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Poutine et Trump veulent s'entendre sur le dos du peuple ukrainien lors d'une réunion au sommet sans le principal intéressé, l'Ukraine, au mépris du droit international et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
13 août 2025 | tiré du site Inprecor.fr | photo : Vladimir Poutine et Donald Trump à Helsinki, le 16
juillet 2018. © Kremlin.ru, CC BY
#NothingAboutUkraineWithoutUkraine
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Trump a annoncé vendredi qu'il rencontrerait son homologue russe en Alaska, le 15 août, sans le président ukrainien. Celui-ci a vivement et justement répliqué : « Toute décision qui serait prise contre nous, toute décision qui serait prise sans l'Ukraine, serait une décision contre la paix. »
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L'occupation est un crime, celui qui occupe est un criminel, celui qui la favorise en est un complice !
Trump se prépare à offrir ainsi une victoire à l'agresseur après avoir prétendu qu'il émettrait un ultimatum à l'encontre de Poutine.
Non, l'époque de mise d'un pays, contre sa volonté, sous tutelle d'un autre par décision de « grandes puissances » est révolue.
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La grève de Winnipeg (1919) : identité canadienne et lutte des classes
Un article de Mélissa Miller
La grève générale de Winnipeg, survenue du 15 mai au 26 juin 1919, constitue un moment charnière dans l’histoire du mouvement ouvrier canadien. Rassemblant plus de 35 000 travailleurs et travailleuses issus de divers secteurs, elle met à nu les profondes tensions de classe qui traversent le Canada d’après-guerre. Face à cette mobilisation inédite, les élites économiques et les autorités politiques réagissent avec une hostilité croissante. Parmi les forces d’opposition les plus structurées se trouve un groupe influent de notables locaux, réuni sous le nom de « Comité des mille citoyens », qui lance le journal Winnipeg Citizen pour orchestrer une contre-offensive idéologique à la grève. Dans les pages du Citizen, une certaine vision de l’identité canadienne émerge : celle d’un Canada bourgeois, anglo-saxon et capitaliste, opposée à l’image menaçante de l’ouvrier étranger communiste, un ennemi incarné par les grévistes. Le Citizen ne se contente pas de défendre l’ordre établi ; il participe activement à la construction d’une citoyenneté canadienne définie par la défense de la monarchie impériale, du libéralisme économique et de la propriété privée, une citoyenneté pensée contre toute forme d’organisation ouvrière autonome. Cette rhétorique trouve un écho favorable auprès du gouvernement de Robert Borden, qui adopte la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens et légitime la répression, notamment par l’arrestation des grévistes et la déportation de militants immigrants accusés de sédition. La grève de Winnipeg apparaît ainsi comme un révélateur de la lutte des classes au Canada. Elle met en lumière les stratégies discursives et coercitives par lesquelles les élites cherchent à maintenir leur hégémonie sociale et économique en associant toute contestation ouvrière à une menace étrangère. Pour mieux saisir ces dynamiques, nous reviendrons d’abord sur le contexte de la grève. Nous analyserons ensuite le discours du Winnipeg Citizen afin de montrer comment l’identité canadienne – réelle ou fantasmée – y est mobilisée pour délégitimer les grévistes et renforcer l’ordre établi. Enfin, nous montrerons comment cette stratégie fut couronnée de succès et contribua à l’écrasement de la grève.

La Grande Guerre et la grève
La grève générale de Winnipeg éclate le 15 mai 1919 en appui aux métallurgistes et aux ouvriers de la construction, en débrayage depuis le début du mois pour réclamer le droit à la négociation collective, que les employeurs refusent obstinément de leur accorder[1]. Le 6 mai, 95 des 96 syndicats affiliés au Conseil des métiers et du travail de Winnipeg (CMT) votent en faveur d’une grève de solidarité[2] : c’est plus de 11 000 travailleurs qui cessent l’ouvrage. Au matin du 15 mai 1919, le transport public, les livraisons de lait et les boulangeries arrêtent leurs activités. Les restaurants ferment et les téléphonistes débrayent, empêchant toutes les communications dans la ville. Ces dernières sont bientôt rejointes par les employés des postes, la police et les imprimeurs… Dans la foulée, c’est plus de 35 000 travailleurs et travailleuses, syndiqués ou non, qui arrêtent le travail à cette date[3]. Pour une ville de 175 000 habitants, l’impact est colossal.
Au début du XXe siècle, Winnipeg s’impose comme le quatrième centre industriel du Canada, en pleine effervescence. Sa croissance rapide repose sur un afflux massif d’immigrants, qui transforment la composition sociale et culturelle de la ville. En 1911, près d’un quart de la population n’est pas d’origine anglo-saxonne[4]. Dans ce contexte, la main-d’œuvre se structure selon des lignes à la fois ethniques et économiques : les immigrants d’Europe de l’Est, notamment les Ukrainiens, sont cantonnés aux emplois les plus précaires, notamment dans la construction et les chemins de fer, tandis que les ouvriers britanniques, souvent plus qualifiés et expérimentés, occupent des postes mieux rémunérés. Cette diversité au sein du monde ouvrier reflète les mutations économiques du Dominion, engagé dans une seconde révolution industrielle et pleinement intégré aux dynamiques du capitalisme impérial britannique[5].
Mais cette croissance rapide ne va pas sans tensions. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, le Canada est secoué par une série de grèves, révélatrices d’un mécontentement grandissant. L’inflation, la dégradation des conditions de vie et le retour difficile des soldats démobilisés ne font qu’amplifier les frustrations[6]. Face à l’autorité patronale, les travailleurs s’organisent. Des syndicats comme les Industrial Workers of the World (IWW) prennent racine, tandis que le Parti socialiste du Canada, de plus en plus influent, diffuse les idées marxistes au sein des milieux ouvriers. À Winnipeg, les travailleurs britanniques jouent un rôle moteur dans cette mobilisation. Forts de leur expérience syndicale acquise dans les grandes villes industrielles du Royaume-Uni, nombre d’entre eux accèdent rapidement à des postes de direction dans les syndicats locaux, mais aussi ailleurs dans l’Ouest canadien[7]. De leur côté, plusieurs immigrants d’Europe de l’Est s’investissent activement dans des organisations communautaires et socialistes, contribuant eux aussi à structurer la contestation. Un tournant décisif survient en mars 1919. Bien que le droit de grève ait été suspendu pendant la guerre, les syndicats restent autorisés à s’organiser. Lors de la Conférence du travail tenue à Calgary, des délégués venus de tout l’Ouest réclament la création d’un syndicat unifié et révolutionnaire, la One Big Union. Ce nouvel outil d’organisation marque une étape importante dans la radicalisation du mouvement ouvrier, et prépare le terrain pour l’une des mobilisations sociales les plus marquantes de l’histoire canadienne : la grève générale de Winnipeg[8].
La montée des revendications ouvrières au Canada, combinée à la participation du pays à la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Empire britannique, suscite de vives inquiétudes au sein du gouvernement. Engagé sur le front extérieur, l’État commence à redouter un ennemi intérieur. Cette crainte se cristallise particulièrement autour des immigrants, perçus comme potentiellement subversifs. Dès 1914, le gouvernement adopte des mesures législatives pour resserrer le contrôle sur ces populations. La British Nationality, Naturalisation, and Aliens Act, ainsi que la Loi sur les mesures de guerre, donnent au Canada le pouvoir de refuser la naturalisation, d’interner, voire de déporter les individus jugés dangereux[9]. Après l’armistice de 1918, les tensions ne faiblissent pas. Le Canada participe à l’intervention contre la Russie bolchévique, tandis que la Révolution russe exerce une influence croissante sur les milieux socialistes et syndicalistes qui y voient un modèle de rupture avec l’exploitation capitaliste. Cette montée de la conscience de classe alimente la peur des élites, qui brandissent le spectre d’une « menace rouge » pour justifier une surveillance et une répression accrues[10].
La grève générale de Winnipeg se distingue par la diversité de ses participants, rassemblant des travailleurs issus de milieux sociaux, culturels et ethniques variés. Cette unité inédite du monde ouvrier renforce l’affrontement de classe en opposant directement les travailleurs organisés au patronat local, tout en ravivant les peurs xénophobes et géopolitiques des élites. Tandis que les grévistes mettent en place un Comité de grève représentatif, expression de leur volonté collective, les élites de Winnipeg – responsables municipaux, juristes influents, industriels et hommes d’affaires – se mobilisent en formant le Comité des mille citoyens, destiné à préserver l’ordre établi et à contenir la menace que représente ce soulèvement ouvrier. Cette organisation opère en grande partie dans l’ombre et, encore aujourd’hui, le nombre exact de ses membres ainsi que l’ampleur de son réseau restent méconnus. Seules quelques dizaines d’individus faisant partie du comité exécutif ont pu être identifiés avec certitude. Parmi eux on compte Alfred Joseph Andrews, Isaac Pitbaldo et Travers Sweatman, trois avocats reconnus à Winnipeg ; Albert Livingstone Crossin, un gestionnaire de fonds, et G.N. Jackson, le directeur de la Sovereign Life Assurance[11]. Le Comité des Mille Citoyens est l’expression locale d’une série d’organisations fondées par les élites économiques et professionnelles d’Amérique pour s’opposer à la montée du syndicalisme ouvrier au début du XXe siècle. Le Comité s’inspire notamment de la Citizens’ Alliance de Minneapolis qui, depuis 1903, rassemblait les chefs d’entreprise et des adversaires déclarés du mouvement syndical. Il incarne donc les intérêts de la bourgeoisie locale. Redoutant une contagion du mouvement de grève à l’échelle nationale, le gouvernement fédéral leur accorde un soutien explicite. Fort de cet appui, le Comité des mille citoyens adopte une position intransigeante. Il pousse les employeurs à rejeter les revendications syndicales et s’engage activement à faire échouer la grève par tous les moyens nécessaires[12].


Le Comité des mille citoyens à la défense de « l’identité canadienne »
Installé dans les locaux de la Chambre de commerce, en plein centre-ville, le Comité des mille citoyens se donne un outil central de communication : le Winnipeg Citizen, un journal destiné à légitimer leur position et à discréditer la grève. Ce périodique devient à la fois la voix des élites, un organe de propagande contre les revendications syndicales, et un espace de production idéologique. Il oppose le « citoyen canadien » au « gréviste », en associant ce dernier à un danger étranger et subversif, hostile à l’essence même du Canada. Le journal en appelle à la société civile, l’invitant à se mobiliser pour défendre ses droits et l’ordre établi.
Le Comité des mille citoyens construit son discours en opposant clairement les « citoyens » aux grévistes, définissant ainsi l’identité canadienne par ce qu’elle rejette. Il établit une dichotomie entre les institutions britanniques légitimes et les institutions « soviétiques » que le mouvement de grève incarnerait. Le premier numéro du Winnipeg Citizen, publié le 19 mai 1919, présente la situation de la grève générale à Winnipeg. Ses auteurs prétendent parler au nom des citoyens, affirmant vouloir rapporter des faits « véridiques », du point de vue de la population locale : « from the standpoint of the citizens themselves…[13] ». La notion de citoyenneté occupe une place centrale dans le discours du journal. Elle constitue un outil majeur pour distinguer les « vrais Canadiens » des grévistes. En effet, la citoyenneté est un moyen essentiel par lequel une société affirme son identité, définissant qui appartient à la nation et qui en est exclu. Elle implique un sentiment d’appartenance civique mêlant des dimensions sociales et juridiques[14]. En choisissant le nom de « Comité des mille citoyens », les élites impliquées cherchent à imposer un modèle de citoyenneté où le « citoyen » s’oppose fermement à la grève. En opposant l’identité des « citoyens » à celle des « grévistes », les rédacteurs commencent à tracer une frontière claire entre ceux qui font partie de la communauté de Winnipeg, de la nation canadienne et de l’Empire britannique, et ceux qui en sont exclus.
Pour les rédacteurs du journal, la grève n’est pas un simple conflit social motivé par des revendications salariales ou syndicales. Elle est interprétée comme une tentative révolutionnaire visant à renverser l’ordre canadien. Le journal déclare sans ambages : « this is not a strike at all […] it is Revolution[15] ». Dans cette perspective, la grève est perçue comme une remise en cause directe des institutions démocratiques héritées de l’Empire britannique, remplacées potentiellement par un modèle soviétique : « It is a serious attempt to overturn British institutions in this Western country and to supplant them with the Russian Bolchevik system of soviet rule[16] ». Même si le journal reconnaît que les revendications ouvrières concernent les salaires, les conditions de travail et la négociation collective, il insiste sur une lecture politique et existentielle du conflit. Le véritable enjeu, selon lui, est le choix entre deux modèles de société : « Bolchevism and the rule of the Soviet, or British institutions and democratic constitutional government? – That is the question for every true citizen of Winnipeg to ask, and to answer, for this is the parting of the ways.[17] ». À travers cette rhétorique binaire, le Winnipeg Citizen construit une citoyenneté canadienne fondamentalement antagonique. Le « vrai Canadien » n’est ni gréviste, ni rebelle, ni communiste. Il est loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et fidèle aux valeurs libérales de l’Empire britannique. Ainsi se dessine, dans les pages du Citizen, une vision exclusive et idéologique de l’identité canadienne, construite non seulement pour s’opposer à la grève, mais aussi pour légitimer l’ordre social et politique existant.

