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Temps d’angoisses et de peurs collectives grandissantes : quelle contre-stratégie pour la gauche ?

2 décembre, par Pierre Mouterde — ,
En ces temps de montée inquiétante de la droite extrême, il vaut la peine quand on est de gauche, de prendre un peu de distance et de réfléchir à deux fois, en ne craignant pas (…)

En ces temps de montée inquiétante de la droite extrême, il vaut la peine quand on est de gauche, de prendre un peu de distance et de réfléchir à deux fois, en ne craignant pas de s'extraire de sentiers battus par trop convenus. Après tout, qui dit succès de la droite, dit aussi revers ou échec de la gauche, et par conséquent responsabilité sociale et politique de cette dernière : qu'est-ce que la gauche –dans ses courants dominants— ne comprend pas de la situation sociale et politique actuelle et pourquoi a-t-elle tant de difficulté à s'opposer à l'extrême-droite en n'arrivant plus à faire entendre un discours contre-hégémonique véritablement audible pour de larges secteurs de la population ? (Texte publié initialement dans le numéro 34 des Nouveaux cahiers du socialisme (automne 2025)).

Que l'on soit aux USA, en Europe, au Canada ou au Québec, et quelles que soient les particularités sociales et politiques de ces contrées, le constat reste grosso modo le même : à chaque fois la droite et la droite-extrême gagnent du terrain, pendant que les forces de gauche –aussi conscientes du danger et indignées soient-elles— se retrouvent de plus en plus désemparées et sur la défensive.

Il vaut donc la peine de réfléchir à des contre-stratégies sociales et politiques de gauche qui seraient victorieuses et plus efficaces que celles qui ont été utilisées jusqu'à présent. Mais pour ce faire et ne pas en rester à la seule analyse objective des facteurs socio-politiques, on cherchera à combiner à ces derniers, la prise en compte de la subjectivité humaine, en y ajoutant la dimension psychologique et en s'attardant à la fameuse question des « affects collectifs », à ce que l'on pourrait appeler le développement des troubles anxieux collectifs propres à notre époque [1]. On tentera ensuite de jeter un éclairage nouveau sur quelques-unes des manifestations psychologiques inhérentes à la mécanique du bouc émissaire, si souvent évoquée aujourd'hui pour expliquer les succès de l'extrême droite. Et c'est en tirant leçon de cette approche –à la fois psychologique et socio-politique- ainsi qu'en prenant en compte autant la composante des affects collectifs que celle du bouc-émissaire, que l'on tentera de mettre en évidence, quelques grandes orientations stratégiques possibles qui pourraient aider la gauche à retrouver –malgré bien des défis— les chemins de la victoire.

Tout le monde connaît la fameuse formule de Spinoza, "Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre". Quelque part, c'est ce que nous essayerons de faire ici. Plutôt que de seulement s'indigner du fascisme montant, en ridiculisant au passage les partisans de l'extrême droite et en se scandalisant de leurs discours et interventions, il s'agira de chercher à comprendre les conditions de possibilité de leur succès ; et cela, justement pour mieux par la suite réussir à les combattre.

I) Trois grandes vagues de peurs collectives

Si l'on se permet un retour rapide sur l'histoire du monde des 80 dernières années, on ne manquera pas de noter que depuis la fin de la dernière guerre mondiale (1945), se sont peu à peu développées à l'échelle du globe des conditions d'existence nouvelles qui ont donné naissance à une série de dangers collectifs inédits ; des dangers inconnus jusqu'alors, touchant de larges secteurs de la population du monde et dont les êtres humains étaient les premiers responsables. Ce sont ces dangers qui ont peu à peu participé à la constitution de peurs collectives grandissantes, plus ou moins conscientes, mais qui au fil des ans se sont super-posées les unes aux autres, en s'imposant de manière chaque fois plus aigüe à la conscience humaine planétaire : la menace d'un affrontement militaire nucléaire généralisé (1) ; le risque récurrent d'accidents de grande ampleur liés à la production massive d'énergie nucléaire (2) ; enfin le péril de dérèglements climatiques aux conséquences incalculables (3).

Mais là, avant toutes choses, il faut rappeler que –pour les êtres humains que nous sommes— la peur n'est pas mauvaise à priori. Elle représente une sorte de signal d'alerte, et face à un danger appréhendé, elle peut nous aider à rassembler nos énergies, à nous ressaisir et à mieux faire face à une quelconque menace. La peur n'est donc pas que mauvaise conseillère et pourrait être même, on le verra, symptôme de notre liberté. Il reste que dans le cas des grandes peurs collectives qui, depuis la dernière guerre mondiale, nous ont assaillis, il s'agit de peurs qui, à chaque fois, ont trouvé moins d'occasions de s'attaquer à leurs causes effectives. Ne trouvant pas de représentations adéquates pour y faire face, elles se sont donc peu à peu transmuées en angoisses indéterminées et sans objet, toutes prêtes à se fixer sur n'importe quel objet de substitution, faisant ainsi naître ce qu'on pourrait appeler des « angoisses nomades », ou encore des "angoisses contre-productives et paralysantes" [2].

Il reste que pour l'humanité d'après-guerre, la première sonnette d'alarme qui a résonné à ce propos fut celle du largage par l'armée états-unienne, de 2 bombes nucléaires sur les villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, provoquant à elles seules près de 200 000 morts, tout en poussant le Japon à une capitulation sans condition. Elle n'en a pas moins fait réagir à l'époque beaucoup de citoyens du monde, et notamment le philosophe Jean-Paul Sartre qui a écrit à ce moment là :
Plus d'un Européen eût préféré que le Japon fût envahi, écrasé sous les bombardements de la flotte : mais cette petite bombe qui peut tuer cent mille hommes d'un coup et qui, demain, en tuera deux millions, elle nous met tout à coup en face de nos responsabilités. A la prochaine, la terre peut sauter, cette fin absurde laisserait en suspens pour toujours les problèmes qui font depuis dix mille ans nos soucis (...) La communauté qui s'est faite gardienne de la bombe atomique est au-dessus du règne naturel car elle est responsable de sa vie et de sa mort : il faudra qu'à chaque jour, à chaque minute elle consente à vivre. Voilà ce que nous éprouvons aujourd'hui dans l'angoisse (…). » [3]

On le voit ici, Sartre évoque l'angoisse, mais celle-ci garde dans sa philosophie existentialiste un côté positif, elle reste la compagne de la liberté. Elle peut se muer en un appel à la responsabilité collective librement assumée. Transparaît d'ailleurs dans cette approche philosophique, la marque d'un optimisme collectif et politique indéniable, et que l'on doit à la fin de la guerre (avec ses plus de 50 millions de morts !) ainsi qu'à la victoire des alliés sur le nazisme et le fascisme. Et rien n'indique à cette époque que l'humanité ne pourra pas faire face à ce défi si inédit : voilà que nous acquérons comme humanité le formidable privilège de devenir responsables de notre vie même !

La deuxième sonnette d'alarme qui a retenti à l'échelle du monde, s'est faite entendre un peu plus tard et par deux fois : tout d'abord à Tchernobyl (en ex URSS), le 26 avril 1986, puis à Fukushima, le 9 mars 2011 au Japon. Cette fois-ci, le danger appréhendé provenait de la fusion accidentelle du cœur de réacteurs nucléaires libérant dans l'atmosphère, sur de larges espaces et pendant de longues période de temps, des radiations potentiellement mortelles. Certes les victimes de ces accidents ont été bien moins nombreuses que dans les cas d'Hiroshima et Nagasaki, et les conséquences apparemment moins immédiatement désastreuses [4]. Il n'en reste pas moins que ce type de danger tend à faire désormais partie de l'équation énergétique de base de bien des sociétés contemporaines, installant dans leur mode de vie même un risque permanent et de longue portée, en particulier pour les 31 pays (en majorité industrialisés avancés) dans lesquels fonctionnent aujourd'hui 441 réacteurs nucléaires. Il faut noter aussi qu'au-delà de l'omerta sur les conséquences réelles et analysées sur le long terme de ces radiations nucléaire libérées, le danger a fini par toucher directement une des sociétés capitalistes techniquement la plus avancée, le Japon, laissant bien apercevoir qu'il n'y a pas là –pour les centrales nucléaires civiles— de garantie absolue, de solution technique infaillible aux risques qu'elles font naître.

Quant à la troisième sonnette d'alarme, elle a pu résonner dans les dernières décennies, plus spécialement à deux reprises : le 13 juin 1992, lors du sommet de la terre de Rio de Janeiro alors qu'on rappelait à l'humanité entière, l'urgente nécessité de protéger l'environnement et de se lancer dans ce qu'on appelait alors « le développement durable » ; puis le 12 décembre 2015 lors des accords de Paris signés par 193 pays et destinés à réduire ses émissions de CO2 pour tenter de maintenir les hausses de température sur la planète à 1,5 degrés. Cette fois-ci cependant, l'affaire est autrement sérieuse, car ce ne sont plus des bouffées guerrières qu'il faut parvenir à calmer, ou encore des manières de produire de l'énergie à grande échelle qu'il faudrait stopper, c'est l'ensemble de nos activités productives telles qu'elles se donnent à travers le capitalisme mondialisé qui sont frontalement mises en cause. Car ces activités productives, non seulement produisent des gaz à effets de serre augmentant la température globale et le risque de catastrophes climatiques, mais encore contaminent l'ensemble de la planète et détruisent une partie non négligeable des espèces vivantes qui s'y étaient développées. Plus encore, elles perturbent les conditions mêmes de possibilité de l'émergence et de la reproduction de la vie sur terre [5].

Il faut le dire cependant : ces 3 vagues de menaces s'accumulant au fil du temps les unes sur les autres ont eu d'autant plus d'impact qu'en parallèle s'est installée à partir des années 1980 et aux côtés d'une série de crises nouvelles [6] —économico-financière (2008), sanitaire (Covid, 2020), géopolitique (invasion de l'Ukraine (2022)—, une profonde crise du politique. Résultats : la puissance d'affirmation collective des sociétés humaines se trouve désormais en panne d'alternatives socio-politiques crédibles. Quant à la démocratie libérale, elle se retrouve enfermée dans la cage de fer du néolibéralisme, incapable de s'approfondir sous le poids des étroites règles du marché ; un marché néolibéral totalitaire qui apparaît dorénavant comme le seul horizon possible, lui-même bousculé par la crise récente de l'architecture des relations inter-étatiques nouées à la fin de la seconde guerre mondiale.

Il en résulte, plus particulièrement en Occident, une crise de la puissance publique, de l'organisation politique même de nos sociétés, se traduisant par d'importants sentiments collectifs de désorientation, de colères rentrées, de ressentiments, d'impuissance intériorisée, d'angoisses et de désarrois ainsi que de cynisme grandissant.

Tout est donc là pour faire naître et prospérer des angoisses nomades ou encore des " angoisses contre-productives et paralysantes" pouvant se fixer sur n'importe quel objet qu'on aura l'heur de brandir à la vindicte publique.

II) Le mécanisme psycho-sociologique du bouc-émissaire

Le mécanisme psycho-sociologique du bouc émissaire est souvent évoqué pour rendre compte de ces ennemis imaginaires que la droite extrême pointe du doigt et présente comme étant la source de tous les maux dont nos sociétés pourraient pâtir aujourd'hui. Mais que sait-on exactement de cette mécanique du bouc émissaire, qui semble pouvoir être vue comme une véritable constante anthropologique de l'humanité ? On la retrouve en effet très souvent à l'oeuvre dans les grands comme les petits groupes humains : depuis les juifs et tziganes vivant en Allemagne et envoyés dans les camps d'extermination par les Nazis des années 1930/40, jusqu'au jeune gay ou trans persécuté par une classe d'élèves straight dans une cour d'école du Québec. Dans chacun de ces cas, des différences culturelles, parfois minimes mais renvoyant à l'arbitraire et à la fragilité des coutumes culturelles du groupe dominant, suscitent –dans des conditions d'insécurité données— des sentiments plus ou moins conscients de peurs ou d'angoisses stimulant des réactions de défense passionnées et irrationnelles.

Ce mécanisme, on l'observe en effet plus particulièrement dans les situations de crise, de tension sociale, ou de conflit. Il permettrait au groupe dominant de maintenir une cohésion apparente, mais au prix de l'injustice et de la souffrance de la victime. C'est tout au moins la thèse la plus connue que défendait, l'anthropologue, théologien et philosophe René Girard, dans son ouvrage "La Violence et le Sacré". Selon lui, la désignation d'un bouc-émissaire a pour fonction de maintenir la cohésion d'une société, elle-même traversée de violences intestines nées de ce qu'il appelle la violence mimétique.

Mais sans reprendre ses thèses et suivre en tout cet auteur –dont certains développements hautement spéculatifs ont suscité bien des objections légitimes [7]—, ce qu'on retiendra à propos de la mécanique du bouc-émissaire, c'est quelque chose de socio-psychologiquement, beaucoup plus simple. Lorsque l'on a affaire à un groupe humain en difficulté et que l'on peut lui désigner un ennemi dont il aura désormais à se défendre (un bouc-émissaire), les membres de ce groupe, en s'unissant à l'encontre de ce danger imaginé, vont expérimenter une force nouvelle qui leur donnera l'impression de mieux faire face aux difficultés et fragilités qui les taraudent, chacun retrouvant une force d'affirmation que lui donne la cohésion apparente du groupe auquel il se lie plus étroitement. Dans les sociétés humaines, c'est en effet toujours à travers le renforcement de liens sociaux avec d'autres que l'individu accroît son propre pouvoir d'affirmation et affronte ses fragilités singulières. Et ce phénomène dérive en bonne partie de cette caractéristique humaine qui est d'être « une individualité sociale », c'est-à-dire, tout en même temps un individu capable d'une certaine autonomie, et un individu faisant étroitement corps avec la formation sociale ou la société à laquelle il appartient. C'est précisément cette double dimension de notre condition qui permet de comprendre pourquoi la mécanique du bouc-émissaire peut dans des périodes de crise prendre une telle importance pour chacun d'entre nous. Avec tous les défis collectifs que cela peut représenter, particulièrement à notre époque !

III) Contre-stratégie pour la gauche : trois orientations alternatives possibles

On le voit ces quelques indications données, tant à propos des angoisses collectives générées par notre époque qu'à propos de la mécanique du bouc-émissaire, permettent de mieux mesurer l'ampleur des défis auxquels la gauche est confrontée à l'époque actuelle. Le péril fasciste, la montée du populisme, de l'autoritarisme et des haines ethniques ou raciales brandies comme des bouc-émissaires, ne se combattront pas simplement en s'en scandalisant et en dénonçant haut et fort les horreurs que les unes et les autres peuvent effectivement représenter pour le futur. Elles ne se combattront efficacement que si on peut leur opposer une stratégie socio-politique qui prenne en compte ces réalités psycho-sociologiques et soit capable d'en tirer leçon pour les combats à venir.

Comment donc contrecarrer ces angoisses nomades, et contourner les logiques du bouc-émissaire à l'oeuvre ? Politiquement, il s'agit de s'attaquer à ce qui est à l'origine de ces peurs collectives qui se sont muées en angoisse, en émotions sans objets et à la recherche d'objets de substitution. Et il s'agit d'y parvenir en court-circuitant les mécanismes du bouc émissaire qui tendent à se constituer, en leur proposant un contenu différent, un contenu qui tout en même temps puisse collectivement rassurer et s'attaquer aux causes réelles de ces émotions. Ce n'est évidemment là rien de facile, et cela explique en partie des difficultés actuelles de la gauche, mais on peut tout au moins tenter de montrer à partir de quelles conditions combinées cela deviendrait possible.

1) La première de ces conditions, consiste à savoir reconnaître, affirmer et exprimer nos colères, rages et mal-être collectifs alimentés par le désordre établi contemporain. Il faut, comme disent Les Mères au Front du Québec, ne pas avoir peur de s'encolérer, et tout en même temps il faut ne pas avoir peur de nommer et de désigner clairement à tous quels sont nos ennemis, ou mieux dit encore quelles sont les sources réelles de nos maux actuels, et par conséquent de nos colères. Or, puisqu'on est de gauche, cela implique d'oser s'attaquer politiquement au capitalisme néolibéral, un système qui pris dans sa globalité et de par sa puissance matérielle, a alimenté au fil de l'histoire et ne cesse de reproduire de manière combinée, de multiples désordres, dominations et agressions caractérisées : exploitation des travailleurs et travailleuses, oppressions de genre et de « races (? ) », prédations environnementales, conflits de classes, guerres de tous contre tous, etc [8].

En se faisant donc beaucoup plus spontanément l'écho des désorientations, malaises et colères présentes partout dans nos sociétés et en particulier au sein des classes populaires, il s'agira d'oser clairement parler de rupture vis-à-vis du système capitaliste néolibéral mondialisé, notamment en pointant du doigt comme étant notre ennemi numéro un, l'oligarchie des milliardaires qui ne cesse d'accentuer les inégalités et de gouverner le monde selon ses seuls et propres intérêts, devenant ainsi la gardienne morbide d'un désordre établi chaque fois plus chaotique. Il faut donc ne pas craindre de dénoncer nos ennemis, comme par exemple le fait Bernie Sanders aux USA ! Si l'on veut tout à la fois rallier et rassurer celles et ceux qui, en colère, cherchent une solution aux drames qu'ils vivent, il faut savoir être sûr de soi et indiquer clairement là où gisent les problèmes de notre temps. Dans un sens, comme l'extrême-droite... qui se permet sans vergogne d'être sûre d'elle-même, alors qu'elle ne le fait pourtant que sur le mode mensonger, illusoire et mystificateur.

2) La seconde de ces conditions c'est de tout faire pour promouvoir —c'est-à-dire être à l'origine, être capable d'initier— des luttes populaires qui favorisent l'unité la plus large et nous remettent sur le chemin des victoires, et cela en mettant en oeuvre une pédagogie qui cherche avant tout l'accroissement de la force du camp populaire. Notamment pour reconstruire cette force collective véritable qui nous manque tant et dont le mécanisme du bouc-émissaire donne l'éphémère illusion aux groupes humains en difficulté. Face à l'urgence des dangers qui s'accumulent devant nous, il y a là d'ailleurs pour la gauche une tension difficile à assumer, entre la volonté de se lancer tout de go dans des luttes spontanées et radicales, et la volonté de participer à des luttes larges requérant au point de départ souvent une stratégie d'alliance laborieuse ; tension qui ne sera résolue que si la gauche parvient à se trouver à l'origine de ces luttes larges et à en apparaître comme l'acteur moteur, l'acteur qui les pousse en les radicalisant chaque fois plus loin [9].

En prenant ainsi en considération l'éparpillement dans lequel se trouvent les forces populaires, on aura pour préoccupation qu'elles se reconstituent, par-delà toutes les diversités dont elles sont constituées, comme une force sociale et politique suffisamment puissante et ample qu'elle se trouve capable de freiner efficacement la montée actuelle de l'extrême-droite fascisante. En ce sens, il s'agira pour la gauche d'oser se lancer dans des combats ou des luttes qui favorisent et permettent l'unité la plus large, ouvrant ainsi la possibilité d'authentiques victoires —aussi partielles soient-elles ; condition à tout élargissement et renforcement du camp même de la gauche et des classes populaires. On pourrait prendre à ce propos l'exemple –aussi limité soit-il par ailleurs— de la lutte récente menée contre les coupures dans l'éducation décrétées avant les vacances estivales par le Ministre de l'éducation du Québec d'alors, Bernard Drainville. C'est parce que se sont joints aux cris de colère des syndicats et des associations de parents, le mécontentement de la majorité des directions d'école, que le gouvernement a dû faire machine arrière, donnant tout au moins l'impression de reculer. On pourrait aussi évoquer l'appel des Mères au front du Québec le 8 mars 2025 qui a ainsi donné à cette journée, une dimension politiquement encore plus large, réunissant luttes des femmes et lutte contre le trumpisme fascisant dans une même action collective rassembleuse et porteuse d'espoirs.

3) La troisième de ces conditions combinées réside dans le fait de se donner les moyens –ici et maintenant— de rebâtir un grand récit socio-politique de gauche, rassembleur et positif autour duquel les angoisses collectives actuelles pourraient se rassembler et, au passage se transmuer en énergie transformatrice apaisée et stimulante.

En sachant qu'on ne peut pas seulement réagir aux attaques de la droite-extrême sur le mode défensif (avec toujours le risque d'être prisonnier du terrain de l'adversaire), il s'agira d'oser travailler à un projet politique global affirmatif qui, comme le rappelle l'historien français Patrick Boucheron après la tuerie de Charlie Hebdo en France, viserait à « s'aérer ensemble », c'est-à-dire à transmuer cette peur collective diffuse poussant au repli sur soi et à la défense identitaire, en une énergie transformatrice et positive, une énergie citoyenne susceptible de s'attaquer aux sources véritables de nos malaises et mal-être contemporains : les inégalités socio-économiques et malaises culturels générés par le capitalisme néolibéral mondialisé. En somme, il s'agira de faire entendre, comme le dit Roger Martelli : « le grand récit d'une société rassemblée et apaisée par l'égalité, le respect de chacune et de chacun, la citoyenneté, la solidarité et la sobriété » [10]. C'est là, à vrai dire, une tâche de grande ampleur et qui va à l'encontre de bien de nos réflexes immédiats, dans la mesure où il s'agit dans ce grand récit à reconstruire ensemble, de prendre le contre-pied des idéologies néolibérales et post-modernes à la mode et par conséquent largement hégémoniques, voulant que spontanément toute chose ne soit vue que sur le mode individualisé, ou à travers des silos particularisés et séparés : luttes des femmes, luttes autochtones, luttes anti-racistes ou décoloniales, luttes écologistes, luttes LGBTQIAS + [11], etc.

En conclusion

Il faut le dire : pour qu'elles puissent atteindre leurs objectifs déclarées, ces trois orientations de fond devraient pouvoir être menées de front, réalisées d'un même mouvement. Ce qui représente un défi de taille pour l'ensemble des forces de gauche. Mais peut-être est-ce là la raison ultime de ce texte : montrer qu'il n'y a rien d'aisé à lutter contre fascisme, et que si l'on veut le combattre avec efficacité, remporter des victoires sur lui, il faut savoir prendre la mesure des enjeux qu'il met en branle, comprendre l'ampleur des défis qui se dressent devant nous. Après tout, n'est-ce pas à ce prix que la gauche a pu être dans le passé pour les communautés humaines ce « sel de la terre » si indispensable ? Et n'est-ce pas à la gauche d'aujourd'hui de reprendre ce flambeau, en sachant –comme dit Walter Benjamin— qu'elle est attendue par les générations passées pour que leurs rêves de justice, d'égalité, de solidarité puissent voir enfin le jour ? En fait, c'est sur nos épaules —nous les vivants d'aujourd'hui— que reposent ces aspirations millénaires à ce qu'existent et perdurent plus d'égalité, de liberté et de convivialité entre les humains. Saurons-nous les reprendre à notre compte et en réaliser ici et maintenant les promesses ? C'est tout au moins ce à quoi il faut s'employer de toute urgence si l'on veut juguler l'ensemble des dangers qui – à la manière des drames vécus dans les années 30— sont en train de barrer de manière si préoccupante notre avenir.

Pierre Mouterde
Août/septembre 2025


[1] Il existe dans le camp de la gauche une vaste tradition théorique de recherche touchant aux caractéristiques psychologiques collectives de la subjectivité humaine. Que l'on pense par exemple aux thèses de Wilhelm Reich des années 30, au freudo-marxisme des années 60 et 70 ou à certaines thèses de Marcuse ou de l'École de Frankfort. Plus récemment Frédéric Lordon a abordé cette thématique en tentant de combiner la tradition spinoziste et les apports de la psychanalyse, lacanienne ou non. Voir Frédéric Lordon, Sandra Lucbert, Pulsion, La découverte, 2025. Voir aussi dans l'actualité récente, le débat Frédéric Lordon/Houria Bouteldja : Du capitalisme, du racisme et de leurs rapports, https://www.youtube.com/watch?v=D1yzj7RkaNE

[2] Comme le fait remarquer Alain Deneault dans une entrevue destinée à être prochainement publiée : « Freud explique en 1915 dans la Métapsychologie que dans le processus primaire, la génération de pulsions s'accompagne de représentations. Même dans l'inconscient, il y a un couplage affect-représentation. C'est la raison pour laquelle dans nos rêves, on rêve à des images, on rêve à des gens. C'est la raison pour laquelle on fait des lapsus. C'est qu'inconsciemment, les pulsions sont toujours, en quelque sorte, greffées à des représentations. La représentation est véhiculée par un affect. »

[3] Voir la revue, Les temps modernes, octobre 1945. (p. 165-166)

[4] Pour Tchernobyl, il y aurait eu de 28 victimes (selon le gouvernement) à 4 000 victimes (selon l'ONU) et à 200 000 sur tout le continent européen (selon Greenpeace). Pour Fukushima, au-delà des 22 500 morts provoqués par le tsunami et alors que 80% de la radioactivité a été poussée par des vents favorables vers l'océan, il y aurait eu, au-delà du seul mort déclaré, de 600 à 3 000 décès dus aux conséquences à moyen et long terme des radiations.

[5] Alors qu'au Canada la moyenne des émissions de GES entre 2016 et 2020 était de 19,4 tonnes par habitant, soit 4 fois la moyenne mondiale d'émissions par habitant (le Québec atteignant de son côté le chiffre de 8,6 tonnes), il faudrait selon les experts du GIEC que les émission moyennes par habitant à l'échelle planétaire puissent être réduites à 2 tonnes pour espérer respecter l'objectif de l'Accord de Paris de 2015, soit limiter le réchauffement à +1,5 degré Celsius par rapport à l'ère industrielle. Voir Alexandre Shields, Le Devoir du 4 janvier 2023, Le Canada est encore loin du compte. A ne pas y arriver (ce qui reste l'hypothèse la plus plausible), on s'exposerait —suite à l'élévation du niveau des mers, l'apparition de phénomènes météorologiques extrêmes et la mortalité massive des plantes et des animaux, etc.— à des conséquences dramatiques touchant à la vie comme aux conditions d'existence de millions d'humains, particulièrement ceux vivant dans les pays du Sud.

[6] On pourrait rajouter à ce cocktail de facteurs, celui du caractère de plus en plus « liquide » de la société capitaliste contemporaine, faisant que valeurs et institutions collectives tendent à se précariser et se fluidifier chaque fois plus. Voir à ce propos les thèses de Zygmunt Bauman dont le point de départ analytique git dans ces quelques formules du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels : « Ce bouleversement continuel de la production, cet ébranlement ininterrompu de tout le système social, cette agitation et cette perpétuelle insécurité distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes (…) Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané (...) »

[7] Le mécanisme du bouc émissaire, René Girard dans son ouvrage La Violence et le Sacré, en a étudié de près le phénomène, mais en le couplant à une explication de type spéculatif : selon lui, le désir mimétique chez les humains consiste à imiter ceux qui désirent, à vouloir donc ce qu'ils désirent, l'objet du désir étant d'autant plus précieux qu'il est déjà désiré par quelqu'un. En fait pour lui, tout désir d'avoir est un désir d'être plus que nous sommes, nous faisant entrer les uns les autres dans une logique de rivalité mimétique. Depuis cette perspective, la violence est contagieuse parce qu'elle est mimétique. D'où, la solution religieuse de remplacer la violence de tous contre tous, par la violence faite à un seul, par le sacrifice d'un seul, et que par exemple la Fête juive du Yom Kippour (rituel qui consiste à purifier la communauté de ses fautes) rappelle à sa manière. Voir à ce propos :
https://www.google.com/search?client=firefox-b-e&q=le+m%C3%A9canisme+du+bouc+%C3%A9missaire#fpstate=ive&vld=cid:0817421c,vid:QYTKoHPrKxI,st:0 fautes) rappelle à sa manière. Voir à ce propos :
https://www.google.com/search?client=firefox-b-e&q=le+m%C3%A9canisme+du+bouc+%C3%A9missaire#fpstate=ive&vld=cid:0817421c,vid:QYTKoHPrKxI,st:0

[8] En termes plus clairement politique, cela signifie se défaire des orientations sociales-libérales ou même socio-démocrates classiques –globalement réformistes et aujourd'hui largement dominantes— qui ne remettent pas clairement en cause les logiques du profit capitaliste ou d'aliénations subséquentes, imaginant par exemple possible d'accoucher d'un capitalisme vert.

[9] Une telle orientation implique bien sûr d'imaginer des luttes autant dans la rue et que dans les urnes, mais surtout de les penser à travers une stratégie qui vise à leur élargissement et radicalisation progressive, en reprenant à son compte la tradition du « front unique », c'est-à-dire cette volonté de réaliser, de la base au sommet, l'unité la plus large possible de tous les membres du camp populaire. Bien loin en tout état de cause, de la lutte « classe contre classe » initiée par la 3ième internationale entre 1929 et 1934 et qui a conduit à la division des forces de gauche ainsi qu'à leur affaiblissement vis-à-vis du péril fasciste d'alors.

[10] Il s'agit là d'un travail de fond qui appelle à penser –non pas les intersections—, mais ce qui pourrait les réunir, c'est-à-dire ce qui rassemblerait les différentes oppressions alimentées (ou repris à son compte) par le capitalisme, dans un projet de transformation sociale et politique qui les englobe et les ramène à une même lutte générale. Les travaux de Nancy Fraser sur la nécessaire combinaison entre luttes pour la reconnaissance et luttes pour la redistribution, ou encore les efforts des éco-socialistes, ou des féministes anti-capitalistes pour faire naître des synthèses théoriques qui rassemblent des champs de luttes trop longtemps différenciés, devraient dans ce cadre être approfondis, voir élargis à d'autres thématiques devenues problématiques aujourd'hui (comme la technique !).

[11] Expression de luttes nécessaires menées au nom de la reconnaissance de la dissidence sexuelle, ces appellations différenciées s'additionnant les unes aux autres au fil des ans, et revendiquées comme telles par ceux et celles qui luttent avec raison à l'encontre du modèle de sexualité hétéro-normatif dominant, sont précisément le signe de cette difficulté de penser la globalité des choses, de s'extraire de cette fragmentation conceptuelle si symptomatique des difficultés de notre époque.

Apprendre à combiner les apports de Walter Benjamin et Antonio Gramsci

2 décembre, par Pierre Mouterde — ,
Il existe deux auteurs de la tradition marxiste qui pourraient nous aider à affronter les défis du 21ième siècle et nous permettre de reconstruire les fondements stratégiques (…)

Il existe deux auteurs de la tradition marxiste qui pourraient nous aider à affronter les défis du 21ième siècle et nous permettre de reconstruire les fondements stratégiques de ce narratif de gauche dont nous ressentons tant le besoin aujourd'hui (1). il s'agit d'une part de l'homme de lettres et penseur Walter Benjamin (1892-1940) et d'autre part du révolutionnaire et philosophe Antonio Gramsci (1891-1937).

Tout en se revendiquant très clairement l'un et l'autre de l'héritage égalitaire de la gauche, et même de la gauche révolutionnaire, ils ont vécu eux aussi une période de grands périls, de crises et de guerres –celle des années 1930— ; une période qui par bien de ses traits pourrait nous faire penser à la nôtre. Et ils l'ont affrontée en ne craignant pas de prendre à bras le corps les défis nouveaux qui leur étaient posés –et en particulier celui de la montée de l'extrême droite et de la guerre—, nous laissant en héritage un corps de concepts et d'intuitions théoriques qui pourraient nous être d'une grande utilité pour l'aujourd'hui.

Par leur approche d'abord et avant tout philosophique, ils se sont donnés les moyens d'aborder les choses dans leur globalité, et par conséquent avec une hauteur de vue dont nous aurions grand besoin aujourd'hui, en ces temps de fragmentation de la pensée et d'horizons historiques rapetissés. En particulier, l'un et l'autre ont su s'alimenter à ce qu'on pourrait appeler un marxisme de la totalité, c'est-à-dire à un marxisme soucieux d'appréhender les faits sociaux dans leur globalité, mettant l'accent sur l'étroite imbrication au sein de la réalité entre les dimensions matérielles et culturelles, l'infra-structure et la superstructure, l'économie et la politique, la pratique et la théorie. En ce sens, leurs legs intellectuels ne peuvent se réduire –comme on tend à le faire si souvent— à quelques intuitions parcellaires sur le sens de l'histoire ou encore sur l'art de la stratégie ou même sur la pertinence de quelques alignements d'ordre politiques ou stratégiques hérités du passé.

En effet si, depuis la perspective qui est la nôtre, on combine les intuitions les plus profondes de l'un et de l'autre en certains de leurs points névralgiques, on peut trouver la matière nécessaire pour penser tout à la fois l'ampleur des crises multidimensionnelles que nous devons affronter aux temps présents ainsi que les moyens pour tendanciellement les dépasser. Car en rapprochant leurs écrits respectifs, on s'ouvre à la possibilité de mieux combiner pour l'aujourd'hui une approche résolument révolutionnaire de l'histoire telle qu'esquissée par Benjamin à une perspective politique et stratégique de la transition nécessaire ainsi qu'on en trouve la méthodologie chez Gramsci. En somme, en associant librement certaines de leurs idées clef, il devient possible de renouer solidement le fil d'une vision a-typique de l'histoire humaine et de son rapport au capitalisme, à celui d'une perspective stratégique et politique effective qui sait se penser dans le temps long de l'histoire.

Et il devient possible de le faire, tout en échappant aux interprétations très à la mode qui en sont faites aux temps présents, dans le cas de Benjamin en mettant de côté son versant marxiste et politique, et dans le cas de Gramsci, en lui ôtant ses référence au système capitaliste et aux luttes de classes qui s'y donnent inéluctablement [1].

Il devient surtout possible d'éviter ce travers dans lequel tant de courants de la gauche sont tombés et que résume si bien la fameuse formule prononcée en son temps par le socialiste allemand Eduard Berstein [2] : « Le but n'est rien, le mouvement est tout », expression même des ambiguïtés et impuissances du réformisme de la fin du 19ième siècle et dont les tenaces séductions n'ont jamais cessé d'être ravivées jusqu'à notre époque, en particulier à travers la néo-libéralisation de la social-démocratie. Comme si le mouvement ne devait pas toujours faire écho au but poursuivi !

Certes, si Benjamin et Gramsci appartiennent à ce que l'on pourrait appeler le courant chaud du marxisme et s'ils ont été chacun à leur manière foncièrement anti-staliniens et révolutionnaires, ils l'ont été de façon bien différente, et surtout ils ont emprunté des chemins intellectuels si distincts qu'il paraît difficile a priori d'en réunir les pensées les plus fortes dans une même approche. L'un n'est-il pas d'abord un homme de lettre d'origine allemande, préoccupé initialement par les questions esthétiques et marqué autant par le marxisme que –paradoxalement— par la mystique juive, pendant que l'autre, italien, était d'abord et avant tout soucieux d'intervention socio-politique pratique, notamment au sein du jeune parti communiste italien et des luttes internes qui le traversaient dans le sillage de la révolution d'octobre de 1917 et de ses échos révolutionnaires sur l'Europe d'alors ?

Aussi si tous deux ont souffert dans leur chair même des affres de cette sombre période de l'histoire humaine —l'un ayant passé 11 ans de sa vie dans les geôles de Mussolini avant de mourir (1937), l'autre s'étant suicidé (1940) après avoir été intercepté par la police pro-franquiste à la frontière franco-espagnole— leurs deux démarches intellectuelles n'en restent pas moins, apparemment aux antipodes l'une de l'autre, ne serait-ce qu'en termes de préoccupations et d'objets de recherche. Avec pour Benjamin, la question de « l'histoire » comme préoccupation centrale, mais revue à travers la pratique littéraire, la haute culture européenne et le tamis de la mystique juive ; et avec pour Gramsci la question de « l'hégémonie » comme axe premier de réflexion, mais plombée de tous les grands débats politiques qui traversaient dans cette période historique charnière, le mouvement ouvrier socialiste et la 3ième internationale.

Mais c'est là justement l'intéressant, en empruntant chacun à leur manière des voies hétérodoxes au marxisme officiel et surtout en ouvrant de nouvelles avenues de réflexion, à rebrousse-poil des traditions hégémoniques de la gauche d'alors, tous deux pourraient en quelque sorte nous inviter d'une manière inédite à redonner vie tout à la fois aux aspirations révolutionnaires anarchiste et communistes originaires, en combinant pour l'aujourd'hui, l'indéfectible volonté des uns à des changements fondamentaux (ce qu'on pourrait appeler aussi « l'ivresse libertaire »), avec l'implacable sens de la stratégie des autres (ou dit autrement « la sobriété marxiste »). [3].

Associés l'un à l'autre par le biais de certaines de leurs intuitions décisives, ils pourraient ainsi nous aider à penser pour l'aujourd'hui, ce qui apparaît a priori comme un véritable oxymore : la nécessité d'envisager pour l'humanité un changement radical de vie, sans qu'il s'agisse pour autant d'adaptation superficielle, tout en se donnant en même temps les moyens politiques et stratégiques d'y parvenir effectivement.

N'est-ce pas là après tout la meilleure manière de s'enraciner dans un indéniable héritage de gauche, et ainsi se donner les moyens –en ces temps de désorientation généralisée— de disposer d'une boussole tout autant pour le présent que pour l'à venir ?

1) Benjamin : inverser le cours de l'histoire ?

Peut-être, peut-on commencer par revisiter la conception que Benjamin a fini par se faire dans les années 1930 de la révolution et dont on retrouve une première évocation fulgurante dans des notes préparatoires aux Thèses sur le concept d'histoire, mais qui n'apparaissent pas dans les versions finales [4] : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l'histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l'acte, par lequel l'humanité qui voyage dans ce train, tire les freins d'urgence. 6 » [5].

C'est là d'ailleurs une des rares fois où Benjamin ne craint pas de s'opposer frontalement à Marx, tout au moins au Marx de l'époque du Manifeste !, et il vaut la peine de s'y arrêter, car on trouve en ce point nodal, toute l'originalité de sa démarche, tant d'ailleurs en terme d'appréhension de la notion de révolution que de celle d'histoire. Car en ne remettant pas a priori en cause le programme révolutionnaire de l'époque (la prise du pouvoir d'État, l'abolition de la propriété privée des grands moyens collectifs de production et d'échange, etc.), il rompt pourtant ici très clairement avec les conceptions dominantes et invariablement optimistes de gauche : plutôt que d'être la locomotive de l'histoire mondiale annonçant un avenir glorieux, la révolution serait le frein d'urgence d'un monde qui court à sa perte.

Ce qui guide en effet Benjamin –et l'ensemble des Thèses sur le concept d'histoire écrites en 1940 ne feront que le confirmer— c'est la critique du « progressisme », c'est-à-dire la critique de l'idée si commune encore aujourd'hui d'un progrès historique inéluctable voulant que l'humanité au fil de l'histoire avance nécessairement vers le plus et le mieux ; la révolution étant ce qui permettrait, dans une perspective de gauche, d'accoucher plus rapidement d'un avenir meilleur, et donc de faire naître tout naturellement depuis les entrailles aliénées de la société capitaliste, les bienfaits émancipateurs du socialisme.

Or devant la catastrophe de la montée du nazisme et des avancées de la 2ième guerre mondiale dont Benjamin pressent si clairement les dangers, c'est bien le contraire que ce dernier va affirmer : la révolution n'a pas a priori le vent de l'histoire dans le dos, elle n'en prolonge pas le mouvement premier et spontané. Elle correspond au contraire à une interruption radicale de la continuité historique ; continuité historique qui, elle, se trouverait plutôt du côté de la domination et des catastrophes qu'elle ne cesse d'alimenter. Aussi, plus que l'avancement des forces productives ou la découverte de technologies prometteuses, ce qui reste décisif pour Benjamin, c'est la lutte des classes et ses effets sur le monde, cette lutte à mort qui continue à se donner au fil du temps et de ce qu'on appelle « progrès », entre exploités et exploiteurs, dominés et dominants, oppresseurs et opprimés.

Car c'est d'abord à travers elle que selon lui se façonne le monde des humains et que les vainqueurs ne cessent de réimposer leurs diktats et dominations aux vaincus, pendant qu'au fil de l'histoire, comme l'indique la célèbre Thèse IX, ne cessent de s'accumuler jusqu'au ciel... ruines sur ruines.
Aussi, si pour lui cette lutte a pour cadre privilégié le système capitaliste et les classes qui s'y confrontent, elle ne s'y réduit pas. Les vaincus de Benjamin ne sont pas seulement les travailleurs et travailleuses exploités de l'univers capitaliste, ils s'élargissent à tous les opprimés et parias de l'histoire universelle : les femmes, les juifs, les tziganes, les indiens d'Amérique, les noirs, des dalits de l'Inde, les minorités sexuelles [6], etc...

Telle est l'originalité foncière de Benjamin : réintroduire dans le débat les héritages douloureux et oubliés de l'histoire passée, mais pour qu'on puisse enfin rendre justice à tous et à toutes aux temps présents. Car c'est autour de catégorie du présent que l'histoire prend sens pour lui et qu'ainsi luttes de classes marxiste et messianisme juif peuvent se combiner d'une manière totalement a-typique. L'histoire n'est pas ce qu'il nous reste du passé « un avant immobile et révolu », déchiffrable sur le mode de l'objectivité historienne, une sorte d'histoire des vainqueurs écrite ou définie à tout jamais, mais « un jadis qui gravite autour du maintenant » et dont le présent apparaît comme l'occasion d'une commémoration active, d'une réactualisation toujours possible.

C'est donc en alliant étroitement « mémorisation active des aspirations défaites des vaincus » avec « les luttes collectives du présent », que Benjamin donne toute sa signification à la révolution : elle ne peut que profondément s'enraciner dans l'histoire, faire le lien entre le passé et le présent, s'employer, d'un seul et même mouvement, à arrêter ici et maintenant le cours catastrophique des choses tout en ouvrant en même temps la voie à un monde qui échapperait enfin à tout ce qui jusqu'à présent n'a cessé de le meurtrir. Faisant dès lors, comme il le dit ailleurs, que « désormais la politique prime l'histoire », puisque la politique recèle toujours en elle le pouvoir de rompre avec le cours de l'histoire des vainqueurs, pour faire, de toutes ses promesses, irruption dans les logiques de la domination. La révolution n'est donc pas d'abord présentée comme un exutoire à l'angoisse, comme le moyen de conjurer les peurs de la catastrophe. Loin de tout catastrophisme, éclairé ou pas, elle est plutôt présentée, comme une chance à saisir, un vaste geste de rédemption collective, comme ce qui permettrait d'en finir avec l'ensemble des oppressions de classes héritées du passé [7].

On le voit bien ici : avec Benjamin, la révolution est pensée dans toute sa force transformatrice, comme un acte collectif global, un acte où se déploient les puissances de la subjectivité humaine ; un acte par le lequel on réagit spontanément à la peur de la catastrophe, mais surtout on s'emploie activement à élaborer une autre histoire rompant radicalement avec la domination de classes et tout ce qui la caractérise. Avec Benjamin, on apprend donc à regarder le danger sans ciller, ou encore sans se laisser hypnotiser par lui, en s'efforçant de saisir dans les profondeurs de l'histoire d'où il origine. Et l'on parie sur les pouvoirs de transformation révolutionnaire d'une action humaine pensée aux temps présents.

Avec en mémoire les intuitions si prémonitoires de Benjamin sur les catastrophes de son temps comme sur les indéniables parallèles que nous pourrions dresser avec les drames de notre époque, c'est ce que nous conserverions ici de sa démarche, reprendrions pour notre propre compte.
On y retrouve en effet ce qui nous manque tant aujourd'hui : cet œil de clinicien implacable et avec lui ce pessimisme méthodologique qui lui sert de boussole et lui fait mettre au centre du regard, ces dominations de classe aux dimensions historiques, à la fois inexorablement passées et brûlantes actualité. On y retrouve aussi, sans cependant jamais qu'il en oublie les réalités culturelles, ce sens aigu des « réalités brutes et matérielles » qui façonnent les conditions d'existence des êtres humains et autour desquelles se reconstitue toujours, à travers leur appropriation privée et violente, la domination de classes. On y retrouve enfin cette volonté de prendre les choses à la racine, et ce faisant de les remettre à plat, en voyant là où vraiment le bât blesse, et par conséquent en en nommant clairement la source première : la domination capitaliste, mais plus largement encore la domination de classes dont le conflit capitalistes/prolétaire n'est que la forme particulière que nous connaissons aujourd'hui.

Avec cependant une nuance de taille qu'il ne faut pas perdre de vue : son regard implacable sur la réalité des choses se double d'un regard infiniment nostalgique sur le passé défait, mais qui loin de nous pousser à y retourner régressivement, nous permet de devenir attentif à l'ampleur des catastrophes du passé dont nous héritons, tout en s'ouvrant avec optimisme au présent et au pouvoir que ce dernier délivre pour l'avenir : celui d'avoir la possibilité de faire redémarrer l'histoire sur des bases nouvelles. Car pour Benjamin rien –au fil de l'histoire— n'est jamais définitivement noué, tout se rejoue sans cesse au présent, à condition cependant de savoir se relier comme à un sésame au passé oublié et à tout ce que l'histoire n'a pas encore accouché et retient encore dans ses flancs. Comme s'il restait donc toujours offerte, à nous les vivants d'aujourd'hui, la chance de raviver et de reprendre les batailles perdues, de les gagner et d'ouvrir ainsi enfin l'avenir à d'autres chemins. Après tout, le présent n'est-il pas, comme il le dit si bien, « la mèche qui fait éclater le temps » ?

Peut-être comprendra-t-on mieux ainsi ce qu'il y a de puissant dans cette allégorie benjaminienne du frein d'urgence et dans la signification qu'elle dessine de la révolution. Tout autant que d'arrêter la catastrophe, tout autant que de conjurer la peur qu'évoquerait l'image de ce train courant vers l'abîme et auquel les émois angoissés de notre monde contemporain feraient écho, la révolution appellerait à une refondation du monde, et plus encore à la puissance retrouvée des forces humaines –du présent et du passé— qui lorsqu'elles parviennent à se liguer ensemble au fil de l'histoire, se donnent enfin les moyens d'en inverser le cours.

2) Gramsci... ou comment penser « l'hégémonie bardée de coercition »

Sans doute, en parcourant ces quelques indications sur la pensée de Benjamin, plus d'un pourront peut-être trouver sa conception de la révolution plus en accord avec les drames de notre époque, et par conséquent mieux adaptée à la fonction qu'elle pourrait ou devrait effectivement jouer : nous aider à mettre un terme au chaos ambiant et au désarroi qui nous hante ; toutes choses apparemment bien éloignées de ces « lendemains qui chantent » que prétendaient annoncer les révolutions du siècle passé.

Il n'en manquera pas cependant pour noter comment cette révolution risque d'apparaître—par son côté absolument radical— bien difficile à mettre en œuvre. Il s'agit en effet d'une conception de la révolution certes stimulante, mais qui, au regard des réalités de ce 21ième siècle commençant, semble n'avoir guère de chance d'advenir dans un futur proche. Et cela, sans parler du fait qu'elle n'a eu au 19ième et 20ième siècle que peu d'occasions de se réaliser, si ce n'est par intermittence ou pour quelques temps... toujours douloureusement comptés ou encore vite détournés de leurs objectif premier. Or c'est précisément en ce point, que certains développements de la pensée de Gramsci, et particulièrement ceux touchant à l'hégémonie, pourraient prendre tout leur sens, nous être d'une grande utilité pour l'aujourd'hui.

