Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Anarchisme occulte
Erica Lagalisse, Anarchisme occulte, Les éditions du remue-ménage, 2022, 218 pages.
S'il a un format universitaire, particulièrement avec son entrelacs de recherches et de références citées en continu, dans le travail de Lagalisse, qu'on ne s'y trompe pas, se trouve également, ou peut-être plus encore, le fait d'une militante anarchiste. Mieux, d'une militante sagace qui se fiche des idées reçues, même reconnues anarchistes, pour ne jamais hésiter à nous entraîner dans les coulisses ou l'arrière-scène afin de décrypter d'autres types de pouvoir — entre autres le fait que les hommes y ont autrement plus d'écoute… Pour ma part, la première partie du livre, qui remonte le cours des racines souvent entrecroisées de l'anarchisme et des mouvements révolutionnaires anciens avec « l'illumination » ou, attention ça va faire mal, la « religion purifiée », m'a complètement scié. Depuis une dizaine d'années, l'autrice place au cœur de ses recherches les questions très peu glamour des « théories du complot » qui permettent de mieux comprendre les questions d'appropriation culturelle et des mécanismes mettant hors jeu ce qui, par exemple, pourrait être lié à l'enchantement ou à des savoirs traditionnels. La mise au ban des « sorcières » et de leur connaissance des plantes et d'une certaine médecine tient notamment de ce type de démystification des pouvoirs de domination imposée par les médecins. Passionnants, les travaux de Lagalisse mènent vers la réhabilitation du commérage comme prise de parole essentielle ; par-delà nos institutions révolutionnaires qui l'écartent lors de la formalisation idéologique. Remue-ménage ne dit-on pas !!!

Tout inclus
François Grisé, Tout inclus, Atelier 10, 2021. Tome 1, 122 pages ; Tome 2, 120 pages.
Il y a des pièces qui deviennent des livres avec plus d'aisance que d'autres : c'est le cas de Tout inclus, tomes 1 et 2, de François Grisé. Grâce aux sections « à propos de la pièce », « mot des dramaturges », « mot de l'auteur », postfaces et autres photos de la pièce mise en scène, on se sent habilement pris·e en charge par les éditeur·rices. La forme documentaire est d'ailleurs particulièrement propice à l'expérience de lecture : on est presque dans l'essai. À la suite d'une statistique ou de la conclusion d'un·e intervenant·e, on a tout le loisir de relire deux fois le passage du texte pour mieux le comprendre. Cependant, à ce sujet, quelque chose me titille. Le théâtre et la BD documentaires présentent-ils toujours leurs intervenant·es de la même façon ? Typiquement, le nom de l'expert·e y est énoncé, suivi de son âge et de sa profession : « (Au public) Jacques Nantel, soixante-trois ans, professeur émérite de marketing au HEC. » Loin d'être une formule fautive ou désagréable, je crains toutefois que cette pratique ne devienne rapidement éculée si elle continue d'être employée telle que telle.
Autrement, je ne saurais trop insister sur la pertinence d'aborder le devenir vieux et le devenir vieille dans une œuvre théâtrale. D'emblée, le choix du titre empreint de douce ironie − le tout inclus des résidences pour aîné·es versus celui des vacances idéalisées par beaucoup − met la table à un ton relativement irrévérencieux. L'auteur ne va pas jusqu'à traiter les élu·es en poste de criminel·les envers les personnes âgées, mais il ne mâche pas ses mots, ce qui est rassurant sur la charge critique de l'œuvre. Dans le premier tome, Grisé s'amuse davantage avec la langue que dans le deuxième : la correspondance, voire l'oxymore, entre Val-d'Or et l'âge d'or coule de source et il est particulièrement plaisant d'avoir les propos rapportés des résident·es de la RPA qui s'expriment comme le faisait mon grand-père : « C'est ben d'valeur », « Avoir de l'ouvrage », « Un foyer pour personnes âgées ». Finalement, je demeure positivement impressionnée par la mise en abime permise par le théâtre documentaire. Comme il est intéressant d'avoir accès au processus en train de se faire de l'artiste : ses écueils, ses joies, ses questions sans réponses !
Bref, on voit sans effort la plus-value que ce texte incarne en tant que livre, tout en ne manquant pas de se taper sur les doigts de ne pas s'être présenté·e au théâtre en personne quand c'était le temps ! À quand de nouvelles représentations ?

Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao
Samy Manga, Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao, Écosociété, 2023, 136 pages.
L'écrivain, ethnomusicien, artiste et militant écologiste camerounais — aussi co-auteur d'Opinion poétique (L'Harmattan, 2020) avec Caroline Despont — compose avec ce livre exalté une combinaison explicite englobant une écriture poétique forte, le personnage d'un enfant qui sert de porte-voix à la transmission de la mémoire vernaculaire sans jamais dérougir d'une conscientisation fondamentale à la lutte contre l'envahisseur. Lutte oh combien inégale et emblématique d'un capitalisme « indestructible » ; envers les requins du cacao qui asservissent les cultivateurs, devrait-on dire les damnés, de cet or vert nommé cacao. Cette lecture donne à régurgiter ce chocolat bon au goût, mais fabuleusement dégueulasse : les multinationales du cacao constituent de véritables hydres, les écrans de fumée multiples brouillent invariablement la compréhension d'état de fait qui ne change pas d'un iota malgré tous les protocoles et toutes les belles promesses… Pire, dire une chose et faire le contraire passe même avec une facilité déconcertante !!! Manga pose pourtant la voix de l'enfant qui questionne son grand-père sur leur indigence persistante tandis que les blancs repartent inexorablement avec leurs précieuses fèves de cacao. De chocolat engagé et équitable, il n'en existe point — esclavagisme (entre autres des enfants), pesticides délétères, déforestation ravageuse (80 % des forêts de la Côte d'Ivoire ont été rasées en 50 ans !), asservissement et même endettement pour une matière première dont les Africain·es ne verront jamais la couleur des millions et des milliards récoltés périlleusement. En 2012, le prix du cacao payé aux producteurs a baissé de 20 % ! Les chiffres seront toujours trop stériles pour ressentir la plaie abyssale : « Vaste soleil noir des horizons amputés, je suis le cultivateur aguerri du PIB mondial confisqué, nous sommes ce riche continent braqué par cinq cents supplices imparables appartenant à cent fauves capitalistes du même nom et par sa mondialisation pourrie. ».

