Revue Droits et libertés

Publiée deux fois par année, la revue Droits et libertés permet d’approfondir la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Réalisée en partenariat avec la Fondation Léo-Cormier, la revue poursuit un objectif d’éducation aux droits.

Chaque numéro comporte un éditorial, les chroniques Un monde sous surveillance, Ailleurs dans le monde, Un monde de lecture, Le monde de l’environnement, Le monde de Québec, un dossier portant sur un thème spécifique (droits et handicaps, droits des personnes aînées, police, culture, droit à l’eau, profilage, mutations du travail, laïcité, etc.) ainsi qu’un ou plusieurs articles hors-dossiers qui permettent de creuser des questions d’actualité. Les articles sont rédigés principalement par des militant-e-s, des représentant-e-s de groupes sociaux ou des chercheuses ou chercheurs.

Créée il y a 40 ans, la revue était d’abord diffusée aux membres de la Ligue des droits et libertés. Depuis, son public s’est considérablement élargi et elle est distribuée dans plusieurs librairies et disponible dans certaines bibliothèques publiques.

Bonne lecture !

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17 mars, par Ligue des droits et libertés

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COMITÉ MOBILITÉ DE LA TABLE DES GROUPES DE FEMMES DE MONTRÉAL

Au Québec, les femmes en situation de handicap dépendent plus des transports collectifs que les autres femmes ou encore, les hommes en situation de handicap1. Pourtant, leurs expériences sont souvent ignorées lors des réflexions sur ces services. Face à ce constat, les membres de la Table des groupes de femmes de Montréal (TGFM) ont lancé une recherche-action en 2023 pour inclure ces femmes dans les décisions sur la mobilité durable. Ce projet a engagé 10 expertes du vécu, qui ont tenu des journaux de bord, participé à des balades exploratoires et contribué à l’analyse. Plus de 150 femmes y ont aussi participé via un sondage et des groupes de discussion. La mobilité est un droit essentiel à la participation sociale des mères, travailleuses, étudiantes, proches aidantes et militantes en situation de handicap. L’article 15 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec garantit l’accès aux transports et aux lieux publics sans discrimination. Les témoignages recueillis dans le cadre de notre recherche-action soulignent que ces droits sont encore souvent bafoués, compromettant la capacité de ces femmes à se déplacer de façon autonome et sécuritaire à bord des transports collectifs. Cet article dévoile quelques enjeux clés qui sont présentés plus en détail dans notre rapport de recherche2. [caption id="attachment_20889" align="alignnone" width="458"] Crédit : Bérénice Lemarié[/caption]

Les transports collectifs

D’abord, le service de transport adapté complique considérablement la conciliation entre travail, famille et vie sociale des personnes qui en dépendent.

À Montréal, les transports collectifs comprennent d’abord le transport en commun régulier (autobus, métros, trains) qui fonctionne selon des horaires fixes et est, en principe, accessible à tout le monde. Il y a ensuite le transport adapté qui pallie les obstacles du réseau régulier en offrant, sur réservation, des véhicules, itinéraires et accompagnements adaptés aux besoins individuels des personnes ayant une incapacité qui affecte grandement leur mobilité. L’offre est complétée par les navettes qui offrent des trajets pour faciliter des déplacements ciblés (par exemple, aéroport ou traverse du fleuve). Parmi les répondant-e-s de notre sondage, 67 % jugent que le transport adapté est accessible et sécuritaire, contre seulement 28 % pour les autobus, métros et trains et 16 % pour les navettes fluviales. Dans le même ordre d’idées, 2 répondant-e-s sur 3 considèrent le transport adapté sécuritaire, et le personnel et les client-e-s bienveillant-e-s, alors que moins de la moitié évalue positivement le personnel et les client-e-s du transport en commun. Malgré cette meilleure perception du transport adapté, ce service ne parvient pas à offrir des déplacements équitables et sécuritaires.

Mirages du transport adapté

D’abord, le service de transport adapté complique considérablement la conciliation entre travail, famille et vie sociale des personnes qui en dépendent. Pour ne nommer que quelques irritants logistiques, les réservations ne peuvent pas se faire à la dernière minute. L’accompagnement, crucial pour le sentiment de sécurité, est contraignant tout comme le nombre de sacs permis, ce qui complique la possibilité de faire son épicerie. En raison des retards et des jumelages, un trajet peut prendre plus de deux heures pour parcourir quelques kilomètres. L’insécurité est un problème. Les espaces d’attente sont souvent hostiles : peu de bancs, d’éclairage et d’accès à des toilettes. En hiver, la neige et le froid aggravent ces conditions. En été, les travaux et les piétonnisations compliquent l’embarquement et le débarquement. Les témoignages révèlent des comportements dangereux du personnel ou des gestes non consentis, notamment lors de l’attache de la ceinture de sécurité, ainsi que des remarques intrusives et sexistes. Des cas d’agressions physiques, sexuelles et psychologiques ont été vécus à bord des véhicules. Surtout, les expertes du vécu expriment une faible confiance envers le système de plainte en raison de l’absence de suivi et de changements constatés. Le transport adapté est précaire. Dans les dernières années, en plus des réductions de service dues aux conditions météorologiques, d’autres ont été établies en raison de la pandémie et en raison de problèmes de main-d’œuvre et de financement en août 2022. Les réductions incluent la limitation des trajets hors de l’île de Montréal, la permission exclusive des déplacements liés aux études, au travail et à la santé et la suspension des accompagnements. Ces restrictions portent atteinte au droit à la mobilité notamment de celles qui n’ont pas d’alternatives de transport.

Inaccessible et non sécuritaire

[caption id="attachment_20890" align="alignright" width="237"] Crédit : Bérénice Lemarié[/caption] Conformément à la loi, les autorités de transport ont l’obligation d’assurer l’accessibilité des transports en commun pour les personnes en situation de handicap3. Les plans de développement en accessibilité universelle conduisent à l’ajout d’ascenseurs, de loges et de tourniquets accessibles et de portes automatiques dans certaines stations de métro. De plus, de nombreux véhicules du réseau d’autobus sont équipés de signaux sonores et de rampes d’accès. Cependant, ces avancées dépendent du financement gouvernemental. Vraisemblablement, la Société de transport de Montréal (STM) ne pourra atteindre sa cible de 41 stations de métro universellement accessibles d’ici 2025, puisque le gouvernement de la CAQ a rejeté la demande d’aide financière pour la mise en accessibilité de 6 stations4.

Environ 1 répondant-e sur 3 considère qu’il est impossible de se déplacer de manière sécuritaire pour être parent, proche aidant-e, étudiant-e, occuper un emploi ou s’impliquer dans sa communauté.

Les expertes du vécu soulignent les retombées positives de ces aménagements et équipements qui les incitent à utiliser le réseau régulier lorsque possible. Toutefois, les ascenseurs, escaliers mécaniques et rampes d’accès sont souvent hors service, rendant certains trajets impraticables. Les mesures d’urgence ne sont pas universellement accessibles. En effet, les messages d’urgence sont communiqués uniquement à l’oral, il faut parfois évacuer à une station de métro sans ascenseur et les navettes sont rarement accessibles. Enfin, des obstacles saisonniers compliquent l’accès au réseau : des itinéraires détournés en raison de travaux ou de piétonnisation, ainsi que des risques de chute dus à une mauvaise gestion du déneigement ou des chantiers de construction. L’accessibilité ne dépend pas uniquement des infrastructures. De nombreux témoignages révèlent des manques de civisme, comme le fait de s’asseoir sur des sièges réservés ou de ne pas offrir d’aide ou de le faire de façon inadéquate (par ex., sans demander le consentement). Plusieurs ont également subi du harcèlement de rue (par ex., regards, commentaires, attouchements ou menaces envers elles, iels ou leur chien d’assistance). C’est pourquoi il est essentiel de mener des actions de sensibilisation et de formation pour changer les attitudes et comportements du personnel et de la clientèle dans les transports en commun.

Des impacts profonds

[caption id="attachment_20891" align="alignright" width="228"] Crédit : Bérénice Lemarié[/caption] Plus de 3 répondant-e-s sur 4 affirment vivre du stress et limiter leurs déplacements en raison des problèmes quotidiens de mobilité. Ces obstacles affectent leur autonomie et leur participation sociale. Environ 1 répondant-e sur 3 considère qu’il est impossible de se déplacer de manière sécuritaire pour être parent, proche aidant-e, étudiant-e, occuper un emploi ou s’impliquer dans sa communauté. Cette perception fait écho aux études qui mettent en évidence le rôle clé des transports collectifs dans l’accès et le maintien à l’emploi des personnes en situation de handicap5. Les femmes en situation de handicap ne restent pas passives devant un système de transport capacitiste. Elles et iels utilisent diverses stratégies selon leur tolérance au risque, leurs obligations et leurs ressources : elles recourent au transport adapté, au taxi ou demandent de l’accompagnement pour se déplacer.

Pour une mobilité durable, inclusive et sécuritaire

Pour la TGFM, cette recherche-action est un outil de défense collective des droits. Parmi les initiatives visant à faire connaître les résultats, la TGFM a conçu une exposition qui présente une série de photos évocatrices des expertes du vécu accompagnées de textes exprimant leurs revendications pour la mobilité à Montréal. Ces témoignages démontrent que les enjeux de mobilité touchent profondément le quotidien de personnes réelles. Il est urgent de repenser les pratiques, les comportements et la planification des services publics pour garantir une mobilité durable, inclusive et sécuritaire à Montréal et partout au Québec. L’exposition photo se déplacera, selon la demande, dans différents milieux et événements pour susciter ces réflexions.
1 Office des personnes handicapées du Québec, Les femmes avec incapacité au Québec, un portrait statistique de leurs conditions de vie et de leur participation sociale, 2021. En ligne : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/org/ophq/Statistiques/femmes-incapacite.pdf 2 En ligne : https://www.tgfm.org/fr/nos-publications/143 3 Article 67 de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale. 4 S. Baillargeon, Le programme pour l’accessibilité du métro à l’arrêt, Le Devoir, 11 mai 2024. En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/transports-urbanisme/812712/transport-commun-programme-accessibilite-metro-arret 5 A. Tessier et coll., The impact of transportation on the employment of people with disabilities: a scoping review, Transport Reviews, 2023. En ligne : https://doi.org/10.1080/01441647.2023.2229031

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Participation citoyenne et villes, quel avenir ?

14 mars, par Ligue des droits et libertés

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Participation citoyenne et villes, quel avenir ?