Les animateurs du Winnipeg Citizen utilisent un autre procédé discursif pour séparer les grévistes des « citoyens canadiens » : ils présentent le radicalisme comme quelque chose d’extérieur à la société winnipegoise. Cet « intrant » est présenté comme barbare ; il est l’envers des valeurs et pratiques propres à la civilisation britannique. S’il y a autant de travailleurs en grève, la raison est simple : « It is because the ‘Red’ element in Winnipeg has assumed the ascendancy in the Labour movement, dominating and influencing – or stampeding – the decent element of that movement, which desires the preservation of British institutions, yet is now striking unconsciously against them ». Autrement dit, les travailleurs loyaux aux institutions britanniques seraient manipulés à leur insu par des éléments « rouges », radicaux et subversifs. Dans les faits, de nombreux ouvriers de Winnipeg avaient effectivement adopté des positions politiques critiques à l’égard du capitalisme. Certains avaient assisté à la Conférence de Calgary en mars 1919, où ils soutenaient la formation du syndicat révolutionnaire One Big Union. L’année précédente, au théâtre Walker, 1 700 travailleurs avaient publiquement exprimé leur solidarité avec la Révolution russe et le mouvement spartakiste allemand. Si la grève de Winnipeg ne reflète pas une volonté révolutionnaire unanime, elle constitue néanmoins une remise en cause profonde de l’ordre socio-économique du Dominion, et soulève d’importants débats sur l’identité canadienne[18].
Les grévistes, unis avant tout par leur condition sociale malgré leurs origines diverses, expriment leur solidarité avec d’autres luttes ouvrières à l’international[19]. Leur combat vise à améliorer leurs conditions de vie au Canada et à se protéger des abus patronaux. Dans un contexte de censure, de répression et d’interdiction de la grève, ils choisissent des formes d’organisation extraparlementaires pour faire entendre leur voix. Face à cette menace, les élites de Winnipeg s’efforcent de défendre le système économique et politique qui leur permet de maintenir leur niveau de vie et leurs profits. Cette élite, aux prises avec une contestation de l’ordre socio-économique de l’Empire, doit présenter la grève comme le fait d’éléments extérieurs et brandir la figure de « l’étranger subversif ». Faire autrement serait admettre que leur vision de la citoyenneté canadienne et de l’ordre socio-économique du Canada n’est pas universelle, et donc reconnaître que leur hégémonie est contestée.
Pour délégitimer le mouvement de grève, le Winnipeg Citizen cherche à l’associer à la « barbarie soviétique ». Dès le deuxième jour du débrayage, le journal affirme que les grévistes auraient proclamé que Winnipeg était désormais dirigée par un Soviet[20]. Il accuse même le Comité de grève d’avoir sciemment affamé la population : « That first act [of the Strike Committee] was to cut off the supply of bread and the supply of milk, not only from the citizens at large, but from their own people as well! This is the sort of harsh terrorism and blind brutality that Soviet rule has meant in Russia[21]. » Ce discours s’appuie sur un imaginaire orientaliste, dans lequel le pouvoir soviétique est décrit comme brutal, irrationnel et tyrannique. Le journal transpose ensuite cette image sur les grévistes de Winnipeg, dépeints comme les relais locaux d’un despotisme étranger. À cette menace, il oppose les institutions britanniques, présentées comme rationnelles, stables et civilisées[22]. Ce récit binaire, entre barbarie rouge et ordre impérial, vise à effrayer les lecteurs et à justifier une réponse autoritaire à la crise. Le Winnipeg Citizen alerte sur le risque que l’agitation ouvrière devienne incontrôlable sous l’influence des « rouges », et appelle à un retour à l’ordre préexistant fondé sur la loyauté envers la Couronne. Ce discours n’est pas propre au Winnipeg Citizen. D’autres journaux à travers le pays, bien que dans une moindre mesure, reprennent cette rhétorique de la peur. Le Telegraph, basé au Québec, publie ainsi le 21 mai 1919 : « [Canada] does not want that element of foreign agitators whose nihilistic hysteria may be the natural product of the unfortunate lands from which they come, but who are certainly entirely out of their proper element in the free atmosphere of British institutions which they can neither understand nor appreciate[23] ». Ce type de discours illustre comment les élites canadiennes ont cherché à marginaliser la contestation ouvrière en lui donnant un visage étranger et menaçant, plutôt que d’en reconnaître les causes sociales et économiques profondes. Toutefois, ce point de vue ne fait pas l’unanimité dans la presse. Le journal Le Soleil, par exemple, propose une lecture bien différente. Il présente la grève comme un simple conflit d’intérêts entre ouvriers et employeurs, souligne son caractère pacifique, et conteste l’idée d’un soulèvement révolutionnaire. Le quotidien insiste également sur le fait que la majorité des meneurs sont d’origine anglo-saxonne, remettant ainsi en question l’idée que la grève serait orchestrée par des agents « étrangers » incapables de comprendre ou d’apprécier à sa juste valeur la « liberté » britannique [24].


À droite, des membres de l’Association des anciens combattants de la Grande Guerre (GWVA) manifestent contre la grève à l’hôtel de ville, le 4 juin 1919 (Archives du Manitoba. Source).
Loi, ordre et marché : piliers d’une citoyenneté à préserver
Le Comité des mille citoyens se pose en défenseur acharné de la loi, de l’ordre et de la propriété. Ses membres dénoncent la grève comme illégitime et dangereuse, puisqu’elle remet en cause à la fois le libre fonctionnement du marché et l’autorité politique du Dominion. À leurs yeux, les principes du libéralisme politique et économique sont étroitement liés à l’identité britannique du Canada. Le Winnipeg Citizen invite donc ses lecteurs à s’organiser pour protéger la société canadienne et ses institutions légitimes.
En unissant leurs forces et en faisant grève, les ouvriers interrompent le cours normal de l’accumulation capitaliste et révèlent leur capacité à exercer un pouvoir politique concret. Durant la grève générale, c’est le Comité de grève qui détermine quelles entreprises peuvent rester ouvertes. Celles qui en reçoivent l’autorisation doivent afficher un avis : « Permitted by Authority of the Strike Committee[25] ». Ce contrôle direct sur l’activité économique incarne, pour les Citoyens, une atteinte grave à l’ordre libéral qu’ils considèrent comme le fondement même de l’identité canadienne, un élément constitutif de la britannicité[26]. Selon eux, un véritable citoyen doit avoir la liberté d’acheter, de vendre, d’exploiter ses biens et de participer sans entrave à l’économie de marché. C’est ainsi qu’ils s’interrogent: « Why should not business be carried on so far as possible by men whose legitimate right it is, to do business in this city? The citizens and merchants and others who have thus suspended business cannot preserve the suspension[27]. » On retrouve le même genre d’argument dans d’autres numéros du journal : « Is Winnipeg to submit to the establishment of a condition whereby a citizen must ask a strike committee whether he can buy a loaf of bread ?[28] ». En posant cette question, le journal cherche à dramatiser la situation en dénonçant ce qu’il perçoit comme une intrusion inadmissible du pouvoir ouvrier dans la sphère privée et quotidienne. En associant la grève à une forme de dictature syndicale, le journal cherche à délégitimer le rapport de force établi par les ouvriers en le présentant comme une atteinte directe à liberté individuelle et à la vie quotidienne des citoyens, précisément car il entrave la liberté de marché.
Le journal redoute également une érosion de l’autorité établie. En revendiquant leurs droits par des moyens extraparlementaires (grèves, manifestations) les ouvriers contournent les voies politiques légitimes. Pire encore, la police municipale, en grève elle aussi, répond maintenant à l’autorité du Comité de grève, et non à celle de la Couronne ou des autorités provinciales et municipales. Pour les Citoyens, cette grève générale représente un précédent alarmant : elle pourrait ouvrir la voie à une remise en cause durable de l’ordre établi. Ils estiment que même si les revendications syndicales étaient entièrement satisfaites, cela ne mettrait pas fin au problème. Au contraire, une telle concession risquerait, selon eux, d’encourager la répétition de ce qu’ils perçoivent comme une forme de dictature ouvrière, où l’autorité de l’État serait remplacée par celle des comités populaires[29].
Dans ce contexte d’urgence, le Comité des mille citoyens appelle la population à se mobiliser : « The Reds dominate the 25 000 strikers and through them the 150 000 or more members of the general public. How is it that 25 000 men can dominate and dictate to 150 000 people? Solely because those 25 000 are organized and the 150 000 are not[30]. » Le message est clair : une minorité organisée de « rouges » contrôlerait la ville par l’intermédiaire des grévistes, imposant sa volonté à une majorité passive et désorganisée, incapable de faire contrepoids pour défendre les institutions britanniques et l’ordre libéral. Face à ce péril, le journal exhorte les citoyens à défendre « the free institutions under which we live[31] » en s’inscrivant dans l’héritage libéral de la Glorieuse Révolution de 1688, symbole de la résistance à la tyrannie monarchique et fondement de la démocratie parlementaire britannique. Pour afficher leur attachement à cet héritage, les membres du Comité arborent fièrement l’Union Jack[32]. Cette mise en scène dramatique repose sur une inversion idéologique des rapports sociaux. En réalité, ce sont les élites économiques et politiques qui détiennent le pouvoir dans la société capitaliste. Ce sont elles qui, en temps normal, dictent les règles du jeu économique, contrôlent les conditions de travail et monopolisent la parole publique. Dans les pages du Citizen, cependant, ces élites apparaissent comme les victimes d’un nouvel absolutisme, non plus royal mais ouvrier, qu’elles prétendent combattre au nom de la liberté. En accusant les 25 000 grévistes d’imposer leur volonté à 150 000 citoyens, le Comité des citoyens projette une image déformée de la réalité. Ce qu’il présente comme un despotisme ouvrier est en fait une tentative collective de briser un ordre profondément inégal, dans lequel une réelle minorité de bourgeois organisés exerce un pouvoir quotidien bien plus systématique. Le pouvoir temporaire des grévistes, loin d’être une tyrannie, incarne au contraire une forme d’auto-organisation populaire qui remet en cause les avantages d’une élite véritablement dominante.

Défendre l’ordre établi : Borden et la répression de la grève
En se positionnant comme défenseur du libéralisme économique et de « l’autorité constituée », le Comité des mille citoyens protège avant tout les intérêts de l’élite économique canadienne. Celle-ci cherche à préserver un système politique et économique qui lui permet de continuer à accumuler du capital, tout en restreignant les moyens d’expression des revendications ouvrières. Le Comité appelle donc les autorités à intervenir avec fermeté pour garantir la pérennité d’un ordre social inégalitaire, présenté comme légitime. Malgré les efforts du Western Labor News – le journal des grévistes – pour contrecarrer le discours du Winnipeg Citizen et affirmer la légitimité du mouvement, les classes moyennes se rallient majoritairement au récit des Citoyens[33]. Le 3 juin, plusieurs journaux de Winnipeg publient ainsi, aux frais du Comité, des encarts appelant explicitement à la déportation des « immigrants séditieux », accusés d’avoir orchestré la grève[34]. Ce discours trouve un écho favorable au sein du gouvernement fédéral. Les autorités partagent l’idée que la grève générale de Winnipeg constitue une menace directe à l’ordre établi. Le Winnipeg Citizen relaie d’ailleurs les propos du ministre de l’Intérieur, Arthur Meighen, exhortant les citoyens à rester fermes et à s’opposer à toute tentative de renversement de l’autorité légitime[35]. Le 6 juin 1919, le gouvernement Borden passe à l’action. Il modifie la section 41 de l’Immigration Act, étendant les pouvoirs de déportation à tout immigrant – y compris les sujets britanniques – jugé subversif, cherchant à renverser les autorités constituées ou faisant la promotion du désordre public[36]. Le même jour, le Code criminel est modifié pour élargir la définition de la « sédition », qui s’applique désormais à quiconque promeut un changement politique en dehors de la voie électorale pacifique[37].

