Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Le capitalisme

Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme, Que sais-je ?, 2022, 127 p. Pour la quatrième fois, la prestigieuse collection Que sais-je ? publie un ouvrage de synthèse sur le (…)

Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme, Que sais-je ?, 2022, 127 p.

Pour la quatrième fois, la prestigieuse collection Que sais-je ? publie un ouvrage de synthèse sur le capitalisme. La première fut publiée en 1948. Dans cette nouvelle édition totalement inédite, l'auteur présente le capitalisme comme une idéologie, une croyance commune et une convention sociale qui structure notre monde.

Alors que de nombreux ouvrages décrivent le capitalisme comme l'aboutissement historique et naturel des sociétés, celui-ci suggère que le capitalisme est une invention récente. C'est en 1902 que le sociologue allemand Werner Sombart publie le premier ouvrage de synthèse sur le sujet Der moderne Kapitalismus. Trois ans plus tard, Max Weber publie L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, dans lequel le capitalisme est analysé comme une culture et un imaginaire collectif. Avant ces dates, des auteurs comme Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx ne parlaient pas de capitalisme comme un système. Ils analysaient, entre autres et de manières différentes, les comportements de personnes détenant du capital. Avec le temps, certaines de ces personnes furent dénommées des « capitalistes » afin de les différencier d'autres catégories d'acteurs économiques, comme des travailleurs ou des propriétaires terriens.

Pierre-Yves Gomez, professeur à EMLYON et directeur de l'Institut français de gouvernement des entreprises, mobilise le modèle de sociologie historique de Norbert Elias pour retracer l'évolution du capitalisme. Selon cette conception, les luttes entre entités concurrentes dans une société se soldent souvent par la domination d'un vainqueur, aboutissant à une monopolisation du pouvoir. Le vainqueur impose alors ses règles de conduite, ses codes de comportement et ses mœurs. Progressivement la configuration politico-économique de l'Europe médiévale, construite sur la religion et les coutumes locales, fut remplacée par une autre configuration, basée sur des normes abstraites d'échanges monétaires pour la production et la consommation de biens. Le profit individuel devint alors un « fait social total », un éthos qui justifie l'ordre du monde, régissant ses mœurs.

Ce retour historique et évolutionniste sur le capitalisme, analysant ses variations génétiques depuis le Moyen Âge, permet de relativiser l'assertion de la prétendue « fin de l'histoire ». D'après ce récit, la globalisation capitaliste ne peut que s'imposer à travers le monde, sans alternative possible. L'auteur conclut, pour sa part, que d'autres variations du capitalisme vont se poursuivre dans le futur, incluant la consolidation d'empires centralisés et industrialisés ou le néo-féodalisme d'entreprises transnationales. Il va sans dire que Pierre-Yves Gomez, l'auteur de L'esprit malin du capitalisme, ne voit pas ces mutations d'un bon œil. Certaines dérives sont d'ailleurs déjà visibles aujourd'hui, comme le capitalisme spéculatif, le capitalisme de surveillance, le capitalisme algorithmique ou le capitalisme autoritaire.

Ce petit livre de 127 pages, bien écrit et bien argumenté, contribue à la critique progressiste du capitalisme. Que sais-je ?, associée aux Presses universitaires de France, est une collection de plus en plus reconnue dans le domaine scientifique. Ce livre peut donc être utilisé dans des écoles de commerce ou des facultés de sciences économiques où, souvent, le capitalisme est faussement présenté comme l'évolution naturelle et obligatoire de nos sociétés. Surtout, l'analyse évolutionniste qu'il utilise permet d'explorer des alternatives possibles à la sortie du capitalisme.

Le gaz me donne les bleus

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels », écrivait Anatole France en 1922 dans L'Humanité, au sujet de la guerre. « On croit mourir à cause de (…)

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels », écrivait Anatole France en 1922 dans L'Humanité, au sujet de la guerre. « On croit mourir à cause de l'emballement du climat ; on meurt à cause des industriels », pourront dire nos enfants, si la tendance se maintient. Les stratégies gazières qui se mettent en place au Québec illustrent de manière troublante la primauté des intérêts industriels sur la vie.

Environ 80 % du gaz qui est brûlé au Québec pourrait être remplacé par l'électricité. Eh oui : alors que la planète en feu hurle l'urgence de se libérer des énergies fossiles, environ 200 000 bâtiments résidentiels, commerciaux et institutionnels demeurent inexplicablement chauffés au gaz, au pays de René Lévesque. Et près de 2 000 branchements se sont encore ajoutés entre octobre 2021 et juillet 2022 ! D'importants volumes de gaz servent également à des procédés industriels dont la conversion à l'électricité ne présente aucun défi technique particulier.

Électrifier ces usages permettrait de réduire de neuf mégatonnes (sur 12) les émissions de gaz à effet de serre attribuables au gaz naturel, ce qui améliorerait le bilan carbone total du Québec de plus de 10 %. Cela pourrait se faire en une quinzaine d'années : il suffirait d'interdire l'installation d'équipements au gaz dans tous les cas où l'électricité peut rendre le service énergétique attendu, qu'il s'agisse de nouveaux équipements ou du remplacement d'équipements en fin de vie.

Quand on pense que les émissions totales de GES du Québec ont reculé d'à peine 2,7 % en près de 30 ans, malgré les milliards dépensés par les gouvernements, il est difficile d'imaginer une bonne raison de se priver d'une telle réglementation qui compenserait au moins partiellement la lenteur de la décarbonation d'autres secteurs. Or, vous ne trouverez aucun document en ce sens dans les cartons de nos gouvernements. C'est là une des raisons pour lesquelles la petite flamme bleue adoptée il y a 20 ans par le principal distributeur gazier du Québec ne me fait plus danser la bossa-nova.