Car, si ce que Benjamin a fait ressortir, c'est la force de transformation subversive qu'on peut découvrir dans la politique, ce que Gramsci, lui, a mis à jour, ce sont les formes concrètes à travers lesquelles la politique peut se donner à voir au fil de l'histoire ainsi que les stratégies possibles qui, depuis un point de vue de la gauche, seraient synonymes de victoire.

Les notions d' « hégémonie et de résistance », mais aussi de « consentement et coercition », ou encore de « guerre de position et guerre de mouvement », ou même d'« État et société civile », correspondent en effet à cet ensemble de concepts politiques aux facettes toujours opposées auxquels Gramsci a essayé de donner corps alors qu'il était emprisonné et cherchait à rendre compte de la réalité si mouvante de l'époque qu'il traversait. Et même si bien des critiques avertis de gauche ont pu faire ressortir les flous ou ambiguïtés qui entouraient certaines de ces définitions tout comme les dérives politiques qu'elles auraient ainsi légitimées [8]9, elles n'en ont pas moins eu l'heur d'ouvrir des pistes de réflexions politiques certes inachevées, mais fécondes et prometteuses pour comprendre les défis de l'aujourd'hui, d'autant plus si on les interprète à l'aune des fulgurantes intuitions de Benjamin.

Car –au-delà de toutes les approximations ou ambiguïtés qu'on peut effectivement retrouver dans ses textes –écrits il faut le rappeler dans des conditions de captivité infiniment difficiles— c'est ce à quoi d'abord et avant tout, s'est employé Gramsci : comprendre comment à son époque pouvait se constituer puis se maintenir en place dans une conjoncture donnée le pouvoir de la bourgeoisie capitaliste européenne ; et surtout comment il fut possible de le mettre à bas en Russie en 1917, tout en étant incapable d'y arriver par exemple en Italie en 1919-1920 (lors des événements de Turin) ou en Allemagne en 1923. Et plutôt que de s'attarder à des facteurs conjoncturels ou aux seules erreurs tactiques de leurs principaux protagonistes, il a essayé de mener une réflexion politique de fond sur ces événements. Et il s'est appliqué à voir comment, en mode de production capitaliste, le pouvoir politique de la bourgeoisie régnante pouvait—selon les caractéristiques de la formation sociale en cause dans laquelle il s'imposait – prendre des formes plus ou moins duales au sein desquelles ne cessaient de se renforcer mutuellement appareils répressifs sophistiqués (police, armée, etc.) et institutions idéologiques diversifiées (famille, école, médias, cultures et divertissement,, etc.) ; rendant toute révolution d'autant plus difficile à effectuer.

D'où sa célèbre formule touchant à la figure de Janus du pouvoir bourgeois, c'est-à-dire la double dimension qui le caractérise et fait de lui : « une hégémonie cuirassée de coercition », en somme un pouvoir tout autant façonné par le consentement, l'hégémonie ou la civilisation, que par la contrainte, la coercition ou la violence. Avec pour conséquence le fait de complexifier d'autant les types de luttes qu'on pouvait et devait, depuis la gauche, mener à son encontre, puisque la domination n'est pas seulement faite de force brute, mais aussi de séduction idéologique et de consentement s'immisçant dans tous les pores du social.

D'où, en essayant de tirer leçons de la révolution d'octobre 1917 et des caractéristiques de la société russe de l'époque, la distinction qu'il va installer entre ces guerres dites « de mouvement » (propres aux pays de l'Est comme la Russie où « l'État était tout » et où la coercition l'emportait largement sur l'hégémonie) et ces guerre dites « de position » (caractéristiques des pays de l'Ouest où l'hégémonie joue un rôle plus important que la coercition et où « l'État n'était qu'une tranchée avancée »). Ainsi, on aura selon lui, d'un côté à affronter un État répressif qui « commande » la société essentiellement par la contrainte, pendant que de l'autre côté on aura à se colleter aussi et en même temps à une société civile qui « dirige » la société en induisant, sur le mode de l'hégémonie, le consentement en son sein à travers un vaste et complexe réseau de fonctions éducatives et idéologiques données.
D'où l'importance qu'il va reconnaître à ce qu'il appelle « la guerre de position » : forme particulière et moment nécessaire d'une lutte plus vaste où, avant de pouvoir s'emparer du pouvoir d'État comme tel, il faut parvenir à gagner la bataille de l'hégémonie, ou tout au moins avoir pu constituer cette contre-hégémonie populaire et subalterne grandissante capable de tenir tête à l'hégémonie bourgeoise ; manifestation d'une sorte de guerre en sourdine, d'une guerre de longue haleine qui depuis les casemates et tranchées de chacun, se mène pour se préparer à et gagner la bataille définitive.

D'où enfin l'insistance qu'il mettra –dans les pays de l'Ouest de son époque— sur la nécessaire bataille idéologique et culturelle que les classes populaires et subalternes doivent savoir aussi mener pour l'emporter sur la bourgeoisie. D'où enfin un constat plus général et lourd de conséquences touchant à la nécessité de la conquête de l'hégémonie et qu'il tire de l'exemple historique des Jacobins de la révolution française : ils n'ont conquis le pouvoir politique que parce qu'ils avaient pu au préalable imposer peu à peu leur hégémonie culturelle –notamment à travers l'influence grandissante des idées de Montesquieu, Voltaire, Rousseau, etc.— à l'ensemble de la société. [9]10 Un passage obligé donc !

On le voit en allant sur ce terrain, Gramsci ouvre certes la boite de Pandore d'une série de problèmes stratégiques délicats, notamment ceux touchant au rôle effectif de l'appareil d'État répressif, mais en même temps, il fait bien apercevoir comment la conquête du pouvoir d'une classe par une autre — justement ce qu'avec Benjamin on appellerait révolution— n'est pas une mince affaire. Car plus qu'une confrontation qui ne se donnerait qu'à une seul moment donné de l'histoire, plus qu'un événement particulier, elle reste à sa manière un long processus [10], et prend des formes complexes –notamment culturelles— qui obéissent à des contextes ou des temporalités particulières et nécessitent des luttes en aval comme en amont du moment révolutionnaire proprement dit [11].
Et c'est sans doute –eu égard aux drames que nous
avons à affronter— c'est ce que nous devrions retenir de la démarche de Gramsci, ici librement associée à celle de Benjamin : si nous avons besoin comme jamais d'un changement de cap radical, en somme d'une révolution, il faut pouvoir la penser en termes stratégiques, et pour cela prendre l'exacte mesure de la complexité des formes du pouvoir bourgeois, tout comme des moyens adéquats pour le mettre à bas.

Car l'intérêt de l'approche de Gramsci pourrait bien résider dans cet ensemble de questions auquel il cherche à répondre : comment s'est constituée dans les sociétés capitalistes la force politique de la bourgeoisie, c'est-à-dire comment s'est unifié, renforcé le pouvoir de la classe dominante, et comment donc depuis les classes subalternes il serait possible de lui opposer une stratégie victorieuse.
Ce qui fait que ce changement de cap révolutionnaire si nécessaire pensé par Benjamin, il faut pouvoir le préparer [12]. Et y parvenir en prenant en considération l'état des forces en présence, et donc en passant par ce que Gramsci appelle le moment de la guerre de position. C'est-à-dire par ce que nous pourrions interpréter à notre façon depuis l'aujourd'hui comme cet ensemble de batailles ou de luttes à la fois partielles et de longue haleine, qui se mènent sur le long terme et qui justement vont s'employer à affaiblir les forces de l'adversaire, ou plus exactement permettre l'édification d'un pouvoir en germe alternatif : un pouvoir collectif en acte susceptible de miner les assises de l'hégémonie bourgeoise ; un pouvoir en marche dont cependant le mouvement même est déjà l'expression en devenir du but que l'on veut atteindre ; un pouvoir s'affirmant donc chaque fois plus et que l'on pourrait dénommer le pouvoir contre-hégémonique des classes populaires et subalternes luttant pour le renversement du capitalisme [13].

Ce qui implique de faire nécessairement précéder le moment révolutionnaire proprement dit de combats politiques, culturels et idéologiques préalables permettant de préparer les conditions nécessaires à ce changement de cap. Mais ce qui implique aussi –pourrait-on rajouter eu égard aux défis d'aujourd'hui— de le faire suivre de batailles tout aussi importantes pour que le changement de cap entrepris, puisse perdurer dans le temps et être synonyme d'une authentique transition vers des modes de vie post-capitalistes qualitativement autres.

Et à notre époque de désarroi et de grande confusion, ces propositions stratégiques mises à jour par Gramsci prennent d'autant plus de force que la gauche doit pouvoir se donner les moyens —si elle veut un jour reprendre l'initiative et damner enfin le pion à la droite— de rebâtir un discours global et crédible sur le monde, une sorte de nouveau grand récit émancipateur pour le 21ième siècle et dont le projet historique égalitaire tissé d'exigences démocratiques nouvelles et lié à celui de la défense de l'environnement, devrait être le coeur vivant. Elle se doit donc de batailler particulièrement sur le terrain du culturel et de l'idéologie pour faire connaître et reconnaître ce nouveau grand récit auprès de larges secteurs de la population. Objectif qu'elle ne pourra atteindre que si elle peut au passage se doter de ces intellectuels organiques qu'il lui faut rallier à sa cause et dont Gramsci a su faire ressortir avec beaucoup de force le rôle essentiel [14].

Car il s'agit de gagner la bataille des idées [15], de s'imposer sur la scène idéologique et culturelle, et plus généralement d'accumuler des forces –économiques, sociales, politiques, culturelles— pour modifier les rapports de force politiques en présence, pour les faire évoluer en sa faveur. Manière de rappeler que les rapports établis entre classes antagoniques peuvent, au fil des luttes sociales menées dans l'ici et maintenant, changer, se transmuer du tout au tout, s'inverser même ; et qu'il revient donc à une stratégie politique adéquate d'en favoriser la trans-croissance victorieuse. Justement pour rendre possible le changement de cap benjaminien !

3) Vers un nouveau cycle de luttes ascendantes ?

Or si l'on se tourne vers l'histoire passée et que l'on interprète les catégories de Gramsci non plus à travers leurs dimensions spatiales (l'Est, l'Ouest), mais cette fois-ci à travers leurs dimensions temporelles, et si on tente de les faire fonctionner à travers le temps long de l'histoire, c'est ce qui d'une certaine manière a eu cours. Entre 1848 (date de la première insurrection ouvrière menée sur ses propres bases à Paris) et 1989 (la chute du mur de Berlin), tout en passant par ces politiques d'intégration partielle des revendications populaires du début du 20ième siècle, il s'est en effet donné à l'échelle du monde, un long cycle de luttes sociales globalement ascendantes permettant la constitution d'un pouvoir contre-hégémonique populaire et subalterne grandissant dont la force fut loin d'être négligeable.

Montée progressive du pouvoir syndical et des organisations ouvrières, émergence de partis et de gouvernements de gauche, mise en place de politiques économiques redistributrices, développement de mouvements d'émancipation nationale ou de libération des femmes, surgissement de nouvelles valeurs culturelles portées par des intellectuels de renom (Sartre, Camus, Fanon, etc.) : partout au monde et selon des rythmes propres à chaque formation sociale, on a vu comment les classes populaires et subalternes ont fait irruption chaque fois plus sur la scène sociale et politique du monde, marquant cette dernière de leurs préoccupations égalitaires et démocratiques, élargissant les espaces qui étaient les leurs, conquérant même parmi les intellectuels et les artistes des métropoles, une véritable hégémonie culturelle.

Et si ce long cycle historique a pu se nourrir, dans bien des pays du monde, de nombreuses luttes inachevées et incertaines, s'il a pu cependant se consolider temporairement autour de révolutions victorieuses (notamment celle d'octobre 1917 en Russie, d'octobre 1949 en Chine, de janvier 1959 à Cuba) et de la constitution d'États aux prétentions « socialistes », s'il a bien failli s'effondrer à l'occasion de la montée du fascisme et du déclenchement de la 2ième guerre mondiale, il n'en a pas moins représenté sur le long temps de l'histoire, sinon un véritable frein au développement du capitalisme historique, du moins une force de contention notable vis-à-vis de ses effets les plus odieux et pernicieux.

Et même s'il n'a pas pu accoucher de révolutions anti-capitalistes durables, même s'il a au passage participé à la fossilisation d'États ayant fait surgir de nouvelles formes d'oppression calamiteuses, il n'en a pas moins donné naissance en même temps à une multitude de pouvoirs contre-hégémoniques en germe, tout comme laissé dans son sillage un héritage historique considérable de projets collectifs en jachère, d'espoirs et de rêves d'autres mondes... en somme de possibles politiques... encore bien présents. Et sur lesquels on devrait pouvoir prendre appui pour faire face aux gigantesques défis de l'aujourd'hui..

Il est vrai qu'avec avec le redéploiement en force du mode de production capitaliste néolibéral du début des années 1980, puis avec la crise aigüe des grands modèles politiques anti-systémiques à la fin des années 1980, les choses ont radicalement changé. Ce long cycle ascendant d'une contre-hégémonie en marche semble s'être bel et bien et brutalement effondré, laissant les forces de gauche –toutes tendances confondues— non seulement passablement désorientées, mais encore dépossédées d'une bonne partie des pouvoirs contre-hégémoniques et des rapports de force qu'elles étaient parvenu à construire au cours de ce cycle ascendant. Ouvrant ainsi toute grande la porte à une droite vindicative et arrogante et expliquant pour une part du désarroi dans lequel nous nous trouvons.
Mais tel pourrait bien être encore l'intérêt de Gramsci, et plus encore si on l'associe aux intuitions de Benjamin : nous indiquer la direction qu'il reste à prendre en ces temps difficiles, puisqu'à l'évidence il nous est donné de vivre dans une période incertaine au cours de laquelle, comme il le disait lui-même, « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur apparaissent des monstres ».

Les monstres ? Ils ne manquent pas à notre époque : ceux du désarroi, du cynisme, du ressentiment, de la recherche maladive de boucs émissaires, de la montée de la droite dure. Tout ce qui justement indique —en creux— l'absence d'un pouvoir contre-hégémonique en marche marquée aux couleurs de la gauche, et nous renvoie à ce moment historique difficile que nous sommes en train de vivre où, en même temps que se délitent une série d'acquis sociaux et politiques du passé, surgissent de nouveaux et formidables défis collectifs, dont au premier chef celui des dérèglements climatiques.
L'histoire cependant n'a jamais dit son dernier mot, et elle pourrait bien une fois encore nous servir de guide. Car s'il y a bien quelque chose qui ne se tarit pas, quelque chose qui ne cesse de resurgir de 1000 et une manières, et souvent sous des formes inattendues, ce sont les luttes sociales et politiques, et avec elles les multiples oppositions collectives -fussent-elles parfois réduites à leur forme première d'exaspération ou de frustration élémentaire— qui ne cessent de se manifester à l'encontre du « désordre établi » réalimenté en permanence par les multiples contradictions propres au capitalisme historique d'aujourd'hui.

Ainsi a-t-on pu voir, malgré tous ces vents contraires et difficultés grandissantes, à partir du milieu des années 1990 (et tout au long de la première décennie des années 2000) prendre forme de nouvelles luttes sociales et politiques portées par la gauche, tout au moins en Europe et surtout en Amérique latine ; des luttes prometteuses. À tel point que plusieurs n'ont pas manqué d'imaginer que la gauche était en train de sortir de son rôle de second violon, de s'extraire des positions défensives dans lesquelles elle s'était engluée au cours des années 1980 et début 1990. N'était-elle pas prête désormais à reprendre l'offensive, à de nouveau se faire entendre haut et fort ?

Or c'est la tâche qui devrait incomber aujourd'hui à la gauche en marche de ce début du 21ième siècle : redonner vie, au sein de ce nouveau cycle de luttes encore si balbutiant, aux potentialités révolutionnaires qui y dorment encore et que le cycle précédent a portées pendant si longtemps en ses flancs, mais en cherchant en même temps et en toute lucidité, à prendre en compte tous les obstacles qu'elle a rencontrés ainsi qu'à tirer leçon de ses indéniables échecs. N'est-ce pas ainsi que la gauche pourrait retrouver l'initiative et faire ainsi coïncider à nouveau mouvement ascendant d'hégémonie et rupture révolutionnaire victorieuse, redevenir en somme ce protagoniste de premier plan dont on aurait tant besoin aujourd'hui pour faire face aux monumentaux défis –économiques, sociaux, sanitaires, migratoires, écologiques, etc.— qui se dressent devant nous ?

Pierre Mouterde
Sociologue essayiste
Québec (15 mai 2023)

(1) : Voir aussi, à partir d'une même intuition, la perspective développée par Galatée Larminat Le nouveau monde ou rien. Penser la crise actuelle avec Antonio Gramsci et Walter Benjamin : https://www.contretemps.eu/nouveau-monde-crise-gramsci-walter-benjamin/Voir : "nous pouvons nous demander si nous ne sommes pas en train de traverser ce qu'Antonio Gramsci appelle une « crise d'autorité ». L'histoire post-industrielle ou post-moderne semble difficilement compréhensible en termes de « progrès » et s'apparente de plus en plus à une « catastrophe universelle » selon les termes de Walter Benjamin. Il faut donc penser comment nous pouvons passer de la destitution à l'institution d'un monde nouveau.".


[1] Nous pensons particulièrement en ce qui concerne Benjamin à tous les commentateurs qui ne se sont intéressés qu'au versant esthétique de son œuvre, ne voyant en lui qu'un historien de la culture. Et en ce qui concerne Gramsci, nous pensons en particulier aux thèses de Laclau et Mouffe qui, très influents en Amérique latine, ont rapetissé la conception de Gramsci de l'hégémonie en la déliant de ses fondements capitalistes et de classes.

[2] Berstein fut le co-rédacteur du programme d'Erfurt (14-20 octobre 1891). Il s'est fait connaître par la publication, à partir de 1896, dans la revue Die Neue Zeit, d'une série d'articles intitulée Problèmes du socialisme. Le texte qu'il publie le 19 janvier 1898 marque le début de ce qu'on appelé « la querelle révisionniste ».

[3] Les formules mises entre guillemets sont de Michaël Lowy. Voir Walter Benjamin, marxiste-libertaire, https://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/Contretemps-06-56-60.pdf

[4] Walter Benjamin, GS, I, 3, p. 1232. Voir le commentaire de Michaël Lowy à ce propos : Il s'agit d'une des notes préparatoires des Thèses, qui n'apparaît pas dans les versions finales du document. Le passage de Marx auquel se réfère Benjamin figure dans Luttes de classes en France (1850) : « Die Revolutionen sind die Lokomotiven der Geschichte » (le mot « mondial » ne figure pas dans le texte de Marx).

[6] Cette idée a été aussi une préoccupation de Gramsci qui, dans un texte de 1926 « Quelques thèmes de la question méridionale », avance l'idée d'une alliance entre la classe ouvrière du nord de l'Italie, numériquement minoritaire mais économiquement et politiquement ascendante, et la paysannerie du Sud, encore nombreuse à cette époque.

[7] Voir la démarche de Jean-Pierre Dupuy dans Pour un catastrophisme éclairé, Quand l'impossible est certain (Paris, le Seuil 2002 ?) et évoquée à la note 9.

[8] Nous pensons en particulier au livre de Perry Anderson, Sur Gramsci et sa thèse voulant que les oppositions gramsciennes soient des des antinomies aux termes irréconciliables, le tout débouchant sur une critique du réformisme sous-jacent aux thèses de l'Eurocommunisme défendu en son temps par le PCI. En associant librement l'approche de Benjamin à celle de Gramsci, nous nous donnons ainsi les moyens d'éviter sans doute un des points incertains de l'approche de Gramsci : celui du rôle effectif joué par l'État ainsi que la place que devrait pouvoir continuer à occuper la guerre de mouvement.

[9] Cité par Maria-Antonietta Macciochi dans Pour Gramsci, Paris, Éditions du seuil, 1974, p. 47. Voir « Un groupe social peut et doit être dirigeant avant de conquérir le pouvoir gouvernemental, dans la mesure où c'est une des conditions principales pour la conquête du pouvoir.

[10] Voir Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Ramig Keucheyan, Paris, La Fabrique éditions, 2011. Cahier 15 : (p. 249) « L'étude des événements qui prennent le nom de crise et qui se prolongent de façon catastrophique de 1929 à aujourd'hui devra retenir particulièrement l'attention. 1) il faudra combattre quiconque veut donner une définition unique de ces événements (…) 2) Quand la crise a-t-elle commencé ? S'agissant d'un développement et non d'un événement, la question est importante. On peut dire qu'il n'y a pas de commencement à la crise en tant que telle, seulement quelques manifestations plus retentissantes qu'on identifie à la crise »

[11] Même si ce n'est pas toujours explicite dans les thèses de Gramsci, on pourrait cependant soutenir que guerres de position et guerre de mouvement sont des moments particuliers d'une guerre plus générale dont il faut reconnaître l'importance de chacun des moments respectifs. Permettant ainsi de moins radicalement opposer –comme on en retrouve cependant la figure dans Les cahiers de prison— révolution permanente et guerre de position.

[12] Il faut donc oser « arrêter le train » et par conséquent choisir... entre ces 2 voies qui –dans les faits— s'offrent à nous : celle d'affronter la catastrophe en faisant feu de toutes les mesures d'urgence qui s'imposent, ou alors celle de s'enfoncer dans des crises multidimensionnelles et chaque fois plus mortifères. Un peu comme le proposait Antonio Guterres le secrétaire général des Nations-Unies en novembre 2022, à Charm-el-Cheikh : « L'humanité a un choix : coopérer ou périr. C'est soit un Pacte de solidarité climatique soit un Pacte de suicide collectif ». https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2022-11-06/cop27-en-egypte/l-inaction-s-apparente-a-un-suicide-collectif-estime-le-chef-de-l-onu.php

[13] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Ramig Keucheyan, Paris, La Fabrique éditions, 2011. P. 200 (cahier 13) À propos de toute analyse concrète des rapports de force : « L'élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée de longue main que l'on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et elle ne l'est que dans la mesure où une telle force existe et où elle est pleine d'ardeur combattive ; c'est pourquoi la tâche essentielle consiste à veiller systématiquement et patiemment à former une telle force, à la développer, la rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même. »

[14] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Ramig Keucheyan, Paris, La Fabrique éditions, 2011 : « Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie aussi, et spécialement, répandre de façon critique les découvertes déjà faites, les « socialiser » pour ainsi dire, et par conséquent faire qu'elles deviennent autant de bases pour des actions vitales, en faire un élément de coordination de l'ordre intellectuel et moral »

[15] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Ramig Keucheyan, Paris, La Fabrique éditions, 2011 : P . 75 (41-12) « Pour la philosophie de la praxis, les idéologies sont loin d'être arbitraires : elles sont des faits historiques réels qu'il faut combattre et dont il faut démasquer la nature d'instruments de domination, non pas pour des raisons de moralité, etc... mais pour des raisons de lutte politique : pour rendre les gouvernés intellectuellement indépendant des gouvernants, pour détruire une hégémonie et en créer une nouvelle, comme un moment nécessaire du renversement de la praxis ».

Gaza, le fascisme et la mort

Il y a certains événements dont on peut dire qu'ils sont devenus de véritables symboles. Par les caractéristiques qu'ils condensent en eux, les tendances qu'ils expriment, ils (…)

Il y a certains événements dont on peut dire qu'ils sont devenus de véritables symboles. Par les caractéristiques qu'ils condensent en eux, les tendances qu'ils expriment, ils font voir mieux que quiconque, l'esprit ou l'âme d'une époque, ou mieux dit les secrets qui hantent tel ou tel moment historique qu'il nous est donné de vivre. Et tel pourrait bien être le cas de Gaza en ce premier tiers du 21ième siècle. (Texte publié initialement dans le numéro 34 des Nouveaux cahiers du socialisme (automne 2025)).

Depuis le 7 octobre 2023, beaucoup de textes bouleversants ont été écrits, beaucoup d'images déchirantes nous sont parvenues sur ce qui s'est déroulé et continue sous nos yeux à se dérouler au cœur de cette petite frange de terre grande comme l'ile de Montréal, là où s'entassent près de 2 millions de Palestiniens dans ce qu'on doit bien appeler une prison à ciel ouvert ; un ciel qui se voit désormais strié de bombardements mortifères. Depuis maintenant 2 ans et à la suite d'une attaque surprise et meurtrière du Hamas ayant fait près de 1200 victimes, l'État d'Israël s'est lancé dans des représailles vengeresses aux dimensions génocidaires. Sous la conduite du premier ministre Nétanyahou et d'un gouvernement sioniste d'extrême-droite –le plus à droite qui n'ait jamais été nommé dans ce pays—, on y a ainsi multiplié bombardements ravageurs, déplacements incessants des populations civiles, attaques au sol et assassinats ciblés, tout en usant sans vergogne de l'arme de la famine, et on n'a pas hésité à s'en remettre à l'intelligence artificielle ou à des robots tueurs pour, assure-t-on, traquer les combattants du Hamas, mais au passage assassiner femmes, enfants et civils innocents ainsi que détruire écoles, mosquées et hôpitaux. À ce jour, plus de 65 000 morts recensés officiellement (dont 85% de civils) et au moins 165 000 blessés, sans parler de tous ceux et celles –probablement un nombre équivalent au aux morts déjà recensés—, qui ont disparu sous les montagnes de décombres et de ruines qui aujourd'hui recouvrent de leur poussière de mort, une grande partie du territoire de Gaza.

Crimes de guerre, épurations ethniques, intention génocidaire caractérisée, cruautés rappelant celles de l'ère nazie, on ne sait plus aujourd'hui comment dénommer ce qui est en train de se passer et dont pourtant les images ne cessent d'envahir notre quotidien. Et cela d'autant plus que ceux qui en sont les responsables politiques premiers et sont poursuivis par la justice internationale (Benjamin Netanyahou Itamar Ben Gvir, Yoav Gallan, etc.), prétendent agir au nom de ceux qui en Europe dans les années 1940 a été victime d'un véritable holocauste ayant conduit à l'extermination de près de 6 millions de personnes. Et dans quel monde vit-on pour que de telles horreurs –au vu et au su de tant d'État dits démocratiques— puissent être infligées au peuple palestinien qui –au-delà de toutes les limitations politiques qui sont les siennes— demande simplement qu'à l'égal du peuple israélien, on lui reconnaisse le droit à l'auto-détermination, le droit de vivre en paix sur la terre qu'il habite ?

Bien sûr, beaucoup connaissent les explications classiques, et pour une part indéniablement justes, qui nous rappellent que tout cela perdure parce que les dirigeants sionistes de l'État d'Israël peuvent compter sur l'appui indéfectible –économique comme militaire— de l'impérialisme états-unien. Un impérialisme dont les intérêts économiques au Moyen-Orient sont –via le pétrole— tout à fait vitaux, et qui désormais talonné par la puissance chinoise, se voit conduit à intervenir de manière encore plus agressive que par le passé pour tenter d' y maintenir sa préséance.

Mais justement, il faudrait –au regard de l'évolution du monde et des tensions géopolitiques grandissantes que nous connaissons— aller plus loin et s'interroger sur ce qu'il en est des tendance de fond qui traversent le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui, et plus particulièrement sur ce que certains ne craignent pas d'appeler un processus à l'oeuvre... de fascisation du monde. Depuis cette perspective, on considère en effet que le capitalisme –de par ses caractéristiques mêmes— porte en ses entrailles, la menace fasciste, tout comme la nuée porte l'orage, et qu'il suffit de certaines conditions données pour qu'on puisse la voit ré-apparaître.

La fascination pour la mort

Certes, qui dit processus de « fascisation à l'oeuvre » » ne dit pas nécessairement répétition à l'identique des années 1930, mais tout au moins reprise sur un autre mode de cette fascination pour la mort dont le nazisme avait fait une de ses caractéristiques. C'est en tous cas la thèse de Ian Allan Paul – un jeune artiste et théoricien transdisciplinaire états-unien [1]. Prenant appui sur les analyses menées en son temps par Walter Benjamin concernant l'esthétisation de la violence promue par les nazis, tout en tentant au passage de réactualiser la démarche du situationniste français Guy Debord, il va ainsi parvenir à nous faire mieux voir, pour l'ici et maintenant de nos vies, les formes très actuelles et très concrètes que peut prendre ce processus de fascisation en marche. L'intéressant cependant, c'est qu'il va mettre au centre de son analyse, aux côtés bien sûr de l'accumulation capitaliste de biens marchands, l'accumulation d'images et de spectacles qui, selon lui serait une des caractéristiques marquantes du capitalisme mondialisé contemporain. Car selon lui, c'est ce qui explique que s'impose à l'humanité d'aujourd'hui –via les médias sociaux et le flux incessant d'images éphémères— de nouveaux rapports froids, marchands et essentiellement comptables... avec la mort.

Ayant défini le fascisme comme étant une « fascination pour la mort, un culte de la mort », tout part selon lui du fait que la mort et la désolation dans les sociétés capitalistes d'aujourd'hui, se confondent désormais avec l'organisation de nos vies (...), faisant que « la vie est de plus en plus vécue comme le premier plan fragile d'un paysage dont l'arrière plan s'épaissit de mort ». Et il ajoute d'une formule très forte : « Partout dans le monde, le même calcul mortel est à l'oeuvre : d'un côté de l'équation, il y a l'accumulation de richesses, et de l'autre la désolation de la vie (...) Un peu comme des jardins privés soigneusement entretenus par des paysagistes, au moment même où d'immenses forêts tropicales montrent les premiers signes d'un effondrement irréversible.”

C'est donc, pour Ian Alan Paul, tout à la fois cette étroite intrication de la vie et de la mort, de la richesse et de la désolation, au sein du système capitaliste qui serait, en étant poussée à l'extrême, le trait dominant des sociétés de classe d'aujourd'hui, faisant que deux mondes profondément séparés existent pourtant dans un même monde, et que la richesse accumulée ne peut jamais être totalement séparée ou complètement isolée « de l'accumulation de violence et de destruction nécessaire pour la produire, la maintenir et la défendre ».” Les rêves morbides de Trump et de Netanyahou, proclamant haut et fort en conférence de presse qu'on devrait rebâtir par dessus les champs de ruines qu'ils se sont tous deux acharnés à démultiplier sans vergogne à Gaza, une Riviera de luxe pour les riches élites du Moyen-Orient, ne ressortent-ils pas précisément de cette infernale logique ?

Réorganiser la vie à partir de la mort

Ian Alan Paul s'arrête cependant plus spécialement sur le rôle jouée par les images. Et dieu sait si à Gaza, malgré les interdictions proférées par l'armée israélienne et les quelques deux cents journalistes assassinés sur place, ces images –justement par leur caractère à la fois rare, flou et toujours extrême— ont joué un rôle essentiel. Pourtant pour lui, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, ces images ne nous ont pas seulement éveillé éventuellement aux atrocités qui y étaient commises, elles en ont en même temps terriblement banalisé la portée. Selon lui en effet : “Lorsque la société capitaliste objective la mort sous forme de photos en ligne, de vidéos et nombreuses autres formes visuelles, elle lui donne l'apparence d'une marchandise comme une autre, que l'on peut regarder et consommer quand on le souhaite, que l'on peut faire circuler ou échanger, puis ensuite ignorer et mettre de côté au besoin, alors que la mort elle-même se propage de plus en plus largement et avec de moins en moins d'inhibition.” Et il ajoute : « Tout comme le flux infini de marchandises jetables se reflète dans le caractère jetable des travailleurs qui les produisent, le caractère jetable de la vie en général se reflète désormais dans les images de la mort, que l'on peut tout aussi facilement faire défiler, rafraîchir, monétiser, suivre, supprimer et éliminer. Pour le capitalisme, il s'agit d'organiser formellement la visibilité de la mort de manière à ce qu'elle n'apparaisse que de manière fugace avant d'être éloignée ou expulsée.”

D'où la conclusion qu'il en tire et qui ne peut que nous porter à la réflexion : “Le fascisme est une forme de société fondée sur la réorganisation de toute la vie sociale à partir de la mort. Il s'agit d'intensifier une certaine indifférence passive à l'égard de la mort de telle sorte qu'elle commence à se transformer en un désir actif de la mort. Le fascisme qui a toujours déjà été une potentialité du capitalisme, se déploie dans la culture comme une esthétisation croissante de l'anéantissement, cultivant une société toujours plus captivée par les images de sa propre désolation, invitant chacun à chercher de nouveaux modes de vie dans les spectacles de la mort.” Et il ajoute : “Si le capitalisme dégouline et suinte de sang et de saleté, il garde l'apparence d'un emballage clinquant et proprement exposé dans les rayons d'un magasin. Il en va de même pour la mort produite par le capitalisme ; elle apparaît comme formellement séparée de sa réalité afin d'en faciliter la consommation. La société dispose de la vie, et ce faisant l'écroule sous la mort, pour ensuite se débarrasser à nouveau de la mort”.

Qu'est-ce que cela signifie dès lors pour nous d'être pris, ou plus encore engloutis par ce flot d'images incessantes et éphémères ? Pour Ian Alan Paul : la réponse coule de soi : parce que (...) « la mort est abordée comme un simple produit de la société capitaliste », et parce que « la vie s'organise chaque jour davantage autour de la mort en accueillant chaque jour davantage l'image de la mort », on finit par s'éprendre de l'idée que « certains sont faits pour vivre et d'autres pour mourir, de saisir la vie et la mort simplement comme des entrées supplémentaires dans le bilan comptable du capitalisme. »

On le voit le constat est dur et implacable. Il nous aidera cependant à ne pas réduire Gaza à ce terrible drame humain dont s'apitoient si hypocritement quelques-unes des chancelleries européennes les plus en vue. Il nous aidera aussi à ne pas voir ce qui se passe à Gaza comme étant seulement une seconde Nakba, plus dévastatrice encore que ne le fut la première de 1948. Car Gaza pourrait bien être vu aussi, comme ce lieu d'humanité où en ce premier tiers du 21ième siècle, se montrent sans fard les traits possibles d'un monde à venir, les tendances fascisantes et menaçantes à travers lesquelles il tend chaque fois plus à se déployer. Y compris dans les pays occidentaux dits « démocratiques ». Parce que la mondialisation néolibérale tend désormais de plus en plus à enserrer l'humanité dans un même destin, et parce que ses acteurs principaux sont aussi nos voisins ou agissent à la manière de puissants lobbies influençant jusqu'à nos propres gouvernements, tout ce qui s'y passe nous concerne donc au premier chef. Comme un avertissement d'incendie, ou à la manière d'une formidable sonnette d'alarme, Gaza nous parle donc de notre monde, des possibles et menaces qui le guettent... et cela, quelle que soit la distance qui nous en sépare ! Saurons-nous désormais en prendre acte ?

Pierre Mouterde
Québec, le 23 septembre 2025

XXXX


[1] Voir Ian Alan Paul : https://lundi.am/Le-fascisme-et-le-spectacle-de-la-mort. Toutes les citations de Ian Alan Paul, rapportées ici, proviennent de cet article.

Surproduction et guerre des prix, en Chine et dans le monde

2 décembre, par Rolando Astarita — , ,
Dans des articles précédents, j'ai déjà présenté l'explication de Marx et Engels sur les crises dues à une surproduction. L'idée centrale est que, poussées par la concurrence, (…)

Dans des articles précédents, j'ai déjà présenté l'explication de Marx et Engels sur les crises dues à une surproduction. L'idée centrale est que, poussées par la concurrence, les entreprises ont tendance à augmenter leur production au-delà de ce que la demande peut absorber. Ainsi, à un certain moment, les marchés arrivent à saturation, les prix, les profits et les investissements chutent, la demande et la production baissent. À son tour, la surproduction peut déclencher une crise financière (les banques et les investisseurs financiers ne récupèrent pas leurs prêts, des faillites surviennent, etc.). Et même si la crise financière n'éclate pas, la surproduction peut se maintenir dans des secteurs entiers pendant de longues périodes, entraînant une croissance faible et un chômage persistant.

Tiré de A l'Encontre
25 novembre 2025

Par Rolando Astarita

Étant donné que la théorie des crises de surproduction est rejetée par une majorité de marxistes, j'ai présenté des données sur les crises du XIXe siècle, ainsi que les écrits de Marx et Engels à ce sujet. J'ai également présenté des faits et des données qui montrent l'existence d'une surproduction dans les mois qui ont précédé le déclenchement des grandes crises du XXe siècle (la dépression aux États-Unis de 1929 à 1933 en premier lieu), et la crise de 2007-2009. J'ai également présenté la surproduction actuelle en Chine et dans des secteurs importants de l'économie mondiale (voir l'article sur mon blog en date du 20.12.2024). Dans le présent article, je mets à jour les données sur la surproduction en 2024 et 2025, les guerres des prix et la baisse de rentabilité dans les industries de l'acier, de l'automobile, du béton, des panneaux solaires, de la chimie et de la pétrochimie en Chine, ainsi que leurs répercussions mondiales. Nous nous appuyons à la fois sur des publications dans les médias et sur des rapports d'analystes et de consultants du secteur.

Acier

Le Comité de l'acier de l'OCDE affirme que les exportations d'acier en provenance de Chine continuent de réduire la part de marché des producteurs d'acier des pays membres de l'OCDE.

Entre 2020 et 2024, les exportations chinoises d'acier ont doublé, et en 2025, elles ont encore augmenté de 10%. « La surcapacité mondiale en acier augmente cette année à son rythme le plus rapide depuis la crise financière mondiale de 2009 et pourrait dépasser 680 millions de tonnes métriques [mmt] », affirme le Comité de l'acier. La capacité mondiale de production d'acier a augmenté pendant sept années consécutives, et l'OCDE prévoit qu'elle atteindra plus de 2,5 milliards de mmt d'ici la fin 2025. Outre la Chine, la capacité de production a augmenté rapidement en Inde, dans la région de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) et au Moyen-Orient.

Après avoir atteint un niveau record de 118 mmt en 2024, la hausse supplémentaire de 10% des exportations chinoises d'acier au cours du premier semestre de cette année 2025 a déprimé les conditions financières de la plupart des fabricants d'acier à travers le monde, selon Sheryl Groeneweg et LievenTop, responsables du Comité acier (cités dans « China's “nonmarket policies” decried by OECD », Recycling Today, 13 novembre 2025)

Selon l'OCDE, la capacité de production mondiale d'acier augmentera de 6,7% entre 2025 et 2027 pour atteindre un niveau record de 721 millions de tonnes métriques. Cependant, la demande ne progressera que de 0,7% par an jusqu'en 2030. Cela est dû à la surproduction d'acier de la Chine. Il existe donc une pression à la baisse sur les prix.

« La guerre des prix entre les producteurs d'acier en Chine a provoqué une crise dans l'industrie mondiale. La Chine, qui assure 56% de la production mondiale d'acier, fait face à des pressions internationales pour réguler ses prix, ce qui a conduit à une concurrence déloyale et à la mise en œuvre de mesures de protection. Une initiative de l'Union européenne vise à doubler les droits d'importation sur l'acier chinois, les faisant passer de 25% à 50%. En Amérique latine, les producteurs réclament également des mesures protectionnistes. Ils affirment que l'Europe et les États-Unis renforcent leurs barrières protectionnistes. Selon les entrepreneurs, l'industrie a besoin d'un taux d'utilisation minimum de 80% de sa capacité installée, alors qu'il est aujourd'hui de 65% au Brésil » (…) Suite à la guerre des droits de douane menée par Trump, le géant asiatique s'est retrouvé avec une production disponible qu'il ne parvient pas à écouler et qu'il cherche à vendre à des prix plus bas. Selon le secteur, si la tendance actuelle se poursuit, on estime qu'à la fin de 2027 l'industrie mondiale disposera d'une capacité de production inutilisée de 721 millions de tonnes d'acier, ce qui conditionnera les flux mondiaux. (Esteban Lafuente, “Los empresarios del acero en la región reclaman medidas defensivas contra China”, La Nación, 11/11/2025).

Automobiles

Depuis deux ans, le marché automobile chinois est le théâtre d'une guerre des prix « causée par un excès chronique de capacité de production » (The Economist, reproduit dans La Nación, 27/09/2025).

Aujourd'hui, quelque 130 entreprises locales [en Chine] se concurrencent pour les ventes, mais rares sont celles qui fabriquent des voitures en grande quantité. Si toutes fonctionnaient à pleine capacité pendant un an, elles produiraient deux fois plus de voitures qu'il n'y a d'acheteurs. La conséquence de cette surcapacité a été une guerre des prix féroce. Le prix moyen des voitures a chuté de 19% au cours des deux dernières années, pour atteindre environ 165 000 yuans (23 000 dollars américains), selon les estimations de la banque japonaise Nomura. Certains modèles ont subi des réductions ponctuelles de 35% de leur prix. Bien que les ventes continuent de progresser (7% cette année, pour atteindre environ 24 millions de véhicules), les profits ont diminué ou des déficits ont été enregistrées.

Au cours des cinq premiers mois de 2025, le bénéfice net total du secteur (y compris celui des constructeurs étrangers) a chuté de 12% en glissement annuel, à 178 milliards de yuans (24,5 milliards de dollars), selon le Bureau national des statistiques. Même les entreprises qui réussissent ressentent la pression : au premier semestre, les bénéfices nets de Geely [en 2010, Geely a racheté la suédoise Volvo à Ford] ont chuté de 14%. Plus surprenant encore, le 1er septembre, BYD a annoncé une baisse de 30% de ses bénéfices nets au deuxième trimestre, alors que ses revenus ont augmenté de 14%. Les fournisseurs/sous-traitants souffrent également : certains auraient fermé leurs portes, tandis que les constructeurs retardent leurs paiements jusqu'à six mois.

Les entreprises étrangères, déjà à la traîne face au rythme de l'innovation chinoise, sont également écrasées. Elles dominaient auparavant le marché chinois, mais la part des marques locales est passée de 34% en 2020 à 69% au cours des quatre premiers mois de 2025, selon l'Association chinoise des constructeurs automobiles. La guerre des prix a accéléré la chute : comme le souligne Patrick Hummel [à la tête de la recherche sur l'automobile] de UBS, « ils ne peuvent pas rivaliser avec les locaux dans une guerre des prix ».

BYD est le plus important constructeur de véhicules électriques en Chine. « En mai, les réductions de prix effectuées par BYD ont déclenché une nouvelle vague de fortes remises chez les concurrents, provoquant des plaintes dans les médias et les institutions d'État au sujet de l'« involution », un terme désignant la concurrence destructrice. En juin, les autorités ont convoqué les constructeurs à Pékin et leur ont demandé de mettre fin aux remises et d'accélérer les paiements aux fournisseurs. Plusieurs grandes entreprises ont promis de payer dans un délai maximum de 60 jours.

Dans le même ordre d'idées : « La Chine est en train de conquérir le monde des véhicules électriques. Ses constructeurs automobiles produisent beaucoup plus que n'importe quel autre pays et les surpassent en matière d'innovation. (…) Au cours des cinq derniers mois, les voitures à batterie et les hybrides rechargeables ont représenté plus de la moitié des ventes totales. Mais si l'on examine de plus près l'industrie, le tableau n'est pas rose. La concurrence féroce entre les constructeurs automobiles est déjà devenue impitoyable, et une cinquantaine de constructeurs se disputent les clients et baissent leurs prix sans cesse. Les producteurs, qui font face à des pertes catastrophiques, ont du mal à payer les entreprises qui leur fournissent leurs pièces. Et pourtant, ils continuent à contracter des emprunts auprès des banques d'État pour construire davantage d'usines, ce qui entraîne une importante surcapacité. Cette frénésie a attiré l'attention des plus hautes instances du gouvernement chinois. Les responsables ont lancé une campagne contre l'« involution », qu'ils définissent comme une « concurrence excessive » (The New York Times, Keith Bradsher, « Why China Is Trying to Tame Its Electric Car Frenzy », 2/09/2025).

En 2025, les exportations automobiles de la Chine ont dépassé les six millions d'unités, soit environ 10% du marché mondial de l'automobile hors Chine.

Béton, ciment

La Chine représente environ 50% de la production mondiale de ciment. Pendant des années, cette production a alimenté des projets d'infrastructure de grande envergure : voies ferrées pour trains à grande vitesse, villes en expansion et innombrables constructions résidentielles. Cependant, divers facteurs ont convergé pour créer un excédent de production.

Tout d'abord, le ralentissement du marché hypothécaire. La crise de la dette d'Evergrande [grand promoteur immobilier, radié en août 2025 de la bourse de Hongkong, sa filiale automobile est aussi en crise] et les défauts de paiement qui ont suivi ne sont que les symptômes les plus visibles de problèmes structurels plus profonds. Le nombre de nouvelles constructions a considérablement diminué. La demande de ciment s'est fortement affaiblie depuis 2021 en raison de la chute des investissements immobiliers et du ralentissement de la construction d'infrastructures, ce qui se traduit par une baisse de 23% de la production nationale de ciment entre 2021 et 2024, selon les données de la China Buildings Materials Federation (Cement overcapacity high on agenda – Chinadaily.com.cn).

Ensuite, à mesure que la demande de ciment diminue, celle de minerai de fer et d'acier [pour béton armé] diminue également. La demande de transport de matières premières et de produits finis diminue également, entraînant une baisse des tarifs globaux du transport. La production de ciment utilise du charbon. Par conséquent, la demande mondiale de charbon diminue également, tout comme les prix.

Panneaux solaires

Le ministère chinois de l'Industrie et des Technologies de l'information fait pression sur les principaux fabricants pour qu'ils prennent des mesures énergiques afin de mettre fin à la concurrence désordonnée via une guerre des prix et de promouvoir la réduction ordonnée des surcapacités de production vieillissantes. Le quotidien officiel People's Daily a publié en première page un commentaire critiquant les guerres de prix destructrices et appelant à des réformes pour rétablir l'ordre sur le marché (cité dans PV Magazine du 7 juillet 2025 : « China moves to curb solar overcapacity, stabilize pricing », pv magazine International) : « La situation est grave. Les principaux producteurs de panneaux solaires ont enregistré des pertes cumulées de 2,8 milliards de dollars au premier semestre 2025, soit le double des pertes de l'année précédente. À eux seuls, les quatre plus grands producteurs, LONGI, Jinko Solar, Trina Solar et JA Solar, ont perdu 1,54 milliard de dollars au premier semestre. (…) La surcapacité est massive. Les fabricants mondiaux (principalement chinois) sont en mesure de produire plus du double des panneaux que le monde achètera en 2025. Le taux d'utilisation des capacités de production de panneaux solaires s'est élevé en moyenne à 24,9% entre 2008 et 2023, ce qui indique des graves surcapacités. »

Plus de 40 entreprises ont fait faillite ou ont été vendues depuis 2024. En 2024, les principales entreprises ont licencié près d'un tiers de leurs salarié·e·s (environ 87'000 travailleurs/travailleuses). La demande est toutefois restée stable : au cours du premier semestre 2025, la Chine a installé 212 GW de nouvelle capacité solaire, soit le double par rapport à la même période en 2024. Par ailleurs, les exportations chinoises de panneaux solaires ont augmenté de 73% au cours du premier semestre 2025.

De nombreuses entreprises sont en train de former un cartel de type OPEP avec un fonds de 7 milliards de dollars pour racheter et fermer les entreprises pas assez rentables. Les prix ont commencé à se stabiliser. Ils devraient toutefois rester bas au cours des deux prochaines années (Quantessa : China's Solar Collapse : Overproduction Crisis).

Pétrochimie

La situation dans le secteur pétrochimique est quelque peu différente des précédentes, car la croissance de la production chinoise ces dernières années s'inscrit dans un contexte de surproduction mondiale. Nous reproduisons ici des extraits d'un rapport de septembre 2025 élaboré par Chemicals Consulting.

