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Construire la majorité pour un Québec indépendant, égalitaire, féministe et décolonial

4 novembre, par André Frappier, Bernard Rioux — ,
Le continent nord-américain vit une période de profonde polarisation politique, de crise écologique et de montée des impérialismes. Aux États-Unis, le retour du trumpisme et la (…)

Le continent nord-américain vit une période de profonde polarisation politique, de crise écologique et de montée des impérialismes. Aux États-Unis, le retour du trumpisme et la droitisation accélérée de la vie politique alimentent une offensive réactionnaire sur tous les fronts : militarisation, extractivisme, racisme anti-immigrant, misogynie et destruction du tissu social. Le Canada n'y échappe pas : son gouvernement libéral aligne sa politique étrangère sur les intérêts de l'OTAN et des grandes puissances économiques, tout en renforçant son appareil militaire et policier.

Le Québec, dans cet environnement, est tiraillé entre deux tendances : l'adaptation au cadre fédéral et la recherche d'une souveraineté populaire et écologique.

I. Le piège fédéraliste : de la négation du droit à l'autodétermination à l'illusion du bon gouvernement

À la suite de la défaite du référendum de 1995, le gouvernement fédéral s'est doté d'une série d'instruments légaux et institutionnels pour protéger l'intégrité de l'État canadien et nier la volonté d'autodétermination du Québec — notamment la Loi sur la clarté, qui confère au Parlement fédéral le pouvoir de juger de la validité de la question référendaire et du seuil de soutien requis pour ouvrir des négociations advenant une éventuelle victoire du OUI.

Depuis des décennies, les gouvernements fédéralistes québécois — libéraux ou caquistes — répètent la même promesse : gérer « efficacement » la province dans le cadre canadien et défendre les « intérêts du Québec », sans jamais remettre en cause la dépendance structurelle envers Ottawa et le capital financier.

La CAQ incarne cette illusion du « bon gouvernement ». Elle prétend défendre l'autonomie du Québec, mais refuse d'affronter les rapports de domination réels : le pouvoir du capital pétrolier et minier, le contrôle fédéral sur l'immigration et la fiscalité, la soumission aux accords commerciaux et à l'OTAN. Son projet de constitution provinciale vise à figer un nationalisme sans portée sociale, réduisant la nation à une identité culturelle plutôt qu'à une communauté politique capable d'agir.

Le Parti libéral du Québec va plus loin encore : il défend un fédéralisme intégral et s'oppose à toute forme de souveraineté populaire. Ses discours, fondés sur la peur, prétendent répondre aux enjeux immédiats — économie, coût de la vie, santé — tout en minimisant la question nationale. C'est une tactique éprouvée, utilisée lors des deux référendums.

En somme, le bloc fédéraliste ne promet qu'une gestion technocratique de la dépendance et un approfondissement de l'ordre néolibéral, tout en niant les effets de cette subordination sur le peuple québécois.

II. Le retour du Parti québécois : nationalisme conservateur et ambiguïtés stratégiques

La remontée spectaculaire du Parti québécois, après des années de déclin, s'explique par l'épuisement de la CAQ et la nostalgie d'un projet d'émancipation nationale. En promettant un référendum d'ici 2030, Paul St-Pierre Plamondon parvient à canaliser un désir réel de rupture. Il cherche à rassembler un large éventail de forces sociales et politiques autour de l'aspiration à un pays, sans définir le contenu économique ou social d'un Québec indépendant, anticipant des campagnes parallèles pour différents segments du mouvement souverainiste.

Le PQ ne remet pas en cause les fondements économiques et institutionnels du Québec néolibéral. Il évite toute confrontation avec les grandes puissances économiques et ne propose aucune stratégie de transformation sociale. Pire encore, il tend à redéfinir la souveraineté sur des bases identitaires : en associant crise de la langue, immigration et survie nationale, il glisse vers un discours conservateur aux accents xénophobes.

Sous couvert d'unité nationale, il appelle à « rassembler toutes les tendances » — de la gauche à la droite — autour d'un référendum abstrait, sans contenu social ni démocratique clair. Mais une indépendance qui ne remet pas en cause les rapports de pouvoir existants n'est pas une libération. Il suffit d'examiner ses positions sur les droits économiques et sociaux de la majorité populaire, ainsi que son silence sur les politiques trumpistes, pour constater que son refus de définir le contenu de l'indépendance relève de la manipulation la plus éhontée.

III. Le danger d'une convergence avec le PQ

Certaines voix, au sein du mouvement souverainiste, appellent à « renforcer le camp du Oui » en appuyant le PQ comme « moteur du processus indépendantiste ». Mais cette stratégie de convergence, déjà expérimentée et toujours décevante, conduit invariablement à l'effacement des forces de gauche dans un projet national centré sur l'État plutôt que sur le peuple.

Converger derrière le PQ, c'est se soumettre à une logique électoraliste qui subordonne la souveraineté populaire à la conquête du pouvoir parlementaire. C'est renoncer à l'indépendance comme processus de transformation sociale et démocratique. C'est, enfin, risquer de cautionner un nationalisme identitaire qui divise et affaiblit le camp populaire au lieu de le rassembler.

On ne peut parler d'alliance électorale sans examiner les orientations politiques réelles des partis indépendantistes. Or leurs visions de l'indépendance s'opposent profondément : d'un côté, une indépendance d'État, technocratique et conservatrice ; de l'autre, une indépendance populaire, écologique et féministe, fondée sur la participation de toutes et tous à la construction d'une société juste et égalitaire. À cet égard, les choix du PQ en matière d'environnement, de ressources naturelles, de droits sociaux et d'équité témoignent d'une orientation incompatible avec une véritable rupture avec le néolibéralisme.

La Charte des valeurs défendue par le PQ, puis reprise par le Bloc québécois, a contribué à légitimer les préjugés envers les personnes issues des minorités ethnoculturelles. [1]En opposant les travailleuses et travailleurs entre eux, elle a détourné le débat des véritables rapports de pouvoir et de domination. Cette logique identitaire, qui prétend défendre la laïcité tout en stigmatisant des communautés, contredit les principes de justice, de solidarité et d'égalité qui doivent fonder un projet indépendantiste émancipateur.

Lorsque Paul St-Pierre Plamondon associe la crise du logement à une « immigration incontrôlée » et prétend que des « seuils astronomiques » d'immigration nuisent à la natalité ou explique les difficultés d'accès aus soins de santé, il recycle les discours réactionnaires qui font des personnes migrantes les boucs émissaires des échecs du capitalisme québécois. [2]

Pour la gauche, le véritable défi n'est pas de se rallier au PQ, mais de construire une alternative indépendante, capable d'incarner l'indépendance comme un processus de libération collective.

La majorité indépendantiste dont nous avons besoin ne naîtra pas d'un pacte entre partis, mais d'une alliance vivante entre les classes populaires, les mouvements sociaux, les syndicats, les groupes écologistes, féministes, antiracistes et les nations autochtones. C'est dans cette alliance, enracinée dans les luttes concrètes et les solidarités de terrain, que pourra s'inventer une indépendance du peuple québécois — une indépendance qui rompe avec le capitalisme, le colonialisme et toutes les formes de domination.

IV. Faire l'indépendance, c'est remettre en question l'intégrité de l'État canadien

L'impérialisme canadien n'acceptera jamais la séparation du Québec sans y opposer une résistance farouche. Cette hostilité ne tient pas seulement à des figures politiques comme Jean Chrétien, Pierre Elliott Trudeau ou Mark Carney : elle découle directement des fondements mêmes de l'État canadien. C'est l'ensemble de ses institutions, de son intégrité territoriale et de son rôle dans le système impérialiste nord-américain qui seraient remis en cause par l'indépendance du Québec.

Cette rupture ne pourra advenir que sous la pression d'un vaste mouvement populaire, capable de se déployer à l'échelle de tout l'État canadien, particulièrement dans un contexte marqué par la montée de l'extrême droite au sud de notre frontière. Le mouvement ouvrier et populaire du reste du Canada n'a aucun intérêt objectif à défendre l'impérialisme canadien ni son État, qui mène aujourd'hui une offensive contre ses acquis sociaux et contre les droits des Premières Nations.

Il est donc impératif, pour le peuple québécois comme pour la classe ouvrière du reste du Canada, de construire des alliances durables et des solidarités actives avec les forces progressistes et les nations autochtones. C'est par cette unité des luttes que pourra émerger une alternative commune à l'ordre impérialiste et colonial : un projet de libération fondé sur la souveraineté des peuples, la justice sociale, la décolonisation et la transition écologique.

V. Pour une souveraineté populaire, démocratique et écologique

Québec solidaire a la responsabilité historique de redonner un sens émancipateur au mot « indépendance ». Celle-ci ne peut se limiter à la création d'un nouvel État : elle doit signifier la reconquête collective du pouvoir sur nos vies, nos ressources et nos institutions.

Cela implique une indépendance :
• fondée sur la nationalisation démocratique des secteurs stratégiques (énergie, mines, forêts, numérique) et sur la planification écologique de la production ;
• qui garantit le droit à la santé, à l'éducation, au logement et à la sécurité du revenu pour toutes et tous ;
• qui promeut un Québec féministe, reconnaissant le travail des femmes, luttant contre la violence patriarcale et inscrivant l'égalité réelle dans la Constitution ;
• construite dans le respect des nations autochtones, de leurs droits territoriaux et de leur autodétermination ;
• qui rompe avec l'extractivisme et réoriente l'économie vers une transition juste et la préservation du vivant.
Ce projet ne peut être imposé d'en haut. Il doit naître d'un processus démocratique large : une Assemblée constituante élue au suffrage universel, où le peuple déciderait lui-même de la forme et du contenu d'un Québec indépendant. C'est ainsi que l'indépendance deviendra le cadre d'un renouveau démocratique, et non la couverture d'une nouvelle domination.

VI. Construire la majorité pour un Québec indépendant, égalitaire, féministe et décolonial

La tâche de notre génération n'est pas de répéter les débats du passé, mais de construire la majorité politique et sociale qui rendra l'indépendance incontournable. Cette majorité ne se formera pas seulement dans les urnes, mais dans les luttes : contre la privatisation du système de santé, pour le logement social, pour la justice climatique, contre le racisme systémique et pour la souveraineté alimentaire et énergétique.
Chaque lutte qui remet en cause la logique du profit prépare les conditions d'un pays libre.

Notre camp du Oui doit être clairement défini :
Oui à la souveraineté populaire, non à la centralisation technocratique mise de l'avant par les fédéralistes.
Oui à l'égalité et à la solidarité et à un Québec inclusif, non au nationalisme conservateur et fermé.
Oui à la démocratie sociale, féministe, écologique et antiraciste, non à la continuité du Québec néolibéral.

Renforcer le camp du Oui, — mais à condition de redéfinir ce Oui sur nos bases, celles d'un projet d'émancipation et de transformation sociale. Autrement, nous risquons de devenir les compagnons critiques d'un référendum mené au nom du peuple, mais sans aucun élargissement de la démocratie citoyenne.

L'avenir du Québec ne se jouera pas derrière le PQ ni dans les couloirs de l'Assemblée nationale. Il se construira dans les quartiers, les milieux de travail, les universités et les régions, là où s'inventent déjà les solidarités concrètes. C'est de là que surgira la majorité indépendantiste capable d'imposer un Québec indépendant, libre, juste et solidaire.

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Occupations », douze jours de colère à Columbia

4 novembre, par Leyane Ajaka Dib Awada — , ,
En moins de deux semaines, les étudiant·es de l'université new-yorkaise ont amorcé un mouvement de mobilisation étudiante qui s'est propagé dans plus de 300 universités des (…)

En moins de deux semaines, les étudiant·es de l'université new-yorkaise ont amorcé un mouvement de mobilisation étudiante qui s'est propagé dans plus de 300 universités des États-Unis. Le film documentaire réalisé par Michael T. Workman et Kei Pritsker, actuellement en salle, retrace l'émergence et l'évolution de ces journées de mobilisation pour la Palestine qui ont polarisé la première puissance mondiale.

24 octobre 2025 | tiré d'Orient XXI | Photo : Un grand rassemblement de manifestants avec des drapeaux, dans un parc.
Image tirée du documentaire Occupations de Michael T. Workman et Kei Pritsker.
Watermelon pictures
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/etats-unis-gaza-occupations-douze-jours-de-colere-a-columbia,8611

Le 17 avril 2024, six mois après le début du génocide commis par Israël à Gaza, les étudiant·es de l'université de Columbia, dans la ville de New York aux États-Unis, mettent en place un campement dans l'enceinte de l'établissement. Leurs revendications sont très simples, et se résument en un slogan de deux mots : « Divulge, divest » (Révéler, désinvestir). Iels demandent à leur université de rendre publics ses investissements, et de cesser de financer des entreprises tirant profit du génocide à Gaza, comme le géant de l'armement Lockheed Martin, dont l'un des ancien·nes dirigeant·es, Jeh Johnson, siège au conseil d'administration de Columbia1.

Comme toute l'Ivy League, ce groupe rassemblant les universités les plus prestigieuses des États-Unis, Columbia est un établissement privé qui tire de très importants profits de son activité, notamment des frais de scolarité faramineux exigés des étudiant·es. En 2025, ces seuls frais peuvent s'élever pour un·e étudiant·e en licence à plus de 70 000 dollars (plus de 60 000 euros). L'université estime sur son site internet qu'il faut aux étudiant·es non boursier·es — au moins la moitié de celles et ceux en licence — un budget de plus de 93 000 dollars (plus de 80 000 euros) pour couvrir leur inscription, leurs fournitures scolaires, ainsi que leur logement et leur couvert. Ainsi s'explique l'impressionnant montant des investissements de Columbia qui s'élève en 2025 à 14 milliards de dollars (12 milliards d'euros). Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux sont indirects, c'est-à-dire qu'ils se font à travers des sociétés dépendantes de l'université new-yorkaise.

Peu réceptive aux demandes étudiantes et relayant la rhétorique qui assimile toute critique d'Israël à de l'antisémitisme, l'université de Columbia propose aux étudiant·es de rendre publics seulement ses investissements directs, et de formuler une recommandation contre les investissements dans des entreprises associées à la violation des droits humains. Ces mesures, au mieux symboliques, sont reçues par les représentant·es du mouvement comme la preuve de la déconnexion totale de leur établissement envers la réalité. L'université refuse de poursuivre les négociations, et appelle la police new-yorkaise pour briser brutalement l'occupation du campus au bout de son 12e jour.

Entre solidarité et répression

Si la négociation avec leur établissement est un échec, le documentaire Occupations montre la portée exceptionnelle de la mobilisation des étudiant·es de l'université de Columbia. Dans un pays où l'éducation est majoritairement privatisée, l'occupation d'un établissement, situé au cœur de la capitale économique et financière du pays et représentant l'élite, détonne et effraie visiblement aussi bien l'administration de l'université que la majorité législative conservatrice.

  • Occupations Bande-annonce officielle - YouTube

Les médias et les nombreux·euses opposant·es de ce mouvement se scandalisent des slogans et des drapeaux palestiniens. Les accusations d'antisémitisme envers le mouvement étudiant de Columbia sont portées jusqu'au Congrès, sans qu'aucune preuve ne soit avancée. En revanche, au sein de la mobilisation, les étudiant·es juif·ves antisionistes rappellent que la libération de la Palestine va de pair avec la lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination. La mobilisation et la forte répression dont elle fait l'objet renvoient à celle de 1968 contre la guerre du Vietnam, et celle de 1985 contre l'apartheid en Afrique du Sud. Là aussi ces mobilisations de l'élite au sein des écoles de l'Ivy League avaient capté l'attention de tout le pays, et secoué l'opinion publique étasunienne. Le soulèvement de Columbia en 2024, dépeint dans les médias comme violent et indiscipliné, apparaît à l'écran comme une occupation soigneuse et fraternelle du campus. La violence se situe alors plutôt du côté de groupes arborant des drapeaux israéliens, qui brandissent des matraques et agressent physiquement les étudiant·es.

Si le mouvement a des détracteur·ices mis·es en avant sur des chaînes de télévision étasuniennes très influentes comme CNN ou Fox News, Occupations nous montre aussi la solidarité qui se constitue d'abord autour de l'occupation du campus de Columbia, puis autour de celles de centaines d'universités à travers le pays. L'une des scènes du documentaire montre un étudiant brandissant son téléphone pour montrer aux étudiant·es de Yale, à l'autre bout de son appel vidéo, la mobilisation sur le campus. Les étudiant·es constituent progressivement une véritable communauté politique à travers le pays. Les habitant·es et les collectifs locaux leur apportent aussi leur soutien, envoyant des messages de solidarité et acheminant des vivres vers les campus fermés au public.

À Columbia et ailleurs, cette solidarité exprimée par les communautés locales est à la hauteur de la répression policière qui cible les étudiant·es, le plus souvent à l'initiative des administrations des universités. Minouche Shafik, présidente de l'université de Columbia en 2024, est devenue le visage d'une élite étasunienne hypocrite aux méthodes brutales, qui ne se rend jamais auprès des étudiant·es pour écouter leurs demandes, refuse de mentionner le sort des Palestinien·nes massacré·es par Israël, et autorise la police à pénétrer sur le campus pour en déloger les occupant·es avec brutalité.

Plusieurs étudiant·es ont subi de lourdes représailles pour leur engagement. Une trentaine d'étudiant·es se sont vu refuser leur diplôme ou ont vu celui-ci retiré. D'autres ont subi des intimidations légales, comme Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et porte-parole de la mobilisation. Il a été détenu et menacé de déportation pendant plus de trois mois, jusqu'à sa libération en mars 2025 quand sa détention, provoquée par son engagement politique, a été jugée anticonstitutionnelle.

