Archives Révolutionnaires

Diffuser les archives et les récits militants. Construire les luttes actuelles.

Une couverture de journal intitulée 'le travailleur', publiée par le Comité d'Action Politique de Saint-Jacques en novembre 1971, abordant des sujets comme les grèves, le chômage et les préoccupations des ouvriers.

EN LUTTE !, les chemins d’une organisation communiste

8 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les (…)

Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les luttes ouvrières se multiplient afin de défendre les acquis sociaux et économiques pour le plus grand nombre. En concomitance, on voit un regain des mouvements communistes qui s’appuient désormais sur la révolution chinoise pour envisager des lendemains qui chantent. Au Québec, Charles Gagnon (ancien dirigeant du FLQ) lance l’organisation EN LUTTE ! Durant une décennie, elle incarne l’engagement communiste et le dévouement à la cause du peuple.

Par Alexis Lafleur-Paiement [1]

Le Québec des années 1960 est marqué par des transformations profondes, notamment impulsées par le gouvernement libéral de Jean Lesage (1960-1966). Celles-ci incluent la déconfessionnalisation des écoles et du secteur de la santé, la nationalisation de l’électricité (1962) et la création de sociétés d’État, ainsi que le soutien à l’entrepreneuriat québécois. Mais ces mesures sont insuffisantes aux yeux d’une partie de la jeunesse qui affirme : « Nous luttons pour un État libre, laïque et socialiste. »[2] Dans le même sens, l’équipe de la revue Révolution québécoise (1964-1965) tente de concilier le marxisme et la lutte pour l’indépendance, avant que ses animateurs Pierre Vallières et Charles Gagnon se joignent au Front de libération du Québec (FLQ) pour y mener des actions armées. La période est marquée par une escalade de la violence qui conduit des attentats à la bombe à l’enlèvement de deux dignitaires par le FLQ en octobre 1970. Dans ces circonstances, le gouvernement du Canada réagit avec une intensité inattendue. La Loi sur les mesures de guerre est proclamée, le Québec est occupé par l’armée, et plus de 500 arrestations et de 3000 perquisitions sans mandat sont réalisées. La gauche québécoise sort de l’épisode grandement affaiblie.

Après le retrait des troupes canadiennes, les militant·es s’interrogent sur la voie qu’il faut prendre pour relancer la contestation. D’un côté, on rejette assez largement l’activisme et le terrorisme des années 1960 qui n’ont pas su déboucher sur la révolution, entraînant plutôt une répression brutale. D’un autre côté, la conviction qu’il est nécessaire de s’organiser à large échelle et de se doter de structures résilientes pour faire face aux aléas de la vie politique s’impose globalement. Plusieurs personnes choisissent d’investir le Parti québécois (PQ) ou les centrales syndicales, alors que d’autres préconisent la création d’une organisation révolutionnaire autonome. C’est l’idée qu’expriment les membres du Comité d’action politique de Saint-Jacques dans la brochure Pour l’organisation politique des travailleurs québécois (1971) ou encore le groupe Vaincre (1971-1972) qui publie un journal éponyme. À l’été 1972, quatre militant·es issu·es de ces deux réseaux s’associent pour rédiger un document d’unité qui est publié sous le titre Pour le parti prolétarien[3]. Le même groupe forme l’Équipe du Journal (ÉdJ) afin de produire un périodique révolutionnaire qui pourra servir de base pour la création d’une organisation.

Construire une organisation révolutionnaire

L’année 1973 est consacrée à la rencontre avec une multitude de groupes pour trouver des terrains d’entente, au lancement du journal EN LUTTE ! et à la mise sur pied du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO). L’Équipe du Journal adopte une position marxiste-léniniste qui s’appuie sur les théories de Marx, Lénine et Mao dans l’objectif de créer un parti révolutionnaire, de se lier avec la classe ouvrière et de diriger un mouvement capable d’instaurer le socialisme. Pour ce faire, le groupe priorise la réflexion et la diffusion idéologique, d’où la centralité du journal dans son travail. Il valorise aussi la solidarité avec les travailleur·euses revendicatif·ves ou en grève qui peuvent se montrer intéressé·es par les idées progressistes. À travers ces activités intellectuelles ou plus directement militantes, l’objectif est de rassembler une masse critique de personnes autour d’un projet révolutionnaire et de constituer un mouvement qui poursuivra le combat politique à une autre échelle. Ce but est atteint à l’automne 1974, lors du 1er Congrès du groupe EN LUTTE ! qui se constitue formellement en tant qu’organisation avec des statuts et un programme. Bien que le groupe ne rassemble qu’une soixantaine de membres, il peut compter sur leur implication dans diverses initiatives communautaires (cliniques, garderies et comptoirs alimentaires) pour approfondir ses liens avec les classes populaires. Le soutien aux grévistes qui luttent contre des multinationales à la United Aircraft (Longueuil, 1974-1975) ou à l’INCO (Sudbury, 1978-1979) permet de lier ces combats spécifiques au problème général de l’impérialisme.

Dans les années suivantes, EN LUTTE ! se consacre à plusieurs batailles. Il dénonce le Parti québécois qui, malgré son soi-disant « préjugé favorable aux travailleurs », soutient les intérêts de la bourgeoisie francophone. L’organisation marxiste rappelle aussi que « les syndicats sont en passe d’être intégrés à l’appareil d’État et d’en être réduits au statut d’organismes chargés d’appliquer les lois de l’État bourgeois, les lois passées dans les intérêts du Capital »[4]. Ces manœuvres visent à démontrer que les intérêts des travailleur·euses ne peuvent être défendus adéquatement que par une organisation faite par et pour les travailleur·euses eux-mêmes, dans le but d’instaurer le socialisme, c’est-à-dire un système où les moyens de production appartiennent en commun à l’ensemble des salarié·es. C’est ce que tente d’expliquer le journal d’EN LUTTE ! en montrant que les conflits de travail sont des symptômes d’un problème plus grave : le régime capitaliste lui-même, basé sur l’exploitation de l’humain par l’humain. Le message est bien reçu puisque l’organisation grandit pour atteindre environ 400 membres en 1979, répartis partout au Canada, sans compter plusieurs centaines de sympathisant·es. À la même époque, l’organisation gère des librairies à Vancouver, Toronto, Montréal et Québec, ainsi qu’une imprimerie. Enfin, son journal tire à plus de 6600 exemplaires par semaine[5].

Défis et ruptures

Pourtant, avec le début des années 1980, l’organisation EN LUTTE ! fait face à plusieurs défis. D’abord, sa position « d’annulation » du vote lors du référendum sur la souveraineté du Québec (mai 1980) a été accueillie assez défavorablement. Ensuite, différents groupes se sentent mal représentés dans l’organisation, notamment les personnes homosexuelles, les femmes et les ouvriers manuels qui forment des caucus pour exposer leurs récriminations. Des facteurs externes nuisent aussi au mouvement, dont la libéralisation de la Chine (qui semble confirmer l’échec du maoïsme), la répression policière qui cible les marxistes et l’imposition progressive de la chape de plomb néolibérale sur l’ensemble de la société. Malgré des discussions soutenues et l’appel à un congrès ouvert en mai 1982, le groupe n’arrive pas à surmonter les tensions internes et les pressions externes. Le 4e Congrès vote l’auto-dissolution à 187 voix contre 25, et 12 abstentions[6].

Bien que certain·es tentent de poursuivre l’expérience marxiste dans les années 1980, ce courant, à l’image des autres tendances de gauche, est alors anémique. Cette traversée du désert a contribué à obscurcir la mémoire d’EN LUTTE !, sans compter les invectives anti-marxistes de la droite qui continuent de l’accabler. Malgré tout, son expérience et celles des autres groupes révolutionnaires des années 1970 demeurent pertinentes, particulièrement à notre époque où la gauche peine à s’organiser. Il semble que les progressistes soient aujourd’hui coincés entre l’action parlementaire, le syndicalisme institutionnel et l’activisme à la pièce. Pourtant, le capitalisme frappe de plus en plus durement et risque même de nous exterminer collectivement en entretenant la crise écologique. Dans cette situation, ne faut-il pas repenser notre action et envisager sérieusement la création d’une organisation révolutionnaire solide et durable ? Bien sûr, EN LUTTE ! et les autres groupes marxistes-léninistes n’offrent pas de recette pour la révolution, mais « ils ont cherché une voie pour s’attaquer à cet ordre établi, pour l’affaiblir et finalement l’abolir »[7]. Un tel horizon peut encore nous inspirer en vue de l’instauration d’une société égalitaire.


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 102, hiver 2025 (p. 12–13)

[2] « Présentation », Parti pris, no 1 (octobre 1963), page 4.

[3] La brochure est signée en nom propre par Charles Gagnon qui en est le principal rédacteur.

[4] GAGNON, Charles. Qui manipule les syndicats ?, Montréal, EN LUTTE !, 1979, page 9.

[5] Bulletin interne, no 46 (15 novembre 1981).

[6] EN LUTTE !, no 288 (22 juin 1982), page 1.

[7] GAGNON, Charles. Il était une fois… conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, Montréal, Lux, 2006, page 36.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.

Le style de Marx : entretien avec Vincent Berthelier

2 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl (…)

Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl Marx (1818-1883) et leurs effets politiques. Nous nous sommes entretenus avec l’auteur pour mieux comprendre son projet, ses principaux résultats de recherche et leur intérêt pour la pensée contemporaine. Entrevue réalisée par Antoine Deslauriers.

Vincent Berthelier, Le style de Marx, Paris, Éditions sociales, 2025, 200 pages.


Vous partez d’une hypothèse de lecture simple, mais décisive : considérer Marx comme un écrivain, et non pas seulement comme un théoricien ou un militant révolutionnaire. En quoi cette approche modifie-t-elle la manière dont vous envisagez son œuvre ?

En prenant en compte la dimension écrite, voire littéraire, de l’œuvre de Marx, je me mets en fait dans la même position que la plupart de ses lectrices et lecteurs, qui ne sont spécialistes ni d’économie, ni de philosophie, ni de sociologie. Au-delà des commentaires savants sur Marx, il s’agissait de revenir au texte, à son mode d’argumentation, et à ce qu’on voudrait en tirer pour notre monde et notre vie militante quand on commence à le lire – ce que j’ai commencé à faire à l’âge de vingt ans.

Quand on intègre cette dimension écrite et littéraire, on s’aperçoit que Marx, comme tout le monde, raisonne sur un mode qui s’efforce d’être scientifique et rigoureux, mais qui passe nécessairement par des intuitions sensibles. Sa façon de rendre compte des rapports sociaux et politiques, façonnés par le capital et les intérêts de classe, s’appuie sur un réseau de mots et d’images déterminant dans la constitution de ses concepts. Toute connaissance passe par le langage, et donc par tout ce qui traverse le langage – puisqu’il n’existe pas de langage pur, strictement rationnel, univoque et transparent, comme celui dont rêvent parfois les philosophes analytiques.

Je reviens aussi par endroit sur ce qui me semble être des limites de la pensée de Marx, qui sont autant de problèmes pour une analyse critique contemporaine du capital (sa conception de la classe moyenne, de la paysannerie, de la valeur économique, etc.). Toutefois, sa manière d’écrire et de formuler sa pensée n’est pas invalidée par le fait qu’elle soit imprégnée de littérature et de strates de langue préexistantes, au contraire. Sa démarche critique est inscrite dans la langue qu’il emploie.

Prenons par exemple le début du 18 Brumaire : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

On peut lire ce début comme une simple boutade, introduisant une métaphore banale (politique = théâtre). C’est oublier que la question de la représentation politique est le problème central de l’essai de Marx, et ce qui lui donne toute sa pertinence (quand bien même son analyse de la paysannerie parcellaire est fausse). En pensant un phénomène politique (le coup d’État du neveu de Napoléon Ier) sur le mode théâtral, Marx ne minimise pas son caractère historique. Toute la métaphore théâtrale dans le 18 Brumaire consiste à tenir les deux bouts : d’un côté le spectacle grotesque de la politique, de l’autre les véritables intérêts qui sous-tendent ce spectacle, mais n’en sont pas distincts.

Pour faire un parallèle contemporain assez simple : il est évident que les articles de la presse bourgeoise déplorant la bouffonnerie de Donald Trump ne nous apprennent rien. Mais ce serait une erreur de mettre de côté le poids des représentations, sous prétexte de matérialisme : les représentations (et les représentants) ont une pesanteur historique, et les individus de telle ou telle classe agissent à travers elles.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.
Impression textile de Varvara Stepanova

En étant formulé au singulier, le titre de votre ouvrage suggère une cohérence stylistique chez Marx. Peut-on réellement parler d’un style unifié entre les Manuscrits de 1844, Le 18 Brumaire, Le Capital ou encore la correspondance ? Quelles continuités, mais aussi quelles ruptures, avez-vous identifiées dans cette diversité de textes ?

Les textes que vous mentionnez ne sont évidemment pas écrits de la même manière, ne serait-ce que parce qu’ils sont de nature très différente, et qu’ils ne s’adressent pas aux mêmes destinataires. Ils ne sont même pas toujours écrits dans la même langue. Mais ils présentent des éléments de continuité. Certains sont propres à la formation intellectuelle de Marx : les citations et allusions littéraires qui parcourent toute son œuvre sont caractéristiques de l’intellectuel ayant reçu une éducation bourgeoise libérale. Les nombreuses références bibliques, quant à elles, sont à la fois le patrimoine commun de l’Europe chrétienne, mais plus spécifiquement celui d’un ancien étudiant en philosophie (discipline qui n’est alors pas strictement séparée de la théologie en Prusse).

Une figure comme l’antimétabole (ces « renversements du génitif », Philosophie de la misère changé en Misère de la philosophie) inscrit d’abord Marx dans la filiation de Hegel et Feuerbach. C’est globalement une constante de son style, mais elle n’est pas employée avec la même fréquence dans les Annales franco-allemandes (pendant la phase jeune-hégélienne de Marx) ou dans Le Capital (où il en fait un emploi beaucoup plus restreint, mais toujours significatif).

De manière générale, le principe de l’approche stylistique, c’est qu’on ne peut pas traiter tous les faits de style d’une œuvre (ils sont pour ainsi dire infinis). On sélectionne ceux qui nous paraissent significatifs, à commencer par les plus visibles. On en fait l’inventaire, de la façon la plus objective possible (car les faits de langue sont tendanciellement objectivables). Enfin on les interprète, selon leur fréquence et leur répartition. Il m’arrive de m’attarder sur des traits de style qui n’apparaissent qu’à certains endroits du Capital, parce qu’ils produisent beaucoup de sens (par exemple la façon qu’a Marx d’y décrire le communisme), et d’en mettre de côté certains qu’il pratique tout au long de sa vie (les calembours par exemple) parce qu’ils sont à mes yeux d’un moindre intérêt critique. Cela dit, je ne prétends pas à l’exhaustivité : j’ai cherché à faire la synthèse des travaux existants en anglais, allemand, espagnol et français, et cette synthèse peut encore être enrichie.

Vous soulevez à quelques reprises la question de la traduction, notamment lorsque vous discutez de la glossolalie de Marx. Le style marxien se maintient-il d’une langue à l’autre ? Que perd-on – ou que gagne-t-on – dans ce déplacement linguistique ?

Dans la traduction, certains traits de langue et de style se perdent : des jeux de mots intraduisibles, des tournures de phrase propres à l’allemand ou à l’anglais, les connotations de tel mot dans sa langue. Les déperditions ne sont d’ailleurs pas tout à fait les mêmes si on passe d’une langue indo-européenne à l’autre, ou si l’on traduit vers le chinois ou le japonais par exemple. D’autres traits se transmettent plus ou moins intacts : les répétitions, les figures de renversement, les métaphores, les effets de voix, l’ironie. Marx étant un penseur internationaliste, je me suis bien sûr focalisé sur ceux-ci. C’est un travail assez différent de ce que j’ai pu faire auparavant, sur la littérature de langue française (où l’analyse grammaticale est fondamentale). Mais l’essentiel est de savoir sélectionner.

Je lis l’allemand, mais j’avais lu l’essentiel des œuvres de Marx en français. Quand un trait me semblait intéressant, je comparais la traduction au texte original. Il ne faut pas exagérer l’écart : la traduction nous fait tout de même accéder à quelque chose du texte original. Avec l’expérience, je me suis mis à sentir intuitivement quand les traducteurs oubliaient de rendre en français certaines figures de style du texte original. Il arrive aussi qu’ils surtraduisent quand le style de Marx leur semble trop plat – alors même que ce style plat est lui aussi porteur de sens !

Motif géométrique en zigzag constitué de flèches rouges et bleues sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Dans la biographie qu’il lui consacre, Jonathan Sperber décrit Marx comme un « homme du XIXe siècle » (2013). Sans contester cette lecture, vous montrez que l’œuvre marxienne puise à des sources plus anciennes – la littérature gréco-latine, le théâtre de Shakespeare, la satire romantique, la prose de Goethe, parmi bien d’autres. Dans quelle mesure cette culture classique informe-t-elle son écriture et sa pensée ?

Cette question requiert une réponse générale et des réponses spécifiques. La réponse générale est la suivante : Marx a reçu de son entourage (son père et son beau-père) une éducation bourgeoise libérale, avec une culture humaniste dont les branches les plus tardives sont la pensée des Lumières et le libéralisme romantique. C’est le socle de la pensée de Marx, dont le premier combat fut pour la liberté de la presse en Prusse. La prétendue critique des droits de l’homme dans l’article Sur la question juive vise bien à rendre concrets des droits humains abstraits, et à poursuivre le combat des Lumières européennes.

Il est donc important de rappeler l’ancrage universaliste et républicain de Marx, à une époque où la montée électorale de l’extrême droite fragilise les convictions démocratiques de la gauche radicale, et où l’on fait un mauvais procès à l’universalisme, sous prétexte de déconstruire l’eurocentrisme. En ce sens aussi, je m’éloigne de Sperber, qui voudrait faire de Marx un homme de son temps, qui ne serait plus du nôtre. Marx nous offre au contraire des ressources pour un universalisme mis à jour (et qu’il faut continuer à mettre à jour), certainement pas limité au XIXe siècle.

Pour les réponses spécifiques, sans entrer dans le détail : c’est en partie à travers des références littéraires que Marx pense certains objets, notamment certaines classes sociales. Pour le coup, ce n’est pas toujours pour le mieux, et je montre en quoi sa conception du lumpenprolétariat ou des petits-bourgeois est largement livresque – ce qui risque de nous poser des problèmes pour penser les classes moyennes et les formes impures d’exploitation (qui sont en fait la norme en Occident, où tout le monde, y compris les exploité·es, profite de l’exploitation du reste du monde).

Le style de Marx emprunte parfois une veine prophétique, voire messianique. Comment interprétez-vous cette tonalité chez un auteur qui revendiquait une approche scientifique, y compris dans ses écrits les plus militants ou polémiques ?

Comme dit plus haut, les allusions religieuses sont d’une part le socle culturel commun de tou·tes les Européen·nes de l’époque. La première lecture des ouvrier·es dans les pays protestants, c’est la Bible – y compris chez les radicaux. En outre, tout le mouvement social est pétri de messianisme. Mais la culture biblique est aussi enracinée chez les philosophes de langue allemande. Quand il évoque la Bible, Marx est donc traversé à la fois par le langage révolutionnaire et par le langage philosophique de son temps. Mais ici, il ne faut pas s’en tenir à un trait de langue sans le mettre en contexte. Le rôle militant de Marx a été de laïciser le mouvement ouvrier, de le défaire de sa gangue chrétienne messianique (celle d’un Weitling par exemple).

Ensuite, Marx ironisait beaucoup sur son rôle de « monsieur le prophète », quand bien même certaines de ses pages sont en effet portées par un souffle prophétique.

Enfin, il faut rappeler que du vivant de Marx, on a connu trois révolutions en France : 1830, 1848, 1871, sans parler du reste de l’Europe ou de la Guerre de Sécession états-unienne. Il n’y a rien de messianique à prophétiser des révolutions : elles rythment l’histoire du XIXe siècle, il s’agit surtout de savoir quand et pourquoi elles adviennent. En revanche il faut faire une distinction importante : Marx prophétise des révolutions à venir dans une société de classe foncièrement contradictoire, mais ne vaticine pas sur la nature du communisme. Là aussi, tout son effort a été de défaire le socialisme de sa dimension utopique et religieuse. C’est pourquoi les critiques du communisme comme religion laïque sont extrêmement faibles – à peu près aussi faibles que les critiques indignées de la « religion du marché ».

Dans le prolongement des travaux de Benoît Denis (2006), Jean-François Hamel propose de penser les rapports entre littérature et politique à partir de la notion de « politique de la littérature », qu’il définit comme « un système de représentations, plus ou moins largement partagé », permettant à la fois d’« identifier l’être de la littérature » et de « mesurer […] sa présence et sa puissance dans l’espace public[1] ». Même si Marx n’est pas un auteur littéraire au sens étroit du terme, pensez-vous que l’on puisse parler d’une politique de la littérature marxienne ? Si oui, quels en seraient les traits constitutifs ?

Comme nous tou⋅tes, Jean-François Hamel est partagé entre deux constats. D’une part, l’impuissance de la littérature à transformer le monde, a fortiori depuis qu’elle est devenue un média secondaire, concurrencé par la bande dessinée, le cinéma, internet, les podcasts, etc. D’autre part, l’évidence que la littérature est un terrain fortement politisé, et qu’elle a pu charrier des enjeux politiques majeurs selon les contextes (c’est particulièrement vrai dans des contextes politiques répressifs, où la littérature a pu prendre le relais du discours politique pour la critique ou la formation intellectuelle). Cela étant posé, les écrits de Marx ne peuvent être envisagés comme de la littérature que dans un sens très large (comme on parle de « littérature scientifique »). Mais à cet égard, on ne saurait mieux dire qu’Éric Vuillard, dans sa préface du Manifeste du parti communiste : dans l’histoire de l’art d’écrire, Marx est le premier à retourner complètement et explicitement la pratique littéraire contre ceux qui l’ont instituée et en ont été les propriétaires à des fins de domination.

L’autre politique de la littérature de Marx, c’est son internationalisme. Le Manifeste propose une théorie de la Weltliteratur, d’une littérature devenue mondiale parce que le marché unifie le monde. Et en même temps, le communisme marxiste au XXe siècle a ouvert un espace de circulation des idées et des textes, dont les livres de Marx font partie, un espace mondial mais qui n’était pas mondialisé par le marché (et qui ne se limitait pas à la sphère d’influence stalinienne). Le communisme a créé cette Weltliteratur annoncée par le Manifeste en 1848. Toute la question est de savoir si une telle politique internationale de la littérature est encore possible au XXIe siècle, et quelle forme elle prendra ou est en train de prendre.

Fond de motifs géométriques représentant des cercles entrelacés, en rouge, bleu et noir sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Les Éditions La Fabrique ont publié en janvier 2024 Lénine et l’arme du langage, un très bel ouvrage dans lequel le philosophe Jean-Jacques Lecercle étudie les formes et les fonctions du mot d’ordre léninien. Diriez-vous que l’on retrouve des dispositifs langagiers similaires chez Marx ?

Le mot d’ordre, selon la formule célèbre, résulte de l’analyse concrète d’une situation concrète. Il propose un scénario révolutionnaire immédiat, valable ici et maintenant, au sein d’un rapport de force. En cela, il est confronté à d’autres mots d’ordre. Un mot d’ordre, en tant que tel, n’a donc rien à voir avec les bons mots et les « formules » qu’on peut trouver sur les pancartes de manif, qui connotent plutôt un style, un esprit, une esthétique, et construisent une connivence politique tout en permettant à son créateur de se distinguer (sur tout cela, voir le Que faire de Lénine ? de Guillaume Fondu). En 1917, « Tout le pouvoir aux soviets » est un scénario d’action qui s’oppose à « Gagnons les élections à la Douma », c’est bien un mot d’ordre. Quand ces mêmes mots se retrouvent sur une pancarte de manif actuelle (dans une conjoncture où il n’y a pas de soviet de soldats ou de travailleurs), ça devient une formule, un clin d’œil.

Le mot d’ordre, susceptible de varier en fonction des nécessités du moment, appartient au jeu de langage de l’agitateur politique. L’ouvrage de Jean-Jacques Lecercle reconstitue justement, avec la clarté qui lui est coutumière, la philosophie du langage implicite de Lénine. Il distingue les différents jeux de langages qui se côtoient dans une formation sociale, et les différents rôles qui peuvent correspondre à ces jeux de langage. Ainsi, un Lénine a pu jouer, selon la temporalité dans laquelle il se place, les rôles de théoricien, de propagandiste / organisateur et d’agitateur / activiste.

Quid de Marx ? Comme le montre Lecercle, celui-ci est pris entre deux fonctions du langage, rappelées par la phrase de Lénine : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est juste » – et par la même phrase, modifiée par les maoïstes : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ». Dire le juste, rôle du politique, de l’organisateur; dire le vrai, rôle du théoricien.

Il faut bien sûr rappeler (avec les travaux de Jean Quétier) quelle fut l’activité politique de Marx en tant que militant. Il s’est trouvé en position d’agitateur, d’activiste, notamment en 1848-1849. Et il a abondamment rappelé que ses analyses politiques et stratégiques étaient soumises à des situations historiques concrètes. Dans le Manifeste, on voit alterner une analyse théorique de l’histoire, qui cherche à dire le vrai ; des « mesures » qui énoncent un programme général, fixent un cap concret pour les politiques révolutionnaires ; enfin, dans les dernières pages, quelque chose qui se rapproche du mot d’ordre, en précisant quelles sont les factions politiques avec lesquelles les communistes doivent s’allier dans chaque pays d’Europe. Or ces dernières pages n’ont plus qu’une valeur documentaire.

