Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Entretenir l’optimisme de la volonté

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ». L'événement se déroulera à la (…)

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ».

L'événement se déroulera à la libraire Zone Libre (262 Rue Sainte-Catherine E) le mercredi 2 avril 2025 à partir de 18h.

Tous les détails ici !

Nous vivons des temps sombres. Dans de nombreux pays, des gouvernements autoritaires, voire fascistes, prennent le pouvoir, comme c'est notamment le cas aux États-Unis, notre puissant voisin du sud. Ce gouvernement par et pour les milliardaires s'annonce d'une brutalité jamais vue depuis des décennies.

Cette communion entre les Zuckerberg, Bezos et autres barons voleurs de la techno d'une part, et le réseau de l'extrême droite européenne et latino-américaine d'autre part, est moins étonnante qu'il n'y paraît. Certes, par le passé, les élites de ces entreprises technologiques ont pourtant prétendu avoir des sympathies pour le parti démocrate et une certaine forme de progressisme. Mais les masques sont aujourd'hui tombés : on voit se déployer une convergence paisible entre un modèle de société fondé sur la hiérarchie raciale, la binarité des genres et l'exploitation de classe et l'idéologie accélérationniste, extractiviste et techno-fasciste cultivée depuis longtemps à la Silicon Valley.

Le deuxième mandat de Trump s'annonce bien différent du premier. Les médias et les grandes entreprises libérales semblent cette fois-ci beaucoup plus conciliantes avec les stratégies des républicains. Dès les premiers jours de sa présidence, les politiques d'Équité, Diversité et Inclusion, critiquées depuis des années (par la droite, mais aussi à l'occasion par la gauche), ont fait l'objet d'un nombre de décrets important. Ainsi, ces programmes se voient interdits tant au niveau de la fonction publique fédérale américaine que dans l'armée. À l'inverse, les personnes trans sont directement ciblées par ces nouvelles mesures discriminatoires.

Dans ce contexte, les multinationales américaines ne se soumettent pas simplement à Trump : elles participent à cette reconfiguration du pouvoir, y voyant des avantages économiques. Le capitalisme, même celui en apparence « diversitaire » ou « woke », s'accommode bien de la montée du fascisme.

Qu'advient-il des subjectivités militantes dans ce contexte si difficile ? Les espaces pour se rencontrer, qu'ils soient numériques ou même physiques, semblent se rétrécir. On observe une migration importante vers différents réseaux sociaux, et par là-même une fragmentation des solidarités. Notre rapport au monde devient une expérience de plus en plus solitaire, et donc anxiogène. Combien de temps peut durer ce repli sur soi ?

S'il est vrai qu'il faut prendre soin de sa santé mentale et s'offrir les repos et ressourcements nécessaires, l'isolement et le déni ne peuvent pas être bénéfiques à terme. Face aux crises et aux assauts, la solidarité et l'action demeurent des ressources puissantes, tant pour les collectivités que pour les individus. Les forces de gauche doivent resserrer les rangs, mettre de côté les querelles de chapelle et lutter pour les droits des personnes déjà marginalisées, contre qui la violence ne fait que croître.

Il importe aussi de ne pas se contenter de résister aux attaques et de bloquer des reculs. Nous devons continuer de faire vivre les propositions radicales et émancipatrices, qui seules peuvent ultimement nous sortir de l'emprise de cette haine et de cette répression.

Antonio Gramsci disait qu'il faut savoir conjuguer le pessimisme de la raison et l'optimisme de la volonté. Gramsci savait de quoi il parlait, puisqu'il s'était lui-même confronté à l'un des initiateurs du fascisme, Benito Mussolini. Plus que jamais, il nous faut entretenir cet optimisme de la volonté. Pour sa part, Angela Davis référait récemment à Martin Luther King en disant que « face aux déceptions finies, nous avons besoin d'espoir infini ». L'espoir n'est pas de la naïveté : il est cet horizon qui nous permet de garder le cap au milieu des plus violentes tempêtes.

Couverture : Ramon Vitesse

Sommaire du numéro 103

19 mars —
Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ». L'événement se déroulera à la (…)

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ».

