Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Mobilité en déroute. Comment sortir de l’impasse du financement ?

Le transport coûte cher, très cher. La construction d'infrastructures de transports collectifs se chiffre en milliards de dollars, les frais d'exploitation en millions, et les dépenses liées à l'entretien ont tendance à grossir chaque année. Comment peut-on alors espérer financer de nouveaux projets, étendre nos réseaux et améliorer la qualité de l'expérience usager ?
Ces folles dépenses ne sont pas l'apanage des transports en commun. Les mégaprojets autoroutiers des 70 dernières années ont aussi été développés à coup de milliards de dollars, afin de stimuler la vitalité économique. Et les montants dédiés à leurs rénovations n'ont rien à envier aux sommes consacrées à l'entretien du transport collectif. La reconstruction de l'échangeur Turcot aura totalisé 3,67 G$, le chantier de réfection de l'autoroute Ville-Marie, 2 G$, et celui du pont-tunnel Louis-Hippolyte Lafontaine, encore plus. Selon le gouvernement provincial, à peine 53 % des chaussées du réseau routier supérieur seraient en bon état.
Ceci dit, de plus en plus d'études démontrent que d'un point de vue économique, le transport en commun a un meilleur impact que le transport routier. Selon la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, les dépenses entraînées par la mobilité collective ont des retombées sur l'économie québécoise près de trois fois supérieures à celles de l'automobile privée en matière d'emplois et d'argent. L'Autorité métropolitaine de transport estime quant à elle que les coûts sociaux générés par l'utilisation de la voiture sont neuf fois plus élevés que ceux liés à l'utilisation des transports collectifs.
À cela s'ajoutent les calculs de Marion Voisin et Jean Dubé de l'Université Laval selon lesquels, dans la région de Québec, pour chaque dollar déboursé par un individu pour se déplacer en automobile, la collectivité paie 5,77 $, contre 1,21 $ pour se déplacer en autobus. Dans l'équation, les chercheur·euses ont inclus les dépenses en fonds publics, les dépenses personnelles des voyageur·euses, ainsi que les externalités négatives telles que les pollutions atmosphérique et sonore, la sédentarité, la disparition d'espaces verts et l'étalement urbain. Qui plus est, les données révèlent qu'une forte dépendance à la voiture restreint le développement économique d'une région.
Les chiffres sont sans équivoque : le transport en commun est un meilleur investissement pour nos communautés que l'expansion du réseau routier. Pourquoi donc le financement du transport collectif semble-t-il si fragile ?
Des revenus en déclin
Au Québec, le principal outil de financement des services et infrastructures de transport collectif publics et de la construction et de l'exploitation des routes est le Fonds des réseaux de transport terrestre (FORT). Ses revenus proviennent en grande partie des droits et permis d'immatriculation, de la taxe sur les carburants, du marché du carbone et des contributions fédérales.
Le FORT est censé s'autofinancer, mais il est déficitaire depuis 2017. Le manque à gagner est actuellement absorbé par les surplus cumulés, mais ceux-ci s'effritent rapidement. Au rythme où vont les choses, on anticipe un déficit de près d'un milliard de dollars d'ici 2026-2027 selon l'Alliance TRANSIT. La raison est simple : les revenus stagnent alors que les dépenses gonflent.
L'une des sources de revenus, la taxe sur les carburants, n'a pas été revalorisée depuis 2013, alors qu'il y a eu, en dix ans, 28 % d'inflation… sans compter la présence grandissante de véhicules électriques qui réduisent la part de la consommation d'essence. Ainsi, depuis 2014, les revenus annuels générés par cette taxe ont diminué de plus de 750 M$.
La contribution des automobilistes au transport en commun par le paiement de l'immatriculation n'a pas été indexée depuis sa création en… 1992 ! Elle est de 30 $ dans toutes les régions dotées d'une société de transport collectif. Dans l'agglomération de Montréal, une contribution supplémentaire de 45 $ est demandée depuis 2011, sans suivre l'inflation. Une mise à niveau est donc réclamée depuis plusieurs années, notamment par l'Alliance TRANSIT. Ce sera chose faite dans la région montréalaise : la Communauté métropolitaine de Montréal imposera une taxe d'immatriculation de 59 $ dès 2024. Cela permettra à l'Autorité métropolitaine de transport d'engranger quelque 125 M$ par année et d'éponger partiellement son déficit qui atteint les 265,6 M$.
Il faut aussi savoir qu'à partir du FORT, le gouvernement provincial redistribue les sommes aux municipalités et aux autorités organisatrices de transport par le biais de programmes à durée déterminée.
Ce mode de fonctionnement a pour principal défaut qu'il brouille la prévisibilité du financement, puisque ces organisateurs de transport doivent déposer des demandes annuellement, sans garantie des montants qui leur seront ensuite accordés. En outre, les investissements en transport collectif du gouvernement provincial se traduisent principalement par de la bonification (acquisition de trains, construction de garages, prolongement de lignes de métro, aménagement de voies réservées…), tandis que l'entretien et l'exploitation des réseaux sont principalement à la charge des municipalités.
L'entretien du réseau s'ajoute alors à l'éventail des responsabilités municipales, pour lesquelles le budget provient presque uniquement des taxes foncières, dont l'élasticité n'est pas infinie. Il reste donc les titres de transport des usagers et usagères, qui comptaient pour près de 30 % des revenus des sociétés de transport avant la baisse d'achalandage causée par la pandémie. Mais leurs prix restent limités si l'on veut éviter qu'ils soient rébarbatifs.
Cela dissuade les municipalités de développer le transport en commun sur leur territoire et les pousse à miser plutôt sur le réseau routier supérieur, qui, lui, est entièrement financé par Québec.
Déséquilibre entre le réseau routier et le transport collectif
Même si le Québec a environ la moitié de la population ontarienne, son réseau routier est une fois et demie plus vaste que celui de l'Ontario… Et le gouvernement prévoit d'y verser 70 % de nos investissements en transport des dix prochaines années, alors que cette part n'atteint pas 30 % dans notre province voisine. Pourtant, le Plan pour une économie verte 2030 du Québec (PEV) soutient que le ratio des investissements en transport en commun et dans le réseau routier doit être de 50-50.
Parmi les investissements dans le réseau routier au Québec, près d'un quart est consacré à l'augmentation de la capacité routière : les dépenses en ce sens ont d'ailleurs triplé depuis cinq ans pour atteindre 7,2 G$ dans le Plan québécois des infrastructures (PQI) de 2022-2023. La création de nouvelles routes ou l'élargissement de routes existantes, en plus d'accaparer de larges portions du budget, participent à la surchauffe du marché dans le domaine de la construction, accentuant l'inflation des prix des matériaux et la pénurie de main-d'œuvre. Qu'en vaut la peine, quand on sait que cela ne règle pas la congestion du fait de la demande induite ?
En mars dernier, la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, affirmait que « pour une deuxième année consécutive, les investissements prévus au PQI en matière de transport collectif dépassent ceux du réseau routier ». Or, ces montants reposent en bonne partie sur des projets d'investissements non confirmés, tels que le prolongement de la ligne jaune du métro de Montréal et le tunnel Québec-Lévis, dont on ne connait ni le mode ni le tracé, et encore moins le coût estimé…
Si l'on se concentre sur les investissements confirmés et en réalisation, les données présentées dans le PQI montrent que le réseau routier reçoit 31,5 G$, et le transport collectif 13,78 G$. On obtient donc le ratio 70 % – 30 % mentionné plus haut.
Le cercle vicieux du sous-financement
Face à un financement insuffisant, les sociétés de transport collectif sont forcées de réduire leurs services, entraînant ce que le chercheur Willem Klumpenhouwer appelle la « spirale de la mort ». La fréquence des passages diminue, l'efficacité du service décline, le confort des usager·ères se détériore. L'achalandage s'affaiblit et la perception des individus envers le transport en commun se dégrade. Il devient alors moins populaire, politiquement, d'investir dans ces infrastructures plutôt que dans le réseau routier vers lequel les voyageur·euses se seront tourné·es. La baisse de l'achalandage fait que la demande ne justifie plus d'accroître les services.
Pour éviter ce cycle de désinvestissement, il faut urgemment trouver des solutions durables au financement du transport collectif, rééquilibrer les investissements dédiés au réseau routier et au transport en commun et pallier le déficit annoncé du FORT et des sociétés de transport qu'il soutient. Des mesures de diversification des revenus ont été proposées par plusieurs acteurs : taxation sur le stationnement non résidentiel, instauration d'une tarification kilométrique, meilleur partage du coût du réseau routier supérieur avec les municipalités, indexation des sources existantes, péage sur les routes et autres options d'écofiscalité.
La balle est dans le camp du Gouvernement du Québec, à lui de démontrer un leadership fort en faveur de la mobilité durable !
Anne-Hélène Mai est agente de recherche et conseillère en communication à Trajectoire Québec.
Illustration : Elisabeth Doyon

