Archives Révolutionnaires

Diffuser les archives et les récits militants. Construire les luttes actuelles.

« Les années » d’Annie Ernaux et l’individualisme bourgeois

23 novembre, par Archives Révolutionnaires
Raphaël Simard Le récit Les années (2008) d’Annie Ernaux, écrivaine française détentrice du prix Nobel 2022 de littérature, tranche à première vue avec la littérature de (…)

Raphaël Simard

Le récit Les années (2008) d’Annie Ernaux, écrivaine française détentrice du prix Nobel 2022 de littérature, tranche à première vue avec la littérature de témoignage, associée au récit subjectif, car selon plusieurs travaux elle laisserait tomber le point de vue individuel.[1] Pour voir ce qu’il en est de ce paradoxe, et en suivant la méthode de Lucien Goldmann, j’en passerai par les structures significatives de pensée les plus englobantes qui existent (selon Goldmann), qui sont les visions du monde. On verra en effet que contrairement aux apparences, et même si l’individu narrateur ne s’exprime jamais au « je[2] », Les années a tout à voir avec l’individualisme des Lumières et leur pensée mécaniste. Et que la structure de cette œuvre est une expression très cohérente de la bourgeoisie de l’époque où Annie Ernaux a formé le projet de celle-ci et où elle a reçu sa formation intellectuelle.

Bourgeoisie et individualisme mécaniste : les Lumières et l’après Deuxième guerre mondiale

Pour Lucien Goldmann, sociologue de la philosophie et de l’art, la pensée des Lumières est une des trois principales pensées individualistes du XVIIIe siècle.[3] Fruit d’une synthèse entre le rationalisme et l’empirisme des XVIe et XVIIe siècles[4], la pensée des Lumières conserve la base de la vision du monde individualiste : « considérer la conscience individuelle comme origine absolue de la connaissance et de l’action[5] ». Pour Goldmann, les individualismes en général sont l’expression de la pratique du marché et du projet de sa généralisation, qui sont ceux de la bourgeoisie européenne.[6] En effet, contrairement au féodalisme où des statuts de naissance assignaient à chacun une place bien précise et fixe dans l’ordre productif[7], avec le marché il n’y a plus aucune instance supra-individuelle qui échappe désormais à l’initiative de la production et des rapports entre humains :

Le processus global [de production] n’apparaît plus que comme le résultat mécanique et non concerté de l’action réciproque et juxtaposée d’une infinité d’individus autonomes qui ont un comportement aussi rationnel que possible par rapport à la sauvegarde de leurs intérêts, et règlent leur conduite d’après la connaissance qu’ils ont du marché et nullement en fonction d’autorités ou de valeurs supra-individuelles.[8]

Le marché, c’est ainsi, aux yeux des possesseurs de capitaux, une régulation provenant de l’initiative, du contrôle d’individus isolés. Gilles Bourque, sociologue québécois, précise cette thèse sur l’origine de l’individualisme en l’attribuant à la position dans laquelle se trouve la bourgeoisie dans les rapports de production capitalistes.[9] D’une part, en tant que propriétaire des moyens de production, cette classe tend à accentuer la division sociale (entre travail manuel et intellectuel) et technique (en des tâches spécifiques) du travail, dans le but de rationaliser ce dernier (le compartimenter pour mieux mesurer ses coûts et les réduire) et de réduire les coûts de production.[10] D’autre part, chaque capitaliste se trouve en concurrence avec les autres propriétaires.[11] Par conséquent, bien que la bourgeoisie détermine la forme des rapports sociaux à l’échelle de la classe, chaque capitaliste ne décide pour sa part qu’une parcelle de ceux-ci et en fonction de son propre capital.[12] Le processus d’ensemble n’est donc planifié par personne, mais bien le résultat de « la lutte des capitaux individuels », et le marché est nécessairement caractérisé par une « non-harmonisation du procès d’ensemble de la production.[13] » Les Lumières, qui écrivent à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles, ont pour thème de base un individu guidé non plus seulement par sa raison (rationalisme) ou ses sens (empirisme) : elles intègrent ceux-ci à la recherche de son intérêt propre, ce qui signifie que dans toutes ses pensées et actions, l’individu utilise son expérience (sa connaissance du marché par exemple) et sa raison afin de maximiser ce qu’il peut obtenir.[14] D’ailleurs, les catégories fondamentales des Lumières — le contrat, « la liberté et l’égalité entre tous les hommes, l’universalité des lois, la tolérance et le droit à la propriété privée » — suivent toutes, comme le démontre longuement Goldmann, la relation dans l’échange entre deux capitalistes sur le marché.[15]

Qui plus est, l’individualisme des Lumières tend au mécanisme : le monde et l’humain lui apparaissent comme un rouage objectivable et assez stable, « statique » comme dirait Goldmann, sans « dimension historique[16] » . Selon Dominique Pagani, au fur et à mesure que se développe l’individu propre aux Lumières, celui qui suit son intérêt propre et objectif, les sciences de la nature et se développe aussi selon cette vision du monde, puis les philosophes de l’esprit intègrent peu à peu l’individu à la vision déterministe de la science ; si bien que l’individu devient paradoxalement avec les Lumières un élément du monde qui peut être analysé objectivement par diverses « sciences » de l’esprit, d’une manière semblable que la science de la nature étudie cette dernière.[17] La liberté de l’individu, selon cette vision, a une définition très limitée, selon Pagani[18], Corinne Doria[19] et Goldmann (les Lumières expliquent « la détermination de la volonté humaine par des facteurs naturels et sociaux[20] »). La liberté renvoie ainsi surtout à la non-contrainte extérieure à l’individu, à un comportement se pliant à des intérêts objectifs et universels, mais rattachés à l’essence ou nature de l’individu quand il n’est pas contraint, par conséquent des intérêts et comportements intemporels et difficilement changeables.[21] Les systèmes moraux s’en trouvent aussi ébranlés : l’ordre moral féodal faisait un avec l’ordre socio-économique (l’Église avait un rôle productif, et les statuts sociaux étaient l’ordre voulu par Dieu), mais le marché capitaliste produit un individu qui n’a pas besoin de valeurs pour se guider ; il en résulte une véritable neutralité axiologique (il ne peut démontrer logiquement aucun système moral) et une grande diversité des systèmes moraux de l’individualisme, et donc des Lumières.[22] Selon Goldmann, les Lumières ont fait plusieurs essais pour fonder la morale sur l’individu, qui posent tous une tension irrésolvable entre le bien individuel et le bien collectif dont elles doivent se revendiquer parce que leur classe émergente veut justifier son projet de marché.[23] L’absence de morale inhérente à leur vision du monde, en même temps que la nécessité pour la classe de penser un ordre moral justifiant son projet, explique le recours fréquent chez les Lumières à la religion, et encore à la nature universelle de l’individu dès lors limitée dans sa liberté ; c’est-à-dire dans les deux cas une compromission sur leur combat contre les autorités religieuses et sur leur catégorie fondamentale de liberté.[24] La vision politique des Lumières est également tributaire d’un individu éternel, aux intérêts anhistoriques : l’individu, la société, l’humanité ne peuvent pas être transformés dans leur nature.[25] Les vices du monde des Lumières ne peuvent donc être, aux yeux de celles-ci, que la conséquence d’une tromperie qui aurait empêché les individus de suivre leur nature ou de la suivre de manière efficace, souvent des préjugés.[26] L’éducation et la connaissance défendues par les Lumières pour éliminer les préjugés ne pouvant venir d’une société globalement malsaine, elles sont souvent apportées dans cette pensée par un gouvernement ou un éducateur supposé être capable de s’élever au-dessus de la société.[27] Ce projet politique et son argumentation remettent généralement en question l’égalité des intelligences, ce qui est une autre compromission à une de leurs catégories fondamentales.[28] En somme, le changement politique, de même que l’ordre moral, sont tellement impensables pour une pensée aussi fixiste qu’ils l’obligent à remettre en question ses catégories fondamentales (égalité, universalité), ou encore des prémisses logiques (car un individu bon dans un monde malsain n’est pas possible).

Mais pourquoi les Lumières, qui ne sont pas « plus » bourgeoises que ne l’étaient les premiers individualismes, en arrivent-elles à ce mécanisme, qui a des incidences sur la morale et la politique ? Pour Goldmann, le mécanisme de la pensée des Lumières provient de la situation spécifique de la bourgeoisie des Lumières : celle-ci ne peut pas penser à sa prise du pouvoir autonome.[29] De même, Samir Amin affirme que pendant les périodes des « origines du capitalisme (du XIIIe au XVIe siècles en Europe) » et une bonne partie de « l’époque mercantiliste (1600-1800)[30] » donc durant les trois premiers individualismes, la monarchie absolue rend généralement possible le progrès de la bourgeoisie et du marché, notamment par des « protections royales des manufactures et des compagnies marchandes[31] ». Amin rejoint les analyses d’Alain Bihr, pour qui la monarchie a permis le progrès du marché et de la bourgeoisie en Europe essentiellement pendant la période protocapitaliste qui s’étale selon Bihr du début du XVe siècle jusqu’aux deux tiers du XVIIIe siècle[32] :

Par leur appui [celui des politiques mercantilistes de l’État absolutiste] à l’expansion commerciale et coloniale, dont le rôle moteur dans l’accumulation du capital marchand [c’est-à-dire dont le profit provient de l’échange de marchandises] et industriel [dont le profit provient de la production industrielle de marchandises] au cours de l’époque protocapitaliste n’est plus à démontrer ; par ces stimulations que constituent l’ouverture des marchés publics, la concession de privilèges ou l’érection de barrières douanières ; par l’octroi de prêts à taux bonifié ou nul, de subventions ou même directement de dons ; par l’effort pour réaliser un marché intérieur (protonational) unifié matériellement, fiscalement, administrativement. Les différentes fractions [principalement : marchande, industrielle et d’État] de la bourgeoisie y trouvent toutes leur intérêt, directement ou indirectement.[33]

L’État absolutiste arrive à gagner la loyauté de la noblesse (ou aristocratie nobiliaire), dont il alimente pourtant le déclin[34], et de la bourgeoisie, même s’il entrave

le développement du capital à divers titres : par sa fiscalité directe (les privilèges fiscaux, même réduits, accordés au clergé et à la noblesse, font peser cette dernière essentiellement sur les classes roturières dont fait partie le gros de la bourgeoisie), par le maintien des reliquats de la féodalité (les droits seigneuriaux qui entravent l’unification administrative, juridique, fiscale du territoire), etc. Enfin, comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, l’État absolutiste stérilise une partie du capital en offrant à la bourgeoisie des moyens de convertir ce dernier en titres nobiliaires par le biais de la terre et de l’office.[35]

Sorte d’entre-deux, l’absolutisme se place au-dessus de ces deux forces sociales principales incapables de prendre le pouvoir par elles-mêmes, trop faibles.[36] Mais Bihr va plus loin : il permet de comprendre ce qui différencie la situation de la bourgeoisie des Lumières vis-à-vis de l’État absolutiste, comparativement à celle de la bourgeoisie des deux premiers individualismes. En effet, le « bloc au pouvoir » dans l’État conduit, essentiellement au cours du XVIIe siècle, à une « fusion » d’une couche de chacune de ces deux classes, l’aristocratie nobiliaire (qui s’embourgeoise) et la grande bourgeoisie (qui s’anoblit et s’étatise) ; ce qui attache une partie de la bourgeoisie de la fin du XVIIe et du XVIIIe aux intérêts de la noblesse et au régime de la monarchie absolue qui les défend.[37] Cependant, le compromis entre noblesse et bourgeoisie n’est pas toujours le même, la bourgeoisie prenant très progressivement le dessus sur la noblesse, non seulement parce que la bourgeoisie que Bihr nomme « d’État » prend du temps à acquérir des postes dans celui-ci, mais aussi parce que les bourgeoisies marchande et industrielle ne se forment qu’avec l’aide substantielle du mercantilisme monarchique.[38] On comprend dès lors mieux le mécanisme des Lumières : celles-ci ont comme spécificité, entre tous les individualismes, d’être l’expression d’une bourgeoisie ayant obtenu (au cours d’une période qu’on peut situer du début du XVe à la fin du XVIIe) des positions et la facilitation de son développement dans un État absolutiste, État qui n’est encore pour elle qu’un frein relatif à ses affaires ; et une bourgeoisie anoblie, qui partage donc des intérêts, protégés par la monarchie, avec la noblesse. Cette classe n’a dès lors pas besoin de penser la transformation du régime et des institutions de l’État, d’où la défense fréquente chez les Lumières de monarques ou gouvernements non élus, mais « éclairés », comme étant seuls capables de s’élever au-dessus de la société (corrompue en entier) au profit du bien commun.[39] On trouve aussi là l’explication de leur tendance au réformisme, et de leur vision de la lutte politique et morale, qui s’arrête souvent à l’éducation permettant la lutte contre les préjugés ayant été suscités par des prêtres et des tyrans ; vision qui considère que le bien commun découle mécaniquement (directement ou indirectement) de la nature humaine que serait l’intérêt propre, si elle est exercée sans limitation (préjugés, privilèges, etc.).

Lucien Goldmann a décelé un renouveau de l’individualisme mécaniste, ou « rationalisme », à la fin de sa vie.[40] Dans un entretien de 1966, il rappelle qu’un irrationalisme dominait au début du XXe siècle à une époque de « crise fondamentale » pour le système capitaliste mondial.[41] Il rejoint en cela la périodisation de l’économiste Samir Amin selon lequel la première longue phase du capitalisme s’étend de « la révolution industrielle à l’après Première Guerre mondiale (1800-1920) », et dont la crise proviendra de ce que ce

système atténuait certaines contradictions sociales internes [« soit avec la paysannerie dans son ensemble (comme en France), soit avec l’aristocratie (Angleterre, Allemagne) », par des politiques économiques], mais en accusait d’autres, notamment la contradiction métropoles/colonies et le conflit des impérialismes. Ce sont ces dernières [contradictions] qui ont failli conduire à l’effondrement du capitalisme, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, dont est sortie la révolution russe.[42]

Après la Première Guerre, la forte croissance surmonte certaines des anciennes contradictions, et en crée de nouvelles :

La nouvelle organisation du capital et du travail créait simultanément les conditions pour qu’apparaisse un système nouveau de régulation, devenu objectivement nécessaire du fait que la tendance spontanée du capitalisme à la surproduction s’exacerbait. La productivité du travail, relevée dans de fortes proportions par la rationalisation taylorienne, aurait généré une production excédentaire, non absorbable si les salaires réels étaient restés relativement stables.[43]

En effet, c’est pour contrer la tendance à la surproduction qu’un nouveau système de régulation est pensé et formé après la Deuxième Guerre, où « la politique salariale nouvelle vise tout simplement à lier la progression des salaires réels à celle de la productivité », l’État ayant notamment pour rôle de généraliser ces pratiques par son action sur ses partenaires oligopolistiques puissants, et de donner le rythme en tant qu’employeur massif.[44] Il absorbe aussi les surplus de production, surtout par des dépenses militaires accrues et constantes.[45] Dans ce modèle de régulation, les investissements sont planifiés, permettant une plus grande stabilité qu’à la phase précédente, marquée par des cycles moyens de 7 ans.[46] Cette époque de compromis entre capital et travail a participé à changer l’idéologie socialiste relativement répandue dans la classe ouvrière et acquise à la fin de la phase précédente (faite de révolutions et de mouvements ouvriers forts), pour l’idéologie de la consommation de masse.[47] Mais la démocratie s’y érode, car l’ancien débat d’idées droite-gauche et bourgeoisie-prolétariat se soumet plus directement au consensus de la rationalité économique, à la gestion bureaucratique des classes moyennes, essentiellement de cadres et d’administrateurs, dans l’entreprise et l’État.[48] Cette analyse sociale et idéologique rejoint sensiblement celle du sociologue Alain Bihr : l’État passe du « rôle de simple garant du marché » à celui de « véritable gérant de l’ensemble du procès de reproduction sociale[49] ». La société est marquée par un « renforcement de la concentration du pouvoir politique dans l’appareil d’État et la centralisation accrue de cet appareil », lui-même davantage soumis qu’auparavant aux exigences du marché.[50] Or, selon Goldmann, la bourgeoisie s’était éprise d’un irrationalisme pendant la crise de la première phase du capitalisme, car la promesse des valeurs formelles des Lumières de liberté, de propriété, d’égalité, de tolérance, etc. était devenue concrètement irréalisable avec la crise économique, a fortiori avec les révolutions, les guerres mondiales et les fascismes.[51] Mais avec la nouvelle phase capitaliste après la Deuxième guerre mondiale, la foi en la réalisation mécanique, automatique, simplement par le développement capitaliste, de certaines promesses des Lumières, notamment celles de propriété (« conditions progressivement améliorées d’existence aux hommes ») et de liberté (le choix dans la consommation de masse), — a permis un renouveau rationaliste et donc mécaniste dans la pensée occidentale après la Seconde Guerre mondiale.[52] Ce que Bihr dit sur la concentration du pouvoir dans l’État et sa centralisation, et Amin sur la gestion planifiée de l’économie par des classes moyennes, Goldmann en trouve donc la projection dans une vision du monde qui

tend à leur [aux individus] enlever toute responsabilité, tout souci de leur propre existence et du sens de leur vie ; et cela veut dire précisément […] [leur enlever] toute réflexion, tout intérêt pour la problématique de l’histoire, de la transcendance, et même tout simplement pour la signification.[53]

En France, Goldmann observe plus précisément en sciences sociales et humaines la domination d’un structuralisme qu’il dit « non génétique » (au sens de genèse, d’origine et d’évolution sociohistorique), chez Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser et Raymond Aron, plusieurs étant cités par la narratrice dans le livre que j’étudierai, structuralisme ressemblant énormément à l’individualisme mécaniste des Lumières :

Cette philosophie […] tend à chercher dans la compréhension de l’homme des formes universelles et générales [souvent appelées des structures], et à éliminer toute problématique d’ordre axiologique, toute problématique portant sur le contenu [par opposition à la forme], sur le devenir historique, sur les problèmes concrets et spécifiques qui se trouvent dans telle forme littéraire ou dans telle réalité sociale ou historique.[54]

En sciences sociales, cette pensée s’en tient pour Goldmann à décrire des structures spécifiques (par exemple la parentalité) par leur seule organisation interne, de manière atomisée et isolée, la plupart du temps sans expliquer leur fonction par rapport à d’autres structures plus englobantes (par exemple le mode de production, l’État, le système de nations, etc.), ce qui l’amène souvent à une compréhension ahistorique de la société, ou encore à une vision fixiste de l’histoire.[55] L’historien marxiste Pierre Vilar émet des critiques semblables en 1973 lorsqu’il identifie, comme prétention du structuralisme, l’« autonomie des champs de recherche : soucieux d’une auto-explication par ses structures internes propres, chaque champ proclame inutile, inefficace voire scandaleuse, toute référence à une insertion dans l’histoire des cas étudiés.[56] » Il ajoute que le « projet même [du structuralisme], retrouvant la vieille métaphysique [des Lumières] de la “nature humaine”, est un projet idéologique ; [le projet] propose d’étudier les sociétés à partir de leurs “atomes” [des structures spécifiques] avant de les avoir observées au niveau macro-économique, macro-social.[57] » Quant à la théorie de Pierre Bourdieu, sociologue fameux, grande influence d’Annie Ernaux, presque inconnue du temps de Goldmann, elle comporte, selon le chercheur en philosophie et science politique Tony Andréani (et bien d’autres chercheurs en sciences sociales), à tout le moins un même fixisme social, une détermination tendanciellement complète des individus et des groupes sociaux par une reproduction sociale très rigide.[58]

La structure individualiste dans Les années d’Annie Ernaux

Annie Ernaux (1940-) a fait ses études supérieures dans les années 60 puis a enseigné à partir des années 70, avant de commencer à publier des œuvres littéraires dans les années 70. Son récit Les années (2008) me semble construit sur la vision individualiste-mécaniste, dominante après la Seconde Guerre et particulièrement en sciences humaines et sociales, c’est-à-dire au moment et dans les domaines où l’autrice s’est formée intellectuellement. La structure générale de ce récit est de 14 photos (parfois un groupe de photos), ou image de film, ou film[59] (je les résumerai souvent sous le terme de « photo ») jalonnant chronologiquement la vie du personnage principal[60], chaque document étant décrit, puis analysé par la narratrice. Ces documents sont encadrés (précédés et suivis donc) par deux chapitres d’un autre genre[61], rappelant des souvenirs de la narratrice-personnage qui se perdront quand elle mourra. Toute cette division n’est pas explicitée par un chapitrage (à part le premier chapitre « sans photo », séparé par un saut de page), mais on peut la dégager à l’aide du contenu et de la forme du récit. En effet, dans chaque chapitre « à photo » (je les appellerai ainsi), le document est d’abord l’objet d’une description dans sa composition, la narratrice parlant d’elle-même, présente sur la photo, et des autres présents, mais d’un point de vue extérieur, en les objectivant. Dans les premiers chapitres, il y a une indistinction entre les figures humaines décrites, mais peu à peu, une petite fille, née au premier chapitre à photo, obtient une place prépondérante dans le récit : d’abord elle est fondue dans le groupe des enfants[62], que la narratrice rassemble de manière indistincte sous les pronoms « on » et « nous » (aucune trace grammaticale ou de l’histoire ne nous permet encore de dire à ce stade si ces pronoms réfèrent seulement au personnage principal[63]). On réserve bientôt pour la petite fille, personnage principal, le pronom « elle » dans un usage bien précis : quand on ne lui accorde aucun référent immédiat, disposant le pronom le plus souvent au début d’un paragraphe et juste après la référence du document (en italique ou entre parenthèses, sauf à quelques rares endroits, comme aux pages 55 et 162), de manière à ce qu’on détache ce personnage de la stricte description de la photo. Par exemple, au sixième chapitre à photo, en début de paragraphe, et malgré que le paragraphe précédent (appartenant à la description de la photo donc) ne décrive même pas la petite fille à elle seule, on a : « C’est elle au deuxième rang, la troisième à partir de la gauche.[64] » La première occurrence de cet usage est au deuxième chapitre à photo[65], mais l’usage se systématise, sans aucune exception ensuite, à partir du quatrième chapitre à photo.[66] La narratrice est identifiable au personnage revenant sur sa vie, notamment à cause du projet d’écriture mis en abîme[67] dès la page 56 et périodiquement jusqu’à la fin :

C’est elle, et non la blonde, qui a été cette conscience, prise dans ce corps-là, avec une mémoire unique, permettant donc d’assurer que les cheveux frisés de cette fille provenaient d’une permanente […]. Et c’est avec les perceptions et les sensations [empirisme] reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante.[68]

Et déjà dans le premier chapitre à photo, l’incertitude (« qui doit dater », « sans doute », « 1944, environ ») sur le premier groupe de photos s’explique par le fait que la narratrice ne peut en avoir le souvenir parce qu’elle était trop jeune.[69] Autrement dit, un processus d’individuation se produit au cours des premiers chapitres, et cet individu est en plus assumé comme étant la source de la connaissance et de l’action (recueillir la documentation, décrire, écrire), une vision tout à fait individualiste. Dans chaque chapitre à photo qui suit l’émergence de l’individu (aboutie au quatrième chapitre à photo), le pronom « elle » sépare donc la description de la photo, qui s’en tient généralement à sa composition (objets et figures humaines présents) par des formulations impersonnelles, de sa contextualisation dans la vie du personnage, opération que rend explicite souvent un marqueur de temps (« alors[70] », « maintenant[71] », « il y a deux ans à peine[72] », etc.). Par exemple, au septième chapitre à photo, on dit que celle-ci « a été prise dans la période séparant le passage des examens et les résultats. C’est un temps de nuits blanches […] De sommeils dans l’après-midi d’où elle sort avec l’impression coupable de s’être mise hors du monde[73] ». Les paragraphes racontant au pronom « elle » utilisent aussi la troisième personne et des formes impersonnelles pour détailler le contexte, mais par ce premier pronom, la répartition des souvenirs s’effectue clairement entre la mémoire individuelle, fruit de l’expérience vécue, et la mémoire collective, apprise implicitement ou explicitement par l’intermédiaire d’autres figures ou de la documentation. Par exemple, au neuvième chapitre à photo, la narratrice distingue bien la connaissance issue du vécu (« elle ») de celle issue de la consultation ultérieure de documents d’époque (troisième personne du singulier, formes impersonnelles) :

Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines et à la mode. Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.) […] ferait apparaître[74].

De cette façon, à partir de la subjectivation du personnage au quatrième chapitre à photo, chaque chapitre à photo effectue en lui-même une subjectivation du personnage, le séparant des autres.

La séquence des paragraphes entremêlant « elle » et troisième personne est séparée, par un changement de paragraphe, d’une autre séquence, marquée par l’arrivée d’un usage spécifique des pronoms « on » et « nous », en plus de l’usage de la troisième personne, notamment de la forme « les gens ». Cet usage se systématise à partir lui aussi du quatrième chapitre à photo ; à la seule exception du dernier chapitre à photo qui débouche directement sur le chapitre sans photo et sous-entend que suivra l’acte d’écriture du récit que l’on a lu. L’usage spécifique du « on » se distingue de son usage habituel, l’usage impersonnel. Par exemple, sur une même page où se suivent les deux séquences décrites, on a un premier usage ainsi : « [le souvenir de ] la première fois où on lui [pronom dont l’antécédent est le « elle »] a dit, devant la photo d’un bébé assis en chemise sur un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, “c’est toi”, obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair[75] ». Et un second usage ainsi : « La France était immense et composée de populations distinctes par leur nourriture et leurs façons de parler, arpentée en juillet par les coureurs du Tour dont on suivait les étapes sur la carte Michelin punaisée au mur de la cuisine.[76] » L’usage de la seconde séquence fait du « on » un pronom personnel, qu’on peut souvent, mais non toujours, attribuer à la narratrice-personnage principal ; parfois, on peut l’attribuer à un groupe. L’usage du « nous » dans la seconde séquence se distingue aussi du « nous » habituel, pronom personnel de la première personne du pluriel. Il est généralement opposé, avec « on », aux « gens » et autres formes de troisième personne du pluriel, ce qui en fait un pronom personnel attribuable à la narratrice-personnage. Par exemple, au cinquième chapitre à photo, on a : « Ils [les « gens »] ne croyaient que dans le général de Gaulle pour sauver tout, l’Algérie et la France. », puis plus bas : « Nous qui avions le souvenir d’un visage sec sous un képi, petite moustache d’avant guerre, sur les affiches de la ville en ruine, qui n’avions pas entendu l’appel du 18 juin, étions ahuris et déçus par ces joues pendantes […].[77] » Comme les exemples en donnent un aperçu, le « on » et le « nous », dans cet usage particulier qu’en fait la troisième séquence de toutes (après la séquence de la description et la séquence du « elle ») dans chaque chapitre à photo tendent à pouvoir être interprétés comme personnels et comme faisant référence à la narratrice-personnage, même s’ils conservent généralement une ambiguïté de par leur usage habituel, et dans certains cas leur sens est à interpréter ou reste indéterminé. En effet, en plus des cas innombrables, comme ceux des exemples, où les détails attribués au « on » et au « nous » sont trop singuliers pour ne pas être individuels, on compte aussi des cas qui rendent explicite la signification du pronom, par exemple : « On changeait les assiettes pour le dessert, assez mortifiée [féminin, donc le « on » fait référence à la narratrice-personnage principal] que la fondue bourguignonne, au lieu des félicitations attendues, n’ait reçu qu’un accueil de curiosité assortie de commentaires décevants […].[78] » Mais d’autres cas laissent place à l’interprétation, comme juste au-dessus du précédent extrait : « La contraception effarouchait trop les tables familiales pour qu’on en parle. L’avortement, un mot imprononçable » ; et quelques rares cas vont jusqu’à rendre explicite une référence à un groupe, par exemple au neuvième chapitre à photo :

Plus que jamais les gens rêvaient de campagne, loin de la « pollution », du « métro boulot dodo », des banlieues « concentrationnaires » et leurs « loubards ». […]

Et nous qui avions moins de trente-cinq ans, que la pensée de « faire son trou », vieillir et mourir dans la même ville moyenne de province rendait mélancoliques [ce terme s’applique d’ailleurs au « nous » et au « on » ; il pourrait renvoyer au couple de la narratrice-personnage principal], est-ce qu’on ne pénétrerait jamais dans ce qu’on se représentait comme une cuvette grondante et survoltée.[79]

Dans tous les cas, contrairement à la seconde, la troisième séquence, qu’on pourrait appeler celle de la construction de la mémoire collective à partir du point de vue de la narratrice-personnage, joue sur l’ambiguïté de ces pronoms, en donnant une portée collective au témoignage individuel, le collectif provenant de l’individu plus souvent qu’autrement (le « on » et le « nous » sont souvent attribuables à la narratrice-personnage). La connaissance collective part de l’individu, capable d’universalité ; c’est une vision individualiste.

Le mécanisme (social, historique, moral) dans Les années

D’un bout à l’autre du récit de Les années, la mémoire (la connaissance et l’action de remémoration, d’écriture) se fonde sur l’individu narratrice-personnage, qui, bien que les traces de sa subjectivité ne se perçoivent qu’après les premiers chapitres à photo, assume la description des photos, la contextualisation d’elle-même en alliant sa mémoire et la recherche documentaire, puis la construction de la mémoire collective à partir d’elle-même en se cachant derrière des pronoms habituellement collectifs. En même temps, comme la pensée individualiste des Lumières, la narratrice-personnage principal voit l’individu comme une bête poursuivant son intérêt propre, intérêt lui-même objectivable, car intrinsèque à l’individu, ce qui mène cette pensée à un mécanisme (au sens d’une vision mécaniste) tout au long du récit. La nature inhérente à l’individu dans ce récit est plus particulièrement sociale : les structures sociales le font tout entier, et ainsi réduisent sa liberté à néant. Autrement dit, on retrouve une contradiction inhérente à l’individualisme des Lumières : l’individu est la source de connaissance et d’action, mais il ne peut que suivre des traits inhérents à tout individu. Je décèle d’abord ce mécanisme dans la justification sociale présente en chacune des séquences de tous les chapitres à photo ; à part ceux de l’enfance et du début de l’adolescence, c’est-à-dire les quatre premiers chapitres à photo, comme si les rapports sociaux n’avaient, à ce point, pas encore assez eu d’effet sur la narratrice-personnage. On dit d’ailleurs au quatrième chapitre à photo qu’« il n’y a rien dans l’apparence de cette adolescente [le personnage principal] qui ressortisse à “ce qui se fait” alors et qu’on voit dans les journaux de mode et les magasins des grandes villes[80] » ; et ce n’est qu’au cinquième chapitre à photo que cette justification se fait systématique, chapitre au début duquel on dit d’ailleurs que le personnage principal « connaît maintenant le niveau de sa place sociale[81] ». Chaque séquence de description de photo des chapitres à partir du cinquième est donc expliquée ou comprise par au moins un facteur social ; par exemple, dès la première description de photo (on remarquera que d’ailleurs les rapports sociaux y concernent la famille et non encore l’enfant) : « Dans cette pièce d’archives familiales — qui doit dater de 1941 — impossible de lire autre chose que la mise en scène rituelle, sur le mode petit-bourgeois, de l’entrée dans le monde.[82] » Il en est de même pour chaque séquence de contextualisation de photo dans la vie de la personnage, par exemple dans le sixième chapitre à photo : la personnage principal fait partie des « ignorées » de la classe parce qu’elle a honte de sa personne, à cause de la classe sociale de ses parents, de son anorexie (haine de leur corps chez les femmes), du fait qu’elle a été mise enceinte sans le vouloir (tabou du sexe, rapports hommes-femmes), et de son manque d’argent qui l’empêche de se payer les mêmes vêtements que ses collègues aisées de classe.[83] Enfin, il en est de même pour chaque séquence de construction de la mémoire collective ; par exemple, au onzième chapitre à photo, le fatalisme politique de la narratrice-personnage, étendu possiblement à toute la population française ou à un autre groupe (le « on » laisse un doute), s’explique par l’influence des médias, les mauvais coups du gouvernement de gauche, les morts du sida (qui est un véritable tabou dans le monde du récit et dans la réalité), etc.[84] Ainsi, dans le récit, les individus et groupes apparaissent pris dans une reproduction sociale complète (rien n’y échappe) et constante, comme dans le structuralisme en sciences humaines après 1945, où les structures atomisées (étudiées à elles seules, sans rapport avec d’autres ni avec des aspirations de groupes sociaux, donc sans possible tension ni changement) débouchent sur un fixisme social et historique.

