Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Arts oratoires : une scène effervescente

Quelle est la portée politique des arts de la parole ? Qu'est-ce que ça signifie, avoir une telle pratique artistique au Bas-Saint-Laurent ? J'ai questionné des personnes qui animent ces scènes et qui organisent ces événements, ces joyeuses révolutions et protestations.
Propos d'acteur·rices du milieu compilés par Yanick Perreault, slammeur basé à Rimouski
Le Bas-Saint-Laurent regorge d'artistes et de scènes des arts de la parole. Étant moi-même slammeur depuis près de cinq ans, j'avais envie d'en apprendre plus sur cette scène à laquelle j'appartiens. J'ai demandé à quelques artistes de nous parler de la portée politique des arts oratoires, et des événements qu'ielles souhaitent mettre en lumière. À mon avis, la solidarité qu'ielles cultivent, en plus de l'admiration et la reconnaissance qu'ielles témoignent les un·es envers autres, fait de cette pratique artistique un espace propice aux rassemblements et à la création d'autres mondes. Place à la parole !
Louis Melon, artiste de la parole bas-laurentien, habitant dans la région du Kamouraska :
« Le slam au Bas-Saint-Laurent, c'est des belles soirées sans prétention, où l'amateurisme côtoie l'extraordinaire. Donc, accessible par définition, éclectique et flexible. La portée politique du slam, pour moi, c'est sa propension à débroussailler des tabous, à engager des réflexions sur des sujets intimes et à s'attaquer au pouvoir, à l'ordre, à la moutonnerie et l'immobilisme – un bon coup de gueule, ça fait un peu partie de mon identité de slammeur. S'impliquer dans le milieu du slam, c'est amener sa pierre à l'édifice peu importe la manière, que ce soit en animant, en organisant, en slammant, mais surtout en étant dans le public. »
Camille Gosselin, artiste de la parole et organisatrice de soirées et événements, région du Kamouraska :
« L'art oratoire est nécessaire dans la vie culturelle d'une région, autant pour rassembler les gens autour d'un point commun inspirant que pour permettre de découvrir des gens avec des histoires pertinentes et mystérieuses. C'est un devoir de s'entraider à nommer des maux dans une communauté et de créer des espaces pour les partager et nourrir notre imagination créatrice. C'est formidable que dans une si petite région, plusieurs types de soirées poétiques s'offrent et qu'elles soient toutes de grands succès. J'aime particulièrement les Slam Poésie à la Baleine Endiablée de Rivière-Ouelle, car c'est un lieu confortable et neutre qui va chercher un public très varié, passant de jeunes étudiant·es à personnes âgées. C'est une petite région avec des grand·es artistes. »
Gabrielle Ayotte Garneau, directrice générale de l'organisme les Compagnons de la mise en valeur du patrimoine vivant de Trois-Pistoles, artiste de la parole, région Trois-Pistoles et les Basques :
« Autant le slam que les arts de la parole en général me semblent des formes d'art très fortes, dotées d'une longue tradition et ancrées dans la communauté du Bas-Saint-Laurent. D'abord, le slam : Slam-Est-du-Québec a fait un travail considérable au cours des dix dernières années pour qu'il soit bien en vie, dynamique et d'une grande qualité. Il n'y a aucune scène de slam où l'écoute est aussi bonne, la salle aussi pleine (proportionnellement parlant) et le niveau aussi fort malgré l'accessibilité et la diversité des voix que celle de la brasserie le Bien le Malt à Rimouski. Slam Rivière-du-Loup accomplit aussi un immense travail de mobilisation avec le slam. Quand je me suis installée dans la région, je n'en revenais pas de voir le bar plein à craquer un lundi soir pour écouter de la poésie. Et de voir un public aussi varié, pas uniquement constitué de profs de littérature, ça m'a fortement impressionnée.
Ensuite, le milieu du conte est fort dans la région des Basques depuis longtemps. Trois-Pistoles est l'hôte de l'un des plus gros festivals de contes au Québec, le Rendez-vous des Grandes Gueules qui s'y tient depuis 26 ans. S'y passent du conte, du récit de vie, de la poésie, des performances… et l'événement est précédé d'une réputation internationale pas piquée des vers ! Le Carrefour de la littérature, des arts et de la culture (CLAC) de la Mitis fait aussi un super travail pour faire vivre les arts littéraires au Bas-Saint-Laurent, autant avec ses résidences qu'avec son festival et sa programmation régulière. Bref, le slam et l'art oratoire dans la région c'est, selon moi, notre grosse force, notre spécialité, c'est une source de fierté et c'est surtout très vivant !
Je pense que la culture est un vecteur politique considérable et donc que ces scènes ont un rôle important à jouer. Une bonne façon d'amener le public et les artistes à réfléchir sans leçon moralisatrice, c'est de laisser les valeurs et les principes s'inviter dans les lieux culturels. Je ne parle pas nécessairement d'avoir des événements politiques en soi, mais bien que la direction artistique des scènes culturelles soit traversée d'enjeux actuels. Pour favoriser cela, il faut que les programmations paritaires mettent en valeur une diversité de voix : c'est non négociable et ça amène le public à nous suivre, à découvrir et à s'ouvrir. La programmation culturelle, ce n'est pas de la politique frontale, mais c'est un outil politique fondamental. Nos choix de programmation ont des répercussions que je souhaite positives autant pour le milieu local (le public et les artistes) que pour le milieu du conte au Québec. C'est un sujet que nous ne prenons pas à la légère dans la direction artistique de nos événements. D'ailleurs, à l'inverse, je tombe des nues quand j'entends des programmateurs se défendre de leur programmation exclusivement masculine en disant “ je n'avais pas remarqué ! ”. Programmer est un pouvoir politique important.
À titre d'exemple, l'organisme les Compagnons, qui opère à Trois-Pistoles et qui est consacré à la mise en valeur du patrimoine vivant, est un gros joueur dans le développement des arts de la parole. Sa responsabilité, lorsque vient le temps de faire des choix artistiques, est d'autant plus importante à mon sens. Nous souhaitons offrir des cachets exemplaires, offrir des expériences enrichissantes autant pour le public que pour les artistes. Nous devons rester accessibles, nous souhaitons que notre salle de spectacle le soit tout autant. Il est aussi essentiel de travailler en collaboration avec les autres organisations culturelles régionales et les autres organismes diffuseurs de contes au Canada. Personnellement, je souhaite que les Compagnons soit un centre culturel dans les Basques, un organisme solide qui peut soutenir les projets culturels naissants, soutenir les artistes dans leur création. Outre être un diffuseur, je pense que nous pouvons être un acteur du développement culturel du Bas-Saint-Laurent. »
* * *
Impossible de terminer ce tour d'horizon des arts de la parole au Bas-Saint-Laurent sans mentionner des personnes comme Caroline Jacques et Gervais Bergeron qui font un super travail pour organiser le festival Slam ton Festival à Saint-Fabien. Iels organisent aussi occasionnellement les soirées Slam ton Pirate au Vieux Théâtre de St-Fabien. Je peux affirmer que ce furent des soirées et un festival mémorables. Iels ont pris une pause durant la dernière année, mais il y a une rumeur qui court que le festival Slam ton Festival pourrait être de retour. Il y a aussi de belles soirées micro ouvert au BeauLieu Culturel du Témiscouata à Témiscouata-sur-le-Lac qui voient le jour de plus en plus. Ce sont des soirées qui font rayonner des artistes du Témiscouata et d'ailleurs. Il y a aussi des soirées micro ouvert qui émergent ici et là, notamment des soirées à la Microbrasserie La Captive à Amqui que j'organise où j'aimerais le plus possible faire rayonner des artistes du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Les arts de la parole sont en ébullition dans le Bas-Saint-Laurent, de plus en plus d'événements et d'artistes émergent. Il reste encore beaucoup à explorer. À vous la parole, maintenant !
Illustration : Quelques événements culturels consacrés à l'art oratoire au Bas-Saint-Laurent

