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Mouvements queers et féministes : l’intersectionnalité est une exigence stratégique

18 mars 2024, par Judith Lefebvre — , ,
La communauté queer naît d'abord d'une identité politique radicale. Elle entretient l'ambition d'un mouvement de libération qui puise dans l'anti-autoritarisme et qui pose (…)

La communauté queer naît d'abord d'une identité politique radicale. Elle entretient l'ambition d'un mouvement de libération qui puise dans l'anti-autoritarisme et qui pose l'intersectionnalité comme une composante essentielle de son discours. Pourtant, il existe peu de réflexions stratégiques pour s'assurer que ces exigences survivent au test de la lutte.

Quand on m'a demandé d'écrire un texte sur les orientations stratégiques d'un mouvement queer, j'avoue que je ne savais pas tellement où donner de la tête. Est-ce que je devais aborder l'acharnement ouvertement génocidaire contre les personnes trans aux États-Unis [1] et la nécessaire solidarité internationale pour nos communautés ? Peut-être était-il préférable de me concentrer sur les enjeux locaux comme la pauvreté et l'exclusion ?

J'ai pensé faire un bilan de la mobilisation contre le projet de loi 2 [2]. Ça m'aurait semblé à propos étant donné qu'il s'agit de la plus récente lutte à laquelle j'ai participé depuis une posture militante grassroots. Parce qu'en fin de compte, est-il réellement possible de parler de stratégie sans aborder les débats internes d'un mouvement ? Sans aborder les joies et les peines immenses qui nous affligent dans ces moments désespérés où nous n'avons rien que nos corps pour nous battre ? Peut-on parler de stratégie sans parler des divisions politiques, raciales, économiques et identitaires qui touchent la communauté ?

Est-ce qu'on peut parler de stratégie sans parler du mouvement ? En fait, je me questionne parfois s'il y a un tel mouvement.

Passer de la communauté à la pratique politique

Il ne faut pas se méprendre : on se reconnaît entre nous, on partage les mêmes espaces et, souvent, les mêmes esthétiques. On va aux mêmes partys, on aime les mêmes artistes. La scène queer de Montréal est en pleine effervescence, comme en témoignent les nombreuses fêtes et regroupements. Il y a une communauté c'est sûr, mais y a-t-il un mouvement ?

La posture queer en est une de précarité. Nos corps et nos vies souvent sinueuses nous portent presque inéluctablement à la pauvreté. Les problèmes de santé mentale sont tellement fréquents qu'ils sont une source d'humour et de dérision. Et bonne chance pour trouver un·e thérapeute transaffirmatif·ve ou sensible aux réalités LGBTQIA2S+ – si on en a les moyens ou qu'on a survécu à la longue attente d'accès aux services du CLSC. Nous sommes poqué·es, traumatisé·es et méfiant·es. Je crois que nos luttes reflètent cela.

On n'imagine pas à quel point c'est difficile de rassembler des personnes queers et trans autour d'un objectif commun. Tout le monde s'entend pour porter des pins « fuck the cistem », mais, concrètement, les moyens de se mobiliser manquent à plusieurs. S'engager politiquement, c'est aussi prendre des risques : des risques pour sa sécurité, d'abord, et aussi le risque de commettre des erreurs. Et notre méfiance fait de nous une communauté politique très exigeante.

Pour moi, cette exigence est une force. Notre pensée politique est rigoureuse et précise, elle est complexe et intersectionnelle. Parce qu'elle naît de l'expérience de l'exclusion, la posture queer reconnaît la violence des frontières. Elle se nourrit de cette opposition entre « nous » et « elleux » en plaçant l'insulte – queer, bizarre, anormal – au centre de son identité. C'est pour cette raison sans doute que la pensée queer militante [3] actuelle est fortement antiraciste, anticolonialiste, anticapitaliste, anticapacitiste, prochoix, prosexe et antinationaliste. Ça fait beaucoup de cases à cocher et, dans l'urgence de la mobilisation et les choix que cela implique, ça laisse peu de place à l'erreur. On est toujours à la merci d'une dénonciation, d'un call out.

Être redevables

Bien que je crois à la possibilité de faire des erreurs, je crois aussi à la redevabilité [4]. Mais être redevable, ce n'est pas seulement s'excuser quand on se plante et ça ne se résume pas à des slogans de solidarité comme « Black Lives Matter » ou « Trans Women are Women ». Ça exige un questionnement intime et profond de ses pratiques et de son existence dans le monde. C'est difficile et ça ne s'arrête jamais. Pour les personnes blanches par exemple, cela demande non seulement de se percevoir comme telles, mais de comprendre les ramifications symboliques, historiques et sociales du fait d'être blanc·he dans un régime de suprématie blanche. Même chose pour les personnes cis, hétéros, citoyennes, etc. Être redevable, c'est plus qu'être « allié·e ». C'est savoir qu'on ne peut jamais être qu'un·e allié·e imparfait·e et que sans un effort constant, on est condamné·e à reproduire les mêmes schémas d'oppression, peu importe la noblesse de nos intentions.

Mes expériences militantes récentes dans le milieu queer me laissent croire que nos pratiques héritent encore d'une tradition politique qui fait obstacle à cette redevabilité. Encore aux prises avec l'équivalent de la conscience de classe marxiste du « nous femmes » [5] féministe, il me semble que nous tendons à construire un sujet politique aux intérêts prétendument universels. Quand nous entrons en lutte, il ne peut y avoir qu'une seule cause et cette cause, c'est celle des personnes LGBTQIA2S+ prises dans leur ensemble.

Or, ce sujet politique est abstrait et, comme toute abstraction qui en appelle à une oppression commune universellement partagée, il prend généralement les traits d'une minorité privilégiée. Tout ce qui ne se soumet pas à ce cadre supposément commun est renvoyé à des luttes spécifiques. Cette critique n'est pas neuve, elle est au cœur d'un des textes importants de bell hooks, De la marge au centre, publié en anglais en 1984 [6]. Je crois d'ailleurs que le féminisme noir, parmi d'autres, a jeté les bases d'un mouvement politique réellement intersectionnel fondé sur cette exigence de redevabilité.

Autonomie des luttes et politique de coalition

Que ce soit volontaire ou non, le féminisme et les luttes LGBTQIA2S+ sont des mouvements de coalition. Ils regroupent des intérêts divers et parfois divergents sur une variété d'enjeux. La tendance universaliste que j'ai mentionnée plus tôt a forcé les femmes noires, les lesbiennes et les travailleuses du sexe, entre autres, à former des luttes autonomes au sein du mouvement. La même chose peut être dite des personnes trans, intersexes ou bispirituelles au sein du mouvement gai.

Cette volonté autonomiste est souvent perçue à tort comme « divisant le mouvement », mais, au contraire, elle le renforce en centrant l'action politique sur les personnes opprimées. L'autonomie est essentielle pour former une pratique politique cohérente avec les luttes particulières de certains groupes. Je sais comme femme trans que les discussions et les priorités politiques sont radicalement différentes en non-mixité transféminine et dans un groupe féministe mixte. Nous ne serons jamais majoritaires parmi les féministes et nous avons besoin de cet espace pour faire exister nos luttes dans un milieu qui nous a longtemps exclues et qui comprend mal nos intérêts.

Dans un discours célèbre prononcé en 1979, Audre Lorde disait qu'il n'y a pas de libération sans communauté, mais que cette communauté ne signifie pas la négation de nos différences [7]. Pour bâtir un mouvement queer de coalition, il faut selon moi encourager et soutenir les initiatives autonomes au sein de nos communautés. Cela nous permet de nous éloigner d'une politique à prétention universaliste en embrassant la complexité des enjeux qui nous affectent. Nous sommes toustes à l'intersection d'oppressions et de privilèges qui interagissent de façon complexe et nous mènent à cadrer la lutte d'une façon singulière.

