Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Logement social : un travail invisible et essentiel

La pénurie de logements est permanente pour les femmes en situation de handicap qui sont à la recherche d'un appartement qui convient à leurs besoins et capacités. Elle l'est (…)

La pénurie de logements est permanente pour les femmes en situation de handicap qui sont à la recherche d'un appartement qui convient à leurs besoins et capacités. Elle l'est également pour les aînées de la diversité sexuelle qui peinent à trouver des milieux de vie respectueux où elles sont à l'aise de dévoiler leur orientation sexuelle et de recevoir leur famille choisie.

Quel que soit le taux d'inoccupation, les femmes monoparentales affrontent de nombreux préjugés et n'ont qu'un revenu pour loger leurs enfants. Ces familles sont fréquemment à risque d'itinérance.

Le logement social comme solution pour répondre aux mal-logés est souvent abordé de façon quantitative. Le milieu politique promet, par exemple, d'investir 500 millions, d'inclure 20 % de logements sociaux dans les nouveaux ensembles résidentiels ou de développer 6000 unités au cours d'un mandat. Le milieu communautaire revendique 23 000 nouveaux logements sociaux pour répondre aux ménages sur les listes d'attente ou réserver 25 % des logements sociaux aux ménages menés par les femmes. Le milieu de la recherche analyse le rythme de développement annuel qui est, par exemple, actuellement trois fois plus lent que dans les années 1970. Ces chiffres tendent à invisibiliser de larges pans de cette politique sociale qui, depuis une trentaine d'années, repose essentiellement sur le travail du milieu communautaire.

Des groupes féministes ont investi le milieu de l'habitation pour répondre de façon globale aux besoins des femmes qui sont cheffes de familles monoparentales, en difficulté, à risque d'itinérance ou qui fuient une situation de violence. Leurs projets offrent plus qu'un simple logement subventionné. Elles intègrent des considérations liées à la sécurité, au soutien mutuel, aux espaces pour les enfants, au respect de la vie privée et aux opportunités pour la reprise de pouvoir et l'autonomisation. Elles pensent aux services sur place et à ceux qui doivent être disponibles à proximité. Ces organisations développent des projets immobiliers qui comprennent des espaces communautaires comme une cuisine collective, des salons partagés et des salles de rencontres. Ce sont généralement de petits développements qui comprennent entre 10 et 30 unités à la fois pour créer des milieux de vie conviviaux et sécuritaires ce qui s'éloigne de la perspective quantitativiste du logement social.

Revitaliser un secteur et créer du logement pour les mal-logé·es

Depuis 2002, 32 organisations ont développé plus de 42 projets de logements communautaires dédiés aux femmes à Montréal. Ces projets, qui ont ajouté près de 850 logements, ont été rendu possible grâce des programmes et engagements municipaux, provinciaux et fédéraux, comme l'organisation Mon Toit, mon Cartier (MTMC). Leur élan de mobilisation émane d'un effort de revitalisation dans le quartier Bordeaux-Cartierville. Les partenaires communautaires et institutionnels participaient à un état des lieux pour identifier les enjeux qui minent le bien-être de la population et dégager un plan d'action sur dix ans pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Ces démarches ont mis en lumière notamment les problèmes de logement, les besoins des femmes monoparentales et le manque de ressources qui leur sont dédiées.

MTMC répond notamment à un vide : puisque le logement social n'entrait dans le mandat d'aucune organisation du quartier, des intervenant·es se sont mobilisé·es. Ce collectif a par la suite développé un premier projet de logement pour soutenir ces femmes dans un projet de vie pour plus d'autonomie nommé « Grandir jusqu'au toit ! ». Leur projet reposait sur l'achat et la rénovation d'un immeuble résidentiel dans le secteur prioritaire à revitaliser. La rénovation de l'immeuble a été ponctuée de nombreux obstacles qui ont allongé le calendrier de réalisation, engendré des dépassements de coûts et les ont forcés à revoir certaines ambitions du projet. Bien que l'accès à des fonds publics ait permis ce projet, l'équipe de MTMC a dû se tourner vers des dons privés et y consacrer un nombre incalculable d'heures de bénévolat. Malgré tout, cette initiative qui intégrait toute une vision pour les femmes et le quartier a été complétée et accueille maintenant plus d'une dizaine de familles.

Le care : dimension clé du logement social

Le soin (ou le care) est au cœur de cette initiative. Le soin est l'ensemble des attitudes associées à la sollicitude et aux actions concrètes pour veiller au bien des personnes. Il repose sur une multitude de relations multidirectionnelles ayant des degrés variés de formalité, de professionnalisme, de rémunération, de reconnaissance et d'obligations sociales qui permettent de répondre adéquatement aux besoins. En général, le soin passe sous silence, il est banalisé, invisible et pris pour acquis.

Le soin influence profondément l'action des communautés. Cette approche favorise des initiatives comme Mon Toit, mon Cartier qui émergent du constat que certaines familles monoparentales ont des loyers trop élevés, des logements trop petits ou vivent de la violence et de l'instabilité. Ce contexte empêche les mères de pouvoir prendre soin d'elles-mêmes et de leurs enfants, ce qui contribue à leur vulnérabilité. L'exemple de Mon Toit, mon Cartier montre aussi que la communauté n'a pas toujours des moyens suffisants pour répondre aux besoins des familles qui frappent à leur porte. L'organisation ne pouvait garder ces familles à long terme dans leurs programmes résidentiels alors qu'il n'y avait pas assez de logements pour elles.

