Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

La rébellion est-elle passée à droite ?

Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, La Découverte, 2023, 220 pages.
Ne prenons pas quatre chemins : La rébellion est-elle passée à droite ? est un livre nécessaire qui doit se retrouver sur le chevet des forces militantes progressistes. Dans cet essai remarquablement bien appuyé par une recherche de grande qualité, Pablo Stefanoni, historien et journaliste au Monde diplomatique et à la revue Nueva Sociedad, propose un portrait des diverses forces, idées et discours actuels de l'extrême droite. L'originalité de son approche réside dans le fait que Stefanoni prend acte de la grande diversité des idées, groupes et discours qui composent la nébuleuse de la nouvelle droite « dure » (nationalisme radical, paléolibertarinisme, misogynie violente, écofascisme, suprémacisme blanc, islamophobie, pour n'en nommer que quelques-uns) pour montrer comment ces divers « topoï » (p. 278), bien qu'en apparence distincts, se rejoignent pour former des alliances surprenantes.
Ainsi, si Stefanoni montre comment le libertarianisme classique s'est rapproché des classes moyennes et prolétaires américaines, sous l'impulsion de Myrray Rothbard, en devenant un « paléolibertarianisme », soit une défense du tout au marché couplé avec des valeurs conservatrices dures (famille, Église), sa démonstration se complète en montrant comment les idées paléolibertariennes percent d'autres sociétés que celles des États-Unis, comme l'Argentine, grâce aux efforts de diffusion de Javier Milei, ou le Brésil et l'Espagne, par l'entremise de Agustin Laje. Et grâce aux efforts de ces derniers, les idées paléolibertariennes auront même fini par ensemencer les politiques de Jair Bolsonaro ou du parti d'extrême droite espagnol Vox (p. 186), où on devine que le tout au marché libertarien finit par défendre un nationalisme dangereux aux implications autoritaires.
Ces rencontres et liens, Stefanoni les multiplie : des nouvelles formes de nationalisme à la peur paranoïaque du « marxisme culturel », le « politiquement incorrect » comme manière à la fois de dénoncer les prétentions à l'égalité et de choquer pour polariser à outrance les débats, de la normalisation des droits LGBT à l'islamophobie ou du nationalisme grincheux à l'écologie et les idéologies new age, le livre de Stefanoni permet à une gauche confuse de mieux saisir l'adversaire qui lui fait face.
Le livre de Stefanoni s'inscrit en effet dans un bilan pessimiste et négatif de la gauche. Force est de le constater, ce qu'on nomme la gauche s'est rangé, souvent bien malgré elle, à défendre le « capitalisme tel qu'il est contre le capitalisme tel qu'il menace de devenir » (p. 30-31). La capacité de s'indigner et de canaliser les forces vives de la colère serait passée de la gauche, devenue partisane de l'establishment néolibéral, aux mouvances réactionnaires, qui dénoncent l'alliance du pouvoir traditionnel avec les forces progressistes et réformistes.
Que faire alors ? En proposant une exploration des articulations des différents discours de la nouvelle droite, on comprend finalement que le moyen ne réside peut-être pas à établir un « populisme de gauche », reflet progressiste du populisme réactionnaire (p. 278). Cette stratégie a échoué notamment parce qu'elle ignorait les articulations propres à la nouvelle droite réactionnaire. Toutefois, l'exploration de Stefanoni révèle justement ces articulations, et comment elles sont fragiles : peut-être est-il temps de se moquer des nouveaux thuriféraires de la droite (p. 280), d'opposer le rire cinglant à leur venin, plutôt que l'indignation qu'ils attendent déjà. Loin d'être une simple soupape esthétique, cette stratégie permettrait de dé-polariser le débat et de montrer la droite dure pour ce qu'elle est : une opération de manipulation (p. 34).
À voir comment réagissent nos propres bonzes québécois de la réaction, les Martineau, Bock-Côté ou Rioux, dès qu'on élève un peu la voix contre eux, cette proposition rieuse mérite d'être considérée bien sérieusement.

La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret

Claude Vaillancourt, La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret, Écosociété, 2023, 197 pages.
Va-t-on enfin voir la fin du néolibéralisme ? Au regard des crises récentes, le crash financier de 2007, le réchauffement climatique et la COVID-19, on ne peut que l'espérer. Malgré son titre choc, le dernier livre de Claude Vaillancourt décrit plutôt un virage discret dans notre monde actuel, avec ses opportunités et ses dangers.
Le propos est convaincant. Le cadre idéologique qu'offrait le néolibéralisme depuis les années 1980 a perdu de son attrait. On ne peut plus aujourd'hui affirmer sans ombrage que des politiques de libre-échange, de laissez-faire, de privatisation ou d'austérité vont engendrer, de façon automatique, un avenir meilleur. De plus en plus de personnes se rendent compte, en effet, que de telles politiques accentuent les inégalités, ne garantissent pas l'accès à des produits essentiels et sont nuisibles pour la planète. Aussi, les grandes firmes transnationales, comme les GAFAM, les entreprises pétrolières ou les grands groupes financiers sont régulièrement critiqués pour leurs manquements à l'éthique, leurs fraudes fiscales et leurs contributions aux problèmes écologiques.
Malgré ces critiques, les changements substantiels se font cependant attendre, affirme Claude Vaillancourt. Le monde d'hier était surtout polarisé entre la vision néolibérale du développement et celle, plus minoritaire, des altermondialistes. Pour l'auteur, deux tendances se dessinent actuellement : la croissance d'un discours progressiste timoré dans la majorité des partis, de centre droit et de centre gauche, et la montée des partis d'extrême droite, décomplexés. Signe des incertitudes actuelles, les votes aux dernières élections dans de nombreux pays se sont répartis entre quatre ou cinq partis. C'est le cas au Québec, malgré la victoire de la CAQ surtout pour des raisons de mode de scrutin, et en France. Aux États-Unis, les deux grands partis se sont partagés entre les partisans de Trump et les autres républicains, et entre les partisans de Bernie Sanders et les démocrates de Joe Biden.
Après cette analyse politique, l'auteur se livre à une lecture sociologique de notre société. En six courts chapitres, il couvre la dangereuse montée de l'extrême droite dans de nombreux pays, l'ouverture à la diversité parfois pour des raisons mercantiles, l'hystérisation de la communication et l'hypermultiplication des médias, la place grandissante que certaines entreprises multinationales prennent dans nos vies, l'hégémonie culturelle des États-Unis malgré ses excès, et le péril bien réel du réchauffement climatique après des décennies de mensonge et de lobbyisme.
Sortir du virage discret et entrer dans l'ère « post-néolibérale », propose Claude Vaillancourt, demandera de nouvelles stratégies de militantisme. Si la fin du néolibéralisme apporte son lot d'incertitudes et de dangers, elle libère aussi les esprits et les actions potentielles. L'auteur conseille aux mouvements sociaux de ne pas tomber dans le piège des divisions internes, mais de rallumer l'élan commun, éteint par la pandémie. Il suggère aussi d'inventer des stratégies différentes pour contrer l'extrême droite. Venant d'un militant avec plus de 20 ans d'expérience, membre du conseil du Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ), président d'Attac-Québec et membre du collectif d'À bâbord, ce livre offre des analyses et des conseils précieux.

