Revue À bâbord !

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États-Unis : tueries de masse et complotisme

17 juin 2024, par Nathalie Garceau — , ,
La fusillade dans une école primaire d'Uvalde au Texas le 24 mai dernier ne manque pas de rappeler la tuerie de Sandy Hook et le rôle des figures de proue des théories (…)

La fusillade dans une école primaire d'Uvalde au Texas le 24 mai dernier ne manque pas de rappeler la tuerie de Sandy Hook et le rôle des figures de proue des théories complotistes aux États-Unis. Quel pouvoir détiennent ces vedettes complotistes, et quels sont les échos au Canada ?

Peut-être avez-vous vu sur les réseaux sociaux les fameux vidéos dénonçant les mesures sanitaires ou encore clamant que le vaccin contient des puces qui permettront au gouvernement de suivre tous nos mouvements en tout temps. Galvanisés par des dizaines de supporteur·euses, certain·es complotistes se sont même retrouvé·es en prison pour avoir harcelé et menacé de mort François Legault. [1]

Pourtant, ces théories ont toujours existé, fortement liées à des événements d'actualité comme l'assassinat de JFK ou l'élection de Barack Obama. Parmi les plus farfelues, notons les fameux extraterrestres enfermés à Area 51, l'installation hautement secrète de l'armée de l'air américaine au Nevada. On peut aussi penser à celle des reptiliens, ces extraterrestres à la physionomie de lézard déguisés en humain avec l'objectif secret de contrôler la planète en acquérant des pouvoirs politiques et financiers.

Les plus troublantes de ces théories sont malheureusement liées à des événements tragiques : les tueries de masse. Le 14 décembre 2012, un jeune adulte pénètre dans l'école primaire Sandy Hook et tue 26 personnes, dont 20 enfants. Quelques jours plus tard, les premières hypothèses complotistes font surface sur Internet : le massacre était un événement planifié par l'administration Obama pour confisquer les armes à feu ; les enfants sont des acteurs ; il y avait un deuxième tireur ; les Illuminati sont responsables… Il n'en fallait pas plus pour que l'animateur conservateur et complotiste Alex Jones reprenne ces idées farfelues sur son site web et sur ses multiples plateformes de diffusion.

Qui est Alex Jones ?

Né en 1974, il lit à l'adolescence son premier livre de nature complotiste sur les banquiers mondiaux qui contrôleraient la politique américaine. C'est une révélation qui le guidera tout au long de sa carrière médiatique. Il fait ses débuts à la télévision publique de la ville d'Austin au Texas où il discutera abondamment de la théorie du Nouvel Ordre mondial [2]. En 1996, Alex Jones décide de se consacrer à la radio et sera même nommé l'un des meilleurs animateurs de radio d'Austin. Très politisé, il consacre de grands pans de son émission à attaquer des membres éminents de la politique américaine comme Bill Clinton et à prôner un retour aux valeurs religieuses.

Renvoyé de la station de radio, Alex Jones décide de se tourner vers Internet et fonde Infowars, un site web qui deviendra un pilier dans la propagande complotiste en ligne. Il y anime une émission de radio qui sera éventuellement diffusée sur plus de 100 stations à travers les États-Unis ainsi que sous format vidéo. Sa plateforme rejoint des millions de personnes et devient une véritable porte d'entrée pour les extrémistes de tous genres ; il reçoit régulièrement Stewart Rhodes, leader des Oath Keepers, une organisation de type « milice » voulant défendre la constitution américaine contre une soi-disant tyrannie. Soulignons que de nombreux membres des Oath Keepers ont participé à l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021 ; ceci explique peut-être cela.

De Sandy Hook à Uvalde

Après la tuerie de Sandy Hook en 2012, Alex Jones clame sur ses multiples plateformes que celle-ci est en fait un canular. Selon lui, les enfants et leurs familles sont des acteur·rices qui ont été engagé·es pour créer une opération policière de type false flag. Ce terme est utilisé pour décrire une tactique de déguisement de l'identité ou un motif d'opération militaire. Les adeptes du complotisme croient que des forces puissantes (Le Nouvel Ordre mondial ?) organisent ce type d'événement tragique en dirigeant la responsabilité sur une personne ou un groupe dans le but d'atteindre des objectifs politiques comme le contrôle des armes à feu. En plus de cette affirmation ridicule, Alex Jones n'hésite pas à clamer que personne n'est mort lors de cet événement malheureux.

La propagande de l'animateur entraînera une foule de conséquences fâcheuses ; des parents d'enfants tué·es seront harcelé·es par téléphone et courriel ; accusé·es de participer à un canular, des personnes oseront même leur demander de prouver que leur enfant est vraiment mort. Un de ces parents, Lenny Pozner, dont le fils Noah a été tué à Sandy Hook, décidera de s'attaquer aux théories du complot sur le web. En 2014, il fonde le HONR Network, un regroupement de volontaires qui participent au signalement et à la suppression des publications haineuses et complotistes reliées aux tueries de masse sur les réseaux sociaux. En 2018, Lenny Pozner ainsi que sept autres familles de victimes de la tuerie décident de poursuivre Alex Jones pour diffamation. Ce dernier sera condamné en avril 2022 à verser des dommages et intérêts aux familles des huit victimes.

Récemment, la tuerie d'Uvalde au Texas n'a pas fait exception. Les théoriciens du complot ont saisi l'occasion pour affirmer que le massacre des enfants était un canular mis en place par le gouvernement pour promouvoir un meilleur contrôle des armes à feu. De plus, ils ont propagé de fausses informations sur l'identité du tireur, affirmant qu'il était un immigrant illégal ou encore une personne transgenre. Bien sûr, Alex Jones ne se gêne pas pour partager ces publications mensongères.

Des effets bien réels

Avec l'ancrage de ces théories en lien avec les tueries de masse dans l'imaginaire populaire, principalement par l'entremise des réseaux sociaux, quelles conséquences cela a-t-il sur les victimes de ces événements tragiques ? Revenons à Lenny Pozner, le père de Noah, abattu à Sandy Hook. Militant de longue date s'opposant aux théories du complot, il se fait constamment harceler, que ce soit en ligne ou au téléphone ; ses adresses résidentielles et celles de ses proches ont été publiées sur Internet ; on l'a accusé d'être un acteur payé par le gouvernement ; il s'est fait menacer de mort. Aujourd'hui, il vit caché et doit constamment changer de logement pour ne pas être trouvé. Malgré tout, il continue son combat et vit en permanence avec le deuil de son fils et la peur d'être traqué par un zélé complotiste.

Au Canada, le candidat au leadership du Parti conservateur du Canada Pierre Poilievre côtoie des complotistes et des figures notoires de l'extrême droite. Par ailleurs, les nombreuses manifestations contre les mesures sanitaires (comme le siège d'Ottawa) et l'engouement quasi sectaire devant certains théoriciens du complot nous ont montré que le phénomène ne se concentrait pas seulement aux États-Unis. Même le Québec n'est pas épargné : selon un sondage Léger réalisé en avril 2021, 23 % des Québécois·es croient qu'il existe un gouvernement mondial qui contrôle le monde, 18 % croient qu'il existe un projet secret en lien avec le Nouvel Ordre mondial et 13 % sont persuadés qu'il existe un complot juif à l'échelle planétaire [3]. Face à cet enjeu, nous avons le devoir de trouver collectivement des solutions pour éradiquer ce phénomène : c'est notre santé mentale collective qui en dépend.


[1] « Conseil général de la CAQ à Trois-Rivières : François Amalega arrêté deux fois ce week-end », Radio-Canada, 15 novembre 2021. En ligne : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1840020/arrestations-francois-amalega-bitondo-conseil-general-caq-trois-rivieres-shawinigan. Louis-Samuel Perron, « Menaces de mort contre François Legault. Le complotiste Pierre Dion condamné à 30 jours de prison », La Presse, 23 juin 2022. Disponible en ligne.

[2] Théorie selon laquelle une élite secrète conspire pour gouverner le monde via un seul gouvernement mondial et autoritaire, mettant ainsi fin à la souveraineté des nations. La série X-files a fait de cette théorie un pilier majeur de son univers.

[3] Sondage Léger : baromètre des théories du complot populaires au Québec », Le Journal de Montréal, 19 avril 2021. Disponible en ligne.

Nathalie Garceau est animatrice du podcast Solidaire.

Illustration : Elisabeth Doyon

Avortement : le Canada, un modèle ?

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l'avortement. Quelle est la situation au Canada ? Cette (…)

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l'avortement. Quelle est la situation au Canada ?