Les retombées pour la santé

Quelques dizaines de logements ne sont pas suffisants pour résoudre la crise du logement qui creuse, entre autres, les inégalités de santé. Néanmoins, les intervenant·es du milieu voient ces initiatives comme des leviers pour la promotion de la santé des ménages qui y résident. L'accès permet d'abord de transformer les conditions d'habitation pour réduire leur exposition à des risques (comme les moisissures, les violences et le stress). Ensuite, la stabilité que leur procurent ces logements leur donne la possibilité de prendre en main leur santé (comme accéder à des professionnels, améliorer leurs habitudes et suivre les traitements). Cet accès est parfois même facilité par des services et activités offertes sur place. Enfin, l'accès aux programmes leur offre un répit et des opportunités pour développer leur autonomie et leur capacité à accéder aux déterminants de la santé (comme le revenu, les services de garde et l'alimentation).

Comme le souligne l'une des intervenantes à Montréal, cet impact sur la santé et leur autonomisation n'est pas uniforme et immédiat : « Lorsqu'elles arrivent, elles ont un gros poids qui leur tombent des épaules et ça, ça fait des choses complètement différentes pour chacune. Pour certaines, ça donne un boost pour partir puis elles ont un projet de vie à réaliser, qu'elles enclenchent tout de suite. D'autres, qui avaient tellement de poids sur leurs épaules, elles soufflent et ça prend un temps. Il y a celles que les maladies se sont enfin déclarées parce qu'elles étaient tellement tout le temps sur l'adrénaline, sur la nervosité pour tenir pour les enfants qu'elles ignoraient les symptômes… »

Ces logements sociaux, qui ont des impacts majeurs pour celles qui y résident et pour l'action des groupes communautaires, sont marqués par une importante invisibilité. Ces bâtiments, surtout ceux qui sont dédiés aux femmes, cherchent à passer inaperçus dans nos villes, notamment pour éviter la stigmatisation ou encore pour assurer la sécurité de celles qui fuient des contextes de violence.

Les bilans quantitatifs des gouvernements des unités développés cachent que ce sont des communautés qui portent à bout de bras l'idéation, la construction et la gestion de ces merveilleux immeubles. Surtout, ces chiffres masquent les impacts liés, entre autres, au soin et à la promotion de la santé. En espérant que ces quelques pages auront permis de mettre en lumière ce travail invisible et essentiel.

Marie-Ève Desroches est une chercheuse, travailleuse communautaire et chargée de cours qui s'intéresse aux enjeux urbains dans une perspective féministe.

Visuels : Marie-Ève Desroches

Expulsions. La campagne pour le « right to counsel » à New York

Les locataires sont souvent sans défense devant les expulsions. On a même souvent l'impression que le système judiciaire joue contre eux. Pourtant, la campagne pour le Right to (…)

Les locataires sont souvent sans défense devant les expulsions. On a même souvent l'impression que le système judiciaire joue contre eux. Pourtant, la campagne pour le Right to Counsel (ou pour l'aide juridique) à New York montre qu'il peut en être autrement.

Les expulsions et les déplacements forcés de population sont peut-être les manifestations les plus violentes de la crise du logement. Bien que beaucoup d'expulsions puissent être informelles et résulter de menaces ou de harcèlement de la part des propriétaires, les expulsions sont, au sens strict, le produit d'un processus légal très encadré qui passe nécessairement par un tribunal où un juge donne un ordre de la cour mis en œuvre par un huissier ou la police.

Il y a différentes façons de s'opposer aux expulsions. On peut agir en amont et essayer de développer des campagnes visant à peser sur les lois et les politiques publiques. On peut aussi agir en aval et avoir recours à l'action directe pour essayer de bloquer physiquement l'expulsion. Entre les deux, la cour est un espace asymétrique central où propriétaires et locataires s'affrontent à armes inégales. Au Québec, il y a chaque année entre 30 000 et 50 000 demandes d'expulsion qui passent par le Tribunal administratif du logement (TAL). Il faut garder à l'esprit qu'une expulsion ne touche pas simplement un individu, mais un ménage incluant potentiellement plusieurs personnes. 50 000 demandes d'expulsion peuvent ainsi vouloir dire que plus de 100 000 ou même 200 000 personnes sont touchées chaque année au Québec.

Dans une ville comme New York, une des plus chères au monde, la situation est encore plus dramatique. Selon le Furman Center de l'Université de New York, en 2017 il y a eu 176 590 demandes d'expulsion (eviction filings) soumises aux différents tribunaux du logement (housing court) de la ville de New York (il y a un tribunal du logement dans chacun des 5 boroughs de la ville – Manhattan, Brooklyn, Bronx, Queens et Staten Island) [1]. On parle donc de plusieurs centaines de milliers de personnes affectées annuellement.

Les quartiers les plus pauvres, où sont concentrées les populations racisées, sont les plus touchés, particulièrement le sud-ouest du Bronx et le centre et l'est de Brooklyn. Même si toutes ces demandes d'expulsion ne se concrétisent pas, les conséquences peuvent être énormes dans la mesure où les locataires visé·es peuvent ensuite finir sur des listes noires et avoir encore plus de difficultés à trouver un logement.

