Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Apprendre à nous écrire

9 août 2024, par Isabelle Bouchard, Magali Guilbault Fitzbay — , , , ,
Le guide de politique et d'écriture inclusive Apprendre à nous écrire, paru en mai 2021, est le fruit du travail commun de Les 3 sex et de Club Sexu, deux organismes féministes (…)

Le guide de politique et d'écriture inclusive Apprendre à nous écrire, paru en mai 2021, est le fruit du travail commun de Les 3 sex et de Club Sexu, deux organismes féministes engagés dans la lutte pour les droits sexuels. Pourquoi un tel guide ?

Propos recueillis par Isabelle Bouchard

À bâbord ! : Qu'est-ce qui a motivé vos deux organisations à produire un tel guide ?

Magali Guilbault Fitzbay : Lorsque j'ai été élue à la vice-présidence de Les 3 sex*, j'ai fait mienne la tâche de créer notre politique d'écriture inclusive qui était déjà sur notre to-do list, afin d'uniformiser nos rédactions. Alors que j'étais rendue à un certain point du travail, le Club Sexu est devenu notre coloc de bureau et a apporté tout l'aspect graphique et design au projet. Nous sommes deux organismes féministes en santé sexuelle avec une vision de sexualité positive, on allait clairement se rejoindre sur ce terrain-là ! Notre but était de rendre accessible notre politique d'écriture inclusive en toute transparence, pour inciter d'autres organismes à faire le pas et promouvoir l'écriture inclusive en ce qui a trait au genre dans toute l'étendue de son usage. Nous souhaitions mettre de l'avant une vision de l'écriture inclusive qui parle de la pluralité des genres, qui détrompe l'idée qu'écrire de manière inclusive, c'est compliqué et ça alourdit le texte. J'ai donc travaillé à une division et une priorisation en trois types qui résonnaient avec nos valeurs, notre lectorat et nos types de texte.

Même s'il y a plusieurs guides qui circulent, ils sont souvent très petits, avec trop peu d'exemples et beaucoup trop n'abordent pas les doublets tronqués. On voulait essayer de présenter les principales pratiques, en présentant les inconvénients et les avantages de chacune des pratiques, pour pouvoir faire un choix éclairé sur leur utilisation. On a voulu aussi démystifier plusieurs conceptions liées à la langue. Mes études en linguistique et mon intérêt pour les études de genre ont été essentielles pour l'écriture de ce guide.

ÀB ! : Qu'est-ce que nous apprend le titre du guide Apprendre à nous écrire ? Qui est-ce « nous » ?

M. G.-F. : Ça m'oblige à être philosophe. Je ne crois pas que je peux décider qui est dans ce nous, mais que ça désigne plutôt tout le monde qui se sent faire partie de ce nous. C'est un nous qui veut être visibilisé, c'est sûr. Alors ça désigne les personnes de la diversité de genre qui se battent pour la reconnaissance de leurs droits. Mais je crois que c'est aussi un nous inclusif au sens large. Avec l'écriture inclusive, on effectue un travail de sensibilisation duquel tout le monde doit faire partie. Si on souhaite que les personnes non binaires, les personnes de la diversité de genre soient incluses dans la société, il y a un travail de sensibilisation qui doit être fait au sein de la société entière. En ce sens, et avec la vision de l'écriture inclusive présente dans Apprendre à nous écrire, l'écriture inclusive est pour tout le monde.

ÀB ! : À qui s'adressent vos formations d'écriture inclusive ? En général, quels types d'organisations ou d'individus y participent ?

M. G.-F. : Les premières répondantes à notre démarchage ont été les agences de communication. Depuis, c'est plutôt diversifié : milieu communautaire, milieu de la culture, milieu entrepreneurial, quelques collectifs militants, et pour les formations publiques, c'est encore plus diversifié ! Évidemment, la majorité vient de Montréal, mais on a de plus en plus d'organisations de diverses régions du Québec, même parfois du Nouveau-Brunswick. Il est notable que les gens sont soucieux de leur façon d'écrire et de communiquer. Il y a beaucoup de questions liées à la langue, à la grammaire, aux enjeux de genre. On a donc conçu la formation de manière à rester très proche du guide, mais en ajoutant des notions sur l'identité de genre, on aborde le biais de parler du masculin comme d'un genre neutre, les exceptions dans les doublets tronquées, etc. Les participant·es ont souvent comme but d'instaurer une politique d'écriture inclusive au sein de leur milieu de travail ou simplement de l'utiliser de façon personnelle, c'est encourageant.

ÀB ! : Quelles idées ou perceptions vos formations d'écriture inclusive tentent-elles de démystifier ?

M. G.-F. : Honnêtement, on essaie de couvrir beaucoup de stock en 90 minutes et je pense qu'on fait bien ça ! On introduit l'écriture inclusive comme un concept lié à la théorie du genre, ce qui la différencie de la féminisation qui est courante depuis des décennies au Québec. On déboulonne plusieurs mythes sur l'écriture inclusive qui mène à sa dévalorisation, notamment le fait que l'écriture inclusive, c'est compliqué ou ça alourdit le texte, ou le fait que le masculin joue le rôle du « genre neutre » en français. La langue est politique, ce qui soulève plusieurs enjeux, notamment le rôle et l'opinion des institutions langagières. Je crois qu'à parler d'écriture inclusive, il faut également soulever les enjeux de lecture et d'accessibilité, qui est un sujet sur lequel il y a beaucoup d'idées reçues.

ÀB ! : Vous divisez la pratique de l'écriture inclusive en trois types. Quels sont-ils ? Dans quel contexte proposez-vous d'utiliser chacun ?

M. G.-F. : Chacun des types s'impose un peu de lui-même. L'écriture épicène est tout indiquée pour parler de plusieurs personnes et pour avoir une écriture légèrement plus impersonnelle, avec des mots comme direction, équipe, spécialiste.

Pour sa part, la féminisation permet la visibilisation des formes féminines comme autrice, réviseuse (tous deux nouvellement acceptés, alors que le premier a existé durant des siècles et que les deux respectent les règles morphologiques du français) et la créativité des formes qui s'accordent en genre, notamment avec les doublets tronqués comme chercheur·es ou directeur·trices.

Finalement, l'écriture non binaire met de l'avant les néologismes pour les personnes ne se reconnaissant pas dans la binarité de genre ou dans les formules toutes faites. Diviser l'écriture inclusive en trois types nous éloigne de son association systématique au point médian qui est souvent faite, à la fameuse « déformation » de la langue, puisqu'on voit qu'il y a plusieurs façons d'appliquer l'écriture inclusive. Ultimement, ce que nous recommandons, c'est de s'adapter au lectorat cible et au type de texte, et de jumeler les techniques afin de profiter des avantages de chacune des techniques.

ÀB ! : Quels sont vos souhaits pour l'avenir du langage inclusif ?

M. G.-F. : Je crois qu'il faut une plus grande sensibilisation aux enjeux de genre et à la langue, qui sont tous deux des enjeux politiques qui se rejoignent dans l'écriture inclusive. Je souhaiterais également qu'on se questionne sur le sens de cet adjectif, inclusif. Dans une perspective de féminisme intersectionnel, on veut aussi questionner l'accessibilité, le classisme et le racisme véhiculés dans la communication. C'est quelque chose à quoi je réfléchis beaucoup.

Magali Guilbault Fitzbay est conseillère linguistique et formatrice en écriture inclusive chez Les 3 sex.

Illustration : Elisabeth Doyon

Toponymie autochtone : la racine des cultures

De plus en plus, nous sommes exposé·es à l'art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du (…)

De plus en plus, nous sommes exposé·es à l'art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du Québec pour réaliser que nous y sommes exposé·es depuis longtemps à travers la toponymie du territoire.

Dans sa plus simple expression, la toponymie est la façon dont nous nommons le territoire. En outre, la toponymie est la façon qu'ont les peuples de se lier au territoire et d'y créer un attachement. Les noms de provinces, de régions, de villes, de rues ou encore de parcs sont tous des exemples de toponymes. Ainsi, lorsque nous parlons de la ville de Montréal, nous savons à quel territoire nous faisons référence. La toponymie nous entoure à tel point que nous l'employons souvent sans même y réfléchir.

Pourtant, elle porte un bagage important de notre histoire et de nos connaissances. Par exemple, tout près de chez moi dans la région d'Abitibi-Témiscamingue coule la rivière Kinojévis. Ce toponyme fait référence au mot « kinoje » de l'anicinabemowin, la langue parlée par la Nation Anicinabe, qui signifie « brochet ». Qui plus est, le toponyme « Abitibi-Témiscamingue » est lui-même une adaptation de toponymes d'origine anicinabe, signifiant approximativement « là où les eaux se séparent » et « lac profond ». À travers ce bagage transparaissent donc les relations que nous entretenons avec les peuples autochtones. Dans toutes les régions du Québec, des toponymes autochtones sont devenus « nos » toponymes, c'est-à-dire ceux de la majorité allochtone, et ce, souvent à notre insu.

Toponymie et colonialisme

Lorsque nous parlons de toponymie autochtone, nous référons aux noms qui représentent le territoire selon les peuples autochtones. Si elle est souvent tenue pour acquise par le peuple québécois, la toponymie est néanmoins un enjeu majeur pour toutes les nations autochtones dans leurs efforts de valorisation et d'enracinement de leurs cultures.

À petite ou grande échelle, l'entièreté du territoire québécois a d'abord été décrit par les nations qui y ont vécu pendant des millénaires. Ces nations avaient un nom pour chaque ruisseau, chaque lac et chaque parcelle de territoire qu'elles fréquentaient. Inévitablement, l'appropriation du territoire par le peuple colonisateur passe également par la façon de le nommer, et bon nombre des toponymes autochtones ont été écartés et remplacés par des toponymes propres au peuple colonisateur. Ce processus d'appropriation a contribué à créer une distance entre les peuples autochtones et leur territoire : difficile de se sentir chez soi lorsque notre territoire porte désormais le nom de d'autres. Il en est de même pour les toponymes autochtones qui ont été réappropriés par le peuple québécois, qui sont trop souvent employés sans connaître leur signification ou leur origine.