Cette décision survient alors que les États-Unis connaissent, depuis plusieurs années, un recul spectaculaire en matière de droit à l'avortement. Prenons le cas de l'Alabama qui, en 2019, avait voté une loi pour rendre l'avortement légal uniquement en cas d'anomalie létale du fœtus ou de risque vital pour la personne enceinte. L'avortement est donc illégal dans tout autre contexte, y compris en cas de viol ou d'inceste, sous peine d'emprisonnement pour le·la patient·e et le·la praticien·ne. Cette loi était, jusqu'alors, la plus restrictive du pays, mais n'était qu'un exemple parmi d'autres : uniquement en 2019, 28 États font passer plus de 300 lois visant à restreindre l'accès à l'avortement. Elles étaient majoritairement des lois dites « Heartbeat Bills », c'est-à-dire des « lois de battement de cœur » : l'avortement était illégal à partir du moment où il y avait un battement de cœur, donc à environ six semaines de grossesse. Or, six semaines, quand on ne cherche pas activement à tomber enceinte, c'est très souvent le temps que cela prend pour réaliser qu'une grossesse est en cours. D'un point de vue légal, si on compte les listes d'attente éventuelles ou encore le temps de recherche d'un médecin qui autorise la procédure, ce qui est exigé de certains États, l'avortement devenait quasiment impossible. Néanmoins, ces lois, bien que votées, pouvaient être renversées grâce à l'arrêt historique de Roe v. Wade. Aujourd'hui, c'est terminé. La dernière barrière de protection a été supprimée.

Depuis l'annonce de la Cour suprême, de nombreux discours médiatiques ont comparé les États-Unis au Canada. Le Canada est alors dépeint de manière très favorable vis-à-vis de son voisin du Sud. Pour autant, cette propension à chanter les louanges du Canada est surtout révélatrice de l'ignorance globale concernant les inégalités qui existent en matière d'accès à la justice reproductive. Au Canada, le droit à l'avortement a été décriminalisé tandis qu'aux États-Unis il a été légalisé. Il s'agit d'une différence majeure en matière de protection. Légaliser signifie d'autoriser l'avortement sous certaines conditions. Si ces conditions ne sont pas respectées, il y a criminalisation. Or, si une loi met en place des conditions drastiques, cela revient dans les faits à rendre l'accès à l'avortement impossible. C'est ce qu'illustre notamment le cas des « Heartbeat Bills ». Au Canada, en 1988, le droit à l'avortement a été décriminalisé avec la décision Morgentaler. Ce qui signifie qu'il est interdit de poursuivre en justice une personne ou un médecin pour avoir pratiqué un avortement. Il est important de noter que la Cour suprême canadienne a également déclaré le fœtus comme n'ayant aucune personnalité juridique. Enfin, le·la géniteur·rice ne peut s'opposer à la décision d'interrompre la grossesse de la personne enceinte. Ce contexte juridique fait du Canada l'un des pays où le droit à l'avortement est parmi le mieux protégé au monde et donc, théoriquement, là où c'est le plus improbable de le renverser.

Décriminaliser sans rendre accessible

Maintenant – et c'est là que le bât blesse –, qui dit droit à l'avortement théorique, ne dit pas pour autant accessibilité en pratique. Depuis des années, des associations de défense du droit à l'avortement tirent la sonnette d'alarme sur le sujet. Des barrières d'accès à l'avortement existent bel et bien au Canada, et elles entravent l'exercice de ce droit. Notamment, parce que l'avortement est traité comme un acte médical comme un autre, chaque province est libre d'en encadrer différemment l'accès. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, seuls les hôpitaux sont financés, tandis qu'en Ontario toutes les cliniques ne sont pas entièrement financées, ce qui a été dénoncé comme contraire à la loi selon des associations de défense de droit à l'avortement. Dans ce contexte, la procédure peut être accessible uniquement dans le réseau privé, ce qui pose une barrière économique. De plus, les distances géographiques sont telles que, si seul un établissement offre la procédure pour toute une région, recevoir l'acte médical peut devenir un véritable périple d'organisation. Cela, c'est avant même de prendre en considération l'attente d'accès aux services. La différence d'option est d'ailleurs drastique entre les zones urbaines et les zones rurales, tandis que les localités du Nord sont parmi les moins bien desservies dans tout le pays.

À cela s'ajoute le désengagement public autour de l'avortement. Les groupes de défense peinent à recevoir du financement, tandis que collectivement l'impression de droit acquis se traduit par une perte de mobilisation active. Or, les associations dénoncent depuis quelques années l'augmentation du nombre de groupes antiavortements qui eux disposent de plus de fonds provenant notamment du secteur privé. Certains sont même étroitement liés à des groupes homologues aux États-Unis. Particulièrement bien organisé, le milieu anti-choix ouvre des cliniques d'accompagnement ou encore des lignes d'écoute. Sous le couvert de conseils aux personnes enceintes, iels diffusent des discours antiavortements en jouant sur les mythes qui entourent la grossesse ou encore sur les procédures médicales et la culpabilité des personnes appelantes. Ces mêmes groupes font du lobbyisme politique auprès d'élu·es canadien·nes pour rouvrir le débat sur l'avortement. Des député·es ont même déjà publiquement déclaré leurs intentions de le faire.

Une question de justice reproductive

Enfin, gardons en tête que le droit à l'avortement fait partie, de manière plus globale, du droit à la justice reproductive. Toutes les communautés ne sont pas affectées de la même manière par le manque d'accessibilité, au même titre que toutes les communautés n'ont pas les mêmes droits à disposer de leur corps. Par exemple, des membres issu·es des communautés autochtones ont subi des procédures de stérilisation forcée. Une histoire pour laquelle justice ou même reconnaissance n'a toujours pas eu lieu. De plus, les enfants des communautés autochtones continuent d'être placés en familles d'accueil à un rythme si effréné que des organismes de défense parlent d'un nombre de séparations des familles plus élevé qu'à la période des pensionnats. L'acte médical que représente l'avortement, tout comme l'existence de la contraception, c'est aussi une histoire d'instrumentalisation des corps noirs et racisés. Il s'agit de technologies développées dans d'atroces souffrances et dans le non-respect de la vie d'autrui, notamment des personnes noires mises en esclavage ou encore des personnes issues des communautés pauvres des territoires du Sud global. À cela s'ajoute le fait que les risques de complications de grossesse et d'accouchement sont directement liés aux conditions de traitement médical saturé par le racisme systémique. Enfin, la décision d'avoir des enfants ou non se réduit pour beaucoup à une impossibilité économique. L'enjeu de classe rejoint ainsi celui de race, de genre, mais aussi de capacitisme, puisqu'une partie de la population se voit, encore aujourd'hui, privée du choix d'avoir des enfants sous prétexte de normes eugénistes.

Par conséquent, l'actualité états-unienne constitue certes un développement désastreux pour les droits de toute personne à disposer de son corps, mais faire l'éloge du Canada, c'est ignorer tout le travail qui reste à faire en matière de justice reproductive. C'est également passer sous silence tout un contexte colonial qui produit d'innombrables violences envers de multiples communautés minorisées. Enfin, c'est participer au mythe d'une Amérique du Nord idéale typique de protection des droits, ce que contredisent les centaines d'années de son histoire. Le Canada n'est certes pas les États-Unis, mais cela ne suffit pas à en faire un modèle. La barre n'est pas si basse.

Illustration : Elisabeth Doyon

EN SAVOIR PLUS

Dans le numéro 92 d' À bâbord !, Mat Michaud a fouillé la question de l'accès à l'avortement. Il a d'abord rencontré Marie-Eve Blanchard, cofondatrice des Passeuses, pour aborder les obstacles à l'accès à l'avortement au Québec, et s'est aussi entretenu avec Valérie Tremblay et Sylvie O'Connor du Centre des Femmes de Forestville pour aborder les difficultés d'accès aux services qui sont particulières à la Côte-Nord.
« Avortement : un droit encore à défendre », À bâbord !, no 92, 2022, p. 14
« Accès difficile à l'avortement », À bâbord !, no 92, 2022, p. 52

Ces gens qui m’expliquent la vie

9 juin 2024, par Kharoll-Ann Souffrant — , ,
Qui n'a jamais eu l'honneur de se faire expliquer la vie par un homme sur des sujets concernant les femmes ? Or, cette irritation quotidienne n'est pas seulement l'apanage (…)

Qui n'a jamais eu l'honneur de se faire expliquer la vie par un homme sur des sujets concernant les femmes ? Or, cette irritation quotidienne n'est pas seulement l'apanage masculin, puisque de nombreuses femmes blanches reproduisent ce schéma envers les femmes racisées.

