Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Cauchemar républicain. Guerres culturelles et culture de l’annulation

Le 6 janvier 2021, devant le spectacle de l'assaut du Capitole par les partisans radicalisés du président défait Donald Trump, on pouvait espérer un « recentrage » du Parti républicain. Le trumpisme a toutefois laissé une marque profonde sur le parti.
Si plusieurs ténors républicains ont condamné Trump pour avoir encouragé cette attaque et pour avoir violé la norme démocratique fondamentale de la transition pacifique du pouvoir, ils ont depuis compris que leur avantage se trouvait du côté du cauchemar trumpiste. Ces ténors décrivent désormais cet assaut, orchestré par des républicains et des milices d'extrême droite, comme une manifestation citoyenne pacifique, qui aurait été noyautée par des provocateurs antifascistes.
La base républicaine vit désormais dans le cauchemar où les chambres à écho la maintiennent, et les élus antitrumpistes ont été victimes de la « culture de l'annulation » républicaine. En fin de compte, le parti ne s'est détaché ni de Trump ni de sa politique autoritaire basée sur la peur, la division et la violence envers les minorités de genre, racisées et sexuelles.
La fin du conservatisme républicain
Pour bien comprendre le virage, il faut se rappeler que le programme républicain, avant l'arrivée de Trump, était basé sur le respect de la loi et l'ordre, la sacralité de la Constitution et des libertés, le libre marché et un certain conservatisme moral, qui demeurait en phase avec la société. L'idéologie était bien de droite et avait une teneur raciste, sans toutefois être décomplexée. Le parti cherchait encore à courtiser un électorat centriste et à paraître respectable. Il ne niait pas les faits et aspirait à être rassembleur, à ne voir qu'un peuple américain. En outre, pendant longtemps, le bipartisme n'était pas qu'une vue de l'esprit. Il y existait bien une collaboration et un appui authentiques des membres des deux partis sur de multiples projets de loi. D'ailleurs, c'est une délégation républicaine qui a poussé le président Richard Nixon à démissionner, lui faisant comprendre qu'il avait le choix entre la démission et une pénible procédure de destitution qu'il allait perdre. Enfin, jusqu'à Mitt Romney en 2012, tous les candidats républicains défaits ont reconnu la victoire de leur adversaire légitime, et non pas d'un ennemi existentiel. Après la défaite de Romney, un rapport officiel du Parti suggérait même un virage inclusif pour attirer le vote minoritaire afin de reconquérir la Maison-Blanche.
Or, sous Trump, le Parti a cessé d'être conservateur. C'est désormais un parti néofasciste décomplexé, autoritaire, polarisant, chantre des dictateurs, complotiste, bassement cynique et anti-réalité. Il est ouvertement suprémaciste blanc et défend des mesures brutales visant les minorités. Il écarte aussi une réelle démocratie délibérative interne et exclut les élu·es qui osent critiquer Trump. En outre, pour plaire à la base trumpisée, plusieurs républicains se font les porte-paroles d'idées complotistes et dangereuses, comme la théorie du grand remplacement de la majorité blanche et chrétienne ou le complot des élites progressistes pédophiles (Q-Anon).
Le programme politique est devenu essentiellement ce que Trump ou Fox News disent, quitte à se contredire le lendemain. Le parti appelle aussi à une lutte existentielle du peuple contre les élites ennemies de l'Amérique, soit les démocrates, les universitaires et les organisations militantes (Black Lives Matter, LGBTQ+, etc.). Leur populisme toxique refuse l'existence d'un seul peuple américain uni dans la diversité (E pluribus unum), et peint le portrait d'une Amérique en guerre, dont seule la faction blanche et chrétienne constituerait le peuple légitime. Bref, plutôt que de répondre aux problèmes réels vécus par les Américain·es en proposant un programme gouvernemental, les républicains proposent des écrans de fumée.
Les élections de mi-mandat et les guerres culturelles
Malgré cette absence de programme, les républicains ont de bonnes chances de reprendre le contrôle du Congrès à l'automne 2022. Ils ont en effet changé à leur faveur les lois et les cartes électorales dans plusieurs États. En outre, le président démocrate Joe Biden vivote dans les sondages. Il fait face à une inflation galopante et à cause de l'obstruction républicaine, il peine à concrétiser plusieurs de ses promesses, comme une meilleure protection du droit de vote (John Lewis Voting Rights Advancement Act), des dispositions antidiscriminatoires plus robustes (Equality Act) et des investissements massifs en infrastructures (Build Back Better Act).
La stratégie du parti se résumera ainsi à dénoncer « l'inflation démocrate » et à continuer de mettre en œuvre la politique trumpiste, qui consiste à effrayer l'électorat républicain pour le garder mobilisé, en dénonçant plusieurs épouvantails, notamment les pro-choix, les personnes trans ou les adeptes de la Critical Race Theory.
Pour les républicains et pour Fox News, cette théorie universitaire – visant à comprendre la façon dont des lois apparemment neutres reproduisent et reflètent le pouvoir de la majorité blanche – est devenue synonyme d'une attaque de la gauche antiraciste envers les valeurs traditionnelles. Elle serait aussi une tentative de culpabiliser la majorité blanche. Dans les faits, lorsque la droite évoque cette théorie, cela renvoie aux livres et aux cours qui présentent aussi le côté plus sombre des États-Unis, comme l'esclavage et ses ramifications dans le présent. Plusieurs commissions scolaires sous contrôle républicain ont d'ailleurs lancé une opération de censure des bibliothèques, pour y retirer les livres qui « corrompent » la jeunesse, comme ceux de la romancière afro-américaine Toni Morrison.
Les ultraconservateurs à la Cour suprême
À cet égard, la nomination par Biden de la première femme noire à la Cour suprême des États-Unis, la juge Ketanji Brown Jackson, pourtant une modérée, nourrit la propagande républicaine, qui la décrit comme un cheval de Troie pour des idées « dangereuses ». Lors des audiences pour sa confirmation, les questions biaisées des sénateurs républicains visaient notamment à peindre la juge Jackson comme une adepte de la Critical Race Theory, une radicale remettant en question l'existence même du concept de « femme » et une juriste hostile à la position antiavortement.
La Cour suprême est centrale pour les républicains. Puisque leur poids démographique diminue, le contrôle idéologique de la Cour permet de valider leurs manœuvres anti-majoritaires pour se maintenir au pouvoir. S'ils devaient laisser chaque citoyen·ne voter, simplifier l'identification de l'électorat [1] et arrêter le redécoupage électoral partisan, les stratèges républicains savent bien que les jours de leur parti seraient comptés.
Mais le risque demeure que le vote démocrate soit plus fort que prévu, comme en novembre 2020, ce qui signifierait que la majorité conservatrice à la Cour suprême (6 contre 3) serait le dernier rempart pour éviter que des lois fédérales ne soient adoptées pour défendre le droit à l'avortement, les droits des personnes trans et le droit de vote des minorités racisées dans les 50 États américains.