Et de manière plus générale, quand bien même on trouverait des mots d’ordre chez Marx, ils n’auraient plus grand intérêt pour nous (et les mots d’ordre de Lénine n’ont pas d’intérêt en soi, sinon qu’ils sont liés à une réflexion sur leur fonction tactique). En revanche des slogans tels que « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens » ne constituent pas des mots d’ordre. Ces formules, qui souvent sont reprises par Marx à d’autres militant⋅es et théoricien⋅nes, et qu’on trouve par exemple dans la Critique du programme de Gotha, se situent entre le vrai et le juste (le vrai sur ce que serait un mode de production authentiquement non capitaliste mais communiste, le juste sur le cap à fixer pour construire le communisme). Au fond, la Critique du programme de Gotha vient après un mot d’ordre (« Unité du mouvement ouvrier ») qui a été concrétisé tactiquement.

Ce qui est frappant dans tout le parcours de Marx, c’est plutôt l’effort pour se débarrasser d’un jeu de langage inadéquat (celui du millénarisme révolutionnaire et de l’utopie). Si je devais accentuer la différence entre Lénine et Marx, j’emprunterais donc plutôt l’idée d’Alain Badiou, selon laquelle Marx, comme Freud avec la psychanalyse ou Saussure avec la linguistique, a institué un jeu de langage scientifique, contre ses adversaires. Et sa tactique irait plutôt dans le sens d’une victoire de cette exigence scientifique au sein du mouvement social, que d’une victoire révolutionnaire directe.


Notes

[1] Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », dans Laurence Côté-Fournier, Élyse Guay et Jean-François Hamel (dir.), Cahiers Figura, vol. 35, 2014, p. 14-15.

Une famille assise dans une pièce sommairement meublée, avec des murs tapissés et des vêtements suspendus. Des enfants, un homme et une femme sont présents, exprimant des rôles familiaux dans un cadre de vie modeste.

La grève de Winnipeg (1919) : identité canadienne et lutte des classes

13 août, par Archives Révolutionnaires
Un article de Mélissa Miller La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. (…)

Un article de Mélissa Miller

La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. Rassemblant plus de 35 000 travailleurs et travailleuses issus de divers secteurs, elle met à nu les profondes tensions de classe qui traversent le Canada d’après-guerre. Face à cette mobilisation inédite, les élites économiques et les autorités politiques réagissent avec une hostilité croissante. Parmi les forces d’opposition les plus structurées se trouve un groupe influent de notables locaux, réuni sous le nom de « Comité des mille citoyens », qui lance le journal Winnipeg Citizen pour orchestrer une contre-offensive idéologique à la grève. Dans les pages du Citizen, une certaine vision de l’identité canadienne émerge : celle d’un Canada bourgeois, anglo-saxon et capitaliste, opposée à l’image menaçante de l’ouvrier étranger communiste, un ennemi incarné par les grévistes. Le Citizen ne se contente pas de défendre l’ordre établi ; il participe activement à la construction d’une citoyenneté canadienne définie par la défense de la monarchie impériale, du libéralisme économique et de la propriété privée, une citoyenneté pensée contre toute forme d’organisation ouvrière autonome. Cette rhétorique trouve un écho favorable auprès du gouvernement de Robert Borden, qui adopte la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens et légitime la répression, notamment par l’arrestation des grévistes et la déportation de militants immigrants accusés de sédition. La grève de Winnipeg apparaît ainsi comme un révélateur de la lutte des classes au Canada. Elle met en lumière les stratégies discursives et coercitives par lesquelles les élites cherchent à maintenir leur hégémonie sociale et économique en associant toute contestation ouvrière à une menace étrangère. Pour mieux saisir ces dynamiques, nous reviendrons d’abord sur le contexte de la grève. Nous analyserons ensuite le discours du Winnipeg Citizen afin de montrer comment l’identité canadienne – réelle ou fantasmée – y est mobilisée pour délégitimer les grévistes et renforcer l’ordre établi. Enfin, nous montrerons comment cette stratégie fut couronnée de succès et contribua à l’écrasement de la grève.

Une famille assise dans une pièce sommairement meublée, avec des murs tapissés et des vêtements suspendus. Des enfants, un homme et une femme sont présents, exprimant des rôles familiaux dans un cadre de vie modeste.
Une famille ouvrière dans son logement, Winnipeg, 1915. À cette époque, la classe ouvrière vivait souvent dans des logements surpeuplés. Archives du Manitoba, Foote 1491 (N2438). Source.

La Grande Guerre et la grève

La grève générale de Winnipeg éclate le 15 mai 1919 en appui aux métallurgistes et aux ouvriers de la construction, en débrayage depuis le début du mois pour réclamer le droit à la négociation collective, que les employeurs refusent obstinément de leur accorder[1]. Le 6 mai, 95 des 96 syndicats affiliés au Conseil des métiers et du travail de Winnipeg (CMT) votent en faveur d’une grève de solidarité[2] : c’est plus de 11 000 travailleurs qui cessent l’ouvrage. Au matin du 15 mai 1919, le transport public, les livraisons de lait et les boulangeries arrêtent leurs activités. Les restaurants ferment et les téléphonistes débrayent, empêchant toutes les communications dans la ville. Ces dernières sont bientôt rejointes par les employés des postes, la police et les imprimeurs… Dans la foulée, c’est plus de 35 000 travailleurs et travailleuses, syndiqués ou non, qui arrêtent le travail à cette date[3]. Pour une ville de 175 000 habitants, l’impact est colossal.

Au début du XXe siècle, Winnipeg s’impose comme le quatrième centre industriel du Canada, en pleine effervescence. Sa croissance rapide repose sur un afflux massif d’immigrants, qui transforment la composition sociale et culturelle de la ville. En 1911, près d’un quart de la population n’est pas d’origine anglo-saxonne[4]. Dans ce contexte, la main-d’œuvre se structure selon des lignes à la fois ethniques et économiques : les immigrants d’Europe de l’Est, notamment les Ukrainiens, sont cantonnés aux emplois les plus précaires, notamment dans la construction et les chemins de fer, tandis que les ouvriers britanniques, souvent plus qualifiés et expérimentés, occupent des postes mieux rémunérés. Cette diversité au sein du monde ouvrier reflète les mutations économiques du Dominion, engagé dans une seconde révolution industrielle et pleinement intégré aux dynamiques du capitalisme impérial britannique[5].

Mais cette croissance rapide ne va pas sans tensions. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, le Canada est secoué par une série de grèves, révélatrices d’un mécontentement grandissant. L’inflation, la dégradation des conditions de vie et le retour difficile des soldats démobilisés ne font qu’amplifier les frustrations[6]. Face à l’autorité patronale, les travailleurs s’organisent. Des syndicats comme les Industrial Workers of the World (IWW) prennent racine, tandis que le Parti socialiste du Canada, de plus en plus influent, diffuse les idées marxistes au sein des milieux ouvriers. À Winnipeg, les travailleurs britanniques jouent un rôle moteur dans cette mobilisation. Forts de leur expérience syndicale acquise dans les grandes villes industrielles du Royaume-Uni, nombre d’entre eux accèdent rapidement à des postes de direction dans les syndicats locaux, mais aussi ailleurs dans l’Ouest canadien[7]. De leur côté, plusieurs immigrants d’Europe de l’Est s’investissent activement dans des organisations communautaires et socialistes, contribuant eux aussi à structurer la contestation. Un tournant décisif survient en mars 1919. Bien que le droit de grève ait été suspendu pendant la guerre, les syndicats restent autorisés à s’organiser. Lors de la Conférence du travail tenue à Calgary, des délégués venus de tout l’Ouest réclament la création d’un syndicat unifié et révolutionnaire, la One Big Union. Ce nouvel outil d’organisation marque une étape importante dans la radicalisation du mouvement ouvrier, et prépare le terrain pour l’une des mobilisations sociales les plus marquantes de l’histoire canadienne : la grève générale de Winnipeg[8].

La montée des revendications ouvrières au Canada, combinée à la participation du pays à la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire britannique, suscite de vives inquiétudes au sein du gouvernement. Engagé sur le front extérieur, l’État commence à redouter un ennemi intérieur. Cette crainte se cristallise particulièrement autour des immigrants, perçus comme potentiellement subversifs. Dès 1914, le gouvernement adopte des mesures législatives pour resserrer le contrôle sur ces populations. La British Nationality, Naturalisation, and Aliens Act, ainsi que la Loi sur les mesures de guerre, donnent au Canada le pouvoir de refuser la naturalisation, d’interner, voire de déporter les individus jugés dangereux[9]. Après l’armistice de 1918, les tensions ne faiblissent pas. Le Canada participe à l’intervention contre la Russie bolchévique, tandis que la Révolution russe exerce une influence croissante sur les milieux socialistes et syndicalistes qui y voient un modèle de rupture avec l’exploitation capitaliste. Cette montée de la conscience de classe alimente la peur des élites, qui brandissent le spectre d’une « menace rouge » pour justifier une surveillance et une répression accrues[10].

La grève générale de Winnipeg se distingue par la diversité de ses participants, rassemblant des travailleurs issus de milieux sociaux, culturels et ethniques variés. Cette unité inédite du monde ouvrier renforce l’affrontement de classe en opposant directement les travailleurs organisés au patronat local, tout en ravivant les peurs xénophobes et géopolitiques des élites. Tandis que les grévistes mettent en place un Comité de grève représentatif, expression de leur volonté collective, les élites de Winnipeg – responsables municipaux, juristes influents, industriels et hommes d’affaires – se mobilisent en formant le Comité des mille citoyens, destiné à préserver l’ordre établi et à contenir la menace que représente ce soulèvement ouvrier. Cette organisation opère en grande partie dans l’ombre et, encore aujourd’hui, le nombre exact de ses membres ainsi que l’ampleur de son réseau restent méconnus. Seules quelques dizaines d’individus faisant partie du comité exécutif ont pu être identifiés avec certitude. Parmi eux on compte Alfred Joseph Andrews, Isaac Pitbaldo et Travers Sweatman, trois avocats reconnus à Winnipeg ; Albert Livingstone Crossin, un gestionnaire de fonds, et G.N. Jackson, le directeur de la Sovereign Life Assurance[11]. Le Comité des Mille Citoyens est l’expression locale d’une série d’organisations fondées par les élites économiques et professionnelles d’Amérique pour s’opposer à la montée du syndicalisme ouvrier au début du XXe siècle. Le Comité s’inspire notamment de la Citizens’ Alliance de Minneapolis qui, depuis 1903, rassemblait les chefs d’entreprise et des adversaires déclarés du mouvement syndical. Il incarne donc les intérêts de la bourgeoisie locale. Redoutant une contagion du mouvement de grève à l’échelle nationale, le gouvernement fédéral leur accorde un soutien explicite. Fort de cet appui, le Comité des mille citoyens adopte une position intransigeante. Il pousse les employeurs à rejeter les revendications syndicales et s’engage activement à faire échouer la grève par tous les moyens nécessaires[12].

Le Comité des mille citoyens à la défense de « l’identité canadienne »

Installé dans les locaux de la Chambre de commerce, en plein centre-ville, le Comité des mille citoyens se donne un outil central de communication : le Winnipeg Citizen, un journal destiné à légitimer leur position et à discréditer la grève. Ce périodique devient à la fois la voix des élites, un organe de propagande contre les revendications syndicales, et un espace de production idéologique. Il oppose le « citoyen canadien » au « gréviste », en associant ce dernier à un danger étranger et subversif, hostile à l’essence même du Canada. Le journal en appelle à la société civile, l’invitant à se mobiliser pour défendre ses droits et l’ordre établi.

Le Comité des mille citoyens construit son discours en opposant clairement les « citoyens » aux grévistes, définissant ainsi l’identité canadienne par ce qu’elle rejette. Il établit une dichotomie entre les institutions britanniques légitimes et les institutions « soviétiques » que le mouvement de grève incarnerait. Le premier numéro du Winnipeg Citizen, publié le 19 mai 1919, présente la situation de la grève générale à Winnipeg. Ses auteurs prétendent parler au nom des citoyens, affirmant vouloir rapporter des faits « véridiques », du point de vue de la population locale : « from the standpoint of the citizens themselves…[13] ». La notion de citoyenneté occupe une place centrale dans le discours du journal. Elle constitue un outil majeur pour distinguer les « vrais Canadiens » des grévistes. En effet, la citoyenneté est un moyen essentiel par lequel une société affirme son identité, définissant qui appartient à la nation et qui en est exclu. Elle implique un sentiment d’appartenance civique mêlant des dimensions sociales et juridiques[14]. En choisissant le nom de « Comité des mille citoyens », les élites impliquées cherchent à imposer un modèle de citoyenneté où le « citoyen » s’oppose fermement à la grève. En opposant l’identité des « citoyens » à celle des « grévistes », les rédacteurs commencent à tracer une frontière claire entre ceux qui font partie de la communauté de Winnipeg, de la nation canadienne et de l’Empire britannique, et ceux qui en sont exclus.

Pour les rédacteurs du journal, la grève n’est pas un simple conflit social motivé par des revendications salariales ou syndicales. Elle est interprétée comme une tentative révolutionnaire visant à renverser l’ordre canadien. Le journal déclare sans ambages : « this is not a strike at all […] it is Revolution[15] ». Dans cette perspective, la grève est perçue comme une remise en cause directe des institutions démocratiques héritées de l’Empire britannique, remplacées potentiellement par un modèle soviétique : « It is a serious attempt to overturn British institutions in this Western country and to supplant them with the Russian Bolchevik system of soviet rule[16] ». Même si le journal reconnaît que les revendications ouvrières concernent les salaires, les conditions de travail et la négociation collective, il insiste sur une lecture politique et existentielle du conflit. Le véritable enjeu, selon lui, est le choix entre deux modèles de société : « Bolchevism and the rule of the Soviet, or British institutions and democratic constitutional government? – That is the question for every true citizen of Winnipeg to ask, and to answer, for this is the parting of the ways.[17] ». À travers cette rhétorique binaire, le Winnipeg Citizen construit une citoyenneté canadienne fondamentalement antagonique. Le « vrai Canadien » n’est ni gréviste, ni rebelle, ni communiste. Il est loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et fidèle aux valeurs libérales de l’Empire britannique. Ainsi se dessine, dans les pages du Citizen, une vision exclusive et idéologique de l’identité canadienne, construite non seulement pour s’opposer à la grève, mais aussi pour légitimer l’ordre social et politique existant.

Une page du journal _Winnipeg Citizen_, datée du 19 mai 1919, qui couvre la situation de la grève générale à Winnipeg, avec des titres et des informations sur les grévistes et leurs revendications.
Le Winnipeg Citizen. Source.

Les animateurs du Winnipeg Citizen utilisent un autre procédé discursif pour séparer les grévistes des « citoyens canadiens » : ils présentent le radicalisme comme quelque chose d’extérieur à la société winnipegoise. Cet « intrant » est présenté comme barbare ; il est l’envers des valeurs et pratiques propres à la civilisation britannique. S’il y a autant de travailleurs en grève, la raison est simple : « It is because the ‘Red’ element in Winnipeg has assumed the ascendancy in the Labour movement, dominating and influencing – or stampeding – the decent element of that movement, which desires the preservation of British institutions, yet is now striking unconsciously against them ». Autrement dit, les travailleurs loyaux aux institutions britanniques seraient manipulés à leur insu par des éléments « rouges », radicaux et subversifs. Dans les faits, de nombreux ouvriers de Winnipeg avaient effectivement adopté des positions politiques critiques à l’égard du capitalisme. Certains avaient assisté à la Conférence de Calgary en mars 1919, où ils soutenaient la formation du syndicat révolutionnaire One Big Union. L’année précédente, au théâtre Walker, 1 700 travailleurs avaient publiquement exprimé leur solidarité avec la Révolution russe et le mouvement spartakiste allemand. Si la grève de Winnipeg ne reflète pas une volonté révolutionnaire unanime, elle constitue néanmoins une remise en cause profonde de l’ordre socio-économique du Dominion, et soulève d’importants débats sur l’identité canadienne[18].

Les grévistes, unis avant tout par leur condition sociale malgré leurs origines diverses, expriment leur solidarité avec d’autres luttes ouvrières à l’international[19]. Leur combat vise à améliorer leurs conditions de vie au Canada et à se protéger des abus patronaux. Dans un contexte de censure, de répression et d’interdiction de la grève, ils choisissent des formes d’organisation extraparlementaires pour faire entendre leur voix. Face à cette menace, les élites de Winnipeg s’efforcent de défendre le système économique et politique qui leur permet de maintenir leur niveau de vie et leurs profits. Cette élite, aux prises avec une contestation de l’ordre socio-économique de l’Empire, doit présenter la grève comme le fait d’éléments extérieurs et brandir la figure de « l’étranger subversif ». Faire autrement serait admettre que leur vision de la citoyenneté canadienne et de l’ordre socio-économique du Canada n’est pas universelle, et donc reconnaître que leur hégémonie est contestée.

Pour délégitimer le mouvement de grève, le Winnipeg Citizen cherche à l’associer à la « barbarie soviétique ». Dès le deuxième jour du débrayage, le journal affirme que les grévistes auraient proclamé que Winnipeg était désormais dirigée par un Soviet[20]. Il accuse même le Comité de grève d’avoir sciemment affamé la population : « That first act [of the Strike Committee] was to cut off the supply of bread and the supply of milk, not only from the citizens at large, but from their own people as well! This is the sort of harsh terrorism and blind brutality that Soviet rule has meant in Russia[21]. » Ce discours s’appuie sur un imaginaire orientaliste, dans lequel le pouvoir soviétique est décrit comme brutal, irrationnel et tyrannique. Le journal transpose ensuite cette image sur les grévistes de Winnipeg, dépeints comme les relais locaux d’un despotisme étranger. À cette menace, il oppose les institutions britanniques, présentées comme rationnelles, stables et civilisées[22]. Ce récit binaire, entre barbarie rouge et ordre impérial, vise à effrayer les lecteurs et à justifier une réponse autoritaire à la crise. Le Winnipeg Citizen alerte sur le risque que l’agitation ouvrière devienne incontrôlable sous l’influence des « rouges », et appelle à un retour à l’ordre préexistant fondé sur la loyauté envers la Couronne. Ce discours n’est pas propre au Winnipeg Citizen. D’autres journaux à travers le pays, bien que dans une moindre mesure, reprennent cette rhétorique de la peur. Le Telegraph, basé au Québec, publie ainsi le 21 mai 1919 : « [Canada] does not want that element of foreign agitators whose nihilistic hysteria may be the natural product of the unfortunate lands from which they come, but who are certainly entirely out of their proper element in the free atmosphere of British institutions which they can neither understand nor appreciate[23] ». Ce type de discours illustre comment les élites canadiennes ont cherché à marginaliser la contestation ouvrière en lui donnant un visage étranger et menaçant, plutôt que d’en reconnaître les causes sociales et économiques profondes. Toutefois, ce point de vue ne fait pas l’unanimité dans la presse. Le journal Le Soleil, par exemple, propose une lecture bien différente. Il présente la grève comme un simple conflit d’intérêts entre ouvriers et employeurs, souligne son caractère pacifique, et conteste l’idée d’un soulèvement révolutionnaire. Le quotidien insiste également sur le fait que la majorité des meneurs sont d’origine anglo-saxonne, remettant ainsi en question l’idée que la grève serait orchestrée par des agents « étrangers » incapables de comprendre ou d’apprécier à sa juste valeur la « liberté » britannique [24].

Loi, ordre et marché : piliers d’une citoyenneté à préserver

Le Comité des mille citoyens se pose en défenseur acharné de la loi, de l’ordre et de la propriété. Ses membres dénoncent la grève comme illégitime et dangereuse, puisqu’elle remet en cause à la fois le libre fonctionnement du marché et l’autorité politique du Dominion. À leurs yeux, les principes du libéralisme politique et économique sont étroitement liés à l’identité britannique du Canada. Le Winnipeg Citizen invite donc ses lecteurs à s’organiser pour protéger la société canadienne et ses institutions légitimes.

En unissant leurs forces et en faisant grève, les ouvriers interrompent le cours normal de l’accumulation capitaliste et révèlent leur capacité à exercer un pouvoir politique concret.  Durant la grève générale, c’est le Comité de grève qui détermine quelles entreprises peuvent rester ouvertes. Celles qui en reçoivent l’autorisation doivent afficher un avis : « Permitted by Authority of the Strike Committee[25] ». Ce contrôle direct sur l’activité économique incarne, pour les Citoyens, une atteinte grave à l’ordre libéral qu’ils considèrent comme le fondement même de l’identité canadienne, un élément constitutif de la britannicité[26]. Selon eux, un véritable citoyen doit avoir la liberté d’acheter, de vendre, d’exploiter ses biens et de participer sans entrave à l’économie de marché. C’est ainsi qu’ils s’interrogent: « Why should not business be carried on so far as possible by men whose legitimate right it is, to do business in this city? The citizens and merchants and others who have thus suspended business cannot preserve the suspension[27]. » On retrouve le même genre d’argument dans d’autres numéros du journal : « Is Winnipeg to submit to the establishment of a condition whereby a citizen must ask a strike committee whether he can buy a loaf of bread ?[28] ». En posant cette question, le journal cherche à dramatiser la situation en dénonçant ce qu’il perçoit comme une intrusion inadmissible du pouvoir ouvrier dans la sphère privée et quotidienne. En associant la grève à une forme de dictature syndicale, le journal cherche à délégitimer le rapport de force établi par les ouvriers en le présentant comme une atteinte directe à liberté individuelle et à la vie quotidienne des citoyens, précisément car il entrave la liberté de marché.

Le journal redoute également une érosion de l’autorité établie. En revendiquant leurs droits par des moyens extraparlementaires (grèves, manifestations) les ouvriers contournent les voies politiques légitimes. Pire encore, la police municipale, en grève elle aussi, répond maintenant à l’autorité du Comité de grève, et non à celle de la Couronne ou des autorités provinciales et municipales. Pour les Citoyens, cette grève générale représente un précédent alarmant : elle pourrait ouvrir la voie à une remise en cause durable de l’ordre établi. Ils estiment que même si les revendications syndicales étaient entièrement satisfaites, cela ne mettrait pas fin au problème. Au contraire, une telle concession risquerait, selon eux, d’encourager la répétition de ce qu’ils perçoivent comme une forme de dictature ouvrière, où l’autorité de l’État serait remplacée par celle des comités populaires[29].

Dans ce contexte d’urgence, le Comité des mille citoyens appelle la population à se mobiliser : « The Reds dominate the 25 000 strikers and through them the 150 000 or more members of the general public. How is it that 25 000 men can dominate and dictate to 150 000 people? Solely because those 25 000 are organized and the 150 000 are not[30]. » Le message est clair : une minorité organisée de « rouges » contrôlerait la ville par l’intermédiaire des grévistes, imposant sa volonté à une majorité passive et désorganisée, incapable de faire contrepoids pour défendre les institutions britanniques et l’ordre libéral. Face à ce péril, le journal exhorte les citoyens à défendre « the free institutions under which we live[31] » en s’inscrivant dans l’héritage libéral de la Glorieuse Révolution de 1688, symbole de la résistance à la tyrannie monarchique et fondement de la démocratie parlementaire britannique. Pour afficher leur attachement à cet héritage, les membres du Comité arborent fièrement l’Union Jack[32]. Cette mise en scène dramatique repose sur une inversion idéologique des rapports sociaux. En réalité, ce sont les élites économiques et politiques qui détiennent le pouvoir dans la société capitaliste. Ce sont elles qui, en temps normal, dictent les règles du jeu économique, contrôlent les conditions de travail et monopolisent la parole publique. Dans les pages du Citizen, cependant, ces élites apparaissent comme les victimes d’un nouvel absolutisme, non plus royal mais ouvrier, qu’elles prétendent combattre au nom de la liberté. En accusant les 25 000 grévistes d’imposer leur volonté à 150 000 citoyens, le Comité des citoyens projette une image déformée de la réalité. Ce qu’il présente comme un despotisme ouvrier est en fait une tentative collective de briser un ordre profondément inégal, dans lequel une réelle minorité de bourgeois organisés exerce un pouvoir quotidien bien plus systématique. Le pouvoir temporaire des grévistes, loin d’être une tyrannie, incarne au contraire une forme d’auto-organisation populaire qui remet en cause les avantages d’une élite véritablement dominante.

Groupe d'hommes en costume et chapeaux, conversant autour d'une table dans un environnement intérieur. Un homme assis semble examiner des documents tandis que deux hommes debout échangent des papiers.
Le Comité des mille citoyens recrute une « police spéciale » pour remplacer les policiers, sympathiques à la grève. Cette police spéciale se compose d’anciens combattants. Archives du Manitoba, Winnipeg Strike 16 (N12307). Source.

Défendre l’ordre établi : Borden et la répression de la grève

En se positionnant comme défenseur du libéralisme économique et de « l’autorité constituée », le Comité des mille citoyens protège avant tout les intérêts de l’élite économique canadienne. Celle-ci cherche à préserver un système politique et économique qui lui permet de continuer à accumuler du capital, tout en restreignant les moyens d’expression des revendications ouvrières. Le Comité appelle donc les autorités à intervenir avec fermeté pour garantir la pérennité d’un ordre social inégalitaire, présenté comme légitime. Malgré les efforts du Western Labor News – le journal des grévistes – pour contrecarrer le discours du Winnipeg Citizen et affirmer la légitimité du mouvement, les classes moyennes se rallient majoritairement au récit des Citoyens[33]. Le 3 juin, plusieurs journaux de Winnipeg publient ainsi, aux frais du Comité, des encarts appelant explicitement à la déportation des « immigrants séditieux », accusés d’avoir orchestré la grève[34]. Ce discours trouve un écho favorable au sein du gouvernement fédéral. Les autorités partagent l’idée que la grève générale de Winnipeg constitue une menace directe à l’ordre établi. Le Winnipeg Citizen relaie d’ailleurs les propos du ministre de l’Intérieur, Arthur Meighen, exhortant les citoyens à rester fermes et à s’opposer à toute tentative de renversement de l’autorité légitime[35]. Le 6 juin 1919, le gouvernement Borden passe à l’action. Il modifie la section 41 de l’Immigration Act, étendant les pouvoirs de déportation à tout immigrant – y compris les sujets britanniques – jugé subversif, cherchant à renverser les autorités constituées ou faisant la promotion du désordre public[36]. Le même jour, le Code criminel est modifié pour élargir la définition de la « sédition », qui s’applique désormais à quiconque promeut un changement politique en dehors de la voie électorale pacifique[37].

