Revue À bâbord !

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Revoir l’agriculture. Entrevue avec Carole Poliquin, cinéaste

15 août 2023, par Carole Poliquin, Claude Vaillancourt — , , , ,
La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans (…)

La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans l'expérience risquée et salutaire de l'agriculture régénératrice. Une aventure qu'elle nous raconte par d'émouvants témoignages et de superbes images. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.

À bâbord ! : Tu as choisi comme protagoniste de ton film une famille particulièrement sympathique. Comment a eu lieu cette rencontre ? Quelle a été la suite ?

Carole Poliquin : François et Mélina étaient les fermiers de famille de ma complice à la recherche Sylvie Lapointe. Quand on a commencé à discuter du film ensemble et que je lui parlais des « sols vivants », elle m'a tout de suite dit qu'il fallait absolument que je les rencontre, qu'eux aussi étaient plongés dans les mêmes lectures. Ça a été un coup de cœur.

Nous avons eu pendant des mois de longs échanges enthousiastes : « As-tu lu tel livre ? Connais-tu tel chercheur ? Savais-tu que les champignons fabriquent des colles qui structurent le sol ? On a découvert ça il y a 25 ans seulement ! Ils ont évolué en symbiose avec les plantes pendant 450 millions d'années et les aident encore à trouver des nutriments loin de leurs racines. Ce sont toutes ces relations qu'on détruit quand on laboure ». On s'extasiait ensemble sur l'intelligence collective des bactéries du sol qui « savent » si elles sont assez nombreuses pour accomplir telle ou telle fonction. « On pense qu'on sait tout, mais on ne sait pas grand-chose du vivant ».

L'épuisement des sols est un facteur constant dans le déclin et l'effondrement des civilisations. Nous nous approchons dangereusement de ce seuil aujourd'hui. En l'absence de nouveaux continents à peupler, François et Mélina semblaient avoir une bonne idée de comment interagir avec les sols de notre petite planète. Ils l'appliquaient déjà dans leurs champs.

ÀB ! : Par rapport à tes films antérieurs, dans lesquels tu couvrais ton sujet en multipliant les entrevues, tu te concentres uniquement sur cette famille dans sa vie quotidienne et en tant que spectateurs, nous suivons le fil de ces rencontres. Comment justifies-tu ce virage dans ton approche ?

C. P. : Ça s'est imposé après ma rencontre avec François et Mélina en 2017. L'idée du film remonte à 2012. J'avais écrit un projet sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures... Ça tournait autour de notre rapport extractiviste au monde. Comme d'habitude, je ratissais large. Mais quand j'ai commencé à lire sur l'appauvrissement des sols dans le monde, j'étais tellement sidérée que j'ai décidé de me concentrer là-dessus.

J'avais déjà une idée des différentes histoires à tourner pour illustrer cette trajectoire suicidaire de notre civilisation. J'y voyais aussi une espèce de métaphore d'un appauvrissement de la pensée, d'une érosion de notre capacité à imaginer un autre rapport au monde.

C'est là qu'au fil de mes recherches, je suis tombée sur l'agriculture régénératrice qui, justement, propose et met en œuvre un autre rapport au monde. J'ai trouvé ça tellement riche, tellement porteur de sens, que je suis passée du désir de dénoncer une situation à celui de partager mon émerveillement. Dans ce nouveau registre, l'expérience humaine gagnait en importance. Suivre une seule histoire sur une longue période m'a permis, je crois, de donner accès à la profondeur d'une pensée qui se déploie dans le temps, en lien avec un territoire et une pratique. Ça m'a permis aussi de m'adresser au cœur.

ÀB ! : Ton personnage principal, l'agriculteur François D'Aoust, dit : « si on s'occupait de la nature comme on devrait le faire, ça ne serait pas rentable ». Nous sommes confronté·es à ses grandes difficultés. Comment ne pas ressentir un sentiment d'échec en voyant sa tentative de rapprocher ses pratiques de la nature ?

C. P. : François répète souvent : « Je ne peux pas compétitionner avec un système de destruction massive ». Ses propos sur la rentabilité sont d'abord une invitation à repenser nos critères de rentabilité, à réintégrer dans les comptes ce qui a été « externalisé » : la nature et sa destruction.

