Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Les têtes brûlées

Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d'espoir punk, Montréal. Lux éditeur, 2023. « Nous sommes un parti décentralisé dans notre façon de fonctionner ; nous n'avons (…)

Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d'espoir punk, Montréal. Lux éditeur, 2023.

« Nous sommes un parti décentralisé dans notre façon de fonctionner ; nous n'avons pas une façon unique de parler, de prendre la parole. Personne ne nous dit : voici comment nous allons livrer le message. (…) si je dois m'exprimer, par exemple, sur la crise des médias, personne ne me dira comment procéder. » Ce sont ici les paroles de Catherine Dorion publiées dans le numéro 82 d'À bâbord ! en janvier 2020, c'est-à-dire les mots d'une nouvelle députée de Québec Solidaire (QS) pour qui tout semblait possible, y compris mener une stratégie populiste de gauche. Quatre ans plus tard, le moins que l'on puisse affirmer, une fois terminée la lecture des Têtes brûlées, c'est que, d'une part, le fonctionnement de QS semble avoir changé au fil des dernières années et que, depuis, Dorion a déchanté non seulement sur la vie parlementaire, mais à l'égard de QS lui-même, notamment dans sa manière d'envisager ses relations avec les mouvements sociaux.

En fait, outre le livre de Lise Payette écrit il y a quelques décennies (Le pouvoir ? Connais pas !), rarissimes sont les témoignages de la qualité de ces « carnets d'espoir punk » relatant les coulisses du pouvoir (avec un petit « p »). Carnets qui font réfléchir et que je vous invite à lire sans aucune hésitation, et ce, pour deux grandes raisons.

Primo, l'autrice décrit très bien le malaise ressenti par nombre de sympathisant·es de QS qui, à force de vouloir se montrer respectable, devient aussi beige que n'importe quel autre parti. On dira que c'est ici moins l'affaire de personnalités que de contraintes structurelles-organisationnelles auxquelles doit s'astreindre un parti politique dont les récents succès électoraux ont aiguisé l'appétit du pouvoir. Pourtant, ces carnets nous rappellent que cela n'est pas une fatalité, mais relève bel et bien d'un choix politique, fort discutable au demeurant. Aussi, l'ex-députée de Taschereau ne manque pas d'identifier de nombreuses occasions ratées de la gauche (que ce soit en Grèce ou au Québec) et suggère de réfléchir à la pertinence d'un populisme de gauche qui tenterait de déjouer les attentes de la sphère politico-médiatique obsédée par le ronron des actualités évanescentes ou par le conformisme (vestimentaires, entre autres) des femmes en politique.

Deuxio, Dorion a l'intelligence de lier le singulier au collectif d'une admirable façon. Dans une mise en abyme quasi parfaite, elle démontre le caractère anxiogène, épuisant et dépressif de notre culture en alliant raison et émotion, et ce, dans une langue accessible qui rejette les codes classistes de la politique institutionnelle. On y trouve donc une belle critique du capitalisme dans ses effets atomisants et pathologiques. De là découle sa conception (romantique diront certain·es) de la politique comme médiation créatrice de liens sociaux.

Au cours de l'entretien cité ci-dessus, Dorion avançait que son parti ne devait pas devenir un parti de politicien·nes et parlait déjà de son « passage » en politique comme une opportunité de « briser quelques murs ». Force est de constater que ces derniers étaient plus solides qu'elle le croyait.

Soirée 20e anniversaire / 100 numéros

Venez célébrer avec nous les 20 ans et le 100e numéro de la revue À bâbord ! Entrée gratuite. L'événement se déroule à La Cabane, fabrique familiale. Il s'agit d'un espace (…)

Venez célébrer avec nous les 20 ans et le 100e numéro de la revue À bâbord !

Entrée gratuite.

L'événement se déroule à La Cabane, fabrique familiale. Il s'agit d'un espace ludique et sympathique situé à 5 minutes du métro Fabre.

Au menu : Prises de paroles de membres du collectif ainsi que de contributeurs-rices, présentation du numéro 100, kiosques de vente de numéros provenant de différents médias, prestation humoristique avec Charlie Morin et ... party !

Grignotines ainsi que breuvages alcoolisés et non-alcoolisés en vente sur place.

L'espace est accessible (entrée et toilette).

L'événement Mobilizon est ici. L'événement Facebook est ici.

Soutenez la revue À bâbord !

14 mai 2024
À bâbord ! a perdu son accès à une subvention de Patrimoine Canada pour les magazines, un montant important qui nous donnait une bonne assise financière. L'exclusion de (…)

À bâbord ! a perdu son accès à une subvention de Patrimoine Canada pour les magazines, un montant important qui nous donnait une bonne assise financière. L'exclusion de certains exemplaires dans le total des ventes ne nous permet plus d'atteindre le minimum exigé par le subventionnaire, selon un calcul nettement à l'avantage des revues les plus commerciales. En espérant obtenir une autre subvention « pour appuyer le journalisme », nous trouvons dans une situation financière encore plus incertaine que la précarité usuelle d'une petite organisation comme la nôtre.

Voilà pourquoi nous lançons cette campagne de sociofinancement. La place d'À bâbord ! est unique au Québec, seule revue autogérée donnant la parole aux personnes issues des mouvements sociaux dans leur diversité. Il s'agit aujourd'hui d'assurer la pérennité de la revue À bâbord ! Nous souhaitons avoir une réserve financière nous permettant d'assurer la production et la livraison d'un numéro. Nous comptons sur votre générosité et sur votre attachement pour lui permettre de vivre bien au-delà de son vingtième anniversaire et de son centième numéro que nous fêtons maintenant.

Un avenir pour la revue À bâbord !

14 mai 2024 —
À bâbord ! a perdu son accès à une subvention de Patrimoine Canada pour les magazines, un montant important qui nous donnait une bonne assise financière. Nous sommes victimes (…)

À bâbord ! a perdu son accès à une subvention de Patrimoine Canada pour les magazines, un montant important qui nous donnait une bonne assise financière. Nous sommes victimes d'une application plus stricte par le subventionnaire d'un calcul nettement à l'avantage des revues les plus commerciales. En espérant obtenir une autre subvention « pour appuyer le journalisme », nous nous trouvons dans une situation financière encore plus incertaine que la précarité usuelle d'une petite organisation comme la nôtre.

