Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Contrat de service – Permanence à la revue À bâbord !

https://www.ababord.org/IMG/pdf/offre_contrat_permanence_a_babord_2025.pdf6 juin
La revue sociale et politique À bâbord ! est à la recherche d'une personne pour assurer la permanence de la revue. Revue autonome et indépendante, la revue À bâbord ! est (…)

La revue sociale et politique À bâbord ! est à la recherche d'une personne pour assurer la permanence de la revue. Revue autonome et indépendante, la revue À bâbord ! est réalisée par des membres bénévoles depuis 2003. Le rôle de la personne permanente est central pour assurer les publications. Cette personne devra effectuer les tâches suivantes, notamment.

Survol du poste

  • • Assurer le suivi hebdomadaire des deux boîtes courriel (info + achats/pubs).
  • • Relayer les propositions d'articles au secrétaire de rédaction.
  • • Relayer les demandes ou les problèmes d'abonnements à la SODEP.
  • • Relayer les questions spécifiques au collectif ou au comité de coordination.
  • • Assurer le suivi avec l'imprimeur, et ce, toute l'année, en collaboration avec la personne secrétaire de rédaction.
  • • Assurer le suivi avec la SODEP (ex. : remplir les sondages, faire les demandes pour le Printemps des revues) en collaboration avec le ou la responsable des abonnements.
  • • Rassembler les nouvelles pubs (en relançant chaque syndicat qui a un contrat avec nous) pour le numéro 105 et les suivants, en collaboration avec le comité dédié aux annonces publicitaires et la personne secrétaire de rédaction.
  • • Renouveler les contrats de vente d'espaces publicitaires et les achats groupés après le numéro 105 et les suivants.
  • • Vendre des espaces publicitaires à l'aide d'un nouveau kit médias (à créer : 2025-2026).
  • • Transférer toutes les publicités à l'infographiste et au secrétaire de rédaction avant chaque date de tombée.
  • • Produire toutes les factures publicitaires.
  • • Produire des factures et faire le suivi des ventes et invendus auprès des librairies indépendantes deux fois par année.
  • • Coordonner l'ajout de chaque numéro aux plateformes de vente des Libraires et de la SODEP.

Compétences requises et atouts

  • • Bonnes capacités de communication et de rédaction en français.
  • • Familiarité avec les outils de gestion et de suivi des boites courriels.
  • • Aptitude à travailler en équipe et de manière autonome.
  • • Connaissance des milieux syndicaux et militants québécois (atout).
  • • Expérience ou connaissance en édition (atout).
  • • Expérience de mise en marché (atout).

Conditions de travail

  • • Il s'agit d'un contrat de service d'une moyenne de 40 heures par numéro (quatre numéros par année), mais les heures sont réparties en fonction des besoins.
  • • La rémunération est de 20,00 $ de l'heure.
  • • Toutes les données d'À bâbord ! devront être versées sur le serveur Nextcloud À Bâbord ! financé par la revue, et ce, dès la conclusion du contrat de services pour la personne assurant la permanence de la revue.
  • • Le contrat sera renouvelable annuellement en juin), après entente entre les parties, et ce, notamment, si la situation financière de la revue le permet.
  • • Le travail se réalise au domicile de la personne.
  • • L'entrée en poste est prévue pour juin 2025.

Procédure pour postuler

Les personnes intéressées sont priées d'envoyer leur CV accompagné d'une lettre de motivation avant le 12 juin à 17 h à l'adresse suivante : candidature@ababord.org.

Le capitalisme à son apogée

Aux États-Unis, les politiques du care, les programmes d'aide sociale, l'industrie des soins de santé, les organismes à but non lucratif qui luttent contre la pauvreté, les (…)

Aux États-Unis, les politiques du care, les programmes d'aide sociale, l'industrie des soins de santé, les organismes à but non lucratif qui luttent contre la pauvreté, les programmes de tutelle, les agences d'aide sociale, les programmes de garde d'enfants et l'aide au logement ont servi de sites de croissance économique et d'expansion du capital.

 L'investissement dans l'économie du care à des fins d'accumulation financière a augmenté rapidement au cours des 30 dernières années et l'engouement pour le care comme nouvel horizon pour l'investissement et l'entrepreneuriat dans le secteur des entreprises ne cesse de grandir. La hausse des profits tirés du care indique qu'il existe un nouveau rapport entre les individus et le capital, ainsi qu'entre l'État-providence et l'accumulation de capital. Un rapport qui permet au capital de tirer profit de la pauvreté, de la maladie, de la dépendance et de la fragilité. Le point de départ de notre réflexion se base sur une analyse du capitalisme racial. En effet, les spécialistes de l'esclavage et du racisme ont démontré que le profit tiré du care s'inscrit dans la longue histoire du capitalisme et du colonialisme.

Capitalisme racial

L'exemple le plus frappant est celui de l'esclavage transatlantique. Le travail des esclaves était une composante nécessaire de l'économie industrielle naissante en Europe et aux Amériques. Outre l'exploitation de leur travail, l'achat et la vente d'esclaves constituaient également une source de profit. Par conséquent, les personnes asservies produisaient des marchandises et constituaient elles-mêmes une marchandise.

Bien que très différente de l'esclavage mobilier [1], l'économie contemporaine du care est fondée sur la rentabilité des personnes et des soins qui leur sont prodigués. Dans le cadre de l'économie néolibérale du care, les entreprises gagnent de l'argent en exploitant les besoins qu'ont les personnes, qu'il s'agisse de soins de santé, de logement, d'éducation, de garde d'enfants, de soins aux personnes âgées ou aux personnes handicapées.

En prenant en compte les voix des personnes les plus marginalisées – militant·es, travailleuses et travailleurs domestiques, bénéficiaires de l'aide sociale – nous sommes à même de comprendre l'économie du care sous l'angle du capitalisme racial. Par exemple, les personnes employées de maison perçoivent leur emploi comme une exploitation (ou du moins une obligation liée au travail) et non comme un engagement affectif, et se mobilisent ainsi dans le secteur grandissant des services du care. Pour la majorité, il s'agit de femmes noires et de couleur. De même, les récits des bénéficiaires d'aide sociale illustrent bien le fait que la réduction et la nature plus punitive des programmes qui leur sont destinés leur cause davantage de difficultés.

On voit alors se dessiner un secteur du care enraciné dans l'exploitation du travail et l'extraction du profit. Tout cela met en évidence les contradictions entre le discours sur les soins (l'idée que le care est une préoccupation publique majeure) et les politiques adoptées.

Rôle de l'État

Un besoin majeur semble être de reconsidérer le rôle de l'État-providence dans le cadre d'une économie du care extractive. L'État-providence a été vu comme un moyen d'atténuer les excès du capitalisme. Or, les programmes gouvernementaux sont souvent externalisés, administrés par des entreprises privées, et il y a peu de surveillance à l'égard de la manière dont l'argent peut être dépensé. L'État-providence est devenu une source de profit pour le secteur privé et une mangeoire pour les riches. Par exemple, Maximus, une entreprise qui offre des services de gestion de programmes pour le gouvernement américain, génère un chiffre d'affaires de 4 milliards de dollars en exploitant des ménages et en fournissant les services de Medicaid [2], de Medicare [3] et de formations professionnelles, entre autres, destinés aux personnes dans le besoin. Seul un quart des fonds publics destinés aux bénéficiaires du Temporary Assistance to Needy Families Program [programme d'assistance temporaire aux familles nécessiteuses] est consacré à l'aide monétaire accordée auxdites personnes démunies.

Le profit tiré du care augmente et devient ainsi une forme dominante d'accumulation de capital. Aux États-Unis, parmi les dix premières entreprises du classement Fortune 500 de 2024, quatre relèvent de l'économie du care : CVS Santé, United Health Group, McKesson et Cencora. À titre de comparaison, en 1980, les dix premières entreprises du palmarès comprenaient six compagnies pétrolières et gazières, trois constructeurs automobiles et une entreprise technologique. Même si l'industrie manufacturière demeure importante, la production de matières premières et l'exploitation de la main-d'œuvre ne sont plus le seul fondement du capitalisme ; désormais, pour créer du profit, les regards sont portés vers le bien-être et la survie des personnes.

Pour un care radical

Toutes les formes de care ne sont pas ancrées dans un marché et une logique capitaliste. D'autres expériences nous invitent à réfléchir à la manière de le réimaginer. Les services médicaux et les programmes de petits-déjeuners gratuits du Black Panther Party en son temps, les collectifs trans du début des années 1970, et les réseaux du care qui se sont formés dans la communauté de la justice pour les personnes handicapées en sont de bons exemples. Ce care radical et communautaire comble un besoin important, en plus de constituer la préfiguration d'une vraie politique du care – les premiers jalons d'une société différente dans laquelle le care n'est pas défini par le profit capitaliste ou les normes raciales et sexistes, mais par un engagement partagé en faveur du bien-être des autres.


[1] Système dans lequel les personnes asservies sont aussi considérées comme des biens par leurs asservisseurs.

[2] Couverture médicale pour certaines personnes avec un revenu et des ressources limités.

[3] Assurance maladie fédérale, notamment pour les personnes âgées de 65 ans.

Premilla Nadasen est professeure d'histoire à l'Université Columbia, New York.

Photo : Selena Phillips−Boyle

Des féminicides coloniaux

Si le discours public sur la mort de personnes de groupes marginalisés est toujours politique, cela devient très clair quand on a affaire aux débats d'opinion sur le génocide (…)

Si le discours public sur la mort de personnes de groupes marginalisés est toujours politique, cela devient très clair quand on a affaire aux débats d'opinion sur le génocide perpétré envers les peuples autochtones et sur les féminicides de femmes autochtones au Québec et au Canada. Chronique d'un militantisme anti-autochtones bien de chez nous.

Le 3 juin 2019, nous étions de nombreux·euses observateur·rices et chercheur·euses à sortir ébranlé·es de la cérémonie de clôture de l'Enquête nationale sur les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA [1] autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), au Musée canadien de l'histoire, à Hull. Nous étions ébranlé·es par cette communion des deuils et par la vibrante et contagieuse indignation des proches de victimes. Nous n'étions toutefois pas étonné·es par la conclusion phare de l'enquête : les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones sont des cibles du génocide colonial canadien.

Un « non » catégorique

Cependant, dès l'après-midi du 3 juin, des chroniqueurs se scandalisaient. Sur TVA, Mario Dumont déclarait « le [rapport] a commencé à circuler […] avec cette fameuse expression, un “ génocide ”… c'est pas acceptable, c'est pas vrai ». Le même jour, Yves Boisvert de La Presse titrait sa chronique « C'était pas un “ génocide ” » et y affirmait que « ce tordage de mots militants suggère au final de comparer les chambres à gaz nazies et les assassinats massifs à coups de machette au Rwanda avec la situation des femmes autochtones ».

Le 8 juin, sur les ondes de Global News, Andrew Scheer, alors chef du Parti conservateur, déclarait que l'enjeu des disparitions et des assassinats de femmes autochtones était « its own thing », « un dossier particulier » qu'on ne pouvait qualifier de génocide. Entre autres propos suintant de racisme, Normand Lester du Journal de Montréal écrivait le lendemain que « le rapport […] a habilement utilisé cette réalité en l'associant au mot honni « génocide » pour réaliser une fantastique et malhonnête opération de propagande à l'échelle internationale ». Encore tout récemment, à l'occasion de la Journée nationale des peuples autochtones de juin dernier, Jean-François Lisée usait de sa tribune dans le Devoir pour défendre la liberté d'expression des négationnistes de partout au pays et réclamer le droit de douter de l'existence de tombes anonymes d'enfants sur les sites des pensionnats fédéraux. Pour appuyer ses propos, Lisée se faisait le relais des écrits de Tom Flanagan, négationniste de renom et l'un des porte-étendards du militantisme anti-autochtones au Canada.

