Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

L’anti-wokisme et ses intellectuel·les : le cas de Nathalie Heinich

Parmi les cautions intellectuelles de l'anti-wokisme, on retrouve la sociologue française Nathalie Heinich. On se réclame de son autorité intellectuelle jusque dans les pages (…)

Parmi les cautions intellectuelles de l'anti-wokisme, on retrouve la sociologue française Nathalie Heinich. On se réclame de son autorité intellectuelle jusque dans les pages du Journal de Montréal. Ses prises de position méritent pourtant d'être replacées dans leur véritable contexte d'énonciation.

Les wokes peuplent les pages de l'actualité québécoise depuis bientôt trois longues années. C'est autour ou à partir de ce qu'on a appelé « l'affaire Lieutenant-Duval » que s'est essentiellement construit, au Québec, le récit de la « menace woke ». Depuis, des dizaines de tribunes lâchées dans l'écosystème médiatique québécois alertent la population du « nouveau péril » que représente « l'idéologie woke ».

À en croire les formules qui se retrouvent en quatrième de couverture, sur le bandeau ou dans le titre de livres publiés récemment, « l'effrayant » mouvement woke, ou wokisme, quoique d'importation récente au Québec, mais aussi en France, ne cesserait d'étendre son emprise, en particulier à l'université et dans le monde culturel [1].

La recette qui nous est proposée est connue : un mot piégé, l'appréhension d'une menace, une hostilité envers les personnes censées l'incarner, etc. Ce qui frappe se trouve toutefois ailleurs. Ressaisie à partir d'une perspective québécoise, l'industrie des idées réactionnaires s'apparente à une forme de commerce triangulaire États-Unis – France – Québec. Pour qui veut se joindre à cette industrie qui mise sur l'import-export et qui a le vent en poupe, il paraît tout indiqué d'adopter une stratégie de positionnement bien connue des spécialistes en marketing : la recherche d'un avantage distinctif permettant d'être concurrentiel sur le marché des idées.

Les « vrais chercheurs » et les autres

Comment se distinguer des chroniqueurs-chasseurs qui sévissent dans nos écosystèmes médiatiques et qui font de la chasse aux wokes un sujet de prédilection ? En faisant paraître l'ouvrage Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Nathalie Heinich nous partage sa propre réponse à cette question.

Il se pourrait qu'une partie du grand public québécois ne la découvre qu'à cette occasion, malgré une abondante production intellectuelle. Au cours de la dernière année et demie, son nom apparaît en effet à quelques reprises dans les pages du Journal de Montréal. Dans au moins une chronique et trois billets de blogue de Joseph Facal, elle sert de caution intellectuelle de l'anti-wokisme.

Heinich a également été reçue en entrevue à la première chaîne de Radio-Canada pour discuter de son livre le plus récent dans lequel elle plaide en faveur d'une gauche anti-wokes. Présentée comme une spécialiste de la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles, elle n'hésite pas, en cours d'entrevue, à insister sur son appartenance au monde universitaire et à rappeler qu'elle est sociologue. C'est donc parée de l'autorité que lui confère son titre qu'elle prétend s'exprimer.

Selon Heinich, les « vrais chercheurs » (à commencer par elle-même, comprend-on) se distinguent d'une catégorie de chercheur·es qu'elle qualifie « d'académo-militants » (c'est-à-dire les universitaires « wokes ») puisqu'ils se conduiraient comme des militant·es à l'intérieur du monde académique. D'un côté : recherche de la vérité, rationalité scientifique et visée maximum d'objectivité. De l'autre : quête d'un monde meilleur, mépris de la rationalité scientifique au profit de l'idéologie et confusion entre arène scientifique et arène politique.

De gauche, Nathalie Heinich ?

Invitée à parler de sa posture intellectuelle, Heinich affirme que l'on peut être de gauche et anti-wokes. C'est aussi en tant que sociologue « clairement de gauche » que l'animatrice de la première chaîne de Radio-Canada, Evelyne Charuest, lui demande de répondre à ses questions.

L'itinéraire d'Heinich est pourtant marqué, au fil des ans, par de multiples prises de position acerbes dans le débat public français, aux antipodes de l'image qu'elle cherche à présenter d'elle-même, soit celle d'une scientifique engagée dans la seule recherche de la vérité. Bien qu'elle déclare sa posture comme étant résolument analytique (elle emploie ainsi le conditionnel pour le titre de son livre et ajoute un point d'interrogation décoratif à la fin de celui-ci), la sociologue trempe continuellement sa plume dans le venin.

Des exemples ? Elle écrit, au sujet du port du burkini, qu'il « relève de l'expression d'une opinion délictueuse, puisqu'il s'agit d'une incitation à la discrimination sexiste, qui en outre banalise l'idéologie au nom de laquelle on nous fait la guerre ». Dans un texte où elle s'oppose à l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA), elle qualifie à neuf reprises de perverse la démarche des couples gais et lesbiens – ses mots exacts seront, entre autres, « perversion de l'idéal républicain » et « dispositif pervers ».

Impliquée depuis des années dans les guerres culturelles fomentées par la droite réactionnaire, elle fut, sans surprise, l'une des premières signataires d'une tribune parue dans Le Monde en août 2020 visant à alerter l'opinion publique sur les dérives islamistes et la prétendue persistance d'un déni sur la question.

Elle répondait ainsi positivement à l'appel du pied de Jean-Michel Blanquer, alors ministre dans le gouvernement d'Emmanuel Macron, qui avait déclaré que « l'islamogauchisme fait des ravages », que ce sont des « idées qui souvent viennent d'ailleurs » et que « [l]e poisson pourrit par la tête », ajoutant que l'on trouvait, au sein même des universités françaises, des « complices » de l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty.

Une sociologue en perte de crédibilité

Si Heinich n'hésite pas à décrier les méthodes wokes, qu'elle juge « antidémocratiques », c'est au nom de valeurs morales abstraites toutes plus ou moins rattachées à une conception républicaine et universaliste de l'identité et de

la citoyenneté, revendiquée comme typiquement française. Le tort des wokes, asséné, mais jamais démontré, serait ainsi d'enfermer l'identité de chaque individu dans une appartenance communautaire dont nul ne pourrait plus sortir.

Ses positions relèvent pourtant d'une forme motivée de scientisme, puisqu'elles ne prennent pas racine dans le simple attachement à la production et à la transmission de « savoirs objectifs », comme elle l'affirme, mais se situent plutôt sur le terrain des stratégies de la droite conservatrice et réactionnaire. Selon les mots du philosophe Ruwen Ogien, il s'agit d'une position où l'on « brandit des valeurs abstraites que personne ne peut rejeter pour mettre en pièces les droits concrets de personnes concrètes » [2].

Qu'il s'agisse de refuser aux personnes homosexuelles le droit de se marier au nom de la valeur « famille », ou le droit de grève au nom de la valeur « travail », des stratégies de ce type ne sont pas inédites dans l'histoire de la France ou du Québec ; dont on trouve des précédents historiques peu glorieux, notamment en pleine période duplessiste.

Heinich a beau recourir dans les faits au langage paternaliste des valeurs morales, elle tente néanmoins de faire valoir l'autorité intellectuelle que lui confère son double titre de sociologue et directrice de recherche au CNRS. Dans une tribune publiée dans Le Monde, elle s'attribue ainsi une expertise dans l'analyse « des prises d'opinion », laquelle lui permettrait, selon elle, de pointer quelques arguments non valides dans le débat sur le « mariage pour tous » [3].

Les positions qu'elle a prises dans le débat public français au fil des années ne cessent de miner sa crédibilité intellectuelle. En raison des jugements à l'emporte-pièce dont elle s'est fait une spécialité, Heinich suscite aujourd'hui la gêne parmi ses collègues sociologues. Dans l'Hexagone même, son étoile a beaucoup pâli au cours des dix ou quinze dernières années.

Contrairement aux prétentions du chroniqueur Joseph Facal et de l'animatrice Evelyne Charuest, Heinich n'est ni une autorité intellectuelle au-dessus de tout soupçon ni une sociologue « clairement de gauche ». Son plaidoyer en faveur d'une gauche anti-wokes mérite dès lors d'être replacé dans son véritable contexte d'énonciation. S'y déploie en effet tout l'arsenal habituel des techniques de domination visant à un retour de l'ordre antérieur des choses au nom de la vieille hantise de l'égalité.


[1] Notamment : Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023, 180 p.

[2] Ruwen Ogien, L'État nous rend-il meilleurs ?, Éditions Gallimard, 2013, p. 256.

[3] Nathalie Heinich, « Mariage gay : halte aux sophismes », Le Monde, 29 janvier 2013. En ligne : www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/29/mariage-gay-halte-aux-sophismes_1823018_3232.html.