Lors de leur audience devant le Sénat, les trois juges nommés par l'ex-président Trump ont affirmé être favorables au conservatisme judiciaire, soit la déférence envers la volonté législative et le respect pour la jurisprudence. Or, dans leurs décisions, ces trois juges pratiquent bien un activisme judiciaire ultraconservateur. Par exemple, la majorité conservatrice a rédigé un jugement [2] qui, lorsqu'il sera officiellement rendu à l'été 2022, renversera complètement la jurisprudence bien établie sur l'accès à l'avortement depuis Roe v. Wade (1973). De plus, cette majorité a contrecarré la volonté du législateur, qui a cherché à protéger le droit de vote des minorités avec le Voting Rights Act (1965).
Par contre, la majorité conservatrice de la Cour suprême redevient respectueuse du législateur lorsqu'il s'agit de laisser les États légiférer pour restreindre l'accès à l'avortement, pour cibler les personnes trans et pour limiter les droits démocratiques des minorités.
La minorité républicaine au Sénat bloque d'ailleurs l'adoption de l'Equality Act, qui modifierait le Civil Rights Act de 1964, afin d'y intégrer la discrimination basée sur l'orientation sexuelle, le genre et le sexe. L'Equality Act, s'il est adopté, permettrait d'inverser la tendance actuelle, alors que pas moins de 33 États, sous contrôle républicain, ont déposé près de 130 projets de loi pour restreindre les droits des personnes trans.
La peur, la division et la violence
Faute d'avoir un véritable programme de gouvernement, les républicains ont recours aux guerres culturelles. Ils mettent en pratique l'adage « diviser pour mieux régner ». Ils minent ainsi la confiance publique envers les institutions (les médias, l'administration fédérale, etc.) et diffusent la peur envers les nombreux « ennemis » de l'Amérique traditionnelle. Ce faisant, ils mettent en danger les minorités ainsi ciblées et affaiblissent la démocratie, déchirée par cette polarisation toxique.
Le Grand Old Party d'Abraham Lincoln a sombré bien bas. Par croyance ou par vils calculs politiques, ses ténors ont opté pour le cauchemar fasciste plutôt que la réalité.
[1] Dans les États contrôlés par les républicains, 36 lois ont été adoptées afin d'exiger des pièces d'identité officielles avec photo pour pouvoir voter. Ces pièces d'identité coûtent une centaine de dollars et les personnes racisées ont tendance à ne pas les détenir. Au nom de la lutte contre la fraude électorale, les républicains ciblent ainsi un électorat qui vote généralement démocrate.
[2] Cette version a été fuitée dans les médias : www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473.
David Sanschagrin est politologue. Photo : Brett Davis (CC BY-NC 2.0)
Chili. La révolution intersectionnelle
Le 11 mars 2022, Gabriel Boric est assermenté comme Président de la République du Chili avec un agenda politique modéré mais néanmoins féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains et sociaux. Sans appuis suffisants au Congrès, son gouvernement devra compter sur la Convention constituante et, paradoxalement, sur la pression populaire pour mener à bien les réformes nécessaires à la « dénéolibéralisation » du pays. Entre la rue et les urnes, la révolution chilienne avance à pas lents mais fermes.
Parler de révolution pour référer aux changements politiques qui ont lieu au Chili depuis le soulèvement populaire du 18 octobre 2019 (18-O) peut paraître exagéré. Malgré un processus constitutionnel qui mettra sans doute un terme à la Constitution dictatoriale et néolibérale de 1980 et l'élection d'un président issu du Printemps chilien (2011) [1] et d'une gauche parlementaire relativement radicale, peut-on réellement parler d'une révolution en cours au Chili ? Oui, si l'on prend en considération les principales actrices et acteurs de cette révolution, soit les mouvements sociaux – appuyés par une mobilisation massive de plus de 50% de la population dans des manifestations en tout genre – qui ont réussi à promouvoir des changements politiques et culturels beaucoup plus profonds que tout ce que pourra faire le nouveau gouvernement ou l'Assemblée constituante.
« Le néolibéralisme naît et meurt au Chili »
La consigne issue du soulèvement a beau prétendre que « le néolibéralisme naît et meurt au Chili », le gouvernement Boric n'a pas une majorité suffisante au Congrès (des deux chambres législatives) pour faire adopter les réformes nécessaires à un tel démantèlement du néolibéralisme enchâssé dans la Constitution de 1980. En attendant la fin de travaux de la Convention constitutionnelle en juillet, puis leur ratification par plébiscite le 4 septembre 2022, le gouvernement aura beaucoup de difficulté à faire approuver des réformes substantielles. Il continuera à faire face aux attaques incessantes de la droite et du centre ainsi que des médias traditionnels qui, craignant la perte de leurs privilèges, critiquent systématiquement toute initiative du gouvernement autant que de la Constituante.
Néanmoins, après seulement un mois au pouvoir, le gouvernement a déjà abandonné les 139 accusations portées au nom la Loi de sécurité de l'État et a accéléré le processus d'une Loi d'amnistie pour l'ensemble des détenu·es politiques du soulèvement, en plus d'ouvrir une table de discussion pour la réparation des victimes de la répression. Il a également mis un terme à l'état d'exception dans le WallMapu (le territoire du peuple autochtone mapuche) ; a signé l'Accord international environnemental d'Escazú ; a signé la nouvelle loi des eaux, accordant la priorité à la consommation humaine (au-dessus de l'agriculture ou des mines) ; a présenté un projet de loi pour éliminer la dette étudiante et réformer le système de crédit étudiant ; a ouvert les discussions pour une augmentation du salaire minimum et une diminution de la semaine de travail (de 45 h à 40 h !) ; etc.
La Convention constitutionnelle
Pièce maîtresse de la dénéolibéralisation du Chili, la Convention constitutionnelle est également un acquis direct du soulèvement du 18-O. Le 25 novembre 2019, pour sauver sa peau après un mois de manifestations nationales massives et quotidiennes demandant sa destitution, le gouvernement Piñera signe l'Accord pour la Paix sociale et la Nouvelle Constitution avec la plupart des partis d'opposition. Les manifestations se sont poursuivies avec autant sinon plus d'intensité, méfiantes d'un « accord » signé « entre quatre murs », « dos au peuple », par « les mêmes qui nous ont trahis pendant plus de 30 ans », comme le disent les manifestant·es interviewé·es en décembre 2019 et janvier 2020. Toutefois, Piñera est parvenu à terminer son mandat grâce à l'appui des partis politiques qui ont fini par perdre pratiquement toute légitimité, avec des taux de confiance de 2% en décembre 2019, selon une étude du Centre d'études publiques (CEP).
