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Contourner les États belliqueux pour faire la paix ?

4 novembre, par Michel Gourd — ,
Un forum, qui vient de se tenir en Europe, met de l'avant une idée basée sur les divers acteurs de la société civile pour arriver à contourner les pays qui ont des réticences à (…)

Un forum, qui vient de se tenir en Europe, met de l'avant une idée basée sur les divers acteurs de la société civile pour arriver à contourner les pays qui ont des réticences à promouvoir des processus de paix.

C'est environ 4 000 participants du monde entier, 25 ministres et plus de 15 chefs d'État et de gouvernement qui ont assisté au Forum de Paris sur la Paix, qui s'est déroulée les 29 et 30 octobre et dont le thème était, « Nouvelles coalitions sur la paix, les peuples et la planète ». Ceux-ci ont écouté environ 500 intervenants et participé à près de 90 tables rondes et conférences.

Contourner les États belliqueux

Le fondateur et directeur général du forum de Paris sur la Paix, Justin Vaïsse, n'y va pas par quatre chemins. « Nous sommes déterminés à remplir notre mission : réinventer la diplomatie dans un monde en mutation. » Il visait cette année à construire de nouvelles coalitions tentant de promouvoir la paix dans les conflits qui confrontent les nations et les populations de la planète.

L'ex-patron de l'organisation mondiale du commerce (OMC) qui est actuellement le vice-président de ce forum, Pascal Lamy, considère qu'il y a un lien entre les guerres, les conflits, les changements climatiques, la perte de la biodiversité et le recul de la démocratie. Ce Forum tente donc de prendre ensemble tous ces phénomènes et de changer les manières de coopérer à l'international. « Nous voyons bien que les nations souveraines, qui sont 200 sur cette planète, ont de plus en plus de mal à se mettre d'accord pour faire les choses ensemble », affirme-t-il en pointant qu'en matière de climat ou de paix, il faut que toutes les parties prenantes travaillent ensemble pour espérer réussir.

Le Forum veut donc depuis huit ans contourner les États réfractaires aux propositions de paix en s'adressant directement à des acteurs dont l'intérêt est de parvenir à des résultats tangibles. Sont visé les grosses organisations de la société civile, telle WWF ou Greenpeace qui ont en commun avec le business, de grandes institutions académiques et avec des élus de grandes villes, d'obtenir à court terme des résultats qui sont ce que les populations veulent, sans être bloqué par des objectifs et des intérêts de dirigeants de pays réfractaires à la paix.

Nouvelles coalitions

« Quand nous nous penchons au chevet d'un monde brutalisé et chaotique, ce n'est pas simplement pour l'analyser : c'est pour agir, c'est pour coaliser les acteurs en vue de le transformer », affirmait Justin Vaïsse lors de la clôture de l'événement.

Trois nouvelles coalitions ont été formées lors de ce forum. Celle pour la paix a travaillé sur la crise des Grands Lacs sur le continent africain, les défis au Moyen-Orient et en Ukraine, la protection des démocraties, ainsi que la gouvernance de l'IA. L'ancien Premier ministre israélien, Ehud Olmert, y a mis de l'avant la nécessité d'une solution à deux États en Palestine. Michelle Bachelet, ancienne Haute-Commissaire aux droits de l'Homme à profiter de l'occasion pour annoncer sa candidature au poste de Secrétaire général des Nations unies.
Dans celle pour les peuples qui a touché l'intégrité de l'information et les médias indépendants, en présence du Prix Nobel de la paix, Maria Ressa, a été adoptée par 29 États une déclaration politique collective pour renforcer l'action multilatérale, augmenter les ressources pour promouvoir une information fiable et contrer la manipulation.

En ce qui concerne celle pour la planète, qui soulignait le 10e anniversaire de l'Accord de Paris et préparait la COP 30 au Brésil, a été soulignée l'urgence de réduire les émissions de méthane, d'accélérer la reforestation et de renforcer la coopération nord-sud. Le président de la COP 30, André Aranha Corrêa do Lago, a réussi à obtenir un large consensus sur la nécessité de réduire concrètement les émissions de méthane du secteur énergétique et d'accélérer l'élimination du charbon.

L'autosuffisance de l'Afrique

L'autosuffisance de l'Afrique en matière alimentaire en 2030 et comment rétablir une justice économique pour les pays émergents ont aussi été des sujets importants. « On a commencé à deux, trois, maintenant on est 30 ou 50 organisations qui travaillent ensemble dans cette direction », continue Pascal Lamy. Selon lui, l'Afrique dispose d'un maximum de ressources naturelles dont l'économie mondiale a besoin. En même temps, ce continent est très durement frappé par le réchauffement climatique et par la diminution de la biodiversité.
La question serait donc comment mobiliser la valeur de ces ressources naturelles dans une économie internationale qui, dans beaucoup de cas, ne leur donnent pas leur vraie valeur. « Si on donne un prix négatif, on pénalise les émissions de carbone et que l'on rémunère l'absorption de carbone, beaucoup de forêts et de cultures africaines sont capables de faire ça, alors on leur donnera une valeur qui permettra à des investisseurs de faire de l'argent avec ces ressources naturelles qui sont dans la plupart des cas, et le cas africain, beaucoup plus propre qu'ailleurs. »

Pascal Lamy, qui prône ce que des organisations comme les Nations Unies appellent une seule santé pour les gens, les pays et la nature, considère qu'on ne peut pas, dans un monde malade, ne pas avoir de conflit.

Michel Gourd

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ONU : après 80 ans de promesses, un aveu d’impuissance !

4 novembre, par Laila Abed Ali — ,
Le 24 octobre 2025, l'Organisation des Nations Unies (ONU) fête ses 80 ans. Née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, elle devait garantir la paix et éviter le retour du (…)

Le 24 octobre 2025, l'Organisation des Nations Unies (ONU) fête ses 80 ans. Née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, elle devait garantir la paix et éviter le retour du chaos. Huit décennies plus tard, le monde compte plus de guerres que de négociations réussies. L'ONU demeure pourtant l'un des rares lieux où toutes les nations peuvent encore dialoguer. Mais son influence s'effrite, freinée par les rivalités et les blocages d'un système devenu trop rigide.

28 octobre 2025 | tiré du Journal des alterntives
https://alter.quebec/onu-apres-80-ans-de-promesses-un-aveu-dimpuissance/

Aux origines : un espoir collectif

En 1945, cinquante pays signaient à San Francisco la Charte des Nations Unies. Le monde sortait à peine de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale et l'idée d'un système fondé sur la coopération plutôt que sur la force paraissait révolutionnaire. L'ONU reposait sur trois piliers : maintenir la paix, défendre les droits humains et promouvoir la coopération internationale.

Les décennies suivantes ont vu des progrès majeurs : la décolonisation, la reconnaissance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la création d'agences comme l'OMS ou l'UNESCO. Pendant longtemps, l'ONU a incarné un idéal : celui d'une humanité capable de se doter d'institutions communes pour résoudre ses différends.

Gaza : le miroir d'un système à bout de souffle

Dès ses débuts, l'ONU a été marquée par la guerre froide. Le Conseil de sécurité, censé garantir la paix, a donc accordé à certaines puissances un droit de véto capable d'empêcher toute décision collective. Ce pouvoir, imaginé pour préserver l'équilibre entre grandes nations, s'est vite transformé en outil de blocage.

Depuis, les États-Unis en font un usage répété, souvent pour protéger Israël. Le conflit à Gaza en est la preuve la plus récente : Washington a opposé plusieurs vétos à des résolutions réclamant un cessez-le-feu ou la protection des civils. Cette position alimente un profond sentiment d'injustice dans une grande partie du monde.

La guerre à Gaza est alors devenue le symbole de l'impuissance de l'ONU. Les images de destructions, les chiffres des morts civiles, les cris d'alarme des ONG, tout cela contraste avec le silence du Conseil de sécurité.

L'Assemblée générale, où chaque pays dispose d'une voix, a voté à une large majorité en faveur d'un cessez-le-feu immédiat. Mais ces votes, non contraignants, n'ont eu aucun effet concret. La comparaison entre les réactions au Conseil de sécurité de l'ONU face à l'invasion de l'Ukraine et au conflit de Gaza souligne les limites du système actuel : tout dépend de la position des membres permanents du Conseil et de leur usage du droit de véto.

Cette situation affaiblit la crédibilité de l'organisation et relance le débat sur sa capacité à représenter équitablement la communauté internationale.

Le véto : un privilège à repenser

La question du droit de véto est aujourd'hui au cœur de tout débat sur la réforme de l'ONU. Depuis 1945, les États-Unis ont utilisé le véto plus de 80 fois, majoritairement pour protéger Israël. La Russie s'en est également servie à maintes reprises, notamment pour bloquer des résolutions sur la Syrie ou l'Ukraine. La Chine, plus discrète, l'a employé pour défendre ses alliés.

Beaucoup de pays demandent aujourd'hui que le véto soit limité, suspendu dans les cas d'atrocités massives, ou soumis à une justification publique. Des propositions circulent aussi pour élargir le Conseil de sécurité à des pays d'Afrique, d'Amérique latine ou d'Asie, afin de mieux refléter le monde d'aujourd'hui.

Mais ces réformes supposent l'accord des membres permanents eux-mêmes. Autrement dit, ceux qui profitent du système devraient renoncer à une part de leur pouvoir.

Réformer sans détruire

Réformer l'ONU ne veut pas dire la remplacer ou la démanteler. Face aux crises climatiques, aux pandémies, aux guerres et aux migrations, aucun État ne peut agir seul. La coopération reste vitale.

L'ONU doit se réinventer sans perdre son âme : devenir plus transparente, plus représentative, plus réactive. Elle doit redonner du sens à la parole collective. Les jeunes générations, dans le monde entier, ne comprennent plus qu'on puisse condamner la guerre d'un côté et rester silencieux devant une autre.

Le monde d'aujourd'hui n'est plus celui de 1945. Les rapports de force ont changé, les menaces aussi. Le multilatéralisme doit redevenir un outil d'équilibre, pas une scène de blocage.

80 ans après : que reste-t-il du rêve ?

À 80 ans, l'ONU se trouve à un tournant décisif de son histoire. Plusieurs la jugent affaiblie, d'autres la considèrent comme indispensable. Sans l'ONU, il n'existerait ni coordination pour l'aide internationale, ni accords sur le climat, ni véritable espace de dialogue universel. Mais si l'organisation reste inefficace, le monde demeure soumis à la loi du plus fort et aux intérêts particuliers des grandes puissances.

Aujourd'hui, l'ONU ne peut plus se contenter de déclarations et de résolutions symboliques. Elle doit démontrer sa capacité à agir concrètement, même lorsque les enjeux impliquent les États les plus influents. Faute de quoi, elle pourrait connaitre le même sort que la Société des Nations, incapable de prévenir les conflits majeurs et confrontée à l'échec face à la guerre. L'avenir de l'organisation dépend donc de sa volonté et de sa capacité à transformer ses principes en actions tangibles.

Pour un multilatéralisme vivant

Célébrer 80 ans d'existence, c'est reconnaitre une réussite : celle d'avoir maintenu un espace de dialogue malgré les divisions et les conflits. Mais c'est aussi un appel à refonder cet espace.

Le monde a besoin d'une ONU forte, non pas autoritaire, mais juste. D'une ONU qui écoute les peuples autant que les États. D'une ONU qui protège, arbitre et alerte, sans crainte de froisser les puissances.

Le rêve de 1945 n'est pas mort. Il attend simplement d'être remis à jour.

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Comment les États-Unis ont encore une fois tourné le dos au reste du monde

4 novembre, par Laure Nasr — , ,
Nous sommes le 23 septembre 2025 et il est à peu près 9 heures quand le président Donald Trump s'apprête à prononcer son discours devant l'Assemblée générale de l'Organisation (…)

Nous sommes le 23 septembre 2025 et il est à peu près 9 heures quand le président Donald Trump s'apprête à prononcer son discours devant l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies.