Voilà pourquoi nous lançons cette campagne de sociofinancement.

Nouvel objectif de 25 000 $

Nous avions initialement un objectif de 15 000 $, soit le montant nous permettant d'assurer la production et la livraison d'un numéro. Grâce à votre soutien, nous y sommes parvenus ! Le Collectif est soufflé par cette marque de reconnaissance.

Sachant que la démarche ne pourra se répéter et que les besoins et défis auxquels la Revue fait face sont grands, nous saisissons cette occasion pour augmenter notre objectif de 10 000 $ d'ici à la mi-octobre 2024. Nous croyons sincèrement que ce montant additionnel consolidera la résilience de la revue, permettant au collectif de maintenir le cap de ses activités.

Origine du projet

À bâbord ! a perdu son accès à une subvention de Patrimoine Canada pour les magazines, un montant important qui nous donnait une bonne assise financière. Nous sommes victimes d'une application plus stricte par le subventionnaire d'un calcul nettement à l'avantage des revues les plus commerciales. En espérant obtenir une autre subvention « pour appuyer le journalisme », nous nous trouvons dans une situation financière encore plus incertaine que la précarité usuelle d'une petite organisation comme la nôtre.

Voilà pourquoi nous lançons cette campagne de sociofinancement. La place d'À bâbord ! est unique au Québec, seule revue autogérée donnant la parole aux personnes issues des mouvements sociaux dans leur diversité. Il s'agit aujourd'hui d'assurer la pérennité de la revue À bâbord !

À quoi servira le montant demandé ?

Le montant recueilli permettra de constituer une réserve financière de 15000$ nous permettant d'assurer la production et la livraison d'un numéro. Nous comptons sur votre générosité et sur votre attachement pour lui permettre de vivre bien au-delà de son vingtième anniversaire et de son centième numéro que nous fêtons maintenant.

Il est possible de contribuer par chèque. Les chèques doivent être faits à l'ordre de Revue À bâbord ! et envoyés par la poste à l'adresse suivante :

Revue À bâbord !

CP 47572 MTL CP Plateau Mont-Royal
Montréal, QC H2H 2S8 Canada

Ne laissez pas tomber Relations

Lettre ouverte de membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG) en solidarité avec la revue Relations suite à la mise à pied de l'ensemble de l'équipe du Centre (…)

Lettre ouverte de membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG) en solidarité avec la revue Relations suite à la mise à pied de l'ensemble de l'équipe du Centre justice et foi en mars 2024.

Les travailleurs et travailleuses de revues membres et alliées du Regroupement des médias critiques de gauche veulent faire entendre leur très grande inquiétude pour la revue Relations, et exprimer leur solidarité envers ses travailleurs.euses, brutalement mis.es à pied la semaine du 18 mars 2024 sans explication valable.

Nous appelons le CA du Centre justice et foi à revenir sur sa décision car cette suspension met en péril la mission et la survie de Relations. En effet, l'interruption des activités d'une revue n'est pas un geste anodin. Une revue n'est pas un agrégateur de contenu ; c'est un réseau qui fonctionne en maintenant vivante la discussion entre auteur.ices, collaborateur.ices et lecteur.trices. Produire une revue demande un travail spécialisé, sensible et minutieux. Il n'y a pas de monde dans lequel une revue peut se passer de son équipe pendant 6 mois, laisser ses lecteur.trices dans la plus grande incertitude, et produire rapidement un numéro au retour comme les administrateur.trices du CJF le laissent entendre.

L'équipe de Relations est connue pour son grand professionnalisme, son engagement sincère et son exceptionnelle capacité d'analyse. Ce sont ces personnes, et les relations de confiance tissées avec les auteur.es et le public, qui font la revue. Nous pensons qu'une redéfinition de la vision et du mandat de Relations ne peut se faire sans elles. Nous nous désolons également de la manière cavalière avec laquelle ces travailleurs et travailleuses dévouées du Centre justice et foi ont été traité.es, ce qui révèle de la part du CA, pourtant porteur d'une mission de justice sociale, un étonnant manque d'éthique et de respect.

Dans un contexte difficile pour les médias et la liberté d'expression, chaque journal, chaque revue qui se tait laisse un immense vide et pave la voie à un appauvrissement de la pensée et à la propagation de la haine. Les médias indépendants sont sans doute fragiles, mais ils jouent un rôle incontournable dans notre société : ces lieux de rencontre et de critique insufflent à la vie sociale, politique et culturelle contemporaine, et à la pensée en général, un dynamisme et une capacité d'écoute dont nous avons grand besoin.

Relations se démarque notamment par sa longévité (80 ans d'implication et d'actions sociale, elle fut à la fois témoin et contributrice des grands changements à l'oeuvre dans la modernité québécoise) et par sa perspective de catholicisme social (qui alimente la diversité des points de vue progressistes). Elle est aussi une précieuse contributrice du Regroupement des médias critiques de gauche. Elle est d'une grande importance dans la vie des idées au Québec depuis des décennies. Nous espérons qu'elle le restera encore longtemps.

Une lettre collective signée par les médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG) ci-contre :

À bâbord !, Archives Révolutionnaires, Caminando (CDHAL), Droits et libertés (LDL), Journal des Alternatives - une Plateforme altermondialiste, L'Esprit libre, L'Étoile du Nord, Liberté, L'Internationaliste (CIRFA), Nouveaux Cahiers du socialisme, Possibles, Presse-toi à gauche !