Le mécanisme se voit aussi dans la structure cyclique du récit, qui, en plus d’enchaîner toujours les séquences de la même manière, aborde les mêmes thèmes et situations à chaque chapitre, c’est-à-dire que le récit plie les histoires individuelle et collective au retour cyclique des thèmes. Par exemple, le repas de famille, la politique institutionnelle, la consommation, la langue, etc. reviennent presque à tous les chapitres, souvent chacun dans un segment clos, comme si en tant que « structures » transhistoriques elles pouvaient rendre compte de chaque époque, des transformations historiques, de leurs significations. La dynamique historique collective réelle à laquelle le récit fait clairement référence est par conséquent trahie (ce terme n’est pas péjoratif), car pliée aux cycles du récit, à son fonctionnement profondément statique : que dire en effet d’un thème sur lequel rien n’a changé ? ou au contraire comment conserver un thème structurant de l’œuvre à travers les époques du récit, si ce thème devient marginal dans la vie réelle à telle époque ? C’est le cas du thème de la consommation. Le premier chapitre à photo traite de l’époque tout juste après la Seconde Guerre mondiale[85] : le souvenir de cette dernière s’oppose à la consommation à cause du rationnement[86], et la pauvreté la limite encore[87] ; la consommation n’est pas encore réellement massifiée, mais en relance.[88] Le deuxième chapitre à photo, qui se passe autour de 1949, n’est pas différent.[89] La consommation ne semble devenir accessible de manière massive (on le sait, car les formulations sont à la troisième personne du pluriel…) et prendre une importance culturelle imposante qu’au troisième chapitre à photo, se passant environ entre 1949 et 1955 : « Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient, suffisamment espacées pour être accueillies avec un étonnement joyeux, leur utilité évaluée et discutée dans les conversations. […] Il y en avait pour tout le monde […].[90] » Cette mise en récit par la narratrice correspond à la réalité que pointait Samir Amin plus haut (idéologie de la consommation de masse), mais aussi que pointe Alain Bihr. Plus précisément, Bihr parle d’une « euphorie de la croissance économique, du milieu des années 1950 au milieu des années 1970 », et des « illusions propres au fordisme et à sa “société de consommation” » qui se dissiperont après cette période.[91] Encore au cinquième chapitre à photo, autour de 1957, la narratrice rend compte avec justesse du bonheur populaire de la consommation, même si elle l’attribue aux « gens[92] » et parle peu du jugement que porte le personnage principal sur celle-ci à ce moment.[93] Au sixième chapitre à photo, autour de 1958-1959, pour la première fois, la consommation est vécue chez le personnage principal comme une honte, à cause de la distinction sociale par la consommation qu’elle subit de ses collègues plus aisées[94] ; et pour la première fois, cette même distinction est perçue par la narratrice dans le repas de famille.[95] Au septième chapitre à photo, autour de 1963, donc au milieu des années 70, la fin de l’euphorie selon Bihr, le rapport du personnage avec la consommation n’est pas abordé.[96] Mais le rapport des gens à la consommation y est clairement dévalorisé et ironisé par la narratrice.[97] La mémoire supposément collective rapportée par la narratrice, autrement dit, est en avance sur le rapport réel à la consommation. Ce décalage, et la séparation précédente du personnage d’avec « les gens » adorant la consommation, de même que la honte vécue ensuite, montrent clairement que la dévalorisation de la consommation appartient au regard singulier de la narratrice, qui développe au cours de sa vie qu’elle raconte une aversion en même temps qu’une obsession pour ce thème. Dans les derniers chapitres du livre, cette obsession ne reflète plus du tout le rapport collectif à la consommation, mais celui de la narratrice. En effet, Bihr rappelle que l’austérité est imposée au début des années 80 « par l’ensemble des gouvernements occidentaux », provoquant une « désastreuse contraction de l’ensemble du marché mondial[98] » ; il souligne

l’impuissance de l’État face à l’ampleur et la complexité des tâches nées de la crise économique [crise de la fin 70 et du début 80] : reconversions industrielles, reconversion professionnelle des salariés, montée du chômage de masse, lutte contre l’aggravation des inégalités et des exclusions consécutives à la crise, etc.[99]

Quant à elle, la narratrice continue, au douzième chapitre, autour de 1992, de parler d’une croissance économique et d’une consommation accrue qu’elle trouve insignifiantes, même si elle note en passant la difficulté de consommer pour les couches pauvres de la classe ouvrière.[100] La pression à la consommation lui semble aussi forte qu’avant la crise, et ne pas consommer est montré comme un goût individuel plus qu’une conséquence du manque de moyens causés par une crise qui d’ailleurs se fait peu ressentir dans tout le livre.[101] De plus, la fascination pour la marchandise, que la narratrice-personnage remarque chez les gens tout au long du livre, alors qu’elle développe une aversion sans être totalement détachée de la fascination, ne suit pas la « crise de sens » présente en réalité selon Alain Bihr.[102] Ce dernier affirme que, d’abord masquée par l’euphorie de la croissance et de la consommation, cette crise est plus sensible avec le tournant néolibéral des années 70-80, et elle ne provient pas de la marchandise en elle-même, mais bien d’un défaut propre à la société capitaliste en général, ce que Goldmann appelait l’absence d’une instance supra-individuelle :

Cette crise chronique tient, je [Alain Bihr] l’ai montré, au défaut d’ordre symbolique propre aux sociétés capitalistes développées: à leur incapacité à élaborer et maintenir un système un tant soit peu stable et cohérent de référentiels, de normes, de valeurs à l’intérieur desquels les individus puissent à la fois hériter du passé et se projeter dans l’avenir, communiquer entre eux, se construire une identité, en un mot donner sens à leur existence. Le symptôme le plus massif de cette crise, en même temps que sa solution illusoire la plus courante, réside dans le développement, au cours de ces deux dernières décennies [80 et 90], d’une individualité personnalisée, narcissique, autoréférentielle, qui n’accepte d’autre principe ou règle d’existence que son propre accomplissement.[103]

Au contraire, la narratrice-personnage décrit les gens des années 90 comme encore aussi fascinés et enthousiasmés par la consommation qu’auparavant.[104] En somme, la narratrice ne déroge pas, quant au thème de la consommation, même devant un changement réel (dans les capacités de consommation et dans le rapport à celle-ci), de son opposition développée dans les premiers chapitres entre son personnage dégoûté par la consommation et les « gens » qui en seraient béatement et éternellement fascinés. Ce récit tronqué de la mémoire collective tient du mécanisme de la vision de la narratrice, mais aussi de son présupposé individualiste qui fonde la connaissance dans l’individu.

Un autre signe du mécanisme se trouve selon moi dans le traitement par la narratrice des mouvements et luttes sociopolitiques. Déjà au premier chapitre à photo, les luttes collectives, à savoir la lutte contre l’occupation allemande de la France[105] et les luttes ouvrières[106], sont du passé et n’ont aucun présent. Les luttes, tout au long du livre, seront l’exception, et la norme sera la reproduction sociale entière. Le rapport du récit aux mouvements réels prend plusieurs formes mécanistes. Une première forme est le passage sous silence de mouvements réels. Par exemple, à part le grand moment de lutte collective dans le récit qu’est mai 68, traité au huitième chapitre à photo[107], les chapitres à photo qui couvrent les années 60-70, les 6 à 9[108], ne traitent que très marginalement de ce que Bihr décrit comme un

mouvement ouvrier offensif, tel que celui qui se manifestait encore en Europe occidentale à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque la grève générale de mai-juin 1968 en France trouvait un écho dans le “mai rampant” italien et les “grèves sauvages” allemandes, scandinaves, britanniques et nord-américaines.[109]

Une autre forme de rapport avec les mouvements collectifs qui revient souvent dans ce récit s’observe dans le cas de mai 68, qui sera foncièrement imprévu pour la narratrice-personnage, même si elle travaille elle-même dans une université, où a commencé le mouvement.[110] Une autre forme est que les mouvements collectifs dans le récit restent inexpliqués ; ou expliqués partiellement par la seule oppression des structures sociales, sans que les groupes se révoltant aient une quelconque agentivité historique, une conscience ou une organisation se développant progressivement avec les années. Par exemple, pour la narratrice, les étudiants de 68 se révoltent seulement contre l’oppression et la répression des mouvements progressistes[111], mais pour elle, et c’est tout le paradoxe, Mai 68 survient de nulle part, ne semble pas avoir de cause, surtout pas d’organisation ou signe préalable.[112] Un autre exemple est l’absence de contextualisation (sur les luttes des années 60, l’état des organisations ouvrières et des syndicats, le leadership syndical, etc.) et en conséquence l’incompréhension de la dynamique historique qui a mené à l’échec du mouvement ouvrier en mai 68 :

On [usage spécifique de ce pronom ici encore] ne s’avisait pas qu’il n’émergeait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement — qui ne bougeait pourtant presque plus — comme s’il n’y avait rien de mieux à obtenir que l’augmentation du pouvoir d’achat et l’avancée de l’âge de la retraite.[113]

Ce profond manque de compréhension des conditions subjectives (au sens collectif) qui mènent au mouvement social est tributaire d’une vision fixiste de la société et de l’histoire, rappelant le structuralisme, elle-même dépendante d’une vision individualiste des Lumières dans laquelle l’individu est guidé par une nature intrinsèque transhistorique. Il est tributaire aussi d’une vision fondamentalement individualiste où tel individu est jugé capable de rendre compte de l’histoire collective à partir de son point de vue, alors que celui-ci est forcément limité (comme ce récit en est l’exemple) ; ou encore jugé capable de se comprendre objectivement lui-même à partir de son point de vue, alors même qu’il n’arrive pas toujours à décrire la réalité collective objective sans faire intervenir son point de vue sur la société.

L’absence d’instance supra-individuelle dans une société de marché est source de préoccupation constante pour l’individu dans Les années, préoccupation sur la direction à prendre dans sa vie, sur un guide à trouver. Or, comme on l’a dit, cet individu ne se forme dans le récit qu’après un processus de subjectivation qui ne s’accomplit qu’au quatrième chapitre à photo[114], à l’adolescence vers les 14 ans du personnage principal (de 1941 à 1955[115]). Par conséquent, les préoccupations de sens de l’existence ne commencent qu’à partir de ce chapitre. En effet, au premier chapitre à photo, les enfants, dont fait partie le futur personnage principal, ne se posent pas la question de leur existence et de leur trajectoire.[116] Les « récit familial et récit social » décrits par la narratrice forment une instance supra-individuelle où les humains héritent de leur place, d’un sens à leur vie.[117] Au deuxième chapitre à photo, on montre que la compréhension de la place des individus dans le monde est donnée par la religion et les récits hérités.[118] Dans ce chapitre, la narratrice ne touche pas un mot sur d’éventuels questionnements par les adultes ou les enfants sur le sens de leur existence. Au troisième chapitre à photo, la religion est encore le guide de la vie pratique (rituels, messe, nourriture, etc.) et de la morale.[119] Mais dès le chapitre où se réalise la subjectivation du personnage principal, la narratrice commence à faire la distinction entre ce qu’on attend du personnage et ce que celui-ci fait en se cachant ; l’instance supra-individuelle n’est plus intégrée, mais hors de l’individu qui a désormais sa propre morale :

Constamment, elle s’irréalise dans des histoires et des rencontres imaginaires qui finissent en orgasmes le soir [il y a un tabou fort de la sexualité à cette époque] sous les draps. Elle se rêve en putain et elle admire aussi la blonde de la photo, d’autres filles de la classe au-dessus, qui la renvoient à son corps empoissé.[120]

Au chapitre suivant, l’absence de sens extérieur à la détermination de l’individu commence à susciter, chez le personnage, une recherche, l’écriture offrant déjà un sens :

Sans doute elle ne pense qu’à elle, en ce moment précis où elle sourit [sur la photo], à cette image d’elle qui fixe la fille nouvelle qu’elle se sent devenir […]

[il y a un réel retour à la ligne ici, comme dans un poème versifié] notant dans un calepin des phrases qui disent comment vivre — qu’elles soient dans des livres leur assure un poids de vérité, [exemple de phrase dans le calepin :] il n’y a de bonheur réel que celui dont on se rend compte quand on en jouit[121][.]

Autrement dit, dans le récit, l’émergence du questionnement sur la morale et la direction à suivre, comme distinction des autres individus et comme recherche, découle de la subjectivation du personnage, bref de la conscience individuelle. Peu à peu, l’écriture sera assimilée au sens de l’existence de la narratrice-personnage, à l’aboutissement naturel, convenable de sa vie, par exemple au huitième chapitre à photo.[122] Quant à lui, le quatorzième et dernier chapitre à photo rend explicite la signification globale du projet d’écriture dans le livre. En effet, l’approche de la mort et de la perte de mémoire annoncent la fin de la conscience individuelle, et donc la possibilité de la fin de l’individu :

C’est un sentiment d’urgence qui le [« son sentiment d’avenir »] remplace, la ravage. Elle a peur qu’au fur et à mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette, qu’elle avait dans ses premières années de petite fille [avant la subjectivation] — dont elle ne se souviendra plus. […] Peut-être un jour ce sont les choses et leur dénomination qui seront désaccordées et elle ne pourra plus nommer la réalité, il n’y aura que du réel indicible.[123]

Autrement dit, seule la conscience individuelle peut rendre compte objectivement de sa propre vie : c’est elle, et sa sauvegarde éventuelle par écrit, qui donne une réalité au « réel ». On retrouve la conscience individuelle comme fondement de la connaissance et de l’action. Mais le projet d’écriture conçu comme sauvetage de la vie individuelle a un présupposé qu’il faut examiner : l’individu n’existe pas à l’extérieur de lui-même, il n’existera plus à sa mort, et donc seule son œuvre d’écriture, biographique, le fera persister dans l’avenir. En effet, le personnage n’a à cet âge selon la narratrice plus de « sentiment d’avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes[124] ». Et les deux chapitres sans photo évoqués bien plus haut, qui encadrent le récit de vie (les chapitres à photo), expriment cette réduction de l’individu à sa vie intellectuelle. Le premier chapitre affirme que toutes les « images » mentales de l’individu « disparaîtront[125] » à sa mort, comme c’est le cas pour tous les individus.[126] Le dernier chapitre sans photo, au contraire du premier chapitre, n’est pas séparé par un saut de page du reste du texte, mais s’intègre dans le reste du texte, juste après le verbe « Sauver » (du dernier chapitre à photo…) qui annonce ce que le personnage a l’ambition de sauver par l’écriture, et dont le dernier chapitre sans photo constitue la liste[127]. L’intégration de ce dernier chapitre au récit signifie peut-être que le récit que l’on vient de lire, aboutissement de ce projet d’écriture dans la fiction, réalise pleinement le sauvetage de toutes les images de cette vie. Autrement dit, l’individu existe essentiellement dans sa conscience et son ac

Reconsidérer l’impérialisme

17 novembre, par Archives Révolutionnaires
Dans ce texte initialement paru dans la revue Traces (vol.62, no.3), l’historien Samir Saul cherche à produire une synthèse des grands débats entourant le concept (…)

Dans ce texte initialement paru dans la revue Traces (vol.62, no.3), l’historien Samir Saul cherche à produire une synthèse des grands débats entourant le concept d’impérialisme. Basé sur les résultats de son récent livre L’impérialisme, passé et présent (Éditions les Indes Savantes, 2023), l’article de Saul a pour objectif d’offrir une définition de l’impérialisme, sans pour autant s’enfermer dans un débat purement théorique. La question impériale est ainsi suspendue à un certain aléas des événements historiques. Ceci implique que, loin d’être une réalité figée, l’impérialisme se modifie selon les configurations historiques et les phases du capitalisme.

Samir Saul est professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Il a co-rédigé avec Michel Seymour le livre Le conflit mondial du XXIe siècle (Éditions L’Harmattan, 2025).

Introduction

Comme concept, schéma explicatif et sujet de discussion, l’impérialisme était, il n’y a pas si longtemps, très répandu, voire surutilisé. Sans discontinuité, il a connu une belle fortune à la faveur de l’expansion coloniale du 19e siècle, des guerres mondiales du 20e siècle, de la diffusion du marxisme, de la décolonisation, puis de la lutte contre le sous-développement. De passionnants débats sur l’impérialisme et sur les lectures faites de ce phénomène étaient courants, des salles de classe aux conférences, et même sur la place publique. Sur le plan politique, l’impérialisme était le pain quotidien des marxistes et même de la gauche non marxiste.

Puis vint la crise économique systémique des années 1970 qui mit fin à la croissance continue des Trente Glorieuses. Le keynésianisme, l’interventionnisme de l’État dans l’économie et l’économie mixte ou concertée sont à bout de souffle. Alors même que se réalisent les prédictions des marxistes sur les tendances au fléchissement du taux de profit et à la stagnation économique sous le capitalisme, ils s’avèrent incapables de remplir le vide, se trouvant dépourvus de projet politique en prise avec la situation et accaparés par des luttes intestines, et parfois dans des disputes quasi théologiques sur des points de doctrine. L’ensemble de la gauche perd de son influence, recule et se marginalise. Paradoxalement, c’est le libéralisme, discrédité depuis la Dépression des années 1930, qui profite de la crise du capitalisme. Les années 1980 sont celles de l’offensive néolibérale qui reprend les positions perdues et vise à remettre à flot le capitalisme en misant sur le marché, l’endettement et la délocalisation de la production pour retrouver la rentabilité. La mondialisation devient la voie de salut et la libéralisation est mise de l’avant comme gage de la prospérité pour les pays développés et sous-développés.

Du coup, l’impérialisme est évacué du discours, y compris — fait à noter — de la gauche, ou de ce qu’il en reste. L’hégémonie idéologique du libéralisme et le discours idéaliste sur la mondialisation bénéfique à tous écartent le concept d’impérialisme, lequel tient compte de la domination, de l’exploitation et des conflits. Ainsi le vocable passe à la trappe, à telle enseigne que même des éléments se considérant de gauche ne le comprennent plus. Il se réduit aux Empires coloniaux du passé, lesquels sont démantelés par les décolonisations post-1945, ou à une « nouvelle histoire impériale », faite d’influences réciproques entre métropoles et colonies, entre centre et périphérie. Or, ces perspectives sur l’impérialisme s’apparentent à celle du libéralisme, ainsi qu’on le verra ci-dessous.

Passé de mode comme concept d’usage courant, l’impérialisme n’est pas moins une réalité tangible et observable à l’œil nu, tellement la domination, l’extraction de richesses, les rapports de force sur la scène internationale et la mise en place de systèmes internationaux de contrôle s’imposent à quiconque regarde même distraitement. Comment les expliquer ? Aseptisée, l’idée de la mondialisation écarte ces réalités. Les notions d’Empires et de colonies ne suffisent pas, d’autant plus que leur démantèlement n’a pas mis fin à ces phénomènes. Aux décolonisations a succédé une phase postcoloniale. De fait, l’impérialisme perdure, les Empires n’ayant été qu’un moment délimité de son histoire.

1. Historiciser l’impérialisme

D’où le recours au concept d’impérialisme, lequel englobe le colonialisme, tout en le dépassant. Mais la difficulté sur laquelle on bute est qu’aucune des interprétations existantes de l’impérialisme ne correspond pleinement à la situation. Aucune ne traite le présent, postcolonial, unipolaire, mondialisé. Toutes s’occupent d’une époque du passé. À l’aune de ces interprétations, il n’y aurait plus d’impérialisme, ce qui serait un non-sens vu la persistance de ses caractéristiques et de ses symptômes. L’obstacle est sérieux, car, sans une définition de l’impérialisme, il devient impossible de qualifier une situation, une relation ou une action d’impérialistes.

Par conséquent, il convient d’opérer un retour au concept pour vérifier ce qui peut en être récupéré. Cependant, le domaine est un univers foisonnant d’écrits, un terrain encombré d’interprétations contradictoires, issues du passé, surtout partielles, applicables à un cas, pas à d’autres, et encore moins au présent. Il faut revaloriser et actualiser le concept. De fait, c’est une nouvelle interprétation qui tienne compte du présent, tout en étant valable pour diverses époques, qu’il faut élaborer. On ne saurait se laisser égarer par l’équivalence établie entre l’impérialisme et le colonialisme ; ils sont à distinguer. Le colonialisme, autrement dit, les Empires coloniaux, n’est qu’une phase historique de l’impérialisme, une forme non dissimulée d’impérialisme. Reste la phase actuelle, postcoloniale et universelle, à prendre en compte.

Comment mettre à jour le concept ? Il est possible de se limiter à la théorie et d’essayer d’en tirer une autre théorie. Mais la démarche est circulaire et peut tourner à vide ou en vase clos. Mieux vaut remonter aux sources, aux faits historiques, passés et présents. L’entreprise – et c’est là où réside sa spécificité, voire son originalité – consiste à historiciser le concept impérialisme. L’intention est de produire une interprétation enracinée dans l’histoire. C’est le propos du livre récent dont le présent article est un abrégé[1].

2. Les théories existantes et leurs limites

Tout effort de reconstitution doit débuter par un bilan du savoir disponible, un tour d’horizon des contributions qui ont marqué la réflexion sur le thème de l’impérialisme. Favorables ou défavorables, une demi-douzaine de courants traite l’impérialisme, y apportant leur explication de ses causes, de ses forces motrices et de ses conséquences.

Au préalable, il importe de rappeler que le premier courant qui prône l’impérialisme apparaît avant l’utilisation du mot. Il s’agit du mercantilisme, un ensemble de prescriptions qui ont cours des 16e au 18e siècle, au moment où de nouveaux États dynastiques et territoriaux se mettent en place et se consolident en Europe occidentale. Les guerres sont récurrentes et les besoins pécuniaires pour payer les troupes sont un gouffre financier (lancinants). Le mercantilisme est bullioniste : il prône l’accumulation de métaux précieux, acquis par tous les moyens, dont un commerce extérieur toujours excédentaire (la différence entre exportations et les importations étant réglée par des rentrées d’or et d’argent). Porté vers l’autosuffisance dans une perspective de guerre, le pays doit viser à tout produire chez lui. Le mercantilisme est productiviste et protectionniste. Pour écouler sa production, il recommande l’acquisition de colonies comme formule pour se réserver des marchés à l’abri de la concurrence et comme lieu d’approvisionnement exclusif de produits primaires à transformer (ex. le sucre). La traite et l’esclavage sont des corollaires de cet impérialisme avant la lettre. Les Empires européens des 16e au 18e siècle sont régis par des principes mercantilistes.

Six grands courants abordent l’impérialisme explicitement. Le premier, le libéralisme, relève du mouvement historique d’affirmation des droits individuels contre l’autorité et la tradition. Son volet économique est l’économie politique classique qui se développe dès la fin du 18e siècle en Angleterre en particulier, mais en France aussi. Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, Jean-Baptiste Say en sont les chefs de file et les devanciers d’une longue lignée de successeurs. L’industrialisation de l’Angleterre consacre le magistère de l’économie politique classique, qui prend valeur de dogme. Le mot d’ordre est la liberté, y compris dans l’économie. Le libéralisme s’en remet au marché, à la liberté d’entreprise, au « laissez-faire », plutôt qu’à l’intervention de l’État. Il s’ensuit qu’il prend le contrepied du mercantilisme et le dénonce avec vigueur. La possession de colonies est critiquée, étant donné que l’ouverture des frontières tarifaires procure des marchés plus larges que les débouchés coloniaux. La pensée libérale est anti-impérialiste en principe. Pour elle, les Empires n’ont de motivations que politiques (nationalisme, soif de puissance, etc.). Ils sont une erreur économique, une méprise et un gouffre financier. Elle ne connaît pas l’exploitation économique. Toutefois, dans les faits, les pays libéraux ne s’interdisent pas de posséder et d’acquérir des colonies, en dépit de l’idéologie libérale dominante. Ainsi, les plus grands Empires appartiennent aux deux principaux pays libéraux, la Grande-Bretagne et la France. Une conception ayant peu de rapports avec le réel cesse d’être adéquate.

Le deuxième courant émerge en opposition à l’économie politique classique et son analyse voulant que les crises économiques se règlent d’elles-mêmes, que la demande et l’offre finissent par s’équivaloir, que l’appauvrissement se résorbe par l’extension de la production. Les critiques, dont Sismondi, rappellent que les acheteurs potentiels n’arrivent pas à consommer faute de pouvoir d’achat. La critique de ce courant sous-consommationniste est considérée comme « hétérodoxe », une hérésie par rapport à la sacrosainte économie politique classique. Pour ces contestataires, les maux dont souffre le capitalisme lui sont intrinsèques, pas passagers. Aux yeux de certains, par exemple les « réformateurs coloniaux », Paul Leroy-Beaulieu, Jules Ferry et Joseph Chamberlain, des mesures externes contre les crises sont à rechercher, notamment la réhabilitation des colonies. Soupapes pour les marchés métropolitains engorgés en l’absence de clients solvables, elles constitueraient des marchés réservés qui absorberaient les invendus, sans oublier que les pauvres pourraient y émigrer, réduisant le nombre de chômeurs et de bouches à nourrir, tout en éloignant le danger de révolution en métropole. Ce courant sous-consommationniste énonce en termes clairs l’intérêt économique des colonies. Pour la révolutionnaire Rosa Luxemburg, l’existence du capitalisme dépend de la disponibilité de régions sous-développées. Leur perte annoncerait sa fin. Le réformiste John Hobson pensait plutôt qu’il n’y aurait plus besoin de colonies si les marchés métropolitains étaient élargis par l’élévation du pouvoir d’achat. Hobson est le précurseur de John Maynard Keynes. Dans les faits, la possession d’Empires n’a pas prévenu les crises économiques et la hausse des revenus disponibles n’a pas rendu obsolète l’impérialisme. Le sous-consommationnisme est en décalage avec le réel.

À ses débuts, le marxisme, troisième courant, et le plus critique du capitalisme, ne se prononce pas sur l’impérialisme. Marx ne l’évoque pas, même si les Empires et « l’accumulation primitive » jouent un grand rôle dans la naissance du capitalisme. C’est à la fin du 19e siècle que les marxistes s’intéressent à l’impérialisme. Le social-démocrate Rudolf Hilferding observe la concentration du capital en Allemagne dans d’énormes sociétés mêlant l’industrie et la banque dans ce qu’il nomme « capital financier ». Le bolchevik Nikolaï Boukharine se focalise sur les affrontements internationaux de ces sociétés géantes, soutenues par leurs États respectifs. Comme Boukharine, Vladimir Lénine écrit durant la Première Guerre mondiale, que les deux comprennent comme une guerre interimpérialiste pour l’hégémonie mondiale. Lénine produit l’analyse la plus influente de toutes concernant l’impérialisme parce qu’elle traite tous les problèmes relatifs au sujet. Pour lui, l’impérialisme est le dernier stade du capitalisme avant l’avènement du socialisme. Ce stade suprême est celui de la prédominance du capital financier, selon la définition de Hilferding, et du repartage du monde par la guerre. L’analyse de Lénine devient celle du communisme international pendant des décennies en raison de sa construction cohérente et sa force explicative. Elle est si identifiable et répandue qu’elle tend à faire de l’impérialisme un sujet appartenant aux communistes. Opératoire pour la Première Guerre mondiale, elle l’est cependant moins sur d’autres points : le capital financier de Hilferding ne se retrouve vraiment qu’en Allemagne, les « monopoles » ne le sont pas complètement, l’idée qu’ils donnent lieu à un stade nouveau du capitalisme est problématique, le début de l’impérialisme au 20e siècle fait l’impasse sur le colonialisme des siècles précédents, etc. Enfin, l’évolution du capitalisme depuis 1917 appelle l’intégration de nombreuses transformations postérieures à Lénine.

Un quatrième courant, celui de l’« école de la dépendance », se focalise sur une des questions prioritaires de la période post -1945, à savoir le sort du « tiers-monde ». L’impérialisme était jusque-là étudié du côté des métropoles et des conflits entre elles. À la faveur des décolonisations, le regard s’étend sur le sous-développement du Sud, sa quête de développement Karl Marx en 1875, par John Jabez Edwin Mayall et les rapports Nord-Sud. L’idée commune voulant que l’impérialisme apporte le développement à des pays retardataires est rejetée. En réduisant les colonies à de simples compléments des métropoles, spécialisées dans quelques produits exportables, il aurait plutôt apporté le sous-développement et la dépendance. L’intégration au marché mondial serait antithétique au développement et à l’industrialisation. Il fallait s’en déconnecter pour avoir quelque espoir de s’extirper du sous-développement, ce qui va directement à l’encontre des prescriptions libérales. Partant de l’Amérique du Sud, les idées des dependentistas font le tour du monde, exerçant une forte influence dans les milieux universitaires et politiques, portées par le nationalisme anti-impérialiste des pays « en voie de développement ». Paul Baran, Harry Magdoff, André Gunder Frank, Arghiri Emmanuel et Samir Amin acquièrent une réelle notoriété. Si la part de vérité historique dans les analyses historiques de ce courant est incontestable, ses recommandations n’apportent pas les succès escomptés. La sortie du marché mondial n’est souvent pas possible pour les exportateurs de matières premières. Malgré la planification, le développement « autocentré » n’aboutit pas au développement, encore moins à l’industrialisation. Coup fatal : durant les années 1970, des pays de l’Asie de l’Est réalisent l’industrialisation par la voie de l’exportation et en pleine intégration dans le marché mondial. La clé est la présence d’un État fort qui veille à la cohésion de l’économie nationale et empêche sa désarticulation par les forces du marché, national et international. Dernière faiblesse de ce courant : son mutisme sur les pays du Nord et les rapports Nord-Nord. Une compréhension globale de l’impérialisme reste à atteindre.

Un cinquième courant, mettant l’accent sur l’action internationale du capital, renoue avec les analyses classiques, tout en les adaptant à la fin du 20e siècle. Il pallie ainsi aux manques du « dépendantisme » et éclaire des zones d’ombre. S’en prenant frontalement aux « dépendantistes », le marxiste britannique Bill Warren les accuse de nationalisme petit-bourgeois aveugle au rôle transformateur du capital que Marx avait souligné. À ses yeux, le capital international apporte le développement à des régions arriérées et ne doit pas être refusé par amour-propre. La charge est à fond de train et l’éloge du capital est tel que, sous couleur de marxisme, le propos se mue en reprise des idées libérales de modernisation par l’apport extérieur et l’imitation de l’Occident. Ce livre contribue au recul de l’« école », sans en être la raison principale. Pierre-Philippe Rey s’intéresse aux modes de production au sein des formations sociales des pays du Sud. Des modes de production différents — capitalistes et précapitalistes — peuvent coexister et s’articuler dans une même société. Enfin Christian Palloix explique comment s’internationalisent successivement les différents circuits du capital : capital-marchandises, capital-argent, capital productif. Cette conception de l’internationalisation du capital tend à ressembler à la mondialisation, à accorder au capital des métropoles le rôle moteur de la transformation du monde dans un mouvement unilatéral et unidirectionnel, et à laisser de côté l’impérialisme.