L’auto, frein à la mobilité

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Le collectif d'À bâbord ! dénonce le recul qu'accuse le Québec en matière de transport collectif, au détriment de l'accès à la mobilité, de la défense des territoires et de la lutte contre les changements climatiques.
Alors qu'il faudrait développer de toute urgence notre réseau de transport en commun, la situation va plutôt en se détériorant. Pour commencer l'année en beauté, on apprenait que la Société de transport de Montréal (STM) mettait fin à ses lignes d'autobus « dix minutes max », qui assuraient une fréquence rapide durant les heures de pointe. Cela s'ajoute au recul accusé depuis la pandémie par les systèmes de transport des banlieues, loin d'avoir tous rétabli les services à leur niveau pré-confinement.
Ailleurs au Québec, le système de transport collectif interurbain est à des milles de répondre aux besoins des gens. Orléans Express continue aussi d'offrir des services réduits, et ceux qui restent ne sont pas toujours glorieux : par exemple, le trajet Montréal–Baie-Saint-Paul prend treize heures en autocar, pour seulement 350 kilomètres. Voilà la légendaire efficacité de l'entreprise privée ! Chez VIA Rail, les trajets sont aussi chers que peu fréquents et doivent céder le passage aux trains de marchandises. Sans parler de la stagnation du projet de trains à grande fréquence dans le corridor Windsor-Québec, où habite pratiquement la moitié de la population canadienne.
Si, durant la dernière campagne électorale, Québec Solidaire proposait de nationaliser les autobus interurbains et de revitaliser le réseau ferroviaire public, la CAQ, elle, veut « rationaliser » les « dépenses » du transport collectif, tout en faisant obstruction au progrès du tramway dans la capitale et en misant à coup de milliards sur son délire de troisième lien, au service de l'autosolo – mais électrique, rassurez-vous !
Réduire la transition énergétique à l'électrification de millions d'autosolos, c'est se condamner à éventrer les territoires – autochtones – en exploitant les « minéraux critiques » nécessaires à la production des batteries et en bâtissant de nouveaux barrages afin de répondre à une explosion de la consommation d'énergie « verte ». Pendant ce temps, le super-ministre Fitzgibbon envisage de nous forcer à baisser le chauffage pour réagir à la pénurie d'électricité qui pointe à l'horizon : il nous montre quelles sont ses priorités.
Et pour ajouter au désastre environnemental, le règne tous azimuts des automobiles et l'espace monstrueux qu'on leur accorde dans nos villes et nos villages encouragent aussi l'étalement urbain, cette attaque frontale contre la biodiversité et la préservation des terres agricoles.
On parle beaucoup d'à quel point l'empire de l'automobile est une aberration écologique, mais on oublie souvent – il faut croire qu'on s'est habitué à ce monde infernal – combien il rend nos villes et nos villages hostiles, invivables. Chaque année, il tue des piéton·nes et des cyclistes par dizaines et en blesse encore plus. Il défigure aussi nos grands espaces à coups de viaducs, de voies d'embranchement et de stationnements-îlots de chaleur.
Et, comble de l'ironie, l'omniprésence de l'automobile constitue un obstacle à… la mobilité. Au moins pour tou·tes celleux qui, par choix ou par obligation, ne conduisent pas. Ce sont évidemment les personnes déjà marginalisées et précarisées qui souffrent le plus de ce tout-à-l'auto. Pensons aux habitant·es de villages éloignés qui, malades, doivent se rendre dans les grands centres pour leurs soins essentiels. Même en ville, l'effritement des services de transport public prive toujours un peu plus les personnes sans voiture de d'options, de temps et de spontanéité, les obligeant à organiser leur vie autour d'horaires d'autobus improbables et tenant leur quotidien à la merci des annulations et des retards.
Enfin, écoutons les groupes de défenses des droits qui nous rappellent depuis des années que peu importe l'efficacité de nos tramways et trains, le transport public demeurera injuste tant que l'accès y sera limité par des tarifs parfois outranciers, laissant en plan les personnes à plus faible revenu.
Nous appelons les élu·es – qui de toute évidence ne fréquentent pas beaucoup les autobus – à se rappeler que les questions de mobilité sont des questions de justice sociale, que la mobilité a des effets sur la qualité de vie et sur l'accès aux services essentiels comme les soins de santé et l'éducation.
Projet Montréal augmente la part du budget consacrée à la police alors que la STM en arrache financièrement ; la CAQ milite pour engouffrer des milliards dans un troisième lien qu'aucune étude n'appuie. Plus que de simples erreurs de parcours à rectifier, la situation actuelle est le fruit d'une funeste vision politique : nous pouvons encore – nous devons – emprunter une autre voie.
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Intelligence artificielle. Des oeuvres d’art sans artiste

Fin 2022, tout le monde semblait avoir mobilisé des dizaines, voire des centaines d'artistes à la fois, pour se faire tirer le portrait. Le bât blesse lorsqu'on réalise qu'aucun·e artiste n'avait été compensé·e, crédité·e.
Si vous avez passé quelque temps en ligne avant les fêtes, vous avez probablement été bombardé·es de photos de vos proches transformé·es en différents styles artistiques, des plus classiques à la Van Gogh au plus moderne des dernières tendances de l'art numérique. Amusante et colorée, certes, cette mode a cependant relancé le débat sur l'éthique de l'intelligence artificielle (IA), mais aussi sur la propriété intellectuelle, sur l'usage de données personnelles en ligne, voire sur ce qui constitue l'art en soi.
S'approprier des signatures artistiques
Pour comprendre l'amplitude du débat, revenons au cas d'école : Lensa. Lensa est une application de retouche photographique lancée en 2018 par Prisma Lab et qui a connu un élan de popularité en novembre 2022. En effet, son nombre de téléchargements a explosé à plus de 5 millions et elle s'est classée en tête des applications les plus populaires à la fin de 2022. Pourtant, des applications de retouche photo ou même de génération d'avatar à partir de selfies, il en existe par paquets. Ce qui va créer l'engouement pour Lensa est une option bien spécifique appelée « magic avatar ». Le principe est simple : en tant qu'usager·ère, vous téléversez des photos de vous et, en fonction du tarif choisi, le logiciel transforme des dizaines, jusqu'à des centaines de vos selfies en œuvres d'art.
Si certaines sont clairement modelées selon des figures classiques considérées comme du domaine public, d'autres, au contraire, reproduisent des styles d'artistes modernes qui n'ont jamais consenti à ce que leur art soit utilisé de la sorte. Plusieurs artistes vont donc dénoncer Lensa et parler de vol, d'appropriation et de non-respect de la propriété intellectuelle. Pour autant, leurs recours légaux sont limités et le débat va même s'enliser dans la dimension éthique de l'affaire. Tout cela dû, notamment, au mode de fonctionnement même de l'application.
Lensa s'appuie sur le travail d'un organisme à but non lucratif nommé Laion. Laion a créé d'énormes masses de données récupérées à travers tout le Web (une méthode appelée scraping), stockées puis rendues accessibles publiquement et gratuitement pour le développement de programmes d'IA, entre autres. Leur dernier projet est la base de données Laion5B, qui amasse plus de 6 milliards d'images et descriptions d'images récupérées sur le Web. C'est ce qu'utilise Lensa, dont le logiciel d'IA examine cette masse de données afin de les restituer en transformant les selfies que les usager·ères téléversent. Ce faisant, Lensa utilise une zone grise de non-droits, prévalente sur le Net, qui lui permet de générer énormément de profits tout en soulevant une masse d'enjeux légaux et éthiques.
Quel consentement ?
Laion est très claire quant à ses conditions d'utilisation. Elle rassemble toutes ces données, mais n'en tire aucun profit direct. Pour autant, un premier enjeu de consentement est soulevé : les usager·ères du Web n'ont pas massivement consenti à ce que leurs images et informations soient stockées par un projet de recherche de développement d'IA, et ce même si aucun profit n'est réalisé sur le coup. Qu'à cela ne tienne, le fonctionnement d'Internet étant ce qu'il est, la base de données existe.
Maintenant, le fait que Lensa se serve de la base de données de Laion pour réaliser un profit devient un autre enjeu. Bon nombre d'artistes, qui ont pu reconnaître leur style dans la création d'images générées par Lensa, ont tiré la sonnette d'alarme. Problème : sur quel droit peut-on se baser pour faire reconnaître le vol, dans la mesure où le logiciel utilise une base de données préexistante, gratuite et publique ? De plus, si l'artiste a déposé d'iel-même des reproductions de son art en ligne, n'a-t-iel pas consenti à renoncer à ses droits sur ce que ses œuvres deviendraient sur le Web ? Certain·es sont même allé·es plus loin dans les contre-arguments : doit-on compenser l'artiste pour l'image finale, ou faudrait-il plutôt compenser les personnes ayant codé le logiciel, ou encore les créateur·rices de la base de données qui « nourrit » l'IA ? D'ailleurs, qui possède les droits de ce qu'une IA crée ? Doit-on reconnaître le droit de propriété à cette intelligence ? D'autres ont argumenté que si on ne reconnaît pas qu'une IA est capable de faire de l'art, qui resterait l'apanage de l'être humain, alors les artistes ne devraient pas se sentir inquiété·es, mais au contraire devraient la considérer comme un outil de plus dans la palette des possibilités créatives. Cela a mené jusqu'aux grandes questions philosophiques : qu'est-ce que l'art ? Si, de nos jours, un·e artiste peut créer une œuvre entièrement en ligne, à partir de logiciels, dont certaines commandes sont préexistantes à l'usage, à quel point l'œuvre finale est-elle encore le résultat du génie humain ?
Les débats autour de ces questions sont féroces. Même au sein de la communauté des artistes concerné·es par l'affaire Lensa se trouvent absolument tous les points de vue. Néanmoins, une majorité s'accorde sur le fait que Lensa a franchi une certaine limite éthique. La preuve étant que des œuvres générées par l'IA possèdent même la copie de signatures des artistes en bas à droite des images. En effet, le logiciel n'avait pas automatiquement compris que les signatures artistiques ne font pas partie de l'art, mais sont censées être des preuves d'authenticité. D'où l'erreur quelque peu accablante.
Des dérives inquiétantes
De mon point de vue, qui n'est pas celui d'une artiste et ni d'une philosophe, mais celui d'une sociologue issue de communautés minoritaires, ce no man's land de droits entourant l'IA est terrifiant. Si on se base sur l'histoire de l'humanité, nous avons clairement un très mauvais historique en termes de marchandisation à outrance, de dévalorisation de la créativité, de pratiques de rémunération et d'attribution de crédit. Déjà, le fait qu'un logiciel soit en mesure de produire en quelques secondes des centaines de styles artistiques esquisse la menace de la production de masse. Et qui dit production de masse dit perte de valeur. Pourquoi une entreprise paierait plusieurs artistes pour des styles qu'iels ont mis des années à développer, si une application peut le faire pour moins de 10 $ ? Dans un domaine où il est déjà difficile de faire carrière, cela pose une nouvelle barrière supplémentaire. À long terme, cela signifie que moins de personnes seront en mesure de se consacrer à une carrière artistique. Ce qui va avoir des conséquences importantes, inévitablement, sur les communautés les plus marginalisées.
Les inégalités vont donc être renforcées, ce qui est malheureusement un trait commun du déploiement de plusieurs logiciels d'IA. Ces derniers ont en effet tendance à amplifier des schémas prédéfinis. Il n'est pas étonnant, par exemple, qu'il n'ait suffi que de quelques heures sur Twitter pour qu'un logiciel de conversation basé sur l'IA (un chatbot) émette des propos racistes. De plus, l'homogénéité des programmeurs de ce type de logiciel – massivement hommes, blancs, cis et hétéros – a mené à d'énormes biais dans la mise en place de programmes. On a l'exemple de voitures automatiques qui ne s'arrêtent pas en détectant qu'une enfant traverse la route lorsque l'enfant n'est pas blanc. Les développeur·euses du programme n'avaient tout simplement pas pris en compte les nuances de couleurs de la peau. Ce type de biais, aux conséquences potentiellement tragiques, est également largement dénoncé.
En somme, l'IA a la capacité de se nourrir du pire de l'humanité, et ce, en quelques clics et microsecondes. Si l'être humain est loin d'être prêt·e pour ce qu'elle va en produire, d'autres ont déjà commencé à en tirer d'immenses profits. L'argent avant l'éthique, comme toujours. Et finalement, j'ai peut-être mis le doigt sur une nouvelle différence fondamentale entre l'IA et l'être humain : l'IA apprend de ses erreurs constamment, mais pas nous.
L'image a été conçue à partir des mots clés « Une oeuvre d'art sans artiste » par le générateur d'images de Midjourney, un laboratoire de recherche indépendant consacré à l'intelligence artificielle (ID : MidJourney_oeuvre_dart_sans_artiste_e1b53753-9170-47ab-9b55-a14922e8c87d).