N'oublions pas non plus que les producteur·trices des circuits conventionnels en arrachent eux aussi. Ils et elles voient leurs sols s'appauvrir et leurs rendements diminuer. Le prix des engrais chimiques augmente avec celui de l'énergie, sans parler du phosphore, dont les réserves minières sont quasiment épuisées. Les producteur·trices sont endetté·es et pris·es dans un système qui les force à faire des choix dont ils et elles ne se réjouissent pas toujours. Le taux de suicide est élevé dans la profession.

Ce qui est patent aujourd'hui, c'est donc l'échec d'un système qui extrait sans jamais nourrir, qui prélève des « ressources » sans tenir compte de la capacité des écosystèmes à les régénérer – quand elles sont renouvelables. Or, les écosystèmes ont leurs besoins aussi. Et si le marché est incapable de les assurer, sortons-les du marché !

ÀB ! : Ton film est ponctué d'images superbes de la faune et de la flore. Quel rôle jouent-elles exactement ? Pourquoi toutes ces images ?

C. P. : Dès le départ, j'ai voulu faire de la nature un personnage à part entière. On y consacrait systématiquement une à deux heures par jour. On a aussi fait une journée de tournage sur table. Le directeur photo, Geoffroy Beauchemin, a fait un travail magnifique. J'ai eu accès aussi à des images au microscope. On y voit un nématode qui semble danser et même des bactéries symbiotiques circulant dans un poil de racine !

L'idée était de mettre en parallèle les vivants humains et non humains dans leur quête respective de nourriture. Qu'on soit arbre, poisson, bactérie, abeille, ver de terre, castor ou humain, nous partageons tou·tes cette nécessité de trouver quotidiennement des sources d'énergie qui nous permettent de rester en vie.

Accessoirement, il arrive que le travail que certains êtres vivants accomplissent pour rester en vie soit d'une certaine utilité pour nous, humains. Certains appellent ça des services écosystémiques, j'appelle ça de l'interdépendance.

ÀB ! : Dans Humus, on en apprend beaucoup sur des pratiques en agricultures qui sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitué·es. Qu'est-ce que tu as à nous transmettre de plus important à ce sujet ?

C. P. : Fondamentalement, ça a à voir avec notre rapport au monde. Homo sapiens, à un moment très récent de son histoire, s'est extrait lui-même de la nature, la réduisant à l'état de ressource à exploiter pour répondre à ses propres besoins. L'abondance de ressources fabriquées par la terre depuis des milliards d'années lui a donné un sentiment de toute-puissance qui l'a rendu aveugle à la complexité du monde et aux interdépendances. Il nous faudra beaucoup d'humilité pour réinscrire l'humain dans la nature. D'où le titre du film d'ailleurs : Humus – de la même racine qu'humain et humilité.

Où amorcer ce changement de paradigme ? Dans les champs ! En changeant la façon dont nous produisons notre nourriture, nous pourrions réapprendre ensemble à penser écosystème, cohabitation, interdépendance, partage. Toutes notions qui trouvent aussi un écho dans la vie en société.

Nous avons hérité d'une économie qui s'est structurée au 20e siècle autour des énergies fossiles non renouvelables. À nous de structurer l'économie du 21e siècle autour du vivant. « Pour que la vie se poursuive », rappelle Mélina à la toute fin du film.

Extraits du film Humus. Visuels : Les productions ISCA inc

Un Afro-Américain à Paris

15 août 2023, par Isabelle Larrivée — , , ,
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », (…)

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », comme le dira James Baldwin. Mais ils ne se doutaient pas qu'ils découvriraient en France un autre visage du racisme, tout aussi monstrueux.

À Paris, la communauté afro-américaine se sent protégée, pour un temps du moins, de la violence quotidienne. Outre Baldwin, on y croise au fil du temps Joséphine Baker, Sidney Bechet, Kenny Clarke, Richard Wright, ou Chester Himes ainsi que William Gardner Smith, auteur du roman Le visage de pierre [1].

Quelques-unes de ces figures apparaissent dans le récit fait par Simeon Brown, narrateur central et alter ego de l'auteur. L'histoire se déroule au cours de l'année 1961, alors que fait rage la guerre d'indépendance en Algérie. Simeon vit alors dans un petit hôtel et gagne sa vie en écrivant des articles qu'il juge sans intérêt.