Le vide : mode d’emploi. Aphorismes de la vie dans les ruines
Anne Archet, Le vide : mode d'emploi. Aphorismes de la vie dans les ruines, Lux Éditeur, 2022, 160 pages.
Avec ce dernier opus, celle qui se présente (humblement ?) dès la première page comme une « stratégie discursive » vient (ironiquement ?) consolider sa place dans le champ littéraire québécois. Anne Archet n'en est pas à son premier rodéo. Et tout le plaisir est pour nous !
« Bien que tous les aphorismes contenus dans Le vide : mode d'emploi ne soient pas équivalents en termes d'efficacité selon moi, l'écrivaine fantôme maîtrise cette forme avec brio. Ça se lit d'un trait. Après avoir exploré l'intime avec Le carnet écarlate (Remue-ménage, 2014) et Amants (Remue-ménage, 2017), la voici maintenant les deux pieds dans la sphère publique. Anne Archet anarchiste brille dans toute sa splendeur, car elle prend à bras-le-corps l'odieux de l'accaparement des richesses par une infime fraction de la population avec cynisme, humour et beaucoup d'intelligence, en ne lésinant pas sur le sérieux de la chose : « Je crois qu'il faut cesser de dire “environnement” et commencer à dire “survie de l'espèce humaine”. Ce serait rigolo d'entendre les politicien-ne-s dire “la survie de l'espèce humaine est importante, mais pas aux dépens de l'économie” dans les campagnes électorales » (p. 14) ou encore : « Toutes les libertés que vous chérissez ont pour origine une émeute. Embrassez un casseur, pas la police. » (p. 29) Ça fait du bien de ne pas arrondir les angles, pour une fois, parce que oui, l'heure est grave.

Sommaire du numéro 96
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Sortie des cales
Quand la haine nous est contée / Jade Almeida
Mémoire des luttes
Aux origines du FLQ : pour l'indépendance et le socialisme / Alexis Lafleur-Paiement
Travail
Syndicalisme en France : Bataille des retraites / Thomas Collombat
Prolétaires de tous les jeux, unissez‑vous ! Entrevue avec Games Workers Unite Montréal. Propos recueillis par Yannick Delbecque
Regards féministes
Le combat (inachevé) de Chantale Daigle / Kharoll-Ann Souffrant
Éducation
Numérique à l'école : L'idéologie technopédagogique au service de la Machine / Wilfried Cordeau
Société
Le tissu social des quartiers menacé : Protéger les locaux communautaires montréalais / Audrée T. Lafontaine et Gessica Gropp
Climat
Décarbonation du Québec : La cape d'invisibilité de Pierre Fitzgibbon / Carole Dupuis
Environnement
Distribution d'électricité : Hydro-Québec doit respecter son obligation / Jean-Pierre Finet
Sous la loupe
Résister aux sirènes de l'OCDE : Comment la lutte aux paradis fiscaux a été récupérée / Edgar Lopez-Asselin et William Ross
Économie
S'enrichir avec les litiges / Colin Pratte
Sous la loupe
L'illibéralisme, le nouvel encerclement / Claude Vaillancourt
Mini-Dossier : Le transport est un bien commun !
Coordonné par Jean-François Boisvert et Claude Vaillancourt
Décarboner en développant les transports collectifs / Jean-François Boisvert
Planification : Un parcours semé d'embûches / Daniel Chartier
Mobilité durable : Un chaînon manquant / Jean-François Lefebvre, Marc-Olivier Mathieu et Anne-Hélène Mai
Mobilité en déroute : Comment sortir de l'impasse du financement ? / Anne-Hélène Mai
Dossier : Bas-Saint-Laurent. Repousser l'horizon
Coordonné par Valérie Beauchamp et Miriam Hatabi
Illustré par Liane Rioux et Michel Dompierre
De l'exode à la reconquête / Bernard Vachon
La leçon de Sainte-Paule : Une histoire politique des Opérations Dignité / François L'Italien
Souveraineté et autonomie alimentaires menacées / Donald Dubé
L'économie circulaire : Une transition en cours vers un modèle plus soutenable ? / Jean-Michel Coderre-Proulx, Abigaelle Dussol et Évariste Feurtey
Saint-Valérien : De la saine réintégration du politique dans le social / Une Néo-Valérienoise
De « Coule pas chez nous » à « Roule pas chez nous » : Une histoire de résistances / Mikael Rioux
Crise du logement : La mobilisation face à l'inaction / Cassandre Vassart-Courteau
Communautés LGBTQIA2S+ : La similitude de nos singularités / Tina Laphengphratheng
Arts oratoires : Une scène effervescente / Propos d'acteur·rices du milieu. Compilés par Yanick Perreault
Culture
L'archivage culturel, une responsabilité collective / Philippe de Grosbois
Quand le temps devient fou / Jacques Pelletier
Recensions
À tout prendre ! / Ramon Vitesse
Couverture : Liane Rioux

L’espace public pour toustes !
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Le collectif de rédaction s'indigne devant les récentes attaques au droit d'occuper les espaces publics des femmes, des personnes LGBTQIA+, racisées ou en situation de handicap, à commencer par la campagne Check ton verre lancée conjointement par Éduc'alcool et le SPVM au mois d'avril 2023. Cette campagne visait principalement à outiller les personnes pour se protéger elles-mêmes de l'ajout de substances illicites dans leur verre dans les bars. On peut lire dans la présentation de la campagne que « [celle-ci] ne vise pas à mettre le fardeau sur les potentielles victimes, mais bien à les sensibiliser à l'adoption de comportements sécuritaires et responsables ». Si le sujet n'avait pas été discuté un nombre incalculable de fois, cette tournure de phrase en serait presque comique.
En quoi responsabiliser les individus à adopter des comportements sécuritaires n'est pas de mettre le fardeau de se protéger sur les potentielles victimes ? Bien que la présentation de la campagne ne vise pas directement les femmes dans le langage utilisé, tous et toutes savent qu'il s'agit de la population la plus à risque de subir ce genre d'attaque. Encore une fois, la responsabilité d'assurer sa sécurité revient aux femmes individuellement. On s'approche des rhétoriques soutenant la culture du viol où il n'est pas responsable et sécuritaire pour les femmes de porter des mini-jupes ou de se déplacer seules la nuit.