Bas-Saint-Laurent. Repousser l’horizon

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.
Depuis plusieurs années déjà, À bâbord ! consacre un dossier par année à une région, à ses acteurs et actrices des milieux communautaires et militants. Cette fois-ci, À bâbord ! s'est penchée sur le Bas-Saint-Laurent, en collaboration avec l'équipe du Mouton Noir – un journal citoyen bien connu dans la région et à l'extérieur, actif depuis près de 30 ans et dont la couverture est résolument axée sur des enjeux de justice sociale et climatique – et la Table régionale des organismes communautaires du Bas-Saint-Laurent. C'est avec des personnes impliquées dans leur communauté que nous nous sommes interrogé·es sur les thématiques à explorer pour rendre compte de la vitalité de l'organisation citoyenne locale. Ce sont donc des gens qui œuvrent dans la région qui ont cerné les luttes et les initiatives à mettre à l'avant-plan de ce dossier. C'est aussi avec l'aide de ces collaborateur·rices que nous sommes entrées en contact avec des militant·es, des habitant·es et des organisations de la région.
Il nous est rapidement apparu que cette région se caractérise par une véritable effervescence des initiatives citoyennes ! Comme en témoignent les prochaines pages, l'image dévitalisée qu'on a pu s'en faire à une certaine époque ne tient plus. Au contraire, le Bas-Saint-Laurent bat au rythme d'une scène culturelle vibrante, à laquelle contribue une communauté queer grandissante ; de mobilisations historiques pour protéger les petites municipalités, et de plus récentes pour la protection des berges et du béluga ; d'initiatives citoyennes et communautaires visant des modes de vie plus durables et adaptés au territoire bas-laurentien. Toutefois, de nombreuses luttes sont encore à mener, comme celle contre l'accaparement des terres agricoles par des acteurs privés, la crise du logement, ou encore celle pour la protection des milieux humides et des berges menacés par le prolongement de l'autoroute 20.
Comme pour chaque dossier régional, on souhaite que les luttes menées à divers endroits de la province rejoignent ceux et celles qui mènent des luttes analogues ailleurs. Nous prenons donc le pari que ce dossier régional contribuera modestement à fomenter des solidarités.
Dossier coordonné par Valérie Beauchamp et Miriam Hatabi
Illustré par Liane Rioux (couverture et double page) et Michel Dompierre (photos)
Avec des contributions de Jean-Michel Coderre-Proulx, Donald Dubé, Abigaelle Dussol, Évariste Feurtey, Tina Laphengphratheng, François L'Italien, Yanick Perreault, Mikael Rioux, Bernard Vachon et Cassandre Vassart-Courteau
Nous voulons remercier chaleureusement Marc Simard du Mouton Noir ainsi qu'Émilie Saint-Pierre et Maxime Tremblay de la TROC-BSL pour leur collaboration à la mise au point de ce dossier régional.
Illustration : Liane Rioux

De l’exode à la reconquête

L'agriculture, la foresterie et la pêche côtière ont longtemps dominé l'activité économique de cette région. À partir des années 1950, l'industrialisation et l'urbanisation accélérée du Québec entraînent le territoire dans une profonde mutation marquée par la chute des économies traditionnelles et l'exode des populations éloignées vers les grands centres.
Les « Opérations dignité » qui se sont opposées à la fermeture de villages en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent constituent un marqueur historique de cette période de grands bouleversements. Aujourd'hui, le Bas-Saint-Laurent se distingue par la diversité de ses activités et son image de culture et de nature, à la source d'un art de vivre qui contribue à retenir la population et à exercer une attraction sur de nombreux résident·es des agglomérations métropolitaines en quête d'une meilleure qualité de vie. Or, l'étendue du territoire et la diversité géographique et socioéconomique de cette région entraînent l'absence d'une identité bas-laurentienne forte. Ce sont plutôt les sous-régions (comme le Kamouraska, la Matapédia, la Matanie ou Rimouski-Neigette) qui sont les espaces d'appartenance. Regard sur ces identités multiples.
Diversité territoriale
Les méthodes de travail, hautement mécanisées, voire automatisées et robotisées, en agriculture comme en forêt, participent à accroître la productivité et les rendements, mais diminuent d'autant les besoins en main-d'œuvre.
L'affaiblissement des secteurs agricole et forestier comme moteurs de développement des communautés rurales a été progressivement compensé par l'essor d'autres fonctions. Activités de transformation, économie du savoir, développement résidentiel, loisirs, tourisme, villégiature, préservation du milieu naturel, mise en valeur des potentiels énergétiques et autres ressources naturelles sont autant de fonctions qui se partagent désormais l'espace rural avec l'agriculture et la foresterie.
L'industrie bioalimentaire occupe une place importante dans la structure économique du Bas-Saint-Laurent. La valeur de sa production est estimée à 780 M$, soit 11 % du PIB régional et 3,2 % du PIB du Québec.
Avec l'urbanisation progressive des centres de peuplement, 15 municipalités ont acquis un statut de ville, dont Rimouski, Rivière-du-Loup et Matane sont de véritables pôles régionaux. D'autres, de plus petites tailles, complémentaires aux villages, desservent en biens et services les territoires ruraux qui les entourent. C'est Amqui, Trois-Pistoles, Dégelis, La Pocatière, Pohénégamook, etc. Les anglophones ont une expression savoureuse pour désigner ces petites villes au cœur de la campagne : « country towns ». Ce réseau de petites et moyennes villes compte une diversité d'entreprises manufacturières et de services, d'institutions d'enseignement et de recherche ainsi que des bureaux décentralisés de l'administration publique qui créent de l'emploi et de la richesse en région.
L'occupation et la vitalité du Bas-Saint-Laurent reposent donc aujourd'hui sur la présence et le développement de cette multifonctionnalité qui ne sont pas sans profiter de la révolution numérique dont un des effets est l'affranchissement de nombre d'entreprises et d'emplois de l'obligation de s'établir dans un grand centre.
Un écart de richesse subsiste toutefois entre les régions intermédiaires et périphériques, comme le Bas-Saint-Laurent, et les régions centrales de la vallée du Saint-Laurent en amont de Montmagny. Cet écart est révélé par les revenus annuels moyens des ménages, les taux de chômage et d'assistance sociale.
Croissance de la population
Après plusieurs décennies de déclin économique et démographique, la région donne des signes de reprise. En 2017, on recensait 199 534 habitant·es dans le Bas-Saint-Laurent. Selon l'Institut de la statistique du Québec (ISQ), la population estimée de la région au 1er juillet 2022 était d'environ 200 500 habitants. Le taux de croissance est en constante augmentation depuis 2017-2019. Cette croissance démographique s'explique principalement par la migration entre les différentes régions du Québec dont profite le Bas-Saint-Laurent.
Il s'agit d'une tendance récente fort encourageante pour la région. En 2017-2018, le solde migratoire interrégional enregistrait une perte de 132 habitant·es suivant plusieurs années de résultats négatifs, ce qui, selon les projections de l'Institut de la statistique du Québec, devait se poursuivre. Or, en 2018-2019, on remarque un renversement de tendance.
Ceci dit, le Bas-Saint-Laurent compte toujours la population la plus âgée du Québec : 28,4 % de la population a 65 ans et plus. Toutefois, l'afflux de jeunes (célibataires, en couple ou en famille) permet d'entrevoir une atténuation de cet effet de vieillissement dans les années à venir.
Les départs constatés depuis mars 2020 dans les régions de Montréal et Laval ne s'expliquent pas seulement par le contexte pandémique. Ils sont l'expression d'un mouvement plus vaste, plus profond, qui amène une partie des citadin·es à fuir les grandes villes, faute de pouvoir y trouver des conditions de vie en accord avec leurs attentes et leurs moyens. La pandémie et les mesures de confinement ont exacerbé une tendance déjà présente depuis près d'une vingtaine d'années et qui va en s'accroissant.
Ces mouvements migratoires témoignent du regain d'intérêt pour les régions, leurs villes et leurs villages. Profitant de ce nouvel engouement pour les régions, le Bas-Saint-Laurent a connu une croissance soutenue de son solde migratoire au cours des vingt dernières années, passant d'un déficit de 1 095 en 2001-2002 à un gain de 1 293 en 2021-2022. Ce dernier gain est inférieur à celui de 2020-2021, mais il demeure supérieur à ceux des années précédentes.
Selon le rapport Regard statistique sur la jeunesse de 2019, les jeunes seraient moins enclins à quitter leur région d'origine qu'auparavant, et celles et ceux qui partent auraient plus tendance à y revenir. Deux principaux constats se dégagent de ce rapport, soit que les jeunes de 15 à 29 ans migrent de plus en plus vers les régions éloignées et que c'est dans la tranche d'âge des 25-29 ans que le flux migratoire est le plus important. Les raisons qui expliquent ces mouvements populationnels sont l'amélioration de la qualité de vie pour fonder une famille, obtenir un emploi ou démarrer une entreprise.
Le dynamisme nouveau qui traverse l'ensemble de la région du Bas-Saint-Laurent se manifeste non seulement sur les plans économique et démographique, mais aussi dans les sphères de la culture, du plein air, de la démocratie municipale, de l'engagement social et de la sensibilité envers les questions environnementales. En témoigne la prolifération des événements artistiques et des mouvements citoyens et participatifs. On constate aussi une volonté de prise en charge accrue du développement régional et local par les élu·es et les acteurs socioéconomiques. La création de la FabRégion est une illustration d'une démarche de mobilisation territoriale pour une plus grande autonomie durable et viable.
Des défis surgissent toutefois pour satisfaire les besoins en logement, places en garderie, soins de santé, transports collectifs intra et interrégionaux, fiscalité locale, aménagement et urbanisme, etc. Sur ce dernier point, les municipalités locales et les MRC devront disposer des moyens et des ressources appropriées pour gérer adéquatement le développement de leurs territoires sous la pression des nouvelles populations.
À coup sûr, le Bas-Saint-Laurent est une région du Québec où il fait bon vivre ! La revitalisation se substitue à la dévitalisation.
Bernard Vachon est professeur retraité du département de géographie de l'UQAM et spécialiste en aménagement et développement territorial.
Photo : Une fillette et un adulte profitent de la vue sur un voilier sur un quai de Rimouski-Est (Michel Dompierre).