Photo : Michael Coghlan (CC BY-NC 2.0)

Lobby : Halte aux dérapages

21 septembre, par ATTAC-Québec, Coalition Mon OSBL n'est pas un lobby, Vigilance OGM — , , , , ,
En continuité avec notre dossier Lobbyisme, le pouvoir obscur (no. 95), nous publions la déclaration Lobby : halte aux dérapages, que nous vous invitons à lire attentivement et (…)

En continuité avec notre dossier Lobbyisme, le pouvoir obscur (no. 95), nous publions la déclaration Lobby : halte aux dérapages, que nous vous invitons à lire attentivement et à signer en allant à l'adresse https://lobby-halte-aux-derapages.org. Votre appui permettra d'ajouter une action simple mais importante à la lecture de notre numéro sur le sujet.

Déclaration pour contrôler la recherche de profit et garantir le droit d'association

Comme partout ailleurs, le lobbyisme au Québec est un enjeu démocratique majeur. Nous entendons par « lobbyisme » la défense d'intérêts commerciaux par des entreprises ou des groupes d'entreprises. La Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, adoptée en 2002, a été conçue pour encadrer cette activité. Mais elle ne parvient pas à contrôler l'accès privilégié et systématique au pouvoir politique des entreprises cherchant l'augmentation de leurs profits. Et elle menace d'assujettir des organisations sans but lucratif qui font de la représentation en toute transparence afin de défendre des intérêts collectifs reliés au bien commun. Nous estimons que la Loi doit mieux encadrer les lobbyistes ayant des visées mercantiles et ne pas assujettir les organisations citoyennes qui ont déjà un accès plus restreint que les entreprises aux titulaires de charges publiques. La présente déclaration vise à sensibiliser la population et à amorcer une réflexion qui pourrait mener à des propositions législatives améliorant la surveillance des lobbyistes qui travaillent pour le profit de certains et protégeant le droit d'association des mouvements citoyens sans but lucratif œuvrant pour les collectivités.

Attendu qu'à l'égard de l'influence des lobbyistes :

  1. La loi sur le lobbyisme a été créée en 2002, surtout afin de rendre visibles les interventions d'influence menant à des bénéfices lucratifs et qui seraient cachés autrement ;
  2. L'encadrement du lobbyisme, notamment par le registre, nécessite une loi forte pour contrer les risques de collusion et de corruption découlant de l'opacité de pratiques mercantiles, d'enjeux de concurrence et de protection de secrets commerciaux ;
  3. Le lobbyisme vise l'obtention d'intérêts économiques particuliers en privilégiant les intérêts commerciaux des entreprises, et cela souvent aux dépens de ceux de la collectivité et du bien commun ;
  4. Le phénomène des « portes tournantes », soit lorsque des titulaires de charges publiques deviennent des lobbyistes ou que ceux-ci intègrent des organismes gouvernementaux, place ces personnes en situation de conflits d'intérêts nuisibles à la démocratie ;
  5. Les lobbyistes influencent indûment l'opinion publique, le contenu de publications scientifiques, le fonctionnement d'organismes gouvernementaux, l'octroi de contrats lucratifs et la rédaction de projets de loi ;
  6. Les moyens de communication et d'influence des lobbyistes auprès des élu·es, et des fonctionnaires et des médias sont beaucoup plus grands que ceux des groupes citoyens ;
  7. La nécessité de bien informer les élu·es et fonctionnaires requiert de s'assurer que l'accès à ceux-ci ne favorise pas le lobbyisme des intérêts commerciaux privés ;
  8. Les campagnes commerciales ayant faussement l'apparence d'interventions citoyennes (similitantisme ou astroturfing) doivent être sanctionnées pour ce qu'elles sont : des pratiques frauduleuses. Celles-ci n'ont rien en commun avec les mobilisations publiques que sont les appels lancés par les mouvements sociaux ;
  9. Les pénalités en cas d'infraction sont insuffisantes et n'empêchent pas les pratiques frauduleuses de lobbyistes.

Attendu qu'à l'égard des droits des organisations sans but lucratif (OSBL) :

  1. Les États ont non seulement la responsabilité de ne pas entraver le droit d'association, qui est essentiel dans une démocratie, mais d'en faciliter l'exercice ;
  2. Les OSBL sont des lieux d'exercice du droit d'association de 60 000 organisations citoyennes et des personnes qui en sont membres ;
  3. Contrairement aux lobbyistes, les OSBL ne défendent pas d'intérêts économiques particuliers, mais l'intérêt collectif en privilégiant le respect des droits et le bien commun. Sans motivations lucratives, ils expriment, publiquement et dans la transparence, une parole citoyenne sur des enjeux de société et permettent notamment le soutien mutuel et la collectivisation de ressources ;
  4. La Loi tient compte de la présence d'intention lucrative en précisant, par règlement, qu'elle ne s'applique pas aux OSBL sauf à ceux formés de membres « dont la majorité sont des entreprises à but lucratif ou des représentants de telles entreprises. » ;
  5. Depuis 2002, le Commissaire au lobbyisme du Québec ou le gouvernement ont tenté à six reprises d'assujettir tous les OSBL à la Loi, nécessitant que ceux-ci mobilisent des ressources importantes pour défendre l'intégrité de leur droit d'association et se protéger contre les applications fautives de la part des titulaires de charges publiques ;
  6. L'assujettissement de tous les OSBL à la Loi aurait pour effet d'augmenter considérablement le nombre d'inscriptions au registre, diluant la qualité de celui-ci et rendant plus difficile la nécessaire vigilance des activités des lobbyistes.

Concernant la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, nous demandons :

  1. Que la Loi soit recentrée sur son objectif initial en s'appliquant uniquement aux interventions d'influence ayant des visées lucratives, effectuées par des entreprises et organisations dont la majorité des membres sont à but lucratif, ainsi qu'à leurs représentant·es ;
  2. Que le registre des lobbyistes soit plus transparent, notamment en rendant public le contenu des rencontres entre lobbyistes, élu·es et fonctionnaires ;
  3. Que le nombre et la fréquence des communications entre lobbyistes et titulaires de charges publiques soient limités ;
  4. Qu'un véritable contrôle de l'effet de « porte-tournante » soit effectué, en empêchant tout ancien élu·e ou fonctionnaire d'exercer des activités de lobbyisme auprès d'un titulaire d'une charge publique et tout lobbyiste de travailler pour un organisme gouvernemental ;
  5. Que les activités légitimes de mobilisation citoyenne, comme l'appel au grand public sans visée lucrative, ne soient pas considérées comme une activité de lobbyisme ;
  6. Que cessent les tentatives d'assujettissement de tous les OSBL en confirmant, à même la Loi, leur exclusion et celle de leurs activités ;
  7. Que la Loi prévoie qu'un titulaire de charge publique ne peut, sous peine de sanction, inciter des personnes ou organisations à se conformer à la Loi, alors qu'elles n'y sont pas assujetties.

Concernant d'autres lois, nous demandons :

  1. Que les lois appropriées soient utilisées pour empêcher et sanctionner les publications scientifiques frauduleuses, le similitantisme (astroturfing) et les conflits d'intérêts non divulgués,
  2. en tant que diffusion d'informations trompeuses et de fausses représentations ;
  3. Que soient exclus du personnel et de conseils d'administration d'organismes gouvernementaux, les lobbyistes et les personnes travaillant pour une entreprise pouvant en tirer des avantages économiques ;
  4. Que la population ait accès aux informations scientifiques, nonobstant des enjeux commerciaux de concurrence.

Les justices transformatrice et réparatrice

21 septembre, par Isabelle Bouchard, Arianne Des Rochers, Louise Nachet — , , , ,
Penser la justice au delà de la punition et de l'incarcération. Au Canada comme ailleurs, le système pénal repose sur un modèle de justice punitive qui pénalise les (…)

Penser la justice au delà de la punition et de l'incarcération.

Au Canada comme ailleurs, le système pénal repose sur un modèle de justice punitive qui pénalise les individus reconnus coupables d'avoir causé des torts. Si on punit à l'aide du système carcéral, l'idéologie punitive s'étend bien au-delà des prisons. L'école, le lieu de travail, les milieux militants : nombreux sont les espaces où les conflits et les problèmes sont réglés à coups de sanctions. L'idée sous-jacente est que la punition dissuade l'individu de commettre à nouveau des infractions, rend justice aux victimes, et envoie un message préventif au reste de la société sur les conséquences encourues pour de tels actes.