Elsa Mondésir Villefort, Conseillère en participation citoyenne et membre du CA de la Ligue des droits et libertés

Depuis les dernières élections de 2021, on assiste à une situation exceptionnelle alors qu’un nombre record d’élu-e-s ont pris la décision de quitter la scène municipale. En réaction à cette situation alarmante, un projet de loi a été déposé le 10 avril 2024 par la ministre des Affaires municipales, Andrée Laforest. Adoptée en juin 2024, la loi 24 (projet de loi 57), qui vise essentiellement à protéger les élu-e-s et à favoriser l’exercice sans entraves de leurs fonctions ne pourra pourtant pas, à elle seule, mettre un frein aux démissions dont nous sommes témoins. La démocratie municipale, déjà en crise et fragilisée, fait l’objet de plusieurs débats soulevant des questions importantes concernant la participation des citoyen-ne-s aux affaires politiques et publiques, participation qui est inévitablement affectée par l’arrivée de cette loi. Bien que les actrices et acteurs du milieu municipal soient confrontés à un climat particulièrement difficile, les élu-e-s détiennent toujours les clefs du pouvoir. Hocine Ouendi, un jeune Montréalais résidant de l’arrondissement d’Anjou, en est l’exemple parfait. Le 4 octobre 2022, il s’est présenté au conseil d’arrondissement pour exercer son droit de prendre part aux débats relatifs aux décisions qui le concernent. Le maire d’arrondissement lui a fait comprendre qu’un jeune de son âge n’avait pas la légitimité de prendre la parole et qu’il aurait plutôt dû être représenté par un adulte1. L’incident a conduit la Ville de Montréal à émettre une déclaration rappelant l’obligation de répondre, dans le respect, aux questions soumises par la population2. Hocine Ouendi n’est pas seulement venu avec une question, mais aussi avec des pistes de solution pour pallier une problématique vécue par plusieurs jeunes, soit l’accès aux installations publiques de l’arrondissement. C’est pourtant à un déni de son droit de participer à la vie politique qu’il s’est heurté, laissant l’enjeu qui lui tenait à cœur sombrer dans l’oubli. Cet événement est représentatif des nombreux obstacles auxquels plusieurs groupes marginalisés font face. En donnant des leviers supplémentaires aux villes et aux municipalités pour encadrer le débat public à travers la loi 24, on met en danger le droit des citoyen-ne-s d’accéder à des espaces sécuritaires favorisant leur participation. La responsabilité de préserver et de soutenir la capacité d’agir des populations doit être au cœur des stratégies à mettre en place. Sans l’établissement de processus de participation qui informent adéquatement les citoyen-ne-s, les accompagnent et encouragent une prise de parole et d’actions, il ne sera pas possible pour les villes de prendre des décisions éclairées, durables et représentatives des nombreuses réalités vécues. Dans ce cas spécifique, la déclaration de la Ville de Montréal conserve un caractère symbolique qui n’a, dans les faits, redonné aucun pouvoir à Hocine Ouendi. Au contraire, une plainte portée par sa famille à la Commission municipale du Québec a été rejetée alors qu’elle dénonçait les manquements graves de l’élu3. Même si ce n’est pas son objectif annoncé, la nouvelle loi n’est pas à l’abri d’une instrumentalisation ayant pour conséquence de limiter l’engagement citoyen.
Ces personnes, qui ne sont pas majoritairement en position d’autorité dans la société, peuvent faire face à différents obstacles qui entravent leur participation, et elles n’ont pas les mécanismes nécessaires pour protéger leur droit de participer aux affaires publiques.

Pour une saine démocratie dans les villes

Si les probabilités de croiser Justin Trudeau ou François Legault un samedi matin en faisant son épicerie sont pratiquement nulles pour le commun des mortels, la situation n’est pas la même au niveau municipal. Certaines municipalités au Québec ne comptent qu’une poignée d’habitant-e-s (moins de 1000), ce qui peut rendre les dynamiques dans les espaces de participation citoyenne plus difficiles comme les membres de la communauté côtoient les élu-e-s quotidiennement. En 2017, la loi 13 (projet de loi 122) visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs a été adoptée. Cette nouvelle reconnaissance est venue contribuer à la réflexion sur la participation publique des citoyen-ne-s en mentionnant, notamment, le besoin que toutes et tous soient « consultés en amont des prises de décision » ainsi que la nécessité d’avoir une « présence active des élus dans le processus de consultation » (article 80.3). Cette proximité fait la force du monde municipal qui bénéficie d’un contact privilégié avec la population, ce qui rend le milieu plus aligné sur les réels besoins des gens qui y vivent. Le revers de la médaille fait toutefois en sorte que les mésententes entre les acteurs et les actrices d’une communauté peuvent prendre une place prépondérante dans l’espace public. Entre 2021 et 2024, un élu sur dix a démissionné de son rôle avec un taux de départ record dans les plus petites communautés4. L’importance de mettre en place des outils pour contrer l’intimidation et le harcèlement dans le milieu municipal n’est pas contestée, mais on peut questionner si la cible est réellement la bonne lorsqu’on consulte certains éléments de la loi 24. La Ligue des droits et libertés (LDL), le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) et le Regroupement des organismes en défense collective des droits (RODCD) se sont prononcés à maintes reprises sur le dossier : certaines mesures de la loi ouvrent la porte aux dérives et menacent plusieurs libertés constitutionnelles (libertés d’expression, d’opinion et d’association). Les cas de citoyen-ne-s se sentant muselés dans l’exercice de leur droit de participer sont nombreux à travers le Québec. Joan Hamel, citoyenne de Trois-Rivières, a reçu une lettre d’un huissier en 2023 après avoir fait un commentaire sur Facebook, alors que la Ville vivait une situation particulièrement tendue en lien avec l’expansion d’un parc industriel. La Ville prétendait que son commentaire contrevenait à la Politique sur la prévention de la violence dans les interactions avec le personnel de la Ville de Trois-Rivières. La lettre stipulait qu’une récidive pouvait entraîner une amende. Le justificatif derrière cette intervention a été critiqué, d’autant plus que cela s’est produit alors qu’un dialogue important avait été entamé autour de la situation de l’expansion du parc5. En mettant l’accent sur le besoin d’encadrer les interventions des citoyen-ne-s, la nécessité de naviguer dans des zones de tension et de débattre d’enjeux polarisants est gravement menacée. La solution ne se trouve pas dans un passe-droit offert aux citoyen-ne-s qui ne seraient jamais imputables de leurs actions, mais elle ne peut pas non plus se retrouver sur un terrain où les règles du jeu sont redéfinies pour protéger un acteur au détriment de ceux et celles auxquels il est redevable et qu’il est censé représenter. D’ailleurs, restreindre la prise de parole affecte nécessairement les personnes aux intersections de plusieurs oppressions et dont l’existence même suscite le débat. Ces personnes, qui ne sont pas majoritairement en position d’autorité dans la société, peuvent faire face à différents obstacles qui entravent leur participation, et elles n’ont pas les mécanismes nécessaires pour protéger leur droit de participer aux affaires publiques.

Mieux protéger les droits humains

La ville appartient à celles et ceux qui l’habitent. Pour protéger toutes les personnes concernées, une réflexion s’impose sur les faiblesses et les défis qui rendent difficile la participation au Québec, peu importe de quel côté du pouvoir nous nous retrouvons. Il est impératif de s’interroger sur ce qui menace notre démocratie ainsi que sur les réels maux de société dont le climat actuel est le symptôme : opacité des institutions et des prises de décision, discriminations, sentiment d’impuissance des citoyen-ne-s, désinformation, manque d’éducation à la démocratie et bien plus. Il existe un fossé majeur entre la personne citoyenne et le monde politique. En tant que gouvernement de proximité, le palier municipal est un espace de choix pour expérimenter, innover et redéfinir les espaces de participation citoyenne tels qu’on les connaît. Les villes sont plus que jamais concernées par les enjeux de l’heure qu’il s’agisse d’immigration, de culture, de changements climatiques, de transformation du tissu social, etc. Nous aurons besoin d’avoir beaucoup plus de voix au chapitre pour faire face aux défis émergents. Il faut rester vigilant-e-s face à la situation actuelle et s’accorder sur le fait que les reculs au droit de participer aux affaires publiques et politiques ne peuvent pas faire partie de la solution.
1 Arrondissement Anjou. Séance du conseil d’arrondissement et séance liée au Budget et au PDI 4 octobre 2022. [vidéo] (à partir de 23 h). En ligne : https://www.youtube.com/live/EUcnRe_parU 2 En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2022-10-24/propos-discriminatoires-envers-un-adolescent/le-maire-d-anjou-blame-par-le-conseil-municipal-de-montreal.php 3 En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/2023-08-18/propos-cassants-envers-un-adolescent/la-plainte-contre-le-maire-d-anjou-rejetee.php 4 En ligne : https://www.lesoleil.com/actualites/politique/2024/01/23/pres-dun-elu-municipal-sur-dix-a-demissionne-depuis-les-elections-de-2021-WPG3WACNKJFJVJNAPL5JNAHUDE/ 5 En ligne ; https://www.lapresse.ca/contexte/le-prix-de-nos-incivilites/2023-09-10/proteger-les-employes-museler-les-citoyens.php 6 Haut-Commissariat des droits de l’homme. Directives à l’intention des États sur la mise en œuvre effective du droit de participer aux affaires publiques : 4, 2018. En ligne :https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/PublicAffairs/GuidelinesRightParticipatePublicAffairs_web_FR.pdf

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Défis de collaboration entre villes et organismes communautaires

10 mars, par Ligue des droits et libertés

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Défis de collaboration entre villes et organismes communautaires

Caroline Toupin, Coordonnatrice, Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA)

Que l’on pense aux pratiques policières visant à encadrer le droit de manifester, au contrôle de l’espace public régissant le droit de cité des personnes en situation d’itinérance, aux îlots de chaleur qui compromettent le droit à la santé et à un environnement sain, au transport en commun et au droit à la mobilité, ou encore à la construction de logements sociaux et au droit au logement, les villes et les municipalités jouent un rôle majeur en matière de droits humains. Dans un contexte politique prétendant à une décentralisation des interventions étatiques en matière de services de santé, sociaux et communautaires, ce rôle est appelé à augmenter. C’est le cas pour les villes et les municipalités, mais également pour les organismes communautaires. En effet, à mesure que les inégalités se creusent et que les besoins non-répondus de la population débordent des fissures béantes du réseau public (causé par des années d’austérité et des réformes néolibérales), l’action communautaire autonome (ACA) est amenée malgré elle à combler les lacunes des services publics. Positionné aux premières lignes du rapport entre l’appareil étatique et la population, le rôle joué par les gouvernements de proximité et les organismes communautaires dans la gestion des crises (sociale, sanitaire, climatique) sera tout autant décuplé. [caption id="attachment_20837" align="alignnone" width="470"] Crédit : Meaghan Johnston[/caption]

Collaboration nécessaire

Pour y faire face, la collaboration entre le milieu municipal et communautaire s’impose comme une nécessité dans les années à venir, pour garantir le respect des droits de tou-te-s. Cette relation, bien que prometteuse, présente des défis que nous devons surmonter. Nous nous trouvons à l’intersection de deux milieux aux nombreux points communs, mais où des préjugés tenaces subsistent de part et d’autre. Encore aujourd’hui, les organismes d’ACA sont souvent perçus, particulièrement lorsque la municipalité offre du soutien financier ou des ressources, comme de simples extensions des services municipaux. Cette perception erronée engendre des attentes inappropriées concernant le développement de services et conduit à des tentatives d’ingérence dans leurs orientations et approches. Cette vision compromet dangereusement l’autonomie des organismes, un ingrédient vital à leur agilité en temps de crise. Elle nuit également à la mission de transformation sociale des organismes et à leur capacité à défendre les droits des membres de leur communauté.

