Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Le choix des présidents

Les grandes surfaces d'alimentation ne vendent pas que des produits : elles structurent l'accès à la nourriture, définissant ce qui est accessible, à quel prix et pour qui. (…)

Les grandes surfaces d'alimentation ne vendent pas que des produits : elles structurent l'accès à la nourriture, définissant ce qui est accessible, à quel prix et pour qui. Derrière leurs néons, un système organise les différences sociales, créant des épiceries à plusieurs vitesses où chaque panier raconte une histoire d'inégalités.

Le commerce de détail alimentaire canadien est marqué par un manque criant de concurrence. Derrière la panoplie d'enseignes se cachent en réalité trois grandes chaînes : Loblaw, Metro et Sobeys. En ajoutant Walmart et Costco, cinq géants se partagent près de 80 % du marché. Cet oligopole entretient l'illusion du choix : des commerces différents, mais qui remplissent les mêmes poches. Super C, Adonis, Marché Richelieu et Première Moisson appartiennent à Metro ; IGA, les Marchés Tradition et Kim Phat sont détenus (majoritairement ou en totalité) par Sobeys ; Provigo, Maxi et le Supermarché T&T sont affiliés à ou détenus par Loblaws. Les différences de façade masquent une réalité uniforme : les prix, les produits ainsi que les marges sont décidés par les mêmes directions et leur pouvoir s'étend bien au-delà des tablettes. Ces entreprises possèdent ou contrôlent aussi des pharmacies, des stations-service et les immeubles où elles s'installent, consolidant leur emprise sur le quotidien des Québécois·es.

Or, il n'en a pas toujours été ainsi. En 1986, au moment de l'adoption de la Loi sur la concurrence, le paysage alimentaire canadien comptait encore huit grandes chaînes indépendantes. Quarante ans plus tard, presque toutes ont été avalées. Le Canada ne compte d'ailleurs aucune véritable « épicerie à rabais » : le segment des commerces « à escompte » est intégré au même oligopole. Les rabais y sont calibrés ; la compétition est chorégraphiée. Au Québec, le choix est encore plus restreint : seuls Metro et Loblaw exploitent des enseignes dites « économiques », tandis que Sobeys brille par son absence. L'inflation alimentaire des dernières années a poussé les ménages à traquer les promotions, à remplir leurs paniers de marques maison et à fréquenter davantage ces « magasins à rabais ». Les grands détaillants se sont adaptés à cette nouvelle réalité : Loblaw a converti une soixantaine de Provigo en Maxi, tandis que Metro a multiplié les Super C. Or, cet essor des magasins « à escompte » est trompeur : sous prétexte de nous faire économiser, ils trouvent surtout le moyen de gagner plus.

Une chaîne d'approvisionnement verrouillée

Le contrôle des géants de l'alimentation ne s'arrête pas aux caisses : il s'étend tout au long de la chaîne d'approvisionnement. En effet, ils détiennent un pouvoir immense sur la distribution, dictant aux personnes qui produisent non seulement ce qu'elles peuvent vendre, mais aussi à quelles conditions. Ces dernières négocient souvent à armes inégales : retards de paiement, exigences de rabais et changements de conditions sans préavis.

Cette concentration a aussi un effet d'étouffement sur les épiceries indépendantes, de plus en plus rares. Les trois groupes d'achat ont transformé une industrie qui était jadis dominée par des épiceries de quartier indépendantes. Cette consolidation du marché rend périlleuse la survie des petits commerces, constamment menacés d'être rachetés ou marginalisés par les grandes chaînes. Beaucoup n'ont d'autre choix que de s'approvisionner directement auprès de leurs concurrents : faute d'entrepôts ou de volume suffisant, ils doivent acheter leurs produits à Loblaw ou Sobeys, qui dominent aussi le secteur de la vente en gros. Une absurdité économique qui les empêche de rivaliser sur les prix et les marges.

D'autres obstacles s'accumulent pour les commerces indépendants : l'accès à des emplacements commerciaux est limité, puisque la plupart des locaux adaptés sont déjà contrôlés par ces mêmes géants. Les bannières exigent aussi des frais de placement pour les produits sur leurs tablettes — une pratique inaccessible pour la plupart des petits commerces. Ces mécanismes verrouillent le marché : les géants dictent non seulement ce qui est vendu, mais aussi qui a le droit de vendre.

En aval de la chaîne, ces rapports de force se traduisent directement en magasin. Loin d'être neutre, l'expérience d'achat devient un marqueur social : les grandes bannières segmentent leurs clientèles comme on segmente un marché, calibrant l'ambiance, les produits et même la qualité selon le revenu et le quartier. Loblaw, Maxi et Provigo partagent les mêmes fournisseurs, les mêmes marques maison, parfois les mêmes produits — simplement disposés différemment et vendus à des prix distincts. La même logique s'applique entre Super C et Metro. Entre les différentes enseignes, les tablettes racontent ainsi une histoire de classes : des choix limités dans des allées éclairées au néon pour les ménages à faible revenu ; un éclairage tamisé et un prêt-à-manger invitant pour les personnes plus aisées. Ces écarts ne sont pas le fruit du hasard : ils sont le résultat d'une stratégie méticuleuse de segmentation. Les bannières adaptent leurs marges, leurs assortiments et même leur expérience visuelle à la clientèle qu'elles ciblent. Ce n'est pas seulement le pouvoir d'achat qui détermine l'épicerie où l'on va ; c'est l'épicerie elle-même qui vient dire à qui elle s'adresse.

D'une ville à l'autre, les écarts de dignité persistent, parfois même au sein d'une même bannière. Une bannière n'offre pas la même expérience dans un quartier populaire que dans un milieu plus aisé : qualité des produits, propreté, entretien, fraîcheur — tout varie subtilement selon l'environnement socioéconomique. Ces différences ne tiennent pas seulement aux clientèles, mais aux investissements consentis — ou non — par les sièges sociaux. La géographie urbaine devient ainsi le reflet du pouvoir économique : la qualité du panier et de l'expérience d'achat fluctue selon le code postal. Cette architecture silencieuse du marché alimentaire ne fait pas que refléter les inégalités : elle les entretient. Elle façonne des réalités alimentaires à plusieurs vitesses, où l'accès à la fraîcheur, à la diversité et à la dignité dépend du revenu. L'épicerie n'est plus seulement un lieu d'achat : elle devient le reflet du milieu qui l'abrite.

Une question de justice alimentaire

L'épicerie n'est pas seulement un lieu d'achat, mais un miroir de notre rapport à la nourriture et à celles et ceux qui y accèdent. Quand certaines personnes sont obligées de faire leur épicerie au Dollarama pour trouver des produits à bas prix, tandis que d'autres se procurent des aliments biologiques dans des épiceries spécialisées, c'est une violence ordinaire qui se manifeste : elle révèle les injustices structurelles qui traversent l'accès à l'alimentation.

La fragmentation du marché alimentaire est un enjeu politique : ce qui se retrouve sur les tablettes, ce qui est accessible et à quel prix, cela dépend d'un rapport de force où oligopoles et gouvernements pèsent lourd, tandis que les personnes qui produisent, qui travaillent dans les commerces et qui mangent disposent de bien peu de pouvoir. Ce rapport de force détermine la structure du marché et l'accès à la nourriture. Néanmoins, des alternatives existent : épiceries solidaires, coopératives alimentaires et épiceries publiques explorent des modèles qui redistribuent le pouvoir. Leur poids reste modeste face aux géants du marché, mais elles montrent qu'il est possible de repenser l'accès à l'alimentation comme un droit collectif. Pourtant, tant que le pouvoir restera concentré dans les mains de quelques « présidents [1] », l'alimentation demeurera une marchandise et les épiceries seront traversées par des injustices. Aux côtés des petits commerces de proximité, ces alternatives rappellent que reprendre la table, c'est refuser la résignation face à un oligopole qui contrôle le jeu et ses règles. C'est contester la logique d'exploitation qui détermine l'offre et façonne la demande en exigeant que l'accès à une alimentation adéquate, juste et durable soit garanti pour toustes.


[1] Au moment d'écrire ces lignes, tous les dirigeants des cinq principaux détaillants alimentaires au pays sont des hommes.

Dimitri Espérance est fondateur et directeur général de Ti frais. Vanessa Girard-Tremblayest co-fondatrice de la coop de travail Estuaire.

Photo : Rachel Cheng (鄭凱瑤)

Retour d’Amazon au Québec ?

Dans l'édition du 2 décembre, le journaliste de La Presse Alain McKenna soulevait la question à savoir si l'IA pourrait ramener Amazon au Québec, plus précisément Amazon Web (…)

Dans l'édition du 2 décembre, le journaliste de La Presse Alain McKenna soulevait la question à savoir si l'IA pourrait ramener Amazon au Québec, plus précisément Amazon Web Services (AWS), sa plateforme infonuagique. Il y a de fortes raisons de souhaiter que non.

Comme il est désormais amplement documenté, y compris de façon rigoureuse par la journaliste d'enquête Karen Hao dans son livre Empire of AI publié plus tôt cette année, les centres de données qui alimentent l'intelligence artificielle (IA) et qui se multiplient partout sur la planète sont un scandale environnemental, social et humain.

L'essor des centres de données est basé sur la théorie de la mise à l'échelle (ou scaling, en anglais) selon laquelle l'augmentation exponentielle de la quantité de données, des paramètres et des ressources informatiques qui alimentent l'IA mènerait automatiquement à l'intelligence artificielle générale, une forme d'intelligence artificielle comparable ou supérieure à l'intelligence humaine. Cette théorie est désormais largement réfutée car il a été démontré qu'une augmentation d'ordre quantitatif ne résout pas les limites inhérentes aux modèles et qui causent leurs « hallucinations ». Bien que discréditée, cette théorie de la mise à l'échelle continue de nourrir l'essor des centres de données partout dans le monde.

