Revue À bâbord !

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Astroturfing : de lobbyisme indirect à « similitantisme »

Les groupes pro-pipelines qui manifestent devant le parlement sont-ils constitués de personnes réellement partisanes de l'exploitation pétrolière et gazière ? Des patient·es (…)

Les groupes pro-pipelines qui manifestent devant le parlement sont-ils constitués de personnes réellement partisanes de l'exploitation pétrolière et gazière ? Des patient·es qui se prononcent pour la gratuité d'un nouveau médicament le font-ils vraiment de leur propre chef ? En somme, est-il possible que des intérêts corporatifs tirent les ficelles de ce qui est présenté comme des mouvements citoyens ?

La réponse est oui. Ces cas de figure correspondent à de l'astroturfing.

L'astroturfing (ou similitantisme) consiste en « une stratégie de communication dont la source réelle est occultée et qui prétend à tort être d'origine citoyenne » [1]. On parlera aussi de contrefaçon de mouvements d'opinion ou encore de désinformation populaire planifiée.

Le terme nous vient des États-Unis. C'est le sénateur américain Lloyd Bentsen qui l'aurait utilisé pour la première fois alors qu'il recevait un nombre inhabituel de lettres de la part de citoyen·es qui se disaient préoccupé·es par une nouvelle réglementation visant le commerce des spiritueux. Il s'agissait en fait d'une campagne de lobbyisme indirect conduite par l'industrie elle-même. C'est ce qui aurait fait dire à Bentsen qu'il était capable de faire la différence entre le grassroots et l'astroturf. L'astroturf, c'est ce gazon synthétique qu'on retrouve sur certains terrains sportifs. Par analogie, cette pelouse artificielle s'opposerait donc aux mouvements grassroot, qui viennent des racines de la société (roots), et donc des citoyen·es.

L'astroturfing constitue une tactique d'influence redoutable lorsqu'elle est déployée dans le cadre d'une campagne de lobbyisme indirect. Celui-ci, rappelons-le, vise à faire pression sur les titulaires de charges publiques (ministres, membres du personnel politique, fonctionnaires) en mobilisant l'opinion publique. En ayant recours à des démarches indirectes, les lobbyistes multiplient leurs chances d'être écoutés et entendus par les décideurs et décideuses, qui sont en effet sensibles à l'opinion. De façon très prosaïque, voire cynique, on pourrait dire qu'ils et elles ont intérêt à prendre des décisions qui sont en phase avec l'opinion publique s'ils et elles souhaitent être apprécié·es, et éventuellement réélu·es. Plus fondamentalement, la prise en compte des doléances et revendications des différent·es représentant·es d'intérêts qui composent la société fait partie du mandat démocratique confié aux élu·es.

Ce qui est problématique, c'est lorsque que de telles campagnes de lobbyisme indirect sont faites dans la tromperie. C'est le cas lorsque les lobbyistes cachent l'organisation instigatrice de leurs démarches, comme on le fait dans les cas d'astroturfing.

Les « avantages » de l'astroturfing

Le fait de dissimuler les intérêts privés derrière un mouvement citoyen contribue à donner un vernis de crédibilité à une campagne de lobbyisme indirect. En étant présentées comme émanant des citoyen·nes, les revendications peuvent ainsi être plus spontanément associées à l'intérêt collectif que si elles avaient été présentées par des acteurs économiques − entreprises ou associations industrielles – ou politiques. Par exemple, une entreprise pétrolière qui souhaite développer un projet de pipeline sera vue comme voulant faire valoir ses intérêts corporatistes, alors que les citoyen·nes qui se prononcent en appui à cette demande feront valoir les emplois créés ou encore l'importance de la sécurité énergétique du pays. Le fait que l'entreprise « se cache » derrière ce discours citoyen renforce encore davantage la crédibilité de celui-ci, qui se présente comme libre de toute influence corporatiste.

C'est aussi dans cet esprit que l'astroturfing a investi la sphère commerciale, les marques y ayant recours pour construire ou hausser leur crédibilité. Pour ce faire, elles font appel à la simulation d'actions de consommateur·trices : pensons aux faux commentaires ou aux commentaires rémunérés sur des sites qui recommandent des produits ou des services.

Bien que l'astroturfing se retrouve dans de nombreux contextes, le développement des technologies facilite la création de fausses personnalités en ligne (aussi appelée sock puppets), le recours à des « fermes de clics », à l'achat de clics ou encore à des supporter·trices ou sympathisant·es rémunéré·es. Les technologies concourent d'ailleurs à banaliser les pratiques d'astroturfing : tout le monde peut créer de faux profils, commenter en ligne sous pseudonyme ou relayer des contenus astroturf.

Est-ce grave, docteur ?

L'astroturfing est une pratique dont on devrait se préoccuper, le phénomène ayant des effets concrets sur le débat public. Il contribue à la désinformation autour des causes ou des enjeux défendus par les organisations qui en sont les instigatrices. Ces dernières ne se contentent pas toujours de promouvoir des points de vue fondés sur des informations véridiques. Dans certains cas, elles n'hésitent pas à recourir à de fausses informations, à de la propagande ou à des arguments fallacieux, qui circulent ainsi dans l'espace public. De fait, le caractère caché de leur identité véritable les épargne de tout processus de reddition de comptes.

L'astroturfing peut avoir des effets pervers sur les campagnes de véritables groupes citoyens qui, elles, tirent leur origine d'un mouvement grassroot véritable. La mise au jour de cas d'astroturfing nourrit en effet un sentiment de méfiance qui affecte ces mouvements dans leur ensemble.

C'est en ce sens que même les campagnes qui seraient déployées au profit « d'une bonne cause » sont difficilement justifiables d'un point de vue éthique. En contexte québécois, on se rappellera le cas de Bixi, vivement dénoncé. Afin de faire mousser l'idée d'adopter un système de vélos libre-service à Montréal, trois citoyen·es étaient intervenu·es très activement sur différentes plateformes sociales consacrées au transport actif. Or, on s'était rendu compte, après coup, que ces trois personnes étaient fictives : elles avaient été créées de toutes pièces par des consultants en communication. Cette tactique, certes efficace, est néanmoins condamnable en raison de la tromperie qu'elle impliquait.

Alors, que faire pour se prémunir contre ces stratégies manipulatoires ?

L'importance de la vigilance

L'astroturfing peut prendre de multiples visages, de la construction de faux profils en ligne à la création d'organisations présentées comme indépendantes, de l'envoi massif de lettres à la rémunération de faux et fausses manifestant·es. Comme le laisse entendre la définition présentée plus haut, deux conditions doivent être réunies pour qu'une pratique relève de l'astroturfing : la prétention d'un mouvement citoyen et la dissimulation de l'organisation instigatrice de la campagne. Ces deux conditions peuvent néanmoins être présentes à des degrés plus ou moins marqués, la réalité étant souvent très nuancée !

L'organisation instigatrice d'une campagne d'astroturfing peut être plus ou moins bien dissimulée : ainsi, il est parfois possible, en fouillant le site Web d'un groupe prétendument citoyen, de retrouver son instigateur·trice, ou encore les entreprises qui financent une telle initiative. Dans d'autres cas, de véritables citoyen·nes peuvent se joindre à un mouvement sans savoir que celui-ci a été initié par des intérêts privés.

Au Canada, la Loi sur le lobbying contraint les lobbyistes à dévoiler quelles sont les organisations bénéficiaires des activités mises de l'avant et directement intéressées par les résultats de celles-ci. Cela voudrait dire qu'un faux groupe citoyen dont les actions servent directement une entreprise aurait à le déclarer. Une telle disposition n'existe pas en contexte québécois. Le Code de déontologie des lobbyistes québécois interdit néanmoins « de faire des représentations fausses ou trompeuses auprès d'un titulaire d'une charge publique, ou d'induire volontairement qui que ce soit en erreur ». Bref, ce n'est pas tout à fait le Far West, mais les shérifs sont passablement mal équipés pour déceler les tactiques de lobbyisme qui seraient mensongères.

