Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

L’antifascisme comme pratique quotidienne
En dépit des pics et des vallées observés ces dernières années, il est évident que nous assistons actuellement à un retour en force de l'extrême droite un peu partout en Occident. Que faire ?
Le collectif Montréal Antifasciste (MAF) s'est constitué au printemps 2017 en réaction directe aux discours xénophobes et islamophobes décomplexés portés dans l'espace public par des organisations nationales-populistes, comme La Meute, et des formations franchement néofascistes, comme Atalante Québec. Au cours des années suivantes, le collectif a exercé une veille constante de ces courants et de ses protagonistes, cartographié l'extrême droite québécoise et exposé au public un certain nombre d'individus et de groupuscules fascistes et néonazis, en plus de publier périodiquement sur son site Web [1] des analyses de la conjoncture et des synthèses sous forme d'état des lieux. Bien que MAF se soit en même temps employé à coordonner de nombreuses mobilisations pour faire barrage aux fachos, le travail de veille et d'information est devenu au fil des ans l'activité centrale du groupe.
À l'origine, l'intention explicite, formulée notamment à l'occasion d'une assemblée de fondation à l'été 2017, était de sortir des circuits militants habituels dans un effort de « construction d'un mouvement ». MAF a toujours insisté sur l'importance de tendre collectivement vers une extension de l'action antifasciste. Nous en sommes arrivé·es à la conclusion qu'avant d'envisager la constitution d'un mouvement antifasciste dit « de masse », les mouvements progressistes (féministes, syndicaux, queers, de défense des droits, etc.) doivent nécessairement assumer pleinement leur caractère antifasciste, et agir en conséquence de manière soutenue.
Pour ça, il faut dans un premier temps reconnaître la nature et l'imminence de la menace.
Ressacs
L'actualité récente aux États-Unis, au Canada et au Québec ne laisse aucun doute : l'extrême droite remonte en Occident. Des partis d'extrême droite participent déjà aux gouvernements dans plusieurs pays d'Europe, en Israël, en Inde et ailleurs dans le monde. Donald Trump mène actuellement dans les intentions de vote aux États-Unis ; idem pour le Parti conservateur du Canada, qui a pris un virage de droite populiste aux accents extrémistes sous le leadership de Pierre Poilievre. Dans la province, le Parti conservateur du Québec est parvenu à faire une percée sous la houlette d'Éric Duhaime, qui a fait revivre ce parti moribond en lui injectant un cocktail toxique de libertarianisme et de confusionnisme plaisant particulièrement aux courants complotistes.
À la faveur des multiples crises imbriquées, les mouvements complotistes ont accéléré au cours des dernières années leur rapprochement naturel avec l'extrême droite. Les adeptes des fantasmes de complot ont notamment charrié jusqu'ici les obsessions des « fascistes américains », lesquels exercent une influence de plus en plus forte sur la politique institutionnelle de nos voisins du sud. Ces réseaux fondamentalistes, qui prônent une théocratie chrétienne, s'emploient à éliminer systématiquement les droits acquis au fil des décennies par diverses populations marginalisées, en particulier par le mouvement des femmes et les mouvements pour la libération et la protection des minorités sexuelles et de genre. C'est dans ce mouvement de fond que s'inscrivent celleux qui, ici et ailleurs au Canada, mènent depuis des mois une croisade pour diaboliser les communautés queers et trans, notamment en s'opposant aux lectures du conte en drag et à l'éducation sexuelle de manière générale.
Puis il y a les nazis, qui reviennent dans l'actualité… Pour l'essentiel, les fascistes et les nazis d'ici sont encore endigués, mais comme nous le démontrons dans notre État des lieux de l'extrême droite au Québec en 2023 [2], ces courants trouvent toujours le moyen de se reformer dans l'ombre pour contester leur effacement de l'espace public. C'est ce qu'illustre le cas récent d'Alexandre Cormier-Denis, l'histrion raciste qui a réussi à promouvoir sa marque de commerce en se faisant inviter, puis désinviter des audiences de la commission parlementaire sur l'immigration à Québec, et qui s'inscrit en plein dans ce renouveau ethnonationaliste aux accents fascistes. On retrouve ici des idéologues et groupuscules d'inspiration fasciste et ultracatholique qui cherchent à réhabiliter un nationalisme ethnique canadien-français, avec tout ce que cela implique de recul social, en particulier pour les femmes, les personnes immigrantes et les minorités.
Il y a bien sûr lieu de s'inquiéter de cette conjoncture, mais au-delà de la peur légitime, il faut agir concrètement.
Normaliser l'antifascisme
L'antifascisme radical, comme tous les mouvements jugés radicaux, a parfois des rapports tendus avec les mouvements sociaux, mais il en a toujours fait intégralement partie et a toujours eu un rôle (souvent ingrat) à y jouer. En réalité, ces fameux « antifas » de caricature sont parmi vous : iels participent aux mouvements populaires pour la défense des droits, militent dans les syndicats, travaillent ou s'impliquent bénévolement dans les comités de quartier, le milieu communautaire et ailleurs dans la « société civile ». Ce sont vos collègues, parents et camarades de lutte et de vie. Vous en croisez probablement tous les jours.