Et pourtant, ces centres de données représentent un scandale. Environnemental, d'abord, puisqu'ils consomment une quantité faramineuse d'eau potable et d'électricité. L'électricité sert à la fois à alimenter les centres de données et à refroidir les serveurs. L'eau, qui sert également aux systèmes de refroidissement, doit de plus être potable afin de ne pas entraîner la corrosion et la contamination des équipements. C'est sans compter leur coût social et humain car les équipements des centres de données stimulent la demande pour les minéraux et métaux rares dont l'extraction est étroitement liée aux conflits dans des pays comme le Congo.

L'ironie est que l'IA – principalement l'IA générative, beaucoup plus énergivore - prétend être une solution aux perturbations du climat alors qu'elle est en passe de devenir l'un de ses principaux contributeurs. D'ici 2030, l'Agence internationale de l'énergie estime que la consommation d'électricité des centres de données représentera 3% de la demande mondiale. Des chercheurs de l'Université de Californie évaluent que l'IA consommera entre 1,1 et 1,7 billion de gallons d'eau douce annuellement d'ici 2027, soit la moitié de l'eau consommée annuellement au Royaume-Uni.

Malgré ses promesses d'apporter une solution à tous nos problèmes – que ce soient les dérèglements du climat, les maladies ou la faim – l'IA n'aura servi à date qu'à enrichir une poignée de startups, de fabricants de micropuces et d'investisseurs en capital-risque. Les analystes financiers sont de plus en plus nombreux à sonner l'alarme sur le fait que l'IA est une bulle spéculative vouée à éclater tôt ou tard, avec des répercussions économiques difficiles à évaluer mais sans aucun doute douloureuses.

Cet article, pour lequel AWS a défrayé les frais d'hébergement et de transport du journaliste – semble préparer l'opinion publique pour un accord à venir entre le gouvernement du Québec et AWS. Mais la société québécoise veut-elle vraiment brader ses ressources naturelles au nom d'une élusive souveraineté numérique ?

Pour toutes les raisons évoquées ici, il reste à espérer que les Québécois.es. se mobiliseront, comme ils l'ont fait pour dénoncer les pratiques antisyndicales d'Amazon, afin d'empêcher la construction de nouveaux centres de données par les géants de l'IA, que ce soit AWS, Microsoft Azure ou Google Cloud.

Illustration : panumas nikhomkhai (pexels).

Six décennies de science et de luttes

14 décembre, par Jennifer Laura Lee, Donna Mergler — , , , ,
Née de parents anglophones progressistes à l'époque duplessiste, Donna Mergler est une scientifique et militante dont l'engagement a commencé dans les années soixante, durant (…)

Née de parents anglophones progressistes à l'époque duplessiste, Donna Mergler est une scientifique et militante dont l'engagement a commencé dans les années soixante, durant la Révolution Tranquille. Le magazine Science for the People l'a interrogée sur son parcours dans une version anglaise de cette entrevue qui est disponible sur le site Web https://scienceforthepeople.org. Nous les remercions pour cette collaboration qui nous permet de publier ce texte en français. Propos recueillis par Jennifer Laura Lee.

Diplômée de l'université McGill, elle a commencé sa carrière d'universitaire à l'UQAM dès 1970, faisant partie du premier corps enseignant de cette université et seule femme professeure durant six ans au département des sciences biologiques. Tout en assumant ses tâches de professeure et de chercheure, elle a très tôt collaboré avec des syndicats et des groupes communautaires. Ce faisant, elle est devenue une pionnière de l'approche multidisciplinaire écosystémique de la santé humaine, laquelle intègre le leadership communautaire, les droits des travailleurs et des travailleuses, l'égalité des sexes et l'équité sociale. Elle est mondialement reconnue pour son expertise sur les effets neurotoxiques des polluants environnementaux.

Aujourd'hui, 18 ans après avoir pris officiellement sa retraite, elle poursuit son engagement où s'allient la science et la justice sociale. Depuis plusieurs années, elle travaille en collaboration avec la Première Nation de Grassy Narrows pour documenter les impacts générationnels de l'empoisonnement au mercure industriel sur leur santé et leur bien-être afin d'appuyer leurs revendications.

Jennifer Laura Lee : À quoi ressemblait la vie d'une scientifique et d'une militante à McGill dans les années 1960 ?

Donna Mergler : Deux choses se sont produites en parallèle. J'ai obtenu mon diplôme de premier cycle en 1965 et j'ai commencé mes études supérieures en neurophysiologie. J'ai étudié le réflexe vestibulo-oculaire en plaçant des électrodes dans le cerveau de chats pour en savoir plus sur l'influx neuronal en rapport avec les mouvements oscillatoires. J'utilisais l'un des premiers ordinateurs analogiques mis au point par un brillant technicien.

Mes activités politiques et mes activités universitaires étaient complètement séparées. Dans la journée, je montais la colline jusqu'au Centre des sciences médicales de McGill pour étudier et pour mener mes recherches. Puis, le soir, j'apprenais à connaître le Québec, son histoire, sa culture. J'écoutais les chansonnier·ères québécois·es chanter leur pays et ses luttes. Je discutais de justice et d'égalité avec des ami·es du mouvement indépendantiste québécois. Je savourais cette période de bouillonnement social, politique et culturel. Plus j'apprenais, plus j'épousais le mouvement indépendantiste et participais aux fréquentes manifestations, dont McGill français, qui a eu lieu en 1968, où l'on demandait que McGill donne des cours en français.

J. L. : En tant qu'anglophone éduquée dans le système scolaire anglais, comment vous êtes-vous retrouvée impliquée dans la lutte pour l'indépendance du Québec ?

D. M. : J'ai grandi dans un environnement très stimulant. Mon père était un avocat progressiste. Il représentait des personnes arrêtées pour leurs activités politiques ou syndicales. Il avait des contacts avec des révolutionnaires du monde entier. Il accueillait fréquemment des personnes intéressantes à la maison et nous nous asseyions autour de la table à manger pour des échanges stimulants. Très jeune, j'ai passé des heures assise sur les marches du Palais de justice où mon père défendait Madeleine Parent, une grande syndicaliste. Mes parents voulaient m'envoyer dans une école française, mais à l'époque, il fallait être catholique pour fréquenter les écoles publiques francophones.

Comme les autres étudiants et étudiantes progressistes à l'Université McGill dans les années soixante, j'étais au courant de plusieurs mouvements de libération dans le monde – je suis même allée à Cuba en 1962. C'était aussi le début de la Révolution tranquille. En 1966, j'ai décidé de traverser le boulevard Saint-Laurent qui séparait le Montréal anglais du Montréal français.

Je me suis rendue sur la rue Beaudry où se trouvait le siège du Parti socialiste du Québec et de la Jeunesse socialiste du Québec. J'ai découvert une société en effervescence, en mouvement, culturellement, syndicalement, politiquement. En fait, je suis tombée amoureuse de cette société. Je me suis sentie en harmonie avec ce qui se passait. C'était les années 1960 ! Il y avait la réforme de l'éducation, la réforme du système de santé, le mouvement syndical qui devenait de plus en plus progressiste. C'était ma place.

J. L. : L'UQAM est un produit direct de la lutte pour la démocratisation de l'éducation pendant la Révolution tranquille. Comment était-ce au tout début ?

D. M. : L'UQAM était intéressante parce qu'il s'agissait d'une nouvelle université, issue de la réforme de l'éducation. En 1970, le département des sciences biologiques m'a embauchée. Nous étions tous jeunes et nous ne voulions pas reproduire ce que nous avions connu dans d'autres universités. Notre département a décidé de se spécialiser en environnement. Avec les collègues des autres départements, nous avons formé un syndicat et nous nous sommes affilié·es à la CSN. Au lieu d'une structure verticale comme dans les autres universités, nous avons créé une structure démocratique et horizontale. Cela a pris beaucoup de temps et de réunions, mais nous avons estimé que cela en valait la peine.

J. L. : Comment avez-vous commencé à faire de la science en collaboration avec les travailleurs syndiqués des mines ?

D. M. : En 1975, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a travaillé avec le Dr Irving Selikoff de l'hôpital Mount Sinai à New York, qui faisait une étude portant sur l'état de santé des mineurs d'amiante du Québec. Un jour, lors d'une soirée chez une amie, l'un des permanents de la CSN m'a dit : « Nous avons le rapport [de Selikoff] et nous ne savons pas quoi en faire ». J'ai répondu : « Je suis physiologiste, je peux le lire et peut-être l'expliquer aux travailleurs. »

Je me suis documentée sur les effets de l'amiante sur la santé et sur l'histoire de la compagnie Johns Mansville. J'ai appris que l'entreprise savait depuis les années trente que l'amiante augmentait le risque de cancer. J'ai commencé à participer à des ateliers de formation organisés par le syndicat et portant sur les effets de l'amiante sur leur santé. C'était à l'époque de la grève des mineurs.

Parallèlement, à l'UQAM, nous avons créé le Service aux collectivités, une forme unique de collaboration avec des groupes non traditionnellement desservis par les universités, en vue de répondre à des besoins qui leur sont propres. Avec l'appui de ce service, des projets de formation et de recherche sont conçus dans une perspective de promotion collective. Le premier accord a été conclu avec deux grands syndicats québécois, la Fédération du travail du Québec (FTQ) et la CSN. Pendant des années, j'ai participé à de nombreuses sessions de formation organisées par les syndicats sur la santé et la sécurité au travail et mené des projets de recherche.

J. L. : Pouvez-vous nous parler de votre travail avec les ouvriers syndiqués ?

D. M. : Je me souviens d'un cas en particulier où j'animais un atelier avec des travailleurs exposés aux solvants dans une usine de fabrication de bâtons de hockey près de Drummondville. Le groupe de travailleurs était attentif, mais dès que je commençais à écrire au tableau, je les perdais complètement. Ils commençaient à plaisanter. Je n'avais pas observé cela dans d'autres industries. Nous avons commencé à parler des pertes de mémoire et des difficultés de concentration. Ils racontaient tous la même histoire : ils arrivaient le matin, posaient leur boîte à lunch et ne se souvenaient plus où ils l'avaient mise à midi.