L’archivage culturel, une responsabilité collective

Même si elle n'a plus la cote depuis l'ère numérique, la télé est toujours parmi nous et demeure très influente. Depuis 70 ans, elle marque notre imaginaire collectif et notre discours politique. Pourtant, on ne l'archive pas de manière systématique. Ce travail dépend en grande partie de passionné·es et de militant·es. Regard sur deux documentaires qui soulignent cette tâche essentielle, ainsi que l'état inquiétant de l'archivage culturel à l'ère numérique.
« All archives create futures » Thomas Levin
Recorder. The Marion Stokes Project
Dans les années 1960, l'Afro-Américaine Marion Butler est bibliothécaire. Elle se marie avec un socialiste et milite au Parti communiste – ce qui a peut-être mené à son renvoi éventuel de la bibliothèque. Entre 1967 et 1971, elle co-anime l'émission d'affaires publiques Input avec celui qui deviendra son deuxième mari, John Stokes. Elle est très sensible au pouvoir de la télévision pour façonner notre vision du monde.
À partir de 1977, Marion Stokes entreprend d'enregistrer du contenu télévisuel de manière continue. Sa démarche augmente peu à peu en intensité, notamment à partir de 1979, lors de la crise des otages américain·es en Iran. Stokes est méfiante à l'égard du récit médiatique dominant à propos de cette saga étalée sur plus d'un an. Son projet est aussi encouragé par les débuts de l'information en continu (CNN débute ses activités en 1980), qui accroît la rapidité de production et de circulation des nouvelles. Elle s'inquiète des effets de ces chaînes émergentes, notamment le temps accordé aux faits divers sensationnalistes ou sordides qui leur permettent de meubler l'espace disponible et faire de l'audience.
Les magnétoscopes de Stokes tournent sans arrêt jusqu'à son décès en 2012. Dans une journée « ordinaire », il y a trois à cinq enregistrements simultanés ; lors de grands événements, il peut y en avoir jusqu'à huit. La démarche de Stokes semble nourrie à la fois par la compulsion et par une remarquable capacité à anticiper les tendances à venir : elle refuse d'utiliser le système de programmation de sa télévision par crainte que ses enregistrements soient surveillés (inquiétude qui ne relève plus du fantasme à l'ère des télévisions connectées). Elle investit très tôt dans Apple, ce qui accroît la fortune dont disposait déjà son mari.
Après sa mort, son fils peine à trouver une organisation qui voudrait bien stocker et traiter les 71 000 cassettes vidéo de matériel, entreposées dans pas moins de neuf appartements différents ! À noter que Stokes accumulait aussi une quantité colossale de journaux, de magazines, de livres et d'ordinateurs.
C'est finalement Roger Macdonald de l'Internet Archive (sorte de bibliothèque d'Alexandrie du numérique ; voir encadré) qui va manifester de l'intérêt pour cette collection sans égal. Le matériel est transféré dans quatre conteneurs, de Philadelphie à San Francisco, où il est toujours en cours de numérisation à ce jour.
La série 7 up – 63 up
Le projet du Britannique Michael Apted (qui fût d'abord recherchiste puis réalisateur) est d'un autre ordre, mais révèle tout autant la pertinence de l'archivage des productions télévisuelles. En 1964, l'émission d'affaires publiques World in Action présente Seven up !. On y rencontre quatorze enfants de sept ans, choisi·es pour refléter la société britannique de l'époque). Certain·es proviennent de milieux très privilégiés (et affirment déjà lire le Financial Times et vouloir étudier à Cambridge !) et d'autres, de milieux plus populaires. Peu de femmes, cela dit – ce que regrettera Apted –, et une seule personne racisée.
Au départ, il n'était pas question de faire une série, mais sept ans après la première mouture, on propose de retourner voir les jeunes, devenu·es adolescent·es. Suite à cela, le rythme est pris : le public britannique aura l'occasion de retrouver ces protagonistes à 21, 28, 35, 42, 49, 56… et finalement 63 ans en 2019.
Une telle archive est véritablement unique : elle nous permet d'être témoin des aspirations, des réussites et des regrets qui tissent la trame d'une existence humaine. En filigrane, on voit aussi le Royaume-Uni se transformer, notamment lors des années Thatcher, et après le vote en faveur du Brexit en 2016.
La préoccupation initiale pour les classes sociales s'est avérée une intuition très fructueuse. Comme sociologue, j'y ai vu une démonstration éloquente de la reproduction sociale : les choix de carrière, les dispositions sociales et même le vieillissement des corps montrent sans conteste l'influence du milieu d'origine sur les parcours individuels.
Et pourtant, ces films viennent aussi montrer que ces destins ne sont jamais écrits d'avance, en particulier avec le cas de Neil, dont le parcours de vie est digne d'un roman. Fils de parents enseignants, il est confronté à la dépression et à des problèmes de santé mentale. À 21 ans, on le retrouve dans un logement pour personnes itinérantes ; à 28 et 35 ans, il est carrément à la rue. Puis, surprise, vers ses 40 ans, Neil devient conseiller municipal puis prédicateur dans une église.
Au fil des épisodes, on voit aussi la relation entre le réalisateur et ses « sujets » s'approfondir. La démarche d'Apted fait elle-même l'objet d'un regard réflexif et critique de la part de plusieurs participant·es. Certain·es sont absent·es pendant quelques épisodes avant de revenir (ou pas). Plusieurs évoquent l'angoisse montante lorsqu'un nouveau jalon de sept ans approche. D'autres critiquent explicitement le portrait que le réalisateur a fait d'eux, ou les questions déplacées qu'il a pu poser par le passé. Par exemple, même si elle demeure très attachée au projet, Jackie reproche à Apted le double standard genré dans les questions qui ont été posées à 21 ans (d'ordre politique pour les hommes et liées au mariage pour les femmes). Le format de l'émission et le développement d'une relation de confiance ouvrent ainsi un espace pour un regard critique sur la mise en récit télévisuelle elle-même. Il est plutôt rare de voir une telle remise en cause du regard de surplomb qui accompagne presque inévitablement la division des rôles propres aux médias de masse du 20e siècle.
L'édition la plus récente (celle de 2019, où les participant·es ont 63 ans) sera probablement la dernière, puisqu'une des 14 protagonistes était déjà décédée et qu'Apted lui-même s'est éteint en 2021.
Les promesses manquées du numérique
Le lectorat intéressé par ces films se demandera sans doute où il est possible de les visionner. Le documentaire sur Marion Stokes est relativement accessible : on peut l'acheter sur iTunes ou sur Amazon Prime Video. La dernière mouture de la série 7 up – 63 up est également facile à repérer. Mais dès que l'on remonte à 56 up et avant, cela devient pratiquement introuvable. Les films sont bien sur iTunes, mais ils ne peuvent être achetés depuis le Canada.
Il y a une étrange ironie à ce que des films consacrés à une forme d'archivage soient eux-mêmes si peu disponibles. L'ère numérique amenait avec elle la promesse d'un réservoir de culture presque infini, facilement accessible pour tout foyer disposant d'un bon accès à Internet. Quelques décennies plus tard, il y a bien quelques sites qui cultivent cet idéal, notamment YouTube du côté commercial (et désorganisé), ainsi que l'Internet Archive et la fondation Wikimedia du côté des projets à but non lucratif. Et pourtant, pour voir les huit premiers épisodes de la série 7 up – 63 up, c'est du côté du partage des fichiers par torrent, qu'on pourrait décrire comme une forme criminalisée d'archivage, qu'il faut se tourner. Autrement, c'est le néant.