Il est utile à cet égard de rappeler que l'antifascisme occupe en fait une position d'arrière-garde, c'est-à-dire qu'il remplit discrètement son rôle spécifique – soit de débusquer et de combattre l'extrême droite par tous les moyens nécessaires. L'objectif est de défendre des mouvements sociaux qui, chacun à leur manière et dans leur créneau propre, font tendre la société tout entière vers la justice sociale et l'égalité économique, mais aussi vers l'antiracisme, le féminisme et l'anticolonialisme. S'il n'y a pratiquement plus de fascistes et de néonazis dans les rues à Montréal depuis les années 1990, si les communautés traditionnellement victimisées par l'extrême droite peuvent y vivre relativement à l'abri de la menace qu'elle faisait jadis peser, et si les organisations progressistes peuvent accomplir leur mandat sans craindre d'être ciblées, c'est en partie parce qu'un patient et rigoureux travail a été effectué et maintenu pour chasser les fascistes de nos rues et de nos espaces. On oublie trop facilement que Montréal est l'une des rares villes de cette importance au monde où une telle situation prévaut, et cela est dû en grande partie aux antifascistes et à leurs méthodes parfois controversées.
L'antifascisme est avant tout un cadre de référence et une praxis que chacun·e de nous doit assumer là où iel se trouve, dans nos milieux de travail, d'étude et de vie, nos quartiers, nos espaces associatifs et culturels. Si tout le monde n'a pas la possibilité de s'engager directement dans l'action antifasciste, tout le monde peut en revanche en faire valoir l'importance dans ces milieux, y combattre les préjugés à son égard, diffuser l'information qu'elle produit et diriger des ressources vers les organisations antifascistes et alliées lorsque cela est possible.
Le vent de droite souffle fort à nos portes, de plus en plus de politicien·nes s'y montrent sensibles, et les mouvements réactionnaires prennent du galon. Les multiples crises qui s'exacerbent ne pourront qu'encourager ce mouvement, jusqu'au cœur même du système capitaliste et des États qui le maintiennent artificiellement en vie. Nous croyons que l'autodéfense populaire, la nécessaire résistance aux forces de l'extrême droite, est le seul rempart possible, et que ce rempart dépend entièrement de celleux qui adhèrent encore radicalement aux valeurs de justice et d'égalité.
Il nous incombe plus que jamais d'agir en conséquence, tous les jours.
[1] montreal-antifasciste.info/fr/
[2] Disponible en accès libre sur notre site Web : montreal-antifasciste.info/fr/2023/06/27/etat-des-lieux-lextreme-droite-au-quebec-en-2023/
Illustration : Alex Fatta

Université des mouvements sociaux à Paris
Plus de 2 000 personnes provenant de dizaines d'organisations et de mouvements sociaux ont convergé à la fin du mois d'août au campus de Bobigny de l'Université de la Sorbonne Paris Nord. Elles venaient assister à plus de 200 ateliers, plénières et activités culturelles dans le cadre de l'Université d'été des mouvements sociaux et de solidarité (UÉMSS). Ces participant·es provenaient d'une trentaine de pays, et la délégation franco-québécoise comptait une vingtaine de personnes.
Du Québec, on dénombrait douze jeunes pour la plupart soutenu·es par Les Offices jeunesse internationaux du Québec (LOJIQ). Huit jeunes Français·es lié·es à l'Office franco-québécois de la jeunesse (OFQJ) se sont ajouté·es. Le Journal des Alternatives – Plateforme altermondialiste était associé à l'AQOCI et à Katalizo dans le but de participer à l'événement, d'y faire écho et d'accompagner la délégation. Leur mission : rendre compte des contenus des discussions. Il en résulte une trentaine d'articles, publiés sur le site alter.quebec. Un bulletin entier a été consacré à leur travail à la mi-septembre.
L'UÉMSS 2023 a été initiée par l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (ATTAC), une organisation de 10 000 militantes et militants qu'on retrouve sur tout le territoire français, et par le Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID), qui fédère des organisations de coopération et de solidarité internationale en France.
En France, les partis politiques, les associations et les mouvements sociaux profitent de la fin de l'été pour tenir des universités d'été. Celles-ci sont des exercices de formation et de réflexion sur l'année qui s'achève, mais aussi permettent d'envisager les luttes futures. Voici comment Ananda Proulx, de la délégation québécoise, explique l'université d'été des mouvements sociaux :
L'UÉMSS est un forum intergénérationnel et international qui vise à rassembler et à permettre la concertation des militantes et militants des réseaux, à créer une relève, à favoriser un apprentissage de manière horizontale qui s'inscrit dans une approche d'éducation populaire. L'UÉMSS favorise les échanges par l'intermédiaire d'ateliers, de plénières et de parcours sur différentes thématiques. Finalement, l'événement vise à favoriser l'intersectionnalité des luttes et leur convergence, ainsi qu'à promouvoir la solidarité internationale dans son ensemble.