J'ai donc visité l'usine. Il m'a fallu environ cinq minutes pour me sentir gelée, rien qu'en respirant du styrène, du toluène, du n-hexane… Ensuite, j'ai eu mal à la tête, mais je m'en fichais, parce que j'étais gelée !

Vous imaginez comment cela a pu attirer mon attention : une neurophysiologiste confrontée à un problème neurophysiologique. J'avais la possibilité de combiner mes intérêts académiques et mon désir d'aider à améliorer la santé des travailleurs par des changements sur le lieu de travail… d'agir avant que les travailleurs ne soient trop malades pour travailler.

À cette époque, l'importance de la neurotoxicité précoce était relativement nouvelle et n'était pas considérée valide par les scientifiques traditionnels. Une fois, lors d'une réunion avec les représentants des syndicats et de l'entreprise d'une usine d'explosifs concernant une possible étude, une épidémiologiste réputée, engagée par l'entreprise, nous a dit que l'étude que nous proposions avec les travailleurs était irresponsable. Elle nous a dit que nous devrions plutôt étudier les maladies des travailleurs retraités. Un jeune travailleur est intervenu en disant : « Mais nous voulons savoir ce qui nous arrive maintenant afin de pouvoir améliorer notre situation. » Les dirigeants de l'usine ont refusé de participer et nous avons poursuivi en faisant passer aux travailleurs des examens dans un motel situé en face de l'usine.

Pendant cette période, ma collègue Karen Messing et moi-même avons créé un petit groupe de recherche, qui est ensuite devenu le Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l'environnement. Notre approche était basée sur l'intégration des connaissances des travailleur·euses. Nous écoutions et nous traduisons leurs préoccupations en études scientifiques rigoureuses.

Entre 1993 et 2010, j'ai participé à un effort interdisciplinaire et interuniversitaire visant à comprendre les sources de mercure dans l'Amazonie brésilienne, sa transmission dans l'environnement, ses effets sur la santé et ainsi que le contexte sociopolitique prévalent. Nous avons utilisé une approche participative avec les communautés vivant le long de la rivière Tapajós, avec pour buts de maximiser les bénéfices pour la santé et de minimiser les risques de l'exposition au mercure. Mes collègues biogéochimistes ont montré qu'en plus des rejets de mercure provenant des mines d'or, la déforestation généralisée libérait du mercure naturel dans les milieux aquatiques, et donc dans la chaîne alimentaire.

J. L. : Comment vous êtes-vous impliquée dans le projet avec la Première Nation de Grassy Narrows, dans le nord de l'Ontario ?

D. M. : En 2016, Judy da Silva, qui se dévoue corps et âme pour une justice environnementale à Grassy Narrows, m'a invitée à participer à une enquête d'évaluation de la santé, réclamée par la communauté depuis de nombreuses années. Entre 1962 et 1975, environ 9000 kilogrammes de mercure ont été déversés par une usine de pâte à papier dans le système fluvial qui alimente les eaux territoriales de Grassy Narrows. Le doré, un grand poisson prédateur, était au centre de leur culture, de leurs traditions, de leur gagne-pain et de leur régime alimentaire. La contamination de la population s'est faite à travers sa consommation. Depuis les 50 dernières années, Grassy Narrows se bat pour faire reconnaître leur empoisonnement au mercure.

Les résultats de notre enquête ont montré que les habitant·es de Grassy Narrows étaient en moins bonne santé par rapport aux autres Premières Nations. Notre étude a permis de mettre en évidence le rôle du mercure quant à la mortalité précoce (moins de 60 ans), à la fréquence de symptômes de dysfonctionnement du système nerveux et au risque accru de suicide chez les jeunes. Ces travaux apportent un soutien scientifique à leurs demandes.

Soulignons que lorsque nous avons commencé à faire de la recherche participative, celle-ci n'était pas considérée comme scientifique et objective. Aujourd'hui, elle est de plus en plus répandue et reconnue par la plupart des organismes de subvention de la recherche.

J. L. : Que pensez-vous que l'avenir nous réserve ? Êtes-vous optimiste ?

D. M. : Nous traversons une période sombre, marquée par l'individualisme, l'écart croissant entre les riches et les pauvres, et des guerres de plus en plus nombreuses aux quatre coins de la planète. Par contre, il y a une opposition grandissante aux injustices. De nouveaux mouvements alliant justice sociale et environnementale sont en train d'émerger. Il en va de même pour le mouvement grandissant en faveur de la souveraineté des peuples autochtones partout au Canada. C'est là que se livrent les principales batailles qui, espérons-le, seront un jour remportées.

Jennifer Laura Lee est post-doctorante à l'université TELUQ, où elle étudie la santé environnementale et la neurotoxicologie. Elle est membre active de Science for the People.

Photo : Leadnow Canada (CC BY-SA 2.0)

Les idoles (il)légitimes

14 décembre, par Kharoll-Ann Souffrant — , , ,
Ériger des individus en icônes intemporelles éclipse la dimension intrinsèquement collective des luttes pour la justice sociale. De plus, celles et ceux sur lesquel·les la (…)

Ériger des individus en icônes intemporelles éclipse la dimension intrinsèquement collective des luttes pour la justice sociale. De plus, celles et ceux sur lesquel·les la société jette son dévolu entrent souvent dans les barèmes de la respectabilité.

Comme beaucoup d'autres avant elle, Claudette Colvin fait partie de celles qui ont été consciemment effacées de l'Histoire. Sa contribution pionnière à la lutte pour les droits civiques des Noir·es aux États-Unis commence tout juste à être reconnue à sa juste valeur.

Née le 5 septembre 1939 à Montgomery dans l'Alabama, aujourd'hui âgée de 84 ans, Claudette Colvin a laissé sa marque lorsqu'elle a refusé de céder son siège à une femme blanche dans un autobus bondé le 2 mars 1955. Un refus qui fut insufflé par la force et le récit de femmes afro-américaines comme Harriet Tubman et Sojourner Truth dont elle avait pris connaissance lors de ses implications militantes et à l'école. Le geste de protestation de Colvin a eu lieu neuf mois avant celui de Rosa Parks, aujourd'hui considérée comme « la mère du mouvement pour les droits civiques ». Parks et Colvin étaient alors toutes deux impliquées au sein de La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Colvin fut arrêtée, menottée et extirpée de force de l'autobus. Tout au long de cet épisode, les policiers la menacent de viol et formulent des commentaires dégradants à connotation sexuelle à son endroit, un scénario qui était malheureusement monnaie courante pour de nombreuses Afro-Américaines. Colvin reçut plusieurs chefs d'accusation en cour de justice pour avoir tenu tête aux politiques de ségrégation raciale issues des lois Jim Crow.

La NAACP organise alors la stratégie de défense de Claudette Colvin considérant le précédent qu'un jugement dans cette affaire pourrait créer pour l'ensemble de la population afro-américaine. Or, le leadership masculin et noir de la NAACP apprend que Colvin, qui est célibataire, est enceinte [1] d'un homme plus âgé et qui plus est, marié. Donner naissance à un enfant illégitime est un tabou immense à cette époque, et ce, pour l'ensemble de la société américaine. Colvin est aussi reconnue pour ses émotions vives et sa parole franche qui était tout sauf docile. Jugée « trop noire » en raison de la carnation foncée de sa peau, l'adolescente refusait aussi de se lisser les cheveux. Claudette Colvin n'était pas une victime « idéale » ou « parfaite ». En raison de la crainte qu'elle – et, par ricochet, le mouvement en entier – ne soient discrédités tant par la justice que les médias, il sera décidé que la meilleure stratégie serait de présenter le cas de Rosa Parks comme emblème de leur combat. La résistance s'organise alors avec le leadership d'un certain pasteur nommé Martin Luther King. Une vague de protestation et un mouvement de boycottage s'étendent alors dans la ville de Montgomery. Elle durera un peu plus d'un an. Le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis déclare que les lois ségrégationnistes violent la constitution américaine. La tentative d'appel de l'État de l'Alabama fut refusée par le plus haut tribunal du pays et la décision eut force de loi le 20 décembre de la même année.

La « Rosa Parks du Canada » ?

Les gestes de protestation de Colvin et Parks font écho à une résistance similaire au Canada, celle de la femme d'affaires Viola Desmond dans un cinéma de New Glasgow duquel elle fut brutalement expulsée après avoir refusé de subir une discrimination raciste de la part du personnel qui lui a demandé de quitter la section d'une salle de cinéma réservée aux Blanc·hes. Elle fut ensuite emprisonnée pendant plusieurs heures et sommée de payer une amende. En avril 2010, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse offre un pardon public et absolu à Desmond, soit près de 45 ans après sa mort. En 2012, un timbre de Postes Canada à son effigie est lancé. En 2018, le visage de Viola Desmond est imprimé sur les billets de 10 $, ce qui a fait d'elle la première femme canadienne noire à figurer sur un billet de circulation courante de la Banque du Canada. Bien qu'elle soit aujourd'hui considérée comme la « Rosa Parks du Canada », Viola Desmond a pourtant refusé de céder son siège dans ce cinéma près d'une décennie avant sa consœur américaine. La tendance à mettre de l'avant des icônes noires étatsuniennes issues des luttes antiracistes n'a rien de nouveau. Cet américanocentrisme de notre mémoire collective donne l'illusion que le racisme anti-noir à l'américaine serait « pire » que celui de la France ou du Canada, une manière pour ces puissances coloniales de s'enorgueillir d'un multiculturalisme, d'une inclusion et d'un respect des droits de la personne de façade. Plus encore, cela participe à l'invisibilisation d'individus et de luttes collectives aux échelles locales, et ce, des deux côtés de l'Atlantique.