Un discours qui va durer une heure alors que les dirigeants sont normalement limités à 15 minutes. Un discours qui illustre l'obscurantisme dans lequel plongent les États-Unis depuis plusieurs années. Un discours, qui au sein même d'une institution ayant servi et servant pour des appels à la paix, à la sécurité et à la coopération, témoigne de l'abandon du rôle que les États-Unis prétendaient occuper dans le monde.

Enfin, un discours au travers duquel Trump révèle, une bonne fois pour toutes, une stratégie
politique qui montre que les États-Unis ont tourné le dos à la communauté internationale.

Depuis 2016 et son arrivée au pouvoir, Trump exacerbe la position ambigüe déjà toute tracée des États-Unis en ce qui concerne le multilatéralisme et la coopération internationale. Il n'en a que faire. Son slogan « Make America Great Again » est la parfaite illustration de sa volonté et tout cela est complètement retranscrit dans son discours. Certes, critiquer les Nations Unies, ce n'est pas une nouveauté, on se souvient, en ce sens, de certains discours d'anciens présidents américains qui ont critiqué son action. Pour autant, en le faisant d'une façon si frontale et directe, le président Trump est en rupture totale avec le passé dont il hérite. Un petit cadre historique nous permet de mieux comprendre cela.

En effet, la création des Nations Unies est intimement liée à l'histoire des États-Unis. L'idée de l'institution qui naît à la fin de la Seconde Guerre mondiale provient directement du travail des présidents Truman et Roosevelt. C'est à San Francisco, en 1950, que la Charte des Nations Unies est rédigée.

Depuis maintenant plusieurs années, l'administration Trump, que ce soit durant son premier ou son second mandat, réduit drastiquement ses engagements internationaux en se retirant de nombreuses institutions et traités en vigueur. On pense ici au retrait des accords de Paris, au retrait de l'Organisation mondiale de la Santé annoncé le 20 janvier dernier et en somme, au blocage du fonctionnement de l'organe d'appel de l'OMC. En prenant de telles positions, les États-Unis affaiblissent considérablement les actions et les effets de ces institutions et de ces traités, mais en contrepartie c'est aussi une diminution incontestable de leur poids sur la scène diplomatique. De nouvelles puissances telles que certains blocs régionaux comme les BRICS ou l'Organisation de coopération de Shanghai tentent de combler le vide diplomatique que laissent les États-Unis.

Il n'est pas question, ici, de décrire le discours du président qui me semble assez clair et
compréhensible. Il est nécessaire de comprendre que les idées véhiculées dans son discours
nous donnent les clefs pour comprendre le positionnement des États-Unis sur la scène internationale. Un positionnement qui envoie un message qu'on peut qualifier d'inquiétant
envers leurs alliés. Si Trump semble entretenir des relations avec de nombreux chefs d'États européens, il ne se cache pas de les critiquer de manière très vive en allant même jusqu'à dire, en parlant d'immigration, « vos pays sont en train d'aller en enfer » durant son discours. Pour lui c'est une mise en garde. En réalité, c'est un ultimatum posé aux pays européens qui transforme la coopération en soumission. Aujourd'hui, compter de manière stable sur les États-Unis est un pari risqué.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différentes administrations américaines se sont servies du multilatéralisme et de l'unilatéralisme comme des outils diplomatiques, de manière opportuniste et pour servir leurs propres intérêts. Trump continue dans cette lignée, ce qui nous amène à nous demander si l'on ne se dirige pas petit à petit vers un monde sans voir contre les États-Unis ?

Il est évident que personne ne peut nier l'état catastrophique dans lequel est l'Organisation
des Nations Unies. Son impuissance dans les différents conflits actuels illustre cela. Trump
n'oublie d'ailleurs pas de critiquer ouvertement ce manque d'efficacité. Mais, comment expliquer cette inefficacité ? On peut mentionner plusieurs choses que le président omet de
dire. Tout d'abord, les États-Unis n'ont toujours pas payé leur part pour contribuer au budget de l'ONU depuis l'arrivée du président en janvier alors qu'ils sont les premiers contributeurs à hauteur de 22 %. C'est aussi ce même pays qui paralyse à de nombreuses reprises l'action du Conseil de sécurité pour la guerre à Gaza en utilisant le droit de veto à chaque fois. Trump semble dire qu'il soutient à 100 % l'action des Nations Unies. En réalité, ce n'est absolument pas le cas. La responsabilité des États-Unis est grande pour expliquer la paralysie et l'inaction de l'organisation

En outre, c'est un discours pénible et complètement décousu que nous offre le président Trump. Un discours rempli de contradictions et qui illustre le rejet unanime de toutes formes de coopération internationale des États-Unis. Pour autant, c'est un discours qui a de lourdes conséquences. Le reste du monde a la possibilité de se mobiliser et de s'unir en créant des coalitions indépendantes de l'emprise des États-Unis. C'en est même un devoir.

Les États-Unis ne peuvent se comporter d'une telle manière sans en subir les conséquences.

Ignorer les défis mondiaux en revient à tomber dans une forme d'obscurantisme qui ne doit
pas être le choix des autres nations. La crise du multilatéralisme ne peut être une fin en soi
et invite les pays du reste du monde à trouver de nouvelles manières de coopérer. Trump semble convaincu que les États-Unis n'ont jamais été autant au sommet sur de nombreux points.

Bien au contraire, la journée du 23 septembre restera gravée dans les mémoires comme le jour où les États-Unis ont définitivement tourné le dos au reste du monde.

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COP30 : il est temps de laisser la place aux communautés autochtones

4 novembre, par Mariam Jama-Pelletier — , , ,
La déforestation au Brésil a connu une hausse alarmante de 9,1 % entre août 2024 et mai 2025, avec une explosion de 92 % pour le seul mois de mai, selon l'Institut national de (…)

La déforestation au Brésil a connu une hausse alarmante de 9,1 % entre août 2024 et mai 2025, avec une explosion de 92 % pour le seul mois de mai, selon l'Institut national de recherches spatiales (INPE).

Tiré du Journal des Alternatives

Par Mariam Jama-Pelletier -27 octobre 2025

Le président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, lors de l'annonce en 2023 de la réalisation de la COP 30 à Belém @ photo : Ricardo Stuckert/PR CC BY 2.0 via Wikicommons

Non loin de ces ravages, la COP 30 s'ouvrira en novembre prochain à Belém, au cœur même de l'Amazonie brésilienne. Une fois encore, la planète rassemblera ses dirigeantes et dirigeants pour débattre du climat, multiplier les engagements et promettre des réformes. Mais derrière les discours diplomatiques et les poignées de main soigneusement chorégraphiées, une préoccupation majeure persiste : la faible représentation des Premiers Peuples dans les décisions mondiales sur l'environnement.

Bien qu'ils ne constituent que moins de 5 % de la population mondiale, les peuples autochtones habitent ou gèrent près de 80 % des écorégions terrestres de la planète, selon World Wildlife Fund.

Pourtant, les persistances des violations des droits fonciers des peuples autochtones demeurent au cœur des crises écologiques actuelles et à venir. Ces défis dépassent les frontières physiques et nationales. Ils trouvent leur origine dans des activités humaines destructrices : déforestation, combustion d'énergies fossiles, expansion agricole, chasse et pêche industrielle. La majorité de ces activités se déroulent sur des terres autochtones, souvent sans leur consentement libre, préalable et éclairé, mettant en péril leur mode de vie, leur sécurité et parfois même leur survie.

Les communautés autochtones ne sont pas des spectatrices de la crise climatique, elles en sont en première ligne. Leur rôle dans la préservation des écosystèmes est aujourd'hui documenté : les territoires sous leur gestion affichent des taux de déforestation largement inférieurs que le restes. Leur savoir écologique, transmis sur des siècles, demeure un rempart essentiel face à la destruction accélérée de la planète.

Pourtant, les premiers peuples sont largement exclus des négociations. Selon Fany Kuiru Castro, directrice du Comité de coordination des organisations autochtones du bassin du fleuve Amazone (COICA), plus de 5 000 Autochtones souhaitent participer à la COP 30. Très peu ont obtenu une accréditation officielle. En cause : la capacité d'accueil limitée de Belém, les coûts exorbitants d'hébergement et l'absence de mécanismes de financement adaptés. Autrement dit, la voix de celles et ceux qui protègent la forêt est étouffée avant même d'avoir été entendue.

Tandis que les délégations diplomatiques se réuniront dans des salles climatisées, des communautés entières risquent leur vie pour défendre la forêt amazonienne. L'un des chefs de la communauté Ka'apor au Brésil, Itahu Ka'apor, aujourd'hui forcé de se cacher après avoir reçu des menaces de mort émanant de multinationales polluantes, incarne cette réalité brutale.

Ce ne sont pas les conférences, les fonds carbone ou les protocoles qui maintiennent la forêt debout. Ce sont les communautés qui y vivent, leur vigilance, leurs pratiques, leurs liens spirituels avec le territoire. Ignorer cette réalité revient à affaiblir toute stratégie climatique.

La COP 30 ne doit pas reproduire les erreurs des précédentes éditions. Elle ne doit pas seulement inviter les Premiers Peuples à témoigner, mais leur confier une place décisionnelle. Sans eux, la gouvernance climatique restera abstraite, déconnectée du terrain et vouée à l'échec.

Le Sommet des peuples est un rassemblement parallèle aux grandes conférences internationales sur le climat, où la société civile, les mouvements écologistes et les communautés autochtones se réunissent pour proposer des solutions alternatives et défendre la justice climatique.

Nous mettons nos pages au service des solutions alternatives, inclusives et portées par les Premières Nations, et nous rendons leur parole et leur place, qui leur reviennent de droit, à travers une couverture du Sommet des Peuples et à des activités de suivi axées sur les communautés autochtones.

Nous rappelons que la COP 30 doit cesser d'être un théâtre diplomatique et devenir un espace de cohabitation réelle des savoirs.

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Des États-Unis au Nigeria, la fabrique d’un « génocide des chrétiens »

4 novembre, par Marc-Antoine Pérouse de Montclos — , ,
Aux États-Unis, des responsables politiques chrétiens, en particulier évangéliques, affirment que les croyants au Nigeria seraient victimes de violences, voire de « génocide ». (…)

Aux États-Unis, des responsables politiques chrétiens, en particulier évangéliques, affirment que les croyants au Nigeria seraient victimes de violences, voire de « génocide ». Le politiste Marc-Antoine Pérouse de Monclos, spécialiste des violences en Afrique, questionne la méthodologie scientifique des études sur lesquelles se basent ces dénonciations et les biais des promoteurs de ces thèses.

Tiré d'Afrique XXI.

Mars 2025 : à la suite d'auditions sur les persécutions contre les chrétiens, des membres du Congrès des États-Unis demandent au président Donald Trump de mettre en place des sanctions contre le Nigeria. Ils accusent les autorités d'Abuja de ne pas suffisamment veiller au respect de la liberté de religion dans un pays régulièrement présenté comme un cas d'école du choc des civilisations sur une ligne de fracture opposant un Nord « musulman » et sahélien à un Sud « chrétien » et tropical. Alors que le président Bola Tinubu est lui-même musulman, les néoconservateurs états-uniens en tiennent pour preuve le nombre de chrétiens tués par des groupes djihadistes ou des milices peules. À en croire certains, le géant de la région enregistrerait, en effet, plus de conflits religieux que tous les autres pays d'Afrique réunis (1).

Indéniablement, le Nigeria connaît des niveaux élevés de violence. Depuis la guerre de sécession du Biafra en 1967-1970, les accusations de génocide y sont fréquentes. Elles ont alimenté les conflits des années 1990 puis 2000, du soulèvement des Ogonis contre l'exploitation pétrolière dans le delta du Niger, sur la côte atlantique au sud, jusqu'aux confrontations entre migrants et autochtones dans la Middle Belt, à l'interface entre les aires de cultures islamique et chrétienne. Ainsi, le sultan de Sokoto, Muhammad Sa'ad Abubakar, et des chefs traditionnels peuls du Nord ont, à plusieurs reprises, dénoncé un prétendu génocide des musulmans installés à Jos, chef-lieu administratif et symbolique de l'État du Plateau, dans la ceinture centrale du pays.