Il fait connaissance avec des compatriotes exilé·es comme lui et peu à peu, d'un café à un autre, s'intègre à la communauté. Chacun·e a trouvé dans la Ville lumière un lieu d'existence ou de création, à l'abri de l'ostracisme et de la haine. Dans ce Paris effervescent des années 1960, on fraternise aussi sans peine avec des groupes d'ami·es français·es, est-européen·nes, scandinaves ou brésilien·nes. Simeon noue une relation amoureuse avec Maria, Juive polonaise rescapée des camps de la mort. Il rencontre aussi Ahmed, un Algérien avec qui il tisse un lien d'amitié.

Un soir, une dispute éclate entre Simeon et un Algérien, et ils seront tous deux emmenés par la police. Simeon constate alors qu'on le traite différemment de l'autre l'homme. Par exemple, les policiers ne retiennent pas le récit de Simeon dans lequel il avoue ses torts. Cet événement lui vaudra plus tard d'être traité d'homme blanc par un Algérien témoin de l'incident.

Touché par les injustices dont il est témoin, il commencera à fréquenter assidument cette communauté, et cela marquera le début d'une prise de conscience du mépris que subissent les Algérien·nes à Paris.

Le récit d'un massacre

Le roman culmine par le récit des événements réels survenus le soir du 17 octobre 1961, lors d'une manifestation pacifique tenue par la communauté algérienne contre le couvre-feu qui lui avait été imposé. Rappelons que l'homme aux commandes, chargé de mater les manifestant·es, était le tristement célèbre collaborationniste Maurice Papon (jamais nommé dans le roman), alors préfet de police à Paris.

Gardner Smith se fait alors à la fois témoin et protagoniste des événements. Il décrit tout ce qu'il voit, y compris des « femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée ».

Brutaliser, tuer, jeter dans la Seine vivant·es et mort·es confondu·es : tel est, ce soir-là, le programme colonial. Simeon, qu'on a pris pour un Algérien, est frappé et emmené inconscient dans un fourgon jusqu'à un stade où se trouvent des centaines de personnes en attente d'une place en prison ou dans l'un des « camps de regroupement » créés par l'armée, en France ou en Algérie.

Cette tragédie lui fait comprendre que l'injustice ne connaît pas de frontière et qu'elle est davantage une question de conscience que d'identité.

L'ouvrage fut publié aux États-Unis dès 1961, mais ne trouva pas preneur chez les éditeurs français. Il aura fallu 60 ans, au moment où a lieu l'ouverture des archives de la guerre franco-algérienne, pour qu'une traduction et une publication en soient faites en France.

L'obsession du visage

Le déploiement de cette violence illustre plusieurs aspects du problème du racisme, d'abord présenté au moyen de la métaphore du visage. Ce « visage de pierre », évoqué d'entrée de jeu, n'est que l'une des métamorphoses du racisme. Il en représente l'image inaugurale, fixe et sans vie, minérale et froide. Ce visage, appartenant à Chris, un homme blanc qui a éborgné Simeon quand il était enfant, ou à Mike, un policier tortionnaire qui s'en était pris à lui avec cruauté dans sa jeunesse, le narrateur tente au début du récit de le symboliser dans une peinture : tête massive et inhumaine, comme taillée dans la pierre.

En tant que peintre amateur, Simeon observe les gens qu'il croise. Il débusque les drames de ces visages fermés ou sévères, rayonnants ou dépourvus d'émotions. Chacun est un univers et les personnages sont presque toujours décrits en commençant par leur visage. Et si le faciès est trop souvent l'expression de la violence raciste, il en est aussi la proie. C'est surtout au visage, près de l'arcade de son œil perdu, que Simeon sera frappé au cours de la manifestation.

L'importance accordée aux physionomies permet au narrateur de synthétiser toutes les violences : « il pensa : le visage du flic français, […] le visage du nazi tortionnaire à Buchenwald et Dachau, le visage de la foule hystérique à Little Rock [2] et, oui, les visages noirs des assassins de Lumumba – ils ne formaient qu'un seul et même visage. Où que soit ce visage, il était son ennemi ».