Il n'est pas nécessaire de chercher des documents étrangers ou anciens pour se heurter à des difficultés quasi insurmontables. Le documentaire Le Dernier Nataq de Lisette Marcotte (2019), qui porte sur les racines abitibiennes de Richard Desjardins, n'est disponible absolument nulle part, pour autant que je sache. Ni en format numérique ou DVD ni en bibliothèque ou par torrent, nulle part. Le film Les fils de Manon Cousin (2019), qui documente le travail d'organisation communautaire de prêtres dans le quartier montréalais de Pointe-Saint-Charles dans les années 1970, peut être loué pendant 48 heures, mais il semble totalement impossible de le conserver.
Du côté de la fiction, la série de Xavier Dolan La nuit où Laurier Gaudreault s'est réveillé (2022) est uniquement disponible sur la plateforme Illico (et en torrent). Il faut donc s'abonner pour pouvoir la visionner et l'enregistrement ne peut être que temporaire. Même les écoles ont de la difficulté à accéder au cinéma québécois, apprenait-on récemment [1].
Le piège de la « découvrabilité »
Que s'est-il passé ? Où le bateau a-t-il été manqué ? Il y a sans doute plusieurs explications à trouver, mais il me semble qu'on ne peut écarter une piste majeure, à savoir l'attitude à la fois corporatiste, réactionnaire et répressive d'une large part de l'industrie culturelle face à l'irruption de l'environnement numérique.
Presque 25 ans après l'ascension de Napster dans le paysage musical, l'attitude de l'industrie a finalement très peu changé : plutôt que de chercher de nouvelles manières de financer la culture à l'ère numérique (notamment en s'alliant aux batailles contre les paradis fiscaux et l'évasion fiscale des géants du numérique, les principaux gagnants de ce nouveau contexte), on se crispe autour d'un droit d'auteur mal adapté et qu'il aurait fallu repenser. On se retrouve aujourd'hui avec une culture enfermée dans toutes sortes de considérations légales, au point où il est difficile non seulement de se l'approprier, mais même parfois de simplement y accéder.
On peut aisément constater l'impact de ce corporatisme et ce manque de vision lorsqu'on se penche sur le concept de « découvrabilité », de plus en plus populaire dans le milieu. D'ailleurs, selon l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), ce concept est né au Québec. L'OIF définit la découvrabilité comme « le processus de rencontre entre un contenu et son public dans l'environnement numérique », ce qui inclut trois dimensions : la repérabilité (notamment par les moteurs de recherche), la disponibilité et enfin la visibilité par les recommandations (des algorithmes en particulier) [2].
Il est nécessaire de se donner des repères fiables dans l'environnement numérique et en cela, le concept de découvrabilité peut être utile. Par ailleurs, le terme a surtout connu un essor dans un contexte où des plateformes très voraces (Google/YouTube, Spotify, Netflix, etc.) sont parvenues à avoir une mainmise quasi monopolistique sur l'accès des citoyen·nes à toutes sortes de contenus culturels. La mobilisation actuelle du milieu culturel autour de la découvrabilité ne s'inscrit donc pas dans le cadre d'une bataille plus fondamentale contre cette mainmise des géants et pour l'appropriation collective de la culture, mais cherche principalement à amener un maximum de paires d'yeux et d'oreilles face à de la culture produite chez nous.
Ainsi, alors que les libéraux fédéraux ont fait adopter en avril dernier une loi incitant Netflix, Spotify et compagnie à ajuster leurs algorithmes pour qu'ils recommandent davantage d'œuvres canadiennes et québécoises, on ne remet pas en question le fait que ce modèle d'affaires nous ramène à un statut passif de spectateur·trices accédant à la culture par l'intermédiaire de serveurs distants. On ne remet pas non plus en question le fait que la circulation des œuvres est sévèrement entravée par une lecture du droit d'auteur devenue parfois contre-productive. De fait, selon cette logique, il vaut mieux ne pas pouvoir voir Le Dernier Nataq, et donc n'en tirer aucun revenu, que de le laisser à la disposition du public.
Dans la même veine, la récente série de Xavier Dolan a soulevé une autre cruelle ironie. En effet, le cinéaste a affirmé avoir dû renoncer à l'inclusion de chansons québécoises à ses épisodes, parce que des chansons d'Isabelle Boulay et Bruno Pelletier, par exemple, « sont en fait des chansons dont les droits ont été cédés […] les artistes étaient au début de leur carrière et ils voulaient céder leurs droits à leur “label”. Ces [maisons de disques-là] ont fait faillite ou ont cédé leur catalogue à de plus gros joueurs » [3]. Voilà pour la (re)découvrabilité.
L'archivage comme projet militant
Bien sûr, il faudrait sans doute mieux distinguer l'archivage de productions culturelles du passé de l'accessibilité aux œuvres du présent. Or, la possibilité d'accéder et de télécharger les créations contemporaines est garante de l'archivage du futur. De fait, contrairement à ce qu'on pourrait penser, les stations de télé ne conservent pas tout le matériel qu'elles produisent. Sans la contribution bénévole (et parfois militante) de personnes dévouées comme Marion Stokes, mais aussi d'un grand nombre de fans, une vaste quantité de matériel télévisuel serait aujourd'hui perdue. Après tout, quel est l'intérêt économique, pour un média privé, à conserver des archives ? Le stockage, le traitement et l'entretien par des archivistes professionnel·les représentent des coûts importants pour des bénéfices commerciaux minimes. De plus, les archives peuvent contenir des passages embarrassants ou qui ont mal vieilli, ce qui peut inciter des organisations à les laisser tomber dans l'oubli.
La capacité citoyenne d'archiver, en partie par le téléchargement, doit être revendiquée avec beaucoup plus de force qu'elle ne l'est actuellement, pour contrer le virage en cours qui nous amène à être locataires de notre propre culture. On ne peut faire confiance ni aux entreprises médiatiques, ni aux ayants droit ou aux gigantesques plateformes commerciales du numérique pour entretenir ces archives. Il faut plutôt considérer celles-ci comme des communs, et soutenir les initiatives qui vont en ce sens : bibliothèques publiques, centres d'archives – tant physiques que numériques – mais aussi stockage et partage citoyens. Disques durs de tous les foyers, unissez-vous !
[1] Olivier Du Ruisseau, « Le cinéma québécois, pas toujours accessible dans les écoles », Le Devoir, 24 avril 2023.
[2] Organisation internationale de la francophonie, « La découvrabilité des contenus culturels francophones », YouTube, 7 décembre 2021. www.youtube.com/watch ?v=pZJY2jPaRLQ
[3] Cité dans Agence QMI, « Xavier Dolan a dû renoncer à une dizaine de chansons québécoises pour sa série », Le Journal de Québec, 3 décembre 2022. www.journaldequebec.com/2022/12/03/xavier-dolan-a-du-renoncer-a-une-dizaine-de-chansons-quebecoises-pour-sa-serie