« L'industrie pétrochimique se trouve à un tournant critique et traverse l'une des périodes les plus difficiles de son histoire récente. Le marché est grevé par une offre excédentaire persistante et une faible croissance de la demande. Le déséquilibre entre l'offre et la demande a fortement pesé sur la rentabilité et poussé de nombreux producteurs à déclarer l'état de crise. Cela se traduit par de multiples fermetures d'usines, les acteurs du secteur luttant pour assurer leur pérennité dans un secteur de plus en plus concurrentiel et en pleine mutation. Dans le même temps, l'industrie subit simultanément l'influence plus large de la transition en matière d'énergie, qui exige des niveaux élevés d'investissement dans la décarbonisation, la circularité et d'autres filières durables. Une grande partie du problème actuel est liée à une période prolongée d'expansion des capacités, en particulier en Chine. Cela a exercé une pression forte à la baisse sur les marges (de rentabilité) de l'industrie et a fondamentalement modifié le paysage concurrentiel. » (https://www.woodmac.com/news/opinion/petrochemicals-in-peril-oversupply-crisis-and-energy-transition-threaten-industry-survival/)

Le rapport souligne que les producteurs qui possèdent des usines anciennes ou non intégrées sont exposés à un risque élevé de fermeture. De nombreux producteurs du secteur de la chimie en Europe et dans certaines régions d'Asie ont fermé leurs portes. L'expansion agressive des capacités de la Chine et sa volonté de sortir de la dépendance vis-à-vis des importations d'énergie ont contribué de manière significative à la surabondance structurelle de l'offre de produits de base pétrochimiques et de polymères. Cela a entraîné des taux de fonctionnement durablement bas dans la plupart des maillons de la chaîne de valeur. La Chine n'absorbe plus les excédents de production mondiale et devient même un exportateur de certains produits.

La capacité mondiale de production d'éthylène (hydrocarbure insaturé) a augmenté de plus de 40 millions de tonnes entre 2020 et 2025, environ 70% de cette nouvelle capacité ayant été construite en Chine. Au cours de la même période, la demande a augmenté d'environ 27 millions de tonnes. Toutefois, cela n'explique que partiellement l'offre excédentaire, dans la mesure où une tendance similaire s'est produite entre 2015 et 2020, lorsque les augmentations nettes de capacités productives ont dépassé la croissance de la consommation d'environ 11 millions de tonnes. En conséquence, le taux moyen mondial d'utilisation des capacités des usines d'éthylène s'établit à environ 80%.

Ce même rapport souligne que les taux de marge dans la production du polyéthylène (PE) ont été négatifs depuis 2022, mais que cela a été compensé par les taux de marge positifs pour l'éthylène jusqu'au second semestre 2024. Cependant, en 2024 les profits sur l'éthylène ont été négatifs. Des usines ont fermé en Malaisie, aux Philippines et au Vietnam.

Actuellement, les producteurs chinois Sinopec et PetroChina connaissent également des difficultés. Ils ont pris des mesures pour fermer les usines les plus anciennes afin de les remplacer par des usines plus modernes et intégrées. En Europe, des entreprises telles que Dow, Exxon, LyondellBasell, SABIC, TotalEnergies et Versalis ont réduit leurs activités. Les coûts de l'énergie ont augmenté en Europe et il existe des coûts liés à la réduction des émissions de carbone conformément aux politiques environnementales de l'Union européenne.

Pression sur le marché mondial

Actuellement, la part de la Chine dans l'industrie mondiale est de 30%. La surproduction submerge le marché mondial.

Cela apparaît également dans le graphique sur la production de véhicules, portant sur les ventes intérieures et les exportations :

D'autre part, les investissements directs à l'extérieur (IDE chinois). Depuis le second semestre 2022, on observe une augmentation soutenue des IDE. La Chine est passée du statut d'importateur net de capitaux à celui d'exportateur. L'ASEAN a été la principale destination des investissements en 2022 et 2023. La Hongrie est le principal destinataire en Europe. Son évolution récente est présentée dans le tableau ci-dessous :

Tout porte à croire que la pression de la surproduction et du surinvestissement (suraccumulation) au niveau mondial va s'intensifier dans les années à venir. La guerre commerciale actuelle – l'offensive de Washington sur les tarifs douaniers et les réponses des pays concernés – s'inscrit dans ce contexte.

En conclusion

La surproduction est le résultat de la lutte – une véritable guerre à mort – que se livrent les capitaux pour s'imposer. Cette guerre est la raison pour laquelle les capitaux ne peuvent contrôler les prix et la production. Comme le soulignait Marx, « la concurrence impose à chaque capitaliste individuel de se soumettre à la contrainte extérieure des lois immanentes du mode de production capitaliste. Elle contraint à étendre sans cesse son capital pour le conserver, et il ne peut l'étendre qu'au moyen d'une accumulation progressive » (Karl Marx, Le Capital, traduction 4e édition allemande, sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Ed. Sociales, 1983, p. 663-664). Mais cette impulsion à étendre la production au-delà de ce que le marché peut absorber conduit inévitablement à la surproduction et aux crises. C'est ce qu'Engels appelait, à la suite de Fourier, la « crise pléthorique », ou crise de l'abondance [voir Engels, l'Anti-Dühring, Ed. Sociales 1950, p. 316]. Elle exprime la contradiction entre la production, de plus en plus sociale, et l'appropriation capitaliste. La capacité explicative de la théorie marxiste de l'accumulation et de la crise du capitalisme apparaît ici avec toute sa force. (Article publié par Rolando Astarita sur son blog le 23 novembre 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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Lancement du Comité international de la Conférence antifasciste et pour la souveraineté des peuples qui se tiendra à Porto Alegre du 26 au 29 mars 2026

2 décembre, par Collectif — ,
Ce vendredi 28 novembre 2025 a eu lieu le lancement du Comité international de la Conférence antifasciste et pour la souveraineté des peuples, qui se tiendra du 26 au 29 mars (…)

Ce vendredi 28 novembre 2025 a eu lieu le lancement du Comité international de la Conférence antifasciste et pour la souveraineté des peuples, qui se tiendra du 26 au 29 mars 2026 à Porto Alegre. La réunion virtuelle, dirigée par le comité brésilien depuis la capitale de l'État de Rio Grande do Sul, a réuni plus de 80 camarades de différentes parties du monde, dont l'historien belge Eric Toussaint, figure de proue du mouvement altermondialiste et promoteur direct de la conférence, et a bénéficié de traductions en français, anglais et espagnol.

Le conseiller municipal Roberto Robaina, président du PSOL de Porto Alegre et l'un des coordinateurs de l'événement, a ouvert la réunion en soulignant l'importance de débattre de l'antifascisme au niveau international pour le combattre. Il a expliqué que la première étape de l'événement a été franchie grâce à une articulation entre le PSOL et le PT, puis à l'incorporation du PC do B et à l'adhésion déterminante d'organisations sociales. Il a souligné la participation du Cpers-Sindicato, de la CUT et, en particulier, l'intégration immédiate du Mouvement des Sans Terre au comité organisateur, ce qui a garanti que le processus s'inscrive dans l'unité de la gauche et dans la force des mouvements de la classe ouvrière.

Roberto Robaina a ajouté que les Forums sociaux mondiaux, organisés à Porto Alegre au début des années 2000, ont servi d'inspiration pour la conférence à venir.

« Les forums ont été des moments importants, à cette occasion, pour le rassemblement. Ils ont eu un réel impact sur la situation politique et internationale. Nous nous sommes donc également inspirés de cet objectif, mais avec un axe plus concret, à partir de la nécessité de lutter contre le fascisme », a-t-il expliqué. « Dès le début, nous avons eu une articulation internationale initiale à partir des initiatives d'Eric Toussaint et, par conséquent, nous sommes ici aujourd'hui grâce à l'articulation du comité local et de ceux qui sont déjà ici, à ceux qui étaient impliqués dans le travail international. Et j'ai vu ici que nous avons les conditions pour organiser une conférence internationale très représentative de par la nature même de la réunion que nous organisons », a-t-il conclu.

Affirmant que c'était une fierté pour la ville d'accueillir à nouveau un espace de débat de cette envergure - surtout après que le pays ait été gouverné par « l'une des principales expériences d'extrême droite au monde » -, le président du PT de Porto Alegre, Rodrigo Dilélio, a présenté la proposition initiale d'environ 10 axes élaborée par le comité local, pour examen par les collaborateurs internationaux.

● L'offensive de l'extrême droite dans le monde : causes, conséquences et défis
● La solidarité entre les peuples et la lutte anti-impérialiste, qui serait le deuxième axe
● Le Brésil sous la menace de l'extrême droite et de l'impérialisme
● La résistance palestinienne au sionisme et au génocide
● La confrontation des travailleurs au néolibéralisme et au fascisme
● La lutte contre le fascisme dans les Amériques
● La lutte pour la réforme agraire dans le contexte du changement climatique
● Antiracisme, féminismes et droits civils dans la lutte contre le fascisme
● Résistances, articulations et alternatives démocratiques
● Assemblée générale et adoption de la Charte de Porto Alegre

« Je conclurai en disant qu'ici, à Porto Alegre, et dans diverses organisations ici au Brésil, il y a une grande attente quant à l'adhésion déjà manifestée par beaucoup d'entre vous. Et nous pensons que nous allons organiser un grand événement avec une grande marche le 26 mars. Nous allons travailler dur pour pouvoir vous accueillir », a ajouté Dilélio.

Raul Carrion, ancien député d'État et membre du Secrétariat aux relations internationales du PCdoB (Parti communiste du Brésil), a présenté certaines des 73 entités qui ont déjà adhéré localement à la conférence, telles que six centrales syndicales, le MST, la Confédération des travailleurs agricoles, la Confédération nationale des associations de résidents, l'Union nationale des étudiants, l'Union brésilienne des étudiants du secondaire, le Comité brésilien du Forum social mondial, des entités luttant pour l'émancipation des femmes, des entités antiracistes et des intellectuels. Il en a également profité pour faire des observations sur les axes proposés pour approbation par le Comité international :

« Les axes de base ne sont évidemment pas immuables, ils sont ouverts à des modifications. Mais il faut dire qu'ils sont le résultat d'un long et minutieux travail, qui remonte à l'événement prévu pour 2024 et qui a fait l'objet d'intenses discussions au cours de l'année 2025, en tenant compte des profonds changements survenus sur la scène internationale. Il est également important de mentionner qu'outre les tables rondes organisées autour de ces axes centraux, il y a de la place pour des tables rondes autogérées qui aborderont d'autres thèmes. Et face à l'impossibilité pour tous de participer aux tables rondes en tant qu'intervenant-es, l'idée est également de désigner à l'avance des discutant-es, qui interviendront brièvement pour donner leur avis et poser des questions sur les thèmes abordés. »

Raul Carrion a ajouté : « Le titre de notre conférence exprime la conviction qu'il est impossible de combattre le fascisme — qui naît du sein du grand capital monopolistique — sans combattre l'impérialisme, et vice versa. »

La parole a ensuite été donnée à Eric Toussaint, qui a commencé par exprimer son enthousiasme face à la capacité de la Conférence internationale antifasciste à rassembler des forces politiques diverses appartenant au camp populaire, avec des partis, des mouvements sociaux, des syndicats, des organisations paysannes, féministes, antiracistes, des associations d'éducation permanente et toutes sortes de mouvements qui « jouent un rôle fondamental si nous voulons vaincre les nombreuses agressions impérialistes et la montée du néofascisme »

« À ce jour, nous pouvons déjà dire que des militants et des organisations de plus de 40 pays ont confirmé leur volonté de se rendre à Porto Alegre et participent à la réunion d'aujourd'hui. Participent présentement à cette réunion en ligne des camarades qui vivent au Mexique où il est 7h du matin, des camarades qui sont en Inde où il est 18H30, des camarades des Philippines où il est 21 heures et des camarades qui sont en Australie où il est passé minuit. Nous couvrons ici tous les continents, et il y a une nouveauté : l'Afrique. Nous avons une représentation significative de l'Afrique subsaharienne (Mali, Côte d'Ivoire, République démocratique du Congo, Kenya, Afrique du Sud), de l'Afrique du Nord et de la région arabe. Tout cela est extrêmement positif. Cela nous permet de penser que nous allons vraiment faire un pas en avant », a-t-il déclaré.

En tant que contribution à la réussite de l'événement, Toussaint a évoqué la possibilité de créer des comités unitaires de promotion et de mobilisation vers Porto Alegre dans des pays comme l'Italie, la France, le Mexique, Porto Rico et l'Argentine, afin de faire la plus grande publicité possible à la conférence et d'envoyer des délégations. Et il a ajouté :

« Et il est très important que, dans cette prochaine étape, vous ayez la possibilité d'enregistrer des propositions d'ateliers auto-gérés que nous allons développer à partir de l'expérience du Forum social mondial afin de faire remonter toutes les propositions. Dans certains cas, il faudra proposer de fusionner certaines activités, c'est-à-dire d'agglutiner les activités proposées sur le même thème, ce qui contribuera à approfondir la collaboration entre les organisations de différents continents ».

« Rappelons également que la prochaine édition du Forum social mondial aura lieu au Bénin, en Afrique de l'Ouest, en août 2026, et que nous pourrons y présenter les résultats de la conférence de Porto Alegre. »

Participations

À l'issue du premier segment, la présidente du PSOL du Rio Grande do Sul, Gabrielle Tolotti, a rappelé que l'idée de la réunion était de formaliser le comité international et a proposé une nouvelle date de réunion avant Noël 2025. Elle a ensuite donné la parole aux participant-es pour qu'ils/elles commentent ce qui avait été proposé.

Nicoletta Grieco, de la Centrale syndicale italienne CGIL et du Réseau international des syndicats antifascistes, a pris la parole en premier. Dans sa communication, elle a remercié pour l'invitation et a fait savoir qu'elle s'était engagée à la fois pour la Conférence internationale antifasciste de Porto Alegre et pour un événement international contre le fascisme à Buenos Aires, qui se tiendra du 23 au 25 mars 2026.

« Je tiens simplement à vous informer que nous ne pourrons très probablement pas être présents dès le premier jour à la conférence et je vous demande, si possible, d'ajuster légèrement le programme afin d'organiser notre participation. Nous avons déjà fait part de notre volonté, nous avons deux événements qui coïncident presque et, par conséquent, en tant que CGIL et Réseau international des syndicats antifascistes, nous sommes très heureux, très contents de participer à cette conférence et nous vous en remercions vivement », a-t-elle déclaré.

L'avocat socio-environnemental Mauri Cruz, membre du Collectif brésilien du Forum social mondial, a souligné dans son intervention l'importance de la coordination avec les partis de gauche « radicalement démocratiques » et la reprise du caractère et de l'importance des processus du Forum social mondial.

« Il nous semble que la Conférence internationale antifasciste joue un rôle important dans la reconstruction du dialogue entre les mouvements et les processus du Forum et notre lutte internationaliste, anticapitaliste et antifasciste. Nous sommes très motivés par ce processus. Comme l'a dit Eric, je pense que nous avançons avec beaucoup de motivation pour organiser un événement qui marque un changement du point de vue de la réarticulation internationaliste dont nous avons besoin. Après nos premiers Forums sociaux mondiaux, nous n'avons pas réussi à retrouver un espace international avec le potentiel des premiers. Et nous sommes dans cette recherche. Et je crois que notre événement peut y contribuer », a-t-il commenté.

Carles Viera, de la Candidatura de Unidad Popular (CUP), en Catalogne, a souligné que la tenue de la conférence « n'est pas seulement opportune et souhaitable, mais absolument nécessaire et indispensable ».

« Notre engagement est donc de participer très activement dans la mesure de nos possibilités, car nous considérons que la mondialisation capitaliste a débouché, entre autres conséquences, sur un processus de mondialisation du fascisme. Un capitalisme et un fascisme de plus en plus militarisés et agressifs. La Palestine est un cas extrême et tragique de cette dynamique ; et la plupart des démocraties libérales ne s'engagent pas sur la voie de la démocratie et du socialisme, mais au contraire sur celle de l'extrême droite et du fascisme. Face à ce phénomène, une unité internationale, mondiale, globale, de la gauche est nécessaire et indispensable pour faire face à ce processus et le renverser. De notre point de vue, une grande alliance internationale antifasciste et aussi, nécessairement et logiquement, anti-impérialiste et anticapitaliste. En ce sens, il nous semble, à moi en tout cas, que la proposition qui a été partagée ici pour l'organisation de ce forum à Porto Alegre en mars est très pertinente. La proposition pour l'événement me semble bien positionnée et bien ciblée. Il en va de même pour le programme proposé, les axes et l'esprit qui ont été partagés ici afin de participer et de faire en sorte que cet événement soit un succès et marque la voie à suivre au niveau mondial pour construire cette Front antifasciste, anti-impérialiste et anticapitaliste », a-t-il exhorté.

Jorge Escalante, du courant Súmate, du parti Nuevo Perú, a souligné que la conférence était l'occasion de concrétiser des campagnes, des actions et différentes initiatives afin que, tous ensemble, nous puissions barrer la route à la progression très dangereuse du fascisme, non seulement dans le monde en général, mais aussi en Amérique du Sud, et il a donné comme exemple la réalité de son propre pays :

« Il est important d'expliquer pourquoi, au-delà de la crise économique, sociale et politique que nous vivons au Pérou, d'autres faits marquent profondément la société, comme la corruption à grande échelle et l'insécurité croissante dans la société péruvienne. Nous devons toujours expliquer l'autoritarisme du gouvernement péruvien actuel et de ses satellites politiques. Il faut les combattre. Pour les combattre, il faut mener une lutte de plus grande envergure. Et c'est précisément cette lutte qui freinera la progression du néofascisme. Il est donc très important pour nous qu'elle s'élargisse et que d'autres secteurs s'y joignent. »

Amarildo, de la Centrale unique des travailleurs (CUT), a profité de son intervention pour suggérer l'élargissement de l'un des axes thématiques de la Conférence internationale antifasciste.

« Dans le cadre de « La lutte des travailleurs contre le néolibéralisme et le fascisme », et compte tenu de la présence de nombreuses organisations syndicales ici à Porto Alegre, nous pourrions également aborder la stratégie syndicale de cette lutte. Pour que nous réfléchissions en tant qu'organisations syndicales à la tâche que nous devons accomplir dans le cadre de cette articulation ; ce front international que nous devons organiser en tant que classe, mais en tant que classe organisée au sein du syndicalisme. C'est une suggestion que nous apportons, et nous en avons discuté avec les centrales latino-américaines et européennes, en particulier », a-t-il déclaré.

De même, Pablo Reimers, secrétaire de la section internationale du Parti communiste chilien, a utilisé l'exemple du Chili pour souligner que le fascisme n'est pas une idée lointaine, mais une terreur qui frappe à notre porte :

« En effet, nous sommes sur le point d'affronter, de disputer, de manière décisive, une élection contre le fils d'un officier SS au Chili. Nous ne parlons pas d'un fascisme, disons, subtil, « repensé », nous parlons du vieux fascisme qui frappe à notre porte et c'est quelque chose qui doit être combattu. Nos ennemis ont construit une internationale, parce que les méthodes sont les mêmes, les structures sont les mêmes, les discours sont les mêmes et la perversion est la même. Dans cette perspective, une réponse s'impose. Nous devons nous réorganiser, établir des liens et définir le rôle que nous jouerons dans la géopolitique et dans notre lutte locale. »

Isaac Rudnick, du mouvement Libres del Sur, en Argentine, a annoncé que la mobilisation des organisations argentines progressait.

« Nous sommes déjà en train de convoquer une réunion à Buenos Aires pour une première participation à la conférence et cela, comme dans le cas de cette réunion, sera certainement la première étape pour que nous puissions ensuite créer des liens avec d'autres organisations qui ont renforcé notre participation. C'est l'occasion de renforcer l'unité qui, en ce moment, est plus nécessaire que jamais, dans ce contexte d'avancée de la droite, de l'extrême droite dans le monde entier, et en particulier en Argentine. Comme vous le savez, nous avons l'un des gouvernements emblématiques de cette extrême droite, qui cause beaucoup de problèmes à la population. Nous sortirons donc certainement renforcés de cette vague pour poursuivre la lutte que nous menons ici », a-t-il déclaré.

Le camarade Sergio García, dirigeant du Mouvement Socialiste des Travailleurs (MST) argentin, a salué la croissance des mouvements antifascistes à travers le monde, en particulier dans son pays : le 24 mars 2026 marquera le 50e anniversaire du coup d'État militaire argentin.

« Cela nous place donc, non seulement le jour de la mobilisation, mais aussi les deux mois précédents, dans une campagne politique très passionnante, qui demande beaucoup d'efforts, un grand effort politique et financier, face au gouvernement d'extrême droite, pour que la célébration des 50 ans du coup d'État soit une célébration de masse. Et nous, au MST, nous avons pris un engagement dans le cadre de notre participation. Mais, quoi qu'il en soit, je tiens également à dire que nous allons faire un effort pour participer avec la délégation à votre événement au Brésil (...) Dans le contexte mondial que nous vivons, la nécessité d'unir nos forces contre l'extrême droite, le fascisme, est une nécessité urgente », a-t-il déclaré.

Ángel Vera, du Parti pour la victoire du peuple (PVP) d'Uruguay, a attiré l'attention sur la nécessité de prendre en compte la spécificité des pays dans la création d'une unité pour lutter contre le fascisme.

« Il n'est pas facile de parler de Frente Amplio (Front large) lorsqu'on exige des critères d'unité au sein de cette diversité permanente et continue. Disons que la montée de l'extrême droite en Uruguay est également l'expression de la crise du modèle dépendant du pays, mais aussi de l'idiosyncrasie uruguayenne. Les conflits se déroulent d'une autre manière, sans la violence qui sévit dans d'autres pays. Il est évident que la défaite des attentes progressistes a ouvert un vide hégémonique, que le bloc dominant a comblé avec le thème de la sécurité, en instaurant certaines formes d'autoritarisme libéral, mais qui ne se sont pas produites de la même manière, avec la même intensité et la même violence que dans d'autres pays. Il y a aussi la question de la subjectivité, car la subjectivité néolibérale autoritaire est également le produit de questions structurelles, telles que la précarisation, la fracture communautaire et la désorientation politique, qui existent également au sein du front large de l'Uruguay. Il est donc nécessaire, sans aucun doute, de construire un mouvement, une théorie, une organisation, avec un horizon, avec un plan », a-t-il ajouté.

Membre du Comité international du Forum social mondial, Patricia Pol, d'ATTAC France, a souligné que, bien que le gouvernement de son pays ne soit pas officiellement d'extrême droite, le pays ressent son poids grâce au soutien des parlementaires de ce secteur au gouvernement Macron. Ainsi, ATTAC estime qu'il est urgent de réfléchir, de discuter et de construire un mouvement social et internationaliste fort :

« Quand Eric a commencé à parler de cette conférence, au Népal, en 2024, dans le cadre du Forum social mondial, en disant que nous devions rassembler les mouvements politiques, sociaux, citoyens et syndicaux, j'ai pensé que oui, c'était quelque chose de très important. Et à Belém, lors du Sommet des peuples, on a également remarqué cette combinaison et cette énergie très importante. Il nous semblait indispensable de faire quelque chose de manière urgente en réunissant ces secteurs. Nous remercions donc également toute l'équipe pour cette conférence. »

La participation de Jorgelina Matusevicius, coordinatrice nationale du mouvement Vientos del Pueblo, a apporté à la conférence internationale un appel direct à la construction de réponses collectives face à l'avancée mondiale de l'extrême droite. Elle a souligné l'urgence de renforcer les espaces internationalistes capables d'articuler des analyses, des stratégies et des expériences concrètes de lutte.

« Pour nous, il est fondamental de renforcer les espaces internationalistes qui permettent d'échanger des outils et des expériences de lutte contre l'extrême droite, dont l'articulation mondiale affecte déjà directement nos pays sur les plans politique, social et culturel. En Argentine, cette offensive s'exprime aujourd'hui par une contre-réforme du travail qui supprime des droits et tente de discipliner la classe ouvrière. C'est pourquoi cette rencontre est importante non seulement pour débattre des idées, mais aussi pour partager des expériences concrètes de lutte et de mobilisation. La dimension culturelle est également centrale, que ce soit par le biais de commissions ou d'événements artistiques, car elle contribue à transformer les subjectivités et à construire des alternatives », a-t-elle souligné.

L'intervention d'Ylse Rios, représentante du Parti de convergence populaire socialiste du Paraguay, a renforcé le caractère urgent de la conférence internationale face à l'avancée de la droite dans son pays et à l'intensification des offensives du capitalisme contre les peuples latino-américains.

« Je tiens à vous remercier de nous avoir inclus dans cet espace. Pour nous, membres de Convergence socialiste, cette conférence est urgente compte tenu de la situation que nous vivons au Paraguay, où la droite progresse et où nous avons du mal à lui faire face. Nous sommes très heureux de participer et de construire l'événement de mars. Nous savons que, isolés, nous ressentons encore plus les coups du capitalisme, qui touche tous les pays et continue de promouvoir le génocide de nos peuples autochtones. C'est pourquoi cette rencontre est si nécessaire. J'affirme que nous serons présents autant que possible. »

La présidente du PSOL du Rio Grande do Sul, Gabrielle Tolotti, a clôturé la réunion, qu'elle a jugée très fructueuse, et a convoqué ses camarades pour la prochaine étape des travaux :

« Nous avons établi la création du Comité international de la Conférence antifasciste pour la souveraineté des peuples. Nous proposons que la prochaine réunion ait lieu le lundi 15 décembre, le 16 décembre ou le 17 décembre. Nous allons consulter les participant-es pour voir ce qui convient à tout le monde. Mais je pense que nous avons eu une excellente réunion et que nous allons continuer à nous battre, camarades. Merci beaucoup à tous pour votre participation. »

Ont participé à la réunion de lancement du Comité international du Comité la Conférence Antifasciste et pour la Souveraineté des Peuples :

Name Organisation Country

Brian Ashley Revue Amandla Afrique du Sud

Samantha Hargreaves WOMIN Afrique du Sud

Linda Victor Traduction Allemagne

Jorgelina Matusevicius Coordinatrice nationale du mouvement Vientos del Pueblo Argentine

María Elena Saludas CPI, ATTAC Argentine, CADTM AYNA Argentine

Isaac Rudnik Libres del Sur Argentine

Sergio Garcia Mouvement Socialiste des Travailleurs (MST) - LIS Argentine

Pablo Goodbar MUCLS, Vientos del Pueblo Argentine

Atílio Boron Sociologue et écrivain Argentine

Federico Fuentes Links Australie

Maxime Perriot CADTM Belgique

Pablo Laixhay CADTM Belgique

Eric Toussaint Porte-parole international du CADTM, www.cadtm.org , membre du CI du FSM depuis sa création en 2001 Belgique

Senira Beledelli ACJM Brésil

Mauri Cruz Comité brésilien du Forum Social Mondial Brésil

Rodrigo de Oliveira Callais CTB Brésil

Rafaella Venturella Forum Mondial de la Santé et de la Sécurité Sociale Brésil

Jorge Pereira Fondation Rosa Luxemburg Brésil

Ana Cristina SP IV et revue Inprecor Brasil Brésil

Maria do Carmo Marche Mondiale des Femmes Brésil

Lara Rodrigues Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST) Brésil

Miguel Stédile MST Brésil

Rodrigo Campos Dilelio Président du PT à Porto Alegre Brésil

Robson Cardoch Valdez Secrétaire des Relations Internationales de la FEPAL – Fédération Arabo-Palestinienne du Brésil Brésil

Wevergton Brito SRI - PCdoB Brésil

Raul Carrion SRI PCdoB Brazil

Vanessa Gil MES PSOL Brésil

Pablo Abufom Mouvement Solidariedade Chili

Pablo Reimers Regional Exterior PC Chile Chili

Jhon Castaño CADTM-AYNA. UNEB Colombie

Maria Rosalba Gómez Vásquez CUT Colombia Colombie

FENASIBANCOL COLOMBIA Fenasibancol Colombie

William Gaviria National Union of Bank Employees (UNEB) and CADTM Colombie

Solange Koné Marche Mondiale des Femmes et Forum sur les Stratégies Economiques et Sociales Côte d'Ivoire

Carles Riera CUP - Catalogne Espagne

Fernanda Gadea Vice-coordinatrice d'ATTAC, coordinatrice d'ATTAC Canaries Espagne

Jana Silverman Democratic Socialists of America États-Unis

Valtimore B. Fenis Membre du Comité Exécutif philippin des Droits Humains pour Mindanao Philippines

Jane Léonie ATTAC France

Béa Whitaker ATTAC France

Patricia Pol ATTAC France, membre du CI do FSM. France

Fabien Cohen CRID/WSF IC France

Cem Yoldas Jeune Garde antifasciste France

Penelope Duggan Revue International Viewpoint France

Sushovan Dhar Membre du Comité de Coordination du Forum Social Asiatique, Magazine Alternative Viewpoint Inde

Vijay Prashad Tricontinental : Institute for Social Research Chili/Inde

Nicoletta Grieco CGIL Itale

Omar Aziki ATTAC-CADTM Maroc

Aitor Murgia (ELA) Syndicat ELA Pays Basque

Aurelio Robles MAS Panama

Farooq Sulehria Revue Jeddojehad.com Pakistan

Ylse Rios Parti Convergence Populaire Socialiste du Paraguay Paraguay

Jorge Escalante Mouvement Novo Peru Perou

Luc Mukendi CADTM Lubumbashi République Démocratique du Congo

Yvonne Ngoyi World March of Women and UFDH, Kinshasa. Democratic Republic of Congo

Idílio Jara Inconnu Inconnu

Luis Bonilla Autres voix en Éducation Venezuela

Rodrigo Cherubim Inconnu Inconnu

Veronica Carrillo Coalition Nationale pour la Suspension du Paiement de la Dette Publique (PNSPDP), CADTM Mexique

Yusop H. Abutazil Campagne pour les Droits Humains de Mindanao Philippines

Gabriella Lima Membre du CADTM et de la plateforme Ensemble à Gauche Suisse

Daniel Dalmão CP Uruguay Uruguay

Ángel Vera PVP Uruguay

Gabriel Portillo PVP Uruguay

Cecilia Vercellino PVP Uruguay

Brenda Bogliaccini Inconnu Uruguay

Israel Dutra PSOL Brésil

Gabrielle Tolotti PSOL Brésil

Roberto Robaina PSOL Brésil

Antônio Neto PSOL Brésil

Jorge Lefèvre Association Porto-ricaine de Professeurs Universitaires (APPU) Puerto Rico

Juçara Dutra Comité régional de l'Internationale de l'Éducation (Amérique du Sud) Brésil

Gustavo Bernardes Secteur LGBTQI+ du Parti des Travailleurs Brésil

Eduardo Mancuso Forum Démocratique de l'Assemblée Législative de l'État de Rio Grande do Sul Brésil

Erick Kayser Secrétaire général du Parti des Travailleurs / Porto Alegre (PT/POA) Brésil

Marcos Jakoby Comité Exécutif du Parti des Travailleurs du Rio Grande do Sul (PT/RS) Brésil

Amarildo Cenci Président de la Centrale Unifiée des Travailleurs du Rio Grande do Sul (CUTRS) Brésil

Pour plus d'infos sur la conférence, voir le site https://antifas2026.org/fr/

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Mali : dans le silence international, un génocide avance à bas bruit dans les villages touaregs

2 décembre, par Mohamed Ag ahmedou — , ,
Au nord-ouest du Mali, les patrouilles conjointes des Forces armées maliennes (FAMa) et des mercenaires russes d'Africa Corps ciblent systématiquement les communautés (…)

Au nord-ouest du Mali, les patrouilles conjointes des Forces armées maliennes (FAMa) et des mercenaires russes d'Africa Corps ciblent systématiquement les communautés touarègues et peules. Entre destructions méthodiques, exécutions sommaires et déplacements forcés, les violences commises fin novembre 2025 laissent apparaître les signes d'un génocide lent, assumé dans les faits mais ignoré par la communauté internationale.

Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste, acteur de la société civile du Mali [Analyse].

Un mois de novembre marqué au fer rouge

Du 25 au 27 novembre 2025, la région de Tombouctou a été traversée par une série d'opérations militaires particulièrement violentes. Les habitants décrivent des soldats maliens accompagnés d'unités russes progressant de village en village, tirant à l'arme lourde, incendiant les habitations, détruisant les réserves alimentaires et exécutant des civils.
Des scènes quasi identiques se répètent à Razelma, Amaranane, Tissikoreye, Émimalane, Takara, Toroma, Zouéra, Nijhaltate et dans plusieurs hameaux de la commune de Gargando. Les témoins racontent des villages surpris à l'aube, des hommes exécutés devant leur famille, des femmes enlevées ou abattues, des enfants tués lors de tirs de mitrailleuses lourdes, et des anciens emmenés vivants avant d'être brûlés.

Toutes les populations ciblées appartiennent aux communautés Kel Aghazaf, Kel Ansar, Inatabane ou à des familles peules de bergers. Toutes avaient déjà signalé des violences et harcèlements répétés depuis le déploiement de Wagner et d'Africa Corps dans la région en 2023 et 2024.

Une logique de destruction qui ne peut plus relever de simples “opérations de sécurité”
Loin d'être des affrontements militaires, les opérations relèvent d'une stratégie claire : éliminer des civils, détruire les moyens de subsistance, affamer les survivants et forcer l'exil.
Les soldats déchirent les sacs de céréales, tuent les animaux, incendient les boutiques, dynamitent les tentes, sabotent les points d'eau. Dans certains villages, les habitants ont trouvé les puits remplis de sable ou d'ordures, une méthode déjà observée dans d'autres zones contrôlées par les Russes en Centrafrique.

Cette politique de terre brûlée vise à rendre toute vie impossible. Dans plusieurs communautés, les hommes ont fui vers le lac Faguibine, les femmes se sont réfugiées à Essakane et une partie des familles ont marché des heures vers Goundam pour échapper aux patrouilles.

Le génocide ne se lit pas seulement dans le nombre de morts, mais dans la destruction programmée des conditions d'existence d'un groupe humain.

Une junte politiquement responsable

Depuis 2022, Bamako a fait d'Africa Corps et des ex-Wagner le pilier de sa stratégie sécuritaire. La junte présente chaque opération comme « un succès contre les terroristes ». Pourtant, aucun élément ne montre la présence de combattants armés dans les villages visés fin novembre. Les victimes sont toutes des civils identifiés localement.

La présence systématique d'unités mixtes, la répétition des mêmes méthodes, la surveillance étroite exercée sur les survivants et l'absence de toute enquête nationale traduisent une responsabilité directe du régime malien dans ces crimes.

Certains militaires maliens, originaires de la région, ont même confié à leurs proches leur intention de quitter les rangs après avoir découvert le sort réservé à des civils qu'ils connaissaient personnellement.

Le silence international, un second crime

Depuis les premiers massacres attribués à Africa Corps en 2023, aucune réaction ferme n'a été enregistrée.L'ONU est paralysée par les jeux d'influence.La CEDEAO, affaiblie, se tait.L'Union africaine se réfugie dans la prudence diplomatique.Les puissances occidentales privilégient la confrontation limitée avec Moscou au détriment de la protection des civils.

Ce silence crée un climat d'impunité totale.Il légitime, par omission, la poursuite des attaques.Il encourage l'idée que certaines vies comptent moins que d'autres.

Les villageois de la région ne demandent pas seulement une enquête : ils demandent que les morts soient reconnus, que les survivants soient protégés, que la destruction programmée de leur existence cesse d'être ignorée.

ENCADRÉ des Victimes et localités ciblées (25–27 novembre 2025) :

Amaranane (communauté Kel Aghazaf – 4 morts identifiés)
Oumar AG Mohamed, dit Idabsa
Hamad Ahmed AG Mohamed AG Aamri
Mohamedoune AG Mohamed AG Aamri
Fils d'Oumar AG Kamoussa (nom en cours d'identification)

Nijhaltate (communauté Kel Ansar – 4 morts confirmés + 3 probables)
Morts confirmés
Attaye AG Alladi, 41 ans
Mohamed Aboubacrine AG Hamadi, 38 ans
Tafa Walat Attaye AG Alladi (fillette)
Fadimata Walet Efad AG Ahmedou AG Lissou, 20 ans

Morts probables, en cours d'identification
Deux femmes non identifiées
Une fillette non identifiée
Autres victimes signalées (enquête en cours)
Takouberte Walet Ibrahim AG Hamadi
Aïcha Walet Hammani, 28 ans
Timma Walat Hamadi
Hayou Walat Hamadi

Autres localités touchées
Émimalane : 1 mort
Takara : 2 morts
Toroma : 2 morts dont un éleveur dans son troupeau
Zouéra & Tissikoreye : pillages, exécutions d'animaux, destructions ciblées
Gargando (Idawdakane – Tinalfaghayamane) :
Alla Ag Aljoumat, dit Arzanat, 80 ans, arrêté puis brûlé vif par Africa Corps
Deux civils faits prisonniers (dont un berger peulh)
Dévastation des hameaux d'Akambou et Ingargouze

Une ligne rouge franchie

Les violences de fin novembre ne sont pas un épisode isolé. Elles s'inscrivent dans une série d'attaques coordonnées visant les mêmes communautés, avec les mêmes méthodes, les mêmes acteurs et les mêmes effets.

Un peuple peut être détruit de différentes manières :par les massacres, par la terreur, par la faim, par la disparition progressive de ses territoires.

C'est ce processus qui est à l'œuvre au Mali.Et tant que le monde détournera le regard, le pire restera possible.

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Madagascar : Communiqué de presse des Organisations de la Société Civile

2 décembre, par Collectif — , ,
Antananarivo, le 27 novembre 2025 – Deux mois après le début du mouvement populaire du 25 septembre, qui a vu la jeunesse malgache et les citoyens se soulever pour réclamer un (…)

Antananarivo, le 27 novembre 2025 – Deux mois après le début du mouvement populaire du 25 septembre, qui a vu la jeunesse malgache et les citoyens se soulever pour réclamer un changement profond au prix d'au moins vingt-deux vies, l'espoir d'un véritable renouveau démocratique s'amenuise. Les Organisations de la Société Civile (OSC) signataires de ce communiqué expriment leur plus vive préoccupation face à une trajectoire qui semble privilégier la continuité des pratiques du passé plutôt que la rupture attendue par le peuple. Même si l'on peut comprendre l'urgence d'agir afin d'assurer une continuité des services publics et la tenue de certains engagements internationaux, cette urgence ne saurait servir à blanchir ou perpétuer des pratiques condamnables du passé.

Tiré d'Afrique en lutte.

Des Signes Inquiétants de Continuité

Les citoyens, qui ont placé leur espoir dans ce changement, voient se multiplier les signes d'une gouvernance qui ignore les principes de concertation et de transparence. Nous constatons avec regret :

– Des décisions unilatérales majeures, notamment la nomination du gouvernement et la présentation d'une Politique Générale de l'État (PGE) sans aucune consultation préalable des forces vives de la nation.

– Des signaux alarmants sur des dossiers d'une extrême sensibilité, en particulier l'intention déclarée par un Haut Conseiller de la Refondation d'envisager la vente des stocks de bois de rose pour renflouer les caisses de l'État. Une telle initiative irait à l'encontre de l'embargo international de la CITES en vigueur depuis 2013 et risquerait de légitimer des années de pillage de nos ressources naturelles.

– La libération de détenus ou l'impunité de trafiquants politiciens sur la base de critères qui manquent de transparence, alimentant un sentiment d'injustice et d'anarchie.

– Les violations de la Constitution encore en vigueur, avec, par exemple, le lancement d'un appel à recrutement pour les Chefs de région, qui devraient être élus,

Ces actes posent une question fondamentale :

– Avons-nous changé les visages pour conserver les mêmes méthodes ?

– Le sacrifice de nos jeunes aurait-il été vain ?

Une Transition sans Cadre ne peut Mener qu'à l'impasse

Le pouvoir actuel, issu d'une intervention militaire et légitimé par une décision (n°13-HCC/D3) de la Haute Cour Constitutionnelle qui a rendu « envisageable » une transition de deux ans, ne peut se substituer à la souveraineté populaire. Madagascar est entré de fait dans une période de Transition. Or, une Transition crédible et apaisée exige des règles claires, validées par tous :

– Une durée définie et non extensible.

– Des structures légitimes et inclusives.

– Un mécanisme partagé pour conduire la refondation et préparer des élections libres et transparentes.

Nos Appels Solennels

Face à l'urgence de la situation, nous, Organisations de la Société Civile, en appelons à la responsabilité de chacun :

– Aux autorités de la Transition
Ne trahissez pas l'espoir immense placé en vous. L'urgence absolue est l'organisation immédiate des consultations préalables pour définir et encadrer la Transition, comme nous l'avons proposé. C'est la seule voie pour asseoir votre légitimité et garantir la stabilité.

– Au FFKM
Vous avez été officiellement mandaté pour piloter la concertation nationale [5]. Nous vous demandons de clarifier publiquement et sans délai votre méthodologie, votre calendrier et les garanties d'indépendance et d'inclusivité de ce processus. Votre rôle de médiateur est crucial et historique.

– Aux forces vives de la Nation et à tous les citoyens
Restons mobilisés, vigilants et exigeants. Le changement ne sera effectif que si nous le portons collectivement.

Nous rappelons que nous sommes prêts à apporter notre appui technique pour garantir la transparence, l'inclusion et l'efficacité de ce processus. Des termes de référence clairs ont déjà été soumis aux autorités.

L'Histoire nous regarde. Ne ratons pas ce rendez-vous avec notre avenir.

Les OSC signataires

– Alliance Voahary Gasy

– BIMTT

– CCOC

– Hetsika Rohy

– Liberty 32

– MSIS Tatao

– ONG Ivorary

– ONG Ravintsara

– PFNOSCM

– SIF

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Au Sahel, la Turquie trahit le modèle qu’elle prétend incarner

2 décembre, par Mohamed Ag ahmedou — , ,
À Bamako, BAMEX 2025 expose une Turquie déchirée entre ses modèles et ses drones Bamako vient d'accueillir BAMEX 2025 du 10 au 14 Novembre, le Salon international de (…)

À Bamako, BAMEX 2025 expose une Turquie déchirée entre ses modèles et ses drones
Bamako vient d'accueillir BAMEX 2025 du 10 au 14 Novembre, le Salon international de l'armement, où les stands turcs occupaient une place centrale : drones Bayraktar TB2, systèmes Akinci, radars tactiques, blindés légers, équipements anti-émeute.Pour les autorités maliennes, l'événement est la vitrine d'une coopération militaire « stratégique ».Pour les populations du Nord et du Centre, c'est un symbole de plus d'une militarisation qui les condamne un peu plus chaque jour.

Par Mohamed AG Ahmedou Journaliste spécialiste du Sahel et des dynamiques politiques et sécuritaires sahelo-sahariennes.

Car au moment où les visiteurs déambulaient dans les allées de BAMEX 2025, des familles touarègues de Tombouctou, des éleveurs peuls du Macina ou des commerçants arabes de Gao enterraient encore leurs morts, victimes de frappes de drones attribuées aux forces armées maliennes épaulées par les paramilitaires russes et les instructeurs turcs.

L'été 2024 : quand SADAT s'installe à Bamako

Depuis l'été 2024, un élément nouveau a transformé la coopération militaire entre Bamako et Ankara :le déploiement discret mais confirmé de mercenaires de la société militaire turque SADAT, souvent présentée comme l'équivalent turc de Wagner.

Selon plusieurs sources sécuritaires maliennes, ces hommes assurent aujourd'hui la protection rapprochée d'Assimi Goïta, supervisent des cellules de renseignement à Bamako et accompagnent parfois des opérations dans le nord du pays aux côtés d'Africa Corps.
Un cadre touareg de la région de Goundam interrogé déclare :

« Nous entendons parler turc sur certaines bases, nous voyons de nouveaux conseillers. Ils forment, ils supervisent… mais les bombardements qui suivent ne touchent jamais les jihadistes. Ce sont nos campements qui brûlent. »


Des drones turcs qui tuent des civils, pas les jihadistes :

Dans les régions de Tombouctou, Gao, Ménaka, Mopti ou Douentza, les récits se ressemblent désormais :des drones tournent, repèrent, tirent — et les morts sont presque toujours des civils.

Un éleveur peul du cercle de Ténenkou raconte :

« Trois drones sont arrivés au-dessus du pâturage. Les jeunes qui gardaient le troupeau ont couru. Le drone a tiré deux fois. Nous avons retrouvé quatre corps, tous des adolescents. Aucun ne portait d'arme. »

À Tarkint, dans la zone de Bourem, un notable arabe témoigne :

« On ne voit pas les drones frapper les katibas jihadistes. Ils frappent nos marchés, nos campements, nos voitures. C'est comme si nous étions les ennemis. »

Ce décalage alimente une colère profonde contre les régimes militaires — mais aussi contre la Turquie, dont les drones sont devenus les instruments d'une violence arbitraire.

Entre écoles et hôpitaux : l'ancien modèle turc se fissure :

Car c'est là toute la contradiction :la Turquie a longtemps été respectée au Mali et au Niger, non pas pour ses armes, mais pour ses écoles de haute qualité, ses hôpitaux modernes, ses programmes humanitaires, souvent bien plus efficaces.

À Niamey, les écoles turques accueillaient autrefois les enfants des familles les plus exigeantes. À Bamako, les hôpitaux turcs soignaient sans distinction, et des milliers de jeunes sahéliens apprenaient les techniques de gestion, d'ingénierie ou de commerce grâce aux bourses offertes par Ankara.

Un enseignant nigérien résume cette déception :

« Nous avons connu une Turquie qui apportait la science, l'éducation, la médecine.Aujourd'hui, elle apporte des drones qui tuent des femmes et des enfants. Comment les populations peuvent-elles ne pas se détourner ? »

Au Mali, au Burkina et au Niger : un soutien assumé aux putschistes :

La Turquie se présente comme alliée de la souveraineté africaine.Pourtant, ce sont les juntes militaires issues de coups d'État qui bénéficient aujourd'hui de son soutien :
drones vendus au Mali systèmes de surveillance et munitions fournis au Burkina Faso, formation militaire renforcée au Niger.

Coopération renforcée avec des régimes accusés de massacres et de disparitions orcées.Cette image s'effondre rapidement auprès des civils.

À Zouera, une femme touarègue ayant perdu trois enfants dans une frappe résume la nouvelle perception :

« La Turquie était un pays que nous respections. Maintenant, leurs drones poursuivent nos enfants comme des animaux. »

BAMEX 2025 : la vitrine d'une dérive :

Le salon BAMEX 2025 illustre parfaitement cette mutation.Aucune trace des valeurs qui faisaient la force du modèle turc auprès des pays du Sud : pas de stands sur l'éducation, pas de conférences sur les réformes institutionnelles, pas de propositions sur la médecine, la technologie civile ou les infrastructures.

Juste des armes.Des drones.Des équipements de guerre.Et des dirigeants maliens devant les caméras, exhibant des machines qu'ils présentent comme « la solution ».

Un élu municipal du Niger, présent comme observateur, confie :

« Si la Turquie croit qu'elle peut être aimée en nous vendant des drones qui tuent nos enfants, elle se trompe. Elle perd tout le capital moral qu'elle avait construit. »

L'image de la Turquie s'effondre dans les communautés sahéliennes :

Dans les régions nomades du Mali, la réputation de la Turquie, autrefois solide, presque fraternelle, se délite chaque semaine un peu plus.

Pour beaucoup de Touaregs, d'Arabes ou de Peuls, les drones turcs symbolisent désormais :
la peur quotidienne,la destruction du pastoralisme, l'absence totale de distinction entre terroristes et civils, la collaboration de la Turquie avec des régimes accusés de crimes contre l'humanité.

