Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Réparer le tissu social

Le Centre de services de justice réparatrice (CSJR) a été fondé le 11 septembre 2001. Quelles sont ses particularités et comment se déploie-t-il ? Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
À bâbord ! : Qu'est-ce qui a donné naissance au CSJR ?
Estelle Drouvin : Dans les années 1990, l'aumônier de prison David Shantz se questionnait : « Comment faire pour réparer sachant que je ne dispose que d'une moitié de l'histoire, celle de la personne incarcérée ? ». S'inspirant des bons résultats d'une démarche réparatrice en Ontario, l'aumônier a eu l'idée de la transférer auprès de personnes détenues en sécurité médium. À l'époque, mettre en contact des personnes détenues avec leurs victimes directes était trop avant-gardiste. C'est pourquoi Shantz a eu l'idée de faire rencontrer, sur une base volontaire, des personnes détenues et des personnes qui ont été victimes de crimes semblables, avec des citoyen·nes qui s'engagent à leurs côtés dans le processus. Même si aujourd'hui, il y a des démarches de justice réparatrice qui placent en relation le duo « victime et agresseur réel·les », nous, nous avons choisi de poursuivre en rencontres indirectes, car des rencontres directes ne sont pas toujours possibles. C'est la mission du Centre.
Thérèse de Villette, qui a participé à des rencontres entre détenu·es et victimes avec David Shantz, a souhaité que cette démarche soit mieux connue à l'extérieur des pénitenciers. Aujourd'hui, le CSJR organise des rencontres de justice réparatrice à la fois dans les pénitenciers, et en dehors des murs (avec des ex-détenu·es).
ÀB ! : Une des raisons d'être du Centre est de « réparer la toile humaine dans sa dimension collective ». Qu'est-ce que cela signifie ?
E. D. : Les crimes ont un caractère social. Ils entraînent des conséquences sur l'entourage proche, évidemment, mais aussi sur l'ensemble du tissu social. Ainsi, pour le CSJR, la justice réparatrice, c'est l'idée de regarder les conséquences d'un crime dans toutes ses dimensions. Et ne l'oublions pas, il y a aussi des causes collectives à certaines violences (discriminations multiples, racisme, colonialisme, cléricalisme, patriarcat…). C'est pourquoi nous avons réalisé des projets pilotes qui abordent cette dimension collective (des agressions sexuelles par exemple, ou des relations entre personnes issues des communautés autochtones et allochtones). Pour nous, le vivre-ensemble passe par un tissu social sain. Lorsque de la violence ou des abus sont commis, c'est comme si on créait des trous dans la toile de confiance humaine. L'adoption de comportements de méfiance et de peur agrandit ces trous. C'est pourquoi, derrière notre vison de la justice réparatrice, il y a l'idée de réparer la toile dans sa dimension collective. Après tout, lorsqu'une personne ayant commis ou ayant subi une agression se remet debout de manière ajustée, c'est la communauté en entier qui en bénéficie !
ÀB ! : Quels sont les services offerts par votre Centre ?
E. D. : Nous offrons trois principaux services. ll y a les rencontres de justice réparatrice, lesquelles se divisent en deux types. Il y a le « face à face », qui ouvre le dialogue entre une personne détenue (ou ex-détenue) et une personne victime (ayant porté plainte ou non) d'un crime ou d'une violence apparentée. À ces personnes s'ajoutent deux personnes animatrices et un·e citoyen·ne. Puis, il y des rencontres de justice réparatrice, qui se déroulent en groupe en présence de douze personnes : quatre victimes, quatre personnes ayant été reconnues coupables ou ayant causé des torts, deux citoyen·nes et deux personnes animatrices.
Depuis 2016, nous organisons aussi des ateliers de guérison des mémoires grâce à notre partenariat avec l'Institut Healing of Memories en Afrique du Sud. Ces ateliers ont été créés dans ce pays à la suite de la Commission vérité et réconciliation. Ils permettaient la rencontre entre des personnes blanches et noires qui acceptaient de parler de leur histoire et d'écouter l'histoire de l'autre. Au Québec, il y a aussi des blessures historiques, entre francophones et anglophones ou entre Autochtones et Allochtones. C'est pourquoi il nous est apparu important de se former à cette démarche. Ces ateliers de 24 personnes, offerts deux fois par an durant une fin de semaine, ouvrent la possibilité d'explorer et de reconnaître les blessures émotionnelles que portent les personnes participantes sur les plans individuel et collectif.
Le troisième volet de nos services vise la sensibilisation auprès du grand public. À ce chapitre, le Centre est l'initiateur de toute une série d'activités, il est aussi présent dans des cours de cégep et d'université. Des personnes qui ont participé à nos démarches acceptent souvent de témoigner de leur expérience.
ÀB ! : Quelles sont les attentes des participant·es ?
E. D. : Le but des rencontres est tout simple : ouvrir un espace sécuritaire de dialogue. On souhaite que les gens se sentent assez en confiance pour s'ouvrir sur ce qui peut être profondément blessé ou honteux en eux. Les motivations sont variées. Certaines personnes espèrent être apaisées, dans le sens de diminuer leur peur, leur anxiété ou leur colère. Pour d'autres, iels souhaitent tourner une page de leur histoire. D'autres viennent avec des objectifs de justice sociale et veulent notamment contribuer à la non-récidive en cherchant à faire comprendre aux détenu·es les conséquences de leurs actes. Parfois, les personnes responsables de torts souhaitent montrer qu'iels ont changé ou qu'iels peuvent participer à la réparation des traumas.
ÀB ! : Quels liens établir entre art et justice réparatrice ?
E. D. : L'association avec l'art a été naturelle. À l'origine, il y avait beaucoup de personnes qui venaient pour des cas d'inceste. Dans ces situations, le dessin pour libérer la parole est tout indiqué. Même si les personnes qui participent sont adultes, elles ont été blessées alors qu'elles étaient enfants, et leur enfant intérieur n'a pas toujours les mots pour faire le récit de ce qu'il a vécu. Le dessin permet aussi à l'inconscient de s'exprimer. Le CSJR utilise des activités de créativité autant dans les rencontres de justice réparatrice que lors des ateliers de guérison des mémoires. On a aussi remarqué qu'une quantité de personnes qui sortent de nos activités se mettent à créer (dessins, photo, dance, etc.) comme si en reléguant le passé au passé, elles avaient désormais de la place pour du nouveau. C'est le signe d'une transformation intérieure, ça donne beaucoup d'espérance.
Estelle Drouvin est directrice des services du CSJR.
Illustration : Ramon Vitesse
Justice réparatrice et privilège de la blanchité
Après 17 ans passés en prison, Jon Romano, un homme blanc auteur de tir dans une école en 2004 ayant blessé un professeur, bénéficie aujourd'hui d'une certaine notoriété sur TikTok, où il partage sa quête de rédemption. Ce dernier utilise activement ses plateformes pour dénoncer la violence armée et plaider en faveur d'un contrôle accru. Dans l'une de ses vidéos les plus populaires, il discute de l'importance de la santé mentale et suggère que si les enseignant·es étaient plus attentif·ves aux besoins de leurs élèves, certaines tragédies pourraient être évitées. Il exprime aussi régulièrement ses profonds regrets d'avoir commis un acte de violence et souhaite désormais apporter son aide à la communauté. Bien que je trouve qu'il établit un lien un peu hâtif entre la santé mentale et la violence, ce qui m'a vraiment marquée, c'est qu'il soit présenté comme un exemple de justice restaurative.
L'approche coloniale de la justice punitive
Lorsqu'on évoque la justice réparatrice comme une alternative, c'est parce que d'autres voies sont possibles, mais surtout nécessaires. Le système actuel est défaillant et s'empire avec les générations. La justice punitive se focalise sur l'infraction elle-même. Elle opère sur la notion que les coupables ont perturbé l'harmonie sociale et méritent une sanction. Les besoins de la victime ou de sa communauté sont relégués au second plan. Ce dont iels ont besoin n'a que peu de conséquences. L'important est de punir, l'important est de contrôler, l'important est de rétablir l'ordre – et vient la question : de quel ordre parle-t-on ? Dans les faits, la justice punitive perpétue avant tout un système profondément inégalitaire.
Dans les contextes coloniaux comme le nôtre, la justice punitive, et tout particulièrement son bras armé, le système carcéral, ont été et sont toujours utilisés comme outils de contrôle des populations autochtones et des populations racisées, notamment les populations noires. Par exemple, selon Statistique Canada, les communautés autochtones représentent seulement 3 % de la population adulte du pays, pourtant entre 2015 et 2016, iels comptaient pour 26 % des admissions en prison. Cette disproportion ne s'explique pas par des taux de criminalité plus élevés, mais est le résultat de politiques pénales discriminatoires, de pratiques policières ciblées et de préjugés systémiques, entre autres. Ainsi, une littérature abondante existe pour dénoncer le système de justice pénale, incluant le système carcéral et ses abondants manquements, comme la surpopulation chronique des prisons qui entraîne des conditions de vie inhumaines pour les personnes en détention.
Par ailleurs, le système ne punit pas uniquement les personnes ayant commis les fautes, mais également leur famille et, par extension, leur communauté (par la séparation forcée, les effets sur la santé mentale des détenu·es comme de leur famille, les coûts liés aux visites de proches emprisonné·es, etc.). Une victimisation supplémentaire se produit du fait des violences qui occurrent dans la prison, mais également en raison de la stigmatisation à vie et des mesures discriminantes pour les personnes ayant un casier judiciaire. Tout cela et plus encore est dénoncé par la justice réparatrice qui vise à restaurer l'harmonie entre la victime, l'auteur·e du crime et la communauté. Contrairement à la justice punitive, les besoins des personnes qui ont été affecté·es par les crimes sont au cœur de l'approche. Aussi, cela nécessite que la ou les personnes victimisées, la communauté et le, la ou les responsables travaillent conjointement à rétablir une harmonie. L'agentivité des personnes concernées est centrale à cette approche, contrairement à la justice punitive qui les en prive.
Repenser la justice au-delà de la cage
Dans ce contexte, je repose la question : la visibilité actuelle de Jon Romaro, son usage des plateformes et les gains qui en découlent s'inscrivent-ils dans une application pratique de justice réparatrice ? La réponse est complexe, mais la conclusion reste la même : non. En réalité, il s'agit plutôt d'un exemple concret du détournement de l'approche alternative qui est mis en évidence d'autant plus aisément dans le contexte de la justice transformatrice.
La justice transformatrice va au-delà de la justice réparatrice et prend en compte les causes profondes qui ont mené à la faute. Elle interroge les racines structurelles et se détache donc de l'individu pour tenir également le système responsable. C'est une vision plus large et une approche plus holistique. C'est aussi une réponse directe à notre société actuelle dont les structures de pouvoir ont historiquement été utilisées pour asseoir et maintenir la suprématie blanche. La justice transformatrice, tout comme la justice réparatrice, repose d'ailleurs sur des approches issues directement des communautés autochtones à travers le monde. Ainsi, notre système actuel mène certaines communautés à être criminalisées plus que d'autres. C'est aussi un système au sein duquel le privilège de la blanchité se manifeste, même parmi ses fautif·ves reconnu·es.
Maintien du statu quo
Au contraire, la justice transformatrice interroge le système : qui en bénéficie ? Comment en est-on arrivé là ? Comment changer les choses ? Comment, en tant que société, échouons-nous à protéger les individus ? Qui condamnons-nous par rapport à qui ? La justice transformatrice, dans le cas de Jon Romano, c'est prendre en compte que la majorité des cas de tirs et meurtres de masse dans les écoles sont perpétrés par de jeunes hommes blancs, quand les populations racisées sont les plus à risque de subir l'exclusion scolaire, la surveillance policière, les discriminations et l'association au crime. La justice transformatrice nous oblige à prendre en compte qui a le plus de chance d'être toujours en vie après une attaque armée dans une école et l'intervention de la police. Jon serait-il encore en vie s'il avait été un homme noir ? La justice transformatrice, c'est prendre en compte que dans le contexte d'une absence de législation efficace des armes à feu, il n'y a pas de justice possible. C'est aussi prendre en compte quelle parole, quel parcours, quel discours sera plus entendu, célébré et applaudi sur les réseaux sociaux par rapport à qui. C'est interroger pourquoi un homme blanc devient un exemple de justice réparatrice, et peut, de manière très concrète, notamment financière, en bénéficier par rapport à d'autres ? À maintes reprises, on a pu voir de quelle manière il est bien plus aisé pour des personnes blanches de bénéficier de leurs crimes. Netflix regorge de séries et de documentaires basés sur leur histoire. S'interroger sur la justice réparatrice et transformatrice en lien avec le cas de Jon Romano, c'est comprendre toutes les ramifications du système, ne pas se montrer conciliant·e.