En adoptant ces mesures, le gouvernement Borden valide la lecture des événements proposée par le Comité des mille citoyens : le mouvement ouvrier de Winnipeg ne porte aucune revendication socioéconomique légitime, c’est un soulèvement subversif dirigé contre les fondements mêmes de l’ordre canadien qui doit d’être écrasé par tous les moyens nécessaires. Le 17 juin, dix membres du Comité de grève sont arrêtés ; sept d’entre eux sont accusés de tentative de renverser le gouvernement. Menacés de déportation, ils sont finalement emprisonnés. Trente-trois militants immigrants, considérés comme des « étrangers dangereux », sont internés au camp de Kapuskasing, en Ontario[38]. Ces actions ne relèvent pas seulement d’une logique de maintien de l’ordre. Elles participent à la construction active d’une citoyenneté canadienne reposant sur l’adhésion au libéralisme économique, à la monarchie britannique et à un nationalisme anglo-saxon, marginalisant ainsi toute voix dissidente, surtout si elle provient de l’immigration ouvrière. La coercition devient un mécanisme de tri. Elle définit qui peut appartenir à la nation et qui doit en être exclu. En criminalisant les formes de mobilisation collective, le gouvernement affirme que toute contestation de l’ordre capitaliste constitue une menace existentielle pour l’État lui-même. Lorsque les grévistes, épuisés et privés de leviers politiques, commencent à reprendre le travail à la fin juin, la répression a atteint son objectif. Le 26 juin 1919, la grève prend officiellement fin. Ce dénouement envoie un message sans équivoque : toute tentative d’organisation ouvrière sera assimilée à une trahison nationale et punie comme telle.

Conclusion
La grève générale de Winnipeg a servi de révélateur des tensions profondes qui traversaient la société canadienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. À travers le Winnipeg Citizen et l’action du Comité des mille citoyens, les élites locales ont cherché à imposer une définition précise de la citoyenneté canadienne, en opposant une figure du « vrai citoyen » à celle du gréviste, perçu comme un corps étranger à la nation. Ce récit s’articule autour d’une dichotomie idéologique : d’un côté, un citoyen loyal à la Couronne, respectueux des lois, défenseur du libre marché et de la propriété privée ; de l’autre, un individu subversif, souvent immigrant, porteur d’idées socialistes, assimilé à l’ennemi intérieur. La citoyenneté n’est donc pas définie uniquement par un statut légal ou une appartenance territoriale, mais par une conformité à un modèle politique et économique fondé sur le libéralisme bourgeois et l’héritage impérial britannique.
En réprimant violemment le mouvement ouvrier et en modifiant les lois sur l’immigration, la sédition et la citoyenneté, le gouvernement Borden n’a pas simplement mis fin à une grève, il a entériné une conception spécifique de l’identité nationale canadienne. Cette réponse autoritaire traduit la volonté des classes dirigeantes de préserver un ordre social fondé sur l’accumulation capitaliste, les hiérarchies sociales et la stabilité institutionnelle héritée de l’Empire. Ainsi, toute contestation de l’ordre établi, notamment par des travailleurs organisés issus de l’immigration ou porteurs d’un projet politique alternatif, est rejetée hors du cadre national et traitée comme une menace à éliminer. La force de l’État devient un outil de répression sociale, mais aussi de production idéologique : elle définit les frontières de la légitimité politique et de l’appartenance au corps national. La grève de Winnipeg, loin d’être un simple conflit du travail, constitue donc un moment clé dans la construction de la citoyenneté canadienne contemporaine, fondée sur l’exclusion de toute alternative au capitalisme libéral[39].
Notes
[1] Collectif, Winnipeg 1919: The Striker’s own history of the Winnipeg General Strike (Toronto : Norman Penner, James Lewis & Samuel, 1973) ix.
[2] Collectif d’histoire graphique et David Lester, 1919. Une histoire graphique de la grève de Winnipeg (Toronto : Between the Lines, 2019) 30.
[3] Reinhold Kramer et Tom Mitchell. When the state trembled. How A.J. Andrews and the Citizen’s Committee Broke the Winnipeg General Strike (Toronto : University of Toronto Press, 2010) 10-11.
[4] David Jay Bercuson. Confrontation at Winnipeg. Labour, Industrial Relations, and the General Strike. (Montréal & Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1990) 3.
[5] Donald Avery, Dangerous Foreigners. European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 1896-1932 (Toronto : McClelland and Stewart, 1979) 9.
[6] Craig Brown, dir., Histoire générale du Canada, traduction de Michel Buttiens et al., édition sous la dir. de Paul-André Linteau (Montréal : Boréal, 1988 [1987]) 503.
[7] David Jay Bercuson, op.cit., 4-5.
[8] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit. 13.
[9] Gregory S. Kealey, « State Repression of Labour and the Left in Canada, 1914-1920: The Impact of the First World War », Canadian Historical Review, 73, 3 (1992) : 284-285.
[10] Donald Avery, op.cit., 76.
[11] Sur la composition du Comité des mille citoyens, on consultera le chapitre « Who? Who? Who-oo? » dans Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit.
[12] Collectif, Winnipeg 1919, x.
[13] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[14] Daniel Gorman, Imperial Citizenship: Empire and the Question of Belonging (Manchester : Manchester University Press, 2006), 1, notre traduction.
[15] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] « …while the rhetoric of the Red Scare may have been excessive, the underlying reality of working-class revolt presented the Canadian bourgeoisie with a significant challenge. The organization of the unorganized and the spread of trade unionism into previously unthinkable areas represented a major manifestation of this threat ». Gregory S. Kealey, op.cit, 306.
[19] Cette solidarité avec d’autres travailleurs en lutte dans le monde est notamment exprimée dans l’article du Western Labor News annonçant la création de la One Big Union. Ce journal est édité par William Ivens, figure importante de la grève générale de Winnipeg, et présente tout au long du conflit le point de vue des grévistes. « The birth of the One Big Union : II », Western Labor News, 21 mars 1919.
[20] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[21] Ibid.
[22] « The moral is that a Soviet […] is utterly unfitted to rule or govern anything. It rests only with the citizens of Winnipeg to defeat the Soviet idea ». « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[23] « Foreigners: The Root of the Trouble », The Telegraph, 21 mai 1919.
[24] « Le même vieux jeu ! », Le Soleil, 22 mai 1919, 4.
[25] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 11.
[26] « Put differently, Britishness (defined in liberal terms) had force in Canada because it was the ideology embraced by and reinforcing those who held a monopoly on social power derived ultimately from sometimes brutal exploitation of the subaltern classes within and outside of capitalist hubs ». Kurt Korneski, « Britishness, Canadianness, Class, and Race: Winnipeg and the British World, 1880s–1910 s », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, 41, 2 (2007) : 174.
[27] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[28] « More Facts on the Strike Situation », The Winnipeg Citizen, 20 mai 1919, 1.
[29] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[30] Ibid.
[31] « The Strike Situation in Winnipeg », The Winnipeg Citizen, 19 mai 1919, 1.
[32] Reinhold Kramer et Tom Mitchell, op.cit., 42.
[33] « The Issue – A New Phase », Western Labor News, 27 mai 1919, 2.
[34] Collectif, op.cit., xxvi.
[35] Craig Brown, dir., 505. « Subversion desguised as a strike », The Winnipeg Citizen, 24 mai 1919, 1.
[36] Roberts, Barbara et Irving Abella. Whence They Came: Deportation from Canada 1900 – 1935 (Ottawa : University of Ottawa Press, 1988) 84.
[37] Gregory S. Kealey, op.cit., 313.
[38] Ibid., 293.
[39] Stanley-Bréhaut Ryerson. « « C’est un empire que nous voulons faire… » » dans Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873). (Montréal : Éditions Parti Pris, 1972) 241.