Une production engagée

Dans la nuit du 29 au 30 avril 2024, la police s'introduit violemment, à grand renfort d'équipements blindés, dans le hall Hamilton de l'université alors occupé par les étudiant·es à la suite d'un ultimatum lancé par l'administration qui exige le démantèlement du campement. Plus d'une centaine d'entre elleux sont arrêté·es. Le bâtiment avait été rebaptisé « Hind's Hall » par les manifestant·es en hommage à Hind Rajab, cette enfant de 6 ans ayant survécu dans une voiture à l'assassinat de toute sa famille qui fuyait les massacres à Gaza, pour que l'armée israélienne tue les secouristes venu·es la sauver, et finisse par la tuer elle aussi.

Les images de l'occupation du hall de Hind font le tour du monde. Cet événement inspire même une chanson éponyme du rappeur étasunien Macklemore, qui, à travers ce titre, rend hommage aux occupant·es du campus de Columbia et exprime son soutien aux Palestinien·nes victimes du génocide israélien.

MACKLEMORE - HIND'S HALL (AUDIO ONLY) - YouTube

L'artiste poursuit aujourd'hui son engagement en étant l'un des producteur·ices exécutif·ves du documentaire Occupations. Il figure après celui de la société de production Watermelon Pictures, dont le nom et le logo reprennent le symbole de la pastèque, utilisé pour évoquer la Palestine tout en contournant la censure sur les réseaux sociaux.

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Soutien à l’Ukraine résistante N°43 – 17 octobre 2025

4 novembre, par Gin Vola — , ,
Tandis que la situation économique de la Fédération de Russie semble se détériorer et que ses habitant.es font face à des pénuries d'essence à la suite des frappes ukrainiennes (…)

Tandis que la situation économique de la Fédération de Russie semble se détériorer et que ses habitant.es font face à des pénuries d'essence à la suite des frappes ukrainiennes sur les raffineries, l'armée russe poursuit sans répit ses attaques criminelles contre les populations et les villes d'Ukraine.

17 octobre 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/20/ne-pas-rater-le-rendez-vous-de-lhistoire/#more-99053

Depuis l'été 2025, les attaques contre les villes minières et les infrastructures ukrainiennes se sont intensifiées : en septembre, les frappes contre les infrastructures ferroviaires ont été multipliées par deux, avec des conséquences sur l'économie ukrainienne, sur les moyens d'acheminement du matériel militaire, ainsi que sur les populations civiles. Les attaques délibérées contre les journalistes, contre les hôpitaux, contre les employé·es des missions humanitaires (début septembre, deux techniciens d'une mission humanitaire de déminage ont été tués), ne sont que des exemples de la dégradation des conditions de vie et de travail des habitant·es des territoires ukrainiens face à la terreur poutinienne.

Pourtant, et quoi qu'en disent certains dirigeants d'organisations de la gauche française et européenne, partout en Ukraine, les luttes continuent : les étudiant·es, les soignantes, les enseignant·es se battent contre la privatisation de l'enseignement et de la santé, pour améliorer leurs conditions de travail et d'études, pour leurs salaires, pour gagner des droits démocratiques et sociaux.

Les organisations syndicales poursuivent leur soutien actif aux travailleurs engagés sur le front. Les habitant·es des villes et villages ukrainiens s'organisent et se mobilisent pour protéger l'environnement face aux entreprises polluantes. Les soldat·es dénoncent les maltraitances dans l'armée et les fautes dans la direction des opérations militaires.

Les populations d'Ukraine vivent et résistent.
Et elles ont besoin de tout notre soutien

Et ce, d'autant plus que les régimes autoritaires se durcissent et que l'extrême droite avance en Europe et au-delà. C'est le cas aux États-Unis, mais aussi en Géorgie, comme l'a montré la répression violente des manifestations massives contre le gouvernement lors des élections municipales, boycottées par l'opposition et ayant eu lieu en l'absence d'observateurs internationaux comme locaux.

La victoire aux élections législatives en République tchèque du parti ANO du milliardaire Andrej Babiš, membre du groupe Patriotes pour l'Europe au Parlement européen, vient renforcer l'axe de l'extrême droite européenne et la propagande anti-immigration, dont les populations déplacées d'Ukraine sont parmi les premières victimes.

La responsabilité politique d'une partie bien trop conséquente de gauche politique d'Europe occidentale et méditerranéenne, trop souvent silencieuse ou à peine capable d'en appeler à des solutions diplomatiques qui pourtant nient l'évidence de la politique impériale russe, est immense.

L'incapacité à prendre une position nette de soutien à la résistance ukrainienne, en première ligne contre un pouvoir néofasciste agressif et autoritaire, creuse une fracture dans la gauche européenne et risque de nous enfoncer dans une dynamique dangereuse d'isolement et de sectarisation, qui ne peut que provoquer un affaiblissement ultérieur face à la montée globale de l'extrême droite.

Il est de plus en plus urgent de reconnaître le caractère néofasciste du régime poutinien, le caractère impérialiste des guerres qu'il mène, le caractère colonial de l'occupation du territoire ukrainien et de l'ingérence politique et militaire dans les pays de l'ex-URSS que le pouvoir russe considère comme ses propriétés.

C'est urgent parce qu'il faut le combattre en tant que tel et qu'il faut donc comprendre que la guerre que mènent les Ukrainien·nes est une guerre de résistance populaire antifasciste, même lorsqu'elle ne semble pas porter le drapeau de l'antifascisme tel que l'Europe l'a connu par le passé.

Pour que la gauche européenne ne rate pas, encore une fois, le rendez-vous avec l'Histoire : solidarité avec la résistance ukrainienne !

Gin Vola
Militante anticapitaliste, Gin Vola est membre du Comité français du RESU.

Télécharger le n°43 de 112 pages : Soutien à l'Ukraine résistante, n°43
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-43.pdf

Malaise en démocratie

4 novembre, par Aurélie Leroy —
Contribution d'Aurélie Leroy (CETRI) pour la publication « Démocraties en voie de disparition » (septembre 2025, Les Cahiers de l'éducation permanente, Agir par la culture). (…)

Contribution d'Aurélie Leroy (CETRI) pour la publication « Démocraties en voie de disparition » (septembre 2025, Les Cahiers de l'éducation permanente, Agir par la culture).

Comment ne pas être saisi·e de vertige face à la pléthore des défis planétaires ? Dérèglement climatique, accroissement des inégalités, risques pandémiques, guerres et militarisation, fuite en avant technologique… Autant de facteurs de tension qui nourrissent les crises et bouleversent les équilibres mondiaux.

Les désordres causés par la mondialisation néolibérale, s'ils témoignent des excès d'un productivisme prédateur et d'un consumérisme effréné, révèlent aussi l'incapacité ou la frilosité des partis politiques traditionnels à s'attaquer aux racines des grands enjeux contemporains. Faute de solutions ambitieuses et concrètes, ceux-ci se retranchent derrière des réponses de surface et des palliatifs à court terme, creusant le lit de la défiance démocratique et de la montée des extrêmes.

En ce début du 21e siècle, l'élan démocratique né de la chute du mur de Berlin se tarit. Sur la scène internationale, en Europe et ailleurs, les démocraties sont mises sous pression et de nouvelles formes d'autoritarisme gagnent du terrain. Des leaders populistes, nationalistes et autoritaires s'érigent en représentant·es autoproclamé·es du peuple. Leur succès repose sur plusieurs leviers essentiels : d'abord, une rhétorique clivante, anti-élite et identitaire, qui marginalise les oppositions et détourne des vrais enjeux ; ensuite, la sacralisation d'un·e chef fort·e et charismatique, garant·e d'un ordre moral et de « valeurs fondamentales » ; enfin, un profond ressentiment populaire nourri par les impasses des crises à répétition, les promesses déçues des démocraties libérales, et le discrédit d'une gauche politique vue comme impuissante, voire complice.

Il y a dix ans encore, la démocratie semblait incarner un horizon incontournable malgré les ratés et les déroutes. Un certain sens de l'Histoire. Aujourd'hui, cet idéal vacille. Selon The Economist Intelligence Unit, seule une poignée de la population mondiale vit encore en démocratie (5,17% pour 2024). Aucun continent n'est épargné. Face à cela, des régimes autoritaires se posent désormais en « alternatives », vantant leur efficacité et leur stabilité, et dénonçant les contradictions, l'hypocrisie et le double discours des libéralismes occidentaux.

La démocratie est fragilisée de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. L'idéal reste invoqué, mais il ne mobilise plus. Tout le monde semble y aspirer, mais personne n'y croit plus. Fatigue, désenchantement et désillusion distendent le lien entre les citoyen·nes et les institutions. Le modèle démocratique, vidé de sa force mobilisatrice, ne fait plus rêver, ou si peu. Deux critiques principales lui sont adressées : sa perte de légitimité et son manque d'efficacité.

« La démocratie est en crise »

Derrière cette formule désormais convenue, notons que c'est avant tout sa dimension représentative qui accuse le coup plus que le principe démocratique lui-même. Dominant dans les systèmes politiques européens, le modèle représentatif s'est imposé aux lendemains des révolutions anglaise (1688), américaine (1776) et française (1789). Il reposait non sur la participation directe des citoyen·nes, mais sur la délégation du pouvoir à des représentant·es élu·es. Dès l'origine, ce mode de fonctionnement s'est écarté de l'idéal démocratique grec où le pouvoir était décrit comme exercé directement par le peuple et pour le peuple.

En ce début de 21e siècle, le fossé entre les populations et leurs représentant·es s'est creusé, attisant un sentiment de défiance et de frustration. Ce malaise s'explique d'abord par des causes structurelles inhérentes aux mécanismes mêmes de la représentation. En déléguant leur pouvoir, les citoyen·nes se sont écarté·es des lieux de décision et ont été réduit·es à un rôle minimal : celui de choisir, à intervalles réguliers, des représentant·es sans garantie qu'ils ou elles traduisent leurs engagements électoraux en actes sans avoir aucun moyen réel de les y contraindre. Dans ce cadre, la souveraineté populaire ne s'exprime ni directement ni de façon unifiée ; elle se fragmente et se dilue dans des compromis politiques visant à concilier des intérêts concurrents.

À cette distance institutionnelle s'ajoutent d'autres facteurs aggravants. L'exacerbation des logiques individualistes et la montée de radicalités idéologiques ont renforcé des attentes de reconnaissance immédiate et exclusive, rendant plus difficile la construction de compromis communs. Plus encore, le désenchantement démocratique s'est intensifié à mesure que les inégalités se sont creusées. L'offensive néolibérale, la concentration du pouvoir et des richesses, la persistance de larges poches de pauvreté ont entamé la croyance dans la capacité redistributive de l'État-providence et dans les promesses émancipatrices de la démocratie représentative. L'absence de perspectives concrètes en matière de justice sociale, d'égalité et de rééquilibrage des ressources a érodé sa légitimité historique et détourné d'elle une part croissante des classes populaires et moyennes.

Efficacité versus démocratie ?

À mesure que les crises s'enchaînent et s'entrelacent, la tentation de gouverner vite et fort s'immisce dans le débat public. Elle est portée par une opinion publique désabusée, traversée par des affects négatifs (inquiétudes, peur, angoisse, colère), convaincue qu'« en démocratie, rien n'avance ». L'efficacité, qui renvoie à l'action immédiate, à la réalisation d'objectifs clairs et à la centralisation des pouvoirs est de plus en plus perçue comme l'antithèse d'un système démocratique qui repose sur une temporalité plus lente fondée sur le dialogue, la confrontation d'idées et la délibération collective. L'une exclurait l'autre, comme si efficacité et démocratie étaient intrinsèquement incompatibles.

Dans un contexte saturé par l'urgence et les périls existentiels (allant jusqu'à l'habitabilité de la planète), la pression à « choisir son camp » se fait forte. À maux exceptionnels, remèdes exceptionnels : place à la thérapie de choc. En Belgique, selon la dernière enquête de 2025 de la Fondation Ceci n'est pas une crise, sept Belges sur dix sont demandeur·euses d'un·e leader politique fort·e, sans contre-pouvoirs afin de répondre à l'impression de perte de contrôle et à l'abandon ressenti face aux désordres du monde.

Devant à un tel constat, il serait vain de nier que la démocratie traverse une crise de légitimité et d'efficacité. Si celle-ci a permis des avancées majeures en matière de justice sociale, de reconnaissance ou de gouvernance, elle peine toutefois aujourd'hui à répondre à des défis globaux et complexes qui ont en commun d'être intimement liés à l'expansion du capitalisme mondialisé. Prenons trois exemples pour s'en rendre compte.

Les inégalités

Durant les trente années qui ont séparé la chute du mur de Berlin et la crise du covid-19, les inégalités entre pays ont globalement reculé grâce à l'essor des géants asiatiques. En revanche, les écarts se sont creusés au sein des nations. Comme l'a montré l'économiste Branko Milanović [1], ce sont surtout les très riches et les classes moyennes des économies émergentes d'Asie qui ont tiré profit de l'accroissement mondial des richesses. À l'inverse, une part importante des classes moyennes occidentales a vu ses revenus stagner ou reculer, distancées par les élites économiques de leur propre pays. Quant aux segments de la population les plus pauvres des pays riches, autrefois relativement bien placés dans la hiérarchie mondiale des revenus, ils ont vu leur position dégringoler. Un déclassement qui a engendré un profond malaise démocratique, cristallisé par une question amère : à quoi bon la démocratie si elle laisse prospérer de telles inégalités ?

Le dérèglement climatique

Deuxième exemple, celui du dérèglement climatique. Face à des effets de plus en plus dévastateurs, est-ce que la démocratie est à la hauteur des enjeux écologiques ? Ses processus délibératifs longs, ses cycles électoraux courts et son ancrage dans le cadre de la gouvernance des États-nations ont pu apparaître comme des freins à une action radicale et ambitieuse. Dans ce contexte, la tentation d'une écologie étatique, verticaliste et centralisée, portée par un exécutif durci susceptible d'imposer des décisions impopulaires au nom de l'intérêt général a été évoquée [2] au cours des dernières décennies, même si cette perspective est restée jusqu'ici assez minoritaire parmi les partis et mouvements écologistes inscrits dans une culture démocratique.

En revanche, le spectre de la « dictature verte » a été, ces dernières années, abondamment agité par des populistes de droite et d'extrême-droite qui assimilent toute norme environnementale ou intervention publique à une forme d'« écologie punitive ». Derrière ce slogan aux contours flous se dessine une rhétorique d'une redoutable efficacité. La contrainte est ici présentée comme une forme de punition et suggère un rapport de force injuste : celui du fort imposant sa volonté au faible. L'action écologique n'est alors plus perçue comme un projet collectif débattu dans l'espace démocratique, mais comme une injonction verticale moralisatrice, voire liberticide.

Ce cadrage stratégique opère tel un puissant repoussoir. Il évacue le débat démocratique sur la juste répartition des devoirs et des responsabilités envers les populations les plus vulnérables. Les tenant·es de ce narratif réactionnaire se forgent de surcroît une image de héraut du « peuple » contre des élites vues comme déconnectées des réalités ordinaires. En véritables entrepreneur·euses de ressentiments, ces leaders populistes ont ainsi réussi à imposer un agenda, ouvertement ou tacitement, anti-écologique. La remise en cause de la transition est devenue un levier majeur de leur stratégie politique.

À cette dynamique s'ajoute une autre forme de contournement du débat démocratique : la foi croissante dans des solutions techno-entrepreneuriales promues dans de nombreux cercles institutionnels – ceux des États jusqu'aux organisations internationales. Selon cette logique, l'innovation technologique et l'amélioration des modèles de production permettraient de résoudre les crises sociales aussi bien qu'écologiques. Le dérèglement climatique serait ainsi réduit à un simple défi d'ingénierie appelant des solutions techniques souvent centralisées, descendantes et peu débattues dans l'espace public.

L'attrait de cette approche, appelée aussi écomoderniste, repose largement sur le mythe du découplage qu'elle véhicule, à savoir l'idée qu'il serait possible de dissocier croissance économique et impacts environnementaux. Une promesse aussi séduisante qu'illusoire qui fait abstraction des contradictions du modèle productiviste néolibéral et qui permet de prolonger le statu quo sous des apparences de modernité responsable. Mais ce récit techno-optimiste constitue une fausse solution : il dépolitise les enjeux, court-circuite la délibération citoyenne, marginalise la recherche de vraies alternatives et repousse indéfiniment la transformation indispensable de nos modes de vie.

La question migratoire

Troisième exemple enfin, et non des moindres : la question des migrations. Ce phénomène complexe et multiforme résulte, on le sait, d'un large éventail de facteurs. Aux décisions individuelles « micros » s'entremêlent des dynamiques sociohistoriques d'ampleur « macro », liées à l'expansion du capitalisme contemporain, aux transformations de l'organisation et de la localisation de la production ainsi qu'au fonctionnement du marché du travail à l'échelle globale. L'un des grands paradoxes de la phase récente de la mondialisation est d'avoir consacré la libre circulation des capitaux, des biens et services, alors qu'elle restreignait celle des personnes.

Au niveau européen, les politiques ont, depuis plus de trente ans, été marquées par une vision toujours plus stigmatisante des migrations. Le récit politique s'est noirci et le vocabulaire utilisé pour qualifier ces dynamiques s'est chargé de connotations négatives. Les États membres et l'Union européenne ont ainsi justifié et légitimé la fermeture progressive des frontières, en invoquant des arguments relevant des champs démocratiques et juridiques : défense de la souveraineté nationale (contrôle de l'accès au territoire, à la citoyenneté, etc.), sécurité et ordre public ou encore préservation des valeurs européennes.