En ce sens, j'invite les personnes opprimées à réfléchir à la manière dont l'articulation de leur oppression est susceptible d'exclure les autres personnes concernées. Il ne s'agit pas de s'adonner à des olympiques des oppressions, ni de faire le décompte de ses privilèges, encore moins de redoubler sur l'expression de sa culpabilité. Il s'agit simplement de reconnaître que notre façon de cadrer une question politique relève d'un choix rhétorique potentiellement exclusif et, in fine, nuisible au maintien d'une véritable politique de coalition.

Reconnaître l'autonomie des luttes, c'est donc reconnaître la légitimité et l'expertise des perspectives divergentes. La redevabilité est conditionnelle à toute politique de coalition. Cela exige des discussions patientes, un intense travail émotionnel et beaucoup d'humilité. Cela exige de la loyauté.

En fin de compte, entretenir un mouvement politique queer, c'est refuser l'idée d'un seul mouvement, d'une cause unique qui rallierait toute la communauté. C'est embrasser la complexité de nos luttes, comme nous embrassons la complexité de nos identités et de nos affects.

C'est aussi admettre qu'il n'y a pas de lutte qui n'affecte pas nos communautés. Il n'y a pas de dénominateur commun, seulement un groupe éclectique de personnes vulnérables qui partagent la nécessité de se défendre dans un contexte politique et social hostile.

Toutes les luttes sont queers

Nous devons donc être de tous les fronts. Quand les droits des migrant·es sont attaqués, c'est notre communauté qui est attaquée. Quand les consommateur·trices de drogues sont criminalisé·es, ce sont des membres de notre communauté qui sont incarcéré·es. Quand les personnes racisé·es sont l'objet de profilage racial, ce sont des femmes trans et des hommes gais qui sont harcelé·es. La sécurité des travailleur·euses du sexe, c'est la sécurité de femmes bisexuelles et de personnes non binaires. Il n'y a pas de lutte qui ne soit pas queer.

Mais si nous persistons à entretenir une fausse équivalence entre la communauté et la lutte, nous continuerons à créer des postures minoritaires et marginalisées. Je crois sincèrement que quand nous concevons notre politique comme une politique de coalition et que nous soutenons avec conviction l'autonomie des luttes, c'est la communauté elle-même qui se trouve enrichie. Vivement les collectifs de femmes trans et de migrant·es ; vivement les collectifs de migrantes au sein des collectifs de femmes trans et inversement !

L'intersectionnalité est au centre de nos préoccupations politiques. Il est naïf de penser que cet objectif peut être atteint par le seul examen de conscience des groupes privilégiés. Donnons-nous les moyens d'être réellement intersectionnel·les en nous assurant que les personnes opprimées soient toujours en position de force et puissent poser leurs conditions pour la mise sur pied d'une coalition. Je crois qu'à ce moment nous pourrons peut-être être redevables les un·es envers les autres.


[1] Plus de 300 projets de lois anti-trans et anti-LGBT ont été introduits dans la première moitié de 2022 à différents paliers législatifs américains, après l'adoption depuis 2020 d'une centaine de lois similaires. Les attaques de milices d'extrême droite se multiplient dans un climat de haine nourrit par la rhétorique de politiciens républicains. Le gouverneur de la Floride, Ron De Santis, a plusieurs fois qualifié les homosexuels de pédophiles et un ex-candidat républicain au poste de gouverneur du Mississipi a appelé à la mise sur pied de pelotons d'exécution pour les personnes trans. Pour plus de détails, voir entre autres le site Web de l'Union américaine pour les libertés civiles : https://www.aclu.org/issues/lgbtq-rights.

[2] Introduit par le ministre caquiste Simon Jolin-Barrette, le projet de loi révise le droit de la famille ainsi que les dispositions concernant le changement de mention de sexe à l'état civil. Il a été dénoncé unanimement par les communautés LGBTQIA2S+, forçant le gouvernement à amender substantiellement le texte pour en retirer les éléments transphobes et attentatoires aux personnes intersexes. Voir l'article à ce sujet dans le n°92 d'À bâbord ! : Judith Lefebvre, « Les corps trans contre l'État ». Disponible en ligne.

[3] Je distingue la Queer Theory de la pensée queer militante, plus fluide, moins académique et plus intéressée aux enjeux matériels. Je partage par ailleurs certaines critiques concernant l'exploitation épistémique des femmes trans par le milieu académique et notre réduction à un objet théorique limité à la question du genre. Voir Viviane Namaste, « Undoing Theory : The “Transgender Question” and the Epistemic Violence of Anglo American Feminist Theory », Hypatia, vol. 24, no 3, 2009, pp. 11-32.

[4] Ma traduction de accountability. Il n'existe pas à ma connaissance de traduction communément admise pour cet usage spécifique du terme, surtout employé dans le contexte du militantisme antiraciste américain. En raison de ses origines militantes, les définitions du terme varient, mais renvoient généralement à un ensemble d'attitudes et de pratiques par lesquelles les personnes prennent individuellement la responsabilité de leur position dans un système d'oppression et de leurs biais internalisés. Cela concerne principalement les personnes blanches à l'égard des personnes racisées, mais aussi des personnes racisées entre elles.

[5] Cette expression a fait l'objet de plusieurs recherches et commentaires dans les milieux féministes et renvoie généralement à la notion d'une « classe » des femmes dans l'approche matérialiste. Elle est souvent utilisée pour caractériser un féminisme universaliste peu sensible aux disparités raciales, économiques, etc. entre les femmes.

[6] bell hooks, De la marge au centre : Théorie féministe, Cambourakis, 2017.

[7] « Without community there is no liberation, only the most vulnerable and temporary armistice between an individual and her oppression. But community must not mean a shedding of our differences, nor the pathetic pretense that these differences do not exist. » Audre Lorde, « The Master's Tools Will Never Dismantle the Master's House », dans Sister Outsider, Essays and Speeches, Crossing Press Berkeley, 2007 [1984], p. 112.

Judith Lefebvre est militante transféministe.

Photo : Marine CC

Cinq phrases pour embrasser les écologies queers

Les propositions qui suivent découlent du portait que dresse l'auteur Cy Lecerf Maulpoix de ces écologies fondamentalement intersectionnelles, anticapitalistes, décoloniales, (…)

Les propositions qui suivent découlent du portait que dresse l'auteur Cy Lecerf Maulpoix de ces écologies fondamentalement intersectionnelles, anticapitalistes, décoloniales, féministes et queers.

Dans une friche industrielle de Montréal/Tiohtià:ke, un doux soir de juin où la pleine lune était à son périgée, nous nous sommes réuni·es, des lecteur·ices intéressé·es à parler d'écologies queers, autour du livre Écologies déviantes : voyage en terres queers [1]. Le présent texte met de l'avant quelques-unes des propositions fortes qui ont retenu notre attention.

« La destruction n'a pas le même sens pour tou·tes »

Les approches écoqueers – que Lecerf Maulpoix appelle écologies déviantes – proposent de considérer que les enjeux environnementaux affectant l'ensemble du vivant sont également des phénomènes sociaux. Les catastrophes écologiques doivent être envisagées dans leur articulation avec les systèmes d'oppression qui sont, suivant les propos de Ruth Wilson Gilmore qui parlait du racisme, « l'exposition de certaines parties de la population à une mort prématurée ».