Pour en savoir plus à propos du regroupement : https://gauche.media/

Pour suivre les activités du groupe de solidarité avec l'équipe du Centre Justice et Foi sur les réseaux sociaux : https://www.facebook.com/profile.php?id=61558083772637

Pour signer la déclaration d'appui ou offrir un don à l'équipe du Centre justrice et foi : https://soutenonslesemployesducjf.org/

L’affaire Ilaria Salis bouleverse l’Italie

Ilaria Salis, une professeure dans une école primaire à Monza, en Italie, se rend en Hongrie avec un petit groupe de militant.es antifascistes. Ces personnes veulent se (…)

Ilaria Salis, une professeure dans une école primaire à Monza, en Italie, se rend en Hongrie avec un petit groupe de militant.es antifascistes. Ces personnes veulent se confronter à des néonazis qui célèbrent la Fête de l'honneur, commémorant le soi-disant héroïsme d'un bataillon nazi contre l'Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien qu'illégale, cette fête est tolérée sans peine par le gouvernement d'extrême droite de Victor Orbán.

La suite des événements est confuse. Ilaria Salis est arrêtée dans un taxi et accusée d'avoir violenté deux néonazis. Rien ne permet de le confirmer, sinon des vidéos confuses avec des gens masqués. Ses deux « victimes » ont subi des blessures légères, elles ont été rapidement rétablies et n'ont pas porté plainte. Pourtant, la jeune enseignante subit un sort terrible. Elle passe plusieurs mois en prison sans pouvoir contacter sa famille ou un avocat. Son enfermement est particulièrement pénible : elle vit dans des conditions hygiéniques déplorables, avec des rats et des punaises de lit, dans le froid, mal nourrie.

Lorsqu'elle est enfin convoquée au tribunal, plusieurs mois plus tard, elle apparaît les pieds et les mains enchainées. Ces images, diffusées par les médias italiens, sont un choc. Jamais plus, en Europe, on traite les accusé.es de cette façon, à moins de personnes considérées comme extrêmement dangereuses, des cas rarissimes. Un vent d'indignation se répand en Italie : comment peut-on traiter ainsi une citoyenne, d'autant plus que l'accusation semble particulièrement floue ?

Le peu d'empressement du gouvernement italien

Des pressions très fortes se font sentir pour une intervention ferme du gouvernement italien. L'affaire relève de la diplomatie et il devient important d'aller au-devant d'une femme traitée indignement. Le père d'Ilaria Salis, invité à de nombreuses tribunes médiatiques, défend avec ardeur sa fille et obtient un soutien significatif.

Mais la situation se complique par le fait que Georgia Meloni, première ministre à la tête du parti d'extrême droite Fratelli d'Italia, est une alliée et une amie de Victor Orbán dont elle a loué les qualités à plusieurs occasions. Celle-ci se trouve prise entre deux feux : d'une part, il faut porter secours à une citoyenne en difficulté ; d'autre part, il lui est malaisé de réprimander une personne de sa famille politique. Son gouvernement choisit d'en faire le moins possible, soulevant la colère des personnes révoltées par l'ensemble de la situation.

Devant les pressions qu'il doit malgré tout subir, le gouvernement hongrois affirme qu'il faut laisser la justice suivre son cours. Un point de vue mal reçu en Italie. D'abord parce que cette justice est très dure, en particulier dans le cas de Salis. Aussi parce que la Hongrie a été pointée du doigt à plusieurs reprises par l'Union européenne justement pour son manque d'indépendance judiciaire. Selon plusieurs, dont l'auteur Roberto Saviano, l'affaire est bel et bien politique.

La solution à la crise paraissait envisageable : les avocats de Salis visaient une assignation à résidence, ce qui lui aurait permis d'être transférée en Italie. Mais pendant sa dernière présence au tribunal, fin mars, la justice hongroise en a plutôt rajouté : voilà encore la prisonnière enchainée et subissant une dure rebuffade. C'est en Hongrie qu'elle devra poursuivre sa peine, bien qu'elle continue à clamer son innocence.

L'extrême droite décomplexée

Les leçons à retenir de l'acharnement contre Ilaria Salis sont claires : les antifascistes ne sont pas les bienvenus en Hongrie et ils seront durement réprimandés s'il le faut. La Hongrie de Victor Orbán n'a pas de leçon à recevoir de personne, elle continuera à appliquer ses politiques d'extrême droite décomplexée ; et gare à celles et ceux qui se mettront sur son chemin.

Certains y voient aussi une stratégie pour la Hongrie de combattre l'isolement dont elle est victime dans l'Union européenne à cause de ses politiques antidémocratiques (comme le prétend aussi Saviano). En échange d'un meilleur traitement pour Salis, Orbán négocierait un appui de l'Italie pour obtenir des fonds européens qui lui sont coupés actuellement.

En attendant, le gouvernement hongrois résiste à toutes les pressions et Ilaria Salis croupit en prison, victime d'enjeux qui la dépassent largement. Son procès principal aura lieu le 24 mais ; elle risque onze ans de prison.

Les opposants à Salis — il y en a de très vocaux, dont des trolls particulièrement actifs — prétendent qu'elle n'est pas la seule à subir les prisons hongroises et qu'il est normal qu'elle paye pour les risques qu'elle a pris. Mais l'acharnement contre elle, en dépit de la très grande médiatisation de son cas, donne une fois de plus la mesure de ce qu'une extrême droite bien en selle peut mettre de l'avant : un mépris profond des droits, un acharnement cruel contre ses adversaires, un refus ferme du dialogue.

La version plus présentable de cette extrême droite européenne, celle du gouvernement de Georgia Meloni, montre cependant, par son peu d'empressement à intervenir, qu'elle cautionne indirectement les agissements des plus radicaux de ce mouvement.

Image : Pixabay

L’Association des travailleurs grecs du Québec. Un demi-siècle de lutte

L'Association des travailleurs grecs (ATGQ) souligne ses 50 ans d'activités ! C'est chez elle que nous a reçu·es madame Irène Fournaris, une femme fière et forte de 76 ans. La (…)

L'Association des travailleurs grecs (ATGQ) souligne ses 50 ans d'activités ! C'est chez elle que nous a reçu·es madame Irène Fournaris, une femme fière et forte de 76 ans. La militante de l'ATGQ nous raconte l'histoire de cette association, entremêlée à la sienne.