Pourtant, lorsque les tribunaux du logement de New York ont été créés en 1973, ils étaient censés contribuer à une application juste et équitable du droit. Mais dans la mesure où la grande majorité des propriétaires (entre 90 et 97,6 %) étaient représenté·es par un·e avocat·e, tandis que c'était le cas d'une toute petite proportion de locataires (entre 11,9 et 15 %), la majorité des jugements servaient les intérêts des propriétaires aux dépens de ceux des locataires [2]. Lorsque les locataires bénéficiaient d'une représentation légale en cour, la proportion de jugements allant à leur encontre passait de 51 à 22 % [3]. Développer une forme d'aide juridique pour les locataires est alors apparu comme une façon relativement simple de faire baisser le nombre d'expulsions.

La Right to Counsel NYC Coalition

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la campagne pour l'aide juridique (le Right to Counsel) en matière de logement lancée par le CASA (Community Action for Safe Apartments), un groupe communautaire du sud-ouest du Bronx, en 2012 [4]. Celui-ci commence par produire un rapport sur la situation, mais la dynamique accélère en mars 2014 lorsque deux démocrates membres du Conseil municipal de New York – Mark Levine et Vanessa Gibson –présentent le projet de loi Intro-214 pour forcer la Ville à couvrir les frais de représentation légale des résident·es à bas revenus confronté·es à une expulsion. Bien que CASA accueille positivement cette initiative, il tient aussi à maintenir son autonomie et crée, avec plus de 25 groupes communautaires et de défense des droits, une coalition exigeant non seulement que la Ville couvre les frais de représentation, mais aussi que le droit à l'aide juridique soit inscrit dans la loi [5].

Malgré une augmentation massive du financement de l'aide juridique entre 2013 et 2016, la coalition a recours à une diversité de modes d'action pour faire pression sur la Ville de New York. Elle produit des rapports, des vidéos d'information et des manuels pour les activistes du droit au logement. Elle organise des assemblées qui attirent plus de 500 personnes ainsi qu'un forum à la New York Law School qui attire plus de 450 personnes et des personnalités juridiques et politiques. Elle développe un plan de mise en œuvre de la réforme législative qu'elle présente dans plusieurs conseils de quartier de la ville, qui finissent par adopter une déclaration commune en faveur de la réforme.

Parallèlement, la coalition s'appuie sur une pétition de près de 7000 signatures et organise de nombreuses conférences de presse et audiences publiques. Tout cela contribue énormément à la visibilité de la revendication du droit à l'aide juridique en matière de logement. Mais le tournant a eu lieu en 2016, lorsqu'un rapport de la New York City Bar Association conclut que cette réforme non seulement se financerait elle-même, mais permettrait aussi à la Ville d'économiser 320 M$ par année [6]. Des acteurs influents, comme le New York Times, commencent alors à soutenir la réforme et, le 11 août 2017, le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, signe la loi Intro-214 qui garantit une aide juridique aux personnes aux bas revenus. Il s'agit alors d'une première aux États-Unis.

La lutte continue

Depuis, la campagne pour le Right to Counsel a permis de réduire le nombre d'expulsions et de sensibiliser le public à ce problème. Elle a renforcé le mouvement pour le droit au logement de New York. Elle s'est transformée en campagne régionale au niveau de l'État de New York et a été reprise dans de nombreuses grandes villes américaines. Il y a donc eu de véritables gains et un effet de diffusion.

Néanmoins, de nombreux problèmes persistent. Beaucoup de locataires ne connaissent pas leurs droits et n'ont donc pas recours à l'aide juridique. Il n'y a pas assez d'avocat·es disponibles pour représenter le nombre astronomique de locataires qui se présentent aux différents tribunaux du logement tous les jours. Ainsi, depuis la fin du moratoire sur les expulsions, décrété durant les deux premières années de la pandémie, la proportion de locataires bénéficiant d'une aide juridique ne cesse de diminuer : le 16 janvier 2022, mois durant lequel le moratoire a pris fin, 54 % des locataires bénéficiaient d'une représentation légale en cour ; le 25 septembre 2022, ils et elles n'étaient plus que 6 % [7].

Malgré son succès, le cas de la campagne new-yorkaise pour le Right to Counsel montre clairement que la mise en œuvre des gains législatifs est en soi un enjeu de luttes. Le 28 octobre 2022, la Right to Counsel NYC Coalition organisait ainsi une manifestation devant le tribunal du logement de Brooklyn pour dénoncer la situation : « Les tribunaux nient le droit des locataires à un avocat, que notre mouvement a obtenu lors d'une victoire historique en 2017. Ils profitent de ce moment de crise pour faire reculer nos droits. MAIS NOUS NOUS BATTONS !!! ». La lutte continue…


[1] Voir Furman Center, Trends in New York City Housing Court Eviction Filings (Data Brief. NYU Furman Center, 2019).

[2] Chester Hartman et David Robinson, « Evictions : The Hidden Housing Problem », Housing Policy Debate, 14 (4), 2003, p. 477.

[3] Caroll Seron et al, “The Impact of Legal Counsel on Outcomes for Poor Tenants in New York City's Housing Court : Results of a Randomized Experiment”, Law and Society Review, 35 (2), 2001, p. 419.

[4] Je me base sur RTCNYC, History of the Right to Counsel NYC Coalition (Right to Counsel NYC Coalition, 2017) et CASA et NWBCCC, Tipping the Scales : Right to Counsel Is the Moment for the Office of Court Administration to Transform Housing Courts (CASA-New Settlement and the Northwest Bronx Community and Clergy Coalition, 2019).

[6] RTCNYC, History of the Right to Counsel NYC Coalition, p. 3.