Le remplacement progressif des toponymes autochtones par des toponymes francophones a également changé la façon dont le territoire est perçu. Dans la tradition non autochtone québécoise, les territoires sont souvent nommés en l'honneur de personnes marquantes, symboliques ou représentatives de la colonisation et de la religion. Pensons à la panoplie de noms de villes et villages débutant par « Saint » ou « Sainte ». Bien souvent, ces personnages historiques n'ont aucun véritable lien avec le territoire qui porte leur nom. Un bon exemple est le nom du lac près duquel j'ai grandi, à Rouyn-Noranda. Il est nommé « lac Dufault » en l'honneur de Sergius Dufault, sous-ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries au moment de la création de la ville en 1926. Rien ne rattache ce toponyme au lac : n'importe quel autre lac aurait pu s'appeler ainsi. Il s'agit cependant d'une symbolique coloniale forte qui met en valeur l'un des artisans du développement des régions ressources au Québec.

La toponymie autochtone est bien différente. Les langues autochtones sont généralement plus descriptives du territoire, ce qui se reflète dans leur toponymie. Sans vouloir généraliser, la plupart des toponymes autochtones sont ancrés dans la description du territoire ou encore dans la relation des personnes envers le territoire. D'une certaine façon, c'est le territoire qui se nomme lui-même. Pour revenir à l'exemple du Lac Dufault, la comparaison est frappante. En anicinabemowin, le lac porte le nom de Natapigik Sagahigan, ce qui se traduit très approximativement par « le lac où l'on chasse le buffle ». Ce toponyme, qui tire son origine de la pratique de la chasse sur le territoire, est porteur de différents savoirs. Il contient une preuve de l'occupation du territoire, un savoir sur les pratiques de chasse traditionnelles en plus d'identifier précisément le lieu. Alors, lorsque les toponymes autochtones sont remplacés par des toponymes en français, ce ne sont pas seulement les noms qui disparaissent, mais également une partie importante des connaissances reliées au territoire.

En plus de la description du territoire et des activités traditionnelles qui y sont associées, les toponymes autochtones peuvent témoigner des échanges ayant eu lieu entre les nations. Par exemple, le territoire des Atikamekw Nehirowisiwok contient certains toponymes d'origine anicinabe et innue, deux Premières Nations voisines, ce qui témoigne des échanges entre elles et de la manière dont se partageait le territoire. Les toponymes autochtones contiennent également des connaissances significatives sur le langage : ils sont une sorte de dictionnaire du territoire à travers lequel les mots peuvent perdurer. Le remplacement des toponymes autochtones par des toponymes francophones signifie que des mots ont pu être perdus, affaiblissant ainsi l'usage des différentes langues autochtones sur le territoire.

Valoriser les toponymes autochtones

L'affirmation des cultures autochtones ainsi que la réappropriation du territoire passe nécessairement par une réaffirmation des toponymes autochtones. Même si des toponymes francophones ont été superposés aux toponymes autochtones sur l'ensemble du territoire québécois, ils ne sont pas pour autant effacés. Les toponymes autochtones peuvent être remis de l'avant et se perpétuer de plusieurs façons. La plus importante est sans contredit par la diffusion au sein des communautés des savoirs que portent les Ainé·es. Selon ceux et celles-ci, encourager les jeunes à interagir avec les porteurs·euses de savoirs est le meilleur moyen pour que s'opère une véritable réappropriation des toponymes et des connaissances territoriales qui y sont rattachées. La tâche n'est cependant pas toujours évidente en raison des brisures intergénérationnelles dues aux nombreuses tentatives d'assimilation coloniale.

Si les peuples autochtones le souhaitent, il est également possible de valoriser les toponymes autochtones à partir d'une étroite collaboration avec les peuples allochtones au niveau de la cartographie. À chaque moment d'expansion coloniale dans l'histoire du Québec, les cartographes travaillant sur les « nouveaux » territoires se sont servi des informations recueillies chez les nations autochtones qui les occupaient déjà. Que ce soit avec les premiers colons de Nouvelle-France au 16e siècle ou encore avec l'exploration de territoires comme l'Abitibi-Témiscamingue au tournant du 20e siècle, les premières cartes de l'arrivée des colons sur un territoire portent souvent des toponymes autochtones. En travaillant à partir de ces cartes (souvent consignées au sein d'institutions gouvernementales québécoises et canadiennes), il est possible de redécouvrir une panoplie de savoirs autochtones reliés au territoire.

Par et pour les Autochtones

Cet article se veut une très brève introduction à l'importance de la toponymie dans la valorisation des cultures et savoirs autochtones. Il est important de mentionner que ce travail doit être réalisé par les personnes et les communautés autochtones pour elles-mêmes. Si elles ne sont pas dirigées par les celles-ci, les démarches risquent de reproduire un comportement colonial. En retour, les personnes allochtones sont invitées à prendre connaissance des toponymes autochtones qui les entourent, de découvrir leur origine et de comprendre leur signification. Cet effort permet une ouverture sur l'importance que revêt la toponymie pour les peuples autochtones dans leurs démarches d'affirmation.

Adam Archambault est doctorant en relations territoriales autochtones à l'UQAT.

Illustration : Elisabeth Doyon

POUR ALLER PLUS LOIN

La Commission de toponymie du Québec qui a déjà répertorié un important nombre de toponymes autochtones partout sur le territoire et est accessible en ligne à l'adresse suivante : https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/toponymie-autochtone/liste-noms-autochtones-traditionnels/variantes-traditionnelles-autochtones.aspx

Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones

Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie (…)

Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie politique en français que dans les langues autochtones.

L'Inuk Mary Simon est la première autochtone à occuper la fonction de gouverneure générale du Canada. Son installation a été vue comme une grande victoire par plusieurs personnes, autochtones comme allochtones. Un aspect de sa candidature est toutefois venu assombrir cette bonne nouvelle : la nouvelle gouverneure générale ne parlait pas un mot de français. Ce n'est certes pas la première fois que cela arrive : l'unilinguisme était plutôt la norme dans ce genre de nomination. La particularité ici est que la personne désignée par le premier ministre est bilingue, mais son autre langue, l'inuktitut, est une langue autochtone.

Si on a retenu que plusieurs dénonçaient ce retour en arrière, on a moins remarqué le discours sur la traduction qui a circulé. On a notamment dit que ce bilinguisme sans français était « a great job opportuny », évidemment pour les traducteurs et traductrices vers le français. Dans tous les cas, on peut remarquer au moins une autre chose : jamais, dans presque tous les tweets que j'ai pu lire, on ne puisse imaginer que la traduction se fasse d'une langue autochtone vers l'anglais. Il est clair ici que la gouverneure générale parlera d'abord anglais, puis inuktitut [1]. Elle pourra ensuite être traduite (de l'anglais on imagine) vers le français. Jamais on ne suppose, en fait, que la langue source de sa fonction soit l'inuktitut.

L'anglonormativité

Au moment du remplacement de la juge en chef Beverley McLachlin en 2017, on avait proposé de supprimer l'exigence du bilinguisme pour favoriser une candidature autochtone. Dans un article publié dans Options politiques, Maxime St-Hilaire, Alexis Wawanoloath, Stéphanie Chouinard et Marc-Antoine Gervais dénoncent cette proposition qui se présente comme une ouverture à un nouveau bilinguisme où la deuxième langue ne soit pas une des langues officielles :

« Supposons ainsi une avocate attikamekw réputée, qui parlerait aussi le français et l'anishinaabe : elle n'aurait aujourd'hui aucune chance d'accéder à la magistrature de la [Cour suprême du Canada]. Autrement dit, en réalité, supprimer cette exigence de bilinguisme (une connaissance passive du français ou de l'anglais langue seconde) consacrerait l'anglais comme seule langue de la CSC et désignerait injustement le français comme langue “ colonialiste ” ».

On comprend de cet argument que le problème, ce ne sont pas les langues autochtones, mais le positionnement de l'anglais comme la langue « normale » lorsqu'il s'agit d'être bilingue. C'est ce qu'on appelle l'anglonormativité, qu'Alexandre Baril définit comme un « système de structures, d'institutions et de croyances qui marque l'anglais comme la norme ».

Le français, langue traduisante

L'anglonormativité se perpétue très bien avec le bilinguisme tel qu'on l'a historiquement pensé dans un pays comme le Canada. Le rôle que la traduction y tient est clair : elle sert à accommoder une minorité linguistique pour lui laisser croire qu'elle a une place égale à celle de la majorité. On est au cœur ici du contrat implicite de subalternité qu'exige le bilinguisme officiel au Canada : en échange du pouvoir dominant de l'anglais, on permet aux francophones d'avoir l'impression de pouvoir vivre entièrement dans leur langue. Quiconque a vécu un moment dans un univers bilingue comme celui de la fonction publique fédérale sait très bien que la perception de la place du français est celle d'être une langue traduisante. Dans les mots de Pierre Cardinal, la tâche de la traduction est ainsi d'être « une institution-tampon entre nos deux communautés nationales. Elle vise à donner à la société traduisante, la francophone, l'illusion d'une participation officielle à la vie du pays tout entier alors que ce sont les membres de la société traduite, l'anglophone, qui y occupent effectivement une place disproportionnée ».

L'obsession pour la qualité de la langue et le rapport difficile qu'ont les Québécois en particulier avec les nouveautés langagières sont des symptômes de cette infériorisation. Il n'est donc pas étonnant de voir, ici comme ailleurs, la traduction comme une tare. Si ailleurs on peut la percevoir comme « une ouverture à l'Autre », cela nous reste difficile, voire interdit par son usage effectif par le bilinguisme officiel. L'époque où a été écrit l'article que je viens de citer est aussi celle de l'adoption de la Charte de la langue française : la solution au déséquilibre entre les langues en traduction devient souvent une revendication pour plus de monolinguisme, ce qui peut évidemment mener à une certaine fermeture d'esprit face aux autres cultures [2]. Comment éviter cet écueil ?