De leur côté, des lobbies chrétiens ont accusé les migrants haoussas et peuls de massacrer les minorités autochtones de la région avec la complicité de l'armée. Musulman peul originaire de l'État septentrional du Katsina, le président au pouvoir de 2015 à 2023, Muhammadu Buhari, a notamment été soupçonné par les Églises pentecôtistes les plus extrémistes d'avoir couvert, voire coordonné une campagne de persécutions contre les chrétiens de la Middle Belt (2). Ces assertions ont parfois été relayées en Europe et aux États-Unis par des groupes de la mouvance évangélique, des parlementaires de droite ou des essayistes tels que Bernard-Henri Lévy.

Privilégiant la médiation, l'Église catholique du Nigeria a, quant à elle, pris soin de se tenir à l'écart des allégations les plus farfelues. En 2014, elle a suspendu sa participation à la Christian Association of Nigeria (CAN) pour se dissocier des déclarations belliqueuses de son président pentecôtiste, Ayo Oritsejafor. En 2019, une ONG états-unienne, Jubilee Campaign, a approché la Cour pénale internationale à La Haye afin de déposer une plainte contre les djihadistes de Boko Haram pour génocide. Dans un rapport intitulé « The Genocide is Loading » (qui n'a pas été mis en ligne), l'organisation soutenait que 4 194 chrétiens avaient été tués au Nigeria entre 2014 et 2016.

Des accusations qui ne sont pas nouvelles

Tout cela n'est pas complètement nouveau. À l'époque de la sécession biafraise, déjà, les rebelles avaient donné une tournure religieuse à leur combat et cherché à gagner le soutien des pays occidentaux en se présentant comme les cibles d'un génocide perpétré par les Haoussas et par les Peuls musulmans du Nord contre les Ibos chrétiens du Sud-Est (3). Les insurgés avaient avancé le chiffre de 1 à 2 millions de morts, essentiellement du fait d'un blocus militaire qui avait provoqué une effroyable famine mais qui n'avait pas débouché sur l'élimination des survivants après la victoire des « fédéraux », en 1970. Une fois défaits et écartés du pouvoir, les Ibo avaient continué de se dire victimes d'un génocide silencieux afin de dénoncer leur marginalisation politique et économique. L'un d'eux, Herbert Ekwe-Ekwe, soutenait ainsi dans Biafra Revisited (African Renaissance, 2007) qu'ils auraient compté près de 18 000 personnes des 20 000 assassinées par les forces de sécurité nigérianes entre 1999 et 2006, cela sans indiquer ni sources ni mode de calcul.

Aujourd'hui, les accusations et contre-accusations de génocide continuent de s'appuyer sur des assertions invérifiables. Du côté chrétien, elles se focalisent non seulement sur les affrontements dans l'État du Plateau, mais aussi sur le banditisme peul dans le Nord-Ouest et sur les insurrections djihadistes dans le Nord-Est qui les prennent souvent pour cible, même si la très grande majorité des victimes des factions de la mouvance Boko Haram est musulmane. Sans citer de sources, des représentants de la Christian Association of Nigeria (CAN) ont ainsi prétendu que des Peuls « radicalisés » avaient assassiné quelque 6 000 chrétiens de la Middle Belt pendant les six premiers mois de l'année 2018 (4). Au cours de la même période, une obscure ONG ibo d'Onitsha, International Society for Civil Liberties & the Rule of Law (Intersociety), avançait, pour sa part, que 2 400 fermiers chrétiens avaient été tués par des éleveurs et des « extrémistes » peuls, dans un article publié par le Christian Post.

Les chercheurs nigérians eux-mêmes n'ont pas forcément été plus regardants lorsqu'ils ont mobilisé des chiffres « sortis de leur chapeau » dans un pays où il n'existe ni données policières ni statistiques officielles à propos des homicides. Selon l'un d'eux, Charles Abiodun Alao, auteur de l'article « Islamic radicalisation and violence in Nigeria » publié par Routledge en 2013, la « radicalisation de l'islam » aurait ainsi causé la mort de 50 000 personnes entre 1980 et 2012.

Les chiffres arbitraires d'Open Doors

En général, les organisations évangéliques des pays occidentaux veillent, certes, à citer des sources lorsqu'elles recourent à des arguments quantitatifs pour démontrer l'ampleur de tueries à caractère génocidaire. Mais leurs références sont hautement discutables sur le plan scientifique. Citons, par exemple, Christian Solidarity Worldwide (CSW), un lobby britannique mené par une figure du parti conservateur anoblie par le gouvernement de Margaret Thatcher, ou bien encore le Global Terrorism Index et World Watch Monitor : le premier est un think tank australien qui a la particularité de désigner l'ensemble des éleveurs peuls « militants » comme un groupe terroriste ; le second, un collectif qui défend les droits des chrétiens dans le monde. Les distorsions statistiques sont parfois flagrantes. Dans un rapport publié en 2019, une ONG protestante, Open Doors, estimait ainsi que le Nigeria était le pays où l'on tuait le plus grand nombre de chrétiens dans le monde, avec 3 731 morts recensés en 2018 (5). Par la suite, le classement ne devait guère varier, avec quelque 3 100 meurtres sur un total de près de 4 500 à l'échelle planétaire en 2024.

Pour autant, il n'est pas évident que toutes les victimes comptabilisées par Open Doors aient été ciblées en raison de leur confession. Dans son rapport pour l'année 2024, l'ONG admettait que des bergers peuls tuaient des chrétiens « pour les empêcher d'élever du bétail », donc dans le cadre de rivalités relevant d'une compétition économique plus que de disputes d'ordre religieux.

En 2017, des discussions entamées par l'auteur de cet article avec les documentalistes d'Open Doors avaient par ailleurs révélé une forte inclination à interpréter tendancieusement des statistiques tirées d'une base de données, NigeriaWatch, qui comptabilise les morts violentes et qui est actualisée par des chercheurs de l'université d'Ibadan. Pour appuyer son propos, l'ONG avait en effet appliqué un taux uniforme de 30 % de chrétiens dans le Nord à dominante musulmane du pays. Cette proportion était pour le moins arbitraire, sachant qu'il n'existe plus de données publiques et officielles sur les affiliations confessionnelles de la population depuis le recensement de 1963. En extrapolant, l'ONG n'en avait pas moins estimé que 30 % des personnes tuées dans les douze États du nord de la fédération nigériane devaient forcément être chrétiennes.

Mieux encore, Open Doors a considéré qu'une bonne partie de ces victimes étaient mortes en raison de leurs croyances, alors même qu'elles avaient tout aussi bien pu succomber du fait d'attaques liées à des crimes de droit commun : pour leur portefeuille et non pour leur foi.

Des victimes forcément chrétiennes

Indéniablement, il existe des discriminations et des persécutions antichrétiennes dans le nord du Nigeria. À l'occasion, il arrive aussi que des chrétiens soient tués en raison de leur confession, notamment lors d'attaques menées contre des lieux de culte par des djihadistes de la mouvance Boko Haram, par des gangs de criminels ou, très rarement, par des membres d'Églises rivales. Mais il importe de ne pas exagérer l'ampleur démographique de ces incidents et de les remettre en perspective dans un pays, le plus peuplé du continent, qui compte plus de 200 millions d'habitants. D'après les données de NigeriaWatch, les victimes de violences impliquant au moins une organisation religieuse représentent, en réalité, une part infime des homicides, tandis que les confrontations interconfessionnelles restent exceptionnelles.

Sur le plan méthodologique, les allégations d'un comité du nom d'International Committee On Nigeria (ICON) se révèlent être tout aussi fragiles. Dans un rapport publié aux États-Unis en 2020, celui-ci dénonce le génocide des chrétiens par les djihadistes de Boko Haram. À l'en croire, le groupe aurait tué 27 000 civils depuis 2009, davantage que l'État islamique en Irak et en Syrie. Les sources citées proviennent tout à la fois du Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), un projet d'agrégation de données sur les conflits armés, du Nigeria Security Tracker (NST), une initiative d'un ancien diplomate états-unien autrefois en poste à Lagos, et de Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START), une émanation du ministère états-unien de l'Intérieur. Elles sont prétendument vérifiées et recoupées par des enquêtes de terrain menées par un réseau de militants chrétiens au Nigeria (6).

La liste des incidents fournie en annexe par ICON ne couvre cependant qu'une période de deux mois, de décembre 2019 à janvier 2020. Elle comporte beaucoup de pages blanches et présente de nombreux problèmes. D'abord, il y a parfois des doublons : un même événement est répertorié plusieurs fois quand il est rapporté par des sources différentes, journalistiques ou policières. De plus, les additions ne correspondent pas toujours aux chiffres annoncés, tandis que certains incidents sont mentionnés dans le texte mais pas dans le répertoire en annexe. Surtout, le comité ICON reconnaît lui-même qu'il est « très difficile, voire impossible, de connaître exactement le nombre de personnes tuées ou déplacées par Boko Haram et les milices peules » depuis 2009 (7).

Comme pour Open Doors, les arguments présentés en vue de prouver mathématiquement l'existence d'un génocide ne sont pas non plus convaincants. Les 27 000 victimes de Boko Haram sont qualifiées de civiles mais rien ne dit qu'elles sont chrétiennes. De plus, ICON mélange dans son décompte les attaques létales des groupes djihadistes et celles des bandits peuls, quitte à y inclure les décès résultant de conflits fonciers entre des communautés qui ne s'affrontent pas pour des raisons religieuses, même si elles sont parfois de confessions différentes.

Donald Trump invité dans le débat

Les partisans de la thèse d'un génocide religieux révèlent ainsi de sérieuses lacunes sur le plan scientifique. Soucieux de défendre leur argumentaire, ils prennent d'abord bien soin de ne pas citer de sources susceptibles de contredire leurs assertions. Quant à ceux dont les bases de données s'appuient sur des articles de presse, ils ne cherchent pas non plus à analyser les sensibilités politiques et les biais confessionnels de journalistes nigérians surtout concentrés dans les villes du Sud et qui, pour des raisons historiques et d'héritage colonial, comprennent essentiellement des chrétiens au vu des déficiences d'accès à une éducation moderne pour les musulmans du Nord. L'absence de questionnement sur la qualité, la fiabilité et la cohérence des sources utilisées est tout à fait significative à cet égard.

En témoigne le rapport publié en 2024 par l'Observatoire de la liberté religieuse en Afrique, (Observatory of Religious Freedom in Africa, ORFA). Celui-ci est intéressant à plus d'un titre car il a, entre autres, servi à alimenter l'argumentaire des parlementaires états-unien qui, en mars 2025, ont accusé le Nigeria de laisser faire la persécution des chrétiens et demandé au président Donald Trump de mettre en place des sanctions contre le pays.

A priori, l'étude de l'ORFA semble de bien meilleure facture que les habituelles incartades des organisations de plaidoyer pentecôtistes (8). Pour démontrer que les chrétiens sont davantage visés que les musulmans, elle fournit ainsi d'impressionnantes listes de tableaux statistiques en annexe. Supervisée par un politiste de l'université du Costa Rica, elle dit ne pas vouloir prendre parti, prétend s'en tenir à la collecte des faits et n'évoque pas l'existence d'un génocide.

Un méli-mélo de sources et de données

Sa méthodologie ne pose pas moins problème. En effet, elle se base sur des sources très différentes : des réseaux sociaux, des partenaires locaux au Nigeria, des rapports d'ONG, des articles de presse, ACLED et le NST. Mais on ne sait pas comment, concrètement, l'ORFA procède pour fusionner, pondérer et apprécier la fiabilité des données recueillies à partir de capteurs aussi hétérogènes. En outre, les sources ne sont pas cohérentes pendant toute la période considérée dans l'étude, d'octobre 2019 à septembre 2023. L'ORFA a ainsi commencé à élargir son corpus en octobre 2021 et à intégrer les données d'ACLED en octobre 2022, cela tout en renonçant à employer celles du NST, interrompues depuis juillet 2023. Or ces discontinuités constituent autant de distorsions susceptibles de fausser les résultats. Dans son rapport, l'ORFA reconnaît d'ailleurs que la proportion de victimes dont l'affiliation religieuse n'a pas pu être déterminée était beaucoup plus élevée en 2020 et en 2021, avant que l'organisation décide d'élargir et d'affiner son corpus.