Wounded Knee : 50 ans de lutte

Le 27 février marquait le 50e anniversaire du début de l'occupation de Wounded Knee, une action menée par l'American Indian Movement (AIM) et des militant·es Oglala-Lakota de la réserve de Pine Ridge dans le Dakota du Sud. L'occupation, qui a duré 71 jours, marque un tournant dans les luttes pour les droits des peuples autochtones aux États-Unis.
Février 1973. Le site de Wounded Knee, situé au cœur de la réserve de Pine Ridge, est pris d'assaut par 250 militant·es de l'American Indian Movement et d'autres habitant·es de la région. L'American Indian Movement (AIM) est un groupe militant autochtone, créé à Minneapolis en 1968 afin de protéger les personnes autochtones des brutalités policières. À partir des années 1970, il se transforme en une organisation nationale et devient le fer de lance du mouvement Red Power, lui-même inspiré de la lutte pour les droits civils menée par des militant·es afrodescendant·es. Le AIM prend en charge de nombreuses luttes à travers le pays : indépendance économique, revitalisation des cultures traditionnelles, protection des droits reconnus par la loi et, plus particulièrement, autonomie sur les zones tribales ainsi que restitution des terres illégalement saisies par le gouvernement ou des compagnies privées.
Un siège connecté au passé
L'occupation de Wounded Knee, initiée par les habitant·es de Pine Ridge, vise d'abord à dénoncer la corruption du chef du conseil tribal Dicky Wilson ainsi que la violence exercée par ses hommes envers les Oglala-Lakota et plus particulièrement envers les traditionalistes. Avec la complaisance du gouvernement fédéral, Pine Ridge était devenue, sous la poigne de Wilson, une véritable prison pour ceux et celles qui tenaient à revaloriser leur culture et leurs traditions. L'occupation vise aussi à dénoncer les injustices historiques subies par les peuples autochtones aux États-Unis. Les occupant·es exigent notamment que le gouvernement fédéral respecte les traités historiques qu'il a signé avec les différentes nations – traités qu'il a plus souvent qu'autrement bafoués.
D'ailleurs, le lieu choisi pour l'occupation n'est pas anodin. Situé au cœur du Dakota, Wounded Knee entre dans l'histoire en 1890 alors que l'armée américaine y commet un massacre. Dans un contexte de guerre et de famine, alors que les territoires sioux sont confisqués par le gouvernement américain et les communautés autochtones disséminées, le 7e régiment de cavalerie, appelé pour « pacifier » la population de Wounded Knee, fusille entre 300 et 350 personnes. C'est pour se rappeler de ce massacre, mais aussi des luttes des peuples autochtones pour leur souveraineté, qu'un des slogans les plus populaires du AIM est “Remember Wounded Knee” (rappelons-nous de Wounded Knee).
Ras-le-bol et revendications
Lors de l'occupation de 1973, les militant·es prennent possession de plusieurs bâtiments dans la localité de Wounded Knee, dont le musée, une station-service et quelques églises. Les occupant·es proclament alors l'indépendance de la nation oglala (Oglala Independant Nation), un geste qui exprime le refus des habitant·es de Pine Ridge de se soumettre plus longtemps à l'oppression coloniale et aux structures gouvernementales corrompues (les conseils tribaux) imposées par le gouvernement américain.
Cette déclaration d'indépendance n'est pas que symbolique : elle s'appuie sur un traité de 1868 signé entre les Sioux et le gouvernement des États-Unis. Les occupant·es exigent de négocier de nation à nation, mais le gouvernement fédéral décide plutôt de déloger les occupant·es par la force. Très vite, l'occupation tourne à l'affrontement armé. Pendant 71 jours, plus de 300 personnes résistent à une importante force militaire et paramilitaire composée de soldats, d'agents du FBI et de policiers locaux. Au terme de l'occupation, on dénombre deux morts, assassinés par les forces répressives.
Legs et échos
L'occupation, bien que spectaculaire, n'a pas d'effet immédiat sur la réserve de Pine Ridge ; les relations entre les militant·es traditionalistes et le conseil tribal s'enveniment et la violence y perdure. Par contre, l'occupation de Wounded Knee fait apparaître au grand jour les revendications des nations autochtones aux États-Unis. L'action mobilise l'opinion publique qui se montre généralement favorable aux revendications des occupant·es. De plus, Wounded Knee contribue à former une nouvelle génération de militant·es pour les droits des peuples autochtones. Entre autres, certaines des militantes présentes à Wounded Knee forment l'année suivante l'association Women of All Red Nations. C'est aussi à ce moment que le AIM commence ses actions au Canada, notamment avec le blocage de Cache Creek en 1973.