Pour une traduction multidirectionnelle

Que la traduction soit un outil de domination est un fait admis par plusieurs, qu'elle le soit toujours l'est un peu moins. On peut tenter de penser de nouvelles manières de traduire, de nouveaux rapports entre les langues.

En ce qui a trait à la place des langues autochtones, plusieurs ont demandé que le gouvernement fédéral proclame officielles au même titre que l'anglais et le français une ou des langues autochtones. Outre la difficulté pratique de donner une égalité formelle à plus de 70 langues, une telle demande participe d'un certain regard de surplombant qu'on prend sur le monde dès qu'il s'agit de trouver des solutions rapidement, sans penser aux effets de ces solutions. Ce regard surplombant investit dans l'État et sa logique de la reconnaissance le seul arbitre des relations entre les communautés. Cette logique de la reconnaissance a aussi pour conséquence la subordination des nations autochtones, mais aussi, comme on l'a vu, la perpétuation des inégalités entre les langues. Doit-on rappeler que le seul député à avoir voté contre le projet de loi C-91 sur la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits linguistiques autochtones (en 2019) était l'Inuk Hunter Tootoo, le député indépendant représentant du Nunavut ? A-t-on pris le temps de l'écouter pour savoir pourquoi il avait voté contre ? [3]

Comme nous invite à le faire Dalie Giroux dans son dernier ouvrage, tentons plutôt de « cesser de (se) penser comme un État ». À quoi ça ressemblerait de répondre à cette invitation ? Il y a certainement encore à penser la traduction en dehors des fonctions hégémoniques qu'on lui impute, pour trouver de nouvelles voies rhizomatiques, de nouvelles formes de cohabitation. Cela demande en tout cas de repenser le rôle de la traduction, peut-être également de la direction dans laquelle on traduit. Cette traduction est encore trop souvent pensée des langues coloniales vers les langues autochtones, perpétuant pour ces dernières une fonction de langue traduisante comme le français l'est pour l'anglais.

D'autres avenues sont possibles. Les Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh (Ilnus) offrent un exemple particulièrement intéressant de directions multiples – et un des seuls cas du genre. En raison de la petitesse du nombre de personnes maîtrisant la langue autochtone, le processus de constitutionnalisation des institutions de leur communauté par la commission Tipelimitishun entamé en 2019 se fait d'abord en français puis traduit en nelueun (la langue ilnue), sauf pour une partie essentielle de cette nouvelle constitution : son préambule. En effet, dans ce cas, la direction est inversée : les grands principes directeurs de cette constitution se formulent d'abord en nelueun pour ensuite être traduits en français. À ma connaissance, c'est la première fois dans le cas des langues autochtones qu'un tel exercice se fait de manière croisée. La traduction a ici une chance de cesser d'être un simple instrument de communication, voire un outil d'asservissement, pour devenir un espace producteur d'idées.

Multiplier les directions, multiplier les sources et, pourquoi pas, multiplier les versions. Il faut repenser le rôle de la traduction dans nos relations intersociétales.


[1] Je dis « presque » parce que j'ai pu constater une exception : le rédacteur en chef d'Options politiques Les Perreaux relaie une suggestion, que Mary Simon ne s'adresse aux Canadien·nes qu'en inuktitut, et soit ensuite traduite dans les deux langues : twitter.com/perreaux/status/1413299107632926720 Comme il le dit, ce serait là un vrai « test of equity », mais il s'agit surtout d'une preuve par l'absurde.

[2] Pour un développement de cette question, notamment sur le refus net de la classe politique québécoise de se traduire, je me permets de renvoyer à mon texte « Thème et version dans la législation québécoise : la cause des Barreaux et la traduction des lois », Trahir 9, (avril) 2018.

[3] Pour en apprendre plus, www.tipelimitishun.com/fr

René Lemieux, Université Concordia

Illustration : Elisabeth Doyon

POUR ALLER PLUS LOIN

Alexandre Baril « Intersectionality, Lost in Translation ? (Re)Thinking Inter-Sections between Anglophone and Francophone Intersectionality », Atlantis : Critical Studies in Gender, Culture & Social Justice, vol. 38, no. 1, 2017, pp. 125-137.

Pierre Cardinal, « Regard critique sur la traduction au Canada », Méta, vol. 23, no. 2, 1978, pp. 141-47.

Dalie Giroux, L'œil du maître : Figures de l'imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d'encrier, 2020, 183 pages.

Anne Levesque, « Pour lutter contre l'assimilation des francophones au Canada, il faut s'attaquer à l'anglonormativité », The Conversation [en ligne], 31 janvier 2022 : https://theconversation.com/pour-lutter-contre-lassimilation-des-francophones-au-canada-il-faut-sattaquer-a-langlonormativite-173877.

René Lemieux, « Reconnaissance des langues autochtones au Canada : un commentaire sur le projet de loi C-91 ». Trahir 10 (mars).

Les food trucks, de Galarneau aux bobos

9 août 2024, par Pascal Brissette, Julien Vallières — , , , ,
Traditionnellement, le camion de restauration est associé à la culture populaire : il se déplace dans les rues, au plus près des marcheur·euses et des foules, se poste à la (…)

Traditionnellement, le camion de restauration est associé à la culture populaire : il se déplace dans les rues, au plus près des marcheur·euses et des foules, se poste à la sortie des usines pour sustenter les ouvriers et ouvrières en pause. Les camions de restauration sont officiellement revenus dans les rues de Montréal en 2013. Or, s'il a été restitué à la vie urbaine, le camion de restauration n'est plus le même, il n'a plus les mêmes attaches sociales ni la même signification culturelle.

Dans le roman Salut Galarneau ! de Jacques Godbout, le personnage de François Galarneau, roi du hot-dog autoproclamé, équipe un vieil autobus qu'il transforme en restaurant et qu'il stationne à L'Île-Perrot en bordure de la route pour y vendre des hot-dogs dont il n'est pas peu fier. Écrivain – car il confie à deux grands cahiers le récit de ses mésaventures, dans la langue populaire qu'il connaît – il n'a pas tant l'ambition d'en acquérir les marques sociales que d'atteindre une écriture authentique. Ses cahiers sont tachés d'huile à patates, mais leur langue est savoureuse comme une bonne graisseuse.

Avant d'être banni du domaine public montréalais à la fin des années 1940, le camion de restauration vendait essentiellement des mets apparentés à ce qu'on appelle aujourd'hui la malbouffe : des frites, hamburgers et hot-dogs. Il fallait que les mets soient simples, chauds, rapides à préparer et peu coûteux. En 1967, lorsque paraît le roman de Godbout, le camion de restauration est chose du passé ; d'ailleurs, le camion de son héros est stationnaire ; certes, François Galarneau rêve à la fin du roman de le lancer sur la route, mais le rêve ne se réalise pas. De toute façon, ce stand à patates représente une entreprise risquée dans laquelle François met toutes ses économies, qui lui rapporte un maigre profit et qui fait de lui un déclassé. Il a beau faire griller les meilleures saucisses de la Belle Province, selon son dire, cela reste des saucisses et s'il parvenait à s'illustrer, suppose-t-on, ce serait davantage par l'écriture que par la friture. Or, si François Galarneau est bien dépourvu des attributs du conquérant de l'échelle sociale, tout au contraire, le camion de restauration des années 2010 est le véhicule d'un acteur en pleine gloire : le chef cuisinier. Ce camion de restauration de rue revu, opérant sous une enseigne, assaini et contrôlé a peu à voir avec l'autobus sans roues que François Galarneau bricole en restaurant. Célébré par les journalistes culinaires qui ont appelé sa venue, son menu discuté, ses déplacements tracés, il n'a guère plus à voir, non plus, avec la modeste cantine roulante postée à la sortie des usines de l'entre-deux-guerres. C'est du moins ce qu'une analyse du discours donne à penser.

En nous aidant de méthodes simples de traitement informatisé des textes, nous avons analysé le discours médiatique qui a accompagné la réintroduction de la restauration mobile de rue à Montréal et observé les thèmes et les valeurs que ce discours traîne à sa suite. Plus précisément, au sein d'un corpus de textes de presse dépassant un millier d'articles [1], nous avons relevé l'ensemble des occurrences des mots et expressions employés pour désigner les camions de restauration et le contexte d'énonciation de chacune de ces occurrences. En utilisant une méthode d'analyse dite vectorielle, nous avons obtenu une liste des mots les plus souvent associés aux diverses mentions du camion de restauration. Cette liste comprend les raisons sociales de restaurants, l'acronyme de l'Association des restaurateurs de rues du Québec, des titres de festivals culinaires, puis des indications de temps évoquant le loisir. S'y ajoutent des termes se rapportant directement à la mobilité ou à la gastronomie. D'emblée, on remarque donc que le vocabulaire caractéristique du discours médiatique sur la restauration de rue n'a rien de déprimant. Ces véhicules qu'on désigne le plus souvent sous le nom de food trucks s'engagent dans les rues de Montréal avec un air de fête, en période estivale et de repos, vers les amateurs de cuisine du monde et de réinterprétations gastronomiques des plats typiques de la cuisine de rue.

La thématique festive dominante ne doit pas faire oublier que le camion de restauration représente aussi une occasion d'affaires à saisir pour le restaurateur. Quantité d'articles parlent en effet d'argent, d'investissement, d'équipement, de promotion, d'entrepreneuriat. Du point de vue commercial, le camion de restauration représente un canal de distribution exclusif régi par la ville, à exploiter par un nombre limité d'acteurs d'une industrie, celle de la restauration, qui elle-même participe de la grande industrie du tourisme, d'où l'importance de la diversité des cuisines et des signatures véhiculées. Le camion porte la cuisine d'un chef cuisinier sur les lieux achalandés par les touristes tel le Vieux-Port.