L'événement se déroulera à la libraire Zone Libre (262 Rue Sainte-Catherine E) le mercredi 2 avril 2025 à partir de 18h.

Tous les détails ici !

Travail

Retour sur les grèves du secteur public de 2023 : Vers une renaissance syndicale / Émile Lacombe

Dossier Noir de l'Assurance‑Chômage 2024-2025 / Entrevue avec Roxane Bélisle

Les limites de « l'entreprise citoyenne » / Thomas Collombat

Environnement

(Re)devenir écologiste / Quentin Lehmann

Sortie des cales

Feux en Californie. Une recette bien humaine du désastre / Jade Almeida

Santé

Pas de profit sur la maladie ! / Entrevue avec Réjean Leclerc

Regards féministes

Petit éloge de la bravoure / Kharoll-Ann Souffrant

Observatoire des luttes

Animal Liberation Front : La clef de voûte du Green Scare aux États-Unis / Ève Lynn Smollett

Mémoire des luttes

Max Chancy, militant et pédagogue socialiste / Alexis Lafleur-Paiement

Culture numérique

Le fédivers, un réseau social libre et résistant / Entrevue avec Evan Prodromou

Mini-dossier : L'éthique du care, partout, tout le temps !

Coordonné par Isabelle Bouchard, Alexia Leclerc, Selena Phillips-Boyle et Angelo Soares

Le care dans tous ses états / Entrevue avec Agnès Berthelot-Raffard

Le capitalisme à son apogée / Premilla Nadasen

Des obstacles importants / Entrevue avec le RÉCIFS (Regroupement, Échanges, Concertation des intervenantes et des formatrices en social)

Trans care. Se rendre « lisibles » pour se faire soigner / Emilie Morand et Patrick Martin

Dossier : À ras bord !

Coordonné par Louise Nachet et Ramon Vitesse. Illustrations : Ramon Vitesse

Être freegan : Vivre des rejets de la société de consommation / Simon Paré-Poupart

Mercier-Hochelaga-Maisonneuve : Au front pour la salubrité / André Philippe Doré

Les chimères de l'économie circulaire / Louise Nachet

Un monde jetable… / Simon Ian

Bombance et « déchets » alimentaires / Ramon Vitesse

Libérer le Nord du nucléaire / Entrevue avec Brennain Lloyd.

La récupération au service de la solidarité sociale / Entrevue avec François, membre-utilisateur de la Coop Les Valoristes

Élections municipales 2025 : Tendre vers le zéro déchet / Jean-Yves Desgagnés

Coup d'œil

Syrie, mémoire d'un printemps / Nicolas Lacroix

International

Palestine, Liban, Syrie : Réflexions diasporiques / Youssef al-Bouchi

Élections aux États-Unis et ailleurs dans le monde : Ce qui a changé / Claude Vaillancourt

L'éveil d'une nouvelle gauche au Mexique : Un mouvement progressiste indépendant gagne en force / Alexy Kalam et Daniel Arellano Chávez

Culture

Des livres militants pour une édition engagée / Entrevue avec Antoine Deslauriers et Alexis Lafleur‑Paiement

Recensions

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

À ras bord !

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ». L'événement se déroulera à la (…)

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ».

L'événement se déroulera à la libraire Zone Libre (262 Rue Sainte-Catherine E) le mercredi 2 avril 2025 à partir de 18h.

Tous les détails ici !

À la fois omniprésents et invisibles, tout comme les travailleur·euses qui s'occupent de les ramasser, les déchets ne sont pas un effet secondaire déplorable et indésirable du capitalisme. Au contraire, ils sont le signe de sa domination. Un élément constitutif et nécessaire d'un système qui dépend de la création continue de surplus. La surproduction, l'obsolescence programmée, la création de besoins imaginaires ou le gaspillage sont autant de phénomènes mortifères qui semblent indéboulonnables au sein de nos sociétés.