Et ce n'est pas la première fois que le SPVM nous sert une campagne de sensibilisation qui vise spécifiquement les femmes pour les éduquer à adopter des comportements de vigilance constante quand elles se retrouvent dans l'espace public. Dans un sens, ces campagnes participent au contrôle du corps des femmes dans l'espace public en s'adressant directement aux victimes plutôt qu'aux agresseurs. On fait planer le doute quant à la sécurité de la personne et on lui fait porter la responsabilité de son occupation sécuritaire de l'espace public sur ses épaules.
C'est exactement le même effet que provoque ce type d'agression, c'est-à-dire faire sentir aux femmes qu'elles n'ont pas leur place dans l'espace public parce que celui-ci est dangereux pour elles. Dans le cas de cette campagne, on reconnaît qu'il existe un danger réel d'agression sexuelle, mais on ne remet pas en question ni la gravité du crime sexuel envers les femmes ni les peines criminelles clémentes. Cette campagne favorise le traitement indulgent de la violence genrée en promouvant le contrôle du corps dans l'espace public.
* * *
L'utilisation de la violence pour exclure de l'espace public les personnes jugées inaptes à l'occuper par l'idéologie en place dépasse la seule population des personnes s'identifiant comme femmes. Elle concerne l'ensemble des populations discriminées socialement, soit les personnes racisées, les personnes appartenant à la communauté LGBTQIA+ ou les personnes en situation de handicap.
Cette violence a été très apparente dans le passage de Barbada à la bibliothèque de la Ville de Sainte-Catherine où plusieurs individus d'extrême droite se sont réunis pour mettre un terme à cette activité si « offensante » qu'est la lecture d'un conte pour enfants par une drag queen.
Plus encore, les effets de cette violence se sont concrétisés dans une pétition initiée par Éric Duhaime afin de cesser de financer des activités exposant les enfants aux drag queens, un discours qui incite à la haine. Pour protéger cette personne, il a fallu compter sur une mobilisation de militant·es, car le service de police n'avait pas l'intention de protéger Barbada sous le couvert de la liberté d'expression des militant·es. Ici aussi, il revient aux personnes de se protéger, car les différentes institutions ne remplissent pas leur rôle pour assurer une occupation égalitaire de l'espace public.
* * *
Le droit de circuler et d'occuper son territoire est le socle pour la prise de parole citoyenne. Exister dans l'espace public, c'est le droit premier de tout citoyen et de toute citoyenne. Or, tant que les pouvoirs en place ne prendront pas au sérieux la violence qui est exercée envers les corps à contrôler pour les exclure de l'espace public, celle-ci restera un espace blanc, masculin et hétérosexuel.
L'illustration est produite par le Centre d'éducation et d'action des femmes (CÉAF) dans le cadre de leur lutte contre le harcèlement de rue. Le CÉAF est la première organisation à produire des données sur le harcèlement de rue au Québec. Depuis 2012, cet organisme communautaire est devenu une référence pour la lutte contre les violences perpétrées dans les espaces publics. Visitez leur site internet pour en apprendre plus : https://ceaf-montreal.qc.ca/harclement-de-rue

Quand la haine nous est contée
Avril 2023, une activité de lecture de conte par l'artiste drag Barbada est annulée par mesure de sécurité alors qu'une manifestation anti-drag prend de l'ampleur dans la ville de Sainte-Catherine. Loin d'être anecdotique, cet événement est un énième exemple de la montée des discours anti-LGBTQ+ qui traverse les Amériques.
L'heure du conte est une activité où des drag queens lisent des livres aux enfants d'une manière amusante et théâtrale. Ces événements visent à promouvoir l'alphabétisation, l'inclusion et la diversité, tout en célébrant l'art de la performance. Mais pour ses opposant·es, il s'agit d'une « propagande » qui vise la « sexualisation des enfants », comme le déclare par exemple l'animateur radio et chef du Parti conservateur du Québec Éric Duhaime. Prétexter qu'il faut « protéger les enfants » des dangers que représenteraient les drag queens n'est pas nouveau : cela s'inscrit dans une longue et vilaine histoire d'instrumentalisation des enfants qui vise à stigmatiser les communautés LGBTQ+. Un discours dont la violence fait échos à l'actualité états-unienne où les drag queens sont la cible de projets de loi visant leur bannissement : plus de 450 projets anti-LGBTQ+ y ont été déposés depuis le début de l'année. Au Québec, on déplore la mobilisation grandissante contre l'heure du conte qui a débouché sur l'annulation de l'activité avec Barbada, mais aussi le fait qu'en 2022, Saint-Laurent annule ce même événement sans explication, et qu'à Dorval, l'activité doit se faire sous surveillance policière.
Au-delà de l'art drag
S'attaquer à l'art drag vient s'ajouter à l'arsenal déployé contre tout individu qui ose transgresser les normes de genre. Attention bien sûr à ne pas faire d'amalgame entre performeur·euses drag et personnes trans. Performer comme drag king ou drag queen est un art qui peut être pratiqué par tous·tes, quelle que soit son identité de genre, tandis qu'une personne trans est une personne qui ne s'identifie pas au genre qui lui a été assigné à la naissance. Reste que la transphobie et les mobilisations anti-drag ont en commun de cibler des individus qui s'opposent à la manière dont notre société conçoit le genre.
Un autre point commun est de prétendre le faire « au nom des enfants ». Ainsi, les artistes drag sont accusé·es de les « endoctriner », quand on ne tombe carrément pas dans les accusations de prédation sexuelle. Les mêmes horreurs sont répétées contre les personnes trans – comme le témoignent malheureusement de nombreux·euses activistes comme Celeste Trianon. Cette dernière a organisé la Marche Trans de 2022 de Montréal, tient une clinique juridique d'accompagnement pour les personnes trans et non-binaires dans les démarches administratives pour les papiers d'identité, et était présente à la contre-manifestation en soutien à Barbada. Malheureusement, son militantisme lui vaut de recevoir quantité de messages haineux – dont des accusations d'endoctrinement d'enfants, des insultes, voire des menaces de mort sur les réseaux sociaux.