Quant à savoir si le camion de restauration en circulation à Montréal, en 2022, participe encore de la culture populaire, d'autres en décideront. Nous pouvons seulement constater l'absence au sein de la presse écrite d'un champ lexical le suggérant. Celui-là nous paraît une icône de la culture populaire, tirée d'un vieil album photo, remis sur ses roues et revampé, ancré dans l'histoire de la métropole et de sa classe ouvrière, désormais destiné à ceux que l'Américain David Brooks appelle les bobos davantage qu'aux familles ouvrières, qui n'ont plus les moyens, pour la plupart, d'habiter les quartiers centraux où vont se stationner les camions de restauration.


[1] Ce corpus réunit des articles de presse de langue française publiés à Montréal entre 2012 et 2020. Nous avons repéré 1327 textes qui mentionnent les camions de restauration parmi un plus large corpus portant sur l'alimentation à Montréal.

Pascal Brissette est professeur agrégé à l'Université McGill et Julien Vallières, administrateur de recherche à l'Université McGill. Les auteurs sont tous deux membres du Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises.

Illustration : Elisabeth Doyon

Financiarisation du logement : champ libre au privé

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente. Nous vivons depuis longtemps une (…)

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Nous vivons depuis longtemps une importante crise du logement dont les conséquences ont été maintes fois déplorées. De la pénurie de logements en région à la flambée des prix dans les grandes villes, les possibilités de se loger adéquatement se font de plus en plus minces. Pour les plus vulnérables d'entre nous, le risque de se retrouver à la rue est réel. La crise que nous traversons est régulièrement minimisée lorsque comparée aux conditions de logement encore pires à Toronto et Vancouver. Cette comparaison nous enseigne surtout que nous devons agir promptement pour éviter un sort semblable.

Les mailles du filet social s'élargissent sous la pression du désinvestissement du gouvernement dans le développement de logements publics et du refus des autorités publiques de réellement contrôler les loyers. Profitant de ces deux formes de désengagement de l'État en matière de logement, différents acteurs privés et financiers investissent dans le développement et la gestion immobilière. Ces sociétés s'approprient nos milieux de vie pour accroître leur capital, transformant du même coup notre droit au logement en opportunité d'investissement. Cette marchandisation de nos habitats s'opère à travers un processus que nous nommons la financiarisation immobilière. Ajoutons à ce laisser-aller une pression démographique incitant à la construction effrénée de nouvelles unités d'habitation, et nous nous retrouvons face à une grande flambée spéculative. Année après année, l'investissement dans le développement immobilier résidentiel, qu'il soit locatif ou en condominium, affiche de meilleurs rendements, aux dépens de l'accès au logement.

Dans ce dossier, nous cherchons à mieux comprendre la situation actuelle du logement dans son ensemble au Québec. Le logement est un enjeu social transversal, un véritable déterminant pour la santé des personnes et pour la qualité de vie. Alors que les coûts locatifs représentent plus de la moitié du budget mensuel d'une part grandissante de nos voisin·es et de nos collègues, la situation est particulièrement préoccupante pour les familles monoparentales dirigées par une femme. La pénurie de grands logements à prix raisonnable et les différentes discriminations pressent ces familles à s'éloigner des zones desservies par les services publics et communautaires, à habiter dans des logements insalubres et à vivre dans un climat propice à la violence.

Nous prenons clairement parti en faveur d'un grand chantier de logements sociaux et communautaires, en ville comme en région. En plus de permettre de loger convenablement et sécuritairement des milliers de familles et de personnes seules, ce chantier permettrait de ralentir la financiarisation immobilière résidentielle qui profite du laisser-aller de l'État, tout en répondant mieux aux pressions démographiques exercées dans la majorité des régions du Québec. De plus, nous soutenons les revendications visant à un meilleur contrôle des loyers pour faire barrage aux hausses abusives de loyers et à la spéculation immobilière. Nous espérons, en sommes, que ce dossier contribuera à faire mieux comprendre des transformations majeures qui affectent à la fois nos demeures, nos quartiers, nos villes et nos régions.

Dossier coordonné par Francis Dolan et Claude Vaillancourt

Photos par Rémi Leroux

Avec des contributions de Marcos Ancelovici, Martin Blanchard, Comité d'action de Parc-Extension, Marie-Ève Desroches, Francis Dolan, Cédric Dussault, Louis Gaudreau, Marc-André Houle, Véronique Laflamme, Margot Silvestro et Karine Triollet.

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Photo : Immeubles de condos locatifs, en bordure du campus MIL de l'Université de Montréal (Rémi Leroux).

La langue is never about la langue

En tant que personne qui pratique et enseigne la traduction comme métier, je travaille de très près, et quotidiennement, avec la langue. Chaque jour je la regarde dans le blanc (…)

En tant que personne qui pratique et enseigne la traduction comme métier, je travaille de très près, et quotidiennement, avec la langue. Chaque jour je la regarde dans le blanc des yeux, lui fouille les entrailles, lui tords le bras, l'embrasse aussi, la caresse. C'est ma spécialité. La langue ne me quitte jamais et j'y réfléchis constamment, avec et par elle, inévitablement. Mais la langue, malgré tout, m'échappe ; je ne suis pas encore arrivé·e, après plus de quinze ans de carrière, à bien la cerner.

On dit généralement de mon travail, moi y compris, que je l'effectue « de l'anglais vers le français ». C'est là une formulation simpliste qui dissimule une série de raccourcis conceptuels et idéologiques et qui, surtout, tient pour acquis que les termes « anglais » et « français » font référence à des systèmes linguistiques neutres, clairs, évidents. Ces dernières années, mes recherches ont porté sur des textes qui mélangent les langues, et donc qu'il est difficile, voire impossible, de placer d'un côté ou de l'autre de la frontière qui séparerait l'anglais et le français. Ces textes me poussent à reconsidérer les façons dont j'aborde des notions comme « la langue française ». J'ai appris que ce qu'on appelle « l'anglais » ou « le français » n'est pas aussi simple qu'il n'en paraît ; en fait, j'ai désappris l'idée selon laquelle les langues délimitées, distinctes, dénombrables comme « le français » sont des réalités empiriques, autrement dit l'idée selon laquelle les langues existent comme telles. Je comprends maintenant qu'une catégorie comme « le français » est en fait tout sauf linguistique, le langage étant de nature chaotique, hétérogène, changeante et donc, essentiellement, inclassifiable. Que « le français » est grosso modo une étiquette idéologique qui régimente un ensemble de pratiques linguistiques foncièrement hétérogènes, pratiques qu'on n'a d'autre choix que de surveiller et de policer si on veut qu'elles continuent de correspondre à cette étiquette. Que les langues occidentales et impériales sont des outils de catégorisation – menant inévitablement, sous le régime capitaliste, à la hiérarchisation et à la domination – et que leur naturalisation n'est pas sans rappeler celle des « races ». La langue est une croyance, une fiction dont il est certes difficile de se défaire, compte tenu des efforts gargantuesques qui sont déployés pour sa solidification dans la pensée occidentale.

Quand on dit – quand je dis moi-même – que je traduis « de l'anglais vers le français », je sais maintenant que les mots « anglais » et « français » cachent une longue histoire qui traverse les continents : une jolie histoire de tradition et de culture et d'innovation et de créativité qui se passe de génération en génération et qu'on a raison de vouloir célébrer, oui, mais aussi une histoire violente d'impérialisme, de colonialisme et de domination, une histoire de répression de la diversité linguistique, une histoire de standardisation et de normalisation faites aux dépens des pratiques linguistiques de nombreuses populations, une histoire d'exclusion de celles-ci. J'ai donc appris à me méfier de la langue, en particulier de sa glorification dans des formes figées.

* * *

Dans l'arène politique, en particulier (mais pas exclusivement) au Québec, on invoque souvent « la langue » – il peut s'agir de n'importe quelle langue, mais dans le contexte qui nous concerne, c'est plus souvent qu'autrement « la langue française » – comme argument rationnel, neutre et objectif pour défendre une position ou une politique. Dans la sphère publique et dans la vie de tous les jours, la langue prend souvent des airs de brebis, innocente et inoffensive. C'est le cas de phrases banales et parfaitement courantes comme « Je veux que mes enfants parlent français ». J'ai aussi appris à me méfier de la langue dans des contextes aussi anodins que celui-là. Quand on nous parle de langue, je me demande : de quoi nous parle-t-on vraiment ? Est-elle, ici comme en traduction, un raccourci conceptuel qui cache autre chose ?

Quand on nous dit dans un article d'un grand média traditionnel soi-disant neutre, par exemple, que « Le français poursuit son déclin au Canada et au Québec » [1]. De prime abord, se positionner pour le maintien et la vitalité d'une langue a l'air parfaitement louable ; personne ne peut en toute bonne conscience souhaiter la disparition d'une langue, après tout. Mais je veux réfléchir quelques instants à ce qui se cache sous le costume de brebis qu'on fait porter au français dans cette affirmation qu'on crie sur tous les toits québécois. On a effectivement affaire à quelques raccourcis idéologiques dans l'expression « le français poursuit son déclin » : ce n'est pas le français qui est en déclin au Québec, comme on l'apprend plus tard à la lecture de l'article, mais « la proportion des résidents du Québec dont le français est la langue maternelle ». Le français ne peut pas être « en déclin », car le français – une catégorie abstraite qui classifie un ensemble de formes linguistiques – n'est pas quantifiable. Par contre, les gens qui parlent le français, eux, peuvent être quantifiés. D'ailleurs, l'article mentionne que 93,7 % des résident·es du Québec se disent capables de soutenir une conversation en français. Même si ce dernier chiffre constitue une baisse de 0,8 % par rapport au recensement de 2016, présumer qu'une population pourrait à 100 % parler la même langue et se comprendre uniformément relève du pur fantasme. Peut-on, alors, vraiment parler d'un « déclin du français » alors que près de 94% de la population du Québec le parle ? Pourquoi, au juste, nous martèle-t-on avec insistance que le nombre de résident·es dont le français est la langue maternelle « chute » ? Quelle importance, sur le plan linguistique, que les gens apprennent le français de leurs parents ou à l'école, si le résultat est sensiblement le même ? Pareille distinction, qui ne veut en fait rien dire sur le plan strictement linguistique, se révèle plutôt être de nature ethnique, la notion de « langue maternelle » étant intrinsèquement reliée à la généalogie, et les langues européennes comme le français étant historiquement associées à des généalogies blanches. « Le français est en déclin au Québec » est donc une façon en apparence innocente et neutre de dire que la population québécoise « pure laine » – idée inséparable de la notion de pureté raciale – baisse en proportion démographique, ce qui fait d'ailleurs écho au concept xénophobe et raciste de noyade démographique. Comme de fait, les deux principales causes du « déclin du français » citées dans l'article et dans les discussions sur la question en général sont l'immigration (peu importe si les immigrant·es caribéen·nes et africain·es peuvent parfaitement fonctionner en français) et le taux de fécondité très bas des francophones « natif·ves » (qui ne font pas assez d'enfants et donc qui compromettent la reproduction de la nation québécoise blanche et francophone).