Une édition spéciale du Western Labor News, publiée le 2 juin 1919, annonçant le soutien des soldats aux grévistes avec le titre "UNITED WE STAND".
Source.

En adoptant ces mesures, le gouvernement Borden valide la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens : le mouvement ouvrier de Winnipeg ne porte aucune revendication socioéconomique légitime, c’est un soulèvement subversif dirigé contre les fondements mêmes de l’ordre canadien qui doit d’être écrasé par tous les moyens nécessaires. Le 17 juin, dix membres du Comité de grève sont arrêtés ; sept d’entre eux sont accusés de tentative de renverser le gouvernement. Menacés de déportation, ils sont finalement emprisonnés. Trente-trois militants immigrants, considérés comme des « étrangers dangereux », sont internés au camp de Kapuskasing, en Ontario[38]. Ces actions ne relèvent pas seulement d’une logique de maintien de l’ordre. Elles participent à la construction active d’une citoyenneté canadienne reposant sur l’adhésion au libéralisme économique, à la monarchie britannique et à un nationalisme anglo-saxon, marginalisant ainsi toute voix dissidente, surtout si elle provient de l’immigration ouvrière. La coercition devient un mécanisme de tri. Elle définit qui peut appartenir à la nation et qui doit en être exclu. En criminalisant les formes de mobilisation collective, le gouvernement affirme que toute contestation de l’ordre capitaliste constitue une menace existentielle pour l’État lui-même. Lorsque les grévistes, épuisés et privés de leviers politiques, commencent à reprendre le travail à la fin juin, la répression a atteint son objectif. Le 26 juin 1919, la grève prend officiellement fin. Ce dénouement envoie un message sans équivoque : toute tentative d’organisation ouvrière sera assimilée à une trahison nationale et punie comme telle.

Photographie des leaders arrêtés durant la grève générale de Winnipeg en 1919, montrant un groupe d'hommes posant ensemble, certains portant des chapeaux.
Des meneurs de la grève à la prison de la rue Vaughan en 1920. Rangée arrière, de gauche à droite : Roger E. Bray, George Armstrong, John Queen, R.B. Russell, R.J. Johns et Bill Pritchard. Rangée avant, de gauche à droite : Révérend William Ivens et A.A. Heaps. Archives du Manitoba, Winnipeg Strike 35 (N12322). Source.

Conclusion

La grève générale de Winnipeg a servi de révélateur des tensions profondes qui traversaient la société canadienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. À travers le Winnipeg Citizen et l’action du Comité des mille citoyens, les élites locales ont cherché à imposer une définition précise de la citoyenneté canadienne, en opposant une figure du « vrai citoyen » à celle du gréviste, perçu comme un corps étranger à la nation. Ce récit s’articule autour d’une dichotomie idéologique : d’un côté, un citoyen loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et de la propriété privée ; de l’autre, un individu subversif, souvent immigrant, porteur d’idées socialistes, assimilé à l’ennemi intérieur. La citoyenneté n’est donc pas définie uniquement par un statut légal ou une appartenance territoriale, mais par une conformité à un modèle politique et économique fondé sur le libéralisme bourgeois et l’héritage impérial britannique.

En réprimant violemment le mouvement ouvrier et en modifiant les lois sur l’immigration, la sédition et la citoyenneté, le gouvernement Borden n’a pas simplement mis fin à une grève, il a entériné une conception spécifique de l’identité nationale canadienne. Cette réponse autoritaire traduit la volonté des classes dirigeantes de préserver un ordre social fondé sur l’accumulation capitaliste, les hiérarchies sociales et la stabilité institutionnelle héritée de l’Empire. Ainsi, toute contestation de l’ordre établi, notamment par des travailleurs organisés issus de l’immigration ou porteurs d’un projet politique alternatif, est rejetée hors du cadre national et traitée comme une menace à éliminer. La force de l’État devient un outil de répression sociale, mais aussi de production idéologique : elle définit les frontières de la légitimité politique et de l’appartenance au corps national. La grève de Winnipeg, loin d’être un simple conflit du travail, constitue donc un moment clé dans la construction de la citoyenneté canadienne contemporaine, fondée sur l’exclusion de toute alternative au capitalisme libéral[39].


Notes

[1] Collectif, Winnipeg 1919: The Striker’s own history of the Winnipeg General Strike (Toronto : Norman Penner, James Lewis & Samuel, 1973) ix.

[2] Collectif d’histoire graphique et David Lester, 1919. Une histoire graphique de la grève de Winnipeg (Toronto : Between the Lines, 2019) 30.

[3] Reinhold Kramer et Tom Mitchell. When the state trembled. How A.J. Andrews and the Citizen’s Committee Broke the Winnipeg General Strike (Toronto : University of Toronto Press, 2010) 10-11.

[4] David Jay Bercuson. Confrontation at Winnipeg. Labour, Industrial Relations, and the General Strike. (Montréal & Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1990) 3.

[5] Donald Avery, Dangerous Foreigners. European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 1896-1932 (Toronto : McClelland and Stewart, 1979) 9.

[6] Craig Brown, dir., Histoire générale du Canada, traduction de Michel Buttiens et al., édition sous la dir. de Paul-André Linteau (Montréal : Boréal, 1988 [1987]) 503.

[7] David Jay Bercuson, op.cit., 4-5.

[8] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit. 13.

[9] Gregory S. Kealey, « State Repression of Labour and the Left in Canada, 1914-1920: The Impact of the First World War », Canadian Historical Review, 73, 3 (1992) : 284-285.

[10] Donald Avery, op.cit., 76.

[11] Sur la composition du Comité des mille citoyens, on consultera le chapitre « Who? Who? Who-oo? » dans Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit.

[12] Collectif, Winnipeg 1919, x.

[13] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[14] Daniel Gorman, Imperial Citizenship: Empire and the Question of Belonging (Manchester : Manchester University Press, 2006), 1, notre traduction.

[15] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] « …while the rhetoric of the Red Scare may have been excessive, the underlying reality of working-class revolt presented the Canadian bourgeoisie with a significant challenge. The organization of the unorganized and the spread of trade unionism into previously unthinkable areas represented a major manifestation of this threat ». Gregory S. Kealey, op.cit, 306.

[19] Cette solidarité avec d’autres travailleurs en lutte dans le monde est notamment exprimée dans l’article du Western Labor News annonçant la création de la One Big Union. Ce journal est édité par William Ivens, figure importante de la grève générale de Winnipeg, et présente tout au long du conflit le point de vue des grévistes. « The birth of the One Big Union : II », Western Labor News, 21 mars 1919.

[20] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[21] Ibid.

[22] « The moral is that a Soviet […] is utterly unfitted to rule or govern anything. It rests only with the citizens of Winnipeg to defeat the Soviet idea ». « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[23] « Foreigners: The Root of the Trouble », The Telegraph, 21 mai 1919.

[24] « Le même vieux jeu ! », Le Soleil, 22 mai 1919, 4.

[25] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 11.

[26] « Put differently, Britishness (defined in liberal terms) had force in Canada because it was the ideology embraced by and reinforcing those who held a monopoly on social power derived ultimately from sometimes brutal exploitation of the subaltern classes within and outside of capitalist hubs ». Kurt Korneski, « Britishness, Canadianness, Class, and Race: Winnipeg and the British World, 1880s–1910 s », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, 41, 2 (2007) : 174.

[27] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[28]  « More Facts on the Strike Situation », The Winnipeg Citizen, 20 mai 1919, 1.

[29] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[30] Ibid.

[31]  « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.

[32] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 42.

[33] « The Issue – A New Phase », Western Labor News, 27 mai 1919, 2.

[34] Collectif, op.cit., xxvi.

[35] Craig Brown, dir., 505. « Subversion desguised as a strike », The Winnipeg Citizen, 24 mai 1919, 1.

[36] Roberts, Barbara et Irving Abella. Whence They Came: Deportation from Canada 1900 – 1935 (Ottawa : University of Ottawa Press, 1988) 84.

[37] Gregory S. Kealey, op.cit., 313.

[38] Ibid., 293.

[39] Stanley-Bréhaut Ryerson. « « C’est un empire que nous voulons faire… » » dans Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873). (Montréal : Éditions Parti Pris, 1972) 241.

Image d'une scène de rassemblement avec un leader charismatique s'adressant à une foule composée de nombreux hommes, tous ayant un air attentif, dans un style artistique coloré.

Cuba, ou comment faire la révolution en Amérique

5 août, par Archives Révolutionnaires
À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence (…)

À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence avec un régime local corrompu. De 1952 à 1958, la dictature de Fulgencio Batista asphyxie la société, jusqu’à la révolution. À partir de 1959, le peuple cubain mène une véritable expérience socialiste, une première en Amérique malgré l’hostilité des États-Unis. Que retenir de ce pied de nez à l’impérialisme et de cette tentative révolutionnaire confrontée à l’adversité ?

Par Alexis Lafleur-Paiement[1]

Dans les années 1950, l’économie cubaine est totalement dominée par les États-Unis qui importent la grande majorité de la production sucrière de l’île et qui contrôlent la vente des produits manufacturés. Le sucre, l’agriculture, le pétrole, les mines, les usines, l’électricité et la téléphonie sont accaparés par des compagnies américaines (les profits vont donc à leurs actionnaires), alors que les salaires restent très bas et qu’il n’existe pas de services sociaux dignes de ce nom. Le chômage, qui frappe le tiers de la population active, accentue la détresse et amenuise le rapport de force que pourraient imposer les travailleur·euses. La dictature de Batista[2] étouffe la vie politique et bloque les possibilités de changement social, se réservant le peu de richesse qui demeure sur l’île. La jeunesse militante évolue de la légalité à la clandestinité, puisque les partis progressistes et le droit de grève sont interdits.

Fidel Castro dirige un premier mouvement d’insurrection marqué par l’attaque de la caserne Moncada, avant d’être emprisonné par le régime. Néanmoins, le mouvement ouvrier et social grandit à Cuba, et force la libération des prisonniers politiques en 1955. L’année suivante, le mouvement socialiste, réorganisé et armé, lance une offensive de grande ampleur contre le gouvernement. Ses positions en faveur des paysan·nes et des ouvrier·ères, ainsi que sa capacité à tenir en échec l’armée régulière au service de la dictature, le rendent de plus en plus populaire auprès des classes laborieuses. La majorité de la population sympathise bientôt avec les guérilleros, voire leur apporte une aide active. En décembre 1958, les insurgés lancent une dernière campagne, appuyée par une grève générale nationale. Batista est défait et, le 1er janvier 1959, La Havane est prise.

¡ Hasta la victoria siempre !

Au départ, Fidel Castro souhaite construire un socialisme proprement cubain, ni soumis à Washington ni aligné sur Moscou. Ce rêve est de courte durée, puisque les États-Unis refusent tout compromis avec le nouveau pouvoir. La nationalisation de plusieurs entreprises américaines[3], souhaitée par la population cubaine, met le feu aux poudres. Les États-Unis votent des sanctions économiques ciblant Cuba, puis commanditent l’envoi de troupes contre-révolutionnaires sur l’île en 1961, lors du débarquement de la baie des Cochons. La victoire totale des socialistes lors de cette bataille consomme la rupture entre les deux pays. Les États-Unis imposent un embargo en 1962 et le gouvernement castriste s’allie avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Les tensions atteignent un sommet lors de la crise des missiles, lorsque des armes soviétiques doivent être livrées à Cuba, qui recule face à la pression américaine. Un conflit de moindre intensité fait suite à ces épisodes extrêmes.

Malgré les aléas géopolitiques qu’affronte Cuba, les efforts pour bâtir une société nouvelle donnent des résultats. Comme la population a longtemps souffert de l’impérialisme et de la dictature, elle appuie le gouvernement de Castro et participe à la construction du socialisme. Les grandes propriétés terriennes sont nationalisées puis gérées par l’entremise de coopératives agricoles. L’éducation est nationalisée, rendue obligatoire, universelle et gratuite. Un système de santé public est mis en place à la grandeur du pays, lui aussi universel et gratuit. Ces mesures sont particulièrement bénéfiques pour les campagnes, délaissées avant la révolution. Ainsi, il n’existait qu’un hôpital public en région rurale avant 1959. Une dernière mesure est la nationalisation des biens du clergé au profit des systèmes d’éducation et de santé. Grâce à la vision sociale du gouvernement, à la motivation de la population et à l’appui de l’URSS, la société cubaine se développe rapidement et supprime les problèmes les plus graves hérités de l’ère néocoloniale.

À partir du milieu des années 1960, les forces progressistes de Cuba cherchent à s’unir et à pérenniser les acquis de la révolution. Les différents groupes forment le Parti communiste de Cuba (PCC) en 1965, dirigé par Fidel Castro, avant d’adopter une nouvelle constitution en 1976. Leur esprit collégial permet de maintenir la vie démocratique et le débat, tout en impliquant de larges franges de la population dans les processus en cours. L’essoufflement se produit subséquemment, en raison de l’embargo américain qui appauvrit l’île, du ressac de la gauche mondiale dans les années 1980 et du contrôle grandissant des cadres du Parti. Ce dernier élément est notamment explicable par la pression américaine qui renforce la paranoïa des dirigeants cubains. L’effondrement de l’URSS au début des années 1990 isole Cuba qui se retrouve à la croisée des chemins.

Une peinture colorée représentant des figures emblématiques de la révolution cubaine, entourées de motifs floraux.
Isla 70, Raúl Martínez (1970) Museo Nacional de Bellas Artes de la Habana.

La « période spéciale », défis et avenir

En raison de l’anticommunisme forcené des États-Unis, Cuba a profondément intégré son économie à celle du régime soviétique. La disparition de celui-ci entraîne un effondrement des exportations cubaines, d’autant que l’embargo américain se poursuit. Une politique de rationnement, dite « période spéciale en temps de paix », est proclamée en 1990 afin de préserver l’état social, tout en évitant un appauvrissement prolongé. Les initiatives politiques et personnelles sont encouragées afin de mobiliser la population et de trouver des solutions novatrices. L’objectif est de canaliser la créativité et la débrouillardise au service du bien commun. Finalement, le déblocage économique se produit grâce aux nouveaux régimes socialistes d’Amérique latine, dont celui du Venezuela qui devient le principal partenaire de Cuba. Politiquement, les évolutions sont plus lentes, car la direction historique du PCC craint que des changements trop brusques n’entraînent la déstructuration des institutions héritées de la révolution.

Depuis le début des années 2000, Cuba évolue dans un environnement complexe où le maintien de l’état social demeure une priorité, alors que les jeunes générations désirent des transformations politiques et économiques. Le problème, c’est que rien ne garantit que l’île puisse préserver ses acquis si elle libéralise son marché. En effet, les régimes socialistes, comme les social-démocraties, résistent mal au néolibéralisme, sans compter qu’ils continuent d’être la cible des États-Unis, comme à Cuba, au Venezuela ou en Bolivie. En quête d’équilibre, la constitution cubaine de 2019 reconnaît les droits et libertés individuels, y compris la propriété privée, tout en maintenant un horizon socialiste et le dirigisme économique afin de développer « la pleine dignité de l’être humain »[4].

L’histoire de la révolution cubaine nous enseigne qu’il est possible, en dépit de circonstances difficiles, de renverser un état corrompu et d’instaurer un gouvernement populaire. Pourtant, dans un monde dominé par l’impérialisme et les cartels, la construction d’une société nouvelle reste délicate. Les pressions économiques et militaires contre les régimes de gauche ne doivent pas être sous-estimées, ainsi que les difficultés sociales et les crispations qu’elles entraînent. Pour y résister, les meilleures pratiques de la révolution cubaine répondaient directement aux aspirations du peuple et le mobilisaient dans leur mise en œuvre. Ce travail commun en vue d’objectifs clairs et légitimes s’est révélé à la fois galvanisant et efficace. De plus, l’internationalisme a permis à Cuba de maintenir sa souveraineté et une économie dynamique, malgré la dépendance envers l’URSS. Le renouvellement du système cubain, et plus largement de la gauche, doit passer par de telles pratiques collectives en vue d’objectifs globaux, dont la construction de l’état social et d’une économie pour le peuple, ancrés dans un réseau mondial de solidarité. « Le communisme d’abondance ne peut être édifié dans un seul pays. »[5]

Illustration symbolisant la révolution cubaine, avec des figures humaines, des manifestations, et des panneaux représentant des entreprises américaines, sur un fond de couleurs vives et de paysages stylisés.
XX Aniversario del Asalto al Cuartel Moncada, Laminas de René Mederos. Source.

En couverture : 1959-1969 Décimo Aniversario del Triunfo de la Rebelión Cubana, Rene Mederos (1969)


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 99, printemps 2024 (p. 10–11)

[2] Fulgencio Baptista a procédé à un coup d’État en mars 1952, avec l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA), avant d’instaurer une dictature militaire, pro-américaine et mafieuse.

[3] Notamment les installations pétrolières, l’International Telephone and Telegraph Company (ITT) et la United Fruit Company.

[4] Constitución de la República de Cuba, préambule, 2019, en ligne : https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20191016105022/Constitucion-Cuba-2019.pdf

[5] CASTRO, Fidel. Révolution cubaine (tome II), Paris, Maspero, 1969, page 122.

Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.

La classe locataire (Ricardo Tranjan) – compte-rendu de lecture

1er juillet, par Archives Révolutionnaires
Par Alexandre Petitclerc En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que (…)

Par Alexandre Petitclerc

En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que groupe social, a récemment été traduit en français par Marie-Hélène Cadieux et publié chez Québec Amérique. La thèse de La classe locataire est simple : la crise du logement doit être comprise comme le résultat du rapport inégal entre la classe propriétaire et la classe locataire. Tranjan déploie son argumentation en cinq chapitres qui cherchent à remettre en cause certaines idées reçues sur les enjeux du logement et qui exposent les formes de la lutte perpétuelle des locataires pour leurs droits et des conditions dignes.

Le premier chapitre conteste l’idée voulant que les crises du logement soient des événements isolés. Tranjan propose plutôt que la crise du logement est permanente en vertu de l’inégalité structurelle entre propriétaires et locataires en régime capitaliste. Comprendre la crise du logement à partir de cette relation entre deux classes permet de saisir que ce ne sont pas des mécanismes abstraits qui sont responsables de l’augmentation des loyers, mais bien des propriétaires qui augmentent les prix, évincent leurs locataires ou négligent leurs appartements. Conséquemment, un arrangement de politiques publiques ne réglera pas le problème de fond : la possibilité pour les propriétaires de s’enrichir sensiblement aux dépens des locataires.

Tranjan s’intéresse ensuite à un élément sous-discuté dans la littérature sur le logement : celui des imaginaires et des mythes entourant les locataires. Le chercheur interroge notamment l’idée reçue qu’être locataire n’est pas un projet souhaitable à long terme alors qu’être propriétaire l’est assurément. Cette conception participerait à la création d’une subjectivité par rapport au logement qui renforce la vision dominante en faveur de la propriété. L’idée que tout le monde ferait tout son possible pour accéder à la propriété est d’ailleurs un des quatre mythes que déboulonne Tranjan dans ce chapitre. De plus, la force de son argument réside dans le fait qu’il porte une visée transformatrice au sujet du discours entourant les locataires en tant que groupe. Ainsi, il s’attaque à l’idée qu’être locataire est une phase de laquelle on doit se sortir, en plus de critiquer les idées voulant que les locataires ne paient pas de taxes de propriété (ils et elles les paient indirectement) et celle, saugrenue, que les locataires ne travaillent pas.

Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.
Parkdale Organize, Toronto

Dans le sillon de ce qui précède, le troisième chapitre de l’essai brosse un portrait des propriétaires. La motivation de Tranjan semble être de montrer que le marché locatif n’est pas essentiellement constitué de petits propriétaires occupants, mais qu’une large majorité du marché locatif est détenu par des entreprises privées, familiales ou non, et par des fonds d’investissement. Ce qui apparaît essentiel dans la démonstration de l’auteur est que la situation des propriétaires ne peut pas être mise sur un pied d’égalité avec celle des locataires. Les relations, même entre un petit propriétaire et son locataire, ne peuvent pas être comprises comme des relations d’égaux ; on parle de deux groupes sociaux où l’un détient une part significative de pouvoir sur l’autre. Cela ouvre une piste de réflexion largement ignorée dans le débat public sur le logement : la dimension démocratique de l’accès au logement.

Toujours avec l’objectif de rétablir certains faits sur la crise du logement, le quatrième chapitre remet en cause le récit dominant selon lequel l’État canadien aurait toujours joué un rôle bienveillant dans le domaine du logement. En s’intéressant à des luttes moins connues, Tranjan met en lumière quatre moments historiques où les locataires ont remporté des gains significatifs en matière d’abordabilité et de protection de leurs droits : l’Île-du-Prince-Édouard dans les années 1860, la Nouvelle-Écosse dans les années 1930, Montréal dans les années 1960 et Vancouver dans les années 1970. Ces exemples montrent comment les mouvements sociaux ont permis de maintenir les loyers à un niveau raisonnable et de faire des gains concernant les droits des locataires. L’auteur souligne aussi la tension entre certaines de ces luttes des locataires et le contexte colonial canadien. Tranjan nous invite à réfléchir à la manière de construire des solidarités émancipatrices qui ne reproduisent pas les structures coloniales. Ce chapitre ouvre toute une série de questions sur les défis de créer des solidarités dans un contexte où les luttes pour le logement peuvent créer des frictions avec les droits des peuples autochtones.

Un groupe de manifestants assis sur les marches d'un bâtiment public, tenant des pancartes en faveur des droits des locataires, dans un contexte de protestation historique.
Des manifestants revendiquent le droit au logement devant l’hôtel de ville de Montréal, 1976 (Source : Bernard Vallée / MEM)

Après avoir offert un bref tour d’horizon de certaines luttes marquantes de l’histoire canadienne, Tranjan se concentre sur divers mouvements contemporains qui défendent les droits des locataires. Toujours avec l’objectif d’informer, mais aussi d’outiller les groupes militants, l’auteur se propose de formuler certaines stratégies de lutte pour les droits de la classe locataire aujourd’hui. La méthodologie du chercheur est en adéquation avec l’objectif derrière son travail : il se place en solidarité avec les militantes et les militants en relatant les témoignages et les expériences des gens sur le terrain, afin de visibiliser des tactiques, des idées et des idéaux ayant le potentiel d’améliorer les conditions des locataires. Prenons quelques exemples. D’abord, l’auteur montre la force des coalitions, comme celle du FRAPRU qui a su obtenir plusieurs gains au fil du temps, notamment en termes de protection des locataires contre les évictions. Ensuite, Tranjan relate l’expérience du Hamilton Tenants Solidarity Network, dont les membres ont fait une grève des loyers pour s’opposer à des hausses abusives imposées par leur nouveau propriétaire, une fiducie de placement immobilière. Enfin, l’auteur présente d’autres exemples de grèves des loyers à Parkdale et à York South (deux quartiers de Toronto), une pratique méconnue, mais qui semble s’étendre peu à peu, car elle offre un certain rapport de force pour les locataires.

Tranjan conclut La classe locataire par un appel à l’action. Cohérent avec sa thèse selon laquelle la crise du logement n’est pas le résultat de forces abstraites du marché, mais bien des décisions des propriétaires de hausser les loyers pour maximiser leurs profits, Tranjan interpelle son lectorat : il faut prendre parti. Cette injonction devrait stimuler une réflexion, notamment sur le rôle des chercheuses et des chercheurs en matière de logement. La recherche devrait, selon Tranjan, être informée par l’expérience des gens sur le terrain et devrait servir les besoins des locataires et des communautés. Sur la forme, l’ouvrage remplit sa promesse : il visibilise le travail des groupes militants et peut s’avérer utile pour créer des solidarités. On pourrait reprocher à Tranjan d’escamoter certaines explications ou de proposer certaines formulations ampoulées. Néanmoins, nous sommes tentés de l’excuser, car le pari de Tranjan est réussi : son ouvrage La classe locataire offre une perspective renouvelée sur la manière de comprendre la cherté actuelle du logement et présente des pistes concrètes pour changer cette situation.

Une scène en noir et blanc présentant une femme vêtue de noir, debout sur un sol en damier, entourée de murs verticaux qui créent un effet dramatique et surréaliste.

Contre la cage sociologique : un cinéma qui respire

26 juin, par Archives Révolutionnaires
Le texte qui suit est une réponse à l’article Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique. L’auteur soutient que le cinéma expérimental échappe aux (…)

Le texte qui suit est une réponse à l’article Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique. L’auteur soutient que le cinéma expérimental échappe aux classifications sociologiques réductrices et constitue une forme d’art innovante témoignant d’une lutte contre l’industrie culturelle et ses normes.

Un texte de David Simard

Raphaël Simard, dans son article publié le 18 juin 2025 sur Archives Révolutionnaires, veut nous convaincre que le cinéma expérimental n’est qu’un jeu de salon petit-bourgeois, une machine à distinction sociale où une élite intellectuelle se pavane en snobant les goûts populaires. « Le cinéma expérimental ne peut que se définir par le sujet collectif qui l’a produit historiquement dans les conditions matérielles et les rapports sociaux où il se trouvait », assène-t-il. Armé d’une sociologie bourdieusienne taillée à la serpe, il réduit l’avant-garde à une posture de classe. Mais à force de tout ramener à des étiquettes sociales, Simard rate l’essentiel : l’art, c’est du vivant, du rugueux, une fracture qui cherche sa forme.