Photo : Rémi Leroux

Dans le ciel médiatique, L’Étoile du Nord brille.

Un nouveau média populaire s'ajoute à l'univers médiatique québécois. Qu'est-ce que L'Étoile du Nord ? À Bâbord ! : Quelle est la signification du nom de votre média ? (…)

Un nouveau média populaire s'ajoute à l'univers médiatique québécois. Qu'est-ce que L'Étoile du Nord ?

À Bâbord ! : Quelle est la signification du nom de votre média ?

Comité éditorial (CE) : Premièrement, c'est l'étoile qui guide vers un changement social profond, tout en étant une référence au Canada, la région au nord du continent. C'était aussi le nom d'un journal américain publié au 19e siècle par Frédéric Douglass, qui luttait pour la libération des esclaves aux États-Unis. À travers tout ça, nous voulions évoquer l'image du chemin vers la libération des chaines de l'exploitation et de l'oppression.

ÀB ! : Quelle est l'histoire de la fondation de votre média ? Quelle est votre ligne éditoriale ?

CE : L'idée originale de l'Étoile du Nord provient de différentes organisations militantes de Montréal qui collaboraient déjà de façon ponctuelle. La réflexion a commencé à la fin de 2020, en pleine crise de la COVID-19, alors que nous réalisions qu'il nous manquait un outil crucial : un média grand public d'information et d'analyse, qui pouvait promouvoir une vision basée sur le point de vue de classe des travailleurs·euses, permettant ainsi de connecter les mouvements.

Ça a donc été important pour nous, dès le début, que les membres fondateurs proviennent de différentes régions du Canada. Nous avons ainsi réussi à nous associer à des militant·es de la grande région de Toronto à travers le réseau du défunt journal de gauche Basics, qui nous a ensuite ouvert des portes à Winnipeg, Vancouver et Halifax.

Nous avons lancé le média sur les réseaux sociaux en janvier 2022 avec cette infrastructure déjà en place. Nous avons décidé de rester actif uniquement sur Facebook, Instagram et Twitter pour une période d'expérimentation. Nous avons ensuite conçu notre « Guide de journalisme populaire », qui contenait notre ligne éditoriale et nos méthodes de travail.

Notre ligne éditoriale se base sur le point de vue de la classe des travailleurs·euses, peu importe leur nationalité, puisque ce sont eux et elles qui font fonctionner la société. À l'opposé, les grands conglomérats médiatiques ont l'habitude, dans le meilleur des cas, de mettre sur un pied d'égalité l'opinion de l'exploiteur·rice et de l'exploité·e, au nom de l'objectivité. Mais dire la vérité, ce n'est pas nécessairement « objectif » dans le sens idéalisé de la théorie journalistique bourgeoise. Leur méthode est un positionnement politique, puisque la vérité peut être présentée en donnant la priorité à tel ou tel point de vue, en organisant l'information véridique (intentionnellement ou pas) pour orienter vers une conclusion. Nous avons donc fait notre choix : nous mettons de l'avant les exploité·es et les opprimé·es.

Bref, nous avons lancé notre site web en mars 2023. Nous visons maintenant la prochaine étape, toujours dans le but de devenir un réel média de masse.

ÀB ! : De quelles provenances sont les membres de votre équipe ?

CE : L'Étoile du Nord a été initialement créée par des militant·es provenant, notamment, de groupes de mobilisation des locataires, de lutte pour les conditions de vie dans les quartiers, des luttes ouvrières et syndicales, etc. Aujourd'hui, nous sommes constitué·es en bonne partie de journalistes qui débutent leur « carrière militante ». Plusieurs de ces nouveaux et nouvelles camarades ont des formations pertinentes au travail médiatique et proviennent de différentes communautés.

ÀB ! : Qu'est-ce que signifie pour vous la notion de journalisme populaire ?

CE : Le journal Basics, principalement distribué à Scarborough à Toronto jusqu'en 2018, évoquait déjà l'idée du journalisme populaire. Ils avaient développé un guide court, basé sur une interprétation de la théorie journalistique de base mise en relation avec les expériences de journaux populaires du passé, comme The Black Panther. À travers nos échanges avec le collectif derrière Basics, les membres fondateurs·rices à Montréal ont travaillé à structurer ces idées et développer la méthode. Nous l'avons amené à interagir avec d'autres expériences, comme celle des militant·es du Front Démocratique National des Philippines et leur journal Libération.

Notre inspiration qui est sans doute la plus controversée, c'est Rebel News. Évidemment, ce n'est certainement pas pour leurs idées ou pour leur support tiré des grands monopoles du pétrole de l'Alberta. C'est plutôt pour leur style acerbe ; pour leur présence dans les mouvements qu'ils supportent ; pour leur façon de structurer les idées, qui mènent toujours à des conclusions, créées par une accumulation d'exemples soigneusement sélectionnés ; etc. On s'est dit qu'on se devait de s'inspirer de ces succès, malgré notre positionnement politique à l'opposé.

Le journalisme populaire accorde une importance capitale au terrain en consultant les acteurs·rices des mouvements sociaux et en révélant les forces de classe qui s'affrontent. Les sujets sélectionnés doivent permettre de peindre un portrait de la société et de ses mécanismes, à travers une accumulation d'exemples concrets. De la même façon, il est important de démontrer toutes les avenues qui pourront mener à un changement social réel et profond. Ce que nous faisons à l'aide du journalisme populaire, c'est tenter de récolter le plus de discours et d'idées possibles, les synthétiser du mieux que l'on peut afin d'en faire des idées et des solutions plus avancées et efficaces, puis de les rapporter au plus grand nombre.