Née sur l'île grecque de Syros, Irène Fournaris a passé son enfance et son adolescence à Athènes, qu'elle nomme affectueusement « la vieille grand-mère laide » tellement le contraste entre elle et la beauté des îles est fort.Fournaris, c'est le nom de son mari, qu'elle a rencontré à Athènes. « À l'époque, les femmes ne conservaient pas leur nom de famille », nous rappelle-t-elle. Son mari et elle ont connu la dureté de la dictature ainsi que la censure et la violence qui l'accompagnent.Elle est arrivée seule au Québec en 1965.

À l'époque, dit-elle, « le Canada recrute activement en Europe. Dans les années cinquante, il y avait beaucoup de filles qui venaient ici comme domestiques. Il y avait aussi, jusqu'au début des années 1970, de nombreux programmes de parrainage pour faire venir les membres des familles. » Rena, qui parlait déjà français à l'époque, a fait sa demande d'immigration de manière indépendante. Une fois arrivée, elle a fait de la couture et beaucoup d'autres occupations. Elle a regagné son pays natal quelques années, puis elle s'est installée définitivement au Québec en 1971, et son amoureux l'a rejointe en 1972 après avoir terminé une maîtrise en mathématiques. L'ATGQ était déjà fondée.

Au début de son implication avec l'ATGQ, elle était une salariée « prêtée » par un YMCA. Rapidement, elle a été élue au conseil d'administration. Femme d'idées, d'engagements et éprise de liberté et d'indépendance, elle a participé au documentaire Le confort et l'indifférence de Denys Arcand en 1981, dans lequel on l'entend dire : « Les Québécois n'ont pas osé ».

Origines

L'Association est née d'un besoin d'accueil, d'information et de traduction pour les personnes immigrantes grecques. « Quand elles et ils arrivaient ici, elles et ils ne parlaient pas la langue et ne connaissaient pas leurs droits. L'Association les accueillait et offrait des services de tout genre, dont ceux de traducteur et d'interprète. Bref, on aidait le monde », prend soin de préciser Irène Fournaris.

La naissance de l'ATGQ s'est réalisée sous l'égide d'un programme du WMCA alors que des organisateur·trices communautaires donnaient un coup de main pour l'organisation. Puis, l'Association est devenue indépendante. Elle compte un CA composé de personnes élues une fois par année lors de son assemblée générale. « Le CA actuel comprend trois femmes sur onze personnes », nous apprend-elle. Actuellement, l'Association est composée de 300 membres. « C'est beaucoup moins qu'avant. J'ai souvenir d'avoir organisé des activités pour 700 membres », constate l'organisatrice.

En plus du CA, l'Association va élire des responsables pour différents comités (ou secteurs) notamment ceux des services, des conditions de travail, du comité jeunesse, des femmes et le comité du secteur du local. Ces différents comités vont nourrir les membres d'informations sur ce qui se passe au Québec et en Grèce pour que l'Association prenne position ou appuie des luttes. « Avant, on prenait davantage position sur des enjeux grecs », constate avec une certaine amertume la militante.

L'ATGQ, c'est en toutes lettres un organisme de classe, de masse de travailleurs autonomes et indépendants des forces politiques. L'AGTQ réunit les membres sans distinction de sexe, de religion ou de conviction idéologique. Il informe et guide les immigrant·es grec·ques tant sur le plan social que professionnel. « Dans nos statuts et règlements, il est écrit que notre mission est de promouvoir l'intégration des travailleurs grecs dans la société d'accueil, en concordance avec des principes d'unité, de solidarité, de collaboration et de respect réciproque avec tous les autres travailleurs. De plus, nous avons la mission de prendre part aux luttes du mouvement ouvrier québécois. Nous adhérons aussi aux principes de non-violence », explique-t-elle.

Un local à soi, c'est gagnant

L'achat du local sur l'avenue du Parc à Montréal en 1978 a été très structurant pour l'ATGQ. C'est probablement le moment le plus important pour elle. La propriétarisation de son local, comme groupe, c'est l'assurance de la pérennité d'une association. « Nous n'avons plus à courir des salles à louer pour tenir nos activités et offrir nos services », exprime Irène Fournaris.

Certes, les membres ont dû vendre le deuxième étage de la bâtisse il y a quelques années pour régler une situation financière difficile, mais c'est justement parce qu'ils en étaient les propriétaires qu'ils et elles ont pu le faire. « L'achat du local, ça nous a donné la stabilité, les gens savent où nous trouver », conclut-elle.

Avec la pandémie, l'Association a toutefois mis en veilleuse ses activités sociales. « Nous avons un volet culturel important. Nous avons besoin de nous rencontrer pour le plaisir. Nous sommes des ami·es. Nous organisons des soirées musicales Rebetiko, un art composé de chants et de musiques populaires et marginales, et notre salle est pleine », nous confie joyeusement notre hôtesse. Cela contraste avec l'organisation de bals classiques. La programmation des activités de l'ATGQ comporte aussi des soirées de danse qui connaissent un grand succès et qui complètent la programmation d'activités plus politiques.

Ami·es des syndicats

L'ATGQ n'est pas un syndicat. Cependant, l'Association a beaucoup collaboré pour aider des Grec·ques à se syndiquer. « Après la Deuxième Guerre mondiale, les Grec·ques au Québec travaillaient dans des secteurs pas “syndicalisables”, des secteurs sans qualifications. Pensons à la restauration, aux vêtements, à l'entretien ménager », raconte la femme engagée. Alors, dans ces cas, l'Association collabore (collaborait) avec les centrales syndicales afin d'offrir les services d'interprètes. Elle était aussi en mesure de rassembler facilement les travailleur·euses en cause. « Une des missions de l'ATGQ est d'améliorer les conditions de travail des travailleurs et travailleuses grec·ques », rappelle Irène Fournaris. C'est pourquoi l'ATGQ, tout au long de son existence, a participé à plusieurs congrès des centrales syndicales.