La fabrication du droit des États et du droit migratoire obéit à une logique qui a ceci d'absurde qu'elle est en grande partie influencée par les conjonctures politiques et par la manière dont les autorités perçoivent l'opinion publique. Ce processus s'est développé sans s'appuyer sur une analyse rigoureuse des données factuelles sur les flux migratoires. Il en résulte un décalage, aussi flagrant qu'irrationnel, entre les réalités objectives (sur les volumes, les profils, les circuits, etc.) et les discours politiques souvent imprégnés d'idées reçues, de simplifications idéologiques et d'affects. Cette situation souligne une réalité essentielle : ce que l'on désigne comme une crise migratoire est avant tout une crise politique qui met à l'épreuve les institutions et les principes sur lesquels reposent les régimes démocratiques.

Les États disposent certes du droit de réguler l'accès à leur territoire et de définir des critères d'appartenance, mais cet exercice ne peut se réduire à une défense étriquée d'une identité nationale perçue comme menacée. Il ne saurait non plus empiéter sur le respect des droits fondamentaux qui sont par définition universels. Ce dilemme entre souveraineté nationale et exigences démocratiques est au cœur des politiques migratoires contemporaines et fait l'objet d'une large instrumentalisation, en particulier de la part des droites populistes.

Plusieurs questions émergent au croisement des enjeux migratoires et démocratiques. La première est celle du sens : que visent réellement ces politiques, sinon à satisfaire des imaginaires de contrôle déconnectés du réel ? La deuxième est celle de l'efficacité (ou de l'absurdité…) : comment prétendre stopper un phénomène aussi ancien, vital et universel que la migration ? François Héran, sociologue, démographe et spécialiste de l'immigration, le rappelle inlassablement : être « pour ou contre » les migrations n'a aucun sens. Elles font partie de notre histoire et de nos sociétés. Enfin, le socle idéologique sur lequel repose les politiques européennes soulève une dernière question, plus fondamentale : que reste-t-il de la démocratie lorsque l'asile se durcit à ce point et que les frontières se referment toujours plus ?

Inverser la tendance

Concernant ces trois grands enjeux contemporains, un constat s'impose : nous sommes à la croisée des chemins. Deux voies se dessinent. La première, déjà largement empruntée, est celle du repli – politique, intellectuel, social, culturel, religieux – qui menace de désagréger plus encore le tissu démocratique. L'autre, plus ouverte mais exigeante, appelle à le réinventer, à l'élargir, à le renforcer dans sa capacité à affronter lucidement les enjeux globaux. Les démocraties d'Europe n'ont pas été conçues pour faire face aux grands défis de notre temps. Elles sont par nature inachevées. Il ne s'agit donc pas de les jeter, mais de les transformer. Cela implique de les adapter, de les « mettre à jour » ; de penser à de nouvelles formes de gouvernance démocratique et de renouer du dialogue dans un espace public de plus en plus clivé à l'image du modèle états-unien.

Dans un contexte instable, marqué par les bouleversements écologiques, géopolitiques ou technologiques, affirmer que « la démocratie est en crise » résonne avec une acuité nouvelle. Pourtant, ce constat n'est pas neuf. Il refait surface à intervalles réguliers depuis des décennies. Ce retour cyclique de la crise invite à s'interroger : la crise serait-elle une composante inhérente au fonctionnement démocratique ? Si l'on revient à l'étymologie du mot « crise » (du grec krisis qui signifie choix, décision, jugement), on comprend alors que la démocratie repose précisément « dans la mise en scène quotidienne du choix adéquat et dans l'exposition publique de la prise de décision légitime » [3]. En ce sens, la démocratie apparaît non pas comme un régime politique dépassé par la crise, mais comme celui qui est le plus à même de la stabiliser.

Le malaise démocratique et l'offensive réactionnaire qui traversent tous les continents s'enracinent dans les désordres produits par la mondialisation néolibérale. Mais ils ont aussi prospéré sur le vide laissé par les forces démocratiques, incapables de proposer un projet fort, porteur d'un horizon désirable. Trop souvent, les gauches ont perdu la boussole, leur souffle et leur capacité à susciter l'adhésion. Comme le disait le philosophe des sciences Bruno Latour, non sans ironie à propos de l'écologie politique, celle-ci a réussi le double exploit de « paniquer les gens et de les faire bailler d'ennui ».

Dans ce contexte, les mouvements et les partis progressistes ne peuvent se contenter d'attendre que l'orage passe. Ils doivent reprendre la main, repolitiser les enjeux, reconquérir le terrain des luttes sociales et celui, tout aussi décisif, des idées. Pour inverser la tendance, un premier levier, identifié par le journaliste politique François Brabant [4], consiste à réhabiliter l'idée d'alternatives. Trop souvent moquées ou ringardisées, elles sont pourtant indispensables. Les bouleversements actuels de nos sociétés ne sont pas inéluctables. Il peut en être autrement. Mais encore faut-il reprendre prise sur le réel, retrouver des points d'appui pour comprendre, débattre et agir sans tomber dans la sidération ou l'évidence imposée.

Cela suppose aussi de ralentir, comme le suggère la philosophe Isabelle Stengers [5]. Les sociétés changent vite, très vite. Vouloir suivre à tout prix ce rythme effréné, c'est risquer d'abandonner une partie de la population sur le bord du chemin et de sacrifier le débat démocratique sur l'autel d'une pseudo efficacité. Ralentir, ce n'est ni capituler ni renoncer. C'est au contraire résister à l'urgence décrétée, c'est créer les conditions d'une action collective et faire émerger les problèmes dans toute leur complexité, au lieu de les escamoter sous des réponses toutes faites dictées par la précipitation, la peur ou l'obsession technologique.

La démocratie vacille quand elle cesse de prendre soin de ce qui la rend vivante. Elle menace son propre avenir. Reste dès lors à poser la question du lien social autrement, à en défendre l'idée et à en reconstruire les conditions en y intégrant notre relation au vivant et au monde que nous habitons.

Aurélie Leroy
https://www.cetri.be/Malaise-en-democratie

Notes

[1] Christoph Lakner et Branko Milanovic, « Global Income Distribution : From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession », World Bank Working Paper, n°6719, décembre 2013 ; Branko Milanovic, What comes after Globalization ? ; Jacobin,
https://www.cetri.be/What-Comes-After-Globalization, 24 mars 2025.
[2] Cette approche est devenue audible après la conférence de Stockholm de l'ONU et les conclusions du rapport Meadows, également connu sous le titre « Les limites à la croissance », publié par le club de Rome (1972). Ce dernier alerte sur les dangers d'une croissance économique et démographique illimitée dans un monde fini.
[3] Pieret J., Bourgaux A-E., de Coorebyter V. (2022), « Notre démocratie est-elle en crise ? », e-legal, Vol.6.
[4] « A quoi sert la démocratie si les inégalités continuent à croître de cette façon ? », Déclic – Le tournant, RTBF, 10 décembre 2023.
[5] Stengers I. et Drumm T. (2017), Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, La découverte Poche.ab

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Révolutions ukrainiennes, commentaires et réflexions à partir du livre de Z.M. Kowalewski

4 novembre, par Vincent Presumey — , , ,
Le livre de Zbigniew Marcin Kowalewski, Révolutions ukrainiennes. 1917-1919 & 2014, paru en français en septembre 2025 aux éditions Syllepse/La Brèche (traduction de Stefan (…)

Le livre de Zbigniew Marcin Kowalewski, Révolutions ukrainiennes. 1917-1919 & 2014, paru en français en septembre 2025 aux éditions Syllepse/La Brèche (traduction de Stefan Bekier et Jan Malewski), est non seulement indispensable à quiconque veut traiter avec sérieux la question ukrainienne, mais il est une porte d'entrée judicieuse pour la réinterprétation de l'histoire globale du XX° siècle, laquelle reste le cauchemar, la chappe, pesant sur la conscience du XXI° siècle, ce dont l'Ukraine est précisément le test. Cet article est à la fois un compte-rendu de cet ouvrage et un peu plus, car il recoupe largement mes propres réflexions et évolutions depuis des années.

29 octobre 2025 | tiré d'Arguments pour la lutte sociale
https://aplutsoc.org/2025/10/29/revolutions-ukrainiennes-commentaires-et-reflexions-a-partir-du-livre-de-z-m-kowalewski-par-v-presumey/

L'auteur : questions nationales de Varsovie à la Havane.

Les nations opprimées existent, et il existe un impérialisme russe : ces deux constats pourraient être des truismes acquis pour tout un chacun, mais ce n'est absolument pas le cas, surtout dans la gauche, qui a là, dans cette ignorance, ou ce déni, l'expression vive de ses talons d'Achille historiques. La passionnante postface autobiographique de Z. Kowalewski, Un long cheminement avec l'impérialisme russe dans le sac à dos, peut aussi bien jouer le rôle d'introduction. Elle permet de comprendre, selon une vieille expression, « d'où parle » l'auteur. Car cette postface a été écrite en castillan, pour une revue argentine.

Né en 1943 à Lodz, où il a grandi, nous comprenons par ses dires qu'il fut marqué par un héritage – celui de son père, démocrate anticommuniste, qui lui annonce Dien Bien Phu avec passion, celui de son directeur de lycée, ancien du PPS intégré dans le parti-Etat au pouvoir, qui vient en octobre 1956 appeler les élèves réunis en assemblée générale à se battre s'il le faut sur les barricades contre les troupes « soviétiques », c'est-à-dire impérialistes russes, ou celle de cet ami de la famille, ancien responsable du PPS à Cracovie après la guerre, où il fut un agent du PC, mais qui avait dénoncé la brutalité de la collectivisation et, craignant une perquisition, avait caché sa collection du Saturday Evening Post dans laquelle le jeune Kowalewski découvre les articles du laudateur de Mao, Edgard Snow, sur les révolutions chinoise et yougoslave appelées à ébranler la « dictature russe sur le socialisme et le communisme ».

Cette sensibilité à la question nationale – la sienne, celle de la Pologne, mais aussi celles des autres nations opprimées et des révolutions heurtées ou cadenassées par l'impérialisme russe – provient donc chez Z. Kowalewski de la conscience nationale d'un jeune polonais et puise ses racines dans les traditions du PPS, le parti socialiste polonais, détruit par le stalinisme russificateur, mais toujours présentes.

C'est ce jeune homme qui arrive à Cuba début 1968, où il passera ensuite quatre ans comme « spécialiste étranger », dans le cadre d'un parcours universitaire orienté sur l'Amérique latine, et nouera de nombreux contacts dans ce continent, adhérant même au PRT argentin (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, guérillériste). A mots sans doute couverts, mais assez consciemment et rencontrant de nombreux cadres et militants partageant ses sentiments, nous avons alors un « communiste national » aspirant à des révolutions socialistes qui cassent le cadre dominant du partage du monde entre impérialismes. Mais le régime cubain accepte finalement ce cadre, même si la manière dont Castro « soutient » l'évènement clef que fut l'intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le Printemps de Prague en août 1968, fut mal vue à Moscou. Cette histoire personnelle fait de Zbigniew Kowalewski un personnage exceptionnel, car, avant 1981, il n'a jamais vécu dans un pays « capitaliste » et cherche à agir dans les marges du « monde socialiste », constatant qu'un tabou règne (auquel Castro, et Che Guevara aussi, ont apporté leur caution décisive) pour ne pas parler d'impérialisme s'agissant de l'URSS – une exception était son ami le mexicain Jorge Alberto Sanchez Hirales, décédé prématurément.

Cette connexion intellectuelle et politique entre ce qu'il est convenu d'appeler l' « Europe de l'Est », et l'Amérique dite latine, dans un parcours politique qui ne peut pas ouvertement dénoncer l'impérialisme russe mais qui cherche en fait soit à l'affronter, soit à s'en dégager par l'ouverture de révolutions socialistes émancipant des nations qui tiendront à rester libres, fait toute l'importance de Z. Kowalewski par rapport aux idées reçues et aux représentations militantes dominantes qui coupent le monde en tranches et ne veulent connaître qu'un seul impérialisme, le yankee.

En 1980-1981 Z. Kowalewski est l'un des dirigeants du syndicat-mouvement de masse Solidarnosc à Lodz. Il n'en parle que peu dans cette postface, un livre important, Rendez-nous nos usines, déjà ancien (la Brèche, 1985), ayant rendu compte de cette expérience, mais il précise que ce fut là, et seulement là, dans les assemblées du syndicat, enfin, qu'il a connu la démocratie – et donc la possibilité de parler librement de la menace impérialiste russe qui était, bien entendu, le souci premier de toutes et de tous cette année-là.

Le coup d'Etat militaire du 13 décembre 1981 le surprend en France où il avait été invité à titre syndical. C'est là qu'il rejoint le principal courant trotskyste, la IV° Internationale dite « SU » (Secrétariat Unifié) et sa section française, la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), manifestement pour deux raisons clefs outre les analyses et la théorie : le soutien conséquent aux travailleurs polonais apporté par ce courant, et la liberté démocratique de discussion en son sein.

Pourtant, sa conviction ancienne et profonde sur l'exploitation des travailleurs dans le bloc soviétique, l'existence d'un impérialisme russe, et le caractère de « prison des peuples » de l'URSS, sont autant de traits qui l'isolent relativement dans ce courant, où bien des préjugés ne commenceront, à ses dires, à sauter qu'après février 2022 (et encore …).

La lenteur des consciences est un énorme problème qu'un tel militant qui était, en quelque sorte, un court-circuit vivant, ayant relié dans son histoire personnelle Lodz en 1956 et la Havane en 1968, ne pouvait que rencontrer, tel un mur.

Ces circonstances, et le goût des études historiques, expliquent la place croissante que tient l'Ukraine dans ses travaux personnels à partir des années 1980, avec comme butte témoin le très important article, en français, paru dans la revue géographique Hérodote, en 1989 :L'Ukraine : réveil d'un peuple, reprise d'une mémoire. Là, nous avons quitté la postface pour l'introduction, et je suis en outre entré dans mes propres souvenirs, cet article ayant été pour moi-même fort important ; je l'ai découvert à sa parution et je rompais cette année-là avec le courant dit « lambertiste » en raison de son opposition de fait aux révolutions démocratiques et nationales en Europe centrale et orientale – ma chute du mur à moi – et je devais d'ailleurs faire la connaissance de son auteur peu après.

Article important sur l'Ukraine bien sûr mais aussi sur les questions démocratiques et nationales en général, et sur leur profondeur historique (il remonte au XVII° siècle), ainsi qu'envers la négligence blasée, et en fait ignare, qui sévit trop souvent sur ces sujets dans l'historiographie universitaire francophone, « trotskyste » inclus. Si le présent livre, Révolutions ukrainiennes, existe aujourd'hui, cet article en est la souche initiale. En 1989-1991 la révolution ukrainienne fut, malgré les Etats-Unis qui n'en voulaient pas, la cause non aperçue de l'éclatement de l'URSS, mais elle reste sous le boisseau.

C'est avec le Maidan, en 2013-2014, qu'elle fit irruption de manière éclatante, immédiatement suivie de la contre-révolution la plus horrible, en Crimée et dans le Donbass. L'urgence de rattraper l'histoire fut alors prouvée par l'incompréhension, voire les hallucinations, de la plus grande partie de « la gauche », surtout « radicale ».

Z. Kowalewski est maintenant un ancien, vivant à nouveau dans sa patrie, mais sa voix, importante, se fit entendre en 2014 et nous aide, depuis février 2022, à comprendre le cadre de ce qui se passe et sa portée. Plus encore, elle nous signale qu'il faut « réécrire à fond et audacieusement » l'histoire du XX° siècle avec la révolution d'Octobre en son centre.

* * *

Cet ouvrage est un recueil d'articles, d'une part sur les relations entre les révolutions russe et ukrainienne autour de 1917, d'autre part sur le Maidan et la réaction russe qui l'a suivi. Attention : il ne faut pas le prendre pour un traité historique complet des deux périodes dont il traite, et encore moins de l'ensemble de l'histoire ukrainienne puisque, par exemple, il « saute » par-dessus la seconde guerre mondiale. C'est plutôt une série de flashs, de zooms, sur des moments et évènements clefs dont certains avaient été totalement mis sous le boisseau, par lesquels il éclaire la totalité de cette histoire, laquelle reste donc à faire, mais en prenant en compte cet apport capital.

Les chapitres 1 à 4 donnent un cadre analytique général et abordent la question des positions de Lénine, naturellement un personnage clef de cette histoire, les chapitres 5 à 10 traitent des principaux faits des années 1917, 1918 et 1919, et la seconde partie, avec les chapitres 11 à 13, du Maidan et de la contre-attaque russe qui s'est ensuivie.

Impérialisme russe et société ukrainienne.

Au chapitre 1, Z. Kowalewski présente l'impérialisme russe comme un fait historique de longue durée, qui apparaît comme de nature, sommairement, militaro-féodale et tributaire dans le passé long de la Russie (Grand-Duché de Moscovie, 1263-1547, Tsarat de Russie, 1547-1721, Empire russe, 1721-1917), puis bureaucratico-militaire en URSS, puis oligarchique-capitaliste et toujours militaire, dans la Russie poutinienne. A la fois la même chose et pas la même : développement extensif et spatial, colonisation intérieure, exploitation absolue des producteurs, en sont les caractéristiques, et, sur le plan idéologique, l'idée impériale sous des formes différentes successives.