Le sixième et dernier groupe est hétéroclite, à l’image de la complexification de l’économie mondiale et de la moins grande lisibilité de l’impérialisme à l’ère de la mondialisation et de l’unipolarité étatsunienne. Marqués par le mondialisme et le postmodernisme triomphants, Michael Hardt et Antonio Negri, deux auteurs issus de la gauche, publient un pavé déconcertant qui reproduit les poncifs répandus par les chantres de la mondialisation : fin des États, monde homogénéisé et réseauté, Empire déterritorialisé et décentralisé, économie immatérielle, etc. La disparition des États, de la politique et de l’impérialisme sont des idées en vogue depuis l’offensive libérale des années 1980 et le pari fait sur la mondialisation néolibérale. Les affirmations des deux auteurs sont en phase avec le courant mondialisant, transnational, post- étatique qui règne sans partage au début des années 2000. Trois ans plus tard, il est rudement rappelé à la réalité par l’invasion étatsunienne de l’Irak. L’impérialisme « classique » et militarisé, l’hégémonisme traditionnel, l’État et la géopolitique se rappellent au bon souvenir du monde, balayant les rêveries et les spéculations idylliques sur un monde sans structures ou rapports de force. Aux commandes, les néoconservateurs parlent le langage désinhibé de la puissance militaire, rendu encore plus agressif par la démagogie sur la prétendue diffusion de la démocratie. La pensée sur l’impérialisme cherche désormais à (ré)intégrer le politique dans la mondialisation économique. C’est ce que font David Harvey, Helen Meiksins Wood et Alex Callinicos. D’autres, comme John Smith et Zak Cope, se refocalisent sur l’exploitation du Sud par le Nord à travers les délocalisations d’entreprises. Enfin, le thème fécond de la financiarisation de l’économie est développé par Pierre Chesnais, Michael Hudson et Costas Lapavitsas. Avancées appréciables, ces contributions laissent toujours pendante la question d’une interprétation d’ensemble de l’impérialisme dans ses composantes Nord-Sud et Nord-Nord, économique et politique, historique et actuelle.

3. Retour à l’histoire et reconceptualisation

L’impossibilité de se limiter à la théorisation disponible et la volonté de remonter à l’observation sans intermédiation du phénomène impérialiste commande d’esquisser un retour à l’histoire. L’histoire est appelée au secours de la théorie. La conception proposée de l’impérialisme par le livre est ancrée dans l’histoire. Il s’agit de l’élaboration d’une nouvelle interprétation de l’impérialisme, fondée sur une démarche historique. Avec l’histoire comme laboratoire de l’exercice, il est fait recours à l’empirisme comme approche et comme méthode de travail.

L’objectif est d’éviter une interprétation de plus qui soit valable pour un moment historique et pas pour un autre. L’intention est de repérer ce qu’il y a constant, récurrent à travers le temps, pour le phénomène impérialiste, sans ignorer les spécificités des époques. De l’Antiquité au Moyen-Âge à l’ère moderne à la période contemporaine, il y a un certain comportement qui représente ce qu’on pourrait comprendre comme l’impérialisme.

Il y a un besoin d’une définition qui concilie le phénomène général et ses manifestations particulières, et qui se prête à une périodisation selon les mécanismes propres à chaque époque, sans perdre son unicité. Par conséquent, il faut prendre un peu de recul et d’altitude pour recadrer (ou redessiner la grille de compréhension). Il importe d’articuler l’impérialisme, le colonialisme, et les Empires coloniaux.

L’exercice arrive à la définition suivante : l’impérialisme est un système de transferts économiques internationaux basé sur des moyens extra-économiques (principalement la force, la coercition politique et/ou militaire). C’est de l’appropriation (ou accaparement) économique sous pression non économique. Autrement dit, l’Impérialisme, c’est l’usage de moyens extra-économiques à des fins économiques. Ce n’est pas seulement des échanges et des relations économiques, même avantageux, mais un abus économique résultant de l’inégalité dans les rapports de force. Il a un caractère primaire, primitif, avec des modalités d’application qui se modernisent. C’est un comportement ancien, avec une mise en œuvre qui s’adapte au temps et au lieu.

Certains fils conducteurs se retrouvent à travers les époques :

  • une ponction économique par des leviers non économiques,
  • un passage de la rapine et du pillage primaires, bruts, non déguisés, à des systèmes plus complexes et voilés de siphonnage des richesses,
  • certains modes d’accaparement privilégiés par chaque période historique, sans nécessairement rendre caducs les précédents.

Les deux points de repère dans cette l’analyse sont l’historicité de l’impérialisme (il est contextualisé) et la persistance de comportements primaires. Il y a autant continuité que de complexité croissante.

4. Les périodes

Les modèles impérialistes se succèdent chronologiquement, se complexifient et se déploient sur une échelle de plus en plus grande. L’analyse menée dans l’ouvrage identifie des périodes durant lesquelles l’impérialisme s’incarne dans des traits spécifiques et communs pour chacune des périodes. Quatre phases historiques émergent et sont présentées dans les quatre parties du livre. En bref, la phase ancienne s’apparente à un pillage non déguisé. Les deux suivantes, les plus connues, sont celles des empires coloniaux formellement constitués, sont tout aussi transparentes. Ces phases sont territorialement définies. L’actuelle, postcoloniale, est la plus voilée et pourtant la plus prégnante et la plus étendue sur le plan territorial, car universelle par vocation.

La première phase est celle de l’Antiquité et de ses prolongements dans l’ère médiévale. Elle recouvre les premiers États agricoles du Proche-Orient, de l’Inde et de la Chine. Les États de la Grèce ancienne et, surtout, l’Empire romain en sont des exemples aboutis. Des formes d’organisation étatique diverses, souvent éphémères, apparaissent suite à la disparition de l’Empire romain. L’impérialisme est dans sa préhistoire, primitif, élémentaire, rudimentaire, sommaire. Le transfert de la richesse s’effectue de manière primaire, par la force brute, sans l’intermédiation de mécanismes économiques. Il relève de la prédation et de la spoliation, du versement d’un tribut et comporte la quête d’une main-d’œuvre à réduire à l’esclavage. D’où le descriptif de cette phase comme étant celle de l’extraction coercitive.

Les deux prochaines phases couvrent l’ère moderne et l’ère contemporaine, soit un demi-millénaire du 15e au 20e siècle durant lesquels le capitalisme émerge et devient graduellement le mode dominant de production et d’organisation sociopolitique. Elles sont coloniales, c’est-à-dire que l’impérialisme s’y incarne dans des Empires coloniaux appartenant à des États, européens pour la plupart. Dans le cadre capitaliste, le pompage/siphonnage des richesses devient structurel et théorisé, notamment par les conceptions mercantilistes. Le centre de gravité se déplace vers l’Atlantique à partir de la « découverte » de l’Amérique et de l’essor des Empires ibériques. Suivront les Empires formés par les autres États de l’Europe occidentale qui étendront leur emprise petit à petit sur le monde entier et s’affronteront régulièrement pour s’imposer aux dépens des autres. L’impérialisme commercial est la première étape de l’impérialisme capitaliste. La recherche des métaux précieux, des épices, des produits tropicaux est effrénée. Les échanges sont forcés ; l’objectif est l’accaparement, le monopole et l’élimination de la concurrence ; le protectionnisme est la règle ; la traite et l’esclavage sont largement pratiqués comme méthodes pour générer revenus et profits. Le caractère structuré et contraint des transferts internationaux de richesses sous l’impérialisme colonial motive sa description comme étant celui de la captation par la force. 

Propre à la période moderne (15e–18e siècles), cette description vaut aussi pour l’impérialisme de la période contemporaine (19e–20e siècles) qui est aussi la deuxième phase de l’impérialisme capitaliste. Au capital commercial s’ajoute désormais le capital industriel et son besoin de marchés plus larges pour les produits de la fabrication en masse. Le mercantilisme est abandonné et le protectionnisme desserré au profit de la liberté du commerce afin d’étendre les marchés étrangers, ouverts par tous les moyens, y compris les canonnières. Cette ère du libre-échange est censée élaguer les colonies et les Empires, car, selon les enseignements de l’économie politique classique, ils seraient trop étroits et coûteux à administrer. Or, il n’en est rien ; les Empires sont maintenus, voire agrandis. À la fin du 19e siècle, il y a même une ruée vers l’acquisition de possessions coloniales et l’apparition d’un néomercantilisme prônant le protectionnisme et les zones économiques réservées. Cette troisième phase, néomercantiliste, de l’impérialisme capitaliste ajoute, par l’exportation des capitaux, un volet financier aux objectifs commerciaux et industriels déjà établis. Durant cette phase, le monde entier se trouve partagé entre les Empires territoriaux d’une demi-douzaine de grandes puissances qui s’affrontent dans deux guerres qui entraînent l’implosion de l’impérialisme néomercantiliste.

La quatrième phase de l’impérialisme capitaliste débute après la Seconde Guerre mondiale. Elle est marquée par deux faits nouveaux. D’abord cet impérialisme est postcolonial parce que la décolonisation met fin à six siècles d’Empires coloniaux territorialement définis. Ensuite, une grande puissance, les États-Unis, surclasse toutes les autres et aspire à un impérialisme planétaire s’étendant au monde entier, englobant pays développés et moins développés, le Nord et le Sud. Cet impérialisme extrait les richesses de l’extérieur vers les États-Unis par l’exploitation d’une rente de situation, à savoir les privilèges associés au dollar. Les États-Unis ont la possibilité d’émettre de la monnaie en quantité quasi illimitée, sans tenir compte des règles élémentaires de l’économie, et de s’en servir pour importer des biens et services. Plus abstrait que le pillage d’autrefois, le transfert des richesses (de la valeur) emprunte la voie monétaire. L’absence de tutelle formellement reconnue, comme à l’ère coloniale, ne signifie pas la disparition de la coercition. Ce système est expansionniste par sa nature et tend vers l’absorption du monde entier. Le refus d’y être intégré équivaut à une contestation de la puissance hégémonique et entraîne un usage de la force se traduisant par des bombardements, des invasions ou des déstabilisations/changements de régimes. C’est pourquoi l’impérialisme postcolonial et planétaire actuel est caractérisé par l’incorporation contrainte.

Conclusion

Revisiter l’impérialisme répond à un besoin d’une notion qui permette de donner un sens à des phénomènes tangibles et persistants. La carence en la matière avait pratiquement évacué le terme impérialisme de la pensée ces dernières années. Y revenir exigeait un passage en revue des interprétations existantes, leur réévaluation et leur déconstruction. Était aussi nécessaire une extension à la période actuelle d’une analyse qui en était restée à des temps révolus.

Prendre en charge l’impérialisme dans sa globalité est un défi redoutable. Il ne peut être relevé par davantage de théorisation, sous peine de tourner en rond dans l’abstraction. Le parti est pris ici de fonder la reconstruction du concept sur l’histoire et de dégager une définition qui soit applicable sur toute la trame historique, sans pour autant négliger les conditions spécifiques à chaque époque. On dispose désormais d’un outil d’analyse utilisable pour le passé comme pour le présent.

Samir Saul


[1] Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023.

Couverture de la revue Mobilisation avec le titre 'Organiser la lutte des classes en milieu de travail' et une illustration stylisée d'un rassemblement ouvrier.

La revue Mobilisation et la lutte en milieu de travail : entrevue avec Guillaume Tremblay-Boily

10 novembre, par Archives Révolutionnaires
Le tournant des années 1960-1970 est une période tumultueuse au Québec, qui voit naître de nombreux groupes ouvriers et révolutionnaires. Dans ce contexte, la revue (…)

Le tournant des années 1960-1970 est une période tumultueuse au Québec, qui voit naître de nombreux groupes ouvriers et révolutionnaires. Dans ce contexte, la revue Mobilisation (1971-1975) joue un double rôle de réflexion et d’organisation, faisant notamment la promotion de l’implantation en milieu de travail pour y organiser la lutte des classes. Cette expérience, aujourd’hui méconnue, propose une manière originale de rattacher les luttes politiques à l’expérience concrète des travailleuses et des travailleurs. C’est pour la faire connaître que M Éditeur a récemment publié une anthologie des textes de Mobilisation portant sur cette pratique. Ces documents ont été sélectionnés et présentés par Guillaume Tremblay-Boily, auteur d’une thèse de doctorat sur l’implantation marxiste-léniniste au Québec dans les années 1970. Le collectif Archives Révolutionnaires l’a rencontré pour discuter de l’histoire de Mobilisation et de son intérêt dans le contexte des luttes contemporaines.

Entrevue réalisée par Alexis Lafleur-Paiement

Couverture de la revue Mobilisation avec le titre 'Organiser la lutte des classes en milieu de travail' et une illustration stylisée d'un rassemblement ouvrier.

Pour commencer, pourrais-tu me parler du contexte socio-politique des années 1960, puis de la Crise d’Octobre 1970 qui a ébranlé toute la gauche au Québec ?

À l’époque, on est dans un contexte de grande ébullition sociale, de grande mobilisation politique, militante, intellectuelle. La Révolution tranquille engendre un ensemble de réformes et de changements politiques. Il y a une montée en force du mouvement ouvrier et du mouvement syndical. À partir du milieu des années 1960, on voit une augmentation massive du nombre de conflits de travail. Il y a des grèves qui sont dures, les gens osent faire des grèves sauvages et débrayer pour de longues périodes. C’est un moment d’avancées pour le mouvement syndical. En parallèle, il y a une génération qui arrive à l’âge adulte et qui demande des transformations encore plus radicales, comme en témoignent les revues Parti Pris ou Révolution québécois.

Il y a aussi un foisonnement d’initiatives populaires, notamment à Montréal. Des comités de citoyens sont formés pour revendiquer toutes sortes de choses, comme la création d’un parc ou d’une école, le financement de coopératives d’habitation, etc. Ça marche assez bien, ils obtiennent souvent des gains, mais certains se demandent s’il ne faudrait pas être plus ambitieux, d’où l’idée de se transformer en Comités d’action politique (CAP). Éventuellement, l’idée émerge d’affronter le maire Jean Drapeau aux élections de 1970, lors des premières élections municipales au suffrage universel. C’est déjà quelque chose, parce qu’avant, les élections municipales étaient réservées aux propriétaires ! Donc, les Comités d’action politique, qui sont appuyés par la Confédération des syndicaux nationaux (CSN), s’unissent pour former le Front d’action politique, le FRAP. Le nouveau parti se présente aux élections, mais ça survient en même temps que la Crise d’Octobre, alors que le Front de libération du Québec (FLQ) a kidnappé deux hommes politiques et que l’armée canadienne occupe le Québec. Disons que le contexte est difficile pour la gauche… Jean Drapeau associe le FRAP au terrorisme du FLQ, ce qui lui nuit passablement. Pourtant, sans même présenter de candidat à la mairie, le FRAP obtient environ 18 % des voix. Mais les militants jugent que leur campagne n’a pas bien mar

Un grand débat éclate au sein du FRAP entre, d’une part, les gens qui croient qu’il faut poursuivre des campagnes de communication grand public, versus une autre tendance qui dit qu’il faut s’implanter dans les quartiers et dans les milieux de travail pour se lier à la classe ouvrière de manière organique. Ce sont des militantes et des militants de cette deuxième tendance qui vont former la revue Mobilisation. Ils sont donc issus des Comités d’action politique, ils ont des liens un peu avec le mouvement syndical pour cette raison, mais ils veulent aussi développer une relation plus directe avec les travailleurs, dans les quartiers et dans les usines.

Comment la revue Mobilisation émerge dans la foulée d’Octobre 1970 et quels sont ses objectifs ?

Les gens, à la fin des années 1960, les militants de gauche en général, ont une certaine sympathie pour le FLQ. Les militants sont très indépendantistes et ils appuient aussi un projet social. Lors de l’élection provinciale de 1970, le Parti québécois, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », obtient 23 % des voix. Par contre, il n’a que 7 députés sur 108 sièges… Cette distorsion amène beaucoup de militants et de militantes à conclure que le Parti québécois n’est pas une voie à suivre. Ils ne croient pas que le PQ peut prendre le pouvoir. Puis la Crise d’Octobre décime le mouvement de gauche, surtout à Montréal. Il y a plus de 500 arrestations et quelque chose comme 3000 perquisitions. Surtout, il n’y a pas de grande réaction populaire contre la répression. En résumé, on a une sympathie radicale, un blocage politique et une incapacité à résister à la répression lorsqu’elle se produit. Ça confirme l’analyse que beaucoup de militants faisaient déjà : que la gauche manque de structures pour s’organiser et pour réaliser un changement.

Plusieurs avaient l’impression d’être spontanéistes, de voguer de manif en manif sans construire quelque chose de solide et donc, d’être perçus par la population comme des activistes. Le sentiment s’installe qu’on manque de sérieux et de discipline. La Crise d’Octobre confirme qu’il faut être plus structuré et se doter d’organisations avec un programme, des membres, une stratégie, des objectifs à atteindre. Pour mettre en œuvre ce changement-là, les militants vont se tourner vers le marxisme qui apparaît comme une réponse au caractère dissipé des mouvements sociaux. En même temps, les gens vont de plus en plus débattre de la formation éventuelle d’un parti révolutionnaire, d’un parti communiste. Les militants vont s’implanter dans la classe ouvrière pour contribuer au développement de leurs organisations.

Les débuts de la revue Mobilisation sont caractéristiques de ce tournant. En fait, la revue a paru dans une première mouture en 1969-1970, comme organe du Front de libération populaire (FLP), une organisation activiste plus ou moins connectée au FLQ. À l’époque, le ton est complètement différent. On est encore dans une période où l’idée, c’est de multiplier les manifs, multiplier les occasions de contestation. Les gens du FLP participent à l’Opération McGill français, ainsi qu’aux émeutes de la Murray Hill, une compagnie anglophone qui détient le monopole du transport entre l’aéroport de Dorval et le centre-ville de Montréal. Lors des émeutes, il y a des gardiens de sécurité qui tirent sur les manifestants. Pierre Beaudet, un des fondateurs de Mobilisation, se retrouve à l’hôpital. Les militants commencent donc à se dire que ça suffit de juste aller de manif en manif, qu’il faut se doter de quelque chose de plus structuré. La Crise d’Octobre confirme ça. Quand la revue Mobilisation va renaître en 1971, elle a une autre idéologie, une autre apparence.

L’autre gros élément, c’est l’acquisition par Pierre Beaudet, André Vincent et d’autres camarades de la Librairie progressiste en 1972. Ils en font une sorte de pôle militant. Au sous-sol, il y a des presses et ils impriment le Petit livre rouge de Mao pour lequel ils ont obtenu les droits. La librairie devient aussi un lieu où tous les profs de cégep qui veulent mettre Marx ou d’autres penseurs communistes dans leur plan de cours viennent pour se fournir. Ça permet d’avoir des revenus, mais aussi de rencontrer des gens, d’avoir des discussions politiques. La Librairie progressiste vend toutes sortes de livres de gauche, avec une approche assez hétérodoxe. C’est dans ce contexte-là que la revue Mobilisation prend son essor. Dans le numéro 1, ils disent que l’objectif, c’est d’avoir une revue par et pour les militants, ils veulent que ce soit une revue de réflexion militante. Concrètement, ça va être un espace pour faire des bilans de pratique et débattre des meilleures approches de lutte.

À ce moment-là, c’est quoi au juste Mobilisation ? Pourquoi l’équipe de la revue met-elle de l’avant la tactique de l’implantation ?

Il y a une petite équipe, peut-être une dizaine de personnes. Chacune des personnes qui s’impliquent dans la revue est aussi associée à une autre organisation. On a Pierre Beaudet et André Vincent qui sont rattachés à la Librairie progressiste et qui impriment la revue. Il y a d’autres personnes qui viennent du CAP Saint-Jacques et du CAP Maisonneuve, qui sont encore actives au début des années 1970. Il y a des gens issus de l’Agence de presse libre du Québec (APLQ). Il y a aussi une collaboration avec les syndicats, surtout la CSN où on trouve plusieurs militants assez radicaux. Mobilisation se voit un peu comme l’organe de cette nébuleuse, alors que son équipe anime aussi des cercles de lectures marxistes et encourage les débats. Il y a des liens fraternels avec les premiers groupes marxistes-léninistes qui émergent, comme la Cellule militante ouvrière (CMO) ou l’Équipe du journal, qui va devenir EN LUTTE ! Les différents groupes de ce milieu partagent deux caractéristiques : l’adhésion au marxisme et la volonté de se lier davantage à la classe ouvrière.

L’idée de l’implantation, c’est donc de dire : comment on va mettre en contact les militants marxistes et la classe ouvrière ? Eh bien, d’abord en encourageant les gens à se trouver des jobs dans des milieux ouvriers. Et il ne faut pas juste avoir en tête les industries lourdes. Au départ, il y a deux secteurs d’interventions principaux pour les militants : les usines et les hôpitaux. L’idée d’aller dans les hôpitaux, c’est entre autres à cause du Front commun de 1972, durant lequel les infirmières et les préposées aux bénéficiaires, notamment, ont été vraiment combatives. Dans certains cas, il y a des militantes du Front commun, des syndiquées de la base qui ont dit : « Ben oui, venez travailler dans notre hôpital. Il y a de l’action, il y a des choses intéressantes qu’on peut faire. Il y a des gens mobilisés, qui sont prêts à se battre. » La jonction se faisait bien entre des travailleuses radicales et des militants marxistes. C’est comme ça que l’implantation a commencé. Et ça marchait simplement : des gens qui arrivent dans les usines ou dans les hôpitaux, qui commencent à travailler, ils apprennent tranquillement à connaître leurs collègues, à voir comment ça se passe dans l’endroit, à voir c’est quoi les rapports de pouvoir, qu’est-ce qu’on peut faire, c’est quoi le niveau de politisation des gens. Puis, au fil de leur acclimatation, ils finissent par se focaliser sur une lutte, un enjeu qui semble porteur.

Une des premières luttes à laquelle le groupe de Mobilisation participe, c’est l’usine de Rémi Carrier. Il n’y a pas d’implantés à proprement dit, mais les militants ont des liens forts avec les grévistes. La lutte, c’est pour syndiquer l’usine : un projet bien simple et bien concret, mais qui permet aussi de jaser de politique et même de révolution. Même chose à Saint-Michel où des militants s’implantent dans une petite usine de boîtes de métal pour essayer de la syndiquer. L’idée de Mobilisation, qui la distingue des autres groupes, c’est de dire qu’on ne peut pas juste arriver comme ça avec un discours socialiste tout fait, puis s’imaginer que les gens vont se rallier au socialisme. Ce qu’il faut, c’est mettre de l’avant des revendications concrètes puis les gagner. Obtenir des gains, c’est une manière de montrer la puissance collective, de montrer qu’on est capable de se battre, qu’on est capable d’être solidaire.

Justement, quelle est la pratique de Mobilisation, peux-tu donner des exemples ?

Souvent, le premier enjeu dans une shop, c’est que les travailleurs sont divisés. Le patronat instaure et profite de ces divisions-là. Donc, faire des luttes sur des choses concrètes, même parfois des choses toutes petites, c’est une manière de montrer qu’on peut être solidaires, qu’on peut travailler en commun. À travers ça, c’est déjà une préfiguration de nos capacités collectives et, pourquoi pas, du socialisme. À travers la lutte commune, on voit que c’est possible de travailler ensemble. L’idée d’une société où les gens travailleraient en commun, plutôt que d’être en compétition constante, apparaît déjà plus réaliste quand on a vécu la solidarité. D’autre part, la lutte est une occasion de politisation. C’est une occasion de jaser et de comprendre. Pourquoi le boss ne veut pas augmenter nos salaires ? Pourquoi le boss nous fait travailler à des cadences folles ? C’est à cause de la dynamique du capitalisme. C’est une occasion d’expliquer le capitalisme, comment ça fonctionne, puis comment on peut faire pour y résister. Les gens de Mobilisation parient sur le contact avec les travailleurs, contrairement aux militants qui restent aux portes de l’usine pour vendre leur journal. Cette méthode, ça ne marche pas tellement. Il n’y a pas énormément de monde qui va spontanément avoir le goût de lire un journal communiste.

Au contraire, si tu commences en parlant des besoins concrets des gens, tu peux tranquillement les amener à s’intéresser au socialisme et au communisme. Je reviens à l’exemple de l’usine de Saint-Michel, c’est intéressant. C’était un milieu non syndiqué, avec une quarantaine de travailleurs qui avaient une dizaine d’origines différentes, qui ne parlaient pas la même langue nécessairement. Il y en a beaucoup qui sont peu scolarisés, voire analphabètes. Dans ce contexte, c’est assez difficile de mettre de l’avant des idées plus abstraites comme le socialisme ou le communisme. Mais les militants s’implantent, tissent des liens avec leurs collègues. Ils réussissent à syndiquer la place et à mener une grève qui amène des améliorations significatives des conditions de travail. Tout ça en deux ans seulement. C’est un début prometteur, mais pour la suite, ça se complique. Il y a énormément de roulement. C’est souvent le cas dans les petites shops. Donc les militants ont l’impression que, finalement, ils n’ont pas réussi à construire une structure permanente, forte, qui peut persister dans le temps puis hausser régulièrement le niveau de politisation.

Ça amène les militants à délaisser les petites usines non syndiquées, pour aller plutôt vers des milieux plus gros qui sont déjà syndiqués. Dans ces milieux-là, ils vont pousser plus loin la combativité. Souvent, ils vont œuvrer à démocratiser le syndicat pour augmenter la participation et les revendications. Une pratique que les militantes et les militants adoptent souvent, c’est de créer un « journal d’usine » pour qu’il y ait une meilleure communication entre les travailleurs. On peut ainsi parler des problèmes de tous, discuter des luttes ou des enjeux actuels, et disséminer un contenu plus politique. Les enjeux de santé et de sécurité sont souvent pris en charge par les militants, car les protections sont très faibles ou même souvent inexistantes.

Nous avons abordé le contexte d’émergence de la revue et la pratique concrète de ses militants. Dans l’anthologie, tu parles aussi d’une « formule Mobilisation » qui lui permet d’élaborer une stratégie particulière. Peux-tu m’en dire plus ?

La « formule Mobilisation » consiste à prioriser la pratique puis à faire des bilans des tentatives concrètes pour en tirer des leçons. Par exemple, dans le cas de Rémi Carrier, les militants étaient en soutien à des travailleurs déjà en grève. Les militants étaient donc à « l’extérieur », ce qui s’est avéré plus ou moins fructueux. Les fois d’après, comme à Saint-Michel, ils se sont implantés pour lutter de l’intérieur. À partir de là, ils ont constaté qu’effectivement, être à l’intérieur, c’est plus efficace qu’être en soutien de l’extérieur. Cela dit, ils ont constaté qu’ils étaient complètement absorbés par la lutte syndicale et que c’était difficile de créer quelque chose de pérenne dans une petite place. La première leçon de la « formule Mobilisation », c’est se dire qu’il faut être à l’intérieur des milieux de travail, et que ceux-ci doivent être assez grands et déjà syndiqués, pour pouvoir radicaliser le syndicat et le rendre plus combatif. Comment on fait ça ? En formant des comités de travailleurs.

Les comités de travailleurs, c’est une manière de regrouper les gens combatifs dans un milieu de travail pour pousser plus loin la lutte dans ce milieu-là. L’idée, c’est que le comité n’est pas explicitement socialiste. Les gens s’y rallient parce qu’ils veulent pousser plus loin la lutte et la réflexion dans leur milieu de travail. Puis, le comité de travailleurs peut être en partenariat avec le syndicat ou critique du syndicat, selon les circonstances et les intérêts de la lutte. L’important, c’est que le comité de travailleurs demeure une instance où on peut jaser de politique, augmenter le niveau de conscience et de combativité, et d’avoir une base concrète à partir de laquelle s’organiser : une instance à soi. Concrètement, si notre syndicat est combatif et déjà mobilisé, le comité de travailleurs devient une sorte de force d’appoint, mais aussi une locomotive pour pousser plus loin, pour inciter le syndicat à être plus audacieux, plus ambitieux dans ses revendications. Si notre syndicat est corrompu, réactionnaire ou juste apathique, à ce moment-là, on peut être très critique du syndicat. Le comité de travailleurs, c’est la base des militants, qui s’adaptent alors au contexte, mais toujours dans le but de hausser le niveau de politisation et l’intensité de la lutte des travailleurs, de la lutte des classes.

Ça implique un travail d’observation, un travail de discussion avec les gens pour savoir ce qu’ils pensent, où ils se situent politiquement, c’est quoi les enjeux qu’ils vivent au quotidien, sur quoi on peut s’appuyer pour les mobiliser. J’ai parlé de Mao tantôt, et les gens de Mobilisation suivent un principe en particulier de Mao qu’on appelle « la ligne de masse ». Selon cette idée, il faut toujours partir de la situation concrète des gens, en s’assurant de ne pas être déconnecté à cause d’un discours trop radical, mais sans être à la remorque des moins combatifs non plus. Donc, peu importe d’où tu pars, ton objectif, c’est d’assumer la situation, puis d’emmener les gens vers l’avant, une étape à la fois. Il faut être un pas en avant des masses, et non pas dix pas en avant, ni un pas en arrière. Cette stratégie est complétée par le principe de partir des idées des masses, de les synthétiser, de les reformuler, puis d’en faire des propositions politiques claires, puis de les retourner aux masses. Le niveau de conscience vient alors de monter et tu peux lutter à un niveau plus élevé. C’est ça le vrai leadership, c’est comme ça que tu restes connecté aux gens, mais que tu es aussi une force pour les amener progressivement plus loin dans le combat.

Par exemple, si tout le monde est fâché par tel produit toxique qui cause des maux de tête, puis qui engendre des maladies respiratoires dans l’usine. On voit que tout le monde est affecté par ça, puis que ça choque, ça dérange, mais il n’y a personne qui a organisé de lutte là-dessus. Bien, l’approche de Mobilisation, ça va être de s’emparer de cet enjeu-là et de mener une lutte là-dessus. Puisque justement ça part d’un besoin réel, ça mobilise, ça motive les gens. Et pendant la lutte, tu peux mettre en évidence que le patron et les employés n’ont pas les mêmes intérêts, vu que le patron est prêt à empoisonner ses employés pour faire du profit. Tu ouvres la porte à une prise de conscience des ouvriers, et tu ouvres la porte à une lutte plus politique.

Un des exemples qui est abordé dans la revue, dans l’anthologie, c’est la lutte contre la silicose à la Canadian Steel Foundries, qui est une énorme usine dans l’Est de Montréal, une des plus grosses fonderies au Canada. C’est aujourd’hui l’endroit où il y a le projet de Ray-Mont Logistiques, donc encore un lieu de lutte, mais sous une autre forme. Les implantés qui sont sur place ont fait passer des tests pour la silicose à tous les employés. Ils se sont rendu compte qu’au moins le quart des ouvriers et ouvrières de la CSF étaient affectés par la silicose. Ç’a servi de base pour organiser une grève sur cette question-là, une grève sauvage pour le droit à la santé. Le combat a été un succès tactique, ils ont obtenu des gains en santé et sécurité au travail, et aussi un gain politique, avec un niveau de conscience plus élevé et une combativité plus grande.

La « formule Mobilisation » comprend aussi deux éléments indissociables, l’enquête et le bilan. Qu’est-ce qu’on entend par là et pourquoi est-ce important ?

La pratique des enquêtes est au cœur de la pratique de Mobilisation en tant que revue militante. Le travail d’enquête c’est, quand on s’installe dans un milieu, de vraiment prendre le temps de comprendre ce milieu. Sur le plan des relations humaines, il faut voir qui est ami avec qui, et au contraire qui a des tensions avec qui, comment les gens sont divisés ou pas dans leur milieu. Au niveau des relations économiques, l’enquête porte sur plusieurs niveaux. Par exemple, c’est quoi les départements les plus stratégiques ? Quel département va être un goulot d’étranglement si on le bloque ? Puis au niveau des relations économiques, comment l’entreprise en question s’inscrit dans le capitalisme plus largement ? Qu’est-ce qui va se passer si la production s’arrête ? Est-ce qu’ils vont pouvoir délocaliser ou fermer l’usine ? Est-ce qu’ils vont fermer tel département ? Tout ça, c’est important pour savoir comment on peut agir dans un milieu. Il y a toujours ce souci de bien comprendre le milieu, puis de discuter avec les gens pour mieux les connaître, pour créer des liens, mais aussi pour vraiment bien saisir la situation. C’est une enquête qualitative autant que quantitative. L’enquête a lieu surtout avant et pendant l’intervention.