La pandémie a finalement contraint le mouvement de contestation à se réarticuler, notamment dans des initiatives pour pallier la faim due au confinement, sans aide étatique regroupées sous la devise « seul le peuple aide le peuple » et autour desquelles s'organisaient des Assemblées populaires délibérant autour de la nouvelle Constitution. La grande majorité (44 %) des 155 délégué·es à la Convention constituante viennent d'ailleurs de mouvements sociaux et se regroupent sous des bannières qui évoquent le mouvement de protestation comme Assemblée populaire pour la dignité, La liste du peuple ou Approbation-Dignité [2].
Lors du référendum sur le processus constitutionnel du 25 octobre 2020, 80 % des suffrages ont approuvé la mise sur pied d'une Convention constituante sans participation des partis politiques. Une majorité presque aussi grande de délégué·es de gauche et d'indépendant·es s'est dessinée lors des élections des délégué·es à la Convention constitutionnelle, les 15 et 16 mai 2021. Cette Assemblée constituante se distingue, entre autres, par sa parité hommes/femmes, par des places réservées aux Premières Nations et par des mécanismes participatifs qui ont permis à près de deux millions de citoyen·nes de promouvoir des projets d'articles constitutionnels. Très tôt, la Convention a affiché ses couleurs en élisant à sa présidence la professeure de linguistique et militante mapuche pour les droits linguistiques des Premières Nations Elisa Loncón, puis la chercheure en santé environnementale, féministe et déléguée de la liste Assemblée populaire pour la dignité Maria Elisa Quinteros.
Parmi les premiers articles déjà approuvés, on remarque la fin de « l'État subsidiaire » (néolibéral), subordonné à la « liberté » du marché, qui se voit remplacé par un « État social et démocratique […] plurinational, interculturel et écologique […] solidaire [et] paritaire [reconnaissant] comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l'égalité substantive des êtres humains et sa relation indissoluble avec la nature. La protection et garantie des droits humains, individuels et collectifs sont le fondement de l'État et orientent toute son activité ». Parmi ces droits fondamentaux, on remarque également l'apparition de nouveaux droits, sexuels et reproductifs, le droit à l'identité de genre et les droits de la nature, reconnue comme « sujet de droits », engageant entre autres l'État dans une lutte contre les changements climatiques et la dégradation environnementale.
Sur le plan de la structure de l'État, la nouvelle constitution abolirait le Sénat pour le remplacer par une Chambre territoriale chargée d'assurer une représentation territoriale décentralisée (État régional). Les travaux se poursuivent quant aux détails des droits socio-économiques comme l'éducation, la santé, le travail, le logement, la sécurité sociale ou l'eau, qui sont actuellement subordonnés aux « droits » des entreprises privées. De même, pour les droits humains, on parle de la création d'un Bureau de la défense du peuple (Defensoría del Pueblo), de la pleine intégration des engagements internationaux dans la constitution et de la réforme en profondeur de la police (carabiniers), responsable d'une violation systématique des droits humains [3] notamment durant la répression du soulèvement du 18-O.
« La révolution sera féministe ou ne sera pas »
Ces changements constitutionnels ne seront que de nobles intentions s'ils ne se traduisent pas en lois et politiques concrètes. Devant faire face à la réaction des anciens pouvoirs et cherchant à gouverner de manière « pragmatique », le gouvernement Boric ne pourra pas et ne cherchera pas à faire une révolution. Comme le disait Boric dans son discours de victoire du 19 décembre 2021, « …nous allons avancer à petits pas, mais de pied ferme ». Toutefois, la révolution a déjà eu lieu. Elle a été fomentée par toutes les luttes qui ont précédé le 18 octobre 2019 et par toutes les actions et nouvelles luttes qui l'ont suivi.
D'abord il y a eu les luttes pour les droits humains qui n'ont jamais cessé de se battre pour la justice et contre l'impunité que la postdictature chilienne a voulu imposer comme gage d'une « démocratie stable ». Ensuite, les luttes étudiantes qui, en 2011, sont parvenues à engendrer le plus grand mouvement de contestation globale depuis la fin de la dictature. Les luttes des Mapuches, également, contre l'occupation de leurs terres par des compagnies extractivistes et un état colonial et dont le drapeau est devenu l'un des symboles de la révolte, comme on peut le voir dans l'image ci-contre. Et ainsi de suite, les luttes écoterritoriales se sont jointes à celles pour le logement, en faveur des droits des migrants, pour la diversité, contre les pensions privées (No+ AFP), et à un ras-le-bol généralisé qui ne se battait plus pour une cause particulière, mais contre le système autoritaire, classiste, raciste, machiste, colonial, extractiviste et néolibéral.
On pourrait dire, à la suite de cette consigne de la révolte, que « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Cette révolution est non seulement féministe, mais surtout intersectionnelle. Elle s'inscrit dans la nouvelle vague féministe latino-américaine qui, tout en luttant pour le droit à l'avortement, dénonce toutes les violences et toutes les formes de domination. Après le « Pañuelazo » de février 2018, il y a eu le Mai féministe, une longue grève étudiante féministe entre avril et juin 2018, puis la journée de Grève féministe du 8 mars 2019 qui a regroupé plus de 200 000 personnes à Santiago, comme un prélude du soulèvement. La Grève féministe du 8 mars 2020, en pleine révolte, a regroupé deux millions de personnes à Santiago seulement, marquant la reprise du soulèvement après une trêve d'été.
On se souviendra aussi de la chorégraphie féministe « Un violeur sur ton chemin » qui a fait le tour du monde après avoir été créée dans des manifestations féministes de la révolte chilienne. Les féministes chiliennes, organisées notamment autour du Collectif 8 mars, ont déjà réussi à imposer des changements sociaux d'une ampleur révolutionnaire. Le postulat d'égalité à l'origine de leurs luttes et réflexions s'articule à l'ensemble des autres luttes dans un féminisme intersectionnel, éco-territorial, décolonial, queer, pour la défense des droits de toustes, etc.
Le discours féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains du gouvernement et les symboles comme la parité et la représentation autochtone à la Constituante ne sont que le reflet de cette révolution intersectionnelle qui continuera à s'étendre dans l'espace politique en reconstruction autant que dans le social.
[1] Voir à ce sujet le texte du même auteur dans À bâbord ! : « Le printemps en hiver », no 43, 2012. Disponible en ligne.
[2] La dignité est l'un des principaux symboles du soulèvement dont le principal lieu de rassemblement a été renommé « Place Dignité » (Plaza Dignidad).
[3] Selon le rapport de la Mission québécoise et canadienne d'observation des droits humains au Chili ayant eu lieu du 18 au 27 janvier 2020 et à laquelle l'auteur a participé. Crise sociale et politique au Chili 2019-2020. Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Montréal, Centre international de solidarité ouvrière (CISO), 2020. Disponible en ligne.
Ricardo Peñafiel est professeur associé au département de science politique de l'UQAM et directeur du GRIPAL.

