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11 juillet, par Pascal Grenier — , ,
M. François Philippe Champagne, ministre fédéral des finances M. Éric Girard, ministre des finances du Québec Je dois mentionner tout d'abord que je suis très impliqué comme (…)

M. François Philippe Champagne, ministre fédéral des finances
M. Éric Girard, ministre des finances du Québec

Je dois mentionner tout d'abord que je suis très impliqué comme bénévole avec le groupe Nos choses ont une deuxième vie, un organisme sans but lucratif qui s'affaire à remettre en circulation des objets de seconde main
donnés par les gens du milieu de la région de Québec.

Puisque nous n'avons pas réussi (comme la majorité des groupes depuis quelques années) à se faire reconnaître comme organisme de bienfaisance par le gouvernement fédéral, nous devons payer les taxes de vente pour les
objets d'occasions que nous vendons. Nous ne pouvons les charger car les gens ne s'attendent pas à payer des taxes pour des objets usagés. Ceci nous pénalise à hauteur de 15% de nos ventes. Comme l'atteinte de l'autofinancement est très difficile dans ce type de commerce, le fait de devoir payer les taxes de ventes nous pénalise considérablement. Or plutôt que de nous pénaliser les gouvernements devraient nous aider car nous apportons de nombreux bienfaits sur les plans économiques, sociaux et environnementaux à la population locale.

Nous vous demandons donc de mettre dans votre prochain budget l'élimination de la taxe de vente pour les objets seconde main comme le propose d'ailleurs le Bloc Québécois. Ceci se justifie d'autant que les taxes ont déjà été payées lors de la vente de ces objets lorsqu'ils étaient neufs. De plus, c'est un encouragement à l'achat local dans une version seconde main, même si les articles ont été à l'origine fabriqués à l'étranger.

Merci de votre considération,

Pascal Grenier sec.-trés.
Nos choses ont une deuxième vie

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Les travailleurs licenciés dénoncent l’inaction du gouvernement

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Maria Kiteme, correspondante en stage Pour les panélistes de l’atelier organisé par les Nouveaux Cahiers du Socialisme (NCS) à La Grande Transition, le refus des gouvernements de reconnaître la réalité de la racisation comme processus sociohistorique perpétue des tensions sociales dont les (…)

Saguenay - Nitassinan : les anarchistes repensent le communautaire

Depuis environ huit ans, à Saguenay, sur les territoires volés du Nitassinan [1], le Collectif Emma Goldman met de l'avant le principe de l'Action sociale anarchiste, une (…)

Depuis environ huit ans, à Saguenay, sur les territoires volés du Nitassinan [1], le Collectif Emma Goldman met de l'avant le principe de l'Action sociale anarchiste, une approche alternative de l'intervention sociale et communautaire. Nous vous présentons ce que nous avons tissé au fil de nos discussions, expériences pratiques et réflexions collectives.

L'Action sociale anarchiste est un moyen d'intervenir directement dans la communauté en préfigurant des rapports égalitaires. Elle est réalisée sur la base du volontariat, sans salaire et au sein de collectifs politiques, afin de dépasser les conditions sociales et économiques présentes. Au Saguenay, elle a pris la forme des Marmites autogérées (distribution de repas gratuits), de marchés gratuits, de l'Espace social libre (un centre social autogéré), du Parc du 19 juillet (un parc autogéré) et même d'une halte-chaleur en mode squat cet hiver. On peut observer trois objectifs qui se déploient conjointement à travers l'Action sociale anarchiste et sa réponse directe aux besoins : la reprise du pouvoir individuel et collectif dans une perspective de changement social, la construction de rapports de force avec les autorités et le développement d'espaces autonomes défiant les rapports marchands et oppressifs.

Reprendre le pouvoir sur nos vies

En commençant, notre approche place les militant·es comme simples participant·es parmi les autres partageant leur condition. Nous rejetons la relation paternaliste et autoritaire professionnelle/clientèle fortement inspirée du modèle médical. Notre action se veut horizontale et n'est pas enfermée dans une définition statique. Nous cherchons plutôt le développement de processus autoconstitués, c'est-à-dire des formes de luttes originales au potentiel subversif et émancipateur émanant des réalités vécues, de pair avec les autres participant·es. L'empowerment par en haut est une chimère.

L'éducation populaire est un processus participatif qui implique une co-construction des savoirs par l'analyse collective des situations vécues en approfondissant mutuellement notre compréhension des causes structurelles. Ce n'est pas un outil neutre. C'est un outil des dominé·es pour s'émanciper, prendre conscience de leur position dans les luttes de classes et s'organiser. Il permet de mieux comprendre les dynamiques inégalitaires dans la société, de discerner ceux et celles qui profitent de cet état des choses et ceux et celles qui le subissent. En concevant davantage la complexité des situations, nous pouvons enfin préparer ensemble des cibles et des moyens d'action plus efficaces tout en prenant soin des un·es et des autres.

Nous cherchons à nous faire complices des efforts d'auto-organisation en offrant notre soutien aux initiatives et actions. Le « care » (prendre soin) est coutumier parmi les membres de bien des groupes marginalisés comme les personnes immigrantes, queers, trans, autochtones, etc. La formation de réseaux informels est une question de survie pour plusieurs d'entre elles. Ces expériences d'action sociale sont toutes aussi valides même si elles sont plus « underground », à l'abri des regards et invisibilisées. L'Action sociale anarchiste a beaucoup à apprendre d'elles. Cette auto-organisation du « care » est souvent une solution de rechange aux rapports de domination vécus avec les professionnelles. Elle est d'autant plus essentielle dans une perspective d'émancipation des formes d'oppressions spécifiques. Nous concevons qu'il est impossible de libérer d'autres groupes à leur place ; cette tâche revient aux membres concerné·es de manière autonome.

L'action directe permet aux personnes de faire l'expérience de leur capacité d'agir ensemble contre les problématiques du système et de leur milieu. Elle nourrit le pouvoir d'agir (l'empowerment) des individus en leur redonnant confiance en leurs moyens non pas dans l'optique d'une quête d'ascension sociale individualiste, mais dans celle de l'engagement dans les luttes collectives et la construction de contre-pouvoirs. Pour préciser le sens que nous donnons au concept d'empowerment, il est intéressant de faire appel à l'esprit de révolte formulé par Kropotkine. Il définissait celui-ci comme la pulsion de vie présente chez tout être humain, une volonté qui se réveille à travers le passage à l'action et qui fait germer les consciences, l'insubordination et l'audace contre l'ordre social inégalitaire. La société a cassé les gens. Pour s'en sortir, ils et elles doivent pouvoir reprendre confiance en leurs capacités (plutôt que de se résigner à un sordide conformisme) et tisser de nouveaux liens de solidarité. Le principe est simple : il faut pouvoir agir pour s'épanouir et transformer le monde. Enfin, sur le plan collectif, les petites victoires, qui semblent parfois anodines, construisent des contre-pouvoirs et peuvent engendrer de grands récits mobilisateurs. Le boycott en opposition à la ségrégation raciale des bus de la ville de Montgomery, dans l'Alabama, au milieu des années 1950, en est un bel exemple.

Construire des rapports de force

La conflictualité est au cœur de l'Action sociale anarchiste. Nous ne souhaitons pas seulement nous sortir la tête de l'eau, mais transformer durablement la société et nous attaquer aux racines de nos problèmes. Tout cela part des conditions matérielles. Nous devons appeler par leur nom les rapports de domination, les privilèges et les systèmes d'oppression. Nous nous opposons donc à toutes les forces et organisations qui soutiennent l'organisation inégalitaire et autoritaire de la société (patrons, propriétaires, élu·es, polices, capitalistes, oppresseurs, etc.). Nous ne souhaitons en aucune façon être la béquille d'un système malade. Nous voulons plutôt créer des moments de rencontre pour souffler sur les braises d'une rage qui sommeille. Pour produire des étincelles, il nous apparaît important de rejeter le soutien des intermédiaires opportunistes que sont les élu·es, les institutions étatiques et leur argent. Le salariat et les cadres étatiques mutilent et emprisonnent le potentiel transformateur de l'action sociale. Les moyens choisis sont déterminants quant aux fins possibles. Nous voulons libérer la rage et non pas soutenir la reproduction de l'impuissance, de la domination et des systèmes de contrôle social. De même, nous ne nous gênons pas pour transgresser les réglementations et lois qui ont pour vocation de nous transformer en bétail servile.

Développer des espaces autonomes

Face au quadrillage des villes et villages par les systèmes de domination et de contrôle, l'autonomie collective doit trouver des endroits où faire son nid et créer des brèches, voire des machines de guerre urbaine [2], pour reprendre une expression de la philosophe Manola Antonioli. En le faisant nous-mêmes et en le revendiquant sur nos différents moyens d'affichage et d'information, nous incitons chacun et chacune à la réappropriation directe de l'espace public, soit l'occupation des lieux sans la permission des autorités. C'est d'une part un geste de résistance face à la guerre de l'espace menée par les classes dominantes qui embourgeoisent nos quartiers, par les rapports marchands qui bouffent le temps de nos vies et atomisent les communautés, par la police qui réprime, criminalise et profile, puis par les racistes et les LGBTQ+phobes qui harcèlent et agressent. C'est libérer temporairement un espace pour pratiquer des formes d'autonomie collective. Nous souhaitons la prolifération d'espaces autonomes où les rapports oppressifs sont remis en question et où l'on se défend contre les oppresseurs, où la valeur marchande se dissipe dans l'entraide, la solidarité et la gratuité, où l'on prépare les contre-attaques et plus encore. Nos actions sont certainement des gouttes d'eau devant la violence d'un système, mais ce qui s'y construit est aussi important que les besoins qui sont comblés. Le futur n'est pas écrit ; soyons créatifs et créatives. « Il n'y aura pas d'avenir, soulignait Henri Laborit, si nous ne l'imaginons pas ».


[1] Territoire ancestral du peuple innu.

[2] Les formes d'organisation (lieux et usages improvisés) dans l'espace qui échappent à l'Autorité et à l'urbanisme.

Le Collectif Emma Goldman est une organisation anarchiste/autonome active au Saguenay, territoires innus du Nitassinan, depuis bientôt 15 ans. Ses membres et sympathisant·es militent pour une transformation révolutionnaire de la société. Ils et elles prennent part aux luttes sociales et organisent différentes initiatives, dont l'Action sociale anarchiste. Le Collectif produit et diffuse un blogue et différentes publications (journaux, brochures et tracts). Il a également publié quatre livres à ce jour : Radio X Les vendeurs de haine (2013), Combattre l'extrême droite et le populisme (2020), le Dictionnaire anarchiste des enfants (2022) et L'Anarchie expliquée aux enfants (2023).
Pour plus de détails sur les idées présentées dans cet article, vous pourrez retrouver le texte « L'action sociale anarchiste, une approche libertaire du travail social et de l'organisation communautaire » sur le blogue du Collectif Emma Goldman : https://ucl-saguenay.blogspot.com/2022/10/laction-sociale-anarchiste-une-approche.html

Photo : Collectif Emma Goldman

Caribous et vieilles forêts, même combat !

Pour protéger le caribou des bois, il faut conserver des massifs de vieilles forêts. C'est bénéfique pour le climat et la biodiversité… et c'est un pas vers un aménagement (…)

Pour protéger le caribou des bois, il faut conserver des massifs de vieilles forêts. C'est bénéfique pour le climat et la biodiversité… et c'est un pas vers un aménagement durable.

Fantômes gris des forêts, les caribous forestiers sont tellement discrets qu'il est rare d'en croiser en nature. Il faut s'enfoncer assez au nord dans la forêt boréale pour avoir la chance d'en apercevoir. Pourtant, lors de son premier voyage le long de la Côte-Nord en 1603, Samuel de Champlain avait vu plusieurs de ces bêtes, de la taille, précise-t-il, d'« ânes sauvages ». L'explorateur ne mentionne pas qu'ils ressemblent aux rennes du nord de l'Europe, mais quelques années plus tard, il les identifie comme des caribous, d'un mot qui, dans la langue mi'kmaq, signifie « celui qui creuse avec ses sabots ».

La chasse puis l'exploitation forestière ont décimé ce cervidé. Dès 1850, il se faisait déjà rare au sud du fleuve Saint-Laurent. Dans le Nord, de grandes populations subsistaient, mais dans le sud de la province, les hardes, petites et isolées, diminuaient à vue d'œil. Aujourd'hui, on en sait beaucoup plus sur le caribou, devenu entretemps une véritable icône de la faune québécoise, mais sa situation a continué à se détériorer.

L'espèce se présente sous trois catégories ou écotypes : le caribou de la toundra, migrateur ; le caribou forestier, plutôt sédentaire et vivant en forêt boréale ; et le caribou montagnard, qui n'est présent sur le territoire du Québec que sur les hauts plateaux de la Gaspésie et dans les monts Torngat. Ces deux derniers écotypes sont les plus menacés. Au fédéral, le caribou est classé depuis 2003 comme espèce menacée en regard de la Loi sur les espèces en péril, un cran au-dessus d'espèce en voie de disparition. Au niveau provincial, il est inscrit comme espèce vulnérable, un statut équivalent. La petite harde de caribous montagnards de la Gaspésie est considérée comme étant en voie de disparition, puisqu'elle ne compte qu'une quarantaine d'individus.

Les responsabilités étatiques

Les lois fédérales et provinciales sur les espèces menacées créent des obligations aux gouvernements d'intervenir pour protéger ces espèces. Elles prévoient aussi que des plans de maintien et de rétablissement soient mis en œuvre. De tels plans concernant le caribou se sont donc succédé au fil des années, mais leur mise en œuvre reste un échec. La cause principale tient à l'opposition de l'industrie forestière et à l'inaction des ministères concernés.