L'étendue des préoccupations
L'événement se déroulant à Bobigny, une banlieue au nord-est de Paris, une place importante a été laissée aux luttes locales. Un atelier du collectif Saccage 2024 témoigne de la mobilisation face à l'impact des Jeux olympiques de 2024 sur les territoires de la Seine–Saint-Denis dont fait partie Bobigny. Des activités extérieures étaient également proposées aux participant·es pour leur permettre de découvrir le territoire et son histoire.
Au niveau national, les questions de précarité ont été abordées sous différents angles, notamment la problématique d'accès au logement et la dégradation des conditions d'accueil des personnes migrantes. La question de la violence d'État et du racisme systémique a également occupé une place importante dans les discussions. De nombreux ateliers ont alerté sur les atteintes répétées aux droits humains et aux libertés fondamentales, en France et partout dans le monde, en rappelant l'importance de défendre l'espace démocratique et les libertés. L'UÉMSS a également été l'occasion de mettre en discussion les modèles de société existants et les alternatives désirables pour les citoyen·nes du monde, que ce soit sur la question de l'énergie ou de l'intelligence artificielle dans le monde du travail.
Les échanges ont aussi permis d'identifier des enjeux similaires sur différents continents, ce qui invite à penser une réponse globale pour sortir du système capitaliste néolibéral pour nous orienter plus vers la décroissance. Les rencontres entre militant·es venu·es des quatre coins du monde a permis d'interroger les relations nord-sud, notamment la responsabilité des grandes multinationales comme Total Energies, les accords de libre-échange comme l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur, ou encore les effets de l'évasion fiscale sur les inégalités.
En réponse à tous ces enjeux, la posture des acteur·rices de la solidarité internationale a été débattue, en mettant notamment la lumière sur les pratiques d'ingérence abusives et iniques de la part des États et des ONG à Haïti. Autant de discussions qui ont fait ressortir la nécessité de confronter nos responsabilités et décoloniser nos pratiques. La question des espaces, des modes d'action et des moyens d'apprentissage nécessaires pour favoriser une transformation sociale globale a également été abordée. À travers différents espaces d'expression artistique et culturelle, l'UÉMSS a permis de valoriser l'importance de la culture comme levier de changement. Les mobilisations syndicales ont également eu leur place dans les échanges, en lien avec l'importante mobilisation contre la réforme des retraites françaises en 2023.
Le principe de la co-construction
Dans une volonté de correspondre aux préoccupations des mouvements et d'approfondir une culture de pratiques démocratiques, les deux organisations à l'initiative de l'UÉMSS ont permis à d'autres réseaux et collectifs d'organiser leurs activités.
Par exemple, on retrouvait non seulement ATTAC et le CRID dans l'organisation des activités, mais aussi des groupes paysans, féministes, environnementaux, comme Les Amis de la Terre France, Alternatiba Paris, Plateforme Logement des mouvements sociaux, la Fondation Danielle Mitterrand, ainsi que des organisations de solidarité avec l'Amérique latine, Haïti, l'Ukraine, la Palestine, la Syrie, et autres points chauds des luttes anti-impérialistes sur la planète et les réseaux syndicaux Solidaires, FSU et CGT.
L'année 2022-2023 en France a vu la population se mobiliser massivement contre l'injuste réforme des retraites dans une unité du mouvement social inédite face à l'autoritarisme du pouvoir. Elle a aussi vu les populations les plus précarisées et stigmatisées se révolter face aux discriminations, aux violences policières et à la relégation sociale. Un nouveau conflit est né autour des projets de bassines [1], qui illustrent le déni et les contradictions des autorités et des pouvoirs productivistes en matière d'écologie. À cela s'ajoute un contexte international marqué par les interventions militaires et la progression de l'autoritarisme.
Ainsi, dans les salles comme dans les corridors, tous ces enjeux politiques essentiels étaient débattus. Non partisane, cette université populaire témoigne de l'importance de l'action et l'éducation politiques pour les mouvements. Dans son communiqué final, le comité organisateur de l'UÉMSS soutient que l'événement constitue une dynamique politique au service des résistances :
« En faisant dialoguer des organisations très diverses, l'UEMSS reste cet espace de convergence et de construction d'alliances (…) pour imposer et faire vivre des alternatives répondant aux besoins de l'immense majorité de la population ».
Vers le Forum social mondial 2024 à Katmandou
Enracinée dans des organisations fondatrices des mouvements altermondialistes, l'UÉMSS n'a pas manqué d'aborder les démarches pour les Forums sociaux à venir. Un Forum social mondial thématique sur les intersections est ainsi prévu en mai 2025 à Montréal. Le 16e Forum social mondial, quant à lui, aura ainsi lieu du 19 au 25 février 2024 à Katmandou pour poursuivre le combat des idées. D'ores et déjà, 400 réseaux, organisations et mouvements sociaux de différents pays asiatiques appellent à y participer. L'université d'été fera une pause l'an prochain. Les Jeux olympiques rendront impossible la tenue d'un tel événement populaire. Prochain rendez-vous en août 2025.
[1] Des méga réserves d'eau qui, entre autres problèmes qu'elles créent, pompent d'eau de nappes souterraines.
Alice Galle est chargée de mission ECSI et formation au CRID. Ronald Cameron est animateur du Journal des Alternatives/Plateforme altermondialiste.