Dans un billet de blogue publié en 2008 sur la plateforme TomDispatch, l'écrivaine américaine Rebecca Solnit y va d'une anecdote qui fait franchement sourire. Elle y relate sa rencontre avec un homme qui se trouve à lui expliquer avec condescendance le propos d'un livre, sans réaliser que son interlocutrice en est l'autrice. Elle écrira « chaque femme sait de quoi je parle » en référence à ce type de situation fâchante.

En effet, il arrive trop souvent que les hommes surestiment leurs capacités et leurs connaissances, parfois dans des domaines où ils n'ont pas ou peu d'expertise. À l'inverse, nombreuses sont celles qui doutent de leurs connaissances et de leur savoir-faire, même lorsqu'elles cochent toutes les cases de la compétence.

En 2014, Solnit publiera l'essai Men Explain Things to Me, qui inspirera l'expression mansplaining (que certain·es traduiront par « mecsplication »). Il s'agit d'un mot-valise composé de « homme » (man) et de « qui explique » (explaining). Selon le Conseil du statut de la femme du Gouvernement du Québec, un mecspliqueur est un « homme qui est convaincu de mieux connaître un sujet qu'une femme alors que le sujet la concerne, elle. »

Dans le même esprit, la journaliste franco-sénégalaise Rokhaya Diallo, en collaboration avec l'illustratrice Blachette, publiera en 2021 la bande dessinée M'explique pas la vie, mec !. Sur un ton humoristique, Diallo et Blachette y abordent des situations où les comportements masculins effacent les femmes. On y aborde notamment les notions de manterrupting, le fait de se faire couper la parole par un homme, et de manspreading, lorsque des hommes en transport en commun s'assoient en écartant leurs jambes de façon à occuper plus d'un siège.

J'ai souvent été victime de mansplaining au cours de ma vie, mais j'ai également reçu cette condescendance de la part de femmes blanches, mais pas que. J'ai beau être doctorante, chargée de cours à l'université et enseigner sur des enjeux touchant les violences faites aux femmes à des étudiant·es en travail social et en criminologie, il y a toujours certaines femmes qui ne sont pas prêtes à reconnaître que j'ai de l'expertise sur ce sujet, et ce, depuis belle lurette.

Plus encore, certaines vont même jusqu'à répandre des accusations mensongères et diffamatoires de « vol d'idées » ou de « plagiat » à l'encontre de femmes noires et racisées sans réaliser que ces idées font partie du « sens commun » pour toutes les personnes qui œuvrent dans le domaine des violences faites aux femmes. Par exemple, expliquer que les femmes ne font pas confiance au système de justice criminelle en matière de violences sexuelles n'a rien de révolutionnaire. C'est une notion qui est présente et qui a fait l'objet de très nombreuses études scientifiques et de livres, dans plusieurs juridictions à travers le monde depuis que ces violences sont criminalisées. De plus, expliquer que le monde a besoin de se réinventer après la pandémie de COVID-19 en matière d'environnement, de féminisme, d'antiracisme et de justice sociale n'est pas spectaculaire en soi. Cette notion fait partie de nombreuses conférences, colloques, essais et fellowships comme thématique principale, et ce, depuis les deux dernières années.

En ce sens, à moins d'être le prochain prix Nobel ou Picasso 2.0, nous sommes rarement aussi originaux ou originales qu'on prétend l'être. Ce qu'on exprime, il est fort probable que d'autres le pensent aussi ou qu'ils y aient pensé avant nous. Il y a également certaines idées et concepts qui sont dans l'air du temps.

Plus on apprend, plus on réalise que l'on sait peu de choses. Le plus souvent, les chercheur·euses universitaires ajoutent une petite brique à l'édifice de ce qui est déjà connu pour toutes les personnes qui se penchent sur le même objet d'étude avec un angle nouveau. Très rares sont ceux et celles qui feront des découvertes qui révolutionneront complètement leur champ ou leur domaine.

J'ai appris à tenir pour acquis que mon interlocuteur ou mon interlocutrice sait très probablement des choses sur l'objet de notre discussion. Je suis souvent irritée lorsque l'on m'explique mon champ d'expertise sans jamais me demander ce que je sais sur le sujet. Ainsi, l'une des choses que la recherche m'aura apprises, c'est l'humilité. Une qualité qui fait malheureusement défaut à beaucoup d'hommes, mais aussi, avouons-le, à certaines femmes en position de pouvoir.

Illustration : Elisabeth Doyon

G(A)FAM. Le géant des apparences

L'expression « GAFAM » désigne les cinq entreprises états-uniennes, toutes du secteur technologique, ayant la plus grande capitalisation boursière. L'entreprise qui domine ce (…)

L'expression « GAFAM » désigne les cinq entreprises états-uniennes, toutes du secteur technologique, ayant la plus grande capitalisation boursière. L'entreprise qui domine ce palmarès est Apple.

En début d'année 2022, Apple a battu son propre record de capitalisation boursière, c'est-à-dire la valeur totale de toutes ses actions. Elle a franchi le cap symbolique de 3000 milliards, un sommet depuis la création des places boursières. Elle devance Microsoft, la seule autre entreprise dont la valeur dépasse 2000 milliards. Ces gigantesques montants ont de quoi étourdir tant il est difficile d'en apprécier la démesure. En 2020, la valeur d'Apple était, à elle seule, plus grande que la valeur combinée des quarante entreprises les plus importantes cotées à la bourse de Paris (CAC40). Ces valeurs boursières spectaculaires reflètent la foi des investisseurs en la capacité d'innovation d'Apple.

Les revenus de l'entreprise avaient atteint 365 milliards de dollars US en 2021, un sommet historique quatre fois plus élevé que dix ans plus tôt. D'où proviennent ces revenus ? Apple a longtemps été associée à son ordinateur Macintosh, dont les multiples variantes seront son produit phare jusqu'au moment où les ventes de son téléphone portable « intelligent » le détrônent. Aujourd'hui, Apple vend donc principalement des téléphones portables, ce qui représente un peu plus de la moitié de ses revenus. À l'instar de plusieurs autres GAFAM, Apple s'est lancé dans la commercialisation de divers services en ligne (diffusion de vidéos, de musique et d'information, système de paiement, publicité, stockage de données, etc.) et ceux-ci lui rapportent 20 % de ses revenus. Ses autres sources de revenus sont la vente d'ordinateurs, de tablettes électroniques et de technologies portables ou pour la maison, qui lui rapportent des parts respectives de 11 %, 8 % et 9 % de ses revenus.

Bébelles rebelles ?

Apple a longtemps cultivé une image d'« innovatrice rebelle ». Le coup d'envoi est une célèbre publicité référant au livre 1984 d'Orwell dans laquelle l'entreprise annonce la mise en marché du premier ordinateur Mac en promettant à ses client·es d'échapper à l'emprise de Big Brother. Elle réussit à associer le look « bureautique » des ordinateurs personnels d'IBM à la conformité. Près de 40 plus tard, cette image de rébellion a ironiquement transformé Apple en géant dominant du numérique.

En réalité, l'entreprise a su plusieurs fois s'inspirer de produits ou de prototypes existants pour en faire dériver un produit plus achevé, et, surtout, le mettre en marché avec une promotion agressive le présentant comme une innovation révolutionnaire… que toute personne souhaitant faire l'expérience des dernières prouesses technologiques devait absolument acheter.

Cette image de nouveauté révolutionnaire est furieusement défendue. Les employé·es des usines fabriquant les appareils du géant sont étroitement surveillé·es afin d'éviter toute fuite d'information sur les nouveaux produits. L'entreprise utilise aussi la menace de représailles légales et elle a même exigé que certaines équipes de travail portent des caméras corporelles similaires à celles portées par des corps policiers. De plus, Apple s'est souvent opposée par différents moyens au « bidouillage » de ses appareils, cela en rendant volontairement difficiles les modifications et réparations matérielles ou logicielles et utilisant même la dissuasion légale auprès de sites qui diffusent de telles informations techniques.

Fabriques de malheur

En 2010, le suicide de quatorze employé·es des usines chinoises du fabricant taïwanais Foxconn, le principal fabriquant des appareils d'Apple, a mis au jour les conditions de travail exécrables qui y régnaient. Après la tragédie, Apple s'est engagée à faire respecter une liste de normes à ses fournisseurs, que ceux-ci contournent régulièrement. Par exemple, en plus d'engager des étudiants et étudiantes « stagiaires », un rapport récent du Australian Strategic Policy Institute révélait qu'Apple profitait directement ou indirectement du travail forcé de Ouïgour·es. Les entreprises minières qui fournissent certains matériaux utilisés dans la fabrication des produits du géant embauchent souvent des enfants qui doivent travailler dans des conditions très dangereuses.