La leçon de Sainte-Paule. Une histoire politique des Opérations Dignité

Au début des années 70, le gouvernement du Québec prend la décision de fermer plusieurs villages de l'Est-du-Québec, arguant que ceux-ci ne peuvent répondre aux besoins de leur population. Plusieurs familles s'opposent à la perte de leurs terres et se mobilisent dans ce qui portera le nom des Opérations Dignité pour lutter contre ce déracinement forcé.
Dans le Québec rural, il se trouve que des institutions ont été conçues et développées au siècle dernier dans la foulée de combats politiques menés par les mouvements sociaux ruraux afin justement d'accroître la maîtrise des communautés sur leur propre destin. Le Bas-Saint-Laurent est probablement l'endroit au Québec où l'on a poussé le plus loin les initiatives de développement local et régional. Pour cela, la mise en place de ces institutions a constitué un moment lumineux d'expérimentation sociale, dont l'histoire est susceptible d'alimenter les réflexions stratégiques sur l'avenir des territoires ruraux.
« Chez nous, c'est chez nous »
Nous pouvons faire remonter cette histoire à l'un de ses moments les plus significatifs. Un mois avant la crise d'Octobre, en 1970, des citoyen·nes d'un peu partout dans la région ont convergé vers l'église du village de Sainte-Paule, dans le haut pays du Bas-Saint-Laurent. Cette mobilisation populaire, animée par une élite locale ayant pris le parti de leur coin de pays, visait à préparer une riposte collective à un processus de rationalisation du territoire de tout l'Est-du-Québec. Ce processus s'était traduit par une première vague de fermetures de dix villages agroforestiers du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie en 1969. Une autre allait suivre peu de temps après, de 1970 à 1972. Un rouleau compresseur était en marche et il fallait l'arrêter.
Mais pourquoi ces fermetures ? Alors appelés « paroisses marginales », ces villages étaient jugés inaptes à répondre aux besoins à long terme de leurs habitant·es par les équipes du Bureau d'aménagement de l'Est-du-Québec (BAEQ), un organisme du gouvernement du Québec. On proposait à ces habitant·es d'être relocalisé·es dans des centres urbanisés de la région, dans des maisons construites spécifiquement pour cela. Si des familles s'étaient résignées, d'autres se sont accrochées pendant un temps, avant d'être contraintes d'accepter l'offre de relocalisation. Des milieux de vie ont ainsi été disloqués et des villages ont été démolis par les mains de celles et ceux qui les avaient bâtis trente années plus tôt.
Si l'économie de ces paroisses était peu diversifiée et ces villages parvenaient encore difficilement à offrir des perspectives intéressantes à sa jeunesse, ce n'était pas par manque de volonté ou d'ingéniosité de cette dernière. Ces établissements situés aux limites de l'écoumène habité avaient été ouverts à la colonisation dans les années 1930 sans avoir les moyens nécessaires pour se développer. Des familles entières avaient été invitées à s'installer dans ces « pays neufs », avec l'agriculture pionnière comme principale activité « économique ». Un râteau, une hache, au revoir et bonne chance. En dépit de l'omniprésence des massifs forestiers sur le territoire, leur accès était réservé à quelques grandes compagnies de pâte et à des clubs de villégiature fréquentés par des Américain·es, limitant substantiellement les possibilités de développer une économie forestière diversifiée. Ainsi, loin d'être une fatalité, la situation des « paroisses marginales » dans les années 1950 et 1960 était le fruit d'une série de choix économiques et politiques qui empêchaient d'avance leur essor.
C'est précisément pour dénoncer ces choix qui culminaient maintenant dans la fermeture des villages qu'une première grande assemblée citoyenne eut lieu à Sainte-Paule en 1970 afin de donner du mordant et de la structure à ce mouvement de résistance rurale. Non seulement s'agissait-il d'arrêter le rouleau compresseur des relocalisations, mais il était surtout question d'avancer des propositions d'institutions destinées à donner aux localités une maîtrise de leur développement. Loin de se laisser abattre, les habitant·es du haut pays ont misé sur l'action politique de long terme, qui allait osciller entre conflictualité, concertation et pédagogie sociale. C'est ainsi qu'a pris forme un mouvement social rural que l'on a surnommé les Opérations Dignité.
Un autre modèle de développement
L'assemblée générale rurale qui eut lieu à Sainte-Paule entraîna toute une série d'actions politiques allant des manifestations spontanées à la création de comités locaux d'animation et de formation. Une autre grande assemblée populaire eut lieu à Esprit-Saint en 1971, et une troisième en 1972 à Les Méchins, lesquelles furent respectivement baptisées Opérations Dignité 2 et 3.
Les Opérations Dignité avaient plusieurs forces. L'une d'entre elles était de se concevoir comme un pilier de transformation de la société et de l'économie. Les Opérations Dignité ont très tôt proposé la création d'institutions susceptibles de donner à la ruralité québécoise en général et bas-laurentienne en particulier des leviers de maîtrise de son avenir. Ces institutions étaient pensées comme l'amorce d'un autre modèle de développement, qui romprait aussi bien avec le tout au marché qu'avec le tout à l'État. On proposa notamment :
* l'élaboration d'un cadre favorisant le développement de fermes forestières, en permettant l'accès spécifique aux forêts publiques de proximité ;
* la mise sur pied d'organismes de gestion en commun des ressources naturelles des localités pour un réinvestissement prioritaire dans la région ;
* la mise à la disposition des communautés de capitaux patients destinés à financer sur le long terme des projets structurants pour l'économie et la vitalité des villages ;
* des règles pour faciliter le regroupement des propriétaires de lots forestiers privés afin qu'ils puissent mutualiser des moyens pour soutenir la viabilité de leurs exploitations et contribuer à la vitalité de leurs villages ;
* la décentralisation des lieux de décisions politiques vers les paliers régionaux du Québec, afin que les communautés puissent davantage agir par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Beaucoup de ces propositions sont restées lettre morte ; d'autres ont été mises en œuvre. C'est le cas notamment des Groupements forestiers de l'Est, destinés à réunir des propriétaires de lots privés, mais aussi des Sociétés d'exploitation des ressources (SER). Mentionnons aussi que des mécanismes renforçant la viabilité des fermes de petite taille et les capacités de négociation des agriculteurs vis-à-vis l'industrie ont été adoptés dans la foulée des Opérations Dignité.
Il est clair que le modèle alternatif de développement que visaient les forces vives du mouvement ne s'est pas concrétisé : l'essoufflement des troupes, l'exode rural continu, la puissance des intérêts des compagnies privées et la situation constitutionnelle du Québec ont miné les assises de cette révolution tranquille espérée de la ruralité. Cela dit, les Opérations Dignité ont laissé dans la région des traces profondes qui sont encore visibles aujourd'hui. L'une d'entre elles est une culture de la concertation et de la participation, qui se manifeste dans plusieurs domaines et secteurs de la vie du Bas-Saint-Laurent.
Que sont devenues les institutions de la ruralité ?
Des bilans de cette période ont été faits par plusieurs personnes impliquées de près ou de loin dans ce mouvement. Ces bilans sont importants : ils permettent de transmettre la mémoire des combats qui ont façonné la société à laquelle nous appartenons. Comme le suggère indirectement la devise du Québec que l'on retrouve sur les plaques automobiles, l'oubli accroît l'aliénation. Cela dit, il nous semble qu'un volet de ce bilan reste à faire, soit celui de l'évolution récente des institutions économiques issues de ce mouvement. Avec la transition écologique comme horizon, tout devra être questionné. Il s'agit d'institutions qui ont été créées pour soutenir le développement endogène du milieu, combattre la dévitalisation et défendre un autre modèle où prime l'habitation du territoire sur l'extraction des ressources naturelles.
À ce titre, le cas des Groupements forestiers vient spontanément en tête. À bien voir comment ont évolué certains de ces groupements, il semble qu'ils se sont progressivement retournés contre la raison fondamentale qui les a fait naître. De moyens mis à la disposition des propriétaires de lots pour favoriser la pérennité de leurs entreprises ainsi que de leurs communautés, des groupements sont devenus dans certains cas des agents de déstructuration des milieux. Certains groupements sont ainsi très actifs sur le marché des terres forestières en achetant plusieurs lots, contribuant du même coup à la hausse moyenne du prix des terres et compétitionnant directement avec des candidates et candidats de la relève. Il s'agit là de vrais problèmes.
Les institutions issues d'une revendication pour la justice et la poursuite du bien commun sont constamment menacées d'être détournées des intentions initiales qui les ont fait naître. La normalisation du néolibéralisme, la puissance de l'imaginaire anglo-américain valorisant la propriété privée et disqualifiant la poursuite de l'intérêt général ont accru cette menace. Face à cela aussi bien qu'à la situation qui prévaut dans les grandes organisations ou vis-à-vis la crise écologique, il faut écouter la leçon de Sainte-Paule : la politique est la seule alchimie qui puisse métamorphoser une situation menaçante en une occasion de changer le monde.
François L'Italien, Institut de recherche en économie contemporaine