Ce texte que je vous présente, long et tordu comme je les aime, va déplier sept idées pour montrer que l’expérimentation cinématographique échappe aux grilles sociologiques. Mais commençons par la base.

Pour un marxisme hétérodoxe

Simard applique mécaniquement une logique marxiste : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est leur être social qui détermine leur conscience. » L’art devient une ombre du capital, chaque plan un symptôme de classe. Mais un marxisme hétérodoxe, attentif aux contradictions, voit autre chose. Car le capitalisme porte en lui les germes de sa destruction, pas seulement parce qu’il asservit une classe, mais parce qu’il génère dans toutes les sphères de la vie des contradictions. Sans cette considération, le marxisme devient une pure mécanique de classe sans élégance.

Marx, par exemple, fasciné par Balzac, monarchiste, saluait sa lucidité concernant les fractures sociales multiformes issues de la révolution bourgeoise, absente chez les utopistes. Lukács, lui, faisait de l’art un champ de bataille où tombent les masques de la domination. L’art, même ancré dans une classe, produit des écarts, des vérités qui fissurent l’idéologie. Et c’est bien la magie de la forme, briser le contenu. Le cinéma expérimental, par-delà son appellation ou sa publicité dans des cercles spécialisés, tout comme le roman du XIXe siècle, n’est pas un code social, mais une dialectique vivante : il brise les formes dominantes, invente des langues neuves, révèle ce que le marché étouffe. Simard, avec sa sociologie circulaire, nie cette puissance. Il soupçonne les formes sans les éprouver, classe les films sans les voir, comme un bureaucrate de l’esthétique. Contre sa méthodologie mortifère, je défends une approche qui vit l’art, qui embrasse ses tensions, qui refuse de réduire l’inclassable à un bulletin de naissance.

1 Une sociologie qui étouffe l’art

Simard soutient que le cinéma expérimental, dès les années 1920, est l’œuvre d’une petite bourgeoisie intellectuelle qui « utilise le cinéma pour se distinguer ». Pour lui, chaque geste artistique est un symptôme de classe : « La cinéphilie expérimentale qu’il construit peu à peu s’oppose à la première cinéphilie dominante […], en se rendant obscure à la compréhension de celles-ci, par exemple en rejetant la fiction au profit de l’abstraction. » Si un film est illisible, c’est pour exclure ; s’il est autonome, c’est pour dominer. Chaque plan devient une tactique élitiste.

L’auteur refuse de voir que le moteur de l’expérimentation, ce n’est pas l’exclusion, mais le goût pour la nouveauté, le choc, la rupture. Ce désir n’a rien d’un caprice de classe : il est profondément humain. Il relève d’un besoin d’ébranler le monde, de fabriquer son propre langage. Et c’est là, précisément, que l’avant-garde rejoint la révolution : dans ce geste de recommencement, et la confiance que la culture, au sens large, est une promesse de bonheur.

En réduisant l’expérimentation à une stratégie de distinction, Simard passe à côté de ce que les films produisent. Regardez La coquille et le clergyman (1928) de Germaine Dulac : son montage onirique, ses images troubles, dynamitent les récits linéaires et les normes patriarcales. Ce n’est pas un caprice bourgeois, c’est une magnifique secousse esthétique qui résonne encore. Simard, en esquivant les œuvres pour les classer comme un bureaucrate, reste dans un idéalisme qu’il prétend combattre, loin des énigmes vivantes qu’offre le cinéma.

Une scène en noir et blanc présentant une femme vêtue de noir, debout sur un sol en damier, entourée de murs verticaux qui créent un effet dramatique et surréaliste.
Germaine Dulac, La Coquille et le clergyman (1928). Source.

2 L’art, un champ de bataille dialectique

L’art n’est pas un miroir social, c’est un terrain de lutte. Simard concède que le cinéma expérimental émerge dans le « milieu de l’art moderniste », mais il en tire une lecture figée. Comme le rappelait Theodor Adorno, l’autonomie de l’art n’est pas une fuite hors du monde, mais une forme de résistance au réel. L’œuvre autonome rend visibles les formes de domination non pas en les dénonçant, mais en les déjouant.

Dans cette perspective, l’expérimentation formelle n’est pas un caprice élitiste, mais une révolte contre l’industrie culturelle, contre l’identique qui se répète, contre la marchandisation des affects. Loin d’un repli snob, elle affirme que ce qui ne se laisse pas consommer immédiatement peut encore porter du sens. Adorno écrivait que l’œuvre vraiment moderne est celle qui « refuse d’être intégrée », qui contient en elle un reste, un excès, un refus.

Prenez L’homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, que Simard cite… sans en parler vraiment. Ce film exalte le travail ouvrier tout en brisant les conventions narratives, par un montage rythmique, heurté, inventif, qui forge un langage propre au cinéma. Peut-on vraiment réduire une telle œuvre à une posture de classe ? Je n’y arrive pas. Vertov met en scène la caméra elle-même, l’ouvrier-cinéaste au travail, brouille les frontières entre le réel et sa construction, entre le geste et le regard. Il anticipe même, en un sens, la critique du spectacle : celle d’un monde devenu frénésie visuelle, accumulation d’images, illusion de transparence.

Que fait Simard de cela ? Que pense-t-il de cette invention formelle, de ce montage syncopé et joyeusement dialectique ? Faut-il vraiment qu’un art soit populaire, et c’était bien l’objectif de Vertov malgré l’échec, pour être autre chose qu’une distinction de classe ? Ce cinéma n’a pas été adopté par les masses. Pourquoi ? Elles ne les ont pas vus, ses films.

Ce qui manque, outre la naissance d’une cinéphilie élitiste, c’est une étude juste du développement du cinéma. En effet, celui-ci est un art profondément technique, né dans une machinerie lourde : caméras, pellicule, laboratoire, montage, distribution, projection. Dès ses débuts, il a été pris dans les rets d’une industrie commerciale qui détermine ce qui peut être financé, produit, vu. Contrairement à la peinture ou à la poésie, faire un film implique une coordination de moyens complexes et coûteux. C’est précisément dans cet environnement contraint que l’expérimentation surgit, non pas comme un luxe de classe, mais comme un acte de résistance artisanale contre l’appareil industriel qui standardise les formes.

Un homme utilisant une caméra montée sur trépied pour filmer un paysage urbain, avec une ville en arrière-plan.
Dziga Vertov, L’homme à la caméra (1929)

3 Le goût populaire, une construction historique

L’auteur oppose l’avant-garde à une cinéphilie populaire qu’il suppose spontanément tournée vers l’identification et l’émotion. Il écrit que les classes travailleuses des années 1910 privilégient « l’identification aux personnages dans une situation rappelant la vie réelle, et l’émotion ressentie à l’écoute ». Cette préférence serait, selon lui, incompatible avec l’expérimentation, perçue comme un rejet assumé des masses.

Mais jamais il ne remet en question cette supposée évidence. Il ne s’interroge ni sur la construction historique de ces goûts, ni sur le rôle central de l’industrie dans leur formation. Or, ce que Simard prend pour une « préférence naturelle » est en réalité le produit d’une longue histoire de marchandisation : des formes standardisées, des structures narratives imposées, une lisibilité optimisée pour le marché, non pour l’émancipation. Sa conclusion repose non sur une enquête sensible des pratiques populaires, mais sur une lecture quantitative des usages produits par l’industrie elle-même qui étudiait le comportement des spectateurs. À ce niveau, ce n’est plus la sociologie critique de Bourdieu, c’est une méthodologie bâclée. Et peut-être, en creux, ce sont les goûts de Simard lui-même dont il est question.

Dans tous les cas, ce goût dit prolétarien est un produit de l’histoire. Les premiers publics ouvriers, comme le montre l’étude d’Altenloh qu’il cite lui-même, s’émerveillaient devant les actualités filmées ou les féeries de Méliès, fascinés par l’étrangeté de l’image. L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière, sans narration ni personnages, hypnotisait par sa pure nouveauté. Ce proto-expérimentalisme parlait à tous. C’est ce que Tom Gunning appelle le cinéma d’attractions : un cinéma fondé sur le choc visuel, la frontalité, la surprise. Loin d’être élitiste, cette forme première du cinéma envoûtait les foules.

Si les masses s’attachent aujourd’hui aux récits héroïques, c’est sans doute parce que l’industrie a imposé ces formes pour véhiculer les grands mythes nationaux, moraux ou corporatifs. Ce sont les corporations et les États qui avaient les moyens de se payer un cinéma. Ce que Simard oublie de dire, par voie de conséquence, c’est que la bourgeoisie ne fait pas que consommer le cinéma : elle en fabrique les normes, en finance les récits légitimes, en encadre les genres. Là où il scrute les goûts, il détourne le regard des rapports de pouvoir concrets dans la production même des œuvres.

Et pourtant, malgré cette force d’homogénéisation, le cinéma n’est jamais tout à fait stable. Des failles apparaissent, des gestes dévient. Car le regard et les moyens de production évoluent ensemble, dans une valse chaotique, imprévisible. L’histoire le prouve : les formes radicales fécondent souvent la culture populaire. Eisenstein, le jazz, le punk, Godard, tous ont été rejetés à leurs débuts comme illisibles ou asociaux, avant de transformer durablement l’imaginaire collectif. Les techniques du film À bout de souffle irriguent aujourd’hui les vidéoclips, les publicités, les séries télé. Même ma mère décrypte ces codes une fois récupérés par l’industrie et sait les apprécier. Mais pas Raphaël Simard ?

En figeant le goût populaire, il perpétue le mythe d’une opposition binaire entre art savant et culture de masse, comme si le peuple était condamné à la simplicité.

Une scène en noir et blanc représentant un train à vapeur arrivant à une gare, avec des spectateurs rassemblés sur le quai.
L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière. Source.

4 L’expérimentation n’a pas de classe

Simard attribue le cinéma expérimental à une petite bourgeoisie intellectuelle homogène, affirmant qu’elle « passe par des circuits de production parallèles qui empêchent la consommation de masse de ses films ». Mais cette généralisation aplatit la diversité des avant-gardes.

Au XIXe siècle, Balzac, bourgeois ambitieux, Lautréamont, aristocrate errant, et Dostoïevski, noble déchu, ont bouleversé le roman avec des structures ouvertes, des narrations brisées, des voix polyphoniques. Leurs origines sociales divergent, mais leurs innovations convergent. Simard, en traquant un « sujet collectif » coupable, nie la lenteur des mutations esthétiques et le chaos des trajectoires individuelles, comme si l’art se réduisait à un bulletin de naissance. Et surtout, il enferme l’expérimentation dans le seul champ du cinéma, sans la replacer dans son horizon historique plus large.

Et si l’auteur veut bien sortir de ses tableaux de classes pour regarder quelques œuvres, en voici quelques-unes qu’il devrait pouvoir un peu aimer :

  • Man Ray, fils d’immigrants, qui peint la pellicule comme d’autres grattent la réalité.
  • Germaine Dulac, bourgeoise insoumise, qui fait imploser le récit avec une sensualité politique.
  • Hans Richter, éduqué en art, dadaïste converti au rythme ouvrier.
  • Viking Eggeling, aristocrate ruiné, qui trace des symphonies abstraites sur fond de misère.
  • Fernand Léger, fils de paysans, qui cadence le monde comme une machine sociale.
  • Len Lye, autodidacte prolétaire, qui fait danser la pellicule comme un tambour de rue.
  • Dziga Vertov, marxiste formel, qui filme l’usine sans narration, mais avec montage.
  • Luis Buñuel, noble castillan, qui sabote sa classe à coups de rasoir.
  • Maya Deren, immigrée fauchée, qui invente une transe cinématographique avec rien.

5 La marginalité, une nécessité, pas un snobisme

Simard voit la marginalité de l’avant-garde comme un choix élitiste : « La production des films expérimentaux, par son autonomie, se rend inaccessible au public de la masse travailleuse, non pas par une intention consciente, mais parce que les circuits de production alternatifs ne peuvent rivaliser avec l’industrie. » Cette marginalité est souvent une contrainte, pas une posture. Produire un film expérimental est un processus long et ardu qui n’a pas sa place dans les circuits dominants.

Ce qui distingue le cinéma des formes plus anciennes que sont la poésie, le théâtre, la peinture, ce n’est pas seulement sa jeunesse, c’est l’émergence simultanée de l’industrie culturelle : radio, studios, préproduction, storyboards, montage, distribution de masse. Le cinéma n’est pas né libre, il est né dans la cage d’acier d’un système technique sidérant, qui en a fait très tôt un outil de propagande sociale. C’est contre cela, aussi, que l’expérimentation s’est levée.

Len Lye, autodidacte prolétaire, crée A Colour Box (1935) en peignant sur la pellicule, avec des moyens artisanaux. Ce n’est pas un mépris, c’est une évasion des normes marchandes. Les coopératives évoquées par Simard, comme celle tentée en 1929, sont une résistance, un refus de l’absorption par l’industrie. Y voir du snobisme, c’est méconnaître la guerre pour le contrôle des écrans, où les avant-gardes (et les révolutionnaires, et les prolétaires, tant qu’à y être) se battent pour exister.

6 – Une politique des formes, pas des postures

L’expérimentation n’est pas une idéologie, c’est une brèche dans le sensible. En la réduisant à une « distinction par rapport aux classes travailleuses », Simard nie sa puissance politique. Il prolonge ainsi une méfiance ancienne envers les formes, qu’on retrouve chez Platon : tout ce qui échappe à l’ordre du discours est suspect, voire dangereux. Mais l’avant-garde ne cherche pas à illustrer une position, elle déplace les régimes de visibilité. Les films situationnistes, comme ceux de Guy Debord, détournent les images pour critiquer le capitalisme, un geste formel, pas un mot d’ordre. Le retour à la raison (1923) de Man Ray, que cite pourtant Simard, rejette toute narration, avec ses rayures peintes sur la pellicule : ce n’est pas une coquetterie bourgeoise, c’est une attaque contre l’illusion mimétique.

Un point plus fécond que le réductionnisme de classe serait peut-être celui-ci : l’avant-garde, comme les courants les plus radicaux du mouvement ouvrier, refuse la personnification du pouvoir. Elle ne cherche ni chefs, ni héros, ni sauveurs. Elle opère une politique des formes, sans programme figé, sans centralisation, en inventant des espaces de trouble, de désajustement, de révolte. Ce refus de l’assignation, du modèle, de l’identification univoque, c’est aussi une éthique : une défiance à l’égard du spectacle du pouvoir, qu’il soit esthétique ou politique. En ce sens, l’avant-garde ne méprise pas les masses. Elle refuse de leur imposer un visage. Elle les convoque autrement : par le fragment, la dissonance, la rature.

Simard, en creux, semble regretter la clarté des récits, l’autorité des figures, les affects fédérateurs. Mais le cinéma expérimental, comme la grève sauvage, refuse les grandes scènes héroïques. Il travaille dans le trouble… Et c’est là, précisément, qu’il est politique, imprévisible et vivant.

Une composition abstraite en noir et blanc présentant des formes géométriques et des ombres se chevauchant, évoquant un effet visuel dynamique et expérimental.
Man Ray, Le retour à la raison (1923). Source.

7 – Avant-gardes et mouvement ouvrier : un conflit, certes, mais productif de sens

Le texte de Simard reproche à l’avant-garde son incapacité à s’allier durablement au cinéma militant ouvrier : « La suprématie de leur relative autonomie productive et cinéphilique les empêchera jusqu’à aujourd’hui de s’organiser durablement auprès du cinéma militant ouvrier. » Puisqu’elle parvient à produire des films avec peu de moyens et à survivre, l’avant-garde n’a pas à se solidariser, en somme. C’est sans doute vrai, mais ce ton revanchard suggère un échec unilatéral, comme si les intellectuels avaient trahi une alliance naturelle avec les masses. Or, cet échec dépasse largement le champ artistique. C’est celui du communisme en général. Peut-être devrait-il se regarder le nombril ?

Si les conseils ouvriers, censés unir techniciens, travailleurs manuels et révolutionnaires, ont échoué, à qui la faute ? Au prolétariat ? Aux avant-gardes politiques ? Aux conditions objectives ? Bonne chance pour distribuer les fautes.

Sur le plan esthétique, la fracture est d’autant plus compréhensible. Les militants exigeaient un art lisible, didactique, au service de la révolution ; les artistes, une liberté. Vertov incarne ce conflit : censuré par le réalisme socialiste, il voit son cinéma de montage, radical et dialectique, remplacé par des récits linéaires, édifiants, transparents. La censure stalinienne impose un cinéma lisible, non pas pour le peuple, mais contre lui. Elle confond accessibilité et discipline, et sacrifie la puissance de l’art à l’efficacité du message.

Conclusion : pour un cinéma qui défie

Voir l’avant-garde comme une distinction de classe n’est pas en soi scandaleux. Le problème, c’est quand cela remplace la réflexion. Cette sociologie fait nécessairement l’économie des formes. Elle observe les conditions, pas les gestes. Elle repère les positions sociales, mais ignore ce que produit une rupture formelle, une image, un rythme.

Cette logique, on pourrait l’appliquer à tout : bouffe, logement, fringues – tout devient signe de classe, donc outil d’asservissement. Et à ce compte-là, Marx lui-même ne serait qu’un philosophe en quête de distinction. C’est cohérent. Mais circulaire. Et stérile.

Ce n’est pas la sociologie que je critique, mais une méthode qui confond biographie et esthétique, réseaux de production et puissance formelle. L’art déborde. Il dérange. Il transforme. Ce que Simard oublie de faire. Chez lui, la sociologie devient une cage. Il ne regarde pas les films : il les trie. Il ne cherche pas leur force : il les range.

Sur Facebook, Simard se défend : un petit-bourgeois peut exprimer une vision prolétarienne, le cinéma expérimental n’épuise pas l’imaginaire de sa classe. Très bien. Mais dans son texte, il n’en fait rien. Il n’analyse aucune œuvre qui bifurque. Il n’interroge aucune forme qui dévie. Cette distinction a posteriori reste théorique, jamais incarnée.

Ainsi, l’auteur ne montre jamais que les formes expérimentales excluent le grand public. Il postule leur exclusion à partir des circuits de production et de la non-conformité aux codes dominants. Mais il ne regarde pas les œuvres, ne décrit aucune séquence, ne pense aucune forme. Il ne nomme pas les succès, même partiels, dans le temps long, de certaines œuvres expérimentales. Il aime sans doute Ken Loach. Pas moi.

Toujours est-il, il ignore une chose essentielle : l’avant-garde, c’est souvent une révolte contre le père. Contre l’autorité des formes héritées. Pas une posture sociale, mais un geste existentiel. Une mise en jeu du « je » instable, informe, qui cherche sa langue. Vivement cette révolte dans la forme comme dans le contenu plutôt que de la rhétorique marxiste ronflante.

Son sujet collectif, sorte de fourre-tout entre bourgeoisie et prolétariat, évacue l’histoire concrète de la division du travail et des moyens de production, qui distribuent les rôles selon les logiques du capital. Dans le cinéma expérimental, de petits cinéastes ont produit des films sans grande équipe, sans grand moyen, faisant preuve d’érudition à la fois technique et intellectuelle : ils seraient pourtant des collaborateurs de classe. Simard pourrait avoir un minimum de respect pour leur engagement. Beaucoup n’ont pas seulement fait des films : ils ont vécu, milité, et lutté concrètement dans le champ culturel et politique.

Mais pour Simard, la culture n’est de toute façon ni production ni reproduction. Il écrit : « Les classes intermédiaires, comme la petite bourgeoisie intellectuelle, ne participent pas directement à la production des marchandises et donc à la reproduction de la vie humaine. » Cet idéalisme de l’orthodoxie marxiste lui permet de ne pas appliquer la même grille d’analyse à son propre texte, qui lui sert pourtant… à se distinguer. Le problème est que Simard, fidèle à sa tendance, pense que la philosophie est morte avec la 11e thèse sur Feuerbach.

Vu autrement, la culture est matérielle. La conscience aussi. Et si la petite bourgeoisie ne produit pas d’acier, elle produit bel et bien des images, des récits, des affects. Elle agit. Elle travaille. Elle vend son temps. Elle est plus souvent qu’autrement dépossédée.

Je lui lance un défi : parle-nous de cinéma. Des films qui t’ont bouleversé. Des formes qui t’ont renversé. Lâche ta grille. Respire. À nous, je dis : vivons les films avant de les réduire. Si l’auteur veut défendre les films narratifs prolétariens, qu’il nous parle de son rêve, car nous, cinéastes sans protection, ouvriers des formes, pauvres et tristes parfois, on est prêts. Prêts à en discuter. Prêts à en faire. Des films forts. Des films en lutte. Avec le prolétariat en action.

Manifestation politique en noir et blanc avec des participants tenant des pancartes et des banderoles en soutien à Salvador Allende.

La résistance chilienne à Montréal (1973-1983)

21 juin, par Archives Révolutionnaires
Le Chili, exploité par diverses puissances depuis le XVIe siècle, connaît un tournant majeur lorsque Salvador Allende, leader de l’Unité populaire, est élu en 1970, (…)

Le Chili, exploité par diverses puissances depuis le XVIe siècle, connaît un tournant majeur lorsque Salvador Allende, leader de l’Unité populaire, est élu en 1970, introduisant des réformes socialistes. Cependant, les États-Unis soutiennent le coup d’État de Pinochet en 1973, qui conduit à une dictature violente. Victimes d’une féroce répression, des milliers de Chiliens s’exilent. Plusieurs d’entre eux s’installent à Montréal. Ces exilés mettent en place des mouvements culturels et politiques pour lutter contre la dictature, établissant des liens de solidarité avec les mouvements progressistes québécois. Cette publication est une version bonifiée d’un article originellement publié dans le numéro 30 des Nouveaux Cahiers du Socialisme (automne 2023).

Alexis Lafleur-Paiement

Depuis le XVIe siècle, le Chili a été exploité par l’Espagne pour son bétail et son blé, puis par les compagnies britanniques pour son salpêtre et son cuivre. Après 1929, les États-Unis prennent le contrôle économique du pays et lui imposent, malgré les gouvernements socio-démocrates des années 1940 et 1950, des réformes libérales sous la direction de la mission Klein-Saks (1955-1958)[1]. Alors que la bourgeoisie nationale se contente de gérer l’agriculture ou l’extraction au profit des entreprises américaines, les mouvements de défiance envers l’impérialisme et le patronat local se multiplient. En 1953, plusieurs organisations se regroupent dans la très combative Centrale unique des travailleurs (CUT), conjointement à l’ascension du Parti communiste (malgré son interdiction de 1948 à 1958) et du Parti socialiste, devenu officiellement marxiste-léniniste en 1967. L’opposition se durcit face aux gouvernements de Jorge Alessandri (1958-1964) et d’Eduardo Frei Montalva (1964-1970) appuyés par les États-Unis[2]. Des grèves se propagent à partir de 1968, avant que les différentes tendances de gauche s’allient dans l’Unité populaire (UP) en 1969.

Le 4 septembre 1970, la coalition remporte les élections avec 36,3 % des voix et son leader Salvador Allende est nommé président de la République. L’Unité populaire, composée de communistes, de socialistes, de socio-démocrates et de syndicalistes, est appuyée par un large mouvement et jouit d’une grande légitimité au Chili comme à l’étranger, ce qui paralyse momentanément l’interventionnisme américain. Allende lance une réforme agraire visant une redistribution des terres et nationalise plusieurs secteurs de l’économie, dont les banques et l’industrie minière (liée aux intérêts américains). La coalition postule qu’il est possible, pour un pays capitaliste sous-développé, d’effectuer une transition démocratique et non-violente vers le socialisme. En plus des nationalisations, l’UP propose d’autres importantes réformes comme une augmentation des salaires et la participation démocratique des travailleurs et travailleuses dans la production. La victoire de l’Unité Populaire semble montrer qu’il est possible d’atteindre le socialisme et l’indépendance économique par les urnes.

Mais c’est sans compter l’hostilité des États-Unis et de l’administration Nixon envers Allende. Depuis l’instauration de la doctrine Monroe au début du XIXe siècle, les États-Unis considèrent l’Amérique latine comme leur chasse-gardée. L’émergence, après Cuba, d’un deuxième régime « marxiste » et anti-impérialiste dans la région met en péril l’influence de l’Oncle Sam. Les nationalisations prévues par Allende menacent les investissements miniers américains, mais aussi le remboursement des prêts octroyés au Chili. Pour tirer leur épingle du jeu, les États-Unis orchestrent des pressions économiques globales et, en sous-main, encouragent les dissensions sociales pour affaiblir le gouvernement d’Allende. Ils bloquent les prêts internationaux au Chili, tandis que la Central Intelligence Agency (CIA), aidée par les firmes ITT et Anaconda Copper, finance des journaux d’opposition et travaille à déstabiliser le pays.

Si l’Unité populaire a été élue dans les règles de la démocratie représentative, de nombreux éléments s’opposent au régime d’Allende. Certains partis de la coalition trouvent que le nouveau président est trop socialiste, alors que les partis de droite cherchent activement à le battre aux prochaines élections. Ces opposants ont peu de marge de manœuvre puisque Allende jouit encore d’un support populaire important et semble en voie d’augmenter son nombre de députés lors du prochain scrutin. Des éléments plus radicaux de la droite, notamment les propriétaires terriens et certains militaires, cherchent donc à évincer Allende par la force. En juin 1973, une première tentative de coup d’état échoue. Le 11 septembre 1973, avec l’aval des États-Unis, Augusto Pinochet, commandant de l’armée chilienne, procède à un putsch, cette fois réussi. Salvador Allende se suicide, alors que les militaires prennent le pouvoir. C’est le début d’une sanglante dictature qui durera plus de 15 ans[3].

