Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Nation-anxiété
2022 a vu la publication de trois essais écrits par de jeunes intellectuels ouvertement conservateurs et nationalistes. Si ces trois textes sont caractérisés par la peur anxieuse de voir la nation québécoise disparaître, les lire révèle en fait la nullité absolue de leur idée de nation, de l'usage stratégique de cette notion, et des visées éminemment autoritaires des auteurs.
La nation qui n'allait pas de soi, d'Alexis Tétreault ; La pensée woke, de David Santarossa ; Le schisme identitaire, d'Étienne-Alexandre Beauregard : lire ces trois livres bout à bout consiste en une expérience pénible témoignant du pourrissement de l'intelligentsia québécoise. Car la mesquinerie y règne. On ne s'étonnera pas d'y lire, sous la plume de Beauregard, que le nationalisme s'oppose à l'éthique du care, en ce que cette dernière refuse le « Soi et l'universel » propre au nationalisme (p. 50-51). Feignons notre surprise quand Santarossa défend que la pensée woke soit aveugle à la réalité québécoise au point où elle perdrait de vue que les Québécois·es, eux aussi, « sont des autochtones » (p. 66). Soulignons ce brillant tour de passe-passe révisionniste où Tétreault explique que la crise du code de vie d'Hérouxville consiste en fait en une « dénonciation […] rustique du modèle canadien » (p. 223).
On peut se questionner quant à la possibilité même d'un dialogue face à de tels producteurs de discours réactionnaires. Mais il ne s'agit pas ici de dialoguer avec ces textes, ni même de les réfuter. Plutôt, les lire ensemble, même si chacun envisage différemment le concept de nation [1], révèle qu'ils sont tous trois de la même trempe.
Un concept de nation qui n'allait pas de soi
La nation québécoise, d'expression française, habitant l'Amérique du Nord depuis la colonisation française, et laïque, possèderait un droit à l'existence puisqu'elle refléterait une « majorité ». Cette nation serait toutefois niée par la volonté belliqueuse du Canada anglophone, multiculturaliste et « postnationaliste », et les démarches sournoises de l'idéologie woke, véritable cinquième colonne récusant tout référent national au nom de la défense des identités.
Que le Québec forme une société distincte, que cette société puisse s'incarner dans un État souverain et puisse aspirer à cet égard au titre de nation, sont des thèses tout à fait défendables.
Là où on s'indigne, c'est au niveau de la méthode. Dans ces essais pour lesquels le concept de nation joue un rôle si important, ce concept n'est jamais présenté. On cherchera en vain des statistiques, des données ou des sondages sur des sujets aussi cruciaux que la démographie, l'identité politique ou l'immigration, mais on ne trouvera qu'une référence à une notion de nation posée d'avance, tenue pour acquise dès le début. Tétreault évoquera au mieux vouloir « monter la garde » de « l'âme » du Québec (p. 11), tandis que Beauregard défendra fermement le « lien sacré entre État et nation » (p. 112). Quant à Santarossa, bien que son essai ne porte pas directement sur la nation québécoise, celui-ci dénoncera toutefois que le wokisme ne reconnaît pas ce fait « allant de soi », soit que le peuple québécois est « une nation minoritaire enracinée en cette terre, avec sa langue et culture, sur cette terre qu'elle occupe depuis le dix-septième siècle » (p. 65) [2].
Déployer de la sorte un tel concept sans jamais prendre la peine d'expliciter à quoi il réfère nous oblige à l'accepter comme allant de soi : « la nation », ses prétentions, sa situation. La « nation » implique déjà la lutte contre sa « vulnérabilité », pour ne pas dire son état de « guerre culturelle » : accepter de suivre le chemin de nos auteurs, c'est déjà accepter cet état de siège contre la « majorité ». Beauregard peut ainsi se permettre de réécrire l'histoire du Québec pour l'articuler comme une « guerre culturelle » depuis la Conquête de 1760 : méthodologiquement, on soulignera cet effort grossier de révision historique.
Cette stratégie est malhonnête, pour ne pas dire enrageante. Elle polarise à outrance en imposant l'existence périlleuse de la nation québécoise, au-delà de tout dialogue critique. Défendre l'inverse nous pose en effet en position de fossoyeur du Québec, donc d'ennemi. Il s'agit autrement dit d'un faux dilemme. Mais en s'y attardant, on découvre qu'il ne s'agit pas seulement d'accepter la nation telle que décrite par Tétreault, Santarossa ou Beauregard. Il faut s'y soumettre.
Le fétiche de l'autorité
Tétreault écrit que, sous la menace multiculturaliste, « La référence [nationale] devient l'objet de la négociation, alors que dans la société de la démocratie nationale, elle était sa condition » (p. 203). Deux visions de la collectivité s'affronteraient : une où ses membres délibèrent sur la référence culturelle qui les lie, l'autre où l'acceptation de ce référent est la condition à l'intégration à la communauté.
Répétons : pour s'identifier à la communauté et y participer, la condition préalable est d'accepter « la référence culturelle » qui définit la nation. La nation promeut ses propres normes auxquelles il faudrait obéir (« c'est comme ça qu'on vit », disait le premier ministre [3]). La nation n'est pas seulement le sentiment partagé par plusieurs personnes vivant sur un même territoire, partageant une même langue et liées à une même histoire, elle est avant tout le nom donné à un projet politique éminemment conservateur faisant de sa propre survie sa justification. Ainsi, Tétreault peut défendre l'ignoble loi 21 de la laïcité comme une « tentative de consolidation d'un modèle québécois ancré dans la tradition politico-culturelle de la majorité » (p. 228). Promouvoir la nation québécoise, c'est accepter cette loi, avec tout ce qu'elle comporte de discrimination, mais ce serait aussi le triomphe d'un Québec passant de la vulnérabilité à la « normalité » (p. 235). Brillant !
Il est fascinant de voir comment nos auteurs défendent que le premier réflexe de la « majorité » consisterait à déployer sa force pour asseoir son règne. Nos trois jeunes lumières fétichisent de la sorte le pouvoir d'une majorité à travers l'État et l'autorité de ce dernier à laquelle il faudrait se soumettre. En dehors de cette autorité, point de salut pour l'avenir du Québec. Beauregard est, cela dit, le plus explicite à cet égard quand il défend que la nation commande une « éthique de la loyauté » héritée de la Révolution tranquille (p. 33), que le mode de scrutin actuel uninominal à tour est préférable à un mode plus proportionnel, car davantage au diapason de « l'unité nationale » (p. 245), ou que François Legault doive littéralement entretenir une « scission » entre le programme de la CAQ et les autres organisations de la société (médias, groupes de pression) afin de continuer à incarner le « gros bon sens » du Québec des banlieues (p. 153) – et ainsi ne devoir rendre de comptes à personne [4].
De surcroît, la nation n'exige pas soumission seulement parce qu'elle est et qu'elle s'inscrit dans une histoire commune, mais aussi parce qu'elle sauvegarde la possibilité même de la démocratie. Essentiellement, nos lurons mettent ensemble nation québécoise et délibération civile contre la dissolution sociale promue par l'alliance du Canada multiculturaliste et du postmodernisme. Tétreault déplore la perte de la « citoyenneté abstraite » où tous seraient égaux (p. 200), mais nous rassure que la loi 21 est le produit de la délibération démocratique québécoise (p. 217). Dans une veine similaire, Beauregard jumelle « héritage de loyauté, universalité et affirmation nationale » (p. 272).
C'est à Santarossa qu'il revient toutefois d'éclairer pleinement ce maillage entre nation et raison. Santarossa écrit que le wokisme serait une « attaque en règle contre tous les fondements des sociétés occidentales » (p. 102). Par cette phrase, il sous-entend la supériorité des sociétés occidentales sur la base qu'on y pratique la délibération rationnelle et raisonnable : tous sont égaux au sein du dialogue. En effet, nous rappelle heureusement Santarossa, ce sont les pays occidentaux les premiers qui ont aboli l'esclavage, brillante démonstration qu'il n'y a pas d'autres « civilisations qui sont allées plus loin dans la lutte contre le racisme » (p. 81-82). Une telle position sur la supériorité politique des États occidentaux est pratique, car elle fait de la sauvegarde de l'ordre politique libéral existant son critère pour séparer bien autoritairement ce qui est recevable de ce qui ne l'est pas. Bien entendu, la nation québécoise fait partie de ces sociétés évoluées, et en dénoncer les injustices, par exemple le racisme systémique, serait s'en prendre à la nation québécoise et aux régimes politiques existants. Ce serait déraisonnable. Ainsi, Santarossa peut rejeter le phénomène du racisme systémique parce qu'il nierait notre « humanité commune » (p. 60), et écrire du même souffle que l'intégration des personnes migrantes à leur société d'accueil consiste pour celles-ci en un « devoir moral » en raison du « cadeau » qu'on leur fait en les accueillant (p. 52). Raisonnablement, la nation québécoise peut imposer son conformisme aux populations migrantes : critiquer cela reviendrait à nier le droit d'existence de la nation québécoise.
Dialectique ou décadence
Penser de la sorte est proprement décadent. La décadence se manifeste dans le fait que Tétreault, Santarossa ou Beauregard sont non seulement rigoureusement incapables d'apprécier les lignes de force objectives qui structurent les rapports sociaux, mais qu'ils proposent des solutions superficielles servant à les voiler. C'est là que s'inscrit le caractère conservateur de leur projet : imposer la nation comme salut social au détriment de toute autre perspective, et par cela fixer le statu quo de l'ordre social existant. Un statu quo où eux, bien entendu, ne s'en tirent pas trop mal, mais où d'autres continuent de souffrir.
La décadence ne doit pas toutefois être comprise comme une faute intellectuelle individuelle, mais comme le symptôme de contradictions sociales structurantes. Là est l'intérêt de lire ces trois essais : non pas comme de simples idées lancées en l'air, mais comme l'expression d'un ordre social réagissant à sa propre décomposition. Il suffit de regarder l'actualité économique et environnementale pour se convaincre de la nécessité de changements sociaux radicaux. En ce sens, la décadence de nos jeunes intellectuels est proprement scandaleuse.
La force de la pensée critique et de l'engagement politique militant aura été de dépasser la superficialité du conservatisme et de révéler comment la société est organisée de telle sorte à perpétuer l'exploitation et la domination.
En un mot, c'est la pensée dialectique qui ici se retrouve étranglée au profit de la propagande. La pensée dialectique est spécifiquement ce qui permet de relier l'individu à la société. En étant sensible à l'opposition qui unit ces deux composantes, elle explique comment nous sommes avant tout le produit de notre milieu : il s'agit du soubassement logique d'idées comme patriarcat, racisme systémique ou aliénation du travail. La propagande, elle, propose une pseudo-solution – la dérive autoritaire nationaliste – à un problème réel – la société québécoise incapable d'être à la hauteur de ses promesses. Et elle est décadente, car volontairement sourde aux hurlements de ce qui tente de se montrer.
Lire Tétreault, Santarossa et Beauregard nous apprend la valeur d'une pensée intelligente, d'un engagement réel. À eux, nous ne leur répondrons que par le mépris et le dégoût. Mais pour nous, voyons-y les exemples de ce qu'il ne faut pas faire. Il y a toute une société à (re)bâtir et plein de gens brillants qui préfèreront construire ensemble la société de demain plutôt que de se faire imposer celle d'hier.