Photo : UEMSS
POUR EN SAVOIR PLUS : Louise Nachet, « France : La bataille de Sainte-Soline », À bâbord !, no 97, automne 2023. Disponible en ligne.

Chevalier, Barbie.... et Richelieu : Le cinéma des bonnes intentions
Certains films, portés par de bonnes intentions, devraient spontanément susciter l'adhésion par les valeurs qu'ils défendent. Tout le monde sait cependant que l'appui à des causes justes n'assure en rien la qualité d'une œuvre. Deux films hollywoodiens récents, Chevalier et Barbie, en sont de bons exemples.
Chevalier de Stephen Williams s'appuie sur une excellente idée : raconter l'histoire de Joseph Boulogne, chevalier de Saint-Georges, né esclave à Saint-Domingue d'un père français et d'une mère de descendance africaine, qui s'est hissé dans les plus hautes sphères de la société française grâce à ses talents extraordinaires comme escrimeur, musicien et militaire. Un personnage fascinant, donc, qui a affronté de forts préjugés racistes et qui a laissé derrière lui une œuvre musicale digne d'intérêt.
Bien qu'on l'ait oublié pendant de longues années, comme plusieurs compositeurs de son temps par ailleurs, Saint-Georges suscite un intérêt nouveau, tant par sa destinée singulière que par la volonté des ensembles musicaux d'ajouter ses compositions au répertoire musical du XVIIIe siècle. Si bien que la documentation à son sujet ne manque pas et qu'on en sait beaucoup sur sa vie et son époque, ce dont n'ont toutefois pas semblé tenir compte le réalisateur du film et sa scénariste Stefani Robinson.
En effet, les affronts à la réalité historique abondent : anachronismes, invraisemblances, invention d'événements qui ne se sont jamais produits, etc. Le vrai Saint-Georges doit s'effacer devant ce qu'on a fait de lui. Lorsqu'il prend son violon, il ne joue même pas ses compositions, mais une musique sirupeuse d'aujourd'hui, moins bonne que la sienne, dans un style irrecevable. Ses talents d'escrimeur, auxquels il devait sa renommée autant qu'à la musique, sont beaucoup trop escamotés.
Mais surtout, ce film, comme trop souvent dans le cinéma, refuse de se plonger dans le passé. Le XVIIIe siècle décrit dans Chevalier ressemble en tous points au monde d'aujourd'hui : le racisme, les relations familiales, la création artistique, l'expression de la colère et des émotions, tout cela se vit comme si les mentalités étaient les mêmes depuis plus de deux cents ans. En fait, le seul changement marquant est que les gens portaient de drôles de costumes et d'étranges perruques.
Cette méconnaissance profonde de l'époque et ce refus fondamental de chercher à comprendre la France prérévolutionnaire viennent ainsi bousiller les bonnes intentions initiales. Sensibiliser le public au racisme et faire renaître un personnage particulièrement inspirant en faussant la réalité ne sert aucune cause. Le racisme d'aujourd'hui se comprendrait mieux si on acceptait d'en examiner les racines et d'en suivre l'évolution. Et le pauvre Saint-Georges, tellement malmené dans cette histoire, en sortirait plus fort si on ne le montrait pas autant en victime, mais en personnage qui, en vérité, a su remarquablement s'imposer et vaincre les préjugés.
Barbie et le cinéma indépendant
Il est bien connu que le film Barbie porte un message féministe explicite. Étant produit par la puissante compagnie Mattel, dont l'objectif ultime est de vendre davantage de ses poupées et de ses produits dérivés, il devient évident que ce choix relève d'une importante stratégie de marketing.
Celle-ci n'est pas sans intérêt. Elle révèle que dans un pays politiquement divisé comme les États-Unis, Mattel a fait le pari qu'un point de vue progressiste et féministe serait mieux pour ses ventes que de tenter une difficile neutralité ou de pencher du côté conservateur. Cela vaut aussi pour les nombreux autres pays où se trouvent d'importantes clientèles de la compagnie. Selon les conclusions de ses expertes, Mattel s'assure ainsi de vendre davantage de ses produits à son public essentiellement féminin et préoccupé par son émancipation. La firme parvient aussi à déjouer un certain discours féministe accusant Barbie de donner l'image d'une femme-objet, consommatrice, blonde stéréotypée, aux proportions invraisemblables.
Mattel a aussi fait le choix audacieux d'engager une cinéaste provenant du cinéma indépendant, Greta Gertwig, qui a réalisé des films d'une grande qualité (Lady Bird et Little Women). Elle a écrit le scénario avec Noam Baumbach, qui vient de la même école, lui aussi réalisateur de films remarquables (Frances Ha, Marriage Story). La présence de ces deux personnes ajoute à Barbie un label de qualité. Par contre, on peut aussi se demander pourquoi ces artistes ont embarqué dans une telle galère, et s'iels n'ont pas vendu leur âme au diable…
La stratégie de Mattel
Le film Barbie posait de prime abord sa part de difficultés. Comment faire du cinéma respectable avec une poupée sans histoire, dont les aventures sont celles que les petites filles inventent en jouant avec elle ? Comment cette œuvre, produite par la compagnie qui fabrique la poupée en question, pouvait-elle faire semblant d'échapper à sa véritable destinée, celle d'être aussi une longue publicité pour Barbie ?