Ainsi, on ne peut saisir l'acharnement contre les artistes drag sans prendre en compte ce que subissent au quotidien les personnes trans. Tout comme on ne peut appréhender la transphobie sans y lier également les violences déployées contre les personnes intersexuées, notamment au sein du système médical. Lorsqu'un bébé possède des caractéristiques physiques en dehors des marqueurs naturalisés comme binaires et genrés à la naissance, soit clairement « mâle » ou « femelle », il est très souvent pathologisé, ce qui le place à risque de subir des traitements pouvant aller jusqu'à des interventions chirurgicales très lourdes pour le faire rentrer « dans le moule ». De ce fait, le milieu médical s'assure, jusque dans la chair des nouveau-nés, de maintenir la norme qui devient une prophétie autoréalisatrice. Le système médical n'est bien sûr pas le seul domaine que l'on peut pointer du doigt : rappelons qu'en 2021, le ministre Jolin-Barrette a proposé une réforme du droit de la famille qui représentait une menace sérieuse pour les personnes trans et les personnes intersexuées (mais qui a finalement été empêchée grâce à la mobilisation du milieu communautaire). Il est ainsi primordial de comprendre les dénominateurs communs à toutes ces actions, car ils illustrent l'imbrication des systèmes d'oppression.
La transphobie subventionnée
Il n'est ainsi pas étonnant, et encore moins anodin, qu'un groupe comme PDF Québec (Pour le Droit des Femmes – mais bien sûr pas n'importe lesquelles) puisse déposer un rapport public pour soutenir le maintien des thérapies de conversion pour les personnes trans et continuer de recevoir des subventions gouvernementales à hauteur de plus de 400 000 $ ces dernières années. C'est d'ailleurs ce même groupe qui a été dénoncé par des activistes trans pour du harcèlement en ligne et des campagnes mensongères. Ce même groupe que la ministre responsable de la Condition féminine Martine Biron rechigne à condamner et à leur retirer les fonds sous prétexte que « chacun a le droit à son opinion ».
Ainsi, malgré les dénonciations du milieu communautaire, PDF Québec continue de recevoir de l'argent public, tandis qu'Interligne (un organisme de défense des droits LGBTQ+) s'est vu couper le financement qui permettait de maintenir la ligne d'écoute de nuit à la prévention du suicide. Il a fallu des mois de mobilisations pour obtenir un sursis pour le service – mais la situation reste très précaire. Que PDF Québec reçoive du financement tandis que la ligne d'écoute d'Interligne soit menacée de fermeture illustre bien la politique gouvernementale actuelle. PDF Québec s'aligne idéologiquement avec la CAQ, puisqu'il s'agit de l'organisme féministe qui a ouvertement pris position contre les droits des femmes voilées avec le projet de loi 21. C'est aussi un espace qui dénonce et s'oppose à toute approche intersectionnelle (bien évidemment), ce qui est en totale harmonie avec les positions du cabinet de Martine Biron. Une politique portée par un gouvernement qui refuse de reconnaître l'existence même du racisme systémique ou encore qui tergiverse à utiliser le terme « génocide » pour commenter la publication du rapport sur les filles et femmes autochtones disparues et assassinées.
Solidarité face aux extrémistes
Encore une fois, il nous faut avoir une vision globale de ce qui se joue actuellement, car rien n'arrive en silo. La transphobie, tout comme l'acharnement contre les artistes drag, s'inscrit dans une montée en puissance des idées et des groupes réactionnaires, sexistes et racistes, qui entretiennent souvent des liens entre eux et représentent un risque pour tout le monde. Ainsi, le contexte de mouvements anti-LGBTQ+ global marque une période de recul de droits effarant en matière d'autonomie corporelle des femmes. On pense ici aux droits reproductifs, où l'accès à l'avortement est attaqué de toute part (par voie juridique aux États-Unis certes – où la perte des droits est la plus spectaculaire – mais également par la difficulté grandissante d'accès à l'acte médical dans beaucoup de régions canadiennes). Qui dit légalité, ne veut pas dire accessibilité.
Dans une période qui voit des mobilisations grandissantes de communautés historiquement marginalisées, le backlash ne fait que s'intensifier. Faire preuve de solidarité envers les communautés drag, par exemple, c'est reconnaître que les traitements qu'iels subissent ne se déploient pas dans un vacuum de violence systémique. C'est y voir l'ancrage colonial de la gestion des corps. Encore une fois, nous y revenons. La colonisation a imposé l'organisation genrée que nous subissons actuellement : la surveillance et le contrôle des corps, mais aussi des sexualités, des relations sexo-affectives, de l'organisation familiale, du rapport au territoire, du rapport à la nation… Tout cela est ancré dans une approche par la hiérarchisation des populations, des cultures, des êtres et, par conséquent, par l'obligation à la conformité. Une approche individualiste et capitaliste, que nous subissons tous·tes, finalement. Faire preuve de solidarité avec ces luttes, c'est reconnaître qu'il s'agit de lutter pour un monde où le droit de vivre, pas seulement de survivre, mais de vivre, dans la dignité, dans la liberté, dans la sécurité et l'autodétermination est indéniable à tout individu.
Photo : Barbada en plein conte (Jennifer Ricard, CC-BY-SA 2.0).

Aux origines du FLQ : pour l’indépendance et le socialisme
Au début des années 1960, le Québec est en ébullition. La Révolution tranquille est en marche, mais pour plusieurs, elle est insuffisante. Dans ce contexte, de jeunes radicaux fondent en 1963 le Front de libération du Québec (FLQ), « pour l'indépendance et le socialisme ». Ce moment fondateur, moins connu que les coups d'éclat de la fin de la décennie, permet de comprendre les motivations de l'indépendantisme révolutionnaire au Québec et sa pérennité. Soixante ans plus tard, que reste-t-il du premier FLQ ?