Un notable arabe de la région de Tombouctou résume :

« La Turquie avait tout pour être un modèle. Mais elle a choisi d'être un marchand d'armes au service de régimes illégitimes. »

Un tournant historique pour Ankara

La Turquie se trouve aujourd'hui à un carrefour moral et stratégique.Dans le Sahel, son influence ne repose plus sur l'éducation, la médecine, la technologie ou la gouvernance : elle repose sur des drones, des mercenaires et des alliances avec les putschistes.
Si elle persiste, elle perdra définitivement l'admiration des peuples sahéliens qui voyaient en elle un modèle de développement.

L'histoire retiendra une question :
La Turquie veut-elle être un modèle pour l'Afrique, ou un acteur de plus dans la tragédie sahélienne ?

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Mozambique : TotalEnergies face à ses responsabilités

2 décembre, par Paul Martial — , ,
Une plainte contre TotalEnergies pour complicité de crimes de guerre au Mozambique vient d'être déposée auprès du Parquet national antiterroriste (PNAT), à la suite du « (…)

Une plainte contre TotalEnergies pour complicité de crimes de guerre au Mozambique vient d'être déposée auprès du Parquet national antiterroriste (PNAT), à la suite du « massacre des conteneurs ».

Au début des années 2010, un immense gisement gazier est découvert au large de la région de Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Plusieurs multinationales, dont TotalEnergies, obtiennent alors des concessions pour exploiter les différents blocs. Les opérations se déroulent en trois phases : l'extraction offshore du gaz et son transport par pipeline vers la terre ferme, sa liquéfaction dans le complexe industriel de la multinationale française, puis son acheminement par navires vers les pays clients.

Violence contre les populations

Le terminal de liquéfaction occupe une superficie équivalente à deux fois celle de la ville de Paris. Sa construction a entraîné l'expulsion de plus de 500 familles. Des milliers de personnes se sont ainsi retrouvées sans logement ni moyens de subsistance, avec des dédommagements dérisoires.

Ces expulsions sont intervenues dans un contexte déjà tendu. La région est en grande partie peuplée par les communautés mwani et makua, marginalisées depuis l'indépendance par le pouvoir central. Pour elles, le projet gazier incarne un pillage de leurs ressources, sans aucune retombée positive.

Dans ce climat de frustration et d'exclusion, une insurrection salafiste émerge en 2017, marquée par des premières attaques. Ces combattants affiliés à l'État islamique s'emparent brièvement de la ville portuaire de Mocímboa da Praia.

Complicité de crimes de guerre

La multinationale française est connue pour sa capacité à conclure des accords avec les régimes les plus autoritaires afin d'exploiter en toute quiétude les ressources minières des pays du Sud. En 2020, TotalEnergies signe un partenariat avec l'armée mozambicaine. L'entreprise s'engage à financer la Joint Task Force (JTF), la force opérationnelle conjointe. Une prime devait récompenser les soldats respectant les droits humains.

Quelques mois plus tard, les plaintes des populations se multiplient contre la JTF, accusée de maltraitances. Des documents internes montrent que TotalEnergies est informée de la situation, sans toutefois prendre de mesure significative, si ce n'est la suppression ponctuelle des primes à certains soldats.

En 2021, lors d'une attaque djihadiste sur la ville de Palma, située à proximité du complexe gazier, les habitants fuient dans la brousse. À leur retour, des dizaines d'hommes sont arrêtés par la JTF, accusés d'être des terroristes. Enfermés plusieurs jours dans des conteneurs installés à l'entrée du site de TotalEnergies, certains sont torturés, d'autres exécutés.
Des ONG ont porté plainte contre la société française pour complicité de crimes de guerre, torture et disparitions forcées, en raison de son soutien matériel à la JTF.

Cette plainte illustre une fois de plus comment la quête de profit peut piétiner, d'un même mouvement, les droits humains et la protection de l'environnement.

Paul Martial

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Après le sommet surréaliste Mamdani et Trump, quelle stratégie ?

2 décembre, par Ashley Smith — , ,
[Ashley Smith analyse la rencontre surréaliste et amicale entre l'autoritaire Trump et le maire fraîchement élu de New York, Zohran Mamdani, qui se décrit lui-même comme un (…)

[Ashley Smith analyse la rencontre surréaliste et amicale entre l'autoritaire Trump et le maire fraîchement élu de New York, Zohran Mamdani, qui se décrit lui-même comme un socialiste démocratique. Ashley Smith affirme que la seule voie à suivre est de construire une lutte sociale et de classe de dimension importante.]

Tiré de A l'Encontre
29 novembre 2025

Par Ashley Smith

Zohran Mamdani et Donald Trump, 22 novembre 2025.

Il s'agissait de la rencontre la plus remarquée à la Maison Blanche depuis la confrontation entre Donald Trump et le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Trump allait-il critiquer et insulter le maire élu de New York, Zohran Mamdani ? Mamdani allait-il rendre la pareille et humilier Trump aussi efficacement qu'il l'avait fait avec Andrew Cuomo [ex-maire de New York et candidat indépendant battu] lors des débats pour la mairie ?

Mais ce ne fut ni une bataille royale ni un combat à mort entre célébrités. Ce fut une rencontre surréaliste et conviviale, au cours de laquelle les deux hommes se sont rapproché autour de leur programme supposément commun visant à résoudre la crise croissante du pouvoir d'achat (dans tous les domaines) propre au cours actuel du capitalisme états-unien. La nature étonnamment affable de la rencontre a suscité un large éventail de réactions, allant de louanges pour la tactique de Mamdani consistant à désarmer Trump de manière préventive à la condamnation du maire élu comme un vendu.

En réalité, la décision de Mamdani d'éviter le conflit et la décision de Trump d'embrasser le programme de lutte contre la crise du logement sont toutes deux le fruit d'une faiblesse politique commune qui les a poussés à se rapprocher. Pire encore, à la suite de leur rencontre, Mamdani, bien qu'il ait réaffirmé sa dénonciation de Trump comme despote et fasciste, a persisté à dire qu'il travaillerait avec Trump pour rendre New York plus abordable. Mais cette situation conviviale ne sera que temporaire. Les couteaux finiront inévitablement par sortir. Pour nous préparer à la confrontation, nous devons redoubler d'efforts pour construire une lutte de classe et sociale d'ampleur afin de remporter les revendications et d'obtenir les promesses rhétoriques de la campagne de Mamdani et nous défendre contre le régime Trump.

Coincé dans son bureau

Tout d'abord, nous devons comprendre les raisons qui ont poussé Mamdani à adopter une approche non conflictuelle lors de la réunion. N'oublions pas qu'il est en position de faiblesse. Il a remporté un peu plus de 50% des voix, s'imposant de justesse face à deux candidats d'extrême droite, Cuomo (soutenu par Trump !) et Curtis Sliwa [du parti Reform], qui ont recueilli ensemble près de 49% des voix.

De plus, son mandat, bien qu'il semble disposer de pouvoirs, dépend du conseil municipal, du gouvernement de l'État contrôlé par Kathy Hochul [gouverneure démocrate] et l'establishment du Parti démocrate, ainsi que du gouvernement fédéral dirigé d'une main de fer par Trump contre tous ses ennemis, réels ou supposés. Et, au-delà de ces obstacles politiques, la capacité de Mamdani à obtenir des résultats depuis son poste dans l'État capitaliste dépend de la croissance et de la rentabilité des entreprises, en particulier du capital financier dont le siège international se trouve à New York, afin que les revenus fiscaux permettent de financer les réformes.

Malgré ses références à la lutte populaire, Mamdani est un réformiste. Il estime que l'exercice d'une fonction publique est le moyen de parvenir au changement social. Dans ces conditions, il dispose d'une marge de manœuvre réduite et a donc toutes les raisons de conclure des accords dans l'espoir de s'attirer les faveurs des véritables détenteurs du pouvoir dans l'État et l'économie capitaliste, afin qu'ils le laissent mettre en œuvre ses réformes. Cela explique pourquoi il a rencontré les dirigeants du Parti démocrate, sollicité leur soutien, tenté d'apaiser l'opposition des patrons de l'immobilier en les rencontrant, et même reconduit dans ses fonctions la redoutable milliardaire Jessica Tisch au poste de commissaire de police [en 2024, le magazine Forbes estimait la fortune familiale de Jessica Tisch à 10 milliards].

Tout cela explique également pourquoi Mamdani (à l'instar d'Alexandria Ocasio-Cortez/AOC) a choisi de s'opposer à la candidature de Chi Ossé [membre du Conseil municipal de New York], un autre membre de DSA (Democratic Socialists of America), aux primaires visant à détrôner le sioniste néolibéral et chef de la minorité à la Chambre des représentants [depuis janvier 2023], Hakeem Jeffries. Mamdani est allé plus loin, déclarant à NBC qu'il souhaitait que Jeffries reste le leader démocrate et devienne président de la Chambre si les démocrates reprenaient le contrôle de la Chambre. La logique du réformisme, surtout sans lutte de classe massive venue d'en bas, consiste à s'adapter à la classe capitaliste et à ses politiciens, au mieux en proposant des réformes libérales timides, au pire en se contentant de gérer le système existant (rappelez-vous François Mitterrand, le « Margaret Thatcher rouge »).

La diplomatie plutôt que la confrontation

Les faiblesses objectives de Mamdani et sa stratégie réformiste ont façonné son approche tactique de la rencontre avec Trump. Il a abandonné toute prétention de confrontation avec le chef d'un régime qui mène une guerre de classe intransigeante dans son propre pays.

Trump a supprimé les droits syndicaux de plus d'un million de fonctionnaires et mène une politique de terreur d'État contre les migrant·e·s et un impérialisme transactionnel et unilatéral à l'étranger, allant de la diplomatie meurtrière des canonnières en Amérique latine à l'imposition d'« accords de paix » impérialistes en Palestine et en Ukraine qui récompensent Israël et la Russie en tant qu'agresseurs coloniaux. Mamdani n'a rien mentionné de tout cela. Il n'a pas haussé le ton pour dénoncer Trump comme un despote, un fasciste et un criminel de guerre génocidaire.

Au lieu de cela, Mamdani s'est acharné, comme un disque rayé, à appeler Trump à se joindre à lui dans un partenariat pour la réduction des coûts [entre autres du logement et des transports]. Il était déterminé à charmer et, dans son esprit, à désarmer Trump dans l'espoir de le séduire pour maintenir le flux de dollars fédéraux dans les coffres de la ville de New York. Aujourd'hui, de nombreux conseillers de Mamdani affirment qu'il joue aux échecs en trois ou quatre dimensions et qu'il peut prendre Trump à contrepied. De tels arguments justifient la logique réformiste de l'accommodation, et non de la résistance, envers quelqu'un qu'ils qualifient ouvertement et sans hésitation de fasciste.

Cette stratégie ne permettra pas d'arrêter Trump. Il est déjà en guerre contre New York. L'ICE (United States Immigration and Customs Enforcement) arrête des gens dans la ville, ceux qui dépendent de l'Obamacare sont sur le point de perdre leurs subventions, les coupes dans Medicaid ravagent la classe laborieuse, les personnes transgenres sont assiégées par le gouvernement fédéral, et ainsi de suite. Et si, sous la pression de la base, Mamdani prend position sur l'une de ces questions d'exploitation de classe et d'oppression sociale, Trump s'abattra sur la ville et ses habitants avec la force d'un rouleau compresseur. Cela pourrait se produire de toute façon.

Le prix élevé de la conciliation

Ainsi, la stratégie de conciliation réformiste a un coût élevé pour les salarié·e·s et les opprimé·e·s. Nous pouvons déjà le constater. Lors de la réunion, Mamdani a souligné son engagement à maintenir la commissaire de police et sa « gestapo » de 35'000 agents qui font respecter les inégalités de classe brutales et racistes de New York. Il n'a pas bronché lorsque Trump a déclaré qu'ils partageaient le même programme de lutte contre la criminalité. Ce n'est là qu'une des nombreuses concessions coûteuses à venir, à moins que les travailleurs et travailleuses ainsi que les opprimé·e·s ne se battent pour les revendications de la campagne et la réalisation de ses promesses oratoires.

La tactique de Mamdani lors de la réunion n'est ni le moyen de faire aboutir ses revendications, ni celui de construire la résistance. Un leader politique comme Eugene Debs [1855-1926] aurait dénoncé Trump en face, tout en appelant à un rassemblement devant la Maison Blanche par les habitants occupés [par la Garde nationale] de Washington, sachant pertinemment qu'une telle lutte de classe de masse est le seul moyen d'arrêter ce régime et d'obtenir des réformes. En ne dénonçant pas Trump, Mamdani a envoyé un signal à la gauche selon lequel nous ne devrions pas rechercher la confrontation, mais la collaboration de classe – la « négociation » dans le jargon ancien de la bureaucratie syndicale – dans l'espoir qu'un autocrate milliardaire, l'establishment capitaliste du Parti démocrate, les patrons de l'immobilier et Wall Street collaboreront pour offrir des conditions abordables à la majorité de la classe laborieuse.

Ce n'est pas une stratégie réaliste. Elle risque de neutraliser la gauche et de semer des illusions encore plus profondes dans le processus électoral, au moment même où les démocrates centristes comme l'exécrable Gavin Newsom [gouverneur de la Californie] appellent la résistance à se rallier non pas derrière Mamdani et les quelques autres candidats du DSA, mais derrière des mères centristes de la sécurité nationale Abigail Spanberger et Mikie Sherrill, les deux élues démocrates, respectivement de Virginie et du New Jersey, élues avec un programme de centre-droit axé sur les prix abordables, la loi et l'ordre ainsi que la politique impérialiste.

La gauche devrait rejeter tout cela. Nous devrions pousser Mamdani à se lever et à se battre, et non à se concilier les pouvoirs en place. Et nous devrions soutenir cet effort par une organisation de classe indépendante et lutter pour les revendications de la campagne, défendre nos communautés contre l'ICE et renforcer la résistance populaire de masse contre Trump. Seule une telle lutte de masse peut permettre d'obtenir des réformes, et non pas en serrant la main d'un monstre à la Maison Blanche.

Un ami fasciste du socialisme ?

La plus grande surprise pour certains a peut-être été le comportement de Trump lors de la réunion. Pourquoi diable a-t-il choyé Mamdani comme son pote du Queens et l'a-t-il félicité après l'avoir traité de communiste fou et lui avoir lancé diverses insultes islamophobes au cours des derniers mois ? Les raisons superficielles sont évidentes : Trump aime les gagnants ; il adore les compliments, que Mamdani lui a prodigués en appelant à plusieurs reprises le fanatique « Monsieur le Président » ; et il aime être sous les feux de la rampe. Tout cela fait de bonnes émissions de télévision.

Mais il est important de comprendre les raisons plus profondes qui sous-tendent le comportement de Trump. Trump a tout à gagner et rien à perdre en embrassant Mamdani pour l'instant. Il n'a guère à s'inquiéter d'une administration Mamdani. Le maire élu s'est déjà concilié les acteurs politiques et économiques puissants que Trump adore. Et Mamdani a conservé la commissaire de police de l'ex-maire Eric Adams, Jessica Tisch, qui est une amie proche de Trump et de sa fille Ivanka.

Trump veut clairement utiliser et manipuler Mamdani. Il utilisera Mamdani pour servir ses propres intérêts, et si Mamdani résiste, il en tirera parti. Et il sait que le Parti républicain et la majeure partie du Parti démocrate se rangeront de son côté. N'oubliez pas que tous les républicains de la Chambre des représentants et 86 démocrates, dont Hakeem Jeffries, se sont récemment unis pour voter en faveur d'un projet de loi maccarthyste condamnant « les horreurs du socialisme » [vote du 21 novembre 2025 assimilant au terme « socialisme », totalement décrié, des mesures telles que le Medicaid, le Medicare, etc.].

Crise et conflit au sein du palais

La raison la plus importante pour laquelle Trump accueille favorablement Mamdani est sa propre faiblesse et son besoin désespéré de corriger le cap pour sauver son régime en crise. Lui et son Parti républicain ont été écrasés lors des récentes élections, perdant face aux démocrates sur toute la ligne, la plupart d'entre eux étant des candidats de centre-droit, tous se présentant sur des thèmes liés au pouvoir d'achat, le plus souvent abordé dans une perspective de droite.

En outre, Trump est empêtré dans la crise sans fin autour d'Epstein, avec de nouvelles révélations à venir sur la pédophilie et la complicité dans le trafic sexuel. Cela va bien sûr également affecter de nombreux démocrates comme Bill Clinton et Lawrence Summers [qui a démissionné de tous ses postes universitaires et autres] qui ont fréquenté Epstein. Trump, pour sa part, a cessé sur cette question de contrôler le Parti républicain et sa propre base MAGA à cause de ce scandale. Les deux se sont opposés à lui, exigeant la publication des dossiers. En conséquence, Trump a chuté dans les sondages et cherche désespérément à réaffirmer son intérêt pour offrir des prix abordables à sa base, la raison principale pour laquelle elle a abandonné Biden et Harris pour lui au départ.

Trump sait que son régime est en crise. L'unité des factions, qu'il a maintenue, est en train de se désagréger. Les « tech bros » [partisans du techno-autoritarisme de la Silicon Valley] sont en désaccord avec les xénophobes. Les néolibéraux sont en désaccord avec les populistes nationaux. Les pro-impérialistes sont en désaccord avec les isolationnistes. Les nazis [par exemple Nick Fuentes] sont en désaccord avec l'extrême droite. Et les protectionnistes sont en désaccord avec les petites entreprises [qui voient la hausse des prix des biens intermédiaires importés] et les travailleurs de droite lésés par les droits de douane et l'inflation.

Dans ce qui est peut-être la rupture la plus apocalyptique depuis le divorce de Trump avec Elon Musk, Marjorie Taylor Greene [républicaine de Géorgie], qui était la principale rabatteuse de Trump à la Chambre des représentants, a rompu avec lui au sujet d'Epstein. Elle a formé une coalition avec le démocrate libéral Ro Khanna et les victimes d'Epstein pour obtenir la divulgation de tout le dossier. Trump l'a qualifiée de traîtresse et a menacé de soutenir un adversaire contre elle lors des prochaines primaires, poussant Greene à démissionner et à dénoncer l'ensemble de l'establishment de Washington en termes populistes d'extrême droite.

Trump à la croisée des chemins

Trump se trouve donc à la croisée des chemins. Soit il rallie ses partisans divisés avec un régime populiste autoritaire encore plus agressif, soit il s'effondrera dans une impuissance prématurée, une crise de succession brutale et le triomphe probable du Parti démocrate aux élections de mi-mandat [en novembre 2026], une victoire qui garantira sa destitution et une crise d'État encore plus grave. Comme Steve Bannon a mis en garde ses collègues barbares : « Je vous le dis, Dieu m'en est témoin, si nous perdons les élections de mi-mandat et si nous perdons 2028, certains dans cette salle iront en prison. » (Common Dreams, 7 novembre 2025)

Cela explique pourquoi Trump a utilisé Mamdani pour vanter l'amélioration du pouvoir d'achat. Il est désespéré de regagner le soutien populaire. Il utilisera opportunément ses relations avec Mamdani pour y parvenir. Trump s'adressant à Mamdani : « Beaucoup de mes électeurs ont voté pour Mamdani. » Mamdani : « Un sur dix. » C'est pourquoi Mamdani a commis une terrible erreur en demandant à Trump de se joindre à lui dans un partenariat pour « l'accessibilité financière » ; cela a contribué à la réhabilitation politique de Trump auprès de cette partie de sa base.

Contrairement à Mamdani, cependant, Trump associera « l'accessibilité financière » à une intolérance [contre les migrant·e·s] et une répression virulents. Il jettera de la pourdre aux yeux à sa base de droite, en attaquant les migrants, en menant une chasse aux sorcières contre les personnes transgenres et en fomentant des purges contre les « marxistes culturels » dans l'enseignement supérieur. Si cela ne fonctionne pas, il pourrait recourir au déploiement de troupes sur le territoire national pour faire respecter son autorité. Ce n'est pas un hasard s'il a menacé d'exécuter six démocrates pour avoir encouragé les soldats à désobéir à des ordres inconstitutionnels juste avant de rencontrer Mamdani (NBC News, 20 novembre 2025).

La capacité de Trump à mettre en œuvre tout cela est toutefois compromise par les incapables qui dirigent son régime : le néonazi Steven Miller [responsable de la politique migratoire], l'ivrogne Pete Hegseth [à la Défense] et le toujours confus Kash Patel [à la tête du FBI], parmi beaucoup d'autres. Le seul stratège froid et calculateur est Russ Vought [Bureau de la gestion et du budget de la présidence]. Mais cela ne suffit pas pour mettre en œuvre les mesures autoritaires dont ils pourraient avoir besoin. Et il n'est pas certain que Trump bénéficie de la loyauté des hauts gradés de l'armée, sans parler de la bureaucratie d'État, pour mettre en œuvre tout cela. Il est en outre confronté à une résistance massive dans tout le pays. Mais il pourrait néanmoins tenter de mener à bien ce virage autoritaire. S'il ne le fait pas, il est cuit.

Stratégie socialiste : pour l'indépendance, la lutte et la construction du parti

Quelle est la tâche de la gauche dans cette situation ? Elle est la même que par le passé. Nous devons participer à la mise en place d'une lutte de classe et une lutte sociale indépendantes. Ce sera le moteur qui permettra de gagner la réforme sous Mamdani. Et ce sera la meilleure ligne de défense de nos droits, de nos communautés, de nos emplois, de nos salaires et de nos avantages sociaux contre la guerre de classe sectaire que Trump mène contre nous tous et toutes. Notre modèle est la résistance massive contre l'ICE que les travailleurs/euses ont organisée à travers le pays, de Los Angeles à Chicago et maintenant à Charlotte [Caroline du Nord]. Les grèves étudiantes, les grèves possibles des enseignant·es et l'autodéfense communautaire de masse [contre les mesures de l'ICE] sont la voie à suivre.

L'un des dangers auxquels s'affrontent la résistance et la gauche est de se rallier à une stratégie électorale réformiste comme celle de Mamdani. Un danger encore plus grand est de sombrer, en 2026 et 2028, à nouveau dans le Parti démocrate, aujourd'hui le parti capitaliste le plus cohérent aux États-Unis. Cela démobilisera notre résistance contre Trump, troquant la lutte contre l'illusion que les démocrates (accompagnés de quelques socialistes dans leurs rangs) arrêteront Trump – ce qu'ils n'ont pas fait – ou corrigeront les inégalités systémiques du système capitaliste – ce qu'ils ne feront pas et ne peuvent pas faire.

En réalité, celui qui s'emparera du pouvoir gouvernemental en 2026 et 2028 héritera d'un État dysfonctionnel et d'une économie capitaliste au mieux en récession, au pire en profonde récession après l'éclatement de la gigantesque bulle de l'IA. Nous sommes donc entrés dans une toute nouvelle ère de crise, de polarisation encore plus extrême (Nick Fuentes est un avant-goût de la véritable droite fasciste qui attend de naître), et derrière tout cela, d'instabilité géopolitique accrue et de conflits interimpérialistes. Dans ces circonstances terribles, nous devons construire la résistance, nos organisations de lutte indépendantes de classe et sociales, et un parti ouvrier pour lutter pour des réformes sur la voie de la révolution politique et sociale. (Article publié dans Tempest le 24 novembre 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)

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Six parlementaires disent aux troupes américaines : « n’obéissez pas aux ordres illégaux »

2 décembre, par Dan La Botz — , ,
Six élus démocrates, anciens militaires ou issus du renseignement, s'adressent directement aux soldats américains pour leur rappeler leur devoir : refuser les ordres illégaux. (…)

Six élus démocrates, anciens militaires ou issus du renseignement, s'adressent directement aux soldats américains pour leur rappeler leur devoir : refuser les ordres illégaux.

Hebdo L'Anticapitaliste - 777 (27/11/2025)

Par Dan La Botz
traduction Henri Wilno

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Une prise de position rare, qui intervient alors que Trump multiplie les opérations répressives et les violations du droit international.

Une vidéo qui défie Trump

Dans une vidéo remarquable devenue virale, six élus du Parti démocrate, s'adressant directement au personnel militaire américain, ont déclaré que les soldats peuvent refuser d'obéir à des ordres illégaux. Deux sénateurs et quatre représentants, tous anciens combattants de l'armée américaine ou des agences de renseignement, ont affirmé que « les menaces qui pèsent sur notre Constitution ne viennent pas seulement de l'étranger, mais aussi de chez nous », et ont dit aux soldats en service actif « vous pouvez refuser les ordres illégaux » et « vous devez refuser les ordres illégaux ». La vidéo intitulée « Don't Give Up the Ship » est disponible en ligne.

Bien qu'ils n'aient pas expliqué pourquoi ils ont réalisé cette vidéo à ce moment précis, il est clair qu'elle a été motivée par deux événements récents. Premièrement, depuis juin, Donald Trump a envoyé des troupes dans des villes comme Los Angeles, Chicago, Washington et Portland, dans l'Oregon, pour réprimer les manifestations, malgré l'opposition des maires et des gouverneurs qui se sont adressés à la justice, arguant que la loi américaine interdit à l'armée d'agir en tant que force de l'ordre sur le territoire national. Deuxièmement, depuis septembre, l'armée américaine a détruit 22 bateaux et tué au moins 83 personnes, soi-disant pour trafic de drogue. En violation flagrante du droit américain et international, ces personnes n'ont jamais été jugées et aucune preuve n'a été présentée ; il s'agit clairement de meurtres en haute mer.

Trump a demandé l'arrestation des six éluEs, affirmant qu'ils étaient coupables de « sédition, punissable de mort ». Il a ajouté : « Chacun de ces traîtres à notre pays devrait être arrêté et jugé ». Beaucoup de gens, y compris des anciens combattants, ont été scandalisés par ses propos, ce qui l'a amené à dire qu'il avait été mal compris et qu'il ne voulait pas qu'ils soient tués.

Une longue histoire américaine d'ordres criminels

En fait, l'armée et la marine américaines doivent enseigner à leurs soldats pendant leur formation qu'ils ont le droit de refuser et doivent refuser les ordres illégaux qui violent la loi ou la Constitution. Cependant, l'armée américaine a une longue histoire sanglante de violations flagrantes des droits de l'homme. Au cours des guerres indiennes de la fin du XIXe siècle, l'armée a perpétré le massacre de Sand Creek en 1864 et le massacre de Wounded Knee en 1890, au cours desquels des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants non combattants ont été assassinés. Les troupes américaines aux Philippines ont tué des centaines de civils à Bud Dajo en 1906. Pendant la guerre de Corée, en 1950, à No Gun Ri, en Corée du Sud, les soldats américains ont assassiné plus de 150 hommes, femmes et enfants. En 1968, pendant la guerre du Vietnam, le lieutenant William Calley a ordonné à ses troupes de tuer des civils non armés dans le village de My Lai, qui ont ensuite assassiné 300 civils non armés, femmes, enfants et personnes âgées. En 2005, les Marines ont tué 24 civils non armés, dont des hommes, des femmes et des enfants, à Haditha en Irak.

Le droit international interdit bien le meurtre de civils par des militaires en temps de guerre, mais cela se produit quotidiennement par Israël à Gaza et par la Russie en Ukraine. Si les États-Unis devaient attaquer le Venezuela, ce qui semble possible compte tenu du rassemblement massif de navires, d'avions et de troupes américains près de ce pays, il est pratiquement inévitable que des civils soient bombardés ou abattus. À moins que les soldats refusent de le faire.

Défi politique et mouvement de résistance

Les détracteurs des démocrates qui ont réalisé la vidéo affirment qu'il est trop difficile pour les soldats ordinaires, les petits gradés, de savoir s'ils commettent un crime de guerre. Et s'ils refusent de larguer la bombe ou d'appuyer sur la gâchette, ils pourraient être soumis à la discipline militaire. Mais on peut penser que les soldats n'ont pas besoin de comprendre le droit international ou le code de justice militaire pour savoir que tuer des hommes, des femmes et des enfants non armés est mal. Il leur suffit de penser à leur propre famille et à leur communauté et de regarder dans leur cœur.

En réalisant leur vidéo, les six démocrates ont défié Trump et ainsi rendu un grand service à l'Amérique, aux militaires et à tous ceux et celles qui, aux États-Unis ou à l'étranger, pourraient être victimes. Cela fait également partie d'un mouvement de résistance complexe et qui grandit.

Dan La Botz
Traduction Henri Wilno

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L’effondrement du DOGE, la fin de la mascarade libertarienne de Trump et Musk

2 décembre, par Romain Leclaire — , ,
C'est la fin d'une expérimentation aussi grotesque que dangereuse au sommet de l'État américain. Le département de l'efficacité gouvernementale, plus connu sous son acronyme (…)

C'est la fin d'une expérimentation aussi grotesque que dangereuse au sommet de l'État américain. Le département de l'efficacité gouvernementale, plus connu sous son acronyme mémétique DOGE, a officiellement cessé d'exister en tant qu'entité centralisée. Ce projet, né d'un décret signé par Donald Trump en janvier dernier et confié aux mains imprévisibles d'Elon Musk, devait durer deux ans. Il n'aura finalement survécu que quelques mois, s'effondrant bien avant la fin de son mandat. Si certains pourraient être tentés de voir dans cette dissolution précoce un simple échec administratif, la réalité est bien plus sombre. Le DOGE restera dans l'histoire comme un symbole de l'incompétence crasse, de la cruauté bureaucratique et de l'hubris technocratique de l'ère Trump-Musk.

25 novembre 2025 | Billet de blog
https://blogs.mediapart.fr/romain-leclaire/blog/241125/l-effondrement-du-doge-la-fin-de-la-mascarade-libertarienne-de-trump-et-musk

L'annonce de la dissolution a été faite presque en catimini. C'est Scott Kupor, directeur de l'Office of Personnel Management (OPM), qui a confirmé ce week-end que le DOGE n'existait plus. Ce qui avait été vendu au public comme une révolution de l'efficacité n'est plus que néant aujourd'hui, ses fonctions étant discrètement réabsorbées par les agences traditionnelles qu'Elon Musk méprisait tant. Pourtant, derrière ce constat d'échec institutionnel, les dégâts causés par cette équipe de choc sont, eux, bien réels et durables.

L'objectif affiché par Donald Trump et son protégé milliardaire était de réduire la fraude et le gaspillage. La promesse de départ était pharaonique, éliminer 2 000 milliards de dollars de dépenses. Le résultat ? Une farce comptable. Selon des analystes indépendants et un rapport sénatorial accablant, le DOGE a coûté plus d'argent qu'il n'en a permis d'économiser. Le groupe de surveillance « Musk Watch » n'a pu vérifier que 16,3 milliards de dollars de coupes effectives, une goutte d'eau comparée aux promesses délirantes de la Maison Blanche. Pire encore, cette agitation stérile s'est faite au prix d'une désorganisation totale de l'appareil d'État, prouvant une fois de plus que la gestion d'un pays ne se calque pas sur celle d'une start-up de la Silicon Valley.

Mais l'aspect le plus révoltant de cette débâcle n'est pas financier, il est humain. La politique de la tronçonneuse, chère à Elon Musk, a eu des conséquences mortelles. En s'attaquant aveuglément à l'agence des États-Unis pour le développement international (USAID), il a provoqué une catastrophe humanitaire. Les coupes budgétaires brutales ont stoppé net l'aide humanitaire et les secours en cas de catastrophe dans plusieurs régions vulnérables du globe. Les critiques estiment que ces décisions irresponsables sont liées à la mort d'environ 638 000 personnes à travers le monde. C'est le bilan macabre d'une idéologie qui place l'austérité dogmatique au-dessus de la vie humaine, validée par un président plus intéressé par le spectacle que par la gouvernance.

Sur le plan intérieur, le carnage institutionnel est tout aussi effrayant. Le ministère de l'éducation a été vidé de sa substance et la cybersécurité nationale a été compromise par le licenciement massif d'experts, laissant les infrastructures américaines vulnérables. Le DOGE, dans son arrogance, a accédé à des bases de données fédérales contenant des informations sensibles sur des millions d'Américains, provoquant des failles de sécurité majeures. L'ironie est mordante, l'entité censée moderniser l'État a fini par exposer les citoyens aux cyberattaques, tout en remplaçant des agents de l'IRS par des agents IA dont l'efficacité reste à prouver.

Le rôle d'Elon Musk dans ce fiasco mérite une attention particulière. L'intéressé, qui a quitté le navire en mai après une brouille publique avec Donald Trump, a traité le gouvernement fédéral comme l'un de ses jouets personnels. Son départ, marqué par une conférence de presse surréaliste dans le bureau ovale où il est apparu avec un œil au beurre noir, résume à lui seul l'amateurisme de cette administration. Bien que Musk et Trump semblent s'être réconciliés récemment lors d'un dîner avec le prince héritier saoudien, les dommages causés à la réputation du patron de Tesla sont immenses. Sa cote de popularité a chuté, entraînant avec elle les profits de sa marque automobile, les consommateurs rejetant massivement l'association toxique entre le constructeur et le chaos politique engendré par son fondateur.

Aujourd'hui, alors que le navire sombre, l'équipage cherche désespérément des canots de sauvetage. Les anciens collaborateurs du DOGE, dont beaucoup avaient été parachutés depuis les entreprises privées de Musk, vivent désormais dans la peur de poursuites judiciaires. Sans la protection d'un homme qui a perdu son influence directe et sans la garantie de grâces présidentielles, ces « coupeurs de coûts » réalisent qu'ils pourraient avoir à répondre de leurs actes devant la justice. Certains tentent de se recaser au sein du « National Design Studio », une nouvelle entité créée par Trump pour « redessiner l'interface du gouvernement », dirigée par un cofondateur d'Airbnb. C'est la touche finale de cette administration, quand le fond est détruit, on tente de polir la forme avec du design généré par intelligence artificielle.

Le DOGE aura été une courte mais intense période de vandalisme d'État. Il n'a pas apporté l'efficacité mais plutôt la destruction. Il n'a pas sauvé l'argent du contribuable américain, il a dilapidé des ressources pour des résultats néfastes. Même l'intelligence artificielle de Google, dans un moment de lucidité prémonitoire en septembre dernier, avait qualifié le DOGE de « fiction » basée sur de la « satire politique ». Il semblerait que l'algorithme ait eu raison avant tout le monde, le département de l'efficacité gouvernementale n'était rien d'autre qu'une mauvaise blague qui a duré trop longtemps, orchestrée par deux egos démesurés au détriment du peuple américain et de la stabilité mondiale. Alors que ses restes sont balayés sous le tapis de l'Office of Personnel Management, il reste à espérer que les leçons de ce désastre seront retenues, bien que l'administration Trump semble, comme toujours, imperméable à toute forme d'autocritique.

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La « peur rouge » aux États-Unis, hier comme aujourd’hui

2 décembre, par Benjamin Balthaser — , ,
Si nous voulons comprendre comment nous en sommes arrivés, en 2025, à ce moment autoritaire et à cette dynamique fasciste, il faut revenir sur l'un des chemins centraux qui y (…)

Si nous voulons comprendre comment nous en sommes arrivés, en 2025, à ce moment autoritaire et à cette dynamique fasciste, il faut revenir sur l'un des chemins centraux qui y ont conduit : le maccarthysme. À l'heure où nous entrons dans une nouvelle « peur rouge », il est ainsi utile d'étudier les précédents dans l'histoire des États-Unis.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Dans son récit de première main des émeutes de Peekskill en 1949 — deux jours de violences de masse, tolérées par l'État, contre un festival musical de gauche dont Paul Robeson (1898-1976) était la tête d'affiche —, l'écrivain Howard Fast (1914-2003) décrit surtout son incrédulité. Invité d'abord à aider à l'organisation puis à assurer la défense du concert, il voit des bandes de nervis armés de gourdins, de couteaux et d'armes à feu interrompre les représentations, agresser violemment des participant·es et contraindre Robeson à se cacher.

Face à des foules hurlant des slogans racistes et antisémites, Fast pense possible de faire revenir Robeson une semaine plus tard, protégé par un cordon de syndicalistes de l'United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE) et de l'International Longshoremen's Association (ILA). Mais la sortie du site devient un enfer : jets de pierres, vitres brisées, voitures renversées, spectateurs roués de coups jusqu'à l'agonie — dont Eugene Bullard (1895-1961), premier aviateur noir de l'armée américaine pendant la Première Guerre mondiale.

Après avoir fui sous une grêle de cailloux et d'insultes, Fast raconte, dans Peekskill, USA[1], sa stupeur à la vue du bitume ruisselant autour des carcasses de voitures en flammes. D'abord persuadé qu'il s'agit d'essence ou d'huile, il comprend que ces rigoles luisantes sont le sang des spectateurs en fuite. Il se souvient d'un sentiment d'irréalité dissociée : « cela ne peut pas être en train d'arriver ». Et, se remémorant les discussions du lendemain avec d'autres militants aguerris, il note « une inquiétude sourde » : ils essayaient de comprendre ce qui s'était passé, ce qui avait changé — « une différence palpable s'était installée ; il fallait la nommer ».

J'ai souvent repensé au récit de Fast, car beaucoup d'entre nous, j'imagine, éprouvent aujourd'hui la même incrédulité face à la répression qui se déploie à toute vitesse sous le second mandat de Donald Trump. Chaque semaine apporte son lot d'événements qui, pris isolément, seraient déjà exceptionnels : déploiement de troupes fédérales dans les grandes métropoles, exécutions filmées de migrant·es en eaux internationales, classement d'organisations « antifascistes » parmi les groupes terroristes intérieurs, enlèvements et expulsions d'étudiant·es pour des prises de parole pourtant protégées par la Constitution, listes noires « d'antisémitisme » visant des enseignant·es pro-Palestine, descentes massives d'agents de l'ICE pour des rafles de rue, asphyxie financière d'universités de recherche, démantèlement d'agences fédérales, promotion de charlatanismes médicaux dangereux.

Comme Fast l'écrivait après avoir appris que la Légion américaine locale planifiait l'assassinat de Robeson, ou en voyant littéralement le sang couler dans les rues, le choc ne vient pas seulement de la violence elle-même : c'est aussi que, peu de temps auparavant, tout cela paraissait impossible. Ce que Fast voyait alors, c'était les premiers signes de la seconde peur rouge : une décennie de répression, d'arrestations, d'expulsions, d'intimidations et, à l'occasion, d'exécutions publiques de communistes et d'autres militant·es de gauche aux États-Unis.

Alors que nous entrons dans une nouvelle forme de peur rouge — que beaucoup de libéraux et même de gens de gauche jugeaient encore impensable quelques mois avant que sa machine ne se mette en marche —, il est utile de se rappeler à quel moment de l'histoire nous faisons écho.

L'historienne Ellen Schrecker (1938), autrice de Many Are the Crimes : McCarthyism in America (1998), qualifie cette période qu'on nomme parfois « maccarthysme » (terme qu'elle discute) de « la vague de répression politique la plus étendue et la plus longue de l'histoire étatsunienne ». Elle commence bien avant Joseph McCarthy (1908-1957) et se prolonge longtemps après sa chute ; ce que nous mettons derrière son nom, c'est l'ampleur et l'échelle de la répression.

Pour beaucoup, la seconde peur rouge n'a été qu'un épisode mineur, un simple accroc sur la route menant au grand consensus libéral du XXᵉ siècle, marqué plus tard par les victoires du mouvement des droits civiques, du féminisme et des luttes LGBT.

Dans la plupart des récits historiques consacrés au « libéralisme d'après-guerre », cet épisode n'est guère mentionné. Et dans la culture populaire, même lorsqu'elle est évoquée — comme dans les films Trumbo (2015), consacré au scénariste communiste Dalton Trumbo, (1905-1976) ou Good Night, and Good Luck (2005), sur le journaliste Edward R. Murrow (1908-1965) affrontant le sénateur McCarthy —, elle apparaît surtout comme une affaire limitée à la persécution de quelques artistes hollywoodiens : tragique, sans doute, mais sans effets durables sur la société ou la politique étatsuniennes.

Plus récemment, la série uchronique https://fr.wikipedia.org/wiki/For_All_Mankind_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)
a présenté la Seconde peur rouge avant tout comme une question de droits civiques concernant les employé·es fédéraux homosexuel·les — ce qu'elle fut en partie —, mais en laissant de côté la dimension beaucoup plus large de répression politique, dont la violence anti-queer ne fut qu'une des formes parmi d'autres.

Selon les chiffres officiels, deux personnes furent exécutées par l'État, plusieurs centaines d'universitaires furent renvoyé·es, plusieurs milliers furent emprisonné·es ou déporté·es, et plusieurs dizaines de milliers perdirent leur emploi dans la fonction publique, au niveau fédéral ou local. Comme le souligne Ellen Schrecker, la peur rouge « n'était pas l'Allemagne nazie », mais le simple fait qu'il soit nécessaire de le préciser en dit long. Dans les dernières années de sa vie, Herbert Marcuse (1898-1979) écrivait [2]que la peur rouge avait inauguré « une nouvelle étape de développement » dans le « monde occidental », rappelant par bien des aspects « les horreurs du régime nazi » : un état de contre-révolution permanente dirigé contre « tout ce qui » pouvait être « qualifié de communiste ».

Les écrivain·es de gauche de l'époque établirent souvent un parallèle entre la seconde peur rouge et le fascisme. Une brochure populaire publiée par la maison d'édition progressiste Pacific Publishing affirmait que Joe McCarthy était « la pointe de lance du fascisme » et « marchait sur les traces de Hitler ». Le journal Jewish Life[3] allait plus loin encore : « Le maccarthysme, c'est le fascisme. » L'écrivain Mike Gold (1894-1967) [4]parla, lui, d'une « Amérique nazie ». Certes, le nombre de morts n'eut rien de comparable avec celui des régimes fascistes classiques ; mais cela ne signifie pas que les objectifs et les cibles de la seconde peur rouge fussent différents : il s'agissait de détruire la gauche et, surtout, d'éliminer toute alternative possible au capitalisme ou à l'hégémonie mondiale des États-Unis.

Si l'on veut comprendre comment nous avons pu en arriver à ce tournant autoritaire de 2025, il faut comprendre l'un des chemins historiques qui nous y ont conduits : la seconde peur rouge.

Une nuit américaine

Même si la peur rouge s'était limitée à licencier, emprisonner et exécuter publiquement les membres du Parti communiste, cela aurait déjà suffi à bouleverser en profondeur le paysage politique des États-Unis. Certes, le Parti communiste est aujourd'hui souvent évoqué pour certaines de ses positions controversées — du soutien au pacte germano-soviétique à son revirement, un an plus tard, en faveur du « serment de non-grève » pendant la Seconde Guerre mondiale, jusqu'à la défense de Staline —, mais, comme le rappelle l'historien Michael Denning (1954), il fut néanmoins « la plus importante organisation politique de gauche de l'ère du Front populaire ». [5]

Sans les principales campagnes et coalitions menées par le Parti, il est très probable que les années 1930 aux États-Unis auraient ressemblé moins au New Deal qu'à l'Argentine de Perón ou à l'Espagne de Franco : le pays comptait en effet de puissants mouvements d'extrême droite, tandis que nombre de grandes entreprises s'opposaient violemment aux réformes sociales proposées par le président Franklin Delano Roosevelt.

Qu'il s'agisse de l'organisation des marches de chômeurs au début des années 1930, de la défense des neuf jeunes hommes noirs accusés à tort de viol à Scottsboro (Alabama), ou encore de la constitution du socle du premier Congress of Industrial Organizations (CIO), comme le rappela un syndicaliste :

  1. La sécurité sociale, l'assurance chômage et les premiers décrets de déségrégation furent le résultat direct de l'organisation du Parti communiste.

Pourtant, les effets réels de la seconde peur rouge dépassèrent largement la seule répression des membres du Parti communiste ou d'autres marxistes.

Paul Robeson (1898–1976), C. L. R. James (1901–1989), W. E. B. Du Bois (1868–1963), Dorothy Healey (1914–2006), Mike Gold (1893–1967), John Garfield (1913–1952), William Patterson (1891–1980), Richard Wright (1908–1960), Arthur Miller (1915–2005), Leonard Bernstein (1918–1990), Herbert Aptheker (1915–2003) et Claudia Jones (1915–1964) ne furent que quelques-uns des artistes et intellectuel·les qui furent déporté·es, privé·es d'emploi, contraint·es à l'exil, déchus·es de leur passeport ou emprisonné·es en vertu du Smith Act[6].

De nombreuses organisations populaires, syndicales et de défense des droits civiques, dirigées par des communistes ou simplement affiliées de manière lâche au Parti communiste des États-Unis (CPUSA) comme « organisations de façade », furent interdites ou vidées de leurs membres — y compris parmi les non-communistes.

Ce fut le cas du Council on African Affairs, du Civil Rights Congress, du Committee for the Protection of the Foreign Born, de l'ordre fraternel juif antisioniste Jewish People's Fraternal Order, du quotidien yiddish Morgen Freiheit, d'organisations antifascistes comme l'American League Against War and Fascism et la Hollywood Anti-Nazi League (devenue plus tard l'American Peace Mobilization), ou même de certaines initiatives écologistes précoces.

Ces organisations de large assise établissaient des liens étroits entre pensée antifasciste, antiraciste et écologique, au sein d'un cadre explicitement socialiste. Combattre le capitalisme, c'était aussi combattre le racisme, et inversement.

Le mouvement des droits civiques qui émergea après la seconde peur rouge prit place dans un cadre libéral, national et souvent favorable aux milieux d'affaires — un cadre qui rompait radicalement avec la tradition plus radicale et internationaliste incarnée, une décennie plus tôt, par le Civil Rights Congress (1946-1954) et le National Negro Congress (1935-1947) , tous deux étroitement liés aux luttes syndicales, anticoloniales et anticapitalistes.

Le fait qu'il ait fallu attendre la fin des années 1960 pour que des organisations comme les Students for a Democratic Society (SDS) ou le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) articulent enfin racisme, impérialisme et capitalisme montre à quel point ces mouvements furent affectés par l'absence d'une gauche marxiste forte déjà constituée. Il reste une question ouverte de savoir dans quelle mesure les divisions ultérieures de la Nouvelle Gauche tiennent au temps qu'il fallut pour élaborer une pensée véritablement intersectionnelle. Les mouvements issus de la post–Nouvelle Gauche se sont souvent fracturés autour de la hiérarchie entre race et classe, alors que, pour les marxistes de l'ère du Front populaire, ces dimensions étaient perçues comme co-constitutives, indissociables l'une de l'autre.

Anatomie d'un baisser de rideau

Alors que la seconde peur rouge toucha presque tous les aspects de la vie aux États-Unis— des réunions locales d'associations de parents d'élèves aux services du département d'État, en passant par les clubs de langues étrangères de quartier, les incendies criminels et les campagnes de milices d'extrême droite menées contre les locaux syndicaux et les camps d'été socialistes —, une histoire, plus que toute autre sans doute, résume le degré de coordination entre les institutions étatiques, civiques et culturelles pour censurer et détruire la gauche, éradiquant toute expression culturelle ou politique progressiste : la répression d'un seul film, Le sel de la terre.

Le Sel de la terre fut réalisé par des cinéastes placés sur liste noire : Herbert Biberman (1900-1971), Michael Wilson (1914-1978) et Paul Jarrico (1915-1997). Tous trois avaient perdu leur emploi en raison de la répression anticommuniste — Biberman ayant même purgé un an de prison en vertu du Smith Act.