Envahissante forêt

Tronçonnage à gogo pour des arbres qui, lentement mais sûrement, envahissent le parc du Mont St-Bruno. Protection extrême ?! Mais de quoi, mille bombes ? Du grand méchant loup ? Même pas, celui là on l'a zigouillé depuis longtemps. Reste encore ces maudits arbres qui, pas croyable, grandissent. Selon la SEPAQ, ils « empiètent », ils « envahissent » les sentiers et, tenez-vous bien, sont « accidentogènes » (ça ne vous rappelle pas les platanes le long des routes en France ?!).
Si c'était un show d'humour je me roulerais par terre… Mais, ce n'est pas une blague. Ce sérieux gestionnaire – extrême, peureux et dominateur – face à cette rarissime forêt qui mérite qu'on la respecte plutôt que de chercher des raisons d'abattre, cette fois, pas moins de 600 arbres. Une hécatombe !
On dira qu'il ne faut pas chipoter avec la sécurité – voyez par exemple la « mise à niveau » cet automne du barrage du Lac Seigneurial après celle, encore mal cautérisée, de celui du Lac du Moulin. Un massacre inadmissible, une coupe à blanc en plein parc national. Même si on peut invoquer l'ignorance, chaque arbre compte dans le présent et le dans le futur, sur lequel on scie toujours la branche sur laquelle on chancelle… Assurément, nous ne sommes pas (encore) en Amazonie ou en Colombie Britannique. Il va pourtant falloir y voir. Sans en avoir l'air, presqu'en catimini, et pour des raisons meilleures les unes que les autres, la SEPAQ nous prend pour de vulgaires client·es en nous infantilisant pour justifier les exactions arboricoles. Refusons. Nous sommes des citoyen·nes qui, coûte que coûte, devons lutter pour ne pas laisser saccager notre forêt, et incarner un rare rempart contre l'abrutissement. Ce lieu doit redevenir un sanctuaire naturel ! Il faut que les « spécialistes » et la SEPAQ cessent de jouer aux apprentis sorciers avec la nature. Nous voyons trop bien le cul de sac où cela nous mène… Même si on laisse, écologiquement (sic), les corps d'arbres au sol après leur mort violente.
Photo : Lac des Bouleaux dans le Parc National du Mont-Saint-Bruno en hiver (Remi.saias, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons)

Éclater la famille

Le numéro 102 s'en vient ! Abonné·es : il devrait vous être livré début janvier, tout dépendant de la grève chez Postes Canada ✊
La famille peut avoir l'air d'un sujet banal, d'un concept qui va de soi, car, après tout, tout le monde ou presque a une famille. Or, c'est précisément cette omniprésence de la famille, à la fois dans nos vies individuelles et dans la société, qui fait d'elle un sujet qu'il est nécessaire de creuser.
Ce dossier est porté par la conviction que la famille est une institution, un concept et un ensemble de pratiques qui méritent notre plus grande attention. Non seulement elle est au coeur du quotidien, mais elle peut aussi être instrumentalisée à des fins politiques et devenir un vecteur de contrôle social. La manière dont les gouvernements la définissent et la façonnent en dit également long sur les limites et les marges de notre société.
Le dossier vise donc à éclater le concept même de famille, au-delà des critiques convenues. Il s'ouvre sur un article de Denyse Baillargeon, qui nous offre un portrait historique des différentes formes qu'a prises la famille dans l'histoire récente du Québec. Puis, Diane Labelle nous offre un texte très personnel sur les conceptions et pratiques autochtones de la famille, d'hier à aujourd'hui. Ces deux contributions illustrent que la famille n'a pas toujours revêtu les attributs de la famille nucléaire dont la majorité se revendique.
Le dossier accorde une place importante à des critiques de son instrumentalisation à des fins de contrôle et de surveillance des populations marginalisées. Alex Arseneau explore comment la notion de « droits des parents » devient, dans les discours transphobes, une arme contre les enfants queers. Quant à Alexandra Borrelli et Alicia Boatswain-Kyte, elles montrent que les biais racistes s'invitent aussi à la DPJ, où les familles et les enfants noirs sont surreprésentés en raison du profilage racial. Enfin, Anne-Marie Piché nous présente l'évolution récente des pratiques en adoption internationale, qui font l'objet de plus en plus de revendications éthiques et politiques.
L'entretien avec la Coalition des familles LGBT+ témoigne de l'immense chemin parcouru, ces dernières années, pour la reconnaissance juridique et sociale des familles issues de la diversité sexuelle, et de l'importance des efforts militants derrière ces victoires. Malgré ces avancées, l'article de Caroline Brodeur sur la réforme du droit de la famille illustre que, sur le plan législatif, on omet et on exclut encore sciemment certains types de famille au Québec.
Le mot de la fin est accordé à celleux qui refusent la parentalité biologique et la famille nucléaire au 21e siècle, dans un texte d'Arianne Des Rochers qui rassemble plusieurs témoignages anonymes. Le choix de ne pas avoir d'enfants n'est pas interprété ici comme un refus catégorique de la famille, mais comme une invitation à repenser celle-ci, à l'ouvrir sur toutes sortes de nouvelles configurations relationnelles, à l'étendre bien au-delà du noyau familial.
Un dossier qui nous fait réaliser que, plus que jamais, le privé est politique, et que pour transformer radicalement les rapports sociaux, le microcosme de la famille est sans doute un bon endroit où commencer.
Un dossier coordonné par Caroline Brodeur et Arianne Des Rochers
Illustré par Natascha Hohmann
Avec des contributions de Alex Arseneau, Denyse Baillargeon, Alexandra H. Borrelli, Alicia Boatswain-Kyte, Caroline Brodeur, Coalition des familles LBGT+, Arianne Des Rochers, Diane Labelle, Anne-Marie Piché
Illustration : Natascha Hohmann