L’autre aspect de leur travail, c’est celui du bilan qui vient après coup, à la fin d’une campagne. La revue Mobilisation publie souvent des dossiers sur leurs interventions, qui comprennent leurs éléments d’enquête, leurs réflexions pendant l’opération, puis un bilan des bons et des mauvais coups. C’est une sorte de synthèse de l’ensemble des phases d’une lutte. Au début, on va décrire le milieu de travail, ensuite on va montrer comment on est intervenu dans ce milieu, puis finalement discuter des résultats obtenus, qu’est-ce qui a marché, qu’est-ce qui n’a pas marché. Le bilan de pratique est vraiment intéressant pour faire la différence entre les erreurs tactiques et les limites plus structurelles de l’action. Les erreurs tactiques, ça peut être d’avoir fait des tracts trop jargonneux, d’avoir distribué des textes trop difficiles à lire, ou ça peut être de ne pas avoir formé dès le départ un comité d’orientation pour mener une grève. C’est une erreur classique, le manque de planification, d’avoir juste vécu la grève au quotidien sans vraiment réfléchir aux étapes suivantes et aux ressources nécessaires.

Les réflexions plus structurelles, ça va être ce que je disais tantôt sur le fait que les petits milieux de travail ont trop de roulement, donc on décide de s’orienter vers des milieux de travail plus grands. Ou le fait qu’on s’est trop collé sur la lutte syndicale, puis qu’on s’est même trop collé sur l’exécutif syndical, donc qu’on a été absorbé par leurs préoccupations et par leur vision politique réformiste. Les lieux d’intervention, le suivisme syndical, ce sont deux enjeux stratégiques pour les révolutionnaires. Au milieu des années 1970, les organisations marxistes-léninistes vont souligner ce problème-là, qu’ils nomment l’économisme, c’est-à-dire de trop se concentrer sur les luttes salariales et de ne plus se projeter dans un horizon révolutionnaire. Ça va contribuer à la dissolution de Mobilisation dont les membres se sont affirmés de plus en plus comme marxistes-léninistes.

Groupe de manifestants en grève devant un bâtiment, tenant des pancartes avec des slogans syndicalistes.
Mobilisation, vol.3, no.9, juillet 1974.

À ce sujet, peux-tu me parler du débat sur l’économisme, et des tensions entre les luttes en milieu de travail et la lutte révolutionnaire ? Comment cela affecte les membres de Mobilisation ?

En fait, les gens de Mobilisation sont très réceptifs à la critique de l’économisme qui est faite par l’organisation EN LUTTE ! et son dirigeant Charles Gagnon. Les gens de Mobilisation vont progressivement accepter la critique de l’économisme, à savoir qu’il ne faut pas centrer la lutte sur les enjeux salariaux et économiques. Par contre, ils vont continuer de défendre l’implantation comme moyen de se lier à la classe ouvrière. La difficulté, c’est de trouver l’équilibre entre le fait de s’implanter, de partir des situations concrètes des gens, et de mener réellement la lutte à un niveau plus élevé, la lutte pour le socialisme. Les deux voies contraires sont incarnées par deux organisations de l’époque. D’un côté, EN LUTTE ! se concentre vraiment sur la diffusion idéologique, avec parfois des difficultés à connecter avec la classe ouvrière. D’un autre côté, le Regroupement des comités de travailleurs (RCT) est très implanté dans les milieux de travail, mais il a tendance à se contenter de luttes sectorielles, et même à faire du suivisme syndical. En 1975-1976, une nouvelle organisation va proposer une voie originale qui rattache l’idéologie communiste avec la pratique en milieu de travail. C’est la Ligue communiste marxiste-léniniste du Canada, qui va devenir plus tard le Parti communiste ouvrier (PCO).

La Ligue va mettre de l’avant l’idée qu’on fait des luttes sur des revendications concrètes, mais on a une cellule communiste dans l’usine qui s’assure que le combat se mène toujours dans une direction révolutionnaire. C’est aussi la conclusion que va faire Mobilisation et la majorité de ses membres va rejoindre la Ligue. En pratique, ils continuent avec la même logique d’implantation, mais en insistant plus sur la nécessité de diffuser la pensée marxiste-léniniste, d’avoir toujours la pensée marxiste-léniniste comme cadre d’action. Pour les membres de Mobilisation, il n’y a pas un gros changement organisationnel qui se fait. Ils arrêtent de publier leur revue, font un bilan critique de leur action (surtout les éléments économistes et parfois suivistes), puis ils entrent collectivement dans la Ligue. Leur expérience est la bienvenue et leur nouvelle organisation profite de leurs connaissances. L’implantation va rester un élément majeur de la pratique de la Ligue jusqu’à sa dissolution en 1983.

L’ancrage plus politique se fait, comme je disais, autour de la cellule communiste d’entreprise. On a un noyau d’implantés qui sont communistes et qui gèrent une cellule dans leur entreprise ou leur hôpital. Eux, ils sont membres de la Ligue, ils ont des rencontres politiques à l’extérieur et ils cherchent à ramener leurs idées dans leur milieu de travail. Et autour d’eux, ils constituent un cercle militant, des gens qui ne sont pas nécessairement communistes, mais qui sont prêts à mener des luttes. La cellule communiste planifie et dirige le travail, avec leur cadrage idéologique, mais toujours en se basant sur des enquêtes, en partant des situations concrètes et en étant sensible aux enjeux de tel ou tel milieu. Ils font des bilans et ils essayent de s’améliorer. Roger Rashi, qui dirigeait la Ligue communiste, m’a dit qu’il considérait que son organisation a réussi à faire la synthèse dialectique entre l’approche d’EN LUTTE ! et celle de Mobilisation, entre l’idéologie et la connexion avec la classe ouvrière. Je pense qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans. Mais d’un autre côté, avec la Ligue, il y a aussi une diminution de l’ancrage local. Les militants se mettent à distribuer La Forge au lieu d’un journal d’usine ou d’hôpital, donc le discours n’est pas toujours aussi bien adapté au contexte.
Un dernier élément peut-être sur la fin de Mobilisation, c’est que la Ligue n’est pas si grosse en 1976, quand elle absorbe Mobilisation. Elle a peut-être 200 membres, et tout le monde qui viennent de l’entourage de Mobilisation, c’est rendu 100 ou 150 personnes. Et surtout, le monde de Mobilisation, ce sont des implantés, des militantes et des militants chevronnés, qui ont de l’expérience et du leadership dans leur milieu de travail. Cette influence de Mobilisation sur la Ligue communiste, elle compte beaucoup. L’absorption de Mobilisation explique aussi, en partie, le fait que la Ligue devient la principale organisation marxiste-léniniste à ce moment-là.

Une collection de revues et documents de la revue Mobilisation, avec plusieurs numéros affichant le titre 'Mobilisation', des articles sur la lutte des travailleurs haïtiens, et d'autres textes de réflexion militante étalés sur une table en bois.

J’aborderais finalement l’anthologie que tu viens de publier chez M Éditeur (automne 2025). J’aimerais t’entendre sur sa composition. Comment toi et l’équipe éditoriale avez choisi les textes ? Qu’est-ce qu’ils apportent dans le contexte actuel ?

On a choisi essentiellement les textes qui abordent l’implantation, notamment les bilans qu’ils ont faits de différentes luttes, en laissant de côté les textes plus théoriques ou ceux sur les enjeux internationaux. Des fois, c’était par exemple une republication d’un texte de Lénine ou d’autres penseurs marxistes. Puis, il y avait des textes sur la situation dans différents pays, sur la Chine ou sur l’Angola, ou sur les grèves aux États-Unis. Souvent, c’était des traductions de textes qui avaient été publiés dans d’autres revues comme la Monthly Review ou des textes qui venaient de la France, donc toutes sortes de choses. Ces textes sont intéressants, mais on estimait qu’ils étaient moins informatifs pour nous, souvent trop généraux ou éloignés des enjeux québécois.

On a mis de l’avant les textes concrets qui peuvent être utiles pour des militants aujourd’hui. On voulait quelque chose qui serve les personnes qui se posent des questions sur leur tactique et leur stratégie. Pour moi, le problème qui se posait à l’époque et qui justifiait de s’implanter, il se pose encore aujourd’hui. Ce problème, c’est le fait que les gens de gauche n’ont pas assez de liens concrets avec les ouvrières et les ouvriers. Que la gauche est parfois dans l’entre-soi et qu’elle a de la misère à rejoindre les travailleurs. Construire des liens entre militants et travailleurs, c’est hautement pertinent si on veut gagner, si on veut que nos idées et nos mouvements progressent. Il faut qu’on puisse rejoindre des gens en dehors de nos cercles pour obtenir un socle, pour instaurer un rapport de force contre les grandes industries ou l’État-employeur.

Un problème auquel on fait face aujourd’hui, c’est que les mouvements sociaux, parfois assez forts, demeurent populaires seulement dans certains secteurs de la population. On a de la misère à figurer des luttes qui recevraient l’appui d’une majorité de travailleurs, comme dans les années 1970 lorsque des grévistes affrontaient le gouvernement Bourassa ou United Aircraft. Aujourd’hui, beaucoup de gens se tournent vers la droite et l’extrême droite. Si on veut contrer ça, il faut créer des liens avec les gens, et donc apprendre à les connaître et gagner leur confiance. Ça se fait entre autres dans les milieux de travail et dans la lutte, c’est là que la solidarité et la politisation se produisent. Si on s’organise avec eux et avec elles autour de luttes concrètes qui les concernent et qui améliorent réellement leurs conditions, ces gens-là vont se rallier à des idées de gauche. C’est mon pari et celui de l’éditeur. On espère proposer une voie pour rapprocher la gauche et les travailleurs, et donc, une stratégie pour arrêter l’hémorragie de droite. Pour reprendre l’offensive collectivement contre nos vrais ennemis, le patronat et ses pantins. Si des gens peuvent reprendre la stratégie de l’implantation et porter des pratiques de gauche dans les milieux de travail, on sera mieux outillé collectivement pour lutter contre la droite et pour construire un avenir égalitaire.

Une manifestation devant une voiture avec des membres du Comité d'action des citoyennes et citoyens de Verdun portant des pancartes pour défendre les droits des locataires.

Le CACV : 50 ans de luttes à Verdun

31 octobre, par Archives Révolutionnaires
Cette exposition a été préparée par Archives Révolutionnaires et le Comité d’action des citoyennes et citoyens de Verdun. Elle a été présentée pour la première fois le 19 (…)

Cette exposition a été préparée par Archives Révolutionnaires et le Comité d’action des citoyennes et citoyens de Verdun. Elle a été présentée pour la première fois le 19 septembre 2025, à l’occasion du 50e anniversaire du CACV.

Une manifestation devant une voiture avec des membres du Comité d'action des citoyennes et citoyens de Verdun portant des pancartes pour défendre les droits des locataires.
Exposition sur l'histoire du CACV (Comité d'action des citoyennes et citoyens de Verdun) entre 1985 et 1995, axée sur la résilience communautaire et l'éducation populaire.
Une exposition sur les activités du Comité d'action des citoyennes et citoyens de Verdun, présentant des images et des informations sur leurs services communautaires.
Une exposition sur la crise du logement à Verdun entre 2005 et 2015, avec des images de manifestations et d'événements liés.
Une manifestation pour le logement social à Verdun, avec des participants tenant des panneaux et des parapluies.
Une affiche de propagande soviétique représentant un poing qui écrase une chimère inspirée du nazisme, avec un personnage en uniforme nazi, un oiseau noir et des symboles fascistes, symbolisant la lutte contre le fascisme.

Le caractère de classe du fascisme – Georges Dimitrov

20 octobre, par Archives Révolutionnaires
Georges Dimitrov (1882-1949) a été l’un des principaux dirigeants du mouvement communiste durant l’entre-deux-guerres. Il a dirigé l’insurrection communiste de Bulgarie en (…)

Georges Dimitrov (1882-1949) a été l’un des principaux dirigeants du mouvement communiste durant l’entre-deux-guerres. Il a dirigé l’insurrection communiste de Bulgarie en 1923, avant de s’exiler en URSS. De 1934 à 1943, il est secrétaire général de l’Internationale communiste. Dans le cadre de ses fonctions, il propose une analyse approfondie du fascisme lors du VIIe Congrès de l’Internationale (août 1935). Dimitrov montre que le fascisme poursuit la tendance autoritaire du capitalisme et qu’il représente une « forme extrême » du grand capital. Il souligne que le fascisme trouve un écho auprès de certains groupes, car il mobilise un discours de changement, contrairement au statu quo libéral. Enfin, Dimitrov avance que les organisations révolutionnaires doivent combattre le fascisme par la force.

Nous présentons un extrait du rapport de Dimitrov qui décrit le caractère de classe du fascisme. Ce texte peut nous aider à décoder les phénomènes autoritaires et fascistes contemporains, et à mieux organiser notre riposte. Comme l’affirme Dimitrov : « Quiconque ne lutte pas, au cours de ces étapes préparatoires, contre les mesures réactionnaires de la bourgeoisie et le fascisme grandissant, n’est pas en état d’entraver la victoire du fascisme, mais au contraire la facilite. »

Source : DIMITROV, Georges. Œuvres choisies (tome 2), Sofia-Presse, 1972, pages 6-11.

Le caractère de classe du fascisme (G. Dimitrov, 1935)

Le fascisme au pouvoir est, comme l’a caractérisé avec raison la XIIIe Séance plénière du Comité exécutif de l’Internationale communiste, la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier.

La variété la plus réactionnaire du fascisme, c’est le fascisme du type allemand, il s’intitule impudemment national-socialisme sans avoir rien de commun avec le socialisme allemand. Le fascisme allemand, ce n’est pas seulement un nationalisme bourgeois, c’est un chauvinisme bestial. C’est un système gouvernemental de banditisme politique, un système de provocation et de tortures à l’égard de la classe ouvrière et des éléments révolutionnaires de la paysannerie, de la petite-bourgeoisie et des intellectuels. C’est la barbarie médiévale et la sauvagerie. C’est une agression effrénée à l’égard des autres peuples et des autres pays.

Le fascisme allemand apparaît comme la troupe de choc de la contre-révolution internationale, comme le principal fomenteur de la guerre impérialiste, comme l’instigateur de la croisade contre l’Union soviétique, la grande patrie des travailleurs du monde entier.

Le fascisme, ce n’est pas une forme du pouvoir d’État qui, prétendument, « se place au-dessus des deux classes, du prolétariat et de la bourgeoisie », ainsi que l’affirmait par exemple Otto Bauer. Ce n’est pas « la petite bourgeoisie en révolte qui s’est emparée de la machine d’État », comme le déclarait le socialiste anglais Brailsford. Non. Le fascisme, ce n’est pas un pouvoir au-dessus des classes, ni le pouvoir de la petite-bourgeoisie ou des éléments déclassés du prolétariat sur le capital financier. Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière et la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels. Le fascisme, en politique extérieure, c’est le chauvinisme sous sa forme la plus grossière, cultivant une haine bestiale contre les autres peuples.

« Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière […] L’arrivée du fascisme au pouvoir, ce n’est pas la substitution ordinaire d’un gouvernement bourgeois à un autre, mais le remplacement d’une forme étatique de la domination de classe de la bourgeoisie – la démocratie bourgeoise – par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste déclarée.»

Il est nécessaire de souligner avec une vigueur particulière ce véritable caractère du fascisme, parce que le masque de la démagogie sociale a permis au fascisme d’entraîner à sa suite, dans une série de pays, les masses de la petite bourgeoisie désaxée par la crise, et même certaines parties des couches les plus arriérées du prolétariat, qui n’auraient jamais suivi le fascisme si elles avaient compris son caractère de classe réel, sa véritable nature.

Le développement du fascisme et la dictature fasciste elle-même revêtent dans les différents pays des formes diverses, selon les conditions historiques, sociales et économiques, selon les particularités nationales et la situation internationale du pays donné. Dans certains pays, principalement où le fascisme n’a pas de large base dans les masses et où la lutte des différents groupements dans le camp de la bourgeoisie fasciste elle-même est assez forte, le fascisme ne se résout pas du premier coup à liquider le Parlement et laisse aux autres partis bourgeois, de même qu’à la social-démocratie, une certaine légalité. Dans d’autres pays, où la bourgeoisie dominante appréhende la proche explosion de la révolution, le fascisme établit son monopole politique illimité ou bien du premier coup, ou bien en renforçant de plus en plus la terreur et la répression à l’égard de tous les partis et groupements concurrents. Ce fait n’exclut pas, de la part du fascisme, au moment d’une aggravation particulière de sa situation, les tentatives d’élargir sa base et, sans changer d’essence de classe, de combiner la dictature terroriste ouverte avec une falsification grossière du parlementarisme.

L’arrivée du fascisme au pouvoir, ce n’est pas la substitution ordinaire d’un gouvernement bourgeois à un autre, mais le remplacement d’une forme étatique de la domination de classe de la bourgeoisie – la démocratie bourgeoise – par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste déclarée. Méconnaître cette distinction serait une faute grave, qui empêcherait le prolétariat révolutionnaire de mobiliser les couches laborieuses les plus tendues de la ville et de la campagne pour la lutte contre la menace de la prise du pouvoir par les fascistes, et d’utiliser les contradictions existant dans le camp de la bourgeoisie elle-même. Mais c’est une faute non moins grave et non moins dangereuse de sous-estimer l’importance que revêtent, pour l’instauration de la dictature fasciste, les mesures réactionnaires de la bourgeoisie, qui s’aggravent aujourd’hui dans les pays de démocratie bourgeoise, et qui écrasent les libertés démocratiques des travailleurs, falsifient et rognent les droits du Parlement, accentuent la répression contre le mouvement révolutionnaire.

Camarades, on ne saurait se faire de l’arrivée du fascisme au pouvoir l’idée simpliste et unie qu’un comité quelconque du capital financier déciderait d’instaurer à telle date la dictature fasciste. En réalité, le fascisme arrive ordinairement au pouvoir dans une lutte réciproque, parfois aiguë, avec les vieux partis bourgeois ou une portion déterminée d’entre eux, dans une lutte qui se mène même à l’intérieur du camp fasciste et qui en arrive parfois à des collisions armées, comme nous l’avons vu en Allemagne, en Autriche et dans d’autres pays. Tout cela sans affaiblir cependant l’importance du fait qu’avant l’instauration de la dictature fasciste, les gouvernements bourgeois passent ordinairement par une série d’étapes préparatoires et prennent une série de mesures réactionnaires contribuant à l’avènement direct du fascisme. Quiconque ne lutte pas, au cours de ces étapes préparatoires, contre les mesures réactionnaires de la bourgeoisie et le fascisme grandissant, n’est pas en état d’entraver la victoire du fascisme, mais au contraire la facilite.

« Le fascisme ne se borne pas à attiser les préjugés profondément enracinés dans les masses ; il joue aussi sur les meilleurs sentiments des masses, sur leur sentiment de justice et parfois même sur leurs traditions révolutionnaires. […] Le fascisme vise à l’exploitation la plus effrénée des masses, mais il aborde celles-ci avec une habile démagogie anti-capitaliste, en exploitant la haine profonde des travailleurs pour la bourgeoisie rapace, les banques, les trusts et les magnats financiers »

Les chefs de la social-démocratie estompaient et cachaient aux masses le vrai caractère de classe du fascisme, ils n’appelaient pas à la lutte contre les mesures réactionnaires de plus en plus fortes de la bourgeoisie. Ils portent la grande responsabilité historique du fait qu’au moment décisif de l’offensive fasciste, une partie considérable des masses travailleuses, en Allemagne et dans une série d’autres pays fascistes, n’a pas reconnu dans le fascisme le rapace financier sanguinaire, leur pire ennemi, et du fait que ces masses n’ont pas été prêtes à la riposte.

Quelle est donc la source de l’influence du fascisme sur les masses ? Le fascisme réussit à attirer les masses parce qu’il en appelle, de façon démagogique, aux plus sensibles de leurs besoins et de leurs aspirations. Le fascisme ne se borne pas à attiser les préjugés profondément enracinés dans les masses ; il joue aussi sur les meilleurs sentiments des masses, sur leur sentiment de justice et parfois même sur leurs traditions révolutionnaires. Pourquoi les fascistes allemands, ces laquais de la grande bourgeoisie et ces ennemis mortels du socialisme, se font-ils passer devant les masses pour des « socialistes » et représentent-ils leur avènement au pouvoir comme une « révolution » ? Parce qu’ils visent à exploiter la foi dans la révolution, l’élan vers le socialisme, qui vivent au cœur des grandes masses travailleuses d’Allemagne.

Le fascisme agit dans l’intérêt des ultra-impérialistes, mais il se montre aux masses sous le masque de défenseur de la nation lésée et en appelle au sentiment national blessé, comme, par exemple, le fascisme allemand qui entraîna les masses derrière lui avec le mot d’ordre « Contre Versailles ! ».

Le fascisme vise à l’exploitation la plus effrénée des masses, mais il aborde celles-ci avec une habile démagogie anti-capitaliste, en exploitant la haine profonde des travailleurs pour la bourgeoisie rapace, les banques, les trusts et les magnats financiers, et en formulant les mots d’ordre les plus tentants au moment donné pour les masses politiquement frustes. En Allemagne : « l’intérêt général prime l’intérêt privé ». En Italie : « notre État n’est pas un État capitaliste, mais corporatif ». Au Japon : « pour un Japon sans exploitation ». Aux États-Unis : « Pour le partage de la richesse ». Etc.

Le fascisme livre le peuple à la merci des éléments vénaux les plus corrompus, mais se présente devant lui en revendiquant un « pouvoir honnête et incorruptible ». En spéculant sur la profonde déception des masses à l’égard des gouvernements de démocratie bourgeoise, le fascisme s’indigne hypocritement contre la corruption (par exemple, les affaires Barmat et Sklarek en Allemagne, l’affaire Staviski en France, et une série d’autres).

« Le fascisme capte, dans l’intérêt des cercles les plus réactionnaires de la bourgeoisie, les masses déçues qui abandonnent les vieux partis bourgeois. Mais il en impose à ces masses par la violence de ses attaques contre les gouvernements bourgeois, par son attitude intransigeante à l’égard des vieux partis de la bourgeoisie. »

Le fascisme capte, dans l’intérêt des cercles les plus réactionnaires de la bourgeoisie, les masses déçues qui abandonnent les vieux partis bourgeois. Mais il en impose à ces masses par la violence de ses attaques contre les gouvernements bourgeois, par son attitude intransigeante à l’égard des vieux partis de la bourgeoisie.

Dépassant en cynisme et en hypocrisie toutes les autres variétés de la réaction bourgeoise, le fascisme adapte sa démagogie aux particularités nationales de chaque pays et même aux particularités des différentes couches sociales dans un seul et même pays. Et les masses de la petite bourgeoisie, voire une partie des ouvriers, poussés au désespoir par la misère, le chômage et la précarité de leur existence, deviennent victimes de la démagogie sociale et chauvine du fascisme.

Le fascisme arrive au pouvoir comme le parti de choc contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat, contre les masses populaires en fermentation, mais il présente son avènement au pouvoir comme un mouvement « révolutionnaire » contre la bourgeoisie au nom de « toute la nation » et pour le « salut » de la nation. Rappelons-nous la « marche » de Mussolini sur Rome, la « marche » de Pilsudski sur Varsovie, la « révolution » nationale-socialiste de Hitler en Allemagne, etc.

Mais quel que soit le masque dont le fascisme s’affuble, sous quelque forme qu’il apparaisse, quelle que soit la voie qu’il emprunte pour arriver au pouvoir : Le fascisme est l’offensive la plus féroce du Capital contre les masses travailleuses. Le fascisme, c’est le chauvinisme effréné et la guerre de conquête. Le fascisme, c’est la réaction forcenée et la contre-révolution.

Le fascisme, c’est le pire ennemi de la classe ouvrière et de tous les travailleurs !

Une affiche de propagande soviétique représentant un poing qui écrase une chimère inspirée du nazisme, avec un personnage en uniforme nazi, un oiseau noir et des symboles fascistes, symbolisant la lutte contre le fascisme.

« Le vautour fasciste a découvert que nous ne sommes pas des moutons », 1944. Affiche antifasciste produite par le caricaturiste Viktor Nikolaevich Deni (1893-1946).
Deux hommes souriants, Bill Clinton et George W. Bush, assis sur des chaises lors d'un événement de la Clinton Foundation, avec un fond bleu affichant des logos de fondations.

Le Canada et la politique impérialiste occidentale

15 octobre, par Archives Révolutionnaires
Un texte de Martin Forgues Biographie de l’auteur : Martin Forgues est un ancien militaire devenu journaliste indépendant. Actuellement chroniqueur pour Pivot, il (…)

Un texte de Martin Forgues

Biographie de l’auteur : Martin Forgues est un ancien militaire devenu journaliste indépendant. Actuellement chroniqueur pour Pivot, il s’intéresse particulièrement au militarisme, aux dérives sécuritaires ainsi qu’aux guerres et conflits. Auteur de trois essais, il développe également plusieurs projets journalistiques, littéraires et documentaires.

Où se situe le Canada dans la reconfiguration de l’impérialisme occidental et la défense de son hégémonie, considérant la fascisation rapide de l’imperium américain sous le régime Trump et des métastases qu’elle cause partout dans le Nord global ? Au printemps 2025, dès son élection, le premier ministre canadien Mark Carney promettait d’augmenter massivement les dépenses militaires du pays pour atteindre non pas le seuil minimum de 2 % requis par l’OTAN, mais plutôt de 5 %, cédant ainsi aux pressions exercées par l’amerikanischer führer. Que retenir de cette promesse ? Dans quel contexte s’inscrit-elle ? Est-elle réalisable ? Est-elle même souhaitable ? Avant de décortiquer la question, j’aimerais vous faire part, puisqu’elles sont pertinentes aux questions susmentionnées, de mes observations personnelles quant à la transformation de la politique militaire canadienne au tournant du XXIe siècle.

Lorsque je me suis enrôlé dans l’Armée canadienne en mai 1999, l’état des forces du pays se résumait en un seul mot : lamentable, sous-financé et profondément balafré par une multitude de scandales. Nos uniformes vert olive étaient basés sur un design des années 1960, les armes et l’équipement étaient désuets, les vieux hélicoptères Sea King et Labrador ont fait des victimes dans leurs propres équipages, la marine était incapable d’assurer la souveraineté du pays. Parallèlement, le gouvernement canadien, en plus de maintenir une brigade de combat et des avions de chasse en Allemagne de l’Ouest, avait engagé ses troupes dans de nombreuses missions sous l’égide des Nations-Unies et de l’OTAN, soit de « maintien de la paix » (Chypre, ex-Yougoslavie) ou « d’imposition de la paix » (Somalie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo).

Mal entraînés, sous-équipés et handicapés par des règles d’engagement grotesques, les Casques bleus déployés en ex-Yougoslavie – officiellement dans le cadre d’une mission de « maintien de la paix », mais en réalité dans une zone de guerre active – ont dû observer, impuissants, le massacre de milliers de civils. Pour sauver la face, le gouvernement canadien, dirigé à l’époque par les Libéraux de Jean Chrétien, avait cherché à camoufler que des soldats canadiens s’étaient retrouvés en situation de combat dans la région de Medak en Croatie et qu’un soldat canadien, le caporal Daniel Gunther, avait été tué lors d’une patrouille en Bosnie. En Somalie, le déploiement de troupes d’élite du Régiment aéroporté du Canada, unité déjà sur la sellette en raison de son infiltration par des groupes d’extrême droite et de son leadership déficient, a mené au meurtre de civils somaliens et déclenché une commission d’enquête dont le résultat fut le démantèlement du régiment et la condamnation de simples soldats alors que les hauts responsables militaires furent amnistiés. En somme, les tentatives du Canada de jouer dans « la cour des grands » menaient invariablement à une forme ou une autre d’humiliation publique.

Contrairement à d’autres pays occidentaux, le Canada avait entamé un vaste effort de démilitarisation dès les années 1970, alors que la Guerre froide s’amenuisait avec la politique de détente amorcée après la Crise des missiles à Cuba en 1962. Pendant ce temps, les États-Unis, en plus de constituer le fer de lance atlantiste contre les forces du Pacte de Varsovie, poursuivaient, au nom de la lutte contre le communisme, une politique étrangère agressive teintée de coups d’État, de tentatives de renversement de régimes (souvent élus démocratiquement) et d’invasions militaires, que ce soit en Iran, au Guatemala, à Cuba, au Vietnam ou en Afghanistan. La tentative américaine de contrer la Révolution de Saur de 1978 en Afghanistan a d’ailleurs mené à l’intervention militaire soviétique dans ce petit pays d’Asie du Sud-Ouest, ce qui a contribué à la fin de la détente des années 1970, à l’aube de l’élection du belliciste Ronald Reagan.

De leur côté, les pays européens, dont l’histoire coloniale n’est plus à démontrer, n’ont pas cessé d’influencer et de soutenir des régimes qui leur étaient favorables longtemps après l’accession à l’indépendance de leurs anciennes colonies, notamment en Afrique. La France et la Belgique furent également derrière les assassinats de Patrice Lumumba au Congo et de Thomas Sankara au Burkina Faso. Sinon, le bon vieux colonialisme s’était simplement revêtu de nouveaux habits, les grandes entreprises européennes et leur mainmise sur les abondantes ressources naturelles du continent ayant remplacé les administrations coloniales et les garnisons militaires. La Grande-Bretagne, de son côté, avait perdu le lustre de son vieil empire au sortant de la Seconde Guerre mondiale, avec l’indépendance de l’Inde en 1947. Elle est devenue, rapidement et non sans ironie, le valet des États-Unis en Europe, tout en poursuivant un impérialisme soft notamment via la British Petroleum (BP) et ses intérêts en Iran, qui furent menacés avec l’arrivée au pouvoir du socialiste Mohammed Mossadegh en 1952. Pour régler le « problème », Mossadegh fut renversé l’année suivante par un putsch organisé par la CIA américaine et le MI6 britannique.

Par ailleurs, les grands mouvements anti-coloniaux dans ce qu’on appelait à l’époque le « Tiers-monde » (aujourd’hui rebaptisé le Sud global) ont largement résulté d’une volonté de résister aux politiques néocoloniales occidentales. Un symbole parlant à ce sujet demeure la crise du Canal de Suez en 1956, lorsque le gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser a nationalisé le canal de Suez et qu’il a chassé le consortium anglo-français du pays. C’est ce qui a d’ailleurs mené à la création des Casques bleus de l’ONU à l’initiative du diplomate canadien, plus tard premier ministre, Lester B. Pearson. Même si le Canada, pourtant un des grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, s’est largement contenté d’un rôle de soutien sur la scène impérialiste internationale en se concentrant sur la diplomatie et un engagement militaire strictement onusien, on y a poursuivi des politiques néocoloniales agressives, surtout envers les Premiers peuples, mais aussi contre les minorités linguistiques, ainsi que contre le Québec. Je vous propose donc cette analyse présentée comme une synthèse historique qui, en aucun cas, ne saurait être exhaustive.