Il faut savoir que le caribou forestier a besoin de grandes superficies de forêts mûres ou âgées pour s'alimenter, soit des forêts de plus de 70 ans en moyenne. Mais la récolte de bois et la multiplication des chemins forestiers fragmentent et dégradent l'habitat essentiel de cette espèce. Aussi, lorsque le couvert végétal se renouvelle après une coupe, cela crée des conditions favorables à son concurrent, l'orignal. De plus, en suivant les chemins forestiers, le loup gris envahit le territoire et exerce son travail de prédateur. Enfin, la coupe de bois conduit aussi à l'augmentation de la présence d'arbustes producteurs de petits fruits, ce qui attire l'ours noir, qui s'attaque aux faons.

Toutes ces données sont connues et font consensus. En revanche, on ne s'entend pas sur ce qu'on appelle le taux de perturbation maximal qui peut être toléré avant que le caribou finisse par périr. Ce taux est un indice qui caractérise la menace à l'habitat de l'espèce. Certains biologistes ont établi que pour être viables, les populations de caribous forestiers ont besoin d'un habitat dont le taux de perturbation ne dépasse pas 35 %. Or, pour la plupart des populations du Québec, ce taux est largement dépassé, atteignant même 75 % dans le cas de la harde de Val-d'Or.

Pour bien des experts·es universitaires, c'est une erreur de se baser sur ce critère. Récemment, le Centre d'étude sur la forêt, le Centre d'études nordiques et le Centre de la science de la biodiversité du Québec ont répété avec force leur opposition à cette approche [1].

Les qualités écologiques des vieilles forêts

Par ailleurs, comme le caribou forestier se déplace beaucoup et a besoin d'un vaste territoire pour s'approvisionner, son habitat englobe celui de 90 % des espèces d'oiseaux et de mammifères de la forêt boréale. En le protégeant, on favorise le maintien de toutes ces espèces. La conclusion est claire : pour protéger le caribou et toutes ces espèces, il faut conserver une grande proportion de vieilles forêts [2].

Mais qu'est-ce qu'une « vieille forêt » ? Les spécialistes vous diront que c'est une forêt où une grande proportion des arbres meurent de vieillesse, ce qui varie selon le type et la latitude. Cependant, la plupart des juridictions nord-américaines fixent la limite inférieure à 100 ans d'âge moyen.

Si cette forêt abrite une certaine quantité de vieux arbres de moindre qualité pour l'industrie, elle possède toutes les qualités écologiques pour maintenir une forte biodiversité. Les arbres vieillissants et morts poursuivent leur vie très longtemps et abritent une faune et une flore très importantes. Dans un seul tronc d'érable en décomposition peuvent vivre une trentaine d'espèces d'insectes. Beaucoup de petits mammifères et d'oiseaux en profitent ; les mousses s'installent, le sol s'enrichit lors de la lente décomposition et cela permet le recyclage des éléments nutritifs.

Tout ceci est vrai a fortiori d'une forêt primaire, qui par définition n'a jamais été exploitée par les humains. On a par ailleurs établi que les forêts primaires stockent jusqu'à un tiers de carbone de plus que les forêts aménagées.

En résumé, sur le plan écologique, les vieilles forêts, et en particulier celles qui sont primaires, sont des réservoirs de biodiversité, des puits de carbone et constituent une sorte d'assurance pour l'avenir de la vie sur Terre. Elles sont aussi plus résilientes face aux perturbations naturelles comme les feux et les épidémies d'insectes, des événements qui risquent de se multiplier avec le réchauffement climatique. Malheureusement, la proportion de vieilles forêts décline rapidement au Québec, si bien qu'il est urgent d'intervenir pour préserver ce qu'il en reste.

Une autre manière d'exploiter la forêt

Or, chaque fois qu'on soulève la question du caribou, on tombe dans un débat sur les impacts économiques de ces mesures, comme la réduction de la récolte de bois et la perte d'emplois. C'est une vision erronée et à courte vue, comme l'ont dénoncé des écologistes, des syndicalistes et des responsables de municipalités régionales de comtés devant la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards. Il faut considérer le contexte global. Certains massifs forestiers pourraient être fermés à l'exploitation (même selon l'industrie, ils ne sont pas rentables), tandis que d'autres pourraient supporter un aménagement plus intensif, par exemple avec des plantations, comme on le fait couramment en Finlande ou en Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont fortement étendu leurs aires protégées.

La foresterie durable a besoin de vieilles forêts, tout comme la lutte contre les changements climatiques et l'érosion de la biodiversité. Et tout cela aide à la survie du caribou. Pour protéger son habitat, il faut créer quelques grandes aires protégées en forêt boréale, si possible vieilles, et si possible interconnectées. Cela passe par une baisse des récoltes de bois dans certains secteurs clés. Mais ces baisses seront légères et ne se traduiront pas nécessairement par d'importantes pertes d'emplois. Par ailleurs, la conservation peut également contribuer à créer des emplois et avoir des retombées économiques régionales importantes. Par exemple, le démantèlement des chemins forestiers est une activité susceptible de s'étaler sur une ou deux décennies. Le secteur touristique profitera aussi de ce virage vers une forêt polyvalente. Enfin, il faut consulter les peuples autochtones et leur confier un rôle de premier plan, alors qu'ils ont subi depuis trop longtemps le déclin provoqué de cet animal qui a pour eux une profonde signification économique, historique et culturelle.


[1] Analyse critique des scénarios de conciliation des activités socio-économiques et des impératifs de rétablissement (…), Mémoire présenté à la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, mai 2022, p. 43.

[2] Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec, Plan de rétablissement du caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) au Québec 2013-2023, Québec, 2013, 110 pp.

Jean-Pierre Rogel est journaliste, naturaliste et auteur de l'essai Demain la nature : elle nous sauvera si nous la protégeons, publié en septembre 2023 aux Éditions La Presse.

Illustration (monoprint) : Elisabeth Doyon

Les COP sont-elles bonnes ou mauvaises ?

Les Conférences des Parties, ou COP, qu'elles portent sur le climat ou la biodiversité, restent controversées. Certaines personnes les jugent indispensables pour combattre des (…)

Les Conférences des Parties, ou COP, qu'elles portent sur le climat ou la biodiversité, restent controversées. Certaines personnes les jugent indispensables pour combattre des problèmes majeurs à une échelle internationale, d'autres considèrent qu'elles lancent des paroles en l'air et qu'elles demeurent inefficaces, voire nuisibles. Qui donc a raison ?

L'égérie des jeunes militant·es, Greta Thunberg, ne s'est pas gênée pour prendre position pendant la COP 26 sur le climat à Glasgow. « Bla, bla, bla », a-t-elle lancé. Les COP ne sont que des opérations de relations publiques, elles ne servent qu'à maintenir le statu quo. Les faits, hélas, semblent lui donner raison. Personne ne peut affirmer que les mesures en provenance des COP pour combattre le réchauffement climatique sont suffisantes.

Pendant la COP 15 sur la biodiversité à Montréal en septembre 2022, la Coalition anticapitaliste et écologiste a été particulièrement active et s'est fait entendre notamment avec son slogan Fuck la COP. Si les manifestations qu'elle a organisées ne sont pas parvenues à bloquer l'événement, elle a réussi à bien diffuser son discours. Elle a fait ses devoirs en proposant un argumentaire bien développé qui méritait d'être entendu. Elle a dénoncé par exemple l'absence de résultat des COP précédentes, le capitalisme vert, le refus de s'attaquer de front à l'extractivisme.

Des COP au service des intérêts pétroliers

La présence des lobbyistes des compagnies pétrolières et gazières, surtout dans les COP sur le climat, a soulevé à juste titre d'importantes objections. Leur nombre est passé de 503 à la COP 27 de Glasgow à 636 à celle de Charm el-Cheikh. Dans les deux cas, il s'agit des délégations les plus nombreuses, toutes catégories confondues. Il est clair que des lobbyistes en si grand nombre pour défendre des intérêts économiques d'entreprises ultrapuissantes agissent efficacement pour retarder la transition écologique, donc pour détourner les COP de leur objectif.

Il faut s'attendre à pire pendant la prochaine COP qui se déroulera – tenez-vous bien – aux Émirats arabes unis, un État au régime autoritaire et une puissance pétrolière qui a un intérêt économique majeur à ce que l'on continue d'exploiter cette ressource (à court terme seulement, il faut le souligner). Le sultan Ahmed al-Jaber a été nommé président de l'événement, alors qu'il est à la fois ministre de l'industrie et des technologies du pays, et PDG du groupe Abu Dhabi National Oil Company (Groupe ADNOC). Or, la présidence d'un pareil événement ne consiste pas seulement à accueillir les invité·es : au contraire, elle a le pouvoir d'orienter les débats et de faire d'importants arbitrages. Comment un homme avec des fonctions en si évidente contradiction avec l'idée d'une transition écologique pourra-t-il y arriver ?

Disons-le franchement : cette 28 COP, qui se tiendra en décembre prochain, est perdue d'avance pour celles et ceux qui ont à cœur l'environnement et la justice climatique. Et ça, alors qu'on ne cesse de parler d'urgence climatique… Mais cela veut-il dire qu'il nous faut rejeter toutes les COP ?

N'oublions pas l'ONU

Rappelons que les grands événements qui ont suscité de vives oppositions chez les altermondialistes et les anticapitalistes pendant les vingt-cinq dernières années étaient planifiés par des acteurs dont on remettait aussi en cause la légitimé : l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM), l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les G7, le G20 et l'Union européenne (UE). Chacune de ces organisations souffre encore aujourd'hui d'un sérieux déficit démocratique. Elles se sont clairement mises au service des grandes entreprises capitalistes et ont permis un développement économique néocolonial permettant aux pays du Nord de perpétuer leur emprise sur les pays du Sud.

Les COP, par contre, se déroulent dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies (ONU). Certes, les critiques se sont aussi accumulées, à juste titre, contre cette organisation, qui n'a pas rempli ses promesses et souffre de plusieurs maux : mal-financement, incapacité d'agir, inégalités factuelles entre les membres. Sans oublier son Conseil de sécurité désuet et d'une terrifiante inefficacité.

Mais l'ONU reste aussi la seule organisation où tous les pays sont représentés, avec un fonctionnement bel et bien démocratique. Celui-ci a aussi ses failles, notamment son recours aux décisions par consensus, ce qui donne un pouvoir d'obstruction énorme à certains États et crée des jeux de pouvoir, notamment en faveur des pays les plus puissants. Mais ce consensus, avec tous ses inconvénients, assure aussi que les décisions soient mieux respectées. Et n'est-ce pas un mode de décision que l'on retrouve aussi, assez fréquemment, au sein des mouvements sociaux ?

L'ONU est donc ce qui se rapproche le plus d'une forme de gouvernement mondial. Certes, l'idée même d'un tel projet peut paraitre rébarbative à plusieurs. Mais il faut d'importantes concertations internationales pour assurer la justice climatique, pour combattre les inégalités entre le Nord et le Sud et pour maintenir la paix dans le monde, ce qui ne peut se faire qu'à travers une – ou plusieurs – organisation où tous les pays sont impliqués. Le fait que l'ONU soit à l'origine des COP, qu'elle y reconduise sa propre démocratie, avec toutes les imperfections de ce système, en fait donc une organisation qui peut se targuer d'une véritable légitimité.

Le hic avec le réchauffement climatique et les atteintes à la biodiversité, c'est que rien ne peut véritablement se régler juste à l'échelle des États ou des communautés. Le mal se fait en se fichant éperdument des frontières, et si un pays, si des groupes de citoyen·nes développent des modèles vertueux, des innovations remarquables pour se lancer dans une transition juste, ces efforts ne mèneront à aucune amélioration globale si d'autres agissent en sens contraire.

Voilà pourquoi, malgré tous leurs défauts et vices de fonctionnement, les COP ont toujours leur utilité. Sans espaces de la sorte, où l'on peut pendant plusieurs jours par année maintenir un dialogue entre les pays, tout cela préparé par un travail considérable, continu et étoffé entre les conférences, où l'on peut mettre en place des mesures significatives qui affecteront la planète tout entière, la bataille contre le réchauffement climatique et pour la préservation de la biodiversité sera perdue.

Deux problèmes majeurs restent à régler. D'abord, l'infiltration mentionnée de grandes entreprises qui défendent le contraire de ce qu'il faut pour entreprendre la transition écologique. Mais il importe aussi de mentionner toutes les autres qui prétendent être en faveur du changement, qui profitent de l'occasion pour se montrer championnes de l'écoblanchiment et d'ardentes défenderesses du capitalisme vert, des manières plus subtiles d'empêcher des progrès significatifs. Les grandes firmes liées à des intérêts commerciaux ne devraient pas avoir accès aux COP, ni comme lobbyistes ni comme entreprises qui paient pour afficher leurs marques et tenir des kiosques pendant ces événements.

Le second problème est plus complexe et plus difficile à résoudre. Que faire de ces pays, comme la Chine, l'Australie, et dans une certaine mesure, le Canada, qui refusent de collaborer et qui jugent que réduire de façon significative leur consommation d'hydrocarbures serait catastrophique pour leur économie ? Comment, par exemple, prôner la fin de l'usage particulièrement nocif du charbon, comme on l'a fait à la COP 26, alors que des pays producteurs comme ceux mentionnés plus haut, mais aussi l'Inde, la Russie et les États-Unis, jugent important de continuer à l'exploiter ?

L'union des forces de la transformation

Contre ces forces négatives, il est important de maintenir une solide opposition en provenances tant des scientifiques que du mouvement social, dans une large coalition qui rassemble même des opposant·es ou des sceptiques face aux COP : rappeler l'inefficacité des rencontres antérieures, révéler les dangers de l'actuelle inaction fait aussi partie des stratégies pour pousser les décideurs à prendre des actions vraiment significatives. Et ces élu·es et chef·fes d'État, qu'on les estime ou pas, qu'on les reconnaisse ou pas, ont véritablement entre leurs mains des moyens incontournables pour faire changer les choses.