Apple réagit très lentement quand des fautes importantes à ses propres normes sont portées à son attention. Selon d'ancien·nes employé·es de l'entreprise, Apple considère que les craintes de pertes de profits et de retards de production l'empêchent de couper les liens avec les fournisseurs fautifs. Le géant rend ceux-ci responsables des conditions de travail de leurs employés, sans admettre sa propre responsabilité dans le problème. En effet, même en connaissant les conséquences d'une telle pression, Apple impose un calendrier de production ne pouvant être réalisé qu'avec une force de travail immense en période de pointe, ce qui pousse ses fournisseurs à opérer dans ces conditions de travail de misère.

Innovation fiscale

Apple est une championne de l'évitement fiscal. Elle a même été l'une des pionnières de l'industrie technologique en cette matière, en créant différentes techniques maintenant imitées par plusieurs autres entreprises états-uniennes. La plus célèbre de ces méthodes est de faire transiter ses revenus par l'Irlande, les Pays-Bas et les Caraïbes. Ces multiples manœuvres fiscales permettent à l'entreprise d'éviter de payer plusieurs dizaines de milliards d'impôts chaque année.

Il y a dix ans, ces manœuvres ont attiré l'attention d'un comité sénatorial aux États-Unis qui a en a dévoilé publiquement le détail. La pression internationale a forcé l'Irlande à modifier ses règles fiscales, mais en accordant un délai de plusieurs années aux entreprises utilisant le « stratagème irlandais ». Comme révélé dans les Paradise Papers, ce délai a permis à Apple de modifier sa stratégie en secret pour y ajouter le paradis fiscal britannique de l'île de Jersey. En 2016, une agence européenne anti-monopole a réussi à condamner l'Irlande à récupérer 13 milliards d'euros d'impôts impayés par Apple, en considérant cette somme comme une aide financière illégale de l'Irlande. Ironiquement, l'État irlandais a fait appel de cette décision, préférant se priver de cette somme plutôt que de compromettre un arrangement qui lui est très profitable. Apple et l'Irlande ont réussi à faire annuler cette condamnation importante en 2020, mais cette décision est elle-même portée en appel par les autorités européennes.

Boutique de domination

Apple fait aussi l'objet d'attention judiciaire concernant des abus de position dominante. Ayant popularisé son magasin d'applications en ligne pour son populaire téléphone intelligent, l'entreprise s'est placée dans une position unique où elle contrôle totalement les règles de ce marché qu'elle a elle-même créé. Ainsi, une procédure de l'Union européenne examine présentement comment Apple facture une commission de 15 % à 30 % aux éditeurs d'applications utilisant sa boutique en ligne, faussant ainsi la concurrence. Dans le même esprit, aux États-Unis, une juge fédérale a interdit à Apple d'imposer l'utilisation de son propre système de paiement aux éditeurs d'applications pour les achats effectués dans leurs produits.

Le concept de boutique en ligne d'applications simplifie l'installation de nouveaux logiciels sur les appareils, mais son contrôle centralisé permet aussi différentes formes d'abus. Apple est l'arbitre ultime des applications permises ou non sur sa plateforme et ceci lui donne un pouvoir de censure. L'entreprise a notamment exercé ce pouvoir pour éviter de déplaire à différents régimes répressifs, comme ceux de la Chine et de la Russie. Apple a d'ailleurs conclu une entente secrète avec la Chine en 2016, promettant des investissements importants en échange d'aide commerciale de l'État chinois.

Le contrôle du géant sur sa boutique en ligne lui permet aussi d'exercer une pression commerciale sur ses concurrents. Apple a même réussi à faire plier un autre GAFAM, Facebook, parce que son application publicisait le fait qu'Apple prélevait 30 % des ventes d'accès aux évènements en ligne. En 2013, Apple a aussi été reconnu coupable d'avoir joué un rôle central dans une entente entre plusieurs éditeurs de livres visant à limiter la compétition dans la vente de livres électroniques.

Ce niveau de contrôle ne résulte d'aucune nécessité technique, mais est plutôt le fruit d'un travail visant à créer un environnement technologique fermé dont Apple conçoit et contrôle les moindres détails.

Un dossier incomplet

Ce court texte ne fait qu'un survol des principaux reproches faits au géant des apparences. Le partage inéquitable des revenus de vente des produits d'Apple entre celles et ceux qui les fabriquent dans des conditions misérables et une entreprise qui les met en marché de manière colorée montre que Apple bat encore de nouveaux records : celui de l'absurdité d'un capitalisme mondial qui lui permet d'exploiter des travailleurs et travailleuses sans leur donner une juste part de ses immenses revenus mis à l'abri dans les paradis fiscaux.

Le Pakistan submergé

Depuis la fin du mois d'août, les Pakistanais·es composent avec des inondations historiques : un tiers du pays se trouve sous l'eau et les efforts requis pour répondre à cette (…)

Depuis la fin du mois d'août, les Pakistanais·es composent avec des inondations historiques : un tiers du pays se trouve sous l'eau et les efforts requis pour répondre à cette crise sont collossaux. Par-delà les campagnes de dons et d'aide internationale d'urgence, les appels à la justice climatique, notamment par l'annulation de la dette extérieure du Pakistan, se multiplient. « À l'heure actuelle, les ressources du Pakistan doivent être mobilisées pour répondre à la crise, pas pour payer des dettes extérieures. Les leaders mondiaux doivent être tenus responsables de fournir réparation en matière de changements climatiques » (traduction libre), demande la Commission pakistanaise de droits humains. « Quelle attention est-ce que des pays comme le Pakistan, qui ont un ratio dette/PIB des plus élevés, peuvent réellement accorder aux infrastructures sociales, d'assistance sociale et d'adaptation aux changements climatiques ? » (traduction libre), pose Maira Hayat, professeure à l'université Notre Dame, sur Twitter. « On ne peut comprendre vraiment la capacité du Pakistan à répondre à la crise sans la situer dans ce régime de dette international auquel le pays appartient. Comment peut-on penser que des pays endettés seraient en mesure d'investir dans les infrastructures sociales [requises pour l'adaptation aux changements climatiques] ? » (traduction libre).

Photo : Oxfam International (CC BY-NC-SA)

Queer : une révolution flamboyante

9 juin 2024, par Philippe de Grosbois, Eve Martin Jalbert, Claire Ross — , , , , ,
Les révolutions ne sont pas toujours télévisées ; elles n'ont pas moins lieu. C'est bien le cas de la révolution queer. Les luttes et les transformations en cours s'acharnent à (…)

Les révolutions ne sont pas toujours télévisées ; elles n'ont pas moins lieu. C'est bien le cas de la révolution queer. Les luttes et les transformations en cours s'acharnent à rendre révolus les systèmes hétérocis et patriarcal, et, à travers une multitude d'alliances, participent au renversement de bien d'autres systèmes encore. Au fond, les tribuns conservateurs n'ont pas complètement tort quand ils annoncent que « les revendications queers menacent toute la civilisation telle qu'on la connaît ». Ces luttes sont porteuses de transformations sociales aussi fondamentales que globales. Nous savons ces transformations nécessaires, généreuses et profondément joyeuses.

La révolution queer renouvelle nos manières de penser et de percevoir nos relations à nous-mêmes, à notre corps, à nos désirs, aux autres, au monde. Elle ouvre des possibilités, transgresse les normes et brouille les frontières, laisse la place aux envies d'être et d'appartenir, là où le monde straight limite les possibles, forge des normalités, érige des murs et cristallise des oppositions et des hostilités. La révolution queer refuse toutes ces divisions sociales qui ne sont que prétexte à la hiérarchisation, à l'isolement et à l'exclusion des manières d'être marginales.

Elle multiplie, bien sûr, les manières dont tou·tes et chacun·e peuvent vivre leur genre et leur sexualité, et plus largement nouer des relations entre elleux. Ce faisant, elle réinvente la langue et les représentations pour dire toutes ces réalités pas si nouvelles, mais encore choquantes pour certain·es. Elle exige aussi de revoir de fond en comble des normes et des pratiques sociales inscrites jusque dans l'État, ses lois et les droits qu'il daigne nous accorder, jusque dans la manière dont nous fixons les rôles sociaux et les bénéfices qui reviennent à chacun·e.