La firme fait une habile diversion en intégrant dans son histoire les critiques que l'on formule à son égard : une adolescente exprime de sévères reproches contre la poupée (ceux que j'ai exprimés plus haut) ; le conseil d'administration de la compagnie, de façon caricaturale, est uniquement masculin ; on va jusqu'à mentionner la puissance des corporations et leur tendance naturelle à tenter d'échapper à l'impôt. En apparence, donc, la firme n'est pas épargnée. Mais ces reproches semblent bien secondaires, laisse-t-on entendre, devant l'exploit d'avoir créé une merveilleuse poupée, un jouet révolutionnaire favorisant l'émancipation des femmes.
La diversion sera encore plus grande par l'orientation féministe du film. Dans la bonne vieille tradition manichéenne d'Hollywood, le monde féminin de Barbie, dans lequel s'épanouit une belle diversité d'individus, se trouve confronté à un brutal retour du patriarcat, qui montre à nouveau du muscle après que Ken ait découvert que dans le « vrai monde », les hommes dominent encore. L'opposition entre le féminin et le masculin se nourrit ici de stéréotypes et s'exprime par de gros traits qui offrent au jeune public du film une compréhension superficielle et rassurante des enjeux abordés. La morale de l'histoire est dite clairement, après qu'un putsch patriarcal ait été défait : chacun doit trouver son identité autonome… et les femmes ne doivent pas prendre toute la place, sinon les hommes vont se fâcher.
Dans ce film, les bonnes intentions tournent plutôt mal. Une vision simpliste du monde, même pour les enfants, et l'abus de stéréotypes servent mal le propos alors que dans le fond, c'est Mattel qui s'en sort le mieux. La firme a rendu encore plus visible son principal produit, dans un film très populaire, et s'est offert un beau succès commercial avec une gentille fable féministe (tout de même positive, n'oublieront pas certain·es).
Au-delà des bonnes intentions, Richelieu
Aux antipodes de ces deux grosses productions hollywoodiennes, Richelieu, de Pier-Philippe Chevigny, un film québécois avec un budget restreint et une diffusion plus que limitée en comparaison, évite totalement ce type de piège. Ici aussi, cette œuvre est motivée par de bonnes intentions : il s'agit ici d'exposer les éprouvantes conditions de travail de Guatémaltèques venus combler les besoins de main-d'œuvre temporaire dans une ferme québécoise. Mais jamais ces bonnes intentions ne l'emportent sur le réalisme, la rigueur du développement, la justesse du propos.
Film très bien documenté et alimenté de témoignages bien sentis, Richelieu émeut davantage en montrant sèchement la réalité : celle d'un système d'exploitation global dont les principaux maillons sont exposés. D'une part, on voit une multinationale avide de bons rendements, et d'autre part, il y a des travailleurs qui fuient une misère injustifiable dans leur pays pour connaître à peine mieux dans une entreprise agricole étrangère. La force de ce système est de ne rendre personne responsable, d'imposer cruellement sa logique froide, alors que les travailleurs, et même les petits patrons, s'échinent à le faire fonctionner, même s'il les détruit.
Une des grandes qualités du film est d'avoir choisi, comme personnage principal, une traductrice œuvrant auprès des travailleurs étrangers, une Québécoise d'origine guatémaltèque. Se trouvant entre deux feux, entre patrons québécois et employés guatémaltèques, elle découvre progressivement le fonctionnement d'un grand rouleau compresseur et fait ce qu'elle peut pour humaniser les travailleurs. Son regard devient aussi celui des spectateurs et spectatrices, dont l'indignation provient de ce qui est montré sans fard.
Les bonnes intentions s'effacent alors derrière des personnages qui vivent tout simplement, alors que le public, qui ne se sent pas pris par la main, en tire ses propres leçons. Une performance que ne parviennent pas à faire Chevalier et Barbie, malgré le spectacle éblouissant qu'ils offrent.
Illustration : Ramon Vitesse
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Il fallait se défendre. L’histoire du premier gang de rue haïtien à Montréal
Maxime Aurélien et Ted Rutland, Il fallait se défendre. L'histoire du premier gang de rue haïtien à Montréal, Mémoire d'encrier, 2023, 263 p.
Fruit d'une collaboration entre Maxime Aurélien et l'universitaire et activiste Ted Rutland, Il fallait bien se défendre raconte l'histoire des Bélanger, le premier gang de rue haïtien de Montréal. L'essai prend la forme d'un récit écrit au « je » où Aurélien raconte sa jeunesse et comment il est devenu, sans trop s'en rendre compte, le chef d'un gang de rue.