Privés de travail, ils décidèrent de fonder leur propre société de production afin de financer, de manière indépendante, des films à contenu progressiste. Ils envisagèrent d'abord plusieurs projets biographiques — notamment un film sur le raid de John Brown à Harper's Ferry[7] ou sur une mère célibataire ayant perdu la garde de ses enfants après une enquête de la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants (House Un-American Activities Committee, HUAC).

Mais le tournant survint lorsque Paul Jarrico assista à une grève de mineurs au Nouveau-Mexique, menée par un syndicat de gauche, majoritairement chicano, mobilisé contre un écart salarial fondé sur la discrimination raciale. Jarrico comprit alors qu'il tenait le sujet de son prochain film.

Le syndicat Mine-Mill Local 890 faisait face à une injonction fondée sur la loi Taft-Hartley, interdisant aux mineurs grévistes de tenir des piquets de grève — une mesure qui, toutefois, ne s'appliquait pas à leurs épouses. Cette loi, pilier de l'arsenal juridique mis en place au cœur de la Seconde peur rouge, visait à restreindre le droit de grève, à écarter les dirigeants syndicaux communistes et à briser la solidarité intersyndicale en interdisant les boycotts secondaires.

Incapable de faire annuler l'injonction, le syndicat adopta une tactique d'une audace féministe précoce : les épouses des mineurs prirent la tête du piquet de grève, affrontant à plusieurs reprises les briseurs de grève et la répression policière. En agissant ainsi, Mine-Mill franchit une frontière de genre et démontra que les syndicats ne défendent pas seulement leurs membres, mais les communautés ouvrières dans leur ensemble.

Lorsque Biberman, Jarrico et Wilson rédigèrent le scénario du film, ils le soumirent à l'examen collectif des membres du syndicat. Dans une remarquable collaboration entre travailleurs et artistes, plusieurs scènes furent réécrites pour éliminer les clichés ou les passages jugés offensants envers la sensibilité catholique de la communauté. (À la consternation de Biberman et Wilson, les syndicalistes firent également supprimer la plupart des références à la guerre de Corée et à l'impérialisme étatsunien).

Il en résulta un scénario épuré et solidement construit, qui entrelaçait la lutte ouvrière pour la sécurité, la lutte antiraciste pour l'égalité salariale et la lutte féministe pour la reconnaissance et l'égalité dans la sphère domestique. Considéré aujourd'hui comme l'un des films les plus marquants des années 1950, Le Sel de la terre fut pourtant saboté dès sa production : dirigeants de studios, responsables syndicaux et agents du FBI se concertèrent pendant le tournage pour en empêcher l'achèvement.

Ils réussirent à faire fermer les laboratoires de développement, à interdire aux techniciens du son de traiter leurs enregistrements, à empêcher la composition de la musique du film, et à bloquer sa distribution ou sa projection aux États-Unis. L'actrice principale, Rosaura Revueltas (1910-1996), fut expulsée vers le Mexique. Des milices d'extrême droite se rendirent sur le plateau et tirèrent sur les membres de l'équipe ; le local syndical de Mine-Mill fut incendié, et le syndicaliste Clint Jencks (1918-2005) fut violemment passé à tabac par des groupes anticommunistes avant d'être contraint de démissionner du syndicat : le serment anticommuniste[8] imposé par le Taft-Hartley Act l'y obligeait, sous peine d'emprisonnement pour les autres dirigeants.

Malgré des efforts héroïques pour mener le projet à terme — en cachant les bobines afin de les faire développer, en achevant le tournage au Mexique, et en dissimulant la véritable nature du film à l'orchestre chargé d'enregistrer la musique —, Le Sel de la terre ne fut projeté que deux fois aux États-Unis avant qu'aucune salle n'accepte plus de le diffuser.

La société de production fut ruinée par les frais de justice. Quant au syndicat Mine-Mill, après des décennies de lutte pour l'égalité raciale et la dignité ouvrière dans les mines du Sud-Ouest, il fut finalement démantelé et absorbé sous la pression des Steelworkers, ce qui mit fin à une tradition syndicale unique de combativité et de solidarité interraciale.

Cette histoire était exceptionnelle, puisqu'elle concernait une production cinématographique d'envergure. Mais, à bien des égards, elle fut aussi emblématique, révélant la coordination étroite entre milices et mouvements d'extrême droite, appareil d'État, grandes entreprises et syndicats conservateurs : une alliance recourant à la violence, à la censure, aux expulsions et à la destruction institutionnelle.

La répression du Sel de la terre montre jusqu'où s'étendit la Seconde peur rouge — bien au-delà des réalisateurs hollywoodiens ou des membres du Parti communiste —, pour anéantir une société de production indépendante et un syndicat mixte, multiracial et dirigé par la gauche, en mobilisant à la fois la violence paraétatique et le pouvoir de surveillance combiné des entreprises et de l'État. C'était un microcosme du mode de coordination entre l'État, le capital et les forces conservatrices du mouvement ouvrier pour étouffer la gauche organisée.

Le gouvernement par la peur rouge

L'historienne et théoricienne Charisse Burden-Stelly définit les “peurs rouges” comme un mode de gouvernement flexible, qui fusionne, à son apogée, une “autorité publique” coercitive et une “autorégulation sociétale”. Les États-Unis, écrit Burden-Stelly, possèdent une histoire de gouvernement par la peur rouge, depuis la Terreur blanche[9] qui mit fin à la Reconstruction, jusqu'aux pendaisons et arrestations massives consécutives à l'émeute de Haymarket (1886), en passant par les expulsions et l'emprisonnement de masse de la première peur rouge (Red Scare, vague de répression anticommuniste aux États-Unis après 1919) et de la seconde (1947-1957).

À ces campagnes s'ajoutèrent les « lois antisyndicalistes », qui rendaient illégal le fait de prôner la grève ou la transformation révolutionnaire de la société et les lois « du drapeau rouge » qui interdisaient d'arborer les symboles du socialisme ou de la lutte des classes — jusqu'à leur invalidation par la Cour suprême en 1931. La seconde peur rouge culmina enfin avec les assassinats politiques perpétrés par le FBI dans le cadre du programme COINTELPRO.

Les peurs rouges ne sont pas des événements singuliers, écrit Burden-Stelly, mais une forme de gouvernance contre-révolutionnaire. Elles constituent un ensemble transférable de tropes, de récits racialisés, de constructions et de formes juridiques de répression, mobilisables contre la gauche mais exigeant, pour être mises en œuvre, une consolidation étatique, économique et politique.

La seconde peur rouge fut décisive en partie parce qu'elle a façonné un appareil juridique encore en vigueur aujourd'hui — comme en témoigne la tentative actuelle d'expulsion de Mahmoud Khalil. Et peut-être plus encore parce qu'elle fut la première de ce type à s'en prendre systématiquement non seulement aux organisations, mais à l'ensemble de la société civile.

Burden-Stelly observe que la seconde peur rouge ne fut pas seulement une forme de coercition destructrice ; l'avènement de la guerre froide a également créé l'infrastructure civique et culturelle du libéralisme moderne. Les libéraux des droits civiques, le Parti démocrate, ainsi que plusieurs organisations juives et afro-américaines, acceptèrent l'anticommunisme comme condition du réformisme.

Les « serments de loyauté » instaurèrent aussi des liens affectifs — quoique imaginaires — avec la nation et avec l'idée d'une citoyenneté universelle. Lorsque Kamala Harris qualifia récemment Donald Trump de « communiste », elle ne pensait sans doute pas que le mouvement MAGA cherchait à s'emparer des moyens de production ; elle cherchait plutôt à évoquer la coalition libérale anticommuniste multiraciale de la guerre froide comme religion civique de l'État issu du New Deal.

Mais si la seconde peur rouge transforma l'aile gauche de la coalition du New Deal — la faisant passer d'une social-démocratie multiraciale à un libéralisme anticommuniste multiracial —, il faut rappeler que les communistes et la gauche n'en furent ni les seules, ni même nécessairement les principales cibles. Comme l'a montré l'historienne Landon Storrs, l'épuration des communistes et des socialistes de la fonction publique, du gouvernement fédéral, des universités et des syndicats réduisit non seulement la portée de leurs politiques, mais démantela aussi nombre des réformes structurelles issues du New Deal.

Qu'il s'agisse du Taft-Hartley Act, qui limita le droit de grève et de boycott, de la suppression du contrôle des prix après la Seconde Guerre mondiale, ou de l'adoption de politiques familiales homophobes et patriarcales, ces purges affectèrent la vie de milliers de fonctionnaires d'État et fédéraux — parmi lesquels les personnes noires, juives et queer étaient surreprésentées — et mirent un coup d'arrêt brutal à l'ère de réforme sociale ouverte par l'apogée du New Deal.

L'épuration du département d'État de ses universitaires et diplomates spécialistes de la Chine accéléra la guerre froide et contribua directement aux catastrophes de politique étrangère (et intérieure) que furent la guerre de Corée, puis celle du Vietnam.

L'historienne Kim Phillips-Fein (1975) soutient de manière similaire que l'époque du célèbre « Traité de Détroit » (Treaty of Detroit) conclu en 1950 entre le président du syndicat UAW, Walter Reuther, et General Motors, présenté comme une trêve durable entre patronat et syndicats — masquait en réalité une guerre prolongée du grand capital contre le travail. Ce « grand compromis » reposait sur une nouvelle consolidation capitaliste, l'affaiblissement du militantisme syndical, la réduction des revendications ouvrières aux seuls salaires et avantages sociaux, et surtout sur l'abandon du contrôle des conditions de travail quotidiennes à la direction.

Dans les années 1940, le syndicat CIO avait réussi à arracher au patronat une part du contrôle sur le travail : limitation de la vitesse des chaînes de montage, participation aux embauches et aux licenciements et surtout restriction du pouvoir disciplinaire de la hiérarchie. Dans de nombreux syndicats dirigés par des communistes, cette auto-activité ouvrière s'accompagnait aussi d'une lutte contre la ségrégation raciale, aussi bien dans les usines que parmi les contremaîtres.

Comme le rappelle l'historien George Lipsitz (1949), à la veille de la seconde peur rouge, un dirigeant d'entreprise admettait :

  1. Tout patron qui dit avoir le contrôle de son usine est un sacré menteur.

Alors que le « Traité de Détroit » fut célébré comme la naissance d'une « classe moyenne industrielle », le magazine Fortune soulignait dès 1950 que GM avait surtout repris le contrôle des fonctions managériales essentielles ».

De la même manière que l'éviction du « camp de la paix » du département d'État ouvrit la voie à l'invasion du Vietnam une décennie plus tard, la neutralisation du mouvement ouvrier prépara la désindustrialisation et la destruction des communautés de travailleurs, de Detroit à South Shore en passant par Toledo.

Certains effets de la seconde peur rouge furent d'ordre culturel, et d'une portée incalculable. Lorsque l'activiste des Black Panthers Assata Shakur (1947-2025) rencontra pour la première fois les mouvements socialistes anticoloniaux, elle confessa dans son autobiographie avoir été déroutée, pensant que le socialisme était une « invention de l'homme blanc ».

Avec le recul, écrit-elle, « mon image d'une communiste venait d'un dessin animé ».

Elle comprit alors que sa conception de l'anticolonialisme était entièrement étatsunienne : une grande partie du tiers-monde embrassait, sinon le communisme, du moins une forme d'émancipation socialiste.

Elle en tira cette conclusion :

  1. On nous apprend, dès le plus jeune âge, à être contre les communistes, alors que la plupart d'entre nous n'a pas la moindre idée de ce qu'est le communisme. Seul un idiot laisse quelqu'un d'autre lui dire qui sont ses ennemis. C'est l'un des principes les plus fondamentaux de la vie : toujours décider soi-même qui sont ses ennemis, et ne jamais laisser ses ennemis choisir ses ennemis pour soi.

L'« époque précoce » durant laquelle Assata Shakur apprit à être « contre les communistes » correspond à la fin des années 1950 et au début des années 1960, dans l'immédiat après-coup du pic du maccarthysme. Des décennies plus tard, l'anticommunisme continue de structurer les contours du droit : les restrictions légales imposées aux syndicats pendant l'ère maccarthyste sont toujours en vigueur, tout comme certaines lois antiterroristes sur les expulsions ou les interdictions de boycott — notamment celles visant aujourd'hui le boycott d'Israël.

L'anticommunisme est également mobilisé, sur le plan discursif, pour policer les frontières du politique acceptable : qu'il s'agisse de qualifier la couverture santé universelle de « socialiste », ou d'entendre des universitaires comme Timothy Snyder (1969) qualifier de « communistes » les discours racistes et violents de Stephen Miller (1985), proche conseiller de Trump. Si l'on compare les États-Unis à des pays industrialisés qui n'ont jamais connu de peur rouge d'ampleur comparable — comme la France ou les Pays-Bas —, on peut se demander si leurs protections sociales généreuses ne doivent pas, pour une part non négligeable, au fait que l'État y fut incapable — ou peu disposé — à purger la gauche de la société civile.

Le fascisme à l'ère du spectacle

Nous revenons ici à la question posée par l'administration Trump : quel est le rapport entre cette peur rouge et les précédentes ?

On peut comprendre cette question de deux manières. Non seulement l'évidement du libéralisme — la décimation des syndicats dirigés par la gauche, la réduction du champ des droits civiques — a contribué à créer les conditions dans lesquelles la contre-révolution néolibérale a pu anéantir les derniers vestiges politiques du New Deal et de la Great Society ; mais la seconde peur rouge a aussi produit une légitimité culturelle durable de l'anti-radicalisme.

Comme le rappelait récemment un article de Politico, même si les dégâts furent bien réels, la seconde peur rouge se serait « essoufflée » après la chute de McCarthy, et le libéralisme en aurait tiré profit, n'étant plus entaché de son association antipatriotique avec le communisme.

Il existe, à un certain niveau, une continuité historique ; mais il existe aussi une rupture. Comme l'a récemment souligné Ellen Schrecker sur Democracy Now !, la peur rouge contemporaine sous Trump est « pire » que les précédentes, car elle ne vise plus seulement des militant·es ouvertement radical·es : elle s'attaque désormais aux institutions mêmes du libéralisme — les universités, les agences fédérales, voire l'idée même de l'État de droit. Malgré ses nombreux crimes, la HUAC (Commission des activités anti-américaines) s'efforçait au moins de conserver l'apparence du libéralisme formel.

La peur rouge actuelle, comme tout le reste sous Trump, est désordonnée, improvisée, chaotique : elle ressemble moins à une stratégie concertée d'un État unifié qu'à une tornade politique. Si certaines différences tiennent aux personnalités singulières de J. Edgar Hoover et de Donald Trump — le premier impitoyable, méthodique, rigoureux, programmatique ; le second spectaculaire, anarchique et ostentatoire —, la différence la plus marquante réside peut-être dans le contexte historique radicalement différent dans lequel cette nouvelle peur rouge émerge.

Non seulement l'extrême droite est en ascension à l'échelle mondiale, mais des décennies de néolibéralisme ont vidé l'État de sa substance et produit un tissu social beaucoup plus ségrégué, inégal, aliéné et précaire que celui des années 1950 et 1960.L'assaut de Trump contre le libéralisme tient en partie au fait qu'il n'existe plus de gauche radicale organisée à attaquer, et que les institutions publiques disposent d'un soutien social et d'investissements étatiques bien moindres que ceux dont elles bénéficiaient il y a quatre-vingts ans. J. Edgar Hoover était un produit de l'organisation technocratique de l'ère progressiste ; Trump, le produit de la dissolution postmoderne du fascisme tardif.

L'écrivain et essayiste britannique Richard Seymour (1977) qualifie cette forme de chaos et de dévastation d'extrême droite de « nationalisme de catastrophe » (Disaster nationalism : The Downfall of Liberal Civilization, Verso, 2024), en soulignant que le mélange de théories du complot, de désespoir apocalyptique, de millénarisme de fin du monde, de fantasmes d'effondrement, de revanchisme racialiste “du sang et du sol”, d'hypermâlitude et d'hyperracisme compose un ensemble d'affects caractéristiques d'un monde ayant depuis longtemps abandonné la rationalité capitaliste, le contrôle monétaire et la régulation keynésienne de l'État-providence.

La seconde peur rouge, elle aussi, nécessitait au moins l'apparence du consentement. Pour des libéraux comme Arthur Schlesinger (1917-2007), cette apparence de consentement constituait la base de la « politique du consensus » : libéraux et conservateurs unis dans leur attaque contre la gauche. Cette apparence structure encore le récit historique : McCarthy pouvait être tenu pour responsable des excès et de la violence de l'époque, tandis que le système lui-même était perçu comme rationnel, objectif et populaire.

L'idée que le communisme constituait une menace réelle — non seulement pour la classe dominante, mais aussi pour la démocratie étatsunienne — fut acceptée à la fois par les conservateurs et par la majorité des libéraux.

La nouvelle peur rouge trumpienne, quant à elle, naît de la polarisation : elle méprise les normes démocratiques autant que le consensus populaire. Les ennemi·es de Trump sont tout autant les militant·es « antifa » que le Parti démocrate lui-même. La guerre de Trump contre le consensus et le consentement fait peser des dangers autoritaires qu'on n'aurait pu imaginer dans les années 1950.

Mais paradoxalement, cette situation suggère aussi que la peur rouge de Trump pourrait bien n'être qu'un tigre de papier — une menace que les administrateur·ices d'université, les élu·es démocrates et une large part des médias préfèrent fuir comme si elle était réelle. Pourtant, la protestation et la résistance peuvent encore produire des effets concrets : Mahmoud Khalil n'est plus détenu par l'ICE (même s'il attend encore le traitement de son dossier) ; Jimmy Kimmel a été réintégré[10] ; et plusieurs États poursuivent la mise en œuvre de leurs propres programmes de vaccination malgré les attaques de Robert F. Kennedy Jr. contre la santé publique.

Même les régimes les plus autoritaires ont besoin d'un consentement volontaire pour fonctionner. Mais sur bien des plans, nous nous trouvons dans la même position que Howard Fast en 1949 : regardant un spectacle violent se dérouler sous nos yeux, sans encore savoir jusqu'où dans l'abîme il nous entraînera.

La leçon essentielle du récit de Fast est que, sous la menace — légale ou physique —, les communistes et les autres militant·es radical·es ont résisté. Fast organisa des piquets pour protéger les concerts, Biberman et Jarrico tentèrent de réaliser un film radical sur un syndicat combattant le racisme, et de nombreux communistes et allié·es refusèrent de collaborer avec les enquêtes de la HUAC, invoquant le Cinquième amendement et refusant de dénoncer qui que ce soit, même lorsque ce refus les conduisait en prison ou dans la misère.

Ethel et Julius Rosenberg refusèrent jusqu'à la mort. Leur refus de coopérer s'inscrivait dans l'analyse de la gauche radicale selon laquelle la seconde peur rouge était une forme de fascisme étatsunien — et que la principale leçon tirée de la catastrophe de la Shoah était qu'il fallait résister au fascisme dès le début, jusqu'à la fin.

En 1953, dans une lettre rendue publique et publiée par le New York Times, Albert Einstein appelait les intellectuel·les convoqué·es devant les commissions maccarthystes à refuser de témoigner, quitte à « être prêt·es à affronter la prison et la ruine économique, bref, à sacrifier [leur] bien-être personnel dans l'intérêt du bien-être culturel du pays ». [11]

Ce fut certes une maigre consolation pour celles et ceux qui perdirent leur emploi ou leur syndicat, mais sans cet exemple de résistance, il est peu probable que la Nouvelle Gauche ait pu renaître des cendres de l'ancienne dans les années 1960.

*

Benjamin Balthaser est professeur associé de littérature multi-ethnique américaine à l'Indiana University South Bend (États-Unis). Titulaire d'un doctorat en littérature et études culturelles de l'Université de Californie à San Diego, il s'intéresse aux rapports entre mouvements sociaux, identité raciale et production culturelle dans une perspective transnationale.

Il est notamment l'auteur du recueil de poèmes Dedication (Partisan Press, 2011), consacré à la vie des militant·es juifs américains durant la chasse aux sorcières anticommuniste ; de Anti-Imperialist Modernism : Race and Transnational Radical Culture from the Great Depression to the Cold War (University of Michigan Press, 2016), qui étudie les liens entre internationalisme radical et culture moderniste aux États-Unis ; et de Citizens of the Whole World : Anti-Zionism and the Cultures of the American Jewish Left (Verso Books, 2025), consacré à l'histoire de la gauche juive étatsunienne, de l'antisionisme et des solidarités transnationales.

Ses travaux et articles ont paru dans American Quarterly, Historical Materialism, Boston Review, Massachusetts Review, Criticism, Jacobin Magazine, Camera Obscura ou encore In These Times.

Cet article a été publié initialement par Jacobin. Traduit de l'anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Notes

[1] Peekskill USA : Inside the Infamous 1949 Riots (New York, Dover Publications, 2006 [1ʳᵉ éd. Peekskill USA : A Personal Experience, Civil Rights Congress, 1951]),

[2] La citation est tirée d'un texte tardif repris dans The New Left and the 1960s : Collected Papers of Herbert Marcuse, vol. 3, éd. Douglas Kellner, Routledge, 2005, p. 165.

[3] Jewish Life (1946–1956) était un mensuel new-yorkais d'obédience communiste, dirigé par des intellectuels juifs progressistes proches du Daily Worker et du Parti communiste américain

[4] Mike Gold (1893–1967), de son vrai nom Itzok Granich, fut un écrivain prolétarien et journaliste communiste, auteur du roman Jews Without Money (1930), considéré comme un texte fondateur de la littérature ouvrière radicale aux États-Unis. Le livre a été traduit en français sous le titre Juifs sans argent : première traduction par Louis Guilloux, Paris, Éditions du Sagittaire, 1931 ; nouvelle traduction par Romain Guillou, Paris, Nada Éditions, 2023, 352 p. (Nada Éditions). Sur son œuvre et son engagement, voir Benjamin Balthaser, « Mike Gold, the Writer Who Believed Workers Could Speak for Themselves », Jacobin, juillet 2021 (en ligne).

[5] Michael Denning, The Cultural Front : The Laboring of American Culture in the Twentieth Century, London & New York, Verso, 1997.

[6] Le Smith Act (ou Alien Registration Act), promulgué en 1940, criminalisait toute activité jugée « subversive » ou toute incitation à renverser le gouvernement des États-Unis par la force. Il fut d'abord appliqué, dès 1941, contre les dirigeants du Socialist Workers Party (SWP) et du syndicat Teamsters Local 544 de Minneapolis — dix-huit militants, dont James P. Cannon et Farrell Dobbs, furent condamnés à des peines de prison pour « conspiration en vue de renverser le gouvernement ». À partir de 1948, la loi servit à poursuivre les cadres du Parti communiste pour des motifs similaires. Bien que plusieurs condamnations aient ensuite été annulées par la Cour suprême (notamment dans Yates v. United States, 1957), le Smith Act demeura un instrument central de la répression anticommuniste durant la Seconde peur rouge

[7] Le raid de John Brown contre Harper's Ferry eut lieu du 16 au 18 octobre 1859 en Virginie (aujourd'hui en Virginie-Occidentale). L'abolitionniste John Brown (1800–1859) mena un assaut armé contre l'arsenal fédéral de Harper's Ferry dans le but de provoquer une insurrection d'esclaves et de mettre fin à l'esclavage aux États-Unis. L'opération échoua rapidement : Brown fut capturé par les troupes du colonel Robert E. Lee, jugé pour trahison et pendu le 2 décembre 1859.Son action et son exécution en firent une figure martyre du mouvement abolitionniste, précipitant les tensions qui menèrent à la guerre de Sécession (1861-1865).

[8] Le Taft-Hartley Act (1947), ou Labor Management Relations Act, imposait à tous les responsables syndicaux de signer une déclaration sous serment affirmant qu'ils n'étaient pas membres du Parti communiste ni d'aucune organisation considérée comme subversive par le gouvernement fédéral. Le refus de prêter ce serment entraînait la perte du statut légal du syndicat et exposait ses dirigeants à des poursuites pénales. Dans ce cadre, Clint Jencks fut arrêté et condamné pour avoir prétendument menti en signant ce serment. Sa condamnation fut annulée en 1957 par la Cour suprême qui reconnut pour la première fois le droit des accusés à accéder aux preuves détenues par l'accusation.

[9] La Terreur blanche désigne la vague de violences racistes menée dans le Sud des États-Unis entre 1866 et 1877 par des groupes suprémacistes tels que le Ku Klux Klan, les White Leagues ou les Red Shirts. Ces campagnes d'assassinats, de lynchages et d'intimidations mirent fin à la période de Reconstruction (1865-1877), qui avait accordé des droits civiques et politiques aux personnes noires affranchies, et ouvrirent la voie au régime ségrégationniste de Jim Crow.

[10] Jimmy Kimmel (1967) est un animateur et humoriste étatsunien, présentateur de Jimmy Kimmel Live ! sur ABC depuis 2003. En septembre 2025, il a été suspendu après avoir dénoncé à l'antenne la complaisance médiatique et politique entourant l'assassinat du militant d'extrême droite Charlie Kirk. Cette censure a provoqué un large scandale et une mobilisation du public comme du personnel d'ABC. L'émission a finalement été rétablie une semaine plus tard, sous la pression interne et externe exercée sur la direction de Disney, maison mère de la chaîne.

[11] Albert Einstein, Letter to William Frauenglass, 16 mai 1953, New York Times, 12 juin 1953, p. 11 ; reproduit dans The Einstein File : J. Edgar Hoover's Secret War Against the World's Most Famous Scientist, New York, St. Martin's Press, 2002, p. 294-295.

Le Népal au filtre de la génération Z : énième convulsion ou révolution ?

2 décembre, par Olivier Guillard — , ,
Le Népal a connu en septembre dernier les profondes ondes de choc d'une éruption populaire, à travers une soudaine et inattendue mobilisation de sa jeunesse – la fameuse (…)

Le Népal a connu en septembre dernier les profondes ondes de choc d'une éruption populaire, à travers une soudaine et inattendue mobilisation de sa jeunesse – la fameuse génération Z – que personne n'avait vu venir. S'agit-il d'une authentique révolution ?

Tiré de The asialyst.

Un quart de siècle après le massacre par un prince régicide (le 1er juin 2001) de la quasi-totalité de la famille royale, une vingtaine d'années après la fin d'une éreintante insurrection maoïste ayant transformé (entre 1996 et 2006) le royaume hindouiste en un champ de bataille himalayen jonché de victimes et de stigmates profonds et, enfin, une décennie après l'effroyable séisme d'avril 2015 (magnitude 7,9 sur l'échelle de Richter) – le plus puissant observé dans cette zone depuis les années 30 qui a provoqué la mort de plus de 9000 personnes-, les 31 millions de Népalais ont une fois encore directement subi un événement d'une ampleur considérable. Une insurrection qui a marqué de son empreinte indélébile le cours de l'histoire moderne de ce turbulent sujet d'Asie méridionale.

Corruption, colère et chaos

Alors que l'été approchait de sa conclusion, dans ce pays pauvre (Moins de 1 500 dollars annuels per capita en 2024 selon le FMI), en développement, aux carences panoramiques (de la santé aux comptes publics), à la gouvernance médiocre et à l'instabilité gouvernementale proverbiale (14 gouvernements différents entre 2008 et 2025), l'aveuglement et l'arrogance du gouvernement du Premier ministre Khadga Prasad Sharma Oli (dit K.P. Oli), la mobilisation électrique de la jeunesse (Génération Z) et l'exaspération populaire décuplée en désespoir par la répression des forces anti-émeutes (une vingtaine de jeunes tomberont sous leurs balles) engendraient en l'espace de deux jours un chaos indescriptible. Au moins 73 morts, un parlement et une Cour Suprême ravagés par les flammes, l'évasion hors de prison de 15 000 détenus, ont emporté dans les cris et les flammes l'illusion d'une stabilité du pouvoir, chef de gouvernement en tête. En une poignée de jours où s'enchaînèrent dans la fièvre les événements, les exactions – avec la destruction de 700 bâtiments publics, 300 postes de police et 200 permanences de partis politiques – les discours et les décisions, le cours politique et citoyen du Népal basculait. Vers de meilleurs jours ?

Un écosystème politique à bout de souffle et de crédit

La nomination d'une Première ministre intérimaire technique – la très intègre et réputée Mme Sushila Karki (1ère femme nominée à la tête de la Cour Suprême avant de l'être au gouvernement), – en charge des affaires courantes, a été plébiscitée par une génération Z bien décidée à dépoussiérer un écosystème politique sclérosé, et d'écarter enfin ses encombrants acteurs antédiluviens (Nepali Congress, Communist Party of Nepal (UML), Communist Party of Nepal (Maoist Centre) ou encore le Rastriya Prajatantra Party monarchiste). Elle doit assurer le rétablissement de l'ordre et de l'Etat de droit, le fonctionnement des institutions, l'organisation du chantier électoral jusqu'au scrutin du printemps prochain (mars 2026). Sa nomination a, dans un premier temps, permis de canaliser les ardeurs des plus enfiévrés et de rétablir un semblant de normalité dans l'ancien royaume hindouiste.

Ses premières actions – symboliques et inspirées – ciblant notamment l'arrêt immédiat des dépenses publiques exorbitantes, un coup de fouet aux procédures de justice enlisées volontairement, l'arrestation de plusieurs centaines d'individus impliqués dans les exactions de septembre ou encore la création de hotlines à destination des citoyens pour favoriser la lutte contre la corruption, répondent pour l'heure aux attentes de la rue et consolident sa crédibilité. Mais pour combien de temps ?

De « l'euphorie révolutionnaire » à la confusion ?

Bien sûr, lorsque le gouvernement Oli aux abois ordonna le 4 septembre – bien hardiment – le blocage national des principaux réseaux sociaux prisés par la jeunesse népalaise (dont WhatsApp, Facebook, Instagram, LinkedIn, YouTube) – officiellement pour « lutter contre la désinformation, la fraude et les discours haineux » -, une ire commune irrépressible saisit cette Gen Z techno-dépendante, par-delà la diversité de ses multiples composantes.

Si l'on considère la Gen Z Alliance, la Gen Z-Y-X ou encore la Real Gen Z Nepal (et bien d'autres pièces de ce puzzle générationnel népalais), on discerne un certain socle commun de demandes telles que l'élection directe du Premier ministre (en lieu et place de la désignation par le Parlement), l'abolition d'un système fédéral jugé inapproprié et générateur de corruption au niveau local, une prise à bras le corps de la lutte contre la corruption, une justice « indépendante, libre et honnête, » etc. ; en quelques mots, l'avènement d'une nouvelle culture politique. Un chantier ambitieux en soi. Trop peut-être ?

Mais pour l'heure, il n'y a pas encore d'agenda minimal commun. Alors que les attentes de la population sont immenses – sinon déraisonnables -, sa patience sérieusement émoussée, la caisse à outils allouée à la Première ministre pour maintenir le pays à flot sonnant dangereusement creux, le temps est hélas fort court (une centaine de jours avant le scrutin programmé début mars 2026). Pour mémoire, en 2005, après des mois sinon des trimestres de tractations, le gouvernement, les principaux partis politiques et la direction de l'insurrection maoïste parvenaient (enfin) à s'entendre sur un accord en 12 points pour mettre un terme à une décennie de guerre civile et sceller la transition de la monarchie parlementaire vers une République fédérale démocratique alors idéalisée.

Résistance et obstruction des « anciens régimes »

A l'image de Pushpa Kamal Dahal (70 ans), l'ex « Prachanda le terrible » (chef maoïste) de la guerre civile et Premier ministre depuis lors à diverses reprises, de l'ancien chef de gouvernement Sher Bahadur Deuba – 79 ans – pour le Nepali Congress et bien sûr du Premier ministre tout juste débarqué K.P. Oli (73 printemps) du Communist Party of Nepal (UML) – incapable pour l'heure d'exprimer le moindre remords pour les violences ordonnées le 8 septembre dans la capitale -, les anciennes formations politiques et leurs dinosaures ne comptent guère disparaitre du paysage politique national sans résister et n'ont sûrement pas dit leur dernier mot.

Début novembre, il était du reste possible d'apprécier in vivo le poids de la résistance de l'establishment face aux velléités de changement du nouveau régime, lorsque les juges de la Cour Suprême invalidaient le rappel d'une douzaine d'ambassadeurs en poste à l'étranger (nommés par son prédécesseur) ordonnée par la très résolue Première ministre Madame Sushila Karki. Ou encore les divers obstacles dressés sur le chemin de la mise à l'écart – souhaitée ardemment par la jeunesse de Katmandou – d'une cohorte de fonctionnaires honnis des manifestants, dont le directeur de la très décriée Commission for Investigation of Abuse of Authority, l'entité de lutte contre la corruption au crédit pour le moins… décriée.

Des scénarios bien incertains

Deux mois après les faits, les formations conservatrices et monarchistes se remobilisent dans le sillage de cette révolution népalaise aussi brève qu'impromptue. On prête également à l'ancien souverain Gyanendra Bir Bikram Shah Dev aux inclinations autocratiques notoires (78 ans, monarque entre juin 2001 et juillet 2008), pourtant déposé sans ménagement à l'été 2008, des velléités de retour au pouvoir, sur les décombres de cette désormais fragile République fédérale démocratique himalayenne.

Une fragilité réelle autant qu'inquiétante, au point que certains redoutent une éventuelle prise de contrôle par l'armée.

« Nous sommes optimistes, mais l'optimisme n'est pas une stratégie, » admettait humblement ces derniers jours un représentant de la très opiniâtre Gen Z népalaise. Un constat honnête et éclairé n'interdisant pas pour autant de croire en des lendemains plus favorables, pour peu que chacun y mette du sien, ce qui n'est assurément pas garanti.

Par Olivier Guillard

Frankenstein à la frontière : le Pakistan, les talibans et les blessures d’une région

2 décembre, par Farooq Sulehria — , , ,
Alors que les affrontements frontaliers entre le Pakistan et l'Afghanistan éclatent une fois de plus, les lignes de faille de l'ordre post-11 septembre en Asie du Sud ont été (…)

Alors que les affrontements frontaliers entre le Pakistan et l'Afghanistan éclatent une fois de plus, les lignes de faille de l'ordre post-11 septembre en Asie du Sud ont été brutalement exposées. Ce qui ressemblait initialement à une relation de patronage—la quête durable d'Islamabad pour une « profondeur stratégique » à travers ses protégés talibans—s'est transformé en hostilité ouverte. Le déclin économique du Pakistan, la légitimité décroissante de son armée et l'affirmation diplomatique nouvelle des talibans ont créé une situation précaire qui menace de remodeler la dynamique régionale.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Dans cette longue conversation, Farooq Sulehria—écrivain, chercheur et observateur de longue date de la politique sud-asiatique—s'entretient avec Alternative Viewpoint concernant la crise le long de la frontière afghano-pakistanaise, les idées fausses au sein de l'establishment militaire pakistanais et le paysage géopolitique mondial et régional en mutation.

Sulehria retrace la trajectoire historique depuis le « Jihad afghan » parrainé par la cia dans les années 1980 jusqu'à l'affrontement actuel entre un État pakistanais affaibli et le régime taliban renforcé à Kaboul. Il soutient que la stratégie de longue date du Pakistan consistant à nourrir des mandataires militants s'est finalement retournée contre lui, aboutissant à un « monstre de Frankenstein » qui s'aligne désormais avec l'Inde et défie son ancien protecteur.

La conversation couvre un éventail de sujets, des répercussions intérieures du militarisme pakistanais à l'évolution de la géopolitique de la rivalité États-Unis–Chine, au rôle croissant de l'Inde en Afghanistan, et à la situation désastreuse des réfugiés afghans pris entre des États défaillants. Sulehria affirme que la seule alternative viable réside dans la promotion d'une solidarité socialiste, laïque et internationaliste à travers l'Asie du Sud—transcendant les frontières militarisées et les configurations impériales.

Alternative Viewpoint : Vous décrivez les talibans comme le « monstre de Frankenstein » du Pakistan. Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par cette métaphore dans le contexte actuel—surtout après les récents affrontements frontaliers ?

Farooq Sulehria : Depuis les années 1980, l'État pakistanais a nourri et soutenu des groupes fondamentalistes armés. Cette collaboration initiale impliquait les usa, l'Arabie saoudite et d'autres dans le cadre du soi-disant Jihad afghan. Cependant, une fois que les troupes soviétiques se sont retirées en 1988-89 et que le gouvernement de gauche à Kaboul est tombé en 1993, la politique de soutien aux milices fondamentalistes s'est poursuivie. L'accent s'est déplacé de l'Afghanistan vers le Jammu-Cachemire administré par l'Inde. L'establishment a déployé ces groupes contre les gouvernements civils. Après le 11 septembre, certaines factions sont devenues mécontentes de l'alignement apparent d'Islamabad avec Washington contre les talibans à Kaboul. En conséquence, le Pakistan a connu une vague de terrorisme pendant les quinze années suivantes. Simultanément, les talibans afghans ont reçu des refuges sûrs au Pakistan pendant deux décennies. Le Pakistan a fonctionné comme un État client, constamment dépendant du soutien américain. Une telle approche s'est révélée être une stratégie risquée. Islamabad a priorisé le patronage américain pour renforcer les talibans, visant à restaurer leur contrôle sur Kaboul et à transformer l'Afghanistan en une « arrière-cour stratégique », dépourvue d'influence indienne. Ironiquement, les talibans, nourris et armés à grands frais pour l'État et la société, se sont maintenant alignés avec le rival principal du Pakistan, l'Inde. C'est là que l'analogie du monstre de Frankenstein entre en jeu.

Assistons-nous à une véritable rupture entre le Pakistan et le régime taliban, ou simplement à une renégociation au sein d'une longue alliance difficile ?

FS : Il est difficile de déterminer si nous assistons à une véritable rupture entre le Pakistan et le régime taliban ou simplement à une renégociation au sein de leur alliance difficile de longue date. Les deux parties manquent de principes, et l'opportunisme définit le comportement à la fois des talibans et de l'élite pakistanaise. Ce comportement opportuniste n'est pas unique à eux ; les élites dirigeantes du monde entier agissent souvent de manière similaire. Cependant, je crois que la rupture actuelle est authentique. Le voyage d'Amir Khan Mutaqi [1] à New Delhi représente un franchissement significatif de ce qu'Islamabad considère comme une ligne rouge diplomatique.

Comment les crises internes actuelles du Pakistan—effondrement économique, dépendance au fmi et désarroi politique—façonnent-elles sa nouvelle agressivité envers l'Afghanistan ?

FS : En fait, l'agressivité envers l'Afghanistan montre une nouvelle confiance. Depuis que la « victoire de la guerre » contre l'Inde servait à légitimer le régime hybride, avec les encouragements constants de Donald Trump et la réduction au silence de toutes sortes d'opposition et de dissidence, l'élite dirigeante est devenue ivre de pouvoir. Cependant, Islamabad continue de faire face à des défis de la part de la militance au Baloutchistan et des talibans pakistanais, également connus sous le nom de Tehrik-e-Taliban Pakistan (ttp). Les attaques du ttp depuis leurs refuges sûrs en Afghanistan agacent l'establishment. Peut-être y a-t-il une illusion à Islamabad qu'ils peuvent contraindre Kaboul à la soumission. En bref, je ne vois pas l'agression contre Kaboul comme une expression de crise. C'est tout le contraire.

Dans quelle mesure les récentes actions militaires sont-elles une tentative de l'armée pakistanaise de réaffirmer sa légitimité au niveau national ?

FS : Il existe une afghanophobie répandue, propagée par divers moyens de médias et de propagande. Ce sentiment se développe depuis les événements du 11 septembre. En plus de l'Inde, l'Afghanistan est devenu le nouvel « autre » pour le Pakistan. En conséquence, il y a soit un soutien aux actions militaires contre l'Afghanistan, soit une indifférence généralisée parmi des segments importants de la société.

Dans un article précédent, vous avez mentionné que « courir avec le lièvre et chasser avec les chiens » a été la politique d'État du Pakistan pendant des décennies. Pourquoi cette duplicité a-t-elle persisté à travers les régimes—aussi bien civils que militaires ?

FS : Dans le domaine de la politique internationale impliquant l'Inde, l'Afghanistan et les grandes puissances telles que la Chine et les usa, l'influence militaire prédomine. Les soi-disant dirigeants civils ont très peu d'autorité dans ces questions.

Vous notez que les talibans ont adopté une rhétorique patriotique plutôt que religieuse dans leurs récents affrontements avec le Pakistan. Cela marque-t-il un changement dans leur projet idéologique, ou est-ce purement tactique ?

FS : C'est semblable à la situation en Iran, où les Ayatollahs ont mélangé leur interprétation du fondamentalisme avec une forme de nationalisme pendant la guerre contre l'Irak. Les talibans restent fermement attachés à leur idéologie fondamentaliste ; sans elle, ils cesseraient d'être les talibans. Néanmoins, ils incorporent stratégiquement des éléments de rhétorique jingoïste-nationaliste.

Comment les Afghans ordinaires perçoivent-ils le Pakistan aujourd'hui, et ce sentiment populaire limite-t-il l'influence d'Islamabad sur Kaboul ?

FS : Bien avant l'affrontement actuel, le Pakistan avait déjà perdu toute sympathie parmi la population afghane. Beaucoup d'Afghans les tiennent pour responsables, en grande partie à juste titre, des nombreuses misères qu'ils ont endurées.

Quel rôle joue le factionnalisme interne au sein des talibans—en particulier les groupes Haqqani contre Kandahar—dans cette tension croissante ?

FS : Il y a de nombreuses rumeurs qui circulent, mais aucune information concrète n'est disponible. Il est difficile de faire des déclarations définitives. Cependant, ceux qui surveillent la situation en Afghanistan, y compris les citoyens afghans et la diaspora, continuent de souligner les différences internes, tout comme divers commentateurs dans les médias.

Vous faites allusion à la rivalité États-Unis–Chine façonnant la situation régionale. Dans quelle mesure est-il plausible que Washington ait sanctionné les attaques du Pakistan sur le territoire afghan, peut-être pour reprendre de l'influence via Bagram ou défier la Chine ?

FS : Encore une fois, la question est largement spéculative, et aucune preuve documentée ne soutient ces affirmations. Les commentaires de Donald Trump fournissent un contexte concernant l'attaque sur Kaboul, car il a déclaré que les usa visaient à reprendre le contrôle de la base aérienne de Bagram en Afghanistan pour encercler la Chine. Cependant, il est crucial de noter que le Pakistan ne peut pas se permettre d'irriter la Chine non plus.

D'autre part, l'économie du Pakistan est profondément dépendante de Pékin. Comment la classe dirigeante pakistanaise gère-t-elle cette contradiction entre l'apaisement des États-Unis et la dépendance chinoise ?

FS : Ils gèrent cette relation depuis les années 1960. La question n'est pas simplement comment ils vont apaiser à la fois Pékin et Washington ; c'est plutôt qu'Islamabad a deux protecteurs, et ce double patronage pose une menace pour la démocratie au Pakistan. Notamment, les deux protecteurs ont souvent des intérêts qui se chevauchent que le Pakistan tente de satisfaire simultanément.

Cette tension triangulaire (Pakistan–États-Unis–Chine) suggère-t-elle une crise plus large dans l'ordre régional « post-guerre contre le terrorisme » ?

FS : Oui, c'est un facteur de complication. Cependant, cette relation triangulaire n'est qu'un aspect de la situation plus large. L'Inde est un autre élément significatif. Anwar ul Haq, un ancien Premier ministre intérimaire, a remarqué franchement : « Le Pakistan est l'Israël de la Chine ». Un tel lapsus freudien est plutôt inhabituel au Pakistan. Néanmoins, un rapprochement Inde-Chine peut être crucial pour tenir les usa à distance dans cette région. Actuellement, surtout avec l'emprise idéologique du bjp sur l'Inde, un tel rapprochement semble de plus en plus comme un mirage.

La visite du ministre des Affaires étrangères de l'Afghanistan à New Delhi, comme vous le notez, a embarrassé Islamabad. Comment devrions-nous lire cette proximité croissante entre l'Inde et l'Afghanistan ?

FS : Je crois que tout gouvernement à Kaboul s'efforcera de maintenir de solides relations avec New Delhi. Le régime taliban peut chercher à se réconcilier avec Islamabad dans un avenir proche ; cependant, ils ne sacrifieront probablement pas leur amitié nouvellement formée avec l'Inde. Ils peuvent être impitoyables, mais ils ne sont pas stupides. Ils s'abstiendront de placer toute leur confiance au Pakistan.

New Delhi cherche-t-elle à combler le vide laissé par le retrait américain—ou est-ce davantage une question de projection d'hégémonie régionale sous l'agenda nationaliste du gouvernement Modi ?

FS : Je ne suis pas bien placé pour analyser cette question pour un public indien. Néanmoins, je ne crois pas que l'Inde puisse efficacement combler le vide laissé par les États-Unis.

Comment percevez-vous les récits médiatiques et politiques indiens autour de « l'instabilité » du Pakistan ? Servent-ils une fonction stratégique au niveau national, au-delà de la politique étrangère ?

FS : Dans le passé, les médias indiens, en particulier pendant la domination de la presse écrite, commandaient un respect significatif au Pakistan et au-delà. Cependant, à présent, les médias indiens, à l'exception de quelques médias alternatifs, manquent souvent de crédibilité. Je suis également quelques blogueurs, tels que Shekhar Gupta de The Print et Praveen Swami, pour évaluer ce que pense l'establishment indien. Ravish Kumar est une exception notable, bien qu'il ait tendance à se concentrer sur la politique intérieure. Dans l'ensemble, même sur des plateformes comme YouTube, il y a un manque notable de journalisme de qualité, en particulier concernant le Pakistan.

L'expulsion par le Pakistan de près d'un million de réfugiés afghans a choqué de nombreux observateurs. Que révèle cela sur la direction militarisée et xénophobe de l'État pakistanais ?

FS : En plus de refléter la xénophobie, cela met également en évidence l'opportunisme. Dans les années 1980, les médias célébraient les réfugiés afghans, les présentant comme des « frères musulmans » résistant aux « Soviétiques infidèles ». Le récit encadrait le Jihad afghan comme, en réalité, un Jihad pakistanais visant à contrecarrer les aspirations soviétiques à accéder aux eaux chaudes de la mer d'Arabie. Je crois que leur expulsion a également été manipulée comme un moyen d'exercer une pression sur les talibans. Cependant, il est à noter que les talibans traitent les Afghans d'une manière qui rappelle la façon dont le Pakistan traitait les réfugiés afghans. Cette situation devrait également être considérée comme faisant partie d'une tendance mondiale plus large à l'ère du trumpisme. Lorsque les soi-disant démocraties libérales violent les droits des réfugiés et les droits humains, elles normalisent les mauvaises pratiques. L'Iran aussi a expulsé des réfugiés afghans avec une brutalité comparable. Ironiquement, le Pakistan et l'Iran professent tous deux défendre les droits de l'Oumma.

Comment ce militarisme affecte-t-il la classe ouvrière, tant au Pakistan qu'en Afghanistan ? Y a-t-il une résistance, une solidarité ou une dissidence visible émergeant d'en bas ?

FS : En Afghanistan, personne ne veut peut-être plus de problèmes. Ils endurent déjà une situation menaçant leur vie. De même, la société civile a été totalement détruite. Au Pakistan, la gauche et certains nationalistes progressistes au Baloutchistan et au Khyber Pakhtunkhwa (anciennement nwfp) [2] se sont opposés à cette escalade. Mais ils sont marginalisés.

Vous terminez un article récent en disant : « Les Frankensteins ne peuvent pas vivre en paix lorsque les monstres de terreur règnent en maîtres ». Y a-t-il une force politique—à l'intérieur ou à l'extérieur de ces États—capable de briser ce cercle vicieux ?

