire, si ardente dans les années 1960, semblait dépérir[29]» Au moment où il était prêt à rentrer aux États-Unis, il parvint à plusieurs conclusions relatives aux limites de la révolution culturelle noire et à la force du modèle maoïste. Premièrement, il reconnut que toutes les révolutions couronnées de succès sont continues – permanentes et prolongées. Deuxièmement, le militantisme culturel et le militantisme politique ne sont pas pour lui des stratégies de libération différentes mais deux faces d’une même pièce. La révolution culturelle et la révolution politique vont de pair. Troisièmement, un mouvement révolutionnaire doit être indépendant, il doit créer des institutions culturelles autonomes. Bien sûr, la plupart des nationalistes radicaux noirs dans le mouvement des arts noirs s’en étaient rendu compte par eux-mêmes et l’article de Killens renforça seulement ces enseignements. Toutefois, la Chine apprit également à Killens quelque chose à laquelle peu de militants masculins du mouvement faisaient attention à l’époque: « Les femmes portent la moitié du ciel. » Dans certaines fractions militantes centrales de la révolution culturelle noire, il était littéralement demandé aux femmes de « rester assises à l’arrière du bus. […] C’est une pensée rétrograde qui a produit des divisions. De nombreuses femmes allèrent battre le pavé et rejoignirent le mouvement de libération des femmes. Certains des frères semblaient contrariés et surpris, mais c’est nous qui les avons conduites à cela[30]. »
Amiri Baraka représenta l’autre principale critique noire et inspirée par le maoïsme du mouvement des arts noirs, alors qu’il était lui-même une figure essentielle de la révolution culturelle noire et l’une des premières cibles des critiques maoïstes. En tant que fondateur et dirigeant du CAP et plus tard de la RCL, Baraka fit davantage qu’une critique, il bâtit un mouvement qui tentait de faire la synthèse entre les innovations stylistiques et esthétiques du mouvement des arts noirs et la pensée marxiste-léniniste-maoïste. Tout comme sa trajectoire du monde des beatniks à la conférence de Bandung, la transformation de Baraka de nationaliste culturel en communiste engagé donne un aperçu de l’impact de Mao sur le radicalisme noir aux États-Unis. Plus que tout autre maoïste ou antirévisionniste, Baraka et les membres de la RCL symbolisaient l’effort le plus conscient et le plus soutenu pour transférer la Grande révolution culturelle prolétarienne dans les quartiers défavorisés des États-Unis et la transformer de telle manière qu’elle touche la classe ouvrière.