Ayant grandi au cœur de la communauté haïtienne de Saint-Michel, dont ses parents sont des figures rassembleuses, Aurélien se retrouve jeune adulte sans famille au début des années 1980 alors que son père veuf le quitte pour New York avec ses frères et sœurs. L'appartement d'Aurélien devient alors le quartier général informel d'une bande d'amis partageant un vécu marqué par les défis de la pauvreté et du racisme, ainsi que diverses tactiques pour subvenir à leurs besoins – comme des vols par effraction. Habitués de subir constamment la violence sous forme de discriminations, d'insultes et de menaces racistes, les amis décident un jour de s'organiser pour riposter. Adoptant une tactique de défense de groupe, ils battent de leurs poings les racistes qui les insultent. De tels moments leur procurent fierté et exaltation : ils n'acceptent plus les menaces, ils se défendent et défendent leur place dans cette ville.
Mais de telles batailles finissent par faire les manchettes. Dès lors, qualifiés de gang de rue et ciblés par la police comme des criminels durs, baignant dans un milieu social offrant peu d'espace à des aspirations individuelles légitimes et faisant face à la violence liée à l'émergence d'autres gangs rivaux, Aurélien et certains de ses amis quittent les Bélanger tandis que d'autres, galvanisés par la répression policière et le visionnement de vidéocassettes du Parrain, s'engagent dans une criminalité plus sophistiquée.
Ce livre est exemplaire dans sa capacité à rendre compte des effets de la violence et du racisme systémique ordinaire. Aussi, au récit de Maxime Aurélien, déjà fascinant, s'ajoutent divers éléments d'information et de mise en contexte amenés par Rutland – lequel présente ses questionnements et constats théoriques dans l'introduction et l'épilogue. Nous invitant à renverser notre compréhension habituelle des gangs de rue, largement influencée par le récit des autorités que relaient les médias, les auteurs mettent en évidence le rôle joué par le racisme ambiant et la répression policière dans la consolidation de ces gangs de rue – un terme symptomatiquement appliqué exclusivement à la criminalité perpétrée par des groupes de jeunes racisés. Bref, cet ouvrage nous permet d'accéder à une version de l'histoire que nous entendons rarement, et il est en cela précieux.
Seule ombre au tableau : le souci de conserver quelque chose de l'oral dans le récit (qui fut rédigé par Rutland à partir d'entrevues avec Aurélien) donne parfois lieu à des difficultés de lecture.

Montréal fantasmagorique. Ou la part d’ombre des animations lumineuses urbaines
Josianne Poirier, Montréal fantasmagorique. Ou la part d'ombre des animations lumineuses urbaines, Lux Éditeur, 2022, 195 p.
Les grandes villes du monde compétitionnent entre elles pour se tailler une réputation de destination touristique de choix et de centre économique dynamique attractif pour les investissements. Plusieurs procédés sont utilisés pour créer ce « branding » urbain, mais il est marquant de constater que toutes les villes utilisent les mêmes éléments pour façonner leur image de marque. L'un de ces procédés est l'utilisation d'installations lumineuses qui mettent de l'avant des monuments ou des moments de l'histoire de la ville en question. De la tour Eiffel au pont Jacques-Cartier, nous nous retrouvons donc avec la même iconographie. Or, ces installations lumineuses cachent les inégalités sociales qui traversent le tissu urbain pour suggérer une image de la ville pacifiée. C'est en ce sens que Josianne Poirier explore plusieurs exemples de l'utilisation de la lumière et des techniques numériques à Montréal pour révéler l'envers du décor de ces propositions artistiques. Tout d'abord, l'autrice s'attarde à retracer l'histoire de l'éclairage urbain pour démontrer que ce désir d'illuminer les rues montréalaises a été pensé dans une optique de surveillance et de contrôle des populations marginalisées vues comme dangereuses. Encore de nos jours, ces installations lumineuses ont bien souvent comme conséquence de repousser certaines populations des espaces publics maintenant destinés aux touristes et aux consommateur·rices.
À travers des exemples concrets comme l'illumination du pont Jacques-Cartier, le parcours historique Connexion vivante du Vieux-Montréal ou la signature visuelle du Quartier des spectacles, l'autrice montre comment ces projets occultent plusieurs tensions résultant du colonialisme et des rapports de classe. De fait, dans le parcours historique de Connexion vivante, la place des Autochtones est réduite à un seul tableau, soit la Grande Paix de Montréal. Le Quartier des spectacles, en utilisant l'imaginaire visuel associé au Red Light, soit une boule de lumière rouge qui s'affiche sur l'ensemble du quartier, nie spécifiquement la présence du travail du sexe qui existe toujours sur son territoire.
De façon plus globale, l'autrice remet en doute l'utilisation des nouvelles technologies associées à ce que la Ville de Montréal nomme « la créativité numérique », concept central à sa politique culturelle de 2017. Dans celle-ci, tout contenu culturel produit à partir d'un support numérique devient une façon de faire rayonner la ville. Pour l'autrice, il s'agit à la fois d'une marchandisation de la culture soumise aux impératifs économiques ainsi qu'une instrumentalisation de la culture où la démarche créative n'est plus une fin en soi, mais un moyen d'encourager le développement économique et touristique.
Bien que ce phénomène de « branding » urbain soit mondial, l'étudier à travers la réalité montréalaise permet aux lecteurs et lectrices une meilleure compréhension des exemples proposés. Il est d'autant plus facile de suivre la thèse de l'autrice quand les installations lumineuses qui y sont décortiquées nous sont connues. Dans cette étude des animations numériques urbaines, l'autrice nous rappelle que celles-ci créent toujours des pans d'ombre qu'il convient de dévoiler pour mieux comprendre les réalités qui sont mises en lumière.