Pourtant, de plus en plus de gens doutent de la capacité de la justice punitive à atteindre ces objectifs, et affirment que cette approche ne fait qu'engendrer plus de violence. Dans les communautés marginalisées, de nouveaux paradigmes se dessinent : c'est le cas notamment de regroupements de femmes qui cherchent à guérir des violences sexuelles, et des communautés noires ou autochtones pour qui le recours à la police ne mène qu'à plus de torts et d'injustices. La justice réparatrice et la justice transformatrice sont des exemples de ces paradigmes. La première, la justice réparatrice, vise à réparer les torts causés par des individus, la plupart du temps en donnant aux victimes l'occasion de rencontrer la personne qui leur a fait du tort pour lui expliquer les répercussions de ses actes. La deuxième, la justice transformatrice, va encore plus loin : elle cherche à transformer les conditions qui rendent ces torts possibles et développer la prise de responsabilité, la transformation, la guérison et la sécurité de toutes et tous. Refusant le recours à la police et à l'État sous toutes ses formes, elle se tourne plutôt vers les communautés, perçues comme les mieux placées pour combler les besoins de leurs membres en matière de justice et de sécurité. Son objectif ultime est une révolution sociale qui éradiquera la violence en renversant les systèmes d'oppression et les injustices qui sont à sa source.

Le dossier qui suit présente différents points de vue et expériences concrètes en ce qui a trait aux justices réparatrice et transformatrice. Nous espérons que la lecture de ces textes vous inspirera à intégrer les principes de ces modèles dans vos pratiques et réflexions. Bonne lecture !

La guérison par la justice transformatrice

Les gens qui passent par le système de justice canadien après avoir été reconnus coupables d'un tort perçu sont séparé·es de force de leur famille, de leurs ami·es et de leur (…)

Les gens qui passent par le système de justice canadien après avoir été reconnus coupables d'un tort perçu sont séparé·es de force de leur famille, de leurs ami·es et de leur communauté. À leur arrivée en prison, la plupart des gens (moi comprise) font déjà, et depuis longtemps, l'expérience de ce cycle de séparation et de relocalisation nocif. Punition ultime, l'emprisonnement ne fait que causer plus de torts à l'individu, ainsi qu'à sa famille et sa collectivité.

Au Canada, passer d'un modèle de justice punitif à une justice transformatrice serait un pas dans la bonne direction. Selon Stas Schmiedt, la justice transformatrice « cherche non seulement à réparer les torts causés, mais aussi à comprendre pourquoi ces torts ont été causés, ainsi qu'à réparer les dynamiques sous-jacentes ayant créé les conditions de ces torts ». Dans les mots d'Adrienne Maree Brown, « comment changer, guérir et grandir à partir de la racine, de sorte que les torts ne soient plus possibles » ?

La guérison, une affaire collective

S'attaquer à la source du problème doit passer par nos communautés, et non par le gouvernement, qui criminalise et punit les gens aux prises avec des problèmes sociaux. La justice transformatrice se tourne donc non seulement vers les gens ayant causé des torts, mais aussi vers les membres de leur communauté, car tout le monde est responsable du bien-être et de la sécurité de toustes. Par exemple, ne rien faire lorsqu'on est témoin de comportements nuisibles permet à ces comportements de continuer, voire de s'aggraver. Ne rien dire en réponse à des blagues racistes, homophobes ou sexistes contribue à perpétuer la violence.

Je suis une survivante de violence sexuelle, verbale et physique. Mes mécanismes d'adaptation m'ont poussée à boire, à multiplier les relations sexuelles avec des inconnus, à m'automédicamenter à l'aide de drogues et à faire des tentatives de suicide. J'ai longtemps cru, à tort, que les services sociaux canadiens seraient là pour m'aider. Tout ce que j'ai reçu, ce sont des séjours en hôpital psychiatrique et en centre d'accueil pendant l'enfance, l'adolescence et à l'âge adulte. Autrement dit, j'ai été coupée de ma famille et de ma communauté en guise de punition pour mes comportements perçus comme problématiques. Dans un système de soins de santé sous-financé, on m'a diagnostiquée à tort avec un trouble bipolaire et prescrit des antidépresseurs et des psychorégulateurs.

En 2007, mes comportements nocifs ont abouti à un événement horrible. Quelqu'un a tenté de me violer et est passé proche de me tuer, dans ma propre maison. Mes voisins ont entendu mes cris à l'aide, mais personne n'est venu à mon secours. J'ai survécu à l'attaque, mais mon agresseur, malheureusement, non. Je peux juste m'imaginer à quel point les choses auraient été différentes si j'avais reçu le soutien dont j'avais besoin et si ma communauté s'était mobilisée. L'agresseur serait toujours en vie, avec sa famille, et ma vie à moi aurait pris une tout autre trajectoire. À la place, j'ai plaidé la légitime défense et j'ai reçu une peine d'emprisonnement à vie pour m'être protégée.

Au début, en prison, je pensais que la seule personne qui pouvait m'aider à m'en sortir, c'était moi-même, que c'était chacun pour soi. J'avais tout faux. La Société Elizabeth Fry, un organisme à but non lucratif qui vient en aide aux détenues femmes et de la diversité de genre partout dans au pays et engagé dans la lutte anticarcérale, venait à la prison de Joliette chaque mois. Elle organise des activités, exerce des pressions sur la direction des prisons afin d'améliorer les conditions d'incarcération, et milite au nom des détenues autour d'enjeux comme le racisme et la surreprésentation des Autochtones dans les prisons. Travailler auprès de ses membres en tant que présidente du comité des détenues a changé ma vie ; leur simple présence et leur bienveillance m'ont énormément aidée à guérir.

C'est à ce moment que j'ai eu une épiphanie. Alors que j'essayais de survivre dans une cage, j'ai commencé à aider les autres autour de moi et à faire tout mon possible pour rendre la vie de tout le monde plus supportable. Je me suis impliquée dans toutes sortes de projets et d'initiatives. J'ai présidé le comité des détenues pendant trois ans, j'ai rencontré régulièrement la direction de l'établissement pour amener à son attention leurs demandes, et j'ai été conseillère auprès de mes paires. C'est en aidant les autres que j'ai moi-même commencé à guérir. Si je ne peux changer ce qui m'est arrivé, je peux au moins changer le monde dans lequel ce genre de choses arrivent.

La justice transformatrice au quotidien

J'ai passé dix ans dans le système carcéral et la seule aide que j'y ai reçue, c'est celle de la communauté. Grâce à mes efforts et au soutien de ma communauté, et malgré les effets nocifs du système pénal, j'ai réussi, au cours de ces dix années, à guérir. Je suis sortie de prison en 2020 et j'ai trouvé depuis une communauté qui comprend les changements nécessaires pour stopper le cycle de la violence. Je travaille aujourd'hui pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, je milite auprès du collectif féministe Joint Effort, je suis devenue rédactrice de rapports Gladue [1], et je participe activement à des initiatives de sensibilisation, notamment la Journée de la justice pour les détenu·es. J'utilise une approche de justice transformatrice dans ma vie personnelle et refuse désormais de garder le silence lorsque je suis témoin de remarques ou de gestes dommageables. Je suis dévouée envers ma communauté. J'ai une voix, et je la fais entendre.


[1] Les rapports Gladue fournissent des renseignements sur le contexte culturel, social et historique des contrevenants autochtones dans le but d'alléger leurs peines en raison de leurs conditions sociohistoriques désavantageuses.

Johanne Wendy Bariteau a une connaissance poussée du système carcéral canadien et de ses conséquences sur les personnes incarcérées dans les prisons fédérales pour femmes. Ayant œuvré au sein de plusieurs groupes et organisations en soutien aux personnes incarcérées et anciennement incarcérées à travers le Canada, elle travaille maintenant pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry.

Illustration : Ramon Vitesse

Réparer le tissu social

Le Centre de services de justice réparatrice (CSJR) a été fondé le 11 septembre 2001. Quelles sont ses particularités et comment se déploie-t-il ? Propos recueillis par (…)

Le Centre de services de justice réparatrice (CSJR) a été fondé le 11 septembre 2001. Quelles sont ses particularités et comment se déploie-t-il ? Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

À bâbord ! : Qu'est-ce qui a donné naissance au CSJR ?

Estelle Drouvin : Dans les années 1990, l'aumônier de prison David Shantz se questionnait : « Comment faire pour réparer sachant que je ne dispose que d'une moitié de l'histoire, celle de la personne incarcérée ? ». S'inspirant des bons résultats d'une démarche réparatrice en Ontario, l'aumônier a eu l'idée de la transférer auprès de personnes détenues en sécurité médium. À l'époque, mettre en contact des personnes détenues avec leurs victimes directes était trop avant-gardiste. C'est pourquoi Shantz a eu l'idée de faire rencontrer, sur une base volontaire, des personnes détenues et des personnes qui ont été victimes de crimes semblables, avec des citoyen·nes qui s'engagent à leurs côtés dans le processus. Même si aujourd'hui, il y a des démarches de justice réparatrice qui placent en relation le duo « victime et agresseur réel·les », nous, nous avons choisi de poursuivre en rencontres indirectes, car des rencontres directes ne sont pas toujours possibles. C'est la mission du Centre.

Thérèse de Villette, qui a participé à des rencontres entre détenu·es et victimes avec David Shantz, a souhaité que cette démarche soit mieux connue à l'extérieur des pénitenciers. Aujourd'hui, le CSJR organise des rencontres de justice réparatrice à la fois dans les pénitenciers, et en dehors des murs (avec des ex-détenu·es).