La révolution queer, donc, est et sera inévitablement faite de luttes. Fidèles à elles-mêmes, ces luttes queers ne sont jamais cantonnées à leurs petites affaires, mais sont marquées par les solidarités, par la sensibilité à ce qui nous rassemble ou aux manières dont nos élans peuvent s'entrecroiser. Les luttes queers débordent d'elles-mêmes pour se lier aux combats féministes, bien sûr, mais aussi décoloniaux, antiracistes, écolos, anticapitalistes. Autrement, la révolution queer ne serait ni révolutionnaire ni queer.

Le présent dossier se divise donc en deux grandes parties : la première aborde les manières dont la révolution queer fout le bordel dans les normes sexuelles et de genre ; la seconde montre comment cette révolution peut tisser des liens avec les autres.

Elle a beau se jouer en partie dans l'ombre, la révolution queer ne suscite pas moins son lot de réactions hargneuses et violentes de la part de celleux qui voudraient préserver à tout prix les certitudes et les privilèges que leur confèrent les normes sexuelles et de genre. Puissants chez nos voisin·es du sud et dans certains pays d'Europe, ces contrecoups réactionnaires sont aussi présents chez nous. Les attaques législatives contre les personnes trans et non binaires se multiplient ; la droite se porte à la « défense » des enfants contre les drag queens et autres « prédateur·trices sexuel·les » qui les menaceraient ; les puristes grincheux·ses de la langue française s'insurgent que celleux qui parlent la langue la fassent évoluer pour nommer l'innommé et répondre à nos besoins d'inclusion. Malgré tout cela, nous avons choisi dans ce dossier de ne pas nous étendre sur ce backlash. Nous avons préféré redonner la parole à celleux qui sont visé·es par cette contre-attaque pour mettre en lumière, au-delà de la version distordue qu'en donne une droite obtuse et omniprésente, les aspirations qui animent une révolution en marche.

Dossier coordonné par Philippe de Grosbois, Eve Martin Jalbert et Claire Ross

Illustré par Collages Féminicides Montréal

Avec des contributions de Jade Almeida, Élyse Bourbeau, Arianne Des Rochers, Eve Martin Jalbert, Geneviève Labelle, Laurie La Fée Perron, Pierre-Luc Landry, Judith Lefebvre, Mélodie Noël Rousseau, Alexandra Turgeon et Joshua Whitehead

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Illustration : Florence et Collages Féminicides Montréal, à partir de photos d'André Querry.

Glossaire

9 juin 2024 —
Ce glossaire maison ne vise pas à figer le sens des termes qu'il définit, encore moins à fixer une norme lexicale. Il répond à un vœu plus modeste : faciliter la lecture du (…)

Ce glossaire maison ne vise pas à figer le sens des termes qu'il définit, encore moins à fixer une norme lexicale. Il répond à un vœu plus modeste : faciliter la lecture du présent dossier. Nous avons pris le parti de ne pas uniformiser certains termes. La variabilité témoigne selon nous de l'effervescence qui accompagne toute révolution, y compris dans nos manières de parler et de penser.

Queer – Insulte (« étrange », avec une connotation négative) ayant été renversée en terme affirmatif. Queer est désormais une désignation parapluie réunissant des identités, des communautés, des mouvements, des pensées, des théories qui ne correspondent pas aux normes sexuelles et de genre.

LGBTQIA2S+ — Une des multiples formes que peut prendre l'acronyme réunissant les minorités sexuelles et de genre. Lesbiennes, Gais, Bisexuel·les, Trans, Queers/en Questionnement, Intersexes, Asexuel·les/Aromantiques/Allié·es, Bispirituel·les (Two-Spirits, terme utilisé chez certains Premiers Peuples pour désigner les personnes rompant avec les normes sexuelles et/ou de genre).

Genre/sexe — Le mot « sexe » est ici réservé au plaisir qu'on a seul·e, à deux ou à plusieurs. Il ne désigne donc pas des catégories homme/femme venant avec tout un ensemble de caractéristiques jugées naturelles et éternelles. Le genre désigne la construction sociale et historique des hommes et des femmes, des attentes en matière de rôles sociaux, de comportement, d'apparence, de capacités, etc. Il est empreint de stéréotypes, de préjugés, de violences. Le genre est une réalité identitaire, une manière de sentir et d'agir, en adéquation ou non avec telle ou telle caractéristique anatomique.

Binarité/dualité de genre – Approche réduisant la diversité des genres au nombre de deux (masculin/féminin). Cette réduction implique d'accentuer les différences en les opposant et, au sein du patriarcat, en les hiérarchisant.

Personnes non binaires/non-binarité de genre/fluidité de genre/genderqueer/genderfuck — Diverses façons de sortir de la binarité de genre et de l'équation génitalité=genre. Genderqueer et genderfuck désignent la perturbation de la binarité de genre par sa manière d'être et d'agir. Non binaire est un terme parapluie qui permet à des personnes qui ne se sentent pas tout à fait ou pas du tout l'un ou l'autre des genres masculin ou féminin de nommer cette existence. La notion de fluidité implique un mouvement, ponctuel, continu ou intermittent dans le domaine des genres par certaines personnes.

Drag king/drag queenDrag queen s'applique aux personnes (généralement masculines) qui performent le genre féminin, souvent dans un cadre artistique ; drag king, aux personnes (souvent féminines) qui performent le genre masculin.

Cis/cisgenre/cisidentité — Désigne les personnes dont le genre ressenti et vécu correspond à celui qui leur a été assigné à la naissance, souvent sur la base de la génitalité. Par opposition à trans/transgenre.

Hétérocis/Cishétéro — Nom ou adjectif désignant une personne à la fois cisgenre et hétérosexuelle. On dit aussi parfois cis-het dans le langage courant.

Normes de genre/hétérocisnormativité/cishétéronormativité/hétérocispatriarcat — Règles sociales qui cherchent à figer et à rendre obligatoires l'hétérosexualité et la cisidentité des individus. Ces normes impliquent souvent la violence et l'exclusion à l'endroit de ce qui s'en écarte. Le concept d'hétérocispatriarcat souligne le fait que le patriarcat inclut généralement l'imposition de normes hétérosexuelles et cis.

Straight — Orientation et identité de genre hétérocis. Plus largement, un état d'esprit straight est conforme aux normes hétérocis et s'oppose à la subversion queer des normes sociales et de genre.

TERF — Acronyme venant de l'anglais Trans-Exclusionary Radical Feminism soit « féminisme radical trans-exclusif ». Le mot désigne la forme spécifique de transphobie observable chez certaines féministes.

Iel/ille/elleux/celleux/le·a/etc. — Série de pronoms de formation récente nécessaires ou bien à un langage inclusif (iels inclut tout le monde) ou bien à la désignation appropriée aux identités non binaires. Avec de la bonne foi et le désir de respecter la diversité des identités, l'usage est moins compliqué qu'il n'y paraît.

Intersectionnalité — Terme que l'on doit à la juriste Kimberlé Crenshaw et qui désigne l'entrecroisement de deux ou plusieurs phénomènes d'oppression chez des personnes et des groupes (par exemple les personnes queers et racisées). L'intersectionnalité des oppressions désigne non seulement le cumul des oppressions qui frappent certaines personnes, mais plus encore la spécificité de certaines oppressions qui ne se ramènent pas à la somme des parties (par exemple, une femme racisée ne se fait pas discriminer de la même façon qu'une femme blanche ni qu'un homme noir). Le sens du terme s'est rapidement élargi pour parler du croisement des luttes contre les oppressions.

Le point de départ des fiertés était une émeute

Si la naissance des Fiertés était une action radicale, difficile aujourd'hui d'en discerner l'héritage. Le point de départ historique des Fiertés est une émeute en réponse (…)

Si la naissance des Fiertés était une action radicale, difficile aujourd'hui d'en discerner l'héritage.

Le point de départ historique des Fiertés est une émeute en réponse à une descente policière au bar Stonewall Inn à New York en 1969. Toute identité sexuelle et/ou de genre qui ne correspond pas à l'hétérocisnormativité est alors pourchassée sans relâche, ce qui modèle profondément, entre autres, le rapport à l'espace public. L'homosexualité et les identités ou performances de genre dissidentes (personnes trans, drags, « travesti·es », etc.) sont traitées comme quelque chose d'anormal et, par conséquent, d'illégal. Des vies entières sont reléguées à une existence intermittente et aux chuchotements des rares espaces sécuritaires – si ce n'est au silence. Les soirées, les bars, les allées, les parcs ou encore les salons privés appartiennent à la culture du secret. Dans ce contexte, la peur d'être découvert·e et celle de représailles affecte chaque seconde du quotidien.