Toute crise accentue les vulnérabilités sociales et économiques déjà existantes, notamment celles des différents groupes et personnes minorisées. Dans les sociétés où les vies ne sont pas toutes « digne[s] d'être pleurée[s], d'être sauvée[s], de bénéficier de droits ou de protections », écrit Lecerf Maulpoix après Judith Butler, « la destruction n'a pas le même sens pour tou.tes ». Dans le film Fire & Flood (2020), Vanessa Raditz a documenté les effets de catastrophes récentes sur les personnes non conformes aux normes hétérocispatriarcales : les domicides (perte de son logement, de son domicile) ; l'accès incertain aux refuges, aux soins de santé, aux matériels médicaux, à la nourriture et aux produits nécessaires ; les agressions et discriminations au sein des processus d'assistance et des refuges s'ajoutent aux difficultés systémiques préexistantes – pauvreté, expérience de la rue, exposition à l'insalubrité, maladies, handicaps, incarcérations, etc. « Les populations les plus affectées, notamment les LBGTQI raciséEs, ont été confrontées à un constat : celui de ne pouvoir compter que sur elles-mêmes face à l'absence de soutiens adéquats de la part des institutions » ou de leur famille à laquelle elles ne peuvent souvent pas recourir.

Les approches écoqueers refusent de faire l'impasse sur la manière dont certaines vies sont toujours déjà partie prenante d'« histoires spécifiques de domination et de destruction ».

Le vivant à défendre ne doit pas être modelé par l'hétérocisnormativité

Les écologies queers impliquent de tourner le dos aux approches qui, d'une part, ramènent la diversité des espèces non humaines à des patterns hétéro-cis et, d'autre part, associent, au sein de l'espèce humaine, des formes d'expression de genre, de sexualité, de corporalité et de relations non hétéronormées à la « déviance » ou à la « contrenaturalité ». Les écologistes les plus conservateurs mêlent ainsi à la lutte pour l'environnement la défense d'un ordre hétérocispatriarcal (la famille nucléaire hétérosexuelle au premier chef) sur la base d'une acception étriquée du concept de nature. La prise d'hormones ou de médicaments, la procréation médicalement assistée, la gestation par autrui, auxquelles ont recours des personnes trans, des familles non hétéros ou des femmes seules – aussi bien que des personnes cis ou des couples hétéros… –, sont mises sur le même plan que les formes dangereuses de manipulation du vivant et les technologies productivistes les plus destructrices (« après les légumes OGM, les enfants à un seul parent », scandaient des opposant·es à la loi autorisant le mariage et l'adoption aux personnes LGBTQ+ en France). « Les accès et bénéfices de la technique ne s'appliquent qu'aux modèles familiaux compatibles avec une certaine vision de l'organisation sociale et économique, devenue la “nature” dans la bouche de ses défenseurs ». Car, notons-le, ce ne sont pas les mutilations génitales exercées sur les personnes intersexes que pourfendent les héraults de cette « naturalité » binaire et hétéronormée…

Refusant de telles formes de naturalisation du social et de socialisation de la nature, les écologies queers cherchent plutôt à reconnaître aussi bien la diversité des espèces que la pluralité des sexualités, des identités, des corps et des modes de relation, comme dignes d'exister en soi et comme facteurs d'adaptabilité, de créativité et d'agentivité garants d'avenir en contexte de crise climatique. Les « comportements uniques et manifestations extraordinaires dans la diversité des oiseaux, des plantes et des êtres vivants, passent inaperçues parce que nous les observons à travers le prisme de la normalité, de la similitude et de l'homogénéité », soutient la biologiste colombienne Brigitte Baptiste, qui conclut : « rien n'est plus queer que la nature, car elle produit de la différence en permanence, notamment en favorisant l'émergence du singulier et de l'anomalie, en expérimentant constamment. »

La lutte contre les techniques productivistes écocidaires est parfaitement compatible avec une épistémologie non hétéronormée du vivant, avec la réappropriation démocratique des technologies et des connaissances scientifiques, botaniques et médicinales, et avec l'autodétermination individuelle et collective.

Les écologies queers invitent à l'élargissement du lien au vivant

Partir des expériences minoritaires pour penser et vivre concrètement notre relation aux écosystèmes permet d'éventuellement développer des types d'interactions et de réciprocités émancipés des logiques d'exploitation et de domination. Les écologies queers cherchent aussi à (re)connecter avec les façons égalitaires d'interagir qu'ont les sociétés non occidentales et les Premiers Peuples, présentes au sein des « régimes alimentaires, des rapports aux animaux, aux plantes, aux cours d'eau, aux terres cultivées, aux arbres, aux astres et aux esprits » (Malcom Ferdinand).

Mais leur apport sans doute le plus spécifique concerne la place dévolue aux corps dans le développement d'un lien sensible au monde. Une attention est accordée à ce qui traverse notre condition d'êtres désirants, notamment ce qui a trait aux plaisirs, aux sexualités et aux formes d'amour, de relations et de coexistences non straights, aux désirs de devenir, à la créativité dans le genre, aux corporalités dissidentes. Un tel rapport aux autres et à la Terre peut mener à des formes d'échanges, de coopération, de compagnonnage, d'attachement et d'intimité qui n'excluent pas la sensualité, voire l'érotisme entendu comme « puissance de rencontre ». « Jouir dans les bois, sur ces crêtes nacrées, suspendues entre ciel et terre pourrait-il être l'occasion de nouvelles alliances et responsabilités » et de « faire de son être et de son corps une instance de réception, de transformation, mais aussi de relais entre soi et le monde ? »

Les écologies queers sont créatrices d'espaces liminaires

Du fait des violences ordinaires et des obstacles que connaissent les personnes LGBTQ+ dans l'accès au logement et aux espaces sécuritaires, la création de lieux – en ville ou hors des villes – qui soient des lieux de vie, de rencontre, d'appartenance et d'organisation a été et demeure un besoin et une préoccupation constante au sein des groupes queers et de leurs luttes. Même s'ils viennent souvent avec la menace de représailles ou de mesures administratives répressives visant à chasser les « indésirables », ces espaces liminaires de réappropriation (terres, fermes sanctuaires, squats, immeubles ou quartiers délaissés, etc.) sont des endroits où peuvent s'expérimenter et s'épanouir des formes d'individuation, des modalités organisationnelles et des modes de relations et de coexistences que le langage hétéronormé peine à traduire.

Sur le plan écologique, les initiatives figurant dans Écologies déviantes impliquent des types d'accord plus accueillants avec le vivant. Elles sont proches en cela de la permaculture selon Annie Rose London : toutes sont faites de « valorisation de la diversité des espèces, des marges des jardins et des bordures naturelles », mais aussi de la « réutilisation des “déchets” et des rebuts dans la création d'un écosystème productif et viable écologiquement ».

Les écologies queers sont fortement coalitionnelles

Suivant Lecerf Maulpoix, ces interstices et initiatives individuelles et collectives sont, à des degrés variables, tournées vers d'autres efforts de résistance contre la destruction des milieux de vie et contre les phénomènes d'oppression. C'est que « le refuge est toujours plus qu'un refuge pour soi, il devient une forme de philosophie et de pratique de vie, engageant chacunE […] à entrer en relation avec d'autres communautés et luttes locales ». Plus largement, les organisations et les luttes écoqueers semblent toutes coalitionnelles. L'implication est large, intersectionnelle, portée par « le désir de s'engager sur d'autres enjeux, dans le cadre de mobilisations collectives et intergroupes », portée aussi par le souci d'élargir les alliances. C'est dans cette direction que Lecerf Maulpoix lance son appel général aux allié·es d'aujourd'hui et de demain : « Face à la montée des écofascismes, face aux nouvelles mutations du capitalisme prêt à intégrer des formes de pensée écologiste ou minoritaire, n'avons-nous pas encore à conduire ensemble une lutte tentaculaire, carnavalesque, excitante, non assimilable aux logiques d'exploitation capitaliste, coloniale et hétéropatriarcale ? »

Les raisons de lutter, donc de nous coaliser, ne manquent déjà pas. Sans doute faut-il pour cela nous réjouir de nos coexistences et de nos interdépendances, et contribuer à ce que l'amour triomphe des frontières que dressent en nous, autour de nous et entre nous les schèmes de pensée découlant souvent de la peur et de la haine.