OUVRAGES RECENSÉS
Alexis Tétreault, La nation qui n'allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec, Montréal, VLB, 2022, 256 p.
David Santarossa, La pensée woke : analyse critique d'une idéologie, Montréal, Liber, 2022, 184 p.
Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire, Montréal, Boréal, 2022, 282 p.
[1] Le livre La nation qui n'allait pas de soi consiste en une enquête historique sur la manière dont des figures intellectuelles québécoises ont compris et déployé le concept de nation. La pensée woke dénonce le wokisme au nom du dialogue rationnel, mais à peu près tous les exemples sont de nature nationaliste. Le schisme identitaire expose comment la nation québécoise est présentement menacée par différentes tendances politiques.
[2] Bien entendu, aucune mention des revendications des Premières Nations ne se retrouve dans la logorrhée de nos paladins du Québec.
[3] Par un heureux hasard, c'est aussi le titre du récent essai de Francine Pelletier sur le nationalisme identitaire et conservateur.
[4] Il est inquiétant que Beauregard ait été – et semble encore – à l'emploi de la CAQ.
Illustration : Alex Fatta

Comment répondre au tweet de Kevin
Kevin aime bien se faire passer pour le vrai défenseur des vrais idéaux de gauche : la sollicitude envers les pauvres, la laïcité, la liberté d'expression et tout le tralala. Mais ne vous laissez pas berner : Kevin est un fasciste.
Il y a quelques mois, j'ai fait ce que toute personne ayant à cœur sa propre santé mentale doit faire : j'ai fermé mon compte Twitter. Mais la rhétorique toxique de l'extrême droite continue de se rendre jusqu'à moi, d'abord parce que ces types sont partout, et aussi parce que tout mon entourage me refile continuellement des captures d'écran comme celle qui suit.
La différence importante est que maintenant, je ne me pose plus la question qui me torturait sans cesse alors que j'avais encore un compte sur X : comment répondre au tweet de Kevin ? Parce que la réponse est simple : c'est impossible de répondre à Kevin ou de débattre avec lui sans participer à la diffusion et à la normalisation des idées d'extrême droite et sans dévaluer les miennes.
Pour commencer, un mot sur Kevin (et non pour Kevin : je n'ai pas envie de lui dire « envouaille continue comme t'ça », quand même). Je ne le connais pas, mais de toute évidence, il s'agit d'un pirate, auditeur de la radio Web du même nom animée par Jeff Fillion, ce qui nous laisse entendre que Kevin est un conservateur libertarien climatosceptique trumpiste homophobe, transphobe, antisyndicaliste et raciste, en plus d'être un adepte des tactiques de harcèlement – disons un fasciste, pour faire court.
En tant que fasciste, Kevin ne souhaite pas débattre quand il m'interpelle sur les médias sociaux, dans le sens où on l'entend habituellement, c'est-à-dire confronter des idées plus ou moins divergentes dans une démarche de recherche de la vérité. Ce qu'il veut, c'est m'éliminer de la place publique en raison de qui je suis, de ce que je représente à ses yeux et de la condition sociale qu'on m'a assignée.
Sa tactique est celle de tous les fascistes : la confusion et la dissimulation de son power level, c'est-à-dire de ses convictions et de ses intentions réelles. Les fascistes vont protester et nier qu'ils sont fascistes, jusqu'à ce que le climat social devienne assez pourri pour leur permettre d'assumer pleinement leur programme et leurs intentions – jusqu'au génocide, qui est la conclusion logique de leur idéologie.
Réinventer la gauche
Sur Twitter, je disposerais de 280 caractères pour répondre à Kevin. Je n'aurais que quelques mots pour rétablir les faits et lui expliquer – et à tou·tes celleux qui sont témoins de notre échange – à quel point ce qu'il vient de de dire, c'est de la querisse de marde. Et ça, c'est une mission impossible, parce que presque chaque mot qu'il a régurgité dans son tweet comporte une inexactitude, une confusion ou un mensonge.
D'abord, « la gauche ». Qui est-ce qu'il entend par ce mot ? La gauche parlementaire vaguement sociale-démocrate représentée par le NPD et QS ? Les libéraux et centristes à la Trudeau et compagnie ? Les syndicats ? Les groupes féministes et écologistes dans leurs multiples déclinaisons ? Les marxistes de tous les parfums, léninistes, staliniens, maoïstes, trotskistes ? Les anarchistes disponibles en encore plus de variétés ? Les quelques chroniqueur·euses racisé·es ou queers qui travaillent dans les médias bourgeois ? Guy A. Lepage et la clique du Plateau ? François Legault Jean-François Lisée qui se disent de gauche efficace ? Tout ce beau monde ne s'entend sur presque rien, mais Kevin s'en fout : pour lui, la gauche, c'est un bloc satanique de gens qui pensent tous la même affaire.
La plupart du temps, il utilise le mot woke pour sous-entendre qu'il y a une bonne gauche quelque part, une gauche qu'il qualifie de traditionnelle, celle qui est universelle et qui défend les pauvres et la laïcité – mais il ne se donne jamais la peine de dire qui exactement en fait partie, pour la simple raison qu'elle n'existe pas, qu'elle n'est qu'un procédé rhétorique.
Ensuite, il faudrait que je parle des pauvres dont il faut, selon Kevin, s'occuper par vertu, comme si la pauvreté était un phénomène naturel qu'il fallait soulager par grandeur d'âme. Placer le (faux) débat sur ce terrain, c'est appréhender les relations sociales comme la bourgeoisie : en présentant la charité (catho-laïque) comme unique solution à la misère capitaliste. Évidemment que la gauche n'a pas le monopole de la vertu, puisque la droite donne plein de cash à Centraide : CQFD.
Sauf qu'on sait bien que la vertu et l'amour des pauvres n'ont rien à voir là-dedans : la gauche, ça a toujours été l'action politique, sociale et économique des personnes dominées et exploitées pour leur propre libération. Même la fucking Association internationale des travailleurs le disait dans ses statuts de 1871 : « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Je ne veux pas préjuger des opinions de Kevin, mais il y a fort à parier qu'il capote chaque fois qu'il y a une grève, alors pour ce qui est de de soutenir les gens qui veulent sortir de leur aliénation économique, disons qu'il n'a de leçons à donner à personne.
Et puis il y a les accusations de défendre les islamistes, les pédophiles et Big Pharma. En combien de caractères est-ce que je pourrais expliquer que personne à gauche n'appuie le terrorisme islamiste et qu'en réalité, l'anti-islamisme de Kevin est un cache-sexe pour son islamophobie et son racisme ? De combien de mots aurais-je besoin pour démonter l'homophobie et la transphobie qui se cachent derrière son insistance à éliminer toute performance de genre non hétéronormée sous prétexte de protéger l'innocence des enfants ? Comment expliquer succinctement que les gens de gauche ont tendance à être anticapitalistes et que ce n'est pas d'être à la solde d'entreprises pharmaceutiques transnationales que de porter un masque et se faire vacciner en temps de pandémie pour protéger les personnes les plus vulnérables ? Comment démontrer en moins d'une ligne que son conspirationnisme repose sur les mêmes clichés qui ont fait le succès de tous les mouvements fascistes depuis les années 1920 – le principal étant le complot juif international ? Comment faire comprendre qu'il n'y a pas de dichotomie entre les pauvres, les personnes racisées et les personnes des minorités sexuelles, que tout ce beau monde, dans une écrasante majorité des cas, fait partie du prolétariat ? Évidemment que c'est impossible, j'ai juste énoncé les problèmes et ce paragraphe contient déjà plus de 1300 caractères.
Enfin, il y a la cancel culture. Ce que Kevin laisse entendre, c'est qu'on veut le censurer parce qu'il est un dude cisgenre blanc hétéro et qu'il porte (j'en mettrais ma main au feu) une casquette de baseball laide. Il faudrait donc que je lui fasse comprendre que ce sont ses idées haineuses de fasciste qui m'insupportent et que je m'en contre-querisse qu'il ait une peau de pêche et qu'il soit fier de son pénis. Il faudrait que je lui dise que d'exprimer mon désaccord en ce qui concerne ses idées de marde, ce n'est pas de la censure, mais bien l'exercice de ma propre liberté d'expression. Sauf que Kevin, la seule liberté d'expression qui l'intéresse, c'est la sienne et ce qu'il veut, c'est que je débarrasse le plancher, que je devienne invisible. Son discours en est un d'élimination – et ce n'est qu'une ironie parmi tant d'autres qu'il appelle ça la cancel culture, parce que lorsque l'extrême droite cancelle, c'est beaucoup plus violent qu'une dénonciation publique ou une perte temporaire de contrats lucratifs.
Rétablir le cordon sanitaire
Pendant que j'expliquerais tout ça, Kevin aurait le temps de me refiler dix autres tweets remplis de mensonges toxiques du même acabit. Il aurait l'air d'être à l'attaque et moi, à la défensive. Ça lui donnerait une belle tête de vainqueur et les témoins de notre échange – pas tous, mais certain·es – se diraient sûrement : « ce Kevin, il a l'air d'un demeuré, comme ça, mais il n'a pas tout à fait tort ». Et c'est à ce moment-là que Kevin aura gagné.
Bref. Si vous êtes encore sur Twitter/X/whatever, le mieux est de ne pas répondre aux tweets de Kevin. Il veut avoir accès aux gens qui vous suivent, à vos interlocuteur·trices pour propager sa haine auprès d'elleux. Bloquez-le. Vous contribuerez ainsi à rafistoler le cordon sanitaire qui gardait les fascistes, depuis 1945, dans un néant social d'où on n'aurait jamais dû les laisser sortir.
Ensuite, parlez des fascistes, critiquez leurs mensonges et leurs stratégies confusionnistes, mais ne le faites pas avec eux.
Surtout, continuez à rêver tout haut d'un monde meilleur.
Illustration : Alex Fatta

Il n’y a pas de discours anti-réactionnaire
La vitesse à laquelle les discours réactionnaires sont diffusés a de quoi fatiguer quiconque les juge dangereux et s'échine à montrer leur errance. Mais un tel effort est vain, car aucune réponse à ces discours n'est susceptible de faire changer d'avis leurs producteurs ou celles et ceux qui y adhèrent. Voici plutôt comment critiquer un réactionnaire sans se fatiguer.
Pour critiquer ce qui est courant de nommer « la réaction », on gagnerait à la concevoir, d'une part, comme un conglomérat des personnes qui produisent des discours réactionnaires, et de l'autre, comme un groupe d'individus pour qui ces discours paraissent sensés, voire réconfortants, et autour desquels ils se réunissent (des forums 4chan à la 1 Million March 4 Children). À l'inverse, réduire ces phénomènes à « la réaction » risque de les poser sous la forme de l'unité, comme si celle-ci allait de soi, et passe sous silence que leur contenu politique et social est hétéroclite. Par exemple, le projet conservateur catholique pur et dur de retour aux valeurs et à une structure sociale d'antan ne s'assimile pas aisément au discours des nationalistes identitaires, qui expriment un fétiche de l'État, de la nation et de la langue – et encore moins avec celui des « incels » qui, convaincus de l'existence d'une hiérarchie naturelle de l'attirance sexuelle au bas de laquelle ils se situent, fantasment un monde où chaque homme se voit attribuer une femme.