En ce sens, il faut réaliser l'audace que représente l'émeute de Stonewall : le refus de la honte et l'affirmation du droit à être soi de manière publique. Des individus se révoltent contre tout un système en s'opposant à la normalisation de la violence policière, à la criminalisation de leur existence et à leur exclusion sociale. Ne l'oublions jamais, ces émeutes sont menées par des personnes marginalisées, parmi lesquelles on compte des personnes trans, des travailleur·euses du sexe, des personnes en situation d'itinérance, des personnes racisées. Les premières marches sont donc un énorme doigt d'honneur aux normes. C'est revendiquer le droit à la rue, à être visible et audible sans pour autant subir le harcèlement ou la violence étatique. C'est une politisation des identités LGBTQ+ qui s'ancre dans une justice spatiale. Car le droit à occuper l'espace public n'est pas anodin quand votre existence est considérée comme une honte que vous devriez avoir la décence de maintenir cachée.

Peut-on encore être fier·es ?

La Fierté, à son point de départ, était une émeute… mais il est difficile de s'en souvenir tant sa version moderne semble incarner tout ce que les événements de Stonewall avaient rejeté en bloc. En somme, le capitalisme a fait ce qu'il sait faire de mieux : s'adapter pour se maintenir, marchandiser ce qu'il ne pouvait détruire. Désormais, la majorité des Fiertés en Occident se déroulent sous les couleurs de grandes entreprises qui investissent massivement afin de faire figurer leurs logos auprès du drapeau arc-en-ciel. Tandis que des candidat·es politiques défilent en se targuant d'être des allié·es de la cause, des chansons à la mode sont diffusées sous les applaudissements de la foule, qui se précipite pour attraper des goodies payés par les bars partenaires des fêtes. Entre deux associations de défense de droits, certaines ayant dû payer pour avoir l'autorisation de défiler, des corps de métiers sont représentés – et parmi eux : la police. Considérez ceci : la Fierté, supposé héritage d'une émeute lancée contre les violences policières, accueille désormais au sein du défilé la police en uniforme et en voiture de fonction, alors même que le taux élevé de violences policières contre les communautés trans et/ou racisées et/ou autochtones ne cesse d'être documenté et dénoncé.

Une présence qui ne passe pas inaperçue

En 2016, le défilé de Pride Toronto est arrêté par un contingent de Black Lives Matter (BLM). Assis·es au sol afin de bloquer la marche, les militant·es noir·es et queers posent une série de demandes. Iels refusent en particulier que la police puisse continuer de défiler parmi les contingents. Ces revendications sont accueillies par les huées de la foule, frustrée que les festivités soient bloquées. Certain·es vont jusqu'à leur lancer des bouteilles de plastique vides, mais les activistes tiennent bon et BLM obtient gain de cause. L'événement provoque une onde de choc dans de nombreuses Fiertés à travers le monde. Plusieurs prennent position en amont sur la présence de la police lors des célébrations, ce qui déclenche des débats dans le milieu LGBTQ+. Suffisant pour revenir aux racines radicales de l'esprit de ces marches ? Pas sûr.

Instrumentalisation des communautés autochtones

Cette année, c'est un scandale de malversations financières qui entache Pride Toronto, incluant en prime l'instrumentalisation de communautés autochtones. L'affaire, survenue en 2018 et 2019, a été investiguée et dénoncée notamment par l'historien Tom Hooper, qui a produit un rapport détaillé sur le sujet [1]. Pride Toronto est accusée d'avoir trompé des subventionnaires et menti sur l'avancement de projets dans le but de sécuriser des fonds de plusieurs centaines de milliers de dollars. Une partie de cet argent est obtenu alors que Pride Toronto prétendait avoir un contrat avec le célèbre artiste d'ascendance crie Kent Monkman – ce qui était inexact.

Monkman et son équipe avaient d'abord proposé de mettre sur pied tout un projet d'exposition itinérante qui devait présenter des œuvres d'art sur l'histoire des personnes LGBTQ2S+ avant et après Stonewall. L'exposition devait aller à la rencontre de plusieurs communautés autochtones à travers toute l'Île de la Tortue, y compris des communautés éloignées et marginalisées. Mais cette collaboration avait été rompue par l'artiste après que l'organisme ait exigé les pleins droits de propriété sur ses œuvres. Pride Toronto s'abstient d'en avertir les subventionnaires et continue d'utiliser le prétexte de l'exposition pour obtenir plus de fonds.

L'affaire, rocambolesque, ne s'arrête pas là et les accusations sont nombreuses. Pride Toronto prétend ainsi travailler en collaboration avec plusieurs communautés autochtones et groupes LGBTQ2S+ divers. L'organisme fournit des lettres de soutien en ce sens, mais leur authenticité est aujourd'hui remise en question : on soupçonne que d'anciennes lettres aient été recyclées. Pride Toronto avait aussi promis d'embaucher une cinquantaine d'enseignant·es et facilitateur·ices issu·es de communautés autochtones pour prendre part à l'exposition. Or, l'argent aurait été utilisé pour de tout autres dépenses. Actuellement, on parle d'un million de dollars dont les modalités d'obtention et/ou l'usage sont suspects. De mille manières, le rapport de Tom Hooper dénonce ainsi l'exploitation de la main-d'œuvre et le non-respect des créations des communautés autochtones.

Pour couronner le tout, en 2018, les représentant·es de Pride Toronto auraient passé un accord avec le gouvernement pour obtenir toujours plus de subventions, en échange de quoi iels s'engageraient à réintroduire la police dans le défilé. C'était deux ans seulement après la dénonciation de BLM et sans consulter les membres qui avaient voté pour l'exclusion de la police du défilé.

En somme, Pride Toronto est devenu un exemple très concret de la continuité de pratiques et systèmes coloniaux racistes au sein de l'institution qu'est devenue la Fierté.

L'histoire comme mise en garde

Et il ne s'agit pas seulement de Pride Toronto et de ses malversations financières, bien que celle-ci soit un des exemples les plus extrêmes de ce qu'est devenue la culture de la Fierté. De Paris, avec la Marche de fierté anticapitaliste et antiraciste, à Zurich, avec la Fierté de Nuit, en passant par Barcelone et La Fierté critique : dans le monde entier naissent actuellement des mouvements qui se positionnent comme des alternatives aux Fiertés officielles. La Fierté est de plus en plus rejetée comme temple du capitalisme et de la dépolitisation de nos revendications.

Finalement nous devrions prendre l'histoire de la Fierté comme un récit de mise en garde. Il nous faut apprendre de nos tentatives de révolution – et, malheureusement, de leurs échecs. Si les systèmes d'oppression se maintiennent et se renforcent, c'est parce qu'ils se modernisent et surtout parce qu'ils s'adaptent. Ils s'adaptent si rapidement, de manière si fluide et complexe qu'un effort révolutionnaire, populaire et sans précédent peut tout de même aboutir à la marchandisation de nos identités. Mais nous pouvons toujours apprendre de nos échecs.

Le point de départ des Fiertés était une émeute et dans une émeute, il n'y a pas de défilés sponsorisés, pas de public pour applaudir, pas de chars subventionnés par les banques et pas de trajet prédéfini par les pouvoirs publics. Une émeute part de la colère et du trop-plein, fait bouger les corps et fonctionne comme un tremblement de terre : elle part de fractures sociales et provoque une onde de choc qui vise à ébranler le statu quo. Une émeute peut renverser les rapports de pouvoir car, de manière fondamentale, elle s'oppose à l'idée même de la violence légitime de l'État. Quoi de plus normal, par conséquent, qu'une émeute puisse autant inquiéter les classes dirigeantes ? Notre souci dès lors devrait être le suivant : celui de raviver les braises de l'émeute pour qu'elle ne cesse d'être l'émeute.


[1] Tom Hooper, « Misdirection of Funds and Settler Colonialism : Pride Toronto Grants from the Department of Canadian Heritage ». Disponible en ligne.

Illustration : Mathilde et Collages Féminicides Montréal

Vivre au bord du précipice du monde

Deux siècles de frondes et de révoltes féministes, antiracistes, anticoloniales et queers travaillent à ébranler les fondements de l'édifice patriarcal cishétéronormatif et les (…)

Deux siècles de frondes et de révoltes féministes, antiracistes, anticoloniales et queers travaillent à ébranler les fondements de l'édifice patriarcal cishétéronormatif et les systèmes d'oppression qui en découlent. Toutefois, malgré les avancées, l'épistémè dominante semble toujours robuste et la question demeure : à quelle « révolution à venir » réfléchissons-nous ? De quelles mutations avons-nous besoin ?