[1] Elsa, Laurie, Maël : merci pour les échanges et les commentaires. Sauf exceptions signalées dans le corps du texte, toutes les citations sont tirées de Cy Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes : voyage en terres queers, Paris, Éditions Cambourakis, 2021.

Illustration : Collages Féminicides Montréal

Wu Ming en Russie soviétique

Peu connu dans le monde francophone, le collectif Wu Ming a une renommée immense en Italie. Derrière ce pseudonyme se trouve un collectif composé d'écrivains italiens qui se (…)

Peu connu dans le monde francophone, le collectif Wu Ming a une renommée immense en Italie. Derrière ce pseudonyme se trouve un collectif composé d'écrivains italiens qui se donnent des numéros (Wu Ming 1 à 5) quand ils écrivent ensemble. Dans leur dernier livre, Proletkult, ils ramènent à l'avant-plan l'un des personnages les plus étonnants du bolchévisme, Bogdanov.

Le choix du nom Wu Ming est en accord avec la démarche politique et artistique du collectif. En mandarin, Wu Ming a deux significations selon la prononciation : soit « cinq noms », en référence au nombre de membres du collectif, soit « anonyme », en hommage à la signature de dissidents chinois.

Aux antipodes du vedettariat littéraire, Wu Ming travaille en collectif, sous pseudonyme, et dépose la version numérique originale de ses textes en licence Creative Commons. Ses œuvres précédentes traitaient de la Résistance italienne (Asce di guerra en 2000), du leader mohawk Joseph Brant (Manituana en 2007) ou encore de la Venise de la Renaissance (Cantalamapa en 2015), toujours avec un mélange de réflexion politique et de travail littéraire. Dans Proletkult (publié en italien en 2018), Wu Ming s'intéresse cette fois à la figure du révolutionnaire Alexandre Alexandrovitch Malinovski, dit Bogdanov.

Le roman nous le présente en 1927 et le suit jusqu'à sa mort, l'année suivante. À cette époque, Bogdanov n'a plus aucune importance politique ni même littéraire en URSS. Pourtant dépourvu de formation médicale, il est devenu directeur de l'Institut de transfusion sanguine de Moscou, dont le but était de tester le « collectivisme physiologique », ce qui consistait à échanger du sang, entre groupes sanguins compatibles, et d'accomplir, dans la réciprocité du fluide vital, la communion sociale. Un communisme rouge sang, en quelque sorte.

Pour Bogdanov, c'était là l'application du stade ultime de sa théorie générale de l'organisation, dans toutes les sphères de l'activité humaine, qu'il a nommée la « tectologie ».

Le prolétariat et sa culture

Bogdanov occupe une place tout à fait à part dans la tragique épopée de la Révolution russe. Il a été parmi les premiers membres du parti bolchevique, mais en a été exclu dès 1909. Plus tard, il a écrit des textes importants sur la littérature prolétarienne et a participé à la fondation du Proletkult (pour Proletarskaïa koultoura ou « culture du prolétariat » ), mais s'est rapidement détaché de la direction du mouvement. D'ailleurs, si Bogdanov est resté un peu célèbre, c'est moins pour ses idées que parce que Lénine en a publié une violente réfutation dans Matérialisme et empiriocriticisme (1909). On comprend pourquoi : Bogdanov plaidait pour la fusion dans la collectivité tandis que Lénine ne jurait que par un Parti agissant avec fermeté.

En Russie, pendant les années qui ont suivi la révolution d'Octobre, le Proletkult a été un immense mouvement d'éducation populaire, fort de 450 000 membres en 1920, visant à stimuler l'édification d'une culture prolétarienne. D'abord autonome, selon les préceptes d'« auto-émancipation » culturelle prônés par Bogdanov, le Proletkult a ensuite été encadré de plus en plus sévèrement, jusqu'à son épuisement complet. Au moment où s'ouvre le récit de Wu Ming, le Proletkult n'est plus qu'une inscription sur le portail d'un bâtiment, un collectif fantôme.

Entre science-fiction et fiction historique

Proletkult est un roman historique empruntant aussi les caractéristiques d'un roman de science-fiction. Dans le prologue, on rencontre un certain Léonid Volok qui aurait participé à un attentat anti-tsariste à Tbilissi en juin 1907, en compagnie de Bogdanov et du futur Staline. Vingt ans plus tard, une jeune femme aux traits androgynes apparaît au détour d'une forêt. Personne ne sait ni qui elle est ni comment elle est arrivée là. Elle se présente sous le nom de Denni et dit venir de la planète Nacun. Elle serait la fille de Léonid et le cherche.

Elle parvient à aller à Moscou pour rencontrer Bogdanov. Celui-ci, entre autres activités (philosophe, économiste, médecin), a écrit plusieurs récits de science-fiction, dont L'étoile rouge (1908), qui présente une société communiste extra-terrestre. Dans le roman de Wu Ming, cette histoire de planète socialiste aurait été inspirée à Bogdanov par Léonid, victime d'hallucinations après l'attentat en Géorgie. L'écrivain aurait entendu les délires de son camarade et les aurait pris en note. Mais voilà que Denni affirme que toute l'histoire était authentique. Pour Bogdanov et son équipe, la jeune femme présente un intérêt scientifique certain parce qu'elle a des caractéristiques hématologiques inconnues. Bogdanov la croit non seulement perdue dans un monde imaginaire, mais atteinte d'un mal inconnu que seule son ascendance pourrait expliquer.

Le retraité de la Révolution part donc en quête de Léonid disparu vingt ans plus tôt. Il retourne voir de vieux compagnons de lutte, devenus des apparatchiks (l'un d'eux est devenu titulaire de la chaire d'Hygiène sociale à l'Université de Moscou, c'est dire). Il rend même visite à la célèbre militante soviétique Alexandra Kollontaï qui, dans le roman, aurait jadis entretenu une relation avec Léonid. La fascination de Bogdanov envers Denni ne cesse d'augmenter : Denni est-elle une admiratrice de ses romans qui aurait pris la fiction pour la réalité ? Comment la projection délirante de la jeune femme dans cette planète d'invention peut-elle être si complète ? Et si le monde fictionnel d'où elle vient, celui d'une société sans classe où la révolution socialiste a réussi, le renvoyait à l'échec de la Révolution, la vraie, qui dix ans plus tard a produit une société bureaucratique, obtuse et totalitaire ?

Débats révolutionnaires

Le roman passe savamment des évocations du roman L'étoile rouge aux discussions sur les enseignements de Bogdanov et sur l'engagement révolutionnaire. Wu Ming fait de la réflexion historique et politique avec les moyens propres au roman. À l'évocation des célébrations du dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, qui en réécrivent le récit officiel, correspond l'interrogation sur le monde fictif du socialisme en actes. Qui raconte l'histoire de L'étoile rouge ? Léonid qui en a rêvé, Bogdanov qui l'a écrite, les lectrices et lecteurs qui s'en sont saisi·es ou Denni qui en a fait sa réalité ?