Souveraineté et autonomie alimentaires menacées

Les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres et ils s'intensifient significativement depuis une quinzaine d'années. De grands investisseurs (parfois étrangers) s'approprient nos terres.
La production agricole en région nordique représente tout un défi, puisque les coûts de production y sont plus élevés et que le rendement des cultures ne peut rivaliser avec celui des régions du sud. À première vue, le terreau semble peu fertile pour la capitalisation foncière chez nous. Sachez qu'il n'en est rien. Le Québec n'y échappe pas et ces phénomènes s'accentueront dans l'avenir, notamment au Bas-Saint-Laurent. L'achat de terres par de gros exploitants locaux, des non-résident·es ou des non-agriculteur·trices peut-il fragiliser notre souveraineté et notre capacité à gagner en autonomie d'un point de vue alimentaire ?
Oui. D'après François L'Italien [1], chercheur à l'Institut de recherche en économie contemporaine, les régions visées encourent une déstructuration de leurs communautés, une augmentation des pressions financières et commerciales sur le foncier et une fragilisation générale du secteur agricole. Qu'en est-il réellement ? Comme société (et région !) qui cherche à gagner en autonomie, sommes-nous réellement sensibles à ce qui se joue devant nos yeux ?
Phénomène mondial
L'intérêt des investisseur·es pour le secteur agricole s'accroit significativement à partir de 2005, où le mouvement de fond s'accélère dans le contexte de la crise financière de 2008. Les crises socioéconomiques qui s'entrechoquent alors restructurent l'économie mondiale. Selon L'Italien, « la crise financière de 2008 a généré les conditions pour une véritable “ruée” vers les terres considérées avec raison comme une valeur refuge par les gestionnaires de fonds en temps de crise. » L'Italien nous apprend qu'en seulement cinq ans, soit de 2005 à 2010, le nombre d'hectares transigés annuellement passe de 2,8 millions à 8,3 millions… une augmentation vertigineuse de 296 % ! Même si ces transactions touchaient principalement les pays du Sud global comme des pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud, elles n'épargnent pas des territoires du Québec comme le Bas-Saint-Laurent, surtout en raison des changements climatiques. L'attrait des régions tempérées riches en eau ne fera qu'augmenter.
Des agriculteur·rices actif·ves sur les marchés
Dans une étude réalisée en collaboration avec le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations [2], on fait le constat que ce sont majoritairement les agriculteurs et agricultrices qui transigent sur les marchés fonciers agricoles québécois. Plus récemment, dans un ouvrage écrit par Debailleul et Mundler (2018) [3], le constat demeure le même. Au Bas-Saint-Laurent, les fermes bien établies (principalement laitières) cherchent à consolider leurs activités en prenant de l'expansion. Cette demande soutenue des exploitations agricoles pousse inévitablement les prix à la hausse, induisant une forte surenchère.
Dans un article de La Presse paru en février dernier, on fait mention des terres qui s'envolent à prix d'or. Selon le plus récent bilan de Financement agricole Canada, la hausse sur les 20 dernières années a atteint le taux stratosphérique de 474 % ! À titre d'exemple, le prix des terres situées en Montérégie, terres parmi les plus fertiles du Québec, est passé de 11 431 $ à plus de 44 460 $ l'hectare en 2023. À ce prix, les revenus tirés de ces dernières ne peuvent plus couvrir la valeur marchande ou l'emprunt nécessaire pour en faire l'acquisition : le « potentiel agronomique » est désormais dépassé ! Peu importe, les actifs de grande valeur déjà détenus par les agriculteurs agissent comme garanties… au plus fort la poche ! La situation peut sembler moins criante au Bas-Saint-Laurent en raison du coût inférieur des terres. Néanmoins, alors que le prix moyen des terres du Québec en 2022 bondissait de 10 %, celui du Bas-Saint-Laurent augmentait de 9,3 %, pour une valeur moyenne de 9 250 $ l'hectare. À ce rythme, la situation bas-laurentienne ne sera bientôt plus étrangère à celle de la Montérégie. N'oublions pas que le « potentiel agronomique » de notre région est bien inférieur à celui de plusieurs autres régions du Québec.
De nouveaux acteurs financiers non-agriculteurs
Les actifs agricoles font maintenant partie de la liste des marchés à fort potentiel de rendement. Les premières transactions documentées au Bas-Saint-Laurent datent de l'automne 2015. On y fait mention d'acquisitions dans la région du Kamouraska par le fonds d'investissement PANGEA et de possibles acquisitions dans le secteur de la Mitis. Ailleurs au Québec, en Abitibi-Témiscamingue notamment, Radio-Canada rapportait en 2019 que le taux de propriété des non-agriculteurs représentait, seulement pour cette région, plus de 14 % des terres, soit une superficie de plus de 12 000 hectares.
Qu'ils s'agissent de fonds d'investissement ou de sociétés d'acquisition, c'est l'épargne capitalisée des ménages des pays industrialisés qui est mobilisée. Que le modèle retenu par ces investisseurs soit la location (ex. PANGEA, Gestion AgriTerra inc., le FIRA), l'exploitation directe (ex. Fonds de pension des employés de la Banque Nationale) ou l'intégration (ex. Partenaires agricoles S.E.C.), l'épargne des travailleur·euses est mobilisée pour une seule raison : faire des gains en capitaux sur le long terme. Et les investisseurs étrangers dans tout ça ? On semble n'avoir que les rumeurs d'acquisitions par des groupes d'intérêts chinois à se mettre sous la dent. Croyez-le ou non, on ne collecte pas les données sur la nature des propriétaires de terres agricoles. Le registre foncier du Québec les concernant ne le prévoit pas. On semble d'avis que l'accaparement des terres agricoles par des groupes d'intérêts, locaux ou étrangers, demeure marginal pour le moment. Pour plusieurs spécialistes, nous devons plancher sur la création d'une base de données sur la propriété agricole et sur les transactions foncières agricoles avant toute autre évaluation. C'est d'ailleurs la principale recommandation issue des audiences publiques de la Commission de l'agriculture, des pêcheries, de l'énergie et des ressources naturelles (CAPERN) tenue en 2015. Est-ce utile de rappeler que nous sommes en 2023 et que cette base de données n'existe toujours pas ?
Relève menacée
Hors de contrôle, la financiarisation des actifs agricoles pourrait sérieusement compromettre notre souveraineté et notre autonomie alimentaire. On peut très bien imaginer le pire et particulièrement en l'absence de relève. Qu'elle soit apparentée (enfants ou membres plus éloigné·es de la famille) ou non, l'intérêt des plus jeunes à reprendre la gestion des exploitations agricoles n'a jamais été si bas… Allons-y avec un exemple fictif simple. Supposons que Maurice et Gisèle désirent vendre leurs terres et que ces dernières constituent leur unique fonds de pension. En l'absence de relève, ils se tournent vers le marché pour trouver un acquéreur. Parmi ces potentiels acquéreurs, il y a la ferme voisine, un fonds d'investissement privé et un couple qui désire démarrer une ferme familiale.
Vous comprendrez que le contexte agricole et économique actuel ne favorise en rien le démarrage d'une nouvelle ferme familiale de proximité. La partie se jouera entre la ferme voisine et l'investisseur privé. Cette situation entraînera sûrement une surenchère qui, au mieux, maintiendra les prix actuellement élevés ou, au pire, propulsera de nouveau les prix à la hausse. Si la ferme remporte la bataille, elle verra sa taille augmenter, éloignant toujours davantage les potentielles relèves, puisque sa valeur croissante la rendra toujours plus difficilement transférable.
Si, en revanche, les terres sont avalées par le fonds d'investissement, l'objectif premier sera de capitaliser. Dans cette optique, produire localement pour nourrir et dynamiser la communauté au risque de concéder du rendement n'est pas une option. Comme le décrit L'Italien, « la financiarisation de l'économie a généralisé le développement des pratiques spéculatives portant sur les biens dits “de base” dont font partie les produits et actifs agricoles ». Depuis 2005, les investisseurs sont à la recherche de placements dans des catégories d'actifs sûrs leur permettant d'échapper à la volatilité des marchés.
Mobilisé·es pour l'Avenir !
Notre nordicité et nos lois en matière agricole ne constituent pas des remparts absolus contre la financiarisation. C'est à ce moment, quand tout nous parait joué, que des solutions porteuses d'avenir doivent s'imposer. C'est notamment le cas de l'ambitieux projet bas-laurentien FabRégion. Mené par le Living Lab en innovation ouverte (LLio) du Cégep de Rivière-du-Loup depuis 2020, il vise à atteindre 50 % d'autonomie locale dans les secteurs de la consommation alimentaire, énergétique et de biens manufacturés d'ici 2054. Parions que les regards seront tournés vers notre région pour suivre de près cette initiative unique au Canada. Ce que nous pourrions espérer, à tout le moins, c'est le maintien d'un certain équilibre entre investisseurs privés, fermes de grande taille et fermes familiales de proximité. Le pire des scénarios serait sans conteste des terres en friches se multipliant dans tout le Québec.
Au Bas-Saint-Laurent, les terres en friche ne manquent pas. Conserver les terres en production demeure une priorité. En ce sens, une alternative prometteuse inspirée des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER), implantées en France dans les années 1960, mérite notre attention. Les SAFER ont été créées dans le but d'acquérir des terres agricoles et de les subdiviser au bénéfice de l'agriculture familiale et ainsi faciliter l'accès à la propriété. Notez que cette politique n'interdit pas explicitement l'achat de terres par des investisseurs, mais voit à favoriser un groupe précis d'acheteur·euses, soit la relève. L'Italien et Laplante [4] proposaient en 2012 la mise en place d'une Société d'aménagement et de développement agricole du Québec (SADAC). Selon eux, la création d'une telle société constituerait une réponse institutionnelle forte pour freiner les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres tout en favorisant l'installation d'une relève.
Peu importe le modèle, rentabiliser les activités d'une ferme est un défi de taille. La fragilité financière constante et les heures de travail incalculables ont raison de plusieurs d'entre nous chaque année. Qu'il soit physique ou psychologique, l'épuisement finit souvent par éroder la passion. Le contexte socioéconomique actuel exacerbe plus que jamais cet état de fait. Alors que le rapport au travail est en pleine mutation et que l'endettement n'épargne aucun projet d'établissement, comment transmettre notre savoir-faire sans sombrer dans le pessimisme ? Et d'ailleurs, à qui le transmettre ? Le manque criant de relève n'est certainement pas étranger aux conditions du métier. Et que dire du manque généralisé de main-d'œuvre ? Alors que les changements climatiques bouleversent déjà notre capacité à s'approvisionner en denrées, l'avenir m'apparait incertain. J'ose imaginer que la mobilisation des acteur·rices du Bas-Saint-Laurent jouera un rôle déterminant. J'ose imaginer qu'ils nous sensibiliseront à l'importance de ces enjeux avant qu'il ne soit trop tard.
[1] François L'Italien, « L'accaparement des terres et les dispositifs d'intervention sur le foncier agricole. Les enjeux pour l'agriculture québécoise », Institut de recherche en économie contemporaine, 2012.
[2] Jean-Philippe Meloche et Guy Debailleul, « Acquisition des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. Ampleur, causes et portée du phénomène. » CIRANO, 2013.
[3] Guy Debailleul et Patrick Mundler, 2018. « Terres agricoles : entre propriétés privées et enjeux communs. Une réflexion sur les logiques d'accaparement et de concentration des terres agricoles ». Dans Lyne Letourneau et Louis-Étienne Pigeon, L'éthique du Hamburger. Penser l'agriculture et l'alimentation au XXIe siècle. Québec, Presses de l'Université Laval, pp. 235-272.
[4] François L'Italien, Robert Laplante, La Société d'aménagement et de développement agricole du Québec : une mesure d'initiative pour renforcer la vocation et le contrôle du domaine agricole, Rapport de recherche de L'IRÉC, Institut de recherche en économie contemporaine, 2012, 59 p.
Donald Dubé est producteur et copropriétaire de la ferme maraîchère Le Vert Mouton de Saint-Valérien-de-Rimouski.
Photo : Au coin du chemin du Canada et de la route du Chômage, à Saint-Juste-du-Lac, dans le Témiscouata (Michel Dompierre).