Sojournor Truth a prononcé son discours Ain't I a Woman ? il y a 171 ans, 25 ans après avoir échappé à sa condition d'esclave. Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a été imprimé il y a 73 ans. Michel Foucault a entamé la publication de son Histoire de la sexualité il y a 46 ans. 45 ans nous séparent de l'énoncé pour un féminisme noir du Combahee River Collective ; 44, de la première itération du texte The Uses of the Erotic d'Audre Lorde ainsi que de la conférence The Straight Mind de Monique Wittig. La première occurrence du mot queer dans les travaux de Gloria Anzaldúa remonte elle aussi à 44 ans, trois ans avant la publication, avec Cherríe Moraga, de l'ouvrage collectif This Bridge Called My Back. Kimberlé Crenshaw travaille la notion d'intersectionnalité depuis 40 ans déjà. Quant à elle, Gayle Rubin œuvre à repenser le sexe depuis plus de 38 ans. La parution de l'essai Gender Trouble de Judith Butler date d'il y a 32 ans. Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí faisait paraître il y a 25 ans l'ouvrage The Invention of Women, la même année où Cathy J. Cohen interrogeait le potentiel radical des politiques queers. Il y a 14 ans, Paul B. Preciado publiait Testo Junkie.

S'il est vrai que les régimes d'historicité et les épistémès se développent et changent sur la longue durée, on pourrait penser que les révolutions annoncées par une certaine littérature théorique et par les mouvements radicaux des années 1970-1990 semblent relever chaque jour un peu plus de l'utopie naïve que d'une vérité en marche. En effet, les premières semaines de l'été 2022 laissent en bouche un goût amer quant aux « progrès incontestables » enregistrés dans la lutte pour une société plus juste.

Toutefois, en dépit de ces moments contre-révolutionnaires que je préfère ne pas énumérer, on pourrait aussi penser, avec Jack Halberstam, que « la révolution viendra sous une forme que nous ne pouvons pas encore imaginer » et que la multiplication plus ou moins récente des communs, des tiers espaces affranchis, des coopératives de solidarité et des collectifs autogérés pensés pour et par les personnes marginalisées suggère qu'une autre vie est (encore) possible, que le cours des choses peut être radicalement altéré.

Mais pour redonner à la pensée et à la praxis queers la radicalité intersectionnelle dont elles sont capables, un certain travail mémoriel et épistémologique est nécessaire. Ce travail nous permettrait de dépasser aussi bien la simple réforme des droits à l'intérieur de l'appareil étatique – même si elle est cruellement nécessaire – que l'appropriation à toutes les sauces du vocable « queer » qui en dilue malheureusement la force créatrice et le potentiel subversif. La critique queer racisée a d'ailleurs maintes fois identifié les angles morts des discours aseptisés et exclusifs incapables d'imaginer des formes de subjectivité échappant au simple élargissement des normes déjà en place, mais la mémoire collective vacille parfois dangereusement.

Multiplier les queerutopies révolutionnaires et désirantes

Il y a plus de dix ans, dans les pages de cette revue, Sam Bourcier proposait la multiplication des hétérotopies, des poches de résistance, des collectifs et des mouvements éphémères issus du dissensus et de la piraterie du genre [1]. À défaut d'une révolution, il suggérait en d'autres termes la prolifération de ce que Paul B. Preciado nomme des « micropolitiques de genre, de sexe et de sexualité » aptes à « résister et à défaire la norme ». Pour (ré)activer le potentiel antinormatif de la pensée queer, on peut envisager le sexe, le genre et le corps réifié comme des fictions médicales, politiques, culturelles et somatiques, des « agents de contrôle et de modélisation de la vie » appelés à être dissous « en une multiplicité de désirs, pratiques et esthétiques, [dans] l'invention de nouvelles sensibilités, de nouvelles formes de vie collective », soutient Preciado.

« Le futur est déjà arrivé, mais ça ne veut pas dire que nous n'avons nulle part où aller », écrit Billy-Ray Belcourt dans son recueil de poèmes Cette blessure est un territoire. C'est par l'action du désir – interrogé, reformulé, réinvesti – que cette futurité s'apparente aux « queerutopies » de Bourcier, incarnées au sein même des environnements hostiles du capitalisme colonial cishétéronormatif. En ce sens, l'érotisme est une force créatrice, pourrait-on dire à l'instar d'Audre Lorde, une puissance provocatrice dont les subalternes ont trop longtemps été dépouillé·es : « reconnaître le pouvoir de l'érotique dans nos vies peut nous donner l'énergie de chercher à introduire dans le monde un changement authentique », écrit-elle. Le désir et l'érotisme prennent donc la forme d'un (ré)apprentissage constant de nos gestes d'amour et de care, ainsi que d'une (ré)invention de soi informée par le caractère politique des choix que nous faisons d'investir certains corps plutôt que d'autres d'un potentiel orgasmique. La futurité queer est ainsi tendue vers la possibilité de répondre à cette question posée par Belcourt : « comment fait-on pour vivre au bord du précipice du monde ? »

Pour accéder à cette futurité et s'assurer que les « queerutopies » survivent à la dévastation annoncée par la crise écologique et le pourrissement du social, il semble essentiel de passer par une critique du capitalisme, dans la foulée de l'analyse proposée par Silvia Federici dans Caliban et la sorcière. La révolution queer du désir nous invite à exister, absolument et complètement, d'une manière dissidente libérée des impératifs normatifs du genre et de la productivité, pour ne nommer que ceux-là, allant au-delà de la récupération par l'État et par le capital – la pensée queer peut bien entendu se réjouir des petites victoires, tout en se gardant bien cependant d'être avalée par la machine néolibérale et bourgeoise.

Imaginer le grand chaos

Désapprendre nos modes de sociabilité et se désidentifier de manière hybride et mouvante, à l'aide de pratiques subvertissant les codes de la culture dominante, comme le suggère José Esteban Muñoz, n'est certainement pas une tâche aisée.

La précarité normalisée exhorte chacun·e à se définir rigoureusement et à dévoiler partout et en tout temps son pedigree fait de compétences, expériences, identités, rôles et postures. L'impératif de la révolution queer, s'il fallait le formuler, serait de « foutre le bordel » plutôt que de tenter désespérément d'inclure nos existences marginales au sein d'une norme alors « élargie » ; d'opposer à l'injonction morale du coming out et de la révélation une insaisissabilité joyeuse et triste tout à la fois, une fluidité construite de paradoxes et de démesure ; de refuser de se construire comme sujets parfaitement intelligibles pouvant ensuite être surveillés, saisis et contrôlés ; de contester l'assimilation dans « le système » grâce au capital accumulé. La libération et la transcendance des normes oppressives engagent plutôt la création d'espaces et de temporalités improvisées qui permettent d'exister pleinement – ces hétérotopies, ces communs évoqués plus tôt.

La pensée queer a déjà formulé maintes propositions cherchant à déconstruire les systèmes disciplinaires du genre, du sexe, de l'orientation sexuelle, du désir, de la famille, de la filiation, de la race, de la nation, de la validité, du travail, de la citoyenneté, de la propriété, de la division de l'espace entre privé et public, de la justice, de la légalité, etc. La pensée queer invite à réévaluer la valeur et le sens accordés aux orifices et aux appendices, aux chorégraphies sociales, aux scripts sexuels – la domination du pénétrant universel sur l'anus global, pour reprendre les termes de Preciado, ne peut survivre à la mise en œuvre d'une praxis intersectionnelle, anticapitaliste et libérée de l'épistémè hétérosexiste blanche héritée des Lumières.

Dans la conclusion de son Deuxième sexe, Beauvoir formulait cet avertissement : « Prenons garde que notre manque d'imagination dépeuple toujours l'avenir. » La théorie et la praxis queers déploient depuis longtemps, grâce entre autres au travail du féminisme et de l'antiracisme, des efforts d'imagination importants qui invitent à concevoir des manières d'exister et d'organiser la société afin que toute personne, autodéterminée dans le respect de ses propres multitudes, puisse s'émanciper.

La révolution queer n'est pas seulement « à venir », donc : elle s'incarne d'ores et déjà dans des œuvres d'art, des programmes culturels, des lieux dédiés et des protocoles mémoriels, mais aussi dans la revalorisation de la place centrale que devraient occuper à la fois l'imagination et les expérimentations de toutes sortes – puisqu'il est possible, avec Christian Laval, de penser les utopies « comme des passages à l'acte, comme des pratiques, comme des processus ».