Quant aux organisations professionnelles en communication (comme la Société canadienne de relations publiques), elles condamnent le phénomène – bien qu'assez timidement – mais peinent à agir concrètement pour le contrer. Il faut dire que la profession de communicateur·rice, tout comme celle de lobbyiste, n'est pas régie par un ordre professionnel. Les dérives mises au jour sont ainsi le plus souvent réprimandées, mais rarement formellement condamnées.

Devant ce contexte relativement peu réglementé, le ou la citoyen·ne a tout intérêt à faire preuve de vigilance et à questionner les intérêts qui peuvent se profiler derrière une mobilisation présentée comme étant d'origine citoyenne. Il ne s'agit pas de se méfier de tout un chacun, mais bien de cultiver un scepticisme sain se traduisant par le réflexe de vérifier qui aurait intérêt à orchestrer un tel mouvement.

Bref, on a tout intérêt à tenter de déceler si une mobilisation ne dissimule pas des intérêts qui gagnent à être occultés.


[1] Boulay, Sophie, Usurpation de l'identité citoyenne dans l'espace public. Astroturfing, communication et démocratie. Québec : Presses de l'Université du Québec, 2015.

Stéphanie Yates est professeure à l'Université du Québec à Montréal.

Avec la collaboration de Camille Alloing, Olivier Turbide, Alexandre Coutant et Vincent Fournier, professeurs au département de communication sociale et publique à l'UQAM. Avec l'autrice, ces chercheur·euses étudient l'astroturfing dans le cadre du projet ASTRO : Analyses, Stratégies, Techniques, Régulations et Observations. Ce projet a obtenu un financement du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Illustration : Ramon Vitesse

Engagement, militance et lobbyisme scientifique

21 septembre 2024, par Collectif scientifique sur les enjeux énergétiques au Québec — , , ,
L'activité scientifique et celle du lobby ne relèvent certes pas des mêmes visées ni de la même éthique. Or, l'impératif de la rigueur condamne-t-il à la distance et à (…)

L'activité scientifique et celle du lobby ne relèvent certes pas des mêmes visées ni de la même éthique. Or, l'impératif de la rigueur condamne-t-il à la distance et à l'immobilisme face aux dysfonctions du monde actuel ? Comment interpréter l'engagement des scientifiques dans le jeu des influences politiques ?

L'expression « lobbyisme scientifique » est généralement associée à une pression sur les instances de décision, exercée par des protagonistes qui utilisent un argumentaire « scientifique » (ou qui se réclame de la science), à partir d'une appropriation de résultats de recherche ou de la contribution directe ou indirecte des chercheur·es, pour promouvoir un procédé, une technologie, un produit ou un service. Il s'agit d'obtenir un avantage corporatif ou économique. Il conviendrait ici de parler plutôt de « lobbyisme par la science ».

Afin de se donner une plus grande légitimité, de tels lobbyistes présentent généralement leur cause ou leur projet comme une contribution à des intérêts collectifs. On peut penser ici à l'alibi du captage du carbone par les pétrolières ou à la technologie du contrôle chimique de la pluviométrie pour sécuriser la production agro-industrielle. Cela rend d'autant plus importantes la clairvoyance et l'autonomie des membres des comités d'évaluation de telles initiatives.

Quand des scientifiques deviennent lobbyistes

Dans un contexte de politisation de la science, le « lobbyisme scientifique » peut correspondre également à une pratique exercée par des acteur·rices du monde scientifique eux- et elles-mêmes. Dans ce registre, il faudrait certes aborder la question du corporatisme scientifique qui contribue à exercer une influence sur les politiques et les programmes de recherche, incluant les critères d'octroi de fonds.

Mais de façon plus ponctuelle, dans le vaste « marché de la science », des chercheur·es peuvent aussi solliciter ou accepter un financement de la part d'entreprises désireuses de faire valoir une telle contribution pour améliorer leur image publique et, par le fait même, leur influence. Nous touchons ici un aspect névralgique de l'activité scientifique, celui du pouvoir de l'argent sur l'autonomie des chercheur·es, ce qui pourrait remettre en question l'indépendance des résultats et la crédibilité des scientifiques qui sont associé·es à ce type de financement.

Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître que si « l'activité scientifique » au sens propre a pour but la production de savoirs valides − répondant à des critères de rigueur, de transparence, de cohérence logique et de réfutabilité −, l'objet et l'orientation des projets de recherche relèvent plutôt du choix des personnes qui se reconnaissent ou qui sont reconnues comme « scientifiques ». Or, celles-ci s'inscrivent dans un contexte sociétal et académique qui influence leur pratique scientifique.

Engagement, militance ou lobbyisme ?

C'est ainsi que des chercheur·es, alerté·es par des problématiques écologiques ou de santé des populations par exemple, choisissent ouvertement d'associer leurs travaux à une démarche engagée, voire à une action militante, visant à jouer un rôle d'aide à la décision auprès d'acteur·rices clés ou de responsables politiques. Dans la mesure où de telles activités se passent au grand jour − plutôt que dans les espaces enclos des « lobbies » − et puisqu'elles concernent des enjeux collectifs et que les scientifiques n'y recherchent pas de bénéfices personnels, nous considérons qu'il ne s'agit pas de « lobbyisme scientifique ». Il importe en effet de clarifier ici la distinction entre engagement, militance et lobbyisme sur le plan de l'éthique scientifique.

Reconnaissons d'abord que toute recherche n'est pas tenue de s'inscrire d'emblée dans une visée de développement social. Ceci dit, il nous apparaît important toutefois de revendiquer la légitimité de la posture militante de ceux et celles qui choisissent de s'engager dans cette voie et nous reconnaissons la pertinence sociale − voire la nécessité conjoncturelle − d'une éthique de l'engagement scientifique.

Il n'est pas facile d'évoquer l'idée d'engagement social en science et encore moins celle de militance. En effet, certain·s détracteur·rices n'hésitent pas à les dénigrer sous d'angle même de leur scientificité et à les associer à une forme de lobbyisme opportuniste. Alors, qu'en est-il de l'engagement et de la militance qui caractérisent une organisation comme notre Collectif scientifique, qui s'est mise en place dans la tourmente de l'annonce de l'invasion de l'industrie gazière dans la vallée du Saint-Laurent au début des années 2010 ?

Rencontre entre science et mouvements citoyens

D'abord, il s'agissait de répondre à l'appel du mouvement citoyen qui s'était courageusement levé à partir d'observations, de questionnements et d'inquiétudes, qui se sont avérés fort justifiés. Le Collectif est né d'un désir d'engagement à nourrir le débat public par des synthèses de productions scientifiques − publiées alors surtout dans des revues de recherche internationales et bien souvent confinées à des circuits de diffusion académiques. Il s'agissait de repérer et d'analyser ces travaux, de les commenter, de les synthétiser, de les expliciter, de les croiser en interdisciplinarité, de transposer ce savoir en contexte québécois, de le compléter par de nouvelles recherches in situ et de rendre cette science accessible.