ÀB ! : Une des raisons d'être du Centre est de « réparer la toile humaine dans sa dimension collective ». Qu'est-ce que cela signifie ?

E. D. : Les crimes ont un caractère social. Ils entraînent des conséquences sur l'entourage proche, évidemment, mais aussi sur l'ensemble du tissu social. Ainsi, pour le CSJR, la justice réparatrice, c'est l'idée de regarder les conséquences d'un crime dans toutes ses dimensions. Et ne l'oublions pas, il y a aussi des causes collectives à certaines violences (discriminations multiples, racisme, colonialisme, cléricalisme, patriarcat…). C'est pourquoi nous avons réalisé des projets pilotes qui abordent cette dimension collective (des agressions sexuelles par exemple, ou des relations entre personnes issues des communautés autochtones et allochtones). Pour nous, le vivre-ensemble passe par un tissu social sain. Lorsque de la violence ou des abus sont commis, c'est comme si on créait des trous dans la toile de confiance humaine. L'adoption de comportements de méfiance et de peur agrandit ces trous. C'est pourquoi, derrière notre vison de la justice réparatrice, il y a l'idée de réparer la toile dans sa dimension collective. Après tout, lorsqu'une personne ayant commis ou ayant subi une agression se remet debout de manière ajustée, c'est la communauté en entier qui en bénéficie !

ÀB ! : Quels sont les services offerts par votre Centre ?

E. D. : Nous offrons trois principaux services. ll y a les rencontres de justice réparatrice, lesquelles se divisent en deux types. Il y a le « face à face », qui ouvre le dialogue entre une personne détenue (ou ex-détenue) et une personne victime (ayant porté plainte ou non) d'un crime ou d'une violence apparentée. À ces personnes s'ajoutent deux personnes animatrices et un·e citoyen·ne. Puis, il y des rencontres de justice réparatrice, qui se déroulent en groupe en présence de douze personnes : quatre victimes, quatre personnes ayant été reconnues coupables ou ayant causé des torts, deux citoyen·nes et deux personnes animatrices.

Depuis 2016, nous organisons aussi des ateliers de guérison des mémoires grâce à notre partenariat avec l'Institut Healing of Memories en Afrique du Sud. Ces ateliers ont été créés dans ce pays à la suite de la Commission vérité et réconciliation. Ils permettaient la rencontre entre des personnes blanches et noires qui acceptaient de parler de leur histoire et d'écouter l'histoire de l'autre. Au Québec, il y a aussi des blessures historiques, entre francophones et anglophones ou entre Autochtones et Allochtones. C'est pourquoi il nous est apparu important de se former à cette démarche. Ces ateliers de 24 personnes, offerts deux fois par an durant une fin de semaine, ouvrent la possibilité d'explorer et de reconnaître les blessures émotionnelles que portent les personnes participantes sur les plans individuel et collectif.

Le troisième volet de nos services vise la sensibilisation auprès du grand public. À ce chapitre, le Centre est l'initiateur de toute une série d'activités, il est aussi présent dans des cours de cégep et d'université. Des personnes qui ont participé à nos démarches acceptent souvent de témoigner de leur expérience.

ÀB ! : Quelles sont les attentes des participant·es ?

E. D. : Le but des rencontres est tout simple : ouvrir un espace sécuritaire de dialogue. On souhaite que les gens se sentent assez en confiance pour s'ouvrir sur ce qui peut être profondément blessé ou honteux en eux. Les motivations sont variées. Certaines personnes espèrent être apaisées, dans le sens de diminuer leur peur, leur anxiété ou leur colère. Pour d'autres, iels souhaitent tourner une page de leur histoire. D'autres viennent avec des objectifs de justice sociale et veulent notamment contribuer à la non-récidive en cherchant à faire comprendre aux détenu·es les conséquences de leurs actes. Parfois, les personnes responsables de torts souhaitent montrer qu'iels ont changé ou qu'iels peuvent participer à la réparation des traumas.

ÀB ! : Quels liens établir entre art et justice réparatrice ?

E. D. : L'association avec l'art a été naturelle. À l'origine, il y avait beaucoup de personnes qui venaient pour des cas d'inceste. Dans ces situations, le dessin pour libérer la parole est tout indiqué. Même si les personnes qui participent sont adultes, elles ont été blessées alors qu'elles étaient enfants, et leur enfant intérieur n'a pas toujours les mots pour faire le récit de ce qu'il a vécu. Le dessin permet aussi à l'inconscient de s'exprimer. Le CSJR utilise des activités de créativité autant dans les rencontres de justice réparatrice que lors des ateliers de guérison des mémoires. On a aussi remarqué qu'une quantité de personnes qui sortent de nos activités se mettent à créer (dessins, photo, dance, etc.) comme si en reléguant le passé au passé, elles avaient désormais de la place pour du nouveau. C'est le signe d'une transformation intérieure, ça donne beaucoup d'espérance.

Estelle Drouvin est directrice des services du CSJR.

Illustration : Ramon Vitesse

Justice réparatrice et privilège de la blanchité

Après 17 ans passés en prison, Jon Romano, un homme blanc auteur de tir dans une école en 2004 ayant blessé un professeur, bénéficie aujourd'hui d'une certaine notoriété sur (…)

Après 17 ans passés en prison, Jon Romano, un homme blanc auteur de tir dans une école en 2004 ayant blessé un professeur, bénéficie aujourd'hui d'une certaine notoriété sur TikTok, où il partage sa quête de rédemption. Ce dernier utilise activement ses plateformes pour dénoncer la violence armée et plaider en faveur d'un contrôle accru. Dans l'une de ses vidéos les plus populaires, il discute de l'importance de la santé mentale et suggère que si les enseignant·es étaient plus attentif·ves aux besoins de leurs élèves, certaines tragédies pourraient être évitées. Il exprime aussi régulièrement ses profonds regrets d'avoir commis un acte de violence et souhaite désormais apporter son aide à la communauté. Bien que je trouve qu'il établit un lien un peu hâtif entre la santé mentale et la violence, ce qui m'a vraiment marquée, c'est qu'il soit présenté comme un exemple de justice restaurative.

L'approche coloniale de la justice punitive

Lorsqu'on évoque la justice réparatrice comme une alternative, c'est parce que d'autres voies sont possibles, mais surtout nécessaires. Le système actuel est défaillant et s'empire avec les générations. La justice punitive se focalise sur l'infraction elle-même. Elle opère sur la notion que les coupables ont perturbé l'harmonie sociale et méritent une sanction. Les besoins de la victime ou de sa communauté sont relégués au second plan. Ce dont iels ont besoin n'a que peu de conséquences. L'important est de punir, l'important est de contrôler, l'important est de rétablir l'ordre – et vient la question : de quel ordre parle-t-on ? Dans les faits, la justice punitive perpétue avant tout un système profondément inégalitaire.

Dans les contextes coloniaux comme le nôtre, la justice punitive, et tout particulièrement son bras armé, le système carcéral, ont été et sont toujours utilisés comme outils de contrôle des populations autochtones et des populations racisées, notamment les populations noires. Par exemple, selon Statistique Canada, les communautés autochtones représentent seulement 3 % de la population adulte du pays, pourtant entre 2015 et 2016, iels comptaient pour 26 % des admissions en prison. Cette disproportion ne s'explique pas par des taux de criminalité plus élevés, mais est le résultat de politiques pénales discriminatoires, de pratiques policières ciblées et de préjugés systémiques, entre autres. Ainsi, une littérature abondante existe pour dénoncer le système de justice pénale, incluant le système carcéral et ses abondants manquements, comme la surpopulation chronique des prisons qui entraîne des conditions de vie inhumaines pour les personnes en détention.

Par ailleurs, le système ne punit pas uniquement les personnes ayant commis les fautes, mais également leur famille et, par extension, leur communauté (par la séparation forcée, les effets sur la santé mentale des détenu·es comme de leur famille, les coûts liés aux visites de proches emprisonné·es, etc.). Une victimisation supplémentaire se produit du fait des violences qui occurrent dans la prison, mais également en raison de la stigmatisation à vie et des mesures discriminantes pour les personnes ayant un casier judiciaire. Tout cela et plus encore est dénoncé par la justice réparatrice qui vise à restaurer l'harmonie entre la victime, l'auteur·e du crime et la communauté. Contrairement à la justice punitive, les besoins des personnes qui ont été affecté·es par les crimes sont au cœur de l'approche. Aussi, cela nécessite que la ou les personnes victimisées, la communauté et le, la ou les responsables travaillent conjointement à rétablir une harmonie. L'agentivité des personnes concernées est centrale à cette approche, contrairement à la justice punitive qui les en prive.