En ce sens, la dernière COP sur la biodiversité, avec son Cadre mondial sur la biodiversité de Kumming à Montréal, a peut-être permis de réaliser ce type d'alliance. Le résultat est non négligeable : protection d'au moins 30 % des terres et des eaux, reconnaissance des savoirs autochtones, réduction de moitié des risques liés aux pesticides, aide financière aux pays en développement (jugée insuffisante, il est important de le mentionner), entre autres.

Certes, il faudra voir comment ces décisions seront appliquées. Ces dernières nécessitent des coûts importants et une véritable volonté politique de les mettre en place, et cela, souvent contre l'intérêt des grands lobbys. Il faut aussi se rappeler que la biodiversité suscite moins d'intérêt et est moins considérée comme une menace de la part des grandes firmes polluantes que la lutte contre le réchauffement climatique, et que ces dernières étaient moins présentes à Montréal. Leur capacité de nuire a donc été moins grande pour l'occasion. Mais pour combien de temps encore ?

Malgré tous leurs défauts, en pensant aux COP, il faut se concentrer sur ce pourquoi on les a mises en place, plutôt que sur ce qu'on en a fait dans le passé. Il est important pour le mouvement social de les investir en plus grand nombre encore, de bloquer la voie aux grandes firmes qui y règnent en maitres, de ne jamais perdre le statut d'observateur et rendre compte de ce qui s'y déroule, de rappeler la nécessité d'écouter la voix des scientifiques et de continuer à faire connaitre les innombrables propositions pour effectuer une véritable transition socioécologique. Il lui faut constamment garder en vue l'objectif incontournable de la justice climatique.

Pour cela, il faut y être, oui, à ces COP, l'extérieur comme à l'intérieur des lieux officiels de rencontre, ne jamais cesser la pression concernant cet enjeu vital pour l'humanité.

Illustration (monoprint) : Elisabeth Doyon

Se faire voler sa fertilité

Des violences obstétricales, gynécologiques et reproductives ciblant en majorité des femmes autochtones, noires et racisées se perpétuent, et ce, dans une grande impunité. (…)

Des violences obstétricales, gynécologiques et reproductives ciblant en majorité des femmes autochtones, noires et racisées se perpétuent, et ce, dans une grande impunité. Perspectives sur la situation aux États-Unis, au Canada et au Québec.

La mort récente de Frentorish « Tori » Bowie, athlète afro-américaine primée en athlétisme, a causé de vives émotions sur les réseaux sociaux, particulièrement auprès des communautés noires. En juin dernier, après que les résultats de l'autopsie aient été rendus publics, on apprenait que Bowie est décédée, chez elle, alors qu'elle donnait naissance à sa fille Ariana, qui, elle non plus, n'a pas survécu. Parmi les facteurs ayant précipité son décès, on nomme une détresse respiratoire et de l'éclampsie [1]. Bowie était alors enceinte de huit mois. Selon plusieurs de ses proches, elle avait très hâte de devenir mère. Elle n'avait que 32 ans.

Toujours dans le domaine du sport, la célèbre joueuse de tennis Serena Williams révélait à Vogue en 2018 qu'elle avait frôlé la mort lors de la naissance de son premier enfant, Alexis Olympia, âgée aujourd'hui de cinq ans. Williams a expliqué avoir eu beaucoup de mal à respirer dans les jours qui ont suivi la naissance par césarienne de sa fille. Alertant rapidement le personnel médical, ses plaintes n'ont pas été prises au sérieux. Les médecins ont finalement découvert une hémorragie interne. Bien qu'ils soient parvenus à lui sauver la vie, Williams a eu besoin d'être alitée pendant six semaines.

Ces deux cas de figure médiatisés, car portés par des personnalités publiques, ont généré une avalanche de témoignages à propos des violences obstétricales et gynécologiques (VOG) que subissent les femmes noires et d'autres femmes racisées. Ils ont (re)mis en lumière la question de l'accompagnement des femmes noires et racisées dans le système de santé. En outre, une récente analyse des Nations Unies portant sur la santé maternelle des femmes et des filles afrodescendantes dans les Amériques avait mis en lumière que les femmes afro-américaines sont trois fois plus susceptibles de mourir lors de leur grossesse ou dans les 42 jours suivant un accouchement que les femmes latino-américaines et blanches. Cette iniquité persiste, peu importe le revenu ou le niveau d'éducation des Afro-Américaines. Bien que ces cas se soient déroulés chez nos voisins du sud, ils ont une résonance québécoise et canadienne. Ces violences se produisent également ici, et ce, sous diverses formes.

Portrait de la situation au Québec

Selon le collectif Stop VOG-Québec, on entend par « violences obstétricales et gynécologiques » des violences systémiques et institutionnelles qui se situent sur le continuum des violences sexuelles. Plus précisément, « il s'agit d'un ensemble de gestes, de paroles et d'actes médicaux qui vont compromettre l'intégrité physique et mentale des femmes et des personnes qui accouchent de façon plus ou moins sévère. Ces actes ne sont pas toujours justifiés médicalement, et s'opposent parfois aux données et recommandations scientifiques actuelles (IRASF, 2019). De plus, ils sont souvent faits sans le consentement libre et éclairé de la personne qui reçoit les soins ».

En 2021, un reportage de l'équipe d'Enquête de Radio-Canada, titré « On m'a volé ma fertilité », avait mis en lumière que des femmes noires et autochtones sont stérilisées contre leur gré au Québec. Plusieurs d'entre elles avaient témoigné dans le reportage s'être fait ligaturer les trompes, et ce, sans leur plein consentement. Parfois, on leur demandait de signer un formulaire qui autorise cette intervention médicale — le plus souvent, sans que la patiente ne l'ait demandé — après un accouchement, un moment tout sauf un propice à ce genre de prise de décision si importante. D'autres fois, cela pouvait être fait carrément à leur insu ou sans que le personnel médical ne leur explique avec précision les implications et les conséquences irréversibles d'une telle procédure.

Un problème connu depuis au moins 40 ans

Bien que fortement troublantes et choquantes, ces violations flagrantes des droits de la personne n'ont rien de nouveau et ont été maintes fois décriées. Dès 1982, un rapport du Conseil des Atikamekw et des Montagnais sur les soins de santé avait fait état que des femmes autochtones étaient stérilisées sans leur plein consentement. En 2022, une étude basée sur 35 témoignages menée par Suzy Basile, chercheuse et professeure à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, avait documenté le phénomène jusqu'en 2019. Parmi les faits saillants de cette étude, 22 participantes sur 35, soit 63 % d'entre elles, se sont fait proposer une ligature des trompes. L'étude confirme que le plus souvent, ces stérilisations ont été réalisées de façon précipitée, sans réelle justification ou explication, souvent après un accouchement. Le rapport fait état du grave manque de données en la matière et du fait que peu de femmes osent dénoncer ce qu'elles ont vécu en raison de la honte et de la charge émotive qui y est associée.

Pour ce qui est des femmes afro québécoises, le manque de données est encore plus criant en la matière. Un récent rapport déposé aux Nations Unies affirmait notamment que « [l]es femmes noires […] sont plus à risque de subir une stérilisation forcée ou contrainte » et que le manque de données ventilées selon l'appartenance ethnoculturelle crée des lacunes dans la cueillette d'information visant à documenter le racisme antinoir dans le système de santé au Québec. Par conséquent, les reportages télévisés et les études sous-estiment très probablement le nombre de cas réels de ces violences obstétricales, gynécologiques et reproductives.

L'aveuglement volontaire des autorités

En 2019, une porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec avait déclaré à Radio-Canada que « bien qu'il n'y ait pas de cas de stérilisation forcée recensés au Québec, il s'agit d'une problématique qui nous préoccupe ». Le président du Collège des médecins du Québec Dr Mauril Gaudreault s'est dit « renversé » et « atterré » face aux résultats de l'étude de la professeure Bazile et a réagi en invitant « toutes les personnes, tous les soignants qui ont été témoins de pareilles situations à [dénoncer] au Collège des médecins ». De plus, il avait promis de faire un nouveau rappel aux 25 000 médecins du Québec quant aux stérilisations non consenties. La réaction de « surprise » et le déni de la gravité de la situation des autorités sont choquants compte tenu des nombreux reportages télévisés ayant sonné l'alarme depuis plusieurs décennies. En outre, la décision du gouvernement du Québec en 2019 de ne pas participer à un groupe de travail mis sur pied par Ottawa réunissant les autres provinces et territoires ainsi que le gouvernement fédéral a choqué plusieurs militantes, chercheuses et juristes luttant contre les VOG envers les femmes autochtones.

Une histoire coloniale et esclavagiste

Mais pourquoi les femmes noires, racisées et autochtones sont-elles plus sujettes à vivre ce type de violence ? Une bonne partie de la réponse se trouve dans notre passé colonial et esclavagiste qui a toujours des conséquences contemporaines dans le système de santé en Amérique du Nord. Dans son essai pionnier et primé Medical Apartheid, l'écrivaine et éthicienne médicale afro-américaine Harriet A. Washington a retracé la genèse des expériences médicales non consenties que subissent les Afro-Américain·es depuis la moitié du 18e siècle. Notamment, elle y relate comment James Marion Sims, considéré comme le « père de la gynécologie moderne », a réalisé des expériences sur les corps de femmes noires mises sous esclavage dans le but de mieux comprendre les complications qui peuvent survenir lors d'un accouchement. Ces expériences étaient réalisées sans anesthésie et sans le consentement de ces femmes. Sims adhérait au mythe persistant voulant que les femmes noires soient plus « tolérantes à la douleur » que les femmes blanches.

Ses découvertes, largement saluées par le milieu scientifique, ont permis de sauver plusieurs femmes blanches (avec anesthésie) tout en niant l'accès à ces mêmes soins aux femmes noires. Bien que l'histoire des femmes noires au Canada ait été invisibilisée, à la fois par l'histoire des hommes noirs et celle des femmes blanches, le corps des femmes noires était tout autant objectifié [2], celles-ci étant agressées sexuellement de façon routinière dans le but d'augmenter la population d'esclaves. L'héritage colonial a encore de lourdes conséquences sur les interactions que les femmes autochtones au pays ont avec le personnel de la santé. Ainsi, cette histoire collective continue d'influencer l'expérience de ces femmes en contexte de maternité, et ce, malgré l'abrogation des lois en matière de stérilisation forcée au début des années 1970 [3].

Un combat qui se poursuit

Parmi les recommandations et les revendications de plusieurs groupes luttant contre les VOG, on demande la reconnaissance du racisme systémique au Québec en plus de l'adoption du principe de Joyce [4], deux choses que l'actuel gouvernement caquiste refuse de faire. Malgré cela, les groupes communautaires et les survivantes de ces violences refusent d'abdiquer. Le travail de la Coalition Stop VOG — Québec, qui réunit de nombreux groupes et actrices communautaires comme Action des femmes handicapées Montréal, le Regroupement québécois des Centres d'aide et de lutte aux agressions à caractère sexuel et la consultante périnatale Ariane K. Metellus, se poursuit. De plus, un nombre grandissant d'études qualitatives et quantitatives se préparent actuellement pour documenter davantage ce phénomène. Mais derrière des chiffres et des études, ce sont des vies qui sont chamboulées, voire brisées, et ce, parce que des acteurs et actrices du système de santé — un système où l'on nous promet, en théorie, bienveillance, soin, dignité et accompagnement — ont décidé de voler à plusieurs femmes l'une des choses qu'elles chérissaient le plus : la capacité de pouvoir enfanter.


[1] Selon le site Web Naître et grandir (2020), la prééclampsie est une forme d'hypertension qui affecte le fonctionnement normal des organes. En présence de symptômes tels que des douleurs dans la portion supérieure du ventre, des nausées et des vomissements, des troubles de la vue ou encore une difficulté à respirer, il faut consulter un médecin rapidement, car les risques de complications sont élevés.

[2] Katherine Novello-Vautour, « Discriminer le miracle de la vie : la violence obstétricale chez les personnes noires et autochtones dans les institutions de santé au Canada ». En ligne : ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/42722/1/Novello-Vautour_Katherine_2021.pdf

[3] Ibid.

[4] « Le Principe de Joyce vise à garantir à tous les Autochtones un droit d'accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle ». Le Principe de Joyce vise également à honorer la mémoire de Joyce Echaquan décédée dans des circonstances abjectes et déshumanisantes le 28 septembre 2020 à l'Hôpital de Joliette situé près de la communauté Atikamekw de Manawan. Pour plus d'informations : principedejoyce.com

Illustration (monoprint) : Elisabeth Doyon

Ce que la migration temporaire de main-d’oeuvre dit de nous

Les Programmes des travailleurs étrangers temporaires au Canada sont populaires auprès des entreprises canadiennes, des travailleur·euses elleux-mêmes, des gouvernements et des (…)

Les Programmes des travailleurs étrangers temporaires au Canada sont populaires auprès des entreprises canadiennes, des travailleur·euses elleux-mêmes, des gouvernements et des institutions internationales. Ces programmes permettent pourtant une pure et simple exploitation des travailleur·euses, qui doivent endurer des conditions de travail et de vie inacceptables et parfois dangereuses. Et même s'ielles passent des années parmi nous, la plupart d'entre eux et elles n'auront jamais accès à un statut permanent. La migration de main-d'œuvre temporaire est-elle vraiment la voie de l'avenir ?

Les Programmes des travailleurs étrangers temporaires ont le vent dans les voiles. Alors qu'on dévoilait à l'hiver 2023, dans les pages du Devoir, que les immigrant·es temporaires [1] sont plus nombreux·euses que jamais au Québec, le gouvernement canadien s'engageait tout récemment à simplifier l'embauche de travailleur·euses étranger·ères temporaires au pays et à hausser le nombre de visas de travail temporaire octroyés. De nombreuses organisations internationales, dont l'Organisation internationale pour la migration (OIM), encouragent ce type de migration pour diminuer les flux de migration irrégulière et mitiger les dangers qui y sont associés. Et même si le sujet demeure hautement controversé, certaines ONG ont publié des études démontrant les bénéfices de la migration temporaire circulaire par rapport à la migration irrégulière ou à l'absence de toute migration.