Un tel apport a pu contribuer à l'émergence d'une « intelligence citoyenne » de la question, reconnaissant également à cet effet la valeur incontournable des « savoirs de terrain » portés par les groupes mobilisés sur les territoires concernés. Ce travail d'examen approfondi du champ de la recherche, d'écoute attentive des expériences citoyennes (voire de participation à certaines de celles-ci), de discussions critiques entre collègues et de débats entre protagonistes nous a mené·es au constat qu'il importait de prendre une position ferme à l'encontre d'un tel projet de « développement » énergétique, et de porter ce positionnement dans l'espace public, passant ainsi de l'engagement scientifique à la militance.

Militantisme des scientifiques

Le militantisme en recherche est ainsi défini par André Robert et Jean-François Marcel : « Une volonté d'intervention sur l'existant, d'implication orientée dans une pratique sociale, sur la base de conviction, mais avec la possibilité maintenue d'un regard critique et évolutif sur le réel ». C'est en effet l'exigence d'une constante distanciation critique qui permet de légitimer une telle posture. À ce critère, il convient d'ajouter celui de l'explicitation de l'intention − liée à la clarification des valeurs sous-jacentes.

Le militantisme scientifique, plus justement appelé le militantisme des scientifiques, peut prendre des formes diverses. On peut penser au soutien aux mouvements citoyens et aux initiatives de « science citoyenne » (par l'apport de protocoles de recherche entre autres et de pistes d'analyse), à la revendication de l'accès à l'information auprès des instances publiques et à la présence active dans les médias. On peut aussi penser à l'organisation d'événements publics autour des enjeux scientifiques, à la mise en place ou à la participation à un groupe d'intérêt public (comme Science for the People ou Union for Concerned Scientists), à l'action directe sur les terrains, voire à la participation à certaines formes de désobéissance civile − soit une opposition active non violente (comme au sein du mouvement Scientist Rebellion). On rejoint ici l'idée d'activisme, souvent connoté négativement, mais qui peut pourtant correspondre à une courageuse mobilisation en faveur du bien commun.

Un contrepoids nécessaire

L'ampleur du bouleversement climatique et l'érosion accélérée de la biodiversité – qui résultent de l'ensemble des dysfonctions de notre rapport au monde vivant − appellent plus que jamais les scientifiques à ne pas se confiner à l'étude distante des réalités socioécologiques. Certes, il faut mentionner ici le risque de nuire à sa carrière − soit en raison de l'investissement considérable de temps que cela exige et de la réprobation implicite ou explicite de l'institution d'attache. Mais au-delà du risque, il y a l'impératif de la responsabilité sociale, dont celle de faire contrepoids au lobby « privé » et à contrer l'inertie des décideurs.

Dans un contexte marqué par la désinformation, où la « science » (ou ce qui en tient lieu) est reconnue comme un pivot d'argumentation majeur pour justifier les choix de gouvernance, il devient essentiel de revendiquer la contre-expertise et le débat, et d'y participer avec engagement. Face à la déconstruction du monde vivant, le silence des scientifiques, comme celui des autres voix citoyennes, peut relever d'un consentement inacceptable, et l'engagement – jusqu'à la militance – apparaît comme une posture de dignité.

Membres du collectif : Lucie Sauvé, Marc Brullemans, Bonnie Campbell, Christophe Reutenauer, Bernard Saulnier, Jean-Philippe Waaub et Sebastian Weissenberger

Illustration : Ramon Vitesse

Des municipalités vulnérables

L'efficacité du lobbyisme repose sur une ressource clé qui se paie cher : l'accès aux décideur·euses. Aux niveaux provincial et fédéral ainsi que dans les plus grandes villes (…)

L'efficacité du lobbyisme repose sur une ressource clé qui se paie cher : l'accès aux décideur·euses. Aux niveaux provincial et fédéral ainsi que dans les plus grandes villes du Québec, cet accès restreint. Mais est-ce aussi vrai dans le cas des petites municipalités, qui constituent la vaste majorité des 1130 municipalités locales du Québec ?

Dans les quelque 1 001 municipalités qui comptent moins de 10 000 habitant·es, les personnes élues sont plus proches du citoyen lambda et l'échelle humaine de la politique redresse le rapport de force entre la volonté populaire et celui des intérêts privés au portefeuille épais. N'importe quel·le élu·e de village vous confirmera qu'un groupe de citoyen·nes mécontent·es lui génère bien plus d'insomnie qu'un promoteur insistant.

Pourtant, pas une semaine ne passe sans que des citoyen·nes ne se mobilisent pour lutter contre un nouveau projet de développement immobilier ou industriel non désiré, dont les impacts sociaux ou écologiques inquiètent. Malgré les efforts citoyens, ces projets vont tout de même couramment de l'avant. Comment expliquer ce rapport de force favorable aux intérêts privés au détriment de l'expression démocratique, même à l'échelle des petites municipalités ?

Personnes élues mal outillées

Notons d'abord que les personnes élues sur les conseils municipaux des petites municipalités occupent souvent cette fonction à temps partiel, contre une maigre rémunération. Elles arrivent dans leurs fonctions à partir de milieux très divers, allant de l'agriculture à la littérature, en passant par le travail d'antiquaire. Dans la majorité des cas, elles ne sont pas familières avec la gestion de grands projets immobiliers, touristiques et industriels.

Facile d'être impressionné·es par la présentation d'un promoteur qui en met plein la vue, avec de beaux rendus 3D et des promesses de retombées alléchantes. Sans être outillé·es pour identifier des données douteuses ou les angles morts dans les informations rapportées, les membres du conseil se fieront à l'administration de leur municipalité pour valider la compatibilité d'un projet avec le règlement et, en l'absence de risques apparents, se baseront sur les informations fournies par le promoteur (et à leur bon jugement) pour autoriser le projet.

L'accès à des formations extensives, des ressources et des spécialistes serait crucial pour épauler les personnes élues, aiguiser leur sens critique et amoindrir l'influence du marketing efficace. Souvent, ces ressources existent au sein d'instances régionales comme les MRC, mais elles ne sont pas diffusées activement auprès de tous les conseils.

Manque d'indépendance

L'administration joue un rôle central dans les petites municipalités : elle est entièrement responsable de l'exécution des projets, en plus de fournir les informations et les recommandations qui serviront de base pour les décisions du conseil. Le niveau de dépendance du conseil à l'administration est énorme.

Le hic : les administrations fonctionnent avec des ressources humaines très limitées et sont facilement surchargées. Il n'en tient souvent qu'à l'initiative personnelle d'un membre de l'équipe et à sa charge de travail à un moment donné de déterminer si un projet avancé par un promoteur sera scruté avec plus ou moins de minutie. La décision de recommander au conseil de faire des vérifications supplémentaires ou de produire des études externes sera ainsi sujette à une grande part de subjectivité. Dans ce contexte, les développeurs profitent de ce que des enjeux importants (impacts sociaux, sur les milieux naturels, sur l'eau, sur la mobilité, par exemple) passent sous le radar au moment d'adopter une modification au règlement de zonage ou une dérogation pour autoriser leur projet.

Capacité de proposition restreinte

Les capacités financières et de gestion de projet des petites municipalités sont trop limitées pour leur permettre de se lancer dans la réalisation des projets ambitieux et innovants dont la communauté pourrait rêver (la construction d'un quartier d'habitations écologiques alternatives, une nouvelle école, la conservation d'espaces naturels, etc.). Elles peuvent difficilement prendre en charge des projets d'envergure complexes, dont certains exigent de naviguer dans les contraintes du cadre législatif provincial. C'est beaucoup, quand on pense que la seule réfection annuelle de la patinoire peut déjà faire déborder la marmite ! Les municipalités dépendent alors des capacités et des capitaux venant de l'extérieur : autrement dit, on compte sur le privé.