Un génocide colonial

Les rédactrices du rapport avaient vu venir cette levée de boucliers. On peut lire, dans le rapport, qu'il est souvent difficile, voire impossible de faire reconnaître certains événements qui correspondent en beaucoup de points à des génocides en raison de l'intensité extrême de la violence qu'on associe à l'Holocauste, à l'Holodomor ou au génocide rwandais. Ce sont des événements dont la violence a été brutale autant dans le temps que dans l'espace, alors que le génocide canadien, lui, repose sur des structures diffuses, des actions et des omissions dont les effets génocidaires (létaux et non létaux) s'étalent longuement dans le temps. Pensons à la Loi sur les Indiens, aux pensionnats, à la rafle des années 1960, aux déplacements forcés de communautés inuites dans l'Extrême Arctique, au long bras de la Protection de la jeunesse ou aux biais persistants de la police et du système judiciaire, from coast to coast to coast.

Cumulées, coordonnées et à long terme, ces structures créent une violence à la fois culturelle, économique, institutionnelle et de santé publique qui vise l'extinction de la souveraineté autochtone et l'effacement de la présence autochtone sur le territoire. Cette extinction est fondamentale pour assurer l'emprise de l'État canadien sur ce territoire et ses ressources : le génocide colonial est un mode d'opération inscrit dans l'ADN de l'État colonial de peuplement [2]. Sa souveraineté et son intégrité territoriale dépendent de l'effacement des Premiers Peuples.

Féminicides

Le féminicide est le meurtre misogyne d'une femme ou d'une personne dont l'expression de genre est féminine. On le décrit souvent comme la face la plus visible des violences de genre, qu'on peut positionner sur un continuum d'intensité. En ce qui concerne les féminicides perpétrés envers des femmes autochtones, il s'agit de l'un des nombreux rouages et effets de la violence structurelle que produit le colonialisme. C'est une violence qui se situe au confluent de la misogynie, de la colonialité et du racisme.

Au Québec, depuis 2021, on a réalisé une avancée dans le discours en délaissant plus ou moins les fâcheuses expressions « drame conjugal » ou « drame familial » pour leur préférer le terme « féminicide » [3]. Une avancée, parce que dire « féminicide » nous éloigne d'une compréhension purement criminaliste pour mieux représenter le caractère politique de la violence faite à la victime en raison de son genre. Dans un contexte où les meurtres conjugaux – ces meurtres commis par un (ex-)partenaire – sont les plus médiatisés, parler enfin de féminicide a aussi le potentiel d'élargir la couverture médiatique vers tous les types de violences commis envers les femmes, même hors de la sphère domestique, et de complexifier notre compréhension collective du féminicide.

En réalité, tous les féminicides ne sont pas des meurtres conjugaux. Parler de féminicide est particulièrement important lorsqu'il est question des femmes autochtones assassinées qui, selon l'Observatoire canadien du fémicide, sont plus susceptibles d'être tuées par un inconnu ou par une connaissance que les femmes allochtones. Sachant cela, et sachant qu'au moins une femme assassinée sur cinq au Canada est une femme autochtone, on ne saurait faire du féminicide un synonyme de meurtre conjugal : ce mot doit conserver toute sa force et refléter toutes les réalités des violences de genre, notamment coloniales [4].

La violence policière ne date pas d'hier

Au moment où l'ENFFADA est lancée, en 2015, des militant·es et des associations de femmes autochtones luttent depuis plusieurs décennies déjà pour que ces disparitions et ces assassinats soient examinés et traités avec l'urgence qu'ils méritent. Dès 2004, Amnistie internationale, en collaboration avec l'Association des femmes autochtones du Canada, publiait un rapport intitulé On a volé la vie de nos sœurs : discrimination et violence contre les femmes autochtones. Les organisations y signalaient le vif contraste entre le nombre alarmant de femmes autochtones disparues et assassinées et l'indifférence des corps de police et des élu·es devant la violence commise envers elles.

À lire les transcriptions des audiences de l'ENFFADA, on voit que celles-ci étaient l'occasion pour les proches de répondre aux discours déshumanisants et à l'indifférence des autorités. La plupart des témoignages dénoncent le traitement général que les femmes autochtones reçoivent de la société coloniale dominante, qui se traduit par cette phrase, parfois même entendue de la bouche des autorités : « c'est rien qu'une (autre) femme autochtone ». Ce qu'on y comprend, c'est un appel à économiser ses énergies pour une femme qu'on décrit comme indistincte, dispensable et de peu de valeur. De nombreux témoins à l'ENFFADA en ont montré les graves conséquences, comme le ralentissement des enquêtes, la décrédibilisation des témoignages de proches et de victimes, et l'indifférence générale de la population devant le sort réservé aux femmes autochtones disparues et assassinées.

Au Québec, nous avons été aux premières loges de ce traitement discriminatoire. En 2015, des femmes anishinabeg et cries de la région de Val-d'Or témoignent à l'émission Enquête du mépris des policiers à leur égard, mais aussi des abus et des violences commises par les forces de l'ordre à l'endroit des femmes autochtones. On apprend aussi que des agents commettent des starlight tours [5]. En dépit de la gravité des actes dénoncés et du grand nombre de témoignages entendus, plusieurs s'obstinent à remettre en doute la parole des femmes victimes.

En réplique à l'appui offert aux femmes par les communautés autochtones et les allié·es allochtones, une manifestation s'organise à Val-d'Or en soutien aux policiers. Certain·es manifestant·es diront à Radio-Canada : « Je suis tannée en maudit d'entendre parler contre nos policiers. Je ne crois pas que nos policiers soient des abuseurs » ; « Nous, comme citoyens, nous sommes tannés d'entendre parler de Val-d'Or du côté très négatif » ; « Ça été ben que trop loin. C'est pas la réalité. Non. C'est pas ça. » On verra aussi l'apparition du bracelet rouge 144, distribué et porté par des policiers du Québec pour signifier leur appui aux huit agents suspendus du poste 144 de Val-d'Or.

Le déni se poursuit encore aujourd'hui. En mai dernier, le caquiste Pierre Dufour avançait encore, au conseil municipal de Val-d'Or, que l'émission d'Enquête était « bourrée de menteries », qu'elle avait « attaqué des policiers qui étaient très honnêtes ». Dufour accusait aussi la municipalité d'avoir failli à sa tâche de protéger ses policiers après la diffusion de l'épisode d'Enquête et la publication du rapport de la commission Viens, lequel soulignait que les femmes autochtones vivent une victimisation secondaire dans leurs rapports avec les policiers.

Le dos large du crime

Dans un contexte plus qu'hostile à la dénonciation, les militant·es et les associations autochtones tiraient donc sans relâche la sonnette d'alarme depuis des dizaines d'années. Mais elles se butaient à des élu·es qui défendaient un discours selon lequel les féminicides étaient une affaire criminelle, pas un phénomène sociologique ni un enjeu politique – une attitude bien utile pour ceux et celles qui veillent à évacuer la responsabilité de l'État et de ses appendices policier et judiciaire.

Parmi les politicien·nes insistant pour faire des féminicides un problème de criminalité, on compte Stephen Harper, qui tenait ces propos en 2014 : « Comme l'a montré la GRC dans sa propre enquête, la vaste majorité [des cas de disparition et d'assassinat] sont pris en charge et résolus par les enquêtes policières, on va les laisser continuer de s'en occuper. […] Il ne faut pas voir ça comme un phénomène sociologique, il faut plutôt voir ça comme une affaire de crimes. Ce sont des crimes commis envers des personnes innocentes, il faut les traiter comme tels. » En insistant sur l'acte criminel, Harper veillait à faire des violences des événements indépendants les uns des autres, n'impliquant à chaque fois qu'une victime innocente et un agresseur troublé et dangereux. La solution, c'est donc l'arrestation, le procès et la sentence, le tout opéré et supervisé dans l'impartialité par l'appareil policier et le système judiciaire canadiens.

Depuis la mort tragique de Joyce Echaquan, François Legault prend le relais de Harper en refusant de reconnaître l'existence du racisme systémique. Le 5 octobre 2021, en point de presse, Legault faisait dans la question rhétorique et dans la parodie des recommandations d'expert·es : « Est-ce qu'il y a quelque chose qui part d'en haut et qui est communiqué partout dans le réseau de la santé en disant “soyez discriminatoires dans votre traitement des Autochtones” ? C'est évident pour moi que la réponse, c'est non. Par contre, je comprends qu'à certains endroits, il y a des employés, je dirais même dans certains cas des groupes d'employés et même des dirigeants qui ont des approches discriminatoires. » En martelant que des individus sont racistes, mais pas le système, Legault usait de la même manœuvre discursive que l'ancien premier ministre conservateur pour circonscrire la violence à des événements isolés et des actes individuels.

Les féminicides de femmes autochtones peuvent bien être perpétrés par des individus (très souvent impunis, par ailleurs), mais ils sont rendus possibles par un contexte politique qui vulnérabilise, précarise et oppresse les femmes autochtones. Canadien·nes ou Québécois·es, les négationnistes du génocide des peuples autochtones, ces chiens de garde du colonialisme, arrivent toujours à l'heure pour dégager l'État de sa responsabilité dans la mort de Joyce Echaquan et celle d'autres Autochtones. Les efforts mis à contredire, tour à tour, les conclusions de l'ENFFADA sur le génocide canadien et décrédibiliser les témoignages sur lesquels elle s'appuie sont autant d'énergies investies pour compromettre la sécurité des femmes autochtones.


[1] L'acronyme 2ELGBTQQIA rassemble les personnes deux esprits, lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queer, en questionnement, intersexes et asexuelles.

[2] Selon Patrick Wolfe (2006), un État colonial de peuplement « vise à dissoudre les sociétés autochtones » pour « ériger une nouvelle société coloniale sur les terres expropriées – les colonisateurs viennent pour rester ».

[3] À l'échelle internationale, le Québec est en retard. Cela fait maintenant plus de vingt ans que les termes « femicidio » et « feminicidio » sont employés couramment en Amérique latine pour dénoncer le nombre effrayant de meurtres misogynes qui y sont perpétrés. Le Québec est aussi légèrement à la remorque de la France, où on commence à parler plus couramment de féminicide vers 2017.

[4] Au-delà du sujet du présent texte, cela doit inclure les violences perpétrées envers les femmes et personnes à l'expression de genre féminine issu·es de divers groupes minorisés et marginalisés, qui sont les cibles de violences s'inscrivant dans d'autres systèmes de maintien du pouvoir, comme le classisme et la queerphobie.

[5] Les starlight tours, littéralement « voyages sous la lumière des étoiles », sont une pratique policière qui consiste à intercepter et embarquer des Autochtones en milieu urbain pour les déposer à plusieurs kilomètres à l'extérieur des limites de la ville, en plein hiver et en pleine nuit. Si certain·es réussissent à regagner la ville à pied, un nombre important meurent d'hypothermie. La pratique est bien documentée dans les Prairies canadiennes, mais elle est aussi utilisée au Québec – c'est ce que nous apprenaient les femmes autochtones de Val-d'Or qui ont témoigné de ces abus à l'émission Enquête en 2015.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Sous le chapiteau, 1999, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 120 x 150 cm. Collection particulière.

France. La bataille de Sainte-Soline

Une nouvelle étape a été franchie dans la répression des mouvements écologistes, alors que les mobilisations contre les réservoirs d'eau artificiels et les autres (…)

Une nouvelle étape a été franchie dans la répression des mouvements écologistes, alors que les mobilisations contre les réservoirs d'eau artificiels et les autres infrastructures écocidaires battent leur plein en France.

Le 25 mars dernier, plusieurs milliers de personnes manifestent dans la commune de Sainte-Soline, dans l'ouest de la France, contre le développement croissant de « mégabassines », d'immenses réservoirs d'eau artificiels puisant dans les nappes phréatiques pour l'irrigation agricole. La manifestation s'inscrit dans un contexte plus général de luttes contre l'accaparement des terres et des réserves en eau par une minorité d'entreprises privées favorisant une agriculture productiviste et mortifère pour les écosystèmes et le climat.

No bassaran !