Sommaire du numéro 102

Le numéro 102 s'en vient ! Abonné·es : il devrait vous être livré début janvier, tout dépendant de la grève chez Postes Canada ✊
Travail
Quand les syndicats se mobilisent pour l'environnement / Guillaume Tremblay-Boily et Julia Posca
Médias
Relations à l'heure des ruptures / Catherine Caron
Politique
Élections au Nouveau-Brunswick : Un soupir de soulagement pour les francophones / Michelle Landry
Northvolt : Quand le vert vire au gris / Jacinthe Villeneuve
Mémoire des luttes
En Lutte. Parcours d'une organisation communiste / Alexis Lafleur-Paiement
Paris, 1229 : L'Université se met en grève / Maxime Laprise
Analyse du discours
Les Sceptiques du Québec et le masque de la Science / Samuel Vallée
Regards féministes
La fabrique des deuils sans importance / Kharoll-Ann Souffrant
Sortie des cales
Hypocrisie coloniale du Canada : Du t-shirt orange à la Palestine / Jade Almeida
Luttes
Campement propalestinien à McGill : Faire communauté / Edward Bennaim
En route vers le Forum social mondial des intersections /Océane Leroux-Maurais et Carminda Mac Lorin
Société
Couillart et Couillard, ou le passé qui n'est pas passé : D'Olivier Le Jeune à Pierre Coriolan et inversement / Philippe Néméh-Nombré
Mobilité
Vélo non mixte : Balade à Trois-Rivières avec Aline Crédeville / Propos recueillis par Isabelle Bouchard
Mini-Dossier : Relancer les luttes écologiques au Québec
Coordonné par Nicolas Lacroix, Louise Nachet et Claude Vaillancourt
Les soulèvements du fleuve. Construire un nouveau rapport de force / Propos recueillis par Nicolas Lacroix
Où en sont les luttes écologiques ? / Claude Vaillancourt
De quoi doomer est-il le nom ? / Antoine Morin-Racine
Dossier : Éclater la famille
Coordonné par Caroline Brodeur et Arianne Des Rochers. Illustré par Natascha Hohmman
Portraits de familles dans l'histoire du Québec / Denyse Baillargeon
Conceptions autochtones de la famille / Diane Labelle.
Droits parentaux : Une arme contre les jeunes queers / Alex Arseneau
Lutter pour la reconnaissance avec la Coalition des familles LGBT+ / Propos recueillis par Caroline Brodeur
Les oublié·es de la réforme du droit de la famille / Caroline Brodeur
Familles noires et DPJ : Quand le système blesse sous couvert de protection / Alexandra H. Borrelli et Alicia Boatswain-Kyte
La fin d'une ère ? : Remises en question de l'adoption internationale / Anne-Marie Piché
Refuser la parentalité et la famille nucléaire / Arianne Des Rochers
International
Cachez-moi cette colonie qu'on ne saurait voir / Niall Clapham Ricardo
Culture
Balados québecois : Où sont les jeunes ? / Prune Lieutier
À tout prendre ! / Ramon Vitesse
Recensions
Couverture : Natascha Hohmann

Contre la bouc−émissarisation des immigrant·es

Le numéro 102 s'en vient ! Abonné·es : il devrait vous être livré début janvier, tout dépendant de la grève chez Postes Canada ✊
Annonce d'un moratoire sur l'immigration au Québec, virage du Parti libéral du Canada et du gouvernement fédéral sur les seuils d'accueil, débats sur l'adhésion (ou non-adhésion) aux « valeurs de la société québécoise ». C'est acté : l'immigration s'enligne pour être l'un des grands sujets des campagnes électorales canadiennes et québécoises.
Accueilli·es à bras ouverts pendant la pandémie, les immigrant·es sont désormais les boucs émissaires systématiques de la droite et de leurs soutiens. De la crise du logement au déclin du français, en passant par la laïcité, les accusations ne cessent de s'accumuler au Québec. L'hostilité d'une partie du champ politique à l'égard des personnes immigrées suscite les propositions les plus électoralistes, les plus absurdes et déshumanisantes, comme le démontre l'intention du Parti Québécois de miser sur la robotisation pour les remplacer.
Alors que l'inflation détériore le niveau de vie des Québécois·es, on tente aussi d'opposer les classes populaires aux immigrant·es en agitant la menace qu'iels représenteraient sur l'État-providence. Le filet social ou l'immigration : un dilemme fallacieux et dangereux qui est largement utilisé dans les pays scandinaves par l'extrême droite.
Évidemment, il ne s'agit pas de parler de tous les immigrant·es. Il ne s'agit pas de remettre en cause l'exploitation des travailleur·euses temporaires et précaires, comme dans le secteur agricole, qui sont pieds et poings liés à leurs employeurs. Il semble aussi évident que la droite porte un regard différent sur l'immigration en fonction du pays, de la couleur de peau ou de la religion.
Notons ici l'ironie de vouloir restreindre ainsi l'immigration lorsque la construction de l'État canadien et québécois repose sur l'accaparement et la colonisation des territoires autochtones non cédés. Pour reprendre le fameux slogan altermondialiste : « Personne n'est illégal sur les territoires volés ». Sans surprise, de telles réflexions sont absentes dans les grands médias.
Ce climat xénophobe et raciste joue une double fonction. D'une part, il permet d'intimider et de menacer les personnes concernées en les dissuadant de s'organiser et de répliquer. Et d'autre part, il permet à de plus en plus de personnes de se sentir à l'aise d'exprimer des idées discriminatoires et nauséabondes.
Face à cette situation, la réponse des partis et organisations de gauche demeure insatisfaisante. Certes, on continue à souligner le rôle positif que l'immigration joue dans le fonctionnement des services publics et de l'économie québécoise en général. On la promeut comme un moyen de dynamiser les régions et on rappelle qu'elle comble les emplois que les Québécois·es ne souhaitent pas occuper. Mais là encore, les immigrant·es restent considéré·es en tant que variables d'ajustement économique et non comme des personnes qui ont des désirs, des rêves et des projets de vie.
Côté syndicats, une certaine vision réductionniste, consistant à voir le syndicalisme comme une sorte de compagnie d'assurance des travailleur·euses et non comme une force politique plus ambitieuse, empêchent plusieurs organisations de prendre des positions plus fortes sur ces enjeux. Comme si défendre d'autres causes, et leur attribuer des ressources et du temps, était incompatible avec la défense des intérêts de leurs membres.
À l'heure des bouleversements climatiques, de la montée des idées d'extrême droite et des ravages accrus du capitalisme, il est plus urgent que jamais de raviver les idéaux internationalistes et humanistes consistant à ne pas traiter autrui comme un simple objet mais comme un véritable sujet.