Repenser la justice au-delà de la cage

Dans ce contexte, je repose la question : la visibilité actuelle de Jon Romaro, son usage des plateformes et les gains qui en découlent s'inscrivent-ils dans une application pratique de justice réparatrice ? La réponse est complexe, mais la conclusion reste la même : non. En réalité, il s'agit plutôt d'un exemple concret du détournement de l'approche alternative qui est mis en évidence d'autant plus aisément dans le contexte de la justice transformatrice.

La justice transformatrice va au-delà de la justice réparatrice et prend en compte les causes profondes qui ont mené à la faute. Elle interroge les racines structurelles et se détache donc de l'individu pour tenir également le système responsable. C'est une vision plus large et une approche plus holistique. C'est aussi une réponse directe à notre société actuelle dont les structures de pouvoir ont historiquement été utilisées pour asseoir et maintenir la suprématie blanche. La justice transformatrice, tout comme la justice réparatrice, repose d'ailleurs sur des approches issues directement des communautés autochtones à travers le monde. Ainsi, notre système actuel mène certaines communautés à être criminalisées plus que d'autres. C'est aussi un système au sein duquel le privilège de la blanchité se manifeste, même parmi ses fautif·ves reconnu·es.

Maintien du statu quo

Au contraire, la justice transformatrice interroge le système : qui en bénéficie ? Comment en est-on arrivé là ? Comment changer les choses ? Comment, en tant que société, échouons-nous à protéger les individus ? Qui condamnons-nous par rapport à qui ? La justice transformatrice, dans le cas de Jon Romano, c'est prendre en compte que la majorité des cas de tirs et meurtres de masse dans les écoles sont perpétrés par de jeunes hommes blancs, quand les populations racisées sont les plus à risque de subir l'exclusion scolaire, la surveillance policière, les discriminations et l'association au crime. La justice transformatrice nous oblige à prendre en compte qui a le plus de chance d'être toujours en vie après une attaque armée dans une école et l'intervention de la police. Jon serait-il encore en vie s'il avait été un homme noir ? La justice transformatrice, c'est prendre en compte que dans le contexte d'une absence de législation efficace des armes à feu, il n'y a pas de justice possible. C'est aussi prendre en compte quelle parole, quel parcours, quel discours sera plus entendu, célébré et applaudi sur les réseaux sociaux par rapport à qui. C'est interroger pourquoi un homme blanc devient un exemple de justice réparatrice, et peut, de manière très concrète, notamment financière, en bénéficier par rapport à d'autres ? À maintes reprises, on a pu voir de quelle manière il est bien plus aisé pour des personnes blanches de bénéficier de leurs crimes. Netflix regorge de séries et de documentaires basés sur leur histoire. S'interroger sur la justice réparatrice et transformatrice en lien avec le cas de Jon Romano, c'est comprendre toutes les ramifications du système, ne pas se montrer conciliant·e.

Justice réparatrice par et pour les communautés noires

L'idée derrière Justice hoodistique est née en 2019 lors du forum social de l'organisme Hoodstock. L'objectif était d'apporter une solution aux problèmes du profilage racial, (…)

L'idée derrière Justice hoodistique est née en 2019 lors du forum social de l'organisme Hoodstock. L'objectif était d'apporter une solution aux problèmes du profilage racial, du racisme systémique, et de la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice québécois. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, Justice hoodistique entame sa deuxième année d'activité à titre de projet-pilote de justice réparatrice par et pour les personnes noires vivant au nord-est de l'île de Montréal.

L'idée derrière Justice hoodistique est née en 2019 lors du forum social de l'organisme Hoodstock. L'objectif était d'apporter une solution aux problèmes du profilage racial, du racisme systémique, et de la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice québécois. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, Justice hoodistique entame sa deuxième année d'activité à titre de projet-pilote de justice réparatrice par et pour les personnes noires vivant au nord-est de l'île de Montréal.

Ce projet-pilote s'intègre dans le programme de mesure de rechange général (PMRG) du ministère de la Justice du Québec, qui a pour principal but la réparation des torts causés aux victimes. Comme indiqué par le ministère, le programme permet « aux adultes accusés de certaines infractions criminelles, la possibilité d'assumer la responsabilité de leurs actes et de régler le conflit qui les oppose à la justice autrement qu'en étant assujettis aux procédures judiciaires usuelles prévues par le Code criminel ». Ce programme de déjudiciarisation, si complété, permet aux participant·es de voir leurs accusations rejetées.

Justice hoodistique met de l'avant une approche holistique, multidisciplinaire et intersectionnelle. Ici prime une vision dans laquelle l'être humain est considéré dans toute sa complexité, et non pas seulement à travers le prisme punitif de la criminalité et de la victimisation. Qu'elles soient envers la collectivité ou envers la victime, la réparation du tort et la reconstruction de soi sont au cœur du projet-pilote. Le projet s'adresse aux personnes noires âgées de 18 à 64 ans qui résident soit à Montréal-Nord ou dans les arrondissements de l'Est de l'Île de Montréal (Villeray—Saint-Michel—Parc-Extension, Ahuntsic, Saint-Léonard, Anjou et Rivière-des-Prairies—Pointes-aux-Trembles). Il s'adresse plus précisément aux personnes noires ayant commis une infraction admissible dans le cadre du PMRG et qui sont à risque d'avoir un casier judiciaire ou des condamnations additionnelles. Pour prendre part au programme, il est demandé que la personne reconnaisse les faits à l'origine de l'infraction et qu'elle ait la volonté de participer au projet de Justice hoodistique.

Les objectifs derrière ce projet sont multiples. Nous cherchons d'abord à nous interroger sur les causes sous-jacentes de la criminalité chez les personnes noires, de même que réduire la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice pénale. Il nous incombe également d'offrir un espace de réflexion pour la personne accusée et la victime afin de les appuyer dans leurs processus de guérison. Justice hoodistique tend à encourager la réintégration des personnes accusées à une participation sociale positive pour elles et les communautés. À travers les cercles hoodistiques, le projet-pilote vient favoriser l'implication de la personne accusée, de la victime et de leur cercle social respectif aux décisions prises à leur égard. Les ateliers afrocentriques qui sont le noyau de ce projet permettent de reconnecter les communautés noires à leurs cultures d'origine et cet esprit est maintenu par Justice hoodistique en offrant des mesures ainsi que des services culturellement adaptés. Le projet-pilote tend à augmenter l'accessibilité à la justice pour les personnes noires et il donne accès à des ressources pour que la personne accusée, la personne victime et leurs familles puissent régler la situation.

Une première au Canada

S'inspirant du programme de mesure de rechange pour les adultes autochtones et du programme de justice réparatrice de la Nouvelle-Écosse, la Justice hoodistique serait cependant une première au Canada puisqu'elle aborde la réparation du tissu social selon les spécificités culturelles et traditionnelles des communautés noires.

L'intervenant·e sociojudiciaire ainsi que le·la professionnel·le faisant les suivis psychosociaux rencontrent la personne admissible afin de lui expliquer le processus et de se familiariser avec ses besoins et ses attentes. Par la suite, la personne participe à deux retraites de guérison lors desquelles elle suit des ateliers afrocentriques.

Suite à ce processus de réflexion, la personne admissible détermine quelle mesure elle devra prendre pour réparer les torts causés avec l'aide de son cercle social, le cercle hoodistique. La mesure peut prendre la forme d'une médiation avec la victime, de service et de dédommagement à la collectivité, d'une mesure de sensibilisation, mais également de suivis psychosociaux individuels et familiaux, ou encore du mentorat et de l'accompagnement scolaire.

Lorsque la victime veut s'impliquer, le processus est le même à l'exception des retraites. La victime détermine le type de réparation souhaitée avec l'aide de son cercle hoodistique et s'ensuit une rencontre avec la personne accusée. Depuis le lancement officiel de Justice hoodistique, l'ensemble des participant·es ont complété leur mesure et nous en sommes à la septième cohorte (celles-ci peuvent dénombrer jusqu'à cinq personnes).

Un projet à pérenniser

Nous remarquons qu'il n'y a pas beaucoup de personnes noires qui sont représentées dans le PMRG, bien qu'il y ait une surreprésentation connue de personnes noires dans le système judiciaire. Nous gagnerons à avoir des données claires sur le pourcentage de personnes noires qui sont dirigées vers des programmes de déjudiciarisation comparativement à celles qui sont judiciarisées. L'hypothèse principale de l'équipe de Justice hoodistique suppose la surreprésentation des personnes noires dans le système de justice pénale, mais une sous-représentation de ces dernières au sein des programmes de déjudiciarisation. Il nous est pourtant impossible de prouver cela, étant donné que les données nécessaires ne sont pas récoltées. C'est l'un des points mis de l'avant dans le rapport de recherche Justice hoodistique : à l'intersection de la justice réparatrice et transformative par et pour les communautés noires : « [I]l est difficile de prouver la sous-représentation des adolescent·es noir·es dans les programmes de sanctions extrajudiciaires. Pourtant, l'hypothèse est là. Cette impression que les jeunes noir·es sont plus souvent orienté·es vers les mesures judiciaires et ont moins accès aux mesures réparatrices serait à valider par des statistiques ethnoraciales que les organismes publics et parapublics ne colligent pas. » [1]

Un second enjeu important est la pérennisation du projet-pilote. Malgré les résultats favorables du projet-pilote, le financement de l'Agence de la santé publique du Canada se termine à la fin mars 2024. Nous devons donc trouver un nouveau financement pour permettre la survie de Justice hoodistique.