Au-delà des idoles respectables

En France, la polémique ayant eu cours à l'été 2023 autour du changement de nom du lycée « Angela-Davis », à Saint-Denis, jugée trop « radicale » par la femme politique Valérie Pécresse qui le rebaptisa « Lycée Rosa-Parks », jugée plus « consensuelle », est un autre exemple des enjeux politiques autour des icônes antiracistes. Rappelons d'ailleurs que l'afroféminisme a bel et bien son histoire en France, incarnée par des figures telles que Paulette et Jeanne Nardal qui ont fondé la Revue du Monde noir en 1931 ou encore Suzanne Césaire, totalement éclipsée par son illustre ex-conjoint. L'autrice et éditrice québécoise Valérie Lefebvre-Faucher fait aussi mention de ces dynamiques d'effacement et d'invisibilisation de nos héroïnes dans un micro-essai [2] portant sur les femmes ayant entouré, influencé et contribué à la construction et à la diffusion de la pensée du philosophe allemand Karl Marx. Même son de cloche pour le politologue québécois Francis Dupuis-Déri, qui a publié un bref ouvrage [3] coup-de-poing traitant de but en blanc du meurtre et féminicide de la sociologue française Hélène Legotien par le philosophe marxiste Louis Althusser le 16 novembre 1980. Elle aura été assassinée deux fois, physiquement et symboliquement. Tout cela, en raison de l'admiration que vouait une élite culturelle complaisante et soi-disant progressiste envers Althusser.

En somme, ce que l'on peut retenir des récits de femmes comme Claudette Colvin ou Viola Desmond, est que vient un jour, tôt ou tard, où la société finit par enfin accorder à ces femmes et filles noires, visionnaires et avant-gardistes, la reconnaissance qu'elles méritent. Si plusieurs de ces idoles (il)légitimes n'ont plus voix au chapitre en 2024 pour qu'on puisse leur témoigner directement notre gratitude, il importe de graver leurs noms dans nos livres d'Histoire, nos cœurs et nos mémoires.


[1] Claudette Colvin donna naissance à un fils, nommé Raymond, à l'âge de 17 ans, ce qui lui vaudra un renvoi de son école. De plus, en raison de la carnation claire de la peau de Raymond, Claudette fut accusée par sa communauté d'avoir conçu cet enfant avec un homme blanc. Colvin n'a jamais révélé l'identité de celui qu'elle considère comme un agresseur. Raymond décèdera, chez elle, à l'âge de 37 ans des suites de problèmes de toxicomanie.

[2] Lefebvre-Faucher, Valérie, Promenade sur Marx – Du côté des héroïnes, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2020, 80 pages.

[3] Dupuis-Déri, Francis, Althusser assassin – La banalité du mâle, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2023, 96 pages.

Photo : Oriol Salvador (CC BY-NC-ND 2.0)

Les angles morts des pistes cyclables

À l'automne 2023, on a assisté à Montréal à un certain nombre de manifestations s'opposant à l'aménagement de nouvelles pistes cyclables, notamment dans les quartiers (…)

À l'automne 2023, on a assisté à Montréal à un certain nombre de manifestations s'opposant à l'aménagement de nouvelles pistes cyclables, notamment dans les quartiers Saint-Michel et Parc-Extension. Le mouvement procyclisme a-t-il des leçons à retenir de cette opposition ?

Il n'y a rien de nouveau à l'opposition aux pistes cyclables. Le cas récent du Réseau express vélo (REV) Saint-Denis est un exemple parmi tant d'autres. En réaction à cette opposition, la communauté procycliste se fait entendre sur les réseaux sociaux et dans divers éditoriaux, qualifiant souvent cette opposition de rétrograde et de réactionnaire. Bien qu'il soit impératif et urgent de combattre la dépendance à la voiture, et même si certain·es militant·es anti-vélo sont effectivement réactionnaires, voire conspirationnistes [1], est-ce que l'opposition venant de citoyen·nes « ordinaires » pourrait révéler certains angles morts du militantisme procyclisme ?

Moins de voitures, mais rien pour les remplacer

Pour revenir aux exemples de Parc-Extension et de Saint-Michel, deux quartiers historiquement pauvres et racisés, l'argument prédominant des opposant·es aux pistes cyclables est la perte d'espaces de stationnement. De telles revendications peuvent paraître insignifiantes aux yeux des activistes procyclisme lorsqu'on considère qu'à l'échelle de la ville de Montréal, l'espace consacré aux vélos représente 1,3 %, contre 73,8 % pour la voiture [2]. Or, bien qu'il soit important d'inciter les gens à délaisser leur voiture aux profits d'autres moyens de transport, quelles autres options leur sont vraiment proposées ? Des manifestant·es dans Parc-Extension disent n'avoir d'autre choix que d'utiliser leur voiture pour se rendre à leur lieu de travail, en raison d'une longue distance à parcourir ou d'horaires de nuit. Les services de transport en commun étant largement réduits entre 1 h et 5 h, les travailleur·euses aux horaires atypiques se retrouvent avec peu d'alternatives à la voiture.

Rappelons qu'au même moment où les manifestations anti-pistes cyclables se déroulaient, le gouvernement de la CAQ jouait au bras de fer avec les différentes sociétés de transport du Grand Montréal, refusant d'augmenter leur financement pour couvrir leurs déficits, ce qui menace d'entraîner une diminution drastique de l'offre. Si on veut inciter les gens à délaisser leurs voitures, il est pourtant impératif d'offrir des solutions de rechange adéquates, qui répondent aux besoins des communautés touchées.

Le vélo, synonyme de gentrification ?

Également, le vélo en tant que moyen de transport est de plus en plus associé à la gentrification. Bien que les infrastructures cyclables en sont rarement la cause directe, elles peuvent en effet être le signe d'un embourgeoisement à venir ou en cours. À une certaine époque, le mouvement procyclisme était considéré comme radical et associé à la gauche, alors qu'aujourd'hui, le mouvement s'est intégré au discours environnementaliste néolibéral, largement dominé par la classe moyenne et blanche, et aux intérêts capitalistes. Ainsi, les projets d'aménagement cyclable font souvent partie d'un plus gros projet de réaménagement urbain (l'aménagement du nouveau campus de l'Université de Montréal dans Parc-Extension, par exemple) qui sert à plaire à la population aisée, blanche et valide et qui prépare le terrain pour l'établissement de commerces et de boutiques haut de gamme. De plus, considérant que deux fois plus de personnes blanches se déplacent à vélo que de personnes racisées [3], il n'est pas étonnant que ces dernières perçoivent le vélo comme une activité de Blanc·hes embourgeoisée, et donc qui pose un risque de gentrification dans leur quartier. Sans oublier que les quartiers racisés en Amérique du Nord ont historiquement reçu moins d'investissements en matière d'aménagement urbain et de services publics, ce qui augmente la méfiance de ces populations envers les projets d'urbanisme et leur sentiment de ne pas se faire entendre. Les résident·es d'un quartier comme Parc-Extension sont conscient·es que leur quartier est moins bien desservi que d'autres, et certains problèmes pressants (comme la collecte des poubelles) ne sont pas considérés. Cela explique la frustration de certain·es résident·es qui sentent qu'on leur impose des projets, tandis que leurs autres demandes sont ignorées.

Intégrer la communauté

Ce dernier point fait écho à une critique émise par de nombreux manifestant·es anti-pistes cyclables dans ces quartiers : l'absence de consultations publiques. L'aménagement de nouvelles pistes cyclables survient souvent sans que les communautés touchées soient consultées, ce qui revient à imposer un projet sans avoir l'approbation des personnes qui en vivront les conséquences dans leur vie de tous les jours. Ce fut effectivement le cas dans Parc-Extension, où les résident·es se sont réveillé·es un matin avec une note dans leur boîte aux lettres les informant de l'implantation de nouvelles pistes cyclables. S'il faut reconnaître l'urgence climatique et l'importance d'agir rapidement en matière de transport, une simple série de consultations publiques pour les gens du quartier aurait facilement rendu le projet plus digeste.

Aucun projet de réaménagement urbain ne fera jamais l'unanimité, mais des consultations publiques à l'étape de l'élaboration permettent aux gens d'un quartier donné de faire entendre leurs inquiétudes, de dresser un portrait plus exhaustif de la situation et de trouver des solutions aux problèmes bien réels et légitimes que ces projets causent pour les populations défavorisées. Il est crucial que les projets d'infrastructures cyclistes incluent en amont les citoyen·nes des quartiers touchés plutôt que de leur être imposés.

Pour une vision égalitaire du vélo

La prise de position présentée ici vient d'un fervent militant procyclisme, un « enverdeur » typique qui voyage à vélo 365 jours par année et qui n'a jamais eu de voiture. Ce serait un manque de gros bon sens de ne pas réitérer l'importance de se défaire de notre dépendance sociétale à la voiture, entre autres pour des raisons environnementales, mais aussi pour des raisons d'équité sociale. Une récente étude menée par la firme Léger démontre que 39 % des Canadien·nes se disent peu enclins à acheter ou louer une voiture à l'avenir à cause du fort taux d'inflation actuel – cette même raison étant citée par 55 % des Canadien·nes disant vouloir délaisser leur voiture [4]. L'idée préconçue comme quoi la voiture serait le moyen de transport idéal pour la classe ouvrière (ou pour la classe moyenne) est donc de plus en plus discutable. Sans oublier qu'un segment de la communauté cycliste, souvent invisibilisé, utilise le vélo non pas par choix, mais par obligation : je veux ici parler de la communauté itinérante. Oubliée à la fois par le mouvement procyclisme et par les opposants aux pistes cyclables, la population cycliste itinérante a droit à des aménagements sécuritaires au même titre que n'importe quel·le usager·ère de la route et devrait, par conséquent, faire partie du débat.