La participation des jeunes

Au printemps 2012, l'Association a participé aux marches en appui à la gratuité scolaire. « Il y a beaucoup de jeunes qui ont rejoint plus ou moins récemment l'Association et ils et elles sont plus instruit·es que nous l'étions à notre époque. Ils et elles participent, font leurs affaires, entrent dans un milieu et apprennent de nouveaux trucs. Cela contraste avec la démotivation ambiante », constate, confiante, la membre du CA. La participation, pour elle, c'est la meilleure manière de renforcer sa force citoyenne. C'est aussi le slogan du parti communiste grec duquel elle, on l'aura deviné, se réclame un peu.

Irène Fournaris est une militante de la première heure de l'Association des travailleurs grecs du Québec, dont elle a été la première trésorière.

Illustration : Ramon Vitesse

Syndiquer les travailleur·euses autonomes

Le Syndicat associatif des travailleur·euses autonomes du Québec (S'ATTAQ) se consacre à la défense des droits des travailleur·euses autonomes. Quels sont les enjeux propres à (…)

Le Syndicat associatif des travailleur·euses autonomes du Québec (S'ATTAQ) se consacre à la défense des droits des travailleur·euses autonomes. Quels sont les enjeux propres à cette condition d'emploi bien particulière, et quelles sont les stratégies d'organisation de S'ATTAQ ?

Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

À bâbord ! : Quels sont les principaux mythes quant à la syndicalisation des travailleur·euses autonomes ?

Selena Phillips-Boyle : Il y a de nombreuses faussetés qui circulent. On entend souvent qu'il est impossible de les syndiquer étant donné leur dispersion à travers différents milieux et différentes industries. C'est vrai que cette situation rend la syndicalisation plus difficile que pour des emplois salariés typiques, mais elle n'est pas impossible. Nous en sommes la preuve. Il faut, en tant qu'officières et officiers syndicaux, faire preuve d'imagination et utiliser les leviers qui s'offrent à nous. Par exemple, dans le cas de celles et ceux qui exercent dans le numérique, il est aisé de trouver des données qui nous permettent de les identifier. La communication avec eux et elles s'en trouve simplifiée et nous pouvons alors mieux appliquer nos principes d'agitation, d'éducation, d'organisation et de syndicalisation.

Un autre mythe, c'est de penser qu'il y a de plus en plus de travailleuse·eurs autonomes au Québec alors qu'il n'en est rien. En fait, leur nombre est assez stable. On parle de 550000 personnes. Si, à une certaine époque, elles étaient surtout concentrées dans le domaine de l'agriculture, force est de constater qu'actuellement, elles œuvrent dans une multitude de secteurs professionnels. Il faut aussi savoir que des travailleurs·euses autonomes travaillent parfois dans plus d'un secteur ou dans plus d'une industrie à la fois.

ÀB ! :L'existence du statut de travailleur·euses autonomes est-il une fatalité ou un choix ?

S. P.-B. : L'idée que les travailleuse·eurs autonomes choisissent leur statut relève aussi du mythe, en tout cas pour les membres de notre syndicat. Selon cette vision romancée, le travail automne est un travail idéal parce qu'il permet le choix de l'industrie pour laquelle s'effectue le contrat, le choix du lieu de travail, l'autonomie dans la détermination du nombre d'heures que la personne consacre et une grande flexibilité dans l'horaire de travail. À cette vision romancée s'ajoute l'idée généreuse que le travailleur ou la travailleuse autonome est libre puisque sans patron pour l'exploiter. C'est sans prendre en compte que les conditions concrètes du travail autonome sont en elles-mêmes exploitantes !

Même certain·es travailleurs et travailleuses autonomes font semblant qu'elles ou ils choisissent librement leur statut. Pourtant, le travail autonome existe parce que les entreprises n'offrent pas de postes à temps plein ni à temps partiel, d'ailleurs. Le travail autonome, c'est une manière pour elles d'épargner de l'argent parce qu'elles n'ont pas à accorder de (bonnes) conditions de travail. Elles ne donnent pas de vacances, pas plus que de congé maladie ni de congé parental. Tout cela relève du privilège individuel. Les industries ne fournissent pas de local ni d'équipement de travail. La charge revient aux travailleuses et travailleurs de se les procurer. Il s'agit vraiment d'une logique néo-libérale à laquelle s'ajoute une condition salariale injuste. En effet, beaucoup de travailleurs et travailleurs autonomes ne gagnent pas plus que le salaire minimum, en tout cas chez nos membres.

Le travail autonome est la prochaine étape du capitalisme. C'est une conception du travail qui profite largement des éléments qui sont à la charge des travailleurs et travailleuses autonomes. La situation s'est gravement transformée avec cette pandémie qui a conduit plusieurs personnes à travailler plus à la maison, les rendant responsables de leurs outils de travail et ce, sans que les salaires soient ajustés en conséquence.

ÀB ! :Le carburant traditionnel du syndicalisme est (devrait être) la mobilisation de ses membres. Quelles stratégies de mobilisation avez-vous déployées ou comptez-vous déployer ?

S. P.-B. : Au début de la pandémie, nos membres étaient mieux organisé·es que les autres étant donné qu'ils et elles avaient déjà l'habitude d'avoir un bureau à la maison, de travailler seul·es et à distance. Mais actuellement, c'est vraiment difficile. Les gens sont vraiment épuisés et les troubles de santé mentale sont nombreux. À titre de d'officière de mobilisation interne, je tente de redémarrer la mobilisation. Je propose aux membres des sessions de cotravail en ligne, des moments de lunchs communs et aussi des 5 à 7 à distance. Je tente d'organiser des événements à saveur plus sociale. Éventuellement, nous allons remettre sur pied des formations syndicales sur une base plus régulière. Toutefois, notre activité de mobilisation principale, c'est d'organiser des campagnes de syndicalisation dans des industries. C'est la base de notre action.

ÀB ! : Dans un monde idéal, à quoi ressembleraient les normes du travail pour les travailleuses et travailleurs autonomes ? Quelles sont vos inspirations en la matière ?

S. P.-B. : Déjà, les normes du travail au Québec ne sont pas très généreuses pour les salarié·es, alors, pour les autonomes, elles sont tout à fait obsolètes. Il serait urgent de légiférer en premier lieu pour fixer un maximum de seize jours pour être payé·e comme c'est le cas pour les personnes salariées typiques.