ÀB ! : Comment fonctionnez-vous ?

CE : Les membres de l'Étoile du Nord sont divisé·es en comités locaux et en comités spécialisés pour la production vidéo et la révision/traduction. Les grandes orientations sont déterminées par un comité éditorial et administratif composé de trois membres, supporté par la réunion mensuelle des secrétaires des comités. Les sujets d'articles sont généralement choisis de façon collective lors de rencontres locales. Le choix de l'angle est facilité par le comité éditorial sur la base de notre Guide de journalisme populaire. Les articles sont ensuite rédigés individuellement ou par des équipes de journalistes à la suite d'entrevues.

ÀB ! : Quels reportages de l'Étoile du Nord ont-ils le plus défini ce que vous voulez accomplir en tant que média ?

CE : Trois dossiers couverts par l'Étoile du Nord nous viennent en tête : Le « Convoi de la liberté », la fermeture de la mine à Matagami et les grèves du Front commun. Ces exemples sont représentatifs de la priorité qu'on accorde à l'enquête sur le terrain. Par exemple, plutôt que d'adhérer sans réfléchir aux suppositions et aux anecdotes rapportées par les grands médias lors des événements du « Convoi de la liberté » , l'Étoile du Nord s'est rendu sur le terrain pour parler aux manifestant·es afin de comprendre les dynamiques sous-jacentes de l'événement. Lorsque la mine Matagami a fermé, nous avons fait huit heures de route pour témoigner des impacts sur les travailleurs·euses et les résidents·es. Lors des mobilisations du secteur public de 2023, nous avons produit deux courts documentaires et une douzaine d'articles où la perspective des travailleurs·euses était au centre de la couverture.

ÀB ! : Les médias indépendants de gauche sont souvent précaires financièrement. Comment votre média parvient-il à fonctionner ?

CE : Notre engagement politique rend difficile l'obtention de financement et nous force à faire preuve de créativité. Nous comptons présentement sur notre lectorat pour nous financer à travers des dons ponctuels, et éventuellement, des abonnements payants. Pour le moment, ce financement n'est pas suffisant pour que nous puissions engager un·e journaliste à temps plein. Cette situation est sur le point de changer, car nous lançons le 24 juillet une campagne de financement avec La Ruche visant, entre autres, à payer un·e journaliste temps plein pendant quelques mois afin de mettre en place notre système d'abonnement qui permettra, à terme, de payer des journalistes dans plusieurs régions du Canada. Notre ambition demeure de développer un écosystème médiatique avec une plus grande diversité de contenu et de moyens de diffusions dans le but d'augmenter et de diversifier notre audience. Nous prévoyons également lancer un podcast, produire un long-métrage documentaire, lancer un journal papier, et plus encore.

Pour visiter le site de L'Étoile du Nord : https://etoiledunord.media/

Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé

Anne Plourde, Le capitalisme, c'est mauvais pour la santé, Écosociété, 2021, 288 p. Le capitalisme, c'est mauvais pour la santé a comme fil conducteur l'évolution des (…)

Anne Plourde, Le capitalisme, c'est mauvais pour la santé, Écosociété, 2021, 288 p.

Le capitalisme, c'est mauvais pour la santé a comme fil conducteur l'évolution des Centres locaux de services communautaires (CLSC), que l'autrice décrit comme « un modèle socialiste dans une société capitaliste ». Chercheuse postdoctorale à l'Université York et à l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS), Anne Plourde dresse un portrait éclairant et édifiant des mal aimés CLSC, de leur implantation dans les années 70 à la suite de la Commission Castonguay-Nepveu, qui les destinait à devenir la principale porte d'entrée du système de santé, jusqu'à la réforme Barrette de 2015 qui abolira « les derniers vestiges de démocratie qui pouvaient encore exister dans le système public de santé et de services sociaux » (p. 214).

Pour mieux nous faire comprendre les mérites du modèle initial des CLSC, caractérisé par une équipe multidisciplinaire inspirée des cliniques populaires des années 50 et la participation active des citoyens, Plourde s'intéresse d'abord à l'histoire des luttes contre les effets délétères du capitalisme. Pour l'autrice, la création du réseau public de la santé au Québec, dont l'instauration d'une assurance maladie complète et universelle est le cheval de bataille, apparaît comme l'une des plus éclatantes victoires des mouvements ouvriers, syndicaux et communautaires de l'histoire récente des Amériques, favorisant le passage du Québec d'un « État social sous-développé » à un État social avant-gardiste en Amérique du Nord.

Mais la contre-offensive capitaliste des années 70 et de la vague néolibérale des années 80 et 90 empêcheront le Québec d'opérer véritablement les cinq virages proposés par la Commission Castonguay-Nepveu (1967) qui reprochait déjà au système de Santé d'être « centré sur la médecine curative, l'hôpital et les médecins » (p. 109). Anne Plourde déploie alors une critique rigoureuse et implacable d'un demi-siècle de politiques complaisantes envers tous ceux à qui profite un système hospitalo-centrique comme le nôtre. Cela explique, selon l'autrice, l'incapacité de notre système de santé à répondre adéquatement à la pandémie de la COVID 19.