En conclusion, le mouvement procyclisme gagnerait à inclure davantage les communautés pauvres et/ou racisées et à écouter ses opposant·es, plutôt que de balayer du revers de la main toutes critiques en les qualifiant automatiquement d'anti-progressistes. Le mouvement devrait retourner vers ses racines radicales, s'éloigner de sa forme édulcorée néolibérale qui ne contribue qu'à renforcer les inégalités sociales, et travailler en coalition pour produire une vision d'ensemble (de pair avec une offre bonifiée de services de transport en commun, par exemple) qui ne laisse personne derrière.


[1] C'est le cas, par exemple, du mouvement qui s'oppose à l'idée de « ville du quart d'heure » (« 15-minute city »), qui avance que ces types de projets d'urbanisme constituent une façon de limiter et de contrôler les déplacements des individus.

[2] « La nouvelle guerre culturelle », Ludvic Moquin-Beaudry, Pivot, 26 octobre 2023.

[3] « Is Canada's Commuter Bicycling Population Becoming More Representative of the General Population Over Time ? », Carly MacEacheron et al., Active Travel Studies, 29 mai 2023.

[4] « Canadians are less likely to own a vehicule due to high rate of inflation, report shows », Canadian Manufacturing, 4 avril 2023.

Photo : Oriol Salvador (CC BY-NC-ND 2.0)

POUR ALLER PLUS LOIN

María Gabriela Aguzzi, « Pistes cyclables à Parc-Extension : le débat au-delà de la mobilité », La Converse, 22 novembre 2023. Disponible en ligne sur laconverse.com

Melody L. Hoffmann, Bike Lanes Are White Lanes. Bicycle Advocacy and Urban Planning, University of Nebraska Press, 2016.

Réchauffement climatique : peut-on encore prendre l’avion ?

Devant les effets dévastateurs du réchauffement climatique et sachant à quel point l'avion est un important émetteur de gaz à effet de serre (GES), plusieurs hésitent à prendre (…)

Devant les effets dévastateurs du réchauffement climatique et sachant à quel point l'avion est un important émetteur de gaz à effet de serre (GES), plusieurs hésitent à prendre ce moyen de transport. D'autres y renoncent carrément et pour toujours. Vaut-il mieux suivre leur exemple et rayer les grands avantages qu'offre l'avion ?

Lorsqu'on calcule le taux d'émission de gaz à effet de serre pour une seule personne dans un seul voyage en avion, le résultat est affligeant. Un aller-retour Montréal-Paris émet deux tonnes de CO2 dans l'atmosphère. Quand on sait que l'émission de CO2 par habitant·e au Québec est de 11,3 tonnes, ce seul voyage équivaut presque au cinquième de cette somme, et cela alors que nous sommes parmi les grands émetteurs au monde.

Par contre, les voyages en avion ne sont responsables « que » de deux à trois pour cent des émissions de gaz à effet de serre, soit beaucoup moins que d'autres secteurs, comme l'industrie, l'automobile, les bâtiments, la cimenterie et même le numérique (à quatre pour cent). Cela nous place devant une situation à priori paradoxale : d'une part, l'avion est le moyen de transport le plus polluant ; d'autre part, dans l'ensemble des activités humaines nécessitant de la consommation d'énergie, il est loin d'être le plus nocif.

Le pire des choix possibles

Devant le problème de pollution causé par l'avion, peut-être avons-nous adopté le pire des choix possibles, c'est-à-dire de laisser la conscience de chaque individu décider du comportement à adopter en conséquence. Les avions circulent avec relativement peu de contraintes partout dans le monde et très peu est fait pour contrevenir à leur impact négatif. Ainsi, certaines personnes décident-elles de cesser de contribuer au problème en ne prenant plus l'avion, quitte à faire le sacrifice de déplacements qui leur seraient utiles, un choix que l'on peut qualifier de vertueux.

D'autres, par contre, ne se sentent pas prêtes à sacrifier l'avion, par ignorance, par nécessité parfois, ou parce qu'elles priorisent leurs intérêts personnels, en sachant très bien quelles en sont les conséquences. Devant la vertu des un·es est opposé l'égoïsme des autres, alors que le voyage en avion devient un choix moral déchirant pour de plus en plus de personnes.

Il est surtout important de constater l'inefficacité de cet état des choses pour essayer de diminuer les émissions de gaz à effet de serre produites par l'aviation : d'une année à l'autre, la situation ne s'améliore pas, les industriels rêvent d'une expansion de ce secteur pendant que les vols intérieurs et extérieurs s'effectuent toujours en grands nombres. Les personnes vertueuses se sacrifient pour rien (ou presque), les égoïstes apprennent à vivre avec leurs remords (s'ils en ont) et aucun progrès n'est accompli.

Les voyages en avion sur les plateaux d'une balance

Pour beaucoup, renoncer aux voyages en avion est un dur sacrifice. Les avions sont un moyen merveilleux pour explorer le monde, se confronter à d'autres cultures, s'ouvrir l'esprit, connaître des modes de vie différents. Ils permettent à des travailleurs et travailleuses de la classe moyenne de fuir leur pays et de profiter de moments de détente dans un décor différent du leur (même si ce type de voyage n'est pas toujours associé à une ouverture à l'autre). Ces mouvements de population propulsés par l'avion contribuent à une meilleure compréhension entre individus et à développer une plus grande empathie. Le sondeur Jérôme Fourquet a démontré dans son essai Le nouveau clivage à quel point la sédentarité est un facteur important qui justifie le vote en faveur de l'extrême droite, tant le repliement sur soi rend les individus méfiants devant ce qu'ils ne connaissent pas – et cela même si de parfait·es sédentaires peuvent aussi se distinguer par une remarquable ouverture d'esprit. Si les voyages en avion ne sont qu'un facteur parmi d'autres de mobilité, ils rendent cependant possible, plus que les autres moyens de transports, de forts dépaysements et des chocs culturels très souvent émancipateurs.

Par contre, très peu de gens dans le monde utilisent ce mode de transport. Avant la pandémie, seulement onze pour cent de la population mondiale avait déjà pris l'avion, dont quatre pour cent pour se rendre à l'étranger. Il s'agit majoritairement de la population aisée des pays du Nord qui non seulement peut se permettre les coûts élevés que ces voyages impliquent, mais qui n'est pas encombrée en plus par la difficile obtention de visas, comme dans le cas des personnes vivant dans les pays plus pauvres. Cette situation pose de sérieux dilemmes : les effets sur l'environnement seraient catastrophiques si les populations de tous les pays voyageaient autant en avion que les Occidentaux ; mais empêcher tout le monde de le faire par souci d'équité, proposer un grand nivellement par le bas, ne semble pas idéal non plus.

Depuis des années, les milieux militants s'interrogent à savoir s'il est correct ou non prendre l'avion pour participer à des événements internationaux. Que vaut-il mieux : éviter de polluer et donner l'exemple en restant chez soi, ou profiter de ces rencontres pour tisser d'importants liens, faire avancer ses idées, créer des solidarités et contrer les actions néfastes des adversaires politiques ? Les grands lobbys, les élites politiques, les gens d'affaires ne se gênent surtout pas, de leur côté, pour utiliser l'avion tant qu'ils le peuvent afin de se rendre dans tous les lieux où ils peuvent défendre leurs intérêts. Un vertueux repli sur soi pour des raisons environnementales est-il alors la bonne stratégie à adopter pour bien défendre la justice sociale et protéger la planète ? Les rencontres virtuelles, vues comme solution de rechange aux déplacements en avion, par ailleurs polluantes elles aussi, restent souvent d'une efficacité limitée pour protéger les droits et organiser des actions.

Les fausses solutions

L'industrie aéronautique offre ses propres solutions pour réduire son empreinte écologique. Il faut apprécier certains de ces efforts, par exemple lorsqu'elle adopte des modèles d'avions moins polluants ou de nouvelles pratiques pour réduire les comportements énergivores. Mais cela ne règle qu'une petite partie du problème, d'autant plus que les vols, eux, sont de plus en plus nombreux : côté décarbonation, aucun vrai progrès n'est à signaler.

Les solutions technologiques ne semblent pas en voie de se mettre en place. Le seul remplacement écologique au kérosène envisageable pour le moment est l'hydrogène « vert ». Mais les problèmes techniques concernant la production d'hydrogène, son stockage et le ravitaillement des avions demeurent si grands qu'on ne voit pas le jour où on en viendra à bout. L'avion 100 % électrique, quant à lui, est une invention qui nous ramène plutôt à la science-fiction, puisque les batteries n'offrent pas la puissance nécessaire pour permettre le déplacement d'un moyen de transport aussi lourd.

L'achat de crédits de carbone est souvent proposé comme solution au problème de l'émission de GES par les avions. Ces crédits permettent, par exemple, de financer la plantation d'arbres ou de soutenir des projets écologiques pour compenser aux dommages faits par l'émission de CO2. Ils peuvent être achetés tant par les individus que par les compagnies aériennes. S'ils parviennent en effet à aider à la décarbonation, à petite dose, ils deviennent trop souvent une grande nuisance tant les projets qui en découlent sont mal adaptés, inadéquats, irréalistes et parfois carrément nocifs pour l'environnement. Cette solution semble ainsi plus utile pour se soulager la conscience et pour faire de l'écoblanchiment que pour arriver à des résultats probants.

Une vision globale du problème

Il existe pourtant beaucoup d'autres solutions pour rendre l'usage des avions moins nocif. Celles-ci doivent cependant relever de choix collectifs, d'une sévère règlementation qu'il faudrait mettre en place dans de brefs délais, même si malheureusement rien n'indique qu'on soit prêt·e à aller en ce sens. Lançons en vrac une série de mesures qui pourraient réduire considérablement l'empreinte écologique de l'aviation sans qu'on soit obligé·e de se priver entièrement de ce moyen de transport.