Cette analyse de la Russie comme un fait social étatique – un « Etat-classe » – spécifique, qui n'est pas sans rappeler les caractérisations dites « russophobes » de Marx, implique bien sûr une utilisation du terme d'« impérialisme » différente de celle qui le définit strictement, d'après le titre du célèbre essai de Lénine paru en 1916, de « stade suprême du capitalisme ».

Mais Lénine justement, emploie l'expression d' « impérialisme militaro-féodal » pour la Russie (Le socialisme et la guerre, 1915), précise qu'en Russie, « … le monopole de la force militaire, l'immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes (…) suppléent en partie, remplacent en partie, le monopole du capital financier contemporain moderne » (L'impérialisme et la scission du socialisme, octobre 1916), et, dans la brochure classique sur l'impérialisme, il caractérise la Russie comme l'Etat impérialiste le plus arriéré, « où l'impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d'un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. »

La permanence de moyens étatiques et extra-économiques (au sens de non capitalistes) d'exploitation et d'extorsion « enveloppe » les rapports sociaux en Russie tsariste, en URSS et en Russie poutinienne, bien que ce soit à chaque fois un ou plusieurs stades économiques et sociaux différents. A mon avis, cette constatation, exacte, doit être nuancée du fait que l'impérialisme, au sens capitaliste proprement dit, combinant monopoles et exportation des capitaux et impliquant de toute façon un Etat fort, est également présent dans le stade tsariste finissant, en URSS elle-même (je laisse de côté ici cette question en renvoyant à deux articles (ici et là) discutant le point de vue de Z. Kowalewski puis plus généralement la catégorie trotskyste d'Etats ouvriers), et bien entendu actuellement. Mais quoi qu'il en soit, le fait impérialiste russe est bien réel et tout à fait fondamental.

Ce fait est structurellement relié à une géographie politique dans laquelle la saisie de l'Ukraine est un élément vital, à la fois pour constituer l'empire russe en empire eurasien (à la fois européen et asiatique), lui conférant en outre l'accès aux « mers chaudes », et constitutif de l'identité impériale russe (et non pas nationale, peut-on préciser), dans laquelle la Russie s'autodéfinit comme empire ayant la mission de s'étendre, nationalité dominante absorbant des « peuples frères » (colonisés et niés), dont les deux premiers, définis comme des variétés secondaires de Russes, sont les Petits-Russiens et les Blancs-Russes (Ukrainiens et Bélarusses, mais ils ne sont justement pas appelés ainsi).

Or, l'Ukraine apparaît comme nation moderne dès le XVII° siècle, avec certes déjà des archaïsmes et des contradictions qui produiront l'échec de sa révolution nationale constitutive devant la conquête russe : c'est en effet en 1648 et après, qu'une révolution « cosaque », le terme signifiant alors « libres » – hommes et femmes libres –, dirigée contre la noblesse polonaise, la place sur la scène historique. Cette prise de position historique, chez Z. Kowalewski, est développée dans son article en français de la revue Hérodote en 1989, et reprend un apport de l'historien national Hrouchevsky. Le fait impérial russe est donc structurellement relié, jusqu'à aujourd'hui, à la négation du fait national ukrainien.

C'est dans ce cadre que le capitalisme se développe en Ukraine au XIX° siècle : il a donc un caractère colonial marqué, avec une bourgeoisie, un fonctionnariat et un prolétariat urbains très majoritairement russes avec une forte composante juive, une grande industrie, dans le Donbass, reposant sur des capitaux étrangers, et une majorité démographique paysanne ukrainienne (sauf des colons d'origines diverses, juifs, allemands, russes, tatars, ukrainiens … dans les steppes du Sud, celles où a grandi Trotsky, notons-le au passage).

Les bolcheviks – et l'ensemble des marxistes du début du XX° siècle – confondaient petite production marchande et production capitaliste en gestation, ce qui, avec les préjugés nationaux, contribuera à leur faire prendre l'Ukraine pour une « nation de koulaks », alors que la majorité de la population y forme une « paysannerie prolétarienne » (formule du chercheur Robert Edelman, Proletarian Peasants ; The Revolution of 1905 in Russia's Southwest, Cornell University Press, 1987), composée majoritairement de très petits propriétaires obligés de louer leur force de travail aux propriétaires capitalistes, et de purs ouvriers agricoles dans l'important secteur sucrier kiévien.

Non, Lénine n'était pas vraiment un défenseur des nationalités opprimées.

Le chapitre 3 de Révolutions ukrainiennes reprend un article de Z. Kowalewski diffusé en français en 2024, que nous avions publié et commenté dans Aplutsoc . Sa critique de Lénine est similaire à celle de Hanna Perekhoda.

Pour se réapproprier notre histoire réelle, il faut briser une doxa établie : à propos des questions nationales, Lénine aurait été le meilleur défenseur des nationalités, leur reconnaissant le « droit à la séparation », et il aurait affronté ceux, sectaires et gauchistes, qui ne voulaient pas le leur accorder au motif de faire passer la révolution sociale avant, dont Rosa Luxemburg aurait été le prototype.

Le problème est que Lénine, si le chauvinisme grand-russe lui insupporte bel et bien, envisage en fait une révolution qui maintient le cadre territorial de l'empire des tsars, sauf deux exceptions, la Finlande et la Pologne. Surtout, il est exclu chez lui que le parti prolétarien dans les nationalités opprimées, dont il ne conteste pourtant pas l'oppression, se mêle à leur lutte, et encore moins qu'il essaie de la diriger (y compris en Finlande et en Pologne : en Pologne, s'il critique la SDKPil de Rosa Luxemburg pour son sectarisme sur la question nationale, il rejette toute unité organisationnelle avec le PPS parce que celui-ci entend diriger la lutte nationale, une tache qui appartient à « la bourgeoisie »).

Son fameux « droit à la séparation », c'est-à-dire à l'indépendance, est un mot creux, comme le feront remarquer, dans la révolution en Ukraine, aussi bien le partisan de la séparation Shakrhaï que l'adversaire de ce droit Piatakov. En effet, les intérêts bien compris du prolétariat prescrivent selon Lénine d'en déconseiller l'usage : « tu as le droit, mais je te conseille de ne pas t'en servir ». « Nous sommes généralement contre la séparation » (lettre à Stepan Chaoumian du 23 novembre/6 décembre 1913). Un peu comme un parti qui reconnait le droit de tendance et de fraction dans ses statuts mais les interdit dans la pratique. Ou comme un mari qui reconnait le droit au divorce de sa femme, mais elle n'a pas intérêt d'essayer …

En pratique, le parti bolchevik est, en dehors des régions russes, un parti russe et donc un parti prolétarien de la nationalité colonialement dominante (les bolcheviks lettons, qui s'appelaient d'ailleurs jusqu'en 1917 social-démocrates lettons, sont la seule exception). Lénine défend en théorie l'expression du parti dans toutes les langues, mais en pratique elle n'est que russe : la plupart des militants bolcheviks en Ukraine ignorent l'ukrainien et souvent le considèrent comme un jargon de ploucs, de même que le yiddish est déconsidéré.

Cette pratique une fois le pouvoir conquis, en octobre 1917, va devenir un trait central du national-étatisme bureaucratique par lequel la révolution russe va dégénérer. Un fait très frappant est que Lénine est bel et bien pour l'indépendance des nationalités opprimées dans les colonies européennes ou même en Irlande. Mais pas dans l'empire russe, et cela sans s'en être jamais expliqué !

Il est à noter que cette position, qui implique un attachement viscéral, inconscient ou semi-conscient, au cadre impérial russe (assortie de justifications « matérialistes » en faveur des grands Etats et des grandes échelles plus propices au développement des forces productives, etc.), se retrouvait chez les mencheviks (qui, à leur corps défendant, finiront à la tête de la Géorgie indépendante entre 1918 et 1921), et dans le Bund juif (en relation avec son refus d'une solution territorialiste à l'oppression nationale que subissent les juifs).

Cela dit, Z. Kowalewski repère plusieurs « passages à la limite » de Lénine, où celui-ci dépasse une seconde ses propres limites. Mais ce sont des exceptions, c'est toujours ponctuel. Il signale trois ou quatre « dissidences de Lénine envers lui-même ».

Dans le texte de 1916 polémiquant avec les adversaires du droit à l'autodétermination, Bilan d'une discussion sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, il réagit à la position de certains « gauchistes » polonais pour qui il ne fallait pas soutenir l'accession de la Norvège à l'indépendance, envers la Suède, en 1905, et salue le combat des sociaux-démocrates suédois contre toute intervention opposée à cette accession – sans aller, comme le souligne Z. Kowalewski, jusqu'à préconiser une position indépendantiste active du parti ouvrier, ce qui fut pourtant le cas des sociaux-démocrates norvégiens et suédois. Déjà dans une conférence à Cracovie en mars 1914, Lénine envisageait par intermittence, le soutien aux revendications d'indépendance, toujours en relation avec le cas norvégien, et tout en répétant qu'il est pour une grande République démocratique « internationale ».

Le « dérapage » le plus important n'est connu que par plusieurs articles de la presse socialiste allemande, suisse et autrichienne : arrivé de Galicie en Suisse en novembre 1914, Lénine donne une conférence à Zurich où les émigrés politique de Russie de toute tendance affluent, et là, il affirme que l'Ukraine est à la Russie ce que l'Irlande est à l'Angleterre, et qu'elle doit être indépendante dans l'intérêt même du peuple russe. Attention : cet « emballement » est la suite directe de la mise en avant du fameux « défaitisme révolutionnaire » en faveur de la défaite russe dans la guerre, une position tranchée secouant beaucoup d'idées dominantes et de sentiments, Lénine, au tout début de la guerre et après la réalisation de l'union sacrée, cherchant la rupture révolutionnaire avec les patriotes comme avec les pacifistes.

Ajoutons que Lénine, en décembre 1919, a tenu devant la direction du Parti bolchevik un discours sur l'Ukraine sur lequel la prise de note était interdite, et qui est resté mieux caché que le « discours secret » de Khrouchtchev en 1956 puisqu'on ignore son contenu !

Mais au final, ne doit-on pas accorder à Lénine le fait que son « dernier combat », selon l'expression de Moshe Lewin, contre Staline, contre (explicitement) la bureaucratie, a démarré sur la question nationale ? Z. Kowalewski en souligne surtout les limites : énorme divergence tactique avec Staline, certes, mais le but programmatique, l'Etat unitaire de très grande taille et multinational, était en principe le même – et contenait, sans que cela ne gène Staline alors que Lénine en était révulsé, la domination brutale grand-russe traditionnelle.

C'est pourquoi je ne dirai pas, quant à moi, que Lénine n'était pas, au sens de « pas du tout », un défenseur des nationalités opprimées, mais qu'il ne l'était « pas vraiment », nuance, ce qui veut dire qu'en pratique comme, in fine, en théorie, il défendait un appareil d'Etat impérial et dominateur qui allait lui échapper, mais qu'il n'appréciait pas du tout l'oppression nationale, à la différence de Staline, et qu'il a terminé son parcours comme un révolutionnaire, s'opposant à l'appareil d'Etat qu'il avait reconduit et amplifié, et en le sachant …

Notons tout de même que ce dernier combat, absolument tragique, a eu pour effet l'appellation d'URSS, dont la première apparition était sa revendication … par les communistes-indépendantistes ukrainiens fin 1919. Lui était associée la reconnaissance constitutionnelle du droit formel à la séparation des 13 républiques non russes, jamais officiellement abrogé : ces 13 républiques en useront, en 1991, alors que les nationalités comprises dans la prétendue « Fédération de Russie » ne pourront pas en faire autant …

Rétablir la mémoire des marxistes indépendantistes !

Lénine n'a donc pas fait que s'opposer aux « négateurs » de la question nationale, mais aussi aux défenseurs des droits nationaux effectifs, alors qu'il existait une tradition marxiste importante de ce côté-là, aujourd'hui absente « des anthologies », comme l'écrit Z. Kowalewski.

Ce fut la tradition du PPS polonais, avant qu'il n'éclate en plusieurs courants après 1905, avec deux théoriciens de premier plan : Kazimierz Kelles-Kraus – thème des premiers travaux de l'historien Timothy Snyder – et Felix Perl, celle des social-démocrates ukrainiens avec Lev Yurkevitch avant 1917, puis Shakhraï et Mazlakh que nous croiserons ici, celle de James Connoly en Irlande, seul à avoir été « sauvé » dans ces « anthologies ». Sous une forme particulière, Ber Borokhov, sioniste-ouvrier, est aussi un partisan de l'indépendance de nations territorialisées.

La principale anthologie en question est celle sur Les marxistes et la question nationale, parue en 1974 sous l'égide de Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weil, qui apportait des connaissances lorsqu'elle parut, mais à laquelle on ne peut se tenir. Les auteurs reproduits sont, après Marx et Engels : Kautsky, Luxemburg, Renner, Bauer, Strasser, Pannekoek, Lénine, Staline, Connolly. Il y avait en fait, schématiquement, quatre courants ou quatre types d'approches : l'orthodoxie mi-figue mi-raisin qui va de Kautsky à Lénine, l'internationalisme « gauchiste » (Luxemburg, Pannekoek, d'ailleurs pas identiques), l' austro-marxisme (Bruno Bauer, et son répondant bundiste : Vladimir Medem, absent de l'anthologie), dont l'apport spécifique sur les droits non territoriaux est essentiel, et les marxistes indépendantistes, représentés ici uniquement par Connolly : l'exception Connolly, anglophone et séparé du marxisme d'Europe centrale, est ainsi quasi réduite à un statut folklorique.

On remarquera que la totalité des théoriciens marxistes-indépendantistes signalés ici appartiennent eux-mêmes à des nations opprimées. Leurs conclusions politiques pratiques se ramènent à quatre thèses selon Z. Kowalewski.

Premièrement, dans un Etat comme la Russie, il n'y aura pas qu'une seule révolution « une et indivisible », mais une pluralité de révolutions qui doivent faire éclater l'empire ou échouer.

Deuxièmement, les mouvements nationaux, comme les mouvements prolétariens et comme tous les mouvements d'opprimé.e.s, ont une expérience historique constitutive propre dont il faut partir pour l'analyse.

Troisièmement, la séparation et l'indépendance sont le passage obligé (pas forcément définitif eu égard à l'avenir plus lointain, mais obligé dans l'époque révolutionnaire actuelle).

Quatrièmement, « il est du devoir des mouvements socialistes de se battre pour la direction politique des mouvements nationaux », ce qui revient à dire que le prolétariat doit prendre la tête des luttes d'émancipation nationale.

Lénine, pourtant, à bien des égards, le plus nuancé des bolcheviks qu'il a lui-même formés, était opposé clairement et frontalement à chacun de ces quatre points, apportant ainsi par avance une limitation décisive aux révolutions.

1917.

En 1917, la révolution dite de février renverse le tsarisme en mars – et l'on peut ajouter au récit de Z. Kowalewski l'importance des hommes de troupe ukrainiens dans la révolution à Petrograd, tant en février que contre Kornilov fin aout début septembre.

Le 1° mars la foule déferle à K'yiv, et l'historien national ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky, de retour de résidence surveillée à Moscou, suscite la formation d'une rada. Dans les récits habituels, la « rada » était présentée comme un pouvoir parlementaire « bourgeois », voire un ramassis de « petits-bourgeois » et d'associations culturelles, par opposition aux soviets, mais en fait, rada en ukrainien veut dire conseil, soviet. Cet organisme est formé à K'yiv par des organisations politiques – exactement comme le soviet de Petrograd à ses débuts – et va voir s'agréger à lui, par deux congrès successifs, les délégués des congrès de militaires ukrainiens de toute l'armée, et, par leur intermédiaire, ceux du congrès paysan puis du congrès ouvrier panukrainiens. La coloration politique de ces délégués est majoritairement socialiste-révolutionnaire ukrainienne, le PSRU ayant été fondé en avril 1917 (Hrouchevsky l'a rejoint), mais, par un apparent paradoxe, c'est le parti ouvrier ukrainien, social-démocrate, qui fournit les cadres politiques dirigeants de la rada, dont son principal porte-parole, Volodymyr Vynnytchenko. La base SR ukrainienne, paysanne, est beaucoup plus « de gauche » et combative que les dirigeants tant SR que sociaux-démocrates. Les minorités nationales russe et juive sont représentées directement par leurs propres partis (SR russes, mencheviks, Bund, Poale Tsion – dans les sources historiographiques il n'est pas fait mention de bolcheviks).

Cependant, ces minorités, et l'importante classe ouvrière urbaine russe, ont formé leurs propres soviets, employant le mot russe, la différence entre soviets et radas ne portant donc pas sur le caractère conseilliste ou parlementaire des uns et des autres, ni sur leur représentativité (eu égard à la population dans son ensemble, les radas sont les plus représentatives), mais sur leur appellation nationale renvoyant implicitement à leur composition nationale.

C'est dans les soviets, russophones de fait voire russes, que les bolcheviks sont vraiment présents. Ils sont décentralisés, voire disloqués, selon les divisions administratives tsaristes : gouvernorat du Sud-Ouest (K'yiv, Volhynie, Podolie, Poltava, Tchernivstsi), et de Donetsk-Krivyi Rih, incluant Kherson et Ekaterinoslav (aujourd'hui Dnipro), dit Krivdonbass, plus la Tauride, le front roumain, et la flotte de la mer Noire. Cet éclatement, paradoxal eu égard aux principes organisationnels bolcheviques, s'explique justement par l'ignorance de la question nationale ukrainienne et l'absence totale d'unité organisationnelle des bolcheviks à l'échelle de l'Ukraine, chaque branche régionale étant directement reliée à Petrograd.