La nature de l’injustice
Sabaa Khan et Catherine Hallmich (dir.), La nature de l'injustice, Écosociété, 2023, 276 p.
Avec raison, il y a péril en la planète, les changements climatiques sont en tête des préoccupations de notre monde, en effet, nous sommes sur une pente savonneuse et, en persistant dans notre course capitaliste à la consommation et à l'exploitation effrénée, les dommages et les contrecoups, parfois appelés « catastrophes naturelles », sont notre lot. Notre lot !? Ce regroupement de textes remet les pendules à l'heure : encore une fois, nous ne sommes pas égaux, loin de là, puisqu'en matière d'environnement, pas plus qu'en matière d'emploi ou de logement, on n'échappe pas aux discriminations économiques et raciales. Particulièrement avec le principe pas dans ma cour, mon quartier (ou même mon pays), « les systèmes politiques et juridiques fondés sur le capitalisme et le colonialisme » agissent pour pelleter hors de notre vue des déchets dignes de Frankenstein, des axes routiers exponentiels, l'exploitation vorace des ressources et de belles usines propres, propres, propres, pour ne donner quelques exemples de ce qui se trouve au sommaire de cette vingtaine de textes, d'autant de plumes acérées, qui éclairent nos lanternes vacillantes ; ne sommes-nous pas à l'ère des informations généralistes et la prolifération de la publicité. L'urgence climatique appelle à fourbir des perspectives intergénérationnelles. La première partie de ce livre, auquel est associée la Fondation David Suzuki, pose d'emblée cet enjeu des discriminations climatiques, avec des chapitres comme « Racisme et environnement dans les communautés afro-néo-écossaises : un héritage de lutte, de résistance et de survie » et « Réalités Inuit au Nunavik, disparition des terres et incidence sur la subsistance ». Les claims miniers, la pollution dans l'Arctique canadien, la menace de disparition des quartiers chinois, mais aussi, à l'international, l'économie de l'arachide au Sénégal ou les questions liées aux gens du voyage. Ce panorama de textes aux analyses étayées démultiplie notre regard, voire notre appui vis-à-vis de luttes d'autant de personnes qui refusent de se taire devant de nouveaux pillages ou de nouvelles dérives liées à l'environnement et choisissent plutôt de toujours augmenter la pression sur les damnés de la Terre.

Résister et fleurir
Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger, Résister et fleurir, Écosociété, 2023, 171 p.
Que sont devenues nos luttes depuis 2012 ? Où en sont les mouvements sociaux aujourd'hui ? Voilà des questions qui préoccupent plusieurs d'entre nous. Résister et fleurir, la bande dessinée du politologue Jean-Félix Chénier et de l'artiste Yoakim Bélanger, permet d'entrevoir des éléments de réponses et de documenter la force des mouvements sociaux émergents.
En pleine pandémie, Chénier doit enseigner à distance au Collège de Maisonneuve son cours intitulé « Pensées et cultures politiques ». Où trouver l'espoir de la transformation sociale quand tout s'arrête ? semble se demander l'enseignant. En nous invitant à pénétrer dans son quotidien pédagogique, cette BD nous fait découvrir comment il a amené ses élèves à explorer le potentiel politique que recèle l'univers des utopies et des dystopies, au cœur du cours.
Résister et fleurir mobilise le bagage intellectuel et les réminiscences liés à une série d'œuvres de fiction, rendues populaires grâce à différents supports : livre, cinéma, télé, peinture, etc. Les aquarelles de Yoakim Bélanger décuplent le pouvoir évocateur de ces œuvres, mobilisées afin de mieux se saisir du langage critique généré par les utopies ou les dystopies.
Le chapitre le plus important concerne le moment où le cours se déplace in situ, plus exactement sur le territoire qui est au cœur d'une lutte citoyenne menée dans Hochelaga-Maisonneuve, pour la préservation d'un des derniers grands espaces verts de l'Est de Montréal. Le destin de cette terre en friche où la nature a repris ses droits est menacé par une dystopie, celle de la croissance ininterrompue de la production et des profits. Le livre fournit des pistes de compréhension de la lutte menée par Mobilisation 6600 Parc nature MHM et par Mères au front à l'aide de plusieurs notions de sciences sociales comme les communs, la décroissance, l'écoanxiété, la dialectique sphère privée/sphère publique… Le combat pour épargner cette Zone à défendre (ZAD) permet de saisir les jalons de l'apparition d'une utopie à la fois significative et porteuse pour le quartier. « Le paysage est politique », peut-on lire. Résister et fleurir propose de déconstruire le regard qu'on pose sur le monde. Il nous dit de refuser de voir un vulgaire terrain vague là où s'épanouissent la nature et la vie. Le silence aussi a une grande valeur ; il est partie prenante des communs lorsqu'on choisit collectivement de cesser d'externaliser les coûts de la pollution sonore. Le silence est la condition permettant d'apprécier le chant de l'une ou l'autre des 140 espèces d'oiseaux peuplant ce parc en devenir.