À défaut d'enquête de terrain dans un pays dépourvu d'état civil, on peut également se demander comment l'Observatoire distingue les civils des combattants et les chrétiens des musulmans. Sur ce dernier point, les rédacteurs du rapport de 2024 disent avoir recoupé leurs informations avec des partenaires locaux qui ne peuvent pas être nommés, « pour des raisons de sécurité », mais qui sont très vraisemblablement des militants chrétiens, sachant que l'ORFA émane en réalité d'une fondation hollandaise établie en 2010 et financée par des Églises évangéliques d'Amérique latine, Platform for Social Transformation. Sous prétexte de respecter leur anonymat, l'Observatoire déroge ainsi à un principe de base de la science, à savoir la possibilité de vérifier, de tester et de trianguler les sources utilisées, les faits collectés et les résultats obtenus. Seuls les chiffres sont rendus publics, avec 16 769 chrétiens tués sur un total de 30 880 civils morts en quatre ans, dont 6 235 musulmans et 7 722 victimes non identifiées.

Par ailleurs, selon les données de l'ORFA, les musulmans seraient davantage visés que les chrétiens dans certaines communes du nord-ouest du Nigeria. Dans une démarche scientifique, il aurait été intéressant de se demander pourquoi, même si la géographie des tueries et celle des enlèvements ne se recoupent pas parfaitement. Il n'aurait pas été inutile non plus d'affiner l'analyse en s'interrogeant davantage sur la composition religieuse des diverses régions touchées par des violences. Mais l'ORFA ne cherche guère à s'aventurer sur ce terrain et, là encore, la méthodologie utilisée ne manque pas de surprendre. En effet, les rédacteurs anonymes du rapport de 2024 appliquent dans chaque État du pays des taux de musulmans et de chrétiens invariables d'une année sur l'autre. Aucune source n'est citée pour expliquer la provenance de ces chiffres pour le moins mystérieux dans un pays dépourvu, depuis plus de soixante ans, de statistiques publiques à propos de la ventilation confessionnelle de la population.

Des catégorisations embrouillées

Les approximations ne s'arrêtent pas là. Les rédacteurs de l'ORFA soutiennent que les chrétiens du Nigeria sont essentiellement tués par des bergers peuls et des mouvements terroristes autres que Boko Haram et l'État islamique en Afrique de l'Ouest. Cette catégorie des « autres terroristes » ne manque pas d'intriguer. D'après la note méthodologique de l'ORFA, il s'agit de divers groupes qui n'ont pas pu être identifiés, qui seraient très décentralisés et qui comprendraient aussi des bandits engagés dans des milices ethniques aux côtés des bergers peuls. Les lignes de distinction paraissent d'autant plus embrouillées que, dans le même temps, les pasteurs peuls sont également assimilés à un groupe « terroriste », « le plus meurtrier » d'entre tous, selon le rapport d'ORFA déjà cité. À suivre ce raisonnement, il n'y aurait pas de bandits au Nigeria, seulement des « terroristes » : un narratif qui révèle bien les apories d'un Observatoire décidément peu au fait de la prudence de la communauté académique quant à l'emploi tous azimuts d'un qualificatif disqualifiant.

Comme Open Doors et le comité ICON, l'ORFA peine ainsi à démontrer que les chrétiens sont tués en raison de leur croyance. Les deux témoignages anonymes cités à l'appui de ses dires mettent, certes, en évidence des discriminations d'ordre religieux. Dans certains cas, les otages musulmans qui pouvaient réciter des sourates du Coran afin de prouver leur foi ont effectivement été relâchés sans payer de rançon, tandis que les chrétiens étaient brutalisés, exécutés pour les hommes ou violés pour les femmes. Mais dans d'autres cas, c'est l'inverse. Des captifs musulmans aux mains des djihadistes de la mouvance Boko Haram ont été tués ou recrutés de force pour commettre des attentats-suicides, tandis que les chrétiens étaient épargnés parce que leurs ravisseurs avaient l'espoir d'en tirer un bon prix.

D'une manière générale, on peut s'interroger sur la portée des deux témoignages cités par l'ORFA à l'échelle d'un pays aussi gigantesque que le Nigeria. Les approximations et les biais méthodologiques des partisans de la thèse du génocide desservent, en réalité, la cause des chrétiens. Sur le fond, il n'y a pas besoin d'exagérer l'ampleur des drames humains pour s'inquiéter de violences endémiques et de discriminations qui tiennent bien autant à des questions d'appartenance confessionnelle que de statut social, dans le cadre d'un système politique qui accorde une forte préférence régionale aux autochtones de chacun des trente-six États du pays.

Pour garantir son sérieux, une analyse pondérée et scientifique des persécutions à caractère religieux devrait ainsi s'intéresser aussi aux musulmans qui, dans le sud du Nigeria, sont désignés à la vindicte populaire et parfois lynchés parce qu'ils font figure d'étrangers facilement identifiables par leur habillement et leurs scarifications tribales. Les causes des violences sont fort complexes. Au-delà des disputes macabres sur le nombre de victimes, le problème est d'abord de nature politique. Qu'il s'agisse du sort des chrétiens ou de celui des musulmans, les récits sur un génocide « religieux » doivent en conséquence être compris sur un registre profane. Les polémiques dont le Nigeria fait aujourd'hui l'objet mériteraient certainement, à cet égard, de tirer les leçons des controverses qui ont autrefois pu attiser les tensions à propos de la guerre du Biafra.

Notes

1- Charles Abiodun Alao, « Islamic radicalisation and violence in Nigeria », in Militancy and Violence in West Africa : Religion, Politics and Radicalisation, Routledge, p. 42, 2013.

2- International Committee on Nigeria, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

3- Numéro spécial du Journal of Genocide Research, vol. 16, n° 2-3, 2014.

4- Rev Bewarang, Dr. Soja, « Statement by church leaders in Plateau State », 2018.

5- Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Les persécutions antichrétiennes en Afrique, un sujet sensible », The Conversation, 2019. À lire ici.

6- International Committee on Nigeria et International Organisation for Peace Building and Social Justice, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

7- International Committee On Nigeria et International Organisation for Peace Building and Social Justice, « Nigeria's Silent Slaughter : Genocide in Nigeria and the Implications for the International Community », 2020.

8- ORFA, « Countering the myth of religious indifference in Nigerian terror (10/2019–9/2023) », 2024.

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Madagascar : Proposition de feuille de route pour une transition souveraine et populaire

4 novembre, par Gen Z Madagascar — , ,
Préambule - Cette feuille de route pour une Transition Populaire et Souveraine (TPS) s'inscrit dans une volonté de rupture totale avec le système actuel, marqué par (…)

Préambule - Cette feuille de route pour une Transition Populaire et Souveraine (TPS) s'inscrit dans une volonté de rupture totale avec le système actuel, marqué par l'inégalité, la corruption, la dépendance extérieure et la confiscation du pouvoir par une minorité. Elle propose une refondation de l'État fondée sur la souveraineté nationale, la justice sociale et la participation directe du peuple dans la prise de décision et le mode de gouvernance qui lui convient.

Tiré d'Afrique en lutte.

Depuis son indépendance en 1960, et à la suite des crises politiques successives de 1972, de 1991, de 2002 et de 2009, l'histoire de Madagascar montre que le système en place, concentrant le pouvoir entre les mains d'une minorité, a lourdement pénalisé la majorité de la population Malagasy, dont près de 80 % vit aujourd'hui dans les campagnes, en dessous du seuil de pauvreté. Face à l'effondrement moral et institutionnel de tous ces régimes (le dernier régime en place étant la cristallisation de la faillite de ce système sociopolitique vertical , représentatif et opaque), il ne s'agit plus de réformer un appareil défaillant, mais de rebâtir un nouvel ordre politique à partir des forces vives du pays : sages (olobe), paysans, travailleurs, femmes, jeunes, techniciens, et militaires patriotes.

Nous affirmons clairement que nous ne sommes pas là pour jouer le jeu du pouvoir, ni pour réclamer une place dans la distribution du système existant. Notre démarche n'a rien à voir avec un partage de privilèges ou un simple « changement d'équipe » au sommet. Nous revendiquons la mise en place d'un nouveau système, bâti sur des fondations entièrement différentes : la souveraineté nationale, la transparence, la participation directe du peuple et la dignité collective.

Cette feuille de route a pour objectif de mettre en place une structure de transition visant à l'assainissement de l'État, la reprise du contrôle des ressources, et surtout redonner au peuple le pouvoir réel sur son destin collectif en accord avec ses valeurs culturelles et spirituelles. Le document qui suit trace les grandes lignes d'un processus de transition limité dans le temps, transparent et ancré dans les réalités locales. Il définit les structures provisoires, les étapes jalonnées dans le temps, et les mécanismes nécessaires pour rompre avec la dépendance, restaurer la dignité nationale afin d'aboutir à une nouvelle République populaire, souveraine, équitable et participative.

À nos yeux, il est impératif de mettre en place une structure nationale qui garantisse la décentralisation du pouvoir, et qui puisse fédérer les idées du peuple Malagasy venant de toutes les régions afin d'aboutir à des propositions de mode de gouvernance et de la répartition des ressources qui leur soient fidèles. Nous sommes convaincues qu'une simple reconfiguration des acteurs, sans rupture totale avec des modes de fonctionnement vétustes et prouvés inefficaces, risque un glissement en arrière du mouvement, une récupération politique ou encore un affaiblissement de l'élan populaire.

En résumé, cette feuille de route est une proposition de mise en place d'une structure de concertation nationale ayant pour but final la soumission de ses idées à un référendum national qui établirait la base d'un nouveau mode de gouvernance fait par le peuple et pour le peuple. Cette proposition apartisane s'inscrit dans l'esprit du Teny Ierana (la parole donnée collectivement, le pacte moral entre citoyens libres et égaux) et du Fihavanana qui symbolisent l'engagement commun à reconstruire la nation sur des bases de justice, de solidarité et de souveraineté. Elle n'est pas un programme fermé, mais une idée de programme à soumettre à la discussion collective. Elle se veut une base de travail ouverte, susceptible d'évoluer à travers les contributions populaires, syndicales et citoyennes.

Notes

1- hiérarchisé

2- pouvoir réel par des minorités représentatives du peuple

La suite du document

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Le pouvoir tunisien ébranlé par l’ampleur de la révolte populaire de Gabès

4 novembre, par Selim Jaziri — , ,
La mobilisation de Gabès contre la pollution a pris une ampleur historique et s'installe dans la durée ? Peut-elle déborder sa dimension locale et se transformer en soulèvement (…)

La mobilisation de Gabès contre la pollution a pris une ampleur historique et s'installe dans la durée ? Peut-elle déborder sa dimension locale et se transformer en soulèvement politique ? Même si l'incendie reste localisé, la chaleur de Gabès rend le pouvoir à Tunis fébrile. Kaïs Saïed a annoncé des solutions « urgentes » et « immédiates », sans mettre en œuvre une stratégie globale pour la région de Gabès. Mondafrique revient sur les précédents historiques qui pourraient éclairer l'avenir : la révolte de Gafsa en 2008 qui fut réprimée par le régime de Ben Ali et resta cantonnée au bassin minier ; les mobilisations de la Tunisie des oubliés fin 2010 et début 2011 qui ont embrasé la Tunisie toute entière et renversé la dictature.

Tiré de MondAfrique.

La mobilisation de la population de Gabès, a culminé le 21 octobre avec une manifestation d'une ampleur sans précédent dans l'histoire tunisienne, puisqu'elle a réuni au minimum 40 000 personnes. Mais elle se poursuit, une nouvelle manifestation est prévue ce samedi. Des rassemblements devant le siège du Groupe chimique tunisien à Tunis l'accompagnent.

Sa revendication est a priori très concrète et locale : le démantèlement des installations polluantes et obsolètes du complexe chimique qui, depuis 1972, a détruit l'écosystème de l'unique oasis maritime au monde, pollue l'atmosphère et répand chaque jour dans la mer des milliers tonnes d'une boue chargée de métaux lourds (le phosphogypse), au mépris de la santé des habitants.