L'orientation de la rada, influencée par la social-démocratie ukrainienne, combinait l'affirmation croissante du fait national ukrainien à l'idée que la révolution en était à son stade « démocratique bourgeois » qu'il convenait de ne pas dépasser, idée commune au départ aussi aux sociaux-démocrates russes, mencheviks et bolcheviks. Dès son apparition, la rumeur court qu'elle va proclamer un gouvernement provisoire ukrainien indépendant, mais elle n'en fait rien, bien qu'elle soit souvent perçue comme tel et qu'elle finira par le devenir.

Son « 1° Universal » (un terme cosaque), le 23 juin, sans aller jusqu'à dire « indépendance », proclame la liberté et la libre administration de l'Ukraine, mais, sous la pression du gouvernement provisoire russe, elle opère un premier recul par le second Universal du 16 juillet, suivi de la tentative de coup de force d'un régiment ukrainien pour la contraindre à prendre tout le pouvoir – le parallèle avec l' « insurrection de juillet » à Petrograd demandant aux soviets de faire de même est frappant. La totale « autonomie nationale-territoriale » de l'Ukraine, comme le partage des terres, sont renvoyés à l'Assemblée constituante russe. V. Vynnytchenko fera lui-même, peu après, l'autocritique de cette orientation modérée des sommets de la rada.

Mais ce serait une erreur historique totale de croire que les bolcheviks et les soviets russes en Ukraine furent « plus à gauche ». A K'yiv, où les bolcheviks seront quelques milliers, leurs dirigeants Youri Piatakov et Evgenia Bosh s'opposent d'abord aux Thèses d'avril de Lénine, qui appellent à une révolution renversant la bourgeoisie, puis se divisent sur la manière de les accepter (car la base les soutient), tout en étant d'accord sur le rejet du « droit à l'autodétermination » ukrainien qui pourrait être dépassé et résolu par la révolution allant vers le socialisme. Dans le Krivdonbass, où ils ont leur organisation la plus puissante et font 18% des voix à la constituante, ils sont prêts à reconnaître le droit à la séparation d'une Ukraine … dans laquelle ils ne s'incluent pas, le Krivdonbass devant être rattaché à la « Russie des soviets ». Sur cette situation et les développements qui s'ensuivent dans le Donbass, on se référera très utilement aux travaux de Hanna Perekhoda.

On a en Ukraine deux processus révolutionnaires parallèles, qui ne vont interférer qu'à la fin de l'année 1917 : celui des masses prolétariennes ukrainiennes, à majorité paysanne, et celui des masses prolétariennes russes et russifiées (et un troisième mouvement, ajouterais-je, celui du prolétariat juif pris en étau).

Les révolutions d'octobre russe et ukrainienne.

Lors de la révolution d'octobre à Petrograd, la rada constitue un Comité national de défense de la révolution destiné à combattre les secteurs de l'armée qui passeraient par l'Ukraine pour attaquer Petrograd, tout en condamnant l'insurrection d'octobre qui divise « la démocratie révolutionnaire », ce qui conduit Piatakov, qui avait rallié ce comité, à le quitter dans la journée qui suit.

Il n'y aura pas de velléités de coups de force de la part des bolcheviks en Ukraine avant décembre, mais ce sont des troupes russes fidèles au gouvernement provisoire qui attaquent les soviets, avant la rada, à K'yiv : cette attaque est défaite par les ouvriers russophones de l'Arsenal, que la rada soutient. A Kharkiv, principal centre du Krivdonbass, le soviet d'ouvriers et de soldats dirigé par le bolchevik Artom-Sergueiev partage le pouvoir avec le Comité militaire et la Douma municipale, tous reconnaissant la rada centrale.

En fait, l'équivalent, dans l'immédiat, de la révolution d'Octobre en Russie, qui concentre le pouvoir dans les soviets que dominent bolcheviks et SR de gauche, est, en Ukraine, le passage du pouvoir aux mains de la rada et des rada locales, avec le soutien plus ou moins explicite ou plus ou moins confus, des soviets. En l'absence de Piatakov déplacé à Moscou dans l'administration bancaire centrale, les soviets de K'yiv, sur proposition des bolcheviks, reconnaissent mi-novembre le pouvoir de la rada centrale, tout en lui demandant de convoquer un congrès des soviets appelé à la transformer en « rada centrale des soviets » : c'est une évolution pacifique du pouvoir de la rada qu'envisagent alors les bolcheviks ukrainiens.

Le résumé de Z. Kowalewski permet une mise au clair envers une histoire généralement présentée de manière périphérique, allusive et confuse : le parallélisme des deux révolutions en 1917 conduisait non pas à la seule révolution russe d'Octobre, mais à une révolution ukrainienne à côté d'elle, de même que l'on avait des révolutions finlandaise, géorgienne, lettonne, et sans doute d'autres. Le programme social – terre aux paysans, usines aux ouvriers – et démocratique – égalité des femmes, reconnaissance des droits démocratiques et culturels des russes et juifs dans un futur Etat ukrainien- de la rada, est tout à fait de même portée que les mesures du second congrès des soviets, celui de la révolution d'Octobre, à la différence près toutefois, que la rada appelle à attendre la mise en place d'une constituante ukrainienne, dont la convocation était annoncée pour janvier 1918.

Le 3° « Universal » de la rada, le 20 novembre 1917, proclame la République populaire ukrainienne, mais tout en affirmant qu'elle ne se sépare pas de la République russe. Cette demi-mesure nationale va avec la demi-mesure agraire : le grand partage des terres est annoncé pour après la formation de la constituante ukrainienne, laquelle doit faire suite, si l'on comprend bien – Z. Kowalewski ne précise pas la chose, qui a dû être passablement embrouillée en fait – à celle de la constituante « panrusse » (que les bolcheviks vont dissoudre après en avoir assumé l'élection). Or, le second congrès panrusse des soviets à Petrograd, lors de la révolution d'Octobre, a appelé les paysans à prendre les terres, appel bien sûr entendu en Ukraine. Ces atermoiements y profitent dans une certaine mesure aux bolcheviks, mais surtout aux SR de gauche, qui, eux, apparaissent comme un parti ukrainien, et à la fois paysan et ukrainien.

Début décembre, une ligne putschiste, impulsée par Evgenia Bosh et par le frère ainé de Iouri Piatakov, Leonid Piatakov, voit une partie des bolcheviks de K'yiv tenter d'entrainer des unités militaires et les ouvriers de l'Arsenal contre la rada. Le soviet des soldats, également bolchevik, les désavoue, et la masse des soldats ne suit pas ; la rada n'a pas de mal à renvoyer les soldats non ukrainiens en Russie, et libère rapidement les chefs bolcheviks arrêtés.

Un peu plus tard, le 16 décembre, les bolcheviks principalement kiéviens impulsent la tenue d'un congrès des soviets d'Ukraine, espérant gagner des paysans impatients des atermoiements de la rada ; mais celle-ci retourne une majorité des délégués.

Parallèlement, le pouvoir bolchevik à Petrograd commence à hausser le ton au motif que la rada laisse passer les cosaques qui se regroupent sur le Don pour faire la guerre au nouveau pouvoir. La rada, elle, dit laisser passer ceux des cosaques qui, ayant quitté l'armée, rentrent chez eux dans le Don, et seulement ceux-là. Au congrès des soviets du 16 décembre, le dirigeant bolchevik Vassyl Shakhraï qualifie les menaces de Petrograd de malentendus, avant de quitter la salle.

Selon Z. Kowalewski, on a alors un imbroglio dû au fait que la direction de la rada, « petite-bourgeoise », ne veut pas réaliser, alors qu'elle le pourrait, une séparation totale d'avec la Russie, ce qu'une direction bourgeoise, comme en Finlande à cette date, aurait su faire, et ce qu'une direction prolétarienne aurait pu faire elle aussi, pour ensuite s'allier à égalité avec la République russe. Il remarque que l'idée contradictoire d'une Ukraine « libre » ayant un lien fédéral avec la Russie, désormais acceptée dans les messages du Conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine, est en opposition avec ce que celui-ci a écrit sur les questions nationales, où il n'envisageait que la séparation ou bien une République unitaire, tout autant qu'elle est en opposition avec une position nationaliste conséquente. En disant toujours faire partie d'une Russie « fédérale » dans laquelle elle conteste le pouvoir existant, la rada prolonge, d'une manière dangereuse pour les bolcheviks, ses ambigüités envers l'ancien gouvernement provisoire, et donne des motifs aux interventions russo-bolcheviques.

Hrouchevsky et Vynnytchenko restent en effet attachés au programme d'une « Russie fédérale » dans laquelle l'Ukraine s'auto-gouvernerait, et qui était initialement pour eux la voie d'un développement capitaliste et démocratique de l'ancien empire russe. Assumer jusqu'au bout l'indépendance nationale se serait sans doute, par un apparent paradoxe, combiné à une politique sociale plus conséquente, portant atteinte à la propriété foncière et capitaliste, comme en Russie rouge. Ces deux des trois principaux dirigeants nationaux ukrainiens tireront par la suite cette conclusion, à la différence du troisième, Semion Petlioura, qui s'oriente de plus en plus à droite, cherchant la guerre avec les bolcheviks dans le secteur de Kharkiv, mais écarté des affaires militaires par la rada, pour cette raison.

Du côté bolchevik, Z. Kowalewski suggère que Trotsky avait probablement une position propre, mais complexe, envisageant d'accepter l'indépendance d'une Ukraine « bourgeoise », mais n'hésitant finalement pas à porter la guerre en territoire ukrainien pour la lutte contre les blancs et les cosaques russes, tout en surprenant tout le monde – les Allemands, la rada, et peut-être bien Lénine ainsi que Staline – en permettant la présence d'une délégation de la rada aux négociations de Brest-Litovsk.

Lors d'une conférence bolchevique à K'yiv tenue à la suite de l'échec du « congrès des soviets » du 16 décembre, un secteur du parti impose la proclamation d'un parti bolchevik ukrainien, prenant acte – enfin ! – de l'existence d'un pays dénommé Ukraine … mais un parti toujours membre du Parti bolchevique panrusse, ce qui, critique Vassyl Shakhraï, lui coupe toujours le chemin des plus larges masses …

Les 24-25 décembre 1917, les bolcheviks récidivent leur tentative du 16, à Kharkiv, allant cette fois-ci jusqu'au bout dans la mesure où ils contrôlent complétement un congrès soviétique ne représentant sans doute pas de larges secteurs, et faisant proclamer par ce congrès une République populaire ukrainienne (même appellation que celle de la rada de K'yiv) soviétique (en russe) et radiantsy (en ukrainien), présidée par Evgenia Bosh (notons qu'elle enverra elle aussi deux délégués à Brest-Litovsk, incorporés en fait àla délégation russe car la Rada était déjà représentée, dont Vassyl Shakhraï). Les soviets de Kharkiv ne la reconnaissent même pas : avec la majorité des bolcheviks du Krivdonbass, ils veulent créer leur propre république, mais rattachée à la Russie.

Dans une confusion croissante, la possibilité existait encore d'une fusion des soviets et des radas en une République ukrainienne soviétique de la « démocratie révolutionnaire » : le Secrétariat de la rada appelle à la paix, le second congrès paysan panrusse avec l'appui du pouvoir de Petrograd envoie une délégation SR de gauche, Vynnytchenko appuie même un pseudo-complot de SR de gauche ukrainiens censés le renverser pour faire fusionner rada de K'yiv et soviet de Kharkiv, et c'est dans cette atmosphère que le 4° Universal de la rada (et dernier) proclame l'indépendance totale de la République le 24 janvier 1918 …

Le dérapage : la Russie attaque l'Ukraine.

Le dérapage généralisé se produit fin janvier, pendant les négociations de Brest-Litovsk notons-le.

D'une part, une armée rouge attaque l'Ukraine : on ignore qui en a pris la décision !

Pas Lénine ni le centre, mais des sous-chefs militaires autoproclamés, sauf que Lénine et le centre vont les couvrir et les soutenir …

Son chef est un général issu du corps des officiers tsaristes, disant adhérer au parti SR de gauche russe, Mikhail Mouraviov, qui prend Poltava avec une petite troupe de quelques centaines d'homme, laquelle va par la suite s'étoffer d'anciens soldats, de gardes rouges venus de Petrograd et de Moscou, et d'individus divers en errance – une armée « lumpen ». A Poltava il remplace le soviet local, bolcheviks compris, par un soviet « pertinent » (sic), c'est-à-dire installé d'en haut par la force.

D'autre part, à K'yiv, la tension monte entre les ouvriers de l'Arsenal et les milieux ouvriers, dont des bolcheviks et des anarchistes, d'une part, et les unités de Cosaques libres, groupes les plus réactionnaires parmi les partisans de la rada, aboutissant à des affrontements entre les ouvriers et les « cosaques ». Une tentative de rallier ou neutraliser une partie de ceux-ci est sabotée par le chauvinisme anti-ukrainien d'un émissaire bolchevik qui, en bon colon, qualifie l'ukrainien de « langue des chiens ». Cet affrontement, d'abord social, devient national, les partis russes et juifs dans la rada se désolidarisant de celle-ci, dans laquelle, à l'inverse des plans de Vynnytchenko, les SR de droite et les éléments réactionnaires liés à Petlioura prennent l'ascendant. Les combats à K'yiv durent une semaine ; Z. Kowalewski n'aborde pas la question du nombre de victimes : diverses sources parlent de plusieurs centaines, dont le dirigeant bolchevik Olexandr Horvits qui avait milité pour un parti bolchevik ukrainien.

La troupe de Mouraviov prend la route de K'yiv et bat puis massacre un corps expéditionnaire pro-Rada, à Kruty, dont 24 lycéens sommairement exécutés : les martyrs de Kruty deviendront la première image antibolchevique dans la tradition nationaliste ukrainienne ultérieure. Il y a un curieux parallèle entre le martirologue de Kruty, côté nationaliste, et celui des « ouvriers de l'Arsenal », côté soviétique, les uns et les autres parlant souvent des « 300 morts » massacrés, comme l'a étudié l'historien ukrainien contemporain Andriy Zdorov.

Mouraviov appelle ses soldats à tuer et à piller, et ils ne s'en privent pas : grossis à environ 7500 hommes, ils entrent à K'yiv les 4-5 février, massacrent nombre d'officiers et d'anciens soldats, mais aussi un peu toute sorte de gens, y compris des bolcheviks (Skrypnik, futur dirigeant de la RSS d'Ukraine de 1923 à son suicide en 1933, a failli y passer), accusés d'être des petliouristes bourgeois dès qu'ils avaient des documents en langue ukrainienne.

Cette occupation de fait impérialiste, totalement extérieure, s'écroulera d'elle-même à l'annonce de l'avancée des troupes allemandes, qui ramènent la rada (pour peu de temps : ils vont la remplacer par l'hetman Skoropadsky), en une panique générale.

Cette invasion chauvine est une catastrophe pour la révolution prolétarienne, aussi bien la russe, qu'elle corrompt et dont elle affiche les déviations, que l'ukrainienne, qu'elle détruit. Contre-révolutionnaire sur toute la ligne, elle est d'une importance historique : « Légitimée d'abord à un niveau inférieur, par Antonov-Ovseenko, puis au plus haut niveau par Lénine, la guerre russo-ukrainienne du début de l'année 1918 a été la première guerre de conquête menée par la révolution russe contre une autre nation. » Lénine a couvert et défendu Mouraviov, qui jouera un rôle clef dans l'étranglement de la Russie rouge en juillet 1918 au début de la grande guerre civile, et sera alors abattu.

Aucune auto-critique de ce « dérapage » n'a été faite, bien au contraire : la doxa bolchevique fera de toutes les forces qui se trouvaient avec la rada des forces bourgeoises ou nationalistes réactionnaires, et des armées rouges les représentantes de la révolution. Z. Kowalewski rappelle à juste titre tant l'invasion de l'Asie centrale que la tentative de prendre Varsovie en 1920, comme des actes impérialistes commis par la révolution russe, qui ont contribué à l'isoler et à la faire dégénérer.

Il ne fait qu'une allusion à un fait accablant qui confirme ce caractère contre-révolutionnaire : les premiers pogroms antisémites, qui vont sinistrement ponctuer la suite de cette histoire, commis en Ukraine, du moins à grande échelle, l'ont été … par les soldats et gardes « rouges », d'une part en Russie proche, autour de Koursk, Voronej, Gomel, où se sont rassemblées les troupes de Mouraviov, d'autre part en Ukraine dans la région de Tchernihiv (voir Brendan McGeever, L'antisémitisme dans la révolution russe, les Nuits Rouges éd., 2022).

De Brest-Litovsk à la chute de Skoropadsky.

Ce livre étant une série d'articles, nous avons un hiatus couvrant le milieu de l'année 1918. Il saute donc par-dessus la période où le traité de Brest-Litovsk s'applique, avec, en Ukraine, le régime de l'hetman Skoropadsky. C'est la période du premier grand reflux révolutionnaire. Et force est de constater que l'aveuglement russe des bolcheviks y a contribué, en ignorant la réalité révolutionnaire des mouvements nationaux d'Ukraine, mais aussi de Finlande, où la mémoire dominante a retenu que les sociaux-démocrates réformistes n'ont pas fait de révolution, alors qu'en réalité les gardes ouvrières armées avaient pris le pouvoir dans les villes et le Sud et constituaient la force étatique du régime dit de la défense de la démocratie, établi le 29 janvier 1918 et détruit par la guerre civile des blancs aidés des troupes allemandes, le soutien russe ayant pris fin suite au traité de Brest-Litovsk. La question de savoir si la Finlande aurait pu tenir sans ce retrait fut occultée, remplacée par la dénonciation de « la démocratie » dans laquelle se lancent les bolcheviks à partir du printemps 1918.