Les déchets sont souvent traités comme un problème d'ordre technique. Une question de gestion. Il s'agit au contraire d'un problème profondément politique, ancré dans des enjeux de justice, d'inégalités sociales et environnementales, de racisme et de violence. Les impacts grandissants des dépotoirs, décharges et usines polluantes touchent encore de manière disproportionnée les communautés les plus marginalisées. Hors des centres urbains, les vastes territoires autochtones, autrefois perçus dans l'imaginaire colonial comme des espaces immaculés, sont parsemés par les dépotoirs toxiques de l'extractivisme forestier, fossile ou minier.

Pourtant, à l'image de l'effondrement de la biodiversité, l'enjeu des déchets semble avoir perdu en visibilité au sein des luttes écologiques au profit de la lutte contre les changements climatiques. De manière ironique, la popularité de la pratique du recyclage, largement adoptée dans les habitudes des Québécois·es, contribue à détourner notre attention des coûts élevés de la fabrication des biens que nous consommons et jetons, tout en nous procurant une bonne conscience.

La trajectoire du mouvement pour le recyclage, né dans les années 1970, est emblématique de l'impasse actuelle. Afin d'empêcher le développement de politiques et de lois contraignantes, les industriels ont réussi à imposer des « solutions » qui définissent les consommateurs individuels, et non les producteurs, comme les principaux responsables de la dégradation de l'environnement. Au lieu d'aspirer à des changements structurels, nous sommes toutes et tous enjoints à « faire notre part », à changer nos modes de vie, nos habitudes d'achats, au lieu de nous organiser collectivement pour lutter à la source contre la pollution et le gaspillage.

50 ans plus tard, nous produisons toujours plus de déchets, lesquels représentent une importante source de profits pour l'industrie du recyclage, largement privatisée. Malgré le caractère rassurant des expressions « durable », « réutilisable » ou « biodégradable », la majorité des déchets continuent à être brûlés, enfouis, déversés dans les océans ou exportés dans des pays du Sud global. La complexité des produits électroniques rend les processus de recyclage coûteux, inefficaces, voire impossibles. Les mouvements visant la décroissance, le zéro déchet ou la réparation, quant à eux, restent encore des mouvements de niche ou prompts à retomber dans les écueils de la consommation engagée individuelle. Les angles morts du recyclage et sa cooptation actuelle par les industriels et les pouvoirs publics nous poussent ainsi à nous questionner sur les manières de renforcer les luttes sociales et environnementales en cours et à venir, au Québec, au Canada et dans le monde ; dans un contexte morbide d'accélération des ravages du capitalisme.

Bien au-delà des ressources et de l'environnement, le capitalisme gaspille nos vies en tant qu'individus, en tant que communautés. Certains groupes tout entiers (réfugié·es, itinérant·es, chômeur·euses chroniques) sont traités comme autant d'indésirables à repousser loin de nos villes, voire de nos frontières. Contre la marchandisation, la dévalorisation et la jetabilité de nos vies, de nos corps, de nos relations et de nos imaginaires, d'autres horizons sont possibles.

Ce dossier réunit des points de vue différents, mais souvent complémentaires, dans leur manière de comprendre cette thématique complexe. Un espace éclectique de réflexions, de propositions, de luttes et même de poésie.

Dossier coordonné par Louise Nachet et Ramon Vitesse, illustré par Ramon Vitesse

Avec des contributions de Jean-Yves Desgagnés, André Philippe Doré, François de la Coop Les Valoristes, Simon Ian, Brennain Lloyd, Louise Nachet, Simon Paré-Poupart et Ramon Vitesse

Démarche artistique de Ramon Vitesse

Pour illustrer la question des déchets j'ai d'abord jonglé avec l'idée de pochoir graffiti de rue… Puis, le collage s'est imposé avec la volonté de travailler avec de la récup'. Avec une pile de Le Devoir, la technique de papier déchiré a été préférée pour l'utilisation des doigts en visant une découpe imparfaite en « dentelle ». Pour évoquer le fatras des poubelles, ajouter d'autres approches était tentant ; il y a aussi des aquarelles et une encre en stylo bille !

Lancement du numéro 103

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ». L'événement se déroulera à la (…)

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 103 ayant pour titre de dossier « À ras bord ! ».