La ville de New York est très inspirante pour la construction d'un modèle de travail autonome plus respectueux. Sa loi selon laquelle« freelance isn't free » (le travail autonome n'est pas gratuit) est très inspirante pour notre syndicat. La loi fixe un maximum de jours pour la rémunération des travailleuses et travailleurs autonomes et accorde un recours officiel si cette clause n'est pas respectée. Les personnes ne sont pas laissées à elles-mêmes comme c'est le cas pour nos membres lorsqu'il y a des litiges. De plus, la loi new-yorkaise exige la signature d'un contrat pour tout mandat d'une valeur de plus de 800$US commandé par une entreprise à un·e travailleur·euse autonome. En outre, le programme prescrit un modèle de contrat ainsi qu'un recours officiel en cas de difficulté dans l'application des clauses du contrat type. En sachant que la plupart des travailleuses et travailleurs autonomes sont sans contrat officiel, en tout cas chez nos membres, cette loi prend tout son sens.

Nous sommes aussi inspirée·es par d'autres campagnes qui s'intéressent notamment à la santé et à la sécurité des travailleurs et travailleuses. Par exemple, avant 2019,les agences de placement n'avaient pas d'obligation de sécurité envers les travailleur·euses qu'elles plaçaient dans les industries et celles-ci n'en avaient pas non plus. Il y avait un grand vide. La sécuritédes travailleur·eusesqui avaient recours aux services de placement n'était absolument pas prise en compte. Grâce à la campagne du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), les lois ont changé. Il est souhaitable que cetteresponsabilité à l'endroit de la sécurité s'applique à toutes les personnes qui occupent un emploi autonome.

Finalement, dans un monde idéal, le travail autonome compterait pour le chemin d'immigration, ce qui n'est pas le cas actuellement. Le travail autonome n'est pas tenu en compte aux fins du statut d'immigration, ce qui est une injustice flagrante. Il est grand temps que le travail autonome cesse d'être invisibilisé.

ÀB ! :Quelles sont vos principales campagnes de syndicalisation ?

S. P.-B. : Le S'ATTAQ étant membre des Industrial Workers of the World (IWW), il organise, depuis 2017, des campagnes de syndicalisation qui suivent les mêmes principes que l'organisation mère. Il s'agit de principes de base comme l'anticolonialisme, l'antiracisme, l'anticapitalisme et l'inclusion des personnes queers. Nous tentons aussi d'organiser des campagnes bilingues, même si la plupart de nos membres sont anglophones. De plus, nous adhérons au principe de non-hiérarchie, ce qui fait que chaque membre peut apporter des idées et des projets et que chaque personne peut changer les orientations des campagnes d'organisation.

Pour moi, le plus important était d'abord de créer un sentiment d'appartenance entre les travailleur·euses autonomes, parce que le système capitaliste actuel les individualise tellement. Or, plus nous sommes isolé·es, moins nous avons de pouvoir sur notre situation professionnelle. Pour répondre à cet objectif, nous avons d'abord organisé différents projets, comme des sessions de cotravail entre travailleur·euses autonomes et des ateliers d'éducation populaire sur des sujets propres au travail autonome (rédaction de contrats, de demande de bourses, de rapport d'impôts, etc.). Le but de ces activités était de développer des liens entre les membres.

Puis, les premières campagnes de syndicalisation visaient les pigistes dans les domaines du journalisme, du jeu vidéo et du milieu des aides domestiques. Actuellement, nous tenons des campagnes dans l'industrie du sexe et une autre dans le milieu de la traduction. Nous organisons aussi des actions directes comme Réclame ta paye ou Réclame ton respect en appui à des membres qui sont privé·es de leurs droits. Nous vous invitons à appuyer ces campagnes d'amélioration des conditions de travail.

Selena Phillips-Boyle est officière au Syndicat associatif des travailleuses et travailleurs autonomes du Québec (S'ATTAQ) de la branche IWW de Montréal.

Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

Illustration : Elisabeth Doyon

La langue française est straight

18 mars 2024, par Arianne Des Rochers — , ,
Les luttes queers, comme elles se jouent inévitablement sur le terrain de la langue, invitent à la révolution linguistique, ce qui n'est pas sans causer de vives réactions. (…)

Les luttes queers, comme elles se jouent inévitablement sur le terrain de la langue, invitent à la révolution linguistique, ce qui n'est pas sans causer de vives réactions. Retour sur la controverse autour du pronom « iel » en français.

Peu d'ajouts aux dictionnaires de langue française ont créé autant de controverse que celui, en 2021, du pronom « iel » dans la version numérique du dictionnaire Le Robert, dont la mission est descriptive. Pourtant, la même année, les mots « sérophobie », « cododo » et « bouquinerie », pour n'en nommer que trois, ont aussi fait leur apparition dans Le Petit Robert, la version papier (et prescriptive) du dictionnaire de l'Académie française, sans soulever de tollé. Chaque année, de « nouveaux » mots s'ajoutent en effet au répertoire lexical de toutes les langues standardisées qui font l'objet de dictionnaires. Ces mots n'ont d'ailleurs rien de nouveau, ils existent déjà : ils sortent de la bouche des gens et circulent par le fait même dans l'espace social depuis longtemps. La norme accuse effectivement des années de retard sur l'usage (et non l'inverse), et les gens n'attendent pas nécessairement qu'un mot apparaisse comme par magie dans le dictionnaire de l'élite française pour nommer le monde qui change autour d'eux, et pour se nommer eux/elles/elleux/iels—mêmes.