Justice réparatrice et privilège de la blanchité

L'idée derrière Justice hoodistique est née en 2019 lors du forum social de l'organisme Hoodstock. L'objectif était d'apporter une solution aux problèmes du profilage racial, du racisme systémique, et de la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice québécois. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, Justice hoodistique entame sa deuxième année d'activité à titre de projet-pilote de justice réparatrice par et pour les personnes noires vivant au nord-est de l'île de Montréal.
L'idée derrière Justice hoodistique est née en 2019 lors du forum social de l'organisme Hoodstock. L'objectif était d'apporter une solution aux problèmes du profilage racial, du racisme systémique, et de la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice québécois. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, Justice hoodistique entame sa deuxième année d'activité à titre de projet-pilote de justice réparatrice par et pour les personnes noires vivant au nord-est de l'île de Montréal.
Ce projet-pilote s'intègre dans le programme de mesure de rechange général (PMRG) du ministère de la Justice du Québec, qui a pour principal but la réparation des torts causés aux victimes. Comme indiqué par le ministère, le programme permet « aux adultes accusés de certaines infractions criminelles, la possibilité d'assumer la responsabilité de leurs actes et de régler le conflit qui les oppose à la justice autrement qu'en étant assujettis aux procédures judiciaires usuelles prévues par le Code criminel ». Ce programme de déjudiciarisation, si complété, permet aux participant·es de voir leurs accusations rejetées.
Justice hoodistique met de l'avant une approche holistique, multidisciplinaire et intersectionnelle. Ici prime une vision dans laquelle l'être humain est considéré dans toute sa complexité, et non pas seulement à travers le prisme punitif de la criminalité et de la victimisation. Qu'elles soient envers la collectivité ou envers la victime, la réparation du tort et la reconstruction de soi sont au cœur du projet-pilote. Le projet s'adresse aux personnes noires âgées de 18 à 64 ans qui résident soit à Montréal-Nord ou dans les arrondissements de l'Est de l'Île de Montréal (Villeray—Saint-Michel—Parc-Extension, Ahuntsic, Saint-Léonard, Anjou et Rivière-des-Prairies—Pointes-aux-Trembles). Il s'adresse plus précisément aux personnes noires ayant commis une infraction admissible dans le cadre du PMRG et qui sont à risque d'avoir un casier judiciaire ou des condamnations additionnelles. Pour prendre part au programme, il est demandé que la personne reconnaisse les faits à l'origine de l'infraction et qu'elle ait la volonté de participer au projet de Justice hoodistique.
Les objectifs derrière ce projet sont multiples. Nous cherchons d'abord à nous interroger sur les causes sous-jacentes de la criminalité chez les personnes noires, de même que réduire la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice pénale. Il nous incombe également d'offrir un espace de réflexion pour la personne accusée et la victime afin de les appuyer dans leurs processus de guérison. Justice hoodistique tend à encourager la réintégration des personnes accusées à une participation sociale positive pour elles et les communautés. À travers les cercles hoodistiques, le projet-pilote vient favoriser l'implication de la personne accusée, de la victime et de leur cercle social respectif aux décisions prises à leur égard. Les ateliers afrocentriques qui sont le noyau de ce projet permettent de reconnecter les communautés noires à leurs cultures d'origine et cet esprit est maintenu par Justice hoodistique en offrant des mesures ainsi que des services culturellement adaptés. Le projet-pilote tend à augmenter l'accessibilité à la justice pour les personnes noires et il donne accès à des ressources pour que la personne accusée, la personne victime et leurs familles puissent régler la situation.
Une première au Canada
S'inspirant du programme de mesure de rechange pour les adultes autochtones et du programme de justice réparatrice de la Nouvelle-Écosse, la Justice hoodistique serait cependant une première au Canada puisqu'elle aborde la réparation du tissu social selon les spécificités culturelles et traditionnelles des communautés noires.
L'intervenant·e sociojudiciaire ainsi que le·la professionnel·le faisant les suivis psychosociaux rencontrent la personne admissible afin de lui expliquer le processus et de se familiariser avec ses besoins et ses attentes. Par la suite, la personne participe à deux retraites de guérison lors desquelles elle suit des ateliers afrocentriques.
Suite à ce processus de réflexion, la personne admissible détermine quelle mesure elle devra prendre pour réparer les torts causés avec l'aide de son cercle social, le cercle hoodistique. La mesure peut prendre la forme d'une médiation avec la victime, de service et de dédommagement à la collectivité, d'une mesure de sensibilisation, mais également de suivis psychosociaux individuels et familiaux, ou encore du mentorat et de l'accompagnement scolaire.
Lorsque la victime veut s'impliquer, le processus est le même à l'exception des retraites. La victime détermine le type de réparation souhaitée avec l'aide de son cercle hoodistique et s'ensuit une rencontre avec la personne accusée. Depuis le lancement officiel de Justice hoodistique, l'ensemble des participant·es ont complété leur mesure et nous en sommes à la septième cohorte (celles-ci peuvent dénombrer jusqu'à cinq personnes).
Un projet à pérenniser
Nous remarquons qu'il n'y a pas beaucoup de personnes noires qui sont représentées dans le PMRG, bien qu'il y ait une surreprésentation connue de personnes noires dans le système judiciaire. Nous gagnerons à avoir des données claires sur le pourcentage de personnes noires qui sont dirigées vers des programmes de déjudiciarisation comparativement à celles qui sont judiciarisées. L'hypothèse principale de l'équipe de Justice hoodistique suppose la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice pénale, mais une sous-représentation de ces dernières au sein des programmes de déjudiciarisation. Il nous est pourtant impossible de prouver cela, étant donné que les données nécessaires ne sont pas récoltées. C'est l'un des points mis de l'avant dans le rapport de recherche Justice hoodistique : à l'intersection de la justice réparatrice et transformative par et pour les communautés noires : « [I]l est difficile de prouver la sous-représentation des adolescent·es noir·es dans les programmes de sanctions extrajudiciaires. Pourtant, l'hypothèse est là. Cette impression que les jeunes noir·es sont plus souvent orienté·es vers les mesures judiciaires et ont moins accès aux mesures réparatrices serait à valider par des statistiques ethnoraciales que les organismes publics et parapublics ne colligent pas. » [1]
Un second enjeu important est la pérennisation du projet-pilote. Malgré les résultats favorables du projet-pilote, le financement de l'Agence de la santé publique du Canada se termine à la fin mars 2024. Nous devons donc trouver un nouveau financement pour permettre la survie de Justice hoodistique.
QUI EST HOODSTOCK ?
Hoodstock est un organisme à but non lucratif né en 2009 à Montréal-Nord après la mort de Fredy Alberto Villanueva, un jeune de 18 ans d'origine hondurienne abattu par un policier du Service de police de la ville de Montréal (SPVM). Cet événement tragique a mené un collectif de résident·es à présenter cinq revendications aux autorités locales, dont l'une d'elles consistait à mettre fin aux pratiques abusives de la police. La mission de Hoodstock est de générer des espaces de dialogues, des initiatives mobilisatrices pour éliminer les inégalités systémiques et développer des communautés solidaires, inclusives, sécuritaires et dynamiques.
[1] Chanel Gignac, Dominique Bernier et Nancy Zagbayou. Justice hoodistique : à l'intersection de la justice réparatrice et transformative par et pour les communautés : rapport de recherche. Montréal : Service aux collectivités de l'Université du Québec à Montréal, 2023, p. 20.
Nancy Zagbayou est chargée de projet à Hoodstock.
Illustration : Ramon Vitesse