FS : Actuellement, la situation est très pessimiste. Cependant, la source d'espoir lutte toujours. Nous dans la région Af-Pak n'avons pas d'autre option que de nous organiser contre toutes ces forces des ténèbres des deux côtés de la frontière. Nous avons besoin de solidarité internationale au niveau de l'Asie du Sud, en particulier.

À quoi ressemblerait aujourd'hui un cadre régional progressiste et anti-impérialiste—un cadre qui peut contrer à la fois la réaction talibane et le nationalisme militariste au Pakistan et en Inde ?

FS : Je pense qu'il doit être sans ambiguïté socialiste, laïc, internationaliste et anti-impérial. Il est important de souligner que des sections de la gauche en Inde-Pakistan ont d'énormes illusions sur la Chine. La gauche doit comprendre que la Chine représente une nouvelle forme d'impérialisme. En outre, la soi-disant multipolarité est projetée comme une opportunité. C'est une opportunité pour les classes dirigeantes, pas pour les classes ouvrières.

Malheureusement, une section de la gauche au Pakistan abandonne même la laïcité, sans parler de l'internationalisme et d'un anti-impérialisme ancré dans les principes marxistes plutôt que dans le campisme. En tant que marxistes, ce que nous privilégions avant tout, c'est l'intérêt de la classe ouvrière.

Enfin, que peut apprendre la gauche indienne de l'expérience du Pakistan avec la « profondeur stratégique » et ses conséquences désastreuses ?

FS : Je pense que la leçon principale est : ne soutenez pas les aventures d'élite de style impérial à l'extérieur du pays. Les classes ouvrières et les sections subalternes en portent les conséquences.

Notes

[1] Amir Khan Mutaqi est le ministre par intérim des Affaires étrangères de l'Émirat islamique d'Afghanistan dirigé par les talibans.

[2] Khyber Pakhtunkhwa était connue sous le nom de Province de la Frontière du Nord-Ouest (nwfp) jusqu'en 2010.

Israël. L’aventureuse manipulation des minorités au Proche-Orient

2 décembre, par Ignace Dalle — , , , , ,
Depuis les origines, le mouvement sioniste a misé sur les minorités au Proche-Orient. Avec la création de l'État, il a tenté de les utiliser pour affaiblir les nouveaux États (…)

Depuis les origines, le mouvement sioniste a misé sur les minorités au Proche-Orient. Avec la création de l'État, il a tenté de les utiliser pour affaiblir les nouveaux États indépendants. Une politique qui s'est amplifiée depuis la guerre contre Gaza, avec des interventions directes au Liban et en Syrie.

Tiré de orientxxi
26 novembre 2025

Par Ignace Dalle

Des hommes en marche, certains en uniforme militaire, sous un ciel dégagé et des arbres.

Entre le 6 juin 1982 et le 29 septembre 1982. Au centre, le chef d'état-major israélien Rafael Eitan, le commandant en chef des Forces libanaises chrétiennes Bachir Gemayel (élu président le 23 août 1982) et le major général Avraham Tamir (à gauche, coupé).
Unité du porte-parole de l'armée israélienne / Wikimédia

Les responsables sionistes, futurs dirigeants d'Israël, ne se sont guère préparés aux rapports avec les Arabes qui les attendaient une fois créé l'État israélien. En revanche, ils ont accordé de l'importance aux minorités ethniques ou religieuses du Proche-Orient, perçues comme des alliés potentiels face à « l'ennemi commun » arabe.

Jusqu'à la rivière Awali

En tant que plus proche voisin, le Liban a toujours occupé une place particulière dans la réflexion des sionistes comme des Israéliens. Dès 1919, Chaim Weizmann, l'un des principaux négociateurs du projet sioniste, propose une carte dans laquelle l'État qu'il imagine remonte jusqu'à la rivière Awali, au nord de Saïda. Lors de la guerre d'octobre 2024 avec le Liban, l'armée israélienne donnera l'ordre aux populations du Sud-Liban de se déplacer au nord de cette même rivière Awali…

Bien peu soucieux de la souveraineté libanaise, Weizmann n'hésite pas à affirmer aux représentants des deux puissances coloniales britannique et française que les eaux du Litani (à quelques kilomètres au sud de la rivière Awali) n'ont « aucune utilité » pour la population libanaise résidant plus au nord et que ces eaux ne pourraient « profiter » qu'aux habitants résidant au sud, c'est-à-dire du futur « État juif ».

À la suite des pressions du patriarche maronite Elias Hoayek, qui avait représenté le Liban à la Société des Nations (SDN) et réclamé son indépendance, le mouvement sioniste repart bredouille. En 1920, le général Henri Gouraud déclare l'État du Grand Liban en donnant satisfaction au patriarche.

Compte tenu du travail de sape opéré par Londres et Paris au Proche-Orient — « « Les Français et les Anglais ont dessiné les frontières, et les Arabes ont colorié la carte », titrait L'Orient-Le Jour, le 16 mai 2016 — on peut comprendre que le mouvement sioniste ait voulu profiter de la fragmentation de toute la région selon des lignes ethniques ou confessionnelles et renforcer son influence.

Il ne peut y avoir « deux Suisses au Proche-Orient »

Ce n'est cependant qu'après la guerre de 1967 que le Liban commence à être vraiment ciblé par Israël. Il était le seul pays à ne pas avoir participé au conflit de 1948-1949. Disposant à l'époque d'un niveau de vie comparable à celui des Israéliens, les Libanais vivaient encore en bonne harmonie. Le 1er avril 2025, sur sa page facebook personnelle, la politologue libanaise Sara El-Yafi a évoqué, dans une vidéo, des documents israéliens selon lesquels il ne peut pas y avoir « deux Suisses au Proche-Orient ». Elle a aussi montré comment l'État israélien, à partir notamment de la destruction en décembre 1968 de la flotte civile libanaise, sous un prétexte fallacieux — que dénoncera le chef de l'État français Charles de Gaulle—, a multiplié les initiatives pour fragiliser le Liban.

Maillon faible du camp arabe, Beyrouth va désormais payer au prix fort l'hubris israélien. Alimentées en partie par Damas et Tel-Aviv, favorisées par la faiblesse d'un État qui ne peut empêcher pléthore de milices plus ou moins disciplinées de circuler sur son territoire, les tensions entre la droite chrétienne et la résistance palestinienne et ses alliés libanais conduisent au début de la guerre civile en avril 1975.

Pendant une quinzaine d'années, jusqu'aux accords de Taef en 1989, le Liban vit de sombres moments : entrée des troupes syriennes à la demande de partis chrétiens, invasions israéliennes en 1978 et 1982, siège de la capitale en 1982, départ des forces palestiniennes et de Yasser Arafat, attentats meurtriers en 1983 contre les Marines étatsuniens (241 morts) et les parachutistes français (58 morts), enlèvements de journalistes et de diplomates occidentaux par des groupes chiites radicaux. Les morts se chiffrent par dizaines de milliers, les réfugiés par centaines de milliers et les destructions par milliards de dollars.

Les contacts entre Israël et la droite chrétienne conduisent à la création en 1978 de l'Armée du Liban sud (ALS), composée de supplétifs en majorité maronites, mais aussi chiites, équipés et contrôlés par Israël, dont elle fait le sale boulot : torture de combattants palestiniens et libanais dans la tristement célèbre prison de Khiam, etc. L'ALS disparaît en 2000 au moment où Israël évacue le Liban en raison de pertes très importantes : 1 000 soldats tués en 22 ans, presque tous par le mouvement chiite Hezbollah.

Autre tragédie : les massacres du camp palestinien de Sabra et Chatila en septembre 1982 (de 1 000 à 2 500 morts et blessés) par des miliciens chrétiens sous l'œil complice d'officiers supérieurs israéliens qui n'interviennent pas. L'émotion est considérable, y compris en Israël.

Ces trois dernières décennies, Israël a multiplié ingérences, incursions et liquidations de personnes, palestiniennes ou libanaises. Le Liban est à nouveau envahi en 2006 et en 2024. À chaque fois, c'est l'hécatombe et la ruine.

L'élection, le 9 janvier 2025, du général Joseph Aoun, commandant en chef de l'armée, à la tête de l'État libanais et celle, quelques jours plus tard, de Nawaf Salam, comme premier ministre, ne changent pas grand-chose. Alors que les Libanais pouvaient espérer un avenir meilleur avec, pour la première fois depuis longtemps, l'arrivée au plus haut niveau de l'exécutif de deux hommes intègres, Israël ne fait aucun geste susceptible de détendre le climat. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou bouge d'autant moins qu'il peut compter sur le soutien ou la complaisance des États-Unis et le silence de la France, ancienne puissance mandataire. Les deux émissaires trumpistes au Liban et en Syrie, Tom Barrack et Morgan Ortagus, n'ont ainsi jamais demandé à Israël de cesser ses bombardements malgré l'instauration d'un cessez-le-feu supervisé par Washington et Paris le 27 novembre 2024. Leurs pesantes pressions visent exclusivement Beyrouth sommé de désarmer le Hezbollah.

Aucun répit pour les Syriens

La fureur guerrière d'Israël ne se limite pas au pays du Cèdre, mais se tourne presque simultanément vers la Syrie d'Ahmed Al-Charaa, qui prend le pouvoir le 8 décembre 2024 après plusieurs jours d'offensives de l'opposition syrienne conduite par l'organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC).

Bachar al-Assad est renversé. Détestées par la grande majorité de la population, les forces loyalistes, privées d'une grande partie du soutien de la Russie, focalisée sur l'Ukraine, et de celui de l'Iran et du Hezbollah durement frappés par Israël, n'ont pas vraiment résisté. Al-Charaa, le nouvel homme fort, prend le pouvoir dans un pays exsangue, où un demi-million d'habitants sont morts et dont plus d'un quart de la population a été contrainte à l'exil.

Dans les heures qui suivent la victoire du HTC, Israël effectue plus de 300 raids aériens contre des bunkers, des dépôts d'armes ou des bases militaires de l'armée syrienne. Le territoire occupé du Golans'agrandit. Interdiction est donnée à l'armée syrienne de se déployer au sud de Damas ! Depuis cette date, les violations de la souveraineté syrienne par Israël n'ont pas cessé.

Ainsi, alors que le monde assiste, impuissant ou indifférent, aux massacres et aux tueries perpétrés par Israël à Gaza, en Cisjordanie, les espoirs placés dans leurs nouveaux dirigeants par les populations syrienne et libanaise ont été vite douchés par l'intransigeance et la brutalité d'Israël.

Indifférents aux sentiments que peuvent éprouver Syriens et Libanais à l'égard de ce que leur a fait subir depuis des décennies Israël, Barrack et Ortagus ne cachent pas leur souhait de voir leur protégé conclure un traité de paix avec Beyrouth et Damas ! La paix par la force si chère à Donald Trump…

Affaiblir ses voisins

Se prévalant du prestige de ses services de renseignements, Tel-Aviv développe depuis des décennies, et plus encore depuis le 7 octobre 2023, un récit à l'adresse des dirigeants occidentaux.

Écrivain et ancien chercheur au CNRS, Christian Salmon estime que « dans le théâtre médiatique contemporain, Gaza s'est muée en un laboratoire du storytelling géopolitique (…) Il y a les morts de Gaza, et il y a leur disparition programmée dans les récits médiatiques occidentaux. Entre les deux, une machine narrative d'une redoutable efficacité transforme un génocide en un « conflit complexe », les bourreaux en victimes et les témoins en « antisémites » (1). Ce constat vaut malheureusement pour la Cisjordanie, la Syrie et le Liban.

Au sort épouvantable réservé par l'État israélien aux Palestiniens, vient donc s'ajouter le harcèlement permanent de deux pays en ruines qui risquent à tout moment de s'effondrer. Les rapports de force totalement déséquilibrés imposés par Israël à ses voisins arabes immédiats ne peuvent s'expliquer que par la volonté des dirigeants actuels israéliens de maintenir autour de leur territoire un ensemble de pays affaiblis, divisés et sans perspective de stabilité.

« Quelque chose de nouveau visant à créer un nouvel empire israélien qui sera soit craint, soit respecté par ses voisins », selon l'historien israélien Ilan Pappé (2).

Analysant au milieu des années 1970 la relation d'Israël avec le monde arabe, Edward Saïd dressait déjà un constat peu encourageant de l'époque :

Les juifs, comme oppresseurs, et les Arabes, comme opprimés, sont embarqués dans une lutte dont les racines semblent être plus profondes chaque année, et dont le futur semble moins compréhensible et soluble chaque année (3).

Décrivant l'image des Arabes au lendemain de la guerre de 1973, Saïd écrit :

Ils sont toujours perçus comme les perturbateurs de l'existence d'Israël (…) Cela s'explique en partie par l'attitude du mouvement sioniste avant 1948 (…) Les habitants de la Palestine peu nombreux étaient vus comme des nomades inconséquents sans lien clair avec la terre et, par voie de conséquence, sans véritable culture (…) Au pire, l'Arabe d'aujourd'hui est considéré comme une ombre sanguinaire qui traque les Juifs et qui interrompt la « démocratie » fluide de la vie israélienne.

Démonstration de force permanente

À la même époque, Nahum Goldmann, alors président du Congrès juif mondial, souligne que la politique israélienne, conçue, déterminée et dominée par David Ben Gourion — tant qu'il fut premier ministre — et suivie par ses successeurs « consistait à tenter de convaincre les Arabes, par une démonstration de force permanente, qu'il leur fallait accepter l'existence, au milieu d'eux, d'un État juif » (4).

Goldmann explique cette politique par « la psychologie, l'acquisition soudaine de la puissance succédant à des siècles d'impuissance liée à l'antisémitisme et aux persécutions ». Peu intéressé à développer ses relations avec les Arabes bien avant même ses guerres victorieuses de 1967 et 1973, Israël n'a donc jamais cherché à conclure une paix honorable avec un environnement arabe pourtant affaibli. Le traité de paix israélo-égyptien de 1979, qui ne consacre pas un mot à la question palestinienne, le développement exponentiel des colonies juives, les accords d'Oslo de 1993 — qualifiés de « Versailles palestinien » par Edward Saïd —, l'assassinat, en 1995, du premier ministre Yitzhak Rabin puis la montée inexorable de la droite dure alliée à des religieux suprémacistes ont contribué à la situation tragique actuelle et à une impasse politique totale.

En revanche, Israël s'est montré nettement plus ouvert depuis sa création aux principales minorités, ethniques et religieuses vivant dans les pays arabes : kurdes, druzes et chrétiennes.

Doctrine de la périphérie

Cet intérêt pour les minorités au Proche-Orient a été théorisé par David Ben Gourion dans ce qu'il qualifiait de « doctrine de la périphérie ». Il s'est efforcé d'appliquer cette doctrine qui tendait à établir des partenariats stratégiques avec des pays du Moyen-Orient non arabes et pro-occidentaux, comme l'Iran, la Turquie et l'Éthiopie, afin de lutter contre le nationalisme arabe.

De leur côté, les minorités dans les pays arabes étaient considérées comme une « périphérie ethnique ». Parmi les minorités retenues, qu'Israël pouvait « exploiter pour affaiblir et distraire les pays arabes », figurent les chrétiens du Sud-Soudan, les Kurdes irakiens, les Druzes de Syrie et du Liban et les maronites.

Même si la « doctrine de la périphérie » a disparu avec la chute du chah d'Iran en 1979, des émissaires israéliens se seraient récemment déplacés au Sud-Soudan (dont la sécession en 2011 a disposé de l'appui de Tel-Aviv), en Éthiopie, en Libye et dans les pays du Golfe. Si les relations avec les maronites n'ont abouti à rien, les autorités israéliennes ont eu davantage de réussite avec les Druzes. Si l'on en croit Gabriel Ben Dor, expert israélien de la communauté druze, les relations de cette dernière avec les juifs de Palestine remontent au XVIe siècle. Il n'était pas rare en effet que des juifs trouvent refuge dans des clans druzes quand ils se trouvaient en danger (5).

Beaucoup plus tard, entre les première et seconde guerres mondiales, alors que les sionistes arrivaient par dizaines de milliers en Palestine, les relations entre juifs et Druzes se renforcent, notamment après 1936. À cette époque, Abba Khoushi, futur maire de Haïfa après la création d'Israël, est un membre important de l'organisation terroriste Haganah qui combat les Britanniques. Sa tête mise à prix, il trouve refuge chez les Druzes du Mont-Carmel.

La question druze

Aujourd'hui, les Druzes son répartis entre Syrie (500 000 à 1 million), Liban (400 000) et Israël (140 000). Très attachés à la terre qui les a vus naître, ils passent pour être fidèles à l'État dans lequel ils vivent tout en refusant toute assimilation. L'arrivée des Druzes dans le nord de la Palestine remonte à l'expansion de l'émirat druze du Liban, au début du XVIIe siècle.

Les Druzes palestiniens, dans les années 1930, sont tiraillés entre le nationalisme arabe et leur groupe ethno-national et choisissent en majorité une certaine neutralité. Mais le mouvement sioniste, comprenant son intérêt à diviser les Palestiniens, avive les dissensions préexistantes entre Druzes et sunnites et sollicite certains clans druzes.

Pendant la guerre de 1948-1949, une partie des Druzes coopère avec le mouvement sioniste si bien que la communauté n'est pas victime de la Nakba. Même si les responsables israéliens ont procuré nombre d'avantages aux Druzes et même instauré un pacte du sang matérialisé en 1963 par l'octroi d'une autonomie communautaire en matière religieuse et judiciaire. Même si les Druzes se sentent en grande majorité israéliens, des divergences persistent et se sont même développées récemment avec les massacres à Gaza et en Cisjordanie.

Outre cette situation mal vécue, le principal problème est celui de la propriété des terres. Bien que Ben Gourion ait promis en 1948 le respect de la propriété, 80 % des terres druzes de Galilée ont été confisquées. De plus, les infrastructures urbaines druzes, comme chez les autres Arabes, ne sont pas au niveau des villes juives et les permis de construire sont difficiles à obtenir. Par ailleurs, la loi sur l'État-nation de 2018, qui consacre l'inégalité entre juifs et autres communautés, est très mal ressentie par les Druzes.

En 2011, alors que la guerre civile vient de débuter en Syrie, la question d'un État druze se pose à nouveau. De nombreux Druzes israéliens demandent à leur gouvernement d'intervenir pour aider les Druzes syriens attaqués par des groupes islamistes qui les considèrent comme des hérétiques. Israël se borne à quelques avertissements, mais ne fait rien.

Mais à la mi-juillet 2025, alors que l'armée syrienne est intervenue pour tenter de ramener le calme entre combattants druzes et bédouins sunnites, Israël intervient militairement en affirmant vouloir protéger les Druzes…

Soutien aux Kurdes irakiens

Les Israéliens se sont aussi tournés vers une autre minorité, de loin la plus nombreuse au Proche-Orient : les Kurdes. La moitié d'entre eux se trouve en Turquie, où leur relation avec le régime du président Recip Erdogan est pour le moins compliquée.

Six millions se trouvent en Iran, deux millions en Syrie et sept millions en Irak. C'est cette dernière communauté qui a longtemps retenu l'attention de Tel-Aviv, d'autant plus que l'Irak, en 1948, en 1967 et en 1973, a participé ou voulu participer aux guerres contre Israël et qu'il a envoyé des troupes chaque fois que cela a été possible.

Empêcher l'Irak d'attaquer Israël a été la principale raison du soutien israélien à la rébellion kurde irakienne. Pour cela, Tel-Aviv a collaboré intensément, à l'époque du chah, avec Téhéran jusqu'à l'accord d'Alger du 6 mars 1975, qui mit fin au contentieux territorial irako-iranien. Jusqu'à cette date, les deux pays alliés ont fourni de l'armement et formé de nombreuses unités kurdes qui ont posé de sérieux problèmes à l'armée irakienne, contrainte d'envoyer d'importants renforts au Kurdistan et de réduire d'autant sa participation à la coalition arabe.

Au milieu des années 1960, un officier supérieur israélien, Tzuri Sagi, vient soutenir la lutte pour un Kurdistan indépendant et contribue à former l'armée kurde. La présence dans le nord de l'Irak d'une importante communauté juive facilite d'ailleurs la tâche du Mossad. Même si l'autonomie en 2003 a réduit leur intérêt à coopérer avec Israël, les contacts n'ont pas cessé. En 2005, d'anciens commandos israéliens sont allés former des Kurdes irakiens pour lutter contre les groupes islamistes. Il y aurait par ailleurs plusieurs bases israéliennes dans le Kurdistan, dont la principale se trouve à Erbil.

Il ne faut cependant pas surestimer cette relation. En 2020, la reconnaissance d'Israël par plusieurs pays arabes dans le cadre des Accords d'Abraham a été mal vécue par les Kurdes : « Il y a encore quelques décennies », écrit le correspondant de l'Agence France-Presse (AFP) à Erbil, « ils disaient avoir un ennemi commun et luttaient pour avoir leur propre État. Aujourd'hui, les Kurdes d'Irak regardent les Israéliens normaliser leurs relations avec des pays arabes avec un sentiment doux amer (…) en s'étonnant que l'État hébreu se soit tourné vers ses ennemis arabes historiques plutôt que vers ses compagnons de galère kurdes ».

Quoi qu'il en soit, le ministre israélien des affaires étrangères, Gideon Saar, soulignait encore, le 10 novembre 2024, l'intérêt pour son pays de pouvoir tirer des bénéfices politiques avec d'autres minoritaires, « dans une région où [il] sera toujours minoritaire » (6).

Notes

1. Christian Salmon, « La Gaza-ïfication de l'Occident », AOC, 9 juin 2025.

2. Anealla Safdar, « Israeli historian Ilan Pappe : “This is the last phase of Zionism” », Al Jazeera, 14 janvier 2025.

3. Edward Saïd, « Arabs and Jews », Journal of Palestine Studies, Vol. 3, n°2, 197

4. Nahum Goldman, Où va Israël ?, Calmann-Lévy, 1975

5. Gabriel Ben-Dor, The Druzes in Israel : a political study : political innovation and integration in a Middle Eastern minority, Magnes Press, 1979.

6. Lazar Berman, « Gideon Saar appelle à renforcer les liens avec les Kurdes et les Druzes », Times of Israel, 10 novembre 2024.

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Les vols secrets de Gaza : dans les coulisses de la nouvelle campagne israélienne en faveur du transfert forcé

2 décembre, par Jonathan Fenton-Harvey — , ,
Alors que la misère s'aggrave à Gaza, des vols secrets approuvés par Israël offrent une issue. Mais beaucoup craignent qu'ils ne préparent le terrain pour un transfert (…)

Alors que la misère s'aggrave à Gaza, des vols secrets approuvés par Israël offrent une issue. Mais beaucoup craignent qu'ils ne préparent le terrain pour un transfert silencieux de population.

Tiré de Association France Palestine Solidarité
27 novembre 2025

The New Arab par Jonathan Fenton-Harvey

Photo : Aéroport Ben Gourion, Tel Aviv © Ted Eytan

Un rapport explosif révélant l'existence d'une organisation obscure qui organise des vols charters secrets pour transporter des Palestiniens hors de Gaza a suscité des craintes croissantes quant à une politique croissante de transfert forcé et de « déplacement doux ».

Selon une enquête menée par Haaretz, Al-Majd Europe, une association peu connue liée à Israël, a facilité des vols secrets vers des destinations non divulguées, souvent sans que les passagers palestiniens de Gaza ne sachent où ils se rendaient.

En novembre, un avion charter transportant 153 Palestiniens de Gaza a atterri à Johannesburg après un itinéraire secret via Nairobi. Les passagers n'avaient pas de tampon de sortie et beaucoup ne connaissaient pas leur destination, ce qui a incité le ministre sud-africain des Affaires étrangères, Ronald Lamola, à dénoncer cette opération comme « un programme clair visant à chasser les Palestiniens de Gaza ».

Les passagers de l'avion ont déclaré par la suite qu'ils étaient montés à bord sans savoir où ils allaient, emportant avec eux uniquement leurs effets personnels essentiels. Beaucoup pensaient qu'il s'agissait d'une évacuation temporaire ou médicale. On leur avait demandé de ne pas parler du voyage, ce qui les a laissés épuisés, anxieux et inconscients qu'ils se trouvaient en Afrique du Sud jusqu'à l'atterrissage de l'avion.

Gaza est soumise à un blocus terrestre, aérien et maritime intense de la part d'Israël depuis 2007, mais cette année, Israël a discrètement assoupli certaines restrictions.

En mai, au moins 1 000 personnes auraient été évacuées de Gaza par bus via le poste-frontière de Kerem Shalom pour embarquer à bord de vols à destination de l'Europe et d'autres destinations depuis l'aéroport Ramon, près d'Eilat.

Le nombre réel reste toutefois impossible à vérifier en raison du secret qui entoure ces opérations.

La destruction comme moyen de pression

La destruction massive à travers Gaza a amplifié ces craintes. Plus de 90 % des habitations ont été endommagées ou détruites, et plus de 80 % des terres agricoles sont devenues inutilisables.

Les familles qui rentrent chez elles dans le nord de Gaza sont dépourvues de produits de première nécessité tels que des tentes, des antibiotiques et de l'eau potable.

Pour de nombreux Palestiniens, cette dévastation a créé une pression écrasante qui les pousse à partir, même si ce n'est que pour une courte période.

« Les blessés et les malades ont besoin de se faire soigner à l'étranger et prévoient de revenir. Les étudiants veulent poursuivre leurs études et rentrer chez eux. D'autres veulent simplement passer un mois ou deux en Égypte pour échapper aux décombres et aux souvenirs douloureux. Tous ont l'intention de revenir après quelques mois seulement », a déclaré Refaat Ibrahim, un écrivain basé à Gaza, au New Arab.

Pourtant, les observateurs avertissent qu'Israël exploite cette destruction pour chasser définitivement les Palestiniens, après quoi Israël ne leur permettrait pas de revenir. Ces révélations interviennent alors que les plans longtemps discutés par Israël pour ce qu'il décrit comme une « émigration volontaire » de Gaza refont surface.

Le vol vers l'Afrique du Sud n'était pas un cas isolé. En mai 2025, Al-Majd a facilité un autre vol transportant 57 Palestiniens via Budapest vers la Malaisie et l'Indonésie, tandis que le site web du groupe affirme avoir transporté des médecins basés à Gaza vers l'Indonésie en avril 2024, bien que cela reste à vérifier.

Selon certains témoignages, les passagers auraient souvent payé entre 1 500 et 2 500 dollars pour une place, sans être informés de la destination finale.

Al-Majd est lui-même en proie à des contradictions. Il se présente comme une organisation basée à Jérusalem et dirigée par des réfugiés, fondée en 2010, mais il n'existe aucun bureau, le site web est nouvellement enregistré et le groupe n'a été officiellement enregistré qu'en 2025, après avoir été fondé en 2024, par l'intermédiaire d'une société estonienne appartenant à l'entrepreneur israélo-estonien Tomer Janar Lind, basé à Londres, selon les rapports de Haaretz.

À la suite de ces révélations accablantes, Al-Majd a publié une déclaration rejetant les accusations selon lesquelles il ferait partie d'un plan israélien de dépeuplement. Le groupe insiste sur le fait qu'il est dirigé par des réfugiés et qu'il est de nature humanitaire, et affirme que ses détracteurs « cherchent à priver le peuple de Gaza de sa liberté de choix ».

Cependant, Al-Majd a également confirmé qu'il coordonnait directement ses actions avec les autorités israéliennes. « Notre seule interaction avec les autorités israéliennes a pour but de coordonner les départs de Gaza. Toutes les personnes qui ont quitté Gaza depuis le début de la guerre ont dû passer par la coordination sécuritaire israélienne. »

Bien qu'il s'agisse d'un démenti, cet aveu confirme néanmoins que les vols, bien qu'organisés à titre privé, dépendent de l'approbation de l'armée et des services de sécurité israéliens, ce qui soulève des questions quant à leur rôle en tant que prolongement informel de la politique de l'État.

« La droite israélienne ne demanderait pas mieux que de simplement mettre les Palestiniens sur des bateaux et de les renvoyer », a déclaré Nour Odeh, analyste politique palestinien, au New Arab.

« Ils ont essayé pendant des mois de faire pression sur d'autres pays pour qu'ils accueillent ces personnes, mais cela n'a pas fonctionné, ni sur le plan juridique, ni sur le plan politique, ni sur le plan diplomatique. Ce que nous voyons avec ces vols charters, c'est une manière détournée de faire la même chose. »

Secret, peur et « déplacement doux »

À Gaza, les Palestiniens décrivent un climat de secret et de peur autour de ces vols.

« Les parties concernées ont insisté sur la confidentialité totale... le simple fait d'en parler pouvait compromettre l'opportunité. C'est pourquoi les gens ont peur d'aborder le sujet des voyages », explique Refaat Ibrahim.

Cela ajoute encore plus d'ambiguïté quant à l'ampleur des vols et à la possibilité d'en proposer d'autres.

Refaat affirme que de nombreux habitants de Gaza interprètent ces vols comme s'inscrivant dans une stratégie plus large de déplacement. « Les habitants de Gaza considèrent cela comme un « déplacement en douceur » sous différentes appellations. Le secret et le manque de transparence font croire aux citoyens que quelque chose ne va pas. »

Cette perception est en partie due à la fermeture du passage de Rafah, seule route où les Palestiniens recevaient des tampons de sortie des autorités palestiniennes et pouvaient revenir librement.

Avec le bouclage de Rafah, Israël autorise désormais les vols via l'aéroport Ramon, qu'il bloquait auparavant même pour les évacuations médicales, ce qui marque un ajustement de la politique israélienne visant à permettre aux Palestiniens de quitter Gaza, conformément à la création du « Bureau de la migration volontaire » en mars 2025.

« Israël n'avait jamais autorisé cela avant le génocide... mais aujourd'hui, il autorise des vols transportant des centaines de personnes », a ajouté Refaat.

Les mécanismes d'un réseau opaque

Les groupes de défense des droits humains avertissent que la liaison Ramon-Budapest-Afrique du Sud révèle un nouveau mode de transport inquiétant qui contourne complètement les autorités palestiniennes et s'effectue sans contrôle public.

« Al Majd a gardé la destination secrète pour les passagers afin que les autorités du pays de destination ne sachent pas à l'avance que le vol était en route », a déclaré Tania Hary, directrice exécutive de Gisha, une ONG israélienne qui se consacre à la liberté de circulation des Palestiniens, au New Arab.

Gisha souligne que les vols d'Al-Majd ne peuvent avoir lieu qu'en étroite collaboration avec les autorités israéliennes, notamment grâce au contrôle de chaque passager par le Shin Bet, conséquence directe du contrôle total d'Israël sur les frontières de Gaza.

Si les responsables israéliens nient publiquement tout lien entre Al-Majd et l'« Administration de l'émigration volontaire », ils reconnaissent avoir orienté le groupe vers le COGAT (Coordination des activités gouvernementales dans les territoires), ce qui indique un niveau de coordination plus important que ce qui avait été déclaré précédemment.

Cela fait écho aux avertissements selon lesquels les conditions à Gaza rendent impossible un véritable consentement. Le siège israélien, la famine, les déplacements de population et les bombardements répétés n'ont laissé aux civils aucun autre choix.

« Il n'existe tout simplement pas de consentement éclairé à quitter la bande de Gaza dans les conditions épouvantables créées par Israël », a déclaré Tania Hary.

En vertu du droit international, le caractère volontaire implique la sécurité et la garantie de retour. Sans ces conditions, les départs sont considérés comme des transferts forcés, ce qui constitue une violation flagrante de la quatrième Convention de Genève.

« Tant qu'il n'y a aucune garantie que les personnes seront autorisées à retourner dans leurs foyers dans la bande de Gaza, toute tentative visant à encourager les gens à partir constitue en fait un transfert forcé », a ajouté Tania Hary.

Le secret entourant les destinations et l'absence de garanties quant au retour des passagers amplifient ces inquiétudes.

La « migration volontaire » comme politique israélienne

Ces informations concernant ces vols interviennent plusieurs mois après la création officielle par Israël, en mars 2025, de l'Administration pour l'émigration volontaire, soulignant l'intérêt constant du gouvernement israélien pour la relocalisation par le biais d'un « déplacement en douceur ».

Les ministres israéliens ont promu à plusieurs reprises la « migration volontaire » depuis fin 2023. Le ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui a appelé les Palestiniens à quitter Gaza, a déclaré que « les Israéliens qui les remplaceraient pourraient faire fleurir le désert », tandis que le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir a déclaré l'année dernière que son gouvernement « travaillait d'arrache-pied pour encourager la migration depuis Gaza ».

Israël a déjà approché des pays tels que l'Éthiopie, l'Indonésie et la Libye, tandis que des initiatives américano-israéliennes ont également désigné le Soudan, la Somalie et le Somaliland comme hôtes potentiels des Palestiniens déplacés. Ces propositions ont échoué en raison de problèmes juridiques, de l'opposition politique des pays d'accueil et des critiques des États arabes.

« Les responsables israéliens n'ont pas caché leur désir de vider Gaza de ses habitants... tout en s'efforçant de faire en sorte que rester à Gaza continue d'être un véritable enfer », a déclaré Hary.

En rendant Gaza de plus en plus invivable tout en offrant aux habitants des moyens de partir, Israël met en place une stratégie à deux volets, qui consiste à imposer des conditions de vie difficiles tout en offrant des possibilités de fuite, divisant ainsi la population de Gaza.

Projet de dépeuplement à grande échelle

Ces vols pourraient constituer un premier prototype d'un programme de dépeuplement à plus grande échelle. La combinaison du contrôle des frontières israélien, d'intermédiaires privés, de gouvernements étrangers et d'une coordination opaque pourrait permettre un déplacement plus difficile à détecter que les expulsions massives.

« Comme Netanyahu l'a lui-même explicitement déclaré, l'objectif d'Israël est de « réduire » la population de Gaza, et cela peut être réalisé de nombreuses façons différentes », a déclaré Tariq Kenney-Shawa, analyste politique américain chez Al-Shabaka, au New Arab, ajoutant que cela inclut les massacres et les efforts visant à empêcher les naissances au cours des deux dernières années.

« Du point de vue d'Israël, il s'agit d'une approche beaucoup moins risquée du nettoyage ethnique que l'extermination pure et simple ou le déplacement forcé de la population vers la frontière égyptienne », a-t-il ajouté.

Les craintes de déplacement coïncident avec une refonte plus large de l'avenir de Gaza. Le plan d'après-guerre soutenu par les États-Unis divise effectivement Gaza le long d'une ligne jaune imposée par Israël, qui sépare la bande de Gaza, laissant la plupart des Palestiniens entassés dans une zone occidentale dévastée, faisant écho à la politique menée depuis des décennies dans la Cisjordanie occupée.

« Il suffit de regarder la Cisjordanie : Israël a créé des centaines de mini-Gaza, des prisons à ciel ouvert où chaque aspect de la vie nécessite une autorisation. Ces communautés rétrécissent et disparaissent. Gaza est poussée dans la même direction », a déclaré Nour Odeh.

Odeh a ajouté qu'Israël avait l'intention de maintenir Gaza dans un état de tourment où la vie ne peut devenir durable, poussant les gens à partir « petit à petit » à mesure que les conditions se détériorent et que la population diminue régulièrement.

En fin de compte, les experts préviennent que sans une pression internationale significative, Israël continuera à créer des conditions qui poussent discrètement les Palestiniens à partir. Le retour des gouvernements occidentaux à la « normale » indique aux responsables israéliens qu'ils peuvent poursuivre ces efforts sans conséquence.

Pour les habitants de Gaza, la menace est évidente : le déplacement ne se fera peut-être pas par convois ou bulldozers, mais par le silence, le désespoir et des vols charters partant sous le couvert de la nuit.

Traduction : AFPS

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Gaza, jour 780 : Israël a violé la trêve plus de 500 fois, tuant des centaines de personnes

2 décembre, par Agence Médias Palestine — , ,
Les habitant-es de Gaza dénoncent un cessez-le-feu de papier, alors que l'armée israélienne poursuit ses meurtres et son blocus illégal de l'enclave palestinienne. Tiré de (…)

Les habitant-es de Gaza dénoncent un cessez-le-feu de papier, alors que l'armée israélienne poursuit ses meurtres et son blocus illégal de l'enclave palestinienne.

Tiré de Agence Médias Palestine
25 novembre 2025

Par l'Agence Média Palestine

Samedi 22 novembre, le bureau des médias du gouvernement de Gaza a annoncé qu'Israël avait violé au moins 497 fois en 44 jours le cessez-le-feu négocié par les États-Unis à Gaza, tuant des centaines de Palestinien-nes depuis le 10 octobre. Au total, au moins 342 personnes ont été assassinées dans ces attaques.

Cette annonce est intervenue quelques heures à peine après une nouvelle vague d'attaques israéliennes, qui ont tué 24 Palestinien-nes et blessé 87 autres.

Des témoins rapportent une première frappe visant une voiture dans le quartier de Remal, au nord de la ville de Gaza, assassinant au moins 11 personnes. Elle a été suivie d'autres attaques dans le centre de Deir el-Balah et dans le camp de réfugiés de Nuseirat. À Deir el-Balah, au moins trois personnes ont été tuées lorsqu'une frappe israélienne a touché une maison.

Un cessez-le-feu de papier

Selon l'armée israélienne, ces attaques suivraient la tentative d'intrusion d'un homme par delà la » ligne jaune » délimitant la zone de contrôle israélien, sans fournir de preuves de cette accusation ni démontrer que ce franchissement aurait représenté une menace. Cette rhétorique est systématique d'Israël depuis la signature de l'accord de « cessez-le-feu » du 10 octobre dernier.

Le gouvernement de Gaza estime qu'Israël viole la trêve » sous des prétextes fallacieux » et a appelé samedi les médiateurs (les États-Unis, l'Égypte et le Qatar) à intervenir immédiatement. Il a également déclaré qu'Israël avait progressé vers l'ouest au-delà de la ligne jaune, modifiant ainsi la frontière fixée dans le cadre de l'accord.

Dans l'enclave palestinienne, les habitant-es observent une activité aérienne continue, des frappes arbitraires, et dénoncent un cessez-le-feu de papier. « Ces frappes renforcent la conviction que l'accord sur Gaza est traité comme un retrait tactique plutôt que comme un véritable engagement contraignant », rapporte le journaliste Tareq Abu Azzoum sur Al Jazeera.

D'autres attaques meurtrières ont eu lieu hier, lundi 24 novembre, assassinant au moins quatre personnes. À Beit Lahiya, les tirs israéliens ont touché des zones situées en dehors de la ligne jaune. Dans le sud, des chars et des hélicoptères ont pris pour cible le territoire situé au nord-est de Rafah et la périphérie de Khan Younis.

Par ailleurs, un enfant palestinien a également été tué dans le nord de la ville de Gaza lorsque des munitions laissées par les forces israéliennes ont explosé, selon la défense civile du territoire. Le groupe a déclaré que plusieurs autres enfants avaient été blessés, certains dans un état critique.

Dans le centre de Gaza, les équipes de défense civile, avec le soutien de la police et de la Croix-Rouge, ont récupéré les corps de huit membres d'une même famille dans les décombres de leur maison dans le camp de Maghazi, a rapporté l'agence de presse palestinienne Wafa, qui a elle-même été frappée lors d'une précédente attaque israélienne.

Le bureau des médias du gouvernement de Gaza a déclaré que le nombre de corps récupérés depuis le début du cessez-le-feu s'élevait désormais à 582, tandis que plus de 9 500 Palestinien-nes sont toujours porté-es disparu-es sous les décombres des quartiers bombardés.

Un rapport détaille un » effondrement sans précédent de l'économie palestinienne «

Selon un rapport publié aujourd'hui par l'agence des Nations unies pour le commerce et le développement, la CNUCED, le PIB de Gaza s'est contracté en 2024 de 83 % par rapport à 2023, après déjà une forte baisse l'année précédente, plongeant 2,3 millions de personnes dans la pauvreté.

La CNUCED affirme que la reconstruction de la bande de Gaza coûtera plus de 70 milliards de dollars et pourrait prendre plusieurs décennies, avertissant que la guerre et les restrictions avaient provoqué un « effondrement sans précédent de l'économie palestinienne ».

« Les opérations militaires ont considérablement affaibli tous les piliers de la survie », de l'alimentation au logement en passant par les soins de santé, « et ont plongé Gaza dans un abîme créé par l'homme », déclare le rapport. « Même dans un scénario optimiste de taux de croissance à deux chiffres facilité par un niveau important d'aide étrangère, il faudra plusieurs décennies pour que Gaza retrouve son niveau de bien-être d'avant octobre 2023. »

La CNUCED appelle à une intervention internationale « immédiate et substantielle », ajoutant qu'il en va de « la survie » de Gaza.

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« L’armée israélienne est devenue une armée de milices »

2 décembre, par Assaf David, Sylvain Cypel — , , , ,
Assaf David est professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, chercheur à l'institut Van Leer et spécialiste des armées au Proche-Orient. Né dans une colonie religieuse, il (…)

Assaf David est professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, chercheur à l'institut Van Leer et spécialiste des armées au Proche-Orient. Né dans une colonie religieuse, il a passé il y a trois décennies onze ans au sein de l'unité 8-200 de l'armée israélienne, spécialisée dans le renseignement technologique.
Dans un entretien accordé à Orient XXI, il revient sur l'évolution de l'armée israélienne, mais aussi de la société dans son ensemble, depuis le 7 octobre 2023.

Tiré d'Orient XXI.

Sylvain Cypel — Quel impact le 7 octobre a-t-il eu sur l'armée israélienne ?

Assaf David — Avant le 7 octobre, le déni prédomine dans la société israélienne, qui néglige complètement la cruauté de l'occupation exercée sur les Palestiniens. Par ailleurs, le regard prioritaire concerne la Cisjordanie. Gaza est loin. On ne se préoccupe pas de ce qui s'y passe. De manière générale, l'opinion s'intéresse beaucoup plus à des enjeux juridiques intérieurs, à la volonté de modifier le statut de la Cour suprême. Un ancien chef du gouvernement, Naftali Bennett (extrême droite), qualifie alors Gaza d'« épine dans les fesses ». C'est désagréable, mais sans importance. Comme on dit, Israël « gère » Gaza. L'armée suit cette pente.

Le 7 octobre fait basculer la société. L'impuissance initiale de l'armée israélienne apparait incompréhensible à la population. Personne ne l'a vu venir. L'idée d'une « gestion du conflit » disparait. La suite est une catastrophe. La première qualité qu'on attend d'un dirigeant, c'est de garder son sang-froid. Or, après la panique, l'armée entre dans une réaction chaotique qui entraine la société israélienne dans un gouffre.

S. C.— Comment l'expliquez-vous ?

A.D.— Je pense que le régime israélien a basculé dans les mains des messianistes. Ce sont eux qui désormais imposent leur vision — et cela impacte aussi l'armée. Ils sont au judaïsme ce que les djihadistes radicaux sont à l'islam. Le judaïsme est instrumentalisé à des fins effroyables.

  1. Au plus haut degré de l'armée, on a assisté à une folie destructrice. Comment dès lors s'étonner de la brutalité généralisée, du désir de vengeance totale, des soldats comme des civils ?

S. C.— Deux ans plus tard, comment se porte l'armée ?

A.D.— La meilleure analyse a été faite par un lieutenant-colonel de réserve, Asaf Hazani, qui, dans un livre paru en janvier 2025, a décrit une armée israélienne devenue, selon lui, « une armée de milices » (1) [voir encadré plus bas]. Il montre, entre autres, que des décisions dans les actes commis par la troupe sont souvent prises par les officiers sans validation préalable de leurs supérieurs ou même à l'encontre de leurs ordres. Il montre aussi que des officiers supérieurs n'en font parfois qu'à leur tête, en particulier ceux issus du courant messianiste.

S. C.— Comment expliquez-vous cet état de fait ?

A.D.— La société israélienne a beaucoup évolué. Les deux faits marquants qui ont pesé sur elle ont été l'absence de solution politique avec les Palestiniens, et la montée en puissance de la religiosité nationaliste. Mis ensemble, ils ont mené à l'acceptation collective d'une déshumanisation des Palestiniens — et à une délégitimation de la gauche. Vous mettez tout ça dans un shaker, vous remuez vigoureusement, et vous arrivez à une armée différente.

Normalement, l'état-major, le 8 octobre, aurait dû déclarer : « voilà ce qui est interdit. Quiconque enfreint ces règles sera inculpé ». Mais c'est l'inverse qui est advenu. Au plus haut degré de l'armée, on a assisté à une folie destructrice. Comment dès lors s'étonner de la brutalité généralisée, du désir de vengeance totale, des soldats comme des civils ? La femme du chef d'état-major d'alors, Herzi Halevi, a raconté que le 7 octobre, lorsque son époux a appris ce qui advenait à Gaza, il lui a dit en partant au quartier général : « Nous allons détruire Gaza. » La direction du pays, politiques et militaires, a donné le « la ». Ensuite, beaucoup de gens ont jeté de l'huile sur le feu. Résultat : une folie de cruauté, soutenue par l'opinion, s'est emparée de cette armée.

S. C.— Y a-t-il eu des dissensions entre le niveau politique et l'état-major ou au sein de ce dernier depuis le 7 octobre ?

A.D.— Il y a eu des tensions internes à l'armée. Par exemple, entre les chefs du front Sud de l'armée de terre et l'aviation, qui jugeait qu'on lui demandait de trop en faire. Ces divergences n'ont été révélées publiquement qu'un an plus tard. Mais la crise la plus importante a opposé l'état-major au gouvernement, qui ne souhaitait pas cesser la guerre pour permettre un retour des otages.

  • [Le gouvernement] voulait écraser Gaza et procéder à sa purification ethnique. C'était ça, l'objectif de la frange la plus puissante au gouvernement israélien.

S. C.— Quel était l'objectif initial de l'armée, au lendemain du 7 octobre ?

A.D.— Difficile à dire. Dès les premiers jours de l'offensive israélienne, son porte-parole, le colonel Daniel Hagari, a déclaré que les dommages causés au Hamas étaient plus importants que la précision des tirs. Et très vite les taux autorisés de « victimes collatérales » palestiniennes ont été augmentés. Pour viser un seul dirigeant du Hamas, il était permis de tuer 150 ou 200 civils. Mais au bout de quelques mois, le même Hagari a déclaré qu'il était impossible d'éradiquer le Hamas, car « on n'éradique pas une idéologie ». Dès le troisième mois, des voix se sont élevées à l'état-major pour faire de la recherche d'une solution politique à cette guerre une priorité. Mais le gouvernement ne le voulait pas.

S. C.— Que voulait-il ?

A.D.— Il voulait écraser Gaza et procéder à sa purification ethnique. C'était ça, l'objectif de la frange la plus puissante au gouvernement israélien. C'est elle qui a créé le Directorat de la réinstallation volontaire à Gaza (2). Sur ce sujet, l'armée s'est divisée. Une partie de ses généraux souhaitait clairement mettre en œuvre une épuration ethnique. Dès le premier mois, ce qu'on a appelé le « plan des généraux » visait à provoquer une famine telle que la population gazaouie partirait. Il ne resterait alors, dans leur esprit, que des groupes armés qu'il serait facile d'éliminer. Mais une autre partie de l'état-major était opposée à cette stratégie.