En septembre 1960, le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) est créé. Il fait la promotion de la souveraineté du Québec, tout en adoptant un discours résolument à gauche, incarné par son charismatique leader Pierre Bourgault [1]. En marge du RIN, de petits groupes radicaux se forment, dont le Comité de libération nationale (CLN) et le Réseau de résistance (RR), qui envisagent une action clandestine en appui à l'action légale afin de parvenir à la souveraineté dans une perspective socialiste. De novembre 1962 à février 1963, le RR mène quelques attaques contre des symboles de la domination culturelle et économique anglo-saxonne, avant que trois de ses membres participent à la fondation d'une nouvelle organisation : le Front de libération du Québec (FLQ), dont le nom s'inspire directement du Front de libération nationale (FLN) algérien.
Un Québec à révolutionner
Le nouveau groupe considère que les Canadiens français sont colonisés « politiquement, socialement, économiquement », puisque le Québec est inféodé aux intérêts anglo-saxons (britanniques, américains et canadiens). La domination régalienne de Londres et d'Ottawa est bien réelle, ainsi que la dévalorisation du français dans de nombreux milieux de travail. Les conditions sociales des classes populaires francophones sont misérables, comme le démontrent les commissions Parent (1961-1966) ou Castonguay-Nepveu (1966-1971). En 1960, 36 % des anglophones au Québec effectuent une 11e année de scolarité, contre 13 % des francophones. Dans le même sens, 13 % des anglophones de 20 à 24 ans fréquentent l'université, contre 3 % des francophones du même âge. Enfin, l'économie est dominée par la bourgeoisie anglophone qui possède massivement les capitaux et les industries : elle détient 80 % des actifs à Montréal, alors que les francophones, avec les travailleurs migrants, sont largement confinés à des emplois peu ou pas qualifiés, généralement mal payés et souvent dangereux. Le FLQ se veut une réponse à ces injustices.
Bien que les Québécois·es ne vivent pas, au sens strict, sous un régime colonial comme celui de l'Indochine ou de l'Algérie, leur identification aux peuples qui ont lutté pour leur indépendance est compréhensible. La comparaison sera aussi faite avec les Afro-Américains, malgré les limites d'une telle analogie. Dans tous les cas, la perception de soi comme peuple dominé et l'identification avec d'autres peuples soumis à des régimes coloniaux expliquent les choix théoriques du premier FLQ (nommément, l'indépendance et le socialisme) ainsi que ses choix stratégiques (la lutte armée en appui à une lutte populaire massive). En effet, lutter contre l'impérialisme implique un horizon social progressiste, ainsi qu'une volonté d'agir « par tous les moyens » face à un ennemi qui refuse le compromis.
Sur ces bases, le premier FLQ vise, par son action directe, plusieurs objectifs. D'abord, il désire attirer l'attention sur la condition des Québécois·es, au niveau national comme international. Ensuite, il cherche à montrer qu'une action combative est possible ici même en Amérique du Nord, au cœur de « l'empire américain ». Il souhaite aussi galvaniser les groupes indépendantistes et accompagner le développement d'un mouvement souverainiste large. En somme, sa stratégie repose sur la propagande et l'agitation, communes aux groupes clandestins du même genre qui émergent partout en Occident à l'époque.
De la parole aux actes
À la fin du mois de février 1963, une demi-douzaine de personnes, notamment issues du Réseau de résistance, fonde officiellement le FLQ. Gabriel Hudon, Pierre Schneider, Georges Schoeters et Raymond Villeneuve sont au cœur de l'organisation. Ils passent une première fois à l'action dans la nuit du 7 au 8 mars 1963, ciblant trois casernes militaires de la région de Montréal avec des bombes incendiaires. Début avril, trois nouvelles bombes explosent, visant différents établissements fédéraux. La pression policière commence à se faire sentir, alors que plusieurs indépendantistes radicaux sont arrêtés et interrogés en lien avec ces attaques. Le 21 avril, un malheureux attentat du FLQ dans un centre de recrutement militaire de Montréal coûte la vie au veilleur de nuit de l'établissement. Le 3 mai, une bombe (non amorcée) est déposée au siège social de la Solbec Copper, en solidarité avec les travailleurs en grève de cette entreprise. Au printemps, différentes attaques sont menées, à nouveau contre des établissements de l'armée, mais aussi de sociétés canadiennes, dont Golden Eagle (Ultramar), et des boîtes aux lettres de la ville bourgeoise de Westmount.
Enfin, début juin 1963, une vingtaine de membres de ce premier réseau du FLQ sont arrêtés. Malgré la sympathie populaire et l'appui qu'ils reçoivent du « Comité Chénier » (un groupe de défense des prisonniers politiques du FLQ), onze felquistes sont condamnés en octobre. Hudon et Villeneuve écopent de 12 ans de prison, et Schoeters de 10 ans. C'est la fin du premier réseau du FLQ, qui sera suivi par (au moins) cinq autres réseaux successifs jusqu'en 1972. De sa première mouture, on peut retenir plusieurs éléments, notamment sa théorie du Québec comme « nation dominée », le lien organique qu'il établit entre indépendance et socialisme, et la nécessité, dans le contexte des années 1960, de dynamiser le mouvement social par une action de propagande armée. En sus de son intérêt historique, cet épisode peut-il encore nous apprendre quelque chose aujourd'hui ?
Lutter pour changer le système
Un premier élément pertinent est certainement la conception qu'une lutte de libération doit nécessairement s'accompagner d'une lutte globale contre le système oppresseur. En effet, il semble illusoire de penser qu'on puisse lutter uniquement dans un horizon sectoriel. À l'époque comme de nos jours, les luttes doivent, sinon converger, du moins s'inscrire dans une stratégie de lutte anti-capitaliste. Le premier Message du FLQ à la nation (16 avril 1963) affirmait déjà : « L'indépendance seule ne résoudrait rien, elle doit à tout prix être complétée par la révolution sociale. » Aujourd'hui, alors que l'impérialisme sévit plus que jamais, que la grande industrie est responsable de la crise écocidaire et que les nationalismes réactionnaires gagnent du terrain, il semble inspirant de penser nos luttes d'émancipation collective dans un horizon de dépassement du capitalisme et d'instauration d'une nouvelle société juste et égalitaire. Un deuxième élément pertinent est le rôle que peuvent jouer des groupes pratiquant l'action directe, à la fois pour faire connaître une cause et pour galvaniser un mouvement. S'il est moralement inacceptable de valoriser la violence en soi, la question se pose de son usage dans un contexte bloqué, comme la crise écologique que les capitalistes amplifient chaque jour un peu plus, au risque de nous annihiler tous. C'est ce vers quoi pointent les travaux récents d'Andreas Malm qui tente de lier l'action directe avec un mouvement de masse.