Proletkult peut aussi se lire comme un roman sur des phénomènes collectifs situés au début du régime soviétique. Les théories de Bogdanov concernent l'organisation collective, le mouvement du Proletkult reposait sur les rencontres entre ses membres et la planète Nacun est celle du communisme heureux. Le roman fait de nombreux retours en 1909 quand, avec Maxime Gorki, Lounatcharski et d'autres intellectuels russes, Bogdanov a mis sur pied, dans l'île de Capri, une école de pensée socialiste destinée aux travailleurs russes. L'idée d'organiser le mouvement social par le bas plutôt que par le haut se transmet dans tout le roman. Partout, chez Wu Ming, on échange, on débat, on tente de penser ensemble et de comprendre les limites de la contribution individuelle. Roman à la fois très littéraire et très politique, Proletkult interroge les espoirs et les échecs passés de l'action et de l'écriture collectives.

Wu Ming, Proletkult, traduit par Anne Echenoz, Paris, Métailié, 2022, 352 p.

Anthony Glinoer est professeur de littérature à l'université de Sherbrooke.

Illustration : Ramon Vitesse

Pour aller plus loin

Lynn Mally, Culture of the Future. The Proletkult Movement in Revolutionary Russia, University of California Press, 1990, disponible en accès ouvert à l'adresse https://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft6m3nb4b2/.
Sur la littérature prolétarienne, voir Jean-Pierre Morel, Le roman insupportable. L'Internationale littéraire et la France (1920-1932), Paris, Gallimard, 1985 et James E. Murphy, The Proletarian Moment : The Controversy over Leftism in Literature, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 1991.

La ville analogique

Guillaume Éthier, La ville analogique. Repenser l'urbanité à l'ère numérique, Atelier 10, 2022, 96 pages. Dans ce bref ouvrage, Guillaume Ethier propose une réflexion au (…)

Guillaume Éthier, La ville analogique. Repenser l'urbanité à l'ère numérique, Atelier 10, 2022, 96 pages.

Dans ce bref ouvrage, Guillaume Ethier propose une réflexion au sujet de l'organisation de la ville dans un futur rapproché. La réflexion se veut utopiste tout en s'assurant d'avoir le potentiel de se concrétiser éventuellement. Pour ce faire, il présente différents éléments d'une ville idéale en la comparant à la ville numérique dite « intelligente », composée de lieux virtuels où la société passe maintenant beaucoup de temps, une ville hyperconnectée où diverses données sur les habitudes de ses habitant·es, accumulées par de multiples consultations et « capteurs d'informations » sur les déplacements ou la consommation d'eau et d'électricité servent à « optimiser » tous les aspects du fonctionnement de la ville. La ville analogique, à l'inverse, est une cité utopique qui permettrait de combler les lacunes de la cité numérique. Cette ville analogique a quatre caractéristiques principales : elle doit être lente, tangible, intime et imparfaite. L'ouvrage invite ainsi à découvrir des projets, nombreux et passionnants, qui reprennent ces quatre caractéristiques et qui rendent concrète l'utopie proposée. Il est même probable que certains de ces projets soient familiers aux lecteurs et lectrices d'À bâbord !

La brièveté volontaire de l'ouvrage limite tout de même le développement de certaines propositions et de certaines critiques, notamment celles qui portent sur les inégalités sociales. L'auteur fait aussi observer que les projets de villes intelligentes s'adressent à des personnes de la classe moyenne supérieure : il suffit d'un coup d'œil aux images faisant la promotion de projets de ville intelligente pour comprendre qu'on n'a pas en tête un quartier défavorisé de Montréal. Ceci révèle à quel point ces projets peuvent devenir des outils de contrôle social si on les transpose dans des quartiers défavorisés : l'utilisation de capteur pour l'optimisation des déplacements des habitantes et habitants d'un quartier défavorisé ne correspondant pas à l'image idéalisée voulue par les promoteurs de ces projets ressemble dangereusement à de la surveillance et du contrôle social. Face aux projets de villes intelligentes qui se multiplient au Québec, comme c'est le cas notamment à Trois-Rivières, La ville analogique propose une réflexion et une vision appréciables de la ville du futur, et permet de mieux réfléchir au phénomène de la ville numérique et d'en entrevoir les limites.

Gaza, un moment de vérité

Après des mois de bombardements, la guerre vengeresse menée par Israël à Gaza s'est installée dans la durée. Les assauts dévastateurs de l'armée israélienne, les politiques (…)

Après des mois de bombardements, la guerre vengeresse menée par Israël à Gaza s'est installée dans la durée. Les assauts dévastateurs de l'armée israélienne, les politiques génocidaires du gouvernement de Benjamin Netanyahu et l'appui des puissances occidentales représentent un moment de vérité pour le monde.

Dans ces instants critiques, les faux semblants de nos gouvernements et de plusieurs de nos médias perdent toute efficacité et sonnent creux. Le décalage entre les belles paroles humanitaires et l'indifférence réelle devant le massacre crève les yeux pour quiconque prête minimalement attention.

De fait, la position des gouvernements canadien et québécois couvrira nos sociétés de honte pour les années, voire les décennies à venir. Si Justin Trudeau a (timidement) appuyé un cessez-le-feu après des semaines de mobilisations citoyennes, il a engagé le Canada dans des opérations militaires en mer Rouge en appui à Israël et a balayé du revers de la main la décision de la Cour internationale de Justice. Celle-ci s'est rangée derrière le plaidoyer de l'Afrique du Sud à l'effet qu'il y a bien des risques de génocide à Gaza. Pendant ce temps, le Canada a décidé de suspendre son financement à l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugié·es de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), un geste qualifié par plusieurs expert·es de punition collective. Rappelons que comme signataire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, le Canada a l'obligation de prendre des mesures pour prévenir de telles atrocités.

Du côté québécois, François Legault a simplement rejeté l'appel à un cessez-le-feu, tournant le dos à une longue tradition d'appui à la libération de la Palestine au sein de la société civile, y compris dans les milieux nationalistes.

Sur le plan médiatique, le quasi-silence de journalistes canadien·nes, québécois·es et de plusieurs sociétés occidentales est consternant. Le contraste avec les prises de position suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie est frappant et révélateur : en février 2022, trois jours seulement après le début de l'invasion russe, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec tenait « à souligner son immense respect pour les journalistes ukrainiens qui font leur travail et contribuent ainsi à soutenir la démocratie contre l'invasion russe ». À Gaza, les assassinats de plus d'une centaine de journalistes ne semblent susciter que des haussements d'épaules. On a là, d'une part, une forte démonstration de l'existence de racisme systémique au sein des médias d'information au Québec et ailleurs : clairement, les vies palestiniennes comptent moins que d'autres. D'autre part, la partialité des médias se targuant d'être « neutres » est plus claire que jamais : invisibiliser à la fois la violence coloniale, la complicité du Canada et les contestations citoyennes participe au maintien du statu quo d'un État colonial.

Malgré les obstacles rencontrés (comme la censure de prises de position en appui à la Palestine sur les médias sociaux, sur les campus, dans les arts et dans plusieurs milieux de travail, ou encore les accusations automatiques d'antisémitisme pour quiconque critique Israël), la mobilisation de la population s'est traduite notamment par des manifestations hebdomadaires dans toutes les grandes villes canadiennes, ainsi que par la mise sur pied de canaux d'entraides sur le Web et de chaînes d'appels aux élus. Cette mobilisation doit être saluée et soutenue avec plus de vigueur par les divers secteurs de la gauche d'ici.

En ce moment de vérité, il est vital de dénoncer sans relâche cette situation et d'entretenir nos solidarités. Il faut également pousser nos dirigeant·es à prendre action et à rendre des comptes dans la lutte contre le génocide palestinien. Par tous les canaux, à toutes les occasions, sur tous les réseaux, il nous faut crier haut et fort notre appui à la libération palestinienne.