La publicité pour les compagnies aériennes ou pour tout voyage impliquant l'avion devrait être interdite (comme on le fait, par exemple, pour la cigarette). À la place, on ferait la promotion du tourisme local ainsi fortement encouragé. Beaucoup de personnes voyagent sans en avoir nécessairement envie, à cause d'injonctions très fortes à partir au loin.

Il faudrait interdire les jets privés. Un individu voyageant en jet privé consomme 14 fois plus de CO2 que celui qui voyage dans les vols commerciaux. Bien que cette interdiction ne diminuerait pas de beaucoup la consommation de CO2 à l'échelle mondiale, cette baisse serait tout de même appréciée et s'associerait à la fin d'un privilège injustifiable pour les ultrariches.

Les vols de moins de deux heures pourraient être interdits quand d'autres moyens de transport existent pour permettre le même déplacement. Des petits avions pourraient être consacrés à répondre aux urgences médicales (ou autres). Des investissements importants seraient consacrés à l'amélioration des réseaux ferroviaires.

Le nombre de vols par individu par année (ou sur une plus longue période) serait limité. Le un pour cent de ceux qu'on qualifie de « grands voyageurs » consomment à eux seuls la moitié des émissions de carbone du secteur de l'aviation. Il serait nécessaire et équitable de réduire leur consommation.

La première classe et la classe d'affaires seraient éliminées. Selon la Banque mondiale, les personnes en classe affaires polluent jusqu'à neuf fois plus que celles en classe économique, à cause du grand espace qu'elles occupent.

Il faudrait éliminer les escales. Les décollages et les atterrissages sont ce qui nécessite la plus grande consommation de kérosène.

Les vols low cost devraient être interdits. Le coût des externalités, c'est-à-dire des dommages environnementaux, pourrait être inclus dans le billet d'avion. Il est inacceptable que le prix d'un billet d'avion soit équivalent ou moins cher que celui du train et de l'autobus pour un parcours équivalent.

Une taxe au kilométrage en avion serait créée. Plus la distance en avion est longue, plus le prix de la taxe s'élèverait proportionnellement. L'argent de cette taxe serait dédié à des mesures pour protéger l'environnement.

Ces propositions et bien d'autres du même type encourageraient une importante réduction de l'usage de l'avion, ce qui diminuerait aussi en même temps, et de façon significative, l'empreinte écologique de tout le secteur de l'aviation. Ceci nous permettrait d'éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain : préserver les voyages en avion pour ce qu'ils offrent d'important, mais éviter les abus, la consommation irresponsable et la croissance de cette industrie.

Le statu quo est malheureusement assuré par le fait que le débat est très mal orienté. En remettant tout sur les épaules des individus, les ramenant à leur choix de prendre ou non l'avion, on évite ainsi d'adopter de véritables mesures pour contrôler le secteur et arriver à un niveau beaucoup plus élevé de décarbonation.

Visuel : Elisabeth Doyon

Forums citoyens sur l’éducation : il faut travailler à changer le rapport de force

En 2023, l'initiative Parlons éducation réunissait près de 1 700 personnes dans 20 forums et plus de 50 ateliers jeunesse à travers tout le Québec pour discuter des défis du (…)

En 2023, l'initiative Parlons éducation réunissait près de 1 700 personnes dans 20 forums et plus de 50 ateliers jeunesse à travers tout le Québec pour discuter des défis du système scolaire québécois. Bilan et perspectives avec Suzanne-G. Chartrand, porte-parole du collectif Debout pour l'école. Propos recueillis par Wilfried Cordeau.

À bâbord ! : Les forums Parlons éducation ont permis une vaste mobilisation citoyenne. Pourquoi cet exercice était-il nécessaire ?

Suzanne-G. Chartrand : Depuis la première phase des États généraux sur l'éducation en 1995, jamais la population n'a été invitée à discuter et à se prononcer sur la vision qui doit guider le développement de l'école, sur ce qui fonctionne ou non, sur le type d'institution qu'elle souhaite pour l'avenir. Pour les organismes citoyens à l'origine des forums [1], c'était extrêmement important de faire ce travail démocratique. Et ça a fonctionné. S'il pouvait s'exprimer des sensibilités différentes au cours des débats, il n'y avait pas vraiment de grandes divergences sur le plan des orientations politiques. Beaucoup de consensus ont émergé, et le diagnostic est vraiment inquiétant et sévère. Il révèle à quel point notre société est à côté de la plaque sur à peu près toute la ligne. Partout, les gens ont exprimé l'urgence d'agir. Ce qui est extraordinaire, c'est que malgré ces constats, les participant·es sortaient des forums avec le sourire, avec un espoir et une volonté de faire bouger les choses.

ÀB ! : En décembre dernier, une synthèse de ces échanges a été rendue publique. Quels grands défis s'en dégagent pour l'école québécoise ?

S.-G. C. : La synthèse résume en 40 pages plus de 1 000 pages de notes prises dans des dizaines d'ateliers : un travail colossal ! Sur les cinq grands thèmes [2] abordés, beaucoup de pistes de réflexion se dégagent. D'abord, il est clair que la mission de l'école est complètement dévoyée. Après les États généraux, ledit « renouveau pédagogique » mandate l'école d'instruire, de socialiser et de qualifier. Cette trilogie-là est encore discutable, mais très rapidement elle s'efface au profit d'un nouveau mantra : la réussite éducative, voire la réussite pour elle-même. On ne vise plus la culture, le développement ou l'émancipation des êtres humains, mais leur performance, dans une compétition effrénée. La raison d'être de l'apprentissage finit par se réduire à ce qui est utile pour la diplomation. Cette vision-là, conforme à la nouvelle gestion publique et à sa gestion axée sur les résultats a complètement perverti la mission de l'école dans les 30 dernières années. Or, dans les forums, les gens ont plutôt affirmé que l'école, en misant sur des connaissances et des compétences, doit développer chez les jeunes une capacité d'émancipation d'agir comme citoyens et citoyennes averti·es et critiques, dans la perspective d'une société qui soit la plus égalitaire et juste possible. Et cela passe par un meilleur développement des compétences langagières, par un renforcement culturel des programmes, par un décloisonnement des matières, mais aussi par l'ouverture de l'école à son village, à son quartier, aux artistes, aux communautés avoisinantes, aux gens de métier, aux membres des communautés ethnoculturelles différentes, nouveaux arrivants ou pas, etc.

Ensuite, la question de ce qu'on appelle « l'école à trois vitesses » a été largement discutée. Unanimement, on a déploré que notre modèle éducatif soit en train de se fracturer. L'école privée, subventionnée à hauteur de 70 %, et les programmes sélectifs au public (souvent très onéreux) fonctionnent grâce à la capacité de payer des parents et aux notes des élèves : ils sont à la même vitesse. Il y a aussi au public des programmes moins sélectifs. Puis, il y a les classes dites régulières composées d'élèves moins performant·es, moins fortuné·es, nouvellement arrivé·es au Québec sans connaître le français ou qui font face à toutes sortes de difficultés. Cette ségrégation est un problème qu'on ne peut plus ignorer et auquel il faut absolument mettre un terme.

ÀB ! : Soixante ans après le rapport Parent, la question de l'égalité des chances demeure donc entière.

S.-G. C. : Absolument. Les gens ont aussi déploré qu'il y ait, encore en 2024, des populations totalement exclues du projet d'égalité des chances. Des jeunes et des adultes qui sont dans les écoles et les centres, mais qu'on ne reconnaît pas, et dont les besoins sont complètement invisibilisés. Par exemple, 50 % des enfants inuit·es et issu·es des Premières Nations sont scolarisé·es dans le système scolaire québécois et la majorité d'entre elleux dans de grandes villes comme Montréal. Est-ce qu'on leur donne une place ? Est-ce qu'on tient compte de leurs besoins culturels ? Les élèves issu·es de l'immigration, on les francise certes, mais quel accueil culturel ou social leur offre-t-on ? Quel soutien offre-t-on également aux jeunes qui ont eu des difficultés durant leur parcours du secondaire et qui peinent à décrocher leur diplôme ? Quelle valeur sociale accorde-t-on à la formation professionnelle pour des jeunes qui souhaitent apprendre un métier ? Donc, cela fait pas mal de laissé·es-pour-compte au sein d'un système qui se dit démocratique et qui peine à offrir à ces jeunes des perspectives épanouissantes.

ÀB ! : Les personnels scolaires disposent-ils de tous les outils nécessaires pour relever ces défis ?

S.-G. C. : Tout le monde convient qu'il est temps de reconnaître et de revaloriser le travail fondamental de l'ensemble des personnels scolaires : du personnel enseignant, des gens des services de garde, du personnel de soutien, des technicien·nes, des professionnel·les, des membres de direction d'établissements. Tout ce monde est à la course et beaucoup sentent qu'ils et elles n'arrivent pas à faire leur travail aussi bien qu'ils et elles le voudraient. Plusieurs finissent par se sentir submergé·es, par tomber malades ou abandonnent le navire. Il y a encore énormément de gens très investis dans ces métiers-là, mais c'est aussi devenu une source de frustrations, de fatigue et de souffrance importantes. On ne peut plus se permettre de démobiliser celles et ceux qui font l'école. Et il faut cesser de prétexter de la pénurie de main-d'œuvre pour ne rien faire.

Ensuite, les forums ont souligné l'absence de démocratie dans notre système scolaire. L'abolition des commissions scolaires et des élections scolaires, la création de centres de services scolaires (CSS), dirigés par des conseils d'administration opaques, le pouvoir du gouvernement de nommer les directions de CSS et d'infirmer leurs décisions ont été largement décriés. Nombre de personnes engagées dans les nouvelles instances des CSS ont dénoncé l'absence de temps pour débattre et ont exprimé le sentiment que tout est décidé d'avance et qu'elles sont bâillonnées. Quant aux jeunes, leur place est très limitée dans ces instances et dans les décisions qui touchent leurs apprentissages. Donc, on a affaire à une institution déconnectée de son personnel, de ses élèves, de sa communauté, et tout entière au service d'une machine bureaucratique et d'une vision instrumentale et productiviste.