Mais elle a pris une signification éminemment politique pour trois raisons : elle met en accusation une forme historique de colonialisme intérieur — l'exploitation des ressources de l'intérieur du pays au profit d'une minorité –, l'incurie des forces politiques de la période de transition démocratique des années 2010, lentes à prendre des décisions et incapables de tenir l'engagement pris par l'État en 2017 de relocaliser les installations polluantes loin de toute zone habitée, et surtout, l'ineptie de la réponse de Kaïs Saïed.

Une génération désabusée mais consciente

Tout en reconnaissant le bienfondé de la revendication du mouvement, le Chef de l'État a cédé une nouvelle fois à sa paranoïa complotiste et à sa propension au lyrisme aussi abscons que pesant. Plutôt que d'annoncer des décisions, il a cherché à discréditer la mobilisation en l'accusant d'être financée par l'étranger. Croyant la ridiculiser, il l'a l'assimilée au « mouvement Z », allusion maladroite au phénomène de la « Génération Z », la « GenZ », il l'a au contraire, élevée à sa véritable dimension : la révolte d'une génération, désabusée par les formes traditionnelles de la politique, mais exaspérée par la précarité sociale et la violence policière, les discriminations grandissantes, les désastres écologiques et climatiques.

Une page Facebook baptisée « GenZ Tunisie » a publié une réponse « aux discours éculés du régime » : « Nous ne sommes pas une mode, mais la conscience vivante d'une nation qu'on tente d'asphyxier ». Le texte anonyme évoque le vécu de cette génération : répression policière, hôpitaux délabrés, système éducatif inhumain…

L'ironie c'est que c'est précisément cette génération dont le futur président de la République voulait incarner les espoirs. « Les jeunes sont tenus en marge de l'Histoire, confiait-il en 2013. Ils s'organisent dans d'autres cadres que les partis qui sont des formes politiques dépassées. L'Histoire doit retrouver le chemin tracé par ces jeunes ». Le constat était juste, mais il n'imaginait pas qu'il apparaitrait à son tour comme une forme politique dépassée. La mobilisation de Gabès peut-elle ouvrir une nouvelle voie dans l'histoire ? C'est la question du moment.

On peut se tourner vers le passé pour trouver des éléments de réponse. Dans l'histoire tunisienne, les grands ébranlements politiques sont généralement partis des marges et de l'intérieur du pays. Sans remonter jusqu'à la révolte des tribus fédérées par Ali Ben Ghedahem en 1864, provoquée par le doublement d'un impôt, pour prendre les proportions d'un rejet d'un régime beylical à bout de souffle, l'histoire contemporaine offre deux exemples : le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, et la révolution de l'hiver 2010-2011, déclenchée par la fameuse immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid.

Gafsa, répétition générale

En janvier 2008, tout a commencé par une protestation contre le résultat d'un concours d'embauche à la Compagnie des phosphates de Gafsa (la CPG) à Redeyef, l'une des cinq villes du bassin minier. L'un des chômeurs recalés est allé poser son sac de couchage au siège local du syndicat UGTT pour entamer un sit-in. Dès le lendemain, il était rejoint par d'autres. Ils protestaient contre le détournement du quota d'embauches sociales au profit des proches du responsable de l'Union régionale de l'UGTT, dont le frère, qui plus est, dirigeait la principale entreprise de sous-traitance contractée par la CPG. Les enseignants, membres de ce qu'on appelait « l'opposition syndicale », c'est-à-dire opposée à la fois au régime et à la ligne de la centrale, se joignaient au mouvement qui s'est rapidement étendu aux trois autres sites d'extraction du bassin minier (Moulares, Mdhilla, Métlaoui).

La question du résultat du concours a cristallisé des motifs plus profonds de mécontent : le népotisme et la corruption de la bureaucratie syndicale, l'écart entre les salariés de la CPG et le reste de la population massivement touchée par le chômage, la pauvreté de la région qui ne percevait de l'extraction du phosphate que les effets néfastes — l'air et l'eau chargés de poussières et de fluor –, l'assèchement des ressources en eau utilisée pour laver le phosphate au détriment de l'agriculture locale, tout un système économique bâti depuis la colonisation au bénéfice de la capitale et d'un État corrompu. Puis se sont ajoutées les raisons politiques : le quadrillage policier, la manque de liberté, la concentration du pouvoir…

Le bassin minier a entamé un bras de fer avec l'État. La répression, l'arrestation puis la condamnation des leaders du mouvement (essentiellement des syndicalistes), n'ont fait que le durcir. Les femmes des condamnés ont pris leur place dans les manifestations. Début juin, l'armée a encerclé Redeyef, la bastion de la protestation, et la police a sévèrement réprimé le mouvement. Un jeune manifestant a même été tué par balles. En juillet, le pouvoir annonçait des mesures permettant de créer quelques milliers d'emplois dans la région.

Des réseaux sociaux inexistants

Même si tous les éléments d'une crise systémique étaient en place, ni les partis d'opposition légaux, ni la plupart des unions syndicales n'ont intégré dans leurs anticipations la possibilité d'une chute du régime. Le coût d'une participation au mouvement paraissait donc trop élevé pour s'y joindre. Seules des organisations comme la Ligue tunisienne des droits l'homme et des organisations de Tunisiens en France l'ont soutenu.

L'un des facteurs qui a permis de le contenir est certainement l'absence de réseaux sociaux qui auraient permis de faire circuler largement et rapidement l'information. C'est grâce à une filière clandestine que quelques images collectées notamment par un militant communiste, Fahem Boukadous, ont été diffusées par une chaîne satellite. Pour ce seul fait, le pouvoir l'a pourchassé pendant deux ans, avant de l'arrêter en juillet 2010 pour purger une peine de six ans. Il sera finalement libéré le 20 janvier 2011. Le vent du Sud avait fait fait trembler Tunis, mais il n'a pas pu propager l'incendie.

Sidi Bouzid, le grand incendie

Ce sera différent le 17 décembre 2010. Inutile de raconter à nouveau l'histoire de Mohamed Bouazizi, marchands de fruit à qui une policière a confisqué sa balance, parce qu'il refusait le racket ordinaire, et qui s'est immolé, par colère et désespoir, devant le gouvernorat. Comme à Redeyef, trois ans plus tôt, les motifs de protestations se sont étendus par cercles concentriques.

Le conflit foncier qui avait opposé sa famille élargie de Mohamed Bouazizi à un investisseur de Sfax, a contribué à la rapidité de la mobilisation locale. Par son geste, la policière qui avait humilié Mohamed Bouazizi avait surtout rompu le contrat moral qui stabilisait la situation sociale : dans une économie qui exclut une part conséquente de la population, l'Etat devait tolérer une économie informelle, permettant aux outsiders de s'en sortir, moyennant une redistribution clientéliste qui respecte les équilibres locaux, et une petite corruption « raisonnable ».

Ce pacte s'érodait, non seulement parce que les capacités de redistribution de l'Etat s'épuisaient, mais parce que l'entourage du Président Ben Ali, le fameux clan Trabelsi, la famille de son épouse, se livrait à un pillage éhonté de tous les secteurs de l'économie tunisienne. Elle ignorait toutes les limites, menaçait toutes les positions. Elle sciait la branche sur laquelle le régime était assis. Dès les premières heures de la protestation, un des manifestants venu devant le gouvernorat allait droit au cœur de la maladie du système : « Dans ce pays nous n'avons que l'administration et les Trabelsi ! ».

L'occasion manquée de Redeyef travaillait encore les militants politiques et syndicaux. Dès le 18, syndicalistes et avocats, donnaient une voix et une stratégie aux manifestants qui affrontaient la police. Dans les autres villes de l'intérieur, les jeunes se sont reconnus dans Mohamed Bouazizi et se sont révoltés à leur tour.

Si l'incendie s'est répandu c'est que cette fois les réseaux sociaux propageaient les images en temps réel. Les vidéos des blessés et jeunes tués par la police, le 6 janvier, filmées à l'hôpital de Kasserine, ont bouleversé tout le pays et dévoilé l'absence de toute légitimité du pouvoir.

Le mouvement agrégeait tous les mécontentements (ce que les sociologues appellent la « desectorialisation » de la protestation) : celui des jeunes précaires révoltés par l'injustice sociale, celui d'une génération qui voulait sortir du carcan d'une société fermée et d'un régime médiocre, celui des militants politiques qui rêvaient de démocratie, celui des milieux d'affaires lassés des spoliations brutales des Trabelsi, celui même d'une bourgeoise citadine qui se sentait humiliée de devoir faire bonne figure devant le couple de rustres que formait Ben Ali le policier, et Leïla Trabelsi l'ex-coiffeuse. Et sans doute même, celui d'une partie de l'appareil sécuritaire qui n'était plus disposée se compromettre pour un régime trop ouvertement corrompu.

Ces colères accumulées pouvait se fixer sur des symboles du système : les cellules locales du RCD, dont la tyrannie quotidienne était devenue insupportable, les postes de police, lieux de la surveillance, de la corruption et de la violence ordinaires, et le Ministère de l'Intérieur, quartier général de ce dispositif. La révolte avait une cible, Ben Ali, et un horizon d'attente, la démocratie.

La masse critique d'émotions, de protestations, de violences a été atteinte et, après le 6 janvier, les anticipations des acteurs ont changé. L'UGTT, non plus l'opposition syndicale mais la centrale, a mis son poids dans la balance et organisé la grande manifestation de Sfax, le 12 janvier. L'incendie atteignait finalement le centre de Tunis le 14 janvier.

L'atmosphère internationale était aussi propice : l'idée que la démocratisation des pays arabes pouvait stabiliser la région était encore d'actualité, et le sens des événements a été immédiatement investi par l'idée qu'il s'agissait d'une révolution démocratique. Alignant ainsi tous les protagonistes locaux et internationaux sur ce programme.

Quelles leçons tirer de ces expériences ?

Il est plus facile de comprendre après coup pourquoi une mobilisation sociale a « pris » que de prédire l'évolution d'une mobilisation en cours.

La situation de Gabès dépasse la seule dimension écologique et les protagonistes les plus impliqués ont une conscience assez précise de ses ramifications historiques, sociales, économiques, politiques et même internationales. La mobilisation parvient à occuper durablement la rue, mais à aussi impliquer un acteur institutionnel comme l'UGTT et certaines organisations tunisiennes, malgré la crainte de mesures de rétorsion judiciaire. Elle joue à plein la viralité dans les réseaux sociaux. Mais peut-elle dépasser l'échelon local ?

Son objet reste immédiat et concret : le « démantèlement », encore qu'il y ait des approches différentes du problème. Si elle prenait un tour plus politique et plus général, il n'est pas certain qu'elle garde la même ampleur. Pour le moment, le pouvoir n'a pas fait le choix de la répression, évitant ainsi d'enflammer les esprits par la violence et de transformer Gabès en ligne de front.

D'autres lieux peuvent-ils s'identifier à la situation de Gabès et rejoindre le mouvement, ce n'est pas certain. Il manque aussi un horizon d'attente, un objectif capable de susciter suffisamment d'espoir pour orienter les énergies et guider les actions. En clair, « la chute du régime », une démocratie parlementaire, sont-elles encore perçues comme une solution ? L'expérience de la décennie 2010, si elle n'a pas rallié la « Gen Z » aux vertus du régime autoritaire, a surtout montré qu'il faut bien davantage qu'une constitution et des élections pour transformer la réalité. Gabès a déjà payé pour apprendre cette leçon.

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Cameroun : Une vraie répression pour une fausse élection

4 novembre, par Paul Martial — , ,
De nouveau, une mascarade électorale accompagnée d'une répression brutale s'est déroulée dans ce pays où Biya s'apprête à effectuer son huitième mandat. Après le vote du 12 (…)

De nouveau, une mascarade électorale accompagnée d'une répression brutale s'est déroulée dans ce pays où Biya s'apprête à effectuer son huitième mandat.

Après le vote du 12 octobre, il aura fallu deux semaines pour que le Conseil constitutionnel proclame, sans surprise, la victoire électorale de Paul Biya avec un score de 53,66% des suffrages contre 35,19% pour son challenger Issa Tchiroma Bakary.