Devant le laid

Et si la laideur de notre monde n'était pas le fruit du hasard, mais plutôt d'un système économique qui, dans sa quête d'efficacité et sa réduction de toutes choses à sa valeur marchande, piétine la créativité et le souci de la beauté ? Il nous faudrait alors imaginer une politique du beau.
Le Québec bâti est laid, cet état de fait n'est pas né d'hier. La destruction systématique et sans appel d'un patrimoine naturel splendide est un trait de notre caractère national, une part de ce qui fait de nous un peuple. En phase avec l'air du temps, depuis 1950 nous avons accéléré la spoliation, détruisant au passage une bonne partie des quelques éléments architecturaux à peu près intéressants que nous avaient légué les précédentes générations.
Le Québec a aussi une longue tradition critique de ce saccage. Marie-Hélène Voyer la parcourt dans L'habitude des ruines, croisant les écrits de Jacques Ferron, Fernand Dumont, Serge Bouchard, Jean-François Nadeau et les photos d'Isabelle Hayeur. Voyer contribue à ce courant par un état des lieux sensible et ancré dans notre rapport au territoire. L'écriture de Voyer fait du constat de la laideur une affaire intime. Une proximité qui permet d'en mesurer l'étendue. Elle regrette la généralisation d'un fonctionnalisme bête et cheap qui va de la construction d'autoroutes à l'abandon de l'art public, en passant par l'érection de McMansions sur des terres agricoles. La laideur révèle ici l'irresponsabilité, et là, la médiocrité.
Politique de la laideur
Tous les jours, le laid nous saute au visage. On reste étonné qu'il ne suscite pas plus de réactions, de mobilisation politique. L'exposé de Marie-Hélène Voyer, comme ceux de ses prédécesseur·es, convainc sans peine. Pourtant, personne ne s'organise pour combattre la monstruosité ambiante. Bien sûr, il y a des luttes ciblées devant une horreur spécifique et particulièrement odieuse – on peut penser à RoyalMount ou au troisième lien – ou pour protéger un bâtiment historique en voie d'être remplacé par un stationnement. Cependant, personne ne se rassemble ou ne se mobilise pour s'attaquer au laid en général. Face à un problème si concret et si étendu, on peut quand même être étonné d'un tel vide politique.
Simon-Pierre Beaudet a peut-être été membre de ce qui s'est rapproché le plus d'une organisation contre le laid quand il faisait partie de La conspiration dépressionniste. Le ton sans compromis et mordant de cette revue, l'exposition froide et documentée de la banalité de la laideur de nos vies, le lien avec le capitalisme : tout y était. Malgré un succès d'estime, ce que ses fans (j'en étais) ont appelé la Consdep est demeuré une revue confidentielle. Les pleines pages de textes denses, les références érudites et le mépris affiché face à la bêtise plaisaient bien à quelques gauchistes en manque d'écriture baveuse, mais les clients du Maxi n'en discutaient pas pour autant en attendant à la caisse.
Le récent recueil d'articles et de chroniques de Beaudet, Ils mangent dans leurs chars, reprend les thèmes qu'on lui connaît désormais. Le dépressionnisme de la ville de Québec en prend pour son rhume, tout comme ses nombreux promoteurs. De toute évidence, son sujet de prédilection n'est pas épuisé et Beaudet montre bien que la dynamique politique propre à la ville de Québec le renouvelle sans cesse. Pour lui, le moteur de cette dynamique, c'est la propagande des radios-poubelles. Ces dernières sont au cœur de l'adhésion militante d'une partie de la population au dépressionnisme. Elles l'ont transformé en projet politique, créant de toutes pièces les organisations et les personnalités pour le soutenir. La démarche entreprise par Simon-Pierre Beaudet nous permet de comprendre comment la laideur a bel et bien été politisée, mais dans le but d'en faire la promotion et d'étendre son emprise.
Dégradation du travail et production du laid
Pourrait-on construire des mouvements à l'inverse ? Est-il possible de bâtir une option politique contre le glauque ? John Bellamy Foster retrace méticuleusement le lien entre socialisme et écologie dans The Return of Nature. Il consacre trois chapitres de cet exercice imposant à William Morris. Ce socialiste du 19e siècle, considéré aujourd'hui comme le père du design, défendait que l'un des plus grands maux du capitalisme était d'avoir détruit l'art. Pas l'art des grands artistes (qu'il nomme l'art intellectuel), mais celui fait par les artisan·es et les travailleur·euses (l'art décoratif). Comme le monde est le produit du travail, sa beauté ou sa laideur résulte de l'attention qu'on met à produire des belles choses pour peupler notre quotidien.

Pour Morris, l'industrialisation et la recherche du profit ont détruit l'art décoratif, laissant nos vies chargées d'objets hideux pensés d'abord pour être vendus. Figure immensément populaire de son époque, Morris défend que la production du laid est pénible et dégradante pour les travailleur·euses. Elle les prive de leur capacité de création, d'offrir leur propre contribution au monde qui les entoure.
Morris réussissait alors à établir une connexion importante : le moche n'était plus un monde donné et déjà-là qu'il nous faudrait adopter ou rejeter, mais le produit de notre activité. Cette activité, la production du laid, pouvait être l'objet d'une critique, d'une mobilisation et d'un changement.
Dépourvue de cette connexion, la critique actuelle des disgrâces de nos quotidiens passe pour snob et méprisante ou pour un souci bourgeois sans lien avec la vie des gens. Si on dit que les banlieues sont hideuses, on nous reproche de blâmer ceux et celles qui y vivent. De même, si on soutient que la logique du char transforme l'espace commun en immondice, on nous accuse d'être des esthètes qui n'ont pas de souci pour les obligations du quotidien. Rendre visible la connexion entre notre activité et l'horreur ambiante, est-ce encore possible aujourd'hui ? Probablement pas sous la forme que Morris proposait il y a plus d'un siècle. Les artisan·es en deuil de leur inventivité parce que poussé·es vers les chaînes de montage sont mort·es depuis longtemps dans les pays du Nord global…
Laideur pressée
L'impression de faire un travail vide de sens n'est pas partie avec eux pour autant. On a qu'à penser à ces bullshit jobs, notion qu'a popularisée le regretté David Graeber dans son essai choc, dont la traduction française a récemment été rééditée en format poche par Les liens qui libèrent. Occuper un emploi qui ne change rien et dont personne n'a vraiment besoin, brasser des papiers dans un bureau ou occuper une fonction de stricte surveillance ou d'approbation, c'est la manufacture de l'Occident d'aujourd'hui. Est-ce pour autant producteur de laideur ?
La fonction première du boulot inutile, c'est de prendre du temps, d'occuper la journée, nous dit Graeber. Le temps libre est trop dangereux pour l'ordre social dominant. Avec le travail qui bouffe le temps sans offrir de sens en retour, on veut pouvoir régler toutes les autres obligations rapidement pour trouver le sens perdu dans le loisir. Le transport, l'épicerie, la visite chez le dentiste ou le cours de danse des enfants : tout doit se faire vite. Cette volonté de gagner du temps parce qu'on perd une vaste part de nos vies dans une job inutile génère le désir d'autoroutes et de troisième lien.
Si on considère que le dépressionnisme est d'abord un mode de vie, alors la lutte contre le laid dépasse résolument la superficialité bourgeoise qui lève le nez sur les choses qui lui déplaisent. On nourrit cependant la critique mentionnée plus haut selon laquelle en attaquant le laid, on attaque les gens qui y vivent. En fait, on le fait d'autant plus quand on critique un certain « style de vie », la responsabilité de chacun étant mise en jeu, qu'on le veuille ou non.
* * *
Une voie de sortie serait probablement de répondre à la laideur par la beauté, de proposer plutôt que de critiquer. Il est bien possible, d'ailleurs, que nous ayons, à gauche, oublié de dire que le monde d'après le capitalisme générera de beaux lieux où vivre. Peut-être avons-nous de la difficulté à nous-mêmes les imaginer, ces lieux ? William Morris proposait une esthétique du socialisme, en avons-nous encore une ?
Illustration : Ramon Vitesse