ÀB ! : C'est un portrait plutôt riche et percutant des défis qu'il nous reste à relever comme société. Quelle doit être la suite ?

S.-G. C. : Une chose est claire, ce gouvernement se montre même hostile à discuter avec les principaux intéressés, à proposer une réflexion collective, à consulter la population sur quoi que ce soit. Sa vision est profondément opposée à celle exprimée dans les forums. Pour que les choses changent, il faut travailler à changer le rapport de force entre la population, la société civile et le gouvernement. C'est pourquoi Debout pour l'école lance une nouvelle consultation partout au Québec, pour que les gens identifient quels seraient les chantiers prioritaires à mettre à l'agenda public pour les prochaines années. À partir de là, nous souhaitons inviter la société civile à se regrouper autour de ce qui émergerait comme un Livre blanc citoyen, voire un rendez-vous national. L'heure est venue de créer un levier de mobilisation collective qui montrerait qu'une partie importante de la population réclame des changements structurels et durables pour le système d'éducation au Québec.


[1] L'initiative Parlons éducation découle des efforts concertés des organismes citoyens Debout pour l'école, École ensemble, Je protège mon école publique et le Mouvement pour une école moderne et ouverte.

[2] Soit : la mission de l'école ; l'école à trois vitesses ; l'inclusion de toutes les populations scolaires ; la valorisation des personnels scolaires ; la démocratie scolaire.

Suzanne-G. Chartrand est du collectif Debout pour l'école.

Photo : Forums Citoyens Parlons Éducation de 2023 (Debout pour l'école).

L’innovation au service des locaux communautaires

Alors qu'on salue l'importance des organismes communautaires pour le maintien du filet social, la crise d'accès à des locaux ajoute un fardeau difficile à porter pour un réseau (…)

Alors qu'on salue l'importance des organismes communautaires pour le maintien du filet social, la crise d'accès à des locaux ajoute un fardeau difficile à porter pour un réseau déjà précaire. Les intervenant·es et des directions d'organismes se demandent comment poursuivre leur mission auprès de la population quand leur propre avenir est incertain. Pour mieux surmonter cet obstacle, plusieurs regroupements communautaires et acteurs de l'économie sociale se retroussent les manches et tentent d'explorer le champ des possibles.

La pérennité des groupes communautaires est fragilisée par la difficulté de trouver des espaces convenant à leur cadre financier ou qui sont accessibles à la population desservie. Les programmes pour financer l'hébergement des organismes restent insuffisants. Ces derniers doivent donc emprunter des sentiers non balisés pour trouver des solutions à leurs besoins. Dans le sillon de l'article « Le tissu social des quartiers menacés : Protéger les locaux communautaires montréalais » paru dans le numéro 96 d'À Bâbord !, nous souhaitons ici souligner quelques initiatives intéressantes et encore peu explorées.

Une fiducie foncière en émergence dans Ahuntsic

L'aménagement de tout un secteur du quartier Ahuntsic à Montréal vise le développement de 800 à 1000 unités d'habitation, un pôle alimentaire, des commerces, des équipements publics et un centre communautaire. Il s'agit du lecteur Louvain Est, une ancienne cour de voirie qui appartient à la Ville. Le projet est porté par l'arrondissement et la Table de quartier Solidarité Ahuntsic. En plus d'être un exemple de planification qui associe municipalité et concertation locale, c'est un modèle de fiducie d'utilité sociale qui a été choisi pour servir l'intérêt social et collectif souhaité.

La fiducie d'utilité sociale (FUS) est une structure juridique de propriété et de gestion du patrimoine. Ici, c'est la Société de développement de l'Écoquartier Louvain qui est désormais le développeur du site et le gestionnaire de la fiducie. Cet OBNL collabore avec des comités de travail animés par la Table de quartier afin de déterminer les usages et les aménagements qui permettent de soutenir les orientations principales du projet, soit l'accès à l'alimentation, la transition socioécologique, l'habitation et la mobilité durable. Parmi les stratégies pour accomplir cette mission, la FUS favorise le développement de biens immobiliers hors marché grâce à la création d'un fonds local de développement. Tout promoteur communautaire ou privé qui acquiert un lot devra verser une rente annuelle à la fiducie et devra se conformer aux énoncés de la mission. Le modèle d'affaires est ainsi alimenté par les revenus dégagés grâce aux développements immobiliers. Cependant, certains freins ralentissent le projet. Par exemple, le développement des usages mixtes demeure compliqué à réaliser au sein d'une même entité. Le contexte financier et la réglementation contraignante ralentissent aussi la mise en œuvre du chantier de centre communautaire. C'est donc un dossier à suivre.

Une entente d'usufruit pour des taxes foncières allégées

Le modèle d'usufruit s'est d'abord fait connaître dans l'arrondissement montréalais du Plateau-Mont-Royal quand la machine municipale s'est mise au service de la protection et du développement d'espaces pour les artistes. En effet, en plein boom résidentiel des années 2010, les anciens lofts industriels du Mile-End furent un à un rénovés puis convertis en espaces commerciaux. Les conditions locatives n'étaient plus accueillantes pour de nombreux artistes, alors évincé·es. Les citoyen·nes, appuyé·es par l'arrondissement, se sont mobilisé·es pour freiner l'exode de ces artistes à la recherche d'ateliers, protéger leurs pôles d'emplois et préserver cette vitalité culturelle. C'est par l'entente d'usufruit que cela a été possible. Comme la plupart des autres bâtiments compris dans ce secteur, les anciens bâtiments industriels auraient probablement accueilli des entreprises du numérique bien plus en moyens de payer les nouveaux loyers. Mais dans le cas où une communauté souhaite maintenir ou développer des activités à but non lucratif dans certains bâtiments privés et ralentir la surenchère des loyers non résidentiels locatifs, l'entente d'usufruit se révèle être un outil juridique efficace.

L'ouverture d'un centre communautaire dans le quartier Centre-Sud, au 2240 rue Fullum à Montréal, en est un autre exemple. Cet immeuble de 25 000 pieds carrés qui appartenait à la communauté des frères du Sacré-Cœur et hébergeait quelques organismes communautaires avait été racheté par des intérêts privés. Grâce à l'intervention des élu·es municipaux qui en ont protégé la vocation et avec l'appui du milieu, les organismes du quartier ont négocié une convention d'usufruit avec les nouveaux propriétaires. Depuis septembre 2023, après un an de pourparlers, la totalité de l'immeuble est désormais à la disposition d'organismes.

Les avantages de la convention d'usufruit sont doubles. Contrairement aux baux commerciaux dont les termes sont généralement de 5 ans, avec des variations de prix impossibles à prévoir d'un terme à un autre, les usufruits sont habituellement de plus longue durée. Dans le cas du centre communautaire de la rue Fullum, il s'agit d'un terme de 15 ans renouvelable. En plus de permettre une stabilité matérielle aux équipes de travail et à la population desservie, la plus longue durée du terme permet d'anticiper et de contrôler l'augmentation des coûts du projet sur le temps long. L'usufruit permet aussi aux organismes hébergés d'être admissibles à des exemptions de taxes foncières. Sans ce contrat qui reconnaît certains droits de propriété à l'usufruitier, les organismes situés dans tout projet immobilier dont le propriétaire est privé ne sont pas admissibles à cet allègement fiscal. L'exemption représente un rabais d'environ 80 % de la facture initiale pour les organismes montréalais admissibles.

La négociation pour s'entendre sur les termes de l'usufruit et la démarche d'exemption comprennent des particularités juridiques pour lesquelles l'accompagnement d'avocat·es en droit immobilier est indispensable. La facture salée qui en découle reste un obstacle important. En plus d'être onéreuse, la phase de préparation du projet demande un engagement intense de la part des organismes. Par chance, les organismes occupants, la Table de quartier et des ressources humaines du CIUSSS ont appuyé la démarche. Cela a permis de réunir les bras et les têtes nécessaires pour animer les étapes de développement. La pérennité de ce projet va dépendre de l'implication des membres qui seront appelé·es à être vigilant·es pour s'assurer que les décisions restent cohérentes avec la mission d'offrir des loyers abordables tout en effectuant les réparations et l'entretien requis sur ce bâtiment centenaire. Les réflexes de gestion collective demandent encore à être aiguisés.

Tout comme les ateliers d'artistes du Mile-End, les activités communautaires sont largement menacées quand l'offre de locaux non résidentiels devient rare. L'usufruit est un outil juridique intéressant qui permet aux organismes de réduire certaines charges fiscales et apporte une stabilité que les baux commerciaux privés ne procurent pas. Le maintien des activités à but non lucratif doit également être porté par les arrondissements, ces derniers pouvant modifier ou protéger le zonage, c'est-à-dire les fonctions attribuées à tout bâtiment sur son territoire. Leur rôle a été déterminant pour le maintien des activités communautaires pour le bâtiment du Centre-Sud ainsi que les deux pôles artistiques du Mile-End.

La pierre angulaire

Les modèles de la fiducie d'utilité sociale ou de l'entente d'usufruit sont intéressants et méritent d'être davantage déployés. Toutefois, les mécanismes de mise en œuvre que sont les programmes de financement et l'accompagnement technique et stratégique doivent être au rendez-vous. Les investissements en temps et en argent de la part d'organismes communautaires engagés dans ce genre de projet sont exponentiels. Les risques inhérents à tout projet immobilier sont également difficiles à évaluer pour des organismes qui tentent simplement de veiller à une certaine stabilité à leur mission. Par ailleurs, ces situations génèrent une pression sur des équipes déjà fragiles en raison de l'appauvrissement de la population et des difficultés de rétention du personnel. Les organismes communautaires peuvent bien innover, créer, sortir des sentiers battus ou mutualiser, mais sans les ressources adéquates, leurs efforts sont vains.