La levée de boucliers à l'annonce de l'inclusion du pronom « iel » est due au fait que celui-ci force une faille à la fois dans la langue française et dans la binarité de genre, puisque c'est le système grammatical tout entier, lui-même fondé sur la binarité féminin/masculin, qu'il remet en question. Au-delà de symboliser le changement linguistique, le pronom rend visibles les gens qui ne s'identifient ni comme hommes, ni comme femmes, ou entre les deux, ou les deux, ce que beaucoup de gens ont du mal à concevoir. C'est que le pronom « iel » signale, pour reprendre les propos de Paul B. Preciado, non pas une nouvelle identité délimitée et facilement reconnaissable (ce qu'on pourrait appeler un troisième genre), mais bien une désidentification vis-à-vis des identités dominantes (les catégories homme/femme, mutuellement exclusives) qui n'aspire pas pour autant à forger une nouvelle identité fixe. [1]

Une telle désidentification (aux genres binaires, mais aussi aux pronoms, aux accords grammaticaux, et par conséquent aux formes linguistiques sanctionnées et reconnues comme légitimes) est déstabilisante. C'est qu'on a tendance à croire que les catégories identitaires (sexuelles ou linguistiques) qui nous définissent sont naturelles, qu'elles découlent de l'ordre normal des choses. La plupart des gens s'identifient effectivement à des catégories prédéterminées, déjà disponibles, qui dicteront par la suite, à différents degrés, leurs possibilités de vie. Le pronom « iel » représente donc pour certains une perte de repères, puisqu'il pointe vers de nouvelles possibilités au-delà de ce qui est généralement (re)connu, familier et permis. Dans un monde construit pour favoriser des formes de vie très précises et homogènes (hétéros, monogames, capitalistes, monolingues, etc.), le pronom « iel » bouleverse à la fois l'ordre sexuel et l'ordre linguistique. Il brouille autant les frontières des identités de genre — et, par extension, des orientations sexuelles — que celles de la langue française.

La langue, une affaire de nation

La langue française, dans toute sa normativité, son académicité et son monolithisme, est straight. Les gens qui la défendent becs et ongles contre ce qu'ils présentent comme des menaces extérieures ne réservent aucune place à la déviance, à l'exploration, à la nouveauté ; l'objectif serait de préserver le français, ce qui insinue qu'il existe dans un état canonique, ancien et pur, voire naturel, dont il faut assurer la reproduction. Or la langue française, comme toutes les autres langues nationales et standardisées, est une construction sociale, solidifiée au 19e siècle avec l'émergence de l'État-nation capitaliste en Europe pour servir de pilier unificateur et d'outil de communication (ou de propagande, c'est selon) à celle-ci. Ce qu'on appelle maintenant une « langue » est en vérité un ramassis de formes linguistiques autrement disparates qu'on a au cours de l'histoire fixées, homogénéisées, rapatriées sous le même drapeau : anglais, italien, français. Tout ce qui tombe en dehors des limites ainsi construites du français — le pronom « iel » et les problèmes d'accord qu'il suscite, mais aussi les « anglicismes », les fautes d'orthographe, les « accents étrangers » — figure donc comme menace à l'homogénéité (ethno)linguistique de la nation.

Le pronom « iel » figure doublement comme menace à la nation du fait qu'en plus de transgresser la norme linguistique, il chamboule l'ordre hétéronormatif et patriarcal en évoquant de nouvelles identités de genre et de nouvelles sexualités qui rompent avec la famille nucléaire et ses fonctions reproductives. La visibilité accrue de ces identités et sexualités, y compris dans la langue, révèle à de plus en plus de gens la nature construite, flexible et artificielle de la binarité de genre et des catégories qui en découlent (homme/femme, straight/gay). « Iel » est donc un problème doublement épineux pour la nation : iel corrompt le français et participe à l'érosion de l'outil de communication qui unit ses membres, et iel met en danger sa reproduction en menaçant son taux de natalité.

Les réactions au pronom « iel » visent ainsi à protéger le statu quo sur deux fronts : la normativité linguistique et la normativité sexuelle. Ce n'est pas une coïncidence si, au cours d'une même semaine au mois de mai 2022, le premier ministre François Legault a parlé de l'éventuelle disparition du français et des francophones au Québec (en faisant une comparaison boiteuse et condescendante avec la Louisiane), et l'élue républicaine Marjorie Taylor Greene a prédit l'extinction des personnes hétérosexuelles d'ici cinq générations aux États-Unis. Ce n'est pas non plus une coïncidence si, en novembre 2021, le chroniqueur Christian Rioux a ridiculisé le pronom « iel » et ses adeptes de la même manière qu'il ridiculise régulièrement les artistes s'exprimant en chiac et en franglais : en nous traitant de bébés gâtés, de fous furieux, de « handicapés », bref, en tentant de nous déshumaniser à coups d'insultes délibérément capacitistes. Les réactions au pronom « iel » sont un rejet en bloc non pas d'un simple pronom, mais de ce qu'il représente : il s'agit d'une négation des vies, des corps et des langues queer et d'un refus de brouiller les frontières, quelles qu'elles soient.

Parler queer

Quand des voix s'élèvent contre le pronom iel, quand on nous dit que son inclusion dans Le Robert en ligne est « destructrice des valeurs qui sont les nôtres » et qu'elle aboutira à une langue « souillée qui désunit les usagers plutôt que de les rassembler [2] », ce qu'on nous dit, c'est que le pronom (et ce qu'il représente) érode les valeurs nationales (lire : hétéropatriarcales). And you know what ? C'est vrai : la révolution queer veut voir tomber les frontières sexuelles, nationales et linguistiques. La révolution queer veut détruire les soi-disant valeurs nationales, car les communautés queer subissent régulièrement la violence de ces valeurs. La révolution queer reconnaît qu'elle est incompatible avec la nation, et travaille activement à créer un monde en marge de celle-ci plutôt que de chercher à s'y tailler une place. José Esteban Muñoz : « le là-bas de l'utopie queer ne peut être celui de la nation, qui est toujours très puissante bien qu'affaiblie. [3] »

La révolution queer ne se fera pas en français, ni en aucune autre langue standardisée, coloniale, rigide for that matter : elle se fera en chiac, en spanglish, en mi'kmawi'simk, pour autant que ces formes demeurent insaisissables et fugitives, c'est-à-dire queer et méconnaissables par l'État et le capitalisme. Vivre queer, faire queer, c'est d'abord et avant tout désinvestir dans les formes reconnues par l'État, le but étant de toujours produire des formes, des discours, des vies que le pouvoir sera incapable de reconnaître et de hiérarchiser, y compris dans l'arène de la langue.