Trois exemples

L’exemple de Saint-Constant illustre parfaitement ces défis et les conséquences graves d’une incompréhension du rôle des organismes communautaires et de leur autonomie. En 2018, la Ville a pris la décision drastique de retirer son soutien financier à la Maison des Jeunes et de l’expulser de ses locaux après 25 ans de collaboration, créant ainsi un précédent alarmant. La Ville a tenté d’imposer des changements majeurs dans les services offerts par l’organisme et dans les clientèles desservies, allant jusqu’à essayer d’imposer une direction générale. Cette action a provoqué une vague d’indignation au sein du conseil d’administration, qui a cependant résisté à toutes tentatives d’ingérence, préférant perdre gros plutôt que son autonomie. Au lieu de laisser la communauté décider des services de sa Maison des Jeunes, le maire a créé un service similaire sous contrôle municipal. Cette décision a non seulement menacé l’existence de l’organisme, mais a également privé la communauté de St-Constant et ses jeunes de la créativité et de la vitalité essentielles qu’ils apportent à leur ville. Or, c’est le besoin qui crée un organisme d’ACA : dans ce cas-ci, le besoin des jeunes de se rassembler et de se doter d’un milieu de vie et d’un réseau de soutien à leur image. Et ce sont les personnes directement concernées qui exercent leur droit d’association en fondant un nouvel organisme. Avec l’exemple de Saint-Constant, l’intervention acharnée de la Ville pour le contrôle de la ressource a eu comme conséquence de saboter l’exercice du droit d’association des membres de l’organisme. Un autre exemple récent est celui de la maison Benoît Labre à Montréal, qui aide les personnes sans-abri depuis 70 ans. La ville veut déplacer son centre de jour à cause de plaintes du voisinage. On dit que la maison est trop près d’une école et qu’elle cause des problèmes de cohabitation avec les gens du quartier. Dans ce cas précis, la Ville s’approprie un pouvoir qu’elle n’a pas et s’ingère dans l’autonomie de l’organisme car la Maison Benoît Labre est propriétaire de son édifice. La maison Benoit Labre a été créée pour répondre aux besoins de sa communauté, par, pour et avec les personnes. Les interventions étatiques s’avèrent inappropriées pour garantir leur dignité et leur droit à la santé et à un logement. Le tollé soulevé par la Ville et les médias dans l’affaire fait craindre le pire pour les droits des personnes en situation d’itinérance et utilisatrices de drogues, alors que l’intolérance face à la détresse et la souffrance sociale alimentent le syndrome du pas dans ma cour, le déracinement des organismes communautaires et le déplacement des populations marginalisées. Même situation du côté de Lévis où l’achalandage trop élevé de l’organisme Le 55, un refuge pour personnes en situation d’itinérance, créé des enjeux de cohabitation avec les commerces. C’est pourquoi le maire de Lévis a négocié une entente avec le refuge pour une relocalisation et qu’il a ensuite fait voter un règlement interdisant aux ressources communautaires de s’installer dans le Vieux-Lévis. Le droit d’association des citoyennes et citoyens soucieux de répondre aux besoins de leur communauté par la création d’organismes communautaires est compromis de plein fouet.
Malgré ces défis, il existe des points communs significatifs entre le milieu municipal et le milieu communautaire, qui font de nous des alliés naturels. La proximité avec les citoyennes et les citoyens est l’un de ces atouts majeurs, favorisant la démocratie et une participation citoyenne active.

Défis et points communs

L’insuffisance chronique du financement public à la mission fragilise les organismes et exacerbe ces problématiques. Les organismes sont placés dans des rapports de force défavorables où ils sont trop souvent forcés d’accepter des conditions et des pressions indues qui compromettent leur indépendance, par crainte de se mettre à dos les élu-e-s municipaux et leurs équipes. Malgré ces défis, il existe des points communs significatifs entre le milieu municipal et le milieu communautaire, qui font de nous des alliés naturels. La proximité avec les citoyennes et les citoyens est l’un de ces atouts majeurs, favorisant la démocratie et une participation citoyenne active. L’exercice de la citoyenneté passe en grande partie par les rouages du filet communautaire, que la communauté a tissé pour faire face aux défis et aux crises. Les deux parties partagent un objectif commun fondamental : d’un côté, on parle de développement social, de l’autre, de transformation sociale. Bien que leurs approches puissent différer, leur engagement envers le bien-être de la communauté constitue un socle solide sur lequel nous devons construire les bases d’une collaboration plus forte et plus efficace. Le respect de l’autonomie des organismes communautaires et du droit d’association des citoyen-ne-s désireux d’en fonder de nouveaux, sont des éléments majeurs et centraux dans cette collaboration à construire. Cette autonomie et cette impulsion citoyenne garantissant la participation pleine et entière de la communauté dans la résolution des problèmes sociaux sont des catalyseurs d’innovations et d’agilité, deux éléments essentiels en temps de crises. Les municipalités, quant à elles, doivent faire face à la multiplication et l’intensification des effets de la crise socio écologique sur leurs communautés, souvent sans disposer des moyens nécessaires pour y répondre adéquatement. La collaboration entre le milieu municipal et le milieu communautaire n’est pas seulement souhaitable, elle est impérative. Elle nécessite un dialogue ouvert, honnête et un respect des autonomies respectives qui doivent cesser de s’opposer. Il s’agit là d’une des pièces maîtresses pour préserver un filet social robuste et démocratique, permettant à chaque partie de répondre aux besoins changeants de leurs communautés et en garantissant le respect des droits humains pour tou-te-s.

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La transition écologique, ça concerne tout le monde !

6 mars, par Ligue des droits et libertés

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La transition écologique, ça concerne tout le monde !

Entretien avec Nadia Lemieux, Chargée de projet, Collectivité ZéN Québec Propos recueillis par Elisabeth Dupuis, Responsable des communications, Ligue des droits et libertés Les changements climatiques touchent directement les municipalités, des plus petites aux plus populeuses, qui font de plus en plus face à des événements extrêmes causant des dommages considérables aux infrastructures et mettant en danger les populations. Les effets visibles des changements climatiques étant souvent d’ordre matériel, plusieurs municipalités se concentrent davantage sur des transformations d’ordre technique comme les mesures d’adaptation aux changements climatiques. Un aspect rarement abordé par les municipalités est celui de la justice sociale en tant que pilier d’une transition écologique réussie, qui « suppose que l’on revoie en profondeur plusieurs pans de l’activité humaine, particulièrement le modèle économique, les modes de production et de consommation1 ». Cette proposition représente une voie déterminante à saisir par les collectivités et par les municipalités. Les mobilisations citoyennes sont au cœur de ce mouvement pour une transition écologique porteuse de justice sociale. Elles s’incarnent à travers différents groupes et coalitions de la société civile et développent des initiatives porteuses d’avenir. [caption id="attachment_20841" align="alignright" width="339"] Crédit : Engrenage Saint-Roch[/caption]

Des mobilisations citoyennes

Le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ), composé de plus de 90 membres à l’échelle du Québec, incluant la Ligue des droits et libertés, a lancé le projet Collectivités Zéro Émission Nette (ZéN) dans la foulée de l’élaboration d’une feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité appelant à la création de communautés résilientes. Depuis 2021, huit Collectivités ZéN se sont implantées à travers le Québec à des échelles locale ou régionale (Québec, Lachine, Laval, Saguenay–Lac-Saint-Jean, Outaouais, Ahuntsic-Cartierville, Gaspésie, Rimouski), s’appuyant sur une démarche de coconstruction et d’innovation sociale. Ces projets collectifs sont accompagnés par le FCTÉ, mais portés par des organisations locales, dont des organismes communautaires, des groupes citoyens et parfois des institutions. « Le but du projet est de rassembler, mailler et accompagner le maximum d’organisations d’un territoire, pour mettre en œuvre, de façon concertée, une transition menant à la justice sociale et au respect des limites planétaires, incluant la carboneutralité2 ». Il s’agit d’une réelle transformation systémique touchant tous les aspects de la vie sociale qui est visée.

En complémentarité

L’action des Collectivités ZéN est à la fois différente et complémentaire d’une planification de la transition par une ville ou par une municipalité régionale de comté (MRC). Elle s’appuie sur une démarche ascendante de coconstruction qui implique que plusieurs membres de la collectivité travaillent activement à la planification au lieu d’être uniquement consultés dans un processus piloté par un acteur municipal ou encore, gouvernemental. Dans une optique d’innovation sociale, les Collectivités ZéN contribuent à créer ensemble un imaginaire positif du futur qui soit rassembleur et engageant. Pour ce faire, elles sont soutenues par le milieu de la recherche, à travers l’accompagnement du projet Chemins de transition de l’Université de Montréal. Une méthodologie éprouvée permet de coconstruire, avec des citoyen-ne-s rassemblé-e-s lors d’ateliers, une vision citoyenne du futur. À Québec, par exemple, une vingtaine d’ateliers d’exploration du futur a permis de rejoindre près de 200 personnes pour élaborer une vision du futur de la ville. Cette vision, qui sert de phare à la transition, aborde des thématiques aussi variées que le pouvoir d’agir collectif, les milieux de vie, le modèle économique et le tissu social. Lorsque la vision est coconstruite, elle s’ancre davantage dans la communauté et suscite une forte mobilisation citoyenne autour de projets communs. Les municipalités peuvent ensuite intégrer ces visions dans leur propre planification en matière d’action climatique ou de transition.
Si plusieurs municipalités ou MRC sont proactives sur le plan de l’adaptation aux changements climatiques, les aspects de justice sociale sont encore trop peu pris en compte dans le contexte de leur transition écologique.
[caption id="attachment_20842" align="alignnone" width="731"] Crédit : Peggy Henry[/caption]

Des décisions de la base

Pour lutter efficacement contre les changements climatiques, Nadia de la Collectivité ZéN de Québec considère que le leadership se doit d’être partagé entre les municipalités et les populations. La ville est évidemment un acteur majeur, car elle dispose de leviers et de compétences pouvant avoir un impact direct sur l’atteinte de la résilience d’une collectivité ; pensons notamment au transport, à l’aménagement du territoire ou à l’habitation. Ainsi, la ville possède des pouvoirs, une force de frappe importante et des fonds qui pourraient servir à soutenir et encourager plus adéquatement les initiatives et les projets qui émergent de l’action citoyenne, par exemple pour protéger les milieux naturels ou renforcer l’autonomie locale dans les quartiers. Les décisions concernant les changements à mener doivent naître des populations directement concernées par les transformations de leurs milieux de vie. Dès le début, elles doivent participer à la planification de la transition socioécologique et faire partie de toutes les étapes de sa mise en œuvre. En ce sens, Nadia relève un manque de pouvoir d’agir des citoyen-ne-s en général, qui disposent de peu d’accès aux sphères décisionnelles les concernant. Les Collectivités ZéN sont des exemples de nouveaux espaces de dialogue et de travail collectif visant à renforcer le pouvoir d’agir des citoyen-ne-s et des différents acteurs locaux concernés par les transformations à venir. Il arrive souvent que les villes préconisent une logique de sensibilisation, d’éducation ou de communication cherchant à changer le comportement des citoyen-ne-s. Cette approche nuit à l’obtention d’une réelle adhésion aux actions en faveur de la transition écologique, car elle n’est pas en adéquation avec le renforcement du pouvoir d’agir des citoyen-ne-s. Une participation concrète aux transformations exige que les citoyen-ne-s fassent valoir leurs réalités et besoins et mettent de l’avant leur propre vision pour leur quartier. Le soutien des villes est nécessaire pour permettre aux diverses initiatives de se déployer pleinement. Des niches de transition socioécologiques, par exemple des espaces collectifs ou des tiers lieux, sont des lieux d’expérimentation, de solidarité, d’inclusion, où de nouvelles façons d’être ensemble se dessinent. D’autres projets porteurs peuvent avoir une approche entrepreneuriale qui veut le bien-être collectif plutôt que l’enrichissement. À travers le Québec, de telles initiatives se créent et s’inspirent mutuellement, ce qui fait émerger un mouvement plus large et renforce la résilience des communautés.