Manifestation politique en noir et blanc avec des participants tenant des pancartes et des banderoles en soutien à Salvador Allende.
Une foule soutenant la candidature de Salvador Allende à la présidence du Chili.

Répression politique et exil des militants chiliens

Dès septembre, le Congrès est dissous et la répression s’abat sur l’ensemble des forces progressistes du pays. Les militants de gauche, surtout communistes et socialistes, sont emprisonnés dans de vastes lieux publics, comme le Stade national de Santiago qui verra défiler plus de 40 000 détenus. Des personnes y sont torturées publiquement, dont le chanteur communiste Victor Jara (1932-1973), mutilé puis exécuté le 15 septembre[4]. Malgré les condamnations de l’Organisation des Nations unies (ONU), le nouveau régime s’impose par la violence et grâce au soutien des États-Unis qui normalisent leurs relations diplomatiques avec lui, accueillant même Pinochet à Washington en 1977. Des centaines de milliers de personnes sont pourtant emprisonnées de 1973 à 1989, plus de 35 000 subissent des tortures et plus de 3 200 sont assassinées. Les femmes sont particulièrement ciblées par des pratiques massives de viol et des enlèvements d’enfants[5].

Alors que l’État chilien noie dans le sang la résistance populaire et impose une libéralisation économique brutale à la demande des États-Unis, un exode se dessine. Pour une population estimée à 9 000 000 d’habitants lors du coup d’État, entre 500 000 et 1 000 000 de personnes quittent le pays, soit possiblement 10 % de la population. Ces migrants sont majoritairement liés à des organisations de gauche ou sont du moins des objecteurs de conscience opposés à la dictature. De manière générale, ceux qui possèdent un capital économique et culturel supérieur parviennent à émigrer vers des pays du Nord, dont la France et la Suède, alors que les ouvriers et les employés semblent plutôt émigrer dans divers pays latino-américains[6]. Des milliers de Chiliens, en majorité des intellectuels et des membres de la classe moyenne, s’installent au Canada. Ils sont notamment dirigés vers Montréal en raison de leur latinité, considérée comme une caractéristique francotrope appréciable pour la métropole[7].

Cette vague migratoire représente environ 3 500 personnes arrivées entre 1973 et 1978. Sa politisation et sa concentration à Montréal ont pour effet de produire un vivier politique et culturel dans la région, porteur de valeurs socialistes, anti-impérialistes et anti-fascistes. Ce dynamisme s’exprime au sein de la communauté chilienne et en jonction avec les mouvements politiques locaux, dans la lutte contre la dictature au Chili et pour transformer la société québécoise dans une perspective progressiste. Deux univers se recoupent et se répondent : celui des Chiliens qui organisent la résistance à la dictature depuis Montréal et celui des militants québécois – communistes, socialistes, socio-démocrates, indépendantistes, chrétiens – qui s’insurgent contre la situation au Chili et se solidarisent avec la lutte pour la démocratie, voire s’identifient avec le combat des Chiliens qui, comme les Québécois, « luttent contre l’impérialisme yankee ».

Des soldats militaires arrêtent des civils pendant le coup d'État au Chili en 1973, illustrant la répression violente des forces progressistes.
Des employés de la présidence de Salvador Allende arrêtés par l’armée lors du coup d’état du 11 septembre 1973, à Santiago du Chili.

Le militantisme chilien à Montréal

Les premières initiatives des militants chiliens à Montréal reproduisent celles auxquelles ils sont habitués, soit des fêtes engagées (les peñas), la mise sur pied de comités politiques et le militantisme culturel, principalement musical. Alors que les immigrants arrivent au Québec et organisent leur nouvelle existence, tout en essayant de reconstituer leurs réseaux familiaux, amicaux et politiques, et en cherchant à aider celles et ceux qui sont encore au Chili, le réseautage festif prend une place importante. Les peñas sont une tradition qui permet de se rencontrer sous prétexte d’une fête, tout en permettant la discussion et l’organisation politique. Les peñas montréalaises favorisent la reconstruction des réseaux de sociabilité, ainsi que des ex-partis de l’Unité populaire (communiste, socialiste, etc.). Diverses stratégies organisationnelles, en vue principalement d’agir sur la situation au Chili, en émergent. Les premières années d’immigration sont marquées par une volonté de se retrouver à Montréal dans le but de se ressaisir, puis de passer à l’offensive contre la dictature au Chili et d’y reprendre la marche démocratique vers le socialisme.

L’organisation informelle entre migrants chiliens remplit un rôle de stabilisation et de consolidation de la communauté, mais se révèle limitée pour agir à plus large échelle. Un double objectif s’impose : se doter de groupes politiques chiliens à Montréal et faire connaître la cause aux Québécois. En raison de la complexité de la question organisationnelle, beaucoup de militants chiliens choisiront de s’impliquer dans les groupes de soutien existants, initiatives sur lesquelles nous reviendrons. Pourtant, une action « proprement » chilienne voit le jour, soit l’Association des Chiliens de Montréal (ACM, 1974-1980), formée de diverses tendances issues de l’UP. L’Association, qui réunit environ 500 membres, cherche à lutter contre la dictature tout en offrant des services sociaux à la communauté par l’entremise de son local du 3955, boul. Saint-Laurent (Montréal). Elle publie en 1977 un texte-manifeste intitulé Pour l’unité antifasciste vers la défaite de la junte, mais sa modération entraîne des tensions avec le Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC). L’Association lance malgré tout de nombreuses campagnes, entre autres pour dénoncer la présence de la police politique pinochiste (la DINA) à Montréal en 1977 et une grève de la faim en 1978. Les divisions internes et des problèmes financiers ont raison de l’Association des Chiliens de Montréal au début de l’année 1980.

Une seconde organisation chilienne, de moindre envergure, émerge aussi au Québec, soit le Bureau des prisonniers politiques du Chili (1975-1979). Ce groupe, représentation officielle du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, fondé en 1965), vise à défendre les prisonniers politiques enfermés au Chili et à financer la lutte armée contre la dictature. Le tournant stratégique adopté par le MIR en 1979, préconisant le retour au pays des militants exilés afin qu’ils participent directement à la lutte au Chili, met fin à l’expérience du Bureau à Montréal. Celui-ci réussit tout de même à structurer les appuis québécois du MIR et à aider directement la lutte au pays. Par-delà l’ACM et le Bureau des prisonniers politiques, les efforts des militants chiliens se concentrent sur la mise en lumière de leur cause par la chanson et le théâtre, des médiums qui dynamisent la vie communautaire et qui touchent un large public québécois.

Dans les années 1960, la musique folklorique chilienne opère une jonction avec la politique de gauche, débouchant sur la « nouvelle chanson chilienne » (nueva canción chilena). Cette musique accessible traite des problèmes des classes laborieuses et soutient les mouvements socialistes, au premier rang desquels l’Unité populaire. Après le coup d’État, les représentants de ce style sont forcés à l’exil, tels le chanteur Ángel Parra (France) ou les groupes Inti-Illimani (Italie) et Quilapayún (France). La nueva canción accompagne ceux qui s’exilent à Montréal lors des peñas et des concerts publics organisés pour la cause chilienne. Des albums sont enregistrés pour faire connaître leurs luttes et dénoncer la dictature. Le premier disque qui paraît à Montréal s’intitule Chili : le printemps renaîtra ! (hiver 1973-1974), édité par Juan et Mariana Muñoz, et comprend des chansons d’une dizaine d’artistes de la nouvelle chanson chilienne. Le Comité de solidarité Québec-Chili fait paraître, en collaboration avec des militants parisiens, la compilation ¡ Karaxu ! Chants de la résistance populaire chilienne (1974), suivi d’une coproduction Québec-Chili, les Chansons et musique de la résistance chilienne (1975). Ce dernier est tiré à 3 000 exemplaires qui s’écoulent en quelques semaines, forçant un pressage de 2 000 copies supplémentaires. Ces disques visent à « faire mieux connaître aux Québécois la musique chilienne, musique et chansons engagées » et « apporter un soutien moral et financier au peuple chilien »[8].

Groupe de musiciens chilens sur scène lors d'un événement culturel, exprimant leur opposition à la guerre, avec des drapeaux et des symboles nationaux en arrière-plan.
Quilapayún.

Le dynamisme politico-culturel s’incarne aussi dans le duo Los Emigrantes, formé en 1957 au Chili par Enrique San Martin et Carlos Valladares. Après une séparation à la suite du coup d’État, les deux chanteurs se retrouvent à Montréal pour enregistrer et diffuser leur disque Il faut parcourir un chemin (1976). L’album est accompagné d’un long pamphlet expliquant la situation chilienne en espagnol, en français et en anglais. La « résistance musicale » chilienne atteint un sommet le 10 mars 1979, alors qu’Isabel Allende, la fille de Salvador, est présente à Montréal pour dénoncer la dictature et qu’un concert-bénéfice réunit le groupe Quilapayún et les chanteurs québécois Claude Gauthier, Claude Léveillée, Paul Piché et Gilles Vigneault[9]. La convergence se fait naturellement entre les artistes chiliens et québécois, alors que les premiers luttent pour la libération de leur peuple et que les seconds sont favorables à l’émancipation du Québec, le tout dans une perspective de gauche partagée. Enfin, la solidarité musicale est incarnée, de 1979 à 1989, par le chanteur en exil Pedro Riffo, qui offre des concerts-bénéfice chaque semaine pour appuyer le Chili, le Nicaragua et le Salvador. Au-delà de cette richesse musicale, le théâtre sert de lieu d’expression et de levier pour la lutte, dans la continuité du « théâtre des opprimés » préconisé par Augusto Boal[10].

Couverture d'un vinyle du duo chilien 'Los Emigrantes' intitulé 'Il faut parcourir un chemin'.

Une première troupe appelée Teatro del Ande monte la pièce Splendeur et mort de Joaquin Murieta (écrite par Pablo Neruda) à Montréal en 1976, suivie de plusieurs autres. Le projet le plus emblématique de cet engagement scénique est le Théâtre latino-américain du Québec, fondé en 1977 par Gastón Iturra. Cet auteur, actif au Chili dès les années 1960, appuie le gouvernement de l’Unité populaire et promeut un art didactique, ainsi que la création collective. En exil à Montréal, Iturra continue de pratiquer un théâtre politique et démocratique qu’il décrit comme « son fusil, sa façon de faire la résistance à l’extérieur »[11]. Sa troupe présente des spectacles qui parlent des conditions de vie des travailleurs, accusent les dictatures à la solde des États-Unis et promeuvent le socialisme, comme en témoigne la pièce Torquemada, écrite par Augusto Boal pour dénoncer la junte brésilienne, montée à Montréal en 1977. Dans les années 1980, la troupe La Barraca, aussi dirigée par Iturra, prend le relais, toujours avec des pièces politiques, comme Grandeur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht, présentée en espagnol au théâtre Calixa-Lavallée (Montréal) en mars 1987. D’autres projets théâtraux visent aussi l’éducation, le soutien au peuple chilien et la promotion du socialisme démocratique. C’est le cas du Théâtre populaire du Québec (TPQ, 1963-1996) qui s’intéresse aux problèmes du Chili dans les années 1970 avec la présentation de la pièce Chile vencera, écrite par Juan Fondon. Une tournée comprenant une vingtaine de dates en Abitibi, en Outaouais, dans les régions de Montréal et de Québec, en Estrie et dans le Bas-du-Fleuve est présentée de mars à mai 1976[12].

En somme, les réseaux familiaux et amicaux, les rencontres festives, les associations communautaires, la chanson et le théâtre sont tous des moyens mobilisés par les exilés chiliens de Montréal dans les années 1970 afin de consolider la lutte contre la dictature de Pinochet et pour le socialisme démocratique. La dénonciation de la dictature chilienne par les arts fonctionne particulièrement bien, car elle s’arrime à une pratique d’engagement culturel au Québec, marquée par la lutte pour l’indépendance et pour le socialisme. L’intérêt pour l’art chilien engagé est visible dans plusieurs publications, par exemple le numéro 9 de la revue Dérives (1977), élaboré en collaboration avec l’Association des Chiliens de Montréal et consacré à la poésie, au théâtre, au cinéma et à la chanson chilienne[13]. À cet univers culturel s’ajoute celui des organisations politiques de solidarité dans lesquelles les Chiliens exilés s’impliquent massivement.

Affiche publicitaire pour la pièce 'Torquemada', mise en scène par Gastón Iturra, représentant des silhouettes humaines et des éclaboussures de peinture rouge, symbolisant la répression politique et le militantisme latino-américain au Québec.
Affiche de la pièce « Torquemada », écrite par Augusto Boal et mise en scène par Gastón Iturra au Québec. La pièce relate l’expérience de Boal comme prisonnier politique sous la dictature militaire au Brésil.. Source : Acervo Instituto Algusto Boal.

Solidarité internationale et groupes anti-impérialistes

Les expériences politiques chiliennes obtiennent un écho particulier au Québec, en amont comme en aval du coup d’État de 1973. En effet, les militants d’ici sont sensibles, à la suite du trauma causé par l’occupation militaire du Québec à l’automne 1970, à l’idée d’une voie démocratique vers le socialisme. La stratégie de l’Unité populaire crée la sympathie, alors que le rôle joué par les syndicalistes dans la politique chilienne s’accorde avec la stratégie combative des grandes centrales québécoises. Après le putsch de Pinochet, jugé illégitime et répréhensible, les groupes militants s’identifient fortement au peuple chilien qui est victime de l’impérialisme américain et de la violence militaire. Cette assimilation est patente dans le film Richesse des autres (1973) qui dénonce l’exploitation des compagnies minières en faisant alterner des images de René Lévesque et de Salvador Allende[14]. De fait, de nombreux projets de soutien à l’Unité populaire apparaissent dès 1970 et se multiplient après 1973[15].

Dès l’élection de l’UP au Chili, des initiatives de collaboration émergent au Québec. Dans l’esprit de la stratégie du « deuxième front » adoptée par la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui prône la prise en charge des problèmes politiques par les syndicats dans un horizon socialiste, Michel Chartrand[16] séjourne au Chili pour une conférence internationaliste (avril 1973). Ce voyage revêt une grande importance puisqu’il inspire l’organisation d’une Conférence internationale de solidarité ouvrière qui se réunit à Montréal en juin 1975. Le coup d’État de 1973 a laissé des traces et l’évènement accorde une place importante aux militants en exil et à la question politique chilienne. Lorsque la Conférence se transforme en Centre international de solidarité ouvrière (CISO) en 1976, une même place est accordée aux enjeux concernant le Chili, un intérêt qui se manifeste par la diffusion de textes, l’organisation de campagnes de solidarité et le financement de groupes chiliens. Ces activités durent jusqu’à la chute de la dictature, alors que le CISO continue son travail jusqu’à nos jours[17].

En 1973, le Comité de solidarité Québec-Chili[18] est fondé à Montréal dans la perspective de l’internationalisme prolétarien. Rassemblant initialement des militants québécois qui appuient le gouvernement de l’Unité populaire (printemps 1973), le groupe se transforme en organe de solidarité internationale dès l’automne. Il intègre progressivement des militants syndicaux, populaires et chiliens pour devenir, à terme, le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec jusqu’à l’agonie de la dictature à la fin des années 1980. Le Comité se donne un double objectif d’éducation et de soutien à la résistance populaire au Chili, en prenant comme assise l’idée que le Québec et le Chili subissent une exploitation capitaliste comparable qui profite à quelques multinationales aux dépens des classes populaires. Le Comité connaît une grande vitalité au niveau des manifestations et des conférences, avec par exemple un rassemblement de 5 000 personnes au Forum de Montréal en décembre 1973 et une manifestation de 2 000 personnes dans les rues de la métropole en septembre 1974. Des manifestations massives sont ensuite organisées chaque mois de septembre à Montréal, jusqu’en 1979.

Avec l’appui financier de la CSN, le groupe produit différents documents, notamment le bulletin Chili-Québec informations (1973-1982) avec un tirage important de 1 500 à 3 500 copies[19], Le Gueulard (1978-1980) et Liaison Québec-Chili. Le CSQC a pignon sur rue au 356, rue Ontario Est (Montréal) et entretient des liens directs avec des membres du Parti socialiste en exil, tout en finançant des réseaux de résistance liés au Mouvement de la gauche révolutionnaire. Il anime des campagnes politiques, comme celles pour libérer des prisonnières et des prisonniers au Chili ou le boycottage d’entreprises profitant de la dictature, dont Noranda Mines. Ainsi, le Comité organise un travail politique au Québec qu’il tente de lier organiquement aux luttes chiliennes, dans un horizon socialiste et internationaliste. Dans les années 1980, le Comité se consacre principalement à la diffusion d’informations, avec des périodes de dormance. Un regain a lieu de 1987 à 1989, durant la décomposition de la dictature de Pinochet, avant la dissolution officielle du CSQC[20].

Un élément important au CISO comme au CSQC est le lien qu’ils établissent entre la situation au Canada et celle au Chili, alors que les gouvernements des deux pays s’entendent pour favoriser les industries transnationales aux dépens des travailleurs[21]. Leurs analyses croisées permettent une convergence d’intérêt qui dynamise les initiatives militantes. « Une série d’analyses, publiées entre 1976 et 1980 dans le journal Solidarité [édité par le CISO], rapporte les conséquences que l’entente signée entre la Noranda Mines Limitée et le gouvernement chilien, dans la foulée du coup d’État militaire de septembre 1973, engendrait respectivement pour les classes ouvrières du Québec et du Chili. »[22] Grosso modo, l’entente prévoit de fermer des mines au Québec et d’y entretenir le chômage, poussant les salaires à la baisse, alors que la compagnie profite d’une main-d’œuvre sous-payée et contrôlée par la junte militaire au Chili, qui elle-même tire une redevance lui permettant de se financer malgré l’isolement international. Ce cas montre la compréhension qui se développe au Québec concernant la manière dont le capitalisme international tire profit des régimes autoritaires, encourageant la jonction entre les luttes locales et la solidarité avec le peuple chilien.

D’autres organisations existent, dont un éphémère Comité québécois pour un Chili démocratique, fondé en décembre 1978 dans une perspective sociale-démocrate. Les éditeurs indépendantistes considèrent aussi que la situation chilienne doit être traitée, avec l’idée que les peuples québécois et chilien sont tous deux victimes de l’impérialisme américain. Les Éditions québécoises publient en 1973 l’ouvrage Chili : une lutte à finir, alors que les éditions Parti Pris impriment Les documents secrets d’ITT au Chili (1974), accompagnés de textes de Salvador Allende. Les organisations marxistes-léninistes, dont En Lutte ! (1972-1982) et la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (1975-1983) s’intéressent également au Chili dans une perspective révolutionnaire, critique de la voie pacifique choisie par Salvador Allende qui aurait facilité le putsch militaire. Ces groupes valorisent le Mouvement de la gauche révolutionnaire qui prône l’instauration de la dictature du prolétariat et l’armement du peuple pour lutter contre l’impérialisme[23]. Cette posture n’a pas empêché le MIR d’appuyer le gouvernement d’Allende, tout en dénonçant son insouciance face aux dangers de l’impérialisme, une inquiétude compréhensible puisque les États-Unis ont commandité ou facilité onze coups d’État « préventifs » contre des gouvernements de gauche en Amérique latine, uniquement de 1962 à 1968[24]. Par-delà les groupes de solidarité, l’ensemble des forces progressistes au Québec considère que la question chilienne est importante.

Au final, la solidarité, voire l’identification, avec la cause chilienne traverse profondément la société québécoise des années 1970. La voie démocratique vers le socialisme comme l’obscénité du coup d’État touchent les syndicalistes, les internationalistes, les socialistes, les marxistes et les indépendantistes. Les groupes de solidarité, très marqués à gauche, trouvent un terrain d’action favorable au Québec, leur permettant de diffuser massivement leurs analyses et de structurer les luttes anti-impérialistes. En particulier, le Comité de solidarité Québec-Chili parvient à unir les militants québécois et chiliens dans un combat transfrontalier contre les grandes industries et les États capitalistes complices dans l’exploitation des travailleurs. Cette activité politique aura une longue postérité jusqu’à nos jours, alors que la question chilienne demeure importante au Québec, comme en témoigne l’intérêt pour la grève étudiante et la révolte populaire chiliennes de 2019, ainsi que pour le processus constituant toujours en cours.

Affiche annonçant la soirée inaugurale du Comité québécois pour un Chili démocratique, à Montréal, le 15 décembre 1978.
Comité québecois pour un Chili démocratique 1978. Source.

Déclin de la gauche et reflux de la question chilienne

Le début des années 1980 est marqué, au niveau mondial, par le ressac de la gauche. À la suite du déclin des modèles socialistes (URSS, Chine), de la répression étatique et de la restructuration de l’économie afin d’atomiser les travailleurs, un grand nombre d’organisations militantes disparaissent ou se replient dans le lobbyisme. L’imposition de politiques néo-libérales brutales et la crise économique contraignent les groupes qui subsistent à se concentrer sur des « problèmes domestiques ». Avec un chômage de 12 % au Canada en 1983 et une diminution des salaires de 20 % imposée aux travailleurs du secteur public par le gouvernement provincial de René Lévesque la même année, les énergies sont concentrées sur les enjeux économiques locaux. Dans ce contexte, la majorité des organisations de solidarité internationale disparaissent ou diminuent fortement leurs activités. Le Théâtre latino-américain du Québec meurt, alors que le CISO et le CSQC perdent en vitalité. Le Parti québécois est absorbé par sa lutte contre les travailleurs, pendant que les organisations marxistes-léninistes se décomposent.

Pourtant, les grandes expériences anti-impérialistes et de solidarité de la décennie 1973-1983 demeurent riches d’enseignement. Il faut d’abord souligner l’intérêt d’une voie démocratique vers le socialisme qui a été populaire à une large échelle, même si l’expérience chilienne nous apprend qu’il faut nous outiller pour contrer l’impérialisme belliqueux. Ensuite, l’usage des arts à des fins d’éducation demeure inspirant, particulièrement dans les formes toujours populaires de la chanson et du théâtre. Surtout, la capacité à comprendre de manière globale la situation des Amériques et à lier les militants québécois et chiliens reste exemplaire. Les mouvements actuels devraient renouer avec une telle perspective internationaliste qui éclaire la manière dont les gouvernements bourgeois s’épaulent au niveau mondial et défendent la grande industrie aux dépens des travailleurs. Forts de ces éclaircissements, il devient possible et souhaitable de développer des groupes de solidarité et des organisations révolutionnaires transnationales capables de lutter contre l’impérialisme. En ce sens, le Comité de solidarité Québec-Chili peut servir de référence[25].

Malgré le recul politique de la gauche au niveau mondial, le peuple chilien lance un grand mouvement de défiance contre la dictature de Pinochet à partir de 1983. La pauvreté généralisée, liée à un chômage avoisinant les 30 % et à la répression étatique, met le feu aux poudres. De grandes grèves paralysent le pays, avant qu’une partie du mouvement se militarise. La contestation réussit à forcer la tenue d’un référendum sur la présidence d’Augusto Pinochet en octobre 1988. Le dictateur perd le vote, ainsi que l’élection de décembre 1989 au profit de Patricio Aylwin qui entre en fonction en mars 1990. Cette victoire ne doit pas faire illusion : le pays se retrouve avec un président qui choisit de négocier avec les militaires, tout en défendant le néo-libéralisme. De fait, le Chili vit de 1990 à 2019 sous un régime « démocratique » aux relents autoritaires, acquis aux grands propriétaires et à l’industrie, proche des États-Unis et opposé aux revendications populaires. Cette situation larvée est attaquée en 2019 par un mouvement étudiant et social qui impose un processus constituant à partir de 2020. À la suite du rejet de la constitution proposée par l’Assemblée en septembre 2022, une nouvelle constitution devra être soumise au peuple en décembre 2023[26]. Espérons que les forces progressistes du Chili restent mobilisées pour briser le cycle de la politique réactionnaire. Comme le dit un slogan de l’Unité populaire : « Un peuple uni jamais ne sera vaincu. »


Notes

[1] À ce sujet, voir l’étude classique de FRANK, André Gunder. Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero, 1968.

[2] Ces deux gouvernements sont commandités par les États-Unis via le mécanisme financier de l’Alliance pour le progrès (1961-1973). La campagne électorale d’Eduardo Frei Montalva de 1964 est par ailleurs financée à hauteur de trois millions de dollars par la CIA.

[3] Pour une contextualisation des enjeux continentaux et chiliens, voir DABÈNE, Olivier. L’Amérique latine à l’époque contemporaine, Paris, Armand Colin, 2011. Pour une synthèse de l’histoire du Chili post-colombien, voir SARGET, Marie-Noëlle. Histoire du Chili de la conquête à nos jours, Paris L’Harmattan, 1996.

[4] Pour comprendre l’horreur de la répression, on écoutera la Lettre à Kissinger (1975), une chanson écrite par Julos Beaucarne en hommage à son ami Victor Jara et qui présente son martyre.

[5] AMNESTY INTERNATIONAL. Le Chili d’Augusto Pinochet, AMR 22/009/2013, 2013.

[6] JEDLICKI, Fanny. « Les exilés chiliens et l’affaire Pinochet. Retour et transmission de la mémoire » dans

Cahiers de l’Urmis, no 7, 2001, page 3.

[7] Pour une étude détaillée de l’immigration chilienne au Québec qui dépasse largement le cadre de l’exil politique, voir DEL POZO, José. Les Chiliens au Québec. Immigrants et réfugiés, de 1955 à nos jours, Montréal, Boréal, 2009.

[8] Chansons et musique de la résistance chilienne (1975), texte de présentation au verso de la pochette.

[9] TRUDEL, Clément. « Les Chiliens sont en train de reconquérir le Chili » dans Le Devoir, 10 mars 1979, page A18.