Ensuite, je m'interroge quant au cadre temporel de l'article, autrement dit à son point de référence implicite. Quand exactement le français a-t-il commencé son « déclin » qu'il poursuit de manière si alarmante ? La perspective adoptée ici n'est ni neutre ni innocente. La formulation du problème trahit une perspective de colons, qui prend comme point de comparaison l'époque à laquelle le français a été à son niveau le plus élevé de toute l'histoire du territoire. L'article ne précisant pas ce point de référence subjectif et intéressé, on n'a d'autre choix que de spéculer ; dans tous les cas, cette idée de « déclin » par rapport à une époque antérieure et toujours fantasmée donne des relents inquiétants de « Make Québec Great Again », comme si la suprématie française, par opposition à la diversité linguistique ou à la prépondérance d'autres langues, était le seul objectif possible et souhaitable. Si par contre on change de point de référence, qu'on échange celui qui fait notre affaire pour un autre, par exemple celui des peuples autochtones, affirmer que le français est en déclin sur le territoire du Québec serait carrément farfelu. En comparaison au début du 17e siècle, la proportion des gens parlant le français au Québec serait plutôt passée de 0 % à ٩٣,٧ % (toujours selon les statistiques du recensement de 2021). Comme quoi le point de vue change tout. Par ailleurs, en ne questionnant que « le déclin du français », on efface le déclin des langues autochtones, causé précisément par les politiques de génocide et d'assimilation des peuples autochtones qui ont éventuellement permis aux francophones de s'imposer au Québec. Pourquoi le déclin imaginé d'une langue est-il plus alarmant que le véritable déclin de dizaines d'autres ?

Quelques tendances ressortent de cette brève (et incomplète) analyse d'une expression aux airs de brebis comme « le français poursuit son déclin au Québec ». La première : quand on nous parle de langue, on ne nous parle jamais vraiment de langue, mais de gens. Plus précisément, de ces gens qui, comme moi, sont « naturellement » associés à cette langue en vertu de critères non pas linguistiques mais sociaux comme l'ethnicité, les ancêtres et le lieu de naissance, par opposition à d'autres qui n'y seront jamais associés, peu importe à quel point ils la maîtrisent. Ce qui m'amène à une deuxième observation : les critères selon lesquels un individu est francophone ne sont pas linguistiques. Dans l'exemple des articles qui traitent du recensement en matière de langue, l'accent est délibérément mis non pas sur la proportion des gens qui disent parler français, mais sur le pourcentage des locuteur·rices de « langue maternelle ». Denise Bombardier, dans son documentaire paternaliste sur les communautés francophones hors Québec [2], réfute quant à elle la statistique selon laquelle il y aurait 10 % de francophones au Manitoba, car la province inclut dans ce chiffre les anglophones bilingues qui parlent bien le français, et que, pour elle, ça ne compte pas. Le critère n'est donc pas linguistique, mais ethnique. Enfin, parler du déclin du français au Québec revient à adopter (et à assumer) une posture coloniale qui prend comme point de référence l'espace-temps fantasmé d'un Québec glorieux et 100 % francophone auquel il faudrait vouloir revenir. Cette posture revient à faire l'autruche et à ignorer délibérément toute l'histoire coloniale violente qui précède cet espace-temps fantasmé ; comme si la période précédant la montée au pouvoir de René Lévesque était un vide historique. Autrement dit, présumer que le français est en déclin au Québec équivaut à croire que la perspective majoritaire des Québécois·es blanc·hes francophones est une perspective neutre, et la seule qui vaille. Sous son costume de brebis, le loup français épouse plusieurs formes : xénophobie, racisme, colonialisme, classisme, discrimination, exclusion, hiérarchies sociales. Ce que je retiens, c'est que la langue is never about la langue, et qu'il faut toujours se méfier des brebis.

* * *

Pour ma part, je n'ai pas d'enfants, mais mon souhait serait que les enfants des autres puissent parler les langues de leur choix – et comme iels l'entendent – et vivre dans la dignité, peu importe les langues qu'iels parlent ou ne parlent pas. Quand « la langue française » ne sera plus un outil de catégorisation, de hiérarchisation et de domination des gens au Québec et ailleurs, je la défendrai peut-être. (Je la défends d'ailleurs un peu plus depuis que j'habite en Acadie, où elle ne sert pas autant à exclure.) Les groupes majoritaires, comme les francophones au Québec, doivent arrêter de penser que les groupes minoritaires veulent faire exactement comme eux et remplacer systématiquement le français par une autre langue toute-puissante. Les communautés francophones hors Québec aussi bien que les collectivités autochtones, à qui on a pourtant imposé des politiques d'assimilation extrêmes, le prouvent, et ce même si certain·es Québécois·es refusent de le voir et de l'accepter : il est possible de faire communauté et de transmettre des formes et pratiques linguistiques aux prochaines générations sans pour autant utiliser la langue dans sa forme figée et tyrannique comme outil d'exclusion et de domination sociales.


[1] Titre d'un article de Radio-Canada datant du 18 août 2022 qui analyse les données du recensement 2021 en matière de langue. Le sujet est repris par tous les grands quotidiens de la province sous des titres semblables : « Le français poursuit son déclin au Québec comme au Canada » (Le Devoir), « La dégringolade du français se poursuit au Québec et au Canada » (Le Journal de Montréal), « Le poids du français en baisse » (La Presse).

[2] Denise Bombardier réalise le documentaire Denise au pays des francos, diffusé en 2019 sur Ici télé, après avoir déclaré sur le plateau de Tout le monde en parle que presque toutes les communautés francophones hors Québec avaient disparu (NdlR).

Arianne Des Rochers est professeur·e de traduction à l'Université de Moncton.

Illustration : Elisabeth Doyon

Que signifie la financiarisation du logement ?

Les ténors de l'industrie immobilière nous disent que l'actuelle crise du logement résulterait d'une réglementation trop restrictive qui aurait longtemps découragé (…)

Les ténors de l'industrie immobilière nous disent que l'actuelle crise du logement résulterait d'une réglementation trop restrictive qui aurait longtemps découragé l'investissement privé dans le marché résidentiel et créé un problème « d'offre ». Pourtant, il n'y a jamais eu autant d'argent circulant dans ce secteur que depuis vingt ans. Pourquoi sommes-nous donc confronté·es à une aussi importante crise du logement ?

L'afflux sans précédent de capitaux dans le secteur de l'immobilier provient en grande partie d'acteurs financiers dont les investissements, par ailleurs activement soutenus par les pouvoirs publics, ont poussé les prix à la hausse et ont contribué à la quasi-disparition du logement financièrement accessible. La crise dans laquelle est plongé le Québec depuis plusieurs années est donc étroitement liée à cette vague d'investissements qui a profondément transformé le fonctionnement du marché résidentiel. Ce phénomène, que l'on nomme financiarisation, n'est pas que local. Il se déploie à grande vitesse dans plusieurs régions du monde.

La financiarisation est au cœur de l'évolution du capitalisme depuis les années 1990. Elle désigne le processus par lequel la finance (ses institutions, ses acteurs) parvient à exercer une emprise grandissante sur l'activité économique et sociale. La financiarisation se traduit par la montée en puissance d'acteurs financiers (des fonds d'investissement et des banques en particulier) et, plus fondamentalement, par leur capacité à soumettre des domaines essentiels de la vie sociale à leur logique et à leurs exigences.

Le marché du logement n'a pas échappé à ce processus. Il a même activement participé à sa diffusion et sa normalisation. Aujourd'hui, les activités qui sont au cœur de son fonctionnement, soit le financement hypothécaire, la production et la détention-gestion d'immeubles résidentiels, sont dominées par des pratiques et impératifs financiers ou en voie de l'être.

Financement hypothécaire et titrisation

Le financement hypothécaire est sans contredit l'activité dans laquelle la financiarisation du logement s'est le plus développée et par laquelle ses effets se font sentir de façon plus marquée. Les prêts hypothécaires jouent depuis longtemps un rôle central dans le fonctionnement du marché du logement, car ils rendent possible la très vaste majorité des transactions immobilières et des projets de construction résidentielle.

Au Canada, les banques (avec les Caisses Desjardins au Québec) règnent presque sans partage sur ce secteur d'activité. Depuis le début des années 2000, elles y ont considérablement accru leur participation en ayant recours à la technique de la titrisation, qui leur permet de transformer les prêts qu'elles accordent en titres financiers. Elles peuvent par la suite vendre ces titres à d'autres investisseurs qui reçoivent en échange les remboursements mensuels auxquels donnent droit les hypothèques à l'origine de l'opération.