L'événement se déroulera à la libraire Zone Libre (262 Rue Sainte-Catherine Est, Montréal) le mercredi 2 avril 2025 à partir de 18h.

Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

L'événement se déroulera à la libraire Zone Libre (262 Rue Sainte-Catherine Est, Montréal) le mercredi 2 avril 2025 à 18h00. Les prises de parole commenceront à 18h30.Il y aura une présentation du dossier par les coordonnateurs·rices du numéro : Ramon Vitesse et Louise Nachet.

S'ensuivra la prise de parole de plusieurs des auteurs·rices du dossier.

Il y aura aussi une exposition réalisée par Selena Phillips-Boyle à partir des photos prises pour illustrer le mini-dossier sur l'éthique du care. Le mini-dossier sur le care a été coordonné par Isabelle Bouchard, Alicia Leclerc, Selena Phillips-Boyle et Angelo Soares.

Pour consulter l'événement Facebook, c'est ici.

Voici un petit extrait de la présentation du dossier principal : « À la fois omniprésents et invisibles, tout comme les travail­leur·euses qui s'occupent de les ramasser, les déchets ne sont pas un effet secondaire déplorable et indésirable du capitalisme. Au contraire, ils sont le signe de sa domination. Un élément constitutif et nécessaire d'un système qui dépend de la création continue de surplus. La surproduction, l'obsolescence programmée, la création de besoins imaginaires ou le gaspillage sont autant de phénomènes mortifères qui semblent indéboulonnables au sein de nos sociétés. »

Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme

Thierry C. Pauchant, Adam Smith, l'antidote ultime au capitalisme, Dunod, 2023, 191 pages. En écrivant Adam Smith, l'antidote au capitalisme, Thierry C. Pauchant s'est (…)

Thierry C. Pauchant, Adam Smith, l'antidote ultime au capitalisme, Dunod, 2023, 191 pages.

En écrivant Adam Smith, l'antidote au capitalisme, Thierry C. Pauchant s'est lancé dans un exercice courageux. Il est admis depuis longtemps que Smith est l'un des fondateurs du capitalisme, et cela principalement avec son principe de la main invisible du marché, revendiqué par tous les économistes libéraux et ultralibéraux. Pour cette raison, ce philosophe est aussi considéré comme l'un des adversaires à combattre pour les progressistes.

Erreur, nous dit Thierry Pauchant, longtemps professeur à HEC Montréal, et très critique de notre système économique qui engendre d'abyssales injustices. Il faut relire Smith dans le texte, selon lui, le considérer sous un regard nouveau. Un examen minutieux de ses écrits nous permet de constater à quel point la pensée de Smith a été déformée par les penseurs de l'école néo-classique en économie. L'auteur parle même d'un « hold up intellectuel ». Les écrits de Smith ont aussi été négligés par les progressistes qui auraient intérêt à y plonger pour y découvrir de nouvelles inspirations dans la défense de leurs idées.

Pauchant démontre d'abord à quel point le concept de « main invisible du marché » occupe une place restreinte dans l'ensemble de l'œuvre du philosophe. Ces mots, « répétés trois fois, ne représentent que 0,000 004 % de ses écrits » et sont en plus utilisés dans des contextes différents. Ce sont des successeurs, notamment Friedrich Hayek, qui ont vu l'utilité de cette théorie pour les intérêts qu'ils défendent, qui l'ont mise de l'avant, alors que Pauchant en montre toute la fausseté.

L'essentiel de la démarche de l'auteur est surtout d'expliquer une réflexion sur l'économie et la société beaucoup plus complexe qu'on ne le dit trop souvent. Il situe l'une des origines de la pensée de Smith chez les stoïciens, plus précisément chez Cicéron, dont il rappelle la notion d'oikos, soit la gestion responsable de l'économie domestique, qui doit aussi se reconduire jusqu'à une gestion tout aussi responsable de l'État. La pensée de Smith est aussi profondément implantée dans le siècle des Lumières, une époque déchirée entre l'espoir et le désespoir, mais aussi enthousiasmée par une recherche scientifique multidisciplinaire que Smith a très bien intégrée.