Les projets proposés par le privé, on le sait, visent avant tout la profitabilité de l'investissement, bien avant les besoins et demandes de la population. La municipalité se retrouve souvent à devoir faire des compromis sur sa vision : si les critères posés dans ses règlements ne permettent pas aux promoteurs de tirer une marge de profit suffisamment intéressante, les projets ne trouvent pas porteur. De ce fait, les projets qui répondent aux besoins communautaires, sociaux et écologiques, plutôt qu'aux impératifs capitalistes, sont très difficiles à réaliser, malgré la volonté d'une communauté et de son conseil municipal.

Processus démocratiques déficients

Le pont entre les personnes citoyennes et leur démocratie locale est très souvent entravé par la grande opacité de ses instances et de ses communications. L'espace qui devrait en principe constituer le cœur de la démocratie locale, soit les séances du conseil municipal, est vidé de son sens par une pratique courante : toutes les délibérations se tiennent en amont, derrière des portes closes, lors des caucus du conseil.

La séance publique ne devient alors qu'une simple formalité. Les interventions citoyennes n'y ont aucun poids ; l'issue du vote est déjà fixée. C'est ainsi qu'on place la population devant le fait accompli avec des projets impactant négativement son milieu de vie.

Pour réussir à intervenir dans le processus décisionnel des municipalités, il faut se lever tôt : seuls des citoyens et citoyennes particulièrement assidu·es peuvent assurer une forme de vigie et décortiquer ce qui se cache derrière les codes de règlements et les numéros de lots peu évocateurs dans les communications des villes.

Il faut être à l'affût et interpeller les personnes élues en marge des séances, car c'est là que se prennent les décisions : en coulisse, loin des yeux et des oreilles. On pourrait difficilement imaginer une manière de faire qui puisse rendre plus vulnérables les municipalités à l'influence des intérêts privés.

Heureusement, de plus en plus de municipalités sont animées par la volonté d'agir contre ces failles démocratiques et de mettre en place des processus de participation citoyenne. Mais tout reste à faire ! Un grand chantier doit être mené pour réfléchir aux bonnes pratiques, instaurer des processus consultatifs et des instances participatives efficaces. Mais surtout, il faut s'attaquer à la cause systémique qui constitue le nœud du problème : le manque de capacité et de ressources des municipalités, essentielles à l'autonomie des communautés, à la concrétisation de la volonté démocratique locale et à la résistance face au pouvoir d'influence des grands capitaux et des intérêts privés.

L'autrice est citoyenne engagée et co-fondatrice de la Vague écologiste au municipal.

Illustration : Ramon Vitesse

Lobbying immobilier à Montréal

J'ai été conseillère municipale dans l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal de 2009 à 2021. Traversée par le canal de Lachine, avec ses vestiges de secteur ouvrier, cette (…)

J'ai été conseillère municipale dans l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal de 2009 à 2021. Traversée par le canal de Lachine, avec ses vestiges de secteur ouvrier, cette partie de la métropole a été transformée par de nouveaux immeubles. Ces transformations ne se sont cependant pas faites dans des circonstances idéales.

Elles ont marqué notamment des quartiers comme Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Griffintown. Le prochain à suivre la tendance sera certainement le secteur Bridge-Bonaventure, près du pont Victoria, où l'on projette de construire des milliers d'unités résidentielles.

Le développement immobilier y est un enjeu décisif : il s'agit d'une source de revenus majeure pour la ville qui contribue à la gentrification et au déplacement de populations, et les relations entre les promoteurs et les décideurs municipaux sont discutables.

Depuis vingt ans, un boom immobilier est en cours dans cet arrondissement. La population est passée de 69 860 personnes en 2006 à 84 553 en 2021. Il s'agit donc de 15 000 résident·es de plus en quinze ans, soit une hausse de 21 %, ce qui peut être qualifié de remarquable. Les derniers recensements témoignent d'une importante transformation : plus de propriétaires, de personnes diplômées, de revenus importants ; moins de familles monoparentales ou de ménages à faibles revenus. La tendance urbanistique est à la densité, privilégiant les copropriétés et les hauteurs. Les logements sont peu abordables et de taille souvent insuffisante pour des familles. Et le développement se fait sans l'ajout de services publics.

Les méfaits de la taxe foncière

Pendant ces douze années d'expérience, j'ai vu passer des centaines de projets immobiliers demandant à démolir ou à modifier la réglementation d'urbanisme (comme changer le zonage d'industriel à résidentiel). Or, il n'y a aucune obligation pour des décideurs municipaux de modifier la réglementation ou d'accepter une démolition. Par ailleurs, il se trouve que la principale source de financement des villes est la taxe foncière. Pour Montréal, elle représente 70 % et plus de l'ensemble des revenus. L'arrondissement bénéficie, pour sa part, des revenus de permis de construction, d'occupation du domaine public pendant les travaux, en plus de l'élargissement de son assiette fiscale. Ainsi, la dépendance des villes à la taxe foncière peut malheureusement influencer des choix dans le développement, dans le but de hausser la valeur foncière et les retombées fiscales.

Une ex-collègue conseillère m'a déjà dit considérer les promoteurs immobiliers comme des citoyens… corporatifs. Elle voulait représenter tout le monde. Or, d'après moi, ce ne sont pas tant des citoyens que des partenaires d'affaires. Ainsi, il m'est arrivé durant mon expérience municipale d'être mal à l'aise en ce qui concerne des relations directes entre des promoteurs et des décideur·euses.

Par exemple, j'ai entendu une personne insister sur des demandes de promoteurs qu'elle déclarait non réglées alors qu'au contraire, la majorité du conseil avait déjà été claire sur leur manque d'appui aux propositions de projets déposées. La personne se plaignait de recevoir des appels téléphoniques des requérants. Aussi, j'étais mal à l'aise de constater que des promoteurs peuvent être nommés par leur prénom ou que certains sont sollicités pour acheter des billets de cocktail pour une levée de fonds de parti politique. Cela me semble des marques de proximité inquiétantes.

Se défendre des promoteurs

J'ai alors voulu me renseigner auprès du conseiller à l'éthique de la ville, un avocat mis à disposition pour conseiller les élu·es sur toutes questions reliées aux responsabilités en matière d'éthique et de déontologie. Il m'a déclaré qu'actuellement, cette proximité n'est pas remise en question. Il ne s'agit, pour le promoteur, que d'être inscrit au registre du lobbying pour pouvoir communiquer avec un politicien.

Pourtant, la jeune formation politique que je représentais avait établi un cadre de gouvernance en 2011. Il s'agissait de « refuser tout cadeau et toute faveur susceptible d'appeler une contrepartie ou de créer une dette morale envers une personne intéressée ». Ce document n'a plus été utilisé après quelques années. Tout dernièrement, j'ai vu qu'on le faisait de nouveau circuler parmi les membres, dans une volonté annoncée de le mettre à jour, ce dont je me réjouis.

En effet, je souhaiterais plus de distance entre les décideur·euses municipaux·ales et les promoteurs immobiliers. Il serait possible de réduire l'utilisation du lobbyisme en augmentant la responsabilité de la ville de promouvoir sa propre vision du développement. Les projets immobiliers s'y inscriraient alors sans utiliser le dispositif de négociation que représentent les modifications réglementaires

L'autrice est membre du CA d'ATTAC Québec et ex-conseillère municipale dans l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal de 2009 à 2021.

Diviser pour mieux régner

Avez-vous remarqué que la CAQ a sans cesse recouru à un discours clivant pour gagner des votes durant la dernière élection ? Plusieurs fois pendant la campagne, nous avons (…)

Avez-vous remarqué que la CAQ a sans cesse recouru à un discours clivant pour gagner des votes durant la dernière élection ? Plusieurs fois pendant la campagne, nous avons entendu François Legault prétendre que Montréal, son apparente hantise, méprisait les résident·es de la ville de Québec et des régions en général. « Les gens de Montréal », comme il les appelle, en donnant l'impression qu'il s'agit d'étranger·es. Au lendemain des élections, la carte électorale semblait néanmoins rendre compte de cette segmentation politique selon le lieu d'habitation.