Usurpations identitaires : Autochtones à la place des Autochtones

Dans l'Est-du-Québec et ailleurs, dès les années 1980, mais de façon marquée à partir des années 2000, des groupes de chasseurs et de défense des droits des blancs se rassemblent pour se constituer en organisations métisses. Ironiquement, se réclamer d'une ascendance autochtone est pour eux un moyen de militer contre l'avancement des droits territoriaux des Autochtones, comme le montre l'exemple du mouvement de réaction envers les avancées politiques des Innu·es/Ilnu·es [1].
Quand on pense aux faux Autochtones, il est probable qu'on pense d'abord aux nombreuses personnalités publiques dont l'ascendance autochtone a été démentie par des enquêtes journalistiques dans les dernières années. La plupart du temps, ces faux Autochtones (ou « pretendians ») s'identifient comme tel·les sur la base d'un récit familial ou en raison de la présence, dans leur arbre généalogique, d'une lointaine ancêtre qui était (ou pas vraiment) autochtone.
Sans être nécessairement réactionnaires, il est possible de présumer que les actions de certain·es faux Autochtones sont une réaction, à l'échelle individuelle, à la création de programmes et d'initiatives à l'intention des peuples autochtones. Il s'agit d'un détournement frauduleux de ressources financières (comme des bourses d'études ou des prix), d'occasions d'avancement de carrière et d'admissions universitaires aux dépens des membres des Premières Nations, des Métis et des Inuit auxquel·les ces ressources et ces opportunités sont destinées.
L'artiste, cinéaste et militante atikamekw nehirowisiw Catherine Boivin dénonce souvent les faux Autochtones et témoigne du fait que la nation w8banaki dans laquelle elle est établie compose avec de fréquentes tentatives de fraude par de faux Abénakis. La militante raconte être parfois la cible d'intimidation par des personnes qui se prétendent Autochtones et qui réagissent à ses dénonciations de leurs pratiques d'usurpation identitaire et culturelle.
L'anthropologue Philippe Blouin nous fait aussi remarquer que la Meute et Storm Alliance, deux groupes d'extrême droite, instrumentalisent de l'imagerie autochtone comme la patte de loup, le drapeau de la confédération haudenosaunee et celui de la Mohawk Warrior Society à des fins politiques xénophobes. Pour mieux s'opposer à l'accueil de migrant·es, la Meute avance que tout·e Québécois·e de deuxième génération est Autochtone au même titre que les membres des Premières Nations.
Mais au-delà de la « simple » usurpation identitaire individuelle, il existe des regroupements de faux Autochtones qui se mobilisent de manière plus proprement réactionnaire contre l'avancement des droits des Autochtones.
L'usurpation identitaire organisée
Depuis le début des années 2000 [2], des organisations de faux Métis naissent de part et d'autre du Québec. Bien qu'ils se réclament du même statut que celui des Métis de l'ouest des Grands Lacs et de Sault Ste. Marie, ces regroupements conçoivent souvent le fait métis comme le produit d'une simple ascendance personnelle mixte, et non comme le fait d'appartenir à une communauté métisse culturellement distincte [3]. Les membres de ces organisations se définissent comme métissé·es en raison de leur ascendance « mixte » canadienne-française et innu·e, mi'kmaw ou w8banaki, par exemple.
Toutefois, dans la majorité des cas, ces traces généalogiques autochtones remontant au XVIIIe siècle sont très minces et monnayées à mauvais escient. Les travaux de Darryl Leroux, professeur en science politique à l'Université d'Ottawa, montrent qu'en général, l'arbre généalogique des membres de ces regroupements ne présente qu'une seule ancêtre autochtone ou dite autochtone. Qu'à cela ne tienne : cette seule ancêtre suffit à intégrer ces regroupements – tant qu'on s'acquitte des frais d'adhésion, bien entendu.
Pourquoi donc se regrouper sur la base d'une ascendance mince et s'identifier, du jour au lendemain, comme Métis ?
Légitimer la réaction
Au début des années 2000, les conseils de bande de Mashteuiatsh, Pessamit, Essipit et Nutashkuan négocient l'Approche commune, une entente de principe en matière de revendications territoriales avec Québec et Ottawa, qui devait mener à la signature d'un traité parfois comparé à la Convention de la Baie-James et qui sera éventuellement connu sous le nom de Traité Petapan.
Face à l'avancement des négociations, des membres de groupes de défense des droits des blancs et des opposant·es à l'Approche commune et aux revendications territoriales des Innu·es, dont la Fondation équité territoriale et l'Association pour le droit des blancs, s'organisent pour dénoncer ce qui, à leurs yeux, menaçait l'existence de la « communauté canadienne-française ». Selon eux, le traité était un moyen pour les Innu·es de prendre le contrôle de territoires qui appartiennent aux Blancs, allant parfois jusqu'à comparer la situation des Québécois·es de la région à celle des Palestinien·nes en territoires occupés par Israël.
Selon les recherches de Darryl Leroux, ce sont ces mêmes individus – qui ne s'identifient comme Métis qu'à partir de 2005, après la signature de l'Approche commune entre les conseils de bande innus, Québec et Ottawa – qui fonderont la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan. Leur stratégie, face aux « menaces » de pertes de territoires et de droits au profit des Innu·es, et devant leur incapacité à intervenir dans les négociations en tant que non-autochtones, est de devenir Autochtones [4].
En plus de chercher à donner une plus grande légitimité à leurs oppositions aux droits innus, les fondateurs de la Communauté métisse cherchent à obtenir des droits autochtones protégés par la constitution, en l'occurrence des droits de subsistance par la chasse et la pêche. Au moment de rédiger ce texte, le site Web de l'organisation disait compter plus de 5000 membres, mais l'organisation métis, comme les autres au Québec et dans les provinces maritimes, n'est pas reconnue par Ottawa.
D'autres organisations de chasseurs ailleurs au Québec ont aussi usé de cette stratégie de réaction à l'avancement des droits territoriaux de communautés autochtones. C'est le cas de la Nation Métis du soleil levant en Gaspésie, qui est née pour s'opposer à un projet de création d'une pourvoirie administrée par la nation mi'kmaw de Gesgapegiag. À deux occasions, en réponse à la pression exercée par la Nation Métis du soleil levant, Québec a réduit les frais d'entrée à la pourvoirie.
Les petites mains réactionnaires du colonialisme
Les analyses de Darryl Leroux montrent l'absurdité et la dangerosité des récits promus par ces faux Métis, qui servent à la fois à donner de la légitimité à leurs revendications territoriales, de chasse et de pêche, et à miner la légitimité des Autochtones sur ce même territoire. En particulier, un discours véhiculé par les membres de la Communauté métis du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan voudrait qu'eux, en tant que Métis, seraient des « Autochtones plus authentiques » que les Innu·es pour avoir refusé la vie des réserves, en plus d'avoir lutté pour leur liberté, au prix d'une « invisibilisation historique » de laquelle ils se libéraient enfin.
Après s'être dits Autochtones, puis s'être dits de meilleurs Autochtones que les Innu·es, et finalement avoir avancé que les Innu·es sont, tous comptes faits, eux aussi « de simples » Métis, ces organisations et les « anciens » militants pour les droits des Blancs et contre les droits des Innu·es ont finalement fait la promotion de la thèse disparitionniste. Cette thèse veut que les « vrai·es » Innu·es seraient disparu·es après le contact avec les Européens et que les seul·es Autochtones qui existent encore à ce jour sur la Côte-Nord et au Saguenay–Lac-Saint-Jean sont eux, les « Métis ».
Sans en douter, diffuser cette théorie est utile à qui veut faire obstacle à l'avancement des droits territoriaux des Innu·es et à leur autodétermination.
Comme le note Mathieu Arsenault, professeur d'histoire à l'Université de Montréal, ce type de discours sert à renforcer le projet colonial en donnant de la légitimité à l'occupation territoriale de la société dominante et à la dépossession des Autochtones : « À partir de ce récit, on affirme que la population coloniale, au même titre que la population autochtone, entretient une relation organique avec le territoire ». De l'aveu même de dirigeants de la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan dont les témoignages ont été analysés par Darryl Leroux, devenir « Métis » était « la voie politique la plus stratégique pour eux en tant qu'opposants aux droits des Innus dans la région ».
Si l'État colonial est le principal agent de vulnérabilisation et de précarisation des Premiers Peuples, il ne faut pas oublier que ses structures juridiques et politiques peuvent être autant d'outils employés par des organisations de la société civile pour faire de l'obstruction politique.
[1] La graphie « Ilnus » est celle privilégiée par les Pekuakamiulnuatsh, les Ilnu·es du Lac-Saint-Jean. Pour faciliter la lecture, j'utilise seulement « Innu·es » dans la suite du texte.
[2] Cela s'explique par la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Powley contre Canada, qui a reconnu en 2003 les droits des Métis de chasser pour se nourrir, en plus de créer un processus d'identification juridique des Métis. Sur le site Web du gouvernement du Canada, on peut lire « le terme Métis, à l'article 35 [de la Constitution], n'inclut pas toutes les personnes ayant un patrimoine mixte autochtone et européen. Il désigne plutôt un groupe distinct de personnes qui, en plus de leur ascendance mixte, ont développé leurs propres coutumes et une identité de groupe distincte de celle de leurs ancêtres indiens [sic] ou inuits et européens ».
[3] Une confusion subsiste parfois entre le terme Métis, désignant le peuple métis des Prairies et de l'Ontario, et le fait d'être « métissé·e », né·e de parents d'origines différentes. Voir la note précédente pour plus de précisions sur la reconnaissance juridique du peuple métis. Il est à noter que la majorité des historien·nes s'entendent pour dire qu'une telle nation n'existe pas à l'est des Grands Lacs.
[4] Ces organisations n'ont pas la reconnaissance d'Ottawa en tant que communauté métisse au sens de l'arrêt Powley.
OUVRAGES CITÉS
Philippe Blouin, « Part of the Landscape : Quebecois Nationalism and Indigenous Sentience », dans Sentient Ecologies, Xenophobic Imaginaries of Landscape, dirigé par Alexandra Coţofană and Hikmet Kuran, Berghahn Books, 2023, 266 p.
Darryl Leroux, Ascendance détournée : quand les Blancs revendiquent une identité autochtone, Sudbury, Prise de parole, 2022, 349 p.
Mathieu Arsenault, « Historiographie d'une histoire commune : le temps des origines et la décolonisation de l'histoire du Québec », dans Québécois et Autochtones. Histoire commune, histoires croisées, histoires parallèles ?, dirigé par François-Olivier Dorais et Geneviève Nootens, Boréal, 2023, 280 p.
Illustration : Alex Fatta

De la Labatt Bleue, pour tout le monde

Longtemps un point d'ancrage dans les mouvements progressistes au Québec, le mouvement ouvrier s'étiole face aux discours de droite. Afin de s'organiser pour gagner, il nous faut comprendre le pouvoir qu'utilisent les organisations de droite pour rejoindre les travailleuses et les travailleurs et ainsi diviser les salarié·es.
Au sein des syndicats, des citoyen·nes participent aux mouvements complotistes et élisent la Coalition avenir Québec, pourtant déterminée à rejeter du revers de la main leurs revendications pour de meilleures conditions de travail. Deux des stratégies utilisées par la droite réactionnaire attireront notre attention, soit le populisme et l'utilisation du cadre électoral. Puis, nous proposons une stratégie vitale à la promotion des idéaux de gauche : la solidarité.
Populisme de droite
Au moment d'écrire ces lignes, plus d'un demi-million de travailleuses et travailleurs des secteurs public et parapublic du Québec ont adopté, à hauteur de 95 %, des votes de grève générale illimitée dans le cadre du renouvellement de leurs conventions collectives. Or, le premier ministre François Legault demande aux syndicats de renoncer à « la Labatt bleue pour tout le monde, le mur à mur, la même augmentation ».
Une analogie certes boiteuse, mais représentative de la première stratégie, le populisme de droite. Le populisme de droite consiste en une tentative des élites d'imposer un référent qui serait au plus près des préoccupations du « vrai monde », afin de détourner l'attention des véritables causes des problèmes sociaux, mais aussi pour décrédibiliser les revendications syndicales. Cette stratégie est utilisée tant par le gouvernement provincial caquiste que le Parti conservateur canadien.
En faisant référence à la boisson classique, notre premier ministre ose non seulement nous dire que les demandes syndicales correspondent à une dévalorisation des catégories d'emploi par une standardisation du salaire, mais rappelle également qu'il sait ce que c'est, une bière de dépanneur, et donc qu'il est proche du petit peuple. Avec le sous-texte général selon lequel les syndicats ont des demandes déraisonnables (une bière pour tout le monde, voyons donc !), le gouvernement peut poursuivre les négociations collectives avec comme stratégie médiatique de réduire les demandes syndicales à une canette en aluminium.
Durant sa campagne à la chefferie du Parti conservateur canadien, Pierre Poilièvre mentionnait que la classe ouvrière le soutenait puisqu'il s'oppose aux élites. « Les travailleurs s'enthousiasment pour ma campagne pour la même raison que les chiens de garde de l'élite s'en désintéressent : je vais redonner aux gens le contrôle de leur vie », écrivait-il sur Twitter en mai 2022. Ces références vagues à une classe monolithique de travailleur·euses et à une élite imprécise qui lui serait opposée sont un incontournable du populisme de droite afin de dévier l'attention des véritables dominants et du système qui les sert personnellement : le capitalisme. Il nous semble pertinent de relever ici que le Parti conservateur compte parmi ses donateurs de grandes compagnies immobilières cherchant à racheter des logements abordables : on peut difficilement faire plus loin de l'opposition aux élites. Plutôt, Poilièvre s'est attaqué à une « idéologie » qui serait défendue par les libéraux pour soutenir l'augmentation des seuils d'immigration, sans vraiment détailler cette même idéologie. Ses stratégies de communication sont alors directement en phase avec une tentative de mousser une frustration vécue par des travailleur·euses en raison de la crise du logement et de la stagnation des salaires, pour mieux la diriger vers des migrant·es précarisé·es, sans trop d'explication.
Le cadre électoral
La deuxième stratégie mise de l'avant par la droite est l'utilisation du cadre électoral. S'ajoutant aux déclarations frustrantes promues par notre gouvernement pour discréditer l'action syndicale, les règles électorales actuelles empêchent les syndicats de participer au débat public lorsqu'il y a élections afin de promouvoir leurs propres revendications. En octobre 2022, la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) avait publié un tableau sur son site Web comparant simplement les cinq principaux partis, mais la centrale syndicale s'est fait demander par le Directeur général des élections du Québec (DGEQ) de le retirer. Pourtant, aux élections générales de 2007, la Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec (FTQ) avait appuyée publiquement le Parti québécois. Les syndicats se retrouvent donc autorisés à appuyer par voie démocratique le parti politique de leur choix, mais ne peuvent plus critiquer leurs propositions. Le gouvernement, le plus grand employeur du Québec, part donc avec un coup d'avance pour promouvoir son discours réactionnaire sans confrontation. Nul besoin de rappeler que les règles électorales sont dictées par des lois qui ne peuvent être modifiées que par les élu·es en place.
Les employeurs et les partis politiques de droite, dont les visées attaquent les droits des travailleur·euses, utilisent des stratégies de communication et électorales afin de promouvoir uniquement leur discours et le poser comme étant le plus raisonnable. Il peut même arriver que des centrales syndicales participent à des stratégies minant leurs propres droits : nous retenons ici l'exemple des United Automobile Workers (UAW), aux États-Unis, qui représentent près d'un demi-million de personnes dans l'industrie automobile. Il y a à peine quelques années, les dirigeants syndicaux avaient accepté des échelles salariales à progression selon l'ancienneté. Mais, le 15 septembre 2023, une grève générale illimitée a été déclenchée, entre autres pour que tous les membres obtiennent enfin un salaire équivalent pour un travail équivalent : une hausse de 36 % sur quatre ans, au même taux horaire, peu importe l'ancienneté. Le syndicat a d'ailleurs justifié ses demandes salariales sur la base que les trois plus grands fabricants automobile américains avaient vu leurs profits augmenter de 40 % dans les dernières années. Le président américain Joe Biden a alors annoncé se joindre le temps d'une journée aux lignes de piquetage pour rendre visite aux travailleur·euses et appuyer leur lutte s'opposant aux entreprises automobiles, en pourfendant ces derniers au passage de ne pas partager leurs profits astronomiques depuis la pandémie.
Notons ici l'importance de la solidarité afin de faire face aux discours patronaux visant à miner nos demandes. Si nos employeurs se permettent, eux, d'obtenir des hausses salariales « mur à mur, la même augmentation pour tout le monde » en se votant des augmentations salariales de 30 % à l'Assemblée nationale ou en se partageant des profits astronomiques générés par le dur labeur des travailleur·euses, les salarié·es du secteur public sont en droit, elles et eux aussi, d'y avoir accès.
Même Joe Biden le dit, qu'il y en aura, de la Labatt bleue pour tout le monde.
Élisabeth Béfort-Doucet est conseillère syndicale et membre du collectif Lutte commune
Illustration : Alex Fatta