L’économie circulaire : une transition en cours vers un modèle plus soutenable ?

L'économie circulaire permet de redéfinir notre mode de production et de consommation pour limiter l'utilisation de ressource et protéger les écosystèmes. Elle diffère de l'économie linéaire qui se caractérise par la chaîne de valeur suivante : extraire, fabriquer et éliminer. Pour une économie alternative, il s'agit de récupérer ce qui se perd comme énergie dans la production ou qui se retrouve à la fin du cycle pour le réinvestir. Au Bas-Saint-Laurent, ce modèle économique s'implante à travers de nombreuses initiatives citoyennes.
Chaque année au Québec, près de 271 millions de tonnes de ressources entrent dans les systèmes de production et de consommation, soit un niveau supérieur à la moyenne canadienne. Or, seulement 3,5 % de ces ressources sont dites « circularisées » en 2022. Pour remédier à cette situation, nous devons réduire cette consommation insoutenable des ressources. C'est pourquoi il est pertinent de s'interroger sur le sujet suivant : peut-on miser sur l'économie circulaire pour réduire notre consommation de manière viable à long terme ?
Économie circulaire et décroissance
À première vue, il serait erroné de voir l'économie circulaire comme une voie d'accès vers la décroissance. L'économie circulaire vise plutôt un découplage de la croissance économique et de la consommation grandissante de ressources naturelles. Valoriser ses matières résiduelles ou implanter des mesures d'efficacité énergétique n'empêche pas une entreprise de faire des profits ou d'être en croissance, bien au contraire.
En revanche, l'économie circulaire peut être vue comme une solution transitoire de transformation économique et sociale qui guide les acteurs économiques vers l'atteinte d'objectifs de la décroissance. L'économie circulaire introduit des concepts fondamentaux partagés par l'approche axée sur la décroissance, comme la mutualisation ou la coopération. En cela, l'économie circulaire permet aux entreprises de déroger du cadre économique dominant reposant sur l'extraction d'une ressource, la transformation et la vente de celle-ci, résultant en bout de piste par la production d'un déchet et/ou de gaz à effet de serre. Elle permet une sensibilisation des acteur·rices, les invitant à remettre en question les façons de faire dans l'ensemble du cycle économique (extraction, production, transformation, consommation, fin de vie).
Pour être réellement compatible avec la décroissance, il faut cependant que les gains d'efficacité engendrés par l'économie circulaire soient réinvestis en actifs immatériels, par exemple en temps de repos, et non en production supplémentaire. Plus concrète et socialement acceptée que la décroissance, l'économie circulaire peut donc être comprise comme une étape essentielle qui peut conduire nos sociétés vers une transformation beaucoup plus large de nos façons de vivre.
Quelques exemples au Bas-Saint-Laurent
Il existe au Bas-Saint-Laurent une forte culture axée sur la concertation, les circuits courts, la valorisation des matières et le partage de ressources. Aujourd'hui, cette mentalité s'incarne de plusieurs façons à travers des projets menés tant par la communauté bas-laurentienne que par des entreprises et OBNL de notre région.
Par exemple, le Bas-Saint-Laurent est le premier territoire canadien membre du regroupement mondial Fabcity, un large réseau de villes et de territoires autosuffisants. Nommé FabRégion Bas-Saint-Laurent, cette démarche mobilise un grand nombre d'acteur·rices, (élu·es, citoyen·nes, expert·es et institutions de recherche) dans le but d'atteindre d'ici 2054 un seuil d'autosuffisance de 50 % de nos consommations. Après un diagnostic de la situation réalisé en 2021-2023, la seconde phase 2023-2026 visera à passer à l'action en mettant en œuvre des projets d'autosuffisance territoriale dans les différents axes de travail suivants : se vêtir, se nourrir, se transporter et se loger.
On retrouve aussi une grande concertation régionale sur les plastiques agricoles (notamment les plastiques employés pour l'ensilage), puisque le Bas-Saint-Laurent se classe au troisième rang des régions utilisatrices au Québec, avec près de 1000 tonnes de plastique agricole produit annuellement. Un projet débuté en 2021, piloté par Élyme Conseils, a permis de mettre en relation l'ensemble des acteur·rices de la chaîne de valeur afin de déterminer comment réduire à la source leur utilisation par de meilleures pratiques et comment améliorer le taux de recyclage de ces matières. La situation est d'autant plus urgente à traiter que ce taux de récupération est actuellement de seulement 10 % (le reste se retrouvant à l'enfouissement ou à la valorisation énergétique) et qu'une règlementation provinciale va encadrer prochainement leur gestion et obliger l'atteinte de cibles plus ambitieuses d'ici juin 2023.
À une échelle plus locale, un projet de Synergie Matanie est en cours d'implantation à Matane pour réaliser un incubateur d'entreprises en économie circulaire dans une usine laissée à l'abandon depuis 2012, l'usine RockTenn. Ce projet implique la réhabilitation complète du site (décontamination, réhabilitation des installations et partage de l'espace) pour permettre de démarrer des entreprises et des projets innovateurs dans un environnement conçu pour générer des symbioses industrielles. Ce projet est novateur dans son concept puisqu'il envisage d'autres perspectives que la construction de nouveaux bâtiments, celle de la valorisation des « verrues urbaines » comme solutions à la crise du logement que la plupart des régions du Québec connaissent actuellement.
Enfin, on retrouve aussi des entreprises qui innovent en économie circulaire en trouvant des débouchés pour des sous-produits. C'est le cas par exemple de l'entreprise Ellipse conservation, qui revalorise des résidus d'épicerie pour les transformer en collation à partir d'un processus de lyophilisation.
Freins et perspectives d'avenir
Les initiatives foisonnent au Bas-Saint-Laurent pour mettre en place des produits et services faits par et pour la communauté dans le but de tendre vers une carboneutralité et une forte autonomie régionale. De plus en plus d'entrepreneur·euses, d'élu·es municipaux et de citoyen·nes sont conscient·es des gains économiques et sociaux que l'économie circulaire peut apporter à leur entreprise.
La croissance économique a apporté au Québec une prospérité qui profite beaucoup à de nombreuses industries. Toutefois, pour faire face aux enjeux socioéconomiques et environnementaux propres à notre époque, un changement de paradigme doit s'opérer. Il nous faut, pour reprendre la définition du développement durable de Gro Harlem Brundtland, présidente de la commission mondiale sur l'environnement et le développement, « répondre à nos besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Maximiser le potentiel de circularité de l'économie québécoise nous semble une avenue porteuse pour respecter un tel engagement au regard du défi important qu'il reste encore à surmonter.
Pour y arriver, il importe de faire lever les nombreux freins qui empêchent de prendre le virage vers l'économie circulaire. Ceux-ci sont souvent de nature financière ou règlementaire. Par exemple, concernant les plastiques agricoles au Bas-Saint-Laurent, la plupart des municipalités régionales de comté (MRC) et producteur·rices de la région souhaiteraient s'aligner vers des collectes porte à porte par conteneur qui permettent d'atteindre les cibles gouvernementales de manière pérenne. Or, que faire lorsque la nouvelle réglementation implantée ne tient pas compte des meilleures pratiques du secteur, de la volonté de plusieurs organisations du milieu, et rend le financement de telles initiatives plus difficiles qu'auparavant ? Il faut mobiliser les acteur·rices après coup pour faire adopter des ajustements aux règlements. D'ailleurs, un tel front commun s'est mis en place au cours des dernières semaines et des discussions en ce sens sont en cours pour obtenir gain de cause au niveau provincial. Cette situation est contre-productive et constitue une déplorable perte de temps. Et elle n'est malheureusement pas isolée ! Pour la valorisation des résidus de viande, par exemple, des initiatives technologiques existent et permettraient de réduire le volume de ces résidus de 80 %, mais ce sont des normes sanitaires qui bloquent la réalisation de projets pilotes en ce sens.
En tant qu'organisme d'accompagnement, on se demande comment soutenir les entreprises de manière pérenne alors que le financement du gouvernement est alloué au projet, et non à la mission. La transition vers une économie plus propre et durable exigera de nos gouvernements et des institutions publiques une grande proactivité et un soutien continu envers les acteurs locaux qui sont beaucoup plus disposés qu'on le pense à changer les façons de faire. Cela passera donc par une reconnaissance du travail des organismes d'accompagnement en développement durable.
Jean-Michel Coderre-Proulx, Abigaelle Dussol et Évariste Feurtey, Élyme conseils, Organisme spécialisé en développement durable basé à Rimouski
Photo : La pêcheuse de crabe Louise Lemay durant une sortie sur le crabier, un matin de printemps. Années 1990, au large de Rimouski. Au loin, on voit l'île Saint-Barnabé (Michel Dompierre).