Biya isolé

Un résultat peu crédible, car les PV des bureaux de vote qui ont fuité sur les réseaux sociaux indiquent que Bakary a largement devancé le président sortant. Ensuite, les résultats dans la zone anglophone du pays, en proie à des affrontements récurrents avec les séparatistes, affichent une augmentation de la participation de plus de 37%, avec un score de 80% pour Biya dans une région qui lui est notoirement hostile.

Enfin, la candidature de deux de ses ministres, Bello Bouba Maïgari et Issa Tchiroma Bakary, solidement implantés dans les régions du Nord, densément peuplées, montre qu'il y a bien eu une inversion des résultats.

Cet effritement dans le camp présidentiel révèle un président largement isolé. A tel point que l'Église catholique camerounaise a haussé le ton critiquant une politique d'exclusion ethnique et de détournement des ressources.

Au sein même de son clan, certains étaient circonspects quant à la capacité de Biya, à l'âge de 92 ans, de mener une campagne électorale. D'ailleurs, il n'a tenu qu'un seul meeting, lisant pendant vingt minutes, d'une voix monocorde, un discours creux.

Le ras-le-bol de la population

Le pouvoir pensait être sorti d'affaire en écartant, sur des arguties juridiques, Maurice Kamto, principal opposant, qui avait de toute évidence remporté l'élection présidentielle de 2018. C'était sans compter sur le succès inattendu d'Issa Tchiroma Bakary, qui a démissionné du gouvernement quatre mois avant l'échéance électorale.

On peut légitimement se demander comment un politicien, qui a réprimé l'opposition, peut subitement passer dans le camp adverse. Bien que, lors de ses premiers meetings, Bakary ait demandé pardon pour ses actions passées, l'hypothèse est que les Camerounais se sont emparés de sa candidature, jugée la plus crédible, pour mettre à bas Biya. Au pouvoir depuis 43 ans, il règne sans partage, s'appuyant sur un personnel politique vieillissant, à tel point que la rue camerounaise parle « d'Etat Ehpad  ».

Au-delà de l'âge, le bilan social et économique est désastreux. Alors que Biya passe l'essentiel de l'année à l'hôtel Mandarin de Genève, dont la moindre suite coûte la bagatelle de 3 500 euros par nuit, la pauvreté au Cameroun a progressé de 66% depuis 2000, touchant près de 10 millions de personnes.

Les autorités tentent de rejouer le scénario de 2018. Une coercition s'abat sur les contestataires : la résidence de Bakary a été prise d'assaut. Certains leaders politiques appartenant à la coalition de l'opposant se trouvent derrière les barreaux, accusés de fomenter une insurrection.

Biya joue la seule carte à sa disposition pour prolonger son pouvoir décrépi : celle de la répression féroce contre les populations.

Paul Martial

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Les Émirats et le Soudan : un sous-impérialisme contre-révolutionnaire

4 novembre, par Husam Mahjoub — , ,
Le Soudan n'est aujourd'hui pas seulement le champ de bataille où s'affrontent deux factions militarisées. Il est également le cimetière des hypocrisies régionales et (…)

Le Soudan n'est aujourd'hui pas seulement le champ de bataille où s'affrontent deux factions militarisées. Il est également le cimetière des hypocrisies régionales et internationales ainsi qu'un cas concret du phénomène du sous-impérialisme.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
15 août 2025

Par Husam Mahjoub

Camp de réfugiés soudanais au Tchad. 16 mai 2023. Henry Wilkins /VOA/ Domaine public

Un pays sous-impérialiste est un pays qui, sans être une grande puissance impérialiste, agit dans le sens des puissances impérialistes et se comporte dans sa région comme un impérialisme. Et justement, la guerre qui ravage le Soudan depuis avril 2023 ne se réduit pas à une tragédie soudanaise, elle est la manifestation d'un ordre mondial dans lequel les intérêts financiers, l'influence militaire et les affiliations stratégiques comptent davantage que la vie des populations et que les aspirations démocratiques. Au cœur de cette configuration se trouvent les Émirats arabes unis.

Le rôle des Émirats au Soudan n'a rien d'une anomalie. Il fait partie intégrante d'un projet cohérent, abondamment financé et d'envergure régionale : une politique sous-impérialiste qui combine extraction économique, construction d'alliances autoritaires et contre-révolution, derrière le paravent d'une diplomatie sophistiquée et de partenariats internationaux. Le Soudan, pour son malheur, en est l'un des principaux laboratoires.

Du printemps arabe à la révolution de Décembre : une menace pour l'ordre émirati

Les racines du rôle destructeur des Émirats au Soudan remontent à plus d'une décennie. En 2011, les Émirats (avec l'Arabie saoudite) considèrent le Printemps arabe comme une menace existentielle pour les régimes autoritaires de la région et pour leur propre mode de gouvernement – une monarchie rentière reposant sur la coercition, la corruption et l'étouffement de la contestation. La chute de Ben Ali en Tunisie et celle de Moubarak en Égypte, et la montée de mouvements démocratiques en Libye, au Yémen et à Bahreïn, sont pour les dirigeants émiratis les signes avant-coureurs d'une tempête qui doit être contenue à tout prix.

Les Émirats deviennent alors une force qui n'est pas simplement réactionnaire, mais activement contre-révolutionnaire. En Égypte, ils financent le coup d'État qui amène au pouvoir Abdel Fattah al-Sissi et aident à la reconstruction de l'appareil répressif égyptien. En Libye, ils soutiennent la guerre que mène Khalifa Haftar contre le gouvernement reconnu internationalement, guerre qui mène à une division de fait du pays. Et au Soudan, les Émirats tissent des liens étroits avec le régime d'Omar el-Béchir et, dans les années qui suivent, renforcent leur alliance avec les Forces de soutien rapides (FSR). Les FSR, groupe paramilitaire, sont les successeurs des milices janjawids qui, pour le compte du régime d'Omar el-Béchir, ont commis des atrocités contre les civil·es et les rebelles au cours des années 2000.

La révolution populaire soudanaise de décembre 2018, qui aboutit au renversement d'Omar el-Béchir en avril 2019, remet directement en question le projet régional des Émirats. La révolution est démocratique, dirigée par des civils et explicitement opposée aux militaires. Les Émirats se retrouvent face à un dilemme : comment maintenir leur influence au Soudan sans apparaître comme ouvertement hostiles à la révolution ?

Une solution élaborée est trouvée : par la cooptation, la division et l'investissement militaire à long terme, en particulier dans les FSR.

L'ascension des FSR : un instrument de l'influence sous-impérialiste

Les Forces de soutien rapide, sous le commandement de Mohamed Hamdan Daglo dit « Hemedti », deviennent l'allié parfait pour les Émirats arabes unis. En avril 2019, Hemedti (aux côtés des dirigeants de l'armée et des services de sécurité) organise l'éviction d'Omar el-Béchir, de peur que le régime ne s'effondre face à la révolution. Abdel Fattah al-Burhan et Hemedti prennent la tête du Conseil militaire de transition, puis deviennent les chefs de file des militaires dans le gouvernement de transition qui doit diriger le pays pour une période de 39 mois.

Mais les relations des FSR avec les Émirats sont plus anciennes. En 2015, le régime d'el-Béchir envoie des combattants des FSR ainsi que de l'armée soudanaise pour participer, sous commandement émirati, à la guerre menée au Yémen par l'Arabie saoudite. En retour, Hemedti reçoit des armes, un soutien logistique et un appui diplomatique. Un échange qui combine sous-traitance militaire et légitimité politique.

Hemedti présente deux atouts essentiels. D'une part, sa capacité à pratiquer la violence : il représente une force prête à réprimer la contestation, à mener des guerres et à éliminer les concurrents. D'autre part, l'accès économique, en particulier au lucratif commerce de l'or, que les FSR contrôlent de plus en plus.

Entre 2013 et 2023, les FSR resserrent leur emprise sur l'extraction de l'or au Soudan, en particulier au Darfour et dans les autres régions périphériques du pays. Une grande partie de cet or est acheminée par contrebande aux Émirats, qui deviennent la principale destination de l'or du conflit soudanais. Cet or sape le pouvoir civil, finance des milices et renforce les seigneurs de la guerre.

Le coup d'État d'octobre 2021, couvert par les Émirats

Lorsque les Forces armées soudanaises (dirigées par Abdel Fattah al-Burhan) et les Forces de soutien rapide (dirigées par Hemedti) réalisent un coup d'État le 25 octobre 2021, c'en est officiellement fini de la transition démocratique au Soudan. Les Émirats ne condamnent pas, ils font de la diplomatie.

Dans ses déclarations publiques, Abou Dhabi appelle à la « retenue » et au « dialogue ». En coulisse, les Émirats maintiennent leurs liens tant avec al-Burhan qu'avec Hemedti, et jouent sur les deux tableaux tout en préservant leur capacité d'influence. Les FSR restent toutefois le principal instrument des Émirats, et leurs liens économiques, notamment par l'or, se resserrent encore.

Quand éclate la guerre civile, en avril 2023, entre les Forces armées soudanaises et les FSR, il n'y a rien d'étonnant à ce que les troupes de Hemedti soient singulièrement bien équipées, coordonnées et résistantes. Si les FSR parviennent à s'emparer de larges portions de Khartoum et d'autres régions du centre et du sud du Soudan, si elles réussissent à piller des infrastructures et à asseoir leur contrôle sur le Darfour, c'est en grande partie grâce au soutien extérieur qu'elles ont reçu au cours des années précédentes et, surtout, depuis le début de la guerre.

Le sous-impérialisme émirati en Afrique : ports, or et bras armés

Le Soudan n'est pas le seul théâtre dans lequel les Émirats ont exporté leur influence par des moyens militaires, économiques et politiques. Au cours des quinze dernières années, les Émirats ont étendu leur présence économique en Afrique en investissant dans les ports, les aéroports et les projets d'infrastructures. Ces initiatives ne sont pas seulement guidées par des intérêts économiques, elles servent également à étendre l'influence du pays. Les Émirats ont signé d'importants accords de coopération militaire et réalisé des investissements significatifs dans les domaines des terres agricoles, des énergies renouvelables, des mines et des télécommunications, ce qui fait d'eux un acteur important de la géopolitique régionale.

Les Émirats, pays périphérique qui adopte un comportement impérialiste au sein de sa région tout en restant dépendant des États-Unis (c'est-à-dire d'une puissance impérialiste de premier plan), illustrent la transformation actuelle en États sous-impérialistes de nombreuses puissances régionales.

Les Émirats cherchent à développer une influence qui se passerait de règles et une puissance qui n'aurait aucun compte à rendre. La fragmentation et la faiblesse des institutions dans des pays comme le Soudan, la Libye et le Yémen, ainsi que l'indifférence internationale vis-à-vis de leur situation, fournissent un terreau fertile à l'ingérence émiratie.

Au Soudan, cette stratégie a pris un tour particulièrement violent, du fait à la fois de l'importance de ces enjeux (or, position géopolitique, influence politique sur l'un des plus grands pays d'Afrique) et de la révolution soudanaise, dont l'avenir était plein d'incertitude. Les FSR, avec leur attitude d'armée privée exerçant des prérogatives d'État, étaient un partenaire idéal pour les Émirats.

La guerre de 2023 : un bain de sang par procuration dont les Émirats s'exonèrent

En 2023, tandis que la guerre entre les Forces de soutien rapide et l'armée soudanaise s'intensifiait, les FSR ont pu tirer parti de stocks de fournitures, de chaînes logistiques et de lieux sûrs dans la région. Autant d'éléments caractéristiques d'un soutien extérieur. Le rôle des Émirats arabes unis dans la guerre a été mis en évidence, à de nombreuses reprises, par des organisations de défense des droits humains, par des journalistes et par des militant·es soudanais·es. Pourtant, pas un seul responsable émirati n'a été sanctionné. Aucune pression n'a été exercée pour qu'Abou Dhabi arrête les transferts d'or ou d'armes.

Au contraire, les institutions internationales, notamment le conseil de sécurité de l'ONU, sont restées paralysées, invoquant pour se justifier un blocage géopolitique et un manque de clarté. Et ce sont les civil·es soudanais·es qui en ont payé le prix.