Les temps sauvages

On pourrait dire de Mario Vargas Llosa ce que l'on a déjà fait remarquer à propos de Balzac. L'écrivain, chez lui, écrit contre l'homme politique, son idéologie et ses convictions. Démocrate libéral, partisan du libre marché, il écrit des romans inspirés par une vision du monde critique qui fait voir le vrai visage des dictatures. En cela, ils s'avèrent objectivement progressistes, ce qui constitue un étonnant paradoxe.
C'était déjà le cas dans La fête au Bouc, portrait impitoyable du dictateur Trujillo et de son règne de terreur sur la République dominicaine. C'est aussi éminemment le cas de son dernier roman, Temps sauvages, axé sur l'épisode du renversement en 1954 du président du Guatemala Jacobo Arbenz sous la double pression de la CIA et de la United Fruit.
La partie proprement fictionnelle du roman est encadrée par un prologue, intitulé « avant », et suivie par une sorte de témoignage, intitulé pour sa part « après ». Dans l'avant, Llosa rappelle les circonstances historiques de l'affaire Arbenz, dans l'après, les leçons que l'on peut en tirer.
La « Pieuvre »
Le Guatemala est jusqu'en 1944 une dictature typique de l'Amérique latine. Elle est la propriété de caciques qui la dominent et l'exploitent au profit de l'oligarchie qu'ils incarnent. En octobre 1944, une junte militaire progressiste renverse la dictature et organise des élections qui installent un régime démocratique sous la présidence de Juan José Arévalo qui se réclame d'un « socialisme spirituel » et dont le ministre de la guerre est Jacobo Arbenz. Ce dernier deviendra par la suite président dans le tournant des années 1950 au terme d'élections démocratiques qui le portent au pouvoir.
Ce processus de révolution démocratique ne fait guère l'affaire des partis de droite, des oligarques locaux et de leurs alliés et protecteurs américains, dont la toute puissante United Fruit, surnommée la « Pieuvre », qui contrôle le commerce des fruits et légumes à sa guise, sans régulation d'aucune sorte de l'État.
Elle est dirigée par un habile affairiste, Sam Zemurray, assisté d'un spécialiste des relations publiques, Edward L. Bernays, un idéologue et auteur d'un ouvrage célèbre, Propaganda, publié en 1928, qui a fait de ce type d'information falsifiée la clef du pouvoir moderne. L'association de cet intellectuel et de cet homme d'action assurera l'assise de la multinationale qui sévit alors dans une large partie de l'Amérique latine. Bernays, particulièrement futé, a bien compris que le véritable pouvoir ne réside pas dans les institutions visibles de la démocratie mais se retrouve dans les mains d'une élite souterraine qui contrôle les moyens d'information modernes.
Au cœur du processus démocratique activé par Arbenz, on trouve un ambitieux projet de réforme agraire, élaboré en 1952, visant entre autres à assurer le droit de syndicalisation aux paysan·nes salarié·es et à favoriser leur accès à la propriété. Le projet est toutefois modéré, prudent, il tient compte de la présence et de l'omnipotence de la Pieuvre qu'il ne vise pas à nationaliser et dont il ne menace pas directement les intérêts, se contentant de la placer dans une situation de concurrence qu'elle considère comme une dépossession et qui la rend furieuse.
Pour Arbenz et son régime, il s'agit donc d'une mesure démocratique, qui vise à rendre les citoyen·nes du Guatemala davantage prospères dans le cadre d'une société juste et libre. Pour la Pieuvre, il s'agit au contraire d'une menace communiste, cet épouvantail qui énerve les Américains et les élites locales et que brandissent avec démagogie les journaux tant américains que guatemaltèques, dans une intense campagne politique contre un projet qui était pour ses promoteurs la clef indispensable pour assurer un développement social et politique harmonieux du pays. Sous couvert d'une lutte contre le communisme, on livre alors au régime une lutte contre la démocratie qui serait contraire aux intérêts bien compris de la Pieuvre. La loi agraire sera finalement adoptée en juin 1952, mais elle marque du coup le début d'une lutte à finir contre Arbenz et mènera au coup d'État qui le forcera à démissionner en 1954.
De l'Histoire à la fiction
Ce prologue constitue la face officielle, extérieure, visible d'un conflit qui cache l'envers souterrain, la petite histoire, celle des irrégulier·ères qui en activent les ficelles en coulisse et qui la déterminent en secret. C'est le domaine propre du romanesque qui se profile derrière le canevas officiel.

On peut ainsi distinguer deux lignes principales dans le récit. La première, intimiste, s'organise autour d'une figure de femme, Martita, fille d'une famille bourgeoise qui connaîtra, après un mariage forcé avec un ami de son père, une ascension qui la conduira jusqu'au pouvoir suprême en tant que maîtresse de Castillo Armas, président de la République et chef de junte militaire ayant remplacé Arbenz au pouvoir. La seconde, secrète, est celle des hommes de main, policiers, agents troubles qui s'agitent dans l'ombre et infléchissent, parfois pour une part non négligeable, l'Histoire officielle. Ces deux lignes se recoupent à l'occasion comme elles croisent les événements du monde visible.
L'histoire qui s'organise autour de Martita n'est pas très développée. Elle est greffée sur le destin d'un ami de sa famille, Efren Ardiles, un médecin des pauvres, un réfractaire, opposant aux régimes militaires et par la suite au nouveau régime démocratique qui se met en place : c'est lui qui incarne une certaine gauche dans le pays, moraliste et guère efficace. Comme amant, il ne comble pas Martita, qui le quitte et, après quelques aventures sans lendemain, devient la maîtresse quasi officielle de Castillo Armas avant de finir sa vie aux USA comme journaliste de droite très connue et populaire.
L'histoire des irréguliers se structure autour de deux personnages louches : le colonel Enrique et un mystérieux individu surnommé « le dominicain » dont on apprendra, en cours de récit, qu'il s'agit de l'homme de main de Trujillo, Johnny Abbès Garcia. Chef de la sécurité intérieure dominicaine, personnage très haut en couleurs dans le roman et acteur important dans la vie réelle, il terminera sa carrière d'intrigant en Haïti où il sera selon toute vraisemblance assassiné. Ce récit, qui est constitué de nombreux courts chapitres, le plus souvent en forme de dialogues, de conciliabules de malfaiteurs, interfère régulièrement avec les autres lignes du roman auxquelles il sert en quelque sorte de contrepoint. Il est axé sur un projet de complot contre Castillo Armas, dont il s'agit maintenant de se débarrasser en se servant de Martita comme intermédiaire à circonvenir.
Ce projet, par ailleurs, prend place après la chute d'Arbenz, Mario Vargas Llosa semblant trouver plaisir à brouiller la temporalité du récit tout en montrant comment la réalité évolue après cet épisode décisif tant pour le Guatemala que pour l'Amérique latine dans son ensemble.
Leçons de l'Histoire
Dans sa postface, ou ce qui en tient lieu, l'écrivain conclut de l'échec d'Arbenz : 1 – que Cuba a décidé, au vu de l'expérience du président quatemaltèque, qu'il fallait liquider l'armée pour s'assurer du contrôle de la Révolution ; 2 – qu'il fallait, pour que cette Révolution cubaine s'établisse et résiste aux interférences américaine, tisser une alliance avec l'Union soviétique ; 3 – que l'histoire de Cuba aurait pu être différente si les États-Unis avaient accepté l'expérience d'Arévalo et d'Arbenz ; 4 – et que « tout compte fait, l'intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d'années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l'Amérique latine. Les jeunes d'au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible, plus radical et tragique encore que celui de Jacobo Arbenz. »
C'est la dernière phrase du roman, dans laquelle on voit se pointer le nez de l'idéologue, le démocrate libéral qui s'oppose au socialisme perçu comme une chimère et à la lutte armée comprise comme une stratégie suicidaire. Mais cette leçon explicite n'invalide pas l'implicite, le jugement porté sur les idéologues et forces réactionnaires responsables de la liquidation du « rêve » d'Arbenz et des siens, rêve aussi beau que peut-être impossible, mais qu'il fallait tenter, et que Vargas Llosa célèbre comme écrivain derrière ses dénégations d'homme politique.
Temps sauvages, Mario Vargas Llosa, Gallimard, 2021, 382 p.