L'écho du AIM dépasse les frontières coloniales – frontières que l'AIM ne reconnaît pas, d'ailleurs. Des membres de nations autochtones s'inspirent de leurs actions depuis 50 ans, partout à travers le monde. Lors de l'occupation de Wounded Knee, des militant·es kanien'kehá:ka sont allé·es soutenir leurs camarades aux États-Unis. À partir de 1973, de nombreuses organisations de défense des droits autochtones se rallient à l'AIM et à sa vision, et, dans les années qui suivent, quelques sections de l'AIM sont créées du côté canadien de la frontière. Les expériences d'occupations et de blocages, de réclamations territoriales et d'actions directes se poursuivent depuis, au Canada comme aux États-Unis.
Pendant les années qui suivent Wounded Knee, l'AIM continue d'offrir son appui aux luttes que mènent les communautés autochtones du côté canadien de la frontière – en autant que celles-ci le demandent, peut-on lire dans des entrevues avec des membres de l'AIM publiées dans Akwesasne Notes. C'est ainsi que les luttes de Ganienkeh (1974), de Fort Kanasaraken (1979), d'Oka (1990) et d'Ipperwash (1995), parmi d'autres, s'inscrivent clairement dans la continuité de Wounded Knee. C'est aussi le cas du blocage du chantier de l'oléoduc Dakota Access, de 2016 à 2017, par des militant·es autochtones à Standing Rock dans le Dakota du Nord. Ainsi, depuis 50 ans, les luttes pour les souverainetés autochtones se poursuivent, par tous les moyens nécessaires.
Sources
Blouin, Philippe (coord.), Matt Peterson, Malek Rasamny et Kahentinetha Rotiskarewake. La Mohawk Warrior Society, Éditions de la rue Dorion, 2022, 462 pages.
« On the Road to Wounded Knee », Indian Nation, Vol. 3, No. 1, Avril 1976
« The Struggle Continues – Wounded Knee », Akwesasne Notes, Vol. 5, No. 3, Juin 1973 « Voices from Wounded Knee », publié par les Akwesasne Notes (éditeur lié au journal du même nom).
Mélissa Miller est membre du collectif d'Archives Révolutionnaires.
Illustration : « Show your Solidarity with the Indian Nations », affiche de l'occupation de Wounded Knee, 1973, Library of Congress.
Photo : Image tirée de l'épisode 5 de la série documentaire We Shall Remain, « Wounded Knee ».

Les leçons de la pandémie pour le monde du travail

Les masques ont eu beau disparaître de la plupart des espaces publics au Québec, la COVID-19 et ses conséquences ont encore un impact important, notamment sur le monde du travail.
Sans chercher à faire un bilan exhaustif des transformations induites par la pandémie et les confinements, penchons-nous sur deux enjeux encore bien d'actualité : d'une part, la notion d'« anges gardiens », en particulier dans le secteur de la santé, et, d'autre part, la forte augmentation du télétravail.
Les « anges gardiens »
C'est désormais un lieu commun, la pandémie a révélé, pour celles et ceux qui n'en avaient pas encore conscience, l'importance cruciale de certains corps de métier dans la survie même de nos sociétés en temps de crise. Outre le personnel de la santé, les employé.e.s des épiceries et de la livraison à domicile se sont vus octroyer le titre de « travailleurs et travailleuses essentiels » dans un sens plutôt positif, alors que nous avions pris l'habitude d'utiliser cette expression principalement pour limiter la capacité d'action collective de groupes de personnes salariées (par exemple, en empêchant des grèves par le recours à la Loi sur les services essentiels).
Toutefois, une autre expression est venue teinter le discours public, une expression que même le premier ministre a utilisée. Ces travailleuses et travailleurs, en particulier dans le secteur de la santé, ont rapidement été qualifié·es d'« anges gardiens ». Derrière une intention de valorisation se cache pourtant une conception très problématique du travail dans ce domaine. Il n'est, en effet, pas anodin de recourir à un vocabulaire de l'ordre du religieux lorsque l'on traite des travailleuses et travailleurs de la santé.
D'abord, les anges, par définition, sont des êtres surnaturels n'ayant pas les mêmes besoins physiologiques ni matériels que les êtres humains. Inutile donc de réfléchir à leurs conditions de travail, leur rémunération, leur santé mentale, etc… En outre, ce registre du religieux renvoie à une autre expression commune, soit celle de la « vocation ». Il était ainsi courant d'affirmer que l'on devenait infirmière, enseignante ou… religieuse, par « vocation » et non par besoin de générer un revenu digne. La vaste majorité des services dans le domaine des soins, comme de l'éducation, ont d'ailleurs longtemps été, au Québec, à la charge des communautés religieuses. Or, la « rémunération » des sœurs relevait moins de la logique salariale appliquée à l'économie capitaliste qu'à celle des vœux qu'elles avaient formulés, notamment de pauvreté.
Ceci nous amène à un dernier constat, évident : les anges n'ont pas de sexe (ou de genre). Comme l'ont à maintes reprises démontré les autrices féministes, ces carrières « vocationnelles » étaient dans leur vaste majorité destinées à des femmes, et cette caractérisation a ainsi contribué à dévaloriser durablement leur travail. Un quart de siècle après l'adoption de la Loi sur l'équité salariale au Québec, nous voici à
souligner à nouveau les glissements potentiels (et dangereux) d'un vocabulaire qui, sous couvert de bienveillance, jette un voile opaque sur la réalité du travail de nombreuses femmes et la nécessité de le compenser de façon digne et équitable.
Les leçons de la pandémie ont-elles été retenues ? Si on regarde du côté de l'Ontario, rien ne le laisse penser. On blâmait encore récemment le gel de salaire imposé par le gouvernement Ford dans la fonction publique pour la pénurie importante de personnel infirmier dans le réseau de la santé de la province. Au Québec, les négociations du secteur public sont le nouveau théâtre au sein duquel se joue ce débat. Les « anges gardiens » viennent réclamer leur dû et rappellent au gouvernement Legault que leur travail « essentiel » doit se payer en salaires permettant de confronter l'inflation galopante et non à coup de remerciements ou de primes ponctuelles accordées sans même consulter les organisations syndicales. Souhaitons qu'à terme, au moins dans ce domaine, l'expérience de la pandémie porte fruit et contribue à la juste valorisation de ces emplois.
Le télétravail
Autre réalité imposée par les confinements : le télétravail. En mars 2020, quasiment du jour au lendemain, des millions de travailleuses et travailleurs se retrouvent à devoir improviser un nouveau bureau à domicile, dans une multitude d'emplois liés aux services. Solution temporaire, d'urgence, encadrée de façons très variables par les employeurs, elle disparaît totalement dans certains domaines une fois les confinements terminés, mais devient au contraire une nouvelle norme pour d'autres. La pandémie et ses impératifs ont créé des attentes, et parfois ouvert des chemins que l'on n'imaginait pas pouvoir explorer auparavant. Les pressions poussant vers le télétravail sont multiples : parfois, ce sont les employeurs qui le considèrent comme une source d'économie potentielle ou une façon d'élargir leur bassin de recrutement, parfois ce sont les personnes salariées elles-mêmes qui le réclament, y voyant un moyen de mieux concilier travail et vie personnelle.
Trois ans après les premiers confinements, deux constats s'imposent : d'une part, le télétravail est en forte augmentation par rapport à l'avant-pandémie et est sans doute là pour rester ; d'autre part, les modalités de son application sont encore en pleine définition dans de nombreux milieux de travail. On en veut pour preuve la négociation actuelle dans la fonction publique fédérale. Alors que la pratique du télétravail y était tout au plus marginale avant la pandémie, elle s'y est généralisée. Sondé·e·s par leurs syndicats, les fonctionnaires fédéraux·ales ont indiqué massivement ne pas vouloir revenir dans leurs bureaux, tout en soulignant que le télétravail n'avait en rien nui à leur productivité puisque des programmes publics sans précédent avaient pu être instaurés par le gouvernement fédéral pendant la COVID-19. De son côté, le Conseil du Trésor, qui dirige les négociations du côté patronal, a envoyé de nombreux messages contradictoires. Promettant dans un premier temps flexibilité et autonomie des différents ministères, il a récemment décidé d'imposer un modèle unique de deux à trois jours de travail au bureau par semaine à tou·tes sesemployé·es, soulevant l'ire de celles et ceux-ci ainsi que de leurs organisations syndicales.
Le télétravail charrie toutefois encore de nombreux enjeux. Si, dans le cas des fonctionnaires fédéraux, il semble être un choix vastement majoritaire, est-il vraiment toujours choisi dans les milieux qui le pratiquent, ou plutôt imposé plus ou moins directement par les employeurs ? Quand il est instauré, quelles obligations s'imposent à l'employeur tant en matière d'équipements que de santé et sécurité du travail ? Jusqu'où peut aller son contrôle sur le travail effectué à domicile ? Comment ces nouvelles pratiques s'articulent-elles avec le droit à la déconnexion, de plus en plus réclamé par les travailleuses et travailleurs ?
Finalement, que nous dit cette envie de télétravail chez plusieurs personnes salariées ? Dans une économie capitaliste, les milieux de travail ont toujours été des espaces de tension. Ils incarnent le rapport d'aliénation et de subordination imposé par le contrat de travail, mais ils constituent également des lieux de socialisation, d'échanges, et parfois même d'émancipation lorsqu'ils permettent la création de solidarités, y compris et surtout face aux employeurs eux-mêmes. C'est ici que le télétravail vient questionner la pratique syndicale elle-même : les syndicats sont-ils prêts pour la « télémilitance » ? Les avantages des assemblées en Zoom, qui rejoignent sans doute plus de membres, compenseront-ils l'absence des liens directs, des conversations de corridors, des délibérations en personne où les échanges sont souvent plus riches ? Sans parler des effets pervers du télétravail sur les conflits eux-mêmes. Dernièrement, tant le Nouveau-Brunswick que l'Ontario ont suggéré à leur personnel enseignant de passer en téléenseignement, non pas en raison d'une pandémie ou d'une tempête de neige, mais bien pour contourner d'éventuels piquets de grève… Les balises restent donc à adopter et qu'il s'agisse de reconnaissance salariale ou de télétravail, la pandémie et ses conséquences n'ont pas fini de nous interpeler.
Sans en changer les fondements, elles jettent un éclairage nouveau sur les rapports de pouvoir du travail, sur l'arbitraire patronal, mais aussi sur les capacités d'émancipation par l'organisation collective qui s'offrent aux travailleuses et travailleurs.
Photo : Heiner Engbrocks (CC BY-NC)