L’antifascisme comme pratique quotidienne

En dépit des pics et des vallées observés ces dernières années, il est évident que nous assistons actuellement à un retour en force de l'extrême droite un peu partout en Occident. Que faire ?
Le collectif Montréal Antifasciste (MAF) s'est constitué au printemps 2017 en réaction directe aux discours xénophobes et islamophobes décomplexés portés dans l'espace public par des organisations nationales-populistes, comme La Meute, et des formations franchement néofascistes, comme Atalante Québec. Au cours des années suivantes, le collectif a exercé une veille constante de ces courants et de ses protagonistes, cartographié l'extrême droite québécoise et exposé au public un certain nombre d'individus et de groupuscules fascistes et néonazis, en plus de publier périodiquement sur son site Web [1] des analyses de la conjoncture et des synthèses sous forme d'état des lieux. Bien que MAF se soit en même temps employé à coordonner de nombreuses mobilisations pour faire barrage aux fachos, le travail de veille et d'information est devenu au fil des ans l'activité centrale du groupe.
À l'origine, l'intention explicite, formulée notamment à l'occasion d'une assemblée de fondation à l'été 2017, était de sortir des circuits militants habituels dans un effort de « construction d'un mouvement ». MAF a toujours insisté sur l'importance de tendre collectivement vers une extension de l'action antifasciste. Nous en sommes arrivé·es à la conclusion qu'avant d'envisager la constitution d'un mouvement antifasciste dit « de masse », les mouvements progressistes (féministes, syndicaux, queers, de défense des droits, etc.) doivent nécessairement assumer pleinement leur caractère antifasciste, et agir en conséquence de manière soutenue.
Pour ça, il faut dans un premier temps reconnaître la nature et l'imminence de la menace.
Ressacs
L'actualité récente aux États-Unis, au Canada et au Québec ne laisse aucun doute : l'extrême droite remonte en Occident. Des partis d'extrême droite participent déjà aux gouvernements dans plusieurs pays d'Europe, en Israël, en Inde et ailleurs dans le monde. Donald Trump mène actuellement dans les intentions de vote aux États-Unis ; idem pour le Parti conservateur du Canada, qui a pris un virage de droite populiste aux accents extrémistes sous le leadership de Pierre Poilievre. Dans la province, le Parti conservateur du Québec est parvenu à faire une percée sous la houlette d'Éric Duhaime, qui a fait revivre ce parti moribond en lui injectant un cocktail toxique de libertarianisme et de confusionnisme plaisant particulièrement aux courants complotistes.
À la faveur des multiples crises imbriquées, les mouvements complotistes ont accéléré au cours des dernières années leur rapprochement naturel avec l'extrême droite. Les adeptes des fantasmes de complot ont notamment charrié jusqu'ici les obsessions des « fascistes américains », lesquels exercent une influence de plus en plus forte sur la politique institutionnelle de nos voisins du sud. Ces réseaux fondamentalistes, qui prônent une théocratie chrétienne, s'emploient à éliminer systématiquement les droits acquis au fil des décennies par diverses populations marginalisées, en particulier par le mouvement des femmes et les mouvements pour la libération et la protection des minorités sexuelles et de genre. C'est dans ce mouvement de fond que s'inscrivent celleux qui, ici et ailleurs au Canada, mènent depuis des mois une croisade pour diaboliser les communautés queers et trans, notamment en s'opposant aux lectures du conte en drag et à l'éducation sexuelle de manière générale.
Puis il y a les nazis, qui reviennent dans l'actualité… Pour l'essentiel, les fascistes et les nazis d'ici sont encore endigués, mais comme nous le démontrons dans notre État des lieux de l'extrême droite au Québec en 2023 [2], ces courants trouvent toujours le moyen de se reformer dans l'ombre pour contester leur effacement de l'espace public. C'est ce qu'illustre le cas récent d'Alexandre Cormier-Denis, l'histrion raciste qui a réussi à promouvoir sa marque de commerce en se faisant inviter, puis désinviter des audiences de la commission parlementaire sur l'immigration à Québec, et qui s'inscrit en plein dans ce renouveau ethnonationaliste aux accents fascistes. On retrouve ici des idéologues et groupuscules d'inspiration fasciste et ultracatholique qui cherchent à réhabiliter un nationalisme ethnique canadien-français, avec tout ce que cela implique de recul social, en particulier pour les femmes, les personnes immigrantes et les minorités.
Il y a bien sûr lieu de s'inquiéter de cette conjoncture, mais au-delà de la peur légitime, il faut agir concrètement.
Normaliser l'antifascisme
L'antifascisme radical, comme tous les mouvements jugés radicaux, a parfois des rapports tendus avec les mouvements sociaux, mais il en a toujours fait intégralement partie et a toujours eu un rôle (souvent ingrat) à y jouer. En réalité, ces fameux « antifas » de caricature sont parmi vous : iels participent aux mouvements populaires pour la défense des droits, militent dans les syndicats, travaillent ou s'impliquent bénévolement dans les comités de quartier, le milieu communautaire et ailleurs dans la « société civile ». Ce sont vos collègues, parents et camarades de lutte et de vie. Vous en croisez probablement tous les jours.
Il est utile à cet égard de rappeler que l'antifascisme occupe en fait une position d'arrière-garde, c'est-à-dire qu'il remplit discrètement son rôle spécifique – soit de débusquer et de combattre l'extrême droite par tous les moyens nécessaires. L'objectif est de défendre des mouvements sociaux qui, chacun à leur manière et dans leur créneau propre, font tendre la société tout entière vers la justice sociale et l'égalité économique, mais aussi vers l'antiracisme, le féminisme et l'anticolonialisme. S'il n'y a pratiquement plus de fascistes et de néonazis dans les rues à Montréal depuis les années 1990, si les communautés traditionnellement victimisées par l'extrême droite peuvent y vivre relativement à l'abri de la menace qu'elle faisait jadis peser, et si les organisations progressistes peuvent accomplir leur mandat sans craindre d'être ciblées, c'est en partie parce qu'un patient et rigoureux travail a été effectué et maintenu pour chasser les fascistes de nos rues et de nos espaces. On oublie trop facilement que Montréal est l'une des rares villes de cette importance au monde où une telle situation prévaut, et cela est dû en grande partie aux antifascistes et à leurs méthodes parfois controversées.
L'antifascisme est avant tout un cadre de référence et une praxis que chacun·e de nous doit assumer là où iel se trouve, dans nos milieux de travail, d'étude et de vie, nos quartiers, nos espaces associatifs et culturels. Si tout le monde n'a pas la possibilité de s'engager directement dans l'action antifasciste, tout le monde peut en revanche en faire valoir l'importance dans ces milieux, y combattre les préjugés à son égard, diffuser l'information qu'elle produit et diriger des ressources vers les organisations antifascistes et alliées lorsque cela est possible.
Le vent de droite souffle fort à nos portes, de plus en plus de politicien·nes s'y montrent sensibles, et les mouvements réactionnaires prennent du galon. Les multiples crises qui s'exacerbent ne pourront qu'encourager ce mouvement, jusqu'au cœur même du système capitaliste et des États qui le maintiennent artificiellement en vie. Nous croyons que l'autodéfense populaire, la nécessaire résistance aux forces de l'extrême droite, est le seul rempart possible, et que ce rempart dépend entièrement de celleux qui adhèrent encore radicalement aux valeurs de justice et d'égalité.
Il nous incombe plus que jamais d'agir en conséquence, tous les jours.
[1] montreal-antifasciste.info/fr/
[2] Disponible en accès libre sur notre site Web : montreal-antifasciste.info/fr/2023/06/27/etat-des-lieux-lextreme-droite-au-quebec-en-2023/
Illustration : Alex Fatta

Université des mouvements sociaux à Paris

Plus de 2 000 personnes provenant de dizaines d'organisations et de mouvements sociaux ont convergé à la fin du mois d'août au campus de Bobigny de l'Université de la Sorbonne Paris Nord. Elles venaient assister à plus de 200 ateliers, plénières et activités culturelles dans le cadre de l'Université d'été des mouvements sociaux et de solidarité (UÉMSS). Ces participant·es provenaient d'une trentaine de pays, et la délégation franco-québécoise comptait une vingtaine de personnes.
Du Québec, on dénombrait douze jeunes pour la plupart soutenu·es par Les Offices jeunesse internationaux du Québec (LOJIQ). Huit jeunes Français·es lié·es à l'Office franco-québécois de la jeunesse (OFQJ) se sont ajouté·es. Le Journal des Alternatives – Plateforme altermondialiste était associé à l'AQOCI et à Katalizo dans le but de participer à l'événement, d'y faire écho et d'accompagner la délégation. Leur mission : rendre compte des contenus des discussions. Il en résulte une trentaine d'articles, publiés sur le site alter.quebec. Un bulletin entier a été consacré à leur travail à la mi-septembre.
L'UÉMSS 2023 a été initiée par l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (ATTAC), une organisation de 10 000 militantes et militants qu'on retrouve sur tout le territoire français, et par le Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID), qui fédère des organisations de coopération et de solidarité internationale en France.
En France, les partis politiques, les associations et les mouvements sociaux profitent de la fin de l'été pour tenir des universités d'été. Celles-ci sont des exercices de formation et de réflexion sur l'année qui s'achève, mais aussi permettent d'envisager les luttes futures. Voici comment Ananda Proulx, de la délégation québécoise, explique l'université d'été des mouvements sociaux :
L'UÉMSS est un forum intergénérationnel et international qui vise à rassembler et à permettre la concertation des militantes et militants des réseaux, à créer une relève, à favoriser un apprentissage de manière horizontale qui s'inscrit dans une approche d'éducation populaire. L'UÉMSS favorise les échanges par l'intermédiaire d'ateliers, de plénières et de parcours sur différentes thématiques. Finalement, l'événement vise à favoriser l'intersectionnalité des luttes et leur convergence, ainsi qu'à promouvoir la solidarité internationale dans son ensemble.
L'étendue des préoccupations
L'événement se déroulant à Bobigny, une banlieue au nord-est de Paris, une place importante a été laissée aux luttes locales. Un atelier du collectif Saccage 2024 témoigne de la mobilisation face à l'impact des Jeux olympiques de 2024 sur les territoires de la Seine–Saint-Denis dont fait partie Bobigny. Des activités extérieures étaient également proposées aux participant·es pour leur permettre de découvrir le territoire et son histoire.
Au niveau national, les questions de précarité ont été abordées sous différents angles, notamment la problématique d'accès au logement et la dégradation des conditions d'accueil des personnes migrantes. La question de la violence d'État et du racisme systémique a également occupé une place importante dans les discussions. De nombreux ateliers ont alerté sur les atteintes répétées aux droits humains et aux libertés fondamentales, en France et partout dans le monde, en rappelant l'importance de défendre l'espace démocratique et les libertés. L'UÉMSS a également été l'occasion de mettre en discussion les modèles de société existants et les alternatives désirables pour les citoyen·nes du monde, que ce soit sur la question de l'énergie ou de l'intelligence artificielle dans le monde du travail.
Les échanges ont aussi permis d'identifier des enjeux similaires sur différents continents, ce qui invite à penser une réponse globale pour sortir du système capitaliste néolibéral pour nous orienter plus vers la décroissance. Les rencontres entre militant·es venu·es des quatre coins du monde a permis d'interroger les relations nord-sud, notamment la responsabilité des grandes multinationales comme Total Energies, les accords de libre-échange comme l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur, ou encore les effets de l'évasion fiscale sur les inégalités.
En réponse à tous ces enjeux, la posture des acteur·rices de la solidarité internationale a été débattue, en mettant notamment la lumière sur les pratiques d'ingérence abusives et iniques de la part des États et des ONG à Haïti. Autant de discussions qui ont fait ressortir la nécessité de confronter nos responsabilités et décoloniser nos pratiques. La question des espaces, des modes d'action et des moyens d'apprentissage nécessaires pour favoriser une transformation sociale globale a également été abordée. À travers différents espaces d'expression artistique et culturelle, l'UÉMSS a permis de valoriser l'importance de la culture comme levier de changement. Les mobilisations syndicales ont également eu leur place dans les échanges, en lien avec l'importante mobilisation contre la réforme des retraites françaises en 2023.
Le principe de la co-construction
Dans une volonté de correspondre aux préoccupations des mouvements et d'approfondir une culture de pratiques démocratiques, les deux organisations à l'initiative de l'UÉMSS ont permis à d'autres réseaux et collectifs d'organiser leurs activités.
Par exemple, on retrouvait non seulement ATTAC et le CRID dans l'organisation des activités, mais aussi des groupes paysans, féministes, environnementaux, comme Les Amis de la Terre France, Alternatiba Paris, Plateforme Logement des mouvements sociaux, la Fondation Danielle Mitterrand, ainsi que des organisations de solidarité avec l'Amérique latine, Haïti, l'Ukraine, la Palestine, la Syrie, et autres points chauds des luttes anti-impérialistes sur la planète et les réseaux syndicaux Solidaires, FSU et CGT.
L'année 2022-2023 en France a vu la population se mobiliser massivement contre l'injuste réforme des retraites dans une unité du mouvement social inédite face à l'autoritarisme du pouvoir. Elle a aussi vu les populations les plus précarisées et stigmatisées se révolter face aux discriminations, aux violences policières et à la relégation sociale. Un nouveau conflit est né autour des projets de bassines [1], qui illustrent le déni et les contradictions des autorités et des pouvoirs productivistes en matière d'écologie. À cela s'ajoute un contexte international marqué par les interventions militaires et la progression de l'autoritarisme.
Ainsi, dans les salles comme dans les corridors, tous ces enjeux politiques essentiels étaient débattus. Non partisane, cette université populaire témoigne de l'importance de l'action et l'éducation politiques pour les mouvements. Dans son communiqué final, le comité organisateur de l'UÉMSS soutient que l'événement constitue une dynamique politique au service des résistances :
« En faisant dialoguer des organisations très diverses, l'UEMSS reste cet espace de convergence et de construction d'alliances (…) pour imposer et faire vivre des alternatives répondant aux besoins de l'immense majorité de la population ».
Vers le Forum social mondial 2024 à Katmandou
Enracinée dans des organisations fondatrices des mouvements altermondialistes, l'UÉMSS n'a pas manqué d'aborder les démarches pour les Forums sociaux à venir. Un Forum social mondial thématique sur les intersections est ainsi prévu en mai 2025 à Montréal. Le 16e Forum social mondial, quant à lui, aura ainsi lieu du 19 au 25 février 2024 à Katmandou pour poursuivre le combat des idées. D'ores et déjà, 400 réseaux, organisations et mouvements sociaux de différents pays asiatiques appellent à y participer. L'université d'été fera une pause l'an prochain. Les Jeux olympiques rendront impossible la tenue d'un tel événement populaire. Prochain rendez-vous en août 2025.
[1] Des méga réserves d'eau qui, entre autres problèmes qu'elles créent, pompent d'eau de nappes souterraines.
Alice Galle est chargée de mission ECSI et formation au CRID. Ronald Cameron est animateur du Journal des Alternatives/Plateforme altermondialiste.
Photo : UEMSS
POUR EN SAVOIR PLUS : Louise Nachet, « France : La bataille de Sainte-Soline », À bâbord !, no 97, automne 2023. Disponible en ligne.