Il serait alors tentant de croire que cette opposition entre Montréal et le reste du Québec se reflète réellement dans les valeurs politiques des électeurs et électrices. Plusieurs grands médias ont également relayé ce constat au lendemain des élections. Plus on le dit, plus ça existe. Ce type de discours est une stratégie qui impose une vision qui ne reflète pas la réalité et alimente les clivages, la marginalisation de certaines pensées et les préjugés.

Pendant la campagne, ce discours s'est aussi fait entendre lors de nombreuses prises de parole de la part de plusieurs partis au sujet de l'immigration. La venue de nouveaux et nouvelles arrivant·es sur le territoire a souvent été présentée comme une menace à la cohésion sociale et à la survie de la nation. Même le ministre sortant responsable de l'immigration a tenu des propos révoltants sur les personnes immigrantes, en suggérant qu'elles ne souhaitent ni s'intégrer ni travailler ou parler français. Il y a longtemps qu'une campagne électorale québécoise avait donné dans les attaques aussi gratuites et violentes à l'endroit de personnes qui ont d'abord et avant tout besoin de notre accueil et de notre soutien.

Aucune région du Québec n'est un bloc monolithique. À Montréal, le Parti conservateur du Québec est arrivé deuxième ou troisième dans dix circonscriptions. Ailleurs au Québec, Québec solidaire a fait des gains importants en termes de pourcentage de votes dans plusieurs régions, obtenant le deuxième ou troisième rang dans plusieurs circonscriptions. L'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS) a d'ailleurs démontré que les questions identitaires comme l'immigration, la langue ou la laïcité orientent peu le choix électoral des électeur·rices. Associer des courants politiques à des régions du Québec en se basant uniquement sur le résultat du vote est une forme de raccourci intellectuel. Les forces progressistes sont actives partout au Québec, bien que le résultat des élections tende à le masquer.

Ne nous laissons pas piéger par une interprétation du vote de la dernière élection qui simplifie les enjeux. Il sera essentiel de nous concentrer sur les attaques contre le filet social qui nous attendent avec le gouvernement caquiste. Sans oublier les projets néfastes dont il faudra se défendre, son capitalisme vert entre autres. Peu importe où on habite au Québec, de l'Abitibi à la Gaspésie en passant par les grandes villes, il faudra compter sur la force des mouvements sociaux, sur leurs capacités à s'organiser et résister, pour former une véritable opposition au gouvernement hors des partis politiques.

Comme média indépendant de gauche, À bâbord ! en appelle à ne pas se laisser contaminer par une politique partisane qui cherche à diviser pour mieux régner. Ne perdons pas de vue que ce qui nous unit est plus important que ce qui semble parfois nous séparer. Une grande force progressiste existe toujours au Québec et œuvre quotidiennement, dans ses mouvements sociaux, dans ses syndicats, dans ses organismes communautaires, à protéger les acquis et à améliorer les conditions de vie de tou·tes dans une visée de réelle justice sociale et environnementale.

Sommaire du numéro 94

15 septembre 2024
Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente. Sortie des cales On en est rendu à (…)

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Sortie des cales

On en est rendu à argumenter sur La Petite Sirène… / Jade Almeida

Mémoire des luttes

Direct Action : Une expérience radicale / Alexis Lafleur-Paiement et Mélissa Miller

Élections provinciales

Oser prendre toute la place à gauche / Benoit Renaud

Une hégémonie de longue durée ? / Philippe Boudreau

Regards féministes

Pour une relance féministe, verte et juste / Kharoll-Ann Souffrant

Analyse du discours

Comment rendre l'extrême droite présentable / Claude Vaillancourt

Économie

Tous égaux face à l'inflation ? / Julia Posca

Environnement

Résister et fleurir dans Hochelaga / Estelle Grandbois-Bernard

Société

Aider, mais pas n'importe comment ! / Jérémie Lamarche

Éducation

CAQ : Cette priorité prioritaire qui se cherchait une crise à résoudre / Wilfried Cordeau

Culture numérique

Facebook : la tyrannie de la popularité / Yannick Delbecque

Environnement

Le pétrole au secours de l'écologie / David Beauchamp

Mini-Dossier : Nommer pour mieux exister

Coordonné par Isabelle Bouchard, Elisabeth Doyon et Miriam Hatabi

Apprendre à nous écrire / Entrevue avec Magali Guilbault Fitzbay / Propos recueillis par Isabelle Bouchard

Toponymie autochtone - la racine des cultures / Adam Archambault

Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones / René Lemieux

Les food trucks, de Galarneau aux bobos / Pascal Brissette et Julien Vallières

La langue is never about la langue / Arianne Des Rochers

Dossier : Financiarisationdu logement. Champ libre au privé

Coordonné par Francis Dolan et Claude Vaillancourt

Photos par Rémi Leroux

Que signifie la financiarisation du logement ? / Louis Gaudreau

Prolifération des condos, densification et exclusion / Marc-André Houle

Les gouvernements ont affaibli le filet social / Véronique Laflamme

Locataires, on se mobilise ! / Martin Blanchard

Au cœur d'une crise excentrée / Cédric Dussault

Pas de plan Marshall en vue, les locataires prennent la rue ! / Comité d'action de Parc-Extension

Un travail invisible et essentiel / Marie-Ève Desroches

Mainmise sur les terrains publics : Sevrer la bête / Karine Triollet, Margot Silvestro et Francis Dolan

La campagne pour le Right to Counsel à New York / Marcos Ancelovici

Culture

Recensions

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

Couverture : Rémi Leroux

On est rendu à argumenter sur La petite sirène...

15 septembre 2024, par Jade Almeida — , , ,
En juillet 2020, on annonce que le rôle iconique de la petite sirène sera interprété par la chanteuse afro-américaine Halle Bailey : c'est le scandale sur les réseaux sociaux. (…)

En juillet 2020, on annonce que le rôle iconique de la petite sirène sera interprété par la chanteuse afro-américaine Halle Bailey : c'est le scandale sur les réseaux sociaux. Une analyse du débat en ligne à travers le concept de « racebending » s'avère nécessaire.

Ariel est une princesse qui vit sous l'océan, fascinée par le monde des humains, elle rêve de « partir là-bas » un jour. Elle nage souvent jusqu'à la surface et finit même par tomber amoureuse d'un humain. Lorsque son secret est découvert, et face à la colère de son père, elle passe un pacte avec une femme mi-octopus, Ursula, pour échanger sa queue de poisson contre des jambes. Tout ici fait donc appel à l'imagination. Après tout, son meilleur ami, jaune et bleu, s'appelle Polochon, et un goéland lui vient en aide pour que le prince Éric l'aime en retour.

Pour autant, dès l'annonce du casting de Halle en juillet 2020, internet explose. Dans les heures qui suivent, le mot-clic #NotMyAriel (#PasMonAriel) est en trending mondial sur Twitter, tandis que des adultes d'âge mûr se filment en train de mettre à la poubelle ou de mettre le feu à leur DVD de La Petite Sirène. Iels affirment qu'Ariel ne peut pas être incarnée par une jeune femme noire (parce que, bien évidemment, c'est de cela qu'il s'agit) et voilà que les détracteur·trices s'accaparent des termes comme « appropriation culturelle », « effacement de l'héritage », certain·es allant plaider une attaque envers la culture européenne.