Saint-Valérien. De la saine réintégration du politique dans le social

Contrairement à plusieurs villages ruraux, la municipalité de Saint-Valérien résiste à la dévitalisation. Chaque année, de nouveaux ménages s'y installent et les initiatives citoyennes foisonnent, appuyées par les élu·es municipaux. Si bien que des gens d'un peu partout font la route pour venir comprendre le secret des irréductibles Valérienois·es.
Mentionnons d'abord la culture d'entraide et le savoir-faire transmis de génération en génération entre les familles y travaillant la terre depuis plus de 135 ans et les nouveaux ménages venus y élire domicile plus récemment. Puis, les organismes locaux et les propriétaires d'entreprises ont toujours pris part à la vie communautaire, ce qui donne lieu à des échanges intra et intergénérationnels. Par exemple, le groupe de la Tire de tracteurs antiques supporte financièrement les activités parascolaires, parmi lesquelles des ateliers d'artisanat donnés par les dames du Cercle de Fermières. Ces dernières se réjouissent de la compagnie des jeunes, parmi lesquel·les certain·es rendront éventuellement la pareille par de menus travaux ou lors de corvées dans les champs.
Ensuite, comme en témoignent plusieurs initiatives au fil des ans, un souci de prendre soin du territoire est présent depuis longtemps. Le Cercle des jeunes naturalistes dans les années 30, la Fête des Arbres instiguée dans les années 40, l'école Saint-Rosaire inscrite comme Établissement Vert Brundtland dans les années 2000, la Fête des semences et le renouvellement de politiques de développement durable sont quelques exemples parmi d'autres de ces initiatives citoyennes qui traversent les époques.
Pouvoir envisager une vie bonne
La combinaison de la culture d'entraide à échelle humaine, de l'accès au patrimoine naturel et des engagements municipaux pour en prendre soin, ainsi que la proximité d'une ville de services comme Rimouski attirent les nouveaux ménages en quête d'une vie bonne. Une fois installés, ils trouvent rapidement des groupes et activités d'intérêt par lesquels s'ancrer. Jadis, cet ancrage se faisait en grande partie par le biais de l'église. Aujourd'hui, cela passe beaucoup par le Centre communautaire.
La conversion de l'église en centre communautaire a été un processus éprouvant, parfois tendu, qui a permis de maintenir un lieu central essentiel à la rencontre. Sa gestion étant assumée par les citoyen·nes impliqué·es dans les organismes communautaires locaux, ce lieu est devenu un commun où convergent et émergent un éventail d'activités culturelles, culinaires, nourricières, sportives, festives, éducatives, intérieures, extérieures, pour les enfants, les parents, les grands-parents et, parfois, tout cela en même temps. La liberté et la responsabilité de s'organiser permettent la création de projets qui alimentent l'appareil municipal, lequel voit une motivation à appuyer les initiatives citoyennes.
Cette dynamique entre le communautaire et le municipal, enrichie par la rencontre entre la tradition et le renouveau, permet au politique de regagner lentement mais sainement le social. Évidemment, nous ne sommes pas à l'abri des flammèches, mais le choc des idées garde la communauté bien vivante.
Photo : Les cabanes de pêche apparaissent en hiver sur la banquise du Saint-Laurent, à l'embouchure de la rivière Rimouski. Selon la température, la pêche à l'éperlan s'étend sur trois semaines ou un mois chaque année (Michel Dompierre).

De « Coule pas chez nous » à « Roule pas chez nous ». Une histoire de résistances

Les militant·es bas-laurentien·nes n'en sont pas à leur premier rodéo : l'industrie pétrolière canadienne reluque depuis longtemps ses berges et ses vallons pour y faire couler ou étaler du bitume. Comment une poignée de militant·es écologistes a-t-elle mis à genoux un géant de l'industrie ?
Au début des années 2000, le Bas-Saint-Laurent est à l'avant-plan de la lutte contre les mégaporcheries. Au Kamouraska, l'Union paysanne vient de voir le jour et mène une guerre de tranchées contre l'industrie porcine ! Elle réussira à éviter le pire en mobilisant toute une population effrayée à l'idée de voir cette industrie polluer l'air, le sol et l'eau si précieuse à la qualité de vie de celles et ceux qui habitent ce territoire.
À l'automne 2002, un peu plus à l'est sur la Rivière Trois-Pistoles, un groupe de personnes déterminées, dont je faisais partie, décide de s'opposer à la privatisation et au bétonnage de nos rivières en occupant le chantier de construction du barrage nuit et jour. À cette époque, près de 36 projets de petites centrales hydroélectriques privées devaient voir le jour et venir enrichir plusieurs des firmes d'ingénieurs qu'on a vues défiler à la Commission Charbonneau quelques années plus tard. Ce programme de petits barrages était en fait un bon moyen de venir remercier ces firmes qui enrichissaient les partis politiques par la technique des prête-noms. Ces derniers leur retournaient l'ascenseur en échange de petits cadeaux sous forme de projets énergétiques avec un prix d'achat garanti par Hydro-Québec Distribution.
Après une mobilisation citoyenne à la grandeur du Québec et la mise en place de la campagne « Adoptez une rivière », le gouvernement Landry refusait toujours de reculer. Par l'action directe, soit le blocage du chantier et son occupation pendant 40 jours par les militant·es écologistes, la médiatisation du dossier de la Rivière Trois-Pistoles prit une ampleur nationale. La pression populaire se fit sentir jusqu'à l'Assemblée nationale et le gouvernement n'eut d'autre choix que de mettre fin à ce programme de copinage déguisé en développement économique régional. Encore une fois, le Bas-Saint-Laurent était la figure de proue d'un mouvement national pour la protection du territoire. Des dizaines de rivières furent sauvées du bétonnage !
Cacouna et Trans-Canada : jamais deux sans trois
Au début des années 80, Trans-Canada a déjà dans ses cartons l'idée d'utiliser le port de mer en eau profonde de Gros-Cacouna comme port méthanier. Ce projet, complètement fou, avait même réussi à obtenir l'approbation du BAPE de l'époque, mais était finalement tombé à l'eau. Le projet qui comprenait une exploitation gazière dans le Grand Nord de l'Arctique était jugé trop risqué techniquement et financièrement pour aller de l'avant. En 2005, Trans-Canada est de retour à Cacouna avec Petro-Canada comme partenaire, et propose cette fois-ci d'importer du gaz russe liquéfié et de le transporter aux États-Unis par gazoduc.
La population locale est divisée : d'un côté, on s'inquiétait de la sécurité et de la protection du territoire ; de l'autre, on était attiré par les promesses d'un eldorado économique que faisait miroiter la compagnie. Le projet nommé à l'époque Énergie Cacouna recevra également le OK du BAPE et laissera beaucoup d'amertume chez les citoyen·nes de la municipalité qui, par un référendum serré, s'étaient positionné·es en faveur du projet. La persévérance des habitant·es de Cacouna qui s'opposaient à Trans-Canada aura toutefois permis d'éviter le pire en retardant le début de la construction du terminal méthanier. Ce délai fit en sorte qu'au début 2008, Gazprom annonce qu'il retire ses billes des projets Rabaska à Beaumont et d'Énergie-Cacouna en tant que fournisseur de gaz naturel, anéantissant les espoirs des promoteurs. La découverte du gaz de schiste aux États-Unis sera le prélude d'un gigantesque boom gazier qui rendra obsolète l'importation du gaz naturel provenant de Russie, évitant du même coup les deux éléphants blancs que seraient devenus ces ports méthaniers.
En 2013, lorsque Trans-Canada annonce son retour à Cacouna, cette fois pour construire un port pétrolier voué à l'exportation des sables bitumineux, la population locale est pour une troisième fois prise en otage. Dans la communauté, très peu de gens osent lever la main pour reprendre une autre bataille, car les cicatrices des luttes précédentes ne sont pas encore guéries. C'est alors que commence l'une des plus belles luttes environnementales de l'histoire du Québec, qui finira par faire plier bagage à ces cowboys de l'Ouest venus cavalièrement tenter de dérouler leur tuyau de bitume pour exporter leur pétrole sale à travers Cacouna.
Une large mobilisation
Depuis quelques mois déjà s'activait un groupe au Kamouraska qui militait contre le projet Énergie Est et son projet d'oléoduc à 14 milliards de dollars. Ce groupe deviendra l'initiateur du mouvement « Coule pas chez nous », qui ne tardera pas à faire des petits au Témiscouata et tout le long du tracé de l'oléoduc traversant le Québec. Le 10 mai 2014, lors du lancement de la campagne « Coule pas chez nous » à Cacouna, se met en branle simultanément la Marche des peuples pour la terre mère. Cette grande marche de sensibilisation réunit plus d'une centaine de marcheur·euses, qui, parti·es de Cacouna, termineront leur périple de 700 km 34 jours plus tard à Kanehsatake. Cette marche contribuera à renforcer le mouvement anti-oléoduc et à réseauter les activistes de partout au Québec qui sont affecté·es et qui luttent contre ce projet.
À Rivière-du-Loup, les Pétroliques Anonymes sont également à l'affût, tout comme « Prospérité sans pétrole » et « Non à une marée noire dans le Saint-Laurent », deux groupes très actifs à Rimouski. Un groupe de Trois-Pistoles financé par Greenpeace organise une vigile citoyenne qui fera de la surveillance en kayak de mer et à partir de la montagne de Gros-Cacouna pour observer les travaux de relevés sismiques dans la pouponnière des bélugas. Cette surveillance, avec l'aide juridique du Centre québécois du droit à l'environnement, permettra de détecter plusieurs infractions au certificat d'autorisation environnementale de Trans-Canada qui, par la voix de son porte-parole Philippe Canon, se targuait de respecter les plus grands standards de sécurité environnementale. Ces groupes du Bas-Saint-Laurent iront chercher l'appui de nombreuses organisations environnementales nationales et seront à la tête des deux manifestations d'avril et octobre 2014, cette dernière venant mettre un clou dans le cercueil du projet de port pétrolier de Cacouna. Quelques mois plus tard, c'est tout le projet Énergie-Est qui tombera, mettant fin une fois pour toutes à cette saga.
Toujours plus de bitume
Comme on peut le constater, la région du Bas-Saint-Laurent est foisonnante de groupes citoyens mobilisés pour la protection du territoire. On l'a vu plus haut, cette lutte n'est jamais réellement terminée, car le système capitaliste se nourrit de la destruction de l'environnement. La principale menace en 2023 pour le Bas-Saint-Laurent provient non pas de l'Alberta, mais plutôt de la Chambre de commerce de Rimouski, appuyée par une partie de sa population souhaitant dérouler une autoroute de bitume sur un peu plus de 50 km entre Notre-Dame-des-Neiges et le village du Bic. Cette semi-autoroute 20 à deux voies contiguës viendrait défigurer et saccager la majestueuse vallée de la Rivière Trois-Pistoles avec la construction d'un pont gigantesque évalué à près de 300 millions de dollars. En plus du magnifique paysage bas-laurentien, le projet détruirait des terres agricoles, de nombreuses érablières, des milieux humides et des kilomètres de forêt, tout ça pour un coût total de près de 1,7 milliard de dollars. Alors que la Ville de Rimouski a signé la déclaration d'urgence climatique, que la perte de biodiversité est devenue un enjeu critique sur la planète et que le GIEC soutient qu'il faut un moratoire sur la construction d'autoroutes, comment se fait-il que l'on puisse toujours rêver à plus de bitume pour les générations futures ?
La population active, celle qui se déplace le plus en voiture, sera en fort déclin au Bas-Saint-Laurent dans les années à venir. L'érosion côtière avec laquelle nous devrons composer par la protection des infrastructures routières et le déplacement du parc immobilier dans l'Est-du-Québec, coûtera plusieurs milliards de dollars aux contribuables québécois·es. Pourquoi ne pas utiliser les centaines de millions de dollars qu'on veut dépenser pour ce bout d'autoroute et plutôt en investir une petite partie pour sécuriser la route 132 existante ? On pourrait prendre le reste de l'argent pour protéger le mieux possible les nombreuses petites municipalités de l'Est-du-Québec. Ces municipalités doivent quémander au gouvernement des sommes d'argent astronomiques qu'elles reçoivent présentement au compte-gouttes alors que la situation est urgente. Quoi qu'il en soit, la mobilisation contre ce projet d'une autre époque s'organise et comme par le passé, les promoteurs de bitume croiseront sur leur route une résistance féroce, forte d'une expérience militante qui devrait leur faire réfléchir à deux fois avant de se lancer dans cette folie bitumineuse !
Mikael Rioux est activiste.
Photo : Des adolescent·es sur la passerelle des portes de l'enfer, au-dessus de la rivière Rimouski dans la réserve Duchénier, à Saint-Narcisse-de-Rimouski, dans Rimouski-Neigette. Années 2000 (Michel Dompierre).