Justement, l'essence de la réaction n'a rien à voir avec son contenu politique. En vérité, les discours réactionnaires sont une tentative de répondre à un besoin psychique socialement produit, celui que disparaissent l'angoisse produite par l'impuissance politique et la précarité économique, réelle ou anticipée. Le présent ordre social et économique capitaliste nous fait généralement ressentir que nous ne sommes qu'à une crise sociale « imprévue » de nous retrouver sans le sou, malgré sa promesse qu'en échange de notre temps au travail, il nous garantit la réalisation de soi. Et alors que la vie politique au sein de la démocratie représentative promet le droit universel et l'accès égalitaire aux conditions nécessaires à l'autodétermination, elle réalise cette égalité de manière abstraite et indifférente à la situation concrète des individus (par exemple, on peut seulement affirmer que l'accès égalitaire à un logement décent est réalisé si on ignore les différences de moyens économiques entre les personnes), et elle réduit l'idée de l'autodétermination, du pouvoir politique concret d'aménager son existence, à la « liberté » de choisir son poison.
De l'angoisse à l'agression
Or, les discours réactionnaires réagissent à l'angoisse sociale non pas en visant ses causes, mais en offrant plutôt un palliatif au sentiment. Ils traduisent les causes de l'impuissance politique et de la précarité en luttes culturelles et symboliques, et placent leurs producteurs, comme les individus qui s'y identifient, dans la position assurée de « défenseurs de la civilisation ». C'est bien commode : il suffit, pour que la réaction réagisse et mette en branle sa phraséologie, d'imaginer une culture menacée (toujours la sienne) et des menaces extérieures, peu importe lesquelles (l'idéologie woke dans le nouveau passeport canadien, le titre Mx d'un·e enseignant·e, etc.).
S'opère alors un renversement ironique : l'organisation sociale qui bloque la possibilité que cesse l'angoisse une fois pour toutes, transfigurée en culture menacée, est désormais perçue comme ce qui calmera l'angoisse, et qu'il faut pour cette raison défendre. Par-là, les causes réelles de cette angoisse sociale sont recouvertes d'un voile idéologique. « Non, le problème n'est pas l'organisation de la vie politique démocratique, mais bien les attaques contre celle-ci par le wokisme. » « Non, la crise du logement n'est pas une crise du logement, mais le symbole des dommages de l'immigration pour la nation québécoise. » Au bout du compte, la dernière promesse rompue est celle de la réaction elle-même : en voilant les causes réelles de l'angoisse, ou bien par plat intérêt matériel, ou bien par réflexe d'autoconservation, sa logorrhée défensive se rend inapte à l'abolir.
C'est que l'essence de la réaction est à trouver dans la pseudo-radicalité de sa réponse au besoin que cesse l'angoisse – ou, ce qui revient au même, dans sa tactique de prestidigitation qui la métamorphose en groupe culturel minoritaire menacé et qui présente le statu quo comme la seule organisation sociale raisonnable possible. La réaction ne sait pas qu'« il ne suffit pas, pour créer une contradiction historique, de se déclarer en contradiction avec le monde entier. On peut se figurer être un objet de scandale universel, parce que, par maladresse [ou par habitude commerciale et intérêt matériel], on scandalise universellement [1] », mais cela ne signifie pas qu'on critique véritablement et de manière subversive l'ordre existant.
L'unique soulagement auquel ont droit les groupes d'individus qui s'identifient aux discours réactionnaires est symbolique. En s'identifiant à l'image d'une culture collective menacée, mais néanmoins représentante de la « civilisation », ceux-ci compensent leur propre impuissance par la puissance fantasmée d'un tout plus grand qu'eux, pour lequel dévotion et sacrifice (de soi comme d'autrui) paraissent raisonnables. Faire partie de ces groupes est d'autant plus satisfaisant lorsque ceux-ci proposent des récits et schèmes interprétatifs qui prétendent « tout » dévoiler au grand jour (qu'on pense aux « grands dévoilements » de QAnon, par exemple dans le style du « Pizzagate »). En adhérant à cette logique de compensation, ils évitent la remise en question de soi et de la forme de la société qu'exigerait l'effort de nommer le mal par son nom. Plutôt, ils érigent en « cause » du mal le prochain objet auquel la réaction réagira (les immigrants allophones, les travailleurs temporaires, les écologistes, les locataires…).
Finalement, l'impuissance d'être en proie à l'angoisse est compensée en devenant soi-même le bourreau de son prochain. Qui s'identifie à de tels discours et aux groupes qu'ils agglutinent reçoit un soulagement temporaire, soit. Grand bien lui fasse : c'est tout ce qu'il a.
La praxis de façade
Mais à son opposé, une politique d'opposition à la réaction qui accepte de lutter sur ce même terrain culturel et symbolique rompt à son tour avec la promesse d'en finir avec ce sentiment et se cantonne à n'être qu'un « backlash to the backlash to the thing that's just begun [2] ». Toute politique de gauche strictement symbolique répète la même erreur et se réduit à n'être que le contrepoint de la réaction. Ni la représentation de la diversité sociale concrète dans la sphère culturelle ou politique, ni la gouvernance qui, en mode relations publiques, se confond d'excuses à chaque nouveau scandale (qu'il s'agisse de la mort d'une autochtone supervisée par un personnel soignant radicalement désensibilisé à la souffrance d'autrui ou de l'ovation d'un ex-soldat nazi aux communes), ne sont suffisantes pour répondre au besoin légitime de vivre notre vie sans être en proie à cette angoisse.
Des valeurs telles que le dialogue, l'ouverture et l'inclusion ne peuvent pas à elles seules lever le voile idéologique et psychologique que tisse la réaction et elles risquent en plus de devenir à leur tour des fétiches. Certaines activités politiques (autant l'expression sur les réseaux sociaux de bons sentiments pour les victimes du dernier conflit armé que les pratiques de consommation éthique) visent après tout moins à résoudre les conflits matériels qu'à soulager elles aussi le sentiment d'angoisse et d'impuissance sociales.
La juste pratique politique d'opposition à la réaction devra être radicale, c'est-à-dire refuser de répondre sur son terrain et, sans se poser en grand parapluie universaliste qui subsume les luttes « particulières », s'attaquer directement à ce qui se cache derrière le voile (par exemple, en retirant les appuis socio-économiques [3] à la réaction dans sa croisade défensive ; en découplant de notre conception des pratiques démocratiques l'impératif de « neutralité » médiatique qui transforme la réaction, en invité·es sur les plateaux de télévision ; ou en offrant les services et l'appui matériel que demandent les groupes sociaux marginalisés). Tant que les conditions sociales actuelles persistent, les discours réactionnaires les accompagneront comme leurs chiens de garde.
[1] Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, Paris, Les éditions sociales, 2019, p. 173.
[2] Bo Burnham, “That Funny Feeling”, Inside, 2021.
[3] Un « appui socio-économique » ne signifie pas immédiatement un financement direct. Des plateformes telles que Meta ou X (anciennement Twitter) capitalisent grandement sur les discours réactionnaires et les laissent pulluler sous couvert de liberté d'expression. La structure même de ces discours, celle d'un tissu de stimuli psychiques excitatifs qui font boule de neige, génère du trafic, c'est-à-dire de l'échange, c'est-à-dire du profit pour ces plateformes. Dans un tel contexte, ces appuis socio-économiques, même passifs et indirects, encouragent la propagation de la réaction.
Maxime Fortin-Archambault et Gabriel Lévesque-Toupin sont candidats au doctorat en philosophie.
Illustration : Alex Fatta

Centre et réaction : un tango funeste
Les courants réactionnaires contemporains ont trouvé comment tirer profit de la crainte des centristes autour de la « montée des extrêmes » et de la « polarisation ». L'obsession pour le dialogue et le juste milieu fait le jeu de a droite dure.
En mai 2023, plus de six ans après l'élection de Donald Trump en 2016 et deux ans après la tentative de renversement de l'élection présidentielle de 2020, CNN offrait une nouvelle tribune complaisante à Trump, principal représentant du néofascisme made in the USA, dans une soirée de type « town hall » qui a rapidement dérapé. Le lendemain, suite à l'avalanche de protestations venant du public, le journaliste vedette Anderson Cooper présentait des explications en ondes : « Vous avez tout à fait le droit d'être indigné, en colère, et de ne plus jamais regarder cette chaîne. Mais pensez-vous que rester dans votre silo et écouter uniquement les personnes avec qui vous êtes d'accord va faire disparaître cette personne ? »
Cette réplique offre un magnifique éclairage sur la part de responsabilité du centre dans la montée de la réaction et de l'extrême droite au sein des sociétés occidentales.
Malaise dans la civilisation centriste
Le centre politique croit avec une dévotion sans pareille que tout peut et doit être débattu. Bien qu'iels refusent de s'affilier sciemment à quelque courant politique que ce soit (hormis une loyauté à l'égard d'une forme quelque peu vague et statique de démocratie), plusieurs journalistes de médias dominants sont viscéralement attaché·es à cet idéal. Iels font de cette mission leur identité professionnelle : les médias représenteraient l'agora incontournable et indépassable des démocraties libérales. Toutes les opinions étant par défaut considérées comme recevables, il ne resterait qu'à les exposer pour que les citoyen·nes les évaluent et fassent leur choix.
Mais les temps sont durs pour le centrisme et son libre marché des idées. Depuis la crise financière de 2008, le récit néolibéral (qui accompagnait le régime économique du même nom en le présentant comme naturel, rationnel et indépassable), est dans une déroute que rien ne semble arrêter. Le centre, avec son pragmatisme, sa modération et son obsession pour la bonne entente et le statu quo, ne convainc plus.
Cet effondrement nourrit ce que le centre appelle la montée des extrêmes. À l'ère de la lente, mais pénible agonie du néolibéralisme, la polarisation est devenue la bête noire de la bonne société intellectuelle. La conversation démocratique se porte mal, déplore-t-on. Nous ne sommes plus capables de nous parler. En perte de vitesse, les centristes se voient confronté·es à des discours qui leur sont radicalement antagonistes, mais cela ne les incite pas à revoir leurs a priori, bien au contraire.
On préfère plutôt répéter une critique maintenant convenue – même si peu appuyée empiriquement – selon laquelle les médias sociaux enfermeraient les individus dans des chambres d'écho ou des bulles filtrantes (probablement ce à quoi faisait référence Anderson Cooper en parlant de « silos »). Il revient donc aux médias d'information sérieux et responsables de faire entendre toutes les voix, même celles qui ne font pas l'affaire des pauvres citoyen·nes aveuglé·es par leurs biais cognitifs. Une tâche ingrate, mais nécessaire en démocratie, nous explique-t-on d'un air grave.
Fausses équivalences
Ce discours omniprésent, d'une fantastique autocomplaisance, est aussi extrêmement pernicieux. Le terme de polarisation évoque un phénomène symétrique et invite à déduire que les extrêmes de notre époque s'équivalent. Entre les un·es qui veulent retirer des droits et remettre en question la dignité de personnes marginalisées, et les autres qui promeuvent ces droits et défendent leur propre humanité, on nous invite à trouver un juste milieu, un terrain d'entente.