QUI EST HOODSTOCK ?

Hoodstock est un organisme à but non lucratif né en 2009 à Montréal-Nord après la mort de Fredy Alberto Villanueva, un jeune de 18 ans d'origine hondurienne abattu par un policier du Service de police de la ville de Montréal (SPVM). Cet événement tragique a mené un collectif de résident·es à présenter cinq revendications aux autorités locales, dont l'une d'elles consistait à mettre fin aux pratiques abusives de la police. La mission de Hoodstock est de générer des espaces de dialogues, des initiatives mobilisatrices pour éliminer les inégalités systémiques et développer des communautés solidaires, inclusives, sécuritaires et dynamiques.


[1] Chanel Gignac, Dominique Bernier et Nancy Zagbayou. Justice hoodistique : à l'intersection de la justice réparatrice et transformative par et pour les communautés : rapport de recherche. Montréal : Service aux collectivités de l'Université du Québec à Montréal, 2023, p. 20.

Nancy Zagbayou est chargée de projet à Hoodstock.

Illustration : Ramon Vitesse

Responsabilité, guérison et transformation

Au cours d'une décennie de vie collective et d'organisation anarchiste, abolitionniste, féministe et queer, Geneviève Parisien, Charlotte Sansfaçon-Lévesque et moi-même avons (…)

Au cours d'une décennie de vie collective et d'organisation anarchiste, abolitionniste, féministe et queer, Geneviève Parisien, Charlotte Sansfaçon-Lévesque et moi-même avons été impliqué·es dans ce qu'on appelle couramment des « processus de justice transformatrice » en réponse aux violences sexuelles et conjugales. Inspiré·es par ces expériences, nous avons entrepris de développer un modèle de processus de responsabilité, de guérison et de transformation, actuellement en cours d'élaboration sous forme de livre. Notre objectif est de fournir des outils basés sur nos succès, nos échecs et nos recherches sur le sujet afin de contribuer aux réflexions existantes sur la justice transformatrice.

Aspects pratiques

Nous avons identifié quatre types de participant·es que l'on retrouve dans tout processus de justice transformatrice : la personne qui a vécu la violence et son cercle de soutien, celle qui a commis la violence et son cercle de son soutien ; des membres de la communauté où la violence s'est produite ; et les personnes qui accompagnent et facilitent le processus de responsabilité, de guérison et de transformation.

Les processus de justice transformatrice doivent être amorcés une fois que la situation de violence a cessé. Bien sûr, il est possible que la mise en place d'un processus se fasse dans le même élan que les mesures prises pour faire cesser la violence. Il se peut aussi que des démarches informelles de responsabilisation et de guérison aient déjà été entamées à travers des discussions et des actions concrètes. Lorsqu'un processus formel s'impose, il est souvent amorcé par les personnes directement impliquées dans la situation de violence ou par leurs proches.

Nos expériences personnelles nous ont fait comprendre l'importance de sortir de l'urgence lorsqu'on met en place un processus de justice transformatrice. Il est crucial de prendre le temps de bien réfléchir à la démarche à prendre, même si l'on sent que les comportements et les croyances qui ont mené à la situation de violence auraient dû changer hier. L'urgence nous déconnecte souvent du présent et de nos capacités émotionnelles et relationnelles, et nous fait faire des erreurs qui peuvent miner la confiance dans le processus.

Avant d'entamer un processus, il faut d'abord s'assurer qu'on fait bel et bien face à une situation de violence. Par exemple, il se peut qu'une personne affirme vivre de la violence, et qu'il n'y ait pas de bris de consentement, de torts ou de dommages causés, mais qu'elle soit plutôt déclenchée à cause de traumatismes, ou encore que la situation relève d'un conflit particulièrement envenimé ayant une charge émotionnelle très négative, mais qu'il soit difficile d'identifier des actes précis de violence. On suggère d'aller consulter des sources fiables offrant des définitions de violence (émotionnelle, physique, psychologique, sexuelle, économique, etc.) et d'identifier les comportements et les dynamiques qui relèvent véritablement de la violence. La personne qui facilite le processus a la responsabilité particulière de recevoir les témoignages des personnes impliquées, voire de témoins, et de comprendre la situation dans toute sa complexité pour s'assurer qu'il s'agit bel et bien d'une situation de violence.

Le processus implique l'élaboration d'un calendrier à durée déterminée : quelques mois, un an, voire deux, en fonction des besoins et des objectifs ciblés. Il implique aussi de déterminer les modalités de communication : qui parle à qui, par quels moyens, à quelle fréquence, et pour communiquer quel genre d'informations ? Il peut aussi être nécessaire de discuter de la manière dont les espaces seront navigués (ceux où on coexiste, ceux où on se croise, ceux qu'on ne partage pas), et de ce qu'on décide de communiquer aux membres de la communauté à l'extérieur du processus.

Les personnes touchées par une situation de violence peuvent prendre part à différents degrés aux processus de transformation, de guérison et de responsabilité. Dans ce contexte, une clé de la réussite d'un processus réside dans la capacité à définir des objectifs réalistes pour soutenir la trajectoire de tous les participant·es. Parmi les objectifs possibles : trouver un nouvel appartement ou un emploi stable, s'engager dans une activité régulière qui soutient la connexion avec son corps et ses émotions, consulter un·e thérapeute spécialisé·e en traumatismes ou en violences pendant un nombre de séances donné, participer à des discussions thématiques liées à l'oppression raciale ou genrée, tenir un journal des activités en lien avec le processus, etc. Chaque personne impliquée dans le processus est responsable de participer à l'élaboration des objectifs, de même qu'à l'élaboration de l'échéancier pour atteindre ces objectifs, en fonction de ses capacités et de ses besoins, tout en tenant en compte ceux des autres.

La création d'un processus de justice formel demande beaucoup d'énergie à toutes les personnes impliquées et n'est pas nécessairement le moyen indiqué pour se responsabiliser dans toutes les situations de violence et d'abus. Par exemple, il n'est peut-être pas nécessaire, dans le cas où les personnes impliquées sont capables de se parler, d'arriver à des ententes ou de chercher du soutien afin de changer les conditions qui ont mené à la violence. C'est lorsque les pratiques informelles ne suffisent pas qu'un processus structuré permet de fournir aux différent·es participant·es un soutien tangible et un contexte de responsabilité plus explicite, grâce aux rôles de soutien et à la facilitation qui s'engagent à faire le suivi, à soutenir les différentes démarches entreprises et à aider à atteindre les objectifs ciblés.

Principes directeurs

Il est important de comprendre que les chemins de transformation et de guérison de chaque personne ne sont pas linéaires et ne peuvent pas être forcés, bien qu'on puisse les soutenir et les encourager. Cela implique une certaine capacité à laisser aller, tout en étant capable de continuer à se soucier des gens et de leur devenir. Évidemment, cela n'implique pas d'accepter la persistance de la violence, et on doit toujours faire notre possible pour la faire cesser.

La personne responsable de la violence doit accomplir trois étapes essentielles : reconnaître ses gestes et les conséquences de ceux-ci, offrir des excuses, des réparations ou des compensations aux personnes l'ayant vécue et/ou à la communauté impactée, et amorcer une démarche de guérison et de transformation de ses comportements, de ses attitudes et des croyances à la source de la violence.

Pour être authentique, la prise de responsabilité ne doit pas être imposée de l'extérieur, mais bien être une démarche volontaire. Sa richesse est intimement liée à la capacité d'une personne d'honorer son besoin d'intégrité par rapport à ses valeurs et à ses actions. La prise de responsabilité doit donc non seulement être quelque chose qu'on fait par rapport aux autres, en prenant acte des conséquences de nos gestes, mais d'abord et avant tout face à soi-même.

D'un autre côté, le processus doit également aspirer à soutenir la capacité de la personne ayant subi la violence à prendre en main sa propre guérison et sa responsabilité face à elle-même. Notons que son cheminement de guérison peut ne pas correspondre au calendrier prévu du processus et peut prendre des années en raison des blessures et des traumatismes vécus. Si une personne qui a vécu de la violence résiste à s'engager dans certaines démarches, on ne doit pas la forcer. Dans ce genre de cas, on continue simplement à lui offrir un environnement qui soutient sa capacité à guérir et à continuer de se transformer à son rythme. Bien sûr, la guérison ne doit pas dépendre de la capacité de la personne qui a commis la violence à assumer ses actes. De même, la volonté de la personne responsable doit persister, peu importe l'attitude de la personne ayant subi la violence, car sa responsabilisation demeure cruciale tant pour elle-même que pour le reste de la communauté.