[10] BOAL, Augusto. Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 2007 [1971].

[11] JONASSAINT, Jean et Gastón ITURRA. « Le théâtre chilien : un art engagé et démocratique » dans Dérives, no 9, 1977, page 12.

[12] Le programme est disponible en ligne : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2631374

[13] Disponible en ligne : https://archivesrevolutionnaires.com/wp-content/uploads/2020/10/derives-no.9.pdf

[14] Richesse des autres (1973), long-métrage de Maurice Bulbulian et de Michel Gauthier produit par l’Office national du film (ONF), disponible en ligne : https://www.onf.ca/film/richesse_des_autres/

[15] Pour une analyse des rapports entre la gauche québécoise et la vie politique chilienne durant cette période, on consultera BARRY-SHAW, Nikolas. RÊVE / CAUCHEMAR: Allende’s Chile and the Polarization of the Québec Left, 1968-1974, mémoire de maîtrise, Université Queen’s, 2014.

[16] Président du conseil central de Montréal, affilié à la CSN, de 1969 à 1978.

[17] Sur l’histoire du CISO, voir DE SÈVE, Nicole. Centre international de solidarité ouvrière 1975-2015, Montréal, autoédité, 2015.

[18] Le Comité de solidarité Québec-Chili se présente parfois sous le nom de Comité Québec-Chili, y compris dans certaines de ses propres publications. Notons aussi qu’il avait, suivant les années, des activités à Hull, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et Chicoutimi.

[19] Plusieurs numéros sont disponibles en ligne : https://40ans.cdhal.org/revues/quebec-chili-informations/

[20] Sur les premières années du CSQC, voir Le Comité Québec-Chili (1973-1978). Son équipe et ses acquis, Montréal, autoédité, 1978, disponible en ligne : https://40ans.cdhal.org/wp-content/uploads/2017/08/Bilan_Comit%C3%A9-Qu%C3%A9bec-Chili-1973-1978.pdf

[21] Le Canada a normalisé ses relations avec la dictature dès le 23 septembre 1973, soit moins de deux semaines après le putsch. Pour cette raison, le gouvernement de Pierre Elliot Trudeau est accusé de duplicité, malgré son programme d’accueil pour les exilés chiliens.

[22] DORAIS, Geneviève. « La solidarité intersyndicale Québec-Amérique latine et le Centre international de solidarité ouvrière, 1975-1984 » dans Histoire sociale / Social History, no 115, mai 2023, page 39.

[23] Cet intérêt pour le MIR s’accompagne d’un bémol, car les organisations marxistes-léninistes québécoises lui reprochent une stratégie trop guévariste, insuffisamment axée sur le travail de masse.

[24] Argentine (mars 1962), Pérou (juillet 1962), Guatemala (mars 1963), Équateur (juillet 1963), République dominicaine (septembre 1963), Honduras (octobre 1963), Brésil (avril 1964), Bolivie (novembre 1964), Argentine (juin 1966), Pérou (octobre 1968) et Panama (octobre 1968).

[25] L’histoire de la militance anti-impérialiste au Québec reste à écrire afin qu’elle puisse nous servir d’appui. Pour un premier effort concernant les groupes chiliens, voir HERVAS SEGOVIA, Roberto. Les organisations de solidarité avec le Chili, Montréal, 5 continents, 2001, qui reprend le mémoire de l’auteur déposé en 1997 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

[26] Pour comprendre l’échec de la gauche chilienne au référendum de 2022 et s’informer sur les tentatives de relance du mouvement populaire, on pourra lire VIELMAS, Sebastián et Consuelo VELOSO. « Rejet de la nouvelle constitution : implications pour la gauche chilienne » dans Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 29, 2023, pages 208-213, ainsi que de nombreux articles dans la revue Contretemps, en ligne : https://www.contretemps.eu/?s=chili

Portrait en noir et blanc d'une personne de profil, avec un halo circulaire autour de la tête, créant un effet artistique et surréaliste.

Cinéma expérimental et mépris de classe : une histoire critique (partie 2)

17 juin, par Archives Révolutionnaires
ANNÉES 45 À AUJOURD’HUI : LE MÉPRIS PAR LE CINÉMA SE DONNE DES MOYENS Pour aider à vous souvenir où j’en étais la dernière fois, voici des extraits de la conclusion de mon (…)

ANNÉES 45 À AUJOURD’HUI : LE MÉPRIS PAR LE CINÉMA SE DONNE DES MOYENS

Pour aider à vous souvenir où j’en étais la dernière fois, voici des extraits de la conclusion de mon premier article : La première génération expérimentale trouve son origine dans une partie de la classe petite-bourgeoise intellectuelle européenne, qui utilise le cinéma pour se distinguer à la fois par sa production et par sa cinéphilie, des classes supérieures, moyennes et travailleuses qui participent ensemble à la production sociale (au sens large) dominante du cinéma. La petite-bourgeoisie expérimentale de première génération se distingue de toutes ces classes : elle passe par des circuits de production (circulation, distribution, publicité, etc.) parallèles, dans les cas où elle se soucie d’être un minimum vue, ce qui empêche la consommation de masse de ses films ; elle rend aussi ses films incompréhensibles pour la cinéphilie dominante. Le cinéma parlant, en augmentant drastiquement le prix de la fabrication des films, causera des obstacles productifs à l’autonomie intellectuelle de cette classe, autonomie qu’elle ne laissera même pas tomber pour intégrer par exemple la production militante ouvrière des années 20-30. La première génération ne saura pas résoudre le problème du financement de son cinéma, véritable obstacle à son autonomie, et en conséquence le cinéma expérimental s’essoufflera, jusqu’à son relancement par la deuxième génération après la Deuxième Guerre mondiale. En effet, dans les années 30-45, en Europe, le développement des esthétiques précédemment associées au cinéma expérimental (souvent sous la forme des courants) diminue, et presque aucun film marquant rattaché aujourd’hui au cinéma expérimental n’est produit. Le projet de la création d’organisations de production (au sens plus strict) autonome, sous forme notamment de coopératives, est cependant déjà envisagé.

Raphaël Simard

Portrait en noir et blanc d'une personne de profil, avec un halo circulaire autour de la tête, créant un effet artistique et surréaliste.
Gregory Markopoulos, Twice a Man, 1963.

Entre les deux générations : des problèmes de production et de transmission

Dans les années 30 et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (donc 1930-1945), le cinéma expérimental est surtout constitué de courants mineurs et/ou plus isolés que dans la décennie 20[i]. Les faits décisifs de ces années dans le relancement ultérieur du cinéma expérimental sont l’émergence du cinéma expérimental états-unien (et non plus européen comme dans la première génération), dont la première avant-garde nationale de 1927 à 1934 est d’ailleurs composée de critiques et de cinéastes et non plus d’artistes d’autres disciplines (comme c’était le cas souvent dans la première génération) ; et le rôle joué par des passeurs « entre la première avant-garde européenne [que l’on a vu dans le précédent article] et l’avant-garde américaine d’après-guerre », comme le Tchécoslovaque Alexander Hackenschmied qui anticipait déjà le « cinéma de transe » des années 40 dans son film de 1930 :

Émigré aux États-Unis après avoir réalisé avec Herbert Kline et Hans Burger le long-métrage Crisis, pour Frontier Films [une structure de cinéma militant], sur la montée du fascisme dans son pays, [Hackenschmied] épouse Maya Deren et coréalise avec elle […] le film fondateur de la nouvelle avant-garde américaine : Meshes of the Afternoon (1943). Oskar Fischinger et Hans Richter […] quittent eux aussi l’Allemagne et deviennent de remarquables passeurs.[ii]

L’avant-garde américaine des années 30 reste donc « composée de cinéastes isolés[iii] ». Ce n’est pas surprenant : la distinction sociale par le capital culturel telle que la décrite Pierre Bourdieu ne se fait pas de manière mécanique, sans intervention des sujets collectifs — les classes dominantes doivent en effet transmettre le capital culturel à la prochaine génération, sans quoi leur position sociale ne persisterait pas :

 [Le modèle bourdieusien de la distinction] octroie tout d’abord une place importante à la stratification temporelle des goûts et des pratiques, qui se manifeste en particulier, dans l’espace de la production comme dans celui de la consommation culturelle, à travers les cycles d’innovation et la succession des avant-gardes. Les productions culturelles sont soumises, comme l’ensemble des produits, à un phénomène de cycle de vie qui s’agrémente de mouvements inverses de banalisation et de réhabilitation culturelle déplaçant périodiquement la frontière qui sépare le domaine de la culture savante de celui de la culture populaire. Cette dynamique temporelle entre de ce fait en composition avec une série de clivages générationnels.[iv]

C’est exactement ce qu’il faudra attendre pour voir un relancement de la production de films expérimentaux. Nous verrons que la transmission se fera sur la base d’une nouvelle cinéphilie, et que la nouvelle génération aura la particularité par rapport à la première (les premières avant-gardes européennes) de se doter de moyens productifs plus grands pour assurer au long cours la transmission du capital culturel qui fait qu’encore aujourd’hui il y a du cinéma expérimental[v].

La deuxième cinéphilie dominante est une cinéphilie petite-bourgeoise intellectuelle

La seconde grande cinéphilie qui se développe au XXe siècle, appelée cinéphilie « moderne » ou « savante » par Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, se construit dans une certaine mesure en opposition à la première cinéphilie dominante (la cinéphilie que j’appelais « de masse » ou « ordinaire » dans le premier article)[vi]. Le dédain et le silence sur la première cinéphilie dans la recherche universitaire en cinéma, et ce au moins encore en 2010, en rendent compte, comme le soulignent les deux auteurs, en accord avec le critique Philippe d’Hugues[vii]. Cette nouvelle cinéphilie peut être considérée comme la deuxième cinéphilie dominante selon moi, au sens qu’elle sera défendue par des moyens matériels qui en assureront la domination idéologique et la reproduction, qu’elle sera en accord avec les aspirations d’une classe plus dominante que dominée, et qu’elle servira d’outil idéologique participant au maintien des classes (antagonistes ou non). Je veux en effet défendre que cette deuxième cinéphilie dominante est portée par le sujet collectif de la petite-bourgeoisie intellectuelle en général et non en partie (tout comme la première génération). Cette seconde génération s’inscrira dans le cours de ce que Jullier et Leveratto appellent « l’institutionnalisation de l’expertise cinématographique » dans les décennies 40 et 50, en Europe et aux États-Unis[viii]. Le rôle joué conjointement par les universités et les États y est primordial : en France par exemple, cela passe par la « création par l’État d’un dispositif de contrôle économique de l’industrie cinématographique, le CNC, d’un dispositif de valorisation de la production française, le Festival de Cannes, mais aussi par la reconnaissance officielle de l’importance de son étude à l’Université. »[ix] Le rôle matériel fondamental que seront amenés à jouer les universités et les États dans le cinéma expérimental de deuxième génération se comprend à la lumière du coût plus grand des films avec le cinéma parlant, qui obligeait, comme nous l’avons déjà vu, à trouver une source de financement plus grande et plus stable pour le cinéma expérimental. Cette condition matérielle était selon moi un frein à l’aspiration d’autonomie intellectuelle de la classe petite-bourgeoise intellectuelle du cinéma expérimental, et explique qu’elle trouvera le relancement de sa production de films seulement dans des institutions lui promettant une relative autonomie productive. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la deuxième génération sera surtout impulsée, sans s’y réduire du tout, par des États-Uniens. Les universités américaines ont commencé avant les universités des autres nations à s’intéresser au cinéma de manière scientifique : elles commencent à « intégrer, dans les années 20, [l’étude du cinéma] dans leurs cursus littéraires, économiques et sociologiques. Des cours d’enseignement apparaissent [aux États-Unis dès cette époque]. »[x] En un mot, la recherche cinématographique est progressivement intégrée à l’Université que ce soit en France vers 1940 ou aux États-Unis dans les années 20. Ce phénomène traduisait le fait que l’Université en général est un lieu particulièrement peu accessible pour les classes travailleuses. En France à l’époque : « [l’] Université […] ne connaît pas encore le phénomène de démocratisation des études supérieures que vont instaurer les années 60. »[xi] Jullier et Leveratto affirment qu’en France, la composition sociale de l’Université et l’autonomie obtenue grâce et face aux institutions publiques mènent au postulat fondamental de la conception du cinéma de la cinéphilie savante : l’autonomie revendiquée de l’art, dont le cinéma, par rapport à la société[xii]. Cependant, ce postulat de la cinéphilie savante donne lieu à deux attitudes, une socio-politique et une esthétique, qui se contredisent : cette cinéphilie présente d’un côté la volonté d’étudier le cinéma en montrant péjorativement le fait qu’il est assujetti aux grandes entreprises et aux idéologies « conservatrices » ; la même cinéphilie présente, de l’autre côté, l’affirmation d’une valeur intrinsèque et artistique du cinéma, par sa seule forme, donc qui devrait être étudié en dehors de son contexte social[xiii]. Le postulat de cette cinéphilie mène à des postures et des pratiques (comme nous le verrons), en apparence contradictoires, qui ne peuvent donc pas définir cette cinéphilie : je tenterai de trouver l’unité de celle-ci encore une fois dans la cohérence avec une même condition matérielle et un même usage du cinéma comme outil de distinction et de prise d’autonomie intellectuelle.

On peut considérer généralement la deuxième cinéphilie dominante comme une position permise par une autonomie matérielle partielle par rapport à l’État et au marché du film que n’avait pas (même si les critiques professionnels avaient une certaine indépendance vis-à-vis du marché du film) la petite-bourgeoisie intellectuelle intégrée au marché dans les années 20-30. En effet, aux États-Unis, selon Jullier et Leveratto (et on peut le supposer en Europe aussi), les nouvelles classes moyennes vont utiliser les universités comme moyen pour développer une cinéphilie qui leur permettra de se distinguer de la cinéphilie de masse d’alors :

Shyon Baumann [chercheur] rend compte […] du fondement sociologique de ce processus d’émergence d’une expertise cinéphile savante et de sa promotion d’une valeur artistique du cinéma. S’appuyant sur La distinction de Pierre Bourdieu, il y reconnaît un phénomène de revendication par les classes moyennes nouvelles, dont l’expansion a été favorisée par l’énorme développement du secteur des services à partir de la seconde guerre mondiale, d’une consommation culturelle commune jusqu’alors relativement méprisée. Aux États-Unis cette conversion du cinéma en instrument de distinction culturelle est alimentée, à partir des années 50, par l’importation de films européens [dont des films expérimentaux] et d’écrits de critiques étrangers […]. La consommation avide de ces films et de ces écrits, diffusés par les Art Houses (les [salles de cinéma] d’art et d’essai) et les Universités, a ainsi permis d’instituer la légitimité culturelle d’une certaine forme de consommation cinématographique qui est devenue un marqueur de supériorité culturelle de celui qui la maîtrise. On observe donc aux États-Unis comme en France, ce que Shyon Baumann caractérise comme la conversion d’un certain discours sur le cinéma en capital culturel […].[xiv]

Il y a un véritable mépris pour le cinéma de masse d’alors, tant dans plusieurs des facteurs ou critères de son goût qu’est la cinéphilie de masse que dans son mode de production au sens large des films, c’est-à-dire la valeur marchande établie par les grandes entreprises. Comme mentionné plus haut, le cinéma produit par le cinéma expérimental choquera parfois les goûts de la masse, par sa morale ou son propos politique, mais d’autres fois il se rendra incompréhensible pour le consommateur ordinaire, montrant à ce dernier ainsi l’invalidité ou l’incapacité de son jugement cinématographique :

Réservé aux individus capables de faire l’effort de personnaliser leur jugement, ce jugement [le jugement de la cinéphilie savante] n’est pas accessible à la masse des consommateurs attentifs uniquement au plaisir que leur procure le film [ceci est une tournure ironique qui fait référence notamment à l’importance des émotions dans la cinéphilie de masse]. La qualité cinématographique se définit du même coup par sa capacité à décevoir l’attente du consommateur ordinaire, incapable de vraiment juger les films.[xv]

Un lien étroit entre progressisme socio-politique et progressisme des formes esthétiques est évident dans cette cinéphilie : la « tradition » esthétique est associée au conservatisme au sens politique et social, l’innovation esthétique est associée au progressisme[xvi]. Les consommateurs ordinaires, typiquement les classes populaires, sont considérés comme pris dans la tradition et le conservatisme, et il convient de le leur montrer, en faisant des films qui leur rappelle leur incapacité : « on peut dire [de cette cinéphilie qu’elle est] “moderne” au sens où elle fait des cinéphiles qui ne se soumettent pas à son esthétique des “autres”, prisonniers de la tradition, victimes de leur sens [leurs émotions, par exemple], et dupés par la magie cinématographique des blockbusters. »[xvii] Or, cette disposition à la lutte politique, que n’avaient presque pas les cinéastes expérimentaux de la première avant-garde européenne, se verra dans le cinéma expérimental de deuxième génération, mais surtout dans les années 60 :

Les années 60 voient la contestation [dans la société en général] embraser tous les domaines : lutte contre la censure ([Jonas] Mekas ira en prison) pour avoir projeté Un chant d’amour, de Jean Genet), contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques des minorités, pour la reconnaissance de la culture gay [on pourrait ajouter : pour les droits reproducteurs féminins]. Le cinéma underground [appellation d’un courant plus précis de cette époque et dominant le cinéma expérimental] est en phase avec tous ces mouvements.[xviii]

Dès lors, on peut comprendre les films politiques choquants (pour le cinéphile de masse) de la seconde avant-garde du cinéma expérimental, avant-garde qui sera aussi intégrée à l’Université (nous le verrons plus bas), comme une rupture avec la première cinéphilie qui valorisait l’éthique dans le jugement cinématographique, rupture permise par l’autonomie partielle du sujet collectif qui les produit face à l’État et au marché : « L’irrévérence, la réhabilitation du corps, l’hédonisme fonctionnent comme autant de détonateurs au sein d’un cinéma encore marqué par les contraintes du code Hays, le code moral régissant la production américaine de 1930 à 1968. »[xix] Ainsi sont unifiées les deux postures contradictoires fondamentales de la deuxième cinéphilie dominante, l’une socio-politique et l’autre esthétique, par une même distinction de classe et par une revendication d’autonomie.

À la lumière de la base matérielle et du postulat fondamental de la deuxième cinéphilie dominante, nous pourrons désormais comprendre le rapport entre les deux cinéphilies dominantes du XXe siècle. Plus exactement, il faut expliquer pourquoi la cinéphilie savante reprend en général les présupposés de la cinéphilie de masse que j’ai identifiés bien plus haut : le rapport affectif/émotionnel au cinéma, le statut du cinéma comme art au-delà de la production capitaliste, l’intérêt pour la technique du cinéma, le respect d’une certaine éthique au cinéma, et la conception du cinéma comme création personnelle[xx]. Avant tout, il faut dire que la reprise des présupposés n’est pas surprenante, dans la mesure où la cinéphilie savante provient de classes moyennes nouvelles, donc en partie de transfuges venant des classes travailleuses accédant à l’Université, et en partie de la petite-bourgeoisie intellectuelle autrefois intégrée au marché (du cinéma) et qui entre désormais à l’Université ; en somme, toutes des classes qui partageaient la cinéphilie de masse. Selon la théorie bourdieusienne, « certains domaines culturels qui relèvent de la culture populaire d’une génération peuvent […] s’incorporer à la culture savante des générations suivantes » ; la reprise que je vais décrire n’est donc pas étrangère du tout au processus de transmission générationnelle du capital culturel[xxi]. La position elle-même de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui développe la cinéphilie savante la met dans un rapport ambivalent à la société : bien que l’Université lui donne une autonomie certaine dans la recherche, elle dépend tout de même de l’État et du marché dans une grande mesure pour continuer son activité, ce qui la pousse selon moi à s’intéresser au cinéma de masse, au cinéma valorisé par la cinéphilie de masse. Ce qui change dans la cinéphilie savante et le cinéma expérimental de deuxième génération, par rapport à la précédente cinéphilie, c’est que l’usage de ces présupposés n’est plus accessible à la masse comme il l’était dans la critique professionnelle des années 30 ou dans les livres d’histoire du cinéma des années 20 ; seuls ceux ayant ce capital culturel, cette cinéphilie savante, ses codes précis, peuvent les utiliser, les maîtriser ; ces présupposés deviennent autant de manières de se distinguer de la masse, et ils le permettent d’autant plus qu’ils sont des présupposés communément partagés par la masse[xxii].

Je veux repasser les points que j’ai énoncés au début de ce dernier paragraphe qui formaient la première cinéphilie, pour voir leur redéploiement dans la seconde. Le rapport affectif/émotionnel au cinéma n’est plus une capacité de tous les spectateurs : il demande désormais de faire l’effort de se créer un jugement personnel, c’est-à-dire en réalité d’intégrer les codes du bon discours sur les œuvres, les références à connaître, le vocabulaire scientifique de la recherche, etc.[xxiii] Autrement dit, l’émotion et « le plaisir que […] procure le film » ne peuvent plus être simplement vécus et exprimés dans le langage courant, car ils sont vus comme opposés, antinomiques à l’analyse formelle du cinéma, anti-scientifiques[xxiv]. Elle doit être intégrée à un discours savant sur les qualités formelles du film, discours qui remplace l’écoute en tant que moment propice à l’émotion. Le statut du cinéma comme art ayant une valeur supplémentaire, supérieure à celle du profit fait par la grande production, conception qui était en germe dans la cinéphilie de masse, devient avec la cinéphilie savante une catégorisation entre les films d’art produits et défendus par les cinéphiles savants, et les films commerciaux aimés par la masse parce que cette dernière est jugée fondamentalement conservatrice (typiquement les blockbusters)[xxv]. L’intérêt pour la technique du cinéma passe désormais par le retour à un art abstrait et plastique déjà présent dans la cinéphilie de la première génération expérimentale (« agir sur la pellicule même, grattée, trouée, striée, maculée de peinture cellulosique, rayée ou brûlée, ou chez d’autres artistes, […] retravailler le film numériquement[xxvi] »), ou même sans image (comme dans le cinéma « structurel » de Tony Conrad où il n’y a parfois que des clignotements) ou sans histoire ressemblant de près ou de loin à la réalité du consommateur de masse (comme le « film de transe » qui montre une expérience subjective, dans un monde ressemblant au rêve sans que le film rende explicite qu’il s’agisse d’un rêve)[xxvii]. Le respect d’une certaine éthique au cinéma passe désormais parfois par un cinéma qui choque, car il s’attaque à la morale des films ou de la société (pensons au « cinéma du corps » et à ses scènes de violence et de sang, ou encore aux scènes érotiques mêlant violence et fluides corporels d’un Kenneth Anger), et ce, de manière souvent trop excessive pour être recevable pour le consommateur moyen habitué en plus à une éthique du cinéma fortement teintée par la religion chrétienne. En général aussi, la séparation entre le cinéma et la grande production capitaliste — qu’elle soit revendiquée dans la théorie et la critique, ou qu’elle soit actée par la production dans d’autres circuits — s’accompagne d’une prétention à une supériorité morale ou éthique selon Jullier et Leveratto[xxviii]. La conception du cinéma comme création personnelle du cinéaste passe désormais notamment par ceci que les cinéastes du cinéma underground « se veulent uniquement cinéastes et expriment [par leur film et leur activité de cinéaste] leur moi profond (ils jouent eux-mêmes dans leurs films) plutôt que les préceptes d’une école [comme c’était le cas dans l’avant-garde européenne][xxix] ». Aussi, il est intéressant de remarquer que, si la cinéphilie savante se distingue des cinéphiles de la masse, elle admet les mêmes présupposés que cette dernière. Pour faire cela, elle a besoin au surplus d’appliquer ces présupposés sur des objets culturels de masse, par exemple dans sa théorie ou sa critique. Autrement dit, elle a besoin de regarder et commenter les films regardés par la masse, au contraire de la cinéphilie expérimentale de la première génération qui rejetait le cinéma dominant d’un bloc[xxx]. Elle s’adresse à tout le monde comme le faisaient les critiques professionnels, mais pour dire à tout ce monde qu’il ne vaut pas la peine qu’elle lui parle, tant il est incompétent[xxxi].

Image en noir et blanc montrant un motif de carrés disposés en cercles concentriques, alternant entre des nuances de noir et de blanc.
Tony Conrad, The Flicker, 1966.
Image d'un film expérimental montrant une séquence en noir et blanc avec des lignes verticales alternant entre noir et blanc, accompagnées de motifs sonores en forme de vagues sur le côté droit.

En bref, la cinéphilie savante développe un postulat fondamental, socio-politique et esthétique, d’autonomie du cinéma, postulat conditionné par l’autonomie matérielle partielle que la petite-bourgeoisie intellectuelle acquiert face soit au marché pour la petite-bourgeoisie qui lui était intégrée dans les années 20-30, soit au milieu de l’art moderniste pour les expérimentaux des mêmes années, en intégrant l’Université et les institutions publiques. Les deux postures contradictoires fondamentales de la deuxième cinéphilie dominante, l’une socio-politique et l’autre esthétique, trouvent leur unité, leur cohérence dans une même distinction de classe et par une revendication d’autonomie. Cette autonomie partielle la place dans une situation de dépendance en même temps que d’indépendance matérielle face à toutes celles-ci, ce qui l’oblige à s’intéresser au cinéma de masse. Elle reprend donc les présupposés de la cinéphilie de masse, mais de manière à mépriser la capacité de jugement cinématographique des classes inférieures et moyennes qui partagent cette cinéphilie de masse. Du même souffle, elle veut critiquer la capacité de production cinématographique des classes supérieures qui produisent le cinéma de masse. Toutes ces classes seraient les prisonniers et/ou les défenseurs du « conservatisme » de la forme cinématographique (esthétique) et de la société (socio-politique).