L'important cortège (entre 25 000 et 30 000 personnes selon les organisateurs, 8 000 selon les autorités) rassemble un public composite : syndicalistes paysans et militant·es écologistes, activistes locaux, néoruraux et périurbains, jeunes diplômé·es et retraité·es, primomanifestant·es et zadistes expérimenté·es… À l'appel de plusieurs collectifs, dont les Soulèvements de la Terre, Bassines Non Merci, et la Confédération Paysanne, toutes et tous convergent pour occuper pacifiquement les terrains vagues pressentis pour accueillir le projet de mégabassines. Les manifestant·es ont conscience que cette occupation est illégale, que leur manifestation a été interdite par la préfecture et qu'ils seront accueilli·es par un large dispositif policier. Après tout, c'est précisément l'inertie chronique des autorités françaises face aux mouvements sociaux et syndicaux qui les a poussé·es à réinvestir des tactiques d'action directe jugées plus radicales telles que la désobéissance civile, le sabotage ou l'occupation. Mais peu de militant·es se seraient douté·es qu'ils et elles allaient faire face à une telle violence d'État.

En effet, les terrains vagues de Sainte-Soline et ses alentours vont être le théâtre d'un déploiement massif et disproportionné des forces de l'ordre. Plus de 3200 gendarmes et policiers à pied ou motorisés, plusieurs hélicoptères, blindés et canons à eau ; contrôles routiers et d'identités massifs ; constitution d'un fortin de véhicules encerclant le chantier. Très vite, les hostilités sont initiées par les forces de l'ordre qui sont équipées d'armes classées matériel de guerre comme le tristement célèbre lanceur de balle de défense (LBD) ou divers types de grenades lacrymogènes et assourdissantes, dont certaines projettent leurs fragments lors de la détonation. En deux heures, c'est plus de 5 000 grenades lacrymogènes, 40 dispositifs déflagrants et 81 tirs de LBD qui s'abattent de manière injustifiée et indiscriminée sur les manifestant·es. Le but est clair : l'occupation ne doit pas avoir lieu, quoi qu'il en coûte. Bilan de l'affrontement : plus de 200 blessé·es du côté des manifestant·es, dont 40 dans un état grave et 1 dans le coma. Du côté des forces de l'ordre, le bilan officiel est de 47 blessé·es, la plupart en raison d'acouphènes, et deux hospitalisations. Les journalistes révèleront par la suite que les autorités vont volontairement entraver l'arrivée des secours sur place.

Haro sur les écologistes

Cette débauche de violence n'est pas le fruit du hasard. L'activisme environnemental est devenu l'un des nombreux épouvantails du gouvernement et de la droite française en général. En effet, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a continuellement cherché à discréditer les activistes écologistes, en les assimilant à des délinquant·es, voire à des écoterroristes (une qualification qui n'existe pourtant pas dans le droit pénal français). Ce lexique a aussi été utilisé par les forces de l'ordre, ainsi qu'une partie des médias, qui ont régulièrement qualifié les actions des manifestant·es comme relevant d'un « activisme violent », de la « gauche radicale », de « l'ultra-gauche », des « black-blocs », ou encore d'un « totalitarisme vert ». Cette rhétorique de criminalisation a servi à délégitimer les idées et les actions des militant·es et des organisations civiles afin de justifier le recours à des moyens juridiques et policiers exceptionnels, que ce soit avant, pendant ou après la manifestation de Sainte-Soline.

Ainsi, de nombreux militant·es et élu·es écologistes ou de gauche affirment avoir été surveillé·es de manière illégale par les services de renseignement et de police via des écoutes administratives, des balises de géolocalisation sous leurs voitures, des logiciels informatiques ou des produits de marquage codés. Après les évènements de Sainte-Soline, le ministre Darmanin s'est également empressé d'annoncer la création d'une « cellule anti-ZAD [1] » pour que « l'autorité réclamée par les Français » soit restaurée. Cela n'est pas sans rappeler la surveillance qu'avaient déjà subie les militant·es contre les pesticides et les abattoirs industriels à travers la cellule Demeter, une cellule spéciale de la gendarmerie créée en 2019 afin d'empêcher les actes « délictueux » visant le monde agricole pour des raisons « idéologiques ».

L'assimilation des manifestant·es écologistes à des criminel·les permet aussi de s'arroger le monopole de la communication. Dans une logique par laquelle « on ne discute pas avec les terroristes », aucune place n'a été laissée pour permettre un véritable dialogue. Le gouvernement s'est senti libre d'imposer sa lecture des évènements dans les grands médias français (dont on rappellera que 90 % d'entre eux sont détenus par une dizaine de milliardaires).

Les intimidations contre le milieu associatif constituent une autre forme de la répression en cours. Le ministre Darmanin et la première ministre, Elizabeth Borne, ont ainsi menacé de couper les subventions publiques à la Ligue des Droits de l'Homme (LDH), dont les membres ont documenté les évènements de Sainte-Soline. D'autres collectifs se sont vu exclure de divers processus de concertations publiques. Autant d'exemples qui montrent comment le gouvernement cherche à mettre à l'écart ses opposants du champ démocratique. Mais le coup de force qui a suscité le plus de réactions est sans aucun doute la dissolution par décret gouvernemental des Soulèvements de la Terre (SLT), la coalition de collectifs locaux, ruraux, et syndicaux à l'origine de la manifestation de Sainte-Soline.

La décision, prise le 21 juin, s'est accompagnée de deux vagues d'arrestations de militant·es écologistes, avec le soutien de la sous-direction antiterroriste. Le principal argument du ministère de l'Intérieur pour justifier la dissolution : les SLT se seraient rendus coupables de « provocation à des agissements violents », de « destruction d'infrastructures », de « sabotages », de « prises à partie » contre les forces de l'ordre, ou encore de diffuser des instructions inspirées par les groupes « black blocs » pour « ne pas être identifiés ou localisables ». Les membres des SLT sont aussi accusé·es de fonder leurs actions « sur les idées véhiculées par les théoriciens prônant l'action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu'à la confrontation avec les forces de l'ordre » [2]. Si les SLT assument une partie des dommages matériels causés (qu'ils préfèrent considérer comme étant des « désarmements » contre la destruction massive du vivant), la sévérité du gouvernement demeure incompréhensible et déclenche une vague de soutien au sein des milieux de gauche et écologistes, en France et ailleurs. Le 11 août, le Conseil d'État suspend en référé la dissolution. Un jugement provisoire trouvera son issue lors d'une nouvelle audience cet automne.

Un glissement autoritaire général

La répression de Sainte-Soline s'inscrit dans une tendance plus large de délégitimation et de criminalisation des mouvements sociaux par les autorités françaises. Que ce soit lors des rassemblements écologistes, des manifestations contre la réforme des retraites, du mouvement des Gilets Jaunes ou des révoltes populaires des banlieues, une certaine routine s'est installée. Interdictions de manifester, répression policière et judiciaire, explosion du nombre de blessé·es et de mutilé·es, surenchère réactionnaire dans les grands médias… Depuis 2017, les assauts répétés contre les libertés d'expression, de participation, de réunion ou d'association inquiètent de nombreux expert·es, organisations et institutions, que ce soit en France ou à l'étranger. De la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), à Amnistie internationale en passant par les Nations Unies, le constat est le même : l'espace de la société civile et politique française se réduit comme peau de chagrin.

Les pouvoirs nécessaires pour mener une telle offensive ont été graduellement obtenus à travers à une série de réformes liberticides et sécuritaires mises en place sous les mandats de Macron et de ses prédécesseurs comme la loi « anticasseurs », la loi « sécurité globale » ou la loi « séparatisme » pour ne citer que les plus récentes. Il s'agit d'un véritable continuum répressif, dont une grande partie a été initialement dirigée contre les communautés noires et arabes, musulmanes, ou migrantes. La force de la répression actuelle ne peut être comprise sans évoquer la banalisation des discours racistes d'extrême droite. Il n'est ainsi pas anodin que la rhétorique outrancière utilisée par le gouvernement pour diaboliser les oppositions de gauche (comme « terrorisme intellectuel de l'extrême gauche », « islamo-gauchisme » ou « ensauvagement ») ait conservé une forte connotation raciste.

À l'abri au Canada ?

Les évènements politiques qui secouent la France peuvent nous sembler lointains outre-Atlantique. Pourtant, ils pourraient fournir de précieux éléments de réflexion sur le présent et l'avenir des mouvements sociaux au Québec et au Canada. Si l'on entend par répression l'ensemble des efforts visant à supprimer la contestation, l'image souvent véhiculée d'un pays paisible et consensuel s'étiole rapidement.

L'activisme environnemental est un cas d'école en la matière. Le soutien massif apporté par les pouvoirs publics au modèle extractiviste a donné naissance à un vaste dispositif de lois visant à protéger les « infrastructures critiques », à collecter des données sur les activistes et à les criminaliser. Les grands médias ont également été très efficaces pour promouvoir les agendas des entreprises d'extraction de ressources et des industries polluantes, décourageant ainsi l'opposition potentielle et marginalisant les voix alternatives. À noter que la répression au Canada ne se limite pas à des mesures préventives comme le montre la violence historique et systémique exercée par les forces de l'ordre contre les mouvements de défense des territoires autochtones. Bien qu'il ne soit pas autant visible aux yeux du grand public, le Canada et le Québec sont aussi dotés d'un puissant arsenal répressif qui n'attend que d'être mobilisé. Tout comme en France, nous ne sommes jamais à l'abri d'un affaissement prompt et brutal des libertés publiques.

Mais surtout, le cas français montre comment les discours et les lois utilisés pour stigmatiser une population particulière peuvent être vite employés contre d'autres groupes. Que ce soit aujourd'hui ou demain, les mesures sécuritaires, liberticides et réactionnaires constituent une menace pour l'ensemble des forces progressistes et des communautés marginalisées. Ce constat nous invite à faire preuve de solidarité et de vigilance dans un contexte de plus en plus marqué par les discours réactionnaires, les campagnes contre le « wokisme » et les sorties racistes et xénophobes de la classe politique.


[1] ZAD réfère à « Zone à défendre »

[2] Le ministère de l'Intérieur faisait ici référence au livre Comment saboter un pipeline, écrit par le militant suédois Andreas Malm et couramment vendu en librairie.

Photos : Sainte-Soline, 23 mars 2023. (Crédit : Mehdi Juan) ; Sainte-Soline, 23 octobre 2023. (Crédit : Choupette).

Colombie. Entre la violence et l’espoir

Plusieurs analystes ont expliqué la persistance de la violence en Colombie par des manifestations de criminalité individuelle. Il faut toutefois, même si cela est complexe, (…)

Plusieurs analystes ont expliqué la persistance de la violence en Colombie par des manifestations de criminalité individuelle. Il faut toutefois, même si cela est complexe, tenter de comprendre la violence autrement pour rendre compte de sa persistance dans le temps et l'espace.

De nombreuses générations ont vécu dans ces circonstances, depuis le moment de notre naissance en tant que république en 1810 par la main du libérateur Simon Bolivar et son rêve d'une Amérique unie. À cette époque, il est évident que les guerres menées par les Espagnols ont été guidées par des intérêts individuels qui s'opposaient à ce rêve.

Une clarification nécessaire

Il est important de garder à l'esprit que les différents actes de violence en Colombie ont été si nombreux et d'une telle ampleur qu'il n'est pas possible de les traiter dans leur ensemble. Les facteurs qui ont déclenché ces conflits sont multiples. Les victimes ne peuvent pas être entièrement comptabilisées.

Le sociologue colombien Orlando Fals Borda a avancé plusieurs hypothèses sur les raisons de cette violence. Certaines d'entre elles sont liées à une série de luttes régionales, d'autres à des causes structurelles telles que la pauvreté et les inégalités sociales. Une troisième hypothèse concerne les idéologies politiques en jeu. Une autre analyse s'intéresse au manque de légitimité de l'État et à l'exercice du monopole de la force [1].

Par ailleurs, de l'État colombien et son appareil militaire et paramilitaire aux groupes de paysans armés en passant par les diverses guérillas insurgées ou les groupes criminels en général, de nombreux acteurs violents ont été impliqués. Chacun d'entre eux a contribué à ces conflits.

Les origines de la violence

Le contexte actuel trouve ses racines dans les évènements connus sous le nom de « La Violencia » qui se sont produits entre 1946 et 1963. Un cap est franchi le 9 avril 1948, avec l'assassinat du dirigeant du Parti libéral Jorge Eliécer Gaitan. Cet épisode décisif pour l'histoire de la Colombie marque la naissance des groupes d'autodéfense paysans. Ces derniers vont engendrer des guérillas proches du Parti libéral qui constituaient alors la réponse armée aux groupes paramilitaires liés au Parti conservateur.