Ce nouveau marché des titres hypothécaires, créé pour l'industrie financière, a connu un essor considérable au cours des deux dernières décennies. Les banques y ont vendu pour plusieurs centaines de milliards de dollars de prêts hypothécaires à des fonds d'investissement ou à d'autres banques et ont pu réinvestir ces sommes dans de nouveaux prêts… également « titirisables ». La forte demande des investisseurs pour les titres hypothécaires a par conséquent donné aux institutions financières les moyens de financer dans des proportions entièrement nouvelles la construction, la rénovation ou la vente de logements et de parier sur la hausse des prix qui allait en résulter pour attirer de nouveaux investissements. En effet, la croissance importante du prix des propriétés enregistrée dans plusieurs villes, de même que celle des loyers qui s'en est suivie, n'aurait tout simplement pas pu être possible si elle n'avait pas d'abord été validée par des institutions financières disposées à prêter et encouragées à le faire par les marchés financiers. En d'autres termes, c'est sur le marché financiarisé des prêts hypothécaires qu'ont été puisées les sommes nécessaires à la spéculation, les surenchères et les conversions d'immeubles qui ont conduit aux importants problèmes d'accès au logement que l'on connaît depuis plusieurs années.

Les promoteurs et leurs nouveaux partenaires

Il faut dire que ces pratiques ont fortement été encouragées par les pouvoirs publics et les autorités monétaires du pays. La très grande majorité des opérations de titrisation sont assurées par la Société canadienne d'hypothèques et de logement (donc de l'État fédéral) qui se porte garante de toute perte que les détenteurs de titres pourraient éventuellement subir. Les banques, les fonds et autres investisseurs ne courent donc aucun risque à s'y engager. De plus, pendant la crise financière mondiale de 2008, puis la pandémie de COVID-19 en 2020, le gouvernement fédéral n'a pas hésité à injecter plusieurs dizaines de milliards de dollars dans des acquisitions de titres afin de protéger le marché hypothécaire des conséquences d'un possible ralentissement [1]. Chaque fois, ces interventions publiques ont eu pour effet de nourrir l'effervescence immobilière. Enfin, la politique d'assouplissement quantitatif menée par la Banque centrale du Canada jusqu'en 2021 a permis de maintenir les taux hypothécaires à des niveaux très bas et de nourrir les marchés financiers de liquidités dont une partie a très certainement été réinvestie dans l'immobilier résidentiel.

Le processus de financiarisation est aussi bien amorcé dans le domaine du développement résidentiel, en particulier dans la grande région de Montréal et dans d'autres grandes villes comme Toronto et Vancouver. Au cours des 15 dernières années, l'industrie montréalaise de la promotion immobilière a elle aussi attiré d'importants investissements en provenance de fonds privés ou cotés en bourse, comme Fiera Capital, ou encore de fonds de travailleur·euses tels que le Fonds immobilier de solidarité de la FTQ ou Fondaction-CSN. Malgré les origines syndicales de certaines d'entre elles, ces entreprises ont pour vocation première de générer des revenus pour leurs actionnaires ou leurs cotisants, ce qui les conduit à privilégier des projets résidentiels à forts rendements. On leur doit notamment les grandes tours de condominiums haut de gamme qui ont été érigées en grand nombre dans plusieurs quartiers centraux de Montréal ou qui sont construites aux abords des futures stations du REM (voir l'article de Marc-André Houle dans ce dossier).

Les fonds ont pour habitude de s'adjoindre de grandes entreprises de promotion immobilière. Ceux-ci ne se limitent pas seulement à financer les opérations, comme le faisaient les investisseurs privés ou les particuliers auxquels les promoteurs s'associaient fréquemment pour compléter leurs montages financiers. Ils prennent aussi une part active à la réalisation des projets. Afin de s'assurer que les rendements élevés promis à leurs actionnaires soient atteints, ils exercent un droit de regard sur les produits résidentiels à privilégier, sur le prix de vente ou de location des unités résidentielles ainsi que sur les stratégies de mise en marché. Leur modèle d'affaires laisse assez peu de place à des logements à faible rendement, ce qui explique sans doute leur opposition à la récente Politique pour une métropole mixte (dite du 20-20-20) qui impose l'inclusion de logements abordables et sociaux à tous les grands projets résidentiels.

De plus, en raison des sommes importantes qu'ils ont à investir, les fonds ne participent qu'à des opérations d'envergure qui ont un impact sur l'ensemble du marché, notamment sur le prix des terrains avoisinants, et donc sur le type de logements que d'autres développeurs, qu'ils soient privés ou à but non lucratif, seront en mesure d'y construire. Ainsi, là où ils interviennent, les fonds d'investissement ne se contentent pas de mettre leur argent à la disposition des promoteurs. Ils agissent sur leurs pratiques de même que sur les conditions et tendances générales du développement résidentiel. C'est de cette manière qu'ils contribuent à sa financiarisation.

Le logement locatif dans le collimateur

Enfin, la finance a également fait son nid dans le marché du logement locatif. Au milieu des années 1990, le gouvernement fédéral s'est entièrement retiré du financement du logement social en justifiant cette décision par son désir d'encourager l'investissement privé dans le marché locatif et d'y attirer de nouveaux capitaux provenant des marchés financiers.

Pour ce faire, il a mis en place différents incitatifs à la création d'entreprises financières spécialisées dans l'acquisition d'immeubles locatifs, dont les plus importantes sont les fiducies de placement immobilier (FPI), mieux connues sous leur appellation anglaise de Real Estate Investment Trust (REIT). Les FPI sont des fonds d'investissement cotés en bourse qui se financent en vendant des actions et en promettant à leurs actionnaires des dividendes stables et croissants. Selon la chercheure Martine August, ces fonds ont à eux seuls acheté plus de 200 000 unités locatives depuis la fin des années 1990 au Canada et 17 entreprises financières comptent désormais parmi les 25 plus gros propriétaires résidentiels du pays [2]. Ces entreprises sont plus présentes à l'extérieur du Québec où les loyers sont encore moins bien réglementés. À Toronto, elles ont acheté la quasi-totalité des immeubles multifamiliaux mis en vente au cours de l'année 2020, tandis qu'à Yellowknife, un seul fonds, Northview REIT, possédait à lui seul 74 % des logements locatifs privés en 2017. Au Québec, leur présence est pour l'instant moins importante et se concentre dans les grands ensembles locatifs de plus de 100 logements.

On comprend aisément que de tels fonds, dont les investissements se chiffrent en milliards de dollars, soient moins intéressés par les rendements nécessairement plus faibles d'un duplex ou d'un triplex, car ce sont bel et bien les rendements d'échelle que visent ces entreprises. Les travaux de Martine August montrent également que, dans les immeubles dont ils sont propriétaires, les fonds mettent en œuvre des pratiques de gestion orientées vers la maximisation des bénéfices pour leurs actionnaires, au détriment de l'abordabilité des logements, de la qualité de vie et même de la sécurité des locataires. Leur engagement à maintenir des niveaux de rendements croissants les incite à déployer d'agressives stratégies visant à extraire le maximum de valeur de leurs immeubles, par exemple en augmentant systématiquement les loyers, en recourant aux expulsions ou à diverses formes de pression afin de favoriser les changements rapides de locataires, ou encore en investissant minimalement dans l'entretien et la rénovation. En raison de la structure de financement de ces entreprises et de leur raison d'être, le logement y est d'abord conçu comme un actif à valoriser, comme le serait n'importe quel autre produit financier. Avec la montée des fonds d'investissement dans le marché locatif, qui est encore très inégale selon les régions et les provinces, c'est la propriété du logement qui tend alors à se financiariser.

Les conséquences de la financiarisation

Même s'il n'est pas entièrement achevé, le processus de financiarisation a jusqu'ici, sous ses diverses formes, contribué de manière importante au déclenchement de l'actuelle crise du logement. Il a créé une pression à la hausse sur les prix et surstimulé la construction et les acquisitions d'immeubles destinés aux segments les plus rentables du marché. La masse de capitaux qui a afflué vers ce secteur a créé un déséquilibre important entre, d'une part, les besoins sociaux grandissants pour du logement de qualité et accessible financièrement et, d'autre part, les exigences de rendement d'acteurs financiers qui sont devenus incontournables.

Ainsi, la thèse de la financiarisation, qui est de plus en plus souvent évoquée pour expliquer la crise du logement à laquelle sont confrontées de nombreuses villes du monde, ne se résume pas au seul constat de l'arrivée de nouveaux acteurs dans le marché résidentiel. Elle renvoie d'abord et avant tout à une transformation de son mode de régulation, c'est-à-dire de la logique et des rapports sociaux qui président à son fonctionnement. La financiarisation n'a évidemment rien changé au fait que le logement est depuis longtemps une marchandise dont la production et le commerce sont motivés par la recherche de profit. Cependant, elle a radicalisé ce principe fondateur du marché du logement en créant des conditions dans lesquelles le profit peut se réaliser beaucoup plus rapidement, dans des proportions considérablement plus grandes et de façon encore plus déconnectée des besoins résidentiels.

La financiarisation fait aussi apparaître des acteurs jusqu'ici méconnus, comme les banques, les fonds d'investissement et les fonds de pension gérant l'épargne-retraite des travailleur·euses, devant lesquels les États se sont pratiquement effacés et qui jouissent d'un pouvoir d'intervention de loin supérieur à celui des propriétaires et des investisseurs-spéculateurs qui dominaient auparavant le marché du logement. Pour les citoyen·nes et les groupes engagés dans la lutte pour le droit au logement, la financiarisation redéfinit ainsi le cadre dans lequel ce combat doit être pensé.


[1] En 2008, le Gouvernement du Canada a créé le Programme d'achat de prêts hypothécaires assurés dans le cadre duquel il a acheté aux institutions financières pour 69 milliards de dollars de titres hypothécaires. Il a répété l'expérience en 2020 en dotant ce programme d'un nouveau budget de 150 milliards de dollars, dont il n'a cependant dépensé qu'une petite partie (5,8 G$) en raison de la vigueur affichée par le marché de l'immobilier.

[2] August, Martine (2022) La financiarisation du logement multifamilial au Canada. Un rapport pour le Bureau du défenseur fédéral du logement, Commission canadienne des droits de la personne, 39 p.

Louis Gaudreau est membre du collectif de recherche et d'action sur l'habitat (CRACH).