Ces encouragements trouvent écho dans les pays d'origine des travailleur·euses. Les gouvernements eux-mêmes s'impliquent de plus en plus dans le recrutement de travailleur·euses pour l'étranger, et les agences de recrutement privées fonctionnent à plein régime, puisque des milliers de travailleur·euses se bousculent à leurs portes pour avoir l'opportunité de travailler temporairement en Amérique du Nord.

Cet enthousiasme contraste avec la réalité dépeinte par de nombreux reportages, études et documentaires réalisés sur ce sujet. On y présente la dure vie de ces travailleur·euses [2], qui sont souvent entièrement dépendant·es de leurs patrons, s'échinent au travail parfois plus de 12 heures par jour, sont isolé·es et sans moyens de transport, ont peu accès à des soins médicaux, et ainsi de suite.

Deux points de vue, mais pourtant une seule réalité. D'un côté, on insiste sur les bénéfices économiques de la main-d'œuvre temporaire ; de l'autre, on souligne la précarité systémique des travailleur·euses étranger·ères. Ce sont deux côtés d'une même médaille, d'un phénomène complexe, qui mérite que l'on s'y attarde.

Les bénéfices actuels et potentiels

Pour les défenseur·euses de la migration temporaire ou circulaire [3], il s'agirait d'un outil indispensable pour lutter à la fois contre certains problèmes économiques et démographiques (la pénurie de main-d'œuvre, le vieillissement de la population) et contre le recours à la migration dite irrégulière vers les pays du Nord. Une migration temporaire bien gérée bénéficierait donc à la fois aux États du Nord et leurs entreprises et aux États du Sud et leurs travailleur·euses. Il n'est donc pas étonnant que, parmi ces défenseur·euses, on trouve autant les gouvernements canadiens et québécois que certaines organisations internationales comme l'OIM, qui a longtemps géré elle-même la migration temporaire de main-d'œuvre guatémaltèque au Canada. Rien d'étonnant non plus à ce que plusieurs pays du Sud global cherchent à développer des partenariats avec des pays du Nord pour qu'un plus grand nombre de leurs ressortissant·es aillent y travailler, puisque l'argent injecté dans l'économie locale par les travailleur·euses migrant·es représente des sommes considérables : au Guatemala, par exemple, selon la Banque Mondiale, les envois de fonds de ces travailleur·euses (remesas) constituaient près de 18 % du PIB en 2021. Ainsi, dans ce même pays, le ministère du Travail et de la prévision sociale a créé en 2019 un département de la mobilité de main-d'œuvre (departamento de movilidad laboral) afin d'encourager le recours à des travailleur·euses guatémaltèques à l'étranger, notamment au Canada.

Selon plusieurs organisations et analystes, la migration temporaire permettrait aussi de freiner les flux de migration irrégulière et les nombreux dangers qui y sont associés en offrant des opportunités de travail régulières à ceux et celles qui fuient leurs pays pour des raisons principalement économiques. En plus de rendre inutile le recours extrêmement coûteux et peu sécuritaire à des passeurs et de permettre aux travailleur·euses d'intégrer le marché du travail du pays hôte de façon légale et réglementée, la migration temporaire régulière aurait des bénéfices plus importants pour les travailleur·euses, leurs familles et leurs communautés que la migration irrégulière ou que l'absence de migration. C'est ce que conclut une récente étude d'Action contre la faim au Guatemala, qui montre que les familles dont l'un·e des membres participe à des programmes de migration temporaire circulaire ont une plus grande sécurité alimentaire, de meilleures conditions de logement et un meilleur accès à l'éducation que les familles qui comptent sur les remesas d'un·e migrant·e en situation irrégulière.

Des impacts positifs, mais à quel prix ?

En théorie, la migration temporaire aurait donc des effets bénéfiques autant pour les gouvernements qui veulent régulariser la migration que pour les travailleur·euses qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie. Cependant, quiconque a lu l'un des nombreux reportages sur les conditions de travail des travailleur·euses étranger·ères ou vu le documentaire Essentiels sait bien que tout n'est pas rose au pays de la migration temporaire.

Si les travailleur·euses temporaires au Québec et au Canada ont, en principe, les mêmes droits et obligations que tout autre travailleur·euse, leur vulnérabilité particulière fait en sorte que de nombreux employeurs peu scrupuleux profitent de leur présence pour les exploiter. Les facteurs de vulnérabilité sont nombreux. Tout d'abord, l'isolement est particulièrement problématique pour les travailleurs agricoles. Ceux-ci se retrouvent souvent dans de grandes fermes éloignées des centres urbains, sans moyens de transport. Impossible pour eux non seulement de fraterniser avec les habitant·es du coin, mais aussi d'accéder aux services de santé ou encore aux organismes d'aide aux travailleur·euses, qui sont de plus en plus nombreux. Certains employeurs interdisent aussi les visites dans les logements des travailleur·euses ou n'offrent pas de connexion internet stable.

Bien évidemment, la langue est aussi un facteur de vulnérabilité important, qui participe grandement à l'isolement des travailleur·euses. Même quand ceux et celles-ci ont accès aux ressources disponibles, ils et elles peuvent difficilement les utiliser. Notons cependant que de plus en plus d'organismes indépendants et d'institutions gouvernementales, comme la CNESST, proposent certaines ressources en espagnol ou des services d'interprétation.

Il faut aussi mentionner la précarité systémique du travail temporaire, qui permet, voire encourage le maintien de conditions de vie et de travail parfois inacceptables. Les travailleur·euses temporaires n'ont aucune sécurité d'emploi. Celles et ceux qui effectuent une migration circulaire sont embauché·es sur une base annuelle, sans assurance pour l'année suivante. L'immense majorité d'entre elles et eux n'ont droit qu'à des permis de travail fermés, c'est-à-dire qui les lient irrémédiablement à leur employeur, ce qui fait qu'un·e employé·e mécontent·e de ses conditions de travail ne peut pas simplement chercher un nouvel emploi. De plus, quitter son emploi actuel signifiera qu'il ou elle devra retourner dans son pays d'origine. Les travailleur·euses sont captif·ves, redevables à leur employeur pour leur avoir donné du travail, mais aussi leur logement, leurs moyens de transport, leur accès aux soins de santé. L'employeur est roi et maître de ses employé·es, au point où un groupe de chercheur·euses québécois·es a qualifié le travail temporaire agricole de néo-féodalisme [4].

Qu'on ne s'étonne pas alors que les conditions de vie et de travail parfois abominables avec lesquelles composent les travailleur·euses ne fassent pas l'objet de plus de plaintes et de dénonciations. Les travailleur·euses peuvent bien revendiquer de meilleures conditions de travail ou de logement ou demander de changer d'employeur, rien ne garantit qu'une telle demande ne suffise pas pour qu'ils ou elles se voient écarté·es à jamais des programmes de mobilité de main-d'œuvre.

La principale raison qui justifie — du moins officiellement — ce quasi-asservissement des employé·es étranger·ères temporaires à leurs employeurs tient aux coûts encourus par ces derniers : billets d'avion, études de marché, formulaires d'embauche, assurances, formations, etc. Il n'est effectivement pas simple d'employer des travailleur·euses étranger·ères au Canada, ce pour quoi de nombreuses agences de recrutement ici et à l'étranger se proposent comme intermédiaires et facilitateurs. Il serait cependant naïf d'y voir la seule et unique raison pour laquelle les programmes canadiens et québécois d'embauche de travailleur·euses étranger·ères entérinent depuis longtemps une relation de pouvoir complètement distordue entre les employé·es et les employeurs.

Une main-d'œuvre désespérée

Mais pourquoi diable, pourrait-on se demander, les travailleurs et travailleuses eux et elles-mêmes, surtout ceux et celles qui savent à quoi s'attendre, se précipitent-ils donc avec tant d'engouement dans les programmes de travail temporaire ? Dire que les travailleur·euses que nous accueillons d'un peu partout cherchent de meilleures opportunités économiques est un euphémisme. Nombre d'entre eux fuient carrément la famine. Nous oublions parfois la pauvreté des pays d'Amérique latine, mais les chiffres sont parlants : selon les chiffres de la Banque Mondiale, environ 55 % de la population guatémaltèque et 52 % de la population hondurienne vit sous le seuil de la pauvreté. Et selon un rapport récent de Médecins du Monde, un enfant guatémaltèque sur deux souffrirait de malnutrition chronique.

C'est pourquoi les travailleur·euses étranger·ères mentionnent souvent la chance qu'ils et elles ont d'avoir pu trouver un emploi à l'étranger. L'argent amassé durant ces mois de dur labeur leur permet de nourrir leur famille, d'avoir un logement adéquat, d'envoyer leurs enfants à l'école, et de façon générale d'avoir un niveau de vie décent. Mais cette chance à laquelle réfèrent autant les travailleur·euses qui en bénéficient que les employeurs qui la donnent ne peut servir à justifier des conditions de travail inacceptables.

Lorsque l'on parle des conditions de travail des immigrant·es temporaires, la plupart des acteurs s'entendent pour dire, du moins publiquement, que la situation doit être améliorée. Les gouvernements s'engagent à effectuer de plus nombreuses inspections, les entreprises de recrutement promettent de mieux trier les employeurs, des employeurs eux-mêmes dénoncent les pratiques de certains de leurs collègues. Personne n'est contre la vertu. Cependant, les modalités actuelles des programmes de main-d'œuvre étrangère temporaire laissent sans contredit place à l'abus et à l'exploitation — certain·es diraient même qu'ils sont conçus pour les permettre.

Au-delà de ces modalités particulières, une question plus complexe et plus difficile se pose. La migration temporaire, c'est-à-dire qui ne peut mener à une immigration permanente, est-elle en soi justifiable et légitime ? Devrions-nous dire, comme plusieurs syndicats et groupes de pression, que s'ielles sont « assez bons pour travailler », les travailleur·euses temporaires étranger·ères sont « assez bons pour rester » [5] ?

Les justifications de l'immigration

Comme nous l'avons dit, l'immense majorité des travailleur·euses étranger·ères temporaires ne peuvent aspirer à une immigration permanente. Tant la catégorie d'expérience canadienne, qui s'adresse aux candidat·es à l'immigration ayant déjà acquis de l'expérience de travail au Canada, que le programme d'expérience québécoise, qui s'adresse aux gens ayant étudié ou déjà travaillé au Québec, excluent explicitement les travailleur·euses étranger·ères temporaires qui font partie des catégories d'emplois considérés comme moins qualifiés, ce qui comprend bien entendu les travailleur·euses agricoles.

On mentionne souvent, lorsqu'on parle d'immigration, les objectifs d'intégration, de diversité, d'humanité. On présente la volonté du Canada d'accueillir des immigrant·es comme un exemple de valeurs multiculturalistes. Or, le fait est que l'immigration sert d'abord et avant tout à enrichir le pays hôte. C'est l'objectif avoué de presque toute politique migratoire, au Canada comme ailleurs. Pour les bons sentiments et le devoir humanitaire, il y a l'accueil des réfugié·es et les réunifications familiales. L'immigration « économique », elle, répond seulement à des critères économiques.

Le fameux système de points, qui permet de déterminer si un·e candidat·e à l'immigration pourra obtenir la résidence permanente, sert justement à mesurer les indicateurs de ces critères. On y prend en compte des facteurs comme l'âge, le nombre d'années d'expérience de travail et l'éducation. On tente de prévoir si le candidat paiera suffisamment d'impôts pour rentabiliser sa présence.

Une société démocratique comme la nôtre repose, en principe, sur l'idée que chaque citoyen·ne a un poids politique égal à celui de ses pairs. Nul besoin ici de démontrer les limites structurelles, conjoncturelles et idéologiques de ce principe, trop nombreuses pour être énumérées. Mais il n'en reste pas moins que, notamment à l'heure du choix d'un gouvernement, la voix d'un·e banquier·ère, d'un·e concierge, d'un bénéficiaire de l'aide sociale et d'un·e ingénieur·e ont le même poids, la même valeur. Ce principe d'égalité (de façade, diront certain·es) est valide pour tous·tes les citoyen·nes canadien·nes. Pour celles et ceux qui n'ont pas la chance d'avoir cette citoyenneté et qui la recherchent, en revanche, même la façade est absente. Immigrer au Canada de façon permanente est un privilège, non un droit, et ce privilège est accordé selon la valeur perçue ou prévue du candidat ou de la candidate. On classe les gens selon leur emploi, leur niveau d'éducation, leur patrimoine matériel et financier — bref, selon leur capacité à créer ou à apporter de la richesse au pays. C'est cette discrimination à la base de notre système d'immigration qui explique pourquoi les travailleur·euses étranger·ères temporaires « à bas salaire », « low skilled », ne sont même pas considéré·es comme de potentiel·les résident·es permanent·es. Même si nous avons besoin d'elles et eux, ils et elles ne seraient pas assez « bénéfiques » à notre société pour pouvoir s'y joindre.

Si l'on se permet cette discrimination, n'est-ce pas parce que l'on croit, consciemment ou non, qu'il y a bel et bien une différence de valeur entre une personne qui crée de la richesse et une personne qui ne le fait pas, ou peu ? Et si cette différence de valeur s'applique aux candidat·es potentiel·les à l'immigration, n'est-ce pas parce qu'elle s'applique aussi, implicitement, inconsciemment, à tous·tes ? Que l'on considère que la valeur d'une personne, sa contribution à la société, peut être calculée de façon monétaire ? La travailleuse agricole, le préposé aux bénéficiaires, le soudeur auraient-ils donc moins de valeur que le promoteur immobilier, l'avocate ou la dentiste ? Pour le dire plus simplement : comment devrait se sentir l'employé·e agricole canadien·ne, sachant que ses collègues étranger·ères ne sont même pas considéré·es comme assez valables pour pouvoir un jour s'établir au pays ?