Tout en se présentant comme ukrainien, institutionnalisant l'emploi administratif et éducatif de l'ukrainien pour la première fois, le régime de l'hetman ressemble de plus en plus à un régime « blanc » cherchant à remettre en place la grande propriété capitaliste-féodale, en fait coloniale, et ses relations avec les militeux bourgeois russes, et finalement avec Dénikine lors de l'effondrement des empires centraux, vont croissant. Il suscite rapidement de grandes guérillas paysannes contre lui, qui se généralisent à l'automne. Les anciens dirigeants de la rada forment alors un Directoire – Vynnytchenko comme chef politique, mais Petlioura comme chef militaire, ainsi qu'un représentant paysan, un cheminot et un « socialiste indépendant » – qui reçoit le soutien formel de la plupart de ces mouvements paysans, et c'est aussi dans ce contexte que se forme le parti borotbiste, issu des SR de gauche ukrainiens, ainsi que le noyau de la prochaine armée insurrectionnelle dite makhnoviste, anarchiste-communiste, au Sud-Est. Les bolcheviks depuis la Russie n'ont « rien fait pour prendre la tête du mouvement dans un contexte d'auto-organisation croissante des masses insurgées », au nom du respect du traité de Brest-Litovsk et par dédain envers ces mouvements « nationaux » et « paysans ».

Par ailleurs, dans un article de 1989 (L'indépendance de l'Ukraine : préhistoire d'un mot-d'ordre de Trotsky, in Quatrième Internationale, mai-juillet 1989), Z. Kowalewski a mis à jour la tenue d'une conférence des bolcheviks d'Ukraine, fin avril 1918 à Taganrog-Tahanrih, dans laquelle la position insurrectionnelle était celle de Piatakov et ses camarades, hostiles à Brest-Litovsk mais négateurs de la question nationale. Le compte-rendu passionnant de cette conférence existe en français, traduit d'un article russe des « communistes de gauche » russes (La revue Kommunist, Smolny, Toulouse, 2011, pp. 237-246).

Un courant communiste franchement indépendantiste prend forme, autour de deux dirigeants bolcheviks bientôt exclus car ils voulaient un parti ukrainien non dirigé de Moscou, Shakhraï et Mazlakh (un ukrainien et un juif), dont un important texte adressé à Lénine (réédité en anglais par l'université du Michigan en 1970, On the Current Situation in the Ukraine), sera la principale référence théorique et historique pour les communistes indépendantistes, qu'ils soient bolcheviks ou issus de la social-démocratie ukrainienne (celui-ci sera le courant des nezanelnyky dit aussi « oukapiste »). Shakhraï et Mazlakh sont parvenus à la conclusion que Lénine veut préserver le cadre étatique « un et indivisible » et donc forcément russe, et auraient voulu éviter la répétition des « erreurs » de 1918. Shakhraï sera tué par les blancs en 1919 et Mazlakh le sera par la police politique stalinienne dans les années 1930.

Révolution ukrainienne : le retour.

La révolution ukrainienne, et le livre de Z. Kowalewski, reprennent à l'automne 1918 avec l'effondrement des empires centraux et du hetmanat. Les soulèvements paysans portent le Directoire au pouvoir à K'yiv, mais en le débordant complétement : le programme agraire de 1917 est mis en œuvre directement par les masses, et les forces armées qui prennent K'yiv, en novembre 1918, se réclament mais ne sont pas sous le contrôle du Directoire : la Division du Dniepr, sous le mot-d'ordre Tout le pouvoir aux radas et avec des portraits de Chevtchenko sur fond rouge, est dirigée par Danylo Terpylo dit Zeleny, et se fait très vite menaçante pour le Directoire qui, pour elle, doit se soumettre à l'abolition de la propriété privée et au pouvoir des radas, ou se démettre.

La force armée directe du Directoire, les Fusiliers de la Sitch, constituée en Galicie et dirigée par le futur nationaliste d'extrême droite Ehven Konovalets, appelée à réprimer la Division du Dniepr, y renonce, et estime qu'une dictature est nécessaire : elle la propose à Vynnytchenko, qui passe, à juste titre, pour pro-bolchevik, et qui refuse, et elle sera finalement assumée par Petlioura, mais lorsque la seconde République populaire ukrainienne s'effondrera (Vynnytchenko, précisons-le, passera alors en Hongrie rouge, puis à Moscou, puis, après un passage par K'yiv où il tente d'intégrer les institutions de la RSS, part à Vienne début 1921, puis en France).

La révolution ukrainienne semblait en bonne voie. Son développement naturel aurait pu effectivement recevoir une aide russe, à condition que celle-ci ne soit pas une ingérence.

La Russie rouge mais coloniale récidive.

Tout au contraire, l'avancée de l'armée rouge, d'abord conduite par Piatakov et rassemblant bien des « bandes » paysannes, a permis d'installer un pouvoir bolchevik à K'yiv pour lequel fut choisi, à Moscou, une très grande et remarquable personnalité pour le diriger : Christian Rakovsky, figure de l'Internationale socialiste et dirigeant socialiste roumain et balkanique, rallié aux bolcheviks après Octobre, et vieil ami de Trotsky. Or Rakovsky, a priori humaniste cultivé et éclairé, a en fait dans un premier temps incarné le pire négationnisme de l'existence même des Ukrainiens, une politique militaro-bureaucratique brutale, qui conduisit à la perte rapide de « l'Ukraine soviétique ». Il avait littéralement perdu ses esprits, remarque Z. Kowalewski, qu'il devait reprendre par la suite. Du coup, notons que le blé dont Moscou et Petrograd avaient tant besoin, ne fut pas obtenu, car il ne pouvait l'être par de telles méthodes.

L'Etat bolchevik se révèle là être viscéralement de type « knouto-moscovite ». La tentative de saisie de l'Ukraine de 1919 est plus systématique, moins désordonnée, que celle de 1918, mais elle ne vaut pas mieux et s'étend sur tout le pays, et son caractère socialement oppressif, en raison de l'oppression nationale, et de son corollaire social, le mépris de la paysannerie vite traitée de « koulak », en a sapé les bases presque aussi vite que celles du Directoire l'avaient été : la langue ukrainienne est interdite et les grands domaines nobles sont préservés du partage en tant que « communes », de sorte que le prélèvement violent des « excédents » s'abat sur les ouvriers agricoles, les paysans sans terre et les paysans les plus pauvres, plus encore que sur les -rares- « koulaks » véritables.

Z. Kowalewski, se référant notamment aux lettres d'un groupe d'opposants bolcheviks adressées à Lénine en novembre 1919, le « groupe Popov », signale deux phénomènes notables dans la brève mais rapide prolifération étatique de l' « Ukraine soviétique » sans soviets ni radas : l'ancienne bourgeoisie et l'ancien fonctionnariat russes se sont ralliés à ce pouvoir, et les juifs y sont très nombreux car, déracinés des fonctions sociales commerciales d'intermédiation que le communisme de guerre interdit, ils s'engagent dans son appareil. A cela s'ajoute la nuée de sauterelles des russes qui viennent « diriger » le pays, le tout perçu comme parasitaire, intrusif et brutal.

La tragédie qui se joue dans l'effondrement de la seconde « Ukraine soviétique », entre mai et juillet 1919, voit une double dégénérescence : celle de la Russie rouge colonialiste, qui finit par incendier des villages et administrer le knout aux paysans, mais aussi celle de la révolution ukrainienne plongée dans une impasse dans laquelle elle se disperse en bandes paysannes s'adonnant à des pogroms antisémites. La conjonction « russo-juive » et urbaine à laquelle le prolétariat rural se sent confronté, aurait réveillé le monstre d'un antijudaïsme ancien séculaire, provenant de la gestion des domaines nobles polonais, puis russes, par des intendants juifs. La guerre paysanne et nationale menace de détruire les villes mais ne le peut pas, aussi se rabat-elle sur la bourgade juive, le shtetl, comme bouc émissaire.

Z. Kowalewski a suivi d'assez près les principaux développements sociaux et politiques qui prennent forme autour de l'évènement central que fut la « mutinerie », en fait l'insurrection, de Zeleny, qui avait été repérée dans le livre, en langue française, Ukapisme – Une gauche perdue, Ibidem-Verlag éd., 2020, recueil de texte établi par Christopher Ford et préfacé par moi-même. Nous y affirmions que plus d'un an avant Cronstadt, et au-dessus de Cronstadt, ce fut la plus grave crise sociale et militaire de l'Etat dit soviétique en formation.

Zeleny était à la tête de la Division du Dniepr, la force paysanne qui avait été la pointe du renversement de Skoropadsky puis de Petlioura, et qui va également provoquer l'effondrement de Rakovsky. Il rompt avec l'armée rouge et le nouveau régime, auquel il ne s'est jamais intégré, dans la nuit du 20 au 21 mars, en se proclamant « bolchevik, mais pas communiste » : les bolcheviks sont ceux qui ont appelé au grand partage et à l'autogouvernement, les « communistes » sont les flics qui viennent prendre les récoltes. Il contacte un commandant de brigade de l'armée rouge âgé de 20 ans, Anton Chary dit Bohounsky, autoproclamé « ataman des troupes rouges de la rive gauche du gouvernement de Poltava », un bolchevik, mais en fait un des rares bolcheviks à avoir engagé la lutte armée contre Skoropadsky, en 1918. Ils s'associent avec un écrivain, de l'aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, origine des communistes indépendantistes dits oukapistes, Olexandr Hroudnytsky, et au cousin de Bohounsky, commandant du 1° régiment de Zolotonocha, Ivan Lopatkine, soupçonné, manifestement à juste titre, d'antisémitisme par le commandement d'Antonov-Ovseïnko, qui ne l'estime, ceci dit, « pas pire » que les autres chefs locaux incorporés dans l'armée rouge.

Bohounsky, pendant tout un temps, joue double jeu, se présentant aux chefs de l'armée rouge comme un médiateur utile envers les éléments indisciplinés à ramener dans le droit chemin, tout en produisant, avec Hroudnytsky, des proclamations aux paysans dont voici un passage significatif :

« Nous, bolcheviks ukrainiens, qui avons sauvé la cause de la révolution sociale en Ukraine et donc dans le monde entier, déclarons la lutte active contre tous ceux qui spéculent sur le communisme et contre tous les chauvins – qu'ils soient russes ou juifs. Nous avons chassé notre Petlioura, mais nous voyons que d'autres Petlioura – russes et juifs – nous dominent. »

Suivent 6 revendications centrales : l'indépendance de l'Ukraine, le pouvoir aux conseils, le départ des occupants, la suppression des « communes », des relations fraternelles avec la Russie soviétique, la liberté religieuse.

Le principal talon d'Achille, dirons-nous, du « conseil insurrectionnel des commissaires du peuple » que vont former Zeleny, Bohounsky, Hroudnytsky et quelques autres, est l'amalgame entre une minorité en danger, les juifs, et la nation dominante et oppressive, les russes.

L'aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, qui devient le courant communiste indépendantiste, a tenté de chevaucher cette insurrection. Il est clair qu'elle n'a pas plus contrôlé ses troupes que les bolcheviks et les petliouristes avant eux. Z. Kowalewski semble penser que la tendance générale d'un mouvement qui se trouvait dans une impasse tragique l'orientait vers la droite, avec les pogroms qui menacent à l'horizon, mais aussi en se rapprochant, justement, de Petlioura. Le dirigeant communiste-indépendantiste Yurko Mazurenko a bien tenté de chapeauter le Conseil insurrectionnel des commissaires du peuple, en formant un Comité révolutionnaire pan-ukrainien qui a eu peu de réalité, avec lequel il aurait voulu, de façon sans doute illusoire, orienter le mouvement vers la lutte armée à la fois contre l'occupant russo-bolchevik et contre la République populaire devenue la dictature de Petlioura basée sur les confins ouest. Mais celle-ci, en fait, prend des contacts avec les chefs du mouvement paysan ukrainien, entrainant même des tentatives de contact de la part de Mazurenko, rebuffées par Petlioura qui fait séquestrer ses envoyés pour bolchevisme. Rakovski, dans ces démêlés, a

Ontario : Des millions de dollars de subventions pour l’exploration minière et des Autochtones lésés

4 novembre, par Anna Stanley — , ,
Les allégements fiscaux accordés par le gouvernement financent des projets miniers sur le territoire de Grassy Narrows, au détriment des droits des Autochtones et des réserves (…)

Les allégements fiscaux accordés par le gouvernement financent des projets miniers sur le territoire de Grassy Narrows, au détriment des droits des Autochtones et des réserves d'eau de la région.

Tiré de Canadian Dimension
Le 6 octobre 2025 / DE : Anna Stanley
Traduction Johan Wallengren

La Première Nation de Grassy Narrows, soucieuse de préserver ses terres et ses eaux de la contamination industrielle, est à nouveau aux prises avec une société minière canadienne, puisqu'elle s'oppose cette fois au projet de Kinross Gold, société basée à Toronto qui a l'intention de déverser des eaux usées traitées contenant du sulfate dans le réseau fluvial dont elle dépend pour la pêche. Le projet a été initialement approuvé par le gouvernement de l'Ontario, mais la société a dû déposer une nouvelle demande après qu'un tribunal provincial distinct a jugé le projet déraisonnable. Selon les experts, le sulfate, qui ne sera pas éliminé des eaux usées, représente un danger supplémentaire pour la rivière Wabigoon, qui a déjà subi une contamination au mercure résultant de décennies de déversements industriels.

Le soutien de l'Ontario au projet Great Bear de Kinross va bien au-delà d'une réglementation laxiste. Au lieu de protéger Grassy Narrows et son environnement, la province, en collaboration avec le gouvernement fédéral, a discrètement subventionné une grande partie de l'exploration de manière à saper les efforts de la Première Nation pour protéger ses terres et ses eaux. Le projet Great Bear a reçu des subventions fédérales et provinciales totalisant plus de 63 millions de dollars, ce qui a permis de poursuivre une exploration qui, sans cela, n'aurait probablement pas trouvé de financement – et ce malgré les objections de la Première Nation de Grassy Narrows.

La plupart des activités d'exploration entreprises par Great Bear Resources ont été financées à l'aide d'actions accréditives, un mécanisme de financement fiscal dans le cadre duquel les risques liés à l'exploration sont « lessivés » pour les investisseurs.

Les états financiers préparés par Great Bear Resources – société à laquelle Kinross a récemment racheté le complexe dont il est question ici – et déposés auprès des Autorités canadiennes en valeurs mobilières révèlent que la société a levé un peu plus de 118 millions de dollars en actions accréditives entre décembre 2017 et février 2021. Cela représente une subvention fédérale et provinciale combinée de plus de 63 millions de dollars et des bénéfices après impôts pour les investisseurs pouvant atteindre 29 millions de dollars. La société a également reçu 100 000 dollars du Programme ontarien d'aide aux petites sociétés d'exploration minière pour financer l'exploration initiale du site.

Destinées aux particuliers fortunés dont les revenus seraient autrement imposés au taux le plus élevé, les actions accréditives récompensent les investisseurs en substituant un allègement fiscal à la croissance. Les investisseurs ne paient aucun impôt sur la valeur de leur investissement l'année où ils investissent. Lorsqu'ils vendent leurs actions, le produit de la vente est imposé comme un gain en capital à un taux inférieur à celui du revenu personnel. En outre, les investisseurs ont droit à un crédit d'impôt fédéral non remboursable équivalant à 15 % du prix d'achat des actions (appelé crédit d'impôt pour l'exploration minière ou CIEM), ainsi qu'à un crédit d'impôt similaire de 5 % pour l'exploration spécifique à l'Ontario. Le CIEM a récemment été porté à 30 % pour les investissements dans l'exploration minière critique.
Les dimensions coloniales de ces subventions méritent d'être examinées de près. L'opposition, la résistance et les revendications juridiques de la partie autochtone accroît encore la volatilité par rapport au caractère déjà spéculatif de l'exploration, au-delà de ce que même le « capital-risque » le plus tolérant est prêt à supporter. Sans subventions et en l'absence du consentement de la partie autochtone, l'exploration ne peut progresser et les concessions minières expirent.

Or, le financement accréditif permet de financer une exploration qui serait autrement trop risquée par le truchement de l'abandon organisé de recettes fiscales qui se matérialise par l'allégement des déclarations fiscales de particuliers fortunés. Le mécanisme en question joue un rôle essentiel pour ce qui est de faire avancer de force l'exploration en contournant la résistance autochtone, et il suppose une ponction massive de recettes fiscales.

À la différence des investisseurs derrière le financement des activités d'exploration, la province ne remplira guère ses goussets avec celle-ci. Les dernières déclarations fiscales montrent que Kinross n'a payé aucun impôt aux gouvernements fédéral ou provincial en 2024 (ce qui n'est pas surprenant, puisque l'exploration est subventionnée et non imposée). En revanche, les actionnaires de la société, notamment les banques canadiennes et d'importants fonds de pension du secteur public tels que le Régime de retraite des enseignants de l'Ontario, la Société de gestion des investissements de l'Ontario et Investissements PSP, auraient empoché plus de 20 millions de dollars américains (sur la base des participations actuelles) grâce aux dividendes versés par Kinross au cours d'un seul trimestre financier en 2024.