Transformations dans l’écriture

Comment décrire l'état actuel de l'écriture inclusive dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la sphère publique et dans l'univers académique ? À bâbord ! s'est entretenu sur ce sujet avec Alexandra Dupuy, doctorante en linguistique à l'Université de Montréal. Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
À bâbord ! : S'interroger sur les liens entre la langue et le genre, est-ce si nouveau ?
Alexandra Dupuy : Non ! Pensons simplement à la question de la féminisation qui a beaucoup fait parler et ce, sur une période très étendue. D'ailleurs, ce n'est que très récemment que la France a finalement accepté la féminisation des noms de métiers et c'est le résultat d'un long travail. Le Québec a influencé ce mouvement. Dans les années 1970, en réaction au travail militant de femmes, l'Office québécois de la langue française (OQLF) avait déjà recommandé l'usage des formes des noms de métiers au féminin. Ces militantes avaient dénoncé, dans une publication du Conseil du statut de la femme, que les femmes n'étaient pas nommées dans des documents destinés à des personnes qui allaient sur le marché du travail. Les pratiques étaient très variées en la matière et les femmes ne se sentaient pas incluses. Elles ne sentaient pas que les documents s'adressaient à elles.
Même au Moyen-Âge, il y a des histoires de nonnes qui ont écrit des poèmes religieux avec des noms féminins qui étaient refusés comme « autrix ».
ÀB ! : En septembre dernier, vous étiez invitée à une table ronde portant sur la façon d'aborder la diversité en sociolinguistique. Quelles ont été vos observations et vos contributions ?
A. D. : J'ai insisté sur l'inclusion, mais pas uniquement en termes de genre, puisque ma définition de l'inclusion est beaucoup plus large. J'ai parlé de « qui parle de qui ? ». Est-ce qu'on réalise des efforts et est-ce qu'on prend des actions concrètes pour s'assurer d'avoir une diversité de personnes qui se retrouvent dans le milieu de la recherche ?
Quand on fait de la sociolinguistique, c'est particulier de constater qu'une partie limitée de la société se prononce pour la société au grand complet. Il faut aussi se questionner sur comment on parle de cette société. S'assure-t-on, lors de collectes de données, d'avoir une diversité de profils ? Il me semble que c'est problématique particulièrement d'une perspective scientifique, d'établir un portrait de la langue parlée sur la base exclusive de personnes universitaires blanches. Il faut, entre autres, prendre en compte les personnes dyslexiques, malentendantes et aveugles et leur moyen d'entrer en relation avec la langue. Notre travail de linguiste est de faire état de toutes ces situations.
ÀB ! : Que penser de l'entrée du pronom « iel » dans le dictionnaire Le Robert ?
A. D. : À savoir si c'était un coup de marketing, peut-être, mais c'est un très bon coup. On n'a jamais autant parlé de ce pronom qui, initialement, était surtout connu dans les milieux militants. Maintenant, de plus en plus de personnes utilisent ce nouveau signe linguistique pour nommer une réalité. En revanche, il y a aussi des poches de résistance, même dans la communauté des linguistes. Fait intéressant, cette résistance à l'égard de ces néo pronoms ne semble pas être corrélée à l'âge.
ÀB ! : Comment qualifier l'état de l'écriture inclusive dans les médias québécois ?
A. D. : Je me souviens avoir lu une entrevue dans Le Devoir avec une personne non-binaire. La personne journaliste a écrit « iel » entre guillemets. Je me suis dit « tiens, c'est intéressant, parce que jamais on aurait placé les pronoms « elle » ou « il » entre guillemets. Puis, plus tard, dans le même journal et pour une autre entrevue, les guillemets ont disparu ! Je constate qu'il y a encore des réticences, mais qu'il y a aussi de l'ouverture. Dans notre société, il y a des personnes non-binaires. Iels donnent et donneront des entrevues dans les journaux et les médias et iels devront être nommé·es.
Une occurrence s'est observée à Radio-Canada. Xavier Gould, une personne artiste, queer et non-binaire originaire du Nouveau-Brunswick a contribué à un reportage sur la non-binarité. Or, dans l'article, on faisait référence à Xavier en utilisant le mauvais pronom. Avec raison, l'artiste s'est indigné·e publiquement et Radio-Canada a dû se doter d'une politique pour ne pas mégenrer les personnes.
ÀB ! : Quelles sont vos observations sur la langue en ligne et les rapports aux genres ?
A. D. : C'est comme si la langue en ligne se situait entre la langue orale et la langue écrite. Certains patrons de la langue parlée vont possiblement se refléter dans la langue écrite. Si, dans la langue orale, les personnes ont tendance à utiliser des formes comme « toustes » ou « celleux », c'est probable que dans la langue écrite en ligne, ces formes vont être aussi employées, étant donné le contexte moins formel. Il y a une liberté sur les réseaux sociaux qui favorisent l'invention de nouveaux codes. Par exemple, il y a des communautés linguistiques et des codes linguistiques sur les réseaux sociaux qui sont différents de ceux utilisés dans la vie professionnelle. Une personne peut se créer une communauté propre aux intérêts des personnes queer non-binaires et alors adopter des codes linguistiques propres à cette communauté. Ces codes seront en premier utilisés dans la communauté, puis leur emploi pourrait être élargi. Notre rapport à la langue a été transformé par notre utilisation des ordinateurs et de nos échanges rapides avec une diversité de personnes sur Internet. Il faut le souligner.
ÀB ! : Quelles sont les normes rédactionnelles les plus supportées en recherche ? En d'autres mots, quelles sont les bonnes pratiques à privilégier en recherche ? Quels sont les prochains défis pour rendre visibles et lisibles toutes les identités dans notre langage ?
A. D. : Les normes rédactionnelles en recherche sont très variables. On observe toutefois que des personnes vont rédiger leur mémoire et leur thèse avec des formes inclusives. J'ai moi-même utilisé des formes inclusives lors de la rédaction de mon mémoire. En effet, j'ai utilisé le néologisme « locutaire » (une personne qui parle une langue) plutôt que « locuteur » ou « locutrice ». Pour l'instant, l'emploi des formes inclusives dans les écrits universitaires n'est pas généralisé, même si on observe des personnes qui désirent qu'il le soit.
En 2022, le réseau de l'Université du Québec a publié un guide dans lequel on retrouve les grandes lignes rédactionnelles de l'écriture inclusive. Cela est manifestement une ouverture, mais ce ne sont pas tous les plans de cours qui sont rédigés de manière inclusive. Notons aussi que certaines chaires de recherches s'intéressent de près à ces questions et que les étudiant·es qui s'identifient au mouvement queer sont davantage visibles et souhaitent être aussi nommé·es et exister dans la langue.
De mon point de vue de sociolinguiste, l'une des bonnes pratiques que je souhaite mettre en lumière, c'est l'écoute. C'est important d'écouter quand on étudie la société, parce qu'elle évolue au même titre que la science et que la langue. Faire preuve de réticence, ce n'est pas utile, car la langue va tout de même évoluer et notre discours ne sera plus cohérent.
ÀB ! : Quels sont vos souhaits pour l'avenir du langage inclusif ?
A. D. : Un de mes souhaits, ce serait que l'OQLF s'intéresse à l'établissement de normes nationales en réalisant une étude auprès des personnes et groupes concerné·es pour éventuellement créer un guide. Je suis consciente que s'il y avait une norme nationale, elle ne serait pas nécessairement respectée, mais elle serait une référence et j'espère que cela pourrait en quelque sorte démocratiser les démarches.
J'ai aussi le souhait que l'on cesse la condescendance et l'âgisme liés à l'écriture inclusive. Les jeunes sont une part importante de notre société et on doit reconnaître toute la légitimité qu'a cette population de se préoccuper de leur langue, de notre langue. Si on souhaite que les jeunes s'approprient la langue, il faut au moins qu'illes puissent y être nommé·es sans être mégenré·es.
Un autre de mes souhaits, c'est qu'on s'intéresse davantage aux personnes de notre société qui éprouvent de la difficulté avec la langue écrite et la lecture – et elles sont nombreuses – dans la recherche de formes inclusives plus universelles. Rendre plus accessibles la lecture et l'écriture en prenant en considération le plus grand nombre de personnes est un défi de taille. Cela exigera du temps, et c'est normal !
Illustration : Elisabeth Doyon