En somme, selon nous, plusieurs raisons justifient de porter attention au premier FLQ [2]. Il nous aide d'abord à comprendre d'où vient l'indépendantisme au Québec et pourquoi il a pris une tendance révolutionnaire. Surtout, il nous rappelle que parfois, face à des situations iniques, dans lesquelles l'oppression se perpétue sans horizon de changement prévisible, l'action directe peut devenir un moyen légitime de galvaniser et d'accompagner un mouvement de masse. Malgré que l'activisme pratiquant la violence à la pièce ait montré ses limites, lutter dans un horizon de dépassement du capitalisme et envisager une diversité tactique nous semble important en cette époque trouble pour l'humanité.
[1] Il déclare le 3 mars 1963 : « L'indépendance en soi, ça ne veut rien dire. Il faut que l'indépendance s'accompagne de la révolution sociale. »
[2] Pour en savoir plus sur le premier réseau du FLQ, on consultera les témoignages de deux de ses membres : La véritable histoire du FLQ (Claude Savoie, 1963) et Ce n'était qu'un début (Gabriel Hudon, 1977).
Alexis Lafleur-Paiement est membre du collectif Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com).
Illustration : Ramon Vitesse

Bataille des retraites
Le mouvement social qui a secoué la France cet hiver contre le projet de réforme du système public de retraite a soulevé intérêts et interrogations au Québec. Afin de mieux le comprendre, penchons-nous sur les raisons de cette colère sociale et politique ainsi que sur ses implications pour le mouvement syndical.
Ce n'est pas la première fois que la question des retraites soulève les passions en France. Vue d'ici, où le sujet est rarement débattu, cette situation peut sembler incongrue. Il y aurait pourtant un intérêt à ce que, partout, la dimension profondément politique des régimes de retraite soit remise de l'avant, plutôt que de les traiter comme des sujets techniques ou encore sous l'angle de la « responsabilité individuelle » à se constituer un pécule personnel pour ses « vieux jours ».
Plus que des retraites, un acquis social
Mais revenons à la France. La première chose à garder en tête est que, contrairement au Québec, la vaste majorité des revenus des personnes retraitées provient des pensions du régime public. Quand des régimes complémentaires existent, ils ne sont pas proposés entreprise par entreprise, mais concernent l'ensemble d'un secteur économique ou d'un corps de métiers. On est donc dans un système plus uniforme, où la part des régimes publics est très importante.
Autre caractéristique majeure : le système de retraite français est par répartition, plutôt que par capitalisation. Cela signifie que les cotisations payées au régime une année donnée vont directement servir à verser les retraites cette même année. Les personnes actives paient donc les pensions des personnes retraitées, tout en accumulant par là même des droits à en recevoir une quand leur tour sera venu. Ceci a l'avantage de ne pas faire passer les sommes dédiées aux retraites par le système financier et boursier, et donc de ne pas les exposer à ses soubresauts. Le régime français repose sur un principe de solidarité intergénérationnelle qui est toutefois régulièrement testé par les évolutions démographiques. Si la proportion de personnes retraitées augmente trop par rapport au nombre de personnes actives, court-on le risque d'un déséquilibre ?
Cette question revient régulièrement dans le débat public français, au point où l'on a mis en place, en 2000, un Conseil d'orientation des retraites (COR) censé fournir des données objectives sur la question. Seulement, voilà, même sur les chiffres du COR et leur interprétation, il y a débat. À droite, on envisage un scénario catastrophe où le système s'effondrerait sans un allongement de la durée de cotisation (d'où la fameuse proposition de faire passer l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans). À gauche, on souligne que les prévisions ne sont pas si alarmantes et on insiste sur le fait que si un effort doit être fait pour assurer la pérennité du régime, c'est au capital qu'il faut le demander, plutôt qu'au travail. On fait également remarquer que, malgré ses imperfections, le système français fait en sorte que le taux de pauvreté chez les personnes retraitées y est l'un des plus bas en Europe, et que plutôt que de faire du nivellement par le bas, on devrait encourager les autres à s'en inspirer [1].
Au-delà de l'impact matériel que ces enjeux ont sur la vaste majorité des personnes salariées en France, le régime de retraite par répartition revêt une forte dimension symbolique. Il est l'une des pierres d'assise du « modèle social » mis en place après la Deuxième Guerre mondiale et auquel la plupart des Français·es sont très attaché·es. Avec l'assurance maladie et les allocations familiales, les retraites sont l'incarnation de ces « acquis sociaux » conquis de haute lutte. L'âge de départ à la retraite, et en particulier sa baisse, est devenu un indicateur du progrès social et des volontés d'émancipation des travailleuses et travailleurs. C'est dans ce contexte économique et politique qu'il faut comprendre les manifestations de cet hiver.
Et le syndicalisme, dans tout ça ?
Si la France est connue pour quelque chose, c'est bien sa capacité à voir ses rues s'emplir de manifestant·es lorsque la situation sociale ou politique l'exige. Le présent mouvement ne fait pas exception. Avec plus d'une dizaine de journées nationales d'action et des millions de personnes venues manifester, il s'agit d'une des plus fortes mobilisations que la France ait connues dans les dernières décennies. Fait notoire, ce ne sont pas seulement les grandes villes qui ont participé, mais aussi les régions moins densément peuplées, signe de la grande popularité du mouvement. Au cœur de ces dynamiques : les organisations syndicales qui, situation relativement inusitée, ont réussi à maintenir une unité presque sans failles depuis les débuts de cette lutte.
Le contraste est toujours frappant entre cette forte capacité de mobilisation et le taux de syndicalisation famélique (autour de 10 %) que connait la France. Cet apparent paradoxe s'explique avant tout par le cadre juridique des relations du travail. Si les syndicats sont bien les agents négociateurs des conditions de travail, celles-ci s'appliquent à l'ensemble des salarié·es, quel que soit leur statut syndical. Il n'y a donc pas d'avantage individuel immédiat à la syndicalisation, qui prend plutôt la forme d'un geste militant. Le taux de syndicalisation ne résume pas non plus à lui seul la situation. Le fait de se syndiquer étant un choix individuel, ces 10 % peuvent être répartis dans plusieurs milieux de travail, assurant une présence syndicale plus importante que les chiffres ne peuvent le laisser penser.