Chevalier, Barbie.... et Richelieu : Le cinéma des bonnes intentions

Certains films, portés par de bonnes intentions, devraient spontanément susciter l'adhésion par les valeurs qu'ils défendent. Tout le monde sait cependant que l'appui à des causes justes n'assure en rien la qualité d'une œuvre. Deux films hollywoodiens récents, Chevalier et Barbie, en sont de bons exemples.
Chevalier de Stephen Williams s'appuie sur une excellente idée : raconter l'histoire de Joseph Boulogne, chevalier de Saint-Georges, né esclave à Saint-Domingue d'un père français et d'une mère de descendance africaine, qui s'est hissé dans les plus hautes sphères de la société française grâce à ses talents extraordinaires comme escrimeur, musicien et militaire. Un personnage fascinant, donc, qui a affronté de forts préjugés racistes et qui a laissé derrière lui une œuvre musicale digne d'intérêt.
Bien qu'on l'ait oublié pendant de longues années, comme plusieurs compositeurs de son temps par ailleurs, Saint-Georges suscite un intérêt nouveau, tant par sa destinée singulière que par la volonté des ensembles musicaux d'ajouter ses compositions au répertoire musical du XVIIIe siècle. Si bien que la documentation à son sujet ne manque pas et qu'on en sait beaucoup sur sa vie et son époque, ce dont n'ont toutefois pas semblé tenir compte le réalisateur du film et sa scénariste Stefani Robinson.
En effet, les affronts à la réalité historique abondent : anachronismes, invraisemblances, invention d'événements qui ne se sont jamais produits, etc. Le vrai Saint-Georges doit s'effacer devant ce qu'on a fait de lui. Lorsqu'il prend son violon, il ne joue même pas ses compositions, mais une musique sirupeuse d'aujourd'hui, moins bonne que la sienne, dans un style irrecevable. Ses talents d'escrimeur, auxquels il devait sa renommée autant qu'à la musique, sont beaucoup trop escamotés.
Mais surtout, ce film, comme trop souvent dans le cinéma, refuse de se plonger dans le passé. Le XVIIIe siècle décrit dans Chevalier ressemble en tous points au monde d'aujourd'hui : le racisme, les relations familiales, la création artistique, l'expression de la colère et des émotions, tout cela se vit comme si les mentalités étaient les mêmes depuis plus de deux cents ans. En fait, le seul changement marquant est que les gens portaient de drôles de costumes et d'étranges perruques.
Cette méconnaissance profonde de l'époque et ce refus fondamental de chercher à comprendre la France prérévolutionnaire viennent ainsi bousiller les bonnes intentions initiales. Sensibiliser le public au racisme et faire renaître un personnage particulièrement inspirant en faussant la réalité ne sert aucune cause. Le racisme d'aujourd'hui se comprendrait mieux si on acceptait d'en examiner les racines et d'en suivre l'évolution. Et le pauvre Saint-Georges, tellement malmené dans cette histoire, en sortirait plus fort si on ne le montrait pas autant en victime, mais en personnage qui, en vérité, a su remarquablement s'imposer et vaincre les préjugés.
Barbie et le cinéma indépendant
Il est bien connu que le film Barbie porte un message féministe explicite. Étant produit par la puissante compagnie Mattel, dont l'objectif ultime est de vendre davantage de ses poupées et de ses produits dérivés, il devient évident que ce choix relève d'une importante stratégie de marketing.
Celle-ci n'est pas sans intérêt. Elle révèle que dans un pays politiquement divisé comme les États-Unis, Mattel a fait le pari qu'un point de vue progressiste et féministe serait mieux pour ses ventes que de tenter une difficile neutralité ou de pencher du côté conservateur. Cela vaut aussi pour les nombreux autres pays où se trouvent d'importantes clientèles de la compagnie. Selon les conclusions de ses expertes, Mattel s'assure ainsi de vendre davantage de ses produits à son public essentiellement féminin et préoccupé par son émancipation. La firme parvient aussi à déjouer un certain discours féministe accusant Barbie de donner l'image d'une femme-objet, consommatrice, blonde stéréotypée, aux proportions invraisemblables.
Mattel a aussi fait le choix audacieux d'engager une cinéaste provenant du cinéma indépendant, Greta Gertwig, qui a réalisé des films d'une grande qualité (Lady Bird et Little Women). Elle a écrit le scénario avec Noam Baumbach, qui vient de la même école, lui aussi réalisateur de films remarquables (Frances Ha, Marriage Story). La présence de ces deux personnes ajoute à Barbie un label de qualité. Par contre, on peut aussi se demander pourquoi ces artistes ont embarqué dans une telle galère, et s'iels n'ont pas vendu leur âme au diable…
La stratégie de Mattel
Le film Barbie posait de prime abord sa part de difficultés. Comment faire du cinéma respectable avec une poupée sans histoire, dont les aventures sont celles que les petites filles inventent en jouant avec elle ? Comment cette œuvre, produite par la compagnie qui fabrique la poupée en question, pouvait-elle faire semblant d'échapper à sa véritable destinée, celle d'être aussi une longue publicité pour Barbie ?
La firme fait une habile diversion en intégrant dans son histoire les critiques que l'on formule à son égard : une adolescente exprime de sévères reproches contre la poupée (ceux que j'ai exprimés plus haut) ; le conseil d'administration de la compagnie, de façon caricaturale, est uniquement masculin ; on va jusqu'à mentionner la puissance des corporations et leur tendance naturelle à tenter d'échapper à l'impôt. En apparence, donc, la firme n'est pas épargnée. Mais ces reproches semblent bien secondaires, laisse-t-on entendre, devant l'exploit d'avoir créé une merveilleuse poupée, un jouet révolutionnaire favorisant l'émancipation des femmes.
La diversion sera encore plus grande par l'orientation féministe du film. Dans la bonne vieille tradition manichéenne d'Hollywood, le monde féminin de Barbie, dans lequel s'épanouit une belle diversité d'individus, se trouve confronté à un brutal retour du patriarcat, qui montre à nouveau du muscle après que Ken ait découvert que dans le « vrai monde », les hommes dominent encore. L'opposition entre le féminin et le masculin se nourrit ici de stéréotypes et s'exprime par de gros traits qui offrent au jeune public du film une compréhension superficielle et rassurante des enjeux abordés. La morale de l'histoire est dite clairement, après qu'un putsch patriarcal ait été défait : chacun doit trouver son identité autonome… et les femmes ne doivent pas prendre toute la place, sinon les hommes vont se fâcher.
Dans ce film, les bonnes intentions tournent plutôt mal. Une vision simpliste du monde, même pour les enfants, et l'abus de stéréotypes servent mal le propos alors que dans le fond, c'est Mattel qui s'en sort le mieux. La firme a rendu encore plus visible son principal produit, dans un film très populaire, et s'est offert un beau succès commercial avec une gentille fable féministe (tout de même positive, n'oublieront pas certain·es).
Au-delà des bonnes intentions, Richelieu
Aux antipodes de ces deux grosses productions hollywoodiennes, Richelieu, de Pier-Philippe Chevigny, un film québécois avec un budget restreint et une diffusion plus que limitée en comparaison, évite totalement ce type de piège. Ici aussi, cette œuvre est motivée par de bonnes intentions : il s'agit ici d'exposer les éprouvantes conditions de travail de Guatémaltèques venus combler les besoins de main-d'œuvre temporaire dans une ferme québécoise. Mais jamais ces bonnes intentions ne l'emportent sur le réalisme, la rigueur du développement, la justesse du propos.
Film très bien documenté et alimenté de témoignages bien sentis, Richelieu émeut davantage en montrant sèchement la réalité : celle d'un système d'exploitation global dont les principaux maillons sont exposés. D'une part, on voit une multinationale avide de bons rendements, et d'autre part, il y a des travailleurs qui fuient une misère injustifiable dans leur pays pour connaître à peine mieux dans une entreprise agricole étrangère. La force de ce système est de ne rendre personne responsable, d'imposer cruellement sa logique froide, alors que les travailleurs, et même les petits patrons, s'échinent à le faire fonctionner, même s'il les détruit.
Une des grandes qualités du film est d'avoir choisi, comme personnage principal, une traductrice œuvrant auprès des travailleurs étrangers, une Québécoise d'origine guatémaltèque. Se trouvant entre deux feux, entre patrons québécois et employés guatémaltèques, elle découvre progressivement le fonctionnement d'un grand rouleau compresseur et fait ce qu'elle peut pour humaniser les travailleurs. Son regard devient aussi celui des spectateurs et spectatrices, dont l'indignation provient de ce qui est montré sans fard.
Les bonnes intentions s'effacent alors derrière des personnages qui vivent tout simplement, alors que le public, qui ne se sent pas pris par la main, en tire ses propres leçons. Une performance que ne parviennent pas à faire Chevalier et Barbie, malgré le spectacle éblouissant qu'ils offrent.
Illustration : Ramon Vitesse