La période de violence s'est approfondie avec la barbarie vécue dans les campagnes, où la mise à mort par empalement des hommes, des femmes et des enfants est devenue chose courante. Cela a entraîné de grands déplacements des communautés paysannes qui ont été contraintes d'occuper de nouvelles terres pour leurs cultures, ce qui a déclenché diverses confrontations avec les propriétaires terriens.

Il convient de mentionner que les oligarques ont accepté de mettre fin à la guerre entre les conservateurs et les libéraux par la construction du Front national, qui était un pacte entre les deux partis pour écarter le général dictateur Gustavo Rojas Pinilla du pouvoir et « arrêter l'effusion de sang ». Cependant, le Front national a fermé les portes du pouvoir politique à certains groupes sociaux, dont les groupes paysans, les communautés autochtones et la population à gauche politiquement, en assurant l'alternance du pouvoir entre libéraux et conservateurs tous les quatre ans. Les problèmes dans les campagnes se sont poursuivis, les paysans n'ayant pas de terres à cultiver et la misère dans les villes continuant de croître. En conséquence, certaines guérillas libérales ont refusé la paix proposée par le gouvernement et ont continué d'affronter l'État.

Parallèlement à l'augmentation du déséquilibre dans la distribution des terres, la répression exercée par l'État s'est accrue. Plusieurs groupes émergent face à cette situation. En 1967, les guérillas révolutionnaires des FARC-EP [2], de l'EPL [3], et de l'ELN [4], tous d'orientation marxiste-léniniste, apparaissent. En 1970, le M-19 nait en réponse à la fraude électorale qui a profité au conservateur Misael Pastrana. D'une autre perspective, le mouvement indigène Quintín Lame nait à son tour en 1981.

De difficiles accords de paix

Bien que l'histoire de la Colombie ait été marquée par la violence, il est important de mentionner que la société civile – les communautés paysannes, les syndicats, les peuples autochtones, les femmes, les afrodescendant·es, les étudiant·es et les communautés locales – a toujours recherché la paix.

Les années 1980 ont été caractérisées par le travail de diverses communautés pour cesser les hostilités entre les différents groupes armés, y compris l'armée nationale. C'est pourquoi, en 1984, une table de négociation a été ouverte entre le gouvernement de Belisario Betancur et la guérilla des FARC-EP à Uribe-Meta. Elle avait pour but d'obtenir un cessez-le-feu bilatéral et de négocier une solution politique au conflit social et armé.

L'un des éléments les plus importants qui ont été discutés concernait la nécessité d'élargir la démocratie et de faire participer les secteurs de la société qui avaient été historiquement marginalisés par les politiques du Front national. Ainsi est né le parti La Unión Patriótica-UP. Son objectif était de consolider un accord de paix qui permettrait la participation politique de la guérilla et d'autres secteurs populaires et alternatifs.

L'UP était composée d'un grand nombre de personnes avec et sans affiliation politique. Elle comprenait des membres des FARC et du Parti communiste colombien, des syndicalistes, des organisations paysannes, communautaires et étudiantes, et même des libéraux et conservateurs ayant des positions démocratiques.

Cependant, il n'a pas fallu longtemps pour que la violence contre l'UP commence. Dès le premier instant de sa consolidation, des milliers de militant·es ont été assassiné·es, torturé·es et contraint·es de fuir le pays. Le nombre de victimes de ce génocide a été estimé à 6000 personnes. Il convient de mentionner l'assassinat de deux candidats à la présidence : Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo. L'extermination de l'Unión Patriótica signifiait la perte de son statut juridique et donc la perte de son action politique. D'ailleurs, ce n'est pas seulement l'UP qui a été victime de la répression de l'État et de son appareil paramilitaire, mais aussi d'autres coalitions comme le mouvement syndical et populaire A Luchar.

Ces massacres faisaient partie d'un plan d'extermination systématique contre le parti politique. Ils et elles ont été exécuté·es avec la participation d'agents de l'État et du secteur paramilitaire, et avec la complaisance des autorités. Dans ce contexte, les FARC-EP ont considéré qu'il n'y avait pas de conditions politiques favorables pour continuer le processus de paix et ont repris les armes.

Malgré la répression et la persécution politique, le peuple colombien n'a pas renoncé à son rêve de vivre en paix, et, en 1990, la paix a été signée avec le M-19, une partie de l'EPL, le Mouvement Quintín Lame et une faction de l'ELN. Cependant, la violence s'est fait à nouveau sentir le 8 mars de la même année lorsque le candidat présidentiel du M-19, Carlos Pizarro, a été assassiné. En 1991, la nouvelle constitution néolibérale est promulguée, laissant derrière elle de nombreux éléments démocratiques qui avaient été acquis.

Les années 1990 ont été caractérisées par une violence intense dans le pays où les oligarques ont travaillé avec les trafiquants de drogues et les paramilitaires, faisant des milliers de mort·es, de disparu·es, de torturé·es et de déplacé·es.

Malgré ce climat politique, de nombreuses organisations, partis de gauche et secteurs démocratiques ont continué à travailler pour la paix. À la fin de la décennie, une table de négociation a été créée entre le gouvernement d'Andrés Pastrana et la guérilla des FARC-EP à El Caguán. Malheureusement, elle a échoué en raison de l'aggravation du conflit et du renforcement du paramilitarisme.

Après la rupture de la table des négociations, le conflit s'est aggravé avec l'arrivée d'Álvaro Uribe et sa politique de « sécurité démocratique ». Celle-ci se concentrait prétendument sur l'élimination militaire de l'insurrection, tout en renforçant la répression contre les organisations sociales, les défenseur·euses des droits humains et les militant·es de gauche. Durant cette période sombre, 6 402 exécutions extrajudiciaires ont été dénombrées à ce jour. Le plus souvent, il s'agissait de civil·es déguisé·es en guérillero·as et tué·es par l'armée pour obtenir des prix et des promotions.

Des années plus tard, en 2012, l'UP a de nouveau été légalement autorisée à fonctionner. La même année, l'État colombien a accepté une certaine responsabilité dans le génocide. Et en novembre 2016, la guérilla des FARC et le gouvernement de Juan Manuel Santos ont signé l'Accord final pour la fin du conflit et la construction d'une paix stable et durable.

Le dénouement de ce long conflit rend manifeste la nécessité de mettre fin aux violences, de distribuer plus équitablement les terres, de mettre en place un système de justice, de vérité, de réparation et de non-répétition des erreurs passées.

Un moment historique

La Colombie a une longue histoire de violence qui a laissé des blessures profondes, dont la plupart ne sont toujours pas cicatrisées. Mais en même temps, elle a une histoire de résistance et de résilience. Ses principaux acteurs et actrices ont contribué à une politique démocratique, à la mémoire historique, à l'art et à la transformation sociale. La lutte pour la paix à partir du principe moral de justice sociale a été un but décisif pour la construction de la démocratie dans le pays.

À chaque épisode de violence, les communautés ont appris à affronter les scénarios les plus douloureux. Il n'est pas possible de parler de la violence en Colombie sans parler des actions collectives qui visent toujours à construire et transmettre la mémoire collective. Les luttes historiques pour la terre, les revendications des communautés historiquement marginalisées comme les communautés autochtones, afrodescendantes, paysannes et ouvrières, la signature de l'accord de paix et le soulèvement de millions de jeunes en 2021 ont créé les conditions sociopolitiques nécessaires pour qu'une coalition des forces alternatives et de gauche arrive au pouvoir en juin 2022. C'est une première dans l'histoire de la Colombie.

Cette coalition s'est engagée à vérifier certains des besoins des populations vulnérables. Six mois après l'arrivée au pouvoir du gouvernement de Gustavo Petro, ancien guérillero du M-19, une série de réformes ont été mises en place, comme la protection de l'Amazonie, la réforme agraire, la loi de paix totale, le rétablissement des relations avec le Venezuela et la reprise des négociations avec l'ELN [5].

Mais ni la paix ni la justice sociale ne viendront du gouvernement seul. Les mouvements sociaux et les partis de gauche en sont conscients et travaillent chaque jour pour éviter d'être victimes d'un nouveau conflit ou d'être instrumentalisés par les institutions.

Tant les mouvements que les partis travaillent à mettre un terme définitif à un système oppressif, extractiviste, raciste, criminel et patriarcal qui a fait de la Colombie sa véritable forteresse économique. C'est pourquoi notre slogan restera le suivant : « Ils peuvent couper une fleur, mais ils ne mettront pas fin au printemps. »


[1] Centro Nacional de Memoria Histórica, ¡Basta Ya ! Colombia : memorias de guerra y dignidad. Resumen, Bogotá, CNMH, 2013, page 13. ; German Guzman Campos, Orlando Fals Borda, Eduardo Umana Luna, La violencia en Colombia Tomo 1, Bogotá, Taurus, 2005, page 15.

[2] Forces armées révolutionnaires de la Colombie-Armée populaire.

[3] Armée populaire de libération.

[4] Armée populaire de libération nationale.

[5] INFOBAE, Colombia/ Estos son los 50 logros que destacó Gustavo Petro en sus primeros 100 días de gobierno, www.infobae.com/america/colombia/2022/11/15/estos-son-los-50-logros-que-destaco-gustavo-petro-en-sus-primeros-100-dias-de-gobierno/

Jessica Ramos et Ronald Arias sont militant·es de l'Unión Patriótica (parti politique colombien)

Photos : Unión Patriótica

Le Canada continue d’encourager l’impunité de ses entreprises

Le gouvernement canadien est passé maître dans l'art de faire semblant d'agir pour encadrer les activités de ses entreprises à l'étranger. La nouvelle loi sur le travail forcé (…)

Le gouvernement canadien est passé maître dans l'art de faire semblant d'agir pour encadrer les activités de ses entreprises à l'étranger. La nouvelle loi sur le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d'approvisionnement, adoptée en mai 2023, ne fait pas exception à la règle.

Depuis des décennies, des entreprises transnationales canadiennes – et des entreprises minières en particulier – sont la cible de nombreuses allégations de violations des droits humains et de dommages environnementaux à travers le monde : meurtres, torture, viols, travail forcé, détention arbitraire, intimidation, déplacements de populations, pollution des sources d'eau potable, etc. Les cas sont trop nombreux pour être recensés ici, mais on peut penser notamment à Barrick Gold en Papouasie–Nouvelle-Guinée, à Goldcorp Inc. au Guatemala et, dans le secteur du textile, à la tragédie de l'effondrement en 2013 du Rana Plaza au Bangladesh, où Loblaws (Joe Fresh) s'approvisionnait, notamment.

Encore aujourd'hui, de nombreuses entreprises canadiennes continuent de violer les droits humains des populations et de saccager l'environnement dont les communautés dépendent pour leur survie – tout cela afin de s'enrichir en toute impunité. Les communautés et les travailleur·euses qui subissent ces préjudices n'ont souvent pas accès à des voies de recours ou à des mesures de réparation, tandis que les défenseur·euses des droits humains et de l'environnement qui dénoncent les comportements des entreprises, souvent issu·es de communautés autochtones, sont fréquemment victimes de violences, d'intimidation, de criminalisation ou d'assassinats. Sous de beaux discours, le gouvernement canadien donne plus d'importance aux profits des compagnies canadiennes à l'étranger qu'au respect des droits humains, ce qui se reflète par exemple dans le rôle de promotion de l'industrie canadienne joué par les ambassades.

Que fait le Canada ?

Le gouvernement canadien est bien au courant des graves accusations qui pèsent contre certaines entreprises canadiennes qui opèrent à l'étranger. Des rapports indépendants publiés en 2005 et en 2007 soulignaient déjà qu'il existe un problème lié à l'impunité dont jouissent les multinationales canadiennes, notamment les minières. Ces rapports affirmaient que le gouvernement canadien devrait renoncer à son approche volontaire face à la responsabilité sociale des entreprises et qu'un poste d'ombudsman indépendant devrait être mis sur pied. L'ombudsman aurait pour mandat de donner des conseils, d'effectuer des enquêtes et de produire des rapports.