Si l'exploitation de la mine démarre, il n'est pas non plus évident qu'elle générera des recettes fiscales appréciables. Selon ce que prévoit le régime fiscal de l'Ontario, les deux premiers millions de dollars de bénéfices nets ne seraient pas imposés, pas plus qu'une exemption annuelle de 500 000 dollars de bénéfices. Une redevance de 10 % s'appliquerait à tous les bénéfices restants. En outre, comme l'ont souligné les experts, les sociétés ne manquent pas de moyens légaux pour dissimuler leurs bénéfices et éviter de payer des impôts. Kinross possède plusieurs filiales enregistrées dans des paradis fiscaux connus, notamment des sociétés de portefeuille au Luxembourg et aux îles Caïmans qui ne déclarent aucun personnel. En 2024, Kinross a déclaré un chiffre d'affaires brut de 5,14 milliards de dollars américains pour l'ensemble de ses activités et n'a payé que 337 millions de dollars d'impôts.

Le gouvernement de l'Ontario n'a cessé d'entraver les efforts déployés par la Première Nation de Grassy Narrows pour réhabiliter son bassin versant : il a ignoré une déclaration foncière établie en vertu du droit autochtone qui interdit l'exploitation minière et toute autre utilisation industrielle des terres ancestrales de la Première Nation ; il a refusé de reconnaître la création d'une aire protégée et de conservation autochtone ; et il s'est traîné les pieds dans l'enquête sur l'un des sites de contamination industrielle les plus notoires et les plus dévastateurs de l'Ontario. Au mépris total des droits autochtones et des lois de la Première Nation, le gouvernement Ford a présidé à l'exploitation de centaines de milliers d'hectares du territoire ancestral de celle-ci, principalement pour l'or, et a délivré des permis d'exploration sans l'en informer ni la consulter. Ces initiatives sont directement soutenues par des subventions à l'exploration, qui transfèrent le risque financier au public tout en enrichissant les investisseurs privés.

L'enjeu n'est pas seulement la politique fiscale ou le financement des sociétés, mais la santé d'un peuple et l'intégrité de son bassin versant. Pour la Première Nation de Grassy Narrows, le choix est clair : oui à une eau propre, à une véritable remise en état et au respect des droits et acquis autochtones, non à un autre projet industriel subventionné menaçant d'aggraver une situation déjà désastreuse.

* Dr Anna Stanley est professeure adjointe au département de géographie, d'environnement et de géomatique de l'université de Guelph.

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Ensemble, on bloque le recul

4 novembre, par Collectif —
Quand les projets de la CAQ tournent au désastre, de SAAQclic à Northvolt, le gouvernement Legault préfère faire diversion et changer de sujet. Au lieu de s'attaquer à la crise (…)

Quand les projets de la CAQ tournent au désastre, de SAAQclic à Northvolt, le gouvernement Legault préfère faire diversion et changer de sujet. Au lieu de s'attaquer à la crise du logement, à la santé en déroute ou aux écoles délabrées, il s'en prend aux syndicats.

Grand rassemblement intersyndical

Le 29 novembre, on ne tombera pas dans le piège : marchons pour lui rappeler les vraies priorités !

Toute la population est invitée à se joindre au grand rassemblement intersyndical ! Une grande marche se mettra en mouvement, à Montréal, pour se rendre jusque devant le bureau du premier ministre coin McGill College et Sherbrooke.

Venez en grand nombre !

Quand : 29 novembre à 13 h 30

: Place du Canada (Montréal)

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Pour un programme de rupture : socialiser l’économie, combattre le patriarcat et construire le pouvoir populaire

4 novembre, par Bernard Rioux — ,
Le débat ouvert sur l'actualisation du programme de Québec solidaire n'en est qu'un premier moment. Ce qui se joue, ce n'est pas un simple ajustement de formulations : c'est la (…)

Le débat ouvert sur l'actualisation du programme de Québec solidaire n'en est qu'un premier moment. Ce qui se joue, ce n'est pas un simple ajustement de formulations : c'est la direction que prendra notre parti dans les années à venir. Le Parti de la rue défend une orientation qui vise à mobiliser largement afin de pouvoir rompre avec l'ordre établi.

Quand on lit le texte de la coordination nationale à propos de la préservation de la biodiversité, on voit bien qu'il se limite à juxtaposer des enjeux — biodiversité, climat, santé, alimentation — sans jamais en identifier la cause systémique : le capitalisme. Le cœur du problème est là. Tant que nous ne nommons pas le capitalisme comme la cause de la destruction des écosystèmes, de la marchandisation de la vie et de l'exploitation du travail, nous ne donnons pas tout son sens à notre lutte.

La décroissance ne se limite pas au secteur des industries polluantes

Depuis trop longtemps, Québec solidaire refuse d'assumer clairement une perspective de décroissance. Le Programme actualisé soumis à la discussion parle de décroissance des secteurs fossiles, comme si le problème se limitait à quelques industries polluantes. Mais la décroissance, c'est bien plus que cela : c'est une critique radicale du productivisme et de la recherche illimitée du profit. C'est une remise en cause de la logique capitaliste.

La décroissance, ce n'est pas produire un peu plus « vert ». C'est comme l'écrit l'amendement du CAP écologiste produire autrement, pour d'autres fins : satisfaire les besoins humains réels, préserver la vie et réduire la dépendance au marché. Elle implique la planification démocratique de la production, la socialisation des grands moyens de production et le renversement de la logique d'accumulation privée.

Socialiser, ce n'est pas seulement étatiser

C'est pourquoi la question de la socialisation est décisive. Dans le texte proposé dans l'actualisation du programme, la socialisation est définie comme une extension de l'économie sociale — OBNL, coopératives, entreprises collectives. Mais l'économie sociale ne sort pas du capitalisme : elle en est un aménagement partiel, elle en atténue certains impacts. Nous définissons la socialisation comme la prise de contrôle collectif des secteurs stratégiques — énergie, mines, forêts, banques, grandes entreprises industrielles — par les travailleurs, les travailleuses et les communautés.

Cela signifie aller au-delà de la simple étatisation, comme on l'a vu avec Hydro-Québec. L'étatisation a été un progrès à son époque, mais elle a concentré le pouvoir entre les mains d'une technocratie publique sans véritable contrôle populaire. Socialiser, c'est décentraliser, démocratiser, planifier collectivement. C'est faire de l'économie un bien commun, géré par les travailleurs, les travailleuses, les citoyens·es des territoires.

Rompre avec les monopoles

Aujourd'hui, les grands monopoles privés — miniers, forestiers, financiers — contrôlent notre économie, accaparent nos ressources et sabotent toute transition réelle. Ces entreprises n'ont aucun intérêt à la transformation écologique : elles en vivent. Leurs profits dépendent de l'extraction, de la surexploitation et de la destruction des milieux vivants. C'est pourquoi nous soutenons les propositions du CAP écologiste et des associations qui proposent la nationalisation/socialisation complète du secteur énergétique, la création de micro-réseaux municipaux publics, le refus de toute relance du nucléaire et la socialisation des entreprises fossiles pour en assurer le démantèlement.

La lutte, pas la simple régulation

Mais ces transformations ne viendront pas d'un futur gouvernement solidaire isolé au sommet de l'État. Elles viendront de la lutte sociale, de la mobilisation populaire, de la construction d'un rapport de force capable d'imposer la rupture. Notre programme doit être un instrument de lutte, pas un programme de gouvernement.

C'est pourquoi nous devons articuler nos revendications à des campagnes concrètes : contre les privatisations, pour la réduction du temps de travail, pour la salarisation des médecins, pour la gratuité scolaire et la démocratisation du réseau public. Ce sont ces luttes, et non les promesses électorales, qui transforment la société.

Le travail comme émancipation nécessite de briser l'exploitation

Quand on parle d'humaniser le travail, on peut se contenter de formules générales sur l'importance du temps libre. L'humanisation du travail passe par la réduction du temps de travail à 32 heures par semaine, sans perte de salaire, par la répartition équitable de la richesse et par la démocratisation des lieux de travail. La véritable démocratie commence là où les gens passent le plus clair de leur vie : dans la production. Pour humaniser le travail, le programme doit identifier les luttes qui sont nécessaires pour contrer la surcharge au travail. Ce dont il faut parler, ce sont des combats à mener et à soutenir ici et maintenant, dans les milieux de travail et dans les mouvements sociaux.

Reconstruire le service public et le pouvoir populaire

Sur le système de santé et des services sociaux, le programme actualisé proposé est dramatiquement silencieux : rien sur la privatisation, rien sur le mode de rémunération des médecins, ni sur la nécessaire débureaucratiser le réseau. Ces questions, pourtant centrales, sont absentes du débat alors qu'elles devraient être au cœur d'un projet de réappropriation populaire du système de santé publique. Démocratiser le service public, c'est le rendre à ceux et celles qui le font vivre.

Sur la fiscalité, la famille et l'éducation, le texte propose des orientations globalement justes – redistribution de la richesse, lutte contre la pauvreté, approche féministe et inclusive- mais sans ancrage concret dans les luttes sociales. Parler de gratuité scolaire n'a de sens que si l'on se souvient que ce sont les mobilisations étudiantes de 2012 qui ont fait capoter les projets de hausse des frais de scolarité. Aujourd'hui encore, des enseignant·es en francisation qui se sont mobilisé·es contre les coupes budgétaires ont participé à la remise en question de l'austérité gouvernementale.

Sur la démocratie et la culture, les propositions d'élargir les droits politiques aux personnes résidentes permanentes ou en attente de statut vont dans le bon sens. Mais elles restent déconnectées des luttes actuelles contre les politiques migratoires racistes et les attaques contre les droits fondamentaux des personnes immigrantes. Un programme ne doit pas seulement dire ce qu'un gouvernement ferait ; il doit dire comment, dès maintenant, on s'organise pour défendre ces droits.

Sur la laïcité, même constat : des propositions positives existent, mais la discussion reste abstraite, sans lien avec les mobilisations nécessaires pour en finir avec la laïcité discriminatoire imposée par la CAQ.

Indépendance pour une véritable libération nationale

Sur l'indépendance, l'aveuglement est frappant. Dire qu'il n'y a rien à débattre aujourd'hui, c'est ignorer la recomposition politique en cours. L'impérialisme sous la direction de Trump menace le Canada d'annexion et lui livre une guerre commerciale. Le PQ promet un référendum tout en faisant des personnes immigrantes les responsables de tous les maux. Cette nouvelle donne pose à Québec solidaire des questions stratégiques fondamentales. Peut-on construire une majorité pour l'indépendance en s'alliant indistinctement à la droite et à la gauche, comme le propose le PQ ? Nous disons non. La majorité politique pour l'indépendance ne pourra émerger que lorsque la majorité populaire, forgée dans les luttes sociales, féministes, écologiques, antiracistes et décoloniales, fera de l'indépendance son propre projet.

C'est cette stratégie qu'il faut affirmer : faire de l'indépendance le prolongement d'un projet de société émancipateur.

L'indépendance c'est un moyen de libération collective. Elle ne se fera pas sans la conquête du pouvoir économique et sans la socialisation des richesses du Québec.

Pour un Québec écoféministe

Le Programme actualisé réaffirme la construction d'un Québec féministe et inclusif, intégrant la pluralité des genres. Les reformulations visent à actualiser le langage sans en modifier l'orientation politique.

L'amendement de l'Association de Jean-Lesage introduit une rupture majeure : la reconnaissance de l'écoféminisme. En articulant patriarcat, capitalisme et destruction de la nature, cette proposition relie les luttes des femmes à une critique systémique de l'économie capitaliste.

L'écoféminisme déplace le féminisme de l'égalité formelle vers une analyse de la reproduction sociale, du travail gratuit et de la domination violente. Il exprime l'articulation entre féminisme, écologie et économie du soin. En ce sens, il renforce la cohérence du programme solidaire autour du prendre soin comme principe organisateur d'une société égalitaire et met à nu le cœur du système capitaliste-patriarcal : l'exploitation du travail gratuit des femmes et la domination violente qui la soutient.

L'internationalisme contre l'impérialisme

De même, notre altermondialisme doit s'enraciner dans la solidarité active avec les peuples en lutte : de Palestine, d'Ukraine, peuples autochtones, migrants·es. Sortir de l'OTAN, refuser la militarisation et construire une diplomatie des peuples, voilà les bases d'un internationalisme concret, qui doit inspirer nos mobilisations contre les projets militaristes du gouvernement canadien.

Sur l'immigration, il faut rompre avec la logique hypocrite de la « capacité d'accueil ». Dans un monde ravagé par les crises écologiques et les guerres, nous devons défendre la liberté de circulation et d'établissement, et affirmer la responsabilité collective face aux déplacements forcés de personnes que le capitalisme engendre.

Pour un Québec solidaire de rupture

En définitive, notre programme doit redevenir ce qu'il a cessé d'être : une stratégie anticapitaliste de transformation sociale. Il doit articuler trois axes : la socialisation des moyens de production, la planification démocratique et la construction du pouvoir populaire.

La droite prépare sa rupture réactionnaire. À nous de construire la nôtre : une rupture émancipatrice, égalitaire, féministe, écologique et écosocialiste. C'est cette radicalité — claire, assumée, populaire — qui peut rallier la majorité sociale à la cause de l'indépendance et du socialisme.

En somme, nous devons ancrer notre programme dans les luttes sociales réelles, définir les revendications, les alliances et les moyens d'action qui permettent de construire le pouvoir populaire. Ce n'est pas en promettant une meilleure gestion du capitalisme que nous convaincrons : c'est en affirmant la nécessité d'une rupture radicale avec lui.

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Les attaques de Carney vont déclencher des luttes majeures

4 novembre, par John Clarke — ,
Dans ma chronique CD de juin sur la guerre des classes menée par Mark Carney, j'ai suggéré : « Nous pouvons voir émerger un consensus efficace au sein de la classe politique (…)

Dans ma chronique CD de juin sur la guerre des classes menée par Mark Carney, j'ai suggéré : « Nous pouvons voir émerger un consensus efficace au sein de la classe politique canadienne sur la nécessité de répondre à la menace de la guerre commerciale de Trump par une action concertée visant à supprimer les obstacles à la rentabilité et à stimuler la « compétitivité ». Cela prend déjà les dimensions d'une attaque majeure contre les travailleurs et les travailleuses, les communautés et l'environnement. »

Tiré de Canadian dimension.

27 octobre 2025

À l'approche du budget fédéral, il ne fait aucun doute que le gouvernement Carney à Ottawa jouera un rôle de premier plan dans la mise en œuvre d'un programme d'austérité sans précédent, accompagné d'un transfert de ressources pour alimenter des dépenses militaires effrénées et un régime étatique hautement interventionniste qui facilitera l'exploitation et la recherche du profit. À cet égard, l'accent sera particulièrement mis sur la facilitation des projets les plus destructeurs liés aux combustibles fossiles.

Dans ce même article, j'ai également plaidé en faveur de la nécessité d'un front commun de résistance sociale à l'échelle du Canada contre l'attaque menée par Carney, et j'ai conclu que « la tentative de faire porter le poids de la crise commerciale sur les travailleurs, les travailleuses et les communautés engendre de profondes injustices et une colère latente qui peuvent déclencher un tel mouvement. »

Une résistance émergente

Je suis loin de vouloir encourager un excès de confiance, surtout compte tenu de l'ampleur de l'attaque à laquelle nous sommes confronté·s et du manque général de préparation à riposter de manière unie et puissante. Cela dit, il est également clair que Carney et ses acolytes ne pourront pas imposer leur programme régressif aux travailleurs, aux travailleuses et aux communautés sans rencontrer une résistance farouche. Les preuves en sont partout autour de nous.

Tout d'abord, nous ne devons jamais sous-estimer le potentiel explosif de la résistance autochtone au Canada. Le gouvernement Carney et ses homologues provinciaux et territoriaux se rendront compte que leur volonté de lancer des projets pétroliers et gaziers nuisibles et dangereux, au mépris des droits des Autochtones, est une entreprise risquée.

Lorsqu'on évalue les perspectives de résistance autochtone dans une situation particulière, il est toujours important de prendre en compte non seulement les réactions des instances dirigeantes reconnues par la Loi sur les Indiens, mais aussi celles qui émergent au sein des communautés autochtones. Ces dernières sont susceptibles d'être moins patientes, moins modérées et moins respectueuses ; elles revêtent donc une importance capitale.

Les dirigeant·es autochtones officiellement reconnu·es ont elleux-mêmes exprimé une indignation bouillonnante, frôlant la défiance ouverte, en réponse à la ligne de conduite envisagée par Carney. Il est très clair que la conformité autochtone qu'il espère obtenir risque de s'avérer très difficile à obtenir.

Selon The Walrus, le sommet sur les grands projets des Premières Nations organisé par les libéraux en juillet dernier est loin d'avoir été un succès retentissant. Le projet de loi C-5, qui ouvre la voie à ces projets, a suscité un profond ressentiment. Le grand chef Stewart Phillip, de l'Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique, s'est plaint que « le seul objectif » du sommet était d'annoncer que le projet de loi « est désormais la loi du pays » et que les Premières Nations doivent « accepter pleinement cette réalité et s'y adapter ». Le chef des Atikameksheng Anishnawbek, Craig Nootchtai, est allé plus loin, qualifiant l'événement d'« asservissement ».

Au-delà de ces réactions officielles, nous avons déjà constaté les premiers efforts des communautés autochtones pour mobiliser une opposition active au colonialisme intensifié des ressources mené par Carney et ses allié·es provinciaux.