Crise du logement. La mobilisation face à l’inaction

Le Bas-Saint-Laurent n'a pas été épargné par l'intensification de la crise du logement qui sévit partout au Québec. Voici un tour d'horizon de la situation du logement depuis le début de la pandémie et de la vague de mobilisation qui en découle.
Depuis longtemps, les régions « ressources » souffrent des kilomètres qui les séparent des lieux de pouvoir. On peine à faire entendre nos besoins qui varient d'un coin à l'autre de ce vaste territoire. De plus, la région est organisée autour d'impératifs économiques plutôt qu'autour des besoins des personnes qui l'habitent. Le logement ne fait pas exception. Alors que plusieurs circonscriptions ont récemment élu des députés caquistes, il est difficile de croire que les choses changeront de sitôt. Rappelons que le gouvernement a nié la crise du logement jusqu'en avril 2022 et que ses actions se résument à mettre fin au programme AccèsLogis, redirigeant les fonds publics vers un nouveau programme en habitation « abordable » accessible au privé. Avant d'aborder la situation actuelle du logement locatif et de la mobilisation de la communauté, mettons les dernières années en contexte.
Des structures disparates face à la crise
Le portrait d'aujourd'hui n'est pas bien différent de celui de 2020. Au niveau de la répartition de la population et des services, on doit conjuguer avec quelques grandes villes et énormément de villages. Peu de municipalités encadrent formellement le logement locatif. Même lorsqu'un règlement en salubrité existe, il est méconnu et les employé·es de la municipalité peinent à faire les suivis nécessaires. Au niveau de l'organisation communautaire, les ressources d'aide sont éparses et limitées devant autant de réalités diversifiées. Elles sont surtout concentrées dans les villes comme Rimouski et Rivière-du-Loup et arrivent difficilement à desservir les municipalités en périphérie.
Un autre élément incontournable est la présence de grandes familles de propriétaires qui possèdent une grande proportion des logements et qui jouissent d'impunité lorsqu'elles brisent les lois. Chapeau aux locataires qui font valoir leurs droits, parce qu'être en mauvais termes avec ces entreprises, c'est courir le risque d'être barré·e de centaines de logements. Bref, le manque de ressources communautaires, de cadre municipal et de conséquences pour les propriétaires mettent déjà la table pour des pratiques abusives et nuisent à la défense des droits.
En mars 2020 arrive la pandémie : les inégalités sont exacerbées et les problèmes s'intensifient. Les conditions de vie se dégradent, surtout pour les locataires déjà précarisés par l'absence de contrôle sur leur milieu de vie. Alors qu'on observe des hausses des demandes d'aide alimentaire des ménages, on voit apparaître une relève immobilière avec des pratiques plus agressives et décomplexées : coupures d'eau, rénovations surprises, intimidation… On veut évincer pour monter les prix, et ça presse ! Ces aspirations financières concordent avec l'arrivée d'une vague de gens de la ville habitué·es à payer plus cher. Les logements déjà insuffisants se font plus rares, accélérant la hausse des loyers. La compétition est tellement forte que les propriétaires ne se cachent même plus pour discriminer.
Rappelons qu'en crise du logement, on manque surtout de logements salubres, réellement abordables, près des services essentiels, où l'on n'est pas menacé·e au quotidien de se faire évincer par une rénoviction ou parce qu'on refuse une hausse abusive de loyer. Les efforts pour remédier à l'exode des jeunes et la pénurie de travailleur·euses persistent malgré les listes d'attente qui s'allongent pour les logements, les soins et les services de garde. Incapables de se loger près des services, les gens s'éloignent des centres. Alors que se déplacer sans voiture est complexe, vivre en périphérie signifie débourser pour aller à l'épicerie, au bureau de poste, à l'hôpital… sans compter l'isolement vécu par les gens qui quittent leur quartier. Entre les démarches d'attractivité et les appels à l'aide de la population et des organismes locaux, on peine à voir le bout du tunnel.
Le Comité logement Bas-Saint-Laurent
Le logement ne fait pas exception en matière de sous-financement et d'essoufflement du communautaire. Jusqu'à l'an dernier, nous étions la seule association de locataires à l'est de Québec avec un seul employé permanent à Rimouski depuis notre fondation en 1999. Depuis, nous avons pris le nom de Comité logement BSL pour mieux représenter la taille du territoire desservi. Maintenant, nous sommes deux employé·es pour couvrir tout le BSL, mais en vérité, on reçoit des appels de la Côte-Nord, de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine. Il existe maintenant Solidarité logement Rivière-du-Loup et Action-Logement de l'Est à Matane, mais le financement reste incertain à court et long terme pour ces organismes.
Évidemment, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'organismes officiels qu'il n'y a pas de solidarité et de mobilisation. À Gaspé et à Sept-Îles, des groupes citoyens s'organisent pour informer les locataires. La population est plus informée sur ses droits et l'aide aux locataires prend plus de place au sein de notre organisme. Or, victimes de notre popularité, le téléphone ne dérougit pas, alors que l'accès au Tribunal administratif du logement (TAL) est difficile : il faut y trouver la bonne personne pour avoir droit à des informations sans se faire référer vers son comité logement. D'autant plus que les prises de rendez-vous sont laborieuses au TAL ; il n'y a que quelques disponibilités par mois. Lorsqu'on a de la difficulté à lire, qu'on n'a pas Internet ou de voiture, la situation s'empire ! La mobilisation collective est essentielle, alors que l'aide individuelle comporte ses limites pour défendre l'accès à du logement abordable de qualité. Toutefois, il est difficile de se mobiliser pour les locataires à l'extérieur de Rimouski puisque l'éparpillement de la population sur un vaste territoire limite les occasions de rencontres et de concertation des luttes.
Vu la difficulté à se faire entendre par le provincial et les tentatives répétées par les gouvernements de « fermer les régions », nous nous sommes tourné·es vers un palier plus accessible : le municipal. Ainsi, on met la pression sur la ville de Rimouski pour agir face à l'impossibilité de se loger et aux pratiques illégales des propriétaires. Le comité logement BSL demande à cette instance de construire des logements hors marché, de clarifier les règles et mécanismes en matière de salubrité et de lutter activement contre la discrimination.
Réponses citoyennes
Ceux et celles qui ont vécu hors des centres urbains le savent : en étant « loin de tout » et moins nombreux·ses, si on veut que quelque chose se passe, il y a de bonnes chances qu'il faille le faire soi-même ! C'est un fardeau, mais aussi une carte blanche pour développer les espaces dont on a besoin. Malgré les embûches et le manque de lieux de rassemblement, les projets qui tiennent le coup sont fantastiques, à l'image des gens qui les portent.
Les gens ont soif de rencontres et d'entraide et ça paraît. On a envie de se donner les outils pour se rencontrer, réfléchir, faire avancer les choses. Dans les derniers mois, on remarque une mobilisation citoyenne dynamique à Rimouski : la sauvegarde des Ateliers Saint-Louis, de la Maison Brune ou du boisé à Pointe-au-Père. En plus des organismes communautaires qui effectuent un travail plus qu'essentiel avec de moins en moins de ressources, on voit beaucoup de projets collectifs grandir : les Bains Publics, la Couverte, la Frip Mob'ile, l'Aranéide, l'Outillerie, Lutte à l'Est, le FestiQueer et bien d'autres.
Au Comité logement BSL aussi, on désire se mobiliser et s'organiser concrètement. Nous avons la chance d'avoir une vingtaine de bénévoles qui s'impliquent activement à Rimouski. Depuis 2020, le groupe se rencontre pour jaser d'actualité, organiser des actions, se former sur des enjeux liés au logement. Ensemble, on cherche à comprendre ce qui se passe, à trouver les leviers de pouvoir citoyen et à mobiliser notre voisinage. Nous militons pour le développement de projets de logement communautaire où les locataires auront une emprise sur leur qualité de vie.
Même s'il est difficile d'être optimiste face à la situation actuelle, la population reste impliquée et créative. Elle a de l'audace dans ses projets, et on aimerait voir la même chose du côté des administrations municipales. Mais pendant que le municipal et le provincial se passent le blâme, prenons plutôt les devants !
Cassandre Vassart-Courteau, organisatrice communautaire au Comité Logement BSL
Photo : Des pêcheurs au saumon s'activent sur la rivière Matapédia, dans les environs de Causapscal, dans la Matapédia. Années 2000 (Michel Dompierre)