Illusions perdues, le journalisme au goût du jour

Le film Illusions perdues de Xavier Giannoli aborde de front la question du journalisme. Dans son adaptation du grand roman de Balzac, le cinéaste cherche à faire le pont entre les préoccupations d'hier et celles d'aujourd'hui.
Ce film est incontestablement un beau spectacle. Il offre tout ce qu'il faut pour séduire les personnes qui aiment le genre : reconstitution historique réussie, jeu convaincant des acteurs et actrices, scénario bien ficelé, décors et costumes éblouissants. Avec en prime une critique bien appuyée du milieu journalistique qui trouve des échos aujourd'hui.
Adapter au cinéma ce chef-d'œuvre de Balzac est bien sûr un défi considérable. Le roman foisonne de personnages. Son histoire s'inscrit dans un contexte social et politique complexe. Comme toujours, Balzac s'impose en tant que narrateur à la fois moraliste et cynique. Une adaptation d'un tel roman, ainsi que celle de toute œuvre volumineuse et marquante, exige au départ de faire des choix déchirants.
Ceux de Giannoli ont le mérite d'être clairs : le réalisateur a décidé de rendre Balzac actuel, de montrer comment les observations de l'auteur sont toujours justes aujourd'hui et nous aident à comprendre le monde moderne. Une sorte de Devoir de philo à grand déploiement. Quitte à tordre un peu le cou à l'œuvre originale et à détourner le propos pour le mettre au goût du jour.
Les scénaristes se sont permis une réécriture du roman, qui n'est plus celui de Balzac, mais celui d'un de ses personnages, Nathan, le narrateur dans le film (joué par Xavier Dolan). Ce personnage tisse des liens entre l'époque de Balzac et la nôtre en utilisant un vocabulaire parfois anachronique ; il nous explique certaines réalités de l'époque, comme s'il était un historien plutôt qu'un contemporain : il nous décrit, en de courtes parenthèses, le fonctionnement du journalisme, le chaos au Palais-Royal, grand lieu de débauche, la rivalité entre les théâtres du Boulevard du crime.
C'est le métier de journaliste qui obtient la plus grande attention du réalisateur. Celui-ci est expliqué en des termes qui résonnent clairement auprès des spectateurs d'aujourd'hui, mais qui sont absents de l'œuvre de Balzac. On nous parle de « fausses nouvelles », d'« actionnaires » en quête de profits, de vente de publicité dans les journaux.
Le portrait reste très négatif. Alors que dans le roman, la charge contre ce milieu est contrebalancée par un groupe de personnages aux aspirations élevées, le Cénacle, mené par l'écrivain d'Arthez, le film n'a rien pour atténuer ses attaques qui visent, dans un défoulement jouissif, tant le journalisme d'hier que celui d'aujourd'hui. Certes, les critiques de Balzac revues par Giannoli ont le mérite d'être parfois justes, dans une certaine mesure. Elles montrent comment le capitalisme (naissant à l'époque et persistant aujourd'hui), la cupidité et l'ambition rendent obsolète la recherche de vérité.
À ce portrait taillé grossièrement s'ajoutent quelques anachronismes volontaires conçus pour ajouter au plaisir : une citation d'Oscar Wilde ; une allusion à Emmanuel Macron (un personnage déplore qu'un banquier puisse devenir chef d'État) ; une situation improbable pour l'époque – le personnage principal, Lucien, un ambitieux fauché, devenant serveur dans un restaurant comme n'importe quel étudiant aujourd'hui.
Alors que le cinéaste ne craint pas d'ajouter quelques petites doses de cynisme, il choisit cependant de transformer en personnage romantique la première amante de Lucien, une aristocrate sérieusement écorchée par Balzac. Étrange choix.
À vouloir à tout prix rendre digeste cette histoire pour le public d'aujourd'hui, c'est la substance même de la pensée de Balzac qu'on perd en grande partie : une vision plus subtile des tiraillements entre le bien et le mal, une critique sociale plus incisive. Mais aussi sa verve, sa vision verticale de la société qui nous permet d'en saisir le plein foisonnement dans la confrontation des classes sociales et des intérêts politiques. Peut-être fallait-il assumer que le journalisme de l'époque ait de bonnes différences avec celui d'aujourd'hui, que ses pratiques et sa corruption, décrites par Balzac, échappent à la volonté de modernisation. S'en tenir de façon plus serrée à l'univers de l'écrivain, sans prendre le public par la main, aurait permis à celui-ci de tisser ses propres liens avec notre réalité, d'en tirer ses conclusions.
Cela dit, voyez tout de même Illusions perdues ! Le film de Giannoli reste d'une grande intelligence, un spectacle superbe, disais-je. Mais faites encore mieux, si vous avez le temps : abandonnez-vous à la lecture du roman.

Comment tout peut changer

Naomi Klein (avec Rebecca Steffof), Comment tout peut changer. Outils à l'usage de la jeunesse mobilisée pour la justice climatique et sociale, Lux, 2021, 318 pages. Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé
La militante et intellectuelle Naomi Klein nous fait une belle proposition avec son essai Comment tout peut changer, dédié à « la jeunesse mobilisée pour la justice climatique et sociale ». L'autrice précise d'ailleurs en avant-propos qu'elle a écrit « ce livre pour montrer qu'un changement pour le mieux est bel et bien possible ». Ce double désir de saluer la force d'engagement des jeunes tout en les instruisant des réalités du réchauffement planétaire traverse tout l'ouvrage. Ainsi, même si elle décrit sans détours les désastres naturels frappant désormais la planète, Klein met de l'avant des idées et des « outils » pour permettre un avenir légitime à toutes celles et à tous ceux qui sont préoccupé·es par les conséquences des changements climatiques. Même si l'autrice s'adresse ouvertement aux jeunes, tout le monde appréciera la clarté et la rigueur du propos, porté par une écriture limpide et inspirée (qu'on doit aussi au travail de son traducteur, Nicolas Calvé).
On peut y voir l'influence de sa collaboratrice Rebecca Steffof, connue aux États-Unis pour ses albums jeunesse sur la science, l'histoire et la géographie, à qui l'on doit la plupart des portraits inspirants de jeunes militant·es de tout horizon qui parsèment l'écrit.
Ainsi, dans la première partie de l'essai, intitulée « Où en sommes-nous ? », Klein donne d'emblée la parole aux jeunes : à Greta Thunberg bien entendu, mais aussi à certain·e·s des seize militant·e·s pour la justice climatique âgé·es de 8 à 17 ans et issu·e·s des cinq continents, qui ont intenté en 2019 une action en justice auprès des Nations Unies. Klein brosse ensuite un portrait détaillé et sans concession des conséquences du réchauffement climatique. Comme bien des crises, celle du climat affecte davantage les populations moins favorisées : le mouvement contre le réchauffement climatique s'avère donc un mouvement pour la justice sociale.
La deuxième partie de l'essai, « Comment en sommes-nous arrivés là ? », retrace les origines du charbon et des autres combustibles, en s'intéressant à la révolution industrielle et à ses conséquences sur le marché du travail jusqu'au consumérisme actuel. Klein en profite pour faire le récit du mouvement écologique et déploie un véritable talent de conteuse pour présenter Henry David Thoreau, Aldo Léopold ou Rachel Carson. Des exemples de résistances récentes bouclent cette section, dont celui de Bella Bella en Colombie-Britannique, où les 1500 habitant·es de la nation Heiltsuk se sont mobilisé·es, à l'initiative des jeunes de la communauté, pour empêcher avec succès la mise en branle du projet d'oléoduc Northern Gateway, qui menaçait les eaux dont dépend le village pour sa subsistance.
La dernière partie, « Et ensuite ? », critique les mesures popularisées récemment en réaction au réchauffement climatique (captage et stockage du carbone, bricolage planétaire, plantation d'arbres, etc.) en leur préférant un « green new deal ». Les revendications des jeunes, celles des peuples autochtones et celles des groupes organisés peuvent servir un programme de transition pour passer à une économie sans émissions, plus équitable, plus profitable pour tous et toutes.