Photo : Rémi Leroux

Prolifération des condos, densification et exclusion

Le visage de Montréal se transforme peu à peu avec la construction de hautes tours d'habitation qui s'imposent dans le paysage. Les logements y sont coûteux et luxueux. Même (…)

Le visage de Montréal se transforme peu à peu avec la construction de hautes tours d'habitation qui s'imposent dans le paysage. Les logements y sont coûteux et luxueux. Même pour celles et ceux qui n'y habitent pas, ces édifices imposent un type d'urbanisme qui aura d'importantes conséquences.

Montréal a connu depuis le début des années 2000 un fort développement de constructions résidentielles neuves avec une préférence très marquée pour le condominium (ou propriété divise). Ces condominiums s'assemblent dans des constructions à forte densité, des tours qui changent le visage de la ville. Par exemple, dans l'arrondissement du Sud-Ouest, le développement résidentiel à base de condominiums représente 88 % des mises en chantier entre 2000 et 2015. Le développement de logements locatifs a repris depuis une certaine vigueur sur l'île de Montréal, sans jamais pour autant réduire l'attrait du condominium dans les nouveaux projets immobiliers. Dans l'arrondissement de Ville-Marie, couvrant le centre-ville géographique de Montréal, la mise en chantier de copropriétés (condos ou propriétés indivises) a suivi, entre 2019 et 2021, une courbe progressive supérieure à celle des mises en chantier de logements locatifs, pourtant elles aussi en augmentation.

La dimension de ces constructions peut varier selon les quartiers, mais il s'agit d'un développement résidentiel qui rompt avec le précédent modèle privilégiant le bâtiment de deux ou trois étages, regroupant généralement trois à six logements. Dans la plupart de ces nouveaux projets, on remarque une intensification de l'occupation de l'espace qui se traduit par un gros volume de production résidentielle en hauteur. Les trois tours du Canadien (construites entre 2016 et 2021), situées près du Centre Bell, toutes trois d'une cinquantaine d'étages et de plus de 500 unités, sont représentatives de ce nouveau développement résidentiel.

Ailleurs au centre-ville, on suit la tendance, avec des projets de tours de 50 ou 60 étages : le projet Maestria dans le quartier des spectacles (1000 unités), le 1111 Atwater, le 1 Square Philipps, sans oublier le projet Bridge-Bonaventure dans le quartier Pointe-Saint-Charles et dans Ville-Marie (voir à ce sujetle texte de Francis Dolan, Karine Triollet et Margot Silvestro) prévoyant 7500 logements tous les genres confondus. On retrouve plusieurs projets résidentiels un peu différents, moins élevés, mais offrant eux aussi une forte densité, dans les quartiers situés à l'est du centre-ville : le site de l'ancienne usine Molson, le site de l'ancienne tour de la Société Radio-Canada, les abords du pont Jacques-Cartier. Dans plusieurs autres quartiers de la ville, les promoteurs immobiliers n'en ont que pour des projets ayant toujours une forte densité urbaine (de six à dix étages) marquant une différence avec le reste de la trame urbaine.

« Condoïsation » de l'habitat, densité urbaine augmentée

Le condo est donc le produit résidentiel préféré des promoteurs immobiliers. Il est extrêmement rentable : l'investissement initial qu'il nécessite peut être récupéré dans un temps relativement court, avec un taux de rendement plus qu'appréciable. Assez pour attirer des fonds d'investissement privés et institutionnels dans le montage financier de projets immobiliers divers depuis une dizaine d'années. Pourtant, ce n'est pas par goût pour l'architecture futuriste que s'édifient tant de tours d'habitation. La rareté des terrains et leur valeur financière élevée dans une ville comme Montréal forcent la conception de ce type projet pour obtenir une forte rentabilité recherchée par les promoteurs et par leurs partenaires, les fonds d'investissement. Le promoteur Vincent Chiara affirmait au journal Le Devoir qu'il n'y a pas de condos à vendre pour moins de 1000 $ par pieds carrés.

Les nouveaux logements locatifs se comparent maintenant aux condos dans leur conception et leur promotion. On retrouve un bon nombre de projets dépassant les normes habituelles de hauteur dans les quartiers de Montréal. L'emballage publicitaire de ces projets emprunte beaucoup à l'expérience du condo, par exemple en offrant la même gamme de services (salle d'entraînement, piscine, salon, chalet urbain, etc.). On utilise même l'expression de « condo locatif » pour attirer la clientèle.

Face à l'augmentation de la valeur des terrains et à leur rareté, les promoteurs immobiliers ne font pas que revendiquer le changement de zonage pour élever la densité de leurs projets. Ils innovent également en offrant différentes superficies, allant du microcondo (moins de 500 pieds carrés, certains allant jusqu'à 385 pieds carrés) jusqu'au Penthouse (2000 pieds carrés). Cette stratégie de densification par fractionnement de l'espace habitable, produisant un grand nombre de ces microcondos, semble devenir une pratique courante.

Son coût moins prohibitif en apparence le rend plus accessible. Le logement prend place dans un ensemble résidentiel multifonctionnel, avec des commerces de proximité, des bureaux, des espaces verts et offrant des aires communes. La publicité pour ces projets insiste sur le déploiement d'un nouveau style de vie et d'un nouveau milieu de vie urbain (un lifestyle) : une part importante de la vie se situerait hors du logement au profit d'espaces partagés. Certains promoteurs parlent d'une « communauté verticale » où se côtoient jeunes et moins jeunes, couples, personnes seules. Mais celle-ci ne peut inclure que des individus bien fortunés. La disponibilité de copropriétés de deux ou trois chambres à coucher pour les familles reste limitée. Dans les quartiers comme l'arrondissement Sud-Ouest, on a pu observer entre 2000 et 2015 que la croissance massive de constructions résidentielles neuves allait de pair avec la réduction de la taille des ménages.

Il s'agit d'un modèle résidentiel multifonctionnel qui s'exporte en dehors Montréal. L'imposant ensemble immobilier Solar Uniquartier près de la station du REM Du Quartier et du DIX30 à Brossard en est un bon exemple. La valeur ajoutée recherchée de ce « nouveau quartier », en étant liée au développement du transport collectif, donne une indication des voies que prendront les futurs projets immobiliers.

Conséquences observables

Le développement résidentiel montréalais depuis vingt ans a remodelé la trame urbaine, certes, mais surtout les rapports entre les classes sociales dans les quartiers. Dans l'arrondissement du Sud-Ouest, on a assisté pendant ces années à une intensification de la gentrification qui avait doucement commencé durant les décennies antérieures, mais qui s'est amplifiée avec le développement de projets de grande ampleur. Le phénomène se poursuit jusque l'est du centre-ville. Dans les quartiers du Centre-Nord, que ce soit Petite-Patrie, Mile-Ex ou Villeray, on se lance dans des projets résidentiels à forte densité. Cette dynamique se déplace aussi vers des zones plus excentrées comme l'est de l'arrondissement Hochelaga-Maisonneuve, Mercier, mais également dans l'arrondissement Saint-Laurent.

Ces projets, même avec des promesses de construction de logements sociaux et abordables, vont transformer considérablement la composition sociale des résident·es de ces quartiers à moyen et long terme. Cette gentrification par les constructions neuves (new-build gentrification) favorise la présence de groupes sociaux plus scolarisés, fortunés et qui n'ont pas de famille. Elle provoque une forme de ségrégation de l'espace urbain, tant elle exclut les groupes sociaux qui ne peuvent pas se procurer ces résidences dispendieuses que sont le condo ou le « condo locatif ». Ce nouveau phénomène, sans en être la seule cause, vient clairement amplifier la présente crise du logement abordable.

Marc-André Houle est membre du collectif de recherche et d'action sur l'habitat (CRACH).

Photo : Terrain du « 495 » de l'avenue Beaumont, devenu complexe de condos locatifs, les résidents réclamaient la construction de logements sociaux (Rémi Leroux).

Les gouvernements ont affaibli le filet social

La persistance de la crise du logement au Québec et les drames qui s'ensuivent montrent à quel point il devient essentiel d'agrandir de façon significative l'offre de logements (…)

La persistance de la crise du logement au Québec et les drames qui s'ensuivent montrent à quel point il devient essentiel d'agrandir de façon significative l'offre de logements sociaux. Mais la volonté politique n'est pas au rendez-vous.

Les listes d'attente pour un logement à loyer modique (HLM) n'ont pratiquement pas bougé depuis plusieurs années. Autour de 37 500 ménages – admissibles et répondant aux critères d'attribution – y sont inscrits. Alors que leurs besoins sont généralement urgents, l'attente pour leur obtention s'élève à plusieurs mois, voire plusieurs années. À Montréal, par exemple, le délai moyen d'attente pour un logement à loyer modique est actuellement de plus de 5 ans.

La rareté des logements sociaux aggrave le sort des ménages locataires à faible revenu, qui sont souvent abandonnés sans alternative pour se reloger après une éviction, et manquent de ressources pour se protéger des hausses abusives de loyer. Ces personnes doivent aussi subir multiples discriminations qui leur rendent l'accès au logement difficile. Il s'agit là de conséquences directes ou indirectes de la pénurie de logements locatifs et de la financiarisation du logement. Ainsi, les ménages éjectés du marché sont à haut risque de se retrouver finalement à la rue.

En plus de s'inscrire auprès de leur office d'habitation pour obtenir un logement à loyer modique, les locataires mal-logé·es peuvent aussi s'impliquer dans la mise sur pied d'une coopérative ou d'un organisme sans but lucratif (OSBL) d'habitation. Mais ces projets sont financés au compte-goutte depuis plus de dix ans.

Comment en sommes-nous arrivé·es là ? En 1994, le fédéral a cessé de prendre des engagements à long terme pour soutenir le développement de nouveaux logements sociaux et a alors freiné un élan dans l'expansion de logements sociaux pourtant bien amorcé dans les années 1980. Au début des années 1970, le logement social ne représentait que 0,5 % du parc de logements locatifs québécois. Grâce aux investissements massifs du fédéral, cette proportion a bondi à 10 % en 1990. Ottawa a été le principal bailleur de fonds de quelque 104 000 logements HLM, coopératives et OSBL, qui demeurent un important patrimoine collectif du Québec [1].