Responsabilité, guérison et transformation

Au cours d'une décennie de vie collective et d'organisation anarchiste, abolitionniste, féministe et queer, Geneviève Parisien, Charlotte Sansfaçon-Lévesque et moi-même avons été impliqué·es dans ce qu'on appelle couramment des « processus de justice transformatrice » en réponse aux violences sexuelles et conjugales. Inspiré·es par ces expériences, nous avons entrepris de développer un modèle de processus de responsabilité, de guérison et de transformation, actuellement en cours d'élaboration sous forme de livre. Notre objectif est de fournir des outils basés sur nos succès, nos échecs et nos recherches sur le sujet afin de contribuer aux réflexions existantes sur la justice transformatrice.
Aspects pratiques
Nous avons identifié quatre types de participant·es que l'on retrouve dans tout processus de justice transformatrice : la personne qui a vécu la violence et son cercle de soutien, celle qui a commis la violence et son cercle de son soutien ; des membres de la communauté où la violence s'est produite ; et les personnes qui accompagnent et facilitent le processus de responsabilité, de guérison et de transformation.
Les processus de justice transformatrice doivent être amorcés une fois que la situation de violence a cessé. Bien sûr, il est possible que la mise en place d'un processus se fasse dans le même élan que les mesures prises pour faire cesser la violence. Il se peut aussi que des démarches informelles de responsabilisation et de guérison aient déjà été entamées à travers des discussions et des actions concrètes. Lorsqu'un processus formel s'impose, il est souvent amorcé par les personnes directement impliquées dans la situation de violence ou par leurs proches.
Nos expériences personnelles nous ont fait comprendre l'importance de sortir de l'urgence lorsqu'on met en place un processus de justice transformatrice. Il est crucial de prendre le temps de bien réfléchir à la démarche à prendre, même si l'on sent que les comportements et les croyances qui ont mené à la situation de violence auraient dû changer hier. L'urgence nous déconnecte souvent du présent et de nos capacités émotionnelles et relationnelles, et nous fait faire des erreurs qui peuvent miner la confiance dans le processus.
Avant d'entamer un processus, il faut d'abord s'assurer qu'on fait bel et bien face à une situation de violence. Par exemple, il se peut qu'une personne affirme vivre de la violence, et qu'il n'y ait pas de bris de consentement, de torts ou de dommages causés, mais qu'elle soit plutôt déclenchée à cause de traumatismes, ou encore que la situation relève d'un conflit particulièrement envenimé ayant une charge émotionnelle très négative, mais qu'il soit difficile d'identifier des actes précis de violence. On suggère d'aller consulter des sources fiables offrant des définitions de violence (émotionnelle, physique, psychologique, sexuelle, économique, etc.) et d'identifier les comportements et les dynamiques qui relèvent véritablement de la violence. La personne qui facilite le processus a la responsabilité particulière de recevoir les témoignages des personnes impliquées, voire de témoins, et de comprendre la situation dans toute sa complexité pour s'assurer qu'il s'agit bel et bien d'une situation de violence.
Le processus implique l'élaboration d'un calendrier à durée déterminée : quelques mois, un an, voire deux, en fonction des besoins et des objectifs ciblés. Il implique aussi de déterminer les modalités de communication : qui parle à qui, par quels moyens, à quelle fréquence, et pour communiquer quel genre d'informations ? Il peut aussi être nécessaire de discuter de la manière dont les espaces seront navigués (ceux où on coexiste, ceux où on se croise, ceux qu'on ne partage pas), et de ce qu'on décide de communiquer aux membres de la communauté à l'extérieur du processus.
Les personnes touchées par une situation de violence peuvent prendre part à différents degrés aux processus de transformation, de guérison et de responsabilité. Dans ce contexte, une clé de la réussite d'un processus réside dans la capacité à définir des objectifs réalistes pour soutenir la trajectoire de tous les participant·es. Parmi les objectifs possibles : trouver un nouvel appartement ou un emploi stable, s'engager dans une activité régulière qui soutient la connexion avec son corps et ses émotions, consulter un·e thérapeute spécialisé·e en traumatismes ou en violences pendant un nombre de séances donné, participer à des discussions thématiques liées à l'oppression raciale ou genrée, tenir un journal des activités en lien avec le processus, etc. Chaque personne impliquée dans le processus est responsable de participer à l'élaboration des objectifs, de même qu'à l'élaboration de l'échéancier pour atteindre ces objectifs, en fonction de ses capacités et de ses besoins, tout en tenant en compte ceux des autres.
La création d'un processus de justice formel demande beaucoup d'énergie à toutes les personnes impliquées et n'est pas nécessairement le moyen indiqué pour se responsabiliser dans toutes les situations de violence et d'abus. Par exemple, il n'est peut-être pas nécessaire, dans le cas où les personnes impliquées sont capables de se parler, d'arriver à des ententes ou de chercher du soutien afin de changer les conditions qui ont mené à la violence. C'est lorsque les pratiques informelles ne suffisent pas qu'un processus structuré permet de fournir aux différent·es participant·es un soutien tangible et un contexte de responsabilité plus explicite, grâce aux rôles de soutien et à la facilitation qui s'engagent à faire le suivi, à soutenir les différentes démarches entreprises et à aider à atteindre les objectifs ciblés.
Principes directeurs
Il est important de comprendre que les chemins de transformation et de guérison de chaque personne ne sont pas linéaires et ne peuvent pas être forcés, bien qu'on puisse les soutenir et les encourager. Cela implique une certaine capacité à laisser aller, tout en étant capable de continuer à se soucier des gens et de leur devenir. Évidemment, cela n'implique pas d'accepter la persistance de la violence, et on doit toujours faire notre possible pour la faire cesser.
La personne responsable de la violence doit accomplir trois étapes essentielles : reconnaître ses gestes et les conséquences de ceux-ci, offrir des excuses, des réparations ou des compensations aux personnes l'ayant vécue et/ou à la communauté impactée, et amorcer une démarche de guérison et de transformation de ses comportements, de ses attitudes et des croyances à la source de la violence.
Pour être authentique, la prise de responsabilité ne doit pas être imposée de l'extérieur, mais bien être une démarche volontaire. Sa richesse est intimement liée à la capacité d'une personne d'honorer son besoin d'intégrité par rapport à ses valeurs et à ses actions. La prise de responsabilité doit donc non seulement être quelque chose qu'on fait par rapport aux autres, en prenant acte des conséquences de nos gestes, mais d'abord et avant tout face à soi-même.
D'un autre côté, le processus doit également aspirer à soutenir la capacité de la personne ayant subi la violence à prendre en main sa propre guérison et sa responsabilité face à elle-même. Notons que son cheminement de guérison peut ne pas correspondre au calendrier prévu du processus et peut prendre des années en raison des blessures et des traumatismes vécus. Si une personne qui a vécu de la violence résiste à s'engager dans certaines démarches, on ne doit pas la forcer. Dans ce genre de cas, on continue simplement à lui offrir un environnement qui soutient sa capacité à guérir et à continuer de se transformer à son rythme. Bien sûr, la guérison ne doit pas dépendre de la capacité de la personne qui a commis la violence à assumer ses actes. De même, la volonté de la personne responsable doit persister, peu importe l'attitude de la personne ayant subi la violence, car sa responsabilisation demeure cruciale tant pour elle-même que pour le reste de la communauté.
Le processus décrit revêt une double fonction : préventive et réparatrice. Il contribue à renouer les liens au sein de la communauté, à restaurer la confiance, sans nécessairement chercher à ramener les relations à leur état antérieur. En dernière instance, les processus de justice transformatrice ne doivent pas se limiter à remplacer les procès et les peines prononcées par les tribunaux. Ils doivent être envisagés dans un cadre plus vaste de pratiques et de valeurs axées sur l'autonomisation des individus et des communautés. Nous invitons chacun·e à poursuivre l'expérimentation des pratiques de responsabilité et de justice transformatrice, en soutien à la destitution et à l'abolition de l'État colonial canadien, de la police et des prisons, et pour bâtir des communautés autonomes et responsables.
Will V. Bourgeois, militant·e et thérapeute somatique.
Illustration : Ramon Vitesse