Le visage de Smith révélé par la lecture attentive de Thierry Pauchant est celui d'un homme empathique, préoccupé par la sollicitude. Cohérent envers lui-même, il défend les services publics et la redistribution par une fiscalité progressive, et prône ainsi un clair interventionnisme de l'État, contrairement à ce qu'on lui a fait dire. Il se préoccupe du sort des travailleurs et travailleuses. Il se demande « comment une société serait-elle heureuse et florissante si la plupart des membres étaient pauvres et misérables ? » Il dénonce les compagnies par action dirigées sans la diligence qu'on porte naturellement à l'argent qui nous appartient.

Sachant qu'il doit vaincre un scepticisme relié à la réputation posthume du penseur, Pauchant s'appuie dans tout le livre sur des citations longues et nombreuses. Ce soutien systématique de Smith par lui-même rend ce livre très convaincant et le met à l'abri d'une réfutation qui ne serait pas au moins aussi solidement appuyée.

La pensée de Smith mène directement au capabilisme, une approche défendue avec passion par l'auteur. Inspirés par Smith, l'économiste indien Amartya Sen et la philosophe étasunienne Martha Nussbaum ont défendu cette approche qui cherche à rendre les personnes capables de réaliser « ce à quoi elles attribuent de la valeur ». Le capabilisme vise donc une grande émancipation de tous les individus, dans un contexte où les avancées des un·es ne se font pas aux dépens des autres. Ainsi, toustes profitent d'une meilleure éducation, d'un environnement sain, d'un système de santé accessible et efficace, d'une production culturelle stimulante, entre autres.

Pauchant donne comme exemple d'approche capabiliste les objectifs de développement durable de l'ONU — dont il admet cependant qu'ils ne sont pas parfaits. Il est important de spécifier qu'on ne parle pas ici de l'usage strictement environnementaliste qu'on a fait de ce mot, et vivement dénoncé par l'auteur. Il ne s'agit donc pas de justifier de façon perverse la croissance économique en faisant croire qu'elle puisse se faire sans dommages environnementaux, mais bien d'améliorer de façon significative la vie d'un très grand nombre de personnes en leur donnant ce qui est nécessaire pour vivre dignement.

Selon Pauchant, cette approche nécessite d'importants changements de société et est incompatible avec le capitalisme. Saisissons ainsi toute l'ironie de la chose, ce qui nous renvoie au titre de l'ouvrage : Adam Smith, selon plusieurs le grand théoricien du capitalisme, a surtout inscrit dans sa pensée ce qu'il faut pour miner le système auquel on l'associe faussement.

Il faut donc lire cet excellent essai de Thierry Pauchant, qui vient ébranler de grandes convictions, et qui a en plus le mérite de présenter ses idées avec clarté et un grand souci d'être bien compris.

Motifs raisonnables. Dix ans d’affiches politiques

Clément de Gaulejac, Motifs raisonnables. Dix ans d'affiches politiques, Écosociété, 2023, 235 pages. Durant la grève étudiante de 2012, il est certain que vous avez croisé (…)

Clément de Gaulejac, Motifs raisonnables. Dix ans d'affiches politiques, Écosociété, 2023, 235 pages.

Durant la grève étudiante de 2012, il est certain que vous avez croisé une affiche créée par Clément de Gaujelac, dont les satires inspirées de l'actualité ont abondamment circulé sur les différents réseaux sociaux. Certaines ont été imprimées et affichées aux murs de Montréal ou apposées sur des pancartes pendant les manifestations. Depuis, de Gaujelac a poursuivi son œuvre de mises en scène de l'actualité et des personnes politiques qui la créent. Une image valant mille mots, l'artiste réussit à rendre compte du ridicule des gens qui nous gouvernent en illustrations simples, mais poignantes de véracité.