Lumière sur les allumetières

L'ouvrage de l'historienne Kathleen Durocher est d'une importance capitale pour mieux comprendre le sort qui a été réservé aux ouvrières de la manufacture d'allumettes.
Kathleen Durocher est candidate au doctorat en histoire et en études féministes à l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Titulaire d'une maîtrise en histoire de l'Université d'Ottawa, elle a récemment publié aux Presses de l'Université d'Ottawa, Pour sortir les allumetières de l'ombre – Les ouvrières de la manufacture d'allumettes E. B. Eddy de Hull (1854-1928), un essai pionnier qui émane de ses travaux de recherche. Elle y explique le destin de celles qu'on appelle les « allumetières », les femmes ayant œuvré au sein de l'allumière de la E.B. Eddy à Hull, la principale productrice d'allumettes au pays entre les années 1870 et 1928. C'est d'ailleurs en leur honneur que l'ancien boulevard de l'Outaouais, à Gatineau, a pris le nom du boulevard des Allumetières. À cette époque, l'électricité n'était pas ce qu'elle était aujourd'hui, d'où l'importance de l'industrie de production des allumettes, essentiellement dominé par des hommes.
Dans un article publié dans la revue Ouvrage en octobre 2020, Durocher relate que « [d]urant des décennies, des centaines d'employé·e·s, principalement des adolescentes et des jeunes femmes, s'affair[aient] à l'emballage des bouts de bois inflammables. Travaillant dans des conditions difficiles, entre 50 et 60 heures par semaine, et ce, toute l'année, elle ne gagn[aient] qu'un maigre salaire octroyé à la pièce. » En outre, leur exposition à la nécrose maxillaire causée par le phosphore blanc provoque la perte des dents en plus de la décomposition des os et de la mâchoire. Cette terrible maladie n'a que pour seul « remède » l'ablation de la mâchoire.
Faute de moyens financiers, nombreuses sont celles qui furent obligées de subir cette opération à domicile plutôt qu'en milieu hospitalier. Le phosphore blanc fut d'ailleurs interdit en Europe à la fin du ١٩e siècle et est aujourd'hui considérée comme une arme incendiaire par les Nations Unies. On comprend donc que le dur labeur de ces allumetières met leur santé et sécurité en péril, notamment en raison de la toxicité des matériaux qu'elles manipulent et du risque incessant d'incendie qui accompagne leur travail, telle une épée de Damoclès.
De fil en aiguille, et devant ce système d'exploitation, les travailleuses décident, à partir de 1928, de se mobiliser, et ce, sous la bannière d'un syndicat catholique et exclusivement féminin. Celles qui avaient longtemps été éclipsées des tentatives de syndicalisation de leurs collègues masculins connaissent une réussite qui rayonnera à travers le Canada, en plus de marquer la région de Hull. Ce syndicat aura eu à sa tête une dénommée Donalda Charron, la première femme présidente d'un syndicat au Québec.

Le syndicat des allumetières a aussi connu de nombreuses peines. Au cours de leur courte histoire, les allumetières syndiquées subirent deux conflits de travail dont le second tuera leur mouvement contrairement au premier, où elles purent obtenir plusieurs gains au niveau de leurs conditions de travail et de leur capacité de négociation. Le litige au cœur du premier conflit concerne « la question des doubles équipes de travail requises par l'employeur pour faire face à la demande accrue du marché. Malgré le lock-out imposé par la compagnie, les allumettières obtiennent gain de cause et se voient accorder des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail ».
Les réjouissances pour les Allumetières seront toutefois brèves, car en 1924, la compagnie Eddy menace à nouveau de réduire les salaires qu'elles avaient obtenus lors du premier conflit de travail : « les ouvrières abandonneront alors leur travail sans consulter le syndicat, réaction à laquelle la compagnie rispostera par une contre-grève de neuf semaines. Le syndicat obtiendra gain de cause mais, cette fois-ci, la conjoncture économique remettra en cause la fabrication d'allumettes chez E.B. Eddy. Elle fermera définitivement cette section en 1928 pour ne conserver que la seule production du papier. » [1]
Malgré ce qui apparaît, en surface, être un échec, l'expérience des Allumetières a permis de mettre en lumière le problème social du harcèlement sexuel en contexte de travail et a également marqué l'imaginaire collectif.
L'Histoire a la fâcheuse tendance de faire silence sur les réalisations et les accomplissements des femmes, et ce, au profit des hommes. C'est notamment pour lutter contre cet effacement et cette invisibilisation que l'ouvrage de Durocher fait sens. Première étude historique portant sur ces syndicalistes, il y a fort à parier que grâce au travail intellectuel de Kathleen Durocher qui pave la voie à d'autres études du même genre, les allumetières ne figureront plus jamais dans l'ombre.
[1] Citations tirées de Bilan du siècle, site encyclopédique de l'histoire du Québec depuis 1900 de l'Université de Sherbrooke. En ligne : https://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/20909.htm
Illustration : Elisabeth Doyon
Photo : Les allumettières. Archives de la confédération des syndicats nationaux

Le rôle du gouvernement canadien an Ayiti

Ayiti s'embourbe dans un cycle de crises à répétition. Les services publics sont détruits, l'économie criminelle s'impose et bloque tout développement de l'économie nationale, la pauvreté extrême s'approfondit, les élites sont incapables de résoudre les problèmes globaux par leurs propres moyens. Le Canada, sous le couvert de l'aide internationale, joue un rôle dans le maintien de l'occupation d'Ayiti.
Ces crises s'inscrivent aussi dans un contexte mondial caractérisé par l'internationalisation accentuée du capital et l'aggravation alarmante de la crise environnementale. La communauté internationale a une volonté plus ou moins affichée de renforcer l'occupation d'Ayiti pour consolider ses positions géopolitiques. Ces crises s'inscrivent aussi dans un contexte mondial caractérisé par l'internationalisation accentuée du capital et l'aggravation alarmante de la crise environnementale.
Le Canada, pour des raisons historiques, se voit lui-même et est vu par les membres du Core Groupe – un groupe consultatif regroupant les ambassadeurs de l'Allemagne, le Brésil, le Canada, l'Espagne, les États-Unis, la France et de l'Union européenne – comme l'entité idéale pour asseoir le dispositif adéquat.
Engagés à fond dans leur effort de guerre au Moyen-Orient et en Afrique, les États-Unis d'Amérique du Nord et l'Union européenne se sont relativement désengagés dans les Caraïbes, modifiant ainsi le rôle géostratégique de cette région. C'est précisément le vide laissé aujourd'hui dans la région par ces deux grands acteurs mondiaux que le Canada, membre à la fois du Commonwealth et de la Francophonie, essaie de combler, en jouant la carte de la coopération avec Ayiti, dont les liens sont particulièrement étroits du fait notamment de la présence massive d'Ayitien·nes au Québec.
L'aide canadienne est principalement orientée vers les ONG et parallèlement remet en question les capacités de l'État ayitien à en assurer la gestion. Pour bien comprendre cette dynamique, il importe de brosser un portrait historique des relations entre Ayiti et le Canada et faire un survol rapide de la situation actuelle.
Survol historique des relations canado-ayitiennes
Les premières relations diplomatiques entre Ayiti et le Canada datent de 1937 et vont s'officialiser en 1954. Elles se renforcent au fil des ans, notamment avec la présence significative de la diaspora ayitienne au Canada, en particulier au Québec.