Internet ayant la mémoire courte, le débat s'apaise. Mais voilà, en septembre 2022, un premier extrait de la bande-annonce est rendu public et le hashtag #notmyariel repart de plus belle. Des semaines plus tard et nous en sommes encore à argumenter pour défendre le casting d'une princesse mi-poisson qui chante « sous l'océan ». Et par nous, j'entends la communauté noire, mais aussi pas mal d'autres communautés racisées, malheureusement habituées à subir les flammes de la suprématie blanche.

Ces cris d'orfraie, qui sonnent aussi faux qu'Eurêka sous la pleine lune, témoignent en réalité d'une incompréhension fondamentale de la différence entre « whitewashing » et « racebending » et, de manière plus générale, d'une incompréhension de ce qu'est l'appropriation culturelle ainsi que d'un total refus de comprendre le racisme systémique.

Whitewashing, racebending

Le « whitewashing » ou blanchiment est le fait d'utiliser des acteur·rices blanc·hes pour jouer le rôle de personnages racisés. L'histoire cinématographique états-unienne en est jonchée d'exemples : pensez, John Wayne pour Genghis Khan, Rooney Mara pour la « princesse indienne » de Peter Pan, Tilda Swinton pour Yao alias l'Ancien de Dr. Strange, quasiment tout le casting d'Avatar : le dernier maître de l'air, le film Gods of Egypt, et j'en passe des plus ridicules… Certains de ces rôles étaient d'ailleurs joués de sorte à se moquer de la communauté dépeinte (c'est le cas avec Mickey Rooney qui caricature un personnage supposé être japonais dans Petit déjeuner chez Tiffany), mais elle est d'autant plus dommageable lorsqu'on prend en compte le faible nombre de personnages racisées offerts dans les médias. Ainsi, les opportunités de casting pour les acteur·rices racisé·es sont risibles comparativement à leurs collègues blanc·hes, et si des changements s'opèrent très récemment, on reste extrêmement loin de l'historique d'opportunités et de représentations offertes au public blanc depuis l'invention du cinéma.

De l'autre côté, nous avons le « racebending », qui consiste à changer l'appartenance raciale d'un personnage. Alors que « whitewashing » consiste à choisir une personne blanche pour incarner une personne racisée, le « racebending » consiste à changer l'appartenance raciale d'un personnage, lorsque cette appartenance n'a pas de lien avec l'histoire, et choisir un·e acteur·rice racisé·e pour l'incarner. Les occasions de « racebending » sont donc bien spécifiques. Par exemple, il est impossible de le faire avec Mulan. En dépit de toutes les libertés que le studio Disney a pris avec la Ballade de Mulan, livre sur lequel est basée le dessin animé, le fait que Mulan soit chinoise reste au cœur de ses motivations. Toute l'histoire est modelée par le fait qu'elle se déroule en Chine et par son appartenance à ce territoire. Mulan prend les armes pour défendre la Chine contre une invasion extérieure, après tout. Black Panther est supposé être un roi d'un territoire en Afrique, isolé du reste du monde. Dans ce contexte, il ne peut être joué que par une personne noire pour que l'histoire ait du sens. Ainsi, l'appartenance raciale et ethnique de ces personnages est profondément liée à leur raison d'être.

Racebending et culture populaire

Au contraire, Spiderman n'a pas une appartenance raciale particulière par rapport à son histoire, il offre donc une possibilité de « racebending », ce que bon nombre de fans ont déjà souligné. Après tout, c'est l'histoire d'un jeune homme qui vit avec ses grands-parents dans un quartier défavorisé, dont un membre de sa famille est tué par arme à feu en pleine rue, un meurtre que la police échoue à élucider. En faire un personnage noir, dans ce contexte, offre une dimension de critique sociale, voire une profondeur supplémentaire à la trajectoire du héros. Autre exemple : récemment, un·e utilisateur·rice d'un forum en ligne argumentait que Wolverine pourrait être interprété par une personne autochtone. Il s'agit d'un personnage qui a subi la torture du gouvernement canadien, à qui on a délibérément effacé les souvenirs et qui a été maintenu captif, instrumentalisé puis qu'on a tenté de détruire. Au regard de l'histoire coloniale du pays, le fait d'avoir un personnage dont on a effacé la mémoire pour le contrôler pourrait symboliser les tentatives de génocide. C'est le genre de pratique qui rentre dans la définition du « racebending ».

En ce qui concerne Ariel, plusieurs détracteurs ont déclaré que le conte originel était danois et que, par conséquent, il s'agissait d'appropriation culturelle. Bien essayé, mais non. Tout d'abord, le conte originel de La Petite Sirène est certes un texte danois, mais il s'agit d'un récit bien différent de la version Disney. Résumé rapidement, la princesse se suicide à la fin et son âme se voit condamnée à 100 ans de servitude. On est très loin du concert sous la mer et du mariage sur le bateau. Il est donc tout à fait hypocrite de vouloir défendre la version originale quand personne n'a levé un sourcil en 1989 et qu'aucune critique n'était faite dans l'annonce de la version live avant le casting de Halle.

De plus, certes le conte est danois, mais Ariel n'a absolument rien à voir avec la culture danoise, elle n'est pas codée comme telle, ni dans la version originale et encore moins dans celle de Disney. À l'inverse, regarder Mulan sans comprendre qu'elle est chinoise est impossible. Et, bien évidemment, des personnes danoises noires, cela existe, mais si on commence à vouloir faire dans la finesse, on va en perdre beaucoup. Enfin, le « racebending » est aussi une critique du traitement de la blanchité comme associée à la neutralité dans les médias. Il est intéressant de remarquer qu'on a souvent fait le choix d'un·e acteur·rice blanc·he pour incarner un personnage racisé, mais qu'on refuse qu'une personne racisée puisse incarner la blanchité. Bien qu'on n'essaie pas de faire passer Ariel pour une femme blanche dans le cas qui nous occupe, ces dynamiques sont tout de même à considérer.

Potentiels symboliques

Bien qu'il s'agisse d'un film Disney, et donc les attentes sont à modérer, le spin d'en faire une princesse noire offre une dimension intéressante à l'histoire. Comme je l'ai vu passer à plusieurs reprises sur Twitter, vu le nombre d'Africain·es jeté·es à l'eau durant le commerce esclavagiste, l'idée qu'un peuple noir se serait développé sous l'océan est presque touchant à imaginer. Et j'ai bien conscience que ma chronique a pris un tournant drastique très vite, mais n'oublions pas que ma chronique s'intitule « Sortie des cales », les cales du navire négrier, ces funestes bateaux dont les « pertes » se trouvent au fond de l'océan. Si Ariel doit être une princesse de ce royaume, qu'elle soit noire.

Illustration : Ak Rockefeller (CC BY 2.0)

Direct Action. Une expérience radicale

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Le déclin du prestige des pays socialistes, la restructuration des milieux de (…)

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Le déclin du prestige des pays socialistes, la restructuration des milieux de travail et surtout la répression étatique ont peu à peu raison des organisations militantes. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C'est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d'attaques contre l'État et l'industrie de 1980 à 1983.

À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970 marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l'Autonomie [1] ainsi que l'anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l'URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l'impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·es ainsi que la délocalisation nuisent aux groupes qui s'organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l'Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, les militant·es cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c'est le cas de Direct Action au Canada.

Dans l'ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·es de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·es relancent le débat sur les causes de l'oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l'injustice. À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue un rôle important dans ce renouveau. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l'impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d'un mouvement de masse, Direct Action souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.

Repenser le rapport de force

En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, d'affronter le patronat et l'État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, d'attaquer l'industrie pornographique, etc. Direct Action tente de s'intégrer à l'ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d'éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu'un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l'action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, on souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d'avant-garde tactique ».