Presque 20 ans plus tard, nous attendons toujours que le Canada se dote de mécanismes efficaces et contraignants pour encadrer les activités des entreprises transnationales canadiennes et offrir un accès à la justice aux communautés affectées. D'une part, le Canada continue de compter sur la bonne volonté des entreprises – même si des années d'expérience démontrent clairement que cette approche ne fonctionne pas. D'autre part, il a mis sur pied au fil des années plusieurs mécanismes qui se sont avérés inefficaces, comme le poste de conseillère en responsabilité sociale des entreprises et le bureau de l'ombudsman canadien pour la responsabilité des entreprises. En fait, il leur manquait les éléments essentiels pour faire leur travail : une indépendance par rapport au gouvernement et des pouvoirs d'enquête pour obliger les entreprises à témoigner ou à produire des documents. En plus d'être inefficaces, ces mécanismes peuvent aussi s'avérer dangereux pour les communautés affectées, car les personnes qui portent plainte contre les entreprises risquent d'être prises pour cibles par la suite.

Des apparences trompeuses

En mai 2023, les parlementaires canadiens ont adopté le projet de loi S-211, la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d'approvisionnement. Avec un titre comme celui-là, il est bien difficile d'être contre, mais quand on y regarde de plus près, cette loi est sans substance.

Dans les faits, la loi obligera désormais certaines entreprises à publier un rapport annuel sur les mesures qu'elles ont prises, le cas échéant, pour prévenir et réduire le risque de travail forcé ou de travail des enfants dans leurs chaînes d'approvisionnement. Mais attention : elle n'obligera pas les entreprises à prendre des mesures pour contrer l'existence de travail forcé ou de travail des enfants. Elle les obligera seulement à produire un rapport disant si elles ont pris des mesures… ou non !

De plus, même si le travail forcé et le travail des enfants sont évidemment des enjeux importants, les activités des entreprises transnationales peuvent aussi violer de nombreux autres droits humains. L'approche préconisée ne tient pas compte du principe internationalement reconnu selon lequel les droits humains sont indivisibles et interdépendants.

La loi ne permettra pas non plus aux personnes lésées par les entreprises canadiennes, leurs filiales ou leurs fournisseurs, d'obtenir réparation pour les abus qu'elles ont subis, par exemple en portant plainte devant les tribunaux canadiens. En résumé, cette loi donne l'impression que le gouvernement prend des mesures concrètes en faveur des droits humains, alors que ce n'est pas le cas.

Un échec ailleurs

Certains pays, dont le Royaume-Uni et l'Australie, ont adopté des lois similaires au projet de loi S-211. Résultat ? Selon des études, elles n'ont donné lieu qu'à la publication de rapports superficiels par les entreprises et n'ont pas entraîné d'améliorations significatives des pratiques des entreprises en vue d'éliminer l'esclavage moderne. Bref, ces lois se sont avérées inefficaces et ont bloqué les progrès vers l'adoption de lois efficaces.

D'autres pays ont adopté ou sont en voie d'adopter des lois sur le devoir de diligence des entreprises en matière de droits humains et d'environnement qui visent véritablement à assurer la prévention des abus et la reddition de compte des entreprises. C'est le cas de la France, par exemple, qui a adopté en 2017 une Loi sur le devoir de vigilance. Même chose pour l'Allemagne, qui a adopté une loi obligeant les entreprises à effectuer des analyses de risques régulières, à mettre en place des mesures préventives ainsi qu'un mécanisme pour recevoir les plaintes. La Belgique, les Pays-Bas, l'Autriche et même le parlement européen étudient présentement la possibilité d'adopter des lois similaires.

Des solutions existent… ne manque que la volonté politique

Heureusement, le projet de loi S-211 n'a pas été adopté à l'unanimité au parlement canadien. C'est dire que plusieurs député·es comprennent qu'au-delà des apparences, cette loi ne permettra pas de véritablement lutter contre l'impunité des entreprises et qu'il faudra une autre loi pour y parvenir. La bonne nouvelle, c'est qu'un modèle existe déjà et qu'il pourrait être utilisé par le gouvernement. En effet, le Réseau canadien pour la reddition de compte des entreprises (RCRCE) a publié en 2021 un projet de loi modèle qui fournit aux législateur·rices une voie à suivre pour enchâsser dans le droit canadien l'obligation qui incombe aux entreprises de respecter les droits humains et l'environnement [1].

L'adoption d'un projet de loi sur le devoir de diligence et l'octroi de véritables pouvoirs d'enquête à l'ombudsman canadien sur la responsabilité des entreprises démontreraient un réel engagement de la part du Canada à prioriser les droits humains et l'environnement par rapport aux profits des entreprises. Les solutions existent. Elles sont connues. Ne manque maintenant que la volonté politique d'agir en faveur du bien commun.


[1] RCRCE, « Législation en matière de droits de la personne pour les entreprises ». En ligne : cnca-rcrce.ca/fr/campagnes/lois-dh-entreprises/

Denis Côté est analyste des politiques à l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).Amélie Nguyen est coordonnatrice du Centre international de solidarité ouvrière (CISO). Aidan Gilchrist-Blackwood est coordonnateur du Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises (RCRCE).

Illustration : Ramon Vitesse

Entrevue : Cinéma sous les étoiles et Funambules Média

3 mai, par Romane Lamoureux-Brochu, Samuel-Élie Lesage, Hubert Sabino-Brunette — , , , , ,
Cinéma sous les étoiles, organisé par Funambules Média, est un festival de documentaires sociaux qui se tient dans les parcs et quartiers de Montréal. Dans le cadre de leur 14e (…)

Cinéma sous les étoiles, organisé par Funambules Média, est un festival de documentaires sociaux qui se tient dans les parcs et quartiers de Montréal. Dans le cadre de leur 14e édition, Cinéma sous les étoiles propose près de 45 projections à 15 endroits à Montréal. Propos recueillis par Samuel-Élie Lesage.

À bâbord ! : En quelques mots, comment décrivez-vous Cinéma sous les étoiles ?

Hubert Sabino-Brunette : Cinéma sous les étoiles (CslE) vise à faire rayonner le documentaire social et politique en dehors des salles et à apporter ce type de film à de nouveaux auditoires. De plus, le parc, comme lieu de projection, permet des rencontres nouvelles et de diffuser dans un cadre ludique et agréable.

Romane Lamoureux-Brochu : Chaque projection est aussi suivie d'une discussion avec le réalisateur ou la réalisatrice du documentaire, sinon avec un·e expert·e du sujet abordé. Chaque documentaire offre une perspective unique et personnelle, celle du réalisateur ou de la réalisatrice, et nous désirons qu'il suscite la discussion et la réflexion, d'où le fait que le parc est un lieu idéal pour tenir ces projections.

H. S.-B. : Il s'agit aussi d'un lieu qui permet de diffuser de nouveaux talents et qui se démarque des plateformes existantes pour diffuser et soutenir la relève. Notamment, nous organisons à chaque année un concours de court-métrages. Ce concours permet de présenter le court-métrage comme une pratique artistique propre.

ÀB ! : Qu'est-ce qui motive la tenue de Cinéma sous les étoiles ?

H. S.-B. : Notre volonté première est de trouver des films qui ne seraient pas diffusés autrement ou qui sont difficilement accessibles au Québec. CslE s'inscrit ainsi dans un réseau avec d'autres organismes alternatifs de diffusion, comme Cinema Politica ou encore les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), qui visent à montrer ce qui se passe à l'extérieur du Québec et sous un angle nouveau. Au Québec, la diffusion du documentaire est difficile et nous cherchons à le rendre plus accessible pour différents publics.

R. L.-B. : Une autre motivation est de créer des rencontres entre les réalisateur·rices et le public, et de susciter l'intérêt pour le documentaire. Aussi, nous cherchons constamment de nouveaux partenaires pour améliorer la diffusion. Par exemple, cette année, nous avons organisé une semaine thématique portant sur l'environnement. À cela s'ajoute une collaboration avec la Biosphère pour la projection de quatre documentaires autour de la thématique de l'eau, ainsi qu'un documentaire plus familial sur la vie animalière des potagers, en collaboration avec Espace pour la vie.

ÀB ! : Hubert, tu as mentionné que la diffusion du documentaire au Québec est difficile. Pourquoi ?

H. S.-B. : Il y a de moins en moins de diffusion de documentaires dans les grandes salles de projection. Le documentaire est surtout diffusé dans quelques salles indépendantes de Montréal, mais c'est à peu près tout. La plateforme en ligne Tënk fait aussi un bon travail. Sinon, c'est très difficile pour les régions, malgré des initiatives enthousiasmantes ! CslE diffuse les documentaires québécois après leur vie en salle et s'inscrit donc en complémentarité avec les salles qui diffusent du documentaire. Si le documentaire en ligne est bien écouté, les grandes plateformes comme Netflix imposent souvent leur narratif et leur esthétique. CslE essaie donc de faire rayonner un documentaire différent, en octroyant notamment une grande place au documentaire d'auteur.

ÀB ! : Quelles orientations guident la programmation d'une édition de Cinéma sous les étoiles ?

H. S.-B. : Premièrement, nous visons à mettre de l'avant le plus possible des œuvres locales (environ 30-40% de la programmation), puis on cherche à équilibrer les sujets pour couvrir le plus d'enjeux possibles. On cherche de plus à choisir des films mettant en valeur des communautés distinctes des nôtres. Finalement, on cherche à programmer des films internationaux, bien que ce soit parfois plus complexe à cause des coûts élevés des droits de diffusion.

R. L.-B. : Aussi, les invité·es sont à considérer ! On cherche avant tout à inviter le ou la cinéaste, ou du moins une personne qui a participé à la réalisation du film, sinon (et surtout pour les films internationaux), des experts ou expertes sur le sujet. La discussion sur le film est tout aussi importante que la projection.

ÀB ! : Et comment les lieux de projection sont-ils choisis ?

R. L.-B. : Certains des lieux sont devenus des piliers, comme le parc Laurier, où CslE a commencé, ou les parcs Molson ou des Faubourgs. On cherche des lieux qui permettront une belle diffusion, où se réapproprier pour apprendre et discuter se prêtera bien. On cherche aussi à rejoindre des milieux nouveaux et différents publics. Finalement, il faut bien entendu trouver des endroits accessibles et assez grands pour accueillir parfois plus d'une centaine de personnes !

Une fois le lieu déterminé avec les arrondissements, on choisit le film qui y sera projeté. Après 13 ans, nous savons mieux quel parc va attirer quel public.

H. S.-B. : Nous cherchons constamment à construire et porter plus loin CslE. Un rêve a été réalisé cette année en diffusant dans le quartier chinois Big Fight in Chinatown, un documentaire sur la gentrification des différents chinatowns des villes occidentales. Ç'a été l'un des plus beaux moments de la présente édition.

R. L.-B. : La pandémie a ralenti ce volet, mais nous avons organisé par le passé des projections à l'extérieur de Montréal. C'est quelque chose que nous désirons reprendre.

ÀB ! : J'aimerais vous entendre un peu plus sur le parc et sa signification comme lieu de diffusion.

R. L.-B. : Le parc, c'est un lieu de rassemblement, familial, accessible et convivial, synonyme en quelque sorte de ce que CslE désire être. Nous rendons ludique et agréable la diffusion du documentaire social, nous créons des lieux de rassemblements et de discussion. C'est donc aussi un espace public qu'on se réapproprie pour apprendre et qu'on inscrit dans l'actualité. Alors imaginons : un documentaire peut avoir la réputation d'être barbant ou trop complexe. Mais si c'est projeté dans un parc ? Ça rend le film plus intéressant et plus surprenant aussi ! Autrement dit, le parc démocratise le documentaire.

H. S.-B. : L'été, le parc devient aussi l'extension de la maison. C'est un lieu de socialisation et de rencontre, et on veut amener la culture du documentaire là.

Et le parc est aussi un lieu d'évènements imprévisibles ! C'est aussi le parc qui vient au documentaire. Des gens promènent leurs chiens et des gens qui ne viennent pas à la projection se joignent… Le parc rend publique la diffusion.

ÀB ! : Comment travaillez-vous pour que Cinéma sous les étoiles poursuivent sa mission ? Comment s'assurer de rejoindre différentes personnes et différentes communautés ?