Plus qu’un défi technique

Les villes doivent s’extirper du discours expert, purement technique de la lutte aux changements climatiques et de l’adaptation, car la transition n’est pas un simple défi technique. Ce sont des changements structurants, à tous les niveaux, nécessaires pour appréhender la transition écologique. Prenons l’exemple d’un plan de verdissement d’un quartier proposé par une municipalité qui se limiterait au nombre d’arbres à planter. Les Collectivités ZéN considèrent que l’apport de la population aux solutions de ce type permet d’aller au-delà des considérations sur un nombre d’arbres optimal. En impliquant les citoyen-ne-s dans des espaces de dialogue pour qu’ils et elles expriment leurs besoins concrets, une politique de verdissement a le potentiel d’améliorer concrètement les conditions de vie et l’équité au sein des quartiers. L’exemple du projet en verdissement de L’Engrenage Saint-Roch est éloquent. Le quartier Saint-Roch est l’un des quartiers de Québec avec le taux de canopée le plus faible et où se trouvent plusieurs îlots de chaleur. L’organisme, travaillant auprès des personnes à faible revenu et des personnes en situation d’itinérance, pilote le projet Verdir Saint-Roch, financé par la ville, pour favoriser « la création de lieux communs et d’initiatives d’aménagement durable3 ». Ce projet a impliqué les personnes de la communauté dans tout le processus, de la plantation à l’entretien. Ce projet est une alternative aux habituelles plantations dans des bacs de la ville, parfois laissés à l’abandon après quelque temps, car il renforce l’autonomie des participant-e-s.

Leadership de la ville

Si de nombreux groupes sur le terrain et citoyen-ne-s sont déjà engagés et convaincus de l’importance d’agir, ils peuvent aussi vivre un certain découragement. Un climat d’impuissance peut s’installer face à d’autres acteurs du territoire, comme les grandes entreprises, pour qui le business as usual se poursuit. Dès lors, les citoyen-ne-s ont des attentes par rapport à la ville : elle doit mettre à profit ses leviers politiques et réglementaires pour amener les entreprises et la grande industrie à réduire leurs impacts environnementaux et à s’impliquer davantage dans la transition socioécologique. Bien souvent, la ville se trouve en porte-à-faux avec, d’un côté, le développement économique et la recherche de nouvelles recettes fiscales et, de l’autre, les impératifs de la transformation socioécologique. Le pouvoir d’agir de la base, malgré les efforts qui visent à le renforcer, continue de se buter au pouvoir et aux actions des acteurs très influents. Dans une optique de justice environnementale, la ville doit reconnaître que certains groupes sont plus affectés que d’autres par les impacts des crises environnementales, d’autant plus que ces groupes sont ceux qui y contribuent le moins. Pour Nadia, dans le but de renforcer le pouvoir d’agir, il est nécessaire que la ville accorde une place importante à ces groupes traditionnellement exclus des espaces décisionnels. La ville peut travailler plus étroitement avec les organismes communautaires intervenant auprès des personnes marginalisées afin de prendre en considération leur réalité dès la planification. Dans le cadre des plans d’adaptation aux changements climatiques, les Directions de santé publique s’impliquent proactivement pour identifier les bulles de vulnérabilité de différentes populations, et pour éviter de renforcer certaines inégalités sociales.
[la ville] doit mettre à profit ses leviers politiques et réglementaires pour amener les entreprises et la grande industrie à réduire leurs impacts environnementaux et à s’impliquer davantage dans la transition socioécologique.

Réelle participation citoyenne

Il arrive que des villes s’étonnent de l’opposition citoyenne à des projets dits positifs sur le plan de l’adaptation aux changements climatiques ; elles oublient que les citoyen-ne-s sont mis, souvent, devant le fait accompli. Il arrive que l’information soit publiée dans les médias plutôt qu’à travers des séances d’information ou de consultation à la ville. Il faut se rappeler que les villes axent leurs démarches sur l’atteinte de l’acceptabilité sociale, un concept qui, selon la Ligue des droits et libertés et le Regroupement québécois des groupes écologistes, est du ressort du « marketing enrobé dans un langage qui lui donne un vernis social progressiste4 ». La participation citoyenne à la prise de décisions est l’un des trois piliers du droit à un environnement sain, avec l’accès à l’information et l’accès à la justice. Il faut comprendre que « le droit à un environnement sain est un droit humain, universel, inaliénable, interdépendant et indissociable des autres droits humains. Pour qu’il soit respecté, plusieurs conditions démocratiques5 » doivent être réunies en plus des éléments environnementaux comme la qualité de l’eau ou de l’air, par exemple. Cela dit, une réelle participation citoyenne requiert que les personnes fassent partie des transformations, avec un réel pouvoir d’agir. Pour y arriver, une décentralisation du pouvoir doit être envisagée. À Québec, les conseils de quartier pourraient être renforcés en ce sens. Pour le moment, leur rôle réside dans la consultation citoyenne, mais ultimement ces instances pourraient détenir plus de pouvoir. En revanche, cette restriction de pouvoir n’a pas empêché un conseil de quartier de se mobiliser, de défendre les droits des populations locales et de s’exprimer dans l’espace public sur les enjeux de la qualité de l’air à Québec. Les Collectivités ZéN espèrent que les villes prennent acte de leurs travaux, comme leurs visions du futur, qui illustrent des consensus grandissants en matière de transformations systémiques à opérer. La légitimité de la démarche vient de la coconstruction avec des groupes citoyens et des organismes locaux. Les villes ont tout intérêt à tenir compte des perspectives qui émergent de la société civile et des initiatives citoyennes, qui défrichent déjà le chemin vers le monde de demain.
1 En ligne : https://www.pourlatransitionenergetique.org/les-criteres-dune-transition-energetique-porteuse-de-justice-sociale/ 2 En ligne : https://www.pourlatransitionenergetique.org/le-projet-collectivite-zen/ 3 En ligne : https://www.engrenagestroch.org/projets/verdir-saint-roch/ 4 Ligue des droits et libertés, Le droit à un environnement sain : trois piliers démocratiques à défendre, Montréal, Québec, 2024. 5 Ibid.

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Municipalités et droits humains : une rencontre qui se densifie

26 février, par Ligue des droits et libertés

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Municipalités et droits humains: une rencontre qui se densifie

Me Benoît FrateProfesseur agrégé, Département d’études urbaines et touristiques, ESG UQAM

Me David RobitailleVice-doyen aux études et professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa Il est clair depuis longtemps, en droit interne canadien, que les municipalités sont imputables de la mise en œuvre et du respect des droits humains, en vertu, notamment, des Chartes canadienne et québécoise des droits. Comme le texte de la Pr Lucie Lamarche dans ce numéro l’a démontré, les institutions internationales, comme les organes de traités des Nations unies, voient quant à elles de façon croissante les municipalités d’ici et d’ailleurs sur leur radar, et ce, même si elles n’ont pas de statut formel en droit international public. Ce rapprochement, entre droits humains et municipalités, va de soi quand on y pense. Les municipalités du 21e siècle, gouvernements de proximité, créatrices et gardiennes des milieux de vie, jouent un rôle important bien au-delà des champs de compétence qu’on leur associe traditionnellement, comme la voirie, l’aqueduc ou la collecte des déchets ! Cette rencontre entre municipalités et droits humains s’est densifiée au même moment où le rôle des municipalités se transformait et que celles-ci gagnaient en autonomie. Le droit n’est pas étranger à cette transformation, bien au contraire. En effet, les trente dernières années ont vu les municipalités canadiennes traverser d’importantes réformes législatives provinciales visant à leur accorder davantage de pouvoirs et d’autonomie, malgré les paramètres constitutionnels en place, des réformes dont les tribunaux semblent jusqu’à maintenant bien avoir saisi la teneur. L’autonomisation croissante des municipalités sur les plans législatif et jurisprudentiel fait d’elles, plus que jamais, des interlocutrices incontournables en matière de droits humains. Cela est presque mathématique : avec plus de pouvoirs, viennent plus de responsabilités. Les prochaines lignes exposeront les grandes lignes de cette dynamique.

Vers l’autonomie locale

Comme le rappelait récemment la Cour suprême du Canada1, les municipalités, constituant un champ de compétence provincial en droit constitutionnel, sont juridiquement sous le contrôle absolu des provinces. La Cour confirma dans cette affaire que le gouvernement ontarien avait parfaitement le droit de recomposer le conseil de ville de Toronto durant la campagne électorale municipale de 2013, le faisant passer de 47 à 25 conseillers, et que cela ne constituait pas une violation de la liberté d’expression des candidats. Les provinces, via une législation abondante, encadrent ainsi dans les moindres détails l’existence, les finances et les pouvoirs des municipalités. Malgré ce contrôle, des réformes législatives provinciales majeures ont eu lieu. L’aspect le plus frappant de ces dernières réside dans la façon dont l’attribution des compétences et pouvoirs aux municipalités a changé. La traditionnelle délégation spécifique, détaillée et restrictive de pouvoirs (sous forme de « liste d’épicerie ») a été transformée en approche plus globale par la création de « sphères de compétence », c’est-à-dire l’énonciation de domaines de compétence où les municipalités sont titulaires de pouvoirs larges. Au Québec, la Loi sur les compétences municipales2, entrée en vigueur en 2006, s’inscrit dans cette tendance. Celle-ci vise les pouvoirs dans neuf domaines de compétence, dont plusieurs ont des liens évidents avec les droits humains (culture, loisirs, activités communautaires et les parcs; développement économique local; production d’énergie et systèmes communautaires de télécommunication; environnement; salubrité; nuisances; sécurité; transport; et, depuis 2023, habitation). La différence entre les deux méthodes de délégation des pouvoirs est majeure. Par exemple, au Québec, alors que les conseils municipaux étaient auparavant habilités à adopter des règlements pour « défendre de jeter ou déposer des cendres, du papier, des déchets, des immondices, des ordures, des détritus et autres matières ou obstructions nuisibles dans les rues, allées, cours, terrains publics, places publiques, eaux ou cours d’eau municipaux », elles sont aujourd’hui habilitées à régir les « nuisances », la « sécurité » et l’« environnement ». À sa face même, ce virage donne plus de flexibilité, de marge de manœuvre et de pouvoirs aux municipalités. L’autonomie des municipalités canadiennes dépend aussi largement de la vision que les tribunaux ont du contrôle judiciaire des règlements municipaux. À ce titre, l’arrêt Shell de 19943, rendu par la Cour suprême, marque un tournant majeur. L’opposition nette entre les motifs majoritaires et dissidents dans cette affaire sur le rôle des autorités locales témoigne des deux approches entre lesquelles oscillaient alors les tribunaux : stricte et interventionniste, d’une part, et libérale et déférente, de l’autre. Or, cette seconde approche, favorisée par la juge McLachlin en dissidence, a aujourd’hui percolé dans  l’ensemble  de  la  jurisprudence canadienne. Le respect des municipalités comme espaces de vie démocratique, de libre expression citoyenne et de bien-être collectif, fut un élément déterminant de cette évolution.