Le processus décrit revêt une double fonction : préventive et réparatrice. Il contribue à renouer les liens au sein de la communauté, à restaurer la confiance, sans nécessairement chercher à ramener les relations à leur état antérieur. En dernière instance, les processus de justice transformatrice ne doivent pas se limiter à remplacer les procès et les peines prononcées par les tribunaux. Ils doivent être envisagés dans un cadre plus vaste de pratiques et de valeurs axées sur l'autonomisation des individus et des communautés. Nous invitons chacun·e à poursuivre l'expérimentation des pratiques de responsabilité et de justice transformatrice, en soutien à la destitution et à l'abolition de l'État colonial canadien, de la police et des prisons, et pour bâtir des communautés autonomes et responsables.

Will V. Bourgeois, militant·e et thérapeute somatique.

Illustration : Ramon Vitesse

Les ruses de la réaction

Au fil de ses défaites et de ses retours, la réaction affine ses stratégies et pose un défi de décodage qui en dupe plusieurs. Selon le Dictionnaire de l'Académie (…)

Au fil de ses défaites et de ses retours, la réaction affine ses stratégies et pose un défi de décodage qui en dupe plusieurs.

Selon le Dictionnaire de l'Académie française, le fait de prôner le rétablissement d'un régime aboli et de s'opposer au progrès social et à l'évolution des mœurs forme le noyau idéologique de la réaction. Rattachée depuis le 18e siècle aux anti-Lumières et à la contre-révolution, elle n'est pas une mouvance modérée qui accompagne le siècle, mais un refus de l'égalité des droits doublé d'un combat contre toute volonté de concrétiser ce principe par des revendications sociales.

Les réactionnaires sont tout d'abord d'excellents faussaires. L'enjolivement de l'Ancien Régime et la définition du progrès comme une « nouvelle religion » caractérisent leur manipulation de l'histoire. L'instrumentalisation des conquêtes sociales, qui sont vidées de leur portée, définit aussi leur manipulation des mots : la démocratie se mute en plébiscite, la laïcité en loi du contrôle et le féminisme en révolution déjà achevée. L'abandon du lexique d'antan au profit de formes au goût du jour marque enfin leur manipulation de la réalité : l'inégalité ne concerne plus tant les « races » que les « cultures » tout en servant la même essentialisation de groupes nécessairement inférieurs et ennemis.

Aujourd'hui, ces faussaires se considèrent comme des dissident·es. Lorsqu'on les prend au mot, par sympathie ou par paresse, leur posture de « contestataires » devient un outil de marketing qui fait mouche. Mais lorsqu'on use de sens critique, tel que nous y invite Philippe Bernier Arcand, il est aisé de déconstruire cette « tentative d'inverser les rôles de la victime et du bourreau pour que la figure du rebelle change de camp [1] ». En effet, cette inversion des rapports de force n'a d'autre but que de maquiller les dominé·es en dominant·es. C'est pourquoi la référence à la « tyrannie des minorités » est toujours brandie afin de consacrer une suprématie majoritaire faussement posée en victime. De la même manière, l'antiracisme essuie une fin de non-recevoir puisqu'il s'agirait d'un « racisme anti-blanc ».

De la conservation à la réaction

La tradition conservatrice a pourtant promu des politiques plus mesurées : le parti conservateur du Canada a lutté contre l'Apartheid sud-africain et la démocratie chrétienne en Europe a soutenu la construction de l'État-providence. Que s'est-il passé ? Selon Natascha Strobl, il n'y a rien de surprenant dans le retour de la réaction, car les rapports du conservatisme avec l'État social (à sa gauche) et la tentation fasciste (à sa droite) sont aussi mobiles que précaires. Les tendances extrémistes au sein de ce qu'elle appelle le « conservatisme radicalisé [2] » se sont graduellement fortifiées et ont résolu d'employer tous les moyens possibles (du mensonge au complotisme) sur le front de la guerre culturelle lancée contre la démocratie libérale.

Afin de rendre cette offensive plus digeste, certains esprits naïfs voient dans ce printemps des populismes une occasion d'affirmer des « valeurs républicaines et citoyennes » qui soient « aveugle aux différences ». Pour Jean-Fabien Spitz, cette tentative de subsumer les inégalités économiques par la référence à une République qui renonce d'emblée aux leviers de l'égalisation et à la lutte contre les dominations est devenue « l'étendard du parti de l'ordre contre les mouvements qui aspirent à l'émancipation ». En sus de l'extrême centre et du néolibéralisme en crise de légitimité, les ruses de la réaction innervent aussi ce « discours pseudo-républicain [qui] s'emploie en réalité à nier les inégalités et les discriminations pour ne pas avoir à les combattre [3] ».


[1] Philippe Bernier Arcand, Faux rebelles, Montréal, Poètes de brousse, 2022.

[2] Natascha Strobl, « The radicalisation of Austrian conservatism », International Politics and Society, 15 octobre 2021. En ligne : tinyurl.com/ybj487w4

[3] Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ?, Paris, Gallimard, 2022.

Jean-Pierre Couture est professeur à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa.

Illustration : Alex Fatta

Nation-anxiété

2022 a vu la publication de trois essais écrits par de jeunes intellectuels ouvertement conservateurs et nationalistes. Si ces trois textes sont caractérisés par la peur (…)

2022 a vu la publication de trois essais écrits par de jeunes intellectuels ouvertement conservateurs et nationalistes. Si ces trois textes sont caractérisés par la peur anxieuse de voir la nation québécoise disparaître, les lire révèle en fait la nullité absolue de leur idée de nation, de l'usage stratégique de cette notion, et des visées éminemment autoritaires des auteurs.

La nation qui n'allait pas de soi, d'Alexis Tétreault ; La pensée woke, de David Santarossa ; Le schisme identitaire, d'Étienne-Alexandre Beauregard : lire ces trois livres bout à bout consiste en une expérience pénible témoignant du pourrissement de l'intelligentsia québécoise. Car la mesquinerie y règne. On ne s'étonnera pas d'y lire, sous la plume de Beauregard, que le nationalisme s'oppose à l'éthique du care, en ce que cette dernière refuse le « Soi et l'universel » propre au nationalisme (p. 50-51). Feignons notre surprise quand Santarossa défend que la pensée woke soit aveugle à la réalité québécoise au point où elle perdrait de vue que les Québécois·es, eux aussi, « sont des autochtones » (p. 66). Soulignons ce brillant tour de passe-passe révisionniste où Tétreault explique que la crise du code de vie d'Hérouxville consiste en fait en une « dénonciation […] rustique du modèle canadien » (p. 223).

On peut se questionner quant à la possibilité même d'un dialogue face à de tels producteurs de discours réactionnaires. Mais il ne s'agit pas ici de dialoguer avec ces textes, ni même de les réfuter. Plutôt, les lire ensemble, même si chacun envisage différemment le concept de nation [1], révèle qu'ils sont tous trois de la même trempe.

Un concept de nation qui n'allait pas de soi

La nation québécoise, d'expression française, habitant l'Amérique du Nord depuis la colonisation française, et laïque, possèderait un droit à l'existence puisqu'elle refléterait une « majorité ». Cette nation serait toutefois niée par la volonté belliqueuse du Canada anglophone, multiculturaliste et « postnationaliste », et les démarches sournoises de l'idéologie woke, véritable cinquième colonne récusant tout référent national au nom de la défense des identités.

Que le Québec forme une société distincte, que cette société puisse s'incarner dans un État souverain et puisse aspirer à cet égard au titre de nation, sont des thèses tout à fait défendables.

Là où on s'indigne, c'est au niveau de la méthode. Dans ces essais pour lesquels le concept de nation joue un rôle si important, ce concept n'est jamais présenté. On cherchera en vain des statistiques, des données ou des sondages sur des sujets aussi cruciaux que la démographie, l'identité politique ou l'immigration, mais on ne trouvera qu'une référence à une notion de nation posée d'avance, tenue pour acquise dès le début. Tétreault évoquera au mieux vouloir « monter la garde » de « l'âme » du Québec (p. 11), tandis que Beauregard défendra fermement le « lien sacré entre État et nation » (p. 112). Quant à Santarossa, bien que son essai ne porte pas directement sur la nation québécoise, celui-ci dénoncera toutefois que le wokisme ne reconnaît pas ce fait « allant de soi », soit que le peuple québécois est « une nation minoritaire enracinée en cette terre, avec sa langue et culture, sur cette terre qu'elle occupe depuis le dix-septième siècle » (p. 65) [2].

Déployer de la sorte un tel concept sans jamais prendre la peine d'expliciter à quoi il réfère nous oblige à l'accepter comme allant de soi : « la nation », ses prétentions, sa situation. La « nation » implique déjà la lutte contre sa « vulnérabilité », pour ne pas dire son état de « guerre culturelle » : accepter de suivre le chemin de nos auteurs, c'est déjà accepter cet état de siège contre la « majorité ». Beauregard peut ainsi se permettre de réécrire l'histoire du Québec pour l'articuler comme une « guerre culturelle » depuis la Conquête de 1760 : méthodologiquement, on soulignera cet effort grossier de révision historique.