Observons par exemple comment le journaliste radio-canadien Alexis De Lancer décrivait la manifestation anti-LGBTQ et sa contre-manifestation tenues à Ottawa en septembre dernier dans le cadre de mobilisations pancanadiennes : « j'ai assisté à un triste étalage de polarisation débridée, très caractéristique de notre époque. Si les uns étaient qualifiés de fascistes transphobes, les autres étaient étiquetés de pédophiles wokes. Entre les deux anathèmes, pas de place pour la nuance : l'essence même de la polarisation » [1].
Cette mise en miroir des extrêmes, qu'elle soit intentionnelle ou pas, est omniprésente. Elle est pourtant très problématique parce que ces extrêmes ne s'équivalent pas, et ce à plusieurs niveaux.
D'abord, sur le plan du pouvoir qu'elles parviennent à mobiliser : pendant qu'une gauche radicale pousse à l'annulation d'une conférence ou à la chute d'une statue, l'extrême droite obtient l'interdiction de livres dans des États entiers ou la révision du cursus scolaire pour qu'il convienne à leur idéologie. Ensuite, sur le plan des causes défendues : pendant qu'à gauche on cherche à faire reconnaître le racisme systémique ou à avoir un climat encore viable pour la vie humaine sur la planète, à droite on s'époumone sur le burkini d'une femme musulmane ou la lecture d'un conte par une drag queen. Enfin, sur le plan de la qualité des arguments avancés : régulièrement, des débats médiatiques opposent des chercheur·es ou spécialistes défendant des thèses progressistes à des idéologues réactionnaires dont la rhétorique tend vers le complotisme.
Des politicien·nes comme François Legault ont très bien saisi cet appel de la bonne société centriste à la modération et au débat raisonné. Suite aux manifestations anti-LGBTQ, notre premier ministre se présentait en « rempart contre les extrêmes » tout en précisant « comprendre » les « parents inquiets » [2]. Legault avait d'ailleurs fait le même coup dans le débat sur la Loi sur la laïcité adoptée en 2019, en répétant que cette loi était « modérée ». « Pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité », expliquait-il, ajoutant que son gouvernement « délimite le terrain » parce qu'il y a « des gens un peu racistes » qui voudraient aller plus loin [3].
En résumé, la fascination centriste pour la polarisation et les extrêmes pose triplement problème. D'abord, elle contribue à rendre socialement acceptable une droite intolérante et haineuse. Ensuite, elle invite à considérer les mouvements de gauche radicale comme équivalents à cette intolérance et cette haine. Autrement dit, alors qu'on nous invite régulièrement à faire preuve d'empathie à l'égard des âmes désœuvrées qui dérivent vers l'extrême droite, on condamne avec beaucoup moins d'hésitations ce qu'on appelle parfois « une certaine gauche » qui sombrerait dans le radicalisme et l'intransigeance. Enfin, à travers tout cela, le centre invisibilise son propre rôle et son attachement idéologique à un statu quo libéral qui fait de moins en moins consensus. De fait, la réaction de centre tend elle aussi à se radicaliser, s'accrochant désespérément à des prémisses (« le système fonctionne ») et institutions (l'État, l'économie de marché, les médias dits traditionnels) qui s'écroulent sous le poids de leurs contradictions (inégalités galopantes, services publics en décrépitude, et j'en passe). C'est pourquoi on parle parfois d'extrême centre, un terme dont certain·es se réclament même ouvertement.
[1] « Quand la polarisation torpille le dialogue », Infolettre des Décrypteurs, 23 septembre 2023.
[2] Thomas Laberge, « Identité de genre : François Legault veut être un “ rempart contre les extrêmes ” », La Presse canadienne, 21 septembre 2023. Disponible en ligne.
[3] Sophie-Hélène Lebeuf, « Laicité : “ pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité ” », Radio-Canada, 18 juin 2019. Disponible en ligne.
Illustration : Alex Fatta
POUR ALLER PLUS LOIN
Éric Fassin, « La culture de l'annulation dans les médias », Le Club de Mediapart, 11 novembre 2021. Disponible en ligne : https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/111121/la-culture-de-lannulation-dans-les-medias

De la diversité libérale à la réaction anti-antiraciste
Un pilier majeur du projet réactionnaire contemporain est la dénonciation du mouvement antiraciste. Les « anti-antiracistes » s'inquiètent pour leur place dans un ordre « naturel » de plus en plus contesté. Tout cela alors même que le néolibéralisme fait d'une main des promesses creuses de représentation pour les minorités et procède de l'autre au saccage généralisé des conditions de vie. Propos recueillis par Philippe de Grosbois et Claire Ross.
À bâbord ! : Comment la réaction anti-antiraciste au Québec et au Canada a-t-elle émergé ? Quels en sont les points tournants ?
P. N.-N. : À mon avis, l'un des moments de cristallisation et de légitimation de ces discours au Québec, c'est 2007, avec la crise des accommodements raisonnables. C'est à ce moment-là que la société québécoise prend un virage quant à la question des minorités, qu'on intègre ce qui s'est produit dans le discours post-11-septembre et qu'on l'adapte aux programmes nationalistes locaux. Et on peut remercier l'Action démocratique du Québec (ADQ) : en janvier 2007, Mario Dumont publie une « lettre aux Québécois [1] » où il dit que nous sommes de culture chrétienne, que c'est ce qu'il faut défendre et que ça suffit les accusations de racisme quand on veut décider comment ça se passe chez nous. C'est majeur, parce qu'aux élections du printemps, l'ADQ passe de quatre à 41 sièges, notamment grâce à ce discours-là. Et au même moment où, dans la politique partisane, on commence à aller sur ces terrains-là, on voit naître des groupes comme la Fédération des Québécois de souche. On normalise la crainte des minorités et on voit apparaître des groupes qui portent ces idées-là avec radicalité.
Ensuite, quelque chose a aussi changé en 2020. À ce moment-là, on voit une tension créée par la récupération néolibérale du discours antiraciste et la visibilité que ça crée. C'est-à-dire qu'après l'assassinat de George Floyd, c'est devenu difficile pour plusieurs entreprises et institutions publiques de faire comme si le racisme, mais aussi l'antiracisme, n'existait pas. Elles nous ont donc assommé·es de déclarations « antiperformatives » en se déclarant antiracistes, mais sans que des changements structurels suivent. C'est une forme de démarche contre-insurrectionnelle, de pacification, qui fait en sorte de mater les discours plus radicaux. Et cette récupération crée une tension, parce que d'une part, on n'a pas les changements souhaités, mais d'autre part, on rend les minorités – raciales, culturelles et sexuelles – plus visibles et on les expose à une critique accrue. Cette tension réveille quelque chose chez beaucoup de gens qui cherchent à expliquer leurs propres malheurs, et à qui certaines élites économiques et politiques martèlent que le véritable responsable est l'élément étranger, exogène, plutôt que de mettre en cause le mode de production qui produit des inégalités.
ÀB ! : Quels sont les principaux points contre lesquels s'insurge cette forme de réaction ?
P. N.-N. : Il y a d'abord une réaction très forte à la représentation, à cette idée par exemple qu'il faut plus de minorités dans les conseils d'administration des grandes entreprises. Ça me fait rire, parce que c'est très loin de mes objectifs : je pense que ça peut apaiser ponctuellement certaines personnes, mais les changements matériels ne passent pas vraiment par la représentation.
Ensuite, la réaction s'attaque aussi à la production de savoir, en délégitimant ce qui se produit dans les universités et dans les savoirs militants. Ces forces-là doivent s'en prendre à ce qu'on appelle la science. Quand tu veux renforcer les divisions dans la société, il faut décrédibiliser l'autre. Pas par le contenu, mais par le lieu de production des savoirs qui tendent à dénoncer ces inégalités-là. D'ailleurs, c'est drôle de devoir défendre la science au nom de l'antiracisme : on avait fait un bon boulot à critiquer l'apparence d'objectivité, et puis là, on est pris à dire qu'au fond, il y a quand même de bonnes affaires qui se font dans les universités et dans le discours dit scientifique.
Enfin, il y a un repli sur les fonctions répressives de l'État. On parle beaucoup des frontières et de la police. C'est comme si tout à coup, il fallait de toute urgence revenir vers les bases qui permettent de maintenir de manière étanche les divisions dans la société.
ÀB ! : Est-ce que cette réaction, qui réagit à un pseudoantiracisme libéral et qui cherche des solutions imaginaires à d'autres problèmes réels, reste du racisme pur et simple ?
P. N.-N. : La réponse simple, c'est que oui, c'est raciste, non seulement par les sentiments virulents qui sont exprimés, mais aussi par les structures que ça renforce dans une société fondamentalement basée sur les divisions raciales. Mais aussi, cette rage d'identifier un coupable est directement liée à la dégradation des conditions matérielles d'existence. Ça ne sort pas de nulle part, ce besoin d'expliquer sa propre souffrance. C'est presque mathématique : si les promesses de la modernité ne sont pas remplies – et pire encore, on s'en éloigne – eh bien, il ne peut pas y avoir plus grande frustration collective pour beaucoup de gens. Donc oui, c'est tout à fait raciste, mais c'est entretenu par un besoin de comprendre comment la liberté qu'on pensait avoir de posséder, de jouir des bienfaits de la modernité, ne se réalise pas.
ÀB ! : Comment expliquer que les mouvements anti-antiracistes et d'autres mouvements, comme celui contre les droits des minorités sexuelles, ont tant en commun ?
P. N.-N. : Toutes ces choses-là, les questions de race, d'ethnicité, de religion, de diversité sexuelle, ce sont toutes des choses qui menacent le mensonge de la modernité, c'est-à-dire les promesses de l'humanisme pour certains, de la liberté pour certains et de l'accumulation pour certains, dans une organisation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale du monde. Quand des groupes sociaux montrent sur quelles exclusions, sur quelles violences cette société repose, c'est tout le projet qui est remis en cause. Donc à toutes ces voix-là qui prennent de l'ampleur, la réaction doit répondre par le même schéma.
La stratégie déployée est centrale au fascisme et au protofascisme – je n'ai aucune crainte à utiliser ces mots-là, parce que c'est ça que c'est, au fond –, c'est l'appel à la nature, à maintenir une pureté, une essence – au sens racial du terme, bien sûr, mais c'est la même chose qui anime l'opposition aux existences qui défient la prétendue nature binaire du sexe et du genre. C'est fondamental dans toute rhétorique fasciste, la nature au sens d'ordre naturel, d'immuable à protéger, d'unicité qui ne devrait pas être contaminée par des polluants. Et c'est impensable d'être contre la nature, donc quand on s'inscrit dans cette rhétorique-là, tout est permis.
ÀB ! : Que signifie cette montée de la réaction pour le mouvement antiraciste ? Quelles sont les voies de lutte ?
P. N.-N. : Jusqu'à tout récemment, les propositions ouvertement racistes n'étaient plus vraiment acceptables et notre cible, c'étaient précisément les discours libéraux post-racistes qu'il fallait déplier pour montrer que les mesures d'équité-diversité-inclusion, par exemple, ça ne changeait pas la société comme on veut la changer. Le backlash multiplie les fronts : ce n'est pas seulement contre le libéralisme qu'il faut se battre, mais aussi contre des impulsions qui n'ont aucune crainte à assumer des appels à une homogénéité raciale.