Sommaire du numéro 99

13 mars 2024 —
Sortie des cales Solidarité féministe avec la Palestine / Jade Almeida et les Féministes Racisé·es Uni·es et Solidaires Mémoire des luttes Une vie entre sociologie et (…)

Sortie des cales

Solidarité féministe avec la Palestine / Jade Almeida et les Féministes Racisé·es Uni·es et Solidaires

Mémoire des luttes

Une vie entre sociologie et syndicalisme / Entretien avec Mona-Josée Gagnon. Propos recueillis par Thomas Collombat

Cuba, ou comment faire la révolution en Amérique / Alexis Lafleur-Paiement

Mouvements

André Querry, photographe des luttes / Propos recueillis par Isabelle Larrivée et Claire Ross-Couture

Sciences

Six décennies de science et de luttes / Entretien avec Dr Donna Mergler. Propos recueillis par Jennifer Laura Lee

Regards féministes

Les idoles (il)légitimes / Kharoll-Ann Souffrant

Mobilité

Les angles morts des pistes cyclables / Vincent Savary

Climat

Peut-on encore prendre l'avion ? / Claude Vaillancourt

Éducation

Forums citoyens sur l'éducation : Il faut travailler à changer le rapport de force / Entretien avec Suzanne-G. Chartrand. Propos recueillis par Wilfried Cordeau

Société

L'innovation au service des locaux communautaires / Gessica Gropp et Audrée T. Lafontaine

Mini-Dossier : Pour l'autogestion au travail !

Coordonné par Valérie Beauchamp, Isabelle Bouchard et Samuel Raymond

Autogestion démocratique pour tous… et toutes / Carole Yerochewski

Milieu communautaire : Pas besoin de patron ! / Entretiens réalisés par Valérie Beauchamp

Propositions pour une autogestion viable / Paolo Miriello

« Entreprise libérée » : Expérimentations et apprentissages / Entrevue avec Vincent Roy. Propos recueillis par Isabelle Bouchard et Samuel Raymond

Dossier : Pauvreté, un enjeu collectif

Coordonné par Yannick Delbecque, Nathalie Garceau et Audrée T. Lafontaine. Illustrations par Anne Archet

Changer de cadre pour détruire la grande pauvreté / Léo Berenger Benteux et Daniel Marineau

L'aide alimentaire, un garrot pour les plus vulnérables / Camille Dupuis

L'individualisation de l'itinérance : « Si tu veux, tu peux ! » / Catherine Marcoux

La pauvreté, cause et conséquence de violations de droits humains / Marie Carpentier

Le droit comme outil de contrôle des corps / Clara Landry pour l'Association des juristes progressistes

Travailler au rabais / Marie-Pierre Boucher, Laurence Hamel Roy et Yanick Noiseux

Repères de pauvreté, repères de société / Vivian Labrie

Une personne sur dix / Entrevue avec Virginie Larivière. Propos recueillis par Yannick Delbecque

Le capitalisme coupable / Collectif Emma Goldmann, Comité intersyndical Montréal métropolitain, Mouvement action-chômage

International

Le sahel face au péril militariste / A. T. Moussa Tchangari

Guatemala : Victoire pour la démocratie / Laurence Ouellet-Boivin

Israël – Palestine : La fabrique du consentement occidental / Anne Latendresse

Coup d'œil

Québec-Palestine. Plus de 50 ans de solidarité / André Querry

Culture

Conteurs à gages. Des récits pour se réconcilier avec la/notre nature / Entretien avec Étienne Laforge et Félix Morissette. Propos recueillis par Samuel Raymond

Récit de vie : Auprès de la mort / Geneviève Manceaux

Il n'y a pas de mémoire révolutionnaire sans illustrations /Entretien avec Rémo. Propos recueillis par Élisabeth Doyon

Recensions

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

Couverture : Anne Archet

Pauvreté, un enjeu collectif

« Nous nous appauvrissons ! » Ce constat actuel et généralisé occupe de plus en plus d'espace médiatique, bien plus qu'au moment où le collectif de notre revue a envisagé pour (…)

« Nous nous appauvrissons ! » Ce constat actuel et généralisé occupe de plus en plus d'espace médiatique, bien plus qu'au moment où le collectif de notre revue a envisagé pour la première fois de consacrer un dossier à la question de la pauvreté. La multiplication du nombre d'articles et de reportages traitant d'une manière ou d'une autre de cette question nous a réjoui·es – enfin on commence à dénoncer que certaines personnes vivent dans des situations inexcusables de pauvreté ! Cette couverture élargie nous a aussi inquiété·es : si les réalités de la pauvreté sont grandement exposées, les racines du problème semblent trop souvent écartées.

Dans ce dossier, nous avons donc donné la parole à différents groupes afin d'approfondir ce constat général d'appauvrissement collectif. Pourquoi y a-t-il de la pauvreté ? Comment s'y prendre pour y mettre collectivement fin ?

La pauvreté est une forme de violence collective très pernicieuse. On tente de nous convaincre qu'elle est l'effet d'une conjoncture plus ou moins mystérieuse face à laquelle nous serions impuissantes. Pire encore : certaines personnes tentent de nous rendre individuellement responsables de la pauvreté – il suffirait de travailler plus, d'investir son argent ou de mieux le gérer.

La question de la pauvreté est présente dans l'ensemble des luttes chères à toutes les tendances de la gauche, que l'on parle de racisme, de féminisme, de travail, de logement, de santé, d'éducation, d'âgisme, d'égalité ou de droits fondamentaux, par exemple. La pauvreté des personnes est la conséquence concrète des inégalités sociales et économiques. Elle les fait entrer dans une spirale insoutenable en amplifiant les effets des inégalités sociales et politiques, qui, en retour, amplifient les inégalités économiques et la pauvreté.

Un même constat traverse les textes de ce dossier : la pauvreté est la conséquence de multiples choix politiques et nous pouvons la combattre ou l'éradiquer par l'action politique collective. La concentration des richesses due au capitalisme peut être combattue. Il faut s'allier aux diverses luttes sociales systémiques et refuser l'exclusion, la déshumanisation et l'exploitation. Ensemble, nous ne sommes pas impuissant·es !

Dossier coordonné par Yannick Delbecque, Nathalie Garceau et Audrée T. Lafontaine

Illustrations par Anne Archet

Avec des contributions de Léo Berenger Benteux, Marie-Pierre Boucher, Marie Carpentier, Collectif Emma Goldmann, Comité intersyndical Montréal métropolitain, Camille Dupuis, Laurence Hamel Roy, Vivian Labrie, Clara Landry, Virginie Larivière, Catherine Marcoux, Daniel Marineau, Mouvement action-chômage et Yanick Noiseux.

Illustration : Anne Archet

Luttes économiques. Incarner une meilleure solidarité

En quoi les enjeux LGBTQ+ rejoignent-ils ceux de la lutte des classes ? À bâbord ! a rencontré Élyse Bourbeau, syndicaliste et femme trans, pour en parler. Propos recueillis (…)

En quoi les enjeux LGBTQ+ rejoignent-ils ceux de la lutte des classes ? À bâbord ! a rencontré Élyse Bourbeau, syndicaliste et femme trans, pour en parler. Propos recueillis par Isabelle Bouchard et Alexis Ross

À bâbord ! : À quels enjeux économiques particuliers la communauté LGBTQ+ doit-elle faire face ?