Nous acceptons certain·nes immigrant·es parce qu'ils peuvent nous rendre collectivement plus riches. Pas parce qu'ils et elles se sont intégré·es à la société, pas par souci d'ouverture et de diversité, mais seulement parce qu'ils et elles peuvent faire croître notre PIB. Ce n'est peut-être pas une conclusion si surprenante, alors que toute notre vie tourne déjà autour de l'économie. C'est tout de même une conception affreusement pauvre de l'humanité.

La migration temporaire est-elle légitime ?

Malgré ses défauts, la migration temporaire de main-d'œuvre reste une opportunité pour de nombreuses personnes de se sortir de la misère et de briser le cycle de la pauvreté. Par contre, il est clair que les modalités actuelles des programmes de main-d'œuvre temporaire doivent changer au plus vite. Les permis de travail fermés doivent disparaître. L'accès aux soins de santé, même aux soins à long terme, doit être facilité. Le rapport de force complètement distordu qui existe entre les travailleur·euses temporaires et leurs employeurs doit être corrigé. La bénévolence d'un employeur ne peut être le seul rempart entre les travailleur·euses et l'exploitation.

Si l'on veut d'un système d'immigration qui se rapproche des valeurs d'égalité, de diversité et d'humanité dont notre société se réclame, il est aussi essentiel que les personnes qui viennent travailler à nos côtés depuis des années puissent avoir accès à l'immigration permanente. Tous·tes ne la voudront pas, mais ils et elles doivent avoir la possibilité de le faire. On veut bien sûr s'assurer que les nouveaux·elles immigrant·es pourront s'intégrer et qu'ils et elles ne seront pas un fardeau pour la société. Mais pourquoi seules les personnes ayant un emploi « payant » sont-elles considérées comme aptes à s'intégrer ? Pourquoi ne pas voir la société pour ce qu'elle est, un ensemble complexe de personnes ayant différents besoins, différents métiers, différentes habiletés, et non comme une machine à créer de la richesse ?


[1] Ceci inclut aussi les étudiant·es étranger·ères.

[2] NdlR : Bien qu'une très grande proportion des travailleur·euses étranger·ères temporaires au Canada et aux États-Unis sont des hommes, il existe aussi un nombre de travailleuses étrangères temporaires qui font face à des problèmes spécifiques, comme de la violence sexuelle. Par conséquent, le présent texte a été féminisé pour représenter cette réalité.

[3] La migration circulaire, qui concerne surtout les travailleurs agricoles, est une migration dans laquelle l'individu migrant alterne entre des périodes dans son pays d'origine et des périodes dans le pays d'accueil. D'autres types de migration temporaire existent, par exemple lorsque des travailleurs reçoivent des permis de travail valides pour quelques années.

[4] Gallié, Martin, Ollivier-Gobeil, Jeanne, Brodeur, Caroline, « La néo-féodalisation du droit du travail agricole : Étude de cas sur les conditions de travail et de vie des travailleurs agricoles migrants à Saint-Rémi (Québec) », Cahiers du GRIEPS, Québec, no 8, 2017.

[5] « Good enough to work, good enough to stay » est un slogan utilisé depuis longtemps par plusieurs groupes de défense des droits des travailleurs migrants, comme le Migrant Workers Center et les Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce (TUAC).

François de Montigny travaille dans le domaine humanitaire et le développement international.

Photo : Gerry Dincher (CC BY-SA 2.0)

Les ambulanciers en grève générale dénoncent le « mépris » du gouvernement

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« De l’économie d’occupation à l’économie de génocide » de la Rapporteuse spéciale de l’ONU, Me Francesca Albanese, dans lequel elle y dénonce la CDPQ

2 juillet, par Coalition du Québec URGENCE Palestine
communiqué de presse – pour publication immédiate «De l’économie d’occupation à l’économie de génocide» La complicité de la Caisse de dépôt et placement du Québec dénoncée dans (…)

communiqué de presse – pour publication immédiate «De l’économie d’occupation à l’économie de génocide» La complicité de la Caisse de dépôt et placement du Québec dénoncée dans un nouveau rapport d’enquête de la Rapporteuse spéciale de l’ONU, Me Francesca Albanese Tiohtià : (…)

Solidarité Canada-Colombie pour garantir les droits humains liés à la grève nationale de 2019-2021

2 juillet, par Isabel Cortés
Isabel Cortés, collaboratrice L’indignation et l’urgence résonnent des rues de la Colombie jusqu’aux tribunes internationales. Le Comité de solidarité Canada-Colombie (CSCC), (…)

Isabel Cortés, collaboratrice L’indignation et l’urgence résonnent des rues de la Colombie jusqu’aux tribunes internationales. Le Comité de solidarité Canada-Colombie (CSCC), en collaboration avec des organisations alliées, dont le Journal des Alternatives, a lancé un appel international pour (…)

Des syndicats se préparent à résister au projet de loi 89

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2025/07/dmorissette_dsf0007-1200x630-1-e1751478914557-1024x433.jpg2 juillet, par Comité de Montreal
Le projet de loi du ministre du Travail qui s’attaque au droit de grève des travailleurs du Québec a été adopté à la fin du mois de mai par l’Assemblée nationale. Au courant (…)

Le projet de loi du ministre du Travail qui s’attaque au droit de grève des travailleurs du Québec a été adopté à la fin du mois de mai par l’Assemblée nationale. Au courant des derniers mois, la plupart des syndicats québécois ont uni leurs voix pour dénoncer cette mesure qu’ils qualifient (…)

Quand la terre se souvient : la mémoire du vivant face aux violences extractivistes

2 juillet, par Maria Kiteme
Maria Kiteme, correspondante en stage «Une mine est un moulin à la bourse. S’il n’y a pas de financement, il n’y a pas de mines.» Une militante française. Aujourd’hui, (…)

Maria Kiteme, correspondante en stage «Une mine est un moulin à la bourse. S’il n’y a pas de financement, il n’y a pas de mines.» Une militante française. Aujourd’hui, l’extractivisme s’intensifie à l’échelle mondiale, alimenté par une quête sans fin de ressources naturelles. Étant présente au (…)
Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.

La classe locataire (Ricardo Tranjan) – compte-rendu de lecture

1er juillet, par Archives Révolutionnaires
Par Alexandre Petitclerc En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que (…)

Par Alexandre Petitclerc

En 2023, le chercheur Ricardo Tranjan a fait paraître l’essai The Tenant Class. Le livre, qui traite de la situation des locataires en tant que groupe social, a récemment été traduit en français par Marie-Hélène Cadieux et publié chez Québec Amérique. La thèse de La classe locataire est simple : la crise du logement doit être comprise comme le résultat du rapport inégal entre la classe propriétaire et la classe locataire. Tranjan déploie son argumentation en cinq chapitres qui cherchent à remettre en cause certaines idées reçues sur les enjeux du logement et qui exposent les formes de la lutte perpétuelle des locataires pour leurs droits et des conditions dignes.

Le premier chapitre conteste l’idée voulant que les crises du logement soient des événements isolés. Tranjan propose plutôt que la crise du logement est permanente en vertu de l’inégalité structurelle entre propriétaires et locataires en régime capitaliste. Comprendre la crise du logement à partir de cette relation entre deux classes permet de saisir que ce ne sont pas des mécanismes abstraits qui sont responsables de l’augmentation des loyers, mais bien des propriétaires qui augmentent les prix, évincent leurs locataires ou négligent leurs appartements. Conséquemment, un arrangement de politiques publiques ne réglera pas le problème de fond : la possibilité pour les propriétaires de s’enrichir sensiblement aux dépens des locataires.

Tranjan s’intéresse ensuite à un élément sous-discuté dans la littérature sur le logement : celui des imaginaires et des mythes entourant les locataires. Le chercheur interroge notamment l’idée reçue qu’être locataire n’est pas un projet souhaitable à long terme alors qu’être propriétaire l’est assurément. Cette conception participerait à la création d’une subjectivité par rapport au logement qui renforce la vision dominante en faveur de la propriété. L’idée que tout le monde ferait tout son possible pour accéder à la propriété est d’ailleurs un des quatre mythes que déboulonne Tranjan dans ce chapitre. De plus, la force de son argument réside dans le fait qu’il porte une visée transformatrice au sujet du discours entourant les locataires en tant que groupe. Ainsi, il s’attaque à l’idée qu’être locataire est une phase de laquelle on doit se sortir, en plus de critiquer les idées voulant que les locataires ne paient pas de taxes de propriété (ils et elles les paient indirectement) et celle, saugrenue, que les locataires ne travaillent pas.

Des membres d'un mouvement de locataires se rassemblent pour une grève des loyers, tenant des pancartes avec les inscriptions "MAY 1st RENT STRIKE", "JUNE 1 RENT STRIKE", et "PARKDALE: ORGANIZE! FOR NEIGHBOURHOOD POWER!", devant un bâtiment avec une toiture en pente.
Parkdale Organize, Toronto

Dans le sillon de ce qui précède, le troisième chapitre de l’essai brosse un portrait des propriétaires. La motivation de Tranjan semble être de montrer que le marché locatif n’est pas essentiellement constitué de petits propriétaires occupants, mais qu’une large majorité du marché locatif est détenu par des entreprises privées, familiales ou non, et par des fonds d’investissement. Ce qui apparaît essentiel dans la démonstration de l’auteur est que la situation des propriétaires ne peut pas être mise sur un pied d’égalité avec celle des locataires. Les relations, même entre un petit propriétaire et son locataire, ne peuvent pas être comprises comme des relations d’égaux ; on parle de deux groupes sociaux où l’un détient une part significative de pouvoir sur l’autre. Cela ouvre une piste de réflexion largement ignorée dans le débat public sur le logement : la dimension démocratique de l’accès au logement.

Toujours avec l’objectif de rétablir certains faits sur la crise du logement, le quatrième chapitre remet en cause le récit dominant selon lequel l’État canadien aurait toujours joué un rôle bienveillant dans le domaine du logement. En s’intéressant à des luttes moins connues, Tranjan met en lumière quatre moments historiques où les locataires ont remporté des gains significatifs en matière d’abordabilité et de protection de leurs droits : l’Île-du-Prince-Édouard dans les années 1860, la Nouvelle-Écosse dans les années 1930, Montréal dans les années 1960 et Vancouver dans les années 1970. Ces exemples montrent comment les mouvements sociaux ont permis de maintenir les loyers à un niveau raisonnable et de faire des gains concernant les droits des locataires. L’auteur souligne aussi la tension entre certaines de ces luttes des locataires et le contexte colonial canadien. Tranjan nous invite à réfléchir à la manière de construire des solidarités émancipatrices qui ne reproduisent pas les structures coloniales. Ce chapitre ouvre toute une série de questions sur les défis de créer des solidarités dans un contexte où les luttes pour le logement peuvent créer des frictions avec les droits des peuples autochtones.

Un groupe de manifestants assis sur les marches d'un bâtiment public, tenant des pancartes en faveur des droits des locataires, dans un contexte de protestation historique.
Des manifestants revendiquent le droit au logement devant l’hôtel de ville de Montréal, 1976 (Source : Bernard Vallée / MEM)

Après avoir offert un bref tour d’horizon de certaines luttes marquantes de l’histoire canadienne, Tranjan se concentre sur divers mouvements contemporains qui défendent les droits des locataires. Toujours avec l’objectif d’informer, mais aussi d’outiller les groupes militants, l’auteur se propose de formuler certaines stratégies de lutte pour les droits de la classe locataire aujourd’hui. La méthodologie du chercheur est en adéquation avec l’objectif derrière son travail : il se place en solidarité avec les militantes et les militants en relatant les témoignages et les expériences des gens sur le terrain, afin de visibiliser des tactiques, des idées et des idéaux ayant le potentiel d’améliorer les conditions des locataires. Prenons quelques exemples. D’abord, l’auteur montre la force des coalitions, comme celle du FRAPRU qui a su obtenir plusieurs gains au fil du temps, notamment en termes de protection des locataires contre les évictions. Ensuite, Tranjan relate l’expérience du Hamilton Tenants Solidarity Network, dont les membres ont fait une grève des loyers pour s’opposer à des hausses abusives imposées par leur nouveau propriétaire, une fiducie de placement immobilière. Enfin, l’auteur présente d’autres exemples de grèves des loyers à Parkdale et à York South (deux quartiers de Toronto), une pratique méconnue, mais qui semble s’étendre peu à peu, car elle offre un certain rapport de force pour les locataires.

Tranjan conclut La classe locataire par un appel à l’action. Cohérent avec sa thèse selon laquelle la crise du logement n’est pas le résultat de forces abstraites du marché, mais bien des décisions des propriétaires de hausser les loyers pour maximiser leurs profits, Tranjan interpelle son lectorat : il faut prendre parti. Cette injonction devrait stimuler une réflexion, notamment sur le rôle des chercheuses et des chercheurs en matière de logement. La recherche devrait, selon Tranjan, être informée par l’expérience des gens sur le terrain et devrait servir les besoins des locataires et des communautés. Sur la forme, l’ouvrage remplit sa promesse : il visibilise le travail des groupes militants et peut s’avérer utile pour créer des solidarités. On pourrait reprocher à Tranjan d’escamoter certaines explications ou de proposer certaines formulations ampoulées. Néanmoins, nous sommes tentés de l’excuser, car le pari de Tranjan est réussi : son ouvrage La classe locataire offre une perspective renouvelée sur la manière de comprendre la cherté actuelle du logement et présente des pistes concrètes pour changer cette situation.

Le travail est-il mortel ?

Si, dans le quotidien des personnes travailleuses, la routine métro-boulot-dodo se veut souvent monotone et répétitive, elle apparaît, au moins, sans risque. Malheureusement, (…)

Si, dans le quotidien des personnes travailleuses, la routine métro-boulot-dodo se veut souvent monotone et répétitive, elle apparaît, au moins, sans risque. Malheureusement, plus de 200 personnes par année succombent à cette routine à cause d'un accident ou d'une maladie professionnelle.