La « fin de l’Histoire », un rendez-vous manqué

Le politologue Francis Fukuyama avait considéré que la chute de l’URSS en 1991 représentait « la fin de l’Histoire », pour mieux se récuser en 2006. Car c’est plutôt le contraire qui s’est produit – ce fut le début d’une nouvelle ère impérialiste pour l’Occident en général et les États-Unis en particulier. Alors que le Pacte de Varsovie se démantelait, l’OTAN, de son côté, loin de se désarmer, s’est réinventée en « policier mondial » à l’heure où l’ONU, avec les échecs meurtriers de ses missions de « maintien de la paix » dans les Balkans et au Rwanda, était frappée d’une importante crise de légitimité. On assistait à une remise en question de sa capacité à assurer la stabilité de ce « nouvel ordre mondial » néolibéral et capitaliste.

J’insiste ici sur la dimension capitaliste, incarnée par la militarisation de la finance à travers les organisations banditistes que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Pendant ce temps, la Russie faisait face aux promesses brisées de son rival qui, manifestement, n’avait rien retenu des leçons de l’histoire qui démontrent qu’humilier un ennemi vaincu ne fait que garder allumées les braises du ressentiment, lesquelles alimentent le foyer du nationalisme revanchard, comme ce fut le cas en Allemagne de 1919 à 1933. Et la Chine post-Mao, de son côté, continuait de troquer le communisme pour un capitalisme d’État franchement affirmé en devenant le sweatshop de l’Occident…

Deux hommes souriants, Bill Clinton et George W. Bush, assis sur des chaises lors d'un événement de la Clinton Foundation, avec un fond bleu affichant des logos de fondations.
Bill Clinton et George W. Bush

Le point tournant : 11 septembre 2001

Les années 1990 furent largement prospères pour les pays occidentaux nonobstant une brève récession en début de décennie, partiellement (et ironiquement !) causée par une baisse généralisée des dépenses militaires, témoignant ainsi de l’importance du complexe militaro-industriel dans le tissu économique occidental. Je me souviens, personnellement, alors que j’étais l’adolescent aîné d’une famille banlieusarde de classe moyenne, d’une époque qui était empreinte d’optimisme, bercé par des illusions dont je n’ai réalisé le caractère factice que bien plus tard.   C’est donc au tournant du XXIe siècle que je me suis enrôlé dans les Forces armées canadiennes, motivé par l’idée de me faire Casque bleu et non d’être l’instrument d’une politique étrangère impérialiste. Je pensais être différent des recrues des forces américaines à qui on faisait miroiter l’idée de « défendre la liberté » alors qu’ils servaient les intérêts des oligarques et du complexe militaro-industriel, pourtant dénoncé par deux généraux élevés au rang de mythes, Smedley Butler dans War is a Racket en 1935 et Dwight Eisenhower lors de son discours d’adieu à la présidence en 1961.

Malgré ces deux-là, il faut dire que l’impérialisme américain a toujours pu compter sur une machine de propagande et de fabrication du consentement bien huilée. Pendant que l’Occident se vautrait dans l’opulence crasse que lui procurait ce qu’on appelait de manière orwellienne les « dividendes de la paix », qui étaient en réalité les richesses spoliées dans l’ancien Tiers-Monde désormais privé du soutien de l’URSS, le nouvel ennemi désigné se manifestait : l’Islam. Après le « péril rouge », c’était le « péril vert », qu’il vienne de l’Iran des mollahs qui avaient renversé le pantin britanno-américain Reza Pahlavi, de l’Irak de Saddam Hussein (pourtant une république laïque et un allié durant la guerre Iran-Irak des années 1980 qui a par la suite « désobéi » aux ordres du maître), de la Libye de Mouammar Kadhafi ou encore de la nébuleuse al-Qaïda fondée par un autre ancien allié américain, Oussama ben Laden.

Pour quelque temps, à l’époque de Bill Clinton (1993-2001), l’Amérique des riches s’est bercée au son d’un chant de sirène qui cachait, derrière ses airs angéliques, les pleurs et les cris de détresse des pauvres et des peuples opprimés sur le dos de qui se construit toujours la richesse des dominants, qui comptent sur l’apathie des « gens de bien » comme les appelait l’historien populaire Henri Guillemin. Mais l’élection de George W. Bush en novembre 2000 incarnait le retour au pouvoir des néo-conservateurs avérés, dont les velléités impérialistes ne se cachaient pas derrière un vernis de progressisme social. Il s’agissait du retour à la Maison-Blanche d’un reaganisme plus sophistiqué, repensé dans les laboratoires politique du Project for a New American Century, de la Heritage Foundation et du Carlyle Group. Avec « W. » pour servir d’idiot utile et de pancarte présidentielle aux vrais détenteurs du pouvoir : Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et le reste de la fauconnière américaine d’arrière-boutique.

À peine arrivé en place, le régime définissait le nouvel « Axe du Mal » qui menaçait désormais le « monde libre » : l’Iran, l’Irak, la Corée du Nord, Cuba, la Libye et la Syrie, un mélange de pays « islamistes » et de reliques de la Guerre froide. Le 11 septembre 2001, le suzerain obtenait son casus belli pour exécuter les premières phases de son plan. Comme membre de l’OTAN, le gouvernement Bush a invoqué l’article 5 de la Charte de l’organisation pour forcer les autres pays membres à le suivre dans cette nouvelle épopée guerrière, dont le Canada. Dès octobre 2001, ce dernier déployait une troupe de 40 soldats des forces spéciales en Afghanistan, où se cachait Oussama ben Laden, protégé par le régime des Talibans, lui-même issu des mujahidin anti-soviétiques financés et armés par les États-Unis et l’Arabie saoudite, qui a disséminé sa théologie intégriste via un réseau d’écoles religieuses entre l’Afghanistan et le Pakistan.

En novembre 2001, une équipe des forces spéciales américaines a reçu comme mission d’infiltrer le pays avec Hamid Karzai, un politicien afghan qui a mangé dans presque toutes les auges politiques du pays – incluant les Talibans – et qui était devenu un agent de la CIA. Karzai avait été désigné pour devenir président après avoir également travaillé comme consultant pour Unocal, une pétrolière qui cherchait à brasser des affaires avec le régime taliban à la fin des années 1990. Le même mois, le Pentagone dressait une liste de sept pays musulmans à envahir au cours des années subséquentes : Syrie, Liban, Libye, Iran, Somalie et Soudan. Dans le même temps, le Secrétaire à la Défense Rumsfeld (qui avait également servi sous Richard Nixon et Gerald Ford) demandait au conseiller spécial en contre-terrorisme Richard Clarke de fabriquer des preuves qui montreraient des liens, en réalités inexistants, entre l’Irak et les attentats d’al-Qaïda. Ce même Clarke avait d’ailleurs cherché à alerter la Maison-Blanche de la haute probabilité d’attaques en sol américain par l’organisation de ben Laden, mais sans succès.

Convoi de véhicules militaires dans un environnement désertique, sous un ciel orangé, avec des soldats armés sur le toit de chaque véhicule.
Invasion de l’Irak, 2003. Source.

Irak : un crime contre l’humanité toujours impuni

En 2003, les États-Unis, appuyés par la Grande-Bretagne et une douzaine d’autres pays plus ou moins impliqués, envahissent l’Irak après des mois à justifier l’invasion à l’aide de preuves plus ou moins bien fabriquées, souvent bâclées, mais jamais crédibles aux yeux des autres pays qui demandaient des preuves tangibles que l’Irak représentait une menace pour les États-Unis. Pensons seulement au Secrétaire d’État Colin Powell, généralissime américain pendant la Guerre du Golfe contre l’Irak en 1991, pris à agiter de petites fioles de poudre blanche – on ne saura jamais s’il s’agissait d’anthrax ou de bicarbonate de soude – à la table du Conseil de Sécurité de l’ONU, aux « laboratoires mobiles » et à un grossier canular cherchant à prouver que Saddam Hussein cherchait à acheter de l’uranium… au Niger. L’invasion illégale de l’Irak, en vertu du droit international, marquait une rupture avec le multilatéralisme qui semblait la norme depuis plusieurs décennies et venait cristalliser l’idéologie néo-conservatrice résumée dans cette citation de George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre : « Vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes. » Pourtant, la raison réelle de l’invasion était simplement la mainmise sur le pétrole irakien… Ce qui n’empêcha pas le vice-président Dick Cheney – qui avait dirigé de 1995 à 2000 la compagnie pétrolière Halliburton qui profitait de l’invasion – de clamer que les troupes américaines allaient être reçues en « libérateurs ».

Mais l’Irak allait surtout être l’élément déclencheur d’une réaction en chaîne. Dès 2004, le pays s’est embrasé et une guerre civile impitoyable allait perdurer pour plus d’une décennie après que Bush ait, dans une des plus vulgaires démonstrations de propagande jamais mises en scène, atterri sur le porte-avions USS Abraham-Lincoln, sur lequel fut déployée une immense banderole ornée du Stars and Stripes et de la mention : « Mission Accomplished ». C’était au même moment où plusieurs groupes jihadistes s’insurgeaient contre le nouveau régime irakien soutenu par les États-Unis. Un de ces groupes a retenu l’attention : al-Qaïda en Irak, qui allait devenir le socle sur lequel s’est élevé… Daech.

De la Libye vers Daech : les pompiers pyromanes à l’assaut du Sud global   

En 2011, c’est la Libye de Mouammar Khadafi qui fait les frais de l’élan néo-impérialiste de l’OTAN, peu de temps après que le leader panarabe et panafricain eut suggéré que son dinar devienne une nouvelle pétro-devise.   Il n’en fallut pas davantage pour que le gendarme mondial, sous l’impulsion de la France sarkozyste, s’engage à « libérer » le peuple libyen d’un autre « tyran » tiers-mondiste. Cette fois, il s’agissait surtout d’appuyer des groupes armés rebelles qui s’opposaient à Kadhafi. Dans les faits, la plupart de ces groupes étaient des jihadistes plus ou moins liés à al-Qaïda. L’ennemi juré d’hier devenait l’allié du moment – énième démonstration du cynisme qui guide cette « guerre contre le terrorisme » qui, au moment d’écrire ces lignes, continue de faire rage de manière de plus en plus clandestine. Où a donc mené cette nouvelle « libération » ? À une Libye déchirée, avec une multitude de groupes armés qui disputent le pouvoir à un gouvernement qui contrôle à peine la capitale Tripoli et quelques régions éparses, à l’image de l’Afghanistan des années 2000 où le président Hamid Karzai était sarcastiquement appelé « le maire de Kaboul ».

Mais cette guerre a surtout embrasé une grosse partie de l’Afrique de l’Ouest quand les arsenaux de l’armée libyenne se sont retrouvés dans les mains d’une pléthore de groupes armés : Touaregs, séparatistes, jihadistes. Réponse occidentale ? Une autre invasion, cette fois par l’armée française, au Mali, pour chasser ces jihadistes qui avaient pris le contrôle d’une grande partie du nord du pays après avoir été les vainqueurs de ces microconflits entre groupes armés. La politique, comme la nature, a horreur du vide, et la France, après des décennies de jeux de coulisses pour asseoir son influence sur ses anciennes colonies, a profité de la crise pour réaffirmer sa mainmise économique et militaire sur la région. En fait, dans la région, les indépendances n’ont souvent été que nominales et les grandes multinationales françaises gardent la main sur les ressources de la région. À la même époque, on voyait dans certains médias des reportages sur les « bienfaits » de l’époque coloniale.

C’est au cours de cette période, au tournant de 2014, que Daech a profité de l’instabilité pour saisir un territoire s’étendant sur une partie de l’Irak et de la Syrie pour y établir un « califat ». L’organisation a ainsi pu livrer une guerre violente, notamment contre sa propre population, et planifier des attentats qu’elle a revendiqués un peu partout en Occident. Les pays de l’OTAN, dont la France, les États-Unis et le Canada, ont alors déployé des troupes d’élite des forces spéciales et des avions de chasse en Irak et en Syrie pour lutter contre une organisation qui, sans les invasions de l’Irak et de la Libye en 2003 et en 2011, n’aurait pas pu exister telle qu’elle. Mais l’impérialisme a besoin, pour croître et se maintenir, de pompiers pyromanes qui soient éteignent les feux qu’ils ont déclenchés, ou qui arrosent les brasiers avec de l’essence.

Caricature politique représentant un coq habillé comme Uncle Sam, symbolisant l'impérialisme américain et la Doctrine Monroe, entouré de diverses autres volatiles représentant les pays d'Amérique latine.
Caricature de 1901 illustrant la doctrine Monroe. Source.

L’Amérique du Sud et la résurgence de la doctrine Monroe

L’insuccès des épopées militaires au Moyen-Orient a grandement endommagé l’hégémonie impérialiste de l’Occident, en montrant sa faiblesse, notamment sur le plan militaire, avec son incapacité à vaincre des groupes armés locaux dans une dynamique de guerre complètement asymétrique. On peut poser la question : est-ce pour cette raison que les États-Unis semblent avoir décidé de réaffirmer leur suprématie sur l’Amérique du Sud ?

Cette politique ne date pas d’hier – on peut remonter jusqu’au XIXe siècle et à la création de la doctrine Monroe par le président éponyme en 1823, qui stipulait que la région devenait la chasse gardée des États-Unis et devait être exempte de colonisation par les puissances européennes, et qui fut modifiée sous Theodore Roosevelt pour inclure un droit d’ingérence américain dans les affaires politiques d’Amérique latine. C’est par ailleurs l’application de cette doctrine qui a fait dire au général Smedley Butler dans War is a Racket (et d’autres écrits parus notamment dans le magazine socialiste Common Sense) qu’il fut le bras armé des compagnies américaines telles que la United Fruit Company et la Standard Oil. Dans les décennies qui ont suivi, l’imperium états-unien s’est ingéré dans les affaires politiques des pays sud-américains, notamment en 1954 au Guatemala quand vint le temps de renverser le gouvernement issu de la révolution guatémaltèque, alors que les réformes agraires allaient nuire aux profits de la United Fruit.

Dès le lendemain de la révolution cubaine de 1959, qui a chassé du pouvoir le crime organisé américain et les suppôts corrompus du président Batista, les États-Unis ont constamment cherché à éliminer le président Fidel Castro, surtout après son rapprochement avec l’URSS. L’échec de l’invasion de la baie des Cochons en 1961 fut une autre humiliation et c’est aussi à Cuba qu’a failli se jouer le sort de l’humanité lors de la crise des missiles soviétiques en sol cubain qui aurait pu dégénérer en conflit nucléaire. Notons qu’en dépit de la résilience de la révolution cubaine, l’empire américain a réussi à maintenir une présence négociée avec la base navale de Guantanamo, devenue tristement célèbre après avoir été convertie en centre de tortures dans une dimension politique parallèle, alors que nombre des prisonniers n’avaient jamais été reconnus coupables de quoi que ce soit.

En 1973 au Chili, un coup d’État soutenu par les États-Unis renverse le gouvernement élu démocratiquement de Salvador Allende et installe le général Augusto Pinochet qui allait présider à un des régimes dictatoriaux les plus répressifs et sanglants du continent. Dans les années 1980, ce fut le tour du Nicaragua de Daniel Ortega et du Panama de Manuel Noriega, en plus des ingérences motivées par l’infâme « Guerre à la drogue ». Puis, au tournant du XXIe siècle, la révolution bolivarienne au Venezuela, l’arrivée au pouvoir de leaders socialistes au Brésil (Luis Ignacio Lula da Silva) puis en Bolivie (Evo Morales), et la vague progressiste qui a balayé une partie du continent sud-américain, a mené le régime impérialiste de la Maison-Blanche à réorienter leur attention vers ce qu’il considère son arrière-cour, en soutenant des politiciens de droite et d’extrême droite surtout au Chili, en Colombie, en Argentine, au Brésil et au Venezuela.

Un homme en costume avec un t-shirt bleu s'approche d'un groupe de soldats canadiens en uniforme militaire, lors d'un événement en extérieur.
Le premier ministre canadien Justin Trudeau passe en revue les troupes à Yavoriv, en Ukraine, le 12 juillet 2016. Source.

Conclusion : le renouveau militariste canadien et nos pistes de sortie

Comme je l’écrivais plus haut, cette analyse cherche à présenter une synthèse historique de l’impérialisme occidental, ses mutations et ses orientations, sans en faire une description exhaustive. On pourrait y ajouter un nombre effarant d’autres exemples que j’ai soit omis, soit consciemment laissé de côté pour des fins de clarté et de concision.C’est ainsi que je viens refermer la boucle entamée plus haut pour revenir vers le rôle et la posture du Canada (et, conséquemment, du Québec qui est toujours pris dans les rets du néocolonialisme canadien), que j’avais quelque peu délaissé au fil de l’écriture, pour mieux y retourner.

De son rôle de soutien pendant la Guerre froide à ses tentatives ratées de revenir dans la cour des grands après l’avoir désertée dans les années 1970, le Canada a profité des attentats du 11 septembre 2001 pour réaffirmer son engagement au sein de l’appareil impérialiste occidental. Il fut un des principaux pays impliqués dans l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan, d’abord à Kandahar aux côtés des forces américaines, puis dans une mission de « stabilisation » à Kaboul de 2003 à 2005. À la suite du refus du gouvernement libéral de Jean Chrétien d’envoyer des soldats canadiens en Irak (davantage par incapacité opérationnelle que par réel souci du respect du droit international), son successeur Paul Martin a cédé à la pression du régime Bush et redéployé les troupes à Kandahar, dans un rôle de combat, pour la première fois depuis la Guerre de Corée.

L’arrivée au pouvoir des Conservateurs de Stephen Harper (qui avait soutenu en 2003 la participation canadienne à l’invasion de l’Irak en tant que chef de l’opposition) a exacerbé ce que j’avais baptisé en 2015 dans mon essai le « renouveau militariste canadien ». Non seulement il a reconduit à deux reprises la mission de combat à Kandahar, mais il a engagé le pays dans l’invasion de la Libye en 2011 malgré les avertissements du renseignement militaire qui avaient prédit, avec précision, les conséquences horribles d’une Libye post-Kadhafi. Il a également autorisé une intervention militaire en Irak et en Syrie en 2014, comprenant des avions de chasse CF-18 et des soldats des forces spéciales pour former et conseiller les Peshmergas kurdes. Cette forme d’aide, nommée « défense, diplomatie et assistance militaire », est devenue une panacée en Afghanistan, en Irak de même que dans des pays d’Afrique de l’Ouest comme le Mali et le Niger. Elle rend les forces armées locales dépendantes des ressources militaires de l’Occident et ne vise pas une réelle souveraineté de ces pays quant à leur sécurité. Elle reste également conditionnelle à un alignement idéologique avec le pays « fournisseur ». À preuve, les coups d’État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger par des anticolonialistes, inspirés notamment par le mouvement de Thomas Sankara dans les années 1980, ont mené à l’interruption abrupte de toute aide militaire par les pays occidentaux qui y étaient impliqués.

La chute des Conservateurs au profit des Libéraux de Justin Trudeau nous a montré qu’à l’image de la dualité Républicains-Démocrates aux États-Unis, le mirage du progressisme social ne résiste pas aux velléités impérialistes propres à l’establishment politique élargi. Les mêmes guerres, toujours plus clandestines, se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui. Puis, en 2022, l’invasion russe de l’Ukraine a pu servir à ramener le monde à une logique de Guerre froide opposant l’OTAN et ses alliés à un bloc formé par la Russie et ses alliées. C’est l’histoire qui se répète, pour paraphraser George Santayana, un analyste qui avait aussi dit, au sujet de la guerre, que seuls les morts en voient la fin. Quelle porte de sortie pour le Canada et, conséquemment, le Québec, tant qu’il fera partie du Canada ? Des militant·es québécois·es de gauche avaient autrefois publié un petit manifeste intitulé Un Québec sans armée. Cette proposition, quoique louable, est atrocement naïve. Les ressources naturelles abondantes et fortement en demande du Canada attisent la convoitise mondiale, surtout de l’omnipotent voisin américain dont le président Trump a ouvertement suggéré que nous devenions le 51e État.

Ce qui nous force, au minimum, à développer les ressources, les alliances internationales et les stratégies militaires suffisantes pour y résister. En ce sens, l’approche suisse et celles des pays dits « non alignés » sont ce qui ressemble le plus à une réelle « défense nationale », surtout à l’heure où le Pentagone a renommé le Département de la Défense en Département de la Guerre. Il faut donc une politique militaire, mais qui est anti-impérialiste et strictement axée sur la défense territoriale terrestre, maritime et aérienne. Parce qu’avoir une politique militaire de défense, ça ne veut aucunement dire avoir une politique belliciste. Il faut pouvoir se défendre, mais il faut aussi pouvoir tenir tête aux va-t’en-guerre. Et pour cela, il nous faut un mouvement pacifiste fort. Voilà notre principal chantier à l’heure actuelle. 

Bibliographie

BENJAMIN, Medea et SWANSON, David. L’OTAN : une alliance au service de la guerre, Lux, 2025

BUTLER, Gen. Smedley D. War is a Racket, Feral House, 2003

CHOMSKY, Noam et VLTCHEK, André. L’Occident terroriste, Écosociété, 2015

FORGUES, Martin. L’Afghanicide, cette guerre qu’on ne voulait pas gagner, VLB Éditeur, 2014

FORGUES, Martin. Un Canada errant sur le sentier de la guerre, Poètes de brousse, 2016

MBEKO, Partick. Le Canada dans les guerres en Afrique centrale, Éditions Le Nègre, 2012

MBEKO, Partick. Objectif Khadafi, Éditions Libre-pensée, 2016

QADERI, A Hadi. Dans ma tête vos champs de ruines, Éditions de la rue Dorion, 2016

ZIEGLER, Jean. L’empire de la Honte, Fayard, 2005

Mark Carney, le Premier ministre canadien, et Donald Trump, l'ancien président des États-Unis, posent ensemble dans le Bureau ovale, tous deux souriants et levant le pouce en signe d'approbation.

Pourquoi le Canada abdique devant Trump

27 septembre, par Archives Révolutionnaires
Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme ! Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du (…)

Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme !

Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du patriotisme et de l’union sacrée de la grande nation canadienne. Dociles, les médias traditionnels se font la courroie de transmission du discours des élites et éludent les critiques dans ce moment trouble. Considérant le manque criant d’analyses sérieuses sur la nouvelle dynamique impériale et le rôle que le Canada sera amené à y jouer, notre comité éditorial espère contribuer à développer un espace de débats et de réflexions pour la gauche canadienne et québécoise. Dans ce dossier spécial sur l’impérialisme, les analyses et propositions stratégiques n’engagent que leurs auteurs et autrices ; Archives Révolutionnaires les présente principalement dans l’objectif de susciter une discussion publique et critique.

Biographie de l’auteur : Owen Schalk est l’auteur de Targeting Libya (Lorimer Books, 2025), une enquête sur le rôle déterminant – quoique peu connu – du Canada dans l’histoire de la Libye, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la destruction du pays par l’OTAN en 2011.

Mark Carney, le Premier ministre canadien, et Donald Trump, l'ancien président des États-Unis, posent ensemble dans le Bureau ovale, tous deux souriants et levant le pouce en signe d'approbation.

Par Owen Schalk (traduction de l’anglais par Archives Révolutionnaires)

Le premier ministre canadien Mark Carney n’a pas tenu tête au président des États-Unis Donald Trump. En fait, il n’en a jamais eu l’intention. Pour être élu en avril 2025, Carney a surfé sur la montée d’une vague de nationalisme canadien, mais ses cinq mois comme premier ministre ont apporté bien peu, si ce n’est une capitulation face à Trump, en plus d’une croissante intégration du Canada à la machine de guerre américaine. La plupart des Canadiens détestent l’administration Trump – rappelons-nous des huées du public au moment de l’hymne national américain pendant les matchs de la LNH et du mouvement « Achetez canadien » – mais, pour Carney (et l’opposition conservatrice), Washington continue de dicter l’agenda. Et ce, bien que la multipolarisation croissante du monde offre au Canada plusieurs occasions de diversifier ses relations commerciales – si seulement la classe dirigeante canadienne voulait en tirer parti. Ce qui soulève la question suivante : pourquoi le Canada refuse-t-il de diversifier ses relations face aux menaces de Trump ? Et que signifie le fait que la classe dirigeante canadienne ait choisi le réarmement impérialiste commandé par les États-Unis plutôt que le non-alignement et la paix internationale ?

Atlantisme et compétition entre grandes puissances

La Guerre froide est terminée, mais la classe dirigeante canadienne se voit encore comme partie intégrante d’un projet économique et militaire de coopération avec les États-Unis et l’Europe occidentale. Cette alliance est soudée par l’OTAN, une coalition militaire dominée par Washington. L’OTAN n’a jamais été une alliance défensive. En fait, sa création en 1949 s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie complexe du gouvernement américain et de ses alliés visant à relancer le capitalisme américain et les conditions de l’accumulation en Europe occidentale. Cet effort comprenait un volet économique (à travers le plan Marshall) et culturel (à travers le Congrès pour la liberté culturelle et d’autres organisations similaires). Pendant la Guerre froide, le théâtre d’opérations de l’OTAN était essentiellement limité à l’Europe. Une fois le conflit terminé, l’OTAN a évolué, passant d’une force de sécurité cherchant à consolider le capital d’Europe occidentale à une alliance impérialiste effrontée qui mène la guerre partout où ses membres, dont le plus important est Washington, considèrent que le capitalisme mondial a besoin d’être renforcé, comme en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye ou en Ukraine.

Alors que les guerres de l’OTAN pré-ukrainiennes étaient largement motivées par la volonté de mondialiser le capitalisme dans des régions n’ayant pas encore été conquises par l’alliance occidentale, la montée de la rivalité entre les grandes puissances, d’un côté les États-Unis et leurs alliés, de l’autre la Russie et la Chine, a progressivement changé la donne. L’OTAN post-Guerre froide s’est adaptée, délaissant les petits pays qui n’étaient pas suffisamment intégrés (ou soumis) à l’ordre impérial américain pour se concentrer sur des conflits destinés à nuire aux grandes puissances concurrentes de Washington. À chaque étape du développement de l’OTAN, Ottawa s’est empressé de s’aligner sur les objectifs impérialistes américains. Avec la montée en puissance de la Russie et de la Chine, l’un des principes fondamentaux de l’alliance atlantiste est l’augmentation massive des dépenses militaires, avec dorénavant une cible de 5 % du PIB réclamée par Trump. C’est peut-être le domaine le plus important dans lequel Mark Carney a renoncé à ses promesses de campagne et s’est plié aux exigences de Trump.

Une analyse marxiste – fondée sur le matérialisme historique et dialectique – notera que Trump et Carney ne sont pas les véritables décideurs. Ils ne sont que les représentants des relations matérielles sous-jacentes entre les classes dirigeantes, c’est-à-dire capitalistes, de leur pays respectif. Ces classes capitalistes nationales considèrent l’essor de la Russie et de la Chine, et plus largement l’émergence des BRICS, comme une menace pour les processus impérialistes qui leur permettent d’exploiter la main-d’œuvre bon marché et les matières premières des pays du Sud. De l’Amérique latine aux Caraïbes en passant par l’Afrique, l’industrie minière canadienne s’étend sur tous les continents et représente 60 % des sociétés minières mondiales. Ce secteur extractif représente peut-être la manifestation la plus frappante de la manière dont le Canada tire profit de l’ordre mondial inéquitable que les BRICS cherchent à remettre en cause.

Loin de reconnaître ce changement de paradigme géopolitique et de l’utiliser à son avantage, la classe dirigeante canadienne continue d’identifier ses intérêts à ceux de Washington et de l’alliance atlantique. En d’autres termes, les capitalistes canadiens et leurs représentants politiques veulent rester dans les bonnes grâces de Trump, car ils tirent profit de l’ordre mondial que Trump et l’OTAN cherchent à sécuriser. Il en résulte que c’est l’apaisement, et non la confrontation, qui est devenu l’approche de facto d’Ottawa à l’égard de l’administration Trump. Ce sont la Russie et la Chine, et non les États-Unis, qui continuent de susciter la colère diplomatique et l’attention militaire d’Ottawa. Cela contredit les promesses de Carney à l’électorat canadien, révélant à quel point les opinions et les intérêts de la classe dirigeante canadienne divergent de ceux de la majorité de la population. Cette rupture entre dirigeants et dirigés souligne l’importance, pour l’État canadien, de la propagande médiatique visant à réorienter la colère des Canadiens vers la Russie et la Chine, pays que la classe dirigeante considère comme la véritable menace pour ses intérêts, compte tenu de l’identification inébranlable de la bourgeoisie du Canada avec l’alliance atlantique et le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis.

Les coudes en l’air ?

Depuis janvier 2025, l’administration Trump menace le Canada de sabotage économique et d’annexion. Peu après sa seconde entrée en fonction, Trump a imposé des droits de douane dits « de rétorsion » au Canada, à savoir des droits de douane de 25 % sur les produits canadiens et de 10 % sur les ressources énergétiques et minérales canadiennes. Le Canada a réagi en imposant des droits de douane de 25 % sur une gamme de produits américains et, depuis, les deux pays se livrent une guerre commerciale accompagnée de déclarations incendiaires du président américain qui décrit ses plans d’annexion du Canada par la « force économique »[1].

Cette agressivité des États-Unis envers leur voisin du Nord a rapidement alimenté le ressentiment populaire, remodelant de manière spectaculaire le discours politique canadien à l’orée des élections d’avril 2025. Les Canadiens en sont venus à considérer les États-Unis comme une menace bien plus grande pour leur pays que la Russie ou la Chine, les deux bêtes noires perpétuelles de la classe politique et des commentateurs canadiens[2].  Le Parti libéral, qui avait vu sa cote de popularité s’effondrer après une décennie au pouvoir, a bénéficié d’un regain de popularité à la suite des agressions verbales de Trump. Le leader conservateur, Pierre Poilievre, dont la rhétorique du « Canada d’abord » et les politiques réactionnaires l’avaient rapproché de Trump aux yeux des électeurs, n’a pas réussi à prendre le pouvoir, en dépit des sondages prédisant une victoire écrasante. Le Parti libéral, sous la direction de Mark Carney, a évité la déconfiture, en obtenant un gouvernement minoritaire.

Carney a promis de « lever les coudes » (elbows up) face à l’administration Trump, une expression issue du monde du hockey qui réfère à une manière efficace de se protéger de l’équipe adverse. Le premier ministre a affirmé que le processus « d’intégration profonde » entre les armées américaine et canadienne était terminé : « Nous sommes désormais dans une position où nous coopérerons lorsque cela est nécessaire, a-t-il déclaré, mais nous ne coopérerons pas nécessairement.[3] » Pourtant, le Canada est-il vraiment en train de réduire son intégration avec les États-Unis, ou la classe dirigeante canadienne tente-t-elle simplement d’apaiser l’opinion publique pendant qu’elle renégocie les termes de son adhésion à l’alliance atlantique ?

La fausse promesse de la diversification

Actuellement, plusieurs pays du Sud, réunis au sein du bloc économique des BRICS, cherchent à se prémunir des fluctuations d’un ordre mondial de plus en plus sclérosé et irrationnel, dominé par les États-Unis. Cela s’est traduit par une coopération Sud-Sud accrue, notamment dans le domaine des technologies vertes où la Chine excelle, et par la mise en place d’alternatives aux réseaux financiers contrôlés par les États-Unis, comme le système SWIFT, ce qui permet aux États participants de réduire leur exposition aux sanctions unilatérales, devenues ces dernières années un outil central du pouvoir économique américain. Au total, les 10 membres et 10 pays partenaires du BRICS représentent 56 % de la population internationale et 44 % du PIB mondial[4]. Ils constituent la majorité de la population du globe et pourraient bientôt devenir majoritaires en termes de production économique. Au même moment, 95 % des exportations canadiennes sont destinées aux États-Unis, alors que le marché américain ne représente que 5 % des consommateurs mondiaux. Si le gouvernement canadien souhaitait diversifier son économie afin de se prémunir contre l’ingérence américaine, l’option la plus sensée aurait été de se tourner vers le marché majoritaire incarné par le bloc des BRICS.