Élyse Bourbeau : Les statistiques démontrent qu'il y a une précarité accrue dans la communauté. Des chiffres états-uniens (du Human Rights Campaign) font par exemple voir un écart de revenus entre la population générale et la communauté LGBTQ+. Cette différence négative de revenus n'est pas uniforme au sein de la communauté. Ainsi, les personnes LGBTQ+ prises globalement gagnent 10 % de moins que le revenus médian de la population générale, mais les hommes trans gagnent 30 % de moins, alors que le revenu des femmes trans est de 40 %. Donc encore aujourd'hui, malgré la prétendue égalité, la communauté LGBTQ+ vit encore de telles disparités.

Par ailleurs, l'organisme canadien Trans PULSE montrait qu'en 2011, 71 % des personnes trans avaient un diplôme collégial ou universitaire, mais que 50 % de ces diplomé·es gagnaient moins de 15 000 $ par année. Même si les personnes de la communauté sont souvent très éduquées, cela ne se reflète pas dans leurs conditions de vie.

La discrimination au travail a aussi des impacts matériels énormes. Par exemple, 28 % des personnes trans disaient avoir perdu (ou suspectaient d'avoir perdu) leur emploi parce qu'iels étaient trans.

La discrimination commence à l'embauche, et c'est majeur. Pas nécessairement une discrimination quant à l'orientation sexuelle, mais plutôt liée aux attentes de genre. Consciemment ou pas, il y a des attentes de présentation de genre : un homme parle comme ceci, une femme s'habille comme cela. Le moindrement qu'une personne n'a pas une présentation de genre « classique », ça peut nuire à son embauche.

Ensuite, la discrimination continue sur le milieu de travail après l'embauche : ces personnes peuvent être victimes de toutes sortes de remarques homophobes ou transphobes, de micro-agressions à tous les jours. C'est invivable, ça nuit à la santé mentale et ça peut forcer des démissions.

Enfin, il faut souligner que la communauté LGBTQ+ n'échappe pas à la reproduction des inégalités sociales en son sein même. Il y a des inégalités salariales entre hommes et femmes, comme il y a du racisme aussi dans la communauté. Je parle de la communauté, mais elle n'est pas uniforme. Les hommes gais blancs sont moins affectés par la discrimination qu'une femme trans noire ou non binaire. Ils ont ainsi plus de moyens et d'opportunités pour faire valoir leurs revendications. Cette situation nous nuit en nous divisant comme communauté !

ÀB ! : Comment les enjeux de santé s'entrecroisent-ils avec ceux de l'inégalité socio-économique ?

É. B. : La marginalisation crée des problèmes de santé. C'est clairement démontré que les gens de la communauté sont plus susceptibles d'avoir des troubles de santé mentale. Pas parce qu'être gai, lesbienne ou trans, c'est un problème de santé mentale, mais parce que ça entraine toutes sortes de discriminations, de conflits familiaux, ce qui cause de la dépression, de l'anxiété, etc. Ces problèmes, qui découlent des violences sociales, nuisent aussi économiquement.

À cela s'ajoutent les difficultés dans l'accès aux services de santé. Dans notre communauté, on appelle ça le « syndrome du bras cassé ». Une personne trans, par exemple, se casse le bras, va chez le médecin, mais le médecin panique et ne sait plus comment soigner une personne trans… alors qu'on lui demande juste de soigner un bras cassé !

Certains soins ont aussi des coûts élevés, notamment pour les personnes trans. Quand on entame une transition, certaines choses sont couvertes par la RAMQ, mais d'autres, non. Le poids financier étant énorme, certaines personnes trans doivent parfois cumuler deux, trois emplois, ou encore se tournent vers le travail du sexe pour couvrir ces frais.

ÀB ! : Comment, donc, penser la rencontre des luttes LGBTQ+ et économiques ?

É. B. : Dans un cas comme dans l'autre, on s'oppose aux mêmes forces qui misent sur les mêmes inégalités et les mêmes dominations pour leur profit. On est plongé·es dans le même système de pouvoir. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes qui profitent des inégalités économiques et de genre, évidemment. Mais les mécanismes et les leviers de pouvoir sont similaires.

Et tous ces discours sont portés par les mêmes personnes, par la droite. Je réfère à des discours homophobes, notamment, mais aussi à des discours mensongers qui favorisent la croissance économique à tout prix. Globalement, ces discours dominants, mis ensemble, vont avantager le statu quo, l'immobilisme et favoriser la classe dominante.

Il faut se demander pourquoi ces forces réussissent à perpétuer de tels systèmes de domination et de privilège. Mon hypothèse, c'est que la plupart des gens ont une vision partielle de ce que sont les leviers de pouvoir sur lesquels on peut agir. Cette vision partielle conduit les groupes de défense des droits à développer des actions très segmentées : chaque groupe s'occupe des droits des personnes visées par son organisation ; ce sont des petites cases. Cette façon de faire est nuisible, parce que la segmentation des luttes divise les forces de gauche et nous empêche de nous opposer au système de domination lui-même.

Les syndicats n'échappent pas à cette habitude. Les enjeux sociopolitiques peuvent tendre à être loin dans la liste de priorité derrière les relations de travail et les questions salariales. Il n'est pas rare d'entendre des membres des syndicats se demander pourquoi leur syndicat s'occuperait d'environnement ou de défense des droits LGBTQ+.

C'est ce qui arrive quand on manque de connaissance sur les leviers de pouvoir. Si on montrait que les sources de nos problèmes sont communes et que les solutions peuvent être communes aussi, on arriverait peut-être à mieux vaincre les inégalités et à incarner une meilleure solidarité.

ÀB ! : Est-ce que les enjeux LGBTQ+ sont suffisamment intégrés par les mouvements pour la justice sociale, par exemple les groupes communautaires et les syndicats ?

É. B. : Je ne sais pas si tous les organismes de défense de droits intègrent tous les enjeux LBGTQ+, mais il me semble que c'est important que ces organismes développent des liens avec la communauté LGBTQ+ pour être au courant de ses problématiques propres et éviter les angles morts. C'est important que les gens de différents milieux se parlent pour mieux comprendre la situation de chacun·e. Il faut mettre beaucoup d'efforts sur l'éducation, je ne le répéterai jamais assez. À ce titre, les syndicats peuvent jouer un rôle très important comme vecteur d'éducation auprès de la population.

On ne réalise pas assez le rôle qu'ont eu les syndicats dans la défense des droits LGBTQ+. Les mentalités n'ont pas évolué toutes seules depuis 50 ans, il y a eu des luttes ! Par exemple, dans les années 1970-80, quand les organismes communautaires étaient pris avec des urgences épouvantables comme la crise du sida et la violence, les syndicats, eux, ont beaucoup combattu pour l'accès au mariage pour les personnes de même sexe. Et ce n'était pas simplement une question de faire reconnaître l'amour ! Les syndicats voulaient que les conjoint·es puissent être couvert·es par les assurances collectives notamment.

Avec leur argent, leur expertise juridique, leur pouvoir de mobilisation, leur visibilité, leur poids politique, les syndicats étaient et sont toujours bien placés pour mener ce genre de luttes. C'est ça le rôle d'un syndicat. Si le réseau syndical se désengage de ces enjeux socio-politiques, le mouvement va reculer, j'en suis convaincue.

La contribution des syndicats à la défense des droits de la communauté LGBTQ+ ne doit pas s'arrêter. Ils doivent être à l'avant-garde des enjeux LGBTQ+, par exemple pour s'assurer que les milieux de travail soient aptes à accueillir et soutenir les personnes de la communauté, notamment trans et non binaires. Ça peut être de lutter contre la discrimination et le harcèlement, d'obtenir des toilettes non genrées, d'offrir des congés et des assurances pour les personnes qui font une transition, etc.