Quand le temps devient fou

L'expression « temps fou » désigne d'abord une revue culturelle et politique ayant connu deux moments : une première existence couvrant les années 1978-1983, suivie d'une seconde, un rebondissement dix ans plus tard de 1993 à 1998. Véronique Dassas, auteure de Chronique d'un temps fou [1], a participé aux deux périodes de cette aventure, dirigeant la deuxième mouture de la revue avec enthousiasme et brio.
Le temps fou désigne également une atmosphère plus englobante, qualifiant notre époque depuis, en gros, les années 1980, qui serait caractérisée par un temps déréglé, sorti de ses gonds, dont les guerres récentes seraient un des principaux symptômes, un retour de la barbarie sous des formes sophistiquées. C'est cet air du temps qu'évoque l'auteure dans la première partie de son livre, tandis que la seconde est constituée « d'exercices d'admiration », constituant autant de célébrations d'écrivain·es et d'artistes particulièrement affectionné·es.
Bifurquer
Si les sujets abordés sont nombreux, ils relèvent toutefois d'une approche générale que Dassas qualifie de bifurcation, dans laquelle il s'agit non seulement de critiquer les productions culturelles et les pratiques politiques d'aujourd'hui, mais d'en imaginer, d'en inventer de nouvelles dans une période où l'utopie d'une révolution globale, qui avait inspiré les militant·es des années 1960-1980, est disparue, sauf dans quelques groupes ultraminoritaires.
L'effervescence culturelle remplace depuis les années 1980 la désaffection politique. Les nouveaux créateurs et les nouvelles créatrices sont souvent, dans cette perspective, des militant·es reconverti·es qui deviennent acteur·rices dans les milieux de l'art et de la communication ou qui se professionnalisent : d'étudiant·es contestataires, ils et elles deviennent par exemple des professeur·es bien intégré·es dans les institutions qu'ils et elles critiquaient naguère.
Dassas, pour sa part, se tient à la fois à l'intérieur et en dehors de cette transformation générale par son approche oblique caractérisée par une lucidité qui ne laisse guère de place aux illusions lyriques.
Guerre à la guerre
Son invention d'un « abécéguerre » pour désigner les véritables motifs des guerres contre l'Irak témoigne de cette prise de conscience de la réalité concrète de ces affrontements, très différente de la rhétorique « démocratique » qui les légitime. La guerre soi-disant « juste » pour la « libération » du Koweït en 1991 s'avérera dans les faits un véritable massacre, dont les victimes se compteront à quelques centaines pour les Américains et leurs alliés et à plus de 100 000 du côté irakien. Il en ira de même pour la seconde guerre du Golfe en 2003, justifiée par la présence présumée d'armes de destruction massive dont l'existence ne sera jamais prouvée et qui ne « fut, note Dassas, qu'une vaste mise en scène indigne d'Hollywood ». On pourrait en dire autant pour l'Afghanistan tenu pour responsable de la destruction des tours de New York en septembre 2001, dont l'invasion sera considérée comme nécessaire et juste sous prétexte qu'al-Qaïda y avait son QG.
Cette lucidité et cette vigilance sont également présentes dans l'analyse que propose l'auteure de la guerre entre la Russie de Poutine et l'Ukraine. Dans ce conflit, elle donne tort à Poutine et, dans une moindre mesure, à Zelensky pour son nationalisme guerrier, guère porté, comme son adversaire, à des compromis et elle prône une « trêve », afin de comprendre un peu mieux les fondements historiques et politiques de cette guerre qui apparaît absurde et impensable à première vue. Cela permettrait de s'interroger notamment sur le rôle de l'OTAN dans cet affrontement, engagement qui implique une généralisation de la guerre, un accroissement des armes et, du coup, du nombre de morts. Cela permettrait également de réfléchir sur la russophobie qui s'est emparée de l'Occident au point de s'en prendre à la culture russe, autrefois louangée, et devenue objet de suspicion dont il convient de se méfier. Bref, elle propose des nuances qui s'opposent à la seule logique guerrière au nom de la complexité et de la nécessité de savoir sans donner raison pour autant à Poutine et à sa volonté impériale.
Sur un autre plan, bien que féministe convaincue, Dassas s'interroge sur la nécessité de la présence des femmes dans les armées revendiquée au nom du principe d'égalité entre les femmes et les hommes. S'adressant à ses amies féministes, elle affirme que cela ne justifie pas « qu'il nous faille passer par toutes les institutions que les hommes ont taillées à leur image en nous conformant à leurs règles, à leurs perversions, à leurs barbaries ». Et elle conclut : « je pense que l'armée, comme la police, ne sont pas faites pour les femmes », car ce sont des « institutions massacreuses ».
Féministe inorthodoxe ?
Cette conception souple du féminisme sous-tend son analyse de la critique féministe du film célèbre de Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, qui fut l'objet de controverses passionnées au moment de sa sortie en 1986. Succès de salle, note Dassas, le film devient bientôt « succès de salon » qui fait beaucoup jaser dans les chaumières du Québec, y compris dans le camp des féministes. On lui reprochera entre autres de reprendre à son compte des représentations sexistes et éculées de la femme qui sont une caricature de sa condition réelle dans la vie sociale. En cela, le film constituerait une sorte de mensonge, sinon une trahison, des femmes et de leurs combats pour l'émancipation et du coup son auteur est considéré comme conservateur, sinon réactionnaire, et profondément machiste.
Cette critique contient une part de vérité, bien entendu, mais elle est limitée, remarque Dassas, par les « simplifications de l'idéologisme » qui s'en tient aux représentations explicites des femmes sans tenir compte du regard et de la vision du monde du cinéaste, essentiellement pessimiste et qui n'épargne pas davantage les hommes, relevant plutôt d'un cynisme généralisé en ce qui a trait à la condition humaine et à l'avenir d'un monde voué au déclin. « Les choses sont plus complexes », note l'auteure, que ce que met en relief une certaine critique féministe qui insiste davantage sur la justesse (ou non) des représentations des femmes que sur le fondement qui la soutient : une vision profondément satirique et critique de la décadence non seulement de l'empire américain, mais du type de civilisation mortifère qu'il répand sur l'ensemble de la planète.