Les ruses de la réaction

Au fil de ses défaites et de ses retours, la réaction affine ses stratégies et pose un défi de décodage qui en dupe plusieurs.
Selon le Dictionnaire de l'Académie française, le fait de prôner le rétablissement d'un régime aboli et de s'opposer au progrès social et à l'évolution des mœurs forme le noyau idéologique de la réaction. Rattachée depuis le 18e siècle aux anti-Lumières et à la contre-révolution, elle n'est pas une mouvance modérée qui accompagne le siècle, mais un refus de l'égalité des droits doublé d'un combat contre toute volonté de concrétiser ce principe par des revendications sociales.
Les réactionnaires sont tout d'abord d'excellents faussaires. L'enjolivement de l'Ancien Régime et la définition du progrès comme une « nouvelle religion » caractérisent leur manipulation de l'histoire. L'instrumentalisation des conquêtes sociales, qui sont vidées de leur portée, définit aussi leur manipulation des mots : la démocratie se mute en plébiscite, la laïcité en loi du contrôle et le féminisme en révolution déjà achevée. L'abandon du lexique d'antan au profit de formes au goût du jour marque enfin leur manipulation de la réalité : l'inégalité ne concerne plus tant les « races » que les « cultures » tout en servant la même essentialisation de groupes nécessairement inférieurs et ennemis.
Aujourd'hui, ces faussaires se considèrent comme des dissident·es. Lorsqu'on les prend au mot, par sympathie ou par paresse, leur posture de « contestataires » devient un outil de marketing qui fait mouche. Mais lorsqu'on use de sens critique, tel que nous y invite Philippe Bernier Arcand, il est aisé de déconstruire cette « tentative d'inverser les rôles de la victime et du bourreau pour que la figure du rebelle change de camp [1] ». En effet, cette inversion des rapports de force n'a d'autre but que de maquiller les dominé·es en dominant·es. C'est pourquoi la référence à la « tyrannie des minorités » est toujours brandie afin de consacrer une suprématie majoritaire faussement posée en victime. De la même manière, l'antiracisme essuie une fin de non-recevoir puisqu'il s'agirait d'un « racisme anti-blanc ».
De la conservation à la réaction
La tradition conservatrice a pourtant promu des politiques plus mesurées : le parti conservateur du Canada a lutté contre l'Apartheid sud-africain et la démocratie chrétienne en Europe a soutenu la construction de l'État-providence. Que s'est-il passé ? Selon Natascha Strobl, il n'y a rien de surprenant dans le retour de la réaction, car les rapports du conservatisme avec l'État social (à sa gauche) et la tentation fasciste (à sa droite) sont aussi mobiles que précaires. Les tendances extrémistes au sein de ce qu'elle appelle le « conservatisme radicalisé [2] » se sont graduellement fortifiées et ont résolu d'employer tous les moyens possibles (du mensonge au complotisme) sur le front de la guerre culturelle lancée contre la démocratie libérale.
Afin de rendre cette offensive plus digeste, certains esprits naïfs voient dans ce printemps des populismes une occasion d'affirmer des « valeurs républicaines et citoyennes » qui soient « aveugle aux différences ». Pour Jean-Fabien Spitz, cette tentative de subsumer les inégalités économiques par la référence à une République qui renonce d'emblée aux leviers de l'égalisation et à la lutte contre les dominations est devenue « l'étendard du parti de l'ordre contre les mouvements qui aspirent à l'émancipation ». En sus de l'extrême centre et du néolibéralisme en crise de légitimité, les ruses de la réaction innervent aussi ce « discours pseudo-républicain [qui] s'emploie en réalité à nier les inégalités et les discriminations pour ne pas avoir à les combattre [3] ».
[1] Philippe Bernier Arcand, Faux rebelles, Montréal, Poètes de brousse, 2022.
[2] Natascha Strobl, « The radicalisation of Austrian conservatism », International Politics and Society, 15 octobre 2021. En ligne : tinyurl.com/ybj487w4
[3] Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ?, Paris, Gallimard, 2022.
Jean-Pierre Couture est professeur à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa.
Illustration : Alex Fatta

Nation-anxiété

2022 a vu la publication de trois essais écrits par de jeunes intellectuels ouvertement conservateurs et nationalistes. Si ces trois textes sont caractérisés par la peur anxieuse de voir la nation québécoise disparaître, les lire révèle en fait la nullité absolue de leur idée de nation, de l'usage stratégique de cette notion, et des visées éminemment autoritaires des auteurs.
La nation qui n'allait pas de soi, d'Alexis Tétreault ; La pensée woke, de David Santarossa ; Le schisme identitaire, d'Étienne-Alexandre Beauregard : lire ces trois livres bout à bout consiste en une expérience pénible témoignant du pourrissement de l'intelligentsia québécoise. Car la mesquinerie y règne. On ne s'étonnera pas d'y lire, sous la plume de Beauregard, que le nationalisme s'oppose à l'éthique du care, en ce que cette dernière refuse le « Soi et l'universel » propre au nationalisme (p. 50-51). Feignons notre surprise quand Santarossa défend que la pensée woke soit aveugle à la réalité québécoise au point où elle perdrait de vue que les Québécois·es, eux aussi, « sont des autochtones » (p. 66). Soulignons ce brillant tour de passe-passe révisionniste où Tétreault explique que la crise du code de vie d'Hérouxville consiste en fait en une « dénonciation […] rustique du modèle canadien » (p. 223).
On peut se questionner quant à la possibilité même d'un dialogue face à de tels producteurs de discours réactionnaires. Mais il ne s'agit pas ici de dialoguer avec ces textes, ni même de les réfuter. Plutôt, les lire ensemble, même si chacun envisage différemment le concept de nation [1], révèle qu'ils sont tous trois de la même trempe.
Un concept de nation qui n'allait pas de soi
La nation québécoise, d'expression française, habitant l'Amérique du Nord depuis la colonisation française, et laïque, possèderait un droit à l'existence puisqu'elle refléterait une « majorité ». Cette nation serait toutefois niée par la volonté belliqueuse du Canada anglophone, multiculturaliste et « postnationaliste », et les démarches sournoises de l'idéologie woke, véritable cinquième colonne récusant tout référent national au nom de la défense des identités.
Que le Québec forme une société distincte, que cette société puisse s'incarner dans un État souverain et puisse aspirer à cet égard au titre de nation, sont des thèses tout à fait défendables.
Là où on s'indigne, c'est au niveau de la méthode. Dans ces essais pour lesquels le concept de nation joue un rôle si important, ce concept n'est jamais présenté. On cherchera en vain des statistiques, des données ou des sondages sur des sujets aussi cruciaux que la démographie, l'identité politique ou l'immigration, mais on ne trouvera qu'une référence à une notion de nation posée d'avance, tenue pour acquise dès le début. Tétreault évoquera au mieux vouloir « monter la garde » de « l'âme » du Québec (p. 11), tandis que Beauregard défendra fermement le « lien sacré entre État et nation » (p. 112). Quant à Santarossa, bien que son essai ne porte pas directement sur la nation québécoise, celui-ci dénoncera toutefois que le wokisme ne reconnaît pas ce fait « allant de soi », soit que le peuple québécois est « une nation minoritaire enracinée en cette terre, avec sa langue et culture, sur cette terre qu'elle occupe depuis le dix-septième siècle » (p. 65) [2].
Déployer de la sorte un tel concept sans jamais prendre la peine d'expliciter à quoi il réfère nous oblige à l'accepter comme allant de soi : « la nation », ses prétentions, sa situation. La « nation » implique déjà la lutte contre sa « vulnérabilité », pour ne pas dire son état de « guerre culturelle » : accepter de suivre le chemin de nos auteurs, c'est déjà accepter cet état de siège contre la « majorité ». Beauregard peut ainsi se permettre de réécrire l'histoire du Québec pour l'articuler comme une « guerre culturelle » depuis la Conquête de 1760 : méthodologiquement, on soulignera cet effort grossier de révision historique.
Cette stratégie est malhonnête, pour ne pas dire enrageante. Elle polarise à outrance en imposant l'existence périlleuse de la nation québécoise, au-delà de tout dialogue critique. Défendre l'inverse nous pose en effet en position de fossoyeur du Québec, donc d'ennemi. Il s'agit autrement dit d'un faux dilemme. Mais en s'y attardant, on découvre qu'il ne s'agit pas seulement d'accepter la nation telle que décrite par Tétreault, Santarossa ou Beauregard. Il faut s'y soumettre.
Le fétiche de l'autorité
Tétreault écrit que, sous la menace multiculturaliste, « La référence [nationale] devient l'objet de la négociation, alors que dans la société de la démocratie nationale, elle était sa condition » (p. 203). Deux visions de la collectivité s'affronteraient : une où ses membres délibèrent sur la référence culturelle qui les lie, l'autre où l'acceptation de ce référent est la condition à l'intégration à la communauté.
Répétons : pour s'identifier à la communauté et y participer, la condition préalable est d'accepter « la référence culturelle » qui définit la nation. La nation promeut ses propres normes auxquelles il faudrait obéir (« c'est comme ça qu'on vit », disait le premier ministre [3]). La nation n'est pas seulement le sentiment partagé par plusieurs personnes vivant sur un même territoire, partageant une même langue et liées à une même histoire, elle est avant tout le nom donné à un projet politique éminemment conservateur faisant de sa propre survie sa justification. Ainsi, Tétreault peut défendre l'ignoble loi 21 de la laïcité comme une « tentative de consolidation d'un modèle québécois ancré dans la tradition politico-culturelle de la majorité » (p. 228). Promouvoir la nation québécoise, c'est accepter cette loi, avec tout ce qu'elle comporte de discrimination, mais ce serait aussi le triomphe d'un Québec passant de la vulnérabilité à la « normalité » (p. 235). Brillant !
Il est fascinant de voir comment nos auteurs défendent que le premier réflexe de la « majorité » consisterait à déployer sa force pour asseoir son règne. Nos trois jeunes lumières fétichisent de la sorte le pouvoir d'une majorité à travers l'État et l'autorité de ce dernier à laquelle il faudrait se soumettre. En dehors de cette autorité, point de salut pour l'avenir du Québec. Beauregard est, cela dit, le plus explicite à cet égard quand il défend que la nation commande une « éthique de la loyauté » héritée de la Révolution tranquille (p. 33), que le mode de scrutin actuel uninominal à tour est préférable à un mode plus proportionnel, car davantage au diapason de « l'unité nationale » (p. 245), ou que François Legault doive littéralement entretenir une « scission » entre le programme de la CAQ et les autres organisations de la société (médias, groupes de pression) afin de continuer à incarner le « gros bon sens » du Québec des banlieues (p. 153) – et ainsi ne devoir rendre de comptes à personne [4].
De surcroît, la nation n'exige pas soumission seulement parce qu'elle est et qu'elle s'inscrit dans une histoire commune, mais aussi parce qu'elle sauvegarde la possibilité même de la démocratie. Essentiellement, nos lurons mettent ensemble nation québécoise et délibération civile contre la dissolution sociale promue par l'alliance du Canada multiculturaliste et du postmodernisme. Tétreault déplore la perte de la « citoyenneté abstraite » où tous seraient égaux (p. 200), mais nous rassure que la loi 21 est le produit de la délibération démocratique québécoise (p. 217). Dans une veine similaire, Beauregard jumelle « héritage de loyauté, universalité et affirmation nationale » (p. 272).
C'est à Santarossa qu'il revient toutefois d'éclairer pleinement ce maillage entre nation et raison. Santarossa écrit que le wokisme serait une « attaque en règle contre tous les fondements des sociétés occidentales » (p. 102). Par cette phrase, il sous-entend la supériorité des sociétés occidentales sur la base qu'on y pratique la délibération rationnelle et raisonnable : tous sont égaux au sein du dialogue. En effet, nous rappelle heureusement Santarossa, ce sont les pays occidentaux les premiers qui ont aboli l'esclavage, brillante démonstration qu'il n'y a pas d'autres « civilisations qui sont allées plus loin dans la lutte contre le racisme » (p. 81-82). Une telle position sur la supériorité politique des États occidentaux est pratique, car elle fait de la sauvegarde de l'ordre politique libéral existant son critère pour séparer bien autoritairement ce qui est recevable de ce qui ne l'est pas. Bien entendu, la nation québécoise fait partie de ces sociétés évoluées, et en dénoncer les injustices, par exemple le racisme systémique, serait s'en prendre à la nation québécoise et aux régimes politiques existants. Ce serait déraisonnable. Ainsi, Santarossa peut rejeter le phénomène du racisme systémique parce qu'il nierait notre « humanité commune » (p. 60), et écrire du même souffle que l'intégration des personnes migrantes à leur société d'accueil consiste pour celles-ci en un « devoir moral » en raison du « cadeau » qu'on leur fait en les accueillant (p. 52). Raisonnablement, la nation québécoise peut imposer son conformisme aux populations migrantes : critiquer cela reviendrait à nier le droit d'existence de la nation québécoise.
Dialectique ou décadence
Penser de la sorte est proprement décadent. La décadence se manifeste dans le fait que Tétreault, Santarossa ou Beauregard sont non seulement rigoureusement incapables d'apprécier les lignes de force objectives qui structurent les rapports sociaux, mais qu'ils proposent des solutions superficielles servant à les voiler. C'est là que s'inscrit le caractère conservateur de leur projet : imposer la nation comme salut social au détriment de toute autre perspective, et par cela fixer le statu quo de l'ordre social existant. Un statu quo où eux, bien entendu, ne s'en tirent pas trop mal, mais où d'autres continuent de souffrir.
La décadence ne doit pas toutefois être comprise comme une faute intellectuelle individuelle, mais comme le symptôme de contradictions sociales structurantes. Là est l'intérêt de lire ces trois essais : non pas comme de simples idées lancées en l'air, mais comme l'expression d'un ordre social réagissant à sa propre décomposition. Il suffit de regarder l'actualité économique et environnementale pour se convaincre de la nécessité de changements sociaux radicaux. En ce sens, la décadence de nos jeunes intellectuels est proprement scandaleuse.
La force de la pensée critique et de l'engagement politique militant aura été de dépasser la superficialité du conservatisme et de révéler comment la société est organisée de telle sorte à perpétuer l'exploitation et la domination.
En un mot, c'est la pensée dialectique qui ici se retrouve étranglée au profit de la propagande. La pensée dialectique est spécifiquement ce qui permet de relier l'individu à la société. En étant sensible à l'opposition qui unit ces deux composantes, elle explique comment nous sommes avant tout le produit de notre milieu : il s'agit du soubassement logique d'idées comme patriarcat, racisme systémique ou aliénation du travail. La propagande, elle, propose une pseudo-solution – la dérive autoritaire nationaliste – à un problème réel – la société québécoise incapable d'être à la hauteur de ses promesses. Et elle est décadente, car volontairement sourde aux hurlements de ce qui tente de se montrer.
Lire Tétreault, Santarossa et Beauregard nous apprend la valeur d'une pensée intelligente, d'un engagement réel. À eux, nous ne leur répondrons que par le mépris et le dégoût. Mais pour nous, voyons-y les exemples de ce qu'il ne faut pas faire. Il y a toute une société à (re)bâtir et plein de gens brillants qui préfèreront construire ensemble la société de demain plutôt que de se faire imposer celle d'hier.
OUVRAGES RECENSÉS
Alexis Tétreault, La nation qui n'allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec, Montréal, VLB, 2022, 256 p.
David Santarossa, La pensée woke : analyse critique d'une idéologie, Montréal, Liber, 2022, 184 p.
Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire, Montréal, Boréal, 2022, 282 p.
[1] Le livre La nation qui n'allait pas de soi consiste en une enquête historique sur la manière dont des figures intellectuelles québécoises ont compris et déployé le concept de nation. La pensée woke dénonce le wokisme au nom du dialogue rationnel, mais à peu près tous les exemples sont de nature nationaliste. Le schisme identitaire expose comment la nation québécoise est présentement menacée par différentes tendances politiques.
[2] Bien entendu, aucune mention des revendications des Premières Nations ne se retrouve dans la logorrhée de nos paladins du Québec.
[3] Par un heureux hasard, c'est aussi le titre du récent essai de Francine Pelletier sur le nationalisme identitaire et conservateur.
[4] Il est inquiétant que Beauregard ait été – et semble encore – à l'emploi de la CAQ.
Illustration : Alex Fatta