Sommaire du numéro 98

Le numéro 98 et son dossier « Démasquer la réaction » seront lancés le 21 décembre prochain, à partir de 18h30, au bar Milton Park (3714 avenue du Parc, Montréal). Bienvenue à toutes et à tous !
Travail
Syndiquer Amazon : la nouvelle frontière ? / Thomas Collombat
Pour des négociations permanentes / Sébastien Adam
Culture numérique
Internet et la raison d'État / Entretien avec Félix Tréguer
Médias
Couverture médiatique à l'international au Québec : Le parent pauvre de l'information / Fonds québécois en journalisme international
Mémoire des luttes
La grève des fros, Abitibi 1934 / Alexis Lafleur-Paiement
Environnement
Rouyn-Noranda vs. Glencore : « Ça concerne tout le monde » / Gabrielle I. Falardeau
Pour la défense de nos espaces verts / Valérie Beauchamp
Plan fédéral de décarbonation de l'économie : Un échec annoncé / Colin Pratte
Politique municipale
Bruno Marchand et le piège de l'extrême centre / Jackie Smith
Regards féministes
Les œillères des Célèbres cinq / Kharoll-Ann Souffrant
Santé
COVID-19 : Individualisme et solidarité, une fausse opposition / Josiane Cossette et Julien Simard
Analyse du discours
L'anti-wokisme et ses intellectuel·les : Le cas de Nathalie Heinich / Samuel Vallée
Lobby : Halte aux dérapages / ATTAC-Québec
Mini-dossier : les justices transformatrice et réparatrice
Coordonné par Isabelle Bouchard, Arianne Des Rochers et Louise Nachet
La guérison par la justice transformatrice / Johanne Wendy Bariteau
Réparer le tissu social / Entretien avec Estelle Drouvin
Justice réparatrice et privilège de la blanchité / Jade Almeida
Justice hoodistique : Justice réparatrice par et pour les communautés noires / Nancy Zagbayou
Responsabilité, guérison et transformation / Will V. Bourgeois
Dossier : Démasquer la réaction
Coordonné par Nathalie Garceau, Philippe de Grosbois, Samuel-Élie Lesage et Alex Ross
Illustré par Alex Fatta
Les ruses de la réaction / Jean-Pierre Couture
Nation-anxiété / Samuel-Élie Lesage
Comment répondre au tweet de Kevin / Anne Archet
Il n'y a pas de discours anti-réactionnaire / Maxime Fortin-Archambault et Gabriel Lévesque-Toupin
Centre et réaction : Un tango funeste / Philippe de Grosbois
De la diversité libérale à la réaction anti-antiraciste / Entrevue avec Philippe Néméh-Nombré
La gauche transphobe, fer de lance de l'extrême droite / Judith Lefebvre
Les nouvelles tribunes du masculinisme / Nathalie Garceau
Usurpations identitaires : Autochtones à la place des Autochtones / Miriam Hatabi
De la Labatt bleue, pour tout le monde / Élisabeth Béfort-Doucet
L'antifascisme comme pratique quotidienne / Montréal Antifasciste
International
Université des mouvements sociaux à Paris : Le point sur les luttes sociales / Alice Galle et Ronald Cameron
Culture
Chevalier, Barbie… et Richelieu : Le cinéma des bonnes intentions / Claude Vaillancourt
Recensions
À tout prendre ! / Ramon Vitesse
Couverture : Alex Fatta

Démasquer la réaction

Le numéro 98 et son dossier « Démasquer la réaction » seront lancés le 21 décembre prochain, à partir de 18h30, au bar Milton Park (3714 avenue du Parc, Montréal). Bienvenue à toutes et à tous !
Quand les drag queens dans les bibliothèques et l'éducation à la sexualité dans les écoles sont attaquées par des « familles inquiètes » ; quand des mobilisations antiracistes historiques subissent la riposte de politiciens et de commentateurs soucieux de préserver l'ordre et la culture ; quand la généralisation du discours féministe dans l'espace public a pour corollaire une remontée du masculinisme le plus crasse ; quand les luttes autochtones rencontrent l'obstination de ceux qui s'affirment plus résolument que jamais chez eux – alors il semble tout indiqué de parler d'un backlash, d'une véritable vague réactionnaire qui se dresse devant des mouvements sociaux gagnant en confiance et en visibilité.
La réaction n'est pas n'importe quelle droite : c'en est une qui répond – par la négative et avec violence – aux exigences croissantes de justice qui émergent en période de crise. Pour la saisir, il faut donc voir ce qui la rapproche et ce qui la distingue du simple conservatisme, du néolibéralisme ordinaire ou du fascisme abouti. Il faut aussi s'atteler à comprendre la conjoncture d'instabilité et de tensions qui appelle ce durcissement des rappels à l'ordre : notre système économique et politique n'allant plus de soi, il devient nécessaire d'identifier des boucs émissaires pour détourner l'attention. Enfin, on ne saurait comprendre le moindrement la réaction sans reconnaître qu'elle est aussi le versant négatif d'une montée en puissance, même minime, de celleux qui luttent pour leurs droits.
Reste que sous ses multiples visages, la réaction demeure fuyante : il est parfois pénible de convaincre les sceptiques qu'on fait bel et bien face à une menace dramatique pour toutes les personnes qui croient un tant soit peu en l'égalité. C'est que les réactionnaires sont passés maîtres dans l'art du demi-mot, du double sens et de la langue de bois. Ils aiment se faire passer pour de simples modérés « qui soulèvent des questions légitimes », voire pour les authentiques héritier·ères de la subversion et des combats historiques d'une gauche aujourd'hui dégénérée. Mais c'est justement là qu'il devient impératif d'appeler un chat un chat.
De là, cependant, le plus dur reste à faire. Il s'agit de faire face à la tempête pour espérer non seulement lui résister, mais plus encore renverser la vapeur et faire que la justice et l'égalité ressortent plus fortes. Après tout, l'ordre fragilisé que la réaction veut préserver par la crispation peut aussi offrir des occasions uniques de bouleversements favorables. Encore faut-il savoir les saisir, ce qui exige une capacité d'organisation et une intelligence stratégique. Or, force est d'admettre que si les remous de nos mouvements de libération peuvent susciter l'inquiétude de la réaction, celle-ci peut compter sur une redoutable force de frappe, tandis que nous n'avons sans doute pas encore la solidité qui permettrait d'en triompher. Nous devons affiner nos discours et nos méthodes, observer l'adversaire pour comprendre ses ruses, mais sans nous laisser imposer un terrain et des règles qui nous seraient défavorables.
Ce dossier veut, modestement, contribuer à cette lutte qui ne peut que continuer. Encore une fois
Dossier coordonné par Nathalie Garceau, Philippe de Grosbois, Samuel-Élie Lesage et Alex Ross
Illustré par Alex Fatta
Avec des contributions de Anne Archet, Élisabeth Béfort-Doucet, Jean-Pierre Couture, Philippe de Grosbois, Maxime Fortin-Archambault, Nathalie Garceau, Miriam Hatabi, Judith Lefebvre, Samuel-Élie Lesage, Gabriel Lévesque-Toupin, Montréal antifasciste et Philippe Néméh-Nombré.
Illustration : Alex Fatta