Les pourparlers et les conférences pour la paix qui ont eu lieu à Djeddah, à Addis-Abeba, au Caire, à Bahreïn, à Genève et à Londres ont fait long feu. Ces initiatives ont souvent exclu les voix civiles, tout en offrant l'opportunité aux factions militaires de redorer leur blason. Les FSR ont continué à être légitimées par des médias internationaux, tandis que leurs crimes de guerre étaient relativisés ou mis sous le tapis.

De la révolution à la guerre : la lutte des Soudanais·es contre le sous-impérialisme

Ne voir la guerre civile actuelle que comme un affrontement entre deux généraux, c'est ignorer la lutte que mène le peuple soudanais depuis des décennies contre les gouvernements militaires et l'exploitation étrangère, et contre le système international qui les rend possibles.

Quand les Soudanais·es se sont soulevé·es en décembre 2018, leurs revendications ne se limitaient pas au renouvellement du personnel dirigeant. Ils et elles exigeaient une transformation complète de l'État : la liberté, la paix, la justice sociale, un gouvernement civil et que les dirigeants rendent des comptes. Le slogan « liberté, paix et justice » n'était pas rhétorique : sa portée était révolutionnaire, et c'est par des balles, des arrestations, des massacres et par la trahison que le pouvoir y a répondu.

Les comités de résistance, les groupes de femmes, les syndicats et les associations professionnelles ont poursuivi leur travail militant durant la période de la transition et même après le coup d'État d'octobre 2021. Ces organisations ont refusé d'accepter l'autorité militaire, ont rejeté les accords de normalisation que l'on cherchait à leur imposer de l'extérieur, et ont maintenu l'idée que la démocratie doit venir du peuple, pas de sommets internationaux ou de factions armées. Leur vision a été exprimée dans des documents de référence, notamment des chartes et des communiqués de presse, ainsi que dans des slogans habilement composés et scandés lors des manifestations pacifiques.

Cette résistance par en bas constituait une menace à la fois pour les élites soudanaises et pour les puissances régionales telles que les Émirats, qui préfèrent un Soudan soumis qui exporte de l'or et des mercenaires, plutôt que des idées et des révolutions. Le modèle égyptien de gouvernement militaire, soutenu par l'argent du Golfe et la tolérance de l'Occident, s'était imposé comme l'une des réponses contre-révolutionnaires essentielles face au Printemps arabe de 2010-2011. Il s'agissait donc de reproduire au Soudan ce modèle égyptien, mais la jeunesse soudanaise s'y est fermement opposée.

Davantage qu'un simple conflit entre les FSR et les Forces armées soudanaises, la guerre en cours est par de nombreux aspects une guerre contre-révolutionnaire contre le peuple soudanais. Les deux camps s'en sont pris à des civil·es, ont fait obstacle à l'aide humanitaire et ont essayé d'instrumentaliser la société civile, et l'un comme l'autre ont été protégés (directement ou indirectement) par des acteurs internationaux qui ne souhaitent pas que les choses changent.

Démasquer le rôle des Émirats : l'or, les armes et la géopolitique

À l'heure qu'il est, les preuves ne laissent plus de doute : de l'or est acheminé jusqu'à Dubaï depuis des zones sous contrôle tant des Forces de soutien rapide que de l'armée soudanaise, et ce trafic alimente des réseaux illégaux et finance le conflit. Les livraisons d'armes, qui passent par la Libye, le Tchad, l'Ouganda, la République centrafricaine et le Kenya, entre autres, démontrent qu'une chaîne d'approvisionnement continue et délibérée alimente les troupes d'Hemedti. Les Émirats ont également permis l'évacuation de soldats des FSR vers leurs hôpitaux. Parallèlement à cela, ils ont mené des campagnes diplomatiques, politiques et de communication visant à présenter les FSR comme un acteur politique légitime et à soutenir les efforts de leur gouvernement parallèle.

Il ne s'agit pas là de complicité passive, mais d'une intervention sous-impérialiste active. Les Émirats ne sont pas un État du Golfe neutre qui chercherait à parvenir à la paix. Ils sont un acteur du conflit et agissent via un intermédiaire, les FSR, tout en continuant à démentir leur implication.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la communauté internationale sont complices par leur silence

Malgré l'abondance de preuves que les Émirats soutiennent les FSR et ont fragilisé la transition démocratique, la réaction internationale est faible, si ce n'est complice. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Union européenne et de nombreux pays européens ont certes appelé à des cessez-le-feu et à la protection des civils, mais aucun n'a imposé de sanctions contre les profiteurs de guerre ou les trafiquants d'or, qu'ils soient émiratis ou étrangers.

Pourquoi donc ?

La réponse tient à la realpolitik et à la condamnation sélective. Les Émirats sont un partenaire stratégique de l'Occident. Ils achètent des armes, collaborent de façon importante avec le régime génocidaire israélien, sont un intermédiaire pour le renseignement et sont un important centre financier. Ils ont hébergé des bases militaires américaines, ont participé à des opérations antiterroristes et ont fortement investi dans les économies occidentales. Bref, ils sont trop utiles pour être sanctionnés.

Au cours des derniers mois de l'administration Biden, certain·es parlementaires américain·es ont mené une bataille pour mettre fin aux ventes d'armes aux Émirats, face à l'accumulation de preuves montrant qu'Abou Dhabi, malgré ses dénégations, armait les FSR. La Maison Blanche avait initialement accepté de vérifier si les Émirats respectaient leurs obligations, mais un rapport de janvier 2025 a confirmé la poursuite du soutien émirati aux FSR. Ces parlementaires ont donc réintroduit le projet de loi Stand Up for Sudan (« Soutenons le Soudan ») qui proposait d'interdire les exportations américaines d'armes aux Émirats tant qu'ils soutiendraient matériellement les FSR, arguant que l'influence des États-Unis devait servir à stopper la guerre et le génocide en cours.

Le 5 mai, la Cour internationale de justice (CIJ) a rejeté la plainte du Soudan, qui accusait les Émirats de violer la convention de Genève sur le génocide et de financer les FSR. Partant du fait que les Émirats avaient, lors de la signature de la convention, formulé une réserve quant à la compétence de la cour, la CIJ a jugé qu'elle n'était pas compétente et n'a donc pas étudié les accusations du Soudan.

Le 22 mai, le Département d'État américain a accusé les Forces armées soudanaises d'avoir utilisé des armes chimiques dans leur guerre contre les FSR et a annoncé de nouvelles sanctions, notamment des restrictions des exportations et des mesures financières. Cependant, le gouvernement américain n'a apporté aucune preuve publique de ces allégations et n'a pas respecté les procédures de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (organisation dont fait partie le Soudan, qui siège même à son conseil exécutif).

Cette accusation semble être le dernier exemple en date de la façon dont la politique étrangère de Trump, dans son second mandat, devient explicitement transactionnelle et corrompue. L'annonce a suivi une visite en Arabie saoudite, au Qatar et aux Émirats durant laquelle Trump a cherché à conclure des accords d'investissements pour les États-Unis, mais durant laquelle il aurait également cherché à développer ses propres intérêts économiques et ceux de sa famille dans la région. Cela fait longtemps que de nombreux·ses spécialistes affirment que la guerre au Soudan s'est transformée en conflit par procuration, avec d'un côté les Émirats qui soutiendraient les FSR et de l'autre l'Arabie saoudite qui soutiendrait les Forces armées soudanaises. Et alors que l'attention et la pression internationales mettent de plus en plus en lumière le rôle des Émirats dans la guerre et le génocide en cours, il semble que l'administration Trump utilise ces accusations contre l'armée soudanaise comme une diversion et un moyen de contrebalancer le débat public. Par ce biais, le régime trumpiste espère se maintenir à égale distance du duo Émirats/RSF et Arabie saoudite/armée soudanaise.

On ne peut éviter les parallèles avec des événements passés, notamment le bombardement décidé par l'administration Clinton en 1998, en pleine affaire Lewinsky, contre l'usine pharmaceutique d'al-Chifa au Soudan. Les États-Unis avaient affirmé que l'installation produisait des armes chimiques et était liée à Oussama ben Laden, mais les enquêtes ultérieures n'ont guère apporté de preuves en ce sens et nombre d'expert·es ont conclu que l'usine était civile. Cela rappelle également l'invasion en 2003 de l'Irak, sous le prétexte de la présence d'armes de destruction massive. Ces allégations se sont révélées être de pures inventions.

Ce qui précède ne doit pas être compris comme une tentative d'absoudre l'armée soudanaise des crimes de guerre qu'elle a commis contre les civil·es lors de ce conflit ou durant le reste de son histoire. Il s'agit plutôt de mettre en lumière les manigances de l'administration Trump visant à renforcer ses liens avec les pays du Golfe en renversant les termes du débat, alors qu'elle ne parvient pas à mettre fin à la guerre.

Les civil·es soudanais·es paient le prix du silence

Les conséquences du silence international ne sont pas théoriques, elles sont d'une brutalité bien réelle. Les mort·es se comptent par centaines de milliers. Les déplacé·es sont des millions, et beaucoup d'entre elles et eux doivent vivre dans des camps insalubres par-delà les frontières ou dans des villes assiégées. Les infrastructures du pays, notamment les universités, les hôpitaux et les institutions culturelles, ont été systématiquement détruites, dans ce qui s'apparente à une guerre délibérée menée contre la société soudanaise. Des témoignages indiquent l'ampleur des violences sexuelles qui sont commises, et montrent qu'une des méthodes de guerre des FSR est de cibler les femmes et les jeunes filles.

Cependant, la résistance soudanaise n'a pas disparu. Elle s'est adaptée, s'est décentralisée et a repris contact avec ses alliés internationaux. Des Soudanais·es ordinaires, dans le pays comme à l'étranger, assurent une aide humanitaire précieuse et s'occupent de la santé et de l'éducation. Ils et elles font un travail militant, documentent les faits et exigent justice. Ils et elles ont besoin de solidarité et plutôt que de charité ; de sanctions contre les coupables plutôt que d'expressions de sympathie.

Ce qu'il faut faire : passer à l'action

Pour arrêter la guerre au Soudan et empêcher de nouvelles guerres, il faut s'en prendre à la fois aux acteurs locaux et à leurs soutiens internationaux. Il s'agit entre autres de sanctionner toutes les entités étrangères qui financent et arment les FSR, notamment les entreprises et personnes impliquées aux Émirats arabes unis. Il faut également dénoncer et interrompre le trafic d'or, notamment ses filières qui passent par Dubaï et ses liens avec le financement des FSR. Une enquête doit être menée sur le rôle des Émirats dans les livraisons d'armes et des mécanismes internationaux doivent être mis en place pour bloquer cette chaîne d'approvisionnement. Tout aussi important est le soutien aux initiatives civiles soudanaises, comme les structures d'urgences médicales, les comités de résistance, les corridors humanitaires, la documentation des crimes par les victimes et les médias indépendants. Enfin, nous devons remettre en cause la logique politique de l'alliance entre l'Occident et le Golfe, qui traite les Émirats et l'Arabie saoudite comme des partenaires intouchables : les partenariats stratégiques ne doivent pas se payer en vies humaines.

L'enjeu ne se limite pas au Soudan. Il reflète la vision du monde voulue et propagée par les tyrans, un monde où l'autoritarisme est sous-traité et où l'impérialisme a un visage régional. Si le sous-impérialisme est victorieux au Soudan, il s'étendra en Afrique, au Moyen-Orient et au-delà.

Un autre avenir reste possible. Les mouvements révolutionnaires au Soudan, avec leur exigence inébranlable de gouvernement civil et de justice sociale, portent une alternative puissante, fondée sur la légitimité populaire, les principes démocratiques et la solidarité transnationale. Pour que cet avenir se réalise, il faudra plus que des déclarations de soutien aux acteurs civils soudanaiss. Nous devons mener une confrontation critique avec les systèmes politiques et économiques internationaux qui nourrissent l'autoritarisme et les interférences étrangères. Tout effort dans ce sens doit commencer par une compréhension lucide de ces réalités et par un engagement ferme en faveur de la justice, un engagement qui refuse d'être dénaturé par des intérêts stratégiques ou des affiliations géopolitiques.