En juin, Toronto Today a pris note d'un campement de protestation autochtone érigé sur le terrain de l'Assemblée législative de l'Ontario en réponse à l'adoption du projet de loi 5, qui donne au gouvernement de l'Ontario « le pouvoir de désigner des « zones économiques spéciales » et d'accorder certaines exemptions aux lois et règlements provinciaux, tels que les évaluations environnementales ou la consultation des communautés autochtones, dans le but d'accélérer le développement économique ».

L'un des participants à l'action a fait valoir que cette législation constituait « un nouvel exemple de « génocide économique » des Premières Nations ». Il a prédit de manière très plausible que « cette manifestation n'était que le début de l'opposition autochtone à la nouvelle législation ».

Au cours du même mois, comme l'a rapporté l'APTN, des membres des communautés d'Attawapiskat et de Neskantaga, dans le nord de l'Ontario, ont établi un « campement quasi permanent » près d'un projet de pont destiné à faciliter les opérations d'extraction dans la région du Cercle de feu. L'un des participants a déclaré : « Notre message est simple : personne ne traversera la rivière Attawapiskat sans notre consentement libre, préalable et éclairé. »

La poursuite d'une stratégie de « construction nationale » axée en grande partie sur la dégradation de l'environnement et le déni des droits des autochtones risque de se heurter à une résistance beaucoup plus forte à mesure qu'elle prendra de l'ampleur et que ses effets s'intensifieront. Il suffit de se rappeler la résistance massive menée par les autochtones en 2020 en réponse aux attaques de la GRC contre les camps de défenseurs des terres Wet'suwet'en. Les perturbations économiques résultant de cette lutte ont provoqué une crise politique pour le gouvernement fédéral de l'époque.

Les travailleurs et travailleuses du secteur public

Il est évident que les mesures d'austérité sévères de Carney et l'érosion supplémentaire des services publics qu'elles entraînent s'accompagneront inévitablement d'une attaque massive contre les travailleurs et travailleuses du secteur public. Cette attaque s'étendra certainement au-delà de la juridiction fédérale et intensifiera la pression sur les travailleuses et travailleurs provinciaux et municipaux à travers le pays. Tout porte à croire que la guerre lancée par Carney contre les travailleurs et les travailleuses du secteur public et leurs syndicats conduira à des luttes de classe très importantes sur ce front. En effet, des conflits de ce type éclatent déjà.

Comme je l'ai déjà suggéré, le budget fédéral imminent sera probablement un moment décisif dans la mise en œuvre d'une austérité extrême et de coupes sombres dans le secteur public. Carney lui-même n'a fait aucun effort pour dissimuler ses intentions à cet égard et s'en est même vanté.

Dans un article publié le mois dernier dans The Guardian, Leyland Cecco rapporte que Carney a déclaré : « C'est à la fois un budget d'austérité et d'investissement. Et cela est possible si nous faisons preuve de discipline. » Bien sûr, le type d'investissement qu'il a en tête n'a rien à voir avec la satisfaction des besoins des communautés.

En août, Adam D.K. King, du Maple, a mis en garde contre des coupes budgétaires fédérales imminentes d'une ampleur historique, soulignant que « l'AFPC et d'autres syndicats du secteur public fédéral avertissent depuis des mois des conséquences potentiellement catastrophiques du plan proposé par le gouvernement libéral visant à réduire les dépenses de 15 % ».

Des coupes aussi massives entraîneraient d'énormes pertes d'emplois parmi les travailleuses et travailleurs du secteur public fédéral, avec des répercussions sur les travailleuses et travailleurs provinciaux et municipaux, car les autres niveaux de gouvernement réagiraient par des coupes budgétaires. Partout au pays, nous voyons déjà les personnes travaillant dans le secteur public se mobiliser en réponse au programme d'austérité qui leur est imposé.

Malgré les assurances de Carney selon lesquelles il représentera « l'intérêt national », son gouvernement mène actuellement une attaque tous azimuts contre les services postaux et les travailleurs et travailleuses qui les assurent. Comme l'a souligné Dru Oja Jay dans The Breach, « les milliardaires ont tout à gagner à démanteler Postes Canada, et leur rôle caché façonne l'ensemble du combat ». En conséquence, les libéraux ont « annoncé leur intention de supprimer la distribution à domicile... de remplacer les postier·es par des boîtes aux lettres communautaires, d'accélérer les livraisons en recourant à des travailleuses et travailleurs précaires sous-traitants et de céder discrètement les itinéraires rentables à des transporteurs privés ».

Alors que les postier·es poursuivent leur lutte, désormais sous la forme de grèves tournantes, et que d'autres travailleurs et travailleuses du secteur public fédéral se préparent à contester les mesures d'austérité qui se profilent, les travailleuses et travailleurs provinciaux de diverses régions du pays ripostent. C'est le prélude à des batailles plus importantes et plus décisives qui s'annoncent.

Une déclaration publiée le 9 octobre par le Syndicat des employé·es de la fonction publique de l'Ontario (OPSEU) nous informe que « le personnel de soutien à temps plein des 24 collèges de l'Ontario est en grève depuis le 11 septembre 2025, avec la sécurité de l'emploi comme principale revendication ». Les 10 000 travailleuses et travailleurs en grève s'opposent aux « réductions proposées, notamment l'automatisation, l'externalisation et les fusions [afin que] les protections obtenues lors de cette ronde soient déterminantes dans la lutte contre les licenciements futurs ».

Quelque 51 000 enseignant·es sont actuellement en grève en Alberta dans ce que la CBC qualifie de « plus grande grève de l'histoire de la province ». Il est tout à fait clair que cette lutte découle également de l'attaque générale contre les services publics et les travailleuses et travailleurs qui les fournissent. Elle reflète « des préoccupations de longue date, notamment en matière de salaires, de classes surchargées et de manque de soutien aux élèves ayant des besoins complexes ».

Pendant ce temps, en Colombie-Britannique, le Times Colonist a rapporté le 9 octobre que « deux syndicats représentant les professionnel·les et les fonctionnaires de la Colombie-Britannique ont intensifié jeudi leur mouvement de grève qui dure depuis plusieurs semaines, afin d'inclure environ 26 000 employé·es de plus de 20 ministères et sociétés et agences provinciales ». Le BC General Employees' Union (BCGEU) souligne que « les fonctionnaires sont confronté·es à une crise du pouvoir d'achat » et contestent les effets cumulatifs de l'austérité.

Alors que Carney se prépare à intensifier l'attaque d'austérité et les autres éléments de son programme régressif, nous pouvons constater que la résistance est déjà en marche. Les mesures que les libéraux et les autres niveaux de gouvernement chercheront à imposer dans les mois à venir renforceront considérablement la nécessité de riposter.

Les communautés autochtones et les travailleuse et travailleurs du secteur public démontrent déjà les perspectives d'une résistance majeure. Ce qu'il faut toutefois de toute urgence, c'est un effort déterminé pour créer le type de front commun puissant qui puisse aller au-delà des luttes individuelles et construire une résistance unie et coordonnée. Carney et ses acolytes ont élaboré leur plan d'attaque et le moment est venu de préparer une riposte décisive.

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Armes, chefs de guerre et terres dévastées : la stratégie d’Israël pour Gaza après la guerre

4 novembre, par Muhammad Shehada — , ,
Dans la bande de Gaza d'après-guerre, Israël soutient quatre milices criminelles principales afin de provoquer le chaos interne, de collecter des renseignements et d'exercer (…)

Dans la bande de Gaza d'après-guerre, Israël soutient quatre milices criminelles principales afin de provoquer le chaos interne, de collecter des renseignements et d'exercer son contrôle.

Tiré de Association France Palestine Solidarité. Photo : Un char de l'armée israélienne pénétrant dans la bande de Gaza lors d'une offensive contre l'enclave, 18 juillet 2014 © Yotam Ronen / Activestills. Publié par The New Arab.

Alors qu'un cessez-le-feu semblait se profiler à Gaza, le chef d'un gang lié à l'État islamique et soutenu par Israël, Yasser Abu Shabab, a exigé une « protection internationale », terrifié à l'idée d'être traduit en justice pour avoir systématiquement pillé l'aide humanitaire, collaboré avec Israël et tué des Palestiniens.

L'armée israélienne avait refusé de permettre à ces gangs criminels de se réfugier en Israël même et voulait les abandonner, jusqu'à ce que Netanyahu parvienne à modifier les lignes de retrait du plan Trump et à garder plus de 58 % de Gaza entre les mains d'Israël.

Abu Shabab a alors continué à bénéficier d'une protection, Israël trouvant utile à cette milice de poursuivre la guerre par d'autres moyens.

Jusqu'à présent, cela a consisté à provoquer des conflits civils, à orchestrer l'effondrement de la société, à mener des assassinats, des opérations d'espionnage, des enlèvements et des opérations de type « coup de poing » sur le terrain, tandis qu'Israël bombardait depuis les airs.

Le bras armé officieux d'Israël dans le génocide de Gaza

Au cours des derniers mois, Israël a encouragé la formation d'autres gangs similaires à celui d'Abu Shabab à Rafah dans le reste de la bande de Gaza. Husam al-Astal à Khan Younis, Ashraf al-Mansi à Beit Lahia dans le nord et Rami Heles dans l'est de Gaza dirigent désormais chacun un groupe financé, armé, hébergé et protégé par Israël dans les 58 % du territoire de Gaza qui sont entièrement dépeuplés et contrôlés par l'armée israélienne.

Ces gangs ne sont pas apparus spontanément. Depuis mai 2024, l'agence israélienne Shin Bet et l'armée israélienne identifient et recrutent des criminels et des fugitifs recherchés par les autorités, en particulier ceux qui se sont échappés de prison après le 7 octobre, comme Abu Shabab.

Israël a artificiellement regroupé ces individus en leur promettant le pouvoir, l'argent, des armes, des véhicules, des maisons et les luxes dont les Gazaouis sont privés, comme la nourriture, l'eau, les cigarettes et les téléphones.

Israël utilise ces gangs à quatre fins principales : provoquer une famine à Gaza en lâchant des militants pour piller 90 % des convois d'aide humanitaire sous la protection de l'armée israélienne ; provoquer l'effondrement de la société, le chaos et l'érosion de l'ordre civil ; mener des opérations pour le compte d'Israël ; et gérer les camps de Rafah dans lesquels Israël voulait parquer toute la population de Gaza.

Le recours à ces gangs permettrait à Israël de maintenir un déni plausible et d'externaliser la responsabilité de la famine ou du chaos à Gaza.

Cette tactique rappelle ce qu'Israël a fait au Liban en 1982, lorsqu'il a créé le groupe proxy de l'Armée du Sud-Liban (ASL) et l'a utilisé pour mener à bien le massacre de Sabra et Chatila, au cours duquel 3 500 Palestiniens ont été massacrés dans deux camps de réfugiés. La SLA s'est effondrée dès le retrait d'Israël du Sud-Liban, et ses membres ont soit fui vers Israël, soit été jugés pour trahison.

Israël a également facilité, de manière active ou passive, l'acheminement d'armes à feu, d'argent liquide, de véhicules et de munitions vers les grands clans de Gaza, dans le cadre d'une tactique simple consistant à diviser pour mieux régner et à épuiser les Palestiniens par des luttes intestines.

Lorsqu'elle quittait une zone pendant la guerre, l'armée israélienne laissait souvent derrière elle les armes à feu des militants du Hamas qu'elle avait tués, afin que les clans les trouvent et les récupèrent. Dans d'autres cas, Israël utilisait des intermédiaires pour fournir directement des armes ou de l'argent à ces clans.

Malgré le refus des clans d'agir en tant que mandataires, Israël pensait que les armer créerait un défi interne pour le Hamas.

La stratégie d'Israël se retourne contre lui

En juin, le journal israélien Yediot Ahronoth a admis que « le pari d'Israël sur la milice Abu Shabab était en train d'échouer ». La taille des gangs reste relativement modeste, quelques centaines de membres au mieux, et un nombre croissant d'entre eux se sont récemment rendus ou agissent désormais comme agents doubles au sein des milices.

Le recours par Israël à des gangs intermédiaires s'est retourné contre lui de deux autres manières cruciales. Premièrement, la popularité du Hamas à Gaza a commencé à remonter après l'émergence d'Abu Shabab et de ses « forces populaires », compte tenu de leur réputation notoire de trafiquants de drogue liés à l'EI et responsables du pillage de la grande majorité de l'aide humanitaire.

La crainte des gangs criminels et des collaborateurs qui dirigent Gaza a créé un effet de ralliement autour du drapeau qui a joué en faveur du Hamas, car celui-ci avait mis en place une « unité Arrow » chargée de traquer les membres des gangs.

La répression sécuritaire lancée par le Hamas après le cessez-le-feu vise à renforcer encore la popularité du groupe en se vengeant de ces gangs et en rétablissant la sécurité et l'ordre public.

Deuxièmement, ces derniers jours, le Hamas a confisqué des centaines d'armes à feu, des dizaines de véhicules et d'autres munitions, en plus des sommes importantes que l'Israël avait données aux gangs, aux clans, aux criminels et aux collaborateurs de Gaza. Cela a conduit la chaîne israélienne Channel 12 à admettre qu'Israël aidait involontairement le Hamas à regagner en puissance.

Le projet d'Israël pour les gangs

Dès l'annonce du cessez-le-feu, le Hamas a lancé une campagne visant à désarmer et démanteler différentes milices autour de l'enclave, mais les quatre principaux gangs israéliens ont tous été déplacés derrière la ligne jaune qui coupe Gaza en deux.

Tout Palestinien qui tente de franchir cette ligne est abattu par Israël à vue, et les médias israéliens admettent ouvertement que l'armée « garde » et protège ces gangs dans une « zone d'extermination » dépeuplée.

Ce n'est pas par loyauté ou par générosité qu'Israël consacre ses ressources militaires à la protection d'un groupe de hors-la-loi, de fugitifs et de collaborateurs. C'est plutôt parce que ces gangs sont encore utiles aux objectifs d'Israël.

Depuis le cessez-le-feu, Israël utilise ses gangs pour atteindre des zones de Gaza inaccessibles à l'armée, afin de recueillir des renseignements, de recruter davantage de collaborateurs et, surtout, de mener des assassinats et d'autres attaques avant de retourner dans la zone tampon. Cette réalité a été mise en évidence avec l'enlèvement et le meurtre de Saleh Jafarawi, un éminent militant gazaoui.

Depuis le début du cessez-le-feu, Israël utilise également les gangs pour alimenter le discours sur la guerre civile, qui présente les Palestiniens comme incapables de se gouverner eux-mêmes et nécessitant une intervention extérieure, afin de justifier la reprise des bombardements israéliens sous prétexte de « protéger les Gazaouis du Hamas ».

Israël pourrait également utiliser ses gangs pour mener une opération sous fausse bannière afin de justifier la reprise du génocide à pleine puissance. L'ancien officier du Mossad, Avner Avraham, a récemment déclaré que « l'idée créative » d'Israël pour faire échouer le cessez-le-feu pourrait être « que notre peuple envoie des missiles depuis l'intérieur [de Gaza] et que nous disions alors « oh, il y a un missile qui vient de Gaza », ce qui nous permettrait de [riposter] ». Il a ajouté : « Nous allons effacer Gaza ».

Enfin, Israël utilise désormais les gangs pour contourner la pression visant à reconstruire Gaza. Le gouvernement israélien a réussi à convaincre l'administration Trump que la reconstruction de l'enclave ne devait être effectuée que dans les 58 % contrôlés par Israël.

Mais ces zones sont entièrement dépeuplées, à l'exception de quelques centaines de membres de gangs et de leurs familles. Aucun Palestinien n'est autorisé à entrer dans ces zones, alors à qui cette reconstruction sélective et superficielle est-elle destinée ?

Cela signifie qu'Israël a l'intention de construire un village Potemkine, une façade extérieure pour faire croire au monde que la situation est meilleure qu'elle ne l'est en réalité, puis de l'utiliser comme prétexte pour justifier pourquoi deux millions de personnes devraient rester enfermées dans une zone inhabitable et régulièrement bombardées par les airs et attaquées au sol par des gangs.

Le Myanmar a utilisé une astuce similaire en 2023 pour blanchir son génocide des Rohingyas. Le gouvernement birman a construit deux « villages modèles » pour 314 familles rohingyas, avec de minuscules habitations dépourvues de salles de bain, de cuisines ou de moyens d'approvisionnement alimentaire, simplement pour dissimuler ses atrocités. Pendant ce temps, plus d'un million de Rohingyas sont toujours réfugiés au Bangladesh et dans les pays voisins.

Israël présentera le village d'Abu Shabab comme la preuve qu'il « aide les Gazaouis » et n'empêche pas la reconstruction, tout en rejetant la responsabilité des conditions de vie invivables qu'il impose à deux millions de Palestiniens enfermés dans l'autre moitié rasée de Gaza.

Israël ne se contente pas de mener une guerre, il met en scène un spectacle pour le monde entier, où des collaborateurs se font passer pour des leaders communautaires et où des villes fantômes sont présentées comme des « reconstructions ».

Derrière les barbelés et la propagande se cache une innovation sinistre dans la violence coloniale : la domination par procuration, la ruine par conception. Les gangs portent peut-être des keffiehs et des cartes d'identité palestiniennes, mais ils opèrent comme le bras armé officieux d'Israël, chargés non pas de gouverner, mais de rendre impossible la gouvernance et la cohésion sociale.

Si le monde adhère à cette illusion, il ne trahira pas seulement Gaza, il récompensera un plan de génocide qui cache sa main derrière des collaborateurs et des façades en béton.

Muhammad Shehada est un écrivain et analyste palestinien originaire de Gaza et responsable des affaires européennes chez Euro-Med Human Rights Monitor.

Traduction : AFPS

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