Direct Action procède d'abord à des actes de vandalisme contre l'entreprise minière Amax, puis les bureaux du ministère de l'Environnement. Une première attaque d'envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l'île de Vancouver. Cette station fait partie d'un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l'environnement que les luttes populaires n'avaient pas été en mesure de bloquer. L'attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.

Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L'attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·nes, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires du Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l'appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L'attaque est annoncée par Direct Action afin d'éviter de faire des victimes, mais Litton n'écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l'attaque et l'usine finit par perdre son financement gouvernemental.

Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin's Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise dans la distribution de films pornographiques à la limite de la légalité, globalement dégradants et apologétiques du viol. L'attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l'opération ; les autorités, d'abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer. À peine quelques semaines après ce succès, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·es. Le procès de ceux qu'on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines.

De la lutte armée à la lutte populaire

L'arrestation des membres de Direct Action témoigne d'une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L'usage de l'action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d'attirer l'attention sur un enjeu précis, voire d'instaurer un rapport de force direct avec l'État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·es moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, on peut légitimement se demander si la tactique de Direct Action était suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et si elle participait d'un horizon stratégique à même d'ébranler l'État colonial canadien et le régime capitaliste.

Ce qui est certain, c'est que le groupe a su renouveler avec pertinence l'analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l'audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l'écologie, du patriarcat et de l'impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires – l'anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d'hiver de Vancouver qui ont eu lieu en terres volées en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet'suwet'en depuis 2019. L'activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu'une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l'empêchent objectivement d'avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?

Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n'avons pas d'armées, d'armement, de pouvoir ou d'argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu'ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l'exige. Cette stratégie évite l'isolement d'un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l'État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.


[1] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s'inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d'action à d'autres thèmes que le travail.

Alexis Lafleur-Paiement et Mélissa Miller, pour le collectif Archives Révolutionnaires (En ligne : https://archivesrevolutionnaires.com)

Photo : Archives révolutionnaires

Pour une relance féministe, verte et juste

15 septembre 2024, par Kharoll-Ann Souffrant — , , ,
On sait déjà depuis longtemps : les changements climatiques pourraient entrainer la pire crise migratoire de l'histoire de l'humanité. Les femmes du Sud global sont au front de (…)

On sait déjà depuis longtemps : les changements climatiques pourraient entrainer la pire crise migratoire de l'histoire de l'humanité. Les femmes du Sud global sont au front de cette lutte.

Comme dans toute chose, nous ne sommes pas tous·tes égaux·ales face à la crise climatique. C'est ici que le concept de justice climatique prend tout son sens. Selon l'organisation Greenpeace, la justice climatique réfère à un mouvement qui consiste à « demander des comptes aux industries et aux entreprises climaticides pour les dommages irréversibles qu'elles provoquent, c'est-à-dire à les tenir légalement responsables des dégâts humains et environnementaux dont elles sont la cause ». Qui plus est, le concept de justice climatique comprend des dimensions morale, éthique, politique ainsi que de justice sociale. Elle surpasse donc la simple responsabilité individuelle pour s'étendre à la responsabilité des corporations.

Selon la jeune militante écologiste ougandaise Vanessa Nakate, il ne peut y avoir justice climatique sans égalité entre les genres. Les pays où les jeunes filles sont les moins susceptibles d'être scolarisées sont également ceux où la crise climatique frappera le plus fort. Dans une perspective de justice climatique, il faut s'atteler à scolariser ces jeunes filles afin qu'elles soient outillées devant ce qui nous attend collectivement. De plus, les premier·ères concerné·es doivent être à la table des décisions, là où se font les choix qui affecteront notre planète. On n'a qu'à penser aux différents sommets sur le climat.

En effet, les pays occidentaux sont les plus grands responsables de la crise climatique actuelle, notamment en raison de la pollution qu'ils génèrent. Paradoxalement, ce sont les pays du Sud global, et en particulier les femmes qui y habitent, qui subissent les pires conséquences du réchauffement climatique. L'Afrique est responsable de moins de 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre [1]. Pourtant, ce continent subit déjà les contrecoups très importants du réchauffement climatique même si ce fait ne figure pas sur les pages couverture des médias du monde occidental.

Ainsi, il est fallacieux de parler de la crise environnementale comme quelque chose qui affectera uniquement les prochaines générations. La crise climatique est déjà commencée et bouleverse actuellement de nombreux pays, au présent. Prétendre le contraire trahit un certain biais et privilège. Notamment, un rapport de 2016 du gouvernement du Canada estimait déjà que d'ici 2050, le nombre de réfugié·es climatiques avoisinerait les 25 millions à un milliard de personnes. Ces mouvements migratoires de masse sont déjà en cours en raison du fait que certaines régions deviennent inhabitables. Les images spectaculaires des inondations monstres au Pakistan à l'été 2022 en sont un triste exemple.

Bien qu'elle ait été éprouvante, qu'elle ait fauché la vie et endeuillé des millions de personnes dans son sillage, la pandémie de COVID-19 nous offre une fenêtre d'opportunité pour repenser notre monde de fond en comble, voire retourner à certaines sources. Or, cette fenêtre d'opportunité est en train de se refermer petit à petit.

En effet, selon le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) qui regroupe des sommités en matière d'environnement, le monde n'a que quelques années – trois ans selon son dernier rapport – pour faire un virage vert. Il est plus qu'important de prendre la balle au bond pour une relance féministe, intersectionnelle, verte et juste. Nous le devons aux générations actuelles et aux prochaines. C'est maintenant ou jamais.


[1] Selon un communiqué de ONU Changements Climatiques qui cite l'Agence internationale de l'énergie, disponible à l'adresse suivante : https://unfccc.int/fr/news/la-semaine-africaine-du-climat-2022-vise-a-exploiter-les-possibilites-d-action-en-faveur-du-climat

Photo : Oxfam International (CC BY-NC-ND 2.0)

Comment rendre l’extrême droite présentable

Les succès considérables de l'extrême droite dans le monde risquent-ils de se reproduire chez nous ? Peu réceptives d'emblée à ce mouvement, les populations québécoise et (…)

Les succès considérables de l'extrême droite dans le monde risquent-ils de se reproduire chez nous ? Peu réceptives d'emblée à ce mouvement, les populations québécoise et canadienne sont confrontées à une grande opération de séduction des partis de cette tendance.

À l'échelle internationale, l'extrême droite est une nébuleuse qui échappe à une définition précise. Cette difficulté à bien la cerner, ses multiples visages, ses actions à la fois au sein et à l'extérieur de la politique partisane, et surtout sa présence et ses objectifs variables d'un pays à l'autre rendent difficile les actions concertées contre elle.

Ainsi, on pourrait opposer l'extrême droite libertarienne d'Amérique du Nord à celle affichant un racisme décomplexé dans plusieurs pays d'Europe. La principale préoccupation du mouvement nord-américain semble surtout d'atteindre un libéralisme économique total, avec son corolaire, un État dont le champ d'intervention se réduit comme une peau de chagrin. Les libertariens, en principe, accueillent tout le monde dans le rang, à condition qu'on adhère à leur vision d'un monde économique sans réglementation, y compris les nombreux religieux conservateurs qui viennent souvent brouiller les cartes.

En Europe, c'est surtout le rejet de l'immigration qui réunit les extrêmes droites. Celle-là est vue comme une grande menace et s'appuie, dans sa veine la plus paranoïaque, sur la théorie du grand remplacement, selon laquelle les personnes d'origine étrangère en viendraient à marginaliser les populations locales. Du point de vue de la politique partisane, cela donne lieu à des politiques anti-immigration, soient bien réelles comme en Hongrie, soit en progrès comme en France, soit en voie de devenir beaucoup plus radicales comme en Italie.