R. L.-B. : C'est une question qu'on se pose constamment pour chaque édition. Pour la suite, notre priorité est de sortir de Montréal pour la prochaine édition. Les régions ont également des enjeux spécifiques et il nous faut penser la programmation de films qui y seront bien reçus avec des organismes locaux.

H. S.-B. : Nous essayons de rejoindre différentes communautés en choisissant des films distincts et en projetant dans des lieux nouveaux. On veut porter divers messages et diverses œuvres à différents publics. C'est aussi la même logique qui anime la recherche de partenariat !

ÀB ! : Pour finir, pour cette quatorzième édition, y a-t-il une projection dont vous êtes fiers et fières ?

R. L.-B. : La semaine de l'environnement propose une programmation variée avec beaucoup d'angles différents, avec des discussions qu'on s'attend être riches et intéressantes.

H. S.-B. : Durant cette semaine, le film Paradis est projeté en première québécoise. Le film suit une communauté Iakoute en Sibérie combattant les feux de forêt de 2021 et abandonnée par l'État russe. Il y a une troublante correspondance entre ce film et les feux de forêt qui ont frappé le Québec cet été.

Le film d'ouverture de cette édition a été aussi un grand moment, où nous avons projeté Mon pays imaginaire du grand Patricio Guzman en première devant plus de 450 personnes, qui relate les récents manifestations sociales du Chili. Et finalement, la projection de Le mythe de la femme noire, d'Ayana O'Shun, a attiré près de 900 personnes ! C'est un record de participation !

QU'EST−CE QUE FUNAMBULES MÉDIAS ?

Funambules Médias est une une coopérative de travail fondée à Montréal en 2008 par des documentaristes actif·ves dans la production vidéo, la formation et la diffusion de cinéma documentaire. Elle réunit des cinéastes qui souhaitent soutenir la production et la diffusion de films. Elle vient aussi en aide aux organismes partageant les mêmes valeurs sociales de justice et d'inclusion. Elle offre enfin de la formation, notamment en éducation et en réalisation.

Illustration : Elisabeth Doyon

Libérer le Nord du nucléaire

Alors que le Nord-Ouest de l'Ontario est envisagé pour accueillir les futurs déchets nucléaires du Canada, des groupes locaux et des Premières Nations ont formé We the Nuclear (…)

Alors que le Nord-Ouest de l'Ontario est envisagé pour accueillir les futurs déchets nucléaires du Canada, des groupes locaux et des Premières Nations ont formé We the Nuclear Free North (WTNFN) pour s'opposer au transport, à l'enfouissement et à l'abandon de déchets radioactifs dans leurs bassins versants. À Bâbord ! a rencontré l'une de leurs membres, Brennain Lloyd. Propos recueillis par Louise Nachet.

The english version of this article is available here.

À Bâbord ! : Pourquoi et comment cette coalition s'est-elle formée ?

Brennain Lloyd : À l'automne 2020, il y a eu une conversation entre des personnes qui s'organisaient nouvellement autour de la gestion des déchets nucléaires avec des organisations qui travaillaient dessus depuis longtemps, comme Northwatch, Environment North ou Citizens United for a Sustainable Planet. Nous leur avons tendu la main, avons organisé une réunion, et ceux qui étaient intéressés ont fondé WTNFN.

Au cours des dernières années, l'accent a été mis sur le nord-ouest de l'Ontario en matière de transport et d'enfouissement. Mais au départ, la Société de gestion des déchets nucléaires (SGDN) a enquêté dans 13 zones différentes. Mais en 2020, ils n'ont présélectionné qu'un site dans le nord-ouest et le sud-ouest de l'Ontario. On parle donc du Nord-Ouest de l'Ontario, parce que c'est là que se trouve le site. Mais les impacts dû au transport seront plus importants dans le nord-est.

ÀB ! : Pourriez-vous décrire la relation du Nord-Ouest de l'Ontario avec les déchets et la pollution ?

B.L : En vertu de la loi provinciale, les normes environnementales sont différentes pour le Nord et le Sud de l'Ontario. Le gouvernement utilise la rivière des Français comme ligne de démarcation. Il y a quelques années, il y a eu une amélioration de la réglementation sur la qualité de l'air. Cameco est une entreprise d'uranium qui exploite une mine en Saskatchewan et possède une raffinerie à Blind River (dans le nord) et une usine de conversion et de fabrication de combustible à Port Hope (dans le sud). Plutôt que de se conformer à ces nouvelles normes, Cameco a fermé son incinérateur à Port Hope et a commencé à envoyer ses déchets par camion à Blind River. C'est un exemple de la façon dont le Nord de l'Ontario porte le double fardeau. Nous avons des normes moins strictes, donc nous sommes moins protégés par la loi et les entreprises du Sud de l'Ontario envoient leurs déchets dans notre région.

Nous avons aussi un long historique d'entreprises à la recherche de sites d'élimination de déchets dans la région pour les BPC, les déchets médicaux, les déchets radioactifs de faible et de haute activité. Pour les déchets solides (c'est-à-dire les ordures ménagères, commerciales et industrielles), nous avons lutté pendant 14 ans contre les déversements de la ville de Toronto dans un site du district de Temiskaming. Concernant les déchets radioactifs, cela a commencé dans les années 1970 lorsque Énergie atomique du Canada Ltd a effectué sa première recherche d'un site pour l'enfouissement de tous les déchets de haute activité du Canada. Jusque dans les années 1990, l'hypothèse était qu'ils iraient au nord de l'Ontario. Nous étions dépeints comme étant un endroit isolé et sauvage, comme si cela nous rendait disponibles pour un tel traitement. Il y avait aussi un processus distinct pour le déversement des déchets de faible activité qui était géré à Port Hope et à Port Granby dans le Nord de l'Ontario. 19 communautés ont fait l'objet d'une enquête, et à la fin, toutes l'ont rejetée.

Puis la SGDN est créée en 2002, et le même exercice a recommencé. En 2010, ils ont lancé la recherche de site. Pour solliciter de l'intérêt, la SGDN s'est rendue à des conférences municipales et à des conférences sur le développement économique pour les municipalités du Nord de l'Ontario. « Êtes-vous intéressé de savoir comment votre communauté pourrait bénéficier d'un projet d'infrastructure national de 16 à 24 milliards de dollars ? ». Ils n'ont pas souligné qu'il était question de 50 ans de déchets nucléaires piégés et enterrés dans votre communauté, mortels à perpétuité. 13 collectivités du Nord de l'Ontario ont dit qu'elles aimeraient en savoir plus. Il s'agissait, presque sans exception, de communautés en difficulté économique. L'usine ou la mine avait cessé ses activités et elles avaient beaucoup de mal à payer leurs factures. Le Nord de l'Ontario a donc été entraîné dans ce dernier cycle en raison des disparités économiques et des difficultés que connaissent ces villes « boom-and-bust », ce qui n'est pas différent de certaines villes du Québec et du Nouveau-Brunswick.

ÀB ! : Quels sont les principaux enjeux concernant les peuples autochtones et la SGDN ?

B.L : Nous avons beaucoup d'autochtones qui participent à l'alliance et qui la dirigent, mais nous ne parlons pas en leur nom, ils parlent pour eux-mêmes et pour leurs communautés.

Le 28 novembre, la SGDN a annoncé qu'elle avait choisi un site de dépôt géologique en profondeur entre Ignace et Dryden, en plein cœur du territoire du Traité no 3. Il y a quelques tensions parce que la Nation ojibwée de Wabigoon Lake (WLON) est la communauté située immédiatement en aval du site et la plus proche du site. Et c'est cette Première Nation que la SGDN considère être la communauté d'accueil et sur laquelle elle se concentre. Mais il y a beaucoup d'autres Premières Nations qui ont aussi des activités traditionnelles sur le territoire, et leurs droits issus de traités doivent donc être également respectés. Bien que la SGDN ait approché un grand nombre d'entre elles et qu'elle leur ait fourni un peu de financement afin qu'elles puissent en apprendre davantage sur le projet et le commenter, aucune d'entre elles n'a exprimé d'appui au projet, y compris WLON. Depuis plus de 10 ans, la SGDN dit qu'elle n'ira de l'avant que si elle a une communauté d'accueil informée et disposée à le faire, et qu'il doit y avoir une démonstration convaincante de la volonté de cette communauté, sans jamais vraiment préciser ce que cela voulait dire. Or, ce que WLON a dit, c'est qu'ils sont prêts à passer à l'étape suivante de l'enquête sur le site, et qu'ils entreprendront leur propre évaluation et processus d'approbation [1] Leur vote pour passer à l'étape suivante n'est pas une expression de soutien au projet.

Donc, en matière de consentement préalable, libre et éclairé, qui est nécessaire en vertu de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones, nous n'y sommes pas, même dans le cas de WLON. En revanche, le contraire est vrai dans le cas des 27 autres Premières Nations signataires du Traité no 3. Et la Première nation d'Eagle Lake, qui est la prochaine communauté en aval, a intenté une action en justice parce qu'elle dit qu'elle aurait dû être considérée comme une communauté d'accueil capable de dire oui ou non.

ÀB ! : Quels ont été les défis de votre campagne ?

B.L : Le plus grand défi, c'est que l'industrie nucléaire dispose de ressources nettement supérieures aux nôtres. La SGDN compte de nombreux employés à temps plein dans plusieurs endroits en Ontario. Ils sont constamment en mode financement. Par exemple, Ignace est une communauté qu'ils considèrent comme une communauté d'accueil. Nous ne sommes pas d'accord avec cela car Ignace est à 45 kilomètres à l'est du site. Ils se trouvent dans un bassin versant différent, mais ils étaient désespérés. Il y a une station-service, une taverne, quelques dépanneurs, mais il n'y a pas d'industrie autre que ces emplois de service ou l'école. Ils avaient une mine il y a des décennies et ils ne se sont jamais remis de sa fermeture et sont coincés dans l'attente de la prochaine mine. Ils pensent que le projet de la SGDN va rendre la situation telle qu'elle était à l'époque de l'ouverture et de l'exploitation de la mine Matabbi. Mais ce ne sera pas le cas.

Ensuite, certaines personnes qui sont des employés ou ex-employés de l'industrie nucléaire mènent des campagnes d'attaques très négatives en ligne. Lorsque des gens posent une question ou expriment une opinion, ils sont vite attaqués. Les médias sociaux sous leur pire jour, et il n'y a pas de journal local à Ignace ou à Dryden, donc il s'agit de l'outil de communication principal.

Auparavant, nous allions à Ignace, et nous faisions un atelier ou une projection de film. Nous recevions 30 à 50 personnes. Pour une ville d'un millier d'habitants, c'est plutôt bien. Maintenant, c'est plus 2 à 4 personnes. Les gens me disent qu'ils ne viennent pas parce qu'ils ne veulent pas que les gens voient leur voiture garée là où nous avons une réunion, ils ne veulent pas que les gens le sachent. Lorsque nous avons fait du porte-à-porte, nous n'avons pas demandé s'ils étaient pour ou contre le projet. Nous demandions aux gens s'ils estimaient qu'ils obtenaient suffisamment d'information indépendante sur le projet et le promoteur, et qui, selon eux, devrait prendre la décision. La grande majorité des gens, y compris ceux qui soutiennent le projet, ont dit qu'il devrait y avoir un référendum.

Vers 2021, Ignace a embauché des consultants de Hardy Stevenson et d'autres cabinets qui travaillent pour l'industrie nucléaire. Ils ont organisé des événements, des soirées à la taverne, le petit-déjeuner au centre pour personnes âgées, ainsi que des interviews et un sondage en ligne. La question n'était pas de savoir si vous êtes favorable à ce que des déchets nucléaires soient transportés par camion jusqu'à votre ville et enterrés 45 kilomètres plus loin. La question était « Êtes-vous favorable à ce qu'Ignace poursuive le processus de la SGDN ? Et pour les habitants d'Ignace, cela signifie continuer à obtenir des financements. Ils avaient recueilli environ 12 millions de dollars à ce stade. La majorité des personnes qui ont participé au sondage ont donc répondu par l'affirmative. Ce n'était pas la majorité des habitants d'Ignace, mais c'est ainsi que la ville s'est déclarée volontaire. Puis ils ont signé un l'accord d'accueil qui les engage à soutenir le projet à perpétuité, même s'il change. Ignace est piégé.