Ni dystopie ni barbarie : s’organiser pour résister au fascisme de Trump et consorts
Les temps sont sombres. Depuis que Donald Trump a de nouveau accédé à la présidence de la première puissance militaire mondiale, l’Histoire sordide de la domination s’accélère. Avec sa garde rapprochée, dont fait partie Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, Trump démantèle l’appareil d’État pour laisser le champ libre à une quasi-dictature des grandes entreprises « libérées » ainsi de toute entrave règlementaire et nous amène à une forme de fascisme où le cartel de la technologie de pointe joue un rôle prédominant. La surveillance de nos comportements, grâce aux données personnelles que s’approprient Google, Facebook et cie, s’ajoute désormais à une guerre directe contre la démarche scientifique, qui n’a rien à envier aux autodafés des nazis. Au nom là aussi de la défense de la grandeur – mythique – d’une nation qui serait supérieure aux autres, l’utilisation de tout un lexique de plus d’une centaine de termes comprenant « femme », « diversité », « changement climatique », « opprimés » et, bien sûr, « transgenre » est de facto interdite dans la recherche, tandis que des bases de données scientifiques et médicales sont retirées des sites web ministériels ou remodelées pour se conformer à la propagande idéologique du monde MAGA de Trump.
C’est tout un ordre mondial qui bascule par l’action du gouvernement étatsunien. Même si elles varient d’un jour à l’autre, selon la réaction des « marchés », guère friands d’incertitudes, et la montée du mécontentement au sein y compris de ses propres électeurs et électrices, les déclarations de Trump visant à s’emparer des richesses du sous-sol du Groenland ou du Canada, par la force s’il le faut, ou à prendre possession de Gaza en expulsant les Palestiniens et Palestiniennes, l’expriment sans ambigüité : le consensus qui présidait à la création des institutions de l’après-Seconde Guerre mondiale, comme l’ONU ou l’Union européenne, pour régler les différends entre pays par la négociation en référence à des principes de droit ne tient plus. Même les politiques néolibérales de libre-échange ne résistent pas aux coups de force de Trump, qui ramène clairement ce qui se joue sur la scène internationale à une logique de purs rapports de force, à l’instar de la stratégie suivie par Poutine en Ukraine, par Netanyahou à Gaza ou par Xi Jinping vis-à-vis de Taïwan, dont on peut anticiper une future occupation.
Mais peut-on vraiment parler d’un retour à la loi du plus fort ? Le monde était-il vraiment sorti depuis la Seconde Guerre mondiale de la barbarie exterminatrice façonnée par le colonialisme ? Un temps, l’Occident a pu y croire, en faisant abstraction de ce qui se passait dans les pays périphériques et parmi les populations noires ou racisées ou les communautés autochtones en Europe et en Amérique du Nord, et au Québec plus spécifiquement. Les populations des pays du Sud n’étaient-elles pas en train d’arracher leur indépendance et leurs droits – même si c’était au prix de massacres, comme en Corée en 1950[1] ou au Vietnam ? Les États-Unis n’ont jamais renoncé à étouffer les révoltes, à armer les groupes paramilitaires de droite et à intervenir afin de sécuriser leurs visées impérialistes, comme ils le font actuellement au Moyen-Orient.
Les conflits armés n’ont donc jamais cessé, du moins au Sud. « La guerre est inhérente à l’impérialisme comme elle le fut aux empires », résume Étienne Balibar[2]. La domination impérialiste s’y est aussi exercée à coup de blocus et de manipulations « stratégiques » dans l’ombre, ce qui alimente et légitime les agissements antidémocratiques et nourrit des bandes armées. Les États-Unis n’étaient pas seuls. Des pays européens y ont participé comme, par exemple, la France qui menait sa politique « françafricaine », faite de corruptions et d’appuis occultes à des coups d’État contre les démocraties naissantes. On ne peut pas oublier non plus les « ajustements structurels » réclamés par le Fonds monétaire international (FMI) qui a mis à genoux l’Afrique et d’autres parties du monde.
Aveuglés par l’illusion d’une démocratisation du capitalisme, et négligeant comment les rapports Nord-Sud entretenaient une hiérarchisation des populations et maintenaient des pratiques colonialistes de prédation, nous avons oublié que les processus d’accumulation qui soutiennent la course aux profits et à la rente ne sont pas domesticables. La classe capitaliste, incarnée aujourd’hui par des Musk ou des Zuckerberg (groupe Meta) qui critiquaient le Trump élu en 2017, mais qui lui apportent à présent des appuis de taille, montre encore une fois qu’elle choisit toujours de soutenir l’extrême droite pour préserver ses intérêts, même si c’est au prix d’étouffer la démocratie et d’ériger en système la déshumanisation de l’Autre. C’est l’une des principales leçons que nous pouvons tirer de la comparaison avec les années 1930.
Face à cette tragédie du capitalisme qui se rejoue en s’aggravant jusqu’à miner nos conditions de vie et nos solidarités sociales, et, clairement, jusqu’à l’ensemble des conditions d’existence des vivants sur la Terre, nous croyons que c’est en dessinant les pistes d’autres rapports sociaux – et les luttes en ce sens sont nombreuses dans le monde – que nous serons mieux équipé·e·s pour résister.
Faire du Québec un chantier d’expériences de solidarités locales et internationales
Cependant, plutôt qu’à un « que faire » directif, c’est à un « comment faire » inclusif que nous croyons utile de réfléchir. Concrètement, si l’on ne veut pas reproduire le deux poids, deux mesures auquel on a assisté entre le déploiement immédiat de la solidarité avec les Ukrainiens et les Ukrainiennes et la réticence à nommer le génocide palestinien, si l’on ne veut pas qu’en s’organisant pour résister localement, cela signifie consentir aux inégalités globales, voire à les amplifier, entre des pays centres et des pays périphériques et au sein des populations, la question suivante se pose : comment avancer pour que le Québec devienne un chantier d’expériences de solidarités locales et internationales au profit de la démocratie, de l’égalité de race[3], de classe, de genre, d’âge… ? Si c’est la vision d’un futur qui est le moteur de nos actions présentes, cette vision a besoin de s’inscrire dans un ensemble concret, territorialisé dans le temps et l’espace.
L’ancrage territorial d’un « comment faire » renvoie à la reconnaissance des nations autochtones et de leurs droits ancestraux. Il donne à voir les interdépendances globales et nous invite à être attentifs et attentives aux répercussions des propositions locales, de façon à ce qu’elles mettent en œuvre également des solidarités internationales avec les populations qui, partout dans le monde, luttent déjà contre l’extractivisme, pour un commerce équitable et une économie solidaire, pour l’autodétermination, contre les formes d’apartheid envers les femmes et contre l’exclusion des personnes migrantes renvoyées à la mort en mer ou dans des pays commettant les pires exactions. Dans la façon d’articuler local et global se joue « la question du rapport dialectique entre universalité et particularité dans la lutte contre l’impérialisme[4] ». Elle demande de reconnaitre la multiplicité des luttes, condition pour arriver à constituer des causes communes.
Un exemple qui peut illustrer l’importance de se questionner sur le comment articuler des « engagements “anti systémiques” locaux et globaux[5] » est celui de la construction de circuits courts de production et de consommation, notamment en agriculture. Peuvent-ils se développer sans intégrer une volonté de remettre en cause les déséquilibres dans les échanges commerciaux entre le Nord et le Sud et l’actuel système d’immigration à deux vitesses[6], héritage du passé colonial et raciste du Canada ? Car ce système met à la disposition des employeurs – dans l’agriculture et dans nombre de secteurs d’activités – une main-d’œuvre aux pieds et poings liés, alimentant des formes contemporaines d’esclavage. La réponse ne peut consister à renvoyer, c’est-à-dire exclure, les personnes migrantes, alors que leur présence au Nord est aussi une façon de transférer des richesses au Sud, et que nombre de ces personnes ont de toute façon fait le choix de vivre au Québec ou ailleurs au Canada.
Avec cet exemple qui illustre la multiplicité des enjeux enchevêtrés, le questionnement sur le « comment faire du Québec un chantier… » comprend nécessairement une autre face. Celle-ci porte sur le « comment redonner du pouvoir aux premières concernées, les populations dominées et exploitées ? » Comment les convaincre que cette fois, leur parole sera prise en compte ? Car c’est de la mobilisation des premières et premiers concernés que viendront les propositions susceptibles de combattre vraiment les inégalités multiples en articulant des réponses intersectionnelles, locales et globales. C’est à partir de ces mobilisations que peuvent émerger de nouvelles subjectivités remettant en cause le partage impérialiste du monde, ou des sujets collectifs « hybrides » ou « intersectionnels » formant des réseaux transnationaux de luttes.
Comment peuvent se réapproprier une capacité d’agir des personnes perçues comme minoritaires, mais constituant une masse à l’intersection de plusieurs dominations, et qui sont enfermées dans une précarité renforcée par les inégalités et les violences genrées et racisées, la difficulté à joindre les deux bouts, la peur de perdre son logement ou d’être expulsées…? Comment créer les conditions d’un mouvement massif, allant au-delà de ce que font déjà, malgré leurs faibles moyens, des communautés autochtones, ou nombre d’organismes communautaires de lutte contre la pauvreté, pour les droits des personnes migrantes, pour un salaire minimum viable, pour les droits des femmes…, ou nombre de syndicats agissant dans le commerce de détail, les résidences privées pour ainées et autres secteurs d’activités où les conditions de travail et de rémunération sont basses et les possibilités de s’organiser difficiles. En témoigne la réponse d’Amazon à la syndicalisation d’un de ses entrepôts[7], qui a consisté à les fermer tous au Québec.
À l’exemple du mouvement des Gilets jaunes en France, dont la colère contre l’accroissement des inégalités sociales et écologiques s’est déployée à partir du refus d’être taxés pour une situation – la pollution – dont les classes populaires ne sont guère responsables comparées aux classes dominantes, on peut penser que les mobilisations des populations dominées se nouent autour d’enjeux qui reconnaissent leur vécu collectif et son expression.
Parmi les différentes publications produites après le retour de Trump, des propositions concrètes s’adressent en premier lieu aux populations dominées. Celle de Mathieu Dufour et Audrey Laurin-Lamothe[8] consiste à sortir de la logique marchande « trois piliers sociaux et économiques » : la distribution alimentaire, en créant une société d’État non monopolistique; le logement social, en reprenant les propositions du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dont celle d’avoir 20 % de logement hors marché d’ici 15 ans; les services publics, en les revalorisant par « une taxation massive des biens de luxe » et en les « humanisant » par la restitution de leurs droits (la résidence permanente) aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires ou sans papiers et aux réfugié·e·s. Pour Dufour et Laurin-Lamothe, il va de soi que les réponses locales doivent tenir compte de notre dette écologique à l’égard des Suds. Ces mesures apporteraient ainsi « sécurité économique et paix d’esprit » et renforceraient les capacités d’agir et de se solidariser.
Une proposition de Maxim Fortin et Anne Plourde[9] cible plus particulièrement le système de santé et la réparation des inégalités face aux enjeux climatiques. Dénutrition, paludisme, pollution, désertification, etc. : les populations des Suds sont beaucoup plus exposées et vont continuer à payer un lourd tribut si rien n’est fait pour contrer un tel processus. Même au Nord, les personnes pauvres, les communautés autochtones, les minorités ethniques et racisées, les personnes handicapées sont surexposées aux effets des changements climatiques.
Or, Fortin et Plourde constatent que les mesures étatiques et institutionnelles au Nord ne sont pas à la hauteur des engagements pris, faute justement de voir les premières et premiers concernés associés à l’élaboration et à la mise en œuvre des solutions. Il et elle proposent en conséquence d’adopter une approche de justice environnementale, c’est-à-dire d’octroyer un pouvoir de décision, par des processus participatifs, aux populations concernées.
Redonner du pouvoir suppose aussi d’appuyer les luttes en cours des travailleuses et travailleurs, notamment celle contre Amazon, parce qu’elle est fédératrice de plusieurs enjeux : arriver à encadrer ou à exproprier l’activité des plateformes; organiser les employé·e·s et faire cesser leur robotisation ainsi que leur surveillance algorithmique; créer des solidarités concrètes entre les travailleuses et travailleurs de cette plateforme dans les différents pays où elle intervient.
Ces questionnements ne sont pas secondaires, ils sont au cœur de toute volonté de « faire converger les luttes ». Car il ne suffit pas d’appeler sincèrement à se rassembler lorsqu’on constate que les luttes restent cloisonnées selon le statut social, le genre ou la racisation alors qu’on est censé partager les mêmes intérêts. Comme le soulignait Émilie Nicolas[10], des souffrances se sont accumulées en raison des actes de domination et des conflits multiformes, ici et ailleurs dans le monde. Elles dressent des pensées de haine et de vengeance qui demandent à être reconnues pour s’éteindre. L’intérêt commun n’existe pas a priori : il ne peut provenir que d’une construction collective dont le processus doit être débattu dès maintenant, du moins si l’on ne veut pas que la résistance qui s’organise aboutisse, comme durant les siècles passés du capitalisme, à proposer un compromis qui obtient le consentement d’une minorité de population pour… continuer à s’emparer des richesses sur le dos d’une majorité d’autres[11].
L’accès à Internet et à l’intelligence artificielle devrait aussi être d’emblée inclus dans les biens communs essentiels à sortir de la logique du marché et à soumettre à un contrôle collectif. Notamment parce qu’il est fondamental de ne plus voir se répandre des messages dévalorisants ou violents concernant les personnes racisées ou pauvres, les femmes, les personnes LGBTQ+, celles handicapées, les jeunes, etc. Nous ne pouvons pas minimiser le pouvoir de la haine qui se déverse en ligne et sa capacité à détruire un sentiment de sécurité et d’appartenance à une communauté humaine.
En outre, grâce aux systèmes d’intelligence artificielle, la production de messages mensongers mais soigneusement formatés a envahi la toile. L’obligation morale de se référer à des faits, qui encadrait la production des discours dominants et des contre-récits contestataires de l’ordre social, semble dépassée. Or, comme le souligne Maria Ressa, journaliste et opposante à l’ex-dictateur philippin : « Sans faits, pas de vérité. Sans vérité, pas de confiance. Sans confiance, pas de réalité partagée[12] ». Comme il n’est pas possible de réguler des algorithmes[13], démarchandiser l’usage du web suppose d’exproprier les GAFAM ou de développer nos propres applications.
- Voir Kang Han, Impossibles adieux, Paris, Grasset, 2023. ↑
- Étienne Balibar, « Géométries de l’impérialisme au XXIe siècle », AOC, 25 novembre 2024. ↑
- Le terme de race ne signifie pas que la race existe mais que cette construction sociale opère : le racisme et la racisation de populations sont toujours présents dans nos sociétés et le terme de race maintient visible ce rapport de domination. ↑
- Étienne Balibar, « Géométries de l’impérialisme au XXIe siècle », AOC, 26 novembre 2024. ↑
- Ibid. ↑
- Par la création de programmes de travail temporaire aux permis fermés, qui ne donnent pratiquement pas accès à la résidence permanente et qui visent principalement la main-d’œuvre des pays du Sud. ↑
- André-Philippe Doré, «Comment des militants et militantes ont pu devenir le sable dans l’engrenage d’Amazon», Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 32, automne 2024. ↑
- Mathieu Dufour et Audrey Laurin-Lamothe, « Quelques pistes économiques pour contrer le vent de droite », Le Devoir, 15 février 2025. ↑
- Maxim Fortin et Anne Plourde, Crise climatique, inégalités de santé et justice environnementale : donner au système de santé la capacité d’agir, Montréal, IRIS, 2025.↑
- Intervention à la conférence de clôture de la Grande Transition le 21 mai 2023. ↑
- Giovanni Arrighi et Beverly J. Silver, Chaos and Governance in The Modern World System, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999. ↑
- « Without facts, you can’t have truth; without truth, you can’t have trust; without trust, you can’t have shared reality ». Discours de Maria Ressa lors de la réception du prix Nobel de la paix le 10 décembre 2021. ↑
- Yanis Varoufakis, Technofeudalism. What Killed Capitalism, Londres, Bodley Head/Penguin, 2023. ↑
Dérive sociale : un point de non-retour ?
Le 12 août, j’achète une revue québécoise !
L'équipe de la revue À bâbord ! se joint au mouvement du 12 août visant à soutenir la littérature québécoise. Profitez d'ici au 17 août d'un rabais d'abonnement de 15% en utilisant le code : douzou. Parce que les revues participent aussi à la culture d'ici !
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Première comparution pour un militant s’opposant à Stablex
Combattre l’austérité un village à la fois
EN CES TEMPS TROUBLES POUR l’ENVIRONNEMENT
Caribous montagnards« On aime ce qu’on connaît et on protège ce qu’on aime. »
Carney balaye l’impérialisme sous le tapis
Le CN utilise des herbicides interdits dans un quartier de Montréal
Dossier « Le tsunami numérique »
Des témoignages pour nos 30 ans !
La Caravane au Catatumbo est terminée : deux décennies de solidarité internationaliste
Les salaires bas et impayés entraînent un mandat écrasant
Détention arbitraire de Moussa Tchangari : les experts indépendants de l’ONU demandent l’explication à l’État du Niger
Tranquille, la révolution ?
Caravane au Catatumbo : la culture autochtone en danger