Pour la survie des services publics

Le numéro 98 et son dossier « Démasquer la réaction » seront lancés le 21 décembre prochain, à partir de 18h30, au bar Milton Park (3714 avenue du Parc, Montréal). Bienvenue à toutes et à tous !
Les difficiles négociations entre le gouvernement et les travailleurs et travailleuses des secteurs public et parapublic du Québec révèlent des enjeux qui vont bien au-delà de relations de travail entre patrons et salarié·es. Ces négociations se font alors que les services publics subissent une importante dégradation, notamment dans le domaine de la santé et de l'éducation.
Les médias le mentionnent régulièrement, nos services publics font face à des problèmes multiples : rareté de main-d'œuvre, manque d'attractivité, conditions de travail difficiles, tâches épuisantes, salaires insuffisants, managérialisation de l'administration des services, incapacité de fournir des services minimaux dont la population a grandement besoin. Tout cela crée un mouvement de spirale vers le bas. Devant le peu d'attention qu'on leur accorde, les services offerts ne peuvent que devenir moins efficaces.
Pourtant, ceux-ci nous semblent plus importants que jamais. Les années d'austérité budgétaire ont montré à quel point leur affaiblissement affecte la population dans ce qui lui est le plus indispensable : la capacité de bien se soigner, de recevoir une éducation de qualité, de répondre aux besoins des personnes marginalisées. La pandémie de COVID-19 a révélé que sans les employé·es de l'État qui ont tenu le fort envers et contre tout, nous n'aurions peut-être pas tenu le coup, en tant que société.
L'attitude du gouvernement du Québec est carrément méprisante pour celles et ceux qui accomplissent ce travail primordial. La CAQ semble très bien intégrer l'idée que tous les individus n'ont pas la même valeur et que certains doivent recevoir de très hauts salaires. Les député·es (avec leur hausse de 30 %), les médecins spécialistes, les entrepreneurs méritent, semble-t-il, ces revenus exceptionnels qui séparent de plus en plus le 1 % des plus riches du reste de la population. Mais celles et ceux qui tiennent en main ce que l'État offre de mieux, qui donnent des services essentiels, peuvent toujours se contenter de beaucoup moins et se débrouiller avec des conditions de travail insatisfaisantes.
Tout cela alors qu'il est de plus en plus difficile de bien gagner sa vie, avec une forte inflation, des loyers de plus en plus inabordables, de fins de mois particulièrement difficiles à boucler. Certes, le gouvernement Legault nous a offert de belles baisses d'impôts, pour lutter contre l'inflation, dit-il. Mais ces dernières ont surtout comme conséquence de réduire le budget de l'État et de rendre encore plus difficile le bon coup de pouce financier dont toute la fonction publique a grandement besoin. En outre, elles ne « profiteront » qu'aux contribuables les plus fortuné·es.
L'extraordinaire mobilisation des syndiqué·es montre bien à quel point leur lutte est essentielle. La grande manifestation du 23 septembre, les votes massifs en faveur de la grève et la solidarité entre les centrales et fédérations syndicales sont des signes évidents d'un attachement à un modèle social qui a fait ses preuves. Le gouvernement semble prêt à le sacrifier, ce modèle, par économies de bouts de chandelle, par ignorance, par son grand attachement à la classe des plus riches.
À À bâbord !, nous soutenons sans réserve le mouvement syndical des salarié·es des secteurs public et parapublic ainsi que le modèle social que celui-ci défend. Nos services publics peuvent et doivent être améliorés : meilleur financement, amélioration des conditions de travail, démocratisation et décentralisation de leur gestion, et les revendications des syndiqué·es s'inscrivent dans cette optique. Mais les négliger, comme le fait actuellement le gouvernement Legault, revient à agir comme un pompier pyromane et à développer considérablement les inégalités sociales.
Dans son immense lucidité, François Legault a attribué sa défaite électorale dans le comté de Jean-Talon à son reniement de la promesse d'un troisième lien à Québec. Aveuglement volontaire, stratégie de diversion ou étroitesse d'esprit ? Peu importe, le propos était offensant. Son refus clair de bien comprendre la situation que vivent tant de Québécois·es révèle à quel point cette administration est de plus en plus inapte à gouverner pour l'ensemble de la population.

Maxiplotte

Julie Doucet, Maxiplotte, L'association, 2021, 400 pages.
Julie Doucet constitue sans contredit –, surtout si on se donne la peine de parcourir ses planches grouillantes de détails inusités et de clins d'œil – une figure vertigineuse de la BD underground québécoise, mais aussi internationale – cette réédition française de son œuvre l'affirme haut et fort, tout comme le Grand Prix du festival de la BD d'Angoulême, qu'elle a reçu en mars.
Pour mieux situer cette œuvre féministe – c'est-à-dire qui affirme et qui porte des propos partisans liés au sexe féminin – il faut revenir fin 1980, quand Julie Doucet se lance en autoéditant à la photocopieuse les premiers cinquante exemplaires de son fanzine coup de poing Dirty Plotte, bien en phase avec le mouvement Riot Girrrls. Plotte pour vulve, mais aussi pour répliquer à ce terme péjoratif aussi employé pour femme.
Dans ses comics, l'autrice se met en scène de façon autobiographique – nouveau pour l'époque – non sans négliger l'aspect débridé des rêves, qui sont un matériau de choix pour elle. D'aucuns dénonceront une provocation crue, indécente, exhibitionniste et un chouia délirante. Doucet, réputée timide, a tout simplement joué la carte de la licence subversive dans la mesure où, atteignant à l'origine un public ultra confidentiel, il n'y avait pas lieu de se limiter. Découvrir ou replonger dans ces pages, le plus souvent en un radical noir et blanc, nous ramène devant les tampons, pénis et autres menstruations qui frappent l'imagination.
Ce (très) beau livre avec un dos toilé orange vif est conçu, sur le plan éditorial et artistique, par Jean-Christophe Menu, lui-même auteur, fan de la première heure et membre fondateur de L'Association, qui a été parmi les tout premiers éditeurs à publier Julie Doucet. (Au Québec, juste avant, c'est Chris Oliveiros qui en avait fait son tout premier livre lié à la revue Drawn & Quarterly.) Ce pavé de quatre cents pages couvre la quasi-intégralité de la douzaine de numéros de Dirty Plotte (1990-1998), Ciboire de criss !, Monkey & the Living Dead ainsi que plusieurs BD inédites, de très bonnes interviews et des extraits du journal manuscrit de Doucet. Manquent seulement ses livres de collages plus récents, publiés chez L'Oie de Cravan.
On retiendra également la dédicace aux « fabricatrices de fanzines et, plus spécialement à Geneviève Castrée » – une Québécoise trop tôt disparue qui s'inspirait de Doucet…