Pourtant, la distinction entre l'extrême droite européenne et américaine est loin d'être aussi nette qu'elle le semble. Les libertariens des États-Unis se sont accommodés des politiques anti-immigrant·es sous le gouvernement de Trump, dont la construction d'un mur à la frontière du Mexique. De plus, des liens tacites avec certains groupes armés et suprémacistes blancs, avec les complotistes, dont ceux de QAnon, obscurcissent le portrait, entre autres au sein du parti républicain.

En Europe, l'extrême droite s'accorde très bien avec des politiques économiques ultralibérales, comme en Hongrie, en Pologne, ou comme le souhaite Georgia Meloni en Italie. Malgré certaines promesses de soutenir les perdant·es de la mondialisation et des discours contre les grandes institutions internationales, plusieurs pays dont on qualifie les gouvernements d'« illibéraux » ont adopté des choix politiques clairs : une réduction des droits et un rétrécissement de la démocratie, tout en accordant une grande liberté à l'entreprise privée.

La formule québécoise et canadienne

Au Canada, un peu comme aux États-Unis, mais à un degré nettement moindre, l'extrême droite joue sur deux fronts. Un front militant défend, entre autres, des positions radicales en faveur de l'accès aux armes à feu, contre l'avortement et contre les mesures sanitaires liées à la COVID, sans oublier un scepticisme devant le réchauffement climatique et une forte résistance devant les mesures à prendre pour le limiter. L'occupation des camionneurs à Ottawa à l'hiver 2022 a montré les capacités de mobilisation de ce front et sa capacité d'aller chercher du financement (10,7 millions $ accumulés dès le début de l'occupation [1]). Recueillir une pareille somme si rapidement montre que le mouvement a d'importants appuis dans le milieu des affaires.

Le front politique de l'extrême droite est dans une situation plus délicate. La population canadienne, en grande partie, a peu de sympathie naturelle pour cette tendance politique. Cela d'autant plus qu'elle a subi de plein fouet les conséquences de mesures d'austérité tant à l'échelle nationale que provinciale qui lui ont rappelé les méfaits du désengagement de l'État. Arriver avec un programme libertarien qui replongerait les gens dans ce qu'ils ont si peu apprécié, et reculer en plus sur les questions sociale et environnementale n'est pas attrayant pour elle. Les partis conservateurs d'extrême droite doivent donc ajuster leurs programmes et leur stratégie de communication en conséquence.

Un œil sur le programme de Parti conservateur du Québec (PCQ) réserve de réelles surprises. Nous sommes loin des revendications bruyantes et provocantes du Réseau Liberté-Québec, fer de lance des idées libertariennes au Québec, et dont l'un des principaux représentants était Éric Duhaime. Mais le bel emballage dans lequel on formule les éléments du programme et la retenue relative de certaines propositions (les baisses d'impôts, par exemple, ne concernent que les deux premiers paliers d'imposition) ne cache pas de nombreux aspects inquiétants.

En environnement, on souhaite continuer à exploiter les ressources, en remettant à plus tard « l'adaptation aux changements climatiques » (« causés ou non par l'activité humaine [2] » !) On prétend résoudre la crise du logement en donnant plus d'allant aux mesures qui l'ont accentuée, en accordant notamment plus de pouvoir aux propriétaires. Quant à l'immigration, on avance, pour mieux la contrôler, la notion de « compatibilité civilisationnelle », très difficile à évaluer, et qui ouvrira grand la porte à la discrimination et à l'expression de préjugés. L'appui on ne peut plus favorable au privé dans tous les domaines est un leitmotiv qui revient du début à la fin du programme.

Aux dernières élections, le PCQ profitait, selon plusieurs journalistes, d'un vent favorable, avec un chef médiatisé et un fort soutien conjoncturel des anti-masques et des anti-vaccins. L'appui significatif de 13 % des voix pourrait ne plus se reproduire, selon plusieurs analystes. La menace la plus significative de l'extrême droite en politique vient sans aucun doute du niveau fédéral.

Un nouvel élan au Parti conservateur du Canada

L'élection de Pierre Poilievre à la tête du PCC est une nouvelle relance pour l'extrême droite, du moins au Canada anglais, après les années Harper. Le nouveau chef a tout contre lui : fortement prohydrocarbure, anti-taxe sur le carbone, fièrement anti-woke, libertarien – au point de s'en prendre à la banque du Canada et de préférer les très instables cryptomonnaies –, opposé au financement des médias publics. De plus, l'emballage de ses idées va avec leur contenu, Poilievre ne craignant pas la provocation, les coups d'éclat, les déclarations à l'emporte-pièce, adaptant, avec quelques réserves, le modèle Trump aux réalités canadiennes.

Avec de telles prises de position, sa non-réélection pourrait sembler assurée. Un recentrage factice et formaté pour remporter la victoire aux prochaines élections pourrait cependant lui donner de l'allant. Rappelons que son prédécesseur, Erin O'Toole, avait lui aussi flatté l'aile droite du parti avant d'entreprendre un virage centriste une fois élu chef (il avait même utilisé le terme « progressiste » pour qualifier son parti, en souvenir d'une époque où ce parti portait ce mot dans sa dénomination). Surtout, le jeu de l'alternance du pouvoir et la lassitude envers Justin Trudeau et les libéraux le mettront dans une position très avantageuse.

S'inquiéter ou pas ?

La tentative de l'extrême droite québécoise et canadienne de se rendre présentable ne semble cependant pas, dans l'ensemble, remporter de grands succès pour le moment. La progression du mouvement à l'échelle internationale demeure malgré tout très inquiétante : combien de temps saurons-nous résister à ces assauts ?

L'extrême droite a tendance à se nuire elle-même par l'affrontement entre ses diverses tendances. Le conservatisme social, le libertarianisme, les défenseur·euses de politiques racistes, les tenant·es de l'autoritarisme et de la force militaire n'arrivent pas toujours à bien s'entendre, un peu comme la gauche qui s'affaiblit à force de se diviser. Mais contrairement à la gauche, elle a trouvé un point de ralliement à l'épreuve de tout, son soutien au libéralisme économique qui lui assure sa force et sa cohésion.

L'extrême droite, même dans sa version relativement « adoucie », sème sa part de problèmes. Rappelons-nous de tous les reculs pendant les années du gouvernement Harper : compressions budgétaires massives et diminution majeure de l'appareil d'État ; négociations d'ententes avec des paradis fiscaux et d'accords de libre-échange ; diminution et forte conditionnalité de l'aide étrangère (et appui à des organisations antiavortement) ; politiques anti-palestiniennes ; etc.

Plusieurs personnes qui ont commenté la dernière campagne électorale au Québec ont affirmé que le PCQ offrait des options absentes des plateformes des autres partis, ce qui lui assurait une indubitable légitimité.

Certes, la démocratie doit permettre l'expression de tendances les plus variées au sein de l'électorat. Mais la tendance soft de l'extrême droite fait sa part de ravages qu'il est long à rectifier par la suite. Elle ne peut qu'engendrer des reculs importants sur des questions qu'on croyait réglées. En notre ère d'urgence climatique, elle cause des retards désastreux dans les politiques à adopter. Et surtout, elle pourrait ouvrir la porte à un radicalisme violent, rétrograde, dévastateur, comme on en a eu un inquiétant aperçu, entre autres, dans les États-Unis de Trump. D'où la nécessité de bien la tenir à l'œil.


[1] Le Devoir, 11 février 2022.

[2] C'est nous qui soulignons.

Illustration : Ramon Vitesse

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