Dans un dernier chapitre lumineux et pénétrant, Anne Plourde avance six solutions « pour préparer l'après-pandémie en santé et services sociaux ». Elle explique avec éloquence comment le financement du réseau à hauteur des besoins actuels et à venir doit s'accompagner d'un élargissement de la couverture publique à plusieurs services médicaux de première ligne (des soins à domicile à la dentisterie) et du retour du pouvoir décisionnel des « travailleuses de la santé ». Elle souligne aussi l'importance des milieux communautaires dans la transformation « d'un système hospitalo-centrique à un système centré sur la prévention et la première ligne » (p. 263) afin que les services de première ligne soient efficaces et permettent de réduire les dépenses en santé.

« Le retour à un modèle d'établissement inspiré de celui des CLSC est au cœur de cette triple proposition de nationalisation, décentralisation et redémocratisation » (p. 256) du système de santé et de services sociaux. Les propositions d'Anne Plourde paraissent révolutionnaires auprès des timides mesures annoncées par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. Mais n'est-ce pas inévitable alors que l'on sait que les changements climatiques auront des répercussions importantes sur notre santé et causeront, par conséquent, une pression croissante sur les infrastructures de santé publique ?

Dans la prochaine réforme de la santé, dont nous avons eu un avant-goût au printemps dernier, il y a fort à parier que la « conception capitaliste de la santé », à l'écoute des gestionnaires d'hôpitaux, continuera de mettre à mal le réseau sociosanitaire québécois.

Ville féministe

Leslie Kern, Ville féministe. Notes de terrain, Éditions du remue-ménage, 2022, 250 pages. Une ville pensée pour toutes et tous, est-ce possible ? Une ville pensée par (…)

Leslie Kern, Ville féministe. Notes de terrain, Éditions du remue-ménage, 2022, 250 pages.

Une ville pensée pour toutes et tous, est-ce possible ? Une ville pensée par toutes et tous, l'est-ce aussi ? Voici les deux grandes questions que pose Leslie Kern dans cet essai-récit qui se lit de bout en bout, sans prendre de pause.

La professeure de géographie et d'environnement, originaire de la banlieue de Toronto et vivant aujourd'hui au Nouveau-Brunswick nous fait découvrir, dans ce texte écrit au « je », les angles morts de l'urbanisme, sexistes et trop nombreux. Cet essai-récit s'appuie sur le vécu de Kern ainsi que sur son analyse féministe et son expertise de géographe. Les diverses réflexions étayées sont issues de ses expériences de la ville à titre d'adolescente, de jeune femme adulte, de femme enceinte, de mère, de travailleuse et de militante impliquée au sein de divers mouvements sociaux.

Elle nous fait constater que la ville, peu importe laquelle, où une femme réside, mange, dort, travaille et aime, est une ville conçue, imaginée et régie par des hommes, une ville qui exacerbe les inégalités entre les genres puisque l'expérience de ces derniers dans la ville est très différente de celle des femmes. Pourquoi ? Parce que la division entre espace public et espace privé a été prépondérante dans la conception de l'urbanisme en général. Les femmes sont reléguées à l'espace privé, aux hommes l'espace public. Ce qui explique que les rapports des hommes avec la ville ne sont pas entachés par un sentiment d'insécurité qui est le quotidien des femmes et des autres populations marginalisées socialement et plus vulnérables.

Kern pose les bonnes questions en nous invitant à repenser les espaces urbains et en dépassant le clivage espace privé/femmes et espace public/hommes. La ville féministe proposée par Kern est un projet inspirant et ambitieux, où toutes et tous sont aux commandes. Cette ville féministe va au-delà du béton : c'est vivre différemment, c'est vivre mieux et de façon plus juste et collective.

Corps vivante

29 juin 2024, par Valentin Tardi — , , ,
Julie Delporte, Corps vivante, Pow Pow, 2022, 267 p. Toujours en cursive et en ondoyant, Julie Delporte poursuit sa progression dans la vie, d'abord la sienne, en osant (…)

Julie Delporte, Corps vivante, Pow Pow, 2022, 267 p.

Toujours en cursive et en ondoyant, Julie Delporte poursuit sa progression dans la vie, d'abord la sienne, en osant tutoyer ses douleurs et un certain mal-être qui, trop souvent, l'envahit. À cheval entre le journal, le manifeste, la poésie et toujours ce dessin/écriture au crayon de bois, l'œuvre de Delporte doit être qualifiée de révélatrice. En dénouant des fils entremêlés et en touchant à l'essentiel au creux de ses doutes et questionnements, l'autrice, ici, après avoir parlé d'électrosensibilité (Je vois des antennes partout, Pow Pow 2015) et de parcours féministe (Moi aussi je voulais l'emporter, Pow Pow 2017), lève le voile sur son lesbianisme tardif qu'elle situe à 35 ans. Ce journal, au long cours d'une vie à taire certaines prémisses, à effectuer moult recherches et à explorer d'autres sensibilités fait figure de dialogue avec l'univers. Ce chemin qui se révèle jubilatoire quant à, sciemment, prendre acte des aléas de son parcours afin d'être soi-même, a quelque chose d'extraordinaire. En gros, c'est ce livre doux et fulgurant qui cite Annie Ernaux, Tove Jansson, MoniqueWittig, Chantal Akerman…

L’humanité en péril - Tome 2

29 juin 2024, par Claude Vaillancourt — , , ,
Fred Vargas, L'humanité en péril - Tome 2, Flammarion, 2022, 272 p. Bien connue pour ses romans policiers, l'autrice Fred Vargas a mis son manteau de chercheuse pour donner (…)

Fred Vargas, L'humanité en péril - Tome 2, Flammarion, 2022, 272 p.