ÀB ! : Cela peut être très difficile pour les villes qui ont perdu leur prospérité suite à la fermeture d'une mine ou d'une usine. Les industries extractives transforment souvent la culture locale et les attentes de ce qui est possible pour parvenir à une communauté durable et florissante.

B.L : Oui. Mais prenons l'exemple de Wawa [2]. Ils ont aussi eu des difficultés économiques. Il y a quelques mines dans la région, mais la plus proche a fermé. En 2025, la SGDN a donné 12 millions de dollars à Ignace et lorsque vous traversez la ville, elle ressemble à ce qu'elle était en 2010. Le seul changement visible est que la SGDN a pavé le stationnement du centre commercial, où se trouvent ses bureaux. Les autres bâtiments sont toujours fermés. En revanche, au cours de la même période et sans l'aide financière de la SGDN, Wawa a mis en place une grande usine de myrtilles, ainsi qu'un établissement vinicole. Il y a peu de différences entre Ignace et Wawa. La population est presque la même, les deux villes ont connu l'exploitation minière, elles sont situées sur le même axe de transport, même si Ignace bénéficie d'un meilleur accès au réseau ferroviaire que Wawa. Mais dans l'ensemble, Wawa est allée de l'avant. Wawa a maintenant un grand employeur qui ne dépend pas de l'exploitation minière ou forestière, ce qui est très important pour une ville du nord de l'Ontario.

ÀB ! : Qu'en est-il des autres communautés environnantes ?

B.L : La SGDN s'efforce d'obtenir un accord de bon voisinage avec la ville de Dryden, qui se trouve en aval du site. Il y a beaucoup d'opposition à Dryden, et les résidents s'inquiètent beaucoup de ce que pourrait contenir cet accord. Si le projet se concrétise, Dryden aura une augmentation de la demande de services, les pénuries de logements s'aggraveront, il y aura plus de demande pour les services médicaux, sociaux, etc. La SGDN indique que ses employés déménageront à Ignace. Je ne le crois pas. À Dryden, vous pouvez voir un optométriste et un médecin, votre enfant peut jouer dans une équipe de hockey, il y a des cours de ballet et de musique, et cela n'existe pas à Ignace. Dryden est donc dans une situation difficile, car ils n'ont pas invité la SGDN dans la région, mais ils pourraient bien être coincés avec les impacts. Certaines entreprises de la ville auront plus de clients, elles vendront plus de bois d'œuvre, bien sûr. Mais c'est la ville qui va gérer l'augmentation des services et des pressions sur les infrastructures.

Ensuite, il y a un certain nombre de communautés qui sont beaucoup plus proches du site. Borups Corners, Dyment, Dinorwic, Wabigoon... Mais ce sont tous des territoires non organisés. Certains d'entre eux ont des conseils de service, mais ils n'ont pas d'administration municipale, alors ils sont tout simplement exclus du processus. C'est une autre façon dont cette histoire de communauté d'accueil consentante est trompeuse parce que ces communautés très proches du site ne sont pas seulement en aval, mais elles se trouvent dans le même bassin atmosphérique.

ÀB ! : Quelle est la voie à suivre ?

B.L : La première étape, c'est d'arrêter de produire des déchets nucléaires. Le Québec l'a fait ; l'Ontario pourrait le faire. Des études montrent que la province pourrait faire la transition vers un réseau renouvelable à mesure que des options de stockage deviennent disponibles. Nous ne disons pas qu'il faut fermer tous les réacteurs demain. Nous comprenons qu'il faudra adopter une approche par étapes. En 2023, en Ontario, les deux dernières unités de Pickering (A) ont été fermées. Mais malheureusement, ils prévoient d'en construire davantage. En ce qui concerne les déchets qui se trouvent dans les centrales nucléaires, nous avons besoin d'étendre le stockage sur place, mais avec un système plus robuste, et dans le cas de l'Ontario, de les éloigner des lacs. Et puis se concentrer sur le passage à d'autres sources d'énergie. Le discours actuel sur l'électrique est basé sur de grandes platitudes. Pour répondre à nos besoins énergétiques, nous avons besoin d'une stratégie réfléchie fondée sur les services énergétiques et non sur la source d'énergie.

On dit aux communautés proches des réacteurs que les déchets disparaîtront, mais c'est faux. Il faudra attendre la fin du siècle avant que les déchets ne soient déplacés, même si nous arrêtons de les produire. C'est irresponsable. Nous pourrions éviter de contaminer un autre site comme nous le ferions avec le prochain dépôt en formations géologiques profondes, éviter le risque de transport et rendre les déchets plus sûrs à leur emplacement actuel.

Pour plus d'informations, n'hésitez pas à consulter le site We The Nuclear Free North.


[1] Il y aura également une évaluation fédérale en vertu de la Loi sur l'évaluation d'impact et un processus d'autorisation mené par la Commission canadienne de sûreté nucléaire.

[2] Wawa est une communauté rurale situé près du lac Supérieur, à 220 kilomètres au nord de Sault-Sainte-Marie

Brennain Lloyd est coordinatrice de projet chez Northwatch.

Photo : Située sur la rive nord du lac Ontario, la centrale nucléaire de Pickering est un excellent exemple d'installation ancienne qui constitue une menace directe pour l'environnement et les communautés locales. Crédit : Jason Paris

The english version of this article is available here.

Liberate the North from nuclear waste

As northwestern Ontario is currently being considered to host all of Canada's current and future nuclear fuel waste, local citizens and groups, including First Nations, have (…)

As northwestern Ontario is currently being considered to host all of Canada's current and future nuclear fuel waste, local citizens and groups, including First Nations, have formed We the Nuclear Free North (WTNFN) to oppose the transport, burial and abandonment of radioactive waste in northern watersheds. À Bâbord ! met one of their members, Brennain Lloyd, Project Coordinator at Northwatch. Interview by Louise Nachet.

L'article est disponible en français ici.

À Bâbord ! : Why and how was this coalition formed ?

Brennain Lloyd : In the Fall of 2020 there was a conversation among people who were newly organizing around nuclear waste management with organizations who had been long working on it like Northwatch, Environment North, or Citizens United for a Sustainable Planet. We reached out, we held a networking meeting, and those who were interested founded WTNFN.

A lot of the focus on the last years over transportation and burial has been on Northwestern Ontario. But initially the Nuclear Waste Management Organization (NWMO) investigated 13 different areas, mostly in northern Ontario, with four in the northwest and nine in the northeast. But they shortlisted in 2020 to just one site in northwestern Ontario and one site in southwestern Ontario. So, we tend to talk about it in terms of Northwestern Ontario, because that's where the NWMO's candidate site is. But the transportation impacts will be greater in the northeast, in terms of kilometres travelled.

ÀB ! : Could you describe Northern Ontario's relationship with the issue of waste and pollution ?

B.L : By provincial law, there are different environmental standards for Northern Ontario than for Southern Ontario. The government uses the French river as the dividing line. A few years ago, there was an improvement in the air quality regulations. Cameco is a uranium company who operates a mine in Saskatchewan and owns a refinery in Blind River (in the north) and a conversion and fuel manufacturing facility in Port Hope (in the south). Rather than meet those new standards, Cameco closed their incinerator in Port Hope and began sending their waste by truck to Blind River. It's an example of how Northern Ontario bears the double burden. We have lower standards, so we're less protected by law and companies in Southern Ontario send their waste to our region.

We also have a long history of companies looking for waste disposal sites in Northern Ontario for PCBs, medical waste, low-level and high-level radioactive waste. For solid waste (i.e. household, commercial and industrial garbage), we had a 14-year fight against the city of Toronto dumping in a site in Temiskaming district. On radioactive waste, it began in the 1970s when Atomic Energy of Canada Limited did their first site search for a site for the burial of all of Canada's high-level waste. Until the 1990s, the assumption was that it would go to Northern Ontario. We were depicted as being a remote and wild place, as if that is makes us available for the disposal of these wastes. There was also a separate process for the dumping of low-level waste that was located at Port Hope and Port Granby into Northern Ontario. 19 communities were investigated, and in the end all of them rejected it.

Then the NWMO is created in 2002, and they began the whole exercise again. In 2010, they launched their site investigation. The approach that the NWMO took in soliciting that interest was they went to municipal conferences and economic development conferences for Northern Ontario municipalities, and they pitched it. “Are you interested in learning how your community could benefit from a 16 to 24 billion dollars national infrastructure project ?”. They didn't highlight that it was 50 years of having nuclear waste transported to and then buried in your community and the wastes being lethal into perpetuity. 13 communities in Northern Ontario said they would like to “learn more”. They were almost without exception communities that were in economic difficulty, in most cases the mill or the mine had gone out and they were having a lot of trouble paying their bills. So Northern Ontario got drawn in this most recent round through the economic disparities and difficulties that those boom-and-bust towns experience which isn't different from some towns in Quebec and New Brunswick.

ÀB ! : What are the main issues regarding Indigenous people and the NWMO ?

B.L : We have a lot of indigenous people participating in and directing the alliance, but we don't speak for indigenous people, they speak for themselves and for their communities.

In November 28, the NWMO announced that it had selected a deep geological repository site between Ignace and Dryden, right in the heart of Treaty 3 territory. There are some tensions because Wabigoon Lake Ojibwe Nation (WLON) is the community immediately downstream from the site and the closest to the site. And it is that First Nation that the NWMO has focused on and has deemed to be the host community. But there are many other First Nations who also have traditional land uses in that area and so their treaty rights need to be upheld too. While the NWMO has approached many of them and has provided some funding to some of them through this “learn-more” agreement so that the communities could learn about the project and respond to it, none of the communities have expressed any support for the project, including WLON. The NWMO has been saying for more than 10 years that they will only proceed if they have an informed and willing host community, and there must be a compelling demonstration of willingness made by that host community but never clarified what that was. What WLON has said is, they are willing to proceed to the next step of site investigation, and they will undertake their own review assessment and approval process [1]. Their vote to move to the next step is not an expression of support for the project.

So, in terms of free prior and informed consent, which is necessary under the United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, it's not there, not even in the case of Wabigoon Lake Ojibwe Nation. But the opposite is there in the case of the other 27 First Nations in Treaty 3. And Eagle Lake First Nation which is the next community downstream, have actually initiated legal action because they say that they should have been considered as a host community able to say yes or no.

ÀB ! : What have been the challenges through your campaign ?

B.L : The biggest challenge is that we are so seriously out resourced by the nuclear industry. The NWMO has many full-time staff in multiple locations in Ontario. They are constantly in funding mode. For example, Ignace is a community which they consider to be the host community. We disagree with it as Ignace is 45 kilometers east of the site. They're in a different watershed, but they were desperate. You know, there's a couple of motels and gas stations, a tavern, couple of convenience stores, but there's no actual industry other than those service jobs or the school. They had a mine decades ago and they've never recovered from the mine closure. So, they're stuck in this mode of waiting for the next mine. They think that the NWMO project is going to make it like it was when the Matabbi Mine was open and operating. But this project is not going to do that.

Then, there are certain people who are employees or former employees of the nuclear industry running very negative attack campaigns online. So, when local people ask a question or express an opinion online, they are attacked. It's social media at its worst. There's no local newspaper in Ignace or Dryden so social media is a main communication tool.

When we went door to door, we didn't ask whether they support or oppose the project. We ask people whether they felt they were getting enough independent information about the project and the proponent, and who they thought should make the decision. Overwhelmingly, even the people who told us that they support the project, people said there should be a referendum.

Around 2021, Ignace hired some consultants who have worked for the nuclear industry for decades and they had tables at vaccination clinics during covid and distributed a survey that had a very low response rate and came to the conclusion that the residents wanted council to make the decision on nuclear waste coming to the region. Different consultants came in. In 2023 the town hired a different group of consultants who held events, fun nights at the tavern and such, Mayor's breakfast at the senior center, did some interview and made an online poll. The question wasn't “do you support nuclear waste being truck to your town and buried 45 kilometers down the road ?”. The question was “do you support Ignace continuing the NWMO process ?”. And for the people of Ignace that means continuing to get funding. So, the majority of people who participated in the poll said, yes. It was not the majority of people in Ignace. And it was not a clear question about support for the NWMO project. But that's how Ignace came to declare that they were willing. And then Ignace went to sign the hosting agreement which commits them to supporting the project into perpetuity. Even if the project changes, they have to support the project. Ignace is locked in.