La violence du travail est largement sous-estimée. On pourrait croire que les accidents de la route sont plus dangereux que le travail : leur couverture médiatique est supérieure, leur nombre plus largement diffusé et la dangerosité de la cohabitation des véhicules motorisés et des autres usagers de la route fait couler de plus en plus d'encre. Sans diminuer les importants enjeux de la sécurité routière, illustrons qu'en 2021, il y a eu 27 541 accidents de la route au Québec [1] comparativement à 105 692 lésions professionnelles reconnues [2], 3,83 fois plus. Ce chiffre n'est que la pointe de l'iceberg, car il ne prend pas en compte les lésions non reconnues, celles qui ne sont pas déclarées et les problèmes qui ne causent pas d'absences au travail.

On accepte que le travail soit dangereux. Les accidents sont banalisés et cela augmente la probabilité de mort au travail. Cette banalisation des accidents et l'acceptation sociale du danger du travail permettent au patronat d'investir très peu dans la prévention, et ce, même si la santé et la sécurité au Québec sont basées sur le principe de l'élimination du danger à la source. Il est même possible de constater que le laisser-aller face aux accidents et lésions au travail fait partie de nombreux modèles d'affaires et que la santé et la sécurité sont fréquemment vues comme une responsabilité individuelle reposant sur les personnes salariées plutôt qu'une responsabilité collective initiée par l'intervention à la source.

Le patronat n'en paie pas assez le prix

En 2021, Bernard Huot, le propriétaire de la Boucherie Huot, a été reconnu coupable de négligence criminelle. L'accusé faisait aussi face à des accusations d'homicide involontaire et de négligence causant la mort, et a reçu une peine de 18 mois de prison. [3] La défense de Huot a consisté à rejeter le blâme sur l'employé plutôt que d'en prendre la responsabilité.

« Bernard Huot était plus préoccupé par le rendement et la production que par la sécurité de ses employés », écrit Annie Trudel, juge à la Cour du Québec.

Ce constat de la juge Trudel ne devrait pas s'arrêter à Huot. Le cas Huot est l'un des dix seuls cas de criminalisation d'un accident de travail dans la jurisprudence canadienne. Pourtant, au cours de l'année 2021, 207 décès ont été reconnus comme ayant été causés par des maladies professionnelles ou des accidents de travail. À titre de comparaison, le Québec a connu 88 homicides. Si l'on considère que Bernard Huot est le seul patron ayant été jugé criminellement responsable d'un décès au travail cette année-là, on peut déduire que 206 employeurs n'ont eu pour conséquence qu'une hausse de leur cotisation à la CNESST.

Il n'est pas ici question d'insinuer que tout accident de travail est causé par une intention criminelle, mais plutôt de démontrer que les accidents et les décès sont banalisés comme étant inévitables et inhérents au travail, un sacrifice en partie accepté afin d'assurer la cadence, la productivité et la profitabilité.

On tue au nom de la productivité

Or, pour augmenter la productivité, la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses devraient être une priorité. En 2021, le Québec a perdu 22,5 fois plus de jours travaillés par personnes en raison d'accidents du travail et de maladies professionnelles (17 931 079) [4] qu'en raison d'arrêts de travail dus à une grève ou un lock-out (795 447 jours travaillés par personnes perdus) [5]. En partie au nom de la perte dommageable de jours travaillés, il arrive que l'État intervienne en cas de conflits de travail. Où en est cette volonté d'agir, lorsqu'il s'agit de santé et de sécurité ?

À cet égard, la dernière réforme de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) fut une occasion ratée (voir encadré). Depuis l'adoption de la réforme, le nombre de lésions professionnelles a augmenté de façon vertigineuse, passant de 105 692 en 2021 à 149 812 accidents du travail reconnus en 2022. [6]

Observation macabre : le décès d'une personne au travail n'entraîne pas de perte de jours travaillés par personne dans les statistiques. Contrairement à une personne blessée, puisque la personne décédée doit immédiatement être remplacée et n'a pas de période de réadaptation nécessaire, sa disparition n'est pas considérée comme une absence. En ce sens, elle est aussi considérée comme coûtant moins cher à l'État en raison de l'absence de coûts médicaux de rétablissement.

Même si le nombre d'accidents et de décès liés au travail ne sont plus ceux de la révolution industrielle, le travail reste dangereux. Les conséquences des accidents sont toujours importantes et bouleversent de nombreuses vies. Comment alors expliquer cette banalisation des accidents, lésions et décès au travail, notamment par rapport à d'autres types de morts violentes ? Est-ce en raison de leur nombre important ou de leur incapacité à surprendre ou à scandaliser ? N'en reste pas moins que nul·le ne devrait craindre pour sa vie à essayer de la gagner [7]. Les campagnes de sensibilisation n'arrivent absolument pas à faire percoler l'ampleur du problème auprès du public et des acteurs les plus concernés par la prévention du danger à la source : les employeurs.


[1] SAAQ, Bilan Routier 2021, Québec, 2022, 16pp.

[2] CNESST, Statistiques annuelles 2021, Québec, 2022, 180p.

[3] Yannick Bergeron, « Accident de travail dans une boucherie : le propriétaire reconnu coupable », Radio-Canada, 11 janvier 2021. En ligne : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1762414/accident-travail-boucherie-huot-proprietaires-reconnus-coupables

[4] CNESST, op. cit. p. 39.

[6] CNESST, « Jour commémoratif des personnes décédées ou blessées au travail », Communiqué de presse, 27 avril 2018. En ligne : www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/salle-presse/communiques/jour-deuil-2023# : :text=Bilan%20statistique%202022&text=Toujours%20en%202022%2C%20161%20962,149%20812%20accidents%20du%20travail.

[7] Merci à Geneviève Baril-Gingras, professeure en Relations industrielles à l'Université Laval, pour l'idée des comparaisons.

Philippe Lapointe est conseiller à la FTQ-Construction.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Bande verticale, série Alliage. Pellicule d'acrylique sur toile, 305 x 90 cm.Collection Corporation Financière Power

« Ceux que la mort fait travailler »

Le cimetière Notre-Dame-des-Neiges à Montréal est géré par la Fabrique de la paroisse Notre-Dame. Il compte 17 employé·es de bureau et 90 responsables de l'entretien. Des (…)

Le cimetière Notre-Dame-des-Neiges à Montréal est géré par la Fabrique de la paroisse Notre-Dame. Il compte 17 employé·es de bureau et 90 responsables de l'entretien. Des personnalités comme Thérèse Casgrain, Lhasa de Sela et Émile Nelligan y ont trouvé le repos éternel. Le défi de tenir une grève dans un lieu aussi chargé symboliquement n'est pas banal. Histoire d'un conflit de travail avec Patrick Chartrand. Propos recueillis par Isabelle Larrivée.

À bâbord ! : Aux yeux du public, avant 2018, le cimetière Notre-Dame-des-Neiges semblait un milieu de travail sans histoire. Qu'est-ce qui a déclenché ce conflit ?

Patrick Chartrand : Nous avons malheureusement un historique de conflit avec notre employeur, le dernier remontant à 2007, un lockout de 17 semaines. Cette fois-ci, notre contrat était échu depuis le 31 décembre 2018 et nous avons connu des négociations laborieuses, en plus de la pandémie. De plus, il y a eu des changements dans l'administration en 2019, et nous avons senti très rapidement que nous serions en confrontation avec le nouveau directeur général.

ÀB ! : Qui était en grève et quelles étaient les principales revendications ?

P. C. : Les employé·es de bureau ont déclenché la grève le 20 septembre 2022 et les employé·es d'entretien ont fait de même le 12 janvier 2023. Dans les deux cas, on discutait de la sécurité d'emploi. L'employeur voulait notamment réduire le plancher d'emploi pour les employé·es à temps plein. Il voulait aussi nous faire accepter des gels salariaux pour les années passées, soit de 2019 à aujourd'hui, et n'offrir aucune rétroactivité. Nos demandes étaient plutôt centrées sur la préservation de nos acquis et une augmentation de salaire basée sur l'importante hausse du coût de la vie.

ÀB ! : Qu'est-ce qui explique la mise à pied de 26 employé·es en mai 2021 et quel rôle joue ce licenciement dans la déclaration des hostilités ?

P. C. : Ces suppressions de postes ont effectivement augmenté la tension d'un cran. Nous étions en pleine pandémie. Malgré le fait que le gouvernement nous avait placé·es sur une liste d'emploi prioritaire et que nous avions travaillé chaque jour, notre employeur a décidé de ne permettre qu'un accès limité aux familles. Nous étions au minimum des effectifs depuis plus d'un an, ce qui a aussi contribué à affecter le moral des travailleur·euses et renforcé notre décision de faire la grève.

ÀB ! : Quels sont les résistances, les arguments de la Fabrique ?

P. C. : La Fabrique parlait de problèmes financiers, mais elle refusait d'ouvrir les livres. Il fallait la croire sur parole. Elle est aussi propriétaire et gestionnaire de la Basilique Notre-Dame. Celle-ci a dû fermer ses portes lors de la pandémie, ce qui a certainement créé un vide financier. Mais le cimetière, lui, n'avait pas été affecté par la pandémie, bien au contraire.

ÀB ! : Quelles étaient les propositions à l'étude ?

P. C. : Grâce à un conciliateur et probablement aussi à l'immense pression médiatique des familles, la négociation a débloqué en juin. Le conciliateur a travaillé avec les deux parties pour construire une proposition de règlements. Nous avons accepté de faire une concession pour le plancher d'emploi et en retour, l'employeur a dû accepter de mettre de l'argent sur la table, particulièrement pour la rétroactivité.

ÀB ! : Pourquoi le protocole de retour au travail proposé par la partie patronale, début juin, a-t-il semblé aussi décevant ?

P. C. : Au moment où les parties en sont venues à une entente, et vu, surtout, la longueur du conflit, il fallait mettre en place un protocole de retour au travail. Il fut ardu de convenir d'un protocole adéquat pour les deux parties. Les enjeux de reconnaissance furent les plus difficiles à régler, particulièrement en ce qui concerne le fonds de pension et les vacances.

ÀB ! : Comment anticipez-vous la fin de ce conflit ? Quelles sont les attentes pour l'avenir des employé·es ?

P. C. : Au moment d'écrire ces lignes, nous en sommes venu·es à une entente qui vaut jusqu'au 31 décembre 2027, et nous sommes de retour au travail depuis le 17 juillet. Malheureusement, les employé·es de bureau ne sont pas parvenu·es à une entente. Nous restons solidaires de nos collègues et souhaitons de tout cœur un dénouement rapide et à la hauteur de leurs attentes.

Patrick Chartrand est président du syndicat des employé·es de l'entretien du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, CSN.

La phrase « Ceux que la mort fait travailler » est reprise d'un slogan du syndicat des employé·es du cimetière de Notre-Dames-des-Neiges.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Vert signal, 1998, détail, série Zones grises. Pellicule d'acrylique sur toile, 210 x 130 cm. Collection Denis Gascon

Une lecture féministe de l’histoire médicale. Hommage à Barbara Ehrenreich

Décédée le 1er septembre 2022, Barbara Ehrenreich n'avait cessé, à travers son œuvre, d'interroger le primat de la science médicale et de désacraliser les rituels qui (…)

Décédée le 1er septembre 2022, Barbara Ehrenreich n'avait cessé, à travers son œuvre, d'interroger le primat de la science médicale et de désacraliser les rituels qui maintiennent son autorité. Cette critique se décline aussi bien dans ses écrits qu'à partir de son expérience de la maladie.

Depuis Sorcières, sages-femmes et infirmières, écrit avec Deirdre English, suivi du pamphlet Fragiles ou contagieuses, la militante féministe et socialiste Barbara Ehrenreich a soutenu le projet d'une histoire féministe de la professionnalisation de la médecine. Titulaire d'un doctorat en immunologie cellulaire, ses plus récents livres ont complété sa critique du fétichisme scientifique, qu'elle nomme le « vernis de la science », conférant à la médecine des pouvoirs justifiant des pratiques sexistes, classistes et racistes. En effet, selon Ehrenreich, les discours médicaux, sous l'égide bienveillante de la santé, imposent leurs fictions dominantes telles que le cancer comme combat individuel ou la maladie comme récit patriarcal. En monopolisant la pratique du soin, l'institution médicale s'est attribué la compétence ultime en matière de contrôle de la population. Son histoire et ses intérêts économiques actuels révèlent les liens ténus entre la science et la pratique médicale effective.

Guerre aux travailleuses de la santé

L'histoire de la professionnalisation de la médecine pourrait être résumée à une lutte acharnée contre les femmes en tant que travailleuses de la santé. Cette lutte pour le monopole de la médecine, corrélée à la lutte des classes, s'opère en deux phases historiques : la chasse aux sorcières dans l'Europe médiévale et la montée de la profession médicale en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle.Ehrenreich démontre que la première phase fut supportée par l'Église pour qui les guérisseuses représentaient une menace à la fois politique, religieuse et sexuelle. Ces empiristes hérétiques, qui avaient un pouvoir positif sur la reproduction et un rôle important dans les économies locales, étaient souvent soutenus par des mouvements anticléricaux ou des organisations paysannes. Dès le XIVe siècle, cette guerre aux guérisseuses engendre l'axe Église-État-corps médical et inaugure un marché où la médecine est basée sur l'éminence plutôt que sur l'évidence (la preuve scientifique).