Des effets concrets en pratique

S’il est incontestable que les développements législatifs et jurisprudentiels décrits ci-dessus ont contribué, au moins en partie, à l’émancipation des municipalités canadiennes, celles-ci demeurent bien sûr assujetties à de nombreuses limites en raison des paramètres constitutionnels actuels. Pensons, par exemple, au fait que de nombreuses lois habilitantes sont encore rédigées sous le modèle de la « liste d’épicerie » ou encore que les lois et règlements de la province priment sur la réglementation municipale. Cela dit, dans l’histoire du droit municipal au pays, les avancées précitées sont non négligeables et ont des effets bien concrets. Elles sont prometteuses sur le plan de l’autonomie, de l’adaptabilité et de l’innovation réglementaire des municipalités, n’enfermant plus ces dernières dans un carcan aussi rigide qu’auparavant. Les municipalités agissent ainsi de façon croissante dans un ensemble de domaines, souvent de façon innovante. De l’interdiction des pesticides à l’encadrement de l’hébergement touristique de courte durée en passant par la lutte aux déserts alimentaires, les municipalités contribuent à la mise en œuvre locale des droits humains à un environnement sain, au logement, à la santé ou à l’alimentation, par exemple. Bien sûr, cette médaille a deux facettes : des actions municipales sont aussi susceptibles d’aller à l’encontre des droits humains. Bref, l’augmentation des pouvoirs municipaux entraînent des répercussions pour les titulaires de droits humains, ces derniers étant plus que jamais susceptibles d’être touchés par une action municipale.
Bref, l’augmentation des pouvoirs municipaux entraînent des répercussions pour les titulaires de droits humains, ces derniers étant plus que jamais susceptibles d’être touchés par une action municipale.
Les municipalités sont aussi souvent au centre de tensions et d’arbitrages entre des droits humains qui en apparence s’opposent, comme dans le dossier Transcontinental4 où la liberté d’expression a été plaidée à l’encontre d’un règlement interdisant la distribution d’imprimés publicitaires et ayant pour effet, notamment, de contribuer à la protection de l’environnement. Soulignons enfin que, fortes de cette autonomisation et des nombreux domaines dans lesquelles elles agissent désormais, nombreuses sont aussi les municipalités qui se déclarent villes des droits humains, villes inclusives ou villes durables, entre autres, quoique la contribution de ces étiquettes à la réalisation effective des droits humains dépende ultimement des actions concrètes qui en découlent. La rencontre entre droits humains et municipalités se densifie et rien n’indique un essoufflement de la dynamique, bien au contraire. Cette édition de Droits et libertés contribue à en prendre la pleine mesure.
Les auteurs sont respectivement Professeur agrégé, Département d’études urbaines et touristiques, ESG UQAM et Vice-doyen aux études et professeur titulaire, Section de droit civil, Faculté de droit, Université d’Ottawa. Tous deux sont membres du Barreau du Québec. Ils sont auteurs d’un récent texte qui fait le bilan de l’adoption de la Loi sur les compétences municipales; voir Benoît Frate et David Robitaille, Quinze ans de Loi sur les compétences municipales : contexte, avancées et limites pour l’autonomie locale, Service de la qualité de la profession, Barreau du Québec, Développements récents en droit municipal (2022), vol. 509, 2022, 203. 1 Toronto (Cité) Ontario (Procureur général), [2021] 2 RCS 845. 2 Loi sur les compétences municipales, RLRQ, C-47.1. 3 Produits Shell Canada ltée Vancouver (Ville), [1994] 1 RCS 231. 4 Médias Transcontinental Ville de Mirabel, 2023 QCCA 863.  

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Emplois municipaux, pour qui ?

20 février, par Ligue des droits et libertés

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Emplois municipaux, pour qui?

Elisabeth Dupuis, Responsable des communications, Ligue des droits et libertés Le Québec, le Canada et les municipalités, ont des devoirs et obligations inscrits dans des lois, des Chartes et des Conventions, qui devraient toujours les guider dans l’élaboration de politiques ou de législations. Ces dispositions sont nécessaires afin d’assurer le respect des droits humains aux personnes en situation de handicap (PSH) dans des conditions d’égalité avec les autres1 et assurer leur pleine participation sociale. Dès 2001, le Québec s’est doté d’une loi pour corriger la situation des personnes faisant partie de certains groupes victimes de discrimination en emploi2. La Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans les organismes publics (LAÉE) s’applique notamment à toutes les municipalités qui emploient 100 personnes et plus. Après des années de mise en œuvre progressive de la LAÉE – le groupe des personnes handicapées a été ajouté en 2007 —, les avancées en matière d’emploi dans les municipalités auraient pu être significatives pour les PSH. Le 7e Rapport triennal 2019-20223, qui fait état de la situation en matière d’accès à l’égalité en emploi des organismes publics, explique que les 388 organismes assujettis incluant 71 municipalités sont très loin d’atteindre les indicateurs-cibles. En effet, l’écart est grand entre la représentation totale (0,9 %) des PSH et l’indicateur cible à atteindre (10,5 %) de leurs effectifs, et ce, malgré les augmentations des embauches entre 2019 et 2022. Les 71 municipalités embauchent 633 PSH sur un total de 74 288 employé-e-s. Malgré l’existence de nombreuses ressources et services en intégration et maintien en emploi disponibles à Montréal et sa région, la métropole a un faible taux de représentation soit 1 %. En 2019-2022, seules deux municipalités atteignent et dépassent leur indicateurcibles : Chambly (5 %) et Magog (6 %). Assujettie récemment à la LAÉE, la Ville de La Tuque atteint un taux de 5%! La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) énonce des préoccupations dans un contexte d’emploi favorable : « leur taux de représentation tarde à augmenter, et ce, malgré les efforts investis par les organismes publics […] » et ce taux, qui se situe toujours aux alentours de 1 % [depuis 2007], met en évidence « que les stratégies de recrutement et d’embauche des membres de ce groupe ne donnent pas réellement de résultats4 ».
Tant de choses restent à faire pour que les PSH puissent exercer pleinement leurs droits et participer à la société. Les obstacles physiques, organisationnels et comportementaux5 sont identifiés au stade de l’embauche, de l’intégration et du maintien en emploi.
Parmi ces obstacles, on retrouve en premier lieu le capacitisme ; la représentation du travailleur idéal ; les offres d’emploi ; l’accessibilité et l’adaptation des lieux de travail ; la compréhension et l’application des accommodements et des adaptations ; l’adéquation du transport adapté et des horaires de travail ; l’absence de culture d’inclusion ; l’application des conventions collectives ; le questionnaire médical préembauche, etc. L’interdépendance des droits est de toute évidence au cœur de la réalité des personnes en situation de handicap. Nous pouvons exiger des municipalités qu’elles en fassent davantage pour s’acquitter de leurs obligations légales et accélérer l’accès à l’égalité en emploi des PSH. Car il s’agit bien d’obligations qui leur incombent, et non de gestes charitables, pour permettre aux personnes en situation de handicap de participer pleinement à la société et d’exercer l’ensemble de leurs droits.
1 Mona Paré, La CDPH : des efforts du Canada depuis près de 20 ans, revue Droits et libertés, vol. 40, no 1, 2021. 2 Gouvernement du Québec, Rapport sur la mise en œuvre de la LAÉE, 2020. 3 CDPDJ, Rapport triennal, 2023. 4 Ibid. 5 CDPDJ, Rapport annuel du groupe visé des personnes handicapées, 2021.

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Une exigence du droit international des droits humains

13 février, par Ligue des droits et libertés

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Une exigence du droit international des droits humains

Me Lucie LamarcheProfesseure, département des sciences juridiques, UQAM, membre du comité Droit à la santé de la Ligue des droits et libertés