C'est peut-être choquant, mais je pense qu'il y a une utilité immense au backlash. C'est tragique de dire ça, mais le travail que le backlash accomplit est beaucoup plus efficace que celui qu'on pourrait faire nous-mêmes en essayant de convaincre les gens de la violence du système. Quand on voit le backlash, on constate de manière on ne peut plus claire la violence qu'est prêt à déployer un système pour se maintenir intact lorsqu'on essaie d'ébranler certains des piliers qui reproduisent les inégalités. Ça met en évidence des ruptures qui sont claires et donc ça devient de plus en plus difficile pour les gens qui étaient moins convaincus de ne pas comprendre où ils se situent dans ces tensions-là. Donc oui, ça complexifie les choses, mais ça les simplifie aussi dans une certaine mesure, parce que ça permet de vraiment savoir à quoi on fait face. Je ne souhaite à personne d'être l'objet de la violence raciste ou hétéropatriarcale, mais stratégiquement, on a tout intérêt à construire sur ces effets du backlash.
[1] « Une constitution québécoise pour encadrer les accommodements raisonnables », Lettre adéquiste, 17 janvier 2007. En ligne : www.bibliotheque.assnat.qc.ca/DepotNumerique_v2/AffichageFichier.aspx ?idf=8334
Philippe Néméh-Nombré est militant, sociologue et chercheur en études noires.
Illustration : Alex Fatta.

La gauche transphobe, fer de lance de l’extrême droite
Un des aspects les plus fascinants de l'extrême droite est sans doute la conscience qu'ont ses membres que leur idéologie est inacceptable. Dans les premières phases d'un backlash, il n'est pas rare de voir des gens se réclamer du groupe auquel illes s'opposent, avant de finalement déployer un discours de plus en plus transparent quant à leurs réelles intentions. C'est une stratégie qui permet non seulement de normaliser leur propos, mais aussi de placer les mouvements progressistes dans une posture défensive.
L'exemple le plus patent est sans doute la LGB Alliance, une organisation antitrans fondée en octobre 2019 par un groupe de vétérans du mouvement gai britannique. La branche canadienne de l'organisation s'est opposée en novembre 2020 à l'inclusion de l'identité de genre dans la loi interdisant les thérapies de conversion.
On retrouve aussi les diverses organisations TERF (trans exclusionary radical feminist, ou féministes radicales exclusives des femmes trans), qui ont une origine beaucoup plus ancienne, mais qui ont pris un tournant réactionnaire marqué dans les dernières années. Celles-ci sont passées d'une simple posture excluant les femmes trans des milieux féministes à une offensive généralisée contre la présence des femmes trans dans l'espace public de façon générale. Toutefois, même si leur approche est beaucoup plus militante qu'autrefois, leur appareil idéologique est resté presque inchangé depuis une cinquantaine d'années [1].
Mouvements LGB et TERF forment donc deux tendances en apparence progressistes, une récente et l'autre plus ancienne, qui convergent présentement sous l'égide d'un mouvement réactionnaire réunissant aussi l'extrême droite, des conservateurs et des fondamentalistes religieux.
Je souhaite m'attarder ici à ces mouvements internationaux pour comprendre les conditions qui ont favorisé leur émergence et leur présence en Amérique du Nord, en particulier au Québec et au Canada, ainsi que les possibles stratégies pour leur résister.
Les femmes de droite
Contrairement à ce que les épithètes données sur les réseaux sociaux peuvent laisser croire, l'idéologie TERF ne se limite pas à un vague féminisme qui résiste à « l'idéologie de genre » ni à des femmes cisgenres qui harcèlent des personnes trans en ligne. Il s'agit d'une pensée politique structurée, articulée dans la tradition du féminisme radical aux États-Unis et du féminisme matérialiste en France. Elle puise ses sources dans la pensée de Catharine MacKinnon, Adrienne Rich, Christine Delphy et Andrea Dworkin, par exemple [2].
Cette mouvance s'incarne en particulier dans le groupe Women's International Declaration (WID) – anciennement connu comme la Women's Human Rights Campaign – qui a un chapitre au Québec et qui collabore régulièrement avec une autre organisation TERF locale, Pour le droit des femmes Québec (PDF Québec) [3]. Là où WID se présente comme féministe radical, PDF Québec se dit plutôt féministe universaliste, mais cela semble avoir somme toute peu d'impact sur leurs politiques, puisque les deux organisations coordonnent souvent leurs opérations de relations publiques et trouvent leur auditoire auprès de la droite, notamment grâce au soutien de Richard Martineau et Sophie Durocher.
Ces organisations, au moins sur les questions trans, sont moins intéressées à faire avancer les intérêts des femmes cisgenres qu'à préserver la cohérence de la catégorie « femme » comme mesure de l'égalité de genre. Elles s'inquiètent bien davantage des menaces imaginaires posées par les femmes trans, qu'elles utilisent pour renforcer l'idée d'une expérience universelle de la féminité (fondée consciemment ou non sur la blancheur et l'hétérosexualité), qu'elles ne s'attardent aux violences réelles vécues par les femmes de chair et d'os. C'est d'ailleurs pourquoi leur action est somme toute limitée, se manifestant surtout dans la participation à une guerre culturelle sur les médias sociaux et à une occasionnelle intervention parlementaire pour réitérer leur position antitrans.
Les similarités entre les deux organisations s'arrêtent toutefois là, entre autres parce que PDF Québec poursuit un agenda beaucoup plus large qui inclut de limiter la liberté de religion des femmes musulmanes, d'augmenter la répression du travail du sexe et d'interdire la gestation pour autrui, notamment.
La « nouvelle homophobie »
Présenter la LGB Alliance comme un mouvement est plutôt excessif, puisque son influence est en général assez limitée, en particulier au Canada. Il y a toutefois derrière l'acronyme de cette frange en apparence marginale un puissant potentiel de déstabilisation du mouvement 2SLGBTQIA+.
Son discours se fonde sur deux axes principaux. D'une part, la « nouvelle homophobie », une notion alambiquée qui demande un investissement considérable d'attention pour en saisir les contours [4], accuse le mouvement trans d'alimenter une forme réinventée d'homophobie. D'autre part, l'Alliance LGB s'appuie sur la peur du backlash lui-même : son insistance à se mobiliser contre les personnes trans se base en grande partie sur la perception que les principales organisations de défense de droits ont abandonné les luttes pour l'égalité des minorités sexuelles au profit de l'avancement de la fameuse « idéologie de genre ». C'est cette supposée scission déjà existante du mouvement qui viendrait justifier le choix de l'Alliance non seulement de faire bande à part, mais de carrément tenir tête au mouvement LGBT.
La vieille homophobie
S'il y a bel et bien un fort backlash en cours contre l'ensemble des minorités sexuelles, c'est en raison de la brèche que les attaques contre les personnes trans ont ouverte. À la suite de l'élan initial de la vague TERF au Royaume-Uni, les mouvances conservatrices ont pris de plus en plus de place dans le débat, au point de remettre en question jusqu'à la présence de la diversité sexuelle dans le corpus scolaire.
C'est particulièrement le cas aux États-Unis, où les féministes radicales transexclusives sont, en fin de compte, restées profondément marginales et n'ont pas réussi le tour de force des Britanniques, qui ont fait de leur tendance la portion majoritaire du mouvement féministe institutionnel. Du côté américain, le mouvement des femmes conservatrices est encore fort des années Reagan où il a vu le jour et la droite ne dépend donc pas de la légitimité des féministes institutionnelles pour fonder son discours transphobe sur la défense des droits des femmes. À cela s'ajoute l'influence du mouvement autonome des femmes noires, qui se méfie beaucoup plus de celles qui se définissent comme des « féministes à la Susan B. Anthony », en référence à cette suffragette américaine qui s'était opposée au droit de vote des Noirs.
Il en résulte donc une attaque coordonnée sur les droits trans et les droits LGB de la part de la droite religieuse, très influente et efficace politiquement, notamment en Floride et dans les États républicains du Sud. La LGB Alliance recense régulièrement ces attaques sur son site Web, mais les impute à « l'idéologie de genre » plutôt qu'à la droite qui les mène.
Ce genre de désolidarisation ne devrait pas surprendre quiconque s'intéresse minimalement à l'histoire du mouvement gai en Amérique du Nord. Il a été fréquent de voir les franges les plus acceptables du mouvement condamner les déviances affichées qui menaçaient leur crédibilité au regard des institutions hétéropatriarcales. L'exemple le plus choquant est sans doute l'expulsion de la militante trans Sylvia Rivera de la New York Pride en 1973, soit quatre ans après les émeutes de Stonewall auxquelles elle avait participé. Mais on peut aussi voir des exemples autour de la crise du SIDA, ou plus récemment chez Jasmin Roy et Laurent McCutcheon, alors porte-paroles pour d'importantes organisations gaies québécoises, qui s'étaient prononcés contre l'inclusion de « queer » à la fin de l'acronyme LGBT pendant les célébrations de Fierté 2016.
Résister à l'appel de la guerre culturelle
Devant cette surprenante convergence d'intérêts entre des militant·es gai·es, des féministes et l'extrême droite, il est impératif de construire promptement une riposte pour non seulement éviter un recul de nos droits, mais également empêcher l'enracinement politique de cette étrange coalition. À mon avis, il y a deux grandes stratégies qui peuvent être déployées efficacement et à court terme. L'une est rhétorique, l'autre est politique.
Changer de cassette
Ces courants progressistes-réactionnaires se popularisent aussi rapidement parce qu'ils émergent souvent à l'écart du public général, sur des plateformes relativement obscures comme Mumsnet, un forum d'entraide pour les mères, ou 4Chan dans le cas des mouvements incels ou suprémacistes blancs.
C'est donc rapidement la caractérisation plus ou moins fantasmée de « l'idéologie de genre » développée dans ces chambres d'écho qui se trouve diffusée dans l'espace public, plutôt que l'approche du genre réellement préconisée par les organisations 2SLGBTQIA+. Ainsi, alors qu'on enseigne la simple idée que le sexe, le genre et la sexualité puissent être conceptuellement distincts, on fait face à des accusations de : 1) renforcer les normes de genre (en réduisant les femmes à des stéréotypes auxquels il suffirait de se conformer pour se considérer comme telle) ; 2) endoctriner les enfants dans l'hétérosexualité en les convaincant de transitionner plutôt que d'être homosexuel·les ; 3) faire taire les filles victimes des inévitables abus sexuels commis par les garçons inclus dans les espaces féminins ; et, de façon générale, 4) faire vivre les personnes cisgenres dans la peur de se faire qualifier de transphobes si elles désapprouvent une personne trans ou leur inclusion sans condition.
Et on ne parle même pas des attaques de la droite chrétienne ou musulmane.
Devant l'effort que demande de corriger ces représentations caricaturales, il est à mon avis souhaitable de recentrer le débat vers des enjeux d'égalité, de justice et de respect de la personne. Si nous laissons de côté les considérations identitaires et théoriques pour aborder les disparités en termes de violence et d'inégalités économiques par exemple, nous révélons l'étendue des injustices que nous vivons au quotidien.
Cela ne donne pas grand-chose de répéter ad nauseam que les femmes trans sont des femmes. Le fait que les femmes trans soient, cela devrait suffire à nous conférer le droit à l'égalité et la dignité.
Changer d'angle
Sur le plan politique, il est donc nécessaire de changer d'approche, et même de revoir certaines priorités actuelles du mouvement 2SLGBTQIA+.