Bien connue pour ses romans policiers, l'autrice Fred Vargas a mis son manteau de chercheuse pour donner une suite à son essai L'humanité en péril, consacré à l'urgence climatique. Cette fois, elle aborde les conséquences de la raréfaction de ressources naturelles. Selon elle, nous nous rapprochons du moment où il manquera de ce qui a permis de construire le monde tel que nous le connaissons : pétrole, charbon, gaz naturel. À cela s'ajoutent de nombreuses autres ressources enfouies dans le sol, tout aussi indispensables, en voie de disparition elles aussi.

Dans un horizon qu'elle fixe autour de l'année 2050, une crise majeure des transports nous forcera à tout remettre en cause (l'autrice parle de la « fin des transports »). La pénurie de carburant mettra fin à l'usage de ce qui est aujourd'hui indispensable pour déplacer les marchandises : avions, bateaux à moteur, camions et tracteurs. Ils ne pourront plus exister parce que l'énergie électrique n'aura tout simplement pas la puissance de charge suffisante pour les faire fonctionner. De plus, même les véhicules électriques ne pourront plus se déployer à cause du manque de ressources pour les construire et à cause d'une réduction majeure de la production d'électricité. Vargas prévoit aussi la fin du numérique. Plusieurs des métaux nécessaires à son fonctionnement seront en manque bien avant la fin du siècle et le recyclage des produits électroniques sera nettement insuffisant pour régler le problème. Nous n'aurons tout simplement plus d'ordinateurs, de téléphones portables, de tablettes, de réunions Zoom…

On peut alors prendre la mesure des immenses transformations qu'il faudra mettre en place si l'on veut assurer la survie des populations. Selon l'autrice, le réchauffement climatique ne sera plus une menace majeure : il sera limité à 1,7°C à cause de l'épuisement des hydrocarbures. Il faudra cependant vivre sans les machines qui nous rendent la vie si facile. Vargas établit de façon convaincante les grandes priorités de la transition obligée qui s'en vient. Elle propose, entre autres solutions, le retour des chevaux et des bœufs, dont elle détaille toutes les conséquences de leur utilisation : productivité, gestion des excréments et des carcasses, nombre de spécimens requis, alimentation du cheptel, conséquences sur l'agriculture, etc.

L'essai de Vargas surprend par sa précision. L'autrice semble avoir une boule de cristal et décrit l'avenir comme si elle y était. Elle le fait de façon très documentée : son essai est rempli de statistiques et de calculs, et ses propos résultent d'une impressionnante compilation de données, un travail de grande envergure. On sait cependant que rien n'est plus risqué que de prédire l'avenir, et malgré l'importance de sa recherche, il est très difficile de croire que tout se déroulera comme elle le décrit.

Cependant, Fred Vargas accomplit un exercice salutaire. Au rythme où nous les consommons, et sans se soucier de les préserver le plus longtemps possible, il va de soi que les ressources naturelles seront de plus en plus rares et de moins en moins accessibles, que cela se produise demain, comme elle le croit, ou beaucoup plus tard. Il est essentiel que nous changions radicalement notre approche dans leur exploitation : il faut réduire celle-ci autant que possible et planifier avec précision ce qui arrivera après, pour éviter le pire. C'est à cet indispensable travail que s'adonne Vargas. En espérant que cette approche aura d'importantes suites.

Le storyboard de Wim Wenders

29 juin 2024 — ,
Stéphane Lemardelé, Le storyboard de Wim Wenders, La Boîte à Bulles, 2022, 160 pages. Le cinéaste Wim Wenders, qui réalise désormais plusieurs films aux États-Unis, est (…)

Stéphane Lemardelé, Le storyboard de Wim Wenders, La Boîte à Bulles, 2022, 160 pages.

Le cinéaste Wim Wenders, qui réalise désormais plusieurs films aux États-Unis, est renommé pour ses road movies ayant marqué le renouveau du cinéma allemand avec d'autres cinéastes comme Schroeter, Fassbinder, Herzog. À titre de storyboarder, Stéphane Lemardelé a pu collaborer avec lui en 2014 lors du tournage d'Every Thing Will Be Fine ici au Québec dans le cadre d'une scène tournée par grand froid dans une cabane de pêche blanche. Ce livre graphique sort de l'ordinaire, car le dessinateur a su, dès sa première rencontre avec Wender, dépasser la commande pour interagir plus avant, en s'immergeant dans le projet, et aussi plus largement en discutant de son cinéma, de ses références ainsi que de sa vision d'un cinéma 3D qui permettrait de renouer avec la réalité. Incidemment, ce livre narre non seulement le processus même d'un film, mais il livre aussi un phénoménal témoignage sur le film à l'ère où nous nous trouvons, paradoxalement, noyé·es dans la surabondance de celles-ci ! Parlant d'images, le dessin de Lemardelé autant que l'usage judicieux de photos ou d'éléments du storyboard rend les protagonistes, le tournage et les lieux (mention spéciale aux couleurs de sa neige !) avec une aisance qui procure une lecture immersive.

Ils mangent dans leurs chars

Simon-Pierre Beaudet, Ils mangent dans leurs chars. Chroniques du troisième lien & de la fin du monde, Moult Éditions, 2022, 250 p. À l'instar de Ravary, de Falardeau (…)

Simon-Pierre Beaudet, Ils mangent dans leurs chars. Chroniques du troisième lien & de la fin du monde, Moult Éditions, 2022, 250 p.