La deuxième génération du cinéma expérimental : sa classe et sa cinéphilie

Le cinéma expérimental de deuxième génération, quant à lui, se développe selon moi à partir de la cinéphilie savante, si bien qu’on ne peut pas lui reconnaître de cinéphilie propre, distincte. Les théoriciens et pratiquants expérimentaux n’« adoptent » pas ni ne « créent » à eux seuls la cinéphilie savante : ils la développent en même temps que les cinéastes, théoriciens et chercheurs du cinéma intégrés au milieu universitaire, dans les deux décennies de l’après-guerre, à cause donc d’une même base matérielle d’existence. En effet, « l’institutionnalisation de l’expertise cinématographique », ou autrement dit le développement de la cinéphilie savante, se produit en même temps que l’institutionnalisation du cinéma expérimental. Comme mentionné précédemment, c’est bien aux États-Unis, pays particulièrement précoce à intégrer le cinéma dans la recherche universitaire, que le cinéma expérimental de deuxième génération naît. En fait, le passage par l’Université deviendra désormais au cours des deux décennies d’après-guerre chose de plus en plus fréquente, avant d’être un passage presque obligé, pour les individus et courants expérimentaux ; soit en début de carrière pour jouer le rôle d’innovation, soit en fin de carrière pour jouer le rôle de passeur aux nouvelles générations. En effet, le milieu universitaire avait été le lieu dans les années 20-30 de « vives réserves formulées par les cinéastes et théoriciens de gauche [particulièrement intéressés par le cinéma et y œuvrant en tant que critiques, historiens et cinéastes] ([Sergueï] Eisenstein, [Léon] Moussinac, [Béla] Balázs, Walter Benjamin) quant à l’existence d’un cinéma indépendant en régime capitaliste[xxxii] ». Désormais, entre nombreux autres, Hans Richter, passeur par excellence entre les avant-gardes européenne et américaine, enseigne au Film Institut du City College de New York, de 1942 à 1957[xxxiii]. De même, le théoricien P. Adams Sitney « met au point, au cours des années 1960 et 1970, toute une typologie [ici : étude des types de film] visant à créer un corpus linguistique spécifique au cinéma expérimental », et un de ses articles, Film Culture (1969), influencera grandement le courant dit « structurel » du cinéma expérimental[xxxiv].

Couverture du livre "Visionary Film: The American Avant-Garde 1943-1978" par P. Adams Sitney, présentant un couloir photographié et des textes en gros caractères.

À la place d’énumérer les individus et petits groupes intégrés à l’Université, une manière de révéler le rôle fondamental de l’institutionnalisation dans le cinéma expérimental de deuxième génération est d’expliquer le développement d’une unité cinéphilique dans ce cinéma. Les facteurs matériels suivants, provenant de l’intégration à l’Université et aux institutions publiques, détermineront leur unité cinéphilique : l’intégration à des lieux d’activité similaires entre les penseurs et pratiquants du cinéma expérimental, ainsi que les moyens matériels stables que leur donneront les organisations nommées. Dans la dimension intellectuelle, la cinéphilie dominante qui domine ces organisations sera adoptée par le cinéma expérimental. Par exemple, après 1969, dans l’underground, « un extraordinaire foisonnement d’écritures voit le jour » ; cette tendance à la théorisation de la pratique de cinéaste, laissant paraître une approche scientifique conditionnée par l’Université, dépasse largement celle de la première génération expérimentale (et ses quelques manifestes et « hypothèses esthétiques ») et sera typique désormais du cinéma expérimental (de ses théoriciens évidemment, mais aussi de ses pratiquants)[xxxv]. Plus généralement, Barbara Turquier affirme en effet que le cinéma expérimental de deuxième génération est conditionné par l’Université : à la fin des années 60, « la marge du cinéma expérimental [en résumé, ceux de l’underground, qui sera le premier terme de ralliement de la seconde génération expérimentale] s’est imposée au sein de structures institutionnelles telles le musée ou l’université, de sorte que la question des conventions liées aux attentes de ces structures [institutionnelles, le musée ou l’Université,] se pose avec acuité[xxxvi] ». Les théoriciens et cinéastes expérimentaux acceptent d’ailleurs si bien les conventions universitaires qu’à la dissolution de l’underground après le cinéma structurel, en fin 1970, les « principaux cinéastes du mouvement sont reconnus [au sens où ils sont reconnus dans l’Université] : ils enseignent et ont accès à des bourses pour réaliser quelques projets[xxxvii] ». Autrement dit, en s’intégrant à l’Université, la petite-bourgeoisie intellectuelle expérimentale s’approprie des pratiques universitaires qui lui serviront à assurer son unité et la continuité dans le temps de son objet culturel : l’enseignement aux prochaines générations, la théorie qui donne une compréhension commune au sujet collectif de l’objet culturel qu’il produit, la fabrication de films dans le cadre de l’Université avec tout ce que cela a pu impliquer de compromis (qu’on a vus à travers les changements entre la première cinéphilie expérimentale et la deuxième cinéphilie dominante à laquelle les expérimentaux adhèrent). Cette intégration générale des différentes générations du cinéma de l’avant-garde américaine (« les “anciens” comme Kenneth Anger, James Broughton, Gregory Markopoulos, Bruce Conner, Jonas Mekas, Stan Brakhage [, etc.] et des nouveaux venus, comme Hollis Frampton, Ernie Gehr, Ken Jacobs, George Landow, Michael Snow, Andy Warhol ») à l’Université et à d’autres institutions publiques (musée, etc.) en vient à son terme. Dans les années 60, le cinéma expérimental de deuxième génération trouve une forme d’unité qu’il a relativement conservée depuis[xxxviii]. Un processus semblable en Europe, bien que décalé dans le temps, s’est sans doute passé : les conditions matérielles (des expérimentaux et de la cinéphilie dominante) entre les deux régions étaient semblables (les conditions d’accès des classes sociales à l’Université et l’entrée du cinéma dans la recherche scientifique, par exemple) comme nous l’avons dit ; et la cinéphilie des expérimentaux qui en a découlé en Europe ressemble aujourd’hui à la cinéphilie des expérimentaux aux États-Unis.

L’unité expérimentale de deuxième génération, obtenue décidément vers la fin des années 1960 grâce à l’intégration des différentes générations aux institutions universitaire et publique,se fera dans un premier temps autour du terme underground qui ne doit cependant pas être considéré comme un courant cinématographique au sens propre : « [il] ne marque pas la naissance d’une nouvelle avant-garde, mais sa généralisation ; les pratiques artistiques y sont des plus disparates, et c’est plutôt cette hétérodoxie qui le caractérise, comme, d’ailleurs, tout le cinéma expérimental à venir.[xxxix] » Autrement dit, cette unité se fait sur la centralité de l’œuvre individuelle autonome du cinéaste, en accord avec la cinéphilie savante : le temps du développement collectif par courants artistiques ou cinématographiques est révolu. Cela s’explique selon moi par la nouvelle habitude de la petite-bourgeoisie expérimentale de passer par l’Université, habitude acquise en fin 70, Université qui permet sans doute aux cinéastes et théoriciens expérimentaux (et non expérimentaux) de gagner un certain contrôle sur leurs films et leur cinéphilie, sans passer par l’affiliation à un courant d’art moderniste comme le faisaient les avant-gardes européennes, ou encore à un des grands groupes expérimentaux des années 40 à 70 (films de transe, new American Cinema, underground, et film structurel, selon Bassan). En fait, ce n’est qu’après cette autonomisation que, selon Raphaël Bassan, la vision et la pratique dites « évolutives » du cinéma expérimental prennent fin, et que ce dernier prend un tournant de recherche esthétique individuelle qui est encore le sien aujourd’hui : « l’affiliation aux courants est remplacée au profit d’individualités et de groupes singuliers qui expérimentent toutes les pratiques[xl] ».

Nous avons vu que le cinéma expérimental est dans sa deuxième génération encore une fois produit socialement par la petite-bourgeoisie intellectuelle, classe qui entre à l’Université et dans les institutions publiques entre 45 et 65, sans épargner les expérimentaux. Or, cette intégration a offert des lieux d’activité similaires et des moyens matériels stables, et a poussé les expérimentaux à adopter des pratiques universitaires (enseignement, théorie, fabrication de films avec du financement obtenu par l’Université, etc.), toutes des conditions matériellesqui leur ont permis d’obtenir une unité de cinéphilie au bout du processus d’intégration vers 70. Cette cinéphilie est fondamentalement la même que la deuxième cinéphilie dominante, elle-même portée par la petite-bourgeoisie intellectuelle dans les organisations nommées. En effet, la cinéphilie du cinéma expérimental de deuxième génération trouve son unité cinéphilique dans la valorisation de la multiplicité des pratiques choisies par l’artiste autonome individuel, et non par des groupes ou familles esthétiques rigides. Et ce postulat fondamental est le même que celui de la cinéphilie dominante : l’autonomie socio-politique et esthétique du cinéma. On ne peut donc pas parler d’une cinéphilie propre au cinéma expérimental de deuxième génération.

Le cinéma expérimental est l’expression cohérente du cinéma de la petite-bourgeoisie intellectuelle

Un problème reste : si la cinéphilie de la deuxième génération du cinéma expérimental est essentiellement la même que la deuxième cinéphilie dominante, pourquoi la catégorie de cinéma expérimental reste-t-elle si importante, débattue, revendiquée encore aujourd’hui (repensons aux ouvrages récents de définition du cinéma expérimental) ? Pour comprendre, il faut selon moi tenter d’expliquer la ressemblance partielle, non pas des présupposés, mais bien du processus de distinction sociale et de l’aspiration à l’autonomie, entre la cinéphilie de la première avant-garde (européenne) et cette cinéphilie savante ou deuxième cinéphilie dominante. En général, il faut déterminer ce qui fait la particularité du cinéma expérimental dans l’expression cinématographique des aspirations de toute la petite-bourgeoisie intellectuelle.

D’une part, le processus de distinction sociale qui fut celui des petits-bourgeois intellectuels du cinéma expérimental de première génération, par rapport aux classes travailleuses et aux classes moyennes et supérieures intégrées au marché du cinéma, est de nature semblable à celui qu’opère la petite-bourgeoisie à l’Université. En effet, ces deux distinctions sociales ont été effectuées par la petite-bourgeoisie intellectuelle : dans le premier cas, la fraction non intégrée au marché et pratiquant dans les milieux de l’art moderniste, alors que les intellectuels des années 20 et la critique professionnelle ont été intégrés au marché et ont adopté la cinéphilie de masse ; dans le second cas, la fraction intégrée à l’Université et aux institutions publiques, ce qui ne représente évidemment pas toute la petite-bourgeoisie. Ces deux situations particulières — qui ont mené chacune à la formation d’une cinéphilie par la petite-bourgeoisie — expliquent le commun mépris pour la cinéphilie de masse entre ces cinéphilies, venant d’une même position intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat ; mais aussi la différence dans la manière de mépriser et d’autonomiser la cinéphilie petite-bourgeoise, qui provient de la différence entre les deux situations particulières que sont les milieux de l’art moderniste dépendant de mécènes, et l’Université et l’État. La cinéphilie savante, pour se distinguer de la cinéphilie de masse, utilise une stratégie de reprise des présupposés de la cinéphilie de masse. Cette stratégie répond à la situation concrète du sujet collectif qui produit cette cinéphilie : intégré dans l’État et l’Université et donc dépendant de ceux-ci, et provenant de classes qui partageaient la cinéphilie de masse, le lien de ce sujet collectif avec la société et donc sa cinéphilie dominante est plus solide que celui de la première génération, ce qui fait qu’il façonnera sa cinéphilie à partir de la dominante ; mais sa situation est aussi celle d’une certaine autonomie intellectuelle permise par sa position, donc sa cinéphilie sera un moyen pour elle d’exprimer et de renforcer son autonomie vis-à-vis des autres classes partageant la cinéphilie de masse. Quant à elle, la première génération, non intégrée au marché, à l’Université et à l’État, mais dépendante des milieux artistiques petits-bourgeois et de mécènes, donc beaucoup moins liée matériellement à la cinéphilie de masse, ne reprend pas ses présupposés, ne fait que s’y opposer, se rendre incompréhensible pour les classes qui la partagent. En même temps, elle développe sa cinéphilie en adéquation avec les présupposés de l’art moderniste, principalement en rejetant la fiction au profit de l’abstraction. Ceci l’amène à ne pas utiliser de personnages vivant des émotions et auxquels on peut s’identifier (dans une histoire ayant au moins une apparence de réalité)… bref à rejeter tous les présupposés de la cinéphilie de masse. Elle revendique le cinéma comme art et comme art moderne. La différence entre les situations matérielles des deux générations à partir desquelles chacune effectue son processus de distinction débouche donc sur deux différences cinéphiliques majeures : la propension de la cinéphilie savante à la politique et à la critique des films de masse (pour les critiquer évidemment et ainsi se distinguer, comme déjà dit). On a déjà compris que la première découlait du postulat fondamental d’autonomie socio-politique et esthétique du cinéma, qui était lui-même l’expression de l’autonomie et du contrôle pris sur sa cinéphilie par la petite-bourgeoisie intellectuelle ; alors que celle intégrée au marché dans les années 20-30 dépendait de ce marché, et que celle expérimentale de première génération dépendait des mécènes et des milieux de l’art moderniste. La seconde différence majeure, que j’ai déjà expliquée par la dépendance-autonomie de la petite-bourgeoisie intellectuelle intégrée aux institutions face au reste de la société, ne doit pas être négligée. En fait, tout un pan des expérimentaux de la deuxième génération d’avant-garde s’intéresse dans ses films et théorisations au cinéma de masse, jusqu’à aujourd’hui, souvent en utilisant ce matériau pour le détourner, ce qui relève de la distinction sociale à même le cinéma de masse. Ces pratiques se retrouvaient dans des cas isolés de la génération 20-30, par des surréalistes : « [Bruce] Conner [cinéaste de la deuxième génération] […] se réfère à la culture populaire, illégitime (comme jadis les surréalistes et plus tard Jack Smith, Andy Warhol et Kennet Anger [tous des cinéastes de la deuxième génération] avec Scorpio Rising, 1963)[xli] ». Par exemple, l’intérêt pour le cinéma de masse se voit dans l’insertion théorique du cinéma expérimental dans toute l’histoire du cinéma (dont le cinéma de masse donc) par le courant expérimental lettriste, notamment dans le texte de l’influent Isidore Isou ; et ce, toujours pour distinguer le cinéma expérimental (ici dans son courant lettriste), dans ce cas comme l’étape supérieure du cinéma[xlii]. On peut enfin percevoir cet intérêt pour le cinéma de masse dans la pratique du found footage du cinéma expérimental dans les années 70 puis 90, qui réutilise des images et plans d’autres films pour en faire de nouveaux[xliii] ; ou encore, dans les années 2010, la réutilisation de « films, d’actualités — guerres, cataclysmes, tragédies humaines, mises à mort — » piochés sur Internet (Youtube, Vimeo, les différents médias) pour en faire des dystopies critiquant les médias de masse[xliv].

Affiche du film "Lonesome Cowboys" produit par Andy Warhol, montrant deux hommes aux cheveux longs, avec un style noir et blanc, mettant en avant le titre du film et les crédits des acteurs.
Andy Warhol, Lonesome Cowboys, 1968.

D’autre part, la relative différence entre les deux processus de distinction sociale ne signifie pas que ce ne puisse pas être le même sujet collectif à la source des deux cinéphilies et des deux distinctions. Autrement dit, selon moi, la contradiction cinéphilique et productive entre les petits-bourgeois intellectuels intégrés au marché et ceux qui ne l’étaient pas, pendant la période de la première génération expérimentale, ne signifie pas que le cinéma expérimental ne puisse pas être l’objet culturel de l’ensemble de la classe et aux différentes époques. Prenons le cas de la première génération expérimentale. On a vu qu’il y avait eu une distinction de celle-ci par rapport aux classes participant à la cinéphilie de masse, dont la petite-bourgeoisie intégrée au marché. La cinéphilie de masse est celle de plusieurs classes, elle ne réalise pas de distinction sociale par le cinéma : si la petite-bourgeoisie intégrée au marché affirme que le cinéma a une valeur supplémentaire au profit de la classe capitaliste qui produit du cinéma, cette petite-bourgeoisie reste totalement dépendante de la vente des journaux et revues de cinéma (entre autres médias) aux consommateurs majoritairement travailleurs, et publicise les films produits par la grande entreprise capitaliste dont elle est donc dépendante. La place pour son autonomie est en somme faible. À ce moment, la cinéphilie expérimentale exprime une aspiration à l’autonomie intellectuelle et une distinction de classe intermédiaire, même si elle reste dépendante des milieux de l’art moderniste et de mécènes. L’autonomie des deux petites-bourgeoisies intellectuelles est partielle, mais on voit bien que celle du cinéma expérimental est plus grande par sa situation spécifique ; en conséquence, l’expression, par les films et les écrits, de son désir d’autonomie, est beaucoup plus manifeste, culminant à l’idée de coopératives au Congrès de 1929. Dès cette époque, la cinéphilie du cinéma expérimental est déjà celle de la couche la plus consciente de la classe petite-bourgeoise intellectuelle : elle effectue déjà une distinction sociale, et pense déjà une recherche d’autonomie, alors que la couche intégrée au marché doit s’y plier pour faire carrière. Prenons maintenant le cas de la deuxième génération. Depuis l’avènement de la cinéphilie savante, la différence de pratique au sens large du cinéma, entre ceux des individus de la petite-bourgeoisie intellectuelle (intégrée à l’Université et à l’État) qui sont non expérimentaux, et ceux qui sont expérimentaux, n’en est, comme nous l’avons vu, désormais plus fondamentalement une de cinéphilie (alors qu’il y avait une différence de cinéphilie entre les expérimentaux et la critique professionnelle des années 30), de conception idéelle du cinéma. Selon moi, elle en sera surtout une de production au sens de fabrication et de distribution du cinéma : les individus qui ont revendiqué le cinéma expérimental, ou alors ceux que l’histoire du cinéma a retenus comme en faisant partie, se démarqueront généralement par une certaine tension vers l’autonomie de leur production du cinéma par rapport non plus seulement au marché, mais à l’État et à l’Université, en ce qui a trait à la fabrication et à la distribution des films. En effet, il ne faut pas passer sous silence le rôle, conjoint à celui des universités et institutions étatiques, de l’organisation de la production sociale des films de manière autonome vis-à-vis du grand capital producteur de cinéma, dont se dotera la petite-bourgeoisie du cinéma expérimental dans la lignée des projets promulgués par les congressistes de 1929 en Europe. En fait, à la fin de la période d’intégration du cinéma expérimental à l’Université et à l’État, vers 1965-1970, une multitude de coopératives, de collectifs de distribution et/ou de production, de festivals (qui assurent la distribution des films) et de manifestations (au sens large de présentations ou rassemblements publics, lieux par exemple d’un spectacle ou de projection de films) sont fondés et organisés[xlv]. Ils suivent l’exemple fameux de la « révolution [qui] se produit dans l’arène cinématographique underground lorsque le 18 janvier 1962 est fondée, à New York, par Jonas Mekas et ses proches, la Film Makers’ Cooperative, association de diffusion à but non lucratif, qui permet aux cinéastes expérimentaux de projeter leurs œuvres en dehors des circuits commerciaux et des grandes manifestations d’arts plastiques.[xlvi] » Raphaël Bassan parle alors du début de la formation d’une véritable « microsociété de cinéastes, de critiques, de théoriciens, d’enseignants », tendance qui durera au-delà de la décennie 60, dans les décennies 70 et 80 et jusqu’à aujourd’hui :

Le modèle américain [de la coopérative] fait tache d’huile :  la London Film-Makers’ Co-op est fondée en 1966, suivie par l’Austrian Filmmakers Cooperative à Vienne (1968), le Collectif Jeune Cinéma (CJC) à Paris (1971), le Canadian Filmmakers Distribution Centre à Toronto (1972). Le festival international de Knokke-le-Zoute (Belgique) popularise à travers toute l’Europe, dans ses éditions de 1963 et 1967, le cinéma underground. Sa tâche est facilitée par les tournées préfestivalières que Jonas Mekas et P. Adams Sitney font régulièrement sur le Vieux Continent, avec un large échantillon d’œuvres de leurs amis. La manifestation Avant-Garde pop et beatnik, conçue par Sitney, qui se tint à l’automne de 1967 à la Cinémathèque française, marque durablement les cinéastes et les critiques français, intrigués et séduits par le cinéma underground. En France, le festival d’Hyères devient, de 1971 à 1983, une importante vitrine du cinéma expérimental. Sa section « Cinéma différent », gérée par Marcel Mazé, cofondateur et premier président du Collectif Jeune Cinéma, accueille des cinéastes venus de tous les pays. Deux autres coopératives se créent en France : la Paris Films Coop., en 1974, et Light Cone, en 1982. Cette dernière, sous la responsabilité du cinéaste Yann Beauvais, son cofondateur, donne au cinéma expérimental français et international une visibilité qui en accroît sa reconnaissance.[xlvii]

On pourrait voir selon moi une autre expression de cette tension vers l’autonomie dans le mouvement des laboratoires, mouvement dont il faudrait faire une étude plus approfondie bien sûr pour en connaître les conditions précises d’émergence : « Au mouvement des coopératives des années 1970 et 1980 succède celui des laboratoires [dans les décennies 1990 et 2000 surtout] qui permet enfin aux cinéastes de contrôler toutes les étapes de la fabrication d’un film.[xlviii] » Cette organisation autonome de la production des films réalise des objectifs nés de la tension aussi présente chez l’avant-garde européenne, laquelle avait ses revues, mais n’avait pas les moyens autonomes de produire des films en grand nombre. Cette dernière dépendait surtout de ses mécènes, et ses films demandaient très peu de financement, entre autres en raison de leur abstraction. Quand elle commence à penser aux solutions à ce besoin d’autonomie, les nouveaux besoins du film parlant faisaient déjà ralentir sa production de films. Selon moi, on peut expliquer cette organisation autonome de la production de films par ceci que la relative autonomie qu’autorisent l’Université et les institutions publiques (musées, etc.) n’est pas toujours suffisante pour une partie, une couche de la petite

Un groupe de manifestants brandissant des pancartes lors d'une grève des travailleurs agricoles, avec des slogans comme 'HUELGA' et 'Delano Grape Strikers'.

Quand les syndicats se mobilisent pour l’environnement

10 mai, par Archives Révolutionnaires
L’article qui suit a originalement été publié dans le no.102 de la revue À bâbord ! Guillaume Tremblay-Boily et Julia Posca Dans le discours dominant sur la crise (…)

L’article qui suit a originalement été publié dans le no.102 de la revue À bâbord !

Guillaume Tremblay-Boily et Julia Posca

Dans le discours dominant sur la crise écologique, l’idée selon laquelle la protection de l’environnement est incompatible avec le développement économique demeure prégnante, et ce malgré le consensus scientifique entourant l’urgence des changements à apporter pour remédier à la situation. Ainsi les mesures environnementales sont-elles présentées par plusieurs comme nuisibles pour les entreprises et ultimement pour leurs salarié·e·s. Certes, le développement capitaliste, parce qu’il repose sur l’exploitation illimitée des ressources et sur une production inouïe de déchets polluants, ne peut permettre de préserver les écosystèmes terrestres ni d’assurer un avenir viable aux différentes espèces qui se côtoient sur la planète Terre.

Cette incompatibilité, plutôt que de nous mener à choisir entre environnement ou économie, devrait cependant nous amener à réfléchir aux contours qu’un système économique devrait prendre pour répondre aux besoins humains tout en respectant les limites planétaires. Ce n’est qu’en adoptant une telle perspective qu’on peut espérer prendre des décisions compatibles avec l’intérêt collectif. En adoptant cette approche, il est aussi plus probable de faire des choix économiques qui bénéficieront aux travailleurs et aux travailleuses, tout comme aux communautés auxquelles ils et elles appartiennent.

Prenons par exemple les conséquences de la crise climatique sur la santé. Alors que la fréquence et l’intensité des événements météorologiques extrêmes augmentent, les risques professionnels sont aussi amenés à croître : coups de chaleur et déshydratation ne sont que les exemples les plus évidents des risques que les travailleurs et les travailleuses vont subir au temps du réchauffement climatique. Face à ces risques accrus, la transition écologique peut être pensée comme un processus qui aura pour effet de réduire l’empreinte matérielle de nos industries, mais aussi d’améliorer l’état de santé des personnes qui les font vivre. Les enjeux environnementaux concernent donc au premier chef les salarié·e·s tout comme les syndicats, qui auraient intérêt à s’en saisir.

L’histoire nous enseigne à ce propos qu’à plusieurs reprises, des syndiqué·e·s se sont mobilisé·e·s pour protéger l’environnement. On a parfois opposé les intérêts des syndicats à ceux des groupes écologistes, notamment en ce qui a trait à la préservation des emplois, par exemple dans les cas où des environnementalistes ont fait campagne contre des coupes forestières. Mais les intérêts des uns et des autres peuvent aussi converger. En plus d’être des travailleurs et des travailleuses, ils et elles sont aussi des citoyen·ne·s qui se préoccupent de l’avenir et qui souhaitent avoir des poumons en santé; des amateurs et amatrices de plein air qui veulent pouvoir randonner, pêcher et chasser dans un environnement sain, ou encore des parents qui veulent léguer une planète habitable à leurs enfants. Plusieurs cas historiques attestent de cette convergence entre syndicats et écologistes.