La question des jeunes pose un problème unique en ce sens, puisqu'il est impératif d'éviter que ceuzes-ci soient abandonné·es à la violence des institutions comme la famille ou l'école. Pour leur éviter le pire, il vaudrait mieux à mon avis résister à la tentation de défendre à tout prix l'enseignement de l'approche identitaire du genre telle qu'elle est présentement préconisée – avec son emphase sur les normes de genre et le ressenti individuel – et plutôt s'assurer de maintenir une présence communautaire dans ces institutions (par des programmes de pair·es-aidant·es, des ressources en hébergement et en santé mentale, de l'aide mutuelle, etc.). L'éducation du public cishétéro peut certainement être utile pour limiter l'exclusion et la violence, mais ça ne peut demeurer la seule approche. Il y a un·e jeune trans sur quatre dont un membre de la famille a arrêté de lui parler ; dans les ménages à faible revenu, un·e sur dix a été mis·e à la porte en raison de son identité [5]. Ces réseaux de supports fragilisés prédisposent à plus de violence et forgent les inégalités que nous constatons sur le plan des revenus et du logement, par exemple. L'investissement excessif dans la stratégie éducative a donné une visibilité disproportionnée aux membres de nos communautés sans apporter une véritable amélioration de nos conditions matérielles d'existence. Plus encore, c'est cette visibilité qui nous expose à des violences à grande échelle de la part de groupes haineux et de l'État, et autorise les violences ordinaires au quotidien.
Nous ne pouvons évidemment pas remettre la pâte à dents dans le tube, mais il est encore temps de modifier notre stratégie pour plutôt nous concentrer sur l'amélioration de nos conditions matérielles d'existence à travers un véritable mouvement de libération. En quittant la stratégie de respectabilité héritée du mouvement assimilationniste post-SIDA pour plutôt nous concentrer sur la défense de notre dignité et la résilience de nos communautés, nous contournons les critiques qui fondent plusieurs mouvements réactionnaires, en plus d'améliorer immédiatement nos vies.
Je suis d'avis que ces deux stratégies combinées permettraient de contrecarrer ces mouvements réactionnaires à court terme, au moins dans un contexte local. Il faut résister à la tentation de les combattre avec leurs propres moyens, puisque nous ne gagnerons pas la guerre culturelle, d'une part, et que nous risquerions d'effriter les solidarités intracommunautaires, d'autre part.
Il est grand temps de quitter l'abstraction réconfortante de la théorie et de faire face à la réalité.
[1] Parmi leurs conceptions fondamentales, il y a l'idée que le corps des femmes trans ne leur appartient pas et qu'elles s'« approprient » plutôt l'idée même d'être femme, ce qui constitue ni plus ni moins un viol symbolique. Voir Janice Raymond, The Transsexual Empire, Beacon Press, 1979.
[2] Toutes ces figures féministes entretiennent une relation ambiguë quant aux femmes trans – ou au travail du sexe – sans être ouvertement transphobes, [[certaines ayant pris des postures inclusives plus récemment.
[3] Pour un portrait complet de cette organisation, voir Valérie Beauchamp, « Pour les droits de quelles femmes ? », À bâbord !, no 71, octobre-novembre 2017, p. 8-9. Disponible en ligne.
[4] Les arguments de l'organisation à ce propos sont confus et parfois contradictoires, oscillant entre, d'un côté, ce qui semble être une réponse à des accusations portées contre des personnes homosexuelles par des personnes trans en ligne (« avoir une préférence génitale est transphobe », par exemple) et, de l'autre, une représentation de la transition comme une réponse à une homophobie internalisée, comme une stratégie visant à se conformer à l'hétérosexualité plutôt que d'accepter son homosexualité (l'existence de personnes trans lesbiennes, gaies ou bisexuelles est simplement ignorée pour servir l'argument).
[5] Pour les jeunes de 14 à 24 ans, selon l'étude Trans Pulse Canada. Trans PULSE Canada. Santé et bien-être chez les jeunes trans et non binaires. 26 juin 2021. En ligne : https://transpulsecanada.ca/fr/results/rapport-sante-et-bien-etre-chez-les-jeunes-trans-et-non-binaires/
Judith Lefebvre est zinester et militante transféministe.
Illustration : Alex Fatta.

Les nouvelles tribunes du masculinisme
Différents mouvements réactionnaires que nous pensions possiblement éteints, ou du moins affaiblis, reviennent au goût du jour. Il faut se méfier des activités en ligne qui donnent un nouveau souffle à des courants idéologiques réactionnaires comme le masculinisme.
Selon Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l'UQAM, il n'existe pas de consensus quant à la définition de masculinisme. Deux interprétations sont couramment utilisées : celle reliée au mouvement de défense des droits des hommes et celle employée pour parler d'un courant antiféministe qui serait le résultat d'une guerre ouverte contre les hommes. Dans ce second cas, les idées masculinistes condamnent la domination que les femmes auraient réussi à créer sur la société grâce au féminisme.
Aujourd'hui, c'est en ligne que se manifeste toute la diversité de cette idéologie. Le Web et les réseaux sociaux pullulent d'influenceurs masculinistes pour qui les femmes sont des objets purement sexuels et utilitaires.
Par exemple, l'une des revendications classiques que l'on retrouve dans ce mouvement masculiniste est le retour aux valeurs traditionnelles quant aux rôles homme/femme. Citons brièvement la sous-culture des « tradwives » (traditional wives), réaction opposée au féminisme qui prône le retour de la femme au foyer avec une soumission totale au mari. Cette mouvance se développe depuis quelques années sur les réseaux sociaux, où on retrouve des influenceuses exposant comment l'obéissance au mari est la clé d'un mariage heureux.
Pour les antiféministes numériques, les femmes sont des manipulatrices qui ont profité du mouvement féministe pour se détourner des valeurs traditionnelles et dominer les hommes – alors que chacun·e sait que la nature veut l'inverse. L'influenceur Andrew Tate, misogyne auto-proclamé, multiplie les publications pour propager sa croyance selon laquelle les femmes sont la propriété des hommes. Sa constante autopromotion en ligne concernant ses succès financiers et sexuels en a fait une sorte de modèle pour hommes en recherche d'identité. Il a été arrêté le 29 décembre 2023 pour traite d'êtres humains, viol et participation à un groupe criminel organisé voué à l'exploitation sexuelle.
Le phénomène des incels est un autre exemple marquant de phénomène masculiniste. Les « célibataires involontaires » (involuntary celibates) sont le plus souvent des jeunes hommes hétérosexuels incapables de se trouver une partenaire sexuelle. Cette culture misogyne est nourrie sur des forums en ligne où les hommes se plaignent que le jeu de la séduction a été détruit par le féminisme et la technologie. Selon eux, les applications de rencontre ont facilité l'accès des femmes à un plus grand nombre de partenaires sexuels, favorisant ainsi les hommes physiquement attirants au détriment des hommes considérés plutôt moyens sur ce plan. Les incels nourrissent ainsi un grand sentiment de rancœur envers les femmes, qui entraîne des réactions misogynes, tant en ligne que dans la vie réelle. Ils se sont malheureusement fait connaître du grand public lors d'attaques armées perpétrées par quelques-uns d'entre eux. Citons le cas tristement connu de l'attaque au camion-bélier à Toronto en 2018, qui a fait 11 mort·es (dont au moins huit femmes) et 15 blessé·es. Celle-ci a été planifiée par un célibataire involontaire avec pour objectif de poursuivre la rébellion des incels ; il s'était exprimé plusieurs fois en ligne sur le sujet. À la suite de son geste, il a été acclamé en héros par la communauté des incels.
Le Web et les réseaux sociaux agissent donc comme stratégie de visibilité pour un sentiment de frustration et une volonté de puissance. Les femmes qui rejettent leurs rôles traditionnels sont-elles vraiment la source de tous les maux, ou est-ce plutôt la recherche du buzz, la possibilité d'être célèbre en ligne et de se montrer à tout·es – que ce soit pour partager un mal-être masculin ou pour s'afficher en winner ? Les femmes seraient alors objets d'exploitation pour le sentiment de solitude et le besoin de reconnaissance des hommes. En exploitant la haine des femmes, certains d'entre eux ont atteint le statut de vedette et ont offert à d'autres un véhicule pour canaliser leur souffrance.
Illustration : Alex Fatta

Ripostes : les voix du communautaire
En février 2025 voyait le jour Ripostes, une plateforme médiatique dédiée au milieu de l'action communautaire autonome québécois. À bâbord ! est allé à la rencontre de l'une de ses instigatrices. Propos recueillis par Samuel Raymond.
À bâbord ! : Qu'est-ce que Ripostes ?
Patrizia Vinci : Ripostes est une médiathèque dédiée à l'action communautaire autonome (ACA) qui a pour objectif de documenter l'histoire, les pratiques et les enjeux qui sont propres au communautaire. Elle a comme mandat de rendre visible l'importance de ce mouvement unique pour la société québécoise. La question de la documentation est cruciale parce qu'il y a un enjeu de transmission. On vise la relève du mouvement et les groupes alliés tels que les milieux universitaires, syndicaux et la population en général. On espère aussi que les vidéos deviennent des outils pour susciter des discussions, que ce soit pour réfléchir sur les pratiques et les enjeux d'aujourd'hui, et où on s'en va collectivement. L'objectif final est de renforcer l'action communautaire autonome dans son ensemble.
C'est un travail qui se fait par, pour et avec les groupes communautaires, à la fois pour la sélection des sujets et pour le travail de terrain. On porte d'ailleurs une attention particulière à représenter la diversité de l'ACA, notamment géographique.
ÀB ! : D'où vient l'idée du projet ?
PV : L'organisme PAIR [1] a développé le projet en 2020. Il voulait alors documenter l'impact de la pandémie sur les groupes et les populations desservies. De plus, il souhaitait rendre compte de cette capacité du milieu communautaire d'être proche du terrain, de réagir vite et de répondre aux besoins de la population.
PAIR a porté l'initiative au début et est venu chercher le CFP ensuite. Nous sommes complémentaires dans nos expertises. PAIR maîtrise l'aspect technique et les communications, alors que le CFP apporte son ancrage dans le milieu communautaire. Ensemble, nous avons élaboré un plan sur cinq ans dont la première année vient de passer.
Aujourd'hui, Ripostes est dans une situation différente que lors de la pandémie. On est dans un contexte historique de grand effritement de la démocratie, de montée de la droite accompagnée d'enjeux sociopolitiques multiples. Ripostes se positionne donc dans une vision de long terme pour être capable de répliquer et de devenir un instrument de résistance pour l'action communautaire autonome.
ÀB ! : Quelles sont les stratégies de diffusion de la médiathèque ?
PV : On veut faire connaître Ripostes et diffuser les vidéos par des activités de réflexions coordonnées par le CFP. Dans le cadre de notre stratégie de diffusion, on compte aussi sur les groupes communautaires pour qu'ils participent à la diffusion de Ripostes sur leurs propres plateformes auprès de leurs membres. Le but est que les vidéos soient utilisées pour animer des espaces de réflexions critiques et renforcer l'ACA. Actuellement, nous mobilisons le milieu universitaire pour alimenter la relève. Plus globalement, on vise les futur·es travailleur·euses, les membres de conseil d'administration ou encore les bailleurs de fonds.
ÀB ! : Pourquoi est-ce important de parler du communautaire de la manière dont Ripostes le fait ?