Husam Mahjoub

P.-S.

• Inprecor numéro 737 - octobre 2025. 16 octobre 2025 :
https://inprecor.fr/les-emirats-et-le-soudan-un-sous-imperialisme-contre-revolutionnaire

• Traduit par Inprecor.

Source - Spectre. Le 15 août 2025 :
https://spectrejournal.com/uaes-subimperialism-in-sudan/

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Nicaragua : L’enterrement en grande pompe de la révolution sandiniste

4 novembre, par Matthias Schindler — , ,
Le 19 juillet 1979, le peuple nicaraguayen a triomphé de la dictature du clan Somoza, marquant le début de la révolution sandiniste, qui allait durer près de 11 ans. À (…)

Le 19 juillet 1979, le peuple nicaraguayen a triomphé de la dictature du clan Somoza, marquant le début de la révolution sandiniste, qui allait durer près de 11 ans. À l'occasion du 46e anniversaire de cette révolution, les derniers vestiges de celle-ci ont été piétinés et enterrés lors d'une cérémonie aussi bizarre que pompeuse, entièrement en vase clos et à laquelle le peuple n'avait pas été convié.

29 octobre 2025 | tiré d'inprecor.fr Photo : Manifestation officielle organisée le 19 juillet 2025 à l'occasion du 46ème anniversaire de la Revolution sandiniste.
https://inprecor.fr/nicaragua-lenterrement-en-grande-pompe-de-la-revolution-sandiniste

Le couple présidentiel Daniel Ortega et Rosario Murillo y a fait défiler, le 19 juillet 2025, plus de 36 000 étudiants et 4000 policiers et militaires. Ils ont été rassemblés sur la Plaza de la Fe et disposés par blocs de 150 personnes strictement ordonnés (voir photo) pour célébrer les dictateurs en dirigeants absolus du Nicaragua.

Le déroulement de cet événement de quatre heures était entièrement destiné à présenter Rosario Murillo comme étant la coprésidente à égalité de rang, au côté de Daniel Ortega.

Cependant, les chants « Daniel-Daniel-Daniel » ont clairement montré qui reste le véritable dirigeant du pays. Ortega a commencé son discours par ces mots : « Ici, nous sommes tous Daniel ». Le commandant, qui n'a jamais participé à la lutte armée de libération et qui, en 1979, était totalement inconnu au Nicaragua, s'assimile ici au FSLN, à la révolution sandiniste et à tout le peuple nicaraguayen. Cela n'est qu'une manifestation supplémentaire de sa mégalomanie et de la conviction qui est la sienne d'accomplir une mission divine au Nicaragua.

Répression et purges politiques

Le message principal de son discours était une menace ouverte contre toute expression d'opposition ou toute de critique : « Pour avoir la paix, nous devons avoir de la force et un esprit combatif. Si nous voulons défendre la paix, nous devons toujours être prêts à faire la guerre aux conspirateurs ! » Il a appelé les structures paramilitaires des quartiers, qui lui restent fidèles, à maintenir la « vigilance révolutionnaire » face à tous les « terroristes, conspirateurs et traîtres à la patrie, car ils sauront que lorsqu'ils seront découverts, ils seront capturés et jugés ».

Le développement de la répression étatique au cours des derniers mois et de ces dernières années prouve que ces paroles ne sont pas vides de sens. L'année 2025 a été aussi marquée par le fait que les mesures de persécution politique ont visé de plus en plus de fonctionnaires de la haute et moyenne administration publique. Faisant suite aux rumeurs persistantes sur la mauvaise santé présumée d'Ortega, on assiste actuellement à une véritable vague de purges, qui a commencé il y a plus d'un an et qui touche désormais y compris les personnes les plus proches du couple présidentiel.

Par exemple, Bayardo Arce, l'un des neuf commandants de la révolution qui ont dirigé la révolution sandiniste et le dernier du groupe à être resté allié à Ortega, a été arrêté le 26 juillet 2025 pour corruption et placé en résidence surveillée. Il a sans doute été l'un des principaux bénéficiaires de l'appropriation privée de biens publics par les hauts cadres du FSLN depuis des décennies. Il a ainsi acquis plusieurs entreprises, notamment dans le commerce du riz, un des aliments de base du Nicaragua. Mais, malgré la corruption endémique du pays, il n'est pas parvenu à devenir un capitaliste prospère ; son activité a entraîné des dettes d'impôts de plusieurs millions de dollars qui ont abouti à l'expropriation de ses entreprises.

Le 14 août, l'officier de sécurité Nestor Moncada Lau a connu un sort similaire. Il a été impliqué dans divers attentats terroristes, a organisé la répression militaire de manifestations pacifiques. Il figurait dans les dossiers comme étant le père d'au moins un des enfants illégitimes de Daniel Ortega, a été pendant des années chef de la sécurité du secrétariat du FSLN et, en tant que l'un des proches les plus proches d'Ortega, il connaissait aussi en détail tous les scandales au sein du palais présidentiel. Quelques semaines auparavant, le 19 juin 2025, Roberto Samcam, éminent critique du régime en exil au Costa Rica, avait été assassiné par des tueurs à gages. Samcam, un officier supérieur à la retraite, connaissait parfaitement les rouages internes de l'armée nicaraguayenne et avait analysé dans de nombreux articles et livres la dynamique interne de l'appareil répressif orteguiste, y compris la participation de l'armée à la répression d'État.

Ce ne sont là que trois exemples d'une vague de persécutions qui n'épargne personne et qui a déjà touché plusieurs milliers de personnes, du citoyen ordinaire au haut fonctionnaire.

Il est évident que le régime cherche à s'assurer que Rosario Murillo s'installe à la succession Ortega de la manière la plus douce possible. C'est pourquoi, jour après jour depuis des mois, des personnalités occupant des postes clés au sein du régime, dont la loyauté inconditionnelle envers Murillo ne pouvait être totalement garantie, ont été les unes après les autres démises de leurs fonctions et remplacées par d'autres marionnettes.

Comme beaucoup de ces personnes étaient de hauts fonctionnaires du régime, il est plus que probable qu'elles se soient énormément enrichies. Cependant, la véritable raison qui a motivé leur persécution n'est pas liée à des affaires de corruption, pratiques profondément enracinées dans toutes les institutions nicaraguayennes, mais dans le fait qu'Ortega-Murillo doutent de leur obéissance aveugle.

Les circonstances de la mort d'Humberto Ortega, frère de Daniel, soulignent l'importance qu'attache le régime à la succession familiale. Humberto était également l'un des neuf commandants de la direction nationale du FSLN, stratège de la lutte insurrectionnelle victorieuse et chef de l'armée sandiniste, qui est resté jusqu'à sa mort une figure influente de la politique nicaraguayenne. Le 19 mai 2024, le site argentin infobae a publié une interview dans laquelle l'ancien général remettait en question les capacités de leadership de Rosario Murillo et défendait la nécessité de parvenir à un compromis avec l'opposition. En représailles, en l'espace de quelques heures, sa maison a été encerclée par la police, tous ses moyens de communication lui ont été retirés, il a été placé à l'isolement total et s'est vu refuser les soins médicaux dont il avait besoin du fait de ses problèmes de santé. Une semaine plus tard, Ortega l'a publiquement condamné en tant que « traître ». Le 9 juin, Humberto a envoyé un dernier appel à l'aide urgent depuis un téléphone portable secret à la rédaction du journal électronique Confidencial. Il a été admis à l'hôpital militaire le 11 juin, mais dans ces conditions son état de santé s'est détérioré, jusqu'à ce qu'il décède le 30 septembre 2024.

Les manifestations d'avril 2018

Les vagues actuelles de répression et de purges institutionnelles trouvent leur origine dans les manifestations massives d'avril 2018, au cours desquelles la population a manifesté pacifiquement contre la répression politique et l'enrichissement démesuré de la famille Ortega-Murillo. Lorsque la police et les paramilitaires fidèles à Ortega ont réprimé les manifestants avec une violence de plus en plus forte, des barricades ont été érigées dans les quartiers résidentiels pour empêcher les forces répressives d'y entrer. Le régime a réagi avec une brutalité extrême. Plus de 2000 personnes ont été emprisonnées au cours des mois suivants et plus de 300 ont été assassinées, certaines par des snipers de l'armée. L'État autoritaire, qui avait jusqu'alors permis un certain niveau de liberté d'information, d'enseignement, de croyance religieuse et de débat politique, s'est transformé en une dictature ouverte qui a supprimé toute activité indépendante et non contrôlée par l'État.

À partir de ce moment, d'innombrables mesures ont été prises pour réduire une fois pour toutes le peuple au silence. Toute une série de lois ont été adoptées pour donner une apparence légale aux mesures répressives du gouvernement. Les manifestations ont été interdites, même lorsqu'elles consistaient simplement à brandir le drapeau national, bleu et blanc. Peu à peu, tous les partis qui ne se sont pas soumis à la dictature ont été déclarés illégaux. Les élections de 2021, boycottées par près de 80 % de la population, ont été une véritable fraude. Depuis lors, le nouveau parlement a approuvé à l'unanimité presque toutes les résolutions, sans aucune voix contre.

Les deux représentants les plus connus du groupe ethnique miskitu, Steadman Fagoth Müller et Brooklyn Rivera, ont été arrêtés et sont depuis deux ans « portés disparus ». Plus de 4 000 organisations non gouvernementales – dont des universités, des églises, des associations professionnelles, la Croix-Rouge, des associations de femmes et des organisations de défense des droits humains – ont été interdites et leurs biens confisqués. En 2023, 222 prisonniers politiques ont été expulsés vers les États-Unis et plus de 300 personnes ont été déchues de leur nationalité nicaraguayenne, de leurs titres professionnels, de leurs biens et de leurs pensions.

Toute l'élite politique et culturelle du pays est désormais en exil. Vilma Núñez, 86 ans, présidente du CENIDH (Centre Nicaraguayen des Droits Humains), est la seule personne de cette organisation qui refuse encore de quitter le Nicaragua. En raison de son âge avancé et de sa notoriété internationale, le régime ne semble pas vouloir se risquer à la toucher. Elle vit actuellement dans un isolement quasiment complet et sans aucun statut juridique.

La crise du système

Le 18 février 2025, une nouvelle constitution a été promulguée par le biais d'une procédure inconstitutionnelle. Elle modifie de fond en comble la structure de l'État, supprime la séparation des pouvoirs et subordonne ces instances – désormais appelées « organes » et non plus « pouvoirs » –à la présidence. En outre, elle remplace les fonctions de président et de vice-président par deux coprésidents, un homme et une femme, concentrant ainsi tout le pouvoir absolu entre les mains d'Ortega et de Murillo. La constitution créée par la révolution sandiniste, qui garantissait les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et le pluralisme politique, a été détruite dans ses fondements -mêmes.

Les six premières années de la révolution, Ortega a coordonné la Junta de Gobierno Revolucionaria (Junte révolutionnaire), avant de devenir le président démocratiquement élu du pays, en exerçant ces fonctions sous le contrôle du Parlement et de la direction du FSLN. Au contraire, Ortega et Murillo gouvernent aujourd'hui de manière dictatoriale et sans aucune légitimité démocratique. Ils ont même aboli ce qu'il restait de la constitution républicaine créée par la révolution sandiniste.

Le Nicaragua est au plus bas, économiquement, politiquement et socialement. Un capitalisme de copinage a détruit l'économie. Les principales sources de revenus sont désormais l'exportation d'or, extrait de manière destructrice pour l'environnement par des multinationales privées, et les envois de fonds des familles émigrées, principalement aux États-Unis. La défiance et la peur dominent actuellement l'état d'esprit de la population du pays. La société est rongée par des vagues continuelles de répression et de purges politiques. L'opposition organisée, implantée entièrement à l'étranger, faible et fragmentée, n'est pas en état de renverser la dictature. Cependant, les contradictions internes au régime engendrent des mesures gouvernementales de plus en plus absurdes qui y produiront inévitablement des conflits internes et des fractures. Beaucoup considèrent l'implosion du système comme l'hypothèse la plus probable de son effondrement et une partie croissante de la population espère que cela se produira bientôt.

Lisbonne, 7 octobre 2025

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