Dès les années 30, le Canada devient une destination d'étude pour de nombreux étudiant·es ayitien·nes. L'immigration ayitienne au Canada se poursuit par vagues successives à partir des années 1960. Les premières cohortes sont constituées de militant·es politiques, d'intellectuel·les, d'artistes et professionnel·les poussé·es à l'exil par la dictature féroce de Duvalier. Dans les années 1970, ce sont des travailleur·euses et des ouvrier·ères qui fuient Ayiti pour venir s'installer au Canada à cause des politiques intenses d'ajustement structurel qui déstructurent l'économie ayitienne. Depuis, l'afflux de migrant·es ayitien·nes (avec ou sans papier) et de réfugié·es n'a cessé de croître ce, en dépit des difficultés auxquelles ils et elles sont confronté·es et des épreuves qu'ils et elles subissent.
Les relations entre Ayiti et le Canada se développent également à travers les organisations canadiennes qui œuvrent directement en Ayiti. La pénétration économique du Canada en Haïti s'accentue avec la présence d'hommes d'affaires et de compagnies canadiennes (Icart, 2007). Les intérêts d'entreprises canadiennes pour l'exploitation de gisements d'or et de cuivre sont connus. D'ailleurs, en 1997, deux conventions minières ont été signées (sanctionnées en 2005, un moratoire a été imposé en 2013 par le Sénat Ayitien) entre le gouvernement ayitien et deux sociétés minières, filiales de sociétés canadiennes basées à Montréal. Mais, les relations commerciales bilatérales entre Ayiti et le Canada sont peu significatives.
Rôle du Canada en Ayiti
Depuis 2004, le Canada joue un rôle actif et significatif dans la mise sous tutelle d'Ayiti et sa perte de souveraineté. Différentes missions dites de stabilisation et de maintien de la paix sont déployées en Ayiti depuis plus de 20 ans. Les Forces armées canadiennes et des forces policières civiles ont fait partie des Casques bleus des différentes missions de l'ONU en Ayiti. Le Canada préside le Groupe consultatif ad hoc du Conseil économique et social des Nations Unies sur Ayiti (ECOSOC-AHAG), sans oublier le rôle qu'il joue aussi auprès des instances internationales comme OEA et OIF. Créé en 1999, l'ECOSOC-AHAG a pour mission de faire des recommandations en vue d'une meilleure adéquation, cohérence, coordination et efficacité de l'assistance (aide) internationale à Ayiti. Cette structure est réactivée en novembre 2004 et depuis, le Canada en assure la présidence.
Ce groupe consultatif ad hoc sur Ayiti demande en juillet 2022 au Conseil de sécurité des Nations Unies l'extension du mandat du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) [1] , qui a pour mandat « appui à bonne gouvernance, stabilité, professionnalisation de la police, réduction de la violence communautaire et de la violence des gangs ». Ce mandat a été actualisé et sera en vigueur jusqu'en juillet 2023.
En outre, les fonds de développement canadiens sont principalement orientés vers la sécurité, ce qui se traduit par le renforcement de la police et d'autres organismes de justice pénale, faisant ainsi de la réforme de la police un objectif majeur de la politique étrangère du Canada. Pourtant, la réforme de la police a un côté sombre qui peut étendre la violence, la corruption et l'impact néfaste que les pratiques surannées de justice pénale peuvent avoir sur la cohésion communautaire.
À ce propos, Davis [2] explique comment le côté obscur qui accompagne l'imposition de transitions démocratiques préemballées se traduit souvent par la violence et la détérioration de l'État de droit. Il est notable que l'aide fournie par le Canada et les Nations Unies en Ayiti était basée sur la formation et la distribution de technologies aux membres de groupes paramilitaires qui ont comblé un vide de pouvoir après la destitution d'Aristide et qui sont devenus membres de la Police nationale d'Ayiti.
Ce nouveau rôle hégémonique du Canada se manifeste à travers sa participation et sa contribution à la constitution du Core Groupe. Le Canada, aujourd'hui, prend la direction des opérations sous la houlette de l'Oncle Sam.
Interventions directes dans les affaires internes
Aujourd'hui, Ayiti fait face à une « guerre de basse intensité », une guerre larvée liée à la manière dont les richesses vont être distribuées. Il ne s'agit pas d'une guerre conventionnelle, même si on est exposé à des formes d'agressions qui s'approchent et s'apparentent à une situation de guerre.
Le gouvernement canadien est de plus en plus à l'avant-scène et prend des initiatives claires de contrôle et de domination d'Ayiti. Il a soutenu différents gouvernements fantoches, décriés, illégitimes, illégaux ou inconstitutionnels, qui depuis 2010 renforcent la formation ou le renforcement de gangs criminalisés. Très peu a été dit sur les massacres, des centaines de kidnappings sur la population ruinant la classe moyenne, paupérisant davantage les classes populaires, semant le deuil et le désespoir dans les familles ; rien n'a été dit sur les répressions systématiques et sauvages de la police nationale formée aux bons soins des forces canadiennes sur les manifestant·es.
En résumé, les interventions canadiennes à ce jour ne visent qu'à encourager un ordre social d'apartheid dans lequel les classes populaires sont mises hors de la sphère de la prise des décisions politiques, économiques et sociales du pays en ignorant les solutions alternatives endogènes et en priorisant le statu quo.
[1] Le mandat a été établi par la résolution 2476 du Conseil de sécurité du 25 juin 2019 et déployé sous le Chapitre VI de la Charte des Nations Unies.
[2] D. Davis, « Undermining the Rule of Law : Democratization and the Dark Side of Police Reform in Mexico » Latin American Politics and Society, 48, no 1 (2006)
Chantal Ismé militante féministe et politique, membre de la Coalition Haïtienne au Canada contre la dictature en Haïti (CHCDDH).
Illustration : Elisabeth Doyon