Déjà, pour créer ce carrefour de production et de documentation de l'ACA. Puis, on voulait un site avec une esthétique qui correspond aux goûts d'aujourd'hui, qui soit facile d'accès et qui rassemble des productions originales. Ripostes ne propose pas seulement des vidéos, mais met aussi à disposition ce que l'ACA a produit pour documenter son histoire.
Il y a aussi la question du long terme. C'est un privilège de développer une vision sur plusieurs années afin de sélectionner ce qui doit être documenté aujourd'hui et demain sur l'ACA tout en y faisant participer ses membres. Il faut se réapproprier le narratif de l'ACA. Le mouvement communautaire est souvent malmené, sous-estimé par les médias grand public. Ripostes, c'est nos voix, comment on se raconte, ce qui est important pour nous. C'est penser l'ACA avec le langage et le narratif qui lui appartient.
Comme je l'ai évoqué plus tôt, on est dans un moment charnière dans tous les milieux de travail. Ce qu'on constate sur le terrain, c'est le besoin de voir comment on transmet l'existence de l'ACA. La vidéo est l'outil d'aujourd'hui pour la relève. Si on veut continuer à exister, on doit se transformer.
ÀB ! : Quels sont les sujets abordés et comment sont-ils sélectionnés ?
PV : On souhaite développer trois séries thématiques par année. Pour notre première année, on a commencé par les bases de l'ACA. On a donc débuté les séries de vidéos avec les sujets de la transformation sociale, de la participation citoyenne et de l'autonomie. Ces trois éléments sont en soi une prise de position. C'est mettre de l'avant ce regard critique de la société et cette volonté de transformation politique afin de renforcer l'ADN de l'ACA.
Après, il y a beaucoup d'échanges avec les groupes qui nourrissent les contenus qui se construisent. Ces derniers sont divisés en quatre rubriques : l'histoire, les luttes, les pratiques et les défis. Dans le travail de sélection des sujets, on réfléchit à ce qui sera pertinent pour soutenir les réflexions et ce qui sera à documenter pour la postérité. Il est possible de communiquer avec nous à partir du courriel info pour proposer des sujets. C'est toujours intéressant pour élargir les enjeux. Nous avons aussi une réflexion en cours concernant les moyens d'intégrer de nouvelles personnes dans les équipes de travail des groupes communautaires : « Qu'est-ce que je dois leur montrer pour qu'iels comprennent qui nous sommes ? ». On réfléchit donc à des formats plus courts qui présenteraient les éléments essentiels pour des trousses d'accueil.
Finalement, on vise à aller chercher des choses dont on parle moins et à les vulgariser. On n'a pas la prétention de couvrir toute la complexité de l'ACA. D'ailleurs, on peut aussi interroger les publics lors d'activités pour savoir quels éléments manquent. Qu'est-ce qui n'a pas été documenté ? Qu'est-ce qui aurait été important pour vous ?
ÀB ! : Que souhaite-t-on pour la suite de Ripostes ?
PV : On se souhaite des vidéos qui vont vivre grâce à une diffusion large. On espère que les groupes vont se les approprier, comme les groupes qui ont participé au tournage se sont approprié la production des contenus.
De plus, on va réaliser une tournée du Québec. Elle a d'ailleurs déjà commencé en Outaouais. Les vidéos seront présentées dans les prochains mois. Il y aura par exemple une présentation à l'École d'été citoyenne de l'Outaouais, où ils vont aborder l'enjeu du logement. La vidéo s'intéresse à l'historique des mobilisations contre les expropriations de la fin des années 1960. Le tournage s'est développé avec un des leaders communautaires de l'époque, et un cercle de parole de militant·es exproprié·es. Nous y trouvons aussi des personnes qui se sont mobilisées plus récemment en 2023. Notre prochain arrêt est le Bas-Saint-Laurent.
Et puis, les vidéos sont déjà diffusées dans le milieu universitaire pour participer à la formation des étudiant·es en travail social, en éducation aux adultes, ou en science politique. Ce sont des outils pour illustrer les explications des professeur·es à propos de l'action collective, du développement des communautés et de l'éducation populaire. Prochainement, on va créer des ponts de communication avec les syndicats, car il ne faut pas sous-estimer l'importance de rejoindre les allié·es en dehors de l'ACA si on veut créer davantage de solidarités. L'expression de la solidarité se retrouve aussi dans les liens qui peuvent se tisser entre les groupes de l'ACA eux-mêmes. Notre prochain tournage dans le Bas-Saint-Laurent va d'ailleurs aborder les défis de la mobilisation dans les milieux ruraux. On souhaite que les groupes locaux s'en inspirent et utilisent ces outils dans leurs propres milieux.
[1] P.A.I.R. (Pair) est une entreprise qui a pour mission d'accompagner les organismes issus du milieu communautaire et coopératif, ainsi que les fondations caritatives, aux prises avec des défis de gestion et/ou de communication.
Patrizia Vinci est organisatrice et mobilisatrice en mouvement communautaire au Centre de formation populaire (CFP) et responsable de la mobilisation et de la programmation Ripostes. Le CFP est un organisme communautaire autonome de formation, qui aide les organismes volontaires, partout au Québec, à renforcer leur vie associative et démocratique.
Photo : Lancement de Ripostes. Crédit : Centre de formation populaire
Visitez Ripostes sur son site web et suivez les sur leurs différents réseaux sociaux. Voir https://ripostes.media

Usurpations identitaires : Autochtones à la place des Autochtones
Dans l'Est-du-Québec et ailleurs, dès les années 1980, mais de façon marquée à partir des années 2000, des groupes de chasseurs et de défense des droits des blancs se rassemblent pour se constituer en organisations métisses. Ironiquement, se réclamer d'une ascendance autochtone est pour eux un moyen de militer contre l'avancement des droits territoriaux des Autochtones, comme le montre l'exemple du mouvement de réaction envers les avancées politiques des Innu·es/Ilnu·es [1].
Quand on pense aux faux Autochtones, il est probable qu'on pense d'abord aux nombreuses personnalités publiques dont l'ascendance autochtone a été démentie par des enquêtes journalistiques dans les dernières années. La plupart du temps, ces faux Autochtones (ou « pretendians ») s'identifient comme tel·les sur la base d'un récit familial ou en raison de la présence, dans leur arbre généalogique, d'une lointaine ancêtre qui était (ou pas vraiment) autochtone.
Sans être nécessairement réactionnaires, il est possible de présumer que les actions de certain·es faux Autochtones sont une réaction, à l'échelle individuelle, à la création de programmes et d'initiatives à l'intention des peuples autochtones. Il s'agit d'un détournement frauduleux de ressources financières (comme des bourses d'études ou des prix), d'occasions d'avancement de carrière et d'admissions universitaires aux dépens des membres des Premières Nations, des Métis et des Inuit auxquel·les ces ressources et ces opportunités sont destinées.
L'artiste, cinéaste et militante atikamekw nehirowisiw Catherine Boivin dénonce souvent les faux Autochtones et témoigne du fait que la nation w8banaki dans laquelle elle est établie compose avec de fréquentes tentatives de fraude par de faux Abénakis. La militante raconte être parfois la cible d'intimidation par des personnes qui se prétendent Autochtones et qui réagissent à ses dénonciations de leurs pratiques d'usurpation identitaire et culturelle.
L'anthropologue Philippe Blouin nous fait aussi remarquer que la Meute et Storm Alliance, deux groupes d'extrême droite, instrumentalisent de l'imagerie autochtone comme la patte de loup, le drapeau de la confédération haudenosaunee et celui de la Mohawk Warrior Society à des fins politiques xénophobes. Pour mieux s'opposer à l'accueil de migrant·es, la Meute avance que tout·e Québécois·e de deuxième génération est Autochtone au même titre que les membres des Premières Nations.
Mais au-delà de la « simple » usurpation identitaire individuelle, il existe des regroupements de faux Autochtones qui se mobilisent de manière plus proprement réactionnaire contre l'avancement des droits des Autochtones.
L'usurpation identitaire organisée
Depuis le début des années 2000 [2], des organisations de faux Métis naissent de part et d'autre du Québec. Bien qu'ils se réclament du même statut que celui des Métis de l'ouest des Grands Lacs et de Sault Ste. Marie, ces regroupements conçoivent souvent le fait métis comme le produit d'une simple ascendance personnelle mixte, et non comme le fait d'appartenir à une communauté métisse culturellement distincte [3]. Les membres de ces organisations se définissent comme métissé·es en raison de leur ascendance « mixte » canadienne-française et innu·e, mi'kmaw ou w8banaki, par exemple.
Toutefois, dans la majorité des cas, ces traces généalogiques autochtones remontant au XVIIIe siècle sont très minces et monnayées à mauvais escient. Les travaux de Darryl Leroux, professeur en science politique à l'Université d'Ottawa, montrent qu'en général, l'arbre généalogique des membres de ces regroupements ne présente qu'une seule ancêtre autochtone ou dite autochtone. Qu'à cela ne tienne : cette seule ancêtre suffit à intégrer ces regroupements – tant qu'on s'acquitte des frais d'adhésion, bien entendu.
Pourquoi donc se regrouper sur la base d'une ascendance mince et s'identifier, du jour au lendemain, comme Métis ?
Légitimer la réaction
Au début des années 2000, les conseils de bande de Mashteuiatsh, Pessamit, Essipit et Nutashkuan négocient l'Approche commune, une entente de principe en matière de revendications territoriales avec Québec et Ottawa, qui devait mener à la signature d'un traité parfois comparé à la Convention de la Baie-James et qui sera éventuellement connu sous le nom de Traité Petapan.
Face à l'avancement des négociations, des membres de groupes de défense des droits des blancs et des opposant·es à l'Approche commune et aux revendications territoriales des Innu·es, dont la Fondation équité territoriale et l'Association pour le droit des blancs, s'organisent pour dénoncer ce qui, à leurs yeux, menaçait l'existence de la « communauté canadienne-française ». Selon eux, le traité était un moyen pour les Innu·es de prendre le contrôle de territoires qui appartiennent aux Blancs, allant parfois jusqu'à comparer la situation des Québécois·es de la région à celle des Palestinien·nes en territoires occupés par Israël.
Selon les recherches de Darryl Leroux, ce sont ces mêmes individus – qui ne s'identifient comme Métis qu'à partir de 2005, après la signature de l'Approche commune entre les conseils de bande innus, Québec et Ottawa – qui fonderont la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan. Leur stratégie, face aux « menaces » de pertes de territoires et de droits au profit des Innu·es, et devant leur incapacité à intervenir dans les négociations en tant que non-autochtones, est de devenir Autochtones [4].
En plus de chercher à donner une plus grande légitimité à leurs oppositions aux droits innus, les fondateurs de la Communauté métisse cherchent à obtenir des droits autochtones protégés par la constitution, en l'occurrence des droits de subsistance par la chasse et la pêche. Au moment de rédiger ce texte, le site Web de l'organisation disait compter plus de 5000 membres, mais l'organisation métis, comme les autres au Québec et dans les provinces maritimes, n'est pas reconnue par Ottawa.
D'autres organisations de chasseurs ailleurs au Québec ont aussi usé de cette stratégie de réaction à l'avancement des droits territoriaux de communautés autochtones. C'est le cas de la Nation Métis du soleil levant en Gaspésie, qui est née pour s'opposer à un projet de création d'une pourvoirie administrée par la nation mi'kmaw de Gesgapegiag. À deux occasions, en réponse à la pression exercée par la Nation Métis du soleil levant, Québec a réduit les frais d'entrée à la pourvoirie.