ÀB ! : It can be very difficult for towns who lost prosperity with mine or mill closure. Extractive industries often deeply transform local culture and expectations of what is possible to achieve a sustainable and thriving community.

B.L : Yes. But if you take for instance, Wawa [2]. They had economic difficulties, there are some mines in the area, but the most local one had closed. Here we are, 2025, NWMO has given 12 million dollars to Ignace and when you drive through Ignace it looks just the same as it did in 2010. The only visible change is NWMO paved the parking lot of the mall, where their offices are. Other buildings are still closed. On the other hand, in the same period of time and without NWMO money, Wawa has started a huge blueberry facility, including a winery. There are few differences between Ignace and Wawa. The population is almost the same size, they were both post-mine communities, they're both on the same transportation route even though Ignace has better rail access than Wawa does. But overall, Wawa has moved forward. Wawa now got a large employer which is not dependent on mining or forestry, which for a Northern Ontario town it really important.

ÀB ! : How about the other surrounding communities ?

B.L : NWMO are working to get what they call a significant neighbor agreement with the city of Dryden, which is downstream from the site. There is a lot of opposition in Dryden, and there's a lot of concern from Dryden residents about what might be in that agreement. If the project goes through, Dryden will have an increase in demand for services, their housing shortages will worsen, there will be more demand for you know all the basic services, like medical services, social services, and so on. NWMO says their employees will move to Ignace. I don't believe that. In Dryden you can get an optometrist and a doctor, and your kid can play on a hockey team, there's music lessons, and that doesn't exist in Ignace. So, Dryden is in a tough spot, because they didn't invite NWMO in the area, but they could be stuck with the impacts. Some of the businesses in town will have more customers, they'll sell more lumber, sure. But it's the city that's going to manage the increase in services and infrastructure strains.

Then there are a number of communities that are much closer to the site. Borups Corners, Dyment, Dinorwic, Wabigoon… But they are all unorganized townships. Some of them have service boards but they don't have municipal government, so they're just shut out of the process. It's another way that this willing host story is misleading because those communities very close to the site are not only downstream, but they're in the same air shed.

ÀB ! : What's the way forward ?

B.L : The first step is we need to stop producing the waste. We need to make that shift. Quebec has done that ; Ontario could do that. There are studies showing that Ontario could make the transition to a renewable grid as storage options become available. We're not saying shut down all the reactors tomorrow. We understand that it will have to be a phased approach. In 2023 in Ontario, the two last units of Pickering (A) were shut down. But unfortunately, they're planning to build more. Most immediately about the waste that's at the reactor stations, we need extended on-site storage but with a more robust storage system, and in the reactors on Lake Ontario's case (Pickering and Darlington) the waste has to be moved back from the lake shore. And then focus on moving to different energy sources. The current push on electric is based on large platitudes. We need a thoughtful strategy to meet our energy needs that's based on energy services, not on energy source.

The reactors communities are being told the waste will go away but the waste will not go away. It's going to be the end of the century till the waste is moved, even if we stop producing it. That's irresponsible. We could avoid contaminating another site as we would with the deep geological repository, avoid the risk of transportation, and make the waste more secure in its current location.

For more information, feel free to consult the website of We the Nuclear Free North


[1] There will be also a Federal assessment under the Impact Assessment Act and a licensing process carried out by the Canadian Nuclear Safety Commission.

[2] Wawa is a rural community located near Lake Superior, 220 kilometers north of Sault-Sainte-Marie.

Photo : Located on the north shore of Lake Ontario, the Pickering nuclear power plant is an excellent example of an old facility that poses a direct threat to the environment and local communities. Credit : Jason Paris

La version française de cet article est disponible dans notre numéro 103.

Vers une renaissance syndicale

L'année 2024 a vu se conclure les négociations avec le Front commun du secteur public, tandis que les nouvelles réformes néolibérales de la CAQ continuent à mettre à mal les (…)

L'année 2024 a vu se conclure les négociations avec le Front commun du secteur public, tandis que les nouvelles réformes néolibérales de la CAQ continuent à mettre à mal les services publics. En réponse, une contre-attaque syndicale non négligeable s'organise.

Cette situation n'est pas nouvelle, mais elle porte le potentiel d'un renouveau du mouvement syndical chez les travailleur·euses de l'État. Depuis l'adoption, il y a 40 ans, de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, les rondes de négociation ont donné lieu à peu de confrontations directes entre l'État patronal et les centrales syndicales. En effet, ces dernières, par peur de mesures répressives (comme des lois forçant le retour au travail) ou de l'imposition par décret de conventions collectives, ont eu très peu recours à la grève [1]. Les dispositions concernant les services essentiels prévues dans la Loi, l'encadrement de l'exercice du droit de grève, et la création d'ententes nationales et locales sont autant de facteurs qui ont mené à créer des négociations factices entre l'État et ses travailleur·euses. Les négociations d'ententes locales avec les centres de services scolaires, produit de la loi susmentionnée, en sont un bon exemple. Lors de celles-ci, le syndicat n'a pas le droit d'exercer légalement son droit de grève. Toutefois, ces négociations ont un impact considérable sur le travail des enseignant·es [2].

L'État, dans son rôle de législateur, règle le cadre juridique des négociations de façon à lier les mains des travailleur·euses et à limiter le rapport de force qu'ils et elles peuvent exercer sans transgresser ses lois patronales. Ainsi, en toute impunité, et parfois même avec l'aval des directions syndicales [3], les gouvernements ont adopté des mesures d'austérité et une série de lois visant à dégrader les conditions de travail dans le secteur public, par l'introduction de principes inspirés de la nouvelle gestion publique. On parle ici de mesures visant à centraliser davantage les institutions publiques sous la coupe des gouvernements, et au recours à la sous-traitance par le privé. La fin des élections dans les commissions scolaires et l'augmentation du recours aux cliniques privées en santé en sont deux exemples. On connaît l'incidence que ces mesures ont eue sur une brève période : les problèmes massifs de désertion des milieux de l'enseignement et de la santé par le personnel qualifié, la dégradation des services aux patient·es et la création du système d'éducation le plus inégalitaire au pays.

Le Front commun de 2023

Quelques circonstances ont toutefois permis au dernier Front commun de changer un peu le ton imposé par la Loi sur le régime de négociation. En 2020, la pandémie de COVID-19 a mis en lumière l'importance du rôle des travailleur·euses de première ligne dans le secteur public. Dans les années suivantes, l'inflation grimpante a poussé plusieurs travailleur·euses du secteur privé, alors en négociation, à demander de meilleures conditions de travail. Cela a donné lieu à une augmentation considérable des jours de grève au Québec [4]. Le contexte était donc favorable à un Front commun de grande ampleur. Dans presque tous les syndicats, l'envergure de l'appui aux votes de grève a été historique, à la surprise du gouvernement et peut-être même de certains syndicats [5]. Très peu de préparation a été faite en amont des négociations pour mobiliser les membres et les mener vers la grève en comparaison aux Fronts communs de 1972 ou de 1976 par exemple [6].

Le débrayage des travailleur·euses du Front commun, de la FAE et de la FIQ en 2023 se démarque par sa longueur (22 jours de grève pour la FAE) et la créativité des moyens de pression employés. Les enseignant·es ont occupé les bureaux du Conseil du trésor à Montréal, bloqué un terminal du port de Montréal et organisé de grandes manifestations rassemblant différents acteurs de la société civile. Sur les lignes de piquetage, on entendait des travailleur·euses prendre des positions inédites, notamment le désir d'en finir avec l'école à trois vitesses [7]. Toutefois, force est de constater que le Front commun, faute de préparation et de coordination, n'a pas réussi à canaliser cette énergie et à la faire aboutir sur une vraie transformation du régime d'austérité.

Il est important de souligner tout de même les gains historiques obtenus dans les ententes. Au niveau économique, les augmentations salariales et la mesure de protection contre l'inflation brisent des dizaines d'années d'augmentations rachitiques de 0 à 1 % par année. Au niveau politique, le mouvement syndical a réémergé comme une force sérieuse dans l'espace public. Même si le potentiel incarné par le Front commun n'a pas été réalisé en entièreté, cette mobilisation nous permet de tirer plusieurs leçons pour la suite des choses.

La mobilisation continue !

En effet, ce dernier Front commun a créé un momentum dans la mobilisation contre les réformes néolibérales de la CAQ en galvanisant les syndiqué·es et en confirmant l'appui de la population à leurs revendications. En effet, bien qu'un an se soit écoulé depuis la signature des ententes de principe, les centrales syndicales continuent d'accumuler des moyens de pression et des mobilisations contre le bulldozer de la CAQ. La taille de ces mobilisations est importante à souligner : la campagne « Pas de profit sur la maladie » de la CSN a ainsi rassemblé des milliers de personnes au Colisée de Trois-Rivières. De plus, elles peuvent se targuer d'atteindre parfois leur cible ! La mobilisation d'enseignant·es dans la région de Montréal a forcé la CAQ à revoir ses coupures et à réinvestir dans les programmes de francisation. Ces campagnes témoignent d'un mouvement syndical qui arrive à se relever tranquillement des revers subis depuis les années 1980, et d'une base qui commence à se mobiliser et à participer à la vie syndicale. Maintenant, pour passer à l'offensive, il faudra se doter d'un projet de société pour le mouvement des travailleur·euses de l'État. Comme Jean-Marc Piotte le soulignait en 1973, notre victoire en dépend :

« Dans le secteur public, la grève entraine des économies pour l'État et des pertes de salaire pour les travailleurs. Ceci ne signifie pas que la grève est un instrument inefficace dans le secteur public : cela indique seulement que la grève, comme les autres moyens de lutte, ne peut y avoir un sens et une efficacité que si elle est pensée politiquement [8]. »

Cette politisation de la vie syndicale, la base ne doit pas attendre de la recevoir des conseils exécutifs. Des initiatives inspirantes dans cette direction ont vu le jour l'année dernière à l'Alliance des professeures et des professeurs de Montréal. Le caucus uni de la base enseignante a mené une campagne contre la fermeture des classes d'adaptation scolaire, et la création du caucus du secteur public d'Alliance ouvrière a rassemblé des travailleur·euses de différentes accréditations syndicales.


[1] Cela fait partie d'une tendance nationale à la baisse des heures grevées depuis 1981, voir Gouvernement du Canada, « Jours non travaillés en raison de grèves et de lock-out, 1976 à 2021 », 30 mai 2022. En ligne : www150.statcan.gc.ca/n1/pub/14-28-0001/2020001/article/00017-fra.htm.

[2] On y négocie par exemple le dépassement du nombre d'élèves, la répartition des heures de travail dans le calendrier scolaire et le cadre des affectations de contrats.

[3] On pense notamment à la participation des centrales syndicales au « nouveau pacte social » pour le déficit zéro de Lucien Bouchard, qui a servi de prétexte pour d'importantes coupes budgétaires.

[4] Caillou, A. (2024, novembre 15). « Pourquoi les grèves sont-elles en hausse au Québec ? » Le Devoir. En ligne : www.ledevoir.com/economie/823786/pourquoi-greves-sont-hausse-quebec

[5] Le plan d'action mobilisation adopté par le conseil fédératif de la FAE en février 2023 ne comprenait pas l'organisation d'assemblées pour tenir des votes de grève.

[6] Le Front commun de 1972 est précédé par la publication de trois manifestes des grandes centrales syndicales (CSN, FTQ, CEQ) exposant leur projet politique. En 1976, les grandes centrales constituent un conseil d'orientation qui sera la structure décisionnelle du Front commun. Celle-ci est composée de 750 travailleur·euses.

[7] Pour d'autres exemples, lire le texte de Marion Miller, « 22 jours de grève », dans le numéro 100 d'À bâbord !.

[8] Piotte, J-M. La lutte syndicale (chez les enseignants). Les éditions Parti Pris, Montréal, 1973, p. 157. Texte intégralement disponible dans les Classiques des sciences sociales

Émile Lacombe est enseignant en arts plastiques au Centre de services scolaires de Montréal.

Photos : Manifestation du Front commun 2023 - 23 septembre 2023 (André Querry).

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