On arrive à un point tournant où on va voir de plus en plus de gens rompre avec les normes de genre, ça dérange des gens et ça va continuer à déranger. On assiste à une remontée des valeurs conservatrices. Les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour faire un contrepoids à ça, parce que les organismes LGBTQ+ n'y arriveront pas tous seuls. Il faut être des allié·es.

Élyse Bourbeau est enseignante de mathématiques au secondaire. Elle est troisième vice-présidente à l'Alliance des professeurs de Montréal, où elle s'occupe notamment du dossier LGBTQ+.

Photo : Marine CC

Les mondes de l’esclavage

11 mars 2024, par Ollivier Hubert — , , ,
Paulin Ismard, Les mondes de l'esclavage. Une histoire comparée, Seuil, 2021, 1168 pages. Ce livre pèse : il fait près de 2 kg et procure un poids de connaissances (…)

Paulin Ismard, Les mondes de l'esclavage. Une histoire comparée, Seuil, 2021, 1168 pages.

Ce livre pèse : il fait près de 2 kg et procure un poids de connaissances considérable dans un domaine où le·la lecteur·rice francophone était mal pourvu·e. Les mondes de l'esclavage relève avec brio le pari fou de proposer une synthèse accessible de la somme importante des recherches universitaires sur l'histoire de l'esclavage depuis le paléolithique. Il se présente sous la forme d'une encyclopédie composée d'une centaine d'entrées ayant été confiées à une équipe internationale de 72 autrices et auteurs.

La première partie présente la grande diversité géohistorique des sociétés ayant connu un mode ou un autre d'exploitation extrême : esclavages antiques ou contemporains, esclavages sur toutes les mers et tous les océans. La preuve de l'universalité historique du phénomène est massive. Une entrée est consacrée aux « esclavages canadiens », confiée au spécialiste Brett Rushforth. Celui-ci décrit comment les procédés d'asservissement autochtones, français et britanniques s'entrelaceront chez nous pour former un modèle singulier. La seconde partie alimente des réflexions fondamentales. Elle adopte une approche thématique qui permet de comprendre ce qu'est l'esclavage dans la très grande diversité de ses manifestations comme dans la régularité de certains de ses traits. Les entrées rédigées par l'historienne Cécile Vidal (« culture », « justice », « maîtres », « mort », « résistance », « révoltes », « traites », « ville » et « violence » ) sont des bijoux d'érudition et d'acuité. La troisième et dernière partie de cette somme réintroduit l'esclavage dans l'histoire des systèmes esclavagistes. On y comprend par exemple pourquoi il est spécieux d'écrire une histoire du capitalisme qui ne pose pas l'esclavage au cœur de l'interprétation.

Quelques grands problèmes traversent l'ouvrage. Le premier concerne la définition de la notion d'« esclavagisme » . L'équipe éditoriale a privilégié une acception souple autour de critères juridiques (un humain détient sur un autre un droit de propriété), économique (le travail forcé), anthropologique (le contrôle du corps), politique (la violence) et social (la dénégation de dignité et l'exclusion de la parenté). Autre problème, soulevé par l'historien sud-africain Joel Quirk dans un texte consacré aux formes contemporaines d'esclavage (trafic d'êtres humains, travail forcé, esclavage sexuel, reproduction extralégale d'exploitations traditionnelles, etc.) : le danger politique de faire de l'esclavage transatlantique l'archétype de l'esclavage. En effet, par ce procédé, certains abus insoutenables sont donnés pour acceptables dès lors qu'ils ne correspondent pas au modèle des plantations.

L'épilogue signé par l'intellectuelle franco-camerounaise Léonora Miano est puissant. Elle s'y emploie à désamorcer l'usage abject qui pourrait être fait du caractère planétaire et immémorial de l'esclavagisme. L'argument qui consiste à en tirer une raison pour se dédouaner de toute forme de responsabilité vient en effet très vite à l'esprit des nationalistes européen·nes et eurodescendant·es. Pourtant, le livre permet de dégager très nettement la spécificité essentielle de l'esclavage colonial perpétré par les Européens. Il a été fondé à travers la construction d'un imaginaire racialiste et raciste qui s'est mondialisé à travers l'impérialisme. Pour sortir du racisme, il est donc urgent de comprendre qu'il est le produit d'une forme particulière d'esclavagisme à l'intérieur de la triste histoire de la domination humaine. Nous sommes les héritier·ères de cette idéologie. C'est la raison pour laquelle la lecture de ce travail monumental sera particulièrement utile dans une société au passé esclavagiste dont le premier ministre a pu déclarer benoîtement, dans la foulée de l'assassinat de George Floyd, que sa province n'avait « pas vécu l'esclavage ». Un négationnisme coupable qui est à lui seul la preuve d'un racisme systémique québécois.

La parole sorcière

Eve Martin Jalbert, La parole sorcière, Éditions de la rue Dorion, 2022, 251 pages. Eve Martin Jalbert signe une rafraîchissante proposition sur la sorcellerie en (…)

Eve Martin Jalbert, La parole sorcière, Éditions de la rue Dorion, 2022, 251 pages.

Eve Martin Jalbert signe une rafraîchissante proposition sur la sorcellerie en littérature. Plus que de la figure de la sorcière, c'est de la parole sorcière dont il est ici question, dans une perspective foncièrement holistique. Jalbert s'aventure plus loin que ses contemporaines essayistes en accordant, au final, peu d'importance à la sorcière comme personne, et encore moins à la version féminine essentialiste de celle-ci. L'auteurice préfère se pencher sur l'éthos, les discours et les gestes derrière cette populaire icône féministe. Iel dépeint très simplement la parole sorcière comme ce qui libère, ce qui émancipe, ce qui crée barrage à la domination et, intimement, à la honte. Jalbert clame que nous gagnerions collectivement à rendre nos vies beaucoup plus réceptives à la parole sorcière et, pour nous y persuader, iel y va d'une démonstration littéraire.

À travers moult exemples puisés dans une variété d'œuvres - surtout de fiction - dans lesquelles les personnages ont repris leur « pouvoir en-dedans » pour faire preuve de « pouvoir-avec » et de « pouvoir-sur », on saisit à quel point la parole sorcière est synonyme de résistance. Autant la fresque littéraire qu'iel brosse est pertinente, autant elle déborde. Il y a beaucoup d'œuvres mentionnées, trop, selon moi, peut-être parce que la littérature mondiale regorge justement de situations de reprise de pouvoir par les opprimé·es. Si certaines œuvres sont récurrentes (je me suis d'ailleurs délectée des références à L'Euguélionne de Louky Bersianik, qui demeure un roman sous-étudié pour l'importance symbolique qu'il revêt), d'autres ne sont mentionnées qu'une seule fois. Je me demande quelle est la fonction de ce cumul ou plutôt, en sous-texte, qui est le public cible ? J'avais parfois l'impression qu'iel s'adressait seulement aux littéraires et/ou prêchait pour des convaincu·es.

Cela dit, la déclaration d'amour que ce livre contient me porte encore après sa lecture. Ode à la vie, ode à la joie, ode au temps passé ensemble, ode à la profondeur des choses. Devant l'échec des actions entreprises pour contrer la crise climatique en cours, je me dis que la clé est sans doute du côté des déclinaisons non monnayables de la parole sorcière. Et ce n'est pas tout. En donnant autant d'importance à des œuvres fictionnelles, Jalbert fait aussi une ode à l'imagination, à ce que nous possédons en nous pour imaginer du mieux encore. Il faut aimer les gens et les choses et ce n'est pas – du moins strictement – à coup de publications de rapports scientifiques que nous parviendrons à changer nos modes de vie pour une plus grande viabilité écologique.

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