À l'instar de Ravary, de Falardeau ou d'Anne Archet, Beaudet n'a pas la langue dans sa poche et il n'hésite pas à se mettre en péril dans une écriture combative qui appelle un chat un chat et, surtout, qui parvient à produire du sens dans un monde qui divague allègrement en parvenant à noyer le poisson dans l'eau. La majorité des textes de ce recueil ont été publiés dans L'Idiot utile, L'éteignoir, Le panier de crabes, Vice et sur le blogue Fuck le monde… De tels titres donnent un avant-goût de la charge que l'essayiste entend mener en direction du capitalisme et de ses sbires. Toutefois, on aurait tort de se trouver outré·e par les sacres ou le langage cru de Beaudet dans la mesure où, avec un brio que ses pourfendeurs des radios-poubelles qualifieraient de diabolique, il creuse et remet en perspectives plusieurs éléments qui, autrement, ne dépasseraient pas le texte d'opinion ou la diatribe. La question du désormais incontournable « troisième lien » à Québec sert de levier à l'auteur pour lier la chose à beaucoup plus grand : « la fin du monde » ! D'où l'image choc de l'intitulé : Ils mangent dans leurs chars. Beaudet décortique l'abrutissement et les mantras assénés inlassablement par les radios-poubelles et, ultimement, la proposition d'asservissement décomplexé au travail, à la consommation et à l'automobile du peuple et d'une certaine classe moyenne. Non sans humour toujours, Beaudet propose également d'autres textes à la sagacité de son lectorat en guise de bonus. Des crottes magnifiques qui défigurent l'embourgeoisement et sa trollé de faux-semblants, notamment : « Fuck Costco », « Ta carrière universitaire de marde » et, « Tuer la nuit ». Rassérénant !!!

Le capitalisme

Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme, Que sais-je ?, 2022, 127 p. Pour la quatrième fois, la prestigieuse collection Que sais-je ? publie un ouvrage de synthèse sur le (…)

Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme, Que sais-je ?, 2022, 127 p.

Pour la quatrième fois, la prestigieuse collection Que sais-je ? publie un ouvrage de synthèse sur le capitalisme. La première fut publiée en 1948. Dans cette nouvelle édition totalement inédite, l'auteur présente le capitalisme comme une idéologie, une croyance commune et une convention sociale qui structure notre monde.

Alors que de nombreux ouvrages décrivent le capitalisme comme l'aboutissement historique et naturel des sociétés, celui-ci suggère que le capitalisme est une invention récente. C'est en 1902 que le sociologue allemand Werner Sombart publie le premier ouvrage de synthèse sur le sujet Der moderne Kapitalismus. Trois ans plus tard, Max Weber publie L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, dans lequel le capitalisme est analysé comme une culture et un imaginaire collectif. Avant ces dates, des auteurs comme Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx ne parlaient pas de capitalisme comme un système. Ils analysaient, entre autres et de manières différentes, les comportements de personnes détenant du capital. Avec le temps, certaines de ces personnes furent dénommées des « capitalistes » afin de les différencier d'autres catégories d'acteurs économiques, comme des travailleurs ou des propriétaires terriens.

Pierre-Yves Gomez, professeur à EMLYON et directeur de l'Institut français de gouvernement des entreprises, mobilise le modèle de sociologie historique de Norbert Elias pour retracer l'évolution du capitalisme. Selon cette conception, les luttes entre entités concurrentes dans une société se soldent souvent par la domination d'un vainqueur, aboutissant à une monopolisation du pouvoir. Le vainqueur impose alors ses règles de conduite, ses codes de comportement et ses mœurs. Progressivement la configuration politico-économique de l'Europe médiévale, construite sur la religion et les coutumes locales, fut remplacée par une autre configuration, basée sur des normes abstraites d'échanges monétaires pour la production et la consommation de biens. Le profit individuel devint alors un « fait social total », un éthos qui justifie l'ordre du monde, régissant ses mœurs.

Ce retour historique et évolutionniste sur le capitalisme, analysant ses variations génétiques depuis le Moyen Âge, permet de relativiser l'assertion de la prétendue « fin de l'histoire ». D'après ce récit, la globalisation capitaliste ne peut que s'imposer à travers le monde, sans alternative possible. L'auteur conclut, pour sa part, que d'autres variations du capitalisme vont se poursuivre dans le futur, incluant la consolidation d'empires centralisés et industrialisés ou le néo-féodalisme d'entreprises transnationales. Il va sans dire que Pierre-Yves Gomez, l'auteur de L'esprit malin du capitalisme, ne voit pas ces mutations d'un bon œil. Certaines dérives sont d'ailleurs déjà visibles aujourd'hui, comme le capitalisme spéculatif, le capitalisme de surveillance, le capitalisme algorithmique ou le capitalisme autoritaire.

Ce petit livre de 127 pages, bien écrit et bien argumenté, contribue à la critique progressiste du capitalisme. Que sais-je ?, associée aux Presses universitaires de France, est une collection de plus en plus reconnue dans le domaine scientifique. Ce livre peut donc être utilisé dans des écoles de commerce ou des facultés de sciences économiques où, souvent, le capitalisme est faussement présenté comme l'évolution naturelle et obligatoire de nos sociétés. Surtout, l'analyse évolutionniste qu'il utilise permet d'explorer des alternatives possibles à la sortie du capitalisme.

Membres