[caption id="attachment_20778" align="alignnone" width="731"] ONU, Consciousness, Ochirbold Ayurzana. Crédit : Photo ONU, UN795598[/caption] Les Nations unies estiment qu’en 2050, le pourcentage mondial de la population urbaine sera d’environ 68 %. Sous peu, la proportion des populations vivant en milieu urbain et rural se sera inversée depuis 1950. Face à ce phénomène, les réseaux de villes se multiplient. Par exemple, l’Organisation mondiale de Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU)1 se décrit comme la plus grande organisation de gouvernements locaux et régionaux du monde. CGLU entretient aussi des relations de travail avec la Banque mondiale et les Nations unies, notamment. Elle est enfin partie prenante de l’Agenda 2030 des Objectifs du développement durable et de l’Agenda de Paris sur les changements climatiques. À l’occasion de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations unies qui s’est ouverte le 10 septembre 2024 à New York, la mairesse de Montréal s’est jointe à plusieurs rencontres : notamment celle du C40 (Villes engagées pour la transition écologique) et celle du Strong Cities Network où la mairesse a parlé de résilience de de cohésion sociale2. La ville n’échappe donc plus aux relations internationales et au droit international. Elle s’impose à eux notamment par son action en réseaux de villes. Les Nations unies le reconnaissent, bien que timidement. Ainsi, le document à l’appui du Sommet de l’Avenir qui s’est tenu les 22 et 23 septembre dernier, promeut une vision d’un multilatéralisme plus interconnecté et plus inclusif inscrite dans le rapport intitulée Notre programme commun3. Celui-ci a mené à l’adoption par l’Assemblée générale d’une Résolution (AGNU Rés 79/1) intitulée Pacte pour l’Avenir dans laquelle on retrouve à la Mesure no 6 le texte suivant : Garantir l’accès de tout le monde à un logement adéquat, sûr et abordable et aider les pays en développement à planifier et à mettre en œuvre des villes justes, sûres, saines, accessibles, résilientes et durables4. La mairesse de Montréal est donc en synchronicité avec l’Agenda onusien tout comme c’est le cas pour d’autres villes. Le langage mobilisé par la Résolution 79/1 adoptée récemment par l’Assemblée générale des Nations unies fait largement écho à celui patiemment construit par les réseaux de villes qui pour leur part, mobilisent explicitement le concept de ville des droits humains5. Les articles 2 et 3 des Principes de Gwandju sont sans ambiguïté. Ils imputent à tous les niveaux de gouvernance nationale l’obligation de protéger, de promouvoir et de mettre en œuvre tous les droits humains tout autant qu’ils reconnaissent que la gouvernance urbaine doit être soumise aux exigences de ces droits. Cette perspective met en évidence l’importance de l’autonomie locale, un concept défini comme suit par le Conseil de l’Europe dans son traité no 122 intitulé Charte de l’autonomie locale : Par autonomie locale, on entend le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques6. [caption id="attachment_20779" align="alignright" width="301"] Crédit : André Querry[/caption]
La ville n’échappe donc plus aux relations internationales et au droit international. Elle s’impose à eux notamment par son action en réseaux de villes. Les Nations unies le reconnaissent, bien que timidement.
On constate donc l’émergence de la ville des droits humains sur la scène internationale et ce, malgré des asymétries linguistiques : la ville sera-t-elle des droits humains ? ou plus largement résiliente, inclusive, voire égalitaire ? Au-delà des mots, une question lancinante et cruciale demeure : c’est celle de l’imputabilité et de l’autonomie de moyens des gouvernements municipaux. On parlera alors de leurs compétences à agir pour la protection et la promotion des droits humains. Comme le démontrent Frate et Robitaille dans ce numéro de la revue7, le droit canadien souffle à cet égard le chaud et le froid. Et, trop souvent, la ville fait la manchette lorsqu’il s’agit de dénoncer son manque de moyens ou de ressources ou encore l’impossibilité de sa soumission aux règles des ordres supérieurs de gouvernement, soit-il fédéral ou provincial. Au Canada, la ville – petite ou grande – s’affranchit lentement de ses maîtres. Ce sinueux processus est-il accompagné par le droit international des droits de la personne ? Nous  prenons  pour  exemple  le 7e Rapport périodique de contrôle sur le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels soumis par le Canada à l’attention du Comité du même nom récemment8. Reconnaissant que ce type de rapport réponde à des règles de présentation déterminées par le Comité des Nations unies, nous ne pouvons néanmoins passer sous silence l’absence absolue de considération pour les autorités locales dans celui-ci. Patrimoine Canada, éditeur canadien des rapports de mise en œuvre des traités de droits humains ratifiés par le Canada, souligne à juste titre l’adoption par le gouvernement fédéral de stratégies nationales importantes, comme celles sur le logement, l’itinérance ou la santé mentale. Pas un mot toutefois sur les complaintes des gouvernements locaux qui désespèrent de recevoir les ressources  appropriées  afin  d’assumer  leurs responsabilités en la matière. Des réalités complexes s’imposent aux municipalités et aux villes qui rappellent que les solutions ne pourront être qu’asymétriques. Une pilule difficile à avaler en contexte constitutionnel canadien. [caption id="attachment_20780" align="alignright" width="277"] Crédit : André Querry[/caption] Le ciel est-il plus bleu sous d’autres cieux nationaux? Une étude a été menée9 à partir d’un échantillon assez important de conclusions et de recommandations adoptées par les organes de traités des Nations unies d’une part, et le Conseil des droits de l’homme en vertu de l’Examen périodique universel, d’autre part. Les conclusions ont pour objet l’évaluation, par un comité d’experts indépendant, du niveau de conformité d’un État à ses engagements internationaux en matière de droits humains. Cette étude arrive à des conclusions nuancées. Ainsi, le Conseil des droits de l’homme, un organe politique des Nations unies10, cherche une voie de passage afin de désenclaver les autorités locales dans le contexte stato-centriste du droit international. Il favorise la coordination proactive entre les niveaux de gouvernement aux fins du respect des droits humains. Par exemple, le Conseil jongle avec l’idée que les autorités nationales favorisent une analyse d’impact sur les autorités locales des politiques publiques. En quelque sorte, ceci constitue un plaidoyer pour l’asymétrie des modes de mise en œuvre des droits humains dans plusieurs cas de figure. Les organes de contrôle des traités de droits humains (le Comité du Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels, par exemple) hésitent à approfondir la problématique des relations entre les autorités centrales et les autorités locales lorsqu’il s’agit de responsabilité internationale découlant des engagements pris par traité. Sans doute cela découle-t-il en partie du fait que les États s’en tiennent à la lettre de leurs engagements en la matière. Il arrive parfois que les organes de traités reprennent à leur compte la posture du Conseil des droits de l’homme. Mais il arrive surtout que la réalité s’impose selon certaines thématiques qui sont propices à l’approfondissement de l’enjeu. Par exemple, lorsqu’un comité de traité est contraint de conclure que les gouvernements centraux jouent un double jeu : reconnaitre la compétence locale sans pour autant lui donner les moyens de ses obligations. Le logement, la gestion des populations migrantes, le transport collectif, sont des sujets propices à cet égard. Il est incontestable selon nous que la ville — sans égard pour sa taille — appartient au futur des relations internationales. Les personnes occupant le territoire urbain appartiennent pour leur part au présent des droits humains, un enjeu national gouverné par les engagements internationaux des États. Il est néanmoins ardu de déployer cette nouvelle déclinaison du principe de subsidiarité, particulièrement au Canada. Une meilleure diffusion locale de l’intense diplomatie menée par les villes au niveau international et régional pourrait alimenter la discussion de manière fructueuse. Peut-être la crise du logement révèle-t-elle à cet égard un changement de paradigme. Jamais n’aura-t-on autant entendu parler localement du droit au logement au Canada. Par effet d’osmose, cela pourrait en retour agir au bénéfice d’une analyse de politiques publiques locales respectueuse du cadre de référence des droits humains. Les humains dans la ville ne sont pas que des porteurs de risques. Ils sont d’abord des titulaires de droits.
1 En ligne : https://uclg.org/fr/ 2 En ligne : https://www.ledevoir.com/politique/montreal/798260/mairesse-montreal-valerie-plante-sera-new-york-semaine-climat 3 En ligne : https://www.un.org/fr/common-agenda 4 En ligne : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n24/272/23/pdf/n2427223.pdf 5 Gwangju Guiding Principles for a Human Rights City (Gwangju Principles), 17 mai En ligne : https://www.uclg-cisdp.org/sites/default/files/Gwangju%20Guiding%20Principles%20for%20Human%20Rights%20City.pdf 6 En ligne : https://rm.coe.int/168071a600#:~:text=La%20Charte%20europ%C3%A9enne%20de%20l’autonomie%20locale%20est%20le%20premier,de%20d%C3%A9fendre%20 et%20de%20d%C3%A9velopper art 1. 7 Voir l’article Municipalités et droits humains : une rencontre qui se densifie, page 22 8 Doc NU E/C.12/CAN/7, septembre 9 Lamarche et al. Les Nations Unies, Le Droit International Des Droits Humains Et Les Autorités Locales : Quel Dialogue ?, Revue québécoise de droit international, 34 (1), 1-32, 2021. 10 En ligne : https://www.ohchr.org/fr/hrbodies/hrc/home  

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Habiter et cohabiter

29 janvier, par Ligue des droits et libertés

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Habiter et cohabiter

Michel ParazelliProfesseur associé, École de travail social, UQAM

La crise de l’itinérance à laquelle nous assistons dans plusieurs villes québécoises n’est pas le seul fruit de la crise des opioïdes, de l’inflation, de la pénurie de personnel, des taux d’intérêt élevés, ou des effets de la pandémie. Elle résulte surtout des décennies de désinvestissement du gouvernemental fédéral, depuis les années 1990, dans la construction publique de logements sociaux. Du côté du privé, nous faisons aussi face à une financiarisation internationale de l’habitation où la marchandisation des logements locatifs tend à privilégier la maximisation des profits par de gros investisseurs et investisseuses fixant le loyer au-dessus de la moyenne du marché. [caption id="attachment_20787" align="alignright" width="321"] Crédit : Virginie Larivière[/caption] Ne négligeons pas non plus les effets délétères de la réforme québécoise de l’administration publique adoptée en 2000. Inspirés du monde des affaires, les principes comptables de la nouvelle gestion publique ont généré non seulement des coupes budgétaires dans les services sociaux, de santé et d’éducation, mais aussi une technocratisation accrue des actes professionnels. Habituellement, ce sont les services publics, produits de notre solidarité sociale, qui viennent en aide à ces personnes pour leur permettre de réintégrer le circuit de la vie dite normale. Mais quand nous constatons à quel point ce filet social a été négligé depuis une trentaine d’années au profit du secteur privé, nous concluons que cette conception entrepreneuriale du service public détériore les conditions d’accès aux services publics. La combinaison de ces choix politiques, souvent confondus avec du laxisme, met les intervenant-e-s sociaux et les citoyen-ne-s dans des situations impossibles face à l’ampleur des problèmes et des difficultés à surmonter. La complexité de ces situations favorise un sentiment d’impuissance chez les intervenant-e-s et les gestionnaires municipaux qui doivent en plus assurer une cohabitation dans les espaces publics et faire face à la colère des résident-e-s qui perçoivent la présence accrue des personnes en situation d’itinérance comme une intrusion insécurisante ou menaçante dans leur environnement. Deux demandes d’action collective1 de résident-e-s ont même été déposées contre le gouvernement du Québec, la Ville de Montréal, des organismes communautaires et religieux ainsi que des institutions en santé et services sociaux en juin 2024 face aux désagréments causés par l’installation de refuges dans le quartier Milton Park.