Ce livre regroupe l'ensemble des prises de parole artistiques de Clément de Gaujelac sur l'actualité de 2012 à 2022, pas moins de 300 affiches. Grève étudiante, mais aussi gouvernement Couillard et ses coupes austères, gouvernement Harper et ses idées de grandeur nationaliste, Parti québécois et ses dérives identitaires, élection du bouffon en chef Donald Trump, crise climatique, François Legault et son gouvernement déconnecté, gestion de la pandémie de COVID, etc. L'artiste n'a pas chômé compte tenu des enjeux politiques qui se multiplient et se complexifient. Vu comme un travail d'archivage, l'ouvrage nous permet de replonger avec ironie au cœur des événements politiques marquants ayant eu lieu au Québec et au Canada depuis les dix dernières années. Chaque affiche est accolée à une description de l'événement qui y est représenté puisque celle-ci ne prend un sens que mise en relation avec l'actualité qu'elle décortique. De plus, avec humilité et transparence, l'ouvrage offre un éclairage sur la démarche de l'artiste qui souhaite avant tout se réapproprier les discours médiatiques pour remettre en scène les événements discutés à partir de sa propre subjectivité.

Ainsi, bien au-delà d'un simple retour nostalgique sur la grève étudiante de 2012, cet ouvrage retrace les décisions politiques qui ont influencé nos vies et qui continuent, dans bien des cas, à affecter notre quotidien. L'humour dans la façon dont l'artiste explique les événements et l'introspection qu'il nous livre concernant sa propre démarche nous permettent de revisiter ces événements sous un nouvel angle et apportent un peu de légèreté à une actualité qui, bien souvent, est déprimante d'inégalités et de discrimination.

Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri, Panique à l'université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux Éditeur, 2022, 328 pages. Vous n'en pouvez plus qu'on vous (…)

Francis Dupuis-Déri, Panique à l'université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux Éditeur, 2022, 328 pages.

Vous n'en pouvez plus qu'on vous demande si votre récent cours a été annulé par une bande de vilains activistes progressistes ? Entendre Bock-Côté se plaindre encore du prétendu totalitarisme woke vous donne la nausée ?

Le récent opus de Francis Dupuis-Déri est une contribution autant jouissive à lire qu'essentielle au débat public sur la question de l'état actuel des universités. Jouissive, car l'argumentation, doublée d'un riche travail de recherche et d'une écriture incisive, frappe juste ; essentielle, car Dupuis-Déri remet les pendules à l'heure d'une manière convaincante : il n'y a pas de crise du « wokisme » au sein des universités. Non, les professeur·es ne sont pas menacé·es par de dangereux ayatollahs du progressisme, la recherche financée ne se concentre pas que dans les études culturelles, et le savoir qu'on y enseigne ne verse pas dans le dogmatisme.

Au contraire, et par le biais d'une argumentation basée sur la surenchère d'exemples, Dupuis-Déri montre que l'objectif des polémistes réactionnaires est « d'agiter l'opinion publique par une amplification du sentiment de menace qui entretient la panique morale (p. 140) ». Et agitation, il y a. L'essai de Dupuis-Déri se divise en chapitres ayant chacun pour thème une facette de la façon dont le discours réactionnaire manipule le débat public pour imposer le thème d'une guerre culturelle où l'université serait le terrain de bataille : utiliser un vocabulaire piégé et limitant la portée du débat, faire apparaître comme neuf le poncif petit-bourgeois et conservateur répété depuis plusieurs décennies de la décadence de la culture, amplifier à l'extrême la réalité pour mieux cacher la violence montante de l'extrême droite, carrément créer de faux enjeux, ou déformer la réalité en manipulant les faits. Voilà autant de stratégies discursives employées par les thuriféraires à la mode de la réaction.

Dupuis-Déri montre bien en outre comment nos nouvelles vigies dénoncent chez les « wokes » exactement leurs valeurs. Ainsi, « bien plus que les wokes, ce sont leurs détracteurs qui rêvent d'une […] société sans division fondamentale et en appellent à une “unité sociale” qui se traduirait par une identification du “peuple” à l'État-nation (p. 147). » Pour ceux qui aiment apparaître comme des icônes dandy d'une contre-critique dénonçant les scories de la gauche, Dupuis-Déri montre comment la figure de « dissident » de ces mondains très fâchés est mensongère et qu'ils discourent plutôt comme des clowns.