Comment répondre au tweet de Kevin

Kevin aime bien se faire passer pour le vrai défenseur des vrais idéaux de gauche : la sollicitude envers les pauvres, la laïcité, la liberté d'expression et tout le tralala. Mais ne vous laissez pas berner : Kevin est un fasciste.
Il y a quelques mois, j'ai fait ce que toute personne ayant à cœur sa propre santé mentale doit faire : j'ai fermé mon compte Twitter. Mais la rhétorique toxique de l'extrême droite continue de se rendre jusqu'à moi, d'abord parce que ces types sont partout, et aussi parce que tout mon entourage me refile continuellement des captures d'écran comme celle qui suit.

La différence importante est que maintenant, je ne me pose plus la question qui me torturait sans cesse alors que j'avais encore un compte sur X : comment répondre au tweet de Kevin ? Parce que la réponse est simple : c'est impossible de répondre à Kevin ou de débattre avec lui sans participer à la diffusion et à la normalisation des idées d'extrême droite et sans dévaluer les miennes.
Pour commencer, un mot sur Kevin (et non pour Kevin : je n'ai pas envie de lui dire « envouaille continue comme t'ça », quand même). Je ne le connais pas, mais de toute évidence, il s'agit d'un pirate, auditeur de la radio Web du même nom animée par Jeff Fillion, ce qui nous laisse entendre que Kevin est un conservateur libertarien climatosceptique trumpiste homophobe, transphobe, antisyndicaliste et raciste, en plus d'être un adepte des tactiques de harcèlement – disons un fasciste, pour faire court.
En tant que fasciste, Kevin ne souhaite pas débattre quand il m'interpelle sur les médias sociaux, dans le sens où on l'entend habituellement, c'est-à-dire confronter des idées plus ou moins divergentes dans une démarche de recherche de la vérité. Ce qu'il veut, c'est m'éliminer de la place publique en raison de qui je suis, de ce que je représente à ses yeux et de la condition sociale qu'on m'a assignée.
Sa tactique est celle de tous les fascistes : la confusion et la dissimulation de son power level, c'est-à-dire de ses convictions et de ses intentions réelles. Les fascistes vont protester et nier qu'ils sont fascistes, jusqu'à ce que le climat social devienne assez pourri pour leur permettre d'assumer pleinement leur programme et leurs intentions – jusqu'au génocide, qui est la conclusion logique de leur idéologie.
Réinventer la gauche
Sur Twitter, je disposerais de 280 caractères pour répondre à Kevin. Je n'aurais que quelques mots pour rétablir les faits et lui expliquer – et à tou·tes celleux qui sont témoins de notre échange – à quel point ce qu'il vient de de dire, c'est de la querisse de marde. Et ça, c'est une mission impossible, parce que presque chaque mot qu'il a régurgité dans son tweet comporte une inexactitude, une confusion ou un mensonge.
D'abord, « la gauche ». Qui est-ce qu'il entend par ce mot ? La gauche parlementaire vaguement sociale-démocrate représentée par le NPD et QS ? Les libéraux et centristes à la Trudeau et compagnie ? Les syndicats ? Les groupes féministes et écologistes dans leurs multiples déclinaisons ? Les marxistes de tous les parfums, léninistes, staliniens, maoïstes, trotskistes ? Les anarchistes disponibles en encore plus de variétés ? Les quelques chroniqueur·euses racisé·es ou queers qui travaillent dans les médias bourgeois ? Guy A. Lepage et la clique du Plateau ? François Legault Jean-François Lisée qui se disent de gauche efficace ? Tout ce beau monde ne s'entend sur presque rien, mais Kevin s'en fout : pour lui, la gauche, c'est un bloc satanique de gens qui pensent tous la même affaire.
La plupart du temps, il utilise le mot woke pour sous-entendre qu'il y a une bonne gauche quelque part, une gauche qu'il qualifie de traditionnelle, celle qui est universelle et qui défend les pauvres et la laïcité – mais il ne se donne jamais la peine de dire qui exactement en fait partie, pour la simple raison qu'elle n'existe pas, qu'elle n'est qu'un procédé rhétorique.
Ensuite, il faudrait que je parle des pauvres dont il faut, selon Kevin, s'occuper par vertu, comme si la pauvreté était un phénomène naturel qu'il fallait soulager par grandeur d'âme. Placer le (faux) débat sur ce terrain, c'est appréhender les relations sociales comme la bourgeoisie : en présentant la charité (catho-laïque) comme unique solution à la misère capitaliste. Évidemment que la gauche n'a pas le monopole de la vertu, puisque la droite donne plein de cash à Centraide : CQFD.
Sauf qu'on sait bien que la vertu et l'amour des pauvres n'ont rien à voir là-dedans : la gauche, ça a toujours été l'action politique, sociale et économique des personnes dominées et exploitées pour leur propre libération. Même la fucking Association internationale des travailleurs le disait dans ses statuts de 1871 : « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Je ne veux pas préjuger des opinions de Kevin, mais il y a fort à parier qu'il capote chaque fois qu'il y a une grève, alors pour ce qui est de de soutenir les gens qui veulent sortir de leur aliénation économique, disons qu'il n'a de leçons à donner à personne.
Et puis il y a les accusations de défendre les islamistes, les pédophiles et Big Pharma. En combien de caractères est-ce que je pourrais expliquer que personne à gauche n'appuie le terrorisme islamiste et qu'en réalité, l'anti-islamisme de Kevin est un cache-sexe pour son islamophobie et son racisme ? De combien de mots aurais-je besoin pour démonter l'homophobie et la transphobie qui se cachent derrière son insistance à éliminer toute performance de genre non hétéronormée sous prétexte de protéger l'innocence des enfants ? Comment expliquer succinctement que les gens de gauche ont tendance à être anticapitalistes et que ce n'est pas d'être à la solde d'entreprises pharmaceutiques transnationales que de porter un masque et se faire vacciner en temps de pandémie pour protéger les personnes les plus vulnérables ? Comment démontrer en moins d'une ligne que son conspirationnisme repose sur les mêmes clichés qui ont fait le succès de tous les mouvements fascistes depuis les années 1920 – le principal étant le complot juif international ? Comment faire comprendre qu'il n'y a pas de dichotomie entre les pauvres, les personnes racisées et les personnes des minorités sexuelles, que tout ce beau monde, dans une écrasante majorité des cas, fait partie du prolétariat ? Évidemment que c'est impossible, j'ai juste énoncé les problèmes et ce paragraphe contient déjà plus de 1300 caractères.
Enfin, il y a la cancel culture. Ce que Kevin laisse entendre, c'est qu'on veut le censurer parce qu'il est un dude cisgenre blanc hétéro et qu'il porte (j'en mettrais ma main au feu) une casquette de baseball laide. Il faudrait donc que je lui fasse comprendre que ce sont ses idées haineuses de fasciste qui m'insupportent et que je m'en contre-querisse qu'il ait une peau de pêche et qu'il soit fier de son pénis. Il faudrait que je lui dise que d'exprimer mon désaccord en ce qui concerne ses idées de marde, ce n'est pas de la censure, mais bien l'exercice de ma propre liberté d'expression. Sauf que Kevin, la seule liberté d'expression qui l'intéresse, c'est la sienne et ce qu'il veut, c'est que je débarrasse le plancher, que je devienne invisible. Son discours en est un d'élimination – et ce n'est qu'une ironie parmi tant d'autres qu'il appelle ça la cancel culture, parce que lorsque l'extrême droite cancelle, c'est beaucoup plus violent qu'une dénonciation publique ou une perte temporaire de contrats lucratifs.
Rétablir le cordon sanitaire
Pendant que j'expliquerais tout ça, Kevin aurait le temps de me refiler dix autres tweets remplis de mensonges toxiques du même acabit. Il aurait l'air d'être à l'attaque et moi, à la défensive. Ça lui donnerait une belle tête de vainqueur et les témoins de notre échange – pas tous, mais certain·es – se diraient sûrement : « ce Kevin, il a l'air d'un demeuré, comme ça, mais il n'a pas tout à fait tort ». Et c'est à ce moment-là que Kevin aura gagné.
Bref. Si vous êtes encore sur Twitter/X/whatever, le mieux est de ne pas répondre aux tweets de Kevin. Il veut avoir accès aux gens qui vous suivent, à vos interlocuteur·trices pour propager sa haine auprès d'elleux. Bloquez-le. Vous contribuerez ainsi à rafistoler le cordon sanitaire qui gardait les fascistes, depuis 1945, dans un néant social d'où on n'aurait jamais dû les laisser sortir.
Ensuite, parlez des fascistes, critiquez leurs mensonges et leurs stratégies confusionnistes, mais ne le faites pas avec eux.
Surtout, continuez à rêver tout haut d'un monde meilleur.
Illustration : Alex Fatta

Il n’y a pas de discours anti-réactionnaire

La vitesse à laquelle les discours réactionnaires sont diffusés a de quoi fatiguer quiconque les juge dangereux et s'échine à montrer leur errance. Mais un tel effort est vain, car aucune réponse à ces discours n'est susceptible de faire changer d'avis leurs producteurs ou celles et ceux qui y adhèrent. Voici plutôt comment critiquer un réactionnaire sans se fatiguer.