Compte tenu du manque de fiabilité, de la volatilité et de la stagnation croissante du capitalisme américain, le Canada pourrait théoriquement se protéger des vicissitudes de son voisin en intensifiant ses échanges commerciaux avec les pays du BRICS en général et la Chine en particulier. Sur le plan militaire, le Canada pourrait affirmer sa souveraineté en se détachant du complexe militaro-industriel américain et en mettant fin à ses engagements de plus en plus coûteux envers l’OTAN qui, sous Carney, pourraient désormais 5 % du PIB canadien, soit 150 milliards de dollars par an. Dans l’ensemble, le non alignement en matière de politique étrangère et un virage économique vers la majorité mondiale apporteraient au Canada une série d’avantages, dont le plus important serait son indépendance, qui garantirait à son tour la pertinence du Canada sur la scène internationale pour les années à venir.

Depuis la victoire de Carney, les discussions sur l’avenir du Canada manquent de cette nécessaire ambition. Ses programmes de diversification commerciale se concentrent principalement sur l’Union européenne, qui souffre d’une faible productivité et d’une croissance anémique, en particulier depuis l’imposition de sanctions sur l’énergie russe en 2022[5]. Carney a également renforcé l’intégration sécuritaire du Canada avec l’Europe, ce qui ne constitue guère une diversification compte tenu du fait que tous les pays concernés sont membres de l’OTAN et obéissent aux États-Unis. Lorsqu’on analyse les politiques de Carney sur le fond plutôt que sur la forme, on constate que le gouvernement canadien : 1) ne tire pas parti des marchés dynamiques des BRICS, s’en tenant plutôt à une vision atlantiste de la « diversification » commerciale qui ne protège guère le Canada de la coercition économique américaine, et 2) s’aligne encore plus étroitement sur les objectifs militaires et géopolitiques des États-Unis. Les politiques du premier ministre ressemblent en tout point à celles de « l’intégration profonde » à laquelle sa victoire était censée mettre fin.

Carney a tenté de présenter son adhésion au militarisme comme une renaissance économique pour le Canada. L’analyste politique Abbas Qaidari décrit la présentation par Carney des politiques de son gouvernement comme « une forme typiquement canadienne de militarisme keynésien, qui ne repose pas sur le chauvinisme ou l’expansionnisme, mais sur une fusion sophistiquée entre crédibilité fiscale, intervention productive de l’État et contrôle stratégique du discours ». Selon Qaidari, le gouvernement Carney « refond la défense comme une source d’activité économique souveraine[6] ».  Une telle analyse ignore la dimension impériale de cette politique, en particulier le fait que l’administration Trump a exigé des États membres de l’OTAN qu’ils augmentent leurs dépenses militaires afin de contrer les puissances qui se rassemblent autour de la Russie et de la Chine. Dans ce contexte, il apparaît clairement que la décision de Carney de participer à la relance du militarisme atlantiste s’inscrit dans une stratégie occidentale plus large visant à contenir la multipolarité, et ce, afin de renforcer un ordre mondial en déclin orienté vers l’Occident. Le bellicisme de Carney profite à ceux qui s’engagent à maintenir l’impérialisme dirigé par les États-Unis, ainsi qu’à l’industrie de l’armement atlantique qui alimente la militarisation des membres de l’OTAN et l’expansion de l’alliance. Il ne profite pas à la majorité des Canadiens qui exhortent leur gouvernement à poursuivre une véritable diversification des relations commerciales et militaires.

Le Canada et l’impérialisme

Le système mondial dirigé par les États-Unis, qui a prévalu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, était fondamentalement impérialiste. Comme l’avance les travaux de Samir Amin, le capitalisme se caractérise depuis ses origines au XVIe siècle par une « polarisation entre centres et périphéries, qui n’a fait que s’accentuer au cours du développement ultérieur de sa mondialisation ». En ce sens, Amin remet en question la vision de Lénine et de Boukharine selon laquelle l’impérialisme du XXe siècle était une « nouvelle » étape du capitalisme. Il précise : « Le système pré-monopoliste du XIXe siècle n’était pas moins impérialiste [que le système monopoliste du XXe siècle]. La Grande-Bretagne a maintenu son hégémonie précisément grâce à sa domination coloniale sur l’Inde.[7] » Cette information est importante puisque l’État capitaliste-colonial du Canada a bénéficié de son intégration au système impérial britannique[8].

Comme le souligne l’économiste canadien John Rapley : « Dès les débuts de la colonisation européenne, le Canada s’est intégré au commerce triangulaire qui exploitait les excédents générés par les économies esclavagistes des Caraïbes et du Sud des États-Unis, permettant ainsi aux colons européens de tirer profit du travail forcé des Africains tout en se tenant à distance des horreurs de cette institution.[9] » Une classe capitaliste canadienne a émergé et s’est consolidée sous la tutelle de l’Empire britannique. Au début du XXe siècle, le journaliste d’investigation Gustavus Myers a découvert que « moins de cinquante hommes contrôlent 4 000 000 000 $, soit plus d’un tiers de la richesse matérielle du Canada, sous forme de chemins de fer, de banques, d’usines, de mines, de terres et d’autres propriétés et ressources ». Myers a également qualifié de « prodigieux » le montant du capital britannique présent au Canada, soit plus de 2 milliards de dollars, représentant environ 55 milliards de dollars actuels[10]. Le capital britannique s’est alimenté grâce à l’extraction de superprofits dans les colonies de l’empire, et c’est grâce à l’investissement d’une part de ces gains dans notre pays que le Canada a pu s’industrialiser et, en 1867, se formaliser en tant que nation. En bref, les capitalistes britanniques ont tiré des rentes impérialistes de l’Inde et d’autres colonies, puis ils ont redirigé une partie de cette plus-value vers le Canada et d’autres « dominions blancs », contribuant à la croissance rapide de leur économie. « De cette manière, écrit Rapley, le Canada s’est retrouvé au sommet d’un réseau d’exploitation mondiale, capable de s’assurer la plupart des avantages économiques de la domination impériale tout en assumant peu de ses coûts : guerres coloniales, marine coûteuse, administrations impériales.[11] »

L’économiste politique Jerome Klassen va dans le même sens et affirme : « Si le système-monde capitaliste est constitué par une structure du pouvoir impérialiste à travers laquelle les excédents économiques sont répartis de manière inégale en raison des stratégies concurrentes des États-nations et de leurs classes capitalistes respectives, alors le Canada doit se situer près du sommet de ce système hiérarchique, et la question de l’impérialisme canadien doit être explorée[12] ». Après la Seconde Guerre mondiale, le Canada est demeuré dans les hautes sphères impérialistes, même s’il s’est détaché progressivement de la Grande-Bretagne au profit des États-Unis. Le Canada a participé avec enthousiasme à la création des institutions de Bretton Woods, dominées par la perspective occidentale et en particulier américaine. En avril 1949, il est devenu membre fondateur de l’OTAN. Au début de la Guerre froide, les États-Unis ont défini l’Amérique du Nord comme une seule « unité stratégique » et sécurisé un approvisionnement régulier en ressources énergétiques et minérales canadiennes. Parallèlement, le Canada a renforcé son intégration économique et militaire avec les États-Unis, le nouveau centre impérial mondial. La vigueur de l’économie canadienne est alors devenue dépendante de l’armée américaine et des entreprises impériales des États-Unis[13].

La capacité du Canada à tirer profit des marchés sécurisés par l’impérialisme occidental sans avoir à supporter le poids du maintien de l’appareil politique et militaire destiné à l’extraction de la rente impérialiste a permis au pays de maintenir un système de protection sociale, y compris des soins de santé universels, et d’orienter les dépenses militaires vers des missions internationales « pacifiques » plutôt que vers des campagnes militaires agressives. Seule exception : les campagnes agressives menées, au sein même du Canada, contre les peuples autochtones qui s’opposaient à l’expansion et à la consolidation du capital canadien, par exemple lors de la résistance des Métis de la rivière Rouge en 1870, de leur lutte dans le Nord-Ouest en 1885, et du combat des Mohawks de Kanesatake en 1990. Pour revenir aux missions internationales de maintien de la paix, elles ont souvent été décrites comme la preuve des valeurs de multilatéralisme et de compromis du Canada, contrastant avec le militarisme américain. Cependant, c’est précisément grâce au système impérialiste maintenu par la puissance militaire américaine que la classe dirigeante canadienne a pu se réorienter vers la protection sociale et les efforts de maintien de la paix. L’économiste et politologue Paul Kellogg décrit la stratégie du Canada à cette époque comme un « parasitisme militaire », ce qui signifie que « le capitalisme canadien a investi et tiré profit des sphères d’influence « protégées » par le plus proche allié du Canada, les très militarisés États-Unis[14] ».  De plus, l’armée canadienne n’a jamais été uniquement une force de maintien de la paix, comme le souligne le politologue Todd Gordon :

« Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’armée canadienne a participé à au moins cinq interventions impérialistes dans des pays étrangers : Corée (1950-1953), Irak (1991), Yougoslavie (1999), Haïti (2004) et Afghanistan (depuis 2002). Le Canada n’a pas participé à la guerre du Vietnam. Mais il a vendu pour des milliards de dollars de matériel de guerre aux États-Unis à l’époque et a utilisé son siège à la Commission internationale de contrôle et de surveillance – la force internationale créée en 1954 pour superviser la mise en œuvre des accords de Genève qui ont mis fin à la première guerre d’Indochine – pour soutenir l’effort de guerre américain. Le Canada a envoyé deux destroyers dans la région vers la fin de la guerre américaine pour soutenir les soldats canadiens qui y servaient. Et bien que le Canada n’ait pas officiellement participé à la guerre en Irak en 2003, des soldats et des officiers canadiens participant à des programmes d’échange ont néanmoins combattu aux côtés de l’armée américaine et occupé des postes de commandement dans les forces d’occupation[15] ».

Certaines de ces interventions, menées dans le contexte du retour de la Russie et de l’ascension de la Chine, peuvent être en partie comprises comme des efforts visant à endiguer l’émergence d’un monde multipolaire qui remet en cause le système impérialiste occidental et la position privilégiée du Canada au sein de celui-ci. Comme le note Klassen, la guerre en Afghanistan, à laquelle le Canada a contribué en envoyant 40 000 soldats pendant treize ans, a été « utilisée pour contrer l’expansion chinoise, privatiser les ressources afghanes et, de manière générale, étendre l’espace du capitalisme mondial et de l’empire américain ». Plus précisément, Klassen soutient que le Canada « menait une guerre pour étendre l’hégémonie occidentale à travers l’Eurasie et le système mondial au sens large, pour élever le rang politique, économique et militaire du Canada au sein de ce système, et pour étendre les intérêts du capital canadien à l’échelle nationale, régionale et mondiale[16] ».

À mesure que le capital canadien se mondialisait à la fin du XXe siècle, les entreprises canadiennes ont davantage tiré parti de la main-d’œuvre et des ressources bon marché du Sud global, clamant une plus grande part des superprofits versés vers le Nord. Cela s’est accompagné d’une diminution des contributions du Canada au maintien de la paix aux Nations unies et d’une augmentation de la participation canadienne aux guerres impérialistes. Klassen décrit ce processus comme l’émergence d’un « néolibéralisme blindé », une « fusion du militarisme et de la lutte des classes dans les politiques et les pratiques de l’État canadien » qui avait un triple objectif : « mondialiser la portée des entreprises canadiennes ; assurer une position centrale à l’État canadien dans la hiérarchie géopolitique ; et discipliner toutes les forces d’opposition – étatiques et non étatiques – dans l’ordre mondial[17] ».

Au début des années 1980, la crise mondiale de la dette a frappé de plein fouet les pays du Sud et « les pays capitalistes avancés ont utilisé le FMI et la Banque mondiale pour modifier radicalement le paysage politique et économique du tiers-monde[18] ». Ces institutions financières dirigées par l’Occident ont accordé un allègement de la dette en échange d’une libéralisation économique. En conséquence, « les marchés ont été ouverts aux capitaux du premier monde, les services publics et les terres ont été privatisés, les dépenses sociales et les subventions ont été réduites, les monnaies ont été dévaluées et les ressources naturelles ont été transformées en marchandises, ce qui a déclenché une vague d’investissements à la recherche de ressources naturelles, de main-d’œuvre bon marché et d’actifs vendus à prix cassés[19] ». Le Canada s’est joint à cette ruée vers le Sud. Entre 1990 et 2005, les investissements directs canadiens dans les marchés du Sud ont considérablement augmenté, en fait, « à un rythme supérieur à celui de l’économie canadienne[20] ».

Cette conjoncture n’a pas entraîné une sortie canadienne du bloc atlantiste, mais a plutôt correspondu à une contribution accrue du Canada aux conquêtes militaires visant à étendre la puissance de l’Atlantique Nord. L’intérêt du Canada pour les pays du Sud était et demeure de nature impérialiste, dans le sens où l’État canadien se préoccupait de l’expansion de l’hégémonie occidentale et de la capacité des entreprises canadiennes à obtenir des sources de survaleur pour alimenter la croissance de son économie. De plus, les réformes imposées aux pays du Sud ont activement sapé leur souveraineté nationale. L’orientation du Canada vers le Sud n’était clairement pas un arrangement mutuellement avantageux, comme en témoigne l’opposition généralisée des populations aux entreprises canadiennes, en particulier aux sociétés minières, dans les pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique. Leurs dénonciations visaient à juste titre les pratiques corrompues et l’impact écologique négatif de ces entreprises[21].  Au cours des années suivantes, la préférence des pays du Sud pour les alliances économiques menées par la Chine, qui ne portent notamment pas atteinte à la souveraineté nationale par l’imposition de réformes néolibérales, s’est manifestée par la croissance rapide des BRICS (fondés en 2008, élargis en 2014 pour inclure l’Afrique du Sud) et de l’initiative des Nouvelles routes de la soie (lancées en 2013).

À mesure que ces blocs économiques Sud-Sud se sont consolidés, l’ordre mondial capitaliste dirigé par les États-Unis a perdu de son influence, et les pays qui alimentaient les superprofits occidentaux semblent moins disposés à sacrifier leur souveraineté nationale en échange d’investissements américains. Plutôt que de considérer l’avènement d’un ordre mondial multipolaire comme une opportunité, l’État canadien se sent apparemment menacé par la perspective de perdre des sources potentielles de survaleur. Cette menace est également profondément ressentie aux États-Unis ; l’inquiétude des États-Unis face à un monde multipolaire l’a conduit à s’impliquer à l’étranger, notamment en Ukraine, et a alimenté la montée de ce que John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review, appelle « l’impérialisme MAGA ».

La première administration Trump (2017-2021) a lancé une nouvelle guerre froide contre la Chine dans le but de vaincre son principal concurrent mondial. En Amérique latine, Trump a cherché à éradiquer les alternatives socialistes représentées par la République bolivarienne du Venezuela et la République de Cuba. Au Moyen-Orient, il a tenté de soumettre la région à l’hégémonie israélienne. Pour sa part, le Canada a soutenu ces objectifs, imposant ses propres sanctions au Venezuela et commettant un « enlèvement judiciaire » sur la personne de Meng Wanzhou, cadre dirigeante de l’entreprise chinoise Huawei, à la demande de Trump. Le Canada a aussi continué de fournir des armes et un soutien diplomatique à l’État d’Israël, de plus en plus ouvertement génocidaire. L’administration de Joe Biden (2021-2025) a élargi la guerre menée par les États-Unis contre le multipolarisme pour y inclure la guerre en Ukraine, dont l’objectif est d’affaiblir la Russie, comme l’a déclaré l’ancien secrétaire à la Défense Lloyd Austin[22].  Le Canada est profondément impliqué dans ce conflit. En outre, l’armée canadienne s’est déployée en mer de Chine méridionale pour mener des exercices provocateurs au large des côtes chinoises, ce qui témoigne de l’engagement du Canada dans une campagne sur deux fronts visant à défier simultanément la Russie et la Chine. Ces tendances en matière de politique étrangère se sont poursuivies et se sont même intensifiées sous la gouverne de Mark Carney. Ainsi, les libéraux canadiens suivent les objectifs américains, même s’ils proclament défendre la souveraineté et l’indépendance canadiennes.

Manquer le bateau des BRICS

La riposte la plus importante de Mark Carney aux agressions de Trump a été d’augmenter les livraisons de pétrole vers la Chine par l’entremise l’oléoduc Trans Mountain[23].  Cependant, lorsqu’on examine tous les domaines potentiels de collaboration avec la Chine et les BRICS, ces livraisons apparaissent comme négligeables. Dans le contexte du soutien continu du Canada aux objectifs géopolitiques des États-Unis, elles sont encore moins impressionnantes. Depuis près de deux décennies, les économistes et les observateurs avertissent que le Canada ne tire pas profit des opportunités offertes par les pays du BRICS. En 2008, un an avant la première réunion officielle du groupe des BRIC, le think thank Conference Board of Canada a noté que le pays faisait peu d’efforts pour approfondir ses liens avec les économies des BRIC. Cette année-là, moins de 2 % des exportations canadiennes étaient destinées à la Chine, tandis que les investissements canadiens dans ce même pays représentaient moins de 1 % du total des investissements directs étrangers du Canada. Les investissements canadiens en Inde étaient, quant à eux, « pratiquement invisibles ». Le groupe de réflexion notait : « Le Canada passe à côté d’énormes opportunités offertes par les pays des BRIC. […] La part du Canada dans le commerce et les investissements avec les BRIC est faible et les liens avec ces pays […] doivent être approfondis. » La chercheuse Sheila Rao a fait valoir « qu’il existe également d’énormes opportunités d’exportation et d’investissement pour le Canada dans ces pays. La Chine et l’Inde sont avides de ressources, ont des besoins massifs en infrastructures et leur population moyenne, gigantesque et en pleine croissance, stimule la demande de produits dans le monde entier[24]. »

Plus récemment, les professeurs Laura MacDonald et Jeremy Paltiel ont averti que la volonté du Canada d’approfondir ses liens avec les États-Unis au détriment des pays du BRICS était imprudente. « Le choix antérieur des gouvernements de poursuivre une intégration économique plus profonde avec les États-Unis au détriment de la diversification commerciale s’est avéré problématique dans une période de stagnation de l’économie américaine et de montée en puissance de nouvelles puissances économiques », ont fait valoir les auteurs. « Le Canada est confronté non seulement à une crise économique, mais aussi à une crise identitaire, car il doit faire face à de nouveaux puissants rivaux qui remettent en cause l’ordre mondial qu’il a contribué à établir et dont il a tiré profit. » Ils ajoutent : « La réponse du gouvernement canadien a été inadéquate et […] le Canada prend du retard dans le remaniement de l’ordre mondial. Si ce bilan reflète peut-être les limites de l’administration canadienne précédente [le Premier ministre conservateur Stephen Harper], nous pensons qu’il est également lié à des problèmes plus profonds auxquels sont confrontés les bénéficiaires du statu quo pour s’adapter aux nouveaux rivaux […]. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis, son partenaire économique le plus puissant, le Canada a tout intérêt, sur le plan économique, à diversifier ses relations commerciales et d’investissement.[25] » Cette diversification n’a pas eu lieu.

À l’approche du deuxième mandat de Trump, le Globe and Mail, l’un des plus anciens journaux d’Amérique du Nord et considéré comme le « journal de référence » au Canada, a publié un article d’Emerson Csorba soulignant la nécessité pour le Canada de se rapprocher de la majorité mondiale. Dans cet article, Csorba appelait le Canada à adhérer au BRICS. « L’idée derrière l’adhésion au BRICS, affirme l’auteur, est qu’il vaut mieux s’engager directement dans ce forum plutôt que de garder ses distances, ce qui garantirait presque à coup sûr une dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis et un rôle négligeable du Canada dans la géopolitique. » Il poursuit :

« Tout en tirant des avantages économiques, le Canada peut protéger ses intérêts en entretenant des relations avec un plus large éventail de partenaires. Il existe un précédent historique dans l’engagement stratégique du Canada avec l’URSS, la Chine et Cuba en tant qu’interlocuteur de l’Amérique pendant la Guerre froide. Le Canada peut également s’engager davantage dans des plateformes telles que la Francophonie, en établissant des liens avec les puissances émergentes du Sud. […] Le Canada ne peut plus supposer, comme cela a été le cas dans le passé, que l’Amérique servira de protecteur.[26] »

En juillet 2025, alors que Carney multipliait les capitulations devant Trump, le Globe and Mail publiait un autre article appelant le Canada à « se libérer des États-Unis et à nouer des liens plus étroits avec la Chine ». La publication de cet article dans un grand journal canadien montrait que même les médias capitalistes privés ne pouvaient ignorer la montée populaire du sentiment anti-américain dans le pays. Les auteurs, Julian Karaguesian et Robin Shaban, déclaraient :

« Pour atteindre la souveraineté économique, le Canada doit se libérer du discours colporté par Washington selon lequel la Chine serait un partenaire commercial peu fiable cherchant à dominer le monde. Le Canada doit plutôt forger ses propres relations avec la Chine, des relations fondées sur les intérêts canadiens et non américains. […] Pour atteindre l’indépendance économique, le Canada doit changer de cap. Entre 2018-2019 et la fin de 2023, le commerce entre le Mexique et la Chine a augmenté de 66 % tout en maintenant les liens avec les États-Unis. Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? Nous devons également améliorer le transfert de technologies depuis la Chine de manière à renforcer notre puissance économique, accélérer notre innovation et protéger notre souveraineté… La plus grande menace pour la souveraineté canadienne n’est pas l’ingérence chinoise, mais notre servilité envers les États-Unis, qui nous traitent de plus en plus comme un vassal. Alors que 95 % des consommateurs mondiaux vivent en dehors des États-Unis, le fait que nous dépendions d’un partenaire de moins en moins fiable pour 75 % de nos exportations n’est pas une tactique, mais une faute stratégique.[27] »

Néanmoins, le gouvernement Carney préfère approfondir toujours plus l’intégration militaire du Canada avec les États, et ce, malgré une administration américaine agressive. Il poursuit sa « diversification » commerciale dans un cadre atlantiste restreint, ce qui ne contribue guère à garantir la souveraineté canadienne vis-à-vis des États-Unis et sert en fait les intérêts américains en maintenant le Canada sous la domination de Washington.

Mark Carney : un impérialiste MAGA ?

L’actuelle administration Trump considère la Chine comme le principal adversaire de l’hégémonie américaine. À ce titre, Trump cherche à obtenir un cessez-le-feu en Russie afin de concentrer les efforts américains sur la lutte contre l’influence mondiale de la Chine. L’équipe de politique étrangère de Trump est composée de rapaces anti-Chine tels que Marco Rubio, Pete Hegseth et Elbridge Colby, qui prônent une « stratégie de refus » de grande envergure à l’encontre de la Chine, qui viserait à paralyser l’économie de ce pays. Pour ces derniers, la Russie ne représente pas une menace du même ordre. Parallèlement, Trump et son équipe de conseillers financiers – à savoir Peter Navarro, Scott Bessent et Stephen Miran – ont déstabilisé l’économie mondiale en imposant des mesures tarifaires radicales visant à intimider le monde entier afin qu’il se soumette davantage aux exigences des États-Unis. Miran affirmait que le Canada, parmi d’autres, pouvait facilement être contraint de se plier aux intérêts américains[28]. Il semble qu’on lui ait donné raison.

Alors que le second mandat de Trump marque une rupture historique dans l’opinion publique canadienne à l’égard des États-Unis, avec des opinions extrêmement négatives, les dirigeants politiques canadiens ne se sont pas adaptés à cette réalité. En effet, au niveau de la gouvernance nationale, Mark Carney représente une remarquable continuité avec les politiques qui durent depuis plusieurs décennies et qui ont vu le Canada soutenir les objectifs impérialistes des États-Unis face aux défis posés par la périphérie. Même les menaces d’annexion de Trump n’ont pas perturbé cette fidélité. Carney et Trump ont quelque chose en commun : aucun d’eux n’est disposé à s’adapter à l’ordre mondial non occidental émergent. Lorsque l’administration « impérialiste MAGA » de Trump est arrivée au pouvoir en janvier 2025 – Bellamy Foster définit l’impérialisme MAGA comme « un rejet du rôle traditionnel des États-Unis en tant que puissance mondiale hégémonique au profit d’un empire hypernationaliste America First » –, elle a présenté un programme visant à rétablir l’hégémonie américaine à une époque où la coopération Sud-Sud s’intensifie[29].  Bellamy Foster affirme que le bellicisme de Trump envers les gouvernements alliés, y compris l’Union européenne, pourrait générer une « rivalité interimpérialiste » entre les puissances occidentales mais, pour l’instant, cela ne semble pas se produire de manière substantielle. L’Europe, tout comme le Canada, a adopté une position conciliante envers Washington, notamment par le biais de programmes de réarmement massifs visant à soulager l’empire américain du fardeau de la défense européenne[30].

En fait, l’augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN était une exigence clé de la vision impérialiste américaine. Comme l’a déclaré le secrétaire à la Défense Pete Hegseth en février 2025 : « La sauvegarde de la sécurité européenne doit être un impératif pour les membres européens de l’OTAN. Dans ce cadre, l’Europe doit fournir la majeure partie de l’aide létale et non létale future à l’Ukraine… Les États-Unis donnent la priorité à la dissuasion d’une guerre avec la Chine dans le Pacifique.[31] » Ainsi, les membres de l’OTAN contribuent au rééquilibrage impérialiste de l’administration Trump vis-à-vis de la Chine en assumant le fardeau de la guerre atlantiste contre l’ascendant économique de la Russie. Le gouvernement de Mark Carney a affirmé de manière peu convaincante que la capitulation du Canada face aux exigences de Trump en matière de dépenses militaires – qui constituent la plus forte augmentation des dépenses d’armement de l’histoire du Canada – est en fait la preuve de l’engagement du Canada en faveur de la diversification de la sécurité, le réarmement canadien se déroulant sous l’égide de l’OTAN. Cependant, ceux qui connaissent l’histoire de l’OTAN comprennent que ce sont les États-Unis qui prennent les décisions au sein de l’alliance. Comme l’a fait remarquer Richard Nixon, l’OTAN est « le seul organisme collectif qui a jamais fonctionné » parce que « nous [les États-Unis] sommes aux commandes[32] ».

Sous Carney, le Canada rejoindra probablement le système nord-américain de défense antimissile de Trump, le « Golden Dome », qui coûtera 61 milliards de dollars aux Canadiens. Carney dépensera sans doute 19 milliards de dollars pour des avions de combat F-35 fabriqués aux États-Unis, dont les pièces de rechange seront détenues et contrôlées par le gouvernement américain[33]. Aucune de ces initiatives ne protégera la souveraineté canadienne. Elles soumettront encore davantage les impératifs militaires canadiens aux États-Unis.

Selon l’économiste marxiste Prabhat Patnaik, la vision de Trump d’un empire « America First » est une « stratégie de renaissance de l’impérialisme[34] ». Son administration impérialiste MAGA souhaite voir échouer la Chine, les BRICS et la majorité mondiale, afin que l’empire américain reste dominant à l’échelle mondiale, en maintenant un flux en constante expansion de superprofits sous forme de main-d’œuvre et de ressources naturelles provenant des économies périphériques. Malgré l’opinion publique anti-américaine au Canada et l’ouverture populaire à de nouvelles relations commerciales, le premier ministre Carney a choisi le renforcement impérialiste plutôt que la majorité mondiale, le militarisme lié aux États-Unis plutôt que la promesse de la multipolarité. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du Canada, ni pour la sécurité des populations du globe.

Les dangers du militarisme dans un contexte multipolaire

La riposte canadienne aux pressions économiques et aux menaces d’annexion de Trump – ou plutôt l’absence de riposte – est représentative de la complaisance de l’État capitaliste canadien, créée par des siècles de privilèges impérialistes. La faible réponse d’Ottawa au déclin des États-Unis a révélé la réalité suivante : l’establishment politique canadien n’est pas disposé à abandonner sa position privilégiée dans le statu quo de plus en plus obsolète du capitalisme impérialiste dirigé par les États-Unis. L’impérialisme capitaliste (d’abord britannique, puis américain) a enrichi l’économie canadienne, et plus particulièrement sa classe capitaliste coloniale, depuis les origines du pays jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, les changements inexorables de l’ordre mondial actuel ont révélé que la dépendance du Canada à l’égard de l’impérialisme américain était avant tout un problème en termes d’influence géopolitique et de moyens de subsistance matériels pour la plupart des Canadiens. Les capitalistes et les politiciens canadiens ont pris peu de mesures pour rapprocher le Canada de la majorité mondiale, malgré le désir du public de voir des changements audacieux et profonds dans les relations commerciales du Canada.

Pour notre pays, les dangers liés à la poursuite d’un militarisme aligné sur les États-Unis plutôt que d’une intégration souveraine dans un monde multipolaire sont nombreux. Si le gouvernement canadien ne parvient pas à le reconnaître, le Canada sombrera dans l’insignifiance à mesure que l’hégémonie américaine déclinera. Avec une classe dirigeante attachée au capitalisme et à l’atlantisme, un tel destin semble inévitable.


[1] Cité dans Rhianna Schmunk, “Trump says he would use ’economic force’ to join Canada with U.S.”, RCI, January 7, 2025, https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/2131198/trump-says-he-would-use-economic-force-to-join-canada-with-u-s

[2] Kelly Geraldine Malone, “Growing number of Canadians view the U.S. as a top threat, poll shows”, Global News, July 8, 2025, https://globalnews.ca/news/11280397/united-states-threat-canadians/

[3] Cité dans Sean Boynton, “U.S. Golden Dome among ‘options’ for Canada’s defence, Carney says”, Global News, May 21, 2025, https://globalnews.ca/news/11190806/carney-golden-dome-us-trump-security/

[4] Ben Norton, “BRICS expands to 56% of world population, 44% of global GDP: Vietnam joins as partner country”, Geopolitical Economy, July 4, 2025, https://geopoliticaleconomy.com/2025/07/04/brics-expansion-population-gdp-vietnam/

[5] Matthew Karnitschnig, “Europe’s economic apocalypse is now”, Politico, December 19, 2024, https://www.politico.eu/article/europe-economic-apocalypse/

[6] Abbas Qaidari, “How Mark Carney is turning military spending into a force for economic renewal”, Policy Options, June 19, 2025, https://policyoptions.irpp.org/magazines/june-2025/defence-spending-economy/

[7] Samir Amin, « Contemporary Imperialism », Monthly Review, 1er juillet 2015, https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/

[8] Tyler Shipley, professeur au Humber College, précise : « Le Canada était fondé sur la volonté d’établir un marché privé des biens fonciers et du travail, et de créer les conditions propices à l’accumulation de richesses capitalistes. Ainsi, comme tout État capitaliste colonial, le Canada a été conçu pour détruire les populations autochtones – par l’extermination, l’expulsion, l’assimilation ou toute autre méthode – et remplacer leurs sociétés par une société dominée par une poignée de capitalistes riches et par des lois et des institutions qui soutiennent une société capitaliste. » Voir Shipley, Canada in the World: Settler Capitalism and the Colonial Imagination (Winnipeg: Fernwood Publishing, 2020), 2.

[9] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built. As the latest one declines, so does our economy”, The Globe and Mail, August 25, 2023, https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-canada-benefits-from-a-world-order-that-empires-built-as-the-latest/

[10] Myers, History of Canadian Wealth (Chicago: Charles H. Kerr & Company, 1914), i-iii.

[11] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built”, The Globe and Mail.

[12] Jerome Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy,” in Empire’s Ally: Canada and the War in Afghanistan (Toronto: University of Toronto Press, 2013), edited by Klassen and Greg Albo, 12.

[13] Cité dans Stephen J. Randall, United States Foreign Oil Policy Since World War I (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2005), 266.

[14] Cité dans Schalk, “Canada’s Militarization and the End of U.S. Hegemony,” Monthly Review, September 6, 2024, https://mronline.org/2024/09/06/canadas-militarization-and-the-end-of-u-s-hegemony/

[15] Gordon, Imperialist Canada (Winnipeg : ARP Books, 2010), 305. Écrit en 2010, le livre de Gordon ne mentionne pas la destruction de la Libye par l’OTAN, dans laquelle le Canada a joué un rôle majeur.