[1] « Utopie = no future », À bâbord !, no 38, février-mars 2011. Disponible en ligne.

Pierre-Luc Landry, Université de Victoria

Collage : Collages Féminicides Montréal

« L’art drag, c’est un art queer »

9 juin 2024, par Philippe de Grosbois, Geneviève Labelle, Mélodie Noël Rousseau — , , , , ,
Mélodie Noël Rousseau et Geneviève Labelle sont co-directrices artistiques de la compagnie de théâtre Pleurer Dans' Douche, comédiennes et drag kings. En 2022, elles ont (…)

Mélodie Noël Rousseau et Geneviève Labelle sont co-directrices artistiques de la compagnie de théâtre Pleurer Dans' Douche, comédiennes et drag kings. En 2022, elles ont présenté la pièce Rock Bière : Le documentaire à l'Espace libre. À bâbord ! les a rencontrées pour qu'elles nous parlent de genre, du milieu drag et de leurs personnages, Rock Bière et RV Métal.

À bâbord ! : Comment Rock Bière et RV Métal sont-ils nés et pour quelles raisons ?

Geneviève Labelle : Notre compagnie fait du théâtre documentaire. Donc au départ, l'idée de faire du drag king, c'était aussi d'en faire du théâtre documentaire. On voulait dénoncer la misogynie sous- jacente, l'invisibilisation des femmes dans le milieu drag, mais on s'est fait prendre à notre propre jeu. On est tombées en amour avec cet art-là et on est devenues des figures importantes, on sent que les gens nous remercient d'avoir ouvert des portes. C'est fou d'avoir cet effet-là.

Mélodie Noël Rousseau : Maintenant les robinets sont ouverts. On a notre soirée Bière & Métal aux deux mois, avec des kings d'un soir qu'on va maquiller nous-mêmes.

G. L. : C'est le premier show au Cabaret Mado avec uniquement des kings, tant à l'animation, à la production que sur la scène. N'importe qui qui dit « Je veux explorer mon genre », on lui dit « Viens-t'en ! » et on le·la lance sur la scène.

M. N. R. : Il y a des gens qu'on maquille qui sont en exploration de leur genre dans leur quotidien. C'est toujours très touchant de les voir se regarder dans le miroir pour la première fois avec des traits qui leur plaisent davantage, de la manière dont ils voudraient se présenter dans la vie.

G. L. : L'art drag, c'est un art queer, c'est un art de la communauté LGBTQ+. Il n'y a pas beaucoup d'endroits pour que les lesbiennes et les personnes queer s'identifiant femmes puissent se rencontrer. C'est pour ça qu'on se disait « Pourquoi on ne peut même pas avoir accès à la folie du drag ? ». Il y a aussi des personnes s'identifiant femmes qui sont drag queens, mais elles ne sont pas aussi bien acceptées.

M. N. R. : C'est une expérience riche pour nous comme comédiennes, ce sont des rôles auxquels on n'a pas accès, normalement. Ça donne une force d'incarner le « sexe fort », cette séduction-là que Mélodie n'a pas dans son quotidien, mais avec laquelle j'aime jouer en faisant Rock Bière.

ÀB ! : Quand on se demande ce que l'art drag relève sur le genre, on voit que ça peut aller dans toutes sortes de directions.

M. N. R. : Oui, il y a aussi des personnes genderfuck, des drags non binaires, qui explorent avec des seins et une moustache. Il y a des drag things, des drag clowns... Le spectre est très large.

En ce qui concerne le genre masculin, disons que la mode masculine est plus drabe. Ça pose un défi d'exprimer le genre masculin qui est construit sur une apparence de neutralité, car cette neutra- lité reste une construction. Parfois, je prépare des costumes qui sont très quotidiens, parce que j'aime ça, dépeindre l'homme au quotidien. Je regarde des gens dans la rue et je me dis : « Ça, c'est un bon Rock Bière ». C'est une grande caricature que je fais après avec plein d'amour.

ÀB ! : Est-ce que vous pensez que cette exploration peut être libératrice pour les gens de façon générale, les faire sortir des carcans féminins et masculins ?

G. L. : C'est toujours à refaire. Quand on regarde des photos de Claude Cahun, une personne non binaire des années 1920 à Paris, on se dit « C'est un drag king ». C'était un·e artiste visuel·le incroyable qui explorait déjà ça. Il y avait tout un groupe de lesbiennes avant-gardistes à Paris dans les années 1920.

En ce moment, on est sur un tremplin mainstream : les drag queens sont à la télé, Barbada fait une émission pour enfants, Rita Baga fait plein d'émissions... Il y en a d'autres qui s'en viennent aussi.

ÀB ! : Quand on observe ces percées dans une culture plus mainstream, on peut se demander s'il y a quelque chose qui se perd là-dedans. Est-ce que c'est une version édulcorée ? Est-ce que certaines catégories sont plus visibles et d'autres moins ?

G. L. : C'est vraiment bien que l'art drag sorte des bars. C'est un art complet. Les gens qui font ça travaillent extrêmement fort. C'est le fun de changer l'idée que les gens en ont, que c'est juste un art qui est fait avec de la drogue et de l'alcool, la nuit, que c'est trash, que c'est sexuel...

Cela dit, les femmes n'y ont pas accès. La compétition est faite pour des drag queens, le vocabulaire est féminisé de A à Z, un drag king dans ces émissions-là serait un oiseau rare. Il y a plus d'ouverture au sein d'autres compétitions naissantes, comme la compétition canadienne Call Me Mother.

M. N. R. : Ru Paul's Drag Race est devenu une compétition de haute couture. Il faut sortir un portefeuille de 30 000 $ à 100 000 $ pour participer. Et le fait qu'on n'a pas de modèle king ne permet pas à l'art d'évoluer. Il y a à peine quelques tutoriels pour les kings, alors qu'il y a un grand nombre de vidéos pour apprendre à se maquiller en drag queen.

ÀB ! : Tout un segment de votre pièce Rock Bière : Le documentaire fait une critique assez solide du Village. Quelle est cette critique ?

G. L. : Le nerf de la guerre, c'est l'invisibilisation des femmes dans la communauté queer. Historiquement, ça s'explique par le fait qu'il y a eu deux solitudes : les hommes gais et les femmes les- biennes. Les femmes étaient plus à la maison et avaient plus ten- dance à être en famille. Les hommes gais ont développé tout un night life, tout un monde. Ce sont eux qui ont développé le quartier gai. C'est le quartier LGBTQ+ des communautés, mais en fait c'est un quartier d'hommes blancs.

M. N. R. : C'était ça, mais maintenant il y a des efforts pour rallier les communautés et être inclusif. On le voit dans la clientèle des bars, dans le type de soirées organisées, dans les artistes invi- té·es. On voit qu'une place se fait pour les voix minorisées, pour les femmes. Mais c'est vrai qu'on n'a pas de bar uniquement féminin. Ils ont tous fermé.

ÀB ! : Dans votre documentaire, il était aussi question du fait que les drag kings n'étaient pas trop pris au sérieux.

M. N. R. : On entend des énormités, comme « Si les femmes ne sont pas sur Ru Paul's Drag Race, c'est parce qu'elles sont moins bonnes. » On entend ça alors qu'on est en train de se maquiller, de se pré- parer pour un show. Si on s'arrêtait à tout ce qu'on entend, on abandonnerait.

G. L. : Si on parle des salaires par exemple, ce n'est pas encore équivalent entre drag queens et drag kings.

M. N. R. : Mais on trouve ça important d'être dans le Village, que ces gens-là nous voient et voient le succès de la soirée. Si on faisait ça dans notre petit coin, entre nous et à l'écart, ça nous ferait du bien, on serait moins confrontées. Mais on veut avoir un dialogue avec des gens plus fermés, qui sont là par hasard et qui découvrent que ça existe.

ÀB ! : Que voulez-vous que le public en général retienne de vos pièces ?

G. L. : L'importance de créer des safe spaces, des lieux où tout le monde se sent bien et invité.

M. N. R. : Apprivoiser la différence aussi. Quand je parle dans ma famille, des fois je me rends compte qu'on est vraiment dans une bulle. À Montréal, c'est un peu plus facile d'être queer. J'espère que des gens qui sont moins familiers avec ça entendent cette parole-là et voient ces réalités-là, même s'ils ne comprennent pas tout, que ça amène des réflexions chez des gens qui ne baignent pas dans ce milieu-là.

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