[1] En entretien avec Victoire Tuaillon dans le balado Les couilles sur la table : « Cours particulier avec Paul B. Preciado (1/2) ».

[2] Le député français François Jolivet, dans une lettre envoyée à l'Académie française le 16 novembre 2021 et publiée sur Twitter.

[3] José Esteban Muñoz, Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, New York University Press, 2019, p. 29. Traduction libre.

Arianne Des Rochers est professeur·e de traduction à l'Université de Moncton.

Le titre de l'article se veut un clin d'œil à la formulation d'Audra Simpson, « the state is a straight white man ». Audra Simpson, « The State Is a Man : Theresa Spence, Loretta Saunders and the Gender of Settler Sovereignty », Theory & Event, vol. 19, no 4, 2016. En ligne : https://www.muse.jhu.edu/article/633280.

Photo : Marine CC

Analtochtone

« Le péteux est un péché mortel en français. Père LaFleur me l'a dit une fois au confessionnal. » — Tomson Highway, Kiss of the Fur Queen [1] quand le gouvernement (…)

« Le péteux est un péché mortel en français. Père LaFleur me l'a dit une fois au confessionnal. »

— Tomson Highway, Kiss of the Fur Queen [1]

quand le gouvernement fédéral

a conquis peguis en signant le traité 1

il nous a placé·es dans une dépression

concave, comme un verre de contact

enfermé·es dans le marécage

masse de terre spongieuse

trop lourde pour retenir les corps

saturée de post[inf]érieurs dès lors

la baie d'hudson est allée chercher l'aide fédérale

pour construire un barrage le long de la fisher

là où les sifflements et les promesses vides et les nageoires

brisent la crête des vagues

se prélassant au soleil

ils ont pris nos terres

en ont fait une base militaire

les casernes de kapyong à winnipeg

la baie d'hudson a même joké qu'elle nous remettrait

toustes là si jamais ils nous les donnaient back

ville fantôme militaristique de l'autre côté de l'horizon

comme une maison hantée affamée

spectres rouges, polter[zeit]geist ndn

ça garde les jeunes à kapyong ;

« un potentiel immobilier exceptionnel » disaient les katz

« pas un endroit pour une réserve urbaine »

même si tout winnipeg-nord

grouille de décimation, de notre décompo —

situation qu'il vaut mieux ignorer

les nicimosak veulent tous me snagger

comme un pogneur de cul, le feu au cul

exigent : « bleache-toi et douche-toi

le cul si tu veux que j'te baise »

ne veulent pas de la honte de se retirer

et de trouver une pépite sur leur bite

analité de fourrure d'hermine

je fouine au fond d'un wendigo

belette une selle je lionise

c'est-tu pas un genre d'excavation ?

à quel point il faut s'annuler soi-même

pour demander ça à un ndn ?

de sortir ma peau brune de ses marais

de purger un trou de ver, une galaxie

des torts entreposés et sauvegardés ?

je me demande si la marde est une sorte de mécanisme de défense ?

j'ai vu sikâk faire fuir une bite ou deux

loin des colonies au pourtour de l'orifice

je me demande si les excréments sont aussi une médecine ?

ça fait sortir le viral des yeux

je chasse pas les moustiques, je les chicane

un manteau de piqûres de punaises de lit

se doucher chaque semaine, voire chaque jour

revient à désinfecter l'archive de mes intestins

but whenever que j'entends infecter, j'entends envahir

j'ai eu des poux une ou deux fois dans ma vie ;

faque, même mon cul a besoin d'être blanchi maintenant ?

d'avoir l'air d'un beignet saupoudré de sucre glace

pogné là comme des algues dans un filet de pêche ?

« c'est drôle, j'ai dit, ma mère blague

que j'ai des banniques à la place des fesses,

c'est-tu pas un type de pâtisserie ça aussi ? »

peguis est devenu un marécage

un bourbier naturel pour le ruissellement des coloneux

des fugitifs se sauvent des villes

après s'être fait brasser les entrailles

pour leur avoir trop fait confiance —

peut-être que c'est le cas de le dire :

started from the bottom

juste pour finir at the bottom, à regarder vers le haut

l'eau souillée de mercure

réserve de minéralisation

puits de carcasses, puits de cosmos

plage de pourritures résurgentes ;

si la langue est un épiderme

la marde est-elle une théorie

traînée dans la boue du can[y]on ?

un genre de toile d'araignée spongieuse

élastique comme un bandeau à cheveux

ou un continuum, une parallaxe

un ruban de möbius

une théorie des cordes supersymétriques

ou encore un changement de dimension

une porte, un portail, relativité

je suis analtochtone

ma pickup line ces jours-ci est un jeu de mots barthésien :

« parler d'amour revient à confronter la boue du langage »

je me demande si sakihitin est un type de repli

entre deux muscles —

l'amour est parfois un triomphe

traîné dans la saleté

alors pour l'amour de dieu, je te prie de me baiser le cul

avant de me faire saigner et saigner et saigner.


[1] Traduction libre.

Ce texte est d'abord paru en anglais dans Prism International, vol. 57, no 3, printemps 2019. Traduit par Arianne Des Rochers.

PRÉCISIONS SUR LA TRADUCTION

peguis – Première Nation (ojibwée et crie) qui comprend plus de 10 000 membres, située à 200 km au nord de Winnipeg

ndn – Acronyme composé des trois consonnes du « mot en i », utilisé par les Autochtones pour se désigner elleux-mêmes

katz – Référence à Samuel Katz, magnat de l'immobilier et ancien maire de Winnipeg

snagger – Francisation du verbe « to snag », expression courante chez les autochtones qui signifie « baiser » ou « se pogner quelqu'un »

Pour les expressions en langue crie, on vous invite à explorer l'une des nombreuses ressources offertes en ligne, par exemple le Plains Cree Dictionary de l'Université de l'Alberta (https://altlab.ualberta.ca/itwewina/) ou le Online Cree Dictionary (https://www.creedictionary.com/)

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