Les petites mains réactionnaires du colonialisme
Les analyses de Darryl Leroux montrent l'absurdité et la dangerosité des récits promus par ces faux Métis, qui servent à la fois à donner de la légitimité à leurs revendications territoriales, de chasse et de pêche, et à miner la légitimité des Autochtones sur ce même territoire. En particulier, un discours véhiculé par les membres de la Communauté métis du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan voudrait qu'eux, en tant que Métis, seraient des « Autochtones plus authentiques » que les Innu·es pour avoir refusé la vie des réserves, en plus d'avoir lutté pour leur liberté, au prix d'une « invisibilisation historique » de laquelle ils se libéraient enfin.
Après s'être dits Autochtones, puis s'être dits de meilleurs Autochtones que les Innu·es, et finalement avoir avancé que les Innu·es sont, tous comptes faits, eux aussi « de simples » Métis, ces organisations et les « anciens » militants pour les droits des Blancs et contre les droits des Innu·es ont finalement fait la promotion de la thèse disparitionniste. Cette thèse veut que les « vrai·es » Innu·es seraient disparu·es après le contact avec les Européens et que les seul·es Autochtones qui existent encore à ce jour sur la Côte-Nord et au Saguenay–Lac-Saint-Jean sont eux, les « Métis ».
Sans en douter, diffuser cette théorie est utile à qui veut faire obstacle à l'avancement des droits territoriaux des Innu·es et à leur autodétermination.
Comme le note Mathieu Arsenault, professeur d'histoire à l'Université de Montréal, ce type de discours sert à renforcer le projet colonial en donnant de la légitimité à l'occupation territoriale de la société dominante et à la dépossession des Autochtones : « À partir de ce récit, on affirme que la population coloniale, au même titre que la population autochtone, entretient une relation organique avec le territoire ». De l'aveu même de dirigeants de la Communauté métisse du Domaine du Roy et de la Seigneurie de Mingan dont les témoignages ont été analysés par Darryl Leroux, devenir « Métis » était « la voie politique la plus stratégique pour eux en tant qu'opposants aux droits des Innus dans la région ».
Si l'État colonial est le principal agent de vulnérabilisation et de précarisation des Premiers Peuples, il ne faut pas oublier que ses structures juridiques et politiques peuvent être autant d'outils employés par des organisations de la société civile pour faire de l'obstruction politique.
[1] La graphie « Ilnus » est celle privilégiée par les Pekuakamiulnuatsh, les Ilnu·es du Lac-Saint-Jean. Pour faciliter la lecture, j'utilise seulement « Innu·es » dans la suite du texte.
[2] Cela s'explique par la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Powley contre Canada, qui a reconnu en 2003 les droits des Métis de chasser pour se nourrir, en plus de créer un processus d'identification juridique des Métis. Sur le site Web du gouvernement du Canada, on peut lire « le terme Métis, à l'article 35 [de la Constitution], n'inclut pas toutes les personnes ayant un patrimoine mixte autochtone et européen. Il désigne plutôt un groupe distinct de personnes qui, en plus de leur ascendance mixte, ont développé leurs propres coutumes et une identité de groupe distincte de celle de leurs ancêtres indiens [sic] ou inuits et européens ».
[3] Une confusion subsiste parfois entre le terme Métis, désignant le peuple métis des Prairies et de l'Ontario, et le fait d'être « métissé·e », né·e de parents d'origines différentes. Voir la note précédente pour plus de précisions sur la reconnaissance juridique du peuple métis. Il est à noter que la majorité des historien·nes s'entendent pour dire qu'une telle nation n'existe pas à l'est des Grands Lacs.
[4] Ces organisations n'ont pas la reconnaissance d'Ottawa en tant que communauté métisse au sens de l'arrêt Powley.
OUVRAGES CITÉS
Philippe Blouin, « Part of the Landscape : Quebecois Nationalism and Indigenous Sentience », dans Sentient Ecologies, Xenophobic Imaginaries of Landscape, dirigé par Alexandra Coţofană and Hikmet Kuran, Berghahn Books, 2023, 266 p.
Darryl Leroux, Ascendance détournée : quand les Blancs revendiquent une identité autochtone, Sudbury, Prise de parole, 2022, 349 p.
Mathieu Arsenault, « Historiographie d'une histoire commune : le temps des origines et la décolonisation de l'histoire du Québec », dans Québécois et Autochtones. Histoire commune, histoires croisées, histoires parallèles ?, dirigé par François-Olivier Dorais et Geneviève Nootens, Boréal, 2023, 280 p.
Illustration : Alex Fatta

De la Labatt Bleue, pour tout le monde
Longtemps un point d'ancrage dans les mouvements progressistes au Québec, le mouvement ouvrier s'étiole face aux discours de droite. Afin de s'organiser pour gagner, il nous faut comprendre le pouvoir qu'utilisent les organisations de droite pour rejoindre les travailleuses et les travailleurs et ainsi diviser les salarié·es.
Au sein des syndicats, des citoyen·nes participent aux mouvements complotistes et élisent la Coalition avenir Québec, pourtant déterminée à rejeter du revers de la main leurs revendications pour de meilleures conditions de travail. Deux des stratégies utilisées par la droite réactionnaire attireront notre attention, soit le populisme et l'utilisation du cadre électoral. Puis, nous proposons une stratégie vitale à la promotion des idéaux de gauche : la solidarité.
Populisme de droite
Au moment d'écrire ces lignes, plus d'un demi-million de travailleuses et travailleurs des secteurs public et parapublic du Québec ont adopté, à hauteur de 95 %, des votes de grève générale illimitée dans le cadre du renouvellement de leurs conventions collectives. Or, le premier ministre François Legault demande aux syndicats de renoncer à « la Labatt bleue pour tout le monde, le mur à mur, la même augmentation ».
Une analogie certes boiteuse, mais représentative de la première stratégie, le populisme de droite. Le populisme de droite consiste en une tentative des élites d'imposer un référent qui serait au plus près des préoccupations du « vrai monde », afin de détourner l'attention des véritables causes des problèmes sociaux, mais aussi pour décrédibiliser les revendications syndicales. Cette stratégie est utilisée tant par le gouvernement provincial caquiste que le Parti conservateur canadien.
En faisant référence à la boisson classique, notre premier ministre ose non seulement nous dire que les demandes syndicales correspondent à une dévalorisation des catégories d'emploi par une standardisation du salaire, mais rappelle également qu'il sait ce que c'est, une bière de dépanneur, et donc qu'il est proche du petit peuple. Avec le sous-texte général selon lequel les syndicats ont des demandes déraisonnables (une bière pour tout le monde, voyons donc !), le gouvernement peut poursuivre les négociations collectives avec comme stratégie médiatique de réduire les demandes syndicales à une canette en aluminium.
Durant sa campagne à la chefferie du Parti conservateur canadien, Pierre Poilièvre mentionnait que la classe ouvrière le soutenait puisqu'il s'oppose aux élites. « Les travailleurs s'enthousiasment pour ma campagne pour la même raison que les chiens de garde de l'élite s'en désintéressent : je vais redonner aux gens le contrôle de leur vie », écrivait-il sur Twitter en mai 2022. Ces références vagues à une classe monolithique de travailleur·euses et à une élite imprécise qui lui serait opposée sont un incontournable du populisme de droite afin de dévier l'attention des véritables dominants et du système qui les sert personnellement : le capitalisme. Il nous semble pertinent de relever ici que le Parti conservateur compte parmi ses donateurs de grandes compagnies immobilières cherchant à racheter des logements abordables : on peut difficilement faire plus loin de l'opposition aux élites. Plutôt, Poilièvre s'est attaqué à une « idéologie » qui serait défendue par les libéraux pour soutenir l'augmentation des seuils d'immigration, sans vraiment détailler cette même idéologie. Ses stratégies de communication sont alors directement en phase avec une tentative de mousser une frustration vécue par des travailleur·euses en raison de la crise du logement et de la stagnation des salaires, pour mieux la diriger vers des migrant·es précarisé·es, sans trop d'explication.
Le cadre électoral
La deuxième stratégie mise de l'avant par la droite est l'utilisation du cadre électoral. S'ajoutant aux déclarations frustrantes promues par notre gouvernement pour discréditer l'action syndicale, les règles électorales actuelles empêchent les syndicats de participer au débat public lorsqu'il y a élections afin de promouvoir leurs propres revendications. En octobre 2022, la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) avait publié un tableau sur son site Web comparant simplement les cinq principaux partis, mais la centrale syndicale s'est fait demander par le Directeur général des élections du Québec (DGEQ) de le retirer. Pourtant, aux élections générales de 2007, la Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec (FTQ) avait appuyée publiquement le Parti québécois. Les syndicats se retrouvent donc autorisés à appuyer par voie démocratique le parti politique de leur choix, mais ne peuvent plus critiquer leurs propositions. Le gouvernement, le plus grand employeur du Québec, part donc avec un coup d'avance pour promouvoir son discours réactionnaire sans confrontation. Nul besoin de rappeler que les règles électorales sont dictées par des lois qui ne peuvent être modifiées que par les élu·es en place.
Les employeurs et les partis politiques de droite, dont les visées attaquent les droits des travailleur·euses, utilisent des stratégies de communication et électorales afin de promouvoir uniquement leur discours et le poser comme étant le plus raisonnable. Il peut même arriver que des centrales syndicales participent à des stratégies minant leurs propres droits : nous retenons ici l'exemple des United Automobile Workers (UAW), aux États-Unis, qui représentent près d'un demi-million de personnes dans l'industrie automobile. Il y a à peine quelques années, les dirigeants syndicaux avaient accepté des échelles salariales à progression selon l'ancienneté. Mais, le 15 septembre 2023, une grève générale illimitée a été déclenchée, entre autres pour que tous les membres obtiennent enfin un salaire équivalent pour un travail équivalent : une hausse de 36 % sur quatre ans, au même taux horaire, peu importe l'ancienneté. Le syndicat a d'ailleurs justifié ses demandes salariales sur la base que les trois plus grands fabricants automobile américains avaient vu leurs profits augmenter de 40 % dans les dernières années. Le président américain Joe Biden a alors annoncé se joindre le temps d'une journée aux lignes de piquetage pour rendre visite aux travailleur·euses et appuyer leur lutte s'opposant aux entreprises automobiles, en pourfendant ces derniers au passage de ne pas partager leurs profits astronomiques depuis la pandémie.
Notons ici l'importance de la solidarité afin de faire face aux discours patronaux visant à miner nos demandes. Si nos employeurs se permettent, eux, d'obtenir des hausses salariales « mur à mur, la même augmentation pour tout le monde » en se votant des augmentations salariales de 30 % à l'Assemblée nationale ou en se partageant des profits astronomiques générés par le dur labeur des travailleur·euses, les salarié·es du secteur public sont en droit, elles et eux aussi, d'y avoir accès.
Même Joe Biden le dit, qu'il y en aura, de la Labatt bleue pour tout le monde.
Élisabeth Béfort-Doucet est conseillère syndicale et membre du collectif Lutte commune
Illustration : Alex Fatta