Gessica Gropp est chargée de projet pour les locaux communautaires à la Coalition montréalaise des Tables de quartier.

Photo :Centre communautaire de la rue Fullum à Montréal (Audrée T. Lafontaine).

Note. Le terme usufruit réfère au droit de jouissance d'un bien dont une personne détient la propriété par une autre personne (morale ou physique). L'usufruitier s'engage à conserver l'intégrité du bien tout en l'utilisant (usus) et en profitant des fruits (fructus). Une entente d'usufruit désigne un arrangement juridique notarié qui peut concerner un bien immobilier, une entreprise ou un portefeuille d'investissements.

Pour l’autogestion au travail !

30 novembre, par Valérie Beauchamp, Isabelle Bouchard, Samuel Raymond — , , , ,
La hiérarchie et les relations autoritaires sont trop souvent considérées comme l'ADN de l'univers du marché du travail et, à notre avis, elles sont trop peu questionnées. (…)

La hiérarchie et les relations autoritaires sont trop souvent considérées comme l'ADN de l'univers du marché du travail et, à notre avis, elles sont trop peu questionnées. Elles apparaissent comme l'ordre naturel des choses.

Or, les nombreuses expériences d'organisations horizontales qui ont émergé à travers notre histoire démontrent que la suppression des rapports hiérarchiques au travail permet de favoriser le bien-être et la dignité par l'engagement et la participation collective. Dès lors, rester enfermé·e dans ce cadre d'organisation hiérarchique du travail conduit à la négation de toute la créativité dont sont capables les travailleur·euses pour instaurer de nouvelles formes de relations sociales. Puisque le travail occupe une grande partie de notre vie, remettre en question les rapports hiérarchiques et de pouvoir qui sont au cœur du système de production de la valeur nous apparaît comme un angle radical pour un changement social structurel et culturel.

L'autogestion en milieu de travail sera définie ici comme une structure dans laquelle tous·tes les membres impliqué·es participent directement à la prise de décision pour l'ensemble des sphères d'une organisation, sans intermédiaire. Quels rapports cette forme d'organisation entretient-elle avec le concept de démocratie ? Quels sont les défis concrets de l'autogestion au quotidien ? Les expériences présentées ici pourront, nous l'espérons, alimenter ces réflexions. À travers ce mini-dossier, une ligne du temps, conçue avec la participation d'Archives révolutionnaires, met aussi en lumière quelques expériences québécoises d'autogestion en milieu de travail.

Mini-dossier coordonné par Valérie Beauchamp, Isabelle Bouchard et Samuel Raymond

Avec des contributions de Valérie Beauchamp, Paolo Miriello, Vincent Roy, Carole Yerochewski

Autogestion démocratique pour tous... et toutes

Depuis le 19e siècle en Europe, la coopérative et l'autogestion sont devenues le support d'une réflexion utopique de transformation démocratique du travail et de la société. (…)

Depuis le 19e siècle en Europe, la coopérative et l'autogestion sont devenues le support d'une réflexion utopique de transformation démocratique du travail et de la société.

Ce mouvement a fait naître et renaître des projets et des pratiques, car, sous la poussée de différents mouvements sociaux, ce que peut être une société démocratique évolue : l'autogestion et le concept de société autogérée doivent désormais prendre en compte des enjeux politiques comme la redéfinition des rapports humains avec l'environnement et l'émancipation des rapports sociaux de sexe et race. En fait, ces enjeux sont profondément interdépendants, ce qui exclut d'emblée de n'avoir qu'une réflexion macroéconomique ou sociale, portant sur des systèmes de planification autogérés, sans l'articuler à sa mise en œuvre micro et mezzo. Partir de pratiques transformatrices concrètes menées par des communautés locales ou des villes peut être plus fructueux que de commencer par élaborer une vision globale en apparence séduisante, car visant explicitement les institutions et le pouvoir capitaliste, mais laissant dans un angle mort la façon dont se reproduisent les rapports sociaux de domination et d'exploitation [1].

Rapports de production capitalistes

Il est possible de tirer des enseignements des expériences récentes d'économie solidaire ou populaire, en particulier de celles qui se déroulent dans les pays du Sud, notamment au Brésil dans les années 1990 et 2000 et début 2010, où ce sont des populations pauvres et des communautés traditionnelles ou autochtones qui sont aussi impliquées. Leur participation directe fait tout d'abord ressortir que l'autogestion à l'échelle d'une coopérative ne règle pas l'enjeu de l'hétéronomie du travail.

Croire qu'un projet militant d'autogestion suffit à transformer le rapport au travail quand la coopérative continue d'être prise dans des logiques productivistes qui conduisent à, ou reproduisent la hiérarchisation des tâches, c'est faire l'impasse sur la reproduction des rapports sociaux de domination et d'exploitation. La tenue régulière d'assemblées générales, accompagnées de techniques participatives en petits groupes, préparatoires ou parallèles, ne peut favoriser la démocratie directe indépendamment de la possibilité donnée à chacun et chacune de se projeter individuellement et collectivement, et donc de participer à la définition de l'objectif. À l'échelle d'une entreprise, la gouvernance autogestionnaire est prise en tenaille entre la volonté de démocratiser et la nécessité de s'adapter aux contraintes de la productivité capitaliste. L'autogestion réduite à l'idée d'une propriété collective – ou d'une socialisation des moyens de production – ne suffit pas à produire un lieu où chacun et chacune se reconnaît dans l'objectif poursuivi et ose prendre la parole.

S'autogérer pour produire quoi ?

Dans son ouvrage sur le travail démocratique, Alexis Cukier souligne à escient l'importance de relier la démocratisation du travail à une réflexion sur la finalité du travail et une démocratisation des choix de production. La dissociation traditionnelle entre travail et citoyenneté, que ne comble pas la citoyenneté industrielle, qui laisse les choix économiques aux mains des capitalistes, est l'une des principales sources d'un rapport hétéronome au travail.

S'il suffisait pour démocratiser le travail de réduire le temps qui lui est consacré ou d'améliorer les revenus, ce que sont parvenues à faire des coopératives brésiliennes, le livre de Julia Posca au titre explicite (Travailler moins ne suffit pas) n'aurait pas connu cet engouement. Le contrôle démocratique, autogéré, de l'activité de travail, ne peut se développer qu'en interdépendance avec le contrôle des choix de production, c'est-à-dire de l'économie, par le moyen d'institutions dont il faut débattre parallèlement.

On ne peut oublier que nous vivons dans un monde qui tient quasiment pour acquise la séparation entre la sphère dite de production de celle dite de reproduction sociale. Or, cette séparation est totalement arbitraire, comme on le sait, puisqu'il suffit que des activités de la sphère de reproduction sociale soient vendues et comptabilisées dans le PIB, comme la confection de vêtements, pour basculer dans celle de la production [2].

En outre, cette séparation entre des activités qui seraient du travail et d'autres qui n'en seraient pas, qui se classeraient dans des occupations militantes, citoyennes, bénévoles, comme si l'on n'utilisait pas la même « force de travail » pour débattre, faire des affiches, etc., est en elle-même discutable : elle induit une hiérarchisation entre les différents travaux, selon qu'ils contribuent ou pas, dans une logique capitaliste, à augmenter la valeur d'échange. C'est ainsi que l'on voit depuis une quarantaine d'années se multiplier les fonctions de marketing, d'analyste financier, de contrôle de gestion. Or, leur valeur d'usage, si elle n'est pas nulle dans une logique d'accumulation, a du mal à rivaliser avec celle accordée à un logement salubre ou à une nourriture biologique. Mais les activités qui ont une valeur d'usage irremplaçable, ou « essentielle », comme celles de prendre soin, d'un·e enfant, d'un·e aîné·e, de sa communauté de proximité (géographique, éthique, etc.) sont dévalorisées, atténuant ainsi et même masquant le processus d'appropriation du travail au fondement des divisions sociales ainsi que sexuées et racisées du travail.

Travail et citoyenneté

En adoptant ainsi une perspective féministe matérialiste, on fait ressortir la centralité du travail – de tous les types d'activités et pas seulement du travail marchand – comme activité humaine de production du monde. Comme le souligne Alexis Cukier, le travail n'a pas qu'une fonction économique, mais aussi une fonction politique, celle de produire et reproduire les rapports sociaux de domination et d'exploitation, mais aussi potentiellement de les transformer. L'autogestion participe d'une démarche politique qui doit donc se préoccuper non seulement de produire, mais aussi de « savoir quoi produire, pour qui et comment » c'est-à-dire selon quelles divisions du travail, comme le résumait un syndicaliste brésilien de la CUT [3], frappé par la radicalité d'expériences emmenées par des femmes et des communautés autochtones.

La remise en cause des divisions hiérarchisées, sexuées et racisées du travail conduit à redonner de la valeur à des activités essentielles pour le « vivre ensemble ». C'est aussi à cette condition que l'autogestion du travail et des choix de production peut réconcilier travail et citoyenneté : en donnant une voix collective, en représentant celles et ceux, femmes, personnes pauvres, immigrantes et migrantes, racisées, qui sont susceptibles, en raison de leur position dans les rapports sociaux, de faire émerger de nouvelles cosmogonies où le « prendre soin », de soi, des autres, du vivant, de la planète, sera au fondement du « vivre ensemble ».


[1] Pour un aperçu de ces débats et enjeux, voir Audrey Laurin-Lamothe, Frédéric Legault, Simon Tremblay-Pepin, Construire l'économie postcapitaliste, Lux, 2023.

[2] Voir notamment sur ce sujet Christine Delphy, L'ennemi principal : 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 2013 [1998].

[3] Central Única dos Trabalhadores (Centrale unique des travailleurs), principale confédération syndicale au Brésil, dont vient l'actuel président Lula.

Carole Yerochewski est sociologue.

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