Difficile de ne pas mentionner également que la mobilisation a pris une nouvelle ampleur chaque fois que le gouvernement y répondait de façon autoritaire, une dynamique qui n'est pas sans rappeler celle du Printemps érable de 2012. Le recours à l'article 49.3 de la Constitution pour faire cesser les débats à l'Assemblée nationale (peu ou prou l'équivalent du « bâillon » au Québec), la répression policière et les limitations au droit de manifester n'ont fait qu'attiser la colère des Français·es qui finirent par… sortir les casseroles !
C'est bien sur ces bases que les syndicats ont réussi à faire lever le mouvement exceptionnel dont nous avons été témoins cet hiver. L'intersyndicale a réussi à conserver son unité notamment du fait que la Confédération française démocratique du travail (CFDT), habituellement plutôt frileuse à contester les réformes néolibérales, a décidé cette fois-ci de se joindre au mouvement. De son côté, la Confédération générale du travail (CGT), considérée comme plus combative, s'est engagée de plain-pied dans la mobilisation tout en tenant son 53e congrès au cours duquel les courants internes se sont affrontés de façon parfois houleuse [2]. Au final, c'est une candidate inattendue, Sophie Binet, qui est devenue nouvelle secrétaire générale de la CGT, la première femme à occuper ce poste. Elle semble porteuse à la fois d'espoir d'un renouveau démocratique de sa centrale, et d'une approche ouverte et innovante du syndicalisme (à l'image de l'organisation dont elle est issue, qui a notamment été en pointe des propositions sur le droit à la déconnexion, et ce bien avant la pandémie).
Ce mouvement aura incontestablement permis de réaffirmer non seulement la résilience, mais aussi la pertinence politique des syndicats français. Au dire de trois sociologues rompus à l'analyse du mouvement syndical, celui-ci s'est fait « “parti” des classes populaires, porte-parole d'un monde du travail de moins en moins représenté dans et par les partis politiques » [3]. S'il est une leçon à retenir de ce mouvement, c'est bien celle-ci : les retraites, c'est politique. Et les syndicats peuvent et doivent jouer un rôle dans l'arène politique, au sens le plus noble du terme.
[1] Laurent Jeanneau, « Dix bonnes raisons de ne pas faire cette réforme des retraites, chiffres à l'appui », Alternatives économiques, 10 janvier 2023, www.alternatives-economiques.fr/dix-bonnes-raisons-de-ne-faire-cette-reforme-retraites-chiffres-a-l/00105748
[2] Sophie Béroud, « Le 53e congrès de la CGT, nouvel épisode d'une profonde crise de direction », Contretemps, 12 avril 2023, www.contretemps.eu/congres-cgt-crise-syndicalisme-binet-martinez
[3] Baptiste Giraud, Maxime Quijoux et Karel Yon, « Le front syndical défend les classes populaires de moins en moins représentées », Le Monde, 3 mars 2023, p. 23.
Photo : Manifestation à Argentan, Normandie (Guy Sanson).

Prolétaires de tous les jeux, unissez-vous !
Games Workers Unite Montréal est une organisation locale s'inscrivant dans le mouvement mondial Games Workers Unite (GWU). À bâbord ! s'est entretenu avec eux pour discuter de la situation au Québec. Propos recueillis par Yannick Delbecque.
À bâbord ! : Quels sont les objectifs de votre mouvement ?
Games Workers Unite Montréal : GWU est un mouvement composé de travailleuse·eurs de l'industrie du jeu vidéo apparu en 2018 et qui s'est rapidement répandu à l'international. Son objectif est la syndicalisation de l'industrie du jeu vidéo. C'est une industrie importante qui existe maintenant depuis des décennies et dont les conditions de travail causent de nombreux problèmes.
Dans les dernières années, plusieurs aspects de la culture de l'industrie du jeu vidéo ont été remis en question. Par exemple la normalisation du « crunch », terme de l'industrie pour les longues périodes où les heures supplémentaires non payées sont attendues de la main-d'œuvre. Le crunch est illégal au Québec, mais est néanmoins une pratique courante dans l'industrie. Les patrons répètent souvent que la « passion » pour le médium du jeu vidéo justifie les conditions de travail invivables ou encore que le studio représente une « famille » pour celleux qui y travaillent. Ce discours est maintenant reçu de manière critique par les travailleuse·eurs de l'industrie. Malgré cette situation, et jusqu'à tout récemment, il n'y a pas eu de formation de syndicats dans l'industrie.
Le mouvement mondial Game Workers Unite est formé d'un grand nombre d'organisations locales et de syndicats à travers le monde qui se sont formés dans le contexte du mouvement GWU. Ces organisations collaborent et communiquent les unes avec les autres, mais fonctionnent chacune de manière autonome.
Les membres de GWU Montréal sont employé·es dans différents lieux de travail. L'organisation vise à soutenir toute campagne de syndicalisation dans l'industrie locale, peu importe le lieu de travail ou la fédération syndicale existante avec laquelle les travailleuse·eurs concerné·es peuvent avoir décidé de collaborer. GWU Montréal répond au besoin d'avoir une organisation capable de soutenir les efforts de syndicalisation dans tous les lieux de travail de l'industrie, et ce, dès les premières étapes du processus jusqu'à la reconnaissance officielle.
ÀB ! : Est-ce que GWU Montréal a des objectifs spécifiques à la situation montréalaise ?