[16] Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy”, 17, 30.

[17] Klassen, “Joining empire: Canadian foreign policy under Harper”, Canadian Dimension, October 7, 2015, https://canadiandimension.com/articles/view/joining-empire-canadian-foreign-policy-under-harper

[18] Gordon, “Canada in the Third World: The Political Economy of Intervention” in Empire’s Ally, 215.

[19] Gordon, “Canada in the Third World”, 216.

[20] Gordon, Imperialist Canada, 175.

[21] Il existe une littérature abondante sur ce sujet, notamment : Alain Denault and William Sacher, Imperial Canada Inc.: Legal Haven of Choice for the World’s Mining Industries (Vancouver: Talonbooks, 2012); Capitalism & Dispossession: Corporate Canada at Home & Abroad (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2022), edited by David P. Thomas and Veldon Coburn; Gordon, Imperialist Canada; Gordon and Jeffery R. Webber, Blood of Extraction: Canadian Imperialism in Latin America (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2016); Paula Butler, Colonial Extractions: Race and Canadian Mining in Contemporary Africa (Toronto: University of Toronto Press, 2015); Peter McFarlane, Northern Shadows: Canadians and Central America (Toronto: Between the Lines, 1989); Testimonio: Canadian Mining in the Aftermath of Genocides in Guatemala (Toronto: Between the Lines, 2021), edited by Catherine Nolin and Grahame Russell; Shipley, Canada in the World and Ottawa and Empire: Canada and the Military Coup in Honduras (Toronto: Between the Lines, 2017); Yves Engler, The Black Book of Canadian Foreign Policy (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2009) and Canada in Africa: 300 Years of Aid and Exploitation (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2015).

[22] Julian Borger, “Pentagon chief’s Russia remarks show shift in US’s declared aims in Ukraine”, The Guardian, April 25, 2022, https://www.theguardian.com/world/2022/apr/25/russia-weakedend-lloyd-austin-ukraine

[23] “China emerging as top customer for Canadian oil shipped via Trans Mountain Pipeline”, CBC, May 16, 2025, https://www.cbc.ca/news/business/china-canada-oil-trans-mountain-pipeline-1.7537530

[24] “Canada missing out on opportunities to build relationships with BRIC countries”, Canada NewsWire, January 11, 2008.

[25] MacDonald and Paltiel, “Middle power or muddling power?”

[26] Emerson Csorba, “Canada should get closer to the non-Western BRICS economic alliance”, The Globe and Mail, November 20, 2024, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-canada-should-get-closer-to-the-non-western-brics-economic-alliance/

[27] Julian Karaguesian and Robin Shaban, “Let’s free ourselves of the U.S. and forge closer ties with China”, The Globe and Mail, July 14, 2025, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-lets-free-ourselves-of-the-us-and-forge-closer-ties-with-china/?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter

[28] John Bellamy Foster, “The Trump Doctrine and the New MAGA Imperialism,” Monthly Review, June 2025, vol. 77 no. 2, 7, 16.

[29] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 2.

[30] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 9.

[31] Hegseth, “Opening Remarks by Secretary of Defense Pete Hegseth at Ukraine Defense Contact Group”, Brussels, February 12, 2025, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/article/4064113/opening-remarks-by-secretary-of-defense-pete-hegseth-at-ukraine-defense-contact/

[32] Schalk, “Carney’s military buildup benefits the US, not Canada”, Canadian Dimension, June 13, 2025, https://canadiandimension.com/articles/view/carneys-military-buildup-benefits-the-us-not-canada

[33] Kevin Maimann, “Donald Trump says Golden Dome would cost Canada $61 billion US”, CBC, May 27, 2025, https://www.cbc.ca/news/politics/golden-dome-61-billion-1.7545414 ; David Pugliese, “Spare parts for Canada’s F-35 fleet will be controlled by the U.S.”, Ottawa Citizen, May 5, 2025, https://ottawacitizen.com/public-service/defence-watch/f-35-fighter-jet-spare-parts-u-s-canada

[34] Cité dans : Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 3.

Illustration abstracte de deux oiseaux stylisés au premier plan, entourés de motifs de petits oiseaux en arrière-plan sur un fond vert, évoquant la nature et la faune.

Marxisme et écologie : notes pour un programme de réflexion

18 septembre, par Archives Révolutionnaires
La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa (…)

La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa politique économique nationale sur celle du plus gros poisson de la chaîne impérialiste mondiale : les États-Unis. Si Trump recule en bloc sur les accords de Paris, la preuve est faite : nous devons faire de même. Alors qu’elle cherchait jadis à apparaître sous son jour le plus « vert », la bourgeoisie canadienne se recentre sur ses vieilles priorités : la compétitivité, le flux des capitaux, en un mot, la croissance capitaliste.

Ce texte s’inscrit dans ce moment politique. Il rappelle que l’écologie peut et doit continuer à être l’un des ciments des luttes populaires. L’auteur défend que l’écologie marxiste devient un champ de débats à investir pour revitaliser ces luttes, en plus de fournir une réflexion stratégique et des pistes d’action. C’est son grand mérite que d’offrir une synthèse générale des principales discussions théoriques sur l’éco-marxisme, tout en les articulant au contexte québécois.

Par D.R. (été 2025)

Au moment d’écrire ces lignes, l’alliance des Premières Nations MAMO[1], composée de chefs héréditaires et gardiens du territoire Atikamekws, Innus et Abénakis bloquent plusieurs routes et chantiers forestiers. Des appels à la solidarité et au soutien se partagent dans les réseaux progressistes[2]. Pendant ce temps, celui des vacances de la construction, les VR fusent sur la 40 et la 20, sur la 132 et la 138, les quartiers de lime se font enfoncer dans les longs goulots des coronas lights tenus par les amis de la famille assis sur leurs chaises de camping, et on entend les gens regretter l’époque où on pouvait goûter sans tracas la légèreté de l’émission estivale Sucré Salé. Les gardiens du territoire autochtones dans les mouches à chevreuil et les machineries à l’arrêt, les classes populaires qui recherchent à goûter enfin un moment de détente qui rompt avec le quotidien : deux solitudes au fond de l’été.

Les Atikamekws, Innus et Abénakis ne sont pas pour autant les seuls à lutter, mettant leurs corps et leurs existences légales en jeu, pour la protection du territoire – qu’on ne saurait plus simplement nommer aujourd’hui « québécois » l’esprit tranquille. Les raisons ne manquent effectivement pas. Les dernières années de l’épisode caquiste, qui semble bientôt tirer à sa fin, aura été le théâtre de nombreux affronts lancés aux milieux sociaux et naturels du Québec. Le projet de loi 97, déposé en avril 2025, qui pourrait céder sans consultations adéquates le tiers des forêts québécoises aux extractivistes forestiers et qui a provoqué la mobilisation de MAMO, n’est que la plus récente attaque. Rappelons que le projet de loi 69, actuellement en révision parlementaire jusqu’en septembre 2025, compte libéraliser le secteur de l’énergie au Québec, mettant ainsi à mal le monopole déjà fissuré d’Hydro-Québec, et ce, au nom de la lutte « efficace » contre les changements climatiques et la croissance économique « verte ». Pensons en outre au projet de loi 81 qui vise à permettre à l’exécutif d’autoriser des « travaux préalables » pour des projets extractifs avant l’évaluation environnementale du BAPE, dans le but d’entraîner des économies pour les (amis des) entreprises. Les simples noms de Stablex, Northvolt, TES Canada, Fitzgibbon et ses « blocs d’électricité » à lui, suffisent pour évoquer l’essentiel : l’odeur âcre de dépossession qui flotte dans l’air, mêlée à la fumée des feux de forêt.

C’est dans ce contexte que le mouvement environnemental québécois est secoué de son sommeil pandémique et, obligé par les événements, qu’il a renoué avec la critique de la consanguinité nauséabonde entre capital, colonialisme et État. Car il est en effet difficile de ne pas voir dans le gouvernement de la CAQ l’ingénuité de ceux qui croient que de se faire le comité d’administration de la classe capitaliste est le meilleur moyen de garantir la place au soleil du peuple (blanc et francophone) québécois. Le rapport au territoire ne change pas, mais la justification, si, qui est dorénavant vertueuse : on le fait au nom de « la transition écologique ». Cette vision est largement technocentriste, axée sur l’enjeu carbone, néo-extractiviste, clientéliste et néolibérale. Élargissant la sphère du marché, l’État québécois intervient néanmoins de manière active afin de rendre le territoire québécois plus investissable, de rendre moins risquée la recherche de profitabilité sur ses étendues, et – le refrain – de le valoriser pour en distribuer les fruits sous forme de (quelques) emplois. Ainsi, la transition énergétique et/ou écologique s’est de plus en plus affirmée dans les dernières années comme le moyen de réaliser la chimère de la croissance verte, et – non accessoirement – de soigner le complexe atavique du « retard québécois », quoi qu’à la manière étroite du mononc’ appliquant, comme les plus hot que lui, la logique concurrentielle du « manger ou être mangé ». En un mot : Elvis Gratton en char électrique.

Les projets justifiés au nom de « la transition » prennent et risquent de prendre de plus en plus le devant de la scène écologique politique en tant que forces à affronter, théoriquement et pratiquement. Dans ce contexte, la question du rapport entre antagonismes de classe, capital, État, lutte et transition écologique est plus actuelle et urgente que jamais. C’est pour nous préparer à encaisser ce choc, qui a déjà commencé, que je propose de faire connaître l’éco-marxisme qui, à mes yeux, recèle la potentialité de contribuer à l’affûtage des armes théoriques et politiques des mouvements de résistance écologiques et socialistes québécois. Ainsi, le présent essai a pour objectif de faire connaître quelques aspects de la littérature éco-marxiste contemporaine et de révéler succinctement ces bénéfices pour regarder la conjoncture québécoise les yeux dans les yeux, et l’affronter. Un mot, toutefois, sur ma démarche.

Parlant de la tradition politique occidentale, Hannah Arendt aimait citer le mot de René Char, poète et résistant, selon lequel « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est qu’il appartiendrait à toute collectivité politique de s’approprier réflexivement, dans l’élément de l’action, les concepts hérités de liberté, d’égalité, de politique, d’action et ainsi de suite. Or, une des spécificités de la tradition marxiste est qu’elle a précisément longtemps été, au contraire, précédée d’un testament – d’ailleurs assez contraignant – sous la forme de la doctrine soviétique, des lignes de partis et autres orthodoxies institutionnalisées. Cela est lié à la finalité pratique de la théorie marxiste, et à tout un tas de contingences historiques et politiques. Néanmoins, le fait est que donner réellement vie à l’héritage marxiste exige – là est la porte étroite que je tenterai d’emprunter ici – de s’inspirer sans imiter le geste de tous les marxistes nous ayant précédés, et de conserver un esprit de liberté par rapport à la lettre marxienne et engelsienne.

C’est pourquoi ce court essai ne prendra pas la forme d’une énième démonstration du fait que le « isme » du marxisme tombe effectivement, essentiellement ou objectivement, sous le « isme » de l’écologisme. À mes yeux, il s’agit d’une question qui a fait couler trop d’encre, et pour somme toute peu de résultats qui importent réellement d’un point de vue politique[3]. Ces débats servent d’excellents prétextes pour justifier la rédaction d’articles académiques, mais en tant que débats qui ont souvent simultanément des aspirations analytiques, politiques et stratégiques, ils ne sont pas sans lien avec la dynamique factionnaire commune dans les mouvements de gauche. En plus de laisser place, en somme, à de sempiternelles discussions historiographiques et exégétiques d’ordre essentiellement herméneutique, qui peuvent par ailleurs avoir leur pertinence dans certains contextes spécifiques, ils mènent la plupart du temps à des combats ringards d’hommes de paille qui nous font oublier l’essentiel. Que pendant qu’on s’arrache les cheveux à essayer de (se) convaincre du caractère vert de la pensée du vieux Marx ou du véritable sens du concept de dialectique, nous sommes en réalité seuls au milieu d’un champ ayant été délaissé depuis longtemps par les gens qui cherchent des ressources théoriques utiles pour penser leur action, et que nos discussions font l’effet d’un épouvantail pour ceux et celles qui se demandent « quoi faire » et qui tentent de trouver la clé de la synthèse rouge-verte tant espérée. Mon point : elle ne se trouve pas clé en main dans une note de bas de page du Capital.

C’est pourquoi j’aborderai ici l’éco-marxisme comme un champ de recherche, comme un champ de problématiques ouvert, caractérisé par une sensibilité pour certains types de problèmes et unifié par une communauté d’hypothèses de travail – et non comme une doctrine plus ou moins dogmatique condamnée à se répéter inlassablement. Ainsi, l’enjeu est pour moi de montrer que l’éco-marxisme pose les bonnes questions, sans avoir toutes les réponses, de dégager les champs d’enquête qu’elles ouvrent et, au passage d’en tirer quelques enseignements pertinents pour l’intelligence de notre conjoncture et des luttes actuelles.

Illustration abstracte de deux oiseaux stylisés au premier plan, entourés de motifs de petits oiseaux en arrière-plan sur un fond vert, évoquant la nature et la faune.

L’approche matérialiste historique de l’écologie

J’aimerais d’abord aborder le type de posture critique et politique qu’implique l’éco-marxisme, qu’on pourrait aussi appeler l’écologie matérialiste historique. Car en effet, la première hypothèse de travail de l’éco-marxisme est celle du matérialisme historique, à savoir que ce qui doit être premier dans notre conception du rapport nature-société, c’est le travail concret et matériel de reproduction de la vie humaine par lequel celle-ci, en modifiant les conditions biophysiques (la « nature ») dont elle dépend toujours, s’assure une durabilité et, en même temps, transforme ses structures sociales. Beaucoup d’efforts ont été consacrés pour déterminer si cette conception du rapport nature-société est dualiste ou non, le dualisme moderne étant généralement associé par les critiques de la modernité occidentale à une foule de rapports hiérarchiques structurant les processus de naturalisation de la domination sociale[4].

Qu’on me permette d’enjamber ces débats assez techniques pour signaler simplement que l’approche matérialiste historique a, selon moi, le bénéfice, d’un côté, de faire théoriquement droit au rapport de dépendance indépassable (le moment « matérialiste »), quoique hautement modifiable suivant les transformations des structures sociales (le moment « historique »), que les sociétés humaines entretiennent avec la nature, dont elles font évidemment partie. De l’autre côté, cette approche révèle que la distinction analytique entre société et nature est nécessaire afin d’analyser, mais surtout de critiquer, la manière dont certaines structures sociales (telles que le « capitalisme industriel ») transforment la nature de manière plus délétère que d’autres. Après tout, il faut bien être capable d’isoler non seulement la responsabilité humaine indéniable dans les bouleversements écologiques actuels, mais, plus encore, de pointer du doigt les structures de classe, de genre et de racialisation qui rendent certains types de société, certains groupes et certains individus plus responsables que d’autres de cet état de fait. C’est d’ailleurs pourquoi le concept d’anthropocène n’est pas en soi inutile, mais que celui de capitalocène est sans doute meilleur d’un point de vue critique. C’est aussi pourquoi l’éco-marxisme est évidemment une théorie anticapitaliste et révolutionnaire, étant fondée sur l’étude de contradictions indépassables, bien que pouvant être différées[5], entre rapports de production, forme de vie et croissance capitaliste, d’un côté, et conditions biophysiques, de l’autre.

Ces remarques conceptuelles ne sont pas sans conséquences pour la théorie ni pour les dimensions éthiques et politiques des luttes en cours au Québec. Elle permet d’abord de faire droit à deux grands slogans des luttes écologiques, qu’il faut savoir tenir ensemble. D’un côté, le « nous sommes la nature qui se défend » souvent entendu dans les manifestations écologistes, qui signale la relationalité fondamentale qui relie les humains à leurs conditions biophysiques et qui montre que défendre la nature, c’est défendre les humains. De l’autre côté, « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage » qui signale que cette relationalité est un lieu de luttes et de rapports de force, que certains types de relations à la nature sont préférables à d’autres, et qu’une élite doit être tenue responsable pour le désastre écologique et social contemporain.

Ensuite, ce point de départ matérialiste implique, fort pragmatiquement, que nos pratiques de reproduction de nos vies, nos pratiques de subsistance, délimitent les visions du monde que nous sommes susceptibles d’adopter durablement et profondément – plus longtemps qu’une fin de semaine au chalet. Un·e montréalais·e dont la subsistance dépend presque entièrement de l’expérience aliénante du salariat et de l’existence d’un marché de biens et services, qui est matériellement coupé des conditions écologiques permettant la production (une fois passée dans les dédales de la techno-masse industrielle moderne) de son alimentation, peut difficilement être animiste. Il s’agit du fondement de la théorie matérialiste qui exige de la pensée critique et stratégique un peu de pragmatisme. Il est peut-être vain, et même contre-productif et offensant dans certains cas, pour un·e franco-québécois·e appartenant à la majorité allochtone et vivant dans les centres urbains de la vallée du Saint-Laurent, de singer l’animisme dans ses pratiques de luttes, dans ses discours à teneur politiques ou dans ses efforts de mobilisation. À ce titre, il appartient à tous et toutes d’être honnêtes avec soi-même.

Par ailleurs, loin de moi la volonté d’accuser unilatéralement le mouvement environnementaliste québécois de « singer l’animisme », ni de discréditer la nécessaire solidarité que nous devons entretenir avec les luttes autochtones, ni d’ignorer le fait que les blancs aient énormément à apprendre des cultures, traditions et pratiques de luttes autochtones, ni de me prononcer sur la validité des visions du monde occidentales et/ou autochtones. Mon seul point est de dire que si l’imagination politique est certainement une partie intégrante de la réflexion et de l’action écologiste et socialiste, et que s’il est vrai que les visions du monde autochtones inspirent objectivement un grand nombre de personnes et groupes en luttes, tout comme les luttes autochtones font souvent office de flambeaux dans la nuit pour ceux qui rêvent d’un monde plus juste ; malgré tout cela, il subsiste le fait qu’il est mal avisé de baser un discours de transformation écologiste et socialiste sur « l’indigénisation » des masses blanches. Ce discours stratégique a pris racine dans plusieurs milieux militants, souvent universitaires. Or, les vents de face sont simplement trop forts. C’est un enseignement essentiel de ce que j’appelle l’éco-marxisme.

N’en déplaise à plusieurs, le vieux débat « matérialisme versus idéalisme » refait ici surface, dans la réflexion stratégique rouge-verte. L’argument de l’éco-marxisme est que la posture matérialiste a l’avantage de souligner, simplement, qu’il faut sortir de la problématisation de l’enjeu écologique comme une interrogation sur la posture morale qu’il faudrait adopter, de quelle vision du monde est la plus écologique, comme si la volonté morale pouvait émanciper le sujet politique de ses conditions matérielles sociales, comme si on pouvait tout simplement choisir, grâce à une parfaite liberté d’airain, les valeurs qui nous animent, et par effet de contamination, se faire les passeurs de la vertu pour convertir les récalcitrants. On perçoit ici un réflexe de consommateur de l’action et d’une conception libérale des processus de transformation sociale.

L’hypothèse des éco-marxistes est qu’il faut plutôt reposer le problème à partir de celui des conditions matérielles d’existence, de l’exploitation et de l’aliénation dans l’organisation du travail concret[6]. On ne saurait penser les conditions d’émergence de sensibilités et de visions du monde plus « écologiques », qui devront effectivement voir le jour, notamment chez les Québécois·es urbanisé·es, sans s’attaquer frontalement à la question des conditions de subsistance et réussir à montrer que les conditions de vie, qui sont si malmenées depuis la contre-révolution néolibérale, sont en grande partie déterminées par des facteurs écologiques, par le métabolisme de nos sociétés et donc par la santé des écosystèmes. Bref, comme souvent, les problèmes théoriques, abstraits et moraux, se résolvent dans la pratique : ici, dans celle visant à transformer l’organisation concrète de la reproduction de la vie. C’est peut-être un des chemins qu’on peut emprunter pour montrer en quoi les luttes anticapitalistes et les initiatives de reconfiguration des rapports de subsistance concrets au territoire peuvent être qualifiées d’écologistes.

Travail et écologie

La question du travail et des conditions de vie est donc centrale pour les penseurs éco-marxistes, autant théoriquement que stratégiquement. Nombre de celles-ci pourraient être interprétées comme des extensions et des applications contemporaines de la thèse séminale de Marx selon laquelle le procès de production capitaliste dégrade tout autant le travailleur que la terre[7], les deux phénomènes étant les deux faces d’une même médaille, deux regards sur le même phénomène. On pourrait ainsi dire que la littérature éco-marxiste se caractérise par la volonté de tenir ensemble ces deux enquêtes qui n’en font finalement qu’une seule.

La position éco-marxiste se démarque d’un point de vue théorique, celui de l’étude des causes présidant à la catastrophe écologique qu’on connaît aujourd’hui, mais aussi d’un point de vue stratégique, celui de savoir par quel bout doit être prise la question d’échafauder un projet écologique populaire. Le pari est qu’on gagne à prendre ces problèmes à partir « du point de la production », où est concentrée le pouvoir de créer des chemins de dépendances aux conséquences écologiques dévastatrices (investir dans un oléoduc), le pouvoir de se doter d’une demande pour des biens et services écologiquement désastreux au point de consommation, bref de contrôler l’économie. La posture éco-marxiste prend le contre-pied analytique et stratégique de la position libérale dominante qui consiste à inonder d’une lumière accusatrice et moralisante le consommateur individuel et à lever les yeux sur le rapport capital-travail. Or, c’est lui qui oriente le plus, dans la production et la reproduction sociale, dans la sphère du travail (payé ou non) et dans les modalités du salariat (ou du chômage), la conception du monde plus ou moins verte ou rouge que les gens sont susceptibles de manifester. On pourrait même dire que leur qualité de vie reste et sera toujours le facteur déterminant dans la mobilisation écologiste des classes moyennes et populaires, et ce, à une échelle mondiale[8]. Lier la question des conditions de vie concrètes, de la misère et de la précarisation, avec celle des conditions écologiques, est la tâche la plus importante, mais aussi la plus difficile, que se donne le programme éco-marxiste.

Corollairement, il semble stratégiquement essentiel de donner une voix, de reconnaître et de rendre visible la misère du Nord pour rendre audible dans les cafés de quartiers populaires, dans les gaz-bars et les poutineries, la douleur du Sud. On ne peut pas niveler les rapports de classe dans le Nord et opposer en bloc le Nord et le Sud, comme si tous les Québécois·es, par exemple, étaient responsables de la même manière des injustices environnementales accablant les régions pillées et exploitées du globe[9]. Il en va de la possibilité même de rendre plausible, convaincant et simplement possible un environnementalisme des classes travaillantes.

Peinture abstraite représentant un tracteur sur un fond aux couleurs vives et texturées, évoquant la ruralité et l'exploitation agricole.

Capital et énergie

Un des dadas de la littérature éco-marxiste est son investigation des liens de dépendance structurelle entre le capitalisme et sa base énergétique. Tandis que l’histoire de l’analyse de la spatio-temporalité du capitalisme industriel est depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les géographes marxistes, commençant avec l’œuvre titanesque de David Harvey[10], poursuivie par des figures telles que Neil Smith, Noel Castree, ou Matt Huber, la question du rapport entre capitalisme et énergie a progressivement pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure des diverses vagues de greenwashing ayant accompagné les diverses annonces de « transition énergétique ». À ce niveau, un pan du travail éco-marxiste a été et continue d’être l’investigation du rapport historique, actuel et à venir entre les énergies fossiles et le capitalisme comme mode de production et de forme de vie. À ce niveau, la spécificité de l’éco-marxisme est, encore une fois, de localiser son point de départ analytique dans les rapports de production et de propriété changeant selon les époques et les contextes. Tout rapport de production ne s’harmonise pas arbitrairement avec n’importe quelle source énergétique. La proposition fondamentale de l’éco-marxisme est que les rapports de production et les rapports sociaux capitalistes, basés sur la privatisation des moyens de travail et la médiatisation de la reproduction de la vie par un marché relativement compétitif, ont trouvé leur base énergétique adéquate, permettant à ceux-ci de prendre une dimension véritablement globale, dans les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz)[11]. Celles-ci ont en effet l’avantage (aux yeux du capital) d’être stockables et donc accumulables et contrôlables, transportables, énergétiquement denses et polyvalentes, conférant une mobilité spatiale et une élasticité temporelle aux processus matériels de métamorphose du capital.

Un autre champ d’enquête, plus récent encore, consiste en la théorisation du soi-disant « capitalisme vert » qui serait basé non plus sur les énergies fossiles, mais sur les énergies renouvelables qui ont évidemment un tout autre profil spatio-temporel, étant généralement moins denses, polyvalentes et stockables (à l’exception de l’hydroélectricité), que le charbon ou le pétrole. La question en débat est de savoir si un capitalisme basé sur des énergies renouvelables serait même possible et, si oui, avec quelles transformations sociales, politiques et économiques, étant donné que les énergies fossiles ne fournissent pas seulement la base énergétique de nos sociétés industrielles avancées, mais aussi une grande part de sa base matérielle (le plastique) et alimentaire (les fertilisants synthétiques)[12].

Ces deux grandes questions sont traitées par les éco-marxistes en termes théoriques généraux, mais sont aussi mises en contexte. La question du capitalisme fossile et celle du capitalisme vert ne se posent évidemment pas de la même manière au Québec qu’au Qatar. De même que la grande œuvre d’Andreas Malm sur l’émergence du capitalisme fossile en Angleterre pendant la révolution industrielle n’a pas de validité universelle. Beaucoup reste à faire au niveau de la contextualisation et de l’historicisation du rapport entre relations de production et relations sociales capitalistes, et la possibilité de les harmoniser à des énergies renouvelables.

Lutte des classes et transition

Il est beaucoup plus facile de célébrer ou de déplorer vocalement la lutte des classes, dépendant du côté où on se situe, que de l’analyser. C’est sans doute encore plus vrai quand il s’agit d’opérationnaliser une analyse de classe marxiste avec les enjeux socio-environnementaux soulevés par les efforts (authentiques ou hypocrites) de transition hors du capitalisme fossile[13]. Pourtant, il est d’une importance cruciale, là est la conviction de tout éco-marxiste, de fournir une analyse de classe de la transition énergétique qui rompt avec la conceptualisation dominante, techno-centrée, ingénue et power-blind. Celle-ci pourrait presque se résumer de la manière suivante : attendre que les capitalistes développent lentement des technologies vertes moins dispendieuses, que les consommateurs d’énergie vont alors acheter mécaniquement, à la recherche d’intrants énergétiques au plus bas coût, le processus parrainé par un État maniant à l’égard des capitalistes fossiles la carotte plutôt que le bâton[14]. Or, contrairement à cette recette pour un désastre, il s’agit de prendre acte avec les éco-marxistes, encore une fois, de l’enracinement des forces productives dépendantes des énergies fossiles dans les rapports de production et de propriété dont la configuration étatique et capitaliste varie selon les contextes.

Contextualiser cette question force les éco-marxistes, avec beaucoup de gains en concrétude et en force de persuasion, à développer une théorie sociopolitique de l’hégémonisation des intérêts de classe liés aux secteurs fossiles et à leur conversion ou leur diversification dans les secteurs renouvelables. À ce sujet, l’empreinte d’Antonio Gramsci est partout, comme celle de Nikos Poulantzas. Les théories de l’hégémonie et de l’État marxistes permettent dans ce contexte de comprendre comment les intérêts de classe sont négociés dans les diverses alcôves des appareils d’État et dans la société civile, comment ils font l’objet de processus de légitimation discursifs menant à la construction et au maintien constant d’un certain « sens commun » anti-écologique ou fondamentalement inoffensif, et comment ils sont affrontés par diverses forces contre-hégémoniques[15].

À mes yeux, c’est ici qu’il y a le plus à faire, notamment au Québec, qui a la particularité de ne pas avoir de bloc hégémonique fossile domestique extrêmement puissant, ce qui ouvre la porte à l’hégémonisation d’un programme de croissance verte plus affirmé. Celui-ci doit néanmoins toujours composer avec les pressions du bloc fossile de l’Ouest canadien tout en réussissant à rendre crédible le mariage d’intérêts entre le projet local de croissance verte et celui des divers vautours internationaux à la recherche d’intrants permettant de verdir leurs industries – hydroélectricité, terres abordables et eau douce. Il est difficile de comprendre les luttes écologiques politiques actuelles et celles à venir au Québec sans avoir l’esprit lucide par rapport à la question du rapport non accidentel entre les luttes des classes domestiques et globales, l’agenda québécois pour la croissance verte, la démonopolisation d’Hydro-Québec, les attaques sur la souveraineté territoriale autochtone, la marchandisation encouragée par l’État caquiste de biens communs écologiques, la légitimation verte de l’extractivisme et j’en passe. Voilà l’hypothèse de travail que propose, sans détours, l’éco-marxiste face à la conjoncture québécoise : la lutte des classes est la clé de compréhension permettant de connecter tous les points. Mais, encore une fois, beaucoup reste à faire à ce niveau : il s’agit maintenant de se mettre au travail.


Bibliographie

Arsel, Murat. « Climate change and class conflict in the Anthropocene: sink or swim together? » The Journal of Peasant Studies 50, no 1 (2 janvier 2023) : 67‑95. https://doi.org/10.1080/03066150.2022.2113390.

Brand, Ulrich, et Markus Wissen. The Imperial Mode of Living: Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism. London ; New York : Verso, 2021.

Carroll, William K. Refusing Ecocide: From Fossil Capitalism to a Liveable World. S.l. : Routledge, 2025.

———, dir. Regime of Obstruction: How Corporate Power Blocks Energy Democracy. Edmonton, AB : Athabasca University Press, 2021.

Christophers, Brett. The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet. London ; New York : Verso, 2024.

Foster, John Bellamy, et Paul Burkett. Marx and the Earth: An Anti-Critique. Leiden ; Boston : Brill, 2016.

Hanieh, Adam. Crude Capitalism: Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market. London New York : Verso, 2024.

Harvey, David. The Limits to Capital. New Ed edition. Oxford : Basil Blackwell, 1984.

Huber, Matthew T. Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet. London ; New York : Verso, 2022.

———. Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital. Illustré édition. Minneapolis : Univ Of Minnesota Press, 2013.

Lang, Miriam, Mary Ann Manahan, et Breno Bringel. The Geopolitics of Green Colonialism Global Justice and Eco-social Transitions. London : Pluto Press, 2024.

Malm, Andreas. Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming. Illustré édition. London : Verso, 2016.

———. The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World. London ; New York : Verso, 2018.

Marx, Karl. Le Capital, Volume I. Paris : Éditions sociales, 2022.

Mies, Maria. Patriarchy and Accumulation On A World Scale: Women in the International Division of Labour. London : Palgrave Macmillan, 1998.

Roos, Andreas, et Alf Hornborg. « Technology as Capital: Challenging the Illusion of the Green Machine ». Capitalism Nature Socialism 35, no 2 (2 avril 2024) : 75‑95. https://doi.org/10.1080/10455752.2024.2332218.

Saito, Kohei. Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism. New édition. Cambridge ; New York, NY : Cambridge University Press, 2023.

Salleh, Ariel. Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern. London ; New York : Zed Books, 1997.

Soper, Kate. What is Nature?: Culture, Politics and the Non-Human. Oxford ; Cambridge, Mass : Wiley-Blackwell, 1995.

Zografos, Christos, et Paul Robbins. « Green Sacrifice Zones, or Why a Green New Deal Cannot Ignore the Cost Shifts of Just Transitions ». One Earth 3, no 5 (20 novembre 2020) : 543‑46. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.012.