Pour critiquer ce qui est courant de nommer « la réaction », on gagnerait à la concevoir, d'une part, comme un conglomérat des personnes qui produisent des discours réactionnaires, et de l'autre, comme un groupe d'individus pour qui ces discours paraissent sensés, voire réconfortants, et autour desquels ils se réunissent (des forums 4chan à la 1 Million March 4 Children). À l'inverse, réduire ces phénomènes à « la réaction » risque de les poser sous la forme de l'unité, comme si celle-ci allait de soi, et passe sous silence que leur contenu politique et social est hétéroclite. Par exemple, le projet conservateur catholique pur et dur de retour aux valeurs et à une structure sociale d'antan ne s'assimile pas aisément au discours des nationalistes identitaires, qui expriment un fétiche de l'État, de la nation et de la langue – et encore moins avec celui des « incels » qui, convaincus de l'existence d'une hiérarchie naturelle de l'attirance sexuelle au bas de laquelle ils se situent, fantasment un monde où chaque homme se voit attribuer une femme.
Justement, l'essence de la réaction n'a rien à voir avec son contenu politique. En vérité, les discours réactionnaires sont une tentative de répondre à un besoin psychique socialement produit, celui que disparaissent l'angoisse produite par l'impuissance politique et la précarité économique, réelle ou anticipée. Le présent ordre social et économique capitaliste nous fait généralement ressentir que nous ne sommes qu'à une crise sociale « imprévue » de nous retrouver sans le sou, malgré sa promesse qu'en échange de notre temps au travail, il nous garantit la réalisation de soi. Et alors que la vie politique au sein de la démocratie représentative promet le droit universel et l'accès égalitaire aux conditions nécessaires à l'autodétermination, elle réalise cette égalité de manière abstraite et indifférente à la situation concrète des individus (par exemple, on peut seulement affirmer que l'accès égalitaire à un logement décent est réalisé si on ignore les différences de moyens économiques entre les personnes), et elle réduit l'idée de l'autodétermination, du pouvoir politique concret d'aménager son existence, à la « liberté » de choisir son poison.
De l'angoisse à l'agression
Or, les discours réactionnaires réagissent à l'angoisse sociale non pas en visant ses causes, mais en offrant plutôt un palliatif au sentiment. Ils traduisent les causes de l'impuissance politique et de la précarité en luttes culturelles et symboliques, et placent leurs producteurs, comme les individus qui s'y identifient, dans la position assurée de « défenseurs de la civilisation ». C'est bien commode : il suffit, pour que la réaction réagisse et mette en branle sa phraséologie, d'imaginer une culture menacée (toujours la sienne) et des menaces extérieures, peu importe lesquelles (l'idéologie woke dans le nouveau passeport canadien, le titre Mx d'un·e enseignant·e, etc.).
S'opère alors un renversement ironique : l'organisation sociale qui bloque la possibilité que cesse l'angoisse une fois pour toutes, transfigurée en culture menacée, est désormais perçue comme ce qui calmera l'angoisse, et qu'il faut pour cette raison défendre. Par-là, les causes réelles de cette angoisse sociale sont recouvertes d'un voile idéologique. « Non, le problème n'est pas l'organisation de la vie politique démocratique, mais bien les attaques contre celle-ci par le wokisme. » « Non, la crise du logement n'est pas une crise du logement, mais le symbole des dommages de l'immigration pour la nation québécoise. » Au bout du compte, la dernière promesse rompue est celle de la réaction elle-même : en voilant les causes réelles de l'angoisse, ou bien par plat intérêt matériel, ou bien par réflexe d'autoconservation, sa logorrhée défensive se rend inapte à l'abolir.
C'est que l'essence de la réaction est à trouver dans la pseudo-radicalité de sa réponse au besoin que cesse l'angoisse – ou, ce qui revient au même, dans sa tactique de prestidigitation qui la métamorphose en groupe culturel minoritaire menacé et qui présente le statu quo comme la seule organisation sociale raisonnable possible. La réaction ne sait pas qu'« il ne suffit pas, pour créer une contradiction historique, de se déclarer en contradiction avec le monde entier. On peut se figurer être un objet de scandale universel, parce que, par maladresse [ou par habitude commerciale et intérêt matériel], on scandalise universellement [1] », mais cela ne signifie pas qu'on critique véritablement et de manière subversive l'ordre existant.
L'unique soulagement auquel ont droit les groupes d'individus qui s'identifient aux discours réactionnaires est symbolique. En s'identifiant à l'image d'une culture collective menacée, mais néanmoins représentante de la « civilisation », ceux-ci compensent leur propre impuissance par la puissance fantasmée d'un tout plus grand qu'eux, pour lequel dévotion et sacrifice (de soi comme d'autrui) paraissent raisonnables. Faire partie de ces groupes est d'autant plus satisfaisant lorsque ceux-ci proposent des récits et schèmes interprétatifs qui prétendent « tout » dévoiler au grand jour (qu'on pense aux « grands dévoilements » de QAnon, par exemple dans le style du « Pizzagate »). En adhérant à cette logique de compensation, ils évitent la remise en question de soi et de la forme de la société qu'exigerait l'effort de nommer le mal par son nom. Plutôt, ils érigent en « cause » du mal le prochain objet auquel la réaction réagira (les immigrants allophones, les travailleurs temporaires, les écologistes, les locataires…).
Finalement, l'impuissance d'être en proie à l'angoisse est compensée en devenant soi-même le bourreau de son prochain. Qui s'identifie à de tels discours et aux groupes qu'ils agglutinent reçoit un soulagement temporaire, soit. Grand bien lui fasse : c'est tout ce qu'il a.
La praxis de façade
Mais à son opposé, une politique d'opposition à la réaction qui accepte de lutter sur ce même terrain culturel et symbolique rompt à son tour avec la promesse d'en finir avec ce sentiment et se cantonne à n'être qu'un « backlash to the backlash to the thing that's just begun [2] ». Toute politique de gauche strictement symbolique répète la même erreur et se réduit à n'être que le contrepoint de la réaction. Ni la représentation de la diversité sociale concrète dans la sphère culturelle ou politique, ni la gouvernance qui, en mode relations publiques, se confond d'excuses à chaque nouveau scandale (qu'il s'agisse de la mort d'une autochtone supervisée par un personnel soignant radicalement désensibilisé à la souffrance d'autrui ou de l'ovation d'un ex-soldat nazi aux communes), ne sont suffisantes pour répondre au besoin légitime de vivre notre vie sans être en proie à cette angoisse.
Des valeurs telles que le dialogue, l'ouverture et l'inclusion ne peuvent pas à elles seules lever le voile idéologique et psychologique que tisse la réaction et elles risquent en plus de devenir à leur tour des fétiches. Certaines activités politiques (autant l'expression sur les réseaux sociaux de bons sentiments pour les victimes du dernier conflit armé que les pratiques de consommation éthique) visent après tout moins à résoudre les conflits matériels qu'à soulager elles aussi le sentiment d'angoisse et d'impuissance sociales.
La juste pratique politique d'opposition à la réaction devra être radicale, c'est-à-dire refuser de répondre sur son terrain et, sans se poser en grand parapluie universaliste qui subsume les luttes « particulières », s'attaquer directement à ce qui se cache derrière le voile (par exemple, en retirant les appuis socio-économiques [3] à la réaction dans sa croisade défensive ; en découplant de notre conception des pratiques démocratiques l'impératif de « neutralité » médiatique qui transforme la réaction, en invité·es sur les plateaux de télévision ; ou en offrant les services et l'appui matériel que demandent les groupes sociaux marginalisés). Tant que les conditions sociales actuelles persistent, les discours réactionnaires les accompagneront comme leurs chiens de garde.
[1] Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, Paris, Les éditions sociales, 2019, p. 173.
[2] Bo Burnham, “That Funny Feeling”, Inside, 2021.
[3] Un « appui socio-économique » ne signifie pas immédiatement un financement direct. Des plateformes telles que Meta ou X (anciennement Twitter) capitalisent grandement sur les discours réactionnaires et les laissent pulluler sous couvert de liberté d'expression. La structure même de ces discours, celle d'un tissu de stimuli psychiques excitatifs qui font boule de neige, génère du trafic, c'est-à-dire de l'échange, c'est-à-dire du profit pour ces plateformes. Dans un tel contexte, ces appuis socio-économiques, même passifs et indirects, encouragent la propagation de la réaction.
Maxime Fortin-Archambault et Gabriel Lévesque-Toupin sont candidats au doctorat en philosophie.
Illustration : Alex Fatta