Un mot sur la grande maîtrise des pinceaux par Yoakim Bélanger. L'aquarelle est une technique difficile, que l'artiste mobilise ici avec talent et succès. La beauté des planches ajoute beaucoup de lumière à ce récit consacré à un sujet qui peut paraître exigeant. Le travail pictural dans son ensemble cherche à dépeindre un maximum de sensibilité chez les protagonistes de cette belle aventure citoyenne, notamment les personnes étudiantes, les activistes, l'enseignant et le site à protéger.

Rapailler nos territoires. Plaidoyer pour une nouvelle ruralité
Stéphane Gendron, Rapailler nos territoires. Plaidoyer pour une nouvelle ruralité, Écosociété, 2022, 144 p.
L'auteur de Rapailler nos territoires. Plaidoyer pour une nouvelle ruralité est un personnage surprenant. Ex-maire de la petite municipalité de Huntington, Stéphane Gendron fut un temps polémiste populiste, un « homme en colère » comme il se décrit, qui n'avait pas fait parler de lui pour les bonnes raisons. Rien à voir avec le contenu de cet essai publié chez Écosociété dans lequel il offre une analyse percutante de la situation actuelle des régions rurales au Québec.
Reconnaissant que notre modèle de développement a atteint ses limites, Gendron affirme qu'il est nécessaire de repenser la ruralité en intégrant les enjeux environnementaux et en favorisant la mixité sociale, la renaissance de la paysannerie et les nouvelles technologies. Son constat sur l'état du monde rural, qu'il connait et documente très bien, est sans appel : un changement de cap est nécessaire.
Il rappelle ainsi que si l'on souhaite une occupation dynamique du territoire québécois, il est nécessaire de renverser la tendance à la baisse du nombre de fermes plutôt que d'encourager des mégaexploitations visant les marchés extérieurs. En plus de devoir faire face à cette déstructuration, le monde agricole devra également s'adapter aux changements climatiques et au manque de main-d'œuvre. Si l'auteur semble prendre le pari (risqué ?) des nouvelles technologies, il insiste également sur l'importance de prendre conscience de l'inévitable évolution de la population. Entre néoruraux (favorisés par le télétravail) et travailleurs étrangers, la mixité ne serait plus seulement un sujet urbain. L'auteur rappelle en effet que le tiers de la main-d'œuvre agricole du Québec est constitué de travailleurs étrangers qui sont passés de 7800 en 2014 à 17 000 en 2019.
Outre sa sensibilité particulière pour le monde agricole, Stéphane Gendron lance un pavé dans la mare de la démocratie municipale en région en appelant à une nouvelle vague de fusions. En plus du faible taux de participation aux élections, l'auteur pointe du doigt plusieurs problèmes, notamment en ce qui concerne les 711 municipalités (sur 11 107) qui comptent moins de 2000 habitant·es. Il qualifie ces dernières de « micro-entités » qui manquent à la fois de légitimité et de ressources pour pouvoir faire face aux défis à relever. L'auteur insiste donc sur la nécessité de réformer la gouvernance, mais également le financement des collectivités municipales, principalement basé sur l'impôt foncier, ce qui perpétue les inégalités entre les régions riches et pauvres.
Gendron met en lumière un élément trop souvent mis de côté, soit le besoin de repenser le rôle des municipalités rurales en les encourageant à devenir des acteurs politiques capables de mobiliser leur communauté par la participation citoyenne. Rapailler nos territoires est un essai ambitieux et bien documenté qui incite à réfléchir sur l'avenir des régions rurales du Québec. Ce livre est donc une lecture plus que conseillée pour toustes ceux et celles qui s'intéressent à ces enjeux cruciaux.

Pelote dans la fumée
Miroslav Sekulic-Struja, Pelote dans la fumée, Actes Sud BD, 2023, 240 p.
Cette intégrale des deux doubles saisons de Pelote dans la fumée, I. L'automne/L'été (2013) et II. L'hiver/Le printemps (2016) s'imposait dans la mesure où la publication de Petar & Liza (Actes Sud BD, 2022) a créé une onde de choc en mettant à l'avant-plan un auteur croate à nul autre pareil : Miroslav Sekuli-Struja. Cet artiste, à l'origine un peintre curieux d'autres médiums dont la BD et le cinéma d'animation, a gagné un concours de jeunes auteur·es à Angoulême en 2010 avec un style très précis, ménageant mille détails (graffitis, déchets, « laideur », errants atypiques et autres choses sur lesquelles les créatifs font plutôt l'impasse) et un sens narratif ancré dans le social, et un réalisme dans la lignée d'un Otto Dix. Véritable électrochoc, le propos de cet auteur recoupe les malmené·es de la Terre, des relents dantesques dans un quotidien où les enfants, ici dans un orphelinat dépassé par la guerre et une pauvreté galopante, se trouvent piégé·es. Assurément, Sekulic n'est pas que visionnaire : il a bel et bien été dans cette misère qui nous rattrape peu à peu à force de persister dans un programme où les démesures pharaoniques ne gavent que les ultra-capitalistes de par le vaste monde !