Un groupe de manifestants brandissant des pancartes lors d'une grève des travailleurs agricoles, avec des slogans comme 'HUELGA' et 'Delano Grape Strikers'.
United Farm Workers. (source)

Protéger sa santé et celle du milieu naturel

En Californie, dans les années 1960, les employé·e·s agricoles majoritairement latino-américain·e·s des grandes monocultures s’unissent sous la bannière des United Farm Workers (UFW, « Travailleurs et travailleuses agricoles uni·e·s »). Leurs conditions de travail sont difficiles et leurs salaires sont maigres, mais les travailleurs et les travailleuses sont aussi alerté·e·s par le recours accru aux pesticides. À l’été 1968, plusieurs équipes de travail tombent gravement malades après avoir récolté des raisins dans des champs qui ont été aspergés de produits hautement toxiques. Les UFW dénoncent alors les pratiques polluantes des compagnies agricoles, ainsi que le manque de réglementation gouvernementale. Le syndicat souligne aussi les conséquences des pesticides sur l’environnement et tisse des liens avec plusieurs groupes écologistes pour revendiquer l’interdiction de certains pesticides. En 1970, les UFW obtiennent la signature de conventions collectives qui incluent à la fois une amélioration significative des conditions de travail et un encadrement strict de l’utilisation des pesticides. Les Québécois·es ont un peu contribué à cette victoire en soutenant en grand nombre l’appel au boycottage des raisins de la Californie lancé à l’époque par les UFW. Les centrales syndicales québécoises ont d’ailleurs appuyé cette campagne.

En Abitibi, dès le milieu des années 1970, les citoyen·ne·s ainsi que les travailleurs et les travailleuses prennent de plus en plus conscience des effets néfastes de la Fonderie Horne sur les humains et l’environnement. Le syndicat de l’entreprise en fait un cheval de bataille. En 1980, il publie un mémoire dans lequel il souligne que la grande quantité d’émissions polluantes dans l’atmosphère pose un danger continu pour la santé publique. Il s’inquiète aussi de « l’état de détérioration de certains lacs et rivières d’où toute faune aquatique a disparu ». Pour brosser un portrait complet de la situation, le syndicat organise une vaste enquête en invitant une quarantaine de chercheurs et de chercheuses américain·e·s du Département en santé environnementale et en santé du travail de l’École de médecine Mont Sinaï. « L’opération Mont Sinaï » permet de faire un bilan systématique de l’exposition des travailleurs aux substances toxiques, ainsi qu’une enquête environnementale approfondie.

Manifestation en soutien aux moratoires verts (green bans) de la Fédération des travailleurs et des travailleuses de la construction (BLF), avec une pancarte 'SUPPORT B.L.F. GREEN BANS'.
Premier mai 1973. (source)

L’exemple des « green bans » (moratoires verts) en Australie

Préoccupé·e·s par la transformation rapide de leurs villes au profit des promoteurs immobiliers, les membres de la Builders Labourers’ Federation (BLF, Fédération des travailleurs et des travailleuses de la construction) australienne adoptent dans les années 1970 une tactique audacieuse pour bloquer les projets jugés destructeurs pour l’environnement et pour le patrimoine bâti : les « green bans », ou moratoires verts.

Lorsqu’un projet de construction ne respecte pas certains critères sociaux et environnementaux, les syndiqué·e·s refusent de travailler sur le chantier. Les « green bans » sont décidés collectivement en assemblée générale et sont décrétés seulement pour les projets qui sont fortement contestés par la population locale. Ils impliquent donc une alliance avec des groupes citoyens locaux.

Les « green bans » ont notamment empêché la destruction de parcs publics pour construire des maisons de luxe et la démolition de quartiers ouvriers pour bâtir des gratte-ciels. Dans d’autres cas, les syndiqué·e·s ont obtenu qu’un projet soit amélioré, par exemple en forçant l’installation de dispositifs anti-pollution dans une centrale thermique, ou encore en s’assurant que des projets de développement conservent les bâtiments historiques.

Notons qu’à la même époque, sans aller aussi loin que leurs homologues australien·ne·s, des syndicats montréalais ont participé au Front commun contre l’autoroute est-ouest, qui aurait exproprié des milliers d’habitant·e·s du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Les membres de la coalition s’inquiétaient alors des risques de la pollution automobile sur la santé et l’environnement.

Une affiche du syndicat australian Builders Labourers' Federation de 1972, présentant des revendications pour l'emploi, les droits des travailleurs et la protection de l'environnement.

Carte de Noël de la NSW BLF, 1971, énumérant une série de causes à soutenir au cours de l’année suivante. (source)

Des alliances citoyennes

Dans chacun de ces cas, les syndicats ont adopté une vision globale de leurs intérêts, qui dépasse la question des salaires et des conditions de travail pour réfléchir à leur place dans l’économie et la société. Et fait notable, les mobilisations environnementales des syndicats se sont faites en partenariat avec des collectifs citoyens et des groupes environnementaux, ce qui a certainement contribué à leur succès.

Ces exemples nous rappellent ainsi que les travailleurs et les travailleuses, en plus d’être des témoins privilégiés des conséquences environnementales de leurs industries (pensons par exemple aux travailleurs de l’amiante au Québec qui ont été nombreux à voir leur santé se détériorer en raison de leur exposition à ce minerai toxique), sont aussi outillés pour adapter les processus de production propres à chaque entreprise afin de les rendre plus viables sur le plan écologique. Peut-être au fond que ce n’est que du point de vue des hauts dirigeants et des actionnaires des entreprises qu’il y a une incompatibilité fondamentale entre économie et environnement, car les contraintes que nous « imposent » les écosystèmes apparaîtront toujours comme un frein à la croissance… de leurs profits.

Couverture du livre 'Du pain ou du sang' de Roland Viau, abordant l'histoire des travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois.

Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois – Compte-rendu de lecture

7 mai, par Archives Révolutionnaires
Un article de Rémi Arsenault VIAU, Roland. Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013. (…)

Un article de Rémi Arsenault

VIAU, Roland. Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013.

En 1843, une grève des constructeurs de canaux éclate à Beauharnois (au sud-ouest de Montréal), avant d’être fortement réprimée par l’armée pour y mettre fin. La violence d’État entraîne d’ailleurs la mort de plusieurs ouvriers lors des événements du Lundi rouge (12 juin). Cette grève méconnue est présentée par le chercheur et professeur Roland Viau dans une monographie parue aux Presses de l’Université de Montréal en 2013. L’auteur souligne dès l’introduction de son ouvrage la manière dont les historiens généralistes ont ignoré ce conflit, le plus meurtrier de l’histoire ouvrière canadienne. Pourtant, au moment des faits, l’opinion publique fut très remuée par ces événements, qui furent effacés de la mémoire collective seulement plus tard. Nous résumons ici le livre de Roland Viau sur la question, qui permet d’éclairer un pan décisif de l’histoire du mouvement ouvrier et de comprendre comment le capitalisme s’est constitué dans la violence.

Couverture du livre 'Du pain ou du sang' de Roland Viau, abordant l'histoire des travailleurs irlandais et le canal de Beauharnois.

Étudier l’histoire des premières grèves ouvrières

Les conflits de travail qui ont marqué la construction du canal de Beauharnois sont au nombre de cinq, qui s’étendent du début du chantier à l’automne 1842 jusqu’à sa fin, en août 1845. La grève de juin 1843 est le troisième débrayage, qui répondait à une baisse des salaires décrétée unilatéralement par les patrons. Étrangement, ni ce conflit ni aucun des quatre autres ne sont mentionnés dans les livres d’histoire générale du Canada[1]. C’est d’autant plus problématique que le chantier de ce canal est un projet majeur de l’époque et une pièce importante du système commercial qui se met en place avec la naissance du capitalisme. Roland Viau rappelle que l’histoire retient généralement la version de ceux qui gouvernent, donc les seigneurs et les propriétaires à cette époque. De plus, l’expérience du mouvement ouvrier (naissant au moment des faits) se transmettait principalement à l’oral, puisque les classes populaires n’avaient pas accès à une éducation telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Ces raisons ne justifient pas, néanmoins, d’ignorer plus longtemps cette histoire.

L’auteur montre qu’il est possible de trouver des informations sur le sujet. Pour donner suite aux événements, une commission d’enquête a été mise sur pied et un rapport a été publié le 16 octobre 1843. Ce document crucial regroupe une cinquantaine de témoignages des événements. On peut aussi consulter plusieurs journaux du Bas-Canada et du Haut-Canada qui relatent les événements, notamment La Minerve, L’Aurore des Canadas, Les Mélanges religieux et la Montreal Gazette. Les archives du Bureau canadien des Travaux publics, qui se trouvent à Ottawa, contiennent des informations pertinentes décrivant les relations de travail entre les patrons et les ouvriers. Les archives religieuses complètent l’information, entre autres les correspondances du pasteur John Falvey de Beauharnois et du curé Joseph-Olivier Archambault de Saint-Timothée, qui devaient tous deux rendre des comptes à leurs supérieurs. On constate qu’il existe une quantité importante d’archives qui traitent du sujet, ce qui montre le caractère idéologique de son effacement.

En fait, grâce aux différentes sources, Roland Viau est en mesure d’émettre la suggestion suivante : « Nous posons l’hypothèse qu’avant, durant et après le 12 juin 1843, une société secrète assurait l’encadrement des travailleurs coalisés et nous prenons aussi le parti de démontrer que les revendications des grévistes dépassaient les seules questions salariales. »[2] L’auteur ne cache pas qu’il y avait plusieurs tensions au sein du mouvement ouvrier qui nuisaient au développement d’une conscience de classe commune. Ces clivages pouvaient être religieux, ethnoculturels ou encore professionnels. Mais, dans le cas de Beauharnois, il semble qu’une organisation ouvrière secrète a bien permis de regrouper les ouvriers des canaux, malgré leurs différences, et d’aider au développement de revendications sociales opposées à la tyrannie patronale. Ainsi, bien que les grèves des années 1840 dans la région ne furent pas proprement révolutionnaires, elles impliquaient une conscience de classe et des revendications plus radicales que des simples demandes salariales, qui servaient tout de même à cristalliser la colère des ouvriers.

Carte des sections du canal de Beauharnois, incluant les données sur le dénivelé et la puissance potentielle dans chaque section, avec des indications géographiques pour l'Ontario et le Québec.

La situation des travailleurs irlandais

Le livre de Roland Viau est divisé en deux parties comprenant chacune quatre chapitres. La première partie est surtout une étude anthropologique d’un groupe social, nommément les travailleurs irlandais engagés pour creuser le canal de Beauharnois, mais il relate aussi le contexte socio-économique du chantier. Pour commencer, l’auteur explique le choix du lieu de la construction qui survient à la suite d’une intrigue politique menée à Londres[3]. Il élabore ensuite sur les conditions de travail au moment de la construction du canal. Le chercheur identifie plusieurs types d’emplois qualifiés : maçons, forgerons, charpentiers, carriers, tailleurs de pierre, mineurs et artificiers. Cependant, la très grande majorité des travailleurs du chantier était non qualifiée, c’est ceux qu’on appelle les terrassiers. Ces hommes travaillaient au pic et à la pelle pour creuser le canal, représentant plus de 2500 travailleurs (sur les 3000 du chantier).

Les journées de travail s’étendaient du lever du soleil jusqu’au crépuscule, soit plus de 15 heures d’ouvrage, pour un salaire journalier de trois shillings (moins de 60 cents). La santé et la sécurité des travailleurs n’étaient aucunement respectées sur le chantier. Viau explique : « Comme les manœuvres non qualifiés et les hommes de métier n’étaient rémunérés que pour les journées travaillées, un système de « contributions charitables » fixées à un demi-denier, soit environ 1 ¢ par jour, permettait de constituer un fonds de réserve destiné à venir en aide aux compagnons de labeur victimes des coups du sort. »[4] La vie de chantier était marquée par les blessures et les accidents de travail, tels que les « muscles endoloris, coupures, meurtrissures et contusions, mutilations et amputations étaient choses fréquentes, tout comme les doigts fracturés, les jambes et les orteils cassés »[5]. En raison de l’insalubrité des lieux, les travailleurs étaient sujets aux maladies contagieuses telles que les fièvres, la dysenterie bacillaire, le choléra, la malaria et la typhoïde. En plus des blessures et des maladies contagieuses, la dureté du travail entraînait des rhumes, des rages de dents, des grippes, des coups de chaleur, des gerçures aux mains, des engelures et des écorchures.

Sinon, les relations entre les travailleurs irlandais récemment immigrés et les habitants, pour la plupart d’origine canadienne-française et agriculteurs, n’étaient pas très bonnes. L’auteur montre que la paysannerie locale n’était pas favorable à la construction du canal, car celui-ci risquait de provoquer plusieurs changements géographiques et dans la composition des sols[6]. Les relations restaient aussi distantes, car peu d’habitants canadiens-français travaillaient au chantier, soit seulement 5 % de la main-d’œuvre totale. Les tensions entre groupes ethniques étaient entretenues par les patrons, comme lorsque l’entrepreneur Charles Rocbrune licencia 19 terrassiers canadiens-français après que ceux-ci exigèrent de meilleurs gages et des heures de travail moins longues, soulignant que les Irlandais étaient plus dociles. Au total, c’est environ 3000 ouvriers qui s’installent avec leurs femmes et leurs enfants aux abords du chantier. La majorité provient de différentes régions d’Irlande. Il y a des Écossais et des Irlandais de confession protestante, mais Viau estime que 75 % de la main-d’œuvre est catholique. Malgré la diversité qui règne au sein de cette population, le chercheur affirme que peu d’incidents violents surviennent entre ces groupes sociaux : « À Beauharnois, le regroupement de terrassiers irlandais, d’ouvriers de métier écossais et de journaliers francophones ayant des cultures d’appartenance et des expériences de vie différentes ne donna  pas lieu à des combats de barricades ou à des conflits ethniques tels que ceux survenus pour le travail en forêt dans les camps de bûcherons de la vallée de l’Outaouais entre 1836 et 1838, et connus sous le nom de Shiner’s War. »[7]

La première partie se termine par une étude de la communauté ouvrière qui s’est formée autour du chantier. Les ouvriers s’entassaient dans de petites huttes, qu’ils appelaient shanty et vivaient ensemble selon des coutumes bien à eux. Les conditions de vie étaient extrêmement difficiles. Selon Viau, l’espérance de vie était courte et il était rare de voir des travailleurs âgés de plus de 40 ans sur le chantier. La plupart de la communauté était sous-alimentée, faute d’argent pour bien se nourrir (malgré des semaines de presque 100 heures de travail !). Dans de telles conditions, un vent de révolte souffla sur ces ouvriers démunis, mais déterminés. Pour expliquer la cohésion des travailleurs et de leurs familles derrière des revendications communes, le chercheur suggère qu’une société secrète opérait dans l’ombre afin d’organiser les opprimés. Comme l’explique Roland Viau : « La tolérance des idéologies religieuses et la coexistence des factions rivales aux abords du canal transcendaient toutefois les divergences entre les appartenances communautaires et permettaient une certaine cohésion de la classe prolétaire constituée surtout d’Irlandais, mais aussi d’Écossais et de Canadiens français. »[8]

Un chantier de construction avec des blocs de pierre et des équipements de levage, illustrant l'expansion du canal Lachine.

La grève de 1843 et le Lundi rouge

La deuxième partie de l’ouvrage aborde directement les luttes ouvrières sur les chantiers et à Beauharnois en particulier. À partir des années 1820, plusieurs canaux sont construits en Amérique du Nord : Rideau, Lachine, Érié, Welland, etc. Ces constructions d’envergure ont pour objectif d’améliorer les voies de navigation et de faciliter le transport de marchandises : « Très rapidement, on observe une augmentation fulgurante du flux de marchandises en transit par ces canaux, en plus d’une augmentation du tonnage des navires. La nécessité de développer et de bâtir de nouveaux canaux est ressentie, ce qui engendre la seconde série de canaux, ne comprenant que le canal de Rideau, à Ottawa, et le canal de Lachine à Montréal. »[9] Des hommes d’affaires se regroupent pour faire pression sur le gouvernement fédéral afin de recevoir des subventions pour la construction de leurs projets ; ils veulent ainsi que le gouvernement paie pour des infrastructures qui augmenteront leurs profits personnels. C’est le cas de la Welland Canal Company[10] présidé par George Keefer. En plus de chercher des subventions gouvernementales, cette classe sociale fait pression pour augmenter l’immigration qui doit servir de main-d’œuvre corvéable, n’hésitant pas à encourager les tensions inter-ethniques.

Le gouvernement accepte, en finançant les projets et en faisant venir des milliers de travailleurs irlandais. Viau précise : « En clair, la très grande majorité des nouveaux arrivants formait une armée industrielle constituée surtout d’ouvriers non qualifiés. La seule possibilité qui s’offrait néanmoins à ce prolétariat urbain des plus vulnérables consistait à accepter tous les emplois qu’il pouvait trouver et à se déplacer continuellement d’un endroit à un autre. Certains devenaient donc bûcherons et dockers. D’autres effectuaient divers travaux manuels ou encore des travaux d’intérêt général dans les centres urbains et en venaient parfois à des heurts avec le patronat ou aux mains avec des collègues pour sauvegarder leurs emplois menacés. Mais la plupart d’entre eux se rendaient sur les chantiers d’aménagement de voies navigables qui embauchaient, effectuaient surtout les travaux de terrassement, repartaient vers d’autres sites de construction, se cantonnaient dans le métier de canalier et en faisaient un mode de vie. »[11]

Deux classes s’affrontent lors de la construction de ces canaux. L’une s’assure que ses investissements deviennent profitables, tandis que l’autre cherche à conserver ses emplois et veut améliorer ses conditions matérielles d’existence. On sait qu’il y a eu des tensions sur le chantier du canal Lachine entre les patrons et les ouvriers, aussi dans les années 1840. À ce sujet, Roland Viau cite Les Irlandais et le canal de Lachine. La grève de 1843 (Raymond Boily, 1980). Ce conflit a même mené à un affrontement avec les forces de l’ordre et c’est environ 200 ouvriers irlandais qui furent désarmés aux abords de Saint-Henri. La même chose se produit dans le bassin de Rottenburg au canal Welland (Ontario) où 3000 journaliers provoquent une émeute marquée par des slogans politiques et la présence d’un drapeau rouge[12]. Les travailleurs utilisent donc la grève et l’émeute depuis quelque temps au Canada afin de faire valoir leurs intérêts. On peut même penser que les ouvriers irlandais avaient développé une organisation secrète, comme le défend l’auteur. Cela correspondrait à l’essor des sociétés ouvrières britanniques dans les années 1830 et 1840 (dans le courant chartiste) que connaissent certainement plusieurs ouvriers immigrants.

À Beauharnois, l’étincelle qui met le feu aux poudres est d’ordre salarial. Outre les conditions abominables et les longues heures de travail harassantes, le salaire (au printemps 1843) a été baissé à 52 cents par jour, insuffisant pour vivre. Les ouvriers revendiquent 60 cents par jour et une réduction des heures de travail, demandant un horaire de 12 heures par jour (six heures du matin à six heures du soir). Le temps gagné leur permettrait notamment d’entretenir un jardin, pour se nourrir un peu mieux. Les Travaux publics avaient sous-traité la construction du canal à des entreprises privées qui abaissaient les salaires, voire payaient les ouvriers avec des jetons de la compagnie. Cette méthode obligeait alors les ouvriers à s’approvisionner uniquement dans les magasins de l’employeur, créant une dépendance et une pauvreté innommables. Le 1er mai 1843, plus de 150 ouvriers rassemblés à Saranac discutent d’une possible grève. L’idée est par la suite propagée à l’ensemble des sections du canal. En réaction, les patrons décrètent un lock-out le 1er juin, tout en faisant protéger les chantiers par des fiers-à-bras et en cherchant à recruter des briseurs de grève à Montréal. Pendant une dizaine de jours, les ouvriers interpellent les entrepreneurs des différentes sections pour tenter de les convaincre de céder à leurs demandes. La tension monte et plusieurs incidents se produisent, notamment des invectives et des bousculades avec les contremaîtres. C’est pourquoi les entrepreneurs font appel à l’armée. Le 11 juin, le 74e régiment arrive à Saint-Timothée, un village qui surplombe le chantier du canal.

Le 12 juin 1843, une masse immense d’ouvriers en colère (plus de 1500 travailleurs) converge vers le Manoir Grant à Saint-Timothée, où sont hébergés le magistrat Jean-Baptiste Laviolette et l’entrepreneur Duncan Grant. La demeure sert d’ailleurs de bureau pour la North American Colonial Association of Ireland. À l’arrivée des manifestants, les militaires s’interposent entre eux et le manoir. Il va sans dire que le conflit s’était envenimé et que les ouvriers arrivent armés de bâtons et de gourdins. Sous les huées de la foule, le magistrat Laviolette fait la lecture de l’acte d’émeute, mais les ouvriers refusent de se disperser. Se sentant menacé, le commandant de la troupe, le major Campbell, ordonne de tirer, alors que la cavalerie fonce et sabre les manifestants. Malgré l’élan de panique, une bataille assez violente se produit, avant que les ouvriers ne refluent et s’enfuient. On arrête 27 grévistes, dont quatre seront condamnés pour incitation à l’émeute. Mais, surtout, cinq manifestants sont tués sur place et on estime qu’une quinzaine d’autres meurent de leurs blessures. Dans ces circonstances, le gouvernement fédéral met sur pied une commission d’enquête, la première de l’histoire canadienne.

Finalement, au lendemain de l’affrontement, on pense que les grévistes firent une tentative pour venger leurs morts. En effet, en relatant un fait divers paru dans la Montreal Gazette du 17 juin 1843, Roland Viau affirme qu’une société secrète du nom de Molly Maguires[13] organisa un guet-apens : « Selon nous, ce coup de main avorté dont rendait compte le journal montréalais décrivait le scénario d’une mise en scène orchestrée par une société secrète. »[14] En résumé, environ 150 hommes armés s’étaient embusqués dans un boisé près de Saint-Timothée, attendant le passage du 74e régiment pour les surprendre. Les conspirateurs avaient envoyé une femme pour prévenir le major Campbell que la maison de l’entrepreneur Lawrence Brown était attaquée, et pour qu’il demande à ses hommes de s’y rendre. Mais le major Campbell repéra l’embrouille à cause de la pauvreté de la femme, qui ne pouvait selon lui être liée au riche commerçant Brown. Enfin, c’est en se basant sur cette tentative de guet-apens que Viau cherche à démontrer la présence d’une organisation ouvrière secrète chez les Irlandais, qui aurait joué un rôle dans la grève du canal de Beauharnois. L’argumentation est plutôt convaincante, en fonction de la cohérence de la grève, de l’ampleur de la manifestation du 12 juin et, surtout, de l’action concertée des travailleurs quelques jours plus tard pour se venger.

* * *

En conclusion, la grève de Beauharnois joua un rôle fondamental dans le développement des luttes ouvrières au Canada. Avec les conflits à Bytown (Ottawa) et au canal Lachine, elle forme un des premiers exemples de lutte organisée et qui, dans ce cas, mena à plusieurs améliorations pour les ouvriers. Ces conflits des années 1840 eurent d’ailleurs un large écho dans la classe ouvrière naissante. La mémoire du Lundi rouge, où une vingtaine d’ouvriers trouvèrent la mort à la suite d’une répression brutale des troupes britanniques, demeure vive dans la région. Ce conflit ouvrier est le plus violent dans l’histoire canadienne et, comme le fait remarquer Roland Viau, il demeure très peu relaté dans l’historiographie. Il est pourtant hautement révélateur de la lutte des classes constitutive du Canada et des autres sociétés capitalistes. On y trouve clairement l’alliance exploiteuse et meurtrière des patrons et des politiciens, prêts à tout pour maintenir les ouvriers dans leur condition servile. Mais on y voit aussi la puissance de la classe ouvrière qui possède les outils pour briser ses chaînes. Finalement, même si le syndicalisme tel qu’on le connaît n’existait pas, les exploités ont réussi à développer des méthodes d’organisation et employer des stratégies d’action pour faire valoir leurs revendications et défendre leurs intérêts.

Monument en pierre commémoratif dédié aux travailleurs irlandais décédés pendant la grève lors du creusement du canal de Beauharnois, avec une inscription en bronze.

Notes

[1] L’épisode est absent de l’Histoire générale du Canada (Craig Brown, 1988) et de l’ouvrage Chronologie du Québec depuis 1534 (Jean Provencher, 1991). Ces deux livres sont régulièrement mis à jour et encore largement utilisés dans les cours d’histoire.

[2] VIAU. Du pain ou du sang, pages 23-24.

[3] Edward Ellice, propriétaire de la seigneurie de Beauharnois et riche industriel, de connivence avec Edward Wakefield (agent de la North American Colonial Association of Ireland) et avec Charles Bagot (gouverneur général du Canada), manigancèrent pour influencer les Travaux publics et pour que la construction du canal se fasse sur les terres d’Ellice, dans le but d’augmenter leur valeur. VIAU. Du pain ou du sang, pages 48-52.

[4] VIAU. Du pain ou du sang, page 111.

[5] VIAU. Du pain ou du sang, page 113.

[6] Viau mentionne que certaines maisons d’agriculteurs ont été expropriées, que les travaux provoquaient des inondations sur leur terre et que la population immigrante installée dans les camps laissait ses animaux paîtrent sur la terre des agriculteurs, entraînant la frustration de ceux-ci.

[7] VIAU. Du pain ou du sang, pages 105-106. Sur la « guerre des Shiners », on consultera l’article L’émergence du prolétariat et les luttes ouvrières dans la vallée de l’Outaouais (1820-1840), en ligne.

[8] VIAU. Du pain et du sang, page 144.

[9] Voir en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/le-canal-de-lachine

[10] Voir en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canal-welland

[11] VIAU. Du pain et du sang, page 97.

[12] VIAU. Du pain et du sang, page 158, note 19.

[13] L’auteur présente dans les dernières pages de son ouvrage les caractéristiques de cette organisation secrète. Ses origines remontent à l’Irlande rurale du XVIIIe siècle, alors que la classe paysanne menait des actions de sabotage contre les propriétaires fonciers.

[14] VIAU. Du pain et du sang, page 259.

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