Le visage interchangeable du racisme n'est pas uniquement, pour Gardner Smith, le visage des Blancs. Il est l'expression de la domination par la violence. C'est pourquoi, dans le récit, il devient un important levier narratif.

Le racisme comme un prisme

Pour mieux donner au racisme une signification large et englobante, l'auteur en propose une définition multiple et hétéromorphe.

On peut supposer d'abord une référence à Franz Fanon. Simeon, en effet, se fait traiter d'homme blanc par un Algérien. Or, dix ans plus tôt, Fanon soutenait que les personnes noires ne devraient plus se trouver face au dilemme de devoir « se blanchir ou disparaître ». Le racisme prend alors pour Simeon une double dimension : celle qui l'a amené, lui, à porter un masque d'homme blanc, mais aussi celle que subissent les Algérien·nes.

Ensuite, deux théories s'affrontent concernant le sort réservé aux Algérien·nes. Pour Simeon, leur condition en France est semblable à celle des Afro-Américain·es Ils et elles subissent une discrimination socio-économique et une exclusion les forçant à vivre en ghetto. Toutefois, son ami Babe, à qui la personnalité et le physique surdimensionnés confèrent une autorité morale dans la communauté, défend un autre point de vue : il soutient qu'il faut considérer qu'Algériens et Français sont en guerre et s'agressent donc mutuellement. Il va même plus loin : « Oublie ça, mec. Les Algériens sont des Blancs. Ils réagissent comme des Blancs quand ils sont avec des noirs, ne t'y trompe wpas. »

La théorie de Babe est que ce racisme n'en est pas vraiment un, puisque la lutte pour un territoire national constitue le cœur du conflit. Pour Simeon, cependant, les Algérien·nes sont victimes de discrimination et vivent dans des conditions déplorables. Ces conditions ne sauraient être expliquées uniquement par le conflit géopolitique, car il s'agit avant tout d'assujettissement colonial.

À partir de là, la définition du racisme sera diffractée pour mettre de l'avant sa dimension multiforme. On discutera, par exemple, de l'expérience concentrationnaire de Maria, abusée par un officier allemand, et du sort réservé aux Juifs pendant la Seconde Guerre. En revanche, les Algérien·nes manifesteront leur mépris envers les Juif·ves en raison de la colonisation israélienne en Palestine et Simeon constatera qu'ils peuvent aussi faire preuve de racisme : « [Ben Youssef] lâcha la bombe : “ C'est sûr, dit-il, c'est sans doute un sale Juif qui vous l'a vendu. ” […] Simeon était sous le choc. Ces mots, dans la bouche d'un Algérien. ».

Même une personne appartenant à un groupe racisé, en somme, est susceptible de devenir, selon le contexte, raciste envers une personne d'un autre groupe racisé. Le racisme peut, en tout temps, changer de camp puisqu'il résulte de situations complexes de pouvoir et de domination. Le point de vue de Simeon, contrairement à celui de son ami Babe, lui permet d'approfondir sa compréhension et sa compassion envers ses ami·es algérien·nes. Il découvre que la domination nourrit le racisme, qu'elle le précède, et non l'inverse.

Cette discussion permet à l'auteur de poser la question fondamentale de l'ouvrage : peut-on vivre libre dans un pays où la violence coloniale s'exerce avec tant d'ostentation contre un peuple ? Sa vie en France, dans un pays où il peut se croire débarrassé des préjugés pesant contre les Noir·es et libre de ses actes, sans entraves et sans risques, est piégée dans les détours d'une Histoire dont il devient partie prenante malgré lui.


[1] Christian Bourgois éditeur, 2021 (1963), traduction de Brice Mathieussent, 281 p.

[2] L'auteur fait ici un amalgame sans doute volontaire entre deux événements. D'abord, l'affaire des « Neuf de Little Rock » où l'inscription de neuf étudiants afro-américains à Little Rock Central High avait permis de mettre fin à la ségrégation dans les écoles publiques. Ensuite, il évoque la jeune Ruby Bridges, première élève afro-américaine à intégrer une école pour les Blancs en 1960, et qui avait été accueillie, à son premier jour de classe, par la « foule hystérique » que décrit Gardner Smith.

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