GWUM : Aux États-Unis, depuis 2020, la fédération syndicale Communication Workers of America (CWA) offre un grand soutien aux campagnes de syndicalisation de l'industrie du jeu vidéo avec leur projet « CODE-CWA » (Campaign to Organize Digital Employees). La majorité des nouveaux syndicats dans l'industrie états-unienne ont rejoint cette fédération. En Ontario, GWU Toronto collabore étroitement avec la branche canadienne de CWA. Depuis 2018, plusieurs syndicats ont obtenu la reconnaissance officielle dans l'industrie canadienne du jeu vidéo. C'est le cas du syndicat KWS Edmonton United, qui a rejoint les Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce. Les travailleuse·eurs du studio Anemone Hug ont rejoint l'International Alliance of Theatrical Stage Employees (IATSE). Les travailleuse·eurs du studio Vodeo Games, réparti·es entre le Canada et les États-Unis, se sont syndiqué·es en 2021. Leur syndicat, Vodeo Workers United, est le premier syndicat reconnu en jeu vidéo en Amérique du Nord et compte dans ses rangs plusieurs membres de GWU Montréal.
Par contraste, la syndicalisation de l'industrie québécoise n'est pas aussi avancée. Le paysage syndical québécois est unique et particulier, avec sa propre histoire et ses propres considérations. À travers GWU Montréal, les membres de différentes campagnes syndicales dans l'industrie peuvent partager leur expérience et leurs apprentissages, se tenir au courant des nouveaux développements et s'entraider dans leurs efforts. Nous organisons également des ateliers publics tels que notre atelier « Quels sont mes droits ? » sur le droit du travail au Québec, des formations à l'organisation syndicale, et nous diffusons du matériel d'éducation sur ces sujets. Nos membres s'impliquent aussi dans les luttes des industries sœurs de l'industrie du jeu vidéo, comme le cinéma d'animation et la tech, et participent aux manifestations en solidarité avec les communautés noires et autochtones de Montréal.
ÀB ! : GWU est un mouvement parasyndical qui encourage et soutient les efforts de syndicalisation sans être lui-même un syndicat ou une fédération syndicale. Quels liens GWUM a-t-il avec les organisations syndicales ou militantes en place au Québec ?
GWUM : Au Québec, GWU Montréal maintient le contact avec le plus d'organisations syndicales possible, incluant les centrales syndicales québécoises (FTQ, CSN, CSQ, etc.), les branches canadiennes de CWA et de IATSE, et le Syndicat industriel des travailleurs et des travailleuses, avec qui nous avons collaboré sur plusieurs projets. Comme il n'y a pas vraiment de précédent ou de mémoire institutionnelle pour la syndicalisation dans notre industrie, nous avons dû tout apprendre à partir de zéro. L'expérience et le soutien des organisations syndicales présentes dans d'autres industries ont été d'une aide immense et très appréciée. Nous avons également grandement profité du support matériel d'organisations étudiantes comme le groupe de recherche d'intérêt public GRIP-Concordia et l'Association facultaire étudiante des sciences humaines de l'UQAM.
ÀB ! : Est-ce que l'industrie québécoise du jeu vidéo est hostile à la syndicalisation ?
GWUM : Pour leur part, les travailleuse·eurs de l'industrie québécoise sont en grande majorité sympathiques à la syndicalisation ! Un premier obstacle est le manque d'éducation au sujet des syndicats et de leur fonctionnement, surtout en ce qui concerne la création d'un syndicat. Un autre obstacle est l'hésitation, la peur et l'insécurité par rapport aux risques de riposte patronale.
Ce sont les dirigeants et les propriétaires de l'industrie qui sont hostiles aux syndicats, comme dans toutes les industries à profit. Sans syndicats pour donner une voix aux travailleuse·eurs, les chefs d'entreprise ont l'habitude de parler seuls au nom de l'industrie. La propagande antisyndicale et les tactiques visant à briser les mouvements de syndicalisation sont faciles à reconnaître, car elles sont les mêmes que dans toutes les autres industries. Elles peuvent freiner l'enthousiasme soutenant un effort de syndicalisation quand on n'est pas prêt à y faire face, mais elles ont peu d'effet ou même l'effet contraire si on les voit venir !
ÀB ! : Quelles sont les difficultés auxquelles font face les groupes souhaitant créer un syndicat ?
GWUM : C'est l'opposition des chefs d'entreprise et le pouvoir unilatéral détenu par le patronat qui représentent les obstacles principaux. Par exemple, les studios de jeux américains Activision-Blizzard-King ont récemment fait les manchettes à cause des pratiques antisyndicales de leurs dirigeants, notamment le recours aux services d'une firme spécialisée en action antisyndicale. Cette même firme est aussi sous contrat avec plusieurs studios présents à Montréal, comme Ubisoft et Eidos.
On retrouve dans l'industrie du jeu vidéo une variété de conditions de travail, comme le télétravail ou les contrats de travail pigiste, qui peuvent présenter un défi pour les travailleuse·eurs voulant se syndiquer. Mais c'est également une opportunité d'adapter les stratégies syndicales classiques à de nouvelles qui pourraient bientôt survenir dans un grand nombre d'autres industries. Par exemple, le syndicat états-unien des travailleuse·eurs du studio Voltage a obtenu une augmentation de paie suite à une grève, et ce, malgré le statut de pigistes des travailleuse·eurs et l'absence de cadre juridique pour leur syndicalisation. Pour leur part, les travailleuse·eurs de
Vodeo Workers United ont obtenu la reconnaissance officielle de leur syndicat, bien qu'iels soient réparti·es des deux côtés de la frontière canado-américaine, que le studio fonctionne exclusivement en télétravail, et que leur syndicat représente pigistes et employé·es dans la même unité de négociation ! Tout le mouvement syndical peut apprendre de cet exemple historique.
ÀB ! : Est-ce que le mouvement de syndicalisation dans l'industrie du jeu vidéo pourrait encourager la syndicalisation dans d'autres secteurs technologiques, historiquement peu syndiqués ?
GWUM : Non seulement la syndicalisation dans l'industrie du jeu vidéo pourra avoir un tel effet, mais cela a déjà été le cas ! En effet, aux États-Unis, la campagne CODE-CWA a son origine dans le mouvement GWU, mais couvre l'entièreté du secteur technologique. Aujourd'hui, des unités syndicales se sont formées dans quatre des cinq grandes entreprises GAFAM : Alphabet (Google), Microsoft, Apple, et Amazon. Plusieurs syndicalistes maintenant actif·ves dans ce secteur ont auparavant travaillé dans l'industrie du jeu vidéo et ont fait leurs débuts au sein de GWU.
Illustration : Ramon Vitesse