Communautés LGBTQIA2S+. La similitude de nos singularités

Ielles sont de plus en plus nombreux·euses à choisir le Bas-Saint-Laurent pour s'établir : la communauté queer dans la région est en pleine croissance, tout particulièrement dans le Kamouraska, à Trois-Pistoles et à Rimouski. Sa présence est un moteur important de dynamisme culturel et événementiel dans notre coin, et elle mène plusieurs organismes et institutions à revoir leurs pratiques et leur offre de services afin de les rendre mieux adaptées aux besoins des membres de la communauté LGBTQIA2S+ installé·es dans notre région loin des grands centres.
Même si de nombreuses luttes demeurent, des actions concrètes sont posées afin de mieux répondre aux besoins de l'ensemble de la population bas-laurentienne, que ce soit par des initiatives citoyennes ou institutionnelles. Bien que ces actions soient souvent menées par et pour des personnes issues des communautés LGBTQIA2S+, cela se fait de manière non exclusive, c'est-à-dire qu'une ouverture est conservée pour l'inclusion d'individus d'autres communautés, quel que soit leur genre, leur origine ou leur orientation sexuelle.
Une langue qui parle à tous·tes
L'un des lieux où tout le monde devrait être en mesure de se reconnaître constitue la langue. Et c'est pourquoi avec l'essor de l'écriture inclusive, qui selon moi aurait dû s'affirmer et s'implanter bien avant, de nombreux établissements révisent leur protocole de rédaction. Le journal Le Mouton Noir, originaire de Rimouski, qui œuvre pour la parole citoyenne du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine, est en train de réviser ses politiques linguistiques. En tant que rédactrice adjointe, je trouve qu'il est primordial pour un journal comme Le Mouton Noir, qui devrait se démarquer de la masse, d'accorder une place pour l'expression des communautés LGBTQIA2S+. D'autant plus qu'une foule de projets initiés par et pour ces communautés dans la région méritent d'avoir une tribune et que l'ensemble du lectorat, qui comprend de nombreuses personnes qui s'identifient aux communautés de la diversité sexuelle et de la pluralité de genres, puisse s'y reconnaître.
L'université, plus qu'un lieu d'apprentissage
L'un des piliers d'une ville réside souvent dans ses établissements d'enseignement et c'est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de la région. Ici, l'Université du Québec à Rimouski (UQAR) constitue un maillon primordial non seulement pour Rimouski, mais également pour l'ensemble du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Le regroupement ID-est, installé à l'université et se portant à la défense de la diversité des identités de genre et de la diversité sexuelle, organise de nombreux événements : karaoqueer, soirée de jeux de société, club de lecture queer, etc. L'un des enjeux auxquels souhaitent répondre ces initiatives est la création d'espaces sécuritaires pour le rassemblement et l'expression des personnes des communautés LGBTQIA2S+. En plus d'offrir ces activités, ce même organisme met également sur pied le Festiqueer, un festival célébrant la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Par ailleurs, l'organisation lutte activement au sein de l'UQAR pour la reconnaissance du choix du nom, du prénom et du genre sans égard à ce qui figure sur les documents légaux. Sans oublier la présence du Comité Institutionnel de l'UQAR pour l'Équité, la Diversité et l'Inclusion (CIÉDI) qui appuie ces nombreux projets et en met d'autres sur pied.
Se rejoindre sur une même page
Un autre vecteur primordial au sein d'une communauté est la possibilité d'avoir un lieu d'expression et de diffusion. Répondant à ce besoin, le magazine queer Aranéide se démarque par sa popularité autant dans le Bas-Saint-Laurent qu'en dehors de la région. Sa mission : offrir un espace de partage pour les artistes queers. Les appels d'œuvres s'adressent aux artistes hors de Montréal et de Québec qui s'identifient queers, peu importe ce que cela signifie pour elleux. Maintenant que le magazine connait un franc succès, il est autosuffisant et contribue même à encourager d'autres initiatives queers. De ce fait, sous les mêmes pages se rassemblent les désirs d'un lieu commun, sécuritaire, ouvert et inclusif.
Une culture diversifiée
Ce qui anime une région est également la vie culturelle qu'on y retrouve. Le foisonnement des diverses offres de contenus, qu'il s'agisse de spectacles, d'expositions ou de pièces de théâtre, permet à l'artiste de la relève que je suis de moins en moins ressentir le besoin d'aller à Québec ou à Montréal. Parmi ces offres, j'y retrouve les incontournables spectacles de drag. Plus besoin de faire appel à des troupes géographiquement éloignées, la Haus of Boudoir présente des spectacles mettant en vedette des artistes bas-laurentien·nes dans de nombreux endroits culturels comme l'UQAR ou les Bains publics, un cabaret culturel situé en plein cœur du centre-ville de Rimouski. Dans ces soirées, les spectateur·trices sont souvent encouragé·es à défier les codes du genre et ainsi à célébrer la singularité des personnes au sein de la communauté LGBTQIA2S+.
Vers des services inclusifs
Les services en région peuvent bénéficier de certains avantages et désavantages. Au Bas-Saint-Laurent, parmi les aspects bénéfiques, on retrouve la mise à jour du mandat de La Débrouille. Ce centre d'aide aux femmes victimes de violence conjugale s'adresse maintenant à la fois aux femmes cis et aux personnes trans. Le Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel et la violence faites aux femmes (CALACS) de l'est du Bas-Saint-Laurent a également emboîté le pas. L'organisme travaille en ce moment avec un comité consultatif de personnes non-binaires afin de réviser leur vision, leurs valeurs et leur mandat. Le fait de prendre en compte le point de vue de personnes de la communauté dans la mise à jour manifeste un profond désir de proposer des services cohérents qui correspondent réellement aux besoins des personnes visées par ces changements. Ces nouvelles inclusions témoignent d'une capacité majeure à s'adapter aux réalités de la population.
Avec tous ces changements, il est facile d'affirmer que le Bas-Saint-Laurent, une région loin des grands centres, prolifère de projets et de lieux inclusifs pour les communautés LGBTQIA2S+. Toutefois, il reste de nombreuses choses à entreprendre. Les spécialistes de soins du Bas-Saint-Laurent – qu'il s'agisse de travailleur·euses social, d'infirmier·ères, de médecins, de psychologues, de psychiatres, etc. – ne bénéficient pas d'une formation permettant de répondre et d'accompagner adéquatement les personnes trans et non-binaires. Les personnes de la communauté LGBTQIA2S+ doivent encore aujourd'hui se rendre à Québec pour consulter des expert·es ayant la formation « Standards of care » [1], une formation pourtant accessible en ligne et qui devrait, selon moi, être dorénavant incluse dans toutes les formations de soins.
Une double décentralisation
Rimouski, la plus grande ville à l'est de Québec, reste un lieu de centralisation des mouvements dans le Bas-Saint-Laurent. Toutefois, la dynamique entre les différents acteur·trices de la communauté LGBTQIA2S+ déborde des frontières de Rimouski. Malgré la distance, un lien de solidarité et de partage subsiste, comme le confiait Boud lors d'une entrevue avec Le Mouton Noir [2]. Et cette dynamique s'étend au-delà des liens d'un individu à un autre. Les organismes collaborent pour s'informer et informer la population, créer des lieux de rassemblement, des événements, etc., et cette collaboration dépasse les frontières du Bas-Saint-Laurent avec quelques autres organismes provinciaux dont Divergenres, basé à Québec, qui a pour mandat de décloisonner les réalités des personnes de la diversité de genres.
De plus, certaines personnes de la communauté ont manifesté le souhait d'avoir des bars gais en région. Ces exemples ne constituent qu'une fine part des améliorations qu'il serait possible d'apporter. Je croise les doigts pour que le Bas-Saint-Laurent et toutes les autres régions du Québec (et du monde, mais ce n'est pas réaliste, du moins, pas pour le moment) commencent ou poursuivent le mouvement d'inclusion des communautés LGBTQIA2S+ afin que les personnes qui en font partie puissent s'épanouir, peu importe leur lieu de vie.
[1] Cette formation offerte par The World Professional Association for Transgender Health (WPATH) permet de s'ajuster aux besoins de santé des personnes transsexuelles, transgenres et au genre non conforme. The World Professional Association for Transgender Health, Standards of care version 8. En ligne : www.wpath.org/publications (page consultée le 23 février 2023)
[2] Belleau-Arsenault, Catherine. 2022, La communauté queer est effervescente dans l'est du Québec (partie 1), www.moutonnoir.com/2022/10/la-communaute-queer-est-effervescente-dans-lest-du-quebec (page consultée le 23 février 2023)
Tina Laphengphratheng est citoyenne rimouskoise et rédactrice adjointe au journal Le Mouton Noir. Merci à Maxence St-Onge, consultant en équité, diversité et inclusion, pour les nombreuses références, les discussions et les réflexions engendrées lors de nos échanges. Ce texte n'aurait pas pu être aussi représentatif des initiatives LGBTQIA2S+ sans sa généreuse collaboration.
Photo : Ce cœur dans le ciel est dessiné par les Snowbirds, ces avions militaires dans le cadre de l'un des rares spectacles aériens donnés dans le ciel de Rimouski. L'étonnant cœur dessiné par ces avions militaires rassemble les spectateurs aux côtés d'un chevreuil mort (Michel Dompierre).