À la fin du XIXe siècle aux États-Unis, la concurrence entre médecins et soignantes, puis entre médecins et praticiens de médecines alternatives, culmine par le monopole que l'on connait grâce au soutien direct des entreprises capitalistes (Rockefeller et Carnegie). L'organisation du travail dans l'institution médicale occidentale est à l'avenant : les femmes sont les ouvrières d'une industrie où médecins et directeurs d'hôpitaux sont les patrons. Ehrenreich souligne qu'en toute logique patriarcale, les femmes deviennent l'objet d'étude privilégié de la médecine et font les frais de théories paradoxales : maladies et dangerosités leur sont imputées suivant des intérêts de classe et des impératifs de clientélisation. La fin du XIXe siècle voit la justification du sexisme passer d'un discours religieux aux arguments biomédicaux. Avec l'apparition des catégories infirmière/médecin, l'acte du soin et celui de la guérison achèvent leur divorce : « Tout le crédit de la guérison va naturellement au médecin, car lui seul participe à la mystique de la Science. » Une autorité qui ritualise dangereusement la pratique médicale et antagonise le patient, selon elle.

Santé publique, induction de comportements

La médecine comme technologie de pouvoir afférente au patriarcat capitaliste s'incarne aussi dans les formes et fonctions de la santé publique. Depuis les campagnes de mouvement de tempérance (antialcoolisme) ou de pureté sociale (antiprostitution) jusqu'à la guerre au tabagisme, véritable guerre aux pauvres, la santé publique brandit des discours moralistes pour étouffer le plus souvent ses intentions de contrôle de la population [1]. Sa fonction régulatrice est facilitée par les liens bureaucratiques et historiques étroits qu'elle entretient avec la police.

On retrouve un même écart entre discours et raisons scientifiques dans l'impératif à la prise en charge individuelle de notre santé, qui, rappelle Ehrenreich, ont suivi aux États-Unis le développement des assurances maladie, ces régimes qui ont aussi mis la table à la lucrative industrie du fitness. Être en santé semble signifier être apte à la dépense. Selon elle, il est impératif que la culture occidentale cesse de percevoir la mort comme un échec. À l'intérieur d'un système de santé inique, le cumul d'actions à mener pour s'harnacher à la vie — sans égard à sa qualité — ne peut qu'épuiser, appauvrir et humilier certaines populations. Ehrenreich compare le cabinet du médecin à un lieu de confession des transgressions où sera rendu un verdict d'innocence ou de culpabilité, procès qui s'étend jusqu'au décès sur lequel sera opérée une autopsie biomorale : quelles négligences individuelles sont en cause ? « Chaque mort peut désormais être comprise comme un suicide », déplore-t-elle.

Dans l'expérience de la grande maladie, l'injonction à la Santé s'accompagne d'une sommation au triomphalisme. C'est l'expérience que Barbara Ehrenreich en fait quand elle reçoit à 56 ans un diagnostic de cancer du sein. Dans l'article Welcome to Cancerland, elle s'insurge contre la culture du cancer du sein qui valorise la positivité et la guérison miraculeuse. Ce culte du cancer célèbre la lutte individuelle comme un chant épique contre la maladie plutôt qu'une reconnaissance des facteurs sociaux et environnementaux qui peuvent contribuer à sa prévalence. Les entreprises et laboratoires ayant fait leur miel de la cause du cancer du sein, courtisant un marché de femmes d'âge moyen ou offrant des traitements pharmaceutiques couteux et semi-toxiques sont ceux-là même, grands pollueurs, qui émettent des cancérigènes. Ce faisant, ils placent les femmes en position d'alliées involontaires des entreprises qui les rendent malades. Ehrenreich regrette que la colère soit évacuée de ces mouvements sans mobilisation politique contre le « complexe industriel du cancer ». Dans le cas précis du cancer du sein, la thématique sexiste et infantilisante incarnée par les ours en peluche et les crayons roses reconduit une logique d'obéissance aveugle à des protocoles médicaux connus pour leur efficacité limitée.

Mouvement pour la santé du peuple

Il faut souffrir pour ne pas mourir : telle est la maxime sociale qui justifie l'acharnement thérapeutique. Mais pourquoi s'échiner à prévenir la fin d'une vie déjà confisquée par la médecine, déterminée par notre statut socio-économique et des facteurs environnementaux et dont la prise en charge sera assujettie à notre valeur sur le marché du travail ? Dans une institution où l'on répertorie décervelage (gaslighting) médical, violences gynécologiques et obstétricales et biais racistes, classistes et sexistes dans la reconnaissance de la douleur, qui peut prétendre avoir les clés de sa santé ? À l'instar du mouvement pour la santé du peuple [2], le féminisme informe la lutte contre l'élitisme médical. Pour Barbara Ehrenreich, les ultra-riches s'illusionnent aussi. Elle se rit de la complaisance particulière des transhumanistes de la Silicon Valley qui voient leur corps comme un programme perfectible et pour qui chaque heure est un pas de plus vers la science de l'immortalité. Si le peu d'argent vous éloigne de l'accès à la santé, beaucoup de pouvoir semble vous éloigner de la science.

Heureusement, le projet critique d'Ehrenreich offre une éducation militante et propose des formes de résistance contre les pratiques abusives et des moyens de s'affranchir de la dépendance aux techniques médicales. Elle prône d'abord une prise de conscience par l'éducation pour les femmes axée autour d'une justice épistémique, référant à la production du savoir scientifique à partir d'une diversité d'expériences et de perspectives, suivi d'une juste distribution de ce savoir. Ensuite, elle valorise une organisation collective par le biais de groupes de femmes/féministes dont il existe plusieurs exemples passés et actuels : les groupes féministes comme Action cancer du sein qui politise la lutte, ou le mouvement self help qui encourage l'autoéducation et l'autoexamen du corps afin de prendre des décisions éclairées en matière de soin. Enfin, elle milite pour le développement d'une expertise médicale désintéressée et alternative qui dépasserait toute logique de marché. Ceci commande un appel politique à la transparence des laboratoires de recherche et une critique des normes de genre et de race qui sous-tendent les pratiques médicales.

Les recherches de Barbara Ehrenreich démontrent que le discours médical n'a pas suivi le progrès technologique, mais a plutôt axé ses efforts sur un marché à conquérir et une idéologie à véhiculer pour sécuriser ce marché. Elle n'a pas oublié en contrepartie d'offrir à toutes une harmonie de colère et d'indignation : « Ce qui m'a soutenu tout au long des “ traitements ” est une rage purificatrice, une résolution — encadrée par les nuits blanches de la chimiothérapie — de voir le dernier pollueur, avec, disons, le dernier agent de l'assurance maladie, étranglé avec le dernier ruban rose. »


[1] Le mouvement pour le contrôle des naissances, en dépit d'une initiative féministe, a répondu à un terrible agenda raciste et classiste.

[2] Le mouvement pour la Santé du Peuple (1830-1840) attaque l'élitisme médical et est corrélé aux États-Unis aux mouvements féministes autant qu'auront pu l'être les luttes pour le droit de vote.

Stéphanie Barahona est éditrice chez Remue-Ménage.

OEUVRES CITÉES
Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes, infirmières. Une histoire des femmes et de la médecine, Montréal, les éditions remue-ménage, 2016 [1976], 108 pages.
Barbara Ehrenreich, Natural Causes. Life, Death and the Illusion of Control. Londres, Granta, 2018, 256 pages.
Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, Paris, Cambourakis, 2016, 160 pages.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Vert signal, 1998, détail, série Zones grises. Pellicule d'acrylique sur toile, 210 x 130 cm. Collection Denis Gascon

Quand la mort est affaire de classe

« N'oublions pas mes bien chers frères que nous sommes tous égaux devant la mort ». Il m'énerve. Ce sont ses dernières volontés, alors, il faut endurer. Elle voulait un (…)

« N'oublions pas mes bien chers frères que nous sommes tous égaux devant la mort ». Il m'énerve.

Ce sont ses dernières volontés, alors, il faut endurer. Elle voulait un prêtre. Avec ses économies, elle s'est payé un prêtre. Elle voulait être embaumée et exposée, mais comme c'est dispendieux, elle s'est payé une petite boite pour monter aux cieux. Il faut ménager ses transports. Elle était contente d'avoir fait ses arrangements funéraires. J'ai souvent trouvé les joies de ma mère incompréhensibles.

Je jette un coup d'œil à la parenté rassemblée. C'était la dernière des grands-tantes. Même ceux qui ne la voyaient plus sont venus. J'ai ma face de carême. Pour ne pas leur parler trop longuement, je me cache dans ma douleur. Personne ne comprend, je suis un incompris, tant mieux.

J'imagine qu'elle voulait un prêtre pour les prières. Lui, il s'est imaginé qu'il lui fallait parler. Nous sermonner un peu. Être prêtre est un métier en voie de disparition, il veut nous montrer son utilité, peut-être même nous rallumer la flamme avant que ma mère soit incinérée.

Ce prêtre n'est pas méchant. Juste un peu trop curé. Il parle de « l'égalité devant la mort ». La belle idée ! C'est aussi vrai que l'égalité des chances ou l'égalité homme-femme. L'égalité devant la mort et « poussière tu redeviendras poussière ». La mort comme un grand sac d'aspirateur. Tout le monde a l'air d'y croire.

Je ne connais pas la majorité de mes cousins et cousines, et encore moins leur progéniture. Cela doit être la douleur. Je les regarde avec des préjugés. Je suis certain qu'au moins la moitié aurait signé la pétition pour empêcher l'arrivée d'un cimetière musulman à Saint-Apollinaire égaux devant la mort, mais pas dans ma cour. Je suis en colère, contre la vie, contre la mort. Cela doit être la peine.

« Tous égaux devant la mort ». Il le répète, il le répète à l'infini et cela me donne une idée de l'éternité.

J'ai envie de l'interrompre. De lui parler d'un humain mort de froid sur le chemin Roxham, d'une trans battue à mort, d'un ado qui a reçu une balle dans le dos, des femmes autochtones abandonnées au bord des routes, j'ai des tas d'exemples qui me défilent dans la tête.

« Égaux devant la mort ». Il y a une circonscription fédérale qui a uni Saint-Henri avec Westmount. L'écart de l'espérance de vie est de 10 ans. Le seul moyen qu'ils ont trouvé pour rétrécir cet écart a été de « gentrifier » Saint-Henri.

Il a fini. La cérémonie est finie. Je dis merci.

Une cousine qui survit en faisant des ménages me tend sa main calleuse et me dit combien elle aimait ma mère. Elle me touche. Un cousin qui a « trop » réussi dans la vie m'offre ses sympathies. Je souris.

Je regarde ma mère, je l'imagine à l'étroit dans sa petite urne, elle qui ne sortait jamais, qui vivait recluse, la voici qui sort en boite… enfin, je me calme. Un jour, nous serons égaux « dans » la mort.

Jean-Yves Joannette est ex-coordonnateur de la Table régionale des organismes volontaires d'éducation populaire (TROVEP) de Montréal.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Racines au carré, 2002, Œuvres parisiennes.Pellicule d'acrylique sur toile, 110 x 120 cm

Les désillusions d’une thanatologue

J'ai rencontré Maude Jarry, une brillante écrivaine, alors qu'elle était étudiante en recherche-création littéraire de l'Université de Montréal. Je me rappelle qu'un jour dans (…)

J'ai rencontré Maude Jarry, une brillante écrivaine, alors qu'elle était étudiante en recherche-création littéraire de l'Université de Montréal. Je me rappelle qu'un jour dans mon bureau, Maude m'a dit être diplômée en thanatologie, mais elle avait quitté la profession.

Je connaissais aussi une autre Maude, jeune femme remarquable qui, elle aussi, a travaillé dans le domaine des soins aux défunt·es en région et qui, quand je l'ai croisée, il y a quelques mois, avait abandonné rapidement ce métier, selon elle, décevant. J'ai décidé de parler à Maude Jarry, de penser avec elle ses années en thanatopraxie pour comprendre un peu pourquoi ces deux femmes ont senti la nécessité de changer de profession.

L'itinéraire d'une croque-mort

Si Maude est entrée au cégep Rosemont, dans cette technique singulière pour certain·es, c'est qu'elle avait le désir d'apprendre dans un domaine où les cours de microbiologie, de science côtoyaient ceux de cosmétique. Elle avait aussi envie de s'engager dans ce qu'elle voyait comme un travail où la relation d'aide, le care étaient centraux. Maude a vite créé un blogue à l'époque « Mademoiselle Croque-mort » où elle dévoilait les secrets et les dessous de sa pratique et où elle tenait à faire connaitre ses apprentissages et sa profession, ce qui n'a pas toujours été apprécié par certain·es de ses professeur·es et par les futurs employeurs qui la lisaient.

Elle a pourtant trouvé un premier job dans une petite entreprise familiale où elle travaillait en laboratoire pour s'occuper des soins aux corps, où elle lavait les toilettes ou les voitures et multipliait les tâches les plus diverses. Puis elle est partie travailler durant plus de trois ans dans une grande entreprise. À travers ces années, Maude a ressenti un malaise grandissant envers la philosophie à la base même de ce processus invasif de conservation du corps que l'on trouve dans les salons funéraires. Les produits utilisés hautement toxiques pour les êtres vivants qui travaillent sur les corps et l'environnement, les déchets en grandes quantités qui sont générés par l'embaumement, la désillusion ressentie dans un travail que Maude voyait axé sur le care et qui parfois se réduisait à de la vente, les lois très rigides de protection de la santé publique ont fait en sorte que Maude a préféré quitter la profession, non pas fâchée, mais plutôt sceptique sur sa capacité à y être bien, en accord avec ses principes éthiques et politiques.

Les limites du métier

Maude me dit par ailleurs trouver ridicule qu'on ne puisse pas enterrer les corps dans un linceul, sans cercueil, directement dans la terre. Elle questionne ce « rite » qui veut que les corps subissent un traitement qui contrevient à une pensée et une nécessité écologique. Elle me parle d'une ancienne collègue dont elle vient d'apprendre le suicide. Elle me mentionne des cas difficiles d'embaumement, des traumatismes lors de traitements de corps violentés dont il ne faut pas trop parler. Elle me dit : « Nous étions des cordonniers mal chaussés, vus comme capables d'accueillir des sujets difficiles, de suivre des gens à travers des périodes douloureuses, mais en fait incapables de dire leur propre détresse. L'épuisement professionnel, la fatigue de compassion ne sont pas rares dans le métier. » Maude est joyeuse malgré ce qu'elle me raconte. Elle ne déteste pas son ancien travail. Elle y est même retournée pour donner un coup de main pendant la pandémie. Mais si elle pense retourner dans un salon funéraire, ce ne serait ni à la vente ni au laboratoire, mais auprès des gens endeuillés pour lesquels il y a tant à faire.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Racines au carré, 2002, Œuvres parisiennes.Pellicule d'acrylique sur toile, 110 x 120 cm

Maude Jarry est écrivaine et diplômée en thanatologie. Propos recueillis par Catherine Mavrikakis.