La venue à l'indépendantisme
On retrouve cette attitude nuancée dans le traitement que réserve Dassas au nationalisme qu'elle associe d'emblée à la xénophobie, voire au racisme, et qu'elle perçoit sur le mode de la tragédie, sous la forme du fascisme ou du national-socialisme davantage que sous celle des luttes pour la décolonisation.
C'est la situation du Québec où elle arrive dans les années 1970 qui lui fera connaître la dimension positive de l'indépendantisme dans sa phase progressiste que lui présentent des amis de gauche : « Et moi qui n'aimais ni le peuple, ni les nations, ni les élections, écrit-elle, je devins indépendantiste par sympathie. » L'adhésion à l'indépendantisme, favorisée par la contagion amicale, vaut toutefois dans la mesure où elle est une composante d'une lutte plus générale pour l'émancipation qu'elle retrouve dans le PQ des débuts, dont elle prendra ses distances lorsqu'il paraîtra s'engager dans le nationalisme identitaire qui émerge déjà au début des années 1980 et qui s'imposera au premier plan dans les années récentes. Elle s'inscrit donc dans le courant indépendance-socialisme prôné par Parti pris, revue phare des années 1960 et qui innerve le RIN et le PQ dans sa période d'émergence.
Sur tous les sujets qu'elle aborde, Dassas propose une analyse fine et pénétrante reposant sur un fond de scepticisme qui favorise un questionnement critique qui s'exprime toutefois sur le mode empathique. Les exemples évoqués ici, prélevés sur un large corpus, en témoignent de même que les « exercices d'admiration » qui constituent la deuxième partie de son livre.
Éloge des singularités
Les personnages évoqués dans cette partie se distinguent par leur profonde humanité ou leur destin original et parfois fantasque. J'en retiens ici deux à titre d'exemples parmi une dizaine décrits par l'auteure.
Primo Levi, auteur de Si c'est un homme [2], incarne le premier cas de figure. Détenu durant la dernière année d'existence d'Auschwitz, il a décrit la condition effroyable des prisonnier·ères dans un enfer qui n'a d'autres lois et d'autres règles que celles de la survie à tout prix, y compris au détriment des autres incarcéré·es. Dans cet univers insensé, il n'y a que deux sortes d'individus : ceux que l'on considérerait dans la vie ordinaire comme des profiteurs qui recourent à tous les moyens pour demeurer vivants, y compris au détriment des autres qui, pour leur part, en raison de leur vulnérabilité et de leur faiblesse, sont voués à devenir des « musulmans », c'est-à-dire des morts-vivants condamnés à une mort aussi indigne que certaine.
Dans le camp, il n'y a pas de troisième voie, de conduite qui permettrait de vivre dans la décence. On survit dans l'infamie et grâce à la chance davantage que par le courage et le mérite. Du moins c'est la conclusion que Levi tire de son expérience à Auschwitz et qui la rend particulièrement éclairante pour Dassas.
Le personnage de Patrick Straram pourrait apparaître comme l'envers, le négatif du portrait de Levi, endossant plutôt celui de l'intellectuel excentrique et irresponsable. Français et parisien, issu d'une grande famille bourgeoise, il déserte l'école et la famille au profit de la vie de bohème dans les clubs et les bars de Saint-Germain-des-Prés dès l'adolescence. En 1958, il s'installe à Montréal où il se fait rapidement connaître dans le milieu culturel, se liant d'amitié avec tout ce qui compte dans cet univers en ébullition. Il s'implique à la revue Parti pris dans laquelle il tient une chronique significativement intitulée « Interprétations de la vie quotidienne ». Ce sont surtout des textes autobiographiques dans lesquels il s'explique sur sa quête de l'absolu à travers des conduites extrêmes comme ses fameuses « dérives », déambulations accompagnées de beuveries, qui lui donnent une image de délinquant intellectuel qui fascine certain·es et qui en rebute d'autres.
Il est ensuite attiré par la contre-culture. Il aime le mode de vie de ses adeptes axé sur l'importance de la vie quotidienne et la place qu'elle accorde au sexe, aux drogues et autres pratiques de la marge. Et il vit de petits contrats et d'expédients, devenant de plus en plus pauvre et malade au fil des années, sombrant dans le désespoir et mourant de ses excès en tous genres qui comportent une dimension suicidaire.
Par sa trajectoire, Straram incarne à sa manière la figure de l'écrivain maudit. Il est admiré par Dassas parce qu'il fait partie des rares individus qui agissent selon leurs convictions, sans compromis, quitte à payer un lourd tribut. C'est cette détermination qu'elle met en relief et qui n'est pas le moindre mérite d'un personnage haut en couleur, dans son œuvre comme dans sa vie.
* * *
Le livre de Véronique Dassas s'offre comme un témoignage passionnant, autant dans sa dimension critique que dans son éloge de ceux et celles qui se proposent toujours de transformer le monde dans les périodes favorables comme dans celles rongées par le doute et le désespoir. Il évoque à sa manière fine, souple et nuancée la transition qui s'opère entre la période des grandes espérances des années 1960-1980 et celle des grandes déceptions que nous connaissons aujourd'hui à travers les événements et les acteurs qui l'ont marquée pour le meilleur et pour le pire. En quoi, elle offre, de manière pointilliste, une fresque historique qu'on a tout intérêt à connaître pour mieux saisir les enjeux auxquels nous sommes actuellement confronté·es.
[1] Véronique Dassas, Chronique d'un temps fou, Montréal, Lux éditeur, 2023.
[2] Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996. Publié en italien en 1947.
Illustration : Elisabeth Doyon

Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain

Alex Gagnon, Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Del Busso, 2023, 350 pages.
Dans Les déchirures, le docteur en littérature Alex Gagnon propose quatre « essais sur le Québec contemporain », qui sont en fait des analyses de discours assez techniques portant sur quatre objets de polémique des dernières années : les chroniqueurs de droite du Journal de Montréal, l'ouvrage L'empire du politiquement correct, de Mathieu Bock-Côté, le « Manifeste contre le dogmatisme universitaire » paru dans le Devoir en 2020, et l'affaire Lieutenant-Duval. Gagnon affirme d'emblée qu'« avoir des opinions [… l']'intéresse peu » (p. 10). Il préconise plutôt une approche « descriptive » (p. 11) surtout fondée sur les théories discursives de Marc Angenot et sur la sociologie des champs de Pierre Bourdieu.
L'auteur applique plus ou moins la même méthode à ses quatre sujets. Pour chacun, il identifie deux camps, et cherche à faire ressortir les similarités et les différences dans le style argumentatif. Son travail n'est pas strictement descriptif ; il se permet des critiques, surtout envers le côté « droit » des polémiques (Richard Martineau, Bock-Côté, et le Manifeste), et dans l'affaire VLD, il prend clairement le parti de la liberté académique. Mais il trouve le moyen d'y adosser le côté « gauche » et parfois, cela donne des incongruités, comme le rapprochement des styles de Bock-Côté et de Francis Dupuis-Déri (p. 106-8), ou l'acharnement sur une pétition de gauche radicale somme toute insignifiante comme principal interlocuteur des pro-VLD, alors que pourtant, la plupart des interventions publiques contre l'usage sans retenue du « mot en N » furent modérées et constructives.
Il y a une forte intention chez Gagnon de se placer au-dessus de la mêlée, mais comme il ne s'intéresse pas vraiment au contexte sociopolitique (sauf pour l'affaire VLD, qu'il décrit assez bien), cela nous donne un portrait de la polémique au Québec où les antagonistes ne valent pas mieux l'un que l'autre. Il termine l'ouvrage avec une présentation plutôt intelligente des théories de Bourdieu, mais il surestime gravement l'« effet de classement ». Pour lui, « les membres d'une société prennent les positions idéologiques qu'ils “choisissent” […], non pas pour elles-mêmes, parce qu'ils les trouvent vraies ou justes, mais pour l'identité sociale qui s'y rattache » (p. 342). Gagnon insiste là-dessus : les « polémistes » de tous côtés ne croient pas vraiment ce qu'ils disent, tout cela ne serait qu'un jeu sémantique de classement et de déclassement (p. 344-345). Qu'en est-il alors de son propre travail ? Il affirme à la toute fin qu'on peut faire de la « science » en valorisant « l'usage idéal de la raison » comme marqueur identitaire (p. 346). Il croyait s'en sortir, mais tout le monde dans le champ polémique affirme faire usage de raison contrairement à leurs adversaires obnubilés par les idéologies…

Monocultures de l’esprit

Vandana Shiva, Monocultures de l'esprit, Éditions Wildproject, 2022, 196 pages.
Au départ, je me disais qu'il s'agissait certainement d'un livre sur la culture au sens de musique, écriture, images, etc. Même si cette analogie y trouve tout autant des pistes critiques et résistantes, il s'agit d'un recueil de cinq essais acérés concernant l'agriculture au sens large comme, seuls, selon cette autrice physicienne de renom, militante écologiste et écoféministe indienne d'influence mondiale, les savoirs traditionnels la conçoivent. La question du « développement », supportée par les vérités colportées par une science occidentale vouée aux diktats économiques – plus particulièrement capitalistes –, fausse lamentablement notre rapport macroscopique à la terre et à la Terre, en instillant nombre de biais mortifères et, finalement, non seulement contreproductifs, mais également délétères au point de rendre stériles les meilleures terres agricoles. Un de ces biais consiste à considérer en silo l'agriculture et la foresterie qui, dans les faits, sont intimement interreliées. La culture du sapin de Noël, comme on cultive les laitues, peut faire rigoler, mais rappelons qu'il s'agit là d'une énième variante de cette pensée scientifique frelatée… Évidemment, de marginaliser, voire d'éjecter les savoirs ancestraux « véritablement durables » plonge des millions de personnes dans la pauvreté. Incidemment, dans ce livre tonique et limpide, l'autrice appelle nommément à une « insurrection des connaissances subjuguées par la démocratisation des savoirs légitimant la diversité ».

Le privilège de dénoncer

Kharoll-Ann Souffrant, Le privilège de dénoncer, Remue-ménage, 2022, 120 pages.
Dans ce petit essai percutant né aux Éditions du Remue-ménage, l'autrice féministe Kharoll-Ann Souffrant, collaboratrice d'À bâbord ! dont les travaux de recherche et les interventions publiques portent sur les croisements entre racisme anti-noir, genre et violences sexuelles, s'adresse à ses consœurs survivantes de violences sexuelles.
Le privilège de dénoncer nous initie au concept de « misogynoire », encore peu utilisé au Québec : cette misogynie raciste pratiquée envers les femmes et les filles noires. En se basant sur ce concept, Kharoll-Ann Souffrant décortique pourquoi et comment les femmes et les filles noires sont invisibilisées dans l'espace public lorsqu'on parle de violences sexuelles : elle nous entretient des impacts actuels de l'esclavage et du colonialisme, du sexisme, des graves carences du système de justice quand il est question de violences sexuelles, des stéréotypes liés à la sexualité des femmes et des filles noires, etc.
Kharoll-Ann Souffrant démontre que les femmes et les filles noires sont invisibilisées en tant que survivantes de violences sexuelles, mais qu'elles sont aussi invisibilisées au sein de la lutte contre les violences sexuelles et au sein du mouvement féministe dominant en nous rappelant (ou nous apprenant, c'est selon) que le mot/mouvement #MeToo a été originalement lancé en 2007 par une femme noire, Tarana Burke, pour dénoncer les violences sexuelles perpétrées envers les femmes racisées. Mais qui sait cela aujourd'hui ?
D'entrée de jeu, Kharoll-Ann Souffrant nous fait aussi connaitre son choix juste et assumé de ne pas faire sienne la honte que les agresseurs et le système veulent imposer aux victimes de violences sexuelles, le premier chapitre de l'ouvrage étant une dénonciation de tous ceux – institutions et individus – qui n'ont pas agi pour l'appuyer et contre son agresseur alors qu'elle était jeune adolescente.
La honte doit changer de camp, on ne le dira jamais assez. Et pour ce faire, il faut absolument élargir la compréhension sociale des violences sexuelles en prenant en compte l'intersectionnalité des oppressions, ce concept honni par le gouvernement Legault. Cet ouvrage nous presse de le faire.