Cuba, ou comment faire la révolution en Amérique
À la suite de l’occupation militaire de Cuba par les États-Unis (1898-1902), le pays se trouve dominé par quelques grandes entreprises américaines et la mafia, de connivence avec un régime local corrompu. De 1952 à 1958, la dictature de Fulgencio Batista asphyxie la société, jusqu’à la révolution. À partir de 1959, le peuple cubain mène une véritable expérience socialiste, une première en Amérique malgré l’hostilité des États-Unis. Que retenir de ce pied de nez à l’impérialisme et de cette tentative révolutionnaire confrontée à l’adversité ?
Par Alexis Lafleur-Paiement[1]
Dans les années 1950, l’économie cubaine est totalement dominée par les États-Unis qui importent la grande majorité de la production sucrière de l’île et qui contrôlent la vente des produits manufacturés. Le sucre, l’agriculture, le pétrole, les mines, les usines, l’électricité et la téléphonie sont accaparés par des compagnies américaines (les profits vont donc à leurs actionnaires), alors que les salaires restent très bas et qu’il n’existe pas de services sociaux dignes de ce nom. Le chômage, qui frappe le tiers de la population active, accentue la détresse et amenuise le rapport de force que pourraient imposer les travailleur·euses. La dictature de Batista[2] étouffe la vie politique et bloque les possibilités de changement social, se réservant le peu de richesse qui demeure sur l’île. La jeunesse militante évolue de la légalité à la clandestinité, puisque les partis progressistes et le droit de grève sont interdits.
Fidel Castro dirige un premier mouvement d’insurrection marqué par l’attaque de la caserne Moncada, avant d’être emprisonné par le régime. Néanmoins, le mouvement ouvrier et social grandit à Cuba, et force la libération des prisonniers politiques en 1955. L’année suivante, le mouvement socialiste, réorganisé et armé, lance une offensive de grande ampleur contre le gouvernement. Ses positions en faveur des paysan·nes et des ouvrier·ères, ainsi que sa capacité à tenir en échec l’armée régulière au service de la dictature, le rendent de plus en plus populaire auprès des classes laborieuses. La majorité de la population sympathise bientôt avec les guérilleros, voire leur apporte une aide active. En décembre 1958, les insurgés lancent une dernière campagne, appuyée par une grève générale nationale. Batista est défait et, le 1er janvier 1959, La Havane est prise.


¡ Hasta la victoria siempre !
Au départ, Fidel Castro souhaite construire un socialisme proprement cubain, ni soumis à Washington ni aligné sur Moscou. Ce rêve est de courte durée, puisque les États-Unis refusent tout compromis avec le nouveau pouvoir. La nationalisation de plusieurs entreprises américaines[3], souhaitée par la population cubaine, met le feu aux poudres. Les États-Unis votent des sanctions économiques ciblant Cuba, puis commanditent l’envoi de troupes contre-révolutionnaires sur l’île en 1961, lors du débarquement de la baie des Cochons. La victoire totale des socialistes lors de cette bataille consomme la rupture entre les deux pays. Les États-Unis imposent un embargo en 1962 et le gouvernement castriste s’allie avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Les tensions atteignent un sommet lors de la crise des missiles, lorsque des armes soviétiques doivent être livrées à Cuba, qui recule face à la pression américaine. Un conflit de moindre intensité fait suite à ces épisodes extrêmes.
Malgré les aléas géopolitiques qu’affronte Cuba, les efforts pour bâtir une société nouvelle donnent des résultats. Comme la population a longtemps souffert de l’impérialisme et de la dictature, elle appuie le gouvernement de Castro et participe à la construction du socialisme. Les grandes propriétés terriennes sont nationalisées puis gérées par l’entremise de coopératives agricoles. L’éducation est nationalisée, rendue obligatoire, universelle et gratuite. Un système de santé public est mis en place à la grandeur du pays, lui aussi universel et gratuit. Ces mesures sont particulièrement bénéfiques pour les campagnes, délaissées avant la révolution. Ainsi, il n’existait qu’un hôpital public en région rurale avant 1959. Une dernière mesure est la nationalisation des biens du clergé au profit des systèmes d’éducation et de santé. Grâce à la vision sociale du gouvernement, à la motivation de la population et à l’appui de l’URSS, la société cubaine se développe rapidement et supprime les problèmes les plus graves hérités de l’ère néocoloniale.
À partir du milieu des années 1960, les forces progressistes de Cuba cherchent à s’unir et à pérenniser les acquis de la révolution. Les différents groupes forment le Parti communiste de Cuba (PCC) en 1965, dirigé par Fidel Castro, avant d’adopter une nouvelle constitution en 1976. Leur esprit collégial permet de maintenir la vie démocratique et le débat, tout en impliquant de larges franges de la population dans les processus en cours. L’essoufflement se produit subséquemment, en raison de l’embargo américain qui appauvrit l’île, du ressac de la gauche mondiale dans les années 1980 et du contrôle grandissant des cadres du Parti. Ce dernier élément est notamment explicable par la pression américaine qui renforce la paranoïa des dirigeants cubains. L’effondrement de l’URSS au début des années 1990 isole Cuba qui se retrouve à la croisée des chemins.

La « période spéciale », défis et avenir
En raison de l’anticommunisme forcené des États-Unis, Cuba a profondément intégré son économie à celle du régime soviétique. La disparition de celui-ci entraîne un effondrement des exportations cubaines, d’autant que l’embargo américain se poursuit. Une politique de rationnement, dite « période spéciale en temps de paix », est proclamée en 1990 afin de préserver l’état social, tout en évitant un appauvrissement prolongé. Les initiatives politiques et personnelles sont encouragées afin de mobiliser la population et de trouver des solutions novatrices. L’objectif est de canaliser la créativité et la débrouillardise au service du bien commun. Finalement, le déblocage économique se produit grâce aux nouveaux régimes socialistes d’Amérique latine, dont celui du Venezuela qui devient le principal partenaire de Cuba. Politiquement, les évolutions sont plus lentes, car la direction historique du PCC craint que des changements trop brusques n’entraînent la déstructuration des institutions héritées de la révolution.
Depuis le début des années 2000, Cuba évolue dans un environnement complexe où le maintien de l’état social demeure une priorité, alors que les jeunes générations désirent des transformations politiques et économiques. Le problème, c’est que rien ne garantit que l’île puisse préserver ses acquis si elle libéralise son marché. En effet, les régimes socialistes, comme les social-démocraties, résistent mal au néolibéralisme, sans compter qu’ils continuent d’être la cible des États-Unis, comme à Cuba, au Venezuela ou en Bolivie. En quête d’équilibre, la constitution cubaine de 2019 reconnaît les droits et libertés individuels, y compris la propriété privée, tout en maintenant un horizon socialiste et le dirigisme économique afin de développer « la pleine dignité de l’être humain »[4].
L’histoire de la révolution cubaine nous enseigne qu’il est possible, en dépit de circonstances difficiles, de renverser un état corrompu et d’instaurer un gouvernement populaire. Pourtant, dans un monde dominé par l’impérialisme et les cartels, la construction d’une société nouvelle reste délicate. Les pressions économiques et militaires contre les régimes de gauche ne doivent pas être sous-estimées, ainsi que les difficultés sociales et les crispations qu’elles entraînent. Pour y résister, les meilleures pratiques de la révolution cubaine répondaient directement aux aspirations du peuple et le mobilisaient dans leur mise en œuvre. Ce travail commun en vue d’objectifs clairs et légitimes s’est révélé à la fois galvanisant et efficace. De plus, l’internationalisme a permis à Cuba de maintenir sa souveraineté et une économie dynamique, malgré la dépendance envers l’URSS. Le renouvellement du système cubain, et plus largement de la gauche, doit passer par de telles pratiques collectives en vue d’objectifs globaux, dont la construction de l’état social et d’une économie pour le peuple, ancrés dans un réseau mondial de solidarité. « Le communisme d’abondance ne peut être édifié dans un seul pays. »[5]

En couverture : 1959-1969 Décimo Aniversario del Triunfo de la Rebelión Cubana, Rene Mederos (1969)
Notes
[1] Membre du collectif Archives Révolutionnaires.
[2] Fulgencio Baptista a procédé à un coup d’État en mars 1952, avec l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA), avant d’instaurer une dictature militaire, pro-américaine et mafieuse.
[3] Notamment les installations pétrolières, l’International Telephone and Telegraph Company (ITT) et la United Fruit Company.
[4] Constitución de la República de Cuba, préambule, 2019, en ligne : https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20191016105022/Constitucion-Cuba-2019.pdf
[5] CASTRO, Fidel. Révolution cubaine (tome II), Paris, Maspero, 1969, page 122.
Les ineffaçables séquelles de la double explosion dans le port de Beyrouth, 5 ans après
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