Centre et réaction : un tango funeste

Les courants réactionnaires contemporains ont trouvé comment tirer profit de la crainte des centristes autour de la « montée des extrêmes » et de la « polarisation ». L'obsession pour le dialogue et le juste milieu fait le jeu de a droite dure.
En mai 2023, plus de six ans après l'élection de Donald Trump en 2016 et deux ans après la tentative de renversement de l'élection présidentielle de 2020, CNN offrait une nouvelle tribune complaisante à Trump, principal représentant du néofascisme made in the USA, dans une soirée de type « town hall » qui a rapidement dérapé. Le lendemain, suite à l'avalanche de protestations venant du public, le journaliste vedette Anderson Cooper présentait des explications en ondes : « Vous avez tout à fait le droit d'être indigné, en colère, et de ne plus jamais regarder cette chaîne. Mais pensez-vous que rester dans votre silo et écouter uniquement les personnes avec qui vous êtes d'accord va faire disparaître cette personne ? »
Cette réplique offre un magnifique éclairage sur la part de responsabilité du centre dans la montée de la réaction et de l'extrême droite au sein des sociétés occidentales.
Malaise dans la civilisation centriste
Le centre politique croit avec une dévotion sans pareille que tout peut et doit être débattu. Bien qu'iels refusent de s'affilier sciemment à quelque courant politique que ce soit (hormis une loyauté à l'égard d'une forme quelque peu vague et statique de démocratie), plusieurs journalistes de médias dominants sont viscéralement attaché·es à cet idéal. Iels font de cette mission leur identité professionnelle : les médias représenteraient l'agora incontournable et indépassable des démocraties libérales. Toutes les opinions étant par défaut considérées comme recevables, il ne resterait qu'à les exposer pour que les citoyen·nes les évaluent et fassent leur choix.
Mais les temps sont durs pour le centrisme et son libre marché des idées. Depuis la crise financière de 2008, le récit néolibéral (qui accompagnait le régime économique du même nom en le présentant comme naturel, rationnel et indépassable), est dans une déroute que rien ne semble arrêter. Le centre, avec son pragmatisme, sa modération et son obsession pour la bonne entente et le statu quo, ne convainc plus.
Cet effondrement nourrit ce que le centre appelle la montée des extrêmes. À l'ère de la lente, mais pénible agonie du néolibéralisme, la polarisation est devenue la bête noire de la bonne société intellectuelle. La conversation démocratique se porte mal, déplore-t-on. Nous ne sommes plus capables de nous parler. En perte de vitesse, les centristes se voient confronté·es à des discours qui leur sont radicalement antagonistes, mais cela ne les incite pas à revoir leurs a priori, bien au contraire.
On préfère plutôt répéter une critique maintenant convenue – même si peu appuyée empiriquement – selon laquelle les médias sociaux enfermeraient les individus dans des chambres d'écho ou des bulles filtrantes (probablement ce à quoi faisait référence Anderson Cooper en parlant de « silos »). Il revient donc aux médias d'information sérieux et responsables de faire entendre toutes les voix, même celles qui ne font pas l'affaire des pauvres citoyen·nes aveuglé·es par leurs biais cognitifs. Une tâche ingrate, mais nécessaire en démocratie, nous explique-t-on d'un air grave.
Fausses équivalences
Ce discours omniprésent, d'une fantastique autocomplaisance, est aussi extrêmement pernicieux. Le terme de polarisation évoque un phénomène symétrique et invite à déduire que les extrêmes de notre époque s'équivalent. Entre les un·es qui veulent retirer des droits et remettre en question la dignité de personnes marginalisées, et les autres qui promeuvent ces droits et défendent leur propre humanité, on nous invite à trouver un juste milieu, un terrain d'entente.
Observons par exemple comment le journaliste radio-canadien Alexis De Lancer décrivait la manifestation anti-LGBTQ et sa contre-manifestation tenues à Ottawa en septembre dernier dans le cadre de mobilisations pancanadiennes : « j'ai assisté à un triste étalage de polarisation débridée, très caractéristique de notre époque. Si les uns étaient qualifiés de fascistes transphobes, les autres étaient étiquetés de pédophiles wokes. Entre les deux anathèmes, pas de place pour la nuance : l'essence même de la polarisation » [1].
Cette mise en miroir des extrêmes, qu'elle soit intentionnelle ou pas, est omniprésente. Elle est pourtant très problématique parce que ces extrêmes ne s'équivalent pas, et ce à plusieurs niveaux.
D'abord, sur le plan du pouvoir qu'elles parviennent à mobiliser : pendant qu'une gauche radicale pousse à l'annulation d'une conférence ou à la chute d'une statue, l'extrême droite obtient l'interdiction de livres dans des États entiers ou la révision du cursus scolaire pour qu'il convienne à leur idéologie. Ensuite, sur le plan des causes défendues : pendant qu'à gauche on cherche à faire reconnaître le racisme systémique ou à avoir un climat encore viable pour la vie humaine sur la planète, à droite on s'époumone sur le burkini d'une femme musulmane ou la lecture d'un conte par une drag queen. Enfin, sur le plan de la qualité des arguments avancés : régulièrement, des débats médiatiques opposent des chercheur·es ou spécialistes défendant des thèses progressistes à des idéologues réactionnaires dont la rhétorique tend vers le complotisme.
Des politicien·nes comme François Legault ont très bien saisi cet appel de la bonne société centriste à la modération et au débat raisonné. Suite aux manifestations anti-LGBTQ, notre premier ministre se présentait en « rempart contre les extrêmes » tout en précisant « comprendre » les « parents inquiets » [2]. Legault avait d'ailleurs fait le même coup dans le débat sur la Loi sur la laïcité adoptée en 2019, en répétant que cette loi était « modérée ». « Pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité », expliquait-il, ajoutant que son gouvernement « délimite le terrain » parce qu'il y a « des gens un peu racistes » qui voudraient aller plus loin [3].
En résumé, la fascination centriste pour la polarisation et les extrêmes pose triplement problème. D'abord, elle contribue à rendre socialement acceptable une droite intolérante et haineuse. Ensuite, elle invite à considérer les mouvements de gauche radicale comme équivalents à cette intolérance et cette haine. Autrement dit, alors qu'on nous invite régulièrement à faire preuve d'empathie à l'égard des âmes désœuvrées qui dérivent vers l'extrême droite, on condamne avec beaucoup moins d'hésitations ce qu'on appelle parfois « une certaine gauche » qui sombrerait dans le radicalisme et l'intransigeance. Enfin, à travers tout cela, le centre invisibilise son propre rôle et son attachement idéologique à un statu quo libéral qui fait de moins en moins consensus. De fait, la réaction de centre tend elle aussi à se radicaliser, s'accrochant désespérément à des prémisses (« le système fonctionne ») et institutions (l'État, l'économie de marché, les médias dits traditionnels) qui s'écroulent sous le poids de leurs contradictions (inégalités galopantes, services publics en décrépitude, et j'en passe). C'est pourquoi on parle parfois d'extrême centre, un terme dont certain·es se réclament même ouvertement.
[1] « Quand la polarisation torpille le dialogue », Infolettre des Décrypteurs, 23 septembre 2023.
[2] Thomas Laberge, « Identité de genre : François Legault veut être un “ rempart contre les extrêmes ” », La Presse canadienne, 21 septembre 2023. Disponible en ligne.
[3] Sophie-Hélène Lebeuf, « Laicité : “ pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité ” », Radio-Canada, 18 juin 2019. Disponible en ligne.
Illustration : Alex Fatta
POUR ALLER PLUS LOIN
Éric Fassin, « La culture de l'annulation dans les médias », Le Club de Mediapart, 11 novembre 2021. Disponible en ligne : https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/111121/la-culture-de-lannulation-dans-les-medias