La très grande force de l'essai de Dupuis-Déri réside toutefois dans sa démonstration que la polémique réactionnaire et le poncif de la guerre culturelle paient. Un chapitre entier est consacré à l'industrie de l'opinion et expose les liens culturels, médiatiques et politiques entre les États-Unis, le Québec et la France. « Les flux sur le marché transnational des idées reproduisent peu ou prou la géopolitique postcoloniale, ce qui confirme l'importance des dynamiques de pouvoir et des rapports de force dans la production, la diffusion et la consommation des idées (p. 245) » : c'est tout un réseau aux branchements multiples qui se déploient et se renforcent dans l'objectif d'imposer une trame narrative conservatrice qui fait des revendications progressistes un bouc émissaire, engrangeant ainsi d'importantes richesses et rendant normales des idées nauséabondes et violentes.

L'essai de Dupuis-Déri est, au final, une lecture nécessaire pour renverser le discours culturel de la droite, et un doigt d'honneur bien senti contre cette dernière : c'est bien contre elle qu'il faudra défendre l'Université.

Anarchisme occulte

Erica Lagalisse, Anarchisme occulte, Les éditions du remue-ménage, 2022, 218 pages. S'il a un format universitaire, particulièrement avec son entrelacs de recherches et de (…)

Erica Lagalisse, Anarchisme occulte, Les éditions du remue-ménage, 2022, 218 pages.

S'il a un format universitaire, particulièrement avec son entrelacs de recherches et de références citées en continu, dans le travail de Lagalisse, qu'on ne s'y trompe pas, se trouve également, ou peut-être plus encore, le fait d'une militante anarchiste. Mieux, d'une militante sagace qui se fiche des idées reçues, même reconnues anarchistes, pour ne jamais hésiter à nous entraîner dans les coulisses ou l'arrière-scène afin de décrypter d'autres types de pouvoir — entre autres le fait que les hommes y ont autrement plus d'écoute… Pour ma part, la première partie du livre, qui remonte le cours des racines souvent entrecroisées de l'anarchisme et des mouvements révolutionnaires anciens avec « l'illumination » ou, attention ça va faire mal, la « religion purifiée », m'a complètement scié. Depuis une dizaine d'années, l'autrice place au cœur de ses recherches les questions très peu glamour des « théories du complot » qui permettent de mieux comprendre les questions d'appropriation culturelle et des mécanismes mettant hors jeu ce qui, par exemple, pourrait être lié à l'enchantement ou à des savoirs traditionnels. La mise au ban des « sorcières » et de leur connaissance des plantes et d'une certaine médecine tient notamment de ce type de démystification des pouvoirs de domination imposée par les médecins. Passionnants, les travaux de Lagalisse mènent vers la réhabilitation du commérage comme prise de parole essentielle ; par-delà nos institutions révolutionnaires qui l'écartent lors de la formalisation idéologique. Remue-ménage ne dit-on pas !!!

Tout inclus

François Grisé, Tout inclus, Atelier 10, 2021. Tome 1, 122 pages ; Tome 2, 120 pages. Il y a des pièces qui deviennent des livres avec plus d'aisance que d'autres : c'est (…)

François Grisé, Tout inclus, Atelier 10, 2021. Tome 1, 122 pages ; Tome 2, 120 pages.

Il y a des pièces qui deviennent des livres avec plus d'aisance que d'autres : c'est le cas de Tout inclus, tomes 1 et 2, de François Grisé. Grâce aux sections « à propos de la pièce », « mot des dramaturges », « mot de l'auteur », postfaces et autres photos de la pièce mise en scène, on se sent habilement pris·e en charge par les éditeur·rices. La forme documentaire est d'ailleurs particulièrement propice à l'expérience de lecture : on est presque dans l'essai. À la suite d'une statistique ou de la conclusion d'un·e intervenant·e, on a tout le loisir de relire deux fois le passage du texte pour mieux le comprendre. Cependant, à ce sujet, quelque chose me titille. Le théâtre et la BD documentaires présentent-ils toujours leurs intervenant·es de la même façon ? Typiquement, le nom de l'expert·e y est énoncé, suivi de son âge et de sa profession : « (Au public) Jacques Nantel, soixante-trois ans, professeur émérite de marketing au HEC. » Loin d'être une formule fautive ou désagréable, je crains toutefois que cette pratique ne devienne rapidement éculée si elle continue d'être employée telle que telle.