Le gouvernement du Québec peu inspiré

Suite à la mobilisation populaire et aux efforts de certaines mairies, le gouvernement du Québec a pris le relai et annoncé, en 1997, la création du programme AccèsLogis, permettant le développement de coopératives, d'OSBL d'habitation et d'offices d'habitation, pour des ménages à faibles et à modestes revenus. Éventuellement, les offices d'habitation ont également pu s'en prévaloir. Toutefois, le Québec n'a jamais remis en place un programme HLM comme celui du fédéral, dédié entièrement aux ménages à faible revenu. De plus, les investissements québécois n'ont jamais permis de financer autant de logements qu'il s'en réalisait avant le retrait du fédéral. Malgré tout, plus de 35 000 ont été construits depuis la création d'AccèsLogis.

Cependant, à partir de 2009, la non-indexation automatique du programme a commencé à ralentir, voire entraver la création des logements. D'autres modifications qui auraient dû être apportées ont traîné en longueur. En 2015, une grande consultation a été lancée par le gouvernement libéral de Philippe Couillard. Un rapport a été déposé et ses conclusions étaient claires : il fallait conserver le programme, mais aussi l'améliorer et le bonifier. La campagne électorale approchant, des sommes ponctuelles ont été octroyées pour débloquer des projets, mais les modifications les plus nécessaires se font encore attendre. Ainsi, la contribution du gouvernement du Québec, qui devait atteindre 50 % des coûts de réalisation des projets, a atteint un creux de 30 % en 2019.

Au royaume de la CAQ

Lorsque la CAQ a été élue en septembre 2018, 15 000 logements déjà programmés dans AccèsLogis n'étaient toujours pas réalisés. La CAQ avait promis de construire ces logements au cours de son premier mandat. Elle a attendu quatre ans pour ajouter des sommes substantielles dans son budget. Mais les coûts ayant augmenté, celles-ci n'étaient plus suffisantes : 8000 de ces logements ne sont toujours pas construits.

Pendant ce temps, seulement 500 nouveaux logements sociaux ont été prévus. Pourtant, Québec avait signé une nouvelle entente sur le logement avec Ottawa, et allait disposer de nouveaux fonds fédéraux qui auraient pu et dû servir à accroitre l'offre de logements sociaux.

Durant les campagnes électorales municipales de l'automne 2021, plusieurs candidat·es se sont fixé des objectifs de développement du logement social ; au lendemain des élections, les nouvelles mairies, elles aussi, ont demandé aux gouvernements supérieurs de nouveaux investissements en ce sens.

Cependant, en novembre 2021, au lieu d'investir dans la relance d'AccèsLogis, la CAQ a lancé un nouveau programme d'habitation dite abordable, le Programme d'habitation abordable – Québec (PHAQ) (voir encadré à la page suivante). Celui-ci amorçait une dangereuse privatisation de l'aide au logement en proposant le financement public à des promoteurs privés. D'autant qu'encore une fois, il a accru l'offre des subventions de ce qu'on appelle les « suppléments au loyer privés » (PSL-privés).

Or, il est connu et vérifié qu'en période de pénurie de logements locatifs, les propriétaires boudent systématiquement les PSL-privés destinés aux ménages à faible revenu ; ils préfèrent trier leurs locataires. Rien ne va mieux pour le PHAQ. Ce programme, conçu pour construire des logements destinés aux ménages à modestes et à faibles revenus, n'inclut pas systématiquement de subventions pour aider à garder les loyers à bas coût. De plus, les promoteurs n'ont aucune obligation de réserver des logements aux ménages qui sont le plus dans le besoin. Ainsi, les quelques logements prétendument abordables qu'ils construisent ne le sont en fait que dans une période restreinte, quand ils ne sont pas tout simplement inaccessibles dès le départ.

C'est dans ce contexte qu'a débuté la dernière campagne électorale, alors que 600 ménages locataires étaient toujours accompagnés par un service d'aide d'urgence parce qu'ils n'avaient pas réussi à renouveler leur bail au 1er juillet et à trouver un nouveau logement. De plus en plus de gens doivent dormir pendant des semaines dans des motels, voire dans leur voiture. Des familles sont prisonnières de leur logement insalubre. L'insécurité résidentielle et le désespoir des personnes qui en souffrent sont considérables. On s'attendait à ce que les partis politiques en lice aux élections soient talonnés sur les mesures à mettre en place pour répondre aux besoins de ces ménages. Ça n'a pas été le cas.

Le seul engagement pris par la CAQ a été de promettre 11 700 logements en 4 ans, dont seulement 7000 seront de nouveaux logements (les 4700 autres ayant déjà été annoncés). La CAQ n'a pas non plus précisé combien de ces logements seront effectivement hors marché, construits par des coopératives, des OSBL ou des offices d'habitation, ni combien seront réservés aux ménages à faible revenu. Pire, les 7000 nouveaux logements seront réalisés dans le cadre du PHAQ, avec tous les inconvénients que nous avons signalés, laissant croire que le programme AccèsLogis, plus adapté à la diversité des besoins, sera abandonné définitivement.

Les bonnes solutions

Le FRAPRU demande la réalisation de 50 000 logements sociaux en 5 ans, sous différentes formes. Ceci inclut un programme d'acquisition de bâtiments résidentiels locatifs et leur socialisation. Car s'il faut construire de nouveaux logements sociaux pour lutter contre une rareté des logements qui sévit dans toutes les régions, il faut

aussi donner les moyens aux villes et aux organismes sans but lucratif d'acquérir des immeubles résidentiels existants pour contrer efficacement l'effritement du parc de logements locatifs encore abordables et assurer le maintien dans leur milieu des ménages qui y habitent, ce qui est incontournable pour faire face à la financiarisation du logement.

Ce chantier ne sera pas suffisant, mais c'est une première étape pour parvenir à une plus grande socialisation du parc locatif. Étant donné la vitesse avec laquelle le sort des locataires se dégrade, il devient plus que nécessaire de doubler le pourcentage de logements sociaux dans un proche avenir. Pour que le droit au logement de tous et toutes soit respecté, on ne peut pas compter sur le marché privé.


[1] À lire en complément, la brochure Évolution des interventions fédérales en logement, rédigée par François Saillant, disponible sur le site du FRAPRU : www.frapru.qc.ca/brochure-interventions-federales

Véronique Laflamme est organisatrice et porte-parole du FRAPRU.

Photo : Rémi Leroux

Logement social et logement abordable : deux réalités bien différentes

La principale caractéristique du logement social (HLM, coopératives et OSBL d'habitation) est qu'il est sans but lucratif. L'objectif n'est pas de faire du profit, mais de (…)

La principale caractéristique du logement social (HLM, coopératives et OSBL d'habitation) est qu'il est sans but lucratif. L'objectif n'est pas de faire du profit, mais de répondre aux besoins des ménages locataires à faibles et modestes revenus.

Généralement, il est subventionné par les gouvernements et les villes, ou l'a été à l'origine. Ces subventions permettent d'offrir des logements à un prix qui respecte la capacité de payer des locataires. De plus, en étant une propriété collective, le logement social garantit aux locataires un certain contrôle sur leurs conditions de logement, même dans le cas des HLM, puisque tous ces offices d'habitation ont l'obligation de créer des comités de résident·es.

L'expression « logement abordable » est largement utilisée au Canada depuis le début des années 2000 et l'est de plus en plus au Québec. Selon la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL) et la Stratégie fédérale sur le logement, un logement est abordable si le ménage y consacre moins de 30 % de son revenu avant impôt. Mais cette dénomination fourre-tout est en vérité élastique, et ce que l'on entend par elle dépend des programmes gouvernementaux.

Ainsi, certaines initiatives issues de la stratégie fédérale prescrivent, par exemple, qu'un logement abordable coûte 80 % ou moins du coût médian du marché. D'autres exigent que le loyer ne dépasse pas ce chiffre cité plus haut de 30 % du revenu de l'ensemble des ménages, propriétaires ou locataires, ce qui peut s'appliquer à des loyers de plus de 2000 $ par mois.

Quoiqu'il en soit, les loyers calculés à partir de ces définitions dépassent la capacité de payer de nombreux ménages ayant des besoins impérieux de logement. Pire, plus de la moitié des unités construites dans chacun des ensembles subventionnés n'ont pas à être abordables, alors que 100 % le sont dans le cadre de programmes de logements sociaux.

Le logement dit abordable peut être sans but lucratif, mais il peut aussi être le fait de promoteurs privés à but lucratif. Dans ce dernier cas, il ne contribue pas, contrairement au logement social, à l'accroissement du patrimoine collectif pour faire face aux besoins des prochaines générations et aux crises à venir. Au contraire, les logements dits abordables construits par ces promoteurs contribuent à la logique inflationniste et spéculative qui cause de plus en plus de mal-logement.

Au Québec, le terme a été récemment ajouté dans la Loi de la Société d'habitation du Québec (SHQ). Le gouvernement caquiste a entretenu la confusion en nommant son nouveau programme Programme d'habitation abordable Québec, lequel finance à la fois du logement privé et du logement social. La Ville de Montréal entretient, elle aussi, le flou avec son Chantier Montréal Abordable où, malgré les demandes répétées, notamment du FRAPRU, il n'y a aucune offre de logements hors du marché privé.

L'expression « logement abordable » évoque donc des logements aux coûts extrêmement variés, puisque ce qui est abordable pour un ménage de classe moyenne ne l'est pas pour un autre à très faible revenu. Une bonne partie des logements subventionnés sont maintenant, en vérité, non abordables. De plus, il est prévu que des logements « abordables », construits à l'aide de programmes fédéraux et québécois, ne le resteront que pendant un temps limité.

Véronique Laflamme est organisatrice et porte-parole du FRAPRU.

Photo : Rémi Leroux

Membres