La sépulture, impensé de la situation d’immigration

Ébranlée par la tragédie de la mosquée de Québec, la communauté musulmane s'est mobilisée dans la recherche d'un terrain visant à fonder un cimetière. Sur sa route, elle a dû (…)

Ébranlée par la tragédie de la mosquée de Québec, la communauté musulmane s'est mobilisée dans la recherche d'un terrain visant à fonder un cimetière. Sur sa route, elle a dû affronter l'hydre d'un intégrisme inédit.

Laisser son corps en terre d'immigration revêt une signification profonde, non seulement pour ce qui concerne sa propre mort, mais aussi au regard de ceux qui nous survivent [1]. Respectant les rites ancestraux, la sépulture devient un point de repère pour les proches, la communauté, la société où l'on a passé parfois plus d'années que dans son pays d'origine, mais aussi parce que l'incorporation à la terre du pays d'immigration prend le sens de l'enracinement et de l'intégration des futures générations. C'est pourquoi, du point de vue symbolique, devoir faire face au déni de sépulture, comme le dit Lilyane Rachédi, c'est mourir deux fois : d'abord par la mort physique réelle, puis par la non-reconnaissance du lien d'appartenance au pays choisi : « Ces gens-là veulent mourir ici et demandent à avoir leur place. Cela devrait plutôt être vu comme l'intégration ultime » [2]. Le poids symbolique de l'inhumation en pays d'immigration souligne que l'immigrant·e n'est pas qu'un·e passant·e provisoire destiné·e à repartir.

Projet de cimetière

En janvier 2017 a lieu, dans la grande mosquée de Québec, un attentat armé où six hommes sont tués et plusieurs blessés, certains gravement. Trois des six familles endeuillées choisissent de rapatrier les dépouilles de leurs proches dans les pays d'origine des défunts. Les trois autres, désirant enterrer leurs morts au Québec, se retrouvent face à l'obligation de les inhumer dans le seul cimetière musulman du Québec, qui se trouve à Laval, à 300 kilomètres de leur résidence. Cette situation rend difficiles l'accomplissement des rituels de deuil et la possibilité de se recueillir sur la tombe de l'être aimé. L'aménagement d'un cimetière musulman à Québec, réclamé depuis des décennies, devient donc crucial.

Une entreprise funéraire du village de St-Apollinaire offre de vendre un terrain à la communauté musulmane pour aménager ce cimetière, à la condition d'obtenir une autorisation de dézonage. Rapidement, dans cette petite démocratie municipale de 6 000 habitant·es, des voix insatisfaites s'élèvent et la tenue d'un référendum devient incontournable.

Un groupe de citoyen·es, le clan du Non, mené par Sunny Létourneau, s'oppose vivement à ce dézonage. Or, Sunny Létourneau est membre en règle de la Meute, groupe de pression à l'époque très présent sur les réseaux sociaux et aussi dans des manifestations. Pour ce groupe défendant des valeurs identitaires, nationalistes et ouvertement islamophobes, il n'y a d'Islam que politique.

Pendant la campagne référendaire, les tensions s'accroissent. Selon le maire du village, Bernard Ouellet, qui soutient l'acquisition du terrain, les personnes qui sont favorables au projet n'osent pas s'exprimer. Le clan du Non brandit des préjugés de toutes sortes et fait circuler de fausses informations quant aux pratiques funéraires musulmanes. Résultat : la demande de dézonage du terrain convoité est rejetée par une courte majorité de trois voix.

L'affaire du projet de cimetière musulman de St-Apollinaire offre la possibilité d'analyser plusieurs enjeux liés aux aspects religieux, mais aussi sociaux et politiques, de l'immigration. Comment la volonté d'une communauté de jouir d'un lieu de sépulture est-elle devenue un sujet de controverse ? Et d'abord, en quoi la notion de « frontière » s'immisce-t-elle dans ce débat ?

Affaire de frontières

Les frontières dont il est question ici circonscrivent un territoire symbolique que l'on refuse de concéder parce qu'il est investi d'enjeux identitaires.

Plusieurs auteur·es s'intéressent à l'idée de frontière en contexte d'immigration. Sirma Bilge [3] met en évidence les transformations que l'idée de frontière connait au Québec. Si elle l'applique surtout à la question de l'égalité de genre, elle souligne qu'au sein même des discours s'érige une frontière qui instituera la rupture entre ce qui est « nous » et ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire le « non-nous ».

Danielle Juteau [4] questionne l'inclusivité du nationalisme. Elle suggère qu'il comporte une face externe construisant un rapport de domination entre le « nous » et le « eux », mais aussi une face interne recouvrant un ensemble intériorisé d'éléments appartenant à l'histoire.

J'emprunterai ici la distinction « nous/non-nous » de Bilge et celle de Juteau entre « nous/eux ». Ces emprunts ne rendent pas totalement justice aux contextes théoriques dans lesquels ils sont déployés chez les auteures citées. Cependant, ils contribuent à faire comprendre que la frontière n'est pas qu'une ligne de démarcation entre deux territoires. Dans le cas présent, elle spatialise une violence ségrégative et s'exprime jusque dans le contexte sépulcral.

Variations sur des pronoms

Le rejet référendaire de St-Apollinaire, et surtout la campagne de désinformation qui l'a précédé, contraint la communauté musulmane à un rapport de force qui l'oppose aux Québécois·es « de souche » et à une amère réalité voulant que sa volonté, ses aspirations soient négligeables ou tout simplement ignorées. « Québécois·e de souche » est l'expression même du maintien des frontières entre des groupes inégaux de Québécois·es chez Juteau ou de l'« ethnicité fondationnelle » présidant à la distinction entre ce qui appartient au vrai « nous » et ce qui constitue les autres chez Bilge. Ce qui se joue entre le projet de cimetière réel et le fantasme colonial de la Meute creuse la démarcation frontalière.

La Meute pourrait représenter ce que Bilge appelle une « patrouille des frontières », sorte de vigie d'État de la communauté majoritaire qui agit en deux temps. D'abord, la mission qu'elle s'est attribuée prend la forme d'une croisade dont les enjeux sous-jacents reposent, en plus du conflit territorial, sur une guerre aux musulman·es. Ce faisant, la Meute, tacitement approuvée par une frange de la population, cherche à se légitimer en se drapant des signes de la communauté majoritaire et en se réclamant d'une universalité qui la rend intouchable.

Ensuite, nous nous trouvons devant une double opposition dans laquelle apparaissent des modes d'exclusion différents. L'opposition entre la notion de « nous » et de « non-nous », d'abord, a comme effet d'occulter l'autre, de ne lui accorder aucune réelle existence. Mais l'opposition qui se cristallise ensuite entre le « nous » et le « eux » a plutôt comme conséquence de mettre l'autre en évidence pour mieux le stigmatiser. La communauté musulmane se heurte subitement, dans cette expérience cuisante, à un double standard : elle est à la fois invisibilisée dans ses aspirations et mise brutalement en évidence par l'attention soudaine dont elle fait l'objet. La construction de la double opposition approfondit le sillon frontalier au moyen d'une représentation déformée de la culture musulmane et de ses rites.

On évoque d'abord des intentions malveillantes, un désir d'envahir le village et de s'imposer à la vie paisible des résident·es : « Nous, la Meute, ne voulons pas que notre société se voit [sic] imposer une idéologie totalitaire qui fait de la discrimination sexiste, vestimentaire, alimentaire, matrimoniale et sépulcrale » [5].

On insinue aussi — les clichés sont persistants — le danger terroriste que les Québécois·es musulman·es peuvent représenter : « Un cimetière, ça ne me dérange pas. Je n'ai pas de préjugés, mais je ne voudrais pas qu'il y ait des actes terroristes dans cinq ou dix ans et regretter tout ça » [6].

On attribue à la communauté des pratiques étonnantes concernant les rites funéraires : « Une dame a même affirmé que ce cimetière allait attirer les loups parce que les musulmans enterrent les corps sans cercueil. »

On souligne enfin le manque de flexibilité de cette communauté puisqu'elle refuse la contre-proposition d'un cimetière multiconfessionnel : « Pourquoi c'est toujours les musulmans, la religion islamique pis le Coran ? Les autres, ils ne font pas ça ? » [7]

L'opposition « nous/eux » désigne donc la minorité en fonction des peurs et de la méfiance issues de l'incompréhension et de l'ignorance : ainsi, l'« ordre national » se pense, selon Abdelmalek Sayad [8], comme étant naturel, comme allant de soi. On perçoit cette minorité en fonction de représentations intériorisées et imaginaires qui se confondent avec l'observation objective, comme l'a bien montré Edward Saïd, au service d'un discours construisant une justification nationale par la minorisation de l'une de ses composantes. Cette construction provoque le renvoi constant d'un groupe à l'extérieur des frontières symboliques, même si ses membres vivent sur le territoire et qu'ils et elles contribuent, de toute évidence, à la société. Cette double opposition imposée à la communauté des Québécois·es musulman·es, et avivée dans l'histoire du cimetière, peut les placer dans une situation sans issue.

Affleurement d'intégrisme national

La conception de la frontière que propose Abdelmalek Sayad, pour sa part, se fonde davantage sur une stratégie politique de contrôle du flux migratoire. Elle délimite ce qui relève ou non du national. Dans ce régime oppositionnel et exclusif se construit ce qu'il appelle l'« intégrisme national » au moyen duquel on considère que les immigrant·es qui sont là ne devraient pas y être et s'ils y sont, c'est qu'il y a une faille au sein de l'ordre national.

En d'autres termes, le projet de cimetière semble porter atteinte à l'intégrité d'un ordre homogène et inentamé. L'ordre national, dit encore Sayad, ne peut en effet tolérer une frontière qui créerait une séparation entre ce qui est « nous » et ce qui ne l'est pas. Le cimetière est dès lors perçu à la fois comme une incursion dans le territoire national et une erreur que l'on peut encore éviter ou, à tout le moins, tenter de contrôler. Cette méfiance sera exacerbée et instrumentalisée par la Meute et rend intolérable l'éventuelle présence d'un cimetière musulman.

Force est de constater que, sous cette guerre menée contre l'aménagement d'un cimetière, au cœur de l'intégrisme national, se dissimule l'idée d'une laïcité étroite en vertu de laquelle il serait notamment possible d'occulter, de diluer ou de stigmatiser les pratiques musulmanes. Cette laïcité exigerait d'elle, en somme, le sacrifice d'une part de soi pour mieux passer inaperçu·e dans la majorité et se fondre en elle.

Les catégories qui règlent la perception de l'autre sont, selon cette perspective, « des catégories nationales, voire nationalistes » [9], déterminantes et structurantes. Le discours de la Meute se construit à partir d'une rhétorique ultranationaliste, réfractaire à l'immigration et à la présence de l'Islam. Le droit de fixer des frontières, considéré comme le privilège des Québécois·es « de souche », serait soudainement revendiqué par une communauté minorisée, immigrante et musulmane, ce qui semble, à leurs yeux, injustifiable.

Inhumation en terre d'accueil

Le refus manifesté par les citoyen·nes de St-Apollinaire soutenu·es par la Meute fut une piètre victoire. La question nationale qui taraude des franges de la société québécoise alimente un ressentiment antireligieux indiquant que nous n'avons pas fini d'en découdre avec les traumatismes du passé. Entretenue par des années de politiques douteuses, l'exaltation nationaliste de la Meute est venue galvaniser les efforts visant à mettre à mal une communauté éprouvée. À la suite de l'assassinat de six de ses membres à Québec, on aurait pu néanmoins espérer qu'elle fasse l'objet de plus de compassion.

L'expérience vécue par la communauté québécoise musulmane tout au long de cet épisode fut certainement une épreuve pour sa dignité, mais elle a aussi suscité un grand élan de solidarité.

Après 20 ans de recherche, le Centre culturel islamique de Québec et la Ville de Québec ont signé en décembre 2019 l'acte de vente d'un terrain situé près de la Ville de Sainte-Foy, protégeant pour les 50 prochaines années la volonté des membres de la communauté d'enterrer leurs morts auprès d'eux.


[1] Chaïb, Y. (2000). L'émigré et la mort : la mort musulmane en France. Edisud.

[2] citée sans Lisa-Marie Gervais, « Le double deuil des immigrants », Le Devoir, 14 mars 2017. www.ledevoir.com/societe/493919/le-double-deuil-des-immigrants.

[3] Sirma Bilge. « La patrouille des frontières au nom de l'égalité de genre dans une nation en quête de souveraineté.pdf », Sociologie et sociétés, 42, no 1 (2010) : 197-226.

[4] Danielle Juteau, L'ethnicité et ses frontières, 2e éd. (Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal, 2015). Chapitre 4, « La communalisation ethnique dans le système-monde ».

[5] Déclaration de la Meute citée par X. Camus, « L'implication de La Meute dans le camp du Non à Saint-Apollinaire ». Ricochet. 15 juillet 2017. ricochet.media/fr/1899.

[6] « Le cimetière musulman divise Saint-Apollinaire », Le Soleil, 18 mai 2017.

[7] Cité par Xavier Camus, op.cit.

[8] Sayad, A. (1999). Immigration et « pensée d'État ». Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 129(1), 5 14.

[9] A. Sayad, idem.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Infrarouge, 2007, série Tondi. Pellicule d'acrylique sur bois, 120 cm de diamètre. Collection Jean-Royer.

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