Droit à l’assurance-chômage : le combat de tous et toutes

En septembre 2022 paraissait aux éditions Écosociété le livre Trouve-toi une job ! Petite histoire des luttes pour le droit à l'assurance-chômage. À bâbord ! s'est entretenu avec Jérémie Dhavernas, avocat du Mouvement Action-Chômage (MAC) et auteur de l'ouvrage. Propos recueillis par Viviana Melisa Isaza Lescano.
À bâbord ! : Qu'est-ce que le Mouvement Action-Chômage ?
Jérémie Dhavernas : Le MAC est un organisme communautaire issu de groupes populaires créés dans les années 70 qui défend les droits des sans-emploi. Le MAC offre des services de formation, d'accompagnement et de représentation juridique afin d'aider les sans-emploi à avoir accès à leur droit de prestations.
ÀB ! : Quelles sont les raisons qui ont convaincu le MAC de Montréal de faire la lumière sur l'histoire récente du chômage et sur la fragilité de cette maille du filet social ?
J. D. : Le MAC revendique l'amélioration et la sauvegarde du programme d'assurance-chômage qui est constamment menacé par les stéréotypes et les préjugés véhiculés par les gouvernements. Pour son 50e anniversaire, nous avons décidé de souligner son histoire et ses luttes contre les réformes du programme d'assurance-chômage et la propagande des gouvernements fédéraux dénigrant les chômeur·euses. En bref, ce discours dit : « un chômeur est un mauvais pauvre, un paresseux et un fraudeur ».
Depuis les années 70, le MAC défend des travailleur·euses qu'on tente d'exclure du régime à l'aide de la loi et de l'application de directives restreignantes, voire agressives, par les fonctionnaires. Il ne faut pas oublier que ces chômeur·euses ont déjà été à l'emploi et ont contribué à la caisse d'assurance-chômage destinée à les aider en cas de perte d'emploi. Ils n'ont pas à avoir honte.
ÀB ! : Comment ces préjugés et ces stéréotypes subsistent encore aujourd'hui ?
J. D. : La source première de cette dynamique est le programme d'assurance-chômage en lui-même. D'abord, le programme exclut dans une très grande majorité les travailleur·euses qui ont dû quitter leur emploi pour diverses raisons et ceux et celles qui ont été congédié·es pour une inconduite, sans égard au nombre d'années durant lesquelles ils et elles ont contribué à l'assurance-chômage.
La deuxième problématique est le traitement inquisitoire et culpabilisant réservé aux sans-emploi. Bien que les chômeur·euses remplissent les critères d'admissibilité, soit avoir un emploi assurable, avoir un arrêt de rémunération et avoir travaillé les heures demandées par le programme, on présumera de leur mauvaise foi, on remettra en doute leur volonté de se trouver un nouvel emploi et on croira davantage la version du patron lorsque la fin d'emploi est litigieuse. Tout ceci s'exprime par une pression sur les sans-emploi qui se traduit par : TROUVE-TOI UNE JOB !
ÀB ! : Le MAC réclame un programme social pour l'assurance-chômage avec « un minimum syndical ». Quel est ce minimum syndical ?
J. D. : Nous avons cinq revendications qui visent à améliorer la couverture des travailleur·euses par le programme d'assurance-chômage.
La première revendication concerne le nombre d'heures de travail nécessaires pour se qualifier au programme d'assurance-chômage. Ce nombre varie d'une région à l'autre, allant de 420 à 700 heures en fonction du taux de chômage de la région de résidence des travailleur·euses sans emploi. Par exemple, si deux travailleur·euses sont mises à pied du même poste, mais demeurent dans deux régions différentes, l'une pourrait toucher l'assurance-chômage alors que l'autre, non, simplement en raison de taux de chômage différents dans leur région respective. Le MAC réclame donc l'uniformisation du nombre d'heures de travail nécessaire pour avoir droit aux prestations et de le fixer à 350 heures dans la période de référence (la dernière année).
La deuxième revendication vise à bonifier la durée des prestations. Présentement, la durée des prestations est de 14 à 45 semaines, dépendamment du taux de chômage régional et des heures travaillées. Le MAC demande pour que les prestations universelles soient versées pendant 50 semaines.
La troisième revendication vise à assurer un taux de prestation à 70 % du salaire avec un plancher de 500 $ par semaine. Nous avons vu avec la pandémie que cette bonification est non seulement faisable, mais nécessaire. Selon Stephen Poloz, gouverneur de la Banque du Canada de 2013 à 2020, la Prestation canadienne d'urgence (PCU) à 500 $ par semaine a sauvé le Canada de la faillite, puisque notre programme d'assurance-chômage était extrêmement précaire.
La quatrième revendication est la fin des exclusions totales pour départ volontaire ou inconduite, afin de rétablir l'accès au programme pour les travailleur·euses dans ces situations.
La dernière revendication est de permettre l'accès aux prestations régulières en cas de situation de chômage sans égard aux prestations parentales reçues. La majorité du temps, ce problème survient lorsque les femmes perdent leur emploi durant ou immédiatement après leur congé de maternité. Au Québec, cette situation survient lorsque le parent touche près d'un an de prestations du Régime québécois d'assurance parentale (RQAP). Encore aujourd'hui, ce parent est presque toujours la mère. Ce sont donc les femmes qui se retrouvent sans protection contre le chômage lorsqu'elles ont le malheur de perdre leur emploi après être devenues parents. Le MAC a représenté six travailleuses dans cette situation devant le Tribunal de la sécurité sociale et a eu gain de cause en janvier 2022. La Commission de l'assurance-emploi du Canada a décidé de porter en appel cette décision, ratant une belle occasion de rendre le programme équitable et juste…
ÀB ! : Comment le programme d'assurance-chômage a-t-il désavantagé les femmes ?
J. D. : Le programme d'assurance-chômage a toujours été et demeure paternaliste. Par exemple, jusqu'en 1957, les épouses devaient respecter des critères supplémentaires pour toucher des prestations dans les deux ans suivant leur mariage, car on jugeait leur demande suspecte. Entre 1940 et 1957, des milliers de femmes ont ainsi perdu leur droit à une protection en cas de chômage.
En 1971, Pierre Elliott Trudeau modifie la Loi sur l'assurance-chômage et crée les prestations de maternité, améliorant la protection des travailleuses. Il imposera toutefois aux femmes enceintes désirant avoir accès au chômage-maternité de cumuler ٢٠ semaines de travail dans la dernière année, dont dix durant leur grossesse, alors que pour les travailleur·euses qui ne sont pas enceintes, on exige huit semaines pour se qualifier. En 1984, la Loi sur l'assurance-chômage est corrigée pour mettre fin à cette discrimination. Cependant, la Loi demeure discriminatoire pour les femmes qui perdent leur emploi pendant ou suite à leur congé de maternité.
Le programme désavantage également les femmes sur d'autres plans. Selon les statistiques de 2016, 53 % des hommes ont accès à l'assurance-chômage contre seulement 35 % des femmes. Pourquoi ? Notamment parce que les règles sévères d'admissibilité laissent de côté les salariées précaires et à temps partiel, qui sont encore en grande majorité des femmes. C'est sans compter les femmes qui seront exclues du programme car elles quittent leur emploi pour s'occuper de leur famille ou de leur entourage, sans que ce départ volontaire soit considéré comme justifié…
ÀB ! : À travers l'histoire du MAC, on en apprend plus sur les crises internes qu'a connues le mouvement, notamment sur la confrontation de deux visions concernant son organisation. La première vision favorise la centralisation et l'action collective, tandis que la seconde est plus favorable à la décentralisation et vise à mieux répondre aux besoins des travailleur·euses sans emploi. Quelle est la vision que priorise le MAC pour revendiquer une meilleure accessibilité au droit à l'assurance-chômage ?
J. D. : Depuis 1990, nous avons une position beaucoup plus équilibrée entre les deux visions, puisque le service individuel nourrit l'action collective. À travers l'éducation populaire, le MAC s'attèle à défaire le stéréotype du mauvais pauvre et à permettre aux chômeur·euses de mieux connaître leurs droits. Nos séances d'information outillent les travailleur·euses, les syndicats et les organismes pour qu'ils puissent mieux naviguer ce programme complexe et parfois déroutant.
Tout ce travail d'éducation et de service individuel permet de mobiliser les gens dans la défense des droits des chômeur·euses, qui font partie des droits des travailleur·euses. Dès sa création, le MAC a d'ailleurs forgé des alliances avec les centrales syndicales pour dénoncer les réformes du programme d'assurance-chômage brimant les droits des sans-emploi. Un exemple récent est celui de la réforme de Harper en 2012, qui modifiait la notion de l'emploi convenable et créait ainsi un système punitif qui sanctionnait les chômeur·euses dit·es « fréquent·es », en les obligeant à chercher un emploi sous-payé. Dans cette même réforme, le gouvernement Harper mettait sur pied le Tribunal de la sécurité sociale, complexifiant indûment le processus d'appel afin de décourager les chômeur·euses de défendre leurs droits. Grâce à la mobilisation, cette réforme a depuis été abolie, ce qui démontre la force de l'action collective.
Il faut également souligner que le MAC fait partie du Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi (MASSE) qui lutte depuis plus de vingt ans pour la mise en place d'un régime d'assurance-chômage juste et universel. Le MASSE rassemble 17 groupes membres dans dix régions du Québec et du Nouveau-Brunswick. Le MASSE et ses groupes membres font de l'action politique en se mobilisant avec des syndicats et organisations alliés contre des politiques affectant l'accessibilité au programme d'assurance-chômage. À titre d'exemple, on peut penser aux groupes de l'Est-du-Québec qui revendiquent une meilleure couverture pour les travailleur·euses de l'industrie saisonnière et qui se sont rendus cet automne à Ottawa pour rencontrer les différents partis fédéraux.
ÀB ! : Qu'est-ce que la pandémie et le déploiement de la prestation canadienne d'urgence (PCU) ont démontré quant au programme d'assurance-chômage ?
J. D. : La pandémie a démontré que le programme d'assurance-emploi est extrêmement fragile, à un point tel que le premier ministre Trudeau a dû créer la PCU afin de ne pas accentuer la crise économique. Ce constat d'échec a pavé la voie à une promesse de réforme de l'assurance-chômage.
Plus concrètement, la PCU et les mesures temporaires à l'assurance-chômage qui ont suivi jusqu'en 2022 ont été un laboratoire permettant de tester certaines revendications portées par le MAC. Par exemple, le montant de la PCU était de 500 $, ce qui correspond à la revendication du MAC sur un taux plancher de prestations. Lors du déploiement des mesures transitoires qui ont suivi à l'assurance-chômage, on a pu constater que l'abolition du délai de carence, le prolongement de la durée des prestations à 50 semaines et la diminution du nombre d'heures travaillées requis pour se qualifier étaient des mesures tout à fait applicables et bénéfiques.
ÀB ! : Quelles sont d'autres contributions importantes du MAC ?
J. D. : Il y a eu la victoire juridique pour les chômeur·euses âgé·es de 65 ans qui étaient exclu·es du programme d'assurance-chômage en raison de leur âge. En 1989, la Cour d'appel fédérale déclarait que la disposition qui prévoyait leur exclusion était contraire à la Charte canadienne des droits et libertés et constituait de la discrimination basée sur l'âge. Suite à cette décision, le MAC, avec l'appui des centrales syndicales, a publiquement demandé au gouvernement Mulroney de ne pas porter la cause en appel, ce qu'il refusa. Finalement, la Cour suprême confirmera en 1991 que la disposition est discriminatoire, une grande victoire pour les travailleur·euses de plus de 65 ans !
Comme mentionné précédemment, le MAC représente en ce moment six travailleuses qui ont été privées de leur droit à l'assurance-chômage en raison de leur congé de maternité. Le Tribunal de la sécurité sociale du Canada a donné raison au MAC en jugeant que la Loi sur l'assurance-emploi était discriminatoire. Cette décision a été portée en appel et l'audience aura lieu à la fin mars. Un dossier à suivre avec beaucoup d'intérêt !
Illustration : Elisabeth Doyon