De la diversité libérale à la réaction anti-antiraciste

Un pilier majeur du projet réactionnaire contemporain est la dénonciation du mouvement antiraciste. Les « anti-antiracistes » s'inquiètent pour leur place dans un ordre « naturel » de plus en plus contesté. Tout cela alors même que le néolibéralisme fait d'une main des promesses creuses de représentation pour les minorités et procède de l'autre au saccage généralisé des conditions de vie. Propos recueillis par Philippe de Grosbois et Claire Ross.
À bâbord ! : Comment la réaction anti-antiraciste au Québec et au Canada a-t-elle émergé ? Quels en sont les points tournants ?
P. N.-N. : À mon avis, l'un des moments de cristallisation et de légitimation de ces discours au Québec, c'est 2007, avec la crise des accommodements raisonnables. C'est à ce moment-là que la société québécoise prend un virage quant à la question des minorités, qu'on intègre ce qui s'est produit dans le discours post-11-septembre et qu'on l'adapte aux programmes nationalistes locaux. Et on peut remercier l'Action démocratique du Québec (ADQ) : en janvier 2007, Mario Dumont publie une « lettre aux Québécois [1] » où il dit que nous sommes de culture chrétienne, que c'est ce qu'il faut défendre et que ça suffit les accusations de racisme quand on veut décider comment ça se passe chez nous. C'est majeur, parce qu'aux élections du printemps, l'ADQ passe de quatre à 41 sièges, notamment grâce à ce discours-là. Et au même moment où, dans la politique partisane, on commence à aller sur ces terrains-là, on voit naître des groupes comme la Fédération des Québécois de souche. On normalise la crainte des minorités et on voit apparaître des groupes qui portent ces idées-là avec radicalité.
Ensuite, quelque chose a aussi changé en 2020. À ce moment-là, on voit une tension créée par la récupération néolibérale du discours antiraciste et la visibilité que ça crée. C'est-à-dire qu'après l'assassinat de George Floyd, c'est devenu difficile pour plusieurs entreprises et institutions publiques de faire comme si le racisme, mais aussi l'antiracisme, n'existait pas. Elles nous ont donc assommé·es de déclarations « antiperformatives » en se déclarant antiracistes, mais sans que des changements structurels suivent. C'est une forme de démarche contre-insurrectionnelle, de pacification, qui fait en sorte de mater les discours plus radicaux. Et cette récupération crée une tension, parce que d'une part, on n'a pas les changements souhaités, mais d'autre part, on rend les minorités – raciales, culturelles et sexuelles – plus visibles et on les expose à une critique accrue. Cette tension réveille quelque chose chez beaucoup de gens qui cherchent à expliquer leurs propres malheurs, et à qui certaines élites économiques et politiques martèlent que le véritable responsable est l'élément étranger, exogène, plutôt que de mettre en cause le mode de production qui produit des inégalités.
ÀB ! : Quels sont les principaux points contre lesquels s'insurge cette forme de réaction ?
P. N.-N. : Il y a d'abord une réaction très forte à la représentation, à cette idée par exemple qu'il faut plus de minorités dans les conseils d'administration des grandes entreprises. Ça me fait rire, parce que c'est très loin de mes objectifs : je pense que ça peut apaiser ponctuellement certaines personnes, mais les changements matériels ne passent pas vraiment par la représentation.
Ensuite, la réaction s'attaque aussi à la production de savoir, en délégitimant ce qui se produit dans les universités et dans les savoirs militants. Ces forces-là doivent s'en prendre à ce qu'on appelle la science. Quand tu veux renforcer les divisions dans la société, il faut décrédibiliser l'autre. Pas par le contenu, mais par le lieu de production des savoirs qui tendent à dénoncer ces inégalités-là. D'ailleurs, c'est drôle de devoir défendre la science au nom de l'antiracisme : on avait fait un bon boulot à critiquer l'apparence d'objectivité, et puis là, on est pris à dire qu'au fond, il y a quand même de bonnes affaires qui se font dans les universités et dans le discours dit scientifique.
Enfin, il y a un repli sur les fonctions répressives de l'État. On parle beaucoup des frontières et de la police. C'est comme si tout à coup, il fallait de toute urgence revenir vers les bases qui permettent de maintenir de manière étanche les divisions dans la société.
ÀB ! : Est-ce que cette réaction, qui réagit à un pseudoantiracisme libéral et qui cherche des solutions imaginaires à d'autres problèmes réels, reste du racisme pur et simple ?
P. N.-N. : La réponse simple, c'est que oui, c'est raciste, non seulement par les sentiments virulents qui sont exprimés, mais aussi par les structures que ça renforce dans une société fondamentalement basée sur les divisions raciales. Mais aussi, cette rage d'identifier un coupable est directement liée à la dégradation des conditions matérielles d'existence. Ça ne sort pas de nulle part, ce besoin d'expliquer sa propre souffrance. C'est presque mathématique : si les promesses de la modernité ne sont pas remplies – et pire encore, on s'en éloigne – eh bien, il ne peut pas y avoir plus grande frustration collective pour beaucoup de gens. Donc oui, c'est tout à fait raciste, mais c'est entretenu par un besoin de comprendre comment la liberté qu'on pensait avoir de posséder, de jouir des bienfaits de la modernité, ne se réalise pas.
ÀB ! : Comment expliquer que les mouvements anti-antiracistes et d'autres mouvements, comme celui contre les droits des minorités sexuelles, ont tant en commun ?
P. N.-N. : Toutes ces choses-là, les questions de race, d'ethnicité, de religion, de diversité sexuelle, ce sont toutes des choses qui menacent le mensonge de la modernité, c'est-à-dire les promesses de l'humanisme pour certains, de la liberté pour certains et de l'accumulation pour certains, dans une organisation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale du monde. Quand des groupes sociaux montrent sur quelles exclusions, sur quelles violences cette société repose, c'est tout le projet qui est remis en cause. Donc à toutes ces voix-là qui prennent de l'ampleur, la réaction doit répondre par le même schéma.
La stratégie déployée est centrale au fascisme et au protofascisme – je n'ai aucune crainte à utiliser ces mots-là, parce que c'est ça que c'est, au fond –, c'est l'appel à la nature, à maintenir une pureté, une essence – au sens racial du terme, bien sûr, mais c'est la même chose qui anime l'opposition aux existences qui défient la prétendue nature binaire du sexe et du genre. C'est fondamental dans toute rhétorique fasciste, la nature au sens d'ordre naturel, d'immuable à protéger, d'unicité qui ne devrait pas être contaminée par des polluants. Et c'est impensable d'être contre la nature, donc quand on s'inscrit dans cette rhétorique-là, tout est permis.
ÀB ! : Que signifie cette montée de la réaction pour le mouvement antiraciste ? Quelles sont les voies de lutte ?
P. N.-N. : Jusqu'à tout récemment, les propositions ouvertement racistes n'étaient plus vraiment acceptables et notre cible, c'étaient précisément les discours libéraux post-racistes qu'il fallait déplier pour montrer que les mesures d'équité-diversité-inclusion, par exemple, ça ne changeait pas la société comme on veut la changer. Le backlash multiplie les fronts : ce n'est pas seulement contre le libéralisme qu'il faut se battre, mais aussi contre des impulsions qui n'ont aucune crainte à assumer des appels à une homogénéité raciale.
C'est peut-être choquant, mais je pense qu'il y a une utilité immense au backlash. C'est tragique de dire ça, mais le travail que le backlash accomplit est beaucoup plus efficace que celui qu'on pourrait faire nous-mêmes en essayant de convaincre les gens de la violence du système. Quand on voit le backlash, on constate de manière on ne peut plus claire la violence qu'est prêt à déployer un système pour se maintenir intact lorsqu'on essaie d'ébranler certains des piliers qui reproduisent les inégalités. Ça met en évidence des ruptures qui sont claires et donc ça devient de plus en plus difficile pour les gens qui étaient moins convaincus de ne pas comprendre où ils se situent dans ces tensions-là. Donc oui, ça complexifie les choses, mais ça les simplifie aussi dans une certaine mesure, parce que ça permet de vraiment savoir à quoi on fait face. Je ne souhaite à personne d'être l'objet de la violence raciste ou hétéropatriarcale, mais stratégiquement, on a tout intérêt à construire sur ces effets du backlash.
[1] « Une constitution québécoise pour encadrer les accommodements raisonnables », Lettre adéquiste, 17 janvier 2007. En ligne : www.bibliotheque.assnat.qc.ca/DepotNumerique_v2/AffichageFichier.aspx ?idf=8334
Philippe Néméh-Nombré est militant, sociologue et chercheur en études noires.
Illustration : Alex Fatta.