Cette stratégie est malhonnête, pour ne pas dire enrageante. Elle polarise à outrance en imposant l'existence périlleuse de la nation québécoise, au-delà de tout dialogue critique. Défendre l'inverse nous pose en effet en position de fossoyeur du Québec, donc d'ennemi. Il s'agit autrement dit d'un faux dilemme. Mais en s'y attardant, on découvre qu'il ne s'agit pas seulement d'accepter la nation telle que décrite par Tétreault, Santarossa ou Beauregard. Il faut s'y soumettre.

Le fétiche de l'autorité

Tétreault écrit que, sous la menace multiculturaliste, « La référence [nationale] devient l'objet de la négociation, alors que dans la société de la démocratie nationale, elle était sa condition » (p. 203). Deux visions de la collectivité s'affronteraient : une où ses membres délibèrent sur la référence culturelle qui les lie, l'autre où l'acceptation de ce référent est la condition à l'intégration à la communauté.

Répétons : pour s'identifier à la communauté et y participer, la condition préalable est d'accepter « la référence culturelle » qui définit la nation. La nation promeut ses propres normes auxquelles il faudrait obéir (« c'est comme ça qu'on vit », disait le premier ministre [3]). La nation n'est pas seulement le sentiment partagé par plusieurs personnes vivant sur un même territoire, partageant une même langue et liées à une même histoire, elle est avant tout le nom donné à un projet politique éminemment conservateur faisant de sa propre survie sa justification. Ainsi, Tétreault peut défendre l'ignoble loi 21 de la laïcité comme une « tentative de consolidation d'un modèle québécois ancré dans la tradition politico-culturelle de la majorité » (p. 228). Promouvoir la nation québécoise, c'est accepter cette loi, avec tout ce qu'elle comporte de discrimination, mais ce serait aussi le triomphe d'un Québec passant de la vulnérabilité à la « normalité » (p. 235). Brillant !

Il est fascinant de voir comment nos auteurs défendent que le premier réflexe de la « majorité » consisterait à déployer sa force pour asseoir son règne. Nos trois jeunes lumières fétichisent de la sorte le pouvoir d'une majorité à travers l'État et l'autorité de ce dernier à laquelle il faudrait se soumettre. En dehors de cette autorité, point de salut pour l'avenir du Québec. Beauregard est, cela dit, le plus explicite à cet égard quand il défend que la nation commande une « éthique de la loyauté » héritée de la Révolution tranquille (p. 33), que le mode de scrutin actuel uninominal à tour est préférable à un mode plus proportionnel, car davantage au diapason de « l'unité nationale » (p. 245), ou que François Legault doive littéralement entretenir une « scission » entre le programme de la CAQ et les autres organisations de la société (médias, groupes de pression) afin de continuer à incarner le « gros bon sens » du Québec des banlieues (p. 153) – et ainsi ne devoir rendre de comptes à personne [4].

De surcroît, la nation n'exige pas soumission seulement parce qu'elle est et qu'elle s'inscrit dans une histoire commune, mais aussi parce qu'elle sauvegarde la possibilité même de la démocratie. Essentiellement, nos lurons mettent ensemble nation québécoise et délibération civile contre la dissolution sociale promue par l'alliance du Canada multiculturaliste et du postmodernisme. Tétreault déplore la perte de la « citoyenneté abstraite » où tous seraient égaux (p. 200), mais nous rassure que la loi 21 est le produit de la délibération démocratique québécoise (p. 217). Dans une veine similaire, Beauregard jumelle « héritage de loyauté, universalité et affirmation nationale » (p. 272).

C'est à Santarossa qu'il revient toutefois d'éclairer pleinement ce maillage entre nation et raison. Santarossa écrit que le wokisme serait une « attaque en règle contre tous les fondements des sociétés occidentales » (p. 102). Par cette phrase, il sous-entend la supériorité des sociétés occidentales sur la base qu'on y pratique la délibération rationnelle et raisonnable : tous sont égaux au sein du dialogue. En effet, nous rappelle heureusement Santarossa, ce sont les pays occidentaux les premiers qui ont aboli l'esclavage, brillante démonstration qu'il n'y a pas d'autres « civilisations qui sont allées plus loin dans la lutte contre le racisme » (p. 81-82). Une telle position sur la supériorité politique des États occidentaux est pratique, car elle fait de la sauvegarde de l'ordre politique libéral existant son critère pour séparer bien autoritairement ce qui est recevable de ce qui ne l'est pas. Bien entendu, la nation québécoise fait partie de ces sociétés évoluées, et en dénoncer les injustices, par exemple le racisme systémique, serait s'en prendre à la nation québécoise et aux régimes politiques existants. Ce serait déraisonnable. Ainsi, Santarossa peut rejeter le phénomène du racisme systémique parce qu'il nierait notre « humanité commune » (p. 60), et écrire du même souffle que l'intégration des personnes migrantes à leur société d'accueil consiste pour celles-ci en un « devoir moral » en raison du « cadeau » qu'on leur fait en les accueillant (p. 52). Raisonnablement, la nation québécoise peut imposer son conformisme aux populations migrantes : critiquer cela reviendrait à nier le droit d'existence de la nation québécoise.

Dialectique ou décadence

Penser de la sorte est proprement décadent. La décadence se manifeste dans le fait que Tétreault, Santarossa ou Beauregard sont non seulement rigoureusement incapables d'apprécier les lignes de force objectives qui structurent les rapports sociaux, mais qu'ils proposent des solutions superficielles servant à les voiler. C'est là que s'inscrit le caractère conservateur de leur projet : imposer la nation comme salut social au détriment de toute autre perspective, et par cela fixer le statu quo de l'ordre social existant. Un statu quo où eux, bien entendu, ne s'en tirent pas trop mal, mais où d'autres continuent de souffrir.

La décadence ne doit pas toutefois être comprise comme une faute intellectuelle individuelle, mais comme le symptôme de contradictions sociales structurantes. Là est l'intérêt de lire ces trois essais : non pas comme de simples idées lancées en l'air, mais comme l'expression d'un ordre social réagissant à sa propre décomposition. Il suffit de regarder l'actualité économique et environnementale pour se convaincre de la nécessité de changements sociaux radicaux. En ce sens, la décadence de nos jeunes intellectuels est proprement scandaleuse.

La force de la pensée critique et de l'engagement politique militant aura été de dépasser la superficialité du conservatisme et de révéler comment la société est organisée de telle sorte à perpétuer l'exploitation et la domination.

En un mot, c'est la pensée dialectique qui ici se retrouve étranglée au profit de la propagande. La pensée dialectique est spécifiquement ce qui permet de relier l'individu à la société. En étant sensible à l'opposition qui unit ces deux composantes, elle explique comment nous sommes avant tout le produit de notre milieu : il s'agit du soubassement logique d'idées comme patriarcat, racisme systémique ou aliénation du travail. La propagande, elle, propose une pseudo-solution – la dérive autoritaire nationaliste – à un problème réel – la société québécoise incapable d'être à la hauteur de ses promesses. Et elle est décadente, car volontairement sourde aux hurlements de ce qui tente de se montrer.

Lire Tétreault, Santarossa et Beauregard nous apprend la valeur d'une pensée intelligente, d'un engagement réel. À eux, nous ne leur répondrons que par le mépris et le dégoût. Mais pour nous, voyons-y les exemples de ce qu'il ne faut pas faire. Il y a toute une société à (re)bâtir et plein de gens brillants qui préfèreront construire ensemble la société de demain plutôt que de se faire imposer celle d'hier.

OUVRAGES RECENSÉS

Alexis Tétreault, La nation qui n'allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec, Montréal, VLB, 2022, 256 p.

David Santarossa, La pensée woke : analyse critique d'une idéologie, Montréal, Liber, 2022, 184 p.

Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire, Montréal, Boréal, 2022, 282 p.


[1] Le livre La nation qui n'allait pas de soi consiste en une enquête historique sur la manière dont des figures intellectuelles québécoises ont compris et déployé le concept de nation. La pensée woke dénonce le wokisme au nom du dialogue rationnel, mais à peu près tous les exemples sont de nature nationaliste. Le schisme identitaire expose comment la nation québécoise est présentement menacée par différentes tendances politiques.

[2] Bien entendu, aucune mention des revendications des Premières Nations ne se retrouve dans la logorrhée de nos paladins du Québec.

[3] Par un heureux hasard, c'est aussi le titre du récent essai de Francine Pelletier sur le nationalisme identitaire et conservateur.

[4] Il est inquiétant que Beauregard ait été – et semble encore – à l'emploi de la CAQ.

Illustration : Alex Fatta

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