  1. L'élite militaire est entre les mains de nationalistes ethnicistes très “faucons”

S. C.— Vous avez évoqué le poids des messianistes dans l'armée israélienne. Que représentent-ils ?

A.D.— Cette mouvance est devenue majoritaire à l'état-major. Longtemps, elle n'a eu que très peu de poids dans l'armée, où les hauts gradés étaient souvent issus des kibboutz. Mais au fil du temps, les messianistes ont déployé une idéologie, celle portée par ce qu'on appelle aujourd'hui le « sionisme religieux », qui a fait de la conquête de l'armée un objectif prioritaire. Aujourd'hui, la troupe leur est majoritairement acquise. Sa démographie sociologique a été bouleversée au fil du temps. L'état-major se divise en deux parties, une « dure », où les messianiques sont déjà fortement représentés, et celui des dits plus « libéraux ». Mais ce groupe a déjà perdu la bataille interne. L'élite militaire est entre les mains de nationalistes ethnicistes très « faucons », qui sont le pire danger pour la survie d'Israël.

En plus de l'armée, ils contrôlent désormais aussi la police, les services secrets intérieurs [Shin Bet] et les prisons. Personnellement, je suis né à Kyriat Arba [une importante colonie religieuse très proche de Hébron, en Cisjordanie]. Je sais comment les enfants y sont éduqués, dans une atmosphère épouvantable de haine des Palestiniens. Quand ces jeunes entrent à l'armée, ils sont imprégnés de cette éducation messianique et de cette haine. Je ne vois pas comment on peut les arrêter.

  1. On constate en Israël une montée de la brutalité un peu partout, dans les rues comme sur les marchés.

S. C.— L'armée israélienne s'appuie beaucoup sur les armes modernes de cyberguerre. Cette vision, en particulier son utilisation de l'Intelligence artificielle (IA), est-elle néfaste ?

A.D.— Sur ce sujet, je suis partagé. Qui a commis le pire à Gaza, le renseignement high tech ou les aviateurs, qui sont pourtant adulés par l'opinion israélienne ? Par ailleurs, oui, l'IA peut être très dangereuse. Elle domine aujourd'hui le terrain du renseignement, au détriment du renseignement humain. L'IA fait le mieux possible ce qu'on lui demande. Si on lui demande des crimes, elle proposera les pires crimes. Mais quand tu es aviateur, tu ne vois rien des dégâts que tu commets, rien des enfants que tu tues si facilement sans les voir. Lequel des deux est le plus néfaste ?

S. C.— L'armée a-t-elle commencé de faire un bilan de cette guerre ?

A.D.— Oui, mais on n'en est qu'au début. Quand le bilan des victimes israéliennes de « blessures morales » [expression utilisée par l'armée israélienne pour ne pas avoir à évoquer le « stress post-traumatique » — NDLR] va commencer à être volumineux, certains des traumatisés comprendront aussi ce qu'ils ont commis. On sait d'ores et déjà que des suicides de soldats ont eu lieu. Les chiffres vont augmenter. Et puis surtout les chiffres des blessés semblent importants. Enfin, on constate en Israël une montée de la brutalité un peu partout, dans les rues comme sur les marchés. Nos enfants vivront dans une société traumatisée, hyper-violente, dans une ambiance favorable à la montée du fascisme.

Par ailleurs, l'armée, envoyée sur tous les fronts, commence à ressentir le manque de forces en mesure de combattre. Un grand nombre de soldats ne sont pas de réels combattants, ils ont passé leur service militaire à surveiller les passages aux check-points. Le sociologue Morris Janowitz disait que lorsqu'une armée s'occupe de fonctions policières, elle s'affaiblit (3). On commence à entendre qu'il nous faudra augmenter la dimension des forces armées. Il faudra augmenter la durée de la conscription obligatoire (4), il faudra avoir plus de religieux orthodoxes dans les unités non-combattantes, etc. Cela dit, plus on mobilisera les religieux, plus on aura de messianistes dans l'armée…

  1. Si [Nétanyahou] peut relancer cette guerre, il le fera. Et s'il peut attaquer de nouveau l'Iran, il le fera aussi si ça lui bénéficie.

S. C.— Israël continue de bombarder au Liban et en Syrie. Pensez-vous qu'il peut attaquer de nouveau l'Iran ?

A.D.— Le premier ministre Benyamin Nétanyahou surfe sur le chaos international, régional et domestique. Et il mettra en œuvre tout ce qu'il peut pour alimenter ce chaos. S'il peut éliminer de leurs positions tous ceux qui lui font obstacle, il le fera. Aujourd'hui, c'est la procureure générale de l'armée, Yifat Tomer-Yerushalmi, qu'il accuse de « haute trahison » pour avoir diffusé les images du viol d'un Palestinien dans un camp de rétention israélien (5). S'il peut augmenter la criminalité intérieure dans les bourgs palestiniens d'Israël, il le fera. S'il peut relancer cette guerre, il le fera. Et s'il peut attaquer de nouveau l'Iran, il le fera aussi si ça lui bénéficie. La société israélienne et les centres de pouvoir habituels sont de moins en moins en position de faire obstacle à Nétanyahou et son entourage.

S. C.— En même temps, de plus en plus d'Israéliens disent craindre que leur souveraineté soit réduite par l'administration Trump.

A.D.— Ce n'est pas faux. La motivation profonde du « plan Trump » pour Gaza, c'est l'appât du gain. Mais Nétanyahou n'en voulait pas et il a dû l'avaliser. Pour la première fois, des troupes étatsuniennes disposent d'un camp de base en Israël même (près de la ville de Kyriat Gat, dans le nord du Néguev) (6), et le projet à Gaza est d'envoyer une force internationale, ce dont Nétanyahou ne veut absolument pas. Il ne faut pas se tromper : ce sera plus compliqué pour lui, mais Israël continuera de diriger les choses à Gaza.

  1. « D'une manière ou d'une autre, l'épée l'emportera »
  1. « Un soldat israélien, fusil à la main, se tient devant eux [des Palestiniens assis menottés] et il arrache des pages du Coran. Je me suis approché de lui, et je lui ai demandé quel était le sens de son comportement. Il m'a répondu avec un regard triste, le plus triste qu'on puisse imaginer : “moi, je me venge d'eux.” (…) Ces Coran étaient déjà détruits. La plupart des pages déjà déchirées. Il les a déchirées davantage. Il ne voulait laisser aucune trace. Il estimait que la vengeance était une émotion plus légitime à ce stade que la dépression, le choc ou l'épuisement.
  1. (…)
  1. Après le 7 octobre, la confiance dans le système a disparu [dans l'armée]. Chacun se replie sur soi et ne pense qu'à soi. (…) Dans un cas précis, lors d'un briefing avant le départ d'un convoi militaire pour Gaza, le commandant a expliqué les instructions relatives à l'ouverture du feu. Un lieutenant-colonel d'une autre division a alors déclaré au commandant : “Avec tout le respect que je vous dois, si je perçois une menace de tirs, je ne demande l'avis de personne.” »
  1. Extraits D'une manière ou d'une autre, l'épée l'emportera — Une anthropologie d'un temps de guerre, Asaf Hazani, Pardess Publishing House (en hébreu, non traduit).

Notes

1- NDLR. Le livre, en hébreu, est titré D'une manière ou d'une autre, l'épée l'emportera — Une anthropologie d'un temps de guerre.

2- NDLR. Annoncé en février 2025 par le ministre de la défense israélien, Israel Katz, le Directorat de la réinstallation volontaire à Gaza, chargé de faciliter l'émigration « volontaire » des Palestiniens de la bande de Gaza, est créé en mars 2025. L'agence est supervisée conjointement par le ministère de la défense et le cabinet du premier ministre. Le directeur général adjoint du ministère de la Défense, le colonel (rés.) Yaakov Blitstein, est nommé à sa tête le 30 mars 2025.

3- NDLR. Voir notamment Morris Janowitz, The Professional Soldier : A Social and Political Portrait, The Free Press, Glencoe, 1960 (non traduit).

4- NDLR. Actuellement deux ans et huit mois pour les hommes, deux ans pour les femmes

5- NDLR. Yifat Tomer-Yerushalmi, ex-procureure de l'armée israélienne, est accusée d'avoir fait fuiter une vidéo montrant des soldats israéliens violer et torturer un détenu palestinien dans le camp de Sde Teiman en juillet 2024. La vidéo avait été diffusée par la chaîne israélienne Channel 12 en août 2024. Poussée à la démission vendredi 31 octobre 2025, Yifat Tomer-Yerushalmi a été arrêtée par la police le 3 novembre puis assignée à résidence.

6- Centre de coordination militaro-civile (CMCC) installé en Israël, à une trentaine de kilomètres de Gaza. Il mène une mission de surveillance du cessez-le-feu dans l'enclave palestinienne, sous l'égide des États-Unis. Environ 200 militaires étatsuniens ont été dépêchés pour mettre en place le centre. Ils ont été rejoints en octobre 2025 par des personnels de différents pays (Royaume-Uni, Canada, Union européenne dont la France).

Une nouvelle étude chiffre le bilan du génocide dans la bande de Gaza à plus de 100 000 morts

Dans une nouvelle étude parue mardi 25 novembre, l'Institut Max Planck de recherche démographique estime à au moins 100.000 le nombre de victimes directes de l'armée (…)

Dans une nouvelle étude parue mardi 25 novembre, l'Institut Max Planck de recherche démographique estime à au moins 100.000 le nombre de victimes directes de l'armée israélienne depuis le mois d'octobre 2023. La barre franchie est très forte symboliquement, alors que l'étude exclut pourtant toutes les morts indirectes du génocide.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Les travaux ont été menés par une institution allemande, référence scientifique dans le pays. Son nom est l'Institut Max Planck pour la démographie. Dans sa dernière étude sur les victimes du génocide dans la bande de Gaza, les chercheurs sont arrivés à cette conclusion : plus de 100.000 Palestiniens ont été assassinés par l'armée israélienne depuis le mois d'octobre 2023.

Les chiffres ont été obtenus grâce à des analyses basées sur un modèle statistique qui prend en compte ce que l'on appelle les “incertitudes liées aux données”. Pour ce faire, de nombreuses sources ont été mobilisées à l'instar du ministère de la Santé gazaoui, de B'Tselem ou encore les données du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA).

Cette étude est en réalité une mise à jour d'une précédente analyse déjà publiée par l'Institut, qui se concentrait sur la période du 7 octobre 2023 au 31 décembre 2024. Sur cette première plage temporelle, le bilan s'élevait à 78 318 victimes de l'armée israélienne. Dans la nouvelle, prolongée jusqu'à la date du 6 octobre 2025, le chiffre dépasse la barre des 100 000 morts.

Analyser l'espérance de vie

Un des enseignements de cette nouvelle étude réside dans les travaux autour de l'impact du génocide sur l'espérance de vie des Gazaouis. Les chercheurs ont déclaré : “En raison de cette mortalité sans précédent, l'espérance de vie à Gaza a chuté de 44 % en 2023 et de 47 % en 2024 par rapport à ce qu'elle aurait été sans la guerre, ce qui équivaut à des pertes de 34,4 et 36,4 ans, respectivement ».

Une baisse drastique et absolument terrible de l'espérance de vie a donc été remarquée par les chercheurs et pointée dans l'étude. Les travaux des chercheurs ont aussi mis en évidence une répartition de la mortalité en fonction de l'âge et du genre qui apparaît cohérente avec les mesures prises dans d'autres génocides par l'UNICEF.

L'analyse de la baisse de l'espérance de vie et les projections statistiques établies avec ces nouvelles données ont permis aux chercheurs de l'Institut Max Planck de déterminer ce nouveau chiffre de plus de 100.000 morts.

Des chiffre sous-estimés

Si le chiffre présenté par cette nouvelle étude est déjà largement supérieur aux estimations du ministère de la Santé de Gaza, il resterait nettement sous-estimé, de l'aveu même des auteurs de l'étude : “Nos estimations de l'impact de la guerre sur l'espérance de vie à Gaza et en Palestine sont significatives, mais ne représentent probablement qu'une limite inférieure du fardeau réel de la mortalité. Notre analyse se concentre exclusivement sur les décès directs liés au conflit. Les effets indirects de la guerre, qui sont souvent plus importants et plus durables, ne sont pas quantifiés dans nos considérations.”

Le bilan du génocide dans l'enclave palestinienne est donc extrêmement lourd, et continue de grandir puisque l'armée israélienne poursuit ses exactions malgré le cessez-le-feu entré en vigueur il y a déjà plus d'un mois et demi. Ce lundi encore, quatre Gazaouis ont été tués par l'armée israélienne, d'après la Défense civile palestinienne.

Le rapport de l'Institut Max Planck est à retrouver ici.

Discours de Mandon : la guerre avec la Russie est-elle inévitable ?

2 décembre, par Nicolas Framont — , ,
Le 18 novembre dernier, Fabien Mandon, chef d'état-major des armées, c'est-à-dire le commandant des trois corps d'armée (Marine, Terre, Air et Espace), qui est la plus haute (…)

Le 18 novembre dernier, Fabien Mandon, chef d'état-major des armées, c'est-à-dire le commandant des trois corps d'armée (Marine, Terre, Air et Espace), qui est la plus haute autorité militaire derrière le président de la République, était invité par le congrès de l'Association des maires de France, une structure centenaire qui représente et conseille les maires du pays. Il y a tenu un discours d'une trentaine de minutes dont un extrait a fait polémique : “Si notre pays flanche, a-t-il dit après avoir parlé d'une possible guerre avec la Russie en 2030, c'est parce qu'il n'est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu'il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense par exemple. Si on n'est pas prêt à ça, alors on est en risque.” L'extrait a provoqué des réactions politiques négatives, d'abord à la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon estimant que Fabien Mandon outrepassait ses prérogatives en annonçant une confrontation armée à la place du président et du Parlement, tout en déniant son constat alarmiste. Sébastien Chenu, du RN, a aussi contesté sa légitimité sans entrer dans le fond du débat. La critique de la forme a aussi été celle de Marine Tondelier et du PS, tandis que le centriste Raphaël Glucksmann l'a défendu, jugeant que le chef d'état-major des armées avait raison “d'alerter la Nation”. Il s'en est également pris “aux pseudos-pacifistes” qui contestent son intervention. Depuis, Fabien Mandon a reçu l'approbation de la ministre des Armées et d'Emmanuel Macron. Dans toutes les réactions, à l'exception de celle de la France insoumise, c'est d'abord la forme, jugée maladroite, qui a été condamnée. Dans un éditorial, Le Monde déplore cette forme mais valide le fond de son intervention, car “faire de la pédagogie sur la réalité de la menace russe est une nécessité”. Libération estime que cette intervention peut favoriser “le déni ou la moquerie” et que c'est bien dommage. En dehors de l'extrait viral de son discours et sans parler de la légitimité ou non de son expression publique – qui ne fait plus tant débat depuis que Macron l'a acceptée-, que vaut, dans le fond, l'intervention de Fabien Mandon ? Ce fond correspond-il à une réalité militaire qu'il faudrait ne pas ignorer ? Faut-il effectivement nous préparer à une agression militaire russe et sacrifier beaucoup, par exemple sur le plan budgétaire, pour l'anticiper ? Ou bien s'agit-il avant tout d'un discours de propagande, c'est-à-dire qui exagère ou invente certains faits pour faire avaler la pilule d'une réalité budgétaire et politique contestable ?

25 novembre 2025 | tiré de Frustrations
https://frustrationmagazine.fr/mandon-propagande-russie

1 – Au-delà du spectaculaire, que veut le chef d'état-major des armées ?

Fabien Mandon est un militaire de métier et de carrière qui défend les intérêts de l'armée dans le pays. Il en est le premier représentant auprès du gouvernement, qu'il conseille, et il en a la responsabilité opérationnelle. L'armée française compte 260 000 personnes, civils comme militaires, et elle est classée 5e au niveau mondial et 2e à l'échelle européenne, derrière la Russie. Dans de nombreux pays du monde, l'armée est une puissance politique à part entière, dont l'approbation est nécessaire pour le maintien en place d'un gouvernement, comme en témoigne le rôle joué par des officiers dans les changements politiques qui ont affecté des pays comme la Turquie (avec Mustapha Kemal Atatürk), l'Espagne (avec Francisco Franco) ou, actuellement, le Myanmar (ou Birmanie, où une junte militaire fait la pluie et le beau temps). En France, des officiers comme Bonaparte, Boulanger, Pétain ou de Gaulle ont joué des rôles politiques importants voire ont dirigé le pays : c'est un héritage lourd qui mérite de prendre des précautions, ce que la IIIe République a par exemple fait en supprimant le droit de vote des militaires en 1872 … Il sera rétabli en 1944. Surnommé “la grande muette”, l'armée de conception républicaine doit rester en retrait, même dans la Constitution de la Ve République, fondée par un officier. Il n'en demeure pas moins que l'armée représente en France employeur important, un budget très conséquent pour les finances publiques et un client essentiel pour l'industrie de l'armement : c'est pour cela que l'on parle, surtout au sujet des États-Unis, du “complexe militaro-industriel”, mais cela peut s'appliquer à la France qui produit et exporte des armes, avec la bénédiction et le soutien actif de l'armée.

Invité par le congrès de l'association des maires de France, l'objectif du chef d'état-major des armées, et il ne s'en cache pas durant son discours, est d'obtenir le soutien des élus et qu'ils se fassent le relais des intérêts de l'armée parmi leurs administrés. Il vient faire du lobbying pour favoriser l'adhésion à la très forte augmentation du budget consacré aux forces armées ces dernières années : 3,5 milliards de plus en 2016 et 3 milliards en 2027,a annoncé le président de la République cet été. Tout au long de son discours, Fabien Mandon enjoint aux maires de soutenir les militaires, favoriser leur intégration dans leur commune en cas de mutation, poursuivre les cérémonies de commémoration autour des monuments aux morts et… préparer leurs administrés à une montée en puissance de l'armée, via des sacrifices nécessaires.

Surnommé “la grande muette”, l'armée de conception républicaine doit rester en retrait, même dans la Constitution de la Ve République, fondée par un officier. Il n'en demeure pas moins que l'armée représente en France employeur important, un budget très conséquent pour les finances publiques et un client essentiel pour l'industrie de l'armement : c'est pour cela qu'on parle, surtout au sujet des États-Unis, du “complexe militaro-industriel”, mais cela peut s'appliquer à la France qui produit et exporte des armes, avec la bénédiction et le soutien actif de l'armée.

Contrairement à ce qui a été parfois dit trop rapidement dans les médias et les discours politiques, il n'a pas appelé à un conflit avec la Russie : il l'a annoncé pour 2030 et développe l'idée selon laquelle, en augmentant leurs moyens militaires, le France et l'Union européenne pourront l'éviter. Ce n'est pas un discours guerrier mais c'est un discours d'escalade militaire : il demande des moyens, mais pas seulement. Le chef d'état-major demande aux maires d'encourager l'entretien d'une “force d'âme” : “Ce qu'il nous manque, et c'est là que vous avez un rôle majeur, c'est la force d'âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l'on est”, dit-il. Autrement dit, la population ne serait pas assez sensibilisée à l'importance de l'escalade militaire qu'il préconise.

La position de Fabien Mandon n'est pas isolée, il n'a pas dit des choses qu'on n'a pas déjà entendues dans le fond. Son prédécesseur, Thierry Burkhard, disait fin août dernier à Politico et Libération qu'il fallait “s'endurcir”, car « Les gouvernements et les populations sont dans une forme de déni face au niveau de violence qui règne dans le monde aujourd'hui ». Macron, lui aussi, s'inscrit depuis des années dans cet objectif de “secouer” la population française pour lui faire accepter une sorte d'état de guerre permanent, de sa métaphore guerrière pendant l'épidémie de Covid à son annonce d'un potentiel envoi de troupes françaises au sol en Ukraine en février 2024, aussitôt démenti par l'Élysée lui-même. La tonalité du discours de Fabien Mandon est cohérente avec celui du président de la République, de telle sorte que le procès en illégitimité qui lui est fait ne tient pas vraiment la route.

En revanche, il n'est pas un interlocuteur neutre, dont on devrait accepter le discours tel quel. Il représente une institution qui a intérêt à l'escalade militaire, et pas seulement pour se protéger de la menace russe : plutôt que de suspendre notre esprit critique face à ce genre de discours nous devrions interroger les intérêts de celui qui le tient. L'industrie de l'armement est un acteur puissant en France comme dans l'Union européenne, et elle profite pleinement de l'industrie militaire. On ne peut pas résumer tout ce qui nous arrive à ça mais il est important, pour appréhender un discours comme celui du chef d'état-major des armées, de ne pas le mettre de côté : la France est le deuxième pays exportateur d'armes au monde et l'armée est aussi une vitrine de son savoir-faire… au service d'intérêts privés puissants.

2 – S'agit-il d'un discours de propagande ?

Durant la trentaine de minutes que dure son discours, Fabien Mandon cherche à apparaître comme un expert. Il décrit un tableau sombre, s'en excuse, mais pousse ses interlocuteurs à accepter les choses telles qu'elles sont : il faut “dire les choses”, dit-il, la situation est “grave”, ce qui n'est pas sans rappeler la rhétorique macroniste et, avant Macron, des gouvernements successifs, pour justifier une réduction de la protection sociale et des services publics. L'idée d'un destin inéluctable qui nécessiterait, qu'on le veuille ou non, des sacrifices urgents pour y faire face, est un classique de la propagande, et de la propagande militaire en particulier. Les journalistes appellent ça un discours churchillien, du nom du Premier ministre britannique qui, au début de la Seconde Guerre mondiale, a dit au Parlement : « Je n'ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur » (il reprenait lui-même une citation de l'italien Garibaldi pendant une retraite particulièrement périlleuse) : assumer le réalisme d'une situation et sa dureté, pour éviter de “faire les autruches” comme l'a dit Raphaël Glucksmann au sujet des réactions négatives face au discours de Fabien Mandon.

Le tableau décrit par Fabien Mandon est-il réaliste ? S'il l'est, il serait rationnel d'accepter ses conclusions. Mais est-ce le cas ? Revenons sur l'intégralité du discours. Le chef d'état-major des armées présente tout d'abord la France et l'UE comme des puissances neutres, passives, qui subissent des tas d'évènements problématiques, notamment l'expansionnisme des “empires”. C'est un classique de la propagande occidentale, que Rob Grams avait bien décrit dans sonarticle sur le dernier film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite : les États-Unis et l'Europe sont présentés comme victimes des ambitions agressives du reste du monde à leur égard.

Ainsi, si les États-Unis se désengagent de l'Europe, explique Mandon, c'est parce qu'ils sont inquiets de la puissance de la Chine, dont il nous fait un portrait menaçant mais banal : la Chine exporterait ses produits partout dans le monde, nous utilisons les téléphones Huawei, et elle mettrait en place une “prédation” des ressources naturelles sur l'ensemble du globe… Chose que les entreprises pétrolières ou les cimentiers français, anglais ou américains ne font jamais, bien évidemment. Mais il y a un passage particulièrement propagandiste, car comportant une exagération clairement abusive, du discours de Mandon au sujet de la Chine qui mérite qu'on s'y attarde :

“Aujourd'hui, vous avez au Pentagone une horloge, visible de tous les officiers qui servent au Pentagone, qui décompte tous les jours jusqu'en 2027. Parce que pour les États-Unis, en 2027, la Chine s'empare de Taïwan et rentre dans la confrontation. Ce que je veux dire, c'est que ce ne sont pas uniquement des analyses de renseignement. Vous avez la première puissance mondiale aujourd'hui qui affiche au cœur de sa défense un horizon 2027 d'affrontement possible.”

On ne trouve pas trace de cette fameuse horloge dans la presse états-unienne, mais l'image est frappante : biberonné aux fictions hollywoodiennes mettant en scène des officiers du Pentagone (quartier général de l'armée états-unienne) à cran, on les imagine bien face à un compte à rebours, avant l'invasion programmée de l'île de Taïwan, indépendante de fait de la Chine après la révolution maoïste de 1949 (le parti nationaliste Kuomintang défait par Mao s'y réfugie alors et depuis, l'Île est revendiquée par la Chine). Sauf que cette invasion programmée fait débat dans les médias états-uniens comme australiens, qui suivent de près cette affaire : la chaîne publique australienne ABC expliquait par exemple que si les renseignements états-uniens et australiens avaient identifié la construction de ferry de débarquement de troupes, leur présence ne garantissait en rien la programmation d'une invasion (les forces armées australiennes et américaines entretiennent également une flotte du même type), tandis que la revue américaine spécialisée Defense News estime que l'obsession de Washington pour cette invasion programmée en 2027 est exagérée, rappelle qu'elle est niée par les autorités chinoises, et qu'agiter 2027 a permis aux partisans de l'augmentation des dépenses militaires d'obtenir des crédits pour l'armée dans cette partie du globe.

L'urgence est un élément clef des discours de propagande de toute nature : l'objectif est d'empêcher vos interlocuteurs d'examiner d'autres options que celles que vous annoncez. Ainsi, et alors même que la question de Taïwan est un sujet très problématique en Asie, on doit s'autoriser à remettre en question l'échéance annoncée par le chef d'état-major des armées.

D'une façon générale, sans écarter le risque d'une invasion, les médias états-uniens sont critiques de cette idée d'une action chinoise en 2027, et la resituent, dans leurs analyses, comme un élément potentiel de propagande à prendre avec des pincettes… Il est clair que le gouvernement chinois revendique, depuis 1949 donc, la souveraineté de Taïwan, tandis que l'île n'affirme pas officiellement son indépendance. Le statu quo règne depuis des décennies et la situation n'est pas résolue. Mais le scénario d'une invasion militaire chinoise imminente est repris comme un fait incontestable par le chef d'état-major des armées françaises afin de servir sa propre rhétorique : si les États-Unis sont obsédés par l'invasion prochaine de Taïwan, si un compte à rebours est lancé au Pentagone pour y faire face, alors on peut être sûr et certain qu'ils nous laisseront tout seul face à la Russie. L'urgence est un élément clef des discours de propagande de toute nature : l'objectif est d'empêcher vos interlocuteurs d'examiner d'autres options que celles que vous annoncez. Ainsi, et alors même que la question de Taïwan est un sujet très problématique en Asie, on doit s'autoriser à remettre en question l'échéance annoncée par le chef d'état-major des armées.

Son tour d'horizon comprend ensuite un passage rapide du côté du Proche-Orient, où pour le coup la propagande dans son discours est très facile à identifier, même pour les profanes :

“Le Proche et Moyen-Orient : la situation n'est pas bonne non plus. Malheureusement, vous avez tous assisté à cette terrible attaque du 7 octobre contre Israël. La barbarie à l'état pur, la barbarie la plus absolue. Et s'ensuit un combat qui s'est étendu progressivement de Gaza à l'ensemble de la région avec des bombardements et des tirs de missiles entre l'Iran et Israël. Des groupes terroristes au Yémen qui menacent la circulation du flux économique mondial en mer Rouge où nos frégates interviennent, où nos avions interviennent pour protéger la circulation du trafic commercial.”

Nous avons déjà beaucoup écrit sur la situation à Gaza mais, au risque de nous répéter, l'idée selon laquelle seule la “barbarie” de l'attaque du 7 octobre mériterait d'être mentionnée, tandis que le chef d'état-major des armées n'a pas un seul mot pour le génocide en cours en Palestine, en dit bien trop long sur ses biais. Et ces biais affectent la véracité et la crédibilité de son analyse en niant le rôle profondément déstabilisateur d'Israël dans la région. Rappelons que l'armée israélienne peut bombarder durant la même semaine Beyrouth, le Yémen, Gaza et terroriser la population en Cisjordanie, tout en ouvrant le feu sur des troupes de l'ONU au Sud Liban. Ces éléments manquent cruellement au discours “expert” du chef d'état-major des armées, et montre que nous avons à faire à un politicien comme un autre : il nous raconte les histoires qui arrangent ses intérêts.

3 – La confrontation avec la Russie est-elle inéluctable ?

Et l'histoire sur laquelle il insiste le plus, c'est bien entendu celle d'un conflit avec la Russie :

“Malheureusement, la Russie aujourd'hui, je le sais par les éléments auxquels j'ai accès, se prépare à une confrontation à l'horizon 2030 avec nos pays.”

2027 pour l'invasion de Taïwan, 2030 pour une confrontation avec la Russie, ces dates concordent décidément avec l'agenda du gouvernement : en 2027, le camp macroniste et la bourgeoisie dans son ensemble va devoir faire élire son prochain candidat, et ça se présente assez mal pour eux. Et 2030, c'est l'horizon de la future loi de programmation militaire annoncée par la ministre des Armées Catherine Vautrin, et qui prévoit une très forte augmentation des dépenses publiques en faveur des forces armées. C'est cette hausse du budget militaire que Fabien Mandon tente de faire passer dans son discours. Rappelons qu'il s'adresse à des maires, qui représentent des collectivités privés de plus en plus de moyens depuis l'arrivée au pouvoir de Macron, et qui s'en plaignent régulièrement.

Voici pour le contexte de son analyse. Qu'en est-il du fond maintenant ? Est-il réaliste d'évoquer cette confrontation militaire avec la Russie ? Fabien Mandon se base sur plusieurs éléments principaux. D'abord, “les éléments auxquels il a accès”, et dont on ne verra pas la couleur. À priori c'est normal, sa fonction comporte notamment la supervision du renseignement militaire, dont il ne va pas nous livrer les rapports sur un plateau. Ensuite, cela tient pour lui aux précédents en la matière :

“En 2008, la Russie décide d'attaquer la Géorgie. En 2014, elle s'empare de la Crimée. En 2022, elle relance une attaque en Ukraine en s'emparant de quatre régions qu'elle a quasiment conquises aujourd'hui. Donc, quand on regarde ce film : 2008, 2014, 2022, il n'y a aucune raison d'imaginer que c'est la fin de la guerre sur notre continent.”

Le tableau est simple, voire simpliste. Par exemple, la guerre Russo-géorgienne de 2008 a débuté par une offensive de l'armée géorgienne sur fond de contestation de souveraineté sur des provinces séparatistes (l'Ossétie-du-Sud et l'Abkhazie) passées sous le giron de la Russie. La Russie n'est évidemment pas une victime dans cette affaire mais celle-ci est plus compliquée que ce que Mandon décrit. Depuis, la Russie s'immisce dans la politique géorgienne via le milliardaire pro-russe Bidzina Ivanichvili et son parti Rêve géorgien, qui éloigne le pays de l'UE et de l'Otan, comme je l'expliquais dans ce reportage. En mettant sur le même plan le conflit russo-géorgien de 2008 et une menace russe pour l'ensemble de l'Europe, Mandon met sur le même plan des logiques de nature différente, pour justifier l'escalade militaire qu'il appelle de ses vœux.

L'expansionnisme russe est réel, le nationalisme fonde d'ailleurs en grande partie la légitimité de Poutine. Contrairement à ce qu'on a pu entendre à gauche, l'invasion de l'Ukraine n'est pas qu'une réaction au déploiement des forces de l'Otan en Europe de l'Est : il s'agit aussi d'une ambition nationaliste visant à ramener l'Ukraine dans le giron de la Russie. Cet impérialisme russe dure depuis longtemps : l'Union soviétique avait amené des pays comme l'Ukraine et la Géorgie sous le joug de la Russie, avec une grande brutalité et la réduction à néant de la souveraineté de ces populations : la revendication d'une idéologie communiste n'a pas freiné l'impérialisme, elle semble au contraire lui avoir donné une légitimité nouvelle. Depuis le XVIIe siècle, la Russie des tsars puis des Soviets puis de Poutine enchaîne les actions hostiles envers ses voisins, avec plusieurs invasions au cours du XXe siècle (en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Afghanistan…). Pour autant, est-ce que ce processus est inéluctable ? Est-ce que parce que des actions hostiles de la Russie se succèdent depuis 2008, il est inévitable qu'elles se poursuivent ?

Fabien Mandon pense que oui. Et le troisième élément sur lequel il se base est l'augmentation de l'effort de guerre russe ces dernières années, qui est avéré, mais également lié à un conflit en Ukraine qui ne s'est pas du tout passé comme prévu.

La mention par Fabien Mandon du “sacrifice de nos enfants”, qui renvoie à l'imaginaire des guerres mondiales où la France a été envahie, masque les objectifs réels de l'armée française dans les années à venir : ne plus se cantonner à la défense nationale (ce qu'elle n'a jamais réellement fait, évidemment), mais être une force d'intervention dans le reste du monde, capable d'intervenir sur différents fronts en fonction d'objectifs géopolitiques.

Face à cela, est-ce que la voie dessinée par le chef d'état-major des armées est la seule possible, à savoir augmenter les capacités militaires de la France et embrigader la population en mobilisant sa “force d'âme” pour, enfin, accepter de sacrifier nos enfants ?

Ce programme est particulièrement flou, et c'est un élément particulièrement critiquable de ce type de discours. Fabien Mandon ne précise pas sur quel théâtre d'opération la confrontation militaire avec la Russie se fera : par une invasion de la Pologne ? Des pays baltes ? Aucune précision n'est donnée. C'est d'ailleurs pour cela que son intervention a été si mal comprise : le sacrifice des enfants évoque les grandes guerres mondiales, avec des combats sur le territoire national. Ce n'est pas ce qu'il se produirait en cas de conflit avec la Russie : c'est bien le scénario de combat dans des pays membres de l'Otan comme l'Estonie ou la Pologne qui est redouté.

Enfin, à aucun moment Fabien Mandon n'évoque la dissuasion nucléaire, qui est pourtant un élément clef de notre protection face à la Russie : même au plus fort de la guerre froide, à un niveau de tension bien plus grand que celui que nous connaissons actuellement, il n'y a pas eu de confrontation militaire directe entre l'OTAN et l'Union Soviétique. Le réalisme dont Fabien Mandon se réclame nécessiterait de prendre en compte cet historique et ce paramètre tragique : l'équilibre de la terreur structure les relations internationales depuis la guerre froide et cela n'a pas changé. Le fait qu'il n'évoque pas la dissuasion nucléaire, dans son discours, montre qu'il n'est pas clair avec nous. Sa mention du “sacrifice de nos enfants”, qui renvoie à l'imaginaire des guerres mondiales où la France a été envahie, masque les objectifs réels de l'armée française dans les années à venir : ne plus se cantonner à la défense nationale (ce qu'elle n'a jamais réellement fait, évidemment), mais être une force d'intervention dans le reste du monde, capable d'intervenir sur différents fronts en fonction d'objectifs géopolitiques. Le changement de nom du ministère de la Défense (en vigueur depuis les années 1970) en ministère des Armées”, en 2017, traduit cette évolution souhaitée par l'état-major et le gouvernement. La vérité qu'il faut bien dire, pour reprendre l'expression de Mandon, c'est que la France dotée d'une armée plus puissante pourra intervenir contre la Russie en Europe de l'est, c'est vrai, mais aussi en Afrique pour protéger les intérêts des multinationales françaises.

Contrairement à Churchill et les alliés qui envisageaient la défaite d'Hitler et mobilisaient leur population à cette fin, nos dirigeants bellicistes ne proposent aucun horizon hormis la guerre elle-même.

Les partisans d'une guerre ouverte avec la Russie, parmi lesquels Macron, selon ses humeurs, et Raphaël Glucksmann, absolument tout le temps, ne nous disent jamais ce qu'ils comptent en faire et comment ils imaginent une potentielle victoire. Comment Glucksmann, ce génial chef de guerre, compte-t-il précisément défaire la Russie, puissance nucléaire mondiale ? Comment un pays qui pendant le Covid était incapable de produire 3 masques compte « reprendre l'Ukraine » ? Et pour prévenir de futures agressions et montrer toute sa force, compte-t-il monter jusqu'à Moscou ? Jamais Glucksmann ne développe son projet stratégique, se contentant de dénoncer ceux qui rappellent que la paix doit être un objectif. Les bellicistes n'ont aucune perspective à nous proposer à part un état de guerre permanent, car une victoire décisive contre un pays aussi puissant que la Russie est inenvisageable. Contrairement à Churchill et les alliés qui envisageaient la défaite d'Hitler et mobilisaient leur population à cette fin, nos dirigeants bellicistes ne proposent aucun horizon hormis la guerre elle-même. C'est aussi pour cela que le discours de Fabien Mandon est bien de la propagande militaire : il vise à obtenir notre adhésion à la logique de guerre, à renoncer à notre souveraineté pour nous incliner devant ceux qui savent ce qu'il convient de faire, sans soumettre à la discussion d'autres perspectives politiques ou diplomatiques.

4 – Face aux discours guerriers, ne pas renoncer à notre esprit critique

Je l'ai dit plus tôt : la structure argumentative et persuasive du discours du chef d'état-major des armées françaises ne diffère pas des discours de propagandes politiques et économiques auxquelles nous sommes habitués depuis des années : ce discours qui s'appuie sur le réalisme des analyses de ceux qui savent mieux que nous, qui n'offre plus aucune perspective positive car “c'est le monde dans lequel nous vivons”, et qui nous enjoint à nous suivre pleinement, et sans rechigner, ce que l'on nous propose.

Fabien Mandon sait que l'opinion publique française est majoritairement pacifiste, car nous sommes marqués par l'Histoire des massacres commis par les puissants, au nom des puissants, et pour leurs intérêts. Ce genre de discours vise à nous faire rompre avec nos réticences et à accepter que, cette fois-ci, nos dirigeants nous demandent des sacrifices légitimes et proportionnés à l'analyse réaliste et “neutre” de la situation. Or, cette analyse n'a rien de neutre : elle est biaisée par les intérêts d'un complexe militaro-industriel, elle est totalement influencée, on l'a vu à propos de Taïwan, par le point de vue de Washington, et elle accepte le massacre de population entière, comme à Gaza. Ce n'est pas la paix qui est visée par un discours de ce type : c'est la continuité d'un impérialisme militaire et économique (notamment via les ventes d'armes) de l'Occident, entendu comme l'alliance entre l'Europe et les États-Unis, sur le reste du monde et sur les autres puissances.

Enfin, à aucun moment ce discours ne prend en compte ses propres effets pervers : et le principal, c'est qu'il nourrit une escalade militaire entre puissances concurrentes. Le réarmement de l'Europe qui est déjà en cours, et que Mandon appelle à embrasser pleinement, va conduire à une réaction russe, et vice-versa. C'est le cas partout dans le monde. A court terme, on peut espérer, comme il l'annonce, l'amélioration du rapport de force avec Moscou et donc l'empêchement d'un acte hostile de sa part. Mais à moyen et long terme, que peut-on espérer ? Quel est le plan de nos dirigeants face au réarmement de toutes les puissances du monde, sans perspective de désescalade ? Comment peut-on penser qu'une telle situation nous protégera de quoi que ce soit ?

Ce type de discours s'appuie sur le réalisme des analyses de ceux qui savent mieux que nous, n'offre plus aucune perspective positive car “c'est le monde dans lequel nous vivons”, et nous enjoint à nous suivre pleinement, et sans rechigner, ce que l'on nous propose.

Donald Trump a proposé un plan de paix très défavorable à l'Ukraine, mais favorable à l'impérialisme américain comme russe. Cela ne résout pas grand-chose sur le fond. Alors rappelons que tout n'a pas été tenté pour affaiblir la Russie : les fameux actifs russes gelés n'ont toujours pas été confisqués, alors même qu'une grande partie d'entre eux sont gérés par une entreprise financière européenne basée … à Bruxelles, Euroclear. Dans l'article du Monde qui est consacré à ces avoirs, on comprend, via la directrice générale d'Euroclear, que la stabilité des marchés financiers est plus importante, pour les dirigeants européens, que ce qui représenterait une sanction très dure et potentiellement un moyen de pression massif sur la Russie. Tout n'a donc pas été tenté pour affaiblir la Russie, et il semble bien que pour le gouvernement français et le dirigeant de ses forces armées, sacrifier nos services publics et la vie de “nos enfants” en investissant dans l'armée soit plus intéressant que d'affronter le système financier.

La vérité, c'est qu'agiter en permanence l'état de guerre est une position court termiste, inconséquente et lâche car l'état de guerre n'est jamais subi par les plus riches, au contraire : l'industrie de l'armement est florissante, et l'atmosphère guerrière permet la stabilité du pouvoir bourgeois, en neutralisant la contestation sociale au nom de l'état de guerre, comme le fait la classe bourgeoise française depuis au moins 2022, mais comme elle l'a toujours fait, à travers le monde, contre le mouvement ouvrier et les mouvements décoloniaux. La position courageuse et de long terme consiste à penser la désescalade et un désarmement mutuel progressif : mais c'est impossible tant que l'analyse militaire et diplomatique est monopolisée par des gens qui ont davantage intérêt à l'état de guerre permanent qu'à la construction patiente de la paix.

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Le plan de Poutine relayé par Trump : communiqué du RESU. Pas de paix sans l’Ukraine ! Pas de paix contre l’Ukraine !

Le 21 novembre, Donald Trump a proposé un « plan de paix » en 28 points. Il paraît avoir été écrit en Russie, sous la dictée de Vladimir Poutine. Tiré de Arguments pour la (…)

Le 21 novembre, Donald Trump a proposé un « plan de paix » en 28 points. Il paraît avoir été écrit en Russie, sous la dictée de Vladimir Poutine.

Tiré de Arguments pour la lutte sociale
25 novembre 2025

Par aplutsoc2

Ce plan reprend les principales exigences formulées par la Russie depuis le printemps 2022, dont :

• la reconnaissance de facto de l'annexion de la Crimée, de tout le Donbass, y compris les territoires non conquis par les troupes russes, et le gel des frontières à Zaporijjia et Kherson ;

• la démilitarisation de l'Ukraine par la réduction de la quasi-moitié de ses effectifs militaires et l'interdiction pour l'Ukraine d'adhérer à l'OTAN ;

• l'absence de garanties de sécurité pour l'Ukraine, si ce n'est un « Il est attendu que la Russie n'envahisse pas les pays voisins (…) » ; aucune troupe de l'ONU ou d'une coalition européenne agréée par l'ONU ne pourrait stationner en Ukraine pour garantir un cessez-le-feu puis le respect des frontières ;

• la levée des sanctions contre la Russie, son retour au G8 et l'amnistie totale pour les crimes de guerre, les parties s'engageant à ne faire ni réclamations ni à examiner aucune plainte à l'avenir !

Dans un cynisme consommé, le point 1 du plan affirme : « La souveraineté de l'Ukraine sera confirmée. »

Mais quelle souveraineté quand, au mépris du droit international, l'État agresseur, la Russie, est légitimé dans ses conquêtes territoriales relevant d'un crime de guerre ?

Quelle souveraineté quand les garants de la sécurité sont ceux qui ont bafoué les accords de Budapest de 1994, renouvelés en 2009 dans le cadre des traités Start protégeant l'Ukraine de toute agression en échange de sa dénucléarisation ?

En prédateur triomphant, Trump en profite pour demander d'encaisser les bénéfices des avoirs russes gelés qui seront investis et réclame 100 milliards de dollars à l'Europe pour la reconstruction de l'Ukraine.

Trump pose un ultimatum au président Zelensky pour qu'il signe ce plan qui, malgré ses hypothétiques modifications envisagées, n'est qu'une capitulation devant les intérêts impérialistes de Trump et Poutine.

Depuis bientôt quatre ans, les Ukrainien•nes se battent pour leur souveraineté, pour la liberté de leurs choix politiques, économiques, diplomatiques et militaires.

Ils et elles se battent aussi pour leurs acquis et droits sociaux et contre la corruption. Ce sont ces syndicats, organisations, collectifs féministes, de jeunes que le Comité français du RESU soutient dans leurs luttes quotidiennes et contre l'envahisseur russe.

Une paix juste et durable doit prendre en compte ces exigences du peuple ukrainien et c'est à l'Ukraine, avec l'appui de ses alliés, de la négocier.

Toutes les forces attachées au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes doivent impulser une mobilisation populaire en Europe et dans le monde pour refuser le diktat des compères et complices Trump-Poutine.

Pas de paix sans l'Ukraine, pas de paix contre l'Ukraine !

Paris, le 24 novembre 2025

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L’arrière s’effondre - Les manifestants anti-corruption d’Ukraine affrontent le néolibéralisme en temps de guerre

Les agences anti-corruption ukrainiennes — le Bureau national anti-corruption d'Ukraine (NABU) et le Bureau spécialisé du procureur anti-corruption (SAPO) — ont révélé un (…)

Les agences anti-corruption ukrainiennes — le Bureau national anti-corruption d'Ukraine (NABU) et le Bureau spécialisé du procureur anti-corruption (SAPO) — ont révélé un système de pots-de-vin de 100 millions de dollars (92 millions d'euros) chez Energoatom, l'entreprise publique d'énergie nucléaire. Le cerveau présumé de l'affaire est Timur Mindich, le partenaire d'affaires de longue date du président Volodymyr Zelensky. Mindich s'est enfui en Israël quelques heures avant les perquisitions dans son appartement de Kyiv, averti par un informateur. Le ministre de la Justice et le ministre de l'Énergie ont démissionné. Des enregistrements audio ont capturé des suspects utilisant des noms de code — « Karlson », « Rocket », « Sugarman ». Un nom de code, « Ali Baba », ferait prétendument référence à Andriy Yermak, le chef de cabinet de Zelensky. [1]

Ce qui est remarquable, c'est que l'enquête ait eu lieu. Il y a seulement quatre mois, le même gouvernement tentait de détruire les institutions anti-corruption qui exposent maintenant son cercle intérieur. Selon le chef du NABU Semen Kryvonos, « sans les manifestations [de juillet], l'affaire Energoatom ne se serait pas produite. Elle aurait été détruite à coup sûr ». [2]

Le changement s'est produit parce que la société ukrainienne a forcé son gouvernement à reculer en juillet 2025. La trajectoire est indéniable : 2024 n'a vu aucune manifestation anti-corruption dans les rues ; 2025 en a produit deux vagues importantes. La société civile ukrainienne, en particulier l'aile progressiste, intensifie ses demandes de responsabilité — en temps de guerre, contre un gouvernement invoquant l'unité nationale pour supprimer les critiques.

25 novembre 2025 | tiré du site Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77130

La révolution de carton

Revenons quatre longs mois en arrière. Le 21 juillet 2025, le Service de sécurité d'Ukraine a perquisitionné les bureaux du NABU, arrêtant des responsables sur des accusations douteuses de « liens russes ». Le lendemain, le parlement a adopté le projet de loi 12414, privant le NABU et le SAPO de leur indépendance. Le soir même, Zelensky a promulgué le projet de loi malgré les manifestations déjà en cours.

En quelques heures, les Ukrainiens sont descendus dans les rues pour les premières manifestations anti-gouvernementales d'envergure depuis le début de l'invasion à grande échelle de la Russie en février 2022. La mobilisation était remarquablement populaire. Comme l'a rapporté Waging Nonviolence, le vétéran de l'armée Dmytro Koziatynskyi a publié sur Facebook un appel aux citoyens à « défendre ce que nous avons construit au cours de la dernière décennie » — faisant écho au célèbre message de 2013 de Mustafa Nayem qui avait déclenché le soulèvement de Maidan. [3]

Les estimations situaient entre 10 000 et 16 000 manifestants à Kyiv seulement, les manifestations s'étendant à 22 villes. Les foules étaient massivement jeunes — la génération Z constituant une majorité visible — avec une épine dorsale de vétérans militaires et d'épouses et de parents de soldats en service. Les drapeaux de partis politiques étaient délibérément absents. Des pancartes en carton faites maison ont donné son nom au mouvement : le « Maidan de carton ».