L’acte d’habiter

Faut-il rappeler que pour cohabiter, il faut pouvoir habiter un lieu qui ne se réduit pas nécessairement au fait d’en avoir la propriété ou d’en être locataire. L’acte d’habiter vise à « créer un système d’emprise sur les lieux que l’individu interprète en termes de possession et d’attachement2 », ce qui relève d’un défi quotidien pour plusieurs de nos concitoyen-ne-s. Pourtant, avoir une place dans un lieu où l’acte d’habiter est possible en toute sécurité permet de stabiliser son identité et de favoriser les interactions sociales. C’est pourquoi la propriété privée et le logement locatif sont plus que de simples marchandises, ils représentent des supports à l’individualité d’une personne, considérée alors comme sujet de droit pouvant s’exprimer en son propre nom.
Face à ce constat peu reluisant du contexte actuel, une piste démocratique de cohabitation pourrait être tentée dans la perspective d’introduire l’acteur principal, à titre de citoyen-ne dans le jeu politique des négociations institutionnelles.
Lorsque ces conditions socioéconomiques (propriété et logement) pour exercer sa citoyenneté n’existent plus, nous sommes déconcertés face à la présence de personnes en situation d’itinérance qui occupent les espaces publics des quartiers centraux. C’est surtout le cas lorsqu’elles s’y installent en s’appropriant des lieux pouvant reproduire les conditions potentielles d’un chez soi, à l’exemple des campements urbains; cela ne s’applique pas aux refuges qui ne sont pas conçus pour favoriser l’acte d’habiter. Rappelons que l’objectif de ces pratiques marginalisées d’appropriation de l’espace public n’est pas de nuire mais d’essayer d’y retrouver un minimum d’intimité et de protection pour pouvoir se ramasser soi-même, seul ou avec d’autres (tentes, protection par des bâches et cartons, sacs de couchage ou couverture). Les démantèlements répétés de ces installations par les autorités municipales fragilisent l’acte d’habiter de la personne en situation d’itinérance, en le réduisant à un acte précaire d’appropriation de lieux pouvant être maîtrisés de façon éphémère, mais dont l’occupation ne peut être stabilisée. On viole ainsi non seulement le droit au logement, mais aussi le droit à la dignité et à la santé, en marginalisant davantage ces personnes traitées alors comme si elles avaient moins de valeur que les autres citoyen-ne-s. Si cet acte précaire d’habiter ne peut être réalisable à cause de répressions constantes et de déplacements, non seulement la cohabitation est impossible, mais la situation des personnes en situation d’itinérance se dégrade. Faute de logements disponibles, la reconnaissance de ce besoin d’habiter à l’extérieur des lieux habituellement reconnus pour cette fonction devient un enjeu sociopolitique fondamental affectant les droits humains (dignité, sécurité, santé). Depuis 16 ans, une jurisprudence canadienne confirme cette lecture en vertu, notamment, de la Charte canadienne des droits et libertés.

La nuisance publique

Les rapports que nous avons avec les personnes en situation d’itinérance sont non seulement influencés par notre conception de l’acte d’habiter, mais aussi par les orientations économiques et les aspirations culturelles de la vie urbaine actuelle. Pensons ici à l’utilisation des espaces publics du centre-ville-est de Montréal pour vendre l’identité du Quartier des spectacles (branding urbain). (Ex. : signature lumineuse de l’ancien Red Light, aménagement de la place des Festivals, animation continue à la place Émilie-Gamelin, sécurité privée dans les espaces publics, etc.). Faire des espaces publics une vitrine commerciale pour attirer de nouveaux investissements ou favoriser l’attraction d’une destination urbaine incontournable relève en fait de choix politiques et économiques en phase avec les exigences du marché mondial. Cette logique de marché est une orientation idéologique qui s’éloigne d’une conception démocratique de l’espace public. En effet, l’accessibilité aux espaces publics a été modifiée par les promotrices et promoteurs de revitalisation urbaine qui imposent depuis 30 ans, avec le concours des municipalités, leur modèle industriel de développement fondé sur le divertissement sécuritaire et l’aménagement d’un environnement convivial favorisant « l’expérience-client ». Cet usage spécialisé des espaces publics limite considérablement leur potentiel d’habitabilité en dehors des prescriptions commerciales et de consommation. La présence des personnes en situation d’itinérance dans ces lieux a progressivement été perçue comme autant de nuisances publiques face aux projets de revitalisation économique et d’environnements résidentiels. C’est pourquoi les principales stratégies dites de cohabitation visent surtout l’invisibilisation des personnes en situation d’itinérance en contrôlant leur mobilité par des stratégies d’expulsion, de repoussement, de concentration ou de dilution de leur présence3. Toutes et tous en conviennent, ces stratégies ne font que gérer de façon permanente des solutions provisoires, car elles ne s’attaquent pas aux causes structurelles de l’itinérance, mais ne font que calmer le jeu tout en l’entretenant. L’ajout récent de subventions provinciales aux services d’hébergement et d’urgence ne fait que confirmer le statu quo de ces solutions provisoires, question de sauver une certaine image de bienveillance envers les personnes en situation d’itinérance pour lesquelles on dit espérer qu’elles puissent retrouver leur dignité. L’acte d’habiter les marges de l’espace public pour exister socialement devient alors tout un défi lancé à la démocratie citoyenne, surtout lorsque l’acteur principal brille par son absence lors des discussions le visant directement.

Une piste de cohabitation

Face à ce constat peu reluisant du contexte actuel, une piste démocratique de cohabitation pourrait être tentée dans la perspective d’introduire l’acteur principal, à titre de citoyen-ne dans le jeu politique des négociations institutionnelles. S’il existe des pratiques ponctuelles de médiation calmant le jeu des divers conflits interpersonnels, il n’existe pas encore de cadre démocratique où des collectifs d’actrices et d’acteurs concernés s’engageraient dans un dialogue continu sur leurs pratiques mutuelles de cohabitation (et non seulement dans le cadre d’une consultation ou d’un incident). Pourquoi ne pas soutenir l’organisation collective des personnes en situation d’itinérance en les impliquant dans un réel dialogue sur les pratiques d’habiter l’espace public? Cela peut se faire avec d’autres collectifs d’actrices et d’acteurs qui ont un impact sur leurs pratiques urbaines (responsables politiques, commerçant-e-s, intervenant-e-s sociaux, résident-e-s, etc.). Si l’organisation collective de personnes en situation d’itinérance ne s’improvise pas, elle n’est pas pour autant impossible; on peut voir comment plusieurs arrivent à survivre dans des conditions très difficiles et à s’organiser comme le campement de la rue Notre-Dame en 2020 et en 2024. Il s’agirait d’organiser des rencontres entre des collectifs d’actrices et d’acteurs marginaux et non marginaux permettant aux participant-e-s de s’exprimer librement, de s’apprivoiser mutuellement, de reconnaître les problèmes et difficultés associées aux conditions d’habiter de toutes et tous, et de traiter le conflit pour être en mesure d’envisager des pistes de solutions ensemble. Autrement dit, expérimenter des formes démocratiques de coopération entre les personnes en situation d’itinérance pour qu’elles puissent avoir les moyens d’une action solidaire entre citoyen-ne-s partageant des conditions d’existence communes. Bref, briser ce rapport infantilisant envers les personnes en situation d’itinérance pour expérimenter des rencontres sociales à la hauteur des principes démocratiques, comme on a su le faire pour les femmes, les jeunes, les personnes en situation de handicap, etc. Cet acte citoyen est nécessaire à la réalisation du droit au logement dans une perspective d’interdépendance des droits.
1 Voir dossiers 500-06-001315-247 et 500-06-001314-240, Cour supérieure du Québec. 2 Vassart, Habiter, Pensée plurielle, vol. 2, no 12, p. 13. 3 Pour en savoir plus, consulter : Parazelli et K. Desmeules, Stratégies de gestion du partage de l’espace public avec les personnes en situation de marginalité. Dans Parazelli (dir.), Itinérance et cohabitation urbaine. Regards, enjeux et stratégies d’action, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2021, p. 209-252, 2021, .

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Du Bandung de 1955 à 2024 ! Les Suds du Nord parlent !

29 janvier, par Ligue des droits et libertés

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Du Bandung de 1955 à 2024 ! Les Suds du Nord parlent !

Safa Chebbi, Militante décoloniale et initiatrice du Bandung du Nord à Montréal

Septembre dernier, Tiohtià:ke (Montréal) a accueilli la quatrième édition, et la première en Amérique du Nord, de la Conférence Bandung du Nord qui s’intitule Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent. Cette Conférence s’inscrit dans la continuité de l’esprit de Bandung de 1955, la première conférence intercontinentale réunissant des peuples non blancs dans l’histoire de l’humanité. À l’époque de la guerre froide, alors que le monde était polarisé entre les blocs soviétique et occidental, un groupe d’États du Sud nouvellement souverains s’est organisé politiquement pour accélérer le processus d’indépendance des États encore sous domination coloniale. C’est dans la modeste ville de Bandung, sur l’île indonésienne de Java, que cette première conférence internationale s’est tenue du 18 au 24 avril 1955. « Il s’agit de la première conférence intercontinentale réunissant des peuples de couleur dans l’histoire de l’humanité ! [...] Je reconnais que nous sommes rassemblés ici aujourd’hui, suite à des sacrifices. Sacrifices que nos aïeux ont faits, mais aussi les gens de notre propre génération et les jeunes générations. [...] Leurs luttes et leurs sacrifices ont ouvert la voie à cette réunion des plus hauts représentants des nations indépendantes et souveraines de deux des plus grands continents de la planète. [..] Que les dirigeants des peuples d’Asie et d’Afrique puissent se réunir dans leurs propres pays pour discuter et débattre de questions d’intérêt commun marque un nouveau départ dans l’histoire du monde ! » C’est par ces mots que le président Sukarno a ouvert le Bandung. [caption id="attachment_20898" align="alignright" width="328"] Crédit : Minette Carole Djamen Nganso[/caption] Près de 70 ans après le moment historique de Bandung, les peuples non blancs du Nord global1 choisissent de renouer avec cette histoire de lutte. Ils s’engagent à raviver l’esprit de Bandung et à célébrer les principes énoncés par Zhou En Lai, Sukarno et Malcolm X, dans une démarche visant à poursuivre un combat pour la libération qui reste inachevé. Ces principes, tout autant pertinents pour le Sud global que pour le Nord global, affirment une vérité fondamentale : « Nous ne sommes pas des migrants sans visage qui avons voyagé du Sud vers le Nord. Nous sommes les représentants de cultures ancestrales d’Asie, du Moyen Orient, d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Nous avons une histoire fière de luttes contre le colonialisme et pour la dignité humaine. Nous avons produit de la connaissance, qui a été considérée comme arriérée par l’Occident et qui nous inspire aujourd’hui pour esquisser de nouvelles philosophies de la libération. Notre existence et notre identité dépassent largement les limites imposées par le colonialisme occidental ». Malgré les avancées de ces luttes, cette logique coloniale persiste aujourd’hui encore. Les pays d’origine des peuples du Sud demeurent sous domination, tandis que l’accumulation de richesses continue de se faire exclusivement en faveur du Nord. Cette accumulation unidirectionnelle du pouvoir au Nord engendre un déplacement inévitable et forcé des populations du Sud vers le Nord, donnant lieu à une réalité sociale et démographique spécifique, caractérisée par des traitements inégalitaires découlant d’un racisme systémique qui se manifeste dans toutes les sphères de leur existence. Ces populations, issues du Sud, incarnent une diversité d’expériences historiques ; le génocide des peuples autochtones et la spoliation de leurs terres, l’esclavage transatlantique, d’autres formes de migrations forcées provoquées par les guerres néocoloniales, la pauvreté, et les inégalités accrues par le système capitaliste mondial. Ainsi, la nécessité d’un Bandung du Nord s’impose ; il s’agit de créer une force politique autonome au cœur même de l’Empire (le Nord global), à travers un projet d’Internationale décoloniale, dépassant les frontières de la nation et forgeant des alliances entre les mouvements décoloniaux d’Occident. Dans cette optique, une première conférence du Bandung du Nord a été organisée en 2018 à Paris, rassemblant des militant-e-s emblématiques de ces luttes, tels qu’Angela Davis, Fred Hampton Jr. et Ramón Grosfoguel. Cet événement a marqué un moment clé pour initier les discussions sur l’idée d’une Internationale décoloniale, mettant en lumière les intérêts communs des peuples non blancs dans leur lutte contre l’héritage colonial. Par la suite, une deuxième conférence s’est tenue à Bruxelles en 2022, suivie d’une troisième à Barcelone en 2023, consolidant ainsi cette plateforme d’échanges et de résistances, et renforçant la solidarité entre les mouvements décoloniaux face aux injustices persistantes du colonialisme. La conférence du Bandung de Tiohtià:ke en 2024 a suivi la même trajectoire en invitant des personnalités qui incarnent la lutte décoloniale, telles qu’Ellen Gabriel, Joseph Massad, Amzat Boukari, Houria Boutelja et plusieurs autres. Il convient également de souligner qu’Angela Davis est la marraine du Bandung du Nord, apportant ainsi son soutien symbolique et son engagement historique à cet événement. L’ouverture de la conférence a été marquée par la lecture de trois lettres de ses parrains, trois figures emblématiques injustement incarcérées dans des prisons occidentales : Georges Ibrahim Abdallah, révolutionnaire arabe, détenu en France depuis 1984 ; Léonard Peltier, militant autochtone, emprisonné aux États-Unis depuis 1976 ; et Mumia Abu Jamal, journaliste et militant politique, incarcéré aux États-Unis depuis 1981. Ces trois hommes incarnent la résistance des peuples non blancs au cœur de l’Empire et continuent d’inspirer les luttes d’aujourd’hui. Cette conférence a proposé des sessions plénières animées par des conférenciers et conférencières venu-e-s des quatre coins du monde, qui ont abordé des thématiques variées, notamment l’impérialisme, la libération, la destruction des dynamiques raciales et la signification du non-alignement dans le contexte d’un Bandung du Nord. Ces discussions ont permis de poser les bases d’un engagement commun, où chaque génération est invitée à se définir face à sa propre mission. Comme l’a si bien dit Frantz Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir ». À travers ce Bandung, les non-blancs ont choisi de saisir cette mission et de l’accomplir, en marchant sur les pas de leurs ancêtres et en s’engageant sur différents fronts pour abolir toutes les formes de racisme, de domination sociale et d’exploitation économique, toujours cristallisées par la domination blanche. C’est à ce Bandung que les subalternes du Nord, les Suds du Nord, ont parlé ! Mais l’esprit de Bandung ne se limitera pas uniquement aux paroles : il s’incarnera aussi dans l’action politique pour construire un monde véritablement égalitaire pour toutes et tous. On peut d’ailleurs se réjouir du lancement imminent du projet d’une école décoloniale internationale, qui verra le jour à Paris et à Montréal dans les prochains mois, ainsi que l’organisation du prochain Bandung à Grenade en 2025. La multiplication de tels espaces dédiés à la réflexion politique, à la résistance et à l’action s’impose d’autant plus aujourd’hui, dans un contexte marqué par la montée des nationalismes suprémacistes et de l’ultra-libéralisme et par à la poursuite de la domination impérialiste sous toutes ses formes.
1 Le Nord global fait référence aux pays d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Océanie, qui ont colonisé et se sont partagé l’Afrique, l’Asie et les Amériques. Aujourd’hui, de larges communautés du Sud global vivent au sein de leurs métropoles. Sur 800 millions de personnes vivant dans ces pays, on estime le nombre de non blancs à 160 millions.