[1] L’alliance des Premières Nations MAMO a été créée à la suite d’une assemblée tenue à La Tuque le 11 avril 2025 pour faire face à la surexploitation de leurs terres ancestrales par les entreprises minières, forestières et énergétiques qui menacent leurs traditions et coutumes ancestrales. « Mamo » en Nehiromowin (langue des Atikamekw) et « mamu » en Innuaimun (langue des Innuat) signifient « ensemble ». Voir en lige :

https://www.facebook.com/people/Premi%C3%A8re-Nation-MAMO-MAMU-First-Nation/61576252172060/?_rdr

[2] Pour contribuer : https://gardiensduterritoire.com/

[3] Entre autres, on a reproché à la tradition marxiste d’être anthropocentrique, prométhéenne, de ne pas prendre en compte les limites naturelles, de concevoir la nature de manière instrumentale, d’échouer à incorporer des valeurs authentiquement écologiques dans son armature normative, de dénigrer la vie paysanne et j’en passe – ce à quoi les marxologues éco-socialistes ont répondu point par point. Pour ceux et celles que ça intéresse, voir pour commencer John Bellamy Foster et Paul Burkett, Marx and the Earth: An Anti-Critique (Leiden : Brill, 2016).

[4] Pour des discussions serrées de ces enjeux, voir Kate Soper, What is Nature?: Culture, Politics and the Non-Human (Oxford ; Cambridge, Mass : Wiley-Blackwell, 1995); Andreas Malm, The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World (London ; New York : Verso, 2018); Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism, nouvelle édition (Cambridge ; New York, NY : Cambridge University Press, 2023).

[5] Sur la question du déplacement des coûts sociaux et environnementaux du capitalisme, par exemple dans le contexte de la transition énergétique, voir Christos Zografos et Paul Robbins. « Green Sacrifice Zones, or Why a Green New Deal Cannot Ignore the Cost Shifts of Just Transitions », One Earth 3, no 5 (20 novembre 2020) : 543‑46. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.012; Miriam Lang, Mary Ann Manahan, et Breno Bringel, The Geopolitics of Green Colonialism Global Justice and Eco-social Transitions (London : Pluto Press, 2024); Andreas Roos et Alf Hornborg. « Technology as Capital: Challenging the Illusion of the Green Machine », Capitalism Nature Socialism 35, no 2 (2 avril 2024) : 75‑95. https://doi.org/10.1080/10455752.2024.2332218.

[6] C’est une intuition qui fonde par exemple la proposition stratégique suivante, qui a en outre ses propres problèmes : Matthew T. Huber, Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (London ; New York : Verso, 2022).

[7] Karl Marx, Le Capital, Volume I (Paris : Éditions sociales, 2022), 484.

[8] Évidemment, l’hétérogénéité des expériences est ici immense et suit les lignes de pouvoir impérialistes, coloniales et de genre, entre autres. Voir là-dessus les classiques Maria Mies, Patriarchy and Accumulation On A World Scale: Women in the International Division of Labour (London : Palgrave Macmillan, 1998); Ariel Salleh, Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern (London ; New York : Zed Books, 1997).

[9] Pour une discussion de ces enjeux, voir Ulrich Brand et Markus Wissen, The Imperial Mode of Living: Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism (London ; New York : Verso, 2021).

[10] David Harvey, The Limits to Capital, nouvelle édition (Oxford : Basil Blackwell, 1984).

[11] Andreas Malm, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Illustré édition (London : Verso, 2016); Matthew T. Huber, Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital, Illustré édition (Minneapolis : Univ Of Minnesota Press, 2013); Adam Hanieh, Crude Capitalism: Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market (London New York : Verso, 2024); William K. Carroll, Refusing Ecocide: From Fossil Capitalism to a Liveable World (London : Routledge, 2025).

[12] Voir Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet (London ; New York : Verso, 2024); Hanieh, Crude Capitalism, 135 et ss.

[13] Un excellent état de la question : Murat Arsel. « Climate change and class conflict in the Anthropocene: sink or swim together? », The Journal of Peasant Studies 50, no 1 (2 janvier 2023) : 67‑95.

https://doi.org/10.1080/03066150.2022.2113390.

[14] Pour une déconstruction chirurgicale de ce narratif, voir Christophers, The Price is Wrong.

[15] Dans le contexte du Canada, voir par exemple Carroll, William K., dir., Regime of Obstruction: How Corporate Power Blocks Energy Democracy (Edmonton, AB : Athabasca University Press, 2021).

Une couverture de journal intitulée 'le travailleur', publiée par le Comité d'Action Politique de Saint-Jacques en novembre 1971, abordant des sujets comme les grèves, le chômage et les préoccupations des ouvriers.

EN LUTTE !, les chemins d’une organisation communiste

8 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les (…)

Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les luttes ouvrières se multiplient afin de défendre les acquis sociaux et économiques pour le plus grand nombre. En concomitance, on voit un regain des mouvements communistes qui s’appuient désormais sur la révolution chinoise pour envisager des lendemains qui chantent. Au Québec, Charles Gagnon (ancien dirigeant du FLQ) lance l’organisation EN LUTTE ! Durant une décennie, elle incarne l’engagement communiste et le dévouement à la cause du peuple.

Par Alexis Lafleur-Paiement [1]

Le Québec des années 1960 est marqué par des transformations profondes, notamment impulsées par le gouvernement libéral de Jean Lesage (1960-1966). Celles-ci incluent la déconfessionnalisation des écoles et du secteur de la santé, la nationalisation de l’électricité (1962) et la création de sociétés d’État, ainsi que le soutien à l’entrepreneuriat québécois. Mais ces mesures sont insuffisantes aux yeux d’une partie de la jeunesse qui affirme : « Nous luttons pour un État libre, laïque et socialiste. »[2] Dans le même sens, l’équipe de la revue Révolution québécoise (1964-1965) tente de concilier le marxisme et la lutte pour l’indépendance, avant que ses animateurs Pierre Vallières et Charles Gagnon se joignent au Front de libération du Québec (FLQ) pour y mener des actions armées. La période est marquée par une escalade de la violence qui conduit des attentats à la bombe à l’enlèvement de deux dignitaires par le FLQ en octobre 1970. Dans ces circonstances, le gouvernement du Canada réagit avec une intensité inattendue. La Loi sur les mesures de guerre est proclamée, le Québec est occupé par l’armée, et plus de 500 arrestations et de 3000 perquisitions sans mandat sont réalisées. La gauche québécoise sort de l’épisode grandement affaiblie.

Après le retrait des troupes canadiennes, les militant·es s’interrogent sur la voie qu’il faut prendre pour relancer la contestation. D’un côté, on rejette assez largement l’activisme et le terrorisme des années 1960 qui n’ont pas su déboucher sur la révolution, entraînant plutôt une répression brutale. D’un autre côté, la conviction qu’il est nécessaire de s’organiser à large échelle et de se doter de structures résilientes pour faire face aux aléas de la vie politique s’impose globalement. Plusieurs personnes choisissent d’investir le Parti québécois (PQ) ou les centrales syndicales, alors que d’autres préconisent la création d’une organisation révolutionnaire autonome. C’est l’idée qu’expriment les membres du Comité d’action politique de Saint-Jacques dans la brochure Pour l’organisation politique des travailleurs québécois (1971) ou encore le groupe Vaincre (1971-1972) qui publie un journal éponyme. À l’été 1972, quatre militant·es issu·es de ces deux réseaux s’associent pour rédiger un document d’unité qui est publié sous le titre Pour le parti prolétarien[3]. Le même groupe forme l’Équipe du Journal (ÉdJ) afin de produire un périodique révolutionnaire qui pourra servir de base pour la création d’une organisation.

Construire une organisation révolutionnaire

L’année 1973 est consacrée à la rencontre avec une multitude de groupes pour trouver des terrains d’entente, au lancement du journal EN LUTTE ! et à la mise sur pied du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO). L’Équipe du Journal adopte une position marxiste-léniniste qui s’appuie sur les théories de Marx, Lénine et Mao dans l’objectif de créer un parti révolutionnaire, de se lier avec la classe ouvrière et de diriger un mouvement capable d’instaurer le socialisme. Pour ce faire, le groupe priorise la réflexion et la diffusion idéologique, d’où la centralité du journal dans son travail. Il valorise aussi la solidarité avec les travailleur·euses revendicatif·ves ou en grève qui peuvent se montrer intéressé·es par les idées progressistes. À travers ces activités intellectuelles ou plus directement militantes, l’objectif est de rassembler une masse critique de personnes autour d’un projet révolutionnaire et de constituer un mouvement qui poursuivra le combat politique à une autre échelle. Ce but est atteint à l’automne 1974, lors du 1er Congrès du groupe EN LUTTE ! qui se constitue formellement en tant qu’organisation avec des statuts et un programme. Bien que le groupe ne rassemble qu’une soixantaine de membres, il peut compter sur leur implication dans diverses initiatives communautaires (cliniques, garderies et comptoirs alimentaires) pour approfondir ses liens avec les classes populaires. Le soutien aux grévistes qui luttent contre des multinationales à la United Aircraft (Longueuil, 1974-1975) ou à l’INCO (Sudbury, 1978-1979) permet de lier ces combats spécifiques au problème général de l’impérialisme.

Dans les années suivantes, EN LUTTE ! se consacre à plusieurs batailles. Il dénonce le Parti québécois qui, malgré son soi-disant « préjugé favorable aux travailleurs », soutient les intérêts de la bourgeoisie francophone. L’organisation marxiste rappelle aussi que « les syndicats sont en passe d’être intégrés à l’appareil d’État et d’en être réduits au statut d’organismes chargés d’appliquer les lois de l’État bourgeois, les lois passées dans les intérêts du Capital »[4]. Ces manœuvres visent à démontrer que les intérêts des travailleur·euses ne peuvent être défendus adéquatement que par une organisation faite par et pour les travailleur·euses eux-mêmes, dans le but d’instaurer le socialisme, c’est-à-dire un système où les moyens de production appartiennent en commun à l’ensemble des salarié·es. C’est ce que tente d’expliquer le journal d’EN LUTTE ! en montrant que les conflits de travail sont des symptômes d’un problème plus grave : le régime capitaliste lui-même, basé sur l’exploitation de l’humain par l’humain. Le message est bien reçu puisque l’organisation grandit pour atteindre environ 400 membres en 1979, répartis partout au Canada, sans compter plusieurs centaines de sympathisant·es. À la même époque, l’organisation gère des librairies à Vancouver, Toronto, Montréal et Québec, ainsi qu’une imprimerie. Enfin, son journal tire à plus de 6600 exemplaires par semaine[5].

Défis et ruptures

Pourtant, avec le début des années 1980, l’organisation EN LUTTE ! fait face à plusieurs défis. D’abord, sa position « d’annulation » du vote lors du référendum sur la souveraineté du Québec (mai 1980) a été accueillie assez défavorablement. Ensuite, différents groupes se sentent mal représentés dans l’organisation, notamment les personnes homosexuelles, les femmes et les ouvriers manuels qui forment des caucus pour exposer leurs récriminations. Des facteurs externes nuisent aussi au mouvement, dont la libéralisation de la Chine (qui semble confirmer l’échec du maoïsme), la répression policière qui cible les marxistes et l’imposition progressive de la chape de plomb néolibérale sur l’ensemble de la société. Malgré des discussions soutenues et l’appel à un congrès ouvert en mai 1982, le groupe n’arrive pas à surmonter les tensions internes et les pressions externes. Le 4e Congrès vote l’auto-dissolution à 187 voix contre 25, et 12 abstentions[6].

Bien que certain·es tentent de poursuivre l’expérience marxiste dans les années 1980, ce courant, à l’image des autres tendances de gauche, est alors anémique. Cette traversée du désert a contribué à obscurcir la mémoire d’EN LUTTE !, sans compter les invectives anti-marxistes de la droite qui continuent de l’accabler. Malgré tout, son expérience et celles des autres groupes révolutionnaires des années 1970 demeurent pertinentes, particulièrement à notre époque où la gauche peine à s’organiser. Il semble que les progressistes soient aujourd’hui coincés entre l’action parlementaire, le syndicalisme institutionnel et l’activisme à la pièce. Pourtant, le capitalisme frappe de plus en plus durement et risque même de nous exterminer collectivement en entretenant la crise écologique. Dans cette situation, ne faut-il pas repenser notre action et envisager sérieusement la création d’une organisation révolutionnaire solide et durable ? Bien sûr, EN LUTTE ! et les autres groupes marxistes-léninistes n’offrent pas de recette pour la révolution, mais « ils ont cherché une voie pour s’attaquer à cet ordre établi, pour l’affaiblir et finalement l’abolir »[7]. Un tel horizon peut encore nous inspirer en vue de l’instauration d’une société égalitaire.


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 102, hiver 2025 (p. 12–13)

[2] « Présentation », Parti pris, no 1 (octobre 1963), page 4.

[3] La brochure est signée en nom propre par Charles Gagnon qui en est le principal rédacteur.

[4] GAGNON, Charles. Qui manipule les syndicats ?, Montréal, EN LUTTE !, 1979, page 9.

[5] Bulletin interne, no 46 (15 novembre 1981).

[6] EN LUTTE !, no 288 (22 juin 1982), page 1.

[7] GAGNON, Charles. Il était une fois… conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, Montréal, Lux, 2006, page 36.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.

Le style de Marx : entretien avec Vincent Berthelier

2 septembre, par Archives Révolutionnaires
Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl (…)

Au printemps 2025, le professeur Vincent Berthelier faisait paraître un livre intitulé Le style de Marx. Dans celui-ci, il étudie les stratégies langagières mobilisées par Karl Marx (1818-1883) et leurs effets politiques. Nous nous sommes entretenus avec l’auteur pour mieux comprendre son projet, ses principaux résultats de recherche et leur intérêt pour la pensée contemporaine. Entrevue réalisée par Antoine Deslauriers.

Vincent Berthelier, Le style de Marx, Paris, Éditions sociales, 2025, 200 pages.


Vous partez d’une hypothèse de lecture simple, mais décisive : considérer Marx comme un écrivain, et non pas seulement comme un théoricien ou un militant révolutionnaire. En quoi cette approche modifie-t-elle la manière dont vous envisagez son œuvre ?

En prenant en compte la dimension écrite, voire littéraire, de l’œuvre de Marx, je me mets en fait dans la même position que la plupart de ses lectrices et lecteurs, qui ne sont spécialistes ni d’économie, ni de philosophie, ni de sociologie. Au-delà des commentaires savants sur Marx, il s’agissait de revenir au texte, à son mode d’argumentation, et à ce qu’on voudrait en tirer pour notre monde et notre vie militante quand on commence à le lire – ce que j’ai commencé à faire à l’âge de vingt ans.

Quand on intègre cette dimension écrite et littéraire, on s’aperçoit que Marx, comme tout le monde, raisonne sur un mode qui s’efforce d’être scientifique et rigoureux, mais qui passe nécessairement par des intuitions sensibles. Sa façon de rendre compte des rapports sociaux et politiques, façonnés par le capital et les intérêts de classe, s’appuie sur un réseau de mots et d’images déterminant dans la constitution de ses concepts. Toute connaissance passe par le langage, et donc par tout ce qui traverse le langage – puisqu’il n’existe pas de langage pur, strictement rationnel, univoque et transparent, comme celui dont rêvent parfois les philosophes analytiques.

Je reviens aussi par endroit sur ce qui me semble être des limites de la pensée de Marx, qui sont autant de problèmes pour une analyse critique contemporaine du capital (sa conception de la classe moyenne, de la paysannerie, de la valeur économique, etc.). Toutefois, sa manière d’écrire et de formuler sa pensée n’est pas invalidée par le fait qu’elle soit imprégnée de littérature et de strates de langue préexistantes, au contraire. Sa démarche critique est inscrite dans la langue qu’il emploie.

Prenons par exemple le début du 18 Brumaire : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

On peut lire ce début comme une simple boutade, introduisant une métaphore banale (politique = théâtre). C’est oublier que la question de la représentation politique est le problème central de l’essai de Marx, et ce qui lui donne toute sa pertinence (quand bien même son analyse de la paysannerie parcellaire est fausse). En pensant un phénomène politique (le coup d’État du neveu de Napoléon Ier) sur le mode théâtral, Marx ne minimise pas son caractère historique. Toute la métaphore théâtrale dans le 18 Brumaire consiste à tenir les deux bouts : d’un côté le spectacle grotesque de la politique, de l’autre les véritables intérêts qui sous-tendent ce spectacle, mais n’en sont pas distincts.

Pour faire un parallèle contemporain assez simple : il est évident que les articles de la presse bourgeoise déplorant la bouffonnerie de Donald Trump ne nous apprennent rien. Mais ce serait une erreur de mettre de côté le poids des représentations, sous prétexte de matérialisme : les représentations (et les représentants) ont une pesanteur historique, et les individus de telle ou telle classe agissent à travers elles.

Motif géométrique composé de triangles et de cercles de couleur bleue, orange et blanche, formant un motif répétitif.
Impression textile de Varvara Stepanova

En étant formulé au singulier, le titre de votre ouvrage suggère une cohérence stylistique chez Marx. Peut-on réellement parler d’un style unifié entre les Manuscrits de 1844, Le 18 Brumaire, Le Capital ou encore la correspondance ? Quelles continuités, mais aussi quelles ruptures, avez-vous identifiées dans cette diversité de textes ?

Les textes que vous mentionnez ne sont évidemment pas écrits de la même manière, ne serait-ce que parce qu’ils sont de nature très différente, et qu’ils ne s’adressent pas aux mêmes destinataires. Ils ne sont même pas toujours écrits dans la même langue. Mais ils présentent des éléments de continuité. Certains sont propres à la formation intellectuelle de Marx : les citations et allusions littéraires qui parcourent toute son œuvre sont caractéristiques de l’intellectuel ayant reçu une éducation bourgeoise libérale. Les nombreuses références bibliques, quant à elles, sont à la fois le patrimoine commun de l’Europe chrétienne, mais plus spécifiquement celui d’un ancien étudiant en philosophie (discipline qui n’est alors pas strictement séparée de la théologie en Prusse).

Une figure comme l’antimétabole (ces « renversements du génitif », Philosophie de la misère changé en Misère de la philosophie) inscrit d’abord Marx dans la filiation de Hegel et Feuerbach. C’est globalement une constante de son style, mais elle n’est pas employée avec la même fréquence dans les Annales franco-allemandes (pendant la phase jeune-hégélienne de Marx) ou dans Le Capital (où il en fait un emploi beaucoup plus restreint, mais toujours significatif).

De manière générale, le principe de l’approche stylistique, c’est qu’on ne peut pas traiter tous les faits de style d’une œuvre (ils sont pour ainsi dire infinis). On sélectionne ceux qui nous paraissent significatifs, à commencer par les plus visibles. On en fait l’inventaire, de la façon la plus objective possible (car les faits de langue sont tendanciellement objectivables). Enfin on les interprète, selon leur fréquence et leur répartition. Il m’arrive de m’attarder sur des traits de style qui n’apparaissent qu’à certains endroits du Capital, parce qu’ils produisent beaucoup de sens (par exemple la façon qu’a Marx d’y décrire le communisme), et d’en mettre de côté certains qu’il pratique tout au long de sa vie (les calembours par exemple) parce qu’ils sont à mes yeux d’un moindre intérêt critique. Cela dit, je ne prétends pas à l’exhaustivité : j’ai cherché à faire la synthèse des travaux existants en anglais, allemand, espagnol et français, et cette synthèse peut encore être enrichie.

Vous soulevez à quelques reprises la question de la traduction, notamment lorsque vous discutez de la glossolalie de Marx. Le style marxien se maintient-il d’une langue à l’autre ? Que perd-on – ou que gagne-t-on – dans ce déplacement linguistique ?

Dans la traduction, certains traits de langue et de style se perdent : des jeux de mots intraduisibles, des tournures de phrase propres à l’allemand ou à l’anglais, les connotations de tel mot dans sa langue. Les déperditions ne sont d’ailleurs pas tout à fait les mêmes si on passe d’une langue indo-européenne à l’autre, ou si l’on traduit vers le chinois ou le japonais par exemple. D’autres traits se transmettent plus ou moins intacts : les répétitions, les figures de renversement, les métaphores, les effets de voix, l’ironie. Marx étant un penseur internationaliste, je me suis bien sûr focalisé sur ceux-ci. C’est un travail assez différent de ce que j’ai pu faire auparavant, sur la littérature de langue française (où l’analyse grammaticale est fondamentale). Mais l’essentiel est de savoir sélectionner.

Je lis l’allemand, mais j’avais lu l’essentiel des œuvres de Marx en français. Quand un trait me semblait intéressant, je comparais la traduction au texte original. Il ne faut pas exagérer l’écart : la traduction nous fait tout de même accéder à quelque chose du texte original. Avec l’expérience, je me suis mis à sentir intuitivement quand les traducteurs oubliaient de rendre en français certaines figures de style du texte original. Il arrive aussi qu’ils surtraduisent quand le style de Marx leur semble trop plat – alors même que ce style plat est lui aussi porteur de sens !

Motif géométrique en zigzag constitué de flèches rouges et bleues sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Dans la biographie qu’il lui consacre, Jonathan Sperber décrit Marx comme un « homme du XIXe siècle » (2013). Sans contester cette lecture, vous montrez que l’œuvre marxienne puise à des sources plus anciennes – la littérature gréco-latine, le théâtre de Shakespeare, la satire romantique, la prose de Goethe, parmi bien d’autres. Dans quelle mesure cette culture classique informe-t-elle son écriture et sa pensée ?

Cette question requiert une réponse générale et des réponses spécifiques. La réponse générale est la suivante : Marx a reçu de son entourage (son père et son beau-père) une éducation bourgeoise libérale, avec une culture humaniste dont les branches les plus tardives sont la pensée des Lumières et le libéralisme romantique. C’est le socle de la pensée de Marx, dont le premier combat fut pour la liberté de la presse en Prusse. La prétendue critique des droits de l’homme dans l’article Sur la question juive vise bien à rendre concrets des droits humains abstraits, et à poursuivre le combat des Lumières européennes.

Il est donc important de rappeler l’ancrage universaliste et républicain de Marx, à une époque où la montée électorale de l’extrême droite fragilise les convictions démocratiques de la gauche radicale, et où l’on fait un mauvais procès à l’universalisme, sous prétexte de déconstruire l’eurocentrisme. En ce sens aussi, je m’éloigne de Sperber, qui voudrait faire de Marx un homme de son temps, qui ne serait plus du nôtre. Marx nous offre au contraire des ressources pour un universalisme mis à jour (et qu’il faut continuer à mettre à jour), certainement pas limité au XIXe siècle.

Pour les réponses spécifiques, sans entrer dans le détail : c’est en partie à travers des références littéraires que Marx pense certains objets, notamment certaines classes sociales. Pour le coup, ce n’est pas toujours pour le mieux, et je montre en quoi sa conception du lumpenprolétariat ou des petits-bourgeois est largement livresque – ce qui risque de nous poser des problèmes pour penser les classes moyennes et les formes impures d’exploitation (qui sont en fait la norme en Occident, où tout le monde, y compris les exploité·es, profite de l’exploitation du reste du monde).

Le style de Marx emprunte parfois une veine prophétique, voire messianique. Comment interprétez-vous cette tonalité chez un auteur qui revendiquait une approche scientifique, y compris dans ses écrits les plus militants ou polémiques ?

Comme dit plus haut, les allusions religieuses sont d’une part le socle culturel commun de tou·tes les Européen·nes de l’époque. La première lecture des ouvrier·es dans les pays protestants, c’est la Bible – y compris chez les radicaux. En outre, tout le mouvement social est pétri de messianisme. Mais la culture biblique est aussi enracinée chez les philosophes de langue allemande. Quand il évoque la Bible, Marx est donc traversé à la fois par le langage révolutionnaire et par le langage philosophique de son temps. Mais ici, il ne faut pas s’en tenir à un trait de langue sans le mettre en contexte. Le rôle militant de Marx a été de laïciser le mouvement ouvrier, de le défaire de sa gangue chrétienne messianique (celle d’un Weitling par exemple).

Ensuite, Marx ironisait beaucoup sur son rôle de « monsieur le prophète », quand bien même certaines de ses pages sont en effet portées par un souffle prophétique.

Enfin, il faut rappeler que du vivant de Marx, on a connu trois révolutions en France : 1830, 1848, 1871, sans parler du reste de l’Europe ou de la Guerre de Sécession états-unienne. Il n’y a rien de messianique à prophétiser des révolutions : elles rythment l’histoire du XIXe siècle, il s’agit surtout de savoir quand et pourquoi elles adviennent. En revanche il faut faire une distinction importante : Marx prophétise des révolutions à venir dans une société de classe foncièrement contradictoire, mais ne vaticine pas sur la nature du communisme. Là aussi, tout son effort a été de défaire le socialisme de sa dimension utopique et religieuse. C’est pourquoi les critiques du communisme comme religion laïque sont extrêmement faibles – à peu près aussi faibles que les critiques indignées de la « religion du marché ».

Dans le prolongement des travaux de Benoît Denis (2006), Jean-François Hamel propose de penser les rapports entre littérature et politique à partir de la notion de « politique de la littérature », qu’il définit comme « un système de représentations, plus ou moins largement partagé », permettant à la fois d’« identifier l’être de la littérature » et de « mesurer […] sa présence et sa puissance dans l’espace public[1] ». Même si Marx n’est pas un auteur littéraire au sens étroit du terme, pensez-vous que l’on puisse parler d’une politique de la littérature marxienne ? Si oui, quels en seraient les traits constitutifs ?

Comme nous tou⋅tes, Jean-François Hamel est partagé entre deux constats. D’une part, l’impuissance de la littérature à transformer le monde, a fortiori depuis qu’elle est devenue un média secondaire, concurrencé par la bande dessinée, le cinéma, internet, les podcasts, etc. D’autre part, l’évidence que la littérature est un terrain fortement politisé, et qu’elle a pu charrier des enjeux politiques majeurs selon les contextes (c’est particulièrement vrai dans des contextes politiques répressifs, où la littérature a pu prendre le relais du discours politique pour la critique ou la formation intellectuelle). Cela étant posé, les écrits de Marx ne peuvent être envisagés comme de la littérature que dans un sens très large (comme on parle de « littérature scientifique »). Mais à cet égard, on ne saurait mieux dire qu’Éric Vuillard, dans sa préface du Manifeste du parti communiste : dans l’histoire de l’art d’écrire, Marx est le premier à retourner complètement et explicitement la pratique littéraire contre ceux qui l’ont instituée et en ont été les propriétaires à des fins de domination.

L’autre politique de la littérature de Marx, c’est son internationalisme. Le Manifeste propose une théorie de la Weltliteratur, d’une littérature devenue mondiale parce que le marché unifie le monde. Et en même temps, le communisme marxiste au XXe siècle a ouvert un espace de circulation des idées et des textes, dont les livres de Marx font partie, un espace mondial mais qui n’était pas mondialisé par le marché (et qui ne se limitait pas à la sphère d’influence stalinienne). Le communisme a créé cette Weltliteratur annoncée par le Manifeste en 1848. Toute la question est de savoir si une telle politique internationale de la littérature est encore possible au XXIe siècle, et quelle forme elle prendra ou est en train de prendre.

Fond de motifs géométriques représentant des cercles entrelacés, en rouge, bleu et noir sur un fond clair.
Impression textile de Varvara Stepanova

Les Éditions La Fabrique ont publié en janvier 2024 Lénine et l’arme du langage, un très bel ouvrage dans lequel le philosophe Jean-Jacques Lecercle étudie les formes et les fonctions du mot d’ordre léninien. Diriez-vous que l’on retrouve des dispositifs langagiers similaires chez Marx ?

Le mot d’ordre, selon la formule célèbre, résulte de l’analyse concrète d’une situation concrète. Il propose un scénario révolutionnaire immédiat, valable ici et maintenant, au sein d’un rapport de force. En cela, il est confronté à d’autres mots d’ordre. Un mot d’ordre, en tant que tel, n’a donc rien à voir avec les bons mots et les « formules » qu’on peut trouver sur les pancartes de manif, qui connotent plutôt un style, un esprit, une esthétique, et construisent une connivence politique tout en permettant à son créateur de se distinguer (sur tout cela, voir le Que faire de Lénine ? de Guillaume Fondu). En 1917, « Tout le pouvoir aux soviets » est un scénario d’action qui s’oppose à « Gagnons les élections à la Douma », c’est bien un mot d’ordre. Quand ces mêmes mots se retrouvent sur une pancarte de manif actuelle (dans une conjoncture où il n’y a pas de soviet de soldats ou de travailleurs), ça devient une formule, un clin d’œil.

Le mot d’ordre, susceptible de varier en fonction des nécessités du moment, appartient au jeu de langage de l’agitateur politique. L’ouvrage de Jean-Jacques Lecercle reconstitue justement, avec la clarté qui lui est coutumière, la philosophie du langage implicite de Lénine. Il distingue les différents jeux de langages qui se côtoient dans une formation sociale, et les différents rôles qui peuvent correspondre à ces jeux de langage. Ainsi, un Lénine a pu jouer, selon la temporalité dans laquelle il se place, les rôles de théoricien, de propagandiste / organisateur et d’agitateur / activiste.

Quid de Marx ? Comme le montre Lecercle, celui-ci est pris entre deux fonctions du langage, rappelées par la phrase de Lénine : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est juste » – et par la même phrase, modifiée par les maoïstes : « La théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ». Dire le juste, rôle du politique, de l’organisateur; dire le vrai, rôle du théoricien.

Il faut bien sûr rappeler (avec les travaux de Jean Quétier) quelle fut l’activité politique de Marx en tant que militant. Il s’est trouvé en position d’agitateur, d’activiste, notamment en 1848-1849. Et il a abondamment rappelé que ses analyses politiques et stratégiques étaient soumises à des situations historiques concrètes. Dans le Manifeste, on voit alterner une analyse théorique de l’histoire, qui cherche à dire le vrai ; des « mesures » qui énoncent un programme général, fixent un cap concret pour les politiques révolutionnaires ; enfin, dans les dernières pages, quelque chose qui se rapproche du mot d’ordre, en précisant quelles sont les factions politiques avec lesquelles les communistes doivent s’allier dans chaque pays d’Europe. Or ces dernières pages n’ont plus qu’une valeur documentaire.

Et de manière plus générale, quand bien même on trouverait des mots d’ordre chez Marx, ils n’auraient plus grand intérêt pour nous (et les mots d’ordre de Lénine n’ont pas d’intérêt en soi, sinon qu’ils sont liés à une réflexion sur leur fonction tactique). En revanche des slogans tels que « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens » ne constituent pas des mots d’ordre. Ces formules, qui souvent sont reprises par Marx à d’autres militant⋅es et théoricien⋅nes, et qu’on trouve par exemple dans la Critique du programme de Gotha, se situent entre le vrai et le juste (le vrai sur ce que serait un mode de production authentiquement non capitaliste mais communiste, le juste sur le cap à fixer pour construire le communisme). Au fond, la Critique du programme de Gotha vient après un mot d’ordre (« Unité du mouvement ouvrier ») qui a été concrétisé tactiquement.

Ce qui est frappant dans tout le parcours de Marx, c’est plutôt l’effort pour se débarrasser d’un jeu de langage inadéquat (celui du millénarisme révolutionnaire et de l’utopie). Si je devais accentuer la différence entre Lénine et Marx, j’emprunterais donc plutôt l’idée d’Alain Badiou, selon laquelle Marx, comme Freud avec la psychanalyse ou Saussure avec la linguistique, a institué un jeu de langage scientifique, contre ses adversaires. Et sa tactique irait plutôt dans le sens d’une victoire de cette exigence scientifique au sein du mouvement social, que d’une victoire révolutionnaire directe.


Notes

[1] Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », dans Laurence Côté-Fournier, Élyse Guay et Jean-François Hamel (dir.), Cahiers Figura, vol. 35, 2014, p. 14-15.

Membres