Yana, membre du groupe féministe ukrainien Bilkis, a expliqué à Europe Solidaire Sans Frontières pourquoi elles ont rejoint les manifestations : « Bilkis est une communauté de personnes conscientes qui se soucient de l'avenir de notre société. C'est pourquoi nous avons rejoint les manifestations — nous ne pouvions tout simplement pas rester à l'écart. La corruption est l'un des plus grands ennemis de la démocratie, de l'égalité, de la justice et, en fin de compte, de la sécurité. » [4] Elle a noté la composition démographique : « Il semble qu'il y ait eu beaucoup de jeunes et de femmes là-bas. »

Les pancartes mêlaient fureur et humour noir : « Mon père n'est pas mort pour ça. » « Je vis dans une guerre à cause de la nouvelle villa de quelqu'un. » Le chant qui a défini le mouvement : « Le front tient, l'arrière s'effondre. »

La journaliste de NPR Joanna Kakissis a interviewé le soldat Mykola Oleksiyenko, 35 ans, en permission du front, qui tenait une affiche adressée à Zelensky disant « c'est trop ». Il a déclaré à Kakissis : « Je ne veux pas que Zelensky avance dans cette direction » — comparant les actions du gouvernement à celles de Viktor Ianoukovitch, que les Ukrainiens ont renversé en 2014. [5]

Les manifestations ont réussi. Le 31 juillet, le parlement a voté 331-0 pour restaurer l'indépendance des agences. Pourtant, la victoire était partielle : les institutions ont été préservées, mais la corruption structurelle est restée intacte.

Anti-corruption populaire contre anti-corruption institutionnelle

Les manifestations de juillet ont révélé des tensions fondamentales dans la lutte anti-corruption de l'Ukraine. Qui ces institutions servent-elles réellement ?

Le récit dominant est simple : le NABU et le SAPO représentent la réforme post-Maidan, l'intégration européenne et l'État de droit. Leur indépendance est essentielle pour l'adhésion à l'UE et la confiance occidentale. La responsable de la Commission européenne Marta Kos a qualifié la loi de juillet de Zelensky de « grave recul ».

Le journaliste basé en Suède Volodya Vagner soutient que le NABU et le SAPO fonctionnent principalement comme « instruments de conflit de classe post-soviétique et d'application de l'intégration euro-atlantique plutôt que de responsabilité populaire ». [6] Les chiffres de confiance appuient le scepticisme : seulement 9-10 % des Ukrainiens font confiance aux institutions anti-corruption ; 54 % se méfient spécifiquement du NABU.

Vagner identifie de réelles contradictions. En 2024, 133 ONG exécutant des projets financés par des donateurs occidentaux ont reçu des exemptions de mobilisation. L'establishment anti-corruption soutient vigoureusement la guerre jusqu'à la victoire tout en appuyant la conscription coercitive que les Ukrainiens ordinaires résistent violemment. « Une grande partie de la confrontation de juillet », écrit Vagner, « n'est qu'un front du conflit qui s'accentue entre Porochenko et Zelensky. »

Pourtant, cette analyse risque de s'effondrer dans la politique élitiste même qu'elle diagnostique. Les manifestations de juillet n'ont pas été orchestrées par Porochenko. Des milliers de jeunes Ukrainiens, y compris des soldats en permission, se sont mobilisés indépendamment précisément parce qu'ils rejettent la manipulation élitiste.

Plutôt que de débattre quelle faction élitiste contrôle les institutions anti-corruption, le plus grand groupe anticapitaliste de gauche d'Ukraine, Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), insiste sur le fait que la question est structurelle : qui contrôle la production elle-même ? Comme l'a soutenu leur déclaration de septembre 2025, l'Ukraine reste « coincée dans une impasse de néolibéralisme corrompu, qui retarde la fin de la guerre et force la population à souffrir de la pauvreté ». [7]

Vitaliy Dudin, président de Sotsialnyi Rukh et avocat du travail, a articulé cette approche — axée sur les structures économiques plutôt que sur la moralité individuelle — dans une interview de mai 2025 : « Les travailleurs d'Ukraine retiennent massivement et sacrificiellement l'ennemi, ce qui contraste avec le modèle d'un État qui dépend d'un cercle étroit d'individus et est incapable de se soucier du bien commun. » [8] Dudin a souligné la base structurelle : « Les ressources du pays sont épuisées non seulement par les occupants, mais aussi par des grands hommes d'affaires avides qui profitent des besoins clés de la société — dans les industries de l'énergie et de la défense. »

L'alternative de gauche : le contrôle ouvrier contre la corruption

Lors de leur conférence d'octobre 2024 à Kyiv, l'organisation a adopté une résolution diagnostiquant la situation difficile de l'Ukraine : « Les perspectives incertaines de la victoire de l'Ukraine découlent du fait que la seule stratégie fiable pour s'opposer à l'agresseur — mobiliser toutes les ressources économiques disponibles pour soutenir le front et les infrastructures critiques — contredit les intérêts de l'oligarchie. » [9] Le « refus de nationaliser les capacités de production, de taxer les grandes entreprises et d'orienter le budget vers le réarmement permet de prolonger la guerre au prix de pertes humaines importantes. »

En septembre 2025, à la suite des manifestations de juillet, leur analyse s'est affinée. Le mouvement a identifié comment les institutions étatiques fonctionnent avec des « priorités de gain personnel, manque de planification et fermeture aux masses ». [10] La corruption émerge non pas d'échecs individuels mais de contradictions systémiques.

La plateforme de Sotsialnyi Rukh centre le contrôle ouvrier comme mécanisme anti-corruption. Leur déclaration de mars 2025, publiée par Europe Solidaire Sans Frontières, précise : un quota de 50 % pour les représentants des travailleurs dans les conseils de surveillance des entreprises d'infrastructure, de défense et d'extraction minérale « servira de garde-fou contre la corruption et l'usurpation du pouvoir par les serviteurs du capital ». [11] La déclaration précise : « Des premiers jours de la guerre à aujourd'hui, le pays a été accompagné de scandales de corruption liés à la mauvaise utilisation des fonds. Un contrôle continu par les syndicats et les conseils ouvriers est la clé d'une plus grande transparence dans les actions de direction et de la prévention de la corruption. »

Le contrôle ouvrier dans les conseils de surveillance créerait une responsabilité par l'intérêt matériel, non par la conception institutionnelle. L'anti-corruption deviendrait une lutte de classe, non une réforme technocratique.

Le programme de Sotsialnyi Rukh comprend la nationalisation sous contrôle ouvrier, une fiscalité progressive atteignant 90 % sur les plus hauts revenus, et le monopole d'État sur les exportations agricoles — qui ont atteint 24,5 milliards de dollars (22,5 milliards d'euros) en 2024 tandis que « les profits continuent de remplir les poches privées ». L'objectif est de restructurer qui contrôle la production, pas simplement d'attraper des voleurs.

Les soldats voient clairement

Le personnel militaire comprend la corruption comme une menace existentielle, non comme une abstraction de gouvernance.

Le sergent-chef Yegor Firsov, commandant un peloton de drones, a posté : « Rien n'est plus démoralisant que de voir que pendant que tu es assis dans une tranchée, quelqu'un vole le pays. » Un soldat en activité a déclaré à un journaliste d'Al Jazeera : « À quoi bon si je rentre chez moi et que ma famille est entourée de corruption partout ? » [12]

La députée Anna Skorokhod a documenté l'extorsion systématique des commandants. Elle a décrit sur sa chaîne YouTube comment les officiers enregistrent frauduleusement les soldats comme servant sur les lignes de front pour réclamer des paiements de combat, puis saisissent les fonds : « Ils exigent simplement de l'argent des gars, prétendument parce qu'ils reçoivent cent [mille hryvnias] (€2.000) et le commandement rien. Donc « partageons ». » Skorokhod a déclaré que cette corruption entraîne des absences massives sans permission : « Quand il n'y a nulle part où se tourner, que personne n'écoute ou ne veut écouter, les gens se rassemblent simplement en pelotons, en groupes, et partent parce qu'ils ne toléreront pas cela. » [13]

Les enjeux matériels sont énormes. En janvier 2024, des responsables de la défense ont été arrêtés pour vol de 40 millions de dollars (37 millions d'euros) liés à des obus d'artillerie jamais livrés. Des soldats sont morts faute de munitions qui n'existaient que sur papier. La corruption des commissions médicales coûte 3 000 à 15 000 dollars (2 750 à 13 800 euros) pour de fausses exemptions. Les responsables de la mobilisation exigent des pots-de-vin — tandis que les familles de soldats paient le prix.

Le scandale Energoatom de novembre a résonné précisément parce que la corruption dans l'énergie signifie des fonds volés qui devraient protéger les infrastructures contre les frappes russes. Alors que l'hiver approche avec des coupures de courant rotatives, les Ukrainiens gèlent tandis que les initiés se sont enfuis avec des millions.

Résoudre le débat en temps de guerre

Tout au long de la guerre, un débat persiste : les Ukrainiens devraient-ils critiquer leur gouvernement pendant une lutte existentielle ?

Une position, articulée par le dirigeant syndical Petro Tulei dans le FES Trade Union Monitor, soutenait : « Ce qui est important maintenant, c'est d'atteindre la paix et la sécurité, en battant l'agresseur russe. Après cela, le processus démocratique reprendra son cours normal. » [14]

Sotsialnyi Rukh a rejeté cela : « La guerre n'est ni une licence ni une excuse. Tant que le peuple paie de ses impôts, de ses vies et de son avenir perdu, le pouvoir doit être contrôlé. »

Les manifestations de juillet ont tranché le débat par l'action. Les Ukrainiens ont rejeté « l'unité en temps de guerre signifie aucune critique » dans les rues. Ils ont réussi malgré la loi martiale, les menaces de missiles et la pression gouvernementale.

Ceux qui exigeaient le silence étaient ceux qui avaient quelque chose à cacher. Ceux qui exigeaient la responsabilité étaient ceux qui mouraient pour leur pays. Comme les manifestants scandaient : « L'Ukraine n'est pas la Russie. »

Corruption et guerre capitaliste

La corruption est répandue dans la conduite de la guerre capitaliste. Le gouvernement de Zelensky ne peut pas mobiliser les ressources efficacement parce que le faire contredit les intérêts oligarchiques. Comme l'a analysé Sotsialnyi Rukh en octobre 2024 : « Le refus de nationaliser les capacités de production, de taxer les grandes entreprises et d'orienter le budget vers le réarmement permet de prolonger la guerre au prix de pertes humaines importantes. » [15]

Cela crée une contradiction en spirale. La nécessité militaire exige la mobilisation des ressources. Les relations de propriété oligarchiques empêchent la mobilisation. La corruption comble le vide — non pas comme un échec individuel mais comme une fonction systémique permettant le profit privé d'une urgence publique. Le système de pots-de-vin de 100 millions de dollars (92 millions d'euros) d'Energoatom représente non pas une aberration mais une logique : la nécessité en temps de guerre crée une opportunité d'extraction tandis que le « brouillard de guerre » obscurcit la responsabilité.

Les travailleurs ukrainiens reconnaissent de plus en plus ce schéma. La trajectoire de zéro manifestation en 2024 à une mobilisation soutenue en 2025 démontre une conscience croissante que la corruption et l'échec militaire sont causalement liés. Les soldats comprennent viscéralement ce que le discours anti-corruption institutionnel obscurcit : leurs morts enrichissent les oligarques. Comme l'a documenté la députée Anna Skorokhod, l'extorsion systématique des commandants entraîne des désertions massives : « Quand il n'y a nulle part où se tourner, les gens se rassemblent simplement en pelotons, en groupes, et partent parce qu'ils ne toléreront pas cela. » [16]

Le programme de Sotsialnyi Rukh aborde ce problème structurel par une solution structurelle : transformer les relations de propriété pour éliminer la base matérielle de la corruption. Le contrôle ouvrier prévient la corruption non par la transparence mais en alignant les intérêts institutionnels avec les intérêts sociaux. La fiscalité progressive prévient la corruption non par la poursuite mais en éliminant l'accumulation oligarchique. Le monopole d'État sur les exportations agricoles prévient la corruption non par la surveillance mais en supprimant le profit privé des biens publics.

Vitaliy Dudin a expliqué le cadre plus large en mai 2025 : « La défense et le bien-être sont des fonctions clés de l'État. Le capital privé ne s'y intéresse pas en raison de son orientation vers le profit et de son désir de contribuer le moins possible au budget. » [17] Il a poursuivi : « Malheureusement, l'État n'agit pas comme un bouclier social pour le peuple, mais comme une superstructure corrompue. Le manque de soutien est vivement ressenti par tous, en particulier par le personnel militaire, les personnes qui sont forcées de quitter leur domicile et celles qui élèvent de nouvelles générations d'Ukrainiens en ces temps incertains. »

La solidarité internationale exige de soutenir les travailleurs ukrainiens à la fois contre l'impérialisme russe et contre l'oligarchie ukrainienne. Le Réseau européen pour la solidarité avec l'Ukraine coordonne les efforts liant les demandes anti-corruption à l'annulation de la dette et aux droits du travail — un modèle d'internationalisme authentique. Comme l'a déclaré Sotsialnyi Rukh : « Ce sont les travailleurs — ouvriers, éducateurs, médecins, cheminots, travailleurs de l'énergie — qui doivent devenir la force motrice du renouveau de l'Ukraine. Vous créez toute la richesse du pays, vous la défendez, vous avez tout le droit de décider comment la gérer. » [18]

L'oligarchie ne peut pas défendre ce qu'elle exploite simultanément. Seul le contrôle public de la production de guerre peut mobiliser les ressources que la survie exige. L'anti-corruption ne devrait pas être vue — ou pratiquée — comme une croisade morale mais comme une nécessité matérielle.

L'arrière s'effondre. La question est de savoir si les Ukrainiens ordinaires peuvent prendre le contrôle de l'économie de guerre avant que le front ne s'effondre aussi. Comme le dit Sotsialnyi Rukh : « Créez des syndicats dans vos entreprises. Exigez de participer aux décisions qui vous affectent. Organisez des conseils dans vos communautés. N'attendez pas la permission d'en haut — prenez ce droit pour vous-mêmes. Ce n'est que par l'organisation de masse et la solidarité que la victoire dans la guerre et une reconstruction équitable par la suite sont possibles. » [19]

Adam Novak est l'ancien coordinateur du Réseau européen pour la solidarité avec l'Ukraine (RESU).

Notes

[1] Kyiv Independent, « Ukraine's ongoing nuclear energy corruption scandal, explained », 18 novembre 2025. Disponible à : https://kyivindependent.com/explainer-who-is-implicated-in-ukraines-biggest-ongoing-corruption-case-and-what-are-they-accused-of/

[2] RFE/RL, « Ukraine's Anti-Graft Chief Warns Of High-Level Pressure As Energy Sector Scandal Deepens », 21 novembre 2025. Disponible à : https://www.rferl.org/a/ukraine-corruption-nabu-mindich-yermak-zelenskyy/33595936.html

[3] Waging Nonviolence, « Inside Ukraine's first nationwide protests since Russia's invasion », 16 septembre 2025. Disponible à : https://wagingnonviolence.org/2025/09/inside-ukraines-first-nationwide-protests-since-russias-invasion/

[4] Yana (Bilkis) et Patrick Le Tréhondat, « Ukraine. Corruption, avortement, guerre : entretien avec les féministes de Bilkis », Europe Solidaire Sans Frontières, 3 septembre 2025. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76135

[5] NPR, « After massive protests, Ukraine's president reconsiders new anti-corruption law », 23 juillet 2025. Disponible à : https://www.npr.org/2025/07/23/nx-s1-5477353/after-massive-protests-ukraines-president-reconsiders-new-anti-corruption-law

[6] Volodya Vagner, « Ukraine's Anti-Corruption Showdown Isn't About Democracy », Jacobin, août 2025. Disponible à : https://jacobin.com/2025/08/ukraine-anti-corruption-democracy-zelensky

[7] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Travailleurs, vous êtes importants pour l'avenir de l'Ukraine », septembre 2025, Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77004

[8] Vitaliy Dudin, « 3 Years Into War, Ukrainian Leftists Fight for Labor Rights Under Martial Law », Truthout, 16 mai 2025. Disponible à : https://truthout.org/articles/3-years-into-war-ukrainian-leftists-fight-for-labor-rights-under-martial-law/

[9] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Ukraine : Conference of Sotsialnyi Rukh (Social Movement), 5-6 October 2024 », Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article72344

[10] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Travailleurs, vous êtes importants pour l'avenir de l'Ukraine », septembre 2025, Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77004

[11] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Pour une Ukraine sans oligarques ni occupants ! », mars 2025, Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74018

[12] Al Jazeera, « Why did Zelenskyy try to curb autonomy of Ukraine's anti-graft agencies ? », 29 juillet 2025. Disponible à : https://www.aljazeera.com/news/2025/7/29/why-zelenskyy-tried-to-curb-autonomy-of-ukraines-anticorruption-agencies

[13] ANTIKOR, « MP Anna Skorokhod stated about schemes of misappropriation of 'combat' payments in the Ukrainian army », juillet 2025. Disponible à : https://antikor.info/en/articles/778326-nardep_anna_skorohod_zajavila_o_shemah_prisvoenija_boevyh_vyplat_v_ukrainskoj_armii

[14] Petro Tulei, FES Trade Union Monitor 2024. Disponible à : https://library.fes.de/pdf-files/id/gewerkschaftsmonitore/20686/2024-ukraine.pdf

[15] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Ukraine : Conference of Sotsialnyi Rukh (Social Movement), 5-6 October 2024 », Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article72344

[16] ANTIKOR, « MP Anna Skorokhod stated about schemes of misappropriation of 'combat' payments in the Ukrainian army », juillet 2025. Disponible à : https://antikor.info/en/articles/778326-nardep_anna_skorohod_zajavila_o_shemah_prisvoenija_boevyh_vyplat_v_ukrainskoj_armii

[17] Vitaliy Dudin, « 3 Years Into War, Ukrainian Leftists Fight for Labor Rights Under Martial Law », Truthout, 16 mai 2025. Disponible à : https://truthout.org/articles/3-years-into-war-ukrainian-leftists-fight-for-labor-rights-under-martial-law/

[18] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Travailleurs, vous êtes importants pour l'avenir de l'Ukraine », septembre 2025, Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77004

[19] Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), « Travailleurs, vous êtes importants pour l'avenir de l'Ukraine », septembre 2025, Europe Solidaire Sans Frontières. Disponible à : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77004

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Devant les effets dévastateurs du réchauffement climatique et sachant à quel point l'avion est un important émetteur de gaz à effet de serre (GES), plusieurs hésitent à prendre ce moyen de transport. D'autres y renoncent carrément et pour toujours. Vaut-il mieux suivre leur exemple et rayer les grands avantages qu'offre l'avion ?

Lorsqu'on calcule le taux d'émission de gaz à effet de serre pour une seule personne dans un seul voyage en avion, le résultat est affligeant. Un aller-retour Montréal-Paris émet deux tonnes de CO2 dans l'atmosphère. Quand on sait que l'émission de CO2 par habitant·e au Québec est de 11,3 tonnes, ce seul voyage équivaut presque au cinquième de cette somme, et cela alors que nous sommes parmi les grands émetteurs au monde.

Par contre, les voyages en avion ne sont responsables « que » de deux à trois pour cent des émissions de gaz à effet de serre, soit beaucoup moins que d'autres secteurs, comme l'industrie, l'automobile, les bâtiments, la cimenterie et même le numérique (à quatre pour cent). Cela nous place devant une situation à priori paradoxale : d'une part, l'avion est le moyen de transport le plus polluant ; d'autre part, dans l'ensemble des activités humaines nécessitant de la consommation d'énergie, il est loin d'être le plus nocif.

Le pire des choix possibles

Devant le problème de pollution causé par l'avion, peut-être avons-nous adopté le pire des choix possibles, c'est-à-dire de laisser la conscience de chaque individu décider du comportement à adopter en conséquence. Les avions circulent avec relativement peu de contraintes partout dans le monde et très peu est fait pour contrevenir à leur impact négatif. Ainsi, certaines personnes décident-elles de cesser de contribuer au problème en ne prenant plus l'avion, quitte à faire le sacrifice de déplacements qui leur seraient utiles, un choix que l'on peut qualifier de vertueux.

D'autres, par contre, ne se sentent pas prêtes à sacrifier l'avion, par ignorance, par nécessité parfois, ou parce qu'elles priorisent leurs intérêts personnels, en sachant très bien quelles en sont les conséquences. Devant la vertu des un·es est opposé l'égoïsme des autres, alors que le voyage en avion devient un choix moral déchirant pour de plus en plus de personnes.

Il est surtout important de constater l'inefficacité de cet état des choses pour essayer de diminuer les émissions de gaz à effet de serre produites par l'aviation : d'une année à l'autre, la situation ne s'améliore pas, les industriels rêvent d'une expansion de ce secteur pendant que les vols intérieurs et extérieurs s'effectuent toujours en grands nombres. Les personnes vertueuses se sacrifient pour rien (ou presque), les égoïstes apprennent à vivre avec leurs remords (s'ils en ont) et aucun progrès n'est accompli.

Les voyages en avion sur les plateaux d'une balance

Pour beaucoup, renoncer aux voyages en avion est un dur sacrifice. Les avions sont un moyen merveilleux pour explorer le monde, se confronter à d'autres cultures, s'ouvrir l'esprit, connaître des modes de vie différents. Ils permettent à des travailleurs et travailleuses de la classe moyenne de fuir leur pays et de profiter de moments de détente dans un décor différent du leur (même si ce type de voyage n'est pas toujours associé à une ouverture à l'autre). Ces mouvements de population propulsés par l'avion contribuent à une meilleure compréhension entre individus et à développer une plus grande empathie. Le sondeur Jérôme Fourquet a démontré dans son essai Le nouveau clivage à quel point la sédentarité est un facteur important qui justifie le vote en faveur de l'extrême droite, tant le repliement sur soi rend les individus méfiants devant ce qu'ils ne connaissent pas – et cela même si de parfait·es sédentaires peuvent aussi se distinguer par une remarquable ouverture d'esprit. Si les voyages en avion ne sont qu'un facteur parmi d'autres de mobilité, ils rendent cependant possible, plus que les autres moyens de transports, de forts dépaysements et des chocs culturels très souvent émancipateurs.

Par contre, très peu de gens dans le monde utilisent ce mode de transport. Avant la pandémie, seulement onze pour cent de la population mondiale avait déjà pris l'avion, dont quatre pour cent pour se rendre à l'étranger. Il s'agit majoritairement de la population aisée des pays du Nord qui non seulement peut se permettre les coûts élevés que ces voyages impliquent, mais qui n'est pas encombrée en plus par la difficile obtention de visas, comme dans le cas des personnes vivant dans les pays plus pauvres. Cette situation pose de sérieux dilemmes : les effets sur l'environnement seraient catastrophiques si les populations de tous les pays voyageaient autant en avion que les Occidentaux ; mais empêcher tout le monde de le faire par souci d'équité, proposer un grand nivellement par le bas, ne semble pas idéal non plus.

Depuis des années, les milieux militants s'interrogent à savoir s'il est correct ou non prendre l'avion pour participer à des événements internationaux. Que vaut-il mieux : éviter de polluer et donner l'exemple en restant chez soi, ou profiter de ces rencontres pour tisser d'importants liens, faire avancer ses idées, créer des solidarités et contrer les actions néfastes des adversaires politiques ? Les grands lobbys, les élites politiques, les gens d'affaires ne se gênent surtout pas, de leur côté, pour utiliser l'avion tant qu'ils le peuvent afin de se rendre dans tous les lieux où ils peuvent défendre leurs intérêts. Un vertueux repli sur soi pour des raisons environnementales est-il alors la bonne stratégie à adopter pour bien défendre la justice sociale et protéger la planète ? Les rencontres virtuelles, vues comme solution de rechange aux déplacements en avion, par ailleurs polluantes elles aussi, restent souvent d'une efficacité limitée pour protéger les droits et organiser des actions.

Les fausses solutions

L'industrie aéronautique offre ses propres solutions pour réduire son empreinte écologique. Il faut apprécier certains de ces efforts, par exemple lorsqu'elle adopte des modèles d'avions moins polluants ou de nouvelles pratiques pour réduire les comportements énergivores. Mais cela ne règle qu'une petite partie du problème, d'autant plus que les vols, eux, sont de plus en plus nombreux : côté décarbonation, aucun vrai progrès n'est à signaler.

Les solutions technologiques ne semblent pas en voie de se mettre en place. Le seul remplacement écologique au kérosène envisageable pour le moment est l'hydrogène « vert ». Mais les problèmes techniques concernant la production d'hydrogène, son stockage et le ravitaillement des avions demeurent si grands qu'on ne voit pas le jour où on en viendra à bout. L'avion 100 % électrique, quant à lui, est une invention qui nous ramène plutôt à la science-fiction, puisque les batteries n'offrent pas la puissance nécessaire pour permettre le déplacement d'un moyen de transport aussi lourd.

L'achat de crédits de carbone est souvent proposé comme solution au problème de l'émission de GES par les avions. Ces crédits permettent, par exemple, de financer la plantation d'arbres ou de soutenir des projets écologiques pour compenser aux dommages faits par l'émission de CO2. Ils peuvent être achetés tant par les individus que par les compagnies aériennes. S'ils parviennent en effet à aider à la décarbonation, à petite dose, ils deviennent trop souvent une grande nuisance tant les projets qui en découlent sont mal adaptés, inadéquats, irréalistes et parfois carrément nocifs pour l'environnement. Cette solution semble ainsi plus utile pour se soulager la conscience et pour faire de l'écoblanchiment que pour arriver à des résultats probants.

Une vision globale du problème

Il existe pourtant beaucoup d'autres solutions pour rendre l'usage des avions moins nocif. Celles-ci doivent cependant relever de choix collectifs, d'une sévère règlementation qu'il faudrait mettre en place dans de brefs délais, même si malheureusement rien n'indique qu'on soit prêt·e à aller en ce sens. Lançons en vrac une série de mesures qui pourraient réduire considérablement l'empreinte écologique de l'aviation sans qu'on soit obligé·e de se priver entièrement de ce moyen de transport.

La publicité pour les compagnies aériennes ou pour tout voyage impliquant l'avion devrait être interdite (comme on le fait, par exemple, pour la cigarette). À la place, on ferait la promotion du tourisme local ainsi fortement encouragé. Beaucoup de personnes voyagent sans en avoir nécessairement envie, à cause d'injonctions très fortes à partir au loin.

Il faudrait interdire les jets privés. Un individu voyageant en jet privé consomme 14 fois plus de CO2 que celui qui voyage dans les vols commerciaux. Bien que cette interdiction ne diminuerait pas de beaucoup la consommation de CO2 à l'échelle mondiale, cette baisse serait tout de même appréciée et s'associerait à la fin d'un privilège injustifiable pour les ultrariches.

Les vols de moins de deux heures pourraient être interdits quand d'autres moyens de transport existent pour permettre le même déplacement. Des petits avions pourraient être consacrés à répondre aux urgences médicales (ou autres). Des investissements importants seraient consacrés à l'amélioration des réseaux ferroviaires.

Le nombre de vols par individu par année (ou sur une plus longue période) serait limité. Le un pour cent de ceux qu'on qualifie de « grands voyageurs » consomment à eux seuls la moitié des émissions de carbone du secteur de l'aviation. Il serait nécessaire et équitable de réduire leur consommation.

La première classe et la classe d'affaires seraient éliminées. Selon la Banque mondiale, les personnes en classe affaires polluent jusqu'à neuf fois plus que celles en classe économique, à cause du grand espace qu'elles occupent.

Il faudrait éliminer les escales. Les décollages et les atterrissages sont ce qui nécessite la plus grande consommation de kérosène.

Les vols low cost devraient être interdits. Le coût des externalités, c'est-à-dire des dommages environnementaux, pourrait être inclus dans le billet d'avion. Il est inacceptable que le prix d'un billet d'avion soit équivalent ou moins cher que celui du train et de l'autobus pour un parcours équivalent.

Une taxe au kilométrage en avion serait créée. Plus la distance en avion est longue, plus le prix de la taxe s'élèverait proportionnellement. L'argent de cette taxe serait dédié à des mesures pour protéger l'environnement.

Ces propositions et bien d'autres du même type encourageraient une importante réduction de l'usage de l'avion, ce qui diminuerait aussi en même temps, et de façon significative, l'empreinte écologique de tout le secteur de l'aviation. Ceci nous permettrait d'éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain : préserver les voyages en avion pour ce qu'ils offrent d'important, mais éviter les abus, la consommation irresponsable et la croissance de cette industrie.

Le statu quo est malheureusement assuré par le fait que le débat est très mal orienté. En remettant tout sur les épaules des individus, les ramenant à leur choix de prendre ou non l'avion, on évite ainsi d'adopter de véritables mesures pour contrôler le secteur et arriver à un niveau beaucoup plus élevé de décarbonation.

Visuel : Elisabeth Doyon

Forums citoyens sur l’éducation : il faut travailler à changer le rapport de force

En 2023, l'initiative Parlons éducation réunissait près de 1 700 personnes dans 20 forums et plus de 50 ateliers jeunesse à travers tout le Québec pour discuter des défis du (…)

En 2023, l'initiative Parlons éducation réunissait près de 1 700 personnes dans 20 forums et plus de 50 ateliers jeunesse à travers tout le Québec pour discuter des défis du système scolaire québécois. Bilan et perspectives avec Suzanne-G. Chartrand, porte-parole du collectif Debout pour l'école. Propos recueillis par Wilfried Cordeau.

À bâbord ! : Les forums Parlons éducation ont permis une vaste mobilisation citoyenne. Pourquoi cet exercice était-il nécessaire ?

Suzanne-G. Chartrand : Depuis la première phase des États généraux sur l'éducation en 1995, jamais la population n'a été invitée à discuter et à se prononcer sur la vision qui doit guider le développement de l'école, sur ce qui fonctionne ou non, sur le type d'institution qu'elle souhaite pour l'avenir. Pour les organismes citoyens à l'origine des forums [1], c'était extrêmement important de faire ce travail démocratique. Et ça a fonctionné. S'il pouvait s'exprimer des sensibilités différentes au cours des débats, il n'y avait pas vraiment de grandes divergences sur le plan des orientations politiques. Beaucoup de consensus ont émergé, et le diagnostic est vraiment inquiétant et sévère. Il révèle à quel point notre société est à côté de la plaque sur à peu près toute la ligne. Partout, les gens ont exprimé l'urgence d'agir. Ce qui est extraordinaire, c'est que malgré ces constats, les participant·es sortaient des forums avec le sourire, avec un espoir et une volonté de faire bouger les choses.

ÀB ! : En décembre dernier, une synthèse de ces échanges a été rendue publique. Quels grands défis s'en dégagent pour l'école québécoise ?

S.-G. C. : La synthèse résume en 40 pages plus de 1 000 pages de notes prises dans des dizaines d'ateliers : un travail colossal ! Sur les cinq grands thèmes [2] abordés, beaucoup de pistes de réflexion se dégagent. D'abord, il est clair que la mission de l'école est complètement dévoyée. Après les États généraux, ledit « renouveau pédagogique » mandate l'école d'instruire, de socialiser et de qualifier. Cette trilogie-là est encore discutable, mais très rapidement elle s'efface au profit d'un nouveau mantra : la réussite éducative, voire la réussite pour elle-même. On ne vise plus la culture, le développement ou l'émancipation des êtres humains, mais leur performance, dans une compétition effrénée. La raison d'être de l'apprentissage finit par se réduire à ce qui est utile pour la diplomation. Cette vision-là, conforme à la nouvelle gestion publique et à sa gestion axée sur les résultats a complètement perverti la mission de l'école dans les 30 dernières années. Or, dans les forums, les gens ont plutôt affirmé que l'école, en misant sur des connaissances et des compétences, doit développer chez les jeunes une capacité d'émancipation d'agir comme citoyens et citoyennes averti·es et critiques, dans la perspective d'une société qui soit la plus égalitaire et juste possible. Et cela passe par un meilleur développement des compétences langagières, par un renforcement culturel des programmes, par un décloisonnement des matières, mais aussi par l'ouverture de l'école à son village, à son quartier, aux artistes, aux communautés avoisinantes, aux gens de métier, aux membres des communautés ethnoculturelles différentes, nouveaux arrivants ou pas, etc.

Ensuite, la question de ce qu'on appelle « l'école à trois vitesses » a été largement discutée. Unanimement, on a déploré que notre modèle éducatif soit en train de se fracturer. L'école privée, subventionnée à hauteur de 70 %, et les programmes sélectifs au public (souvent très onéreux) fonctionnent grâce à la capacité de payer des parents et aux notes des élèves : ils sont à la même vitesse. Il y a aussi au public des programmes moins sélectifs. Puis, il y a les classes dites régulières composées d'élèves moins performant·es, moins fortuné·es, nouvellement arrivé·es au Québec sans connaître le français ou qui font face à toutes sortes de difficultés. Cette ségrégation est un problème qu'on ne peut plus ignorer et auquel il faut absolument mettre un terme.

ÀB ! : Soixante ans après le rapport Parent, la question de l'égalité des chances demeure donc entière.

S.-G. C. : Absolument. Les gens ont aussi déploré qu'il y ait, encore en 2024, des populations totalement exclues du projet d'égalité des chances. Des jeunes et des adultes qui sont dans les écoles et les centres, mais qu'on ne reconnaît pas, et dont les besoins sont complètement invisibilisés. Par exemple, 50 % des enfants inuit·es et issu·es des Premières Nations sont scolarisé·es dans le système scolaire québécois et la majorité d'entre elleux dans de grandes villes comme Montréal. Est-ce qu'on leur donne une place ? Est-ce qu'on tient compte de leurs besoins culturels ? Les élèves issu·es de l'immigration, on les francise certes, mais quel accueil culturel ou social leur offre-t-on ? Quel soutien offre-t-on également aux jeunes qui ont eu des difficultés durant leur parcours du secondaire et qui peinent à décrocher leur diplôme ? Quelle valeur sociale accorde-t-on à la formation professionnelle pour des jeunes qui souhaitent apprendre un métier ? Donc, cela fait pas mal de laissé·es-pour-compte au sein d'un système qui se dit démocratique et qui peine à offrir à ces jeunes des perspectives épanouissantes.

ÀB ! : Les personnels scolaires disposent-ils de tous les outils nécessaires pour relever ces défis ?

S.-G. C. : Tout le monde convient qu'il est temps de reconnaître et de revaloriser le travail fondamental de l'ensemble des personnels scolaires : du personnel enseignant, des gens des services de garde, du personnel de soutien, des technicien·nes, des professionnel·les, des membres de direction d'établissements. Tout ce monde est à la course et beaucoup sentent qu'ils et elles n'arrivent pas à faire leur travail aussi bien qu'ils et elles le voudraient. Plusieurs finissent par se sentir submergé·es, par tomber malades ou abandonnent le navire. Il y a encore énormément de gens très investis dans ces métiers-là, mais c'est aussi devenu une source de frustrations, de fatigue et de souffrance importantes. On ne peut plus se permettre de démobiliser celles et ceux qui font l'école. Et il faut cesser de prétexter de la pénurie de main-d'œuvre pour ne rien faire.

Ensuite, les forums ont souligné l'absence de démocratie dans notre système scolaire. L'abolition des commissions scolaires et des élections scolaires, la création de centres de services scolaires (CSS), dirigés par des conseils d'administration opaques, le pouvoir du gouvernement de nommer les directions de CSS et d'infirmer leurs décisions ont été largement décriés. Nombre de personnes engagées dans les nouvelles instances des CSS ont dénoncé l'absence de temps pour débattre et ont exprimé le sentiment que tout est décidé d'avance et qu'elles sont bâillonnées. Quant aux jeunes, leur place est très limitée dans ces instances et dans les décisions qui touchent leurs apprentissages. Donc, on a affaire à une institution déconnectée de son personnel, de ses élèves, de sa communauté, et tout entière au service d'une machine bureaucratique et d'une vision instrumentale et productiviste.

ÀB ! : C'est un portrait plutôt riche et percutant des défis qu'il nous reste à relever comme société. Quelle doit être la suite ?

S.-G. C. : Une chose est claire, ce gouvernement se montre même hostile à discuter avec les principaux intéressés, à proposer une réflexion collective, à consulter la population sur quoi que ce soit. Sa vision est profondément opposée à celle exprimée dans les forums. Pour que les choses changent, il faut travailler à changer le rapport de force entre la population, la société civile et le gouvernement. C'est pourquoi Debout pour l'école lance une nouvelle consultation partout au Québec, pour que les gens identifient quels seraient les chantiers prioritaires à mettre à l'agenda public pour les prochaines années. À partir de là, nous souhaitons inviter la société civile à se regrouper autour de ce qui émergerait comme un Livre blanc citoyen, voire un rendez-vous national. L'heure est venue de créer un levier de mobilisation collective qui montrerait qu'une partie importante de la population réclame des changements structurels et durables pour le système d'éducation au Québec.


[1] L'initiative Parlons éducation découle des efforts concertés des organismes citoyens Debout pour l'école, École ensemble, Je protège mon école publique et le Mouvement pour une école moderne et ouverte.

[2] Soit : la mission de l'école ; l'école à trois vitesses ; l'inclusion de toutes les populations scolaires ; la valorisation des personnels scolaires ; la démocratie scolaire.

Suzanne-G. Chartrand est du collectif Debout pour l'école.

Photo : Forums Citoyens Parlons Éducation de 2023 (Debout pour l'école).

L’innovation au service des locaux communautaires

Alors qu'on salue l'importance des organismes communautaires pour le maintien du filet social, la crise d'accès à des locaux ajoute un fardeau difficile à porter pour un réseau (…)

Alors qu'on salue l'importance des organismes communautaires pour le maintien du filet social, la crise d'accès à des locaux ajoute un fardeau difficile à porter pour un réseau déjà précaire. Les intervenant·es et des directions d'organismes se demandent comment poursuivre leur mission auprès de la population quand leur propre avenir est incertain. Pour mieux surmonter cet obstacle, plusieurs regroupements communautaires et acteurs de l'économie sociale se retroussent les manches et tentent d'explorer le champ des possibles.

La pérennité des groupes communautaires est fragilisée par la difficulté de trouver des espaces convenant à leur cadre financier ou qui sont accessibles à la population desservie. Les programmes pour financer l'hébergement des organismes restent insuffisants. Ces derniers doivent donc emprunter des sentiers non balisés pour trouver des solutions à leurs besoins. Dans le sillon de l'article « Le tissu social des quartiers menacés : Protéger les locaux communautaires montréalais » paru dans le numéro 96 d'À Bâbord !, nous souhaitons ici souligner quelques initiatives intéressantes et encore peu explorées.

Une fiducie foncière en émergence dans Ahuntsic

L'aménagement de tout un secteur du quartier Ahuntsic à Montréal vise le développement de 800 à 1000 unités d'habitation, un pôle alimentaire, des commerces, des équipements publics et un centre communautaire. Il s'agit du lecteur Louvain Est, une ancienne cour de voirie qui appartient à la Ville. Le projet est porté par l'arrondissement et la Table de quartier Solidarité Ahuntsic. En plus d'être un exemple de planification qui associe municipalité et concertation locale, c'est un modèle de fiducie d'utilité sociale qui a été choisi pour servir l'intérêt social et collectif souhaité.

La fiducie d'utilité sociale (FUS) est une structure juridique de propriété et de gestion du patrimoine. Ici, c'est la Société de développement de l'Écoquartier Louvain qui est désormais le développeur du site et le gestionnaire de la fiducie. Cet OBNL collabore avec des comités de travail animés par la Table de quartier afin de déterminer les usages et les aménagements qui permettent de soutenir les orientations principales du projet, soit l'accès à l'alimentation, la transition socioécologique, l'habitation et la mobilité durable. Parmi les stratégies pour accomplir cette mission, la FUS favorise le développement de biens immobiliers hors marché grâce à la création d'un fonds local de développement. Tout promoteur communautaire ou privé qui acquiert un lot devra verser une rente annuelle à la fiducie et devra se conformer aux énoncés de la mission. Le modèle d'affaires est ainsi alimenté par les revenus dégagés grâce aux développements immobiliers. Cependant, certains freins ralentissent le projet. Par exemple, le développement des usages mixtes demeure compliqué à réaliser au sein d'une même entité. Le contexte financier et la réglementation contraignante ralentissent aussi la mise en œuvre du chantier de centre communautaire. C'est donc un dossier à suivre.

Une entente d'usufruit pour des taxes foncières allégées

Le modèle d'usufruit s'est d'abord fait connaître dans l'arrondissement montréalais du Plateau-Mont-Royal quand la machine municipale s'est mise au service de la protection et du développement d'espaces pour les artistes. En effet, en plein boom résidentiel des années 2010, les anciens lofts industriels du Mile-End furent un à un rénovés puis convertis en espaces commerciaux. Les conditions locatives n'étaient plus accueillantes pour de nombreux artistes, alors évincé·es. Les citoyen·nes, appuyé·es par l'arrondissement, se sont mobilisé·es pour freiner l'exode de ces artistes à la recherche d'ateliers, protéger leurs pôles d'emplois et préserver cette vitalité culturelle. C'est par l'entente d'usufruit que cela a été possible. Comme la plupart des autres bâtiments compris dans ce secteur, les anciens bâtiments industriels auraient probablement accueilli des entreprises du numérique bien plus en moyens de payer les nouveaux loyers. Mais dans le cas où une communauté souhaite maintenir ou développer des activités à but non lucratif dans certains bâtiments privés et ralentir la surenchère des loyers non résidentiels locatifs, l'entente d'usufruit se révèle être un outil juridique efficace.

L'ouverture d'un centre communautaire dans le quartier Centre-Sud, au 2240 rue Fullum à Montréal, en est un autre exemple. Cet immeuble de 25 000 pieds carrés qui appartenait à la communauté des frères du Sacré-Cœur et hébergeait quelques organismes communautaires avait été racheté par des intérêts privés. Grâce à l'intervention des élu·es municipaux qui en ont protégé la vocation et avec l'appui du milieu, les organismes du quartier ont négocié une convention d'usufruit avec les nouveaux propriétaires. Depuis septembre 2023, après un an de pourparlers, la totalité de l'immeuble est désormais à la disposition d'organismes.

Les avantages de la convention d'usufruit sont doubles. Contrairement aux baux commerciaux dont les termes sont généralement de 5 ans, avec des variations de prix impossibles à prévoir d'un terme à un autre, les usufruits sont habituellement de plus longue durée. Dans le cas du centre communautaire de la rue Fullum, il s'agit d'un terme de 15 ans renouvelable. En plus de permettre une stabilité matérielle aux équipes de travail et à la population desservie, la plus longue durée du terme permet d'anticiper et de contrôler l'augmentation des coûts du projet sur le temps long. L'usufruit permet aussi aux organismes hébergés d'être admissibles à des exemptions de taxes foncières. Sans ce contrat qui reconnaît certains droits de propriété à l'usufruitier, les organismes situés dans tout projet immobilier dont le propriétaire est privé ne sont pas admissibles à cet allègement fiscal. L'exemption représente un rabais d'environ 80 % de la facture initiale pour les organismes montréalais admissibles.

La négociation pour s'entendre sur les termes de l'usufruit et la démarche d'exemption comprennent des particularités juridiques pour lesquelles l'accompagnement d'avocat·es en droit immobilier est indispensable. La facture salée qui en découle reste un obstacle important. En plus d'être onéreuse, la phase de préparation du projet demande un engagement intense de la part des organismes. Par chance, les organismes occupants, la Table de quartier et des ressources humaines du CIUSSS ont appuyé la démarche. Cela a permis de réunir les bras et les têtes nécessaires pour animer les étapes de développement. La pérennité de ce projet va dépendre de l'implication des membres qui seront appelé·es à être vigilant·es pour s'assurer que les décisions restent cohérentes avec la mission d'offrir des loyers abordables tout en effectuant les réparations et l'entretien requis sur ce bâtiment centenaire. Les réflexes de gestion collective demandent encore à être aiguisés.

Tout comme les ateliers d'artistes du Mile-End, les activités communautaires sont largement menacées quand l'offre de locaux non résidentiels devient rare. L'usufruit est un outil juridique intéressant qui permet aux organismes de réduire certaines charges fiscales et apporte une stabilité que les baux commerciaux privés ne procurent pas. Le maintien des activités à but non lucratif doit également être porté par les arrondissements, ces derniers pouvant modifier ou protéger le zonage, c'est-à-dire les fonctions attribuées à tout bâtiment sur son territoire. Leur rôle a été déterminant pour le maintien des activités communautaires pour le bâtiment du Centre-Sud ainsi que les deux pôles artistiques du Mile-End.

La pierre angulaire

Les modèles de la fiducie d'utilité sociale ou de l'entente d'usufruit sont intéressants et méritent d'être davantage déployés. Toutefois, les mécanismes de mise en œuvre que sont les programmes de financement et l'accompagnement technique et stratégique doivent être au rendez-vous. Les investissements en temps et en argent de la part d'organismes communautaires engagés dans ce genre de projet sont exponentiels. Les risques inhérents à tout projet immobilier sont également difficiles à évaluer pour des organismes qui tentent simplement de veiller à une certaine stabilité à leur mission. Par ailleurs, ces situations génèrent une pression sur des équipes déjà fragiles en raison de l'appauvrissement de la population et des difficultés de rétention du personnel. Les organismes communautaires peuvent bien innover, créer, sortir des sentiers battus ou mutualiser, mais sans les ressources adéquates, leurs efforts sont vains.

Gessica Gropp est chargée de projet pour les locaux communautaires à la Coalition montréalaise des Tables de quartier.

Photo :Centre communautaire de la rue Fullum à Montréal (Audrée T. Lafontaine).

Note. Le terme usufruit réfère au droit de jouissance d'un bien dont une personne détient la propriété par une autre personne (morale ou physique). L'usufruitier s'engage à conserver l'intégrité du bien tout en l'utilisant (usus) et en profitant des fruits (fructus). Une entente d'usufruit désigne un arrangement juridique notarié qui peut concerner un bien immobilier, une entreprise ou un portefeuille d'investissements.

Pour l’autogestion au travail !

30 novembre, par Valérie Beauchamp, Isabelle Bouchard, Samuel Raymond — , , , ,
La hiérarchie et les relations autoritaires sont trop souvent considérées comme l'ADN de l'univers du marché du travail et, à notre avis, elles sont trop peu questionnées. (…)

La hiérarchie et les relations autoritaires sont trop souvent considérées comme l'ADN de l'univers du marché du travail et, à notre avis, elles sont trop peu questionnées. Elles apparaissent comme l'ordre naturel des choses.

Or, les nombreuses expériences d'organisations horizontales qui ont émergé à travers notre histoire démontrent que la suppression des rapports hiérarchiques au travail permet de favoriser le bien-être et la dignité par l'engagement et la participation collective. Dès lors, rester enfermé·e dans ce cadre d'organisation hiérarchique du travail conduit à la négation de toute la créativité dont sont capables les travailleur·euses pour instaurer de nouvelles formes de relations sociales. Puisque le travail occupe une grande partie de notre vie, remettre en question les rapports hiérarchiques et de pouvoir qui sont au cœur du système de production de la valeur nous apparaît comme un angle radical pour un changement social structurel et culturel.

L'autogestion en milieu de travail sera définie ici comme une structure dans laquelle tous·tes les membres impliqué·es participent directement à la prise de décision pour l'ensemble des sphères d'une organisation, sans intermédiaire. Quels rapports cette forme d'organisation entretient-elle avec le concept de démocratie ? Quels sont les défis concrets de l'autogestion au quotidien ? Les expériences présentées ici pourront, nous l'espérons, alimenter ces réflexions. À travers ce mini-dossier, une ligne du temps, conçue avec la participation d'Archives révolutionnaires, met aussi en lumière quelques expériences québécoises d'autogestion en milieu de travail.

Mini-dossier coordonné par Valérie Beauchamp, Isabelle Bouchard et Samuel Raymond

Avec des contributions de Valérie Beauchamp, Paolo Miriello, Vincent Roy, Carole Yerochewski

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Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG)

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