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Toutes les vies se valent-elles vraiment ?

16 janvier, par Ligue des droits et libertés

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Toutes les vies se valent-elles vraiment ?

CHRISTIAN DJOKO KAMGAIN, PhD, Chargé de cours à l’ÉNAP, Membre du CA de la Ligue des droits et libertés - section de Québec

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce cri, « Plus jamais ça », s’est élevé dans le ciel brûlé de l’humanité comme une prière adressée aux abysses de notre propre cruauté. Ce slogan, simple en apparence, portait l’espoir fragile d’un renouveau, le désir universel de panser les plaies d’un monde défiguré. Mais plus de 70 ans se sont écoulés, et l’on peut se demander si ces fleurs d’idéaux ont produit autre chose que des fruits amers. Les promesses n’ont-elles été que de pâles fleurs sur le sol aride de nos illusions ? L’a-t-on nourrie de mots, cette terre, ou a-t-on simplement replanté les racines des mêmes divisions empoisonnées ? En scrutant le regard que porte cette communauté sur l’Ukraine d’un côté, et sur les cicatrices ouvertes du Moyen-Orient ou de l’Afrique de l’autre, n’assistons-nous pas plus que jamais à l’effritement du pacte fondateur ? J’emploie le nous, mais est-ce vraiment Nous ? Ne sommes-nous pas conduits à soupçonner que ce « Plus jamais ça » pourrait en réalité signifier : « Plus jamais ça pour ceux et celles dont la peau est blanche » ? Les édifices juridiques internationaux, ces architectures imposantes d’un droit façonné par les leçons de l’horreur, se dressent encore, mais que valent-ils vraiment ? Ne sont-ils que des statues d’argile élevées au nom d’une justice que l’on ne sert que par intermittence ? Derrière le vernis des conventions et des lois, derrière les mots qui se veulent universels, la promesse s’effrite : toutes les vies se valent-elles vraiment, ou avons-nous, en silence, désigné des vies plus précieuses que d’autres ? Ce pacte tacite nous entraîne-t-il sur la pente d’un nouvel oubli, où les vies humaines ne sont que des pions, repliés au gré des intérêts du jour, dans un jeu sans fin où seuls les souvenirs de l’horreur retentissent, mais sans jamais arrêter la main de ceux qui rejouent l’échiquier du monde ?

Se dissocier de son époque, c’est avoir le courage de nommer ces vies marginalisées et tuables [...]

Humanisme à géométrie variable

Lutter pour que toutes les vies comptent, c’est avoir le courage de nommer et de défendre en particulier celles qui, dans la hiérarchie implicite des valeurs humaines, comptent objectivement le moins. Derrière les déclarations humanistes universelles se dissimulent bien souvent des structures d’injustice qui, loin de les combattre, les perpétuent sous couvert de neutralité bienveillante. Comme une horloge brisée qui échoue à indiquer l’heure juste, ces discours d’égalité universelle masquent les déséquilibres profonds qui organisent le monde. Certains lieux, comme l’est du Congo ou la bande de Gaza, fonctionnent comme des hétérotopies au sens foucaldien : des espaces qui, bien qu’ancrés dans le monde réel, incarnent des contradictions intenses et une vérité parallèle sur la conscience occidentale. Ces lieux de « marginalité violente », où les vies, piégées dans une cage de fer et de feu, semblent peser moins que d’autres sur l’échelle de la valeur humaine universelle. Ils se dressent comme des miroirs inversés de l’humanisme occidental : ce qu’il condamne avec véhémence dans un contexte, il le facilite ou l’ignore dans un autre. Dans ces espaces autres, où l’horreur et l’indifférence coexistent, la promesse d’égalité se fissure, exposant des hiérarchies tacites. En fait, derrière la force apparente de ses principes, l’occident tergiverse, hésite, et parfois recule, incapable de surmonter ses propres contradictions morales et politiques. Plus largement, l’inaction coupable de nombreux pays occidentaux devant le crâne éclaté d’un enfant palestinien1, leur silence devant les injonctions de la Cour internationale de justice ou les avertissements de la Cour pénale internationale, indiquent plus que jamais que leur prétendu humanisme universel multiséculaire n’est très souvent qu’un voile pudique qui, lorsqu’il n’occulte pas l’autre (Enrique Dussel), dissimule une indifférence sélective.

Ces discours d’égalité universelle masquent les déséquilibres profonds qui organisent le monde.

Exemplifions cette triste réalité par un autre cas : les réactions mondiales aux crises des réfugiés. Quand des millions de personnes fuient des conflits au Moyen-Orient ou en Afrique, elles se heurtent aux murs de l’indifférence ou à la xénophobie institutionnelle des pays occidentaux, et la Méditerranée devient le symbole d’une honte collective et d’une frontière mortifère. En revanche, l’accueil réservé aux réfugiés d’Ukraine illustre une empathie différenciée qui traduit une hiérarchisation implicite des vies. Au cœur de cette logique, disais-je plus haut, les vies racisées se voient accorder une valeur inférieure. Elles sont réduites au rang de murmures, étouffés par le vacarme des priorités géopolitiques et économiques, où la xénophobie et le racisme les relèguent à des notes de bas de page dans l’histoire humaine. Ce contraste n’est pas le fruit du hasard, mais le symptôme d’une xénophobie structurelle et de la « violence atmosphérique du racisme » dont parlait Frantz Fanon : une violence imperceptible, mais présente, qui se déploie dans les imaginaires collectifs façonnés par des siècles de colonialisme et de suprématie blanche.

S’en dissocier

« On n’est pas responsable de son temps, mais de ne pas s’en dissocier », affirmait Guy Hocquenghem en 1986. Se dissocier de son époque, c’est avoir le courage de nommer ces vies marginalisées et tuables, de désigner cette part du monde où, selon les mots poignants de Sony Labou Tansi, « la vie et la mort racontent la même histoire sans serrure, [avec] un trousseau de morts mêlés aux vivants ». C’est lever le voile sur une vérité inconfortable, mais nécessaire : derrière le masque de l’humanisme se dresse une hiérarchie invisible, mais omniprésente, qui dicte silencieusement quelles souffrances méritent notre compassion et quelles morts peuvent être ignorées. Cette hiérarchie secrète, soutenue par un égalitarisme de façade aux accents kantiens, trahit la promesse fondamentale de l’humanité : reconnaître et défendre chaque vie, surtout celles systématiquement rejetées dans l’ombre, dévalorisées ou tuées dans l’indifférence. Se dissocier de cette fausse neutralité, c’est également s’engager. Dans le contexte actuel, l’engagement des forces progressistes doit se transformer en une flamme ardente qui éclaire les zones d’ombre de notre conscience collective et consume les illusions de l’égalitarisme superficiel. Tel un jardinier qui prend soin des plantes les plus fragiles pour assurer la prospérité de tout le jardin, nous devons orienter notre attention et nos efforts vers ceux et celles qui incarnent la vulnérabilité et portent le fardeau des injustices historiques. Cet engagement implique de reconnaître et de contester les hétérotopies modernes de l’oppression – ces espaces où l’existence même semble soumise à un statut précaire, où l’indifférence coloniale persiste, transformant certaines vies en objets du déni collectif. Il ne s’agit pas simplement de tolérer l’existence de ces espaces autres, mais de se mobiliser sans relâche pour les faire émerger au cœur de notre conscience sociale et politique. Ce n’est qu’en prenant en charge cette responsabilité que nous pourrons espérer bâtir un monde où chaque vie compte réellement, et où l’égalité entre toutes les vies n’est plus un idéal distant, mais une réalité tangible et vécue.
1 Selon une étude d’OXFAM, entre 2023 et 2024, « plus de 6 000 femmes et 11 000 enfants ont été tués à Gaza par l’armée israélienne ». En ligne : https://oxfam.qc.ca/un-an-conflit-gaza/

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