Autrement, je ne saurais trop insister sur la pertinence d'aborder le devenir vieux et le devenir vieille dans une œuvre théâtrale. D'emblée, le choix du titre empreint de douce ironie − le tout inclus des résidences pour aîné·es versus celui des vacances idéalisées par beaucoup − met la table à un ton relativement irrévérencieux. L'auteur ne va pas jusqu'à traiter les élu·es en poste de criminel·les envers les personnes âgées, mais il ne mâche pas ses mots, ce qui est rassurant sur la charge critique de l'œuvre. Dans le premier tome, Grisé s'amuse davantage avec la langue que dans le deuxième : la correspondance, voire l'oxymore, entre Val-d'Or et l'âge d'or coule de source et il est particulièrement plaisant d'avoir les propos rapportés des résident·es de la RPA qui s'expriment comme le faisait mon grand-père : « C'est ben d'valeur », « Avoir de l'ouvrage », « Un foyer pour personnes âgées ». Finalement, je demeure positivement impressionnée par la mise en abime permise par le théâtre documentaire. Comme il est intéressant d'avoir accès au processus en train de se faire de l'artiste : ses écueils, ses joies, ses questions sans réponses !

Bref, on voit sans effort la plus-value que ce texte incarne en tant que livre, tout en ne manquant pas de se taper sur les doigts de ne pas s'être présenté·e au théâtre en personne quand c'était le temps ! À quand de nouvelles représentations ?

Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao

Samy Manga, Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao, Écosociété, 2023, 136 pages. L'écrivain, ethnomusicien, artiste et militant écologiste camerounais — aussi (…)

Samy Manga, Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao, Écosociété, 2023, 136 pages.

L'écrivain, ethnomusicien, artiste et militant écologiste camerounais — aussi co-auteur d'Opinion poétique (L'Harmattan, 2020) avec Caroline Despont — compose avec ce livre exalté une combinaison explicite englobant une écriture poétique forte, le personnage d'un enfant qui sert de porte-voix à la transmission de la mémoire vernaculaire sans jamais dérougir d'une conscientisation fondamentale à la lutte contre l'envahisseur. Lutte oh combien inégale et emblématique d'un capitalisme « indestructible » ; envers les requins du cacao qui asservissent les cultivateurs, devrait-on dire les damnés, de cet or vert nommé cacao. Cette lecture donne à régurgiter ce chocolat bon au goût, mais fabuleusement dégueulasse : les multinationales du cacao constituent de véritables hydres, les écrans de fumée multiples brouillent invariablement la compréhension d'état de fait qui ne change pas d'un iota malgré tous les protocoles et toutes les belles promesses… Pire, dire une chose et faire le contraire passe même avec une facilité déconcertante !!! Manga pose pourtant la voix de l'enfant qui questionne son grand-père sur leur indigence persistante tandis que les blancs repartent inexorablement avec leurs précieuses fèves de cacao. De chocolat engagé et équitable, il n'en existe point — esclavagisme (entre autres des enfants), pesticides délétères, déforestation ravageuse (80 % des forêts de la Côte d'Ivoire ont été rasées en 50 ans !), asservissement et même endettement pour une matière première dont les Africain·es ne verront jamais la couleur des millions et des milliards récoltés périlleusement. En 2012, le prix du cacao payé aux producteurs a baissé de 20 % ! Les chiffres seront toujours trop stériles pour ressentir la plaie abyssale : « Vaste soleil noir des horizons amputés, je suis le cultivateur aguerri du PIB mondial confisqué, nous sommes ce riche continent braqué par cinq cents supplices imparables appartenant à cent fauves capitalistes du même nom et par sa mondialisation pourrie. ».

Membres