Tartufferie climatique au service de l'industrie

Le deuxième motif de consternation, relativement au gaz naturel, est l'importance des ressources collectives consacrées à des stratégies alambiquées qui nous éloignent de nos cibles climatiques tout en se donnant l'air de vouloir nous en rapprocher.

L'offre biénergie parrainée conjointement par Hydro-Québec et Énergir en est un excellent exemple. En vertu de cette offre, présentement réservée au marché résidentiel [1], les ménages qui ont un système de chauffage central au gaz sont invités à convertir leur système à la biénergie afin que l'électricité devienne leur principale source d'énergie pour le chauffage et que le gaz naturel ne soit consommé qu'en période de pointe hivernale.

Intuitivement attrayante, l'offre de biénergie n'en a pas moins été vertement critiquée par des environnementalistes et des scientifiques, et pour cause : elle est incompatible avec les objectifs climatiques du Québec. Alors que, tel que mentionné, l'abandon du gaz naturel dans tous les usages convertibles permettrait de diminuer les émissions totales de GES du Québec de plus de 10 %, les chercheurs de l'Institut de l'énergie Trottier estiment que le programme de biénergie ne permettra, au mieux, qu'une réduction de 0,6 %. Il aura aussi pour effet de verrouiller la dépendance du Québec à l'égard du gaz pour des décennies et de compromettre l'atteinte de la carboneutralité en favorisant le renouvellement d'équipements de chauffage au gaz naturel qui devraient simplement être mis de côté à la fin de leur vie utile.

Le règlement qui exige l'injection d'un pourcentage minimal de gaz naturel renouvelable (GNR) dans le réseau gazier est aussi une ingénieuse supercherie. Initialement adopté en 2019, ce règlement fait présentement l'objet d'une mise à jour qui introduit le concept de « gaz de source renouvelable » (GSR), incluant non seulement le GNR, mais aussi l'hydrogène vert, et porte de 5 % en 2025 à 10 % en 2030 la part des GSR devant circuler dans le réseau gazier.

Tout est problématique dans ce règlement. D'abord, l'idée même d'exiger l'injection de 10 % de GSR dans le réseau signifie en clair assurer une continuation de la consommation massive (90 %) de gaz fossile, issu principalement de la fracturation, pour des besoins qui pourraient rapidement et facilement, pour la plupart, être comblés par l'électricité.

Ensuite, produire du gaz qui sera brûlé est dans bien des cas le pire usage qu'on puisse faire de la biomasse résiduelle. Pour respecter les limites biophysiques des écosystèmes, préserver les milieux naturels et la biodiversité, éviter de concurrencer la production alimentaire et les usages plus écologiques de la biomasse résiduelle comme le compostage, en cette période sombre pour la santé de la nature, il est essentiel que le GNR soit produit en quantité limitée et réservé à des usages pour lesquels le gaz est irremplaçable (les usages dits « sans regret »).

Produire de l'hydrogène vert pour le mélanger à du gaz fossile servant principalement à des usages électrifiables serait encore plus absurde, si cela est possible, car l'électricité dépensée pour produire l'hydrogène est beaucoup plus grande que l'énergie contenue dans l'hydrogène. Le concept même est une aberration scientifique et économique.

« It's the industry, stupid ! »

Ces stratégies vous semblent rocambolesques ? Elles deviennent tout à fait limpides quand on les analyse du point de vue de l'industrie et quand on sait qu'elles sont assorties de généreuses contributions du trésor public, notamment par l'entremise du fonds Capital ressources naturelles et énergie (CRNE), doté d'une enveloppe de 1 milliard $, et du Programme de soutien à la production de gaz naturel renouvelable (PSPGNR).

En fait, la raison pour laquelle il « faut » préserver le réseau gazier le plus longtemps possible, en le légitimant notamment par l'offre de biénergie et le verdissement partiel du combustible, est fort simple : si on cessait de brûler du gaz pour 80 % des usages actuels, les grandes industries dont les procédés ne sont pas facilement convertibles à l'électricité devraient assumer seules les coûts du réseau gazier en attendant de pouvoir compter sur de nouveaux procédés ou sur des gaz de source renouvelable. Or, selon une étude réalisée à HEC Montréal, « l'électrification des marchés Résidentiel et Affaires évincerait (sic) 91 % des revenus de distribution du gaz naturel au Québec et entraînerait nécessairement la clientèle industrielle dont les usages sont non convertibles vers une “spirale de la mort” puisque les quelques grands consommateurs de gaz naturel restants ne seraient sans doute pas en mesure de soutenir l'augmentation tarifaire causée par le départ des autres clients. » [2]

Doublement futées, les stratégies gazières du gouvernement (peut-être aidé par les quelque 140 lobbyistes inscrits d'Énergir ?) permettent aussi de brouiller le message des scientifiques et des écologistes qui ont bien du mal à expliquer, en « lignes de com » de 20 mots, pourquoi ils et elles s'opposent à des mesures de réduction des émissions de GES. De plus, comme le développement du GNR et de l'hydrogène vert est coûteux, ces stratégies justifient de siphonner des fonds publics destinés à la décarbonation vers des filières dont la contribution à la lutte au réchauffement climatique restera toujours marginale, mais dont nos quelques grandes industries auront besoin pour poursuivre leurs opérations quand la consommation de gaz fossile ne sera vraiment plus admise.

L'industrie ou la vie ? Le choix est clair. Repose en paix, Anatole France.


[1] Une offre pour les secteurs commercial et institutionnel devrait être déployée dans les prochains mois, sous réserve de l'approbation de la Régie de l'énergie.

[2] Rapport d'étude no 01-2020, Électrification des usages du gaz naturel au Québec : analyse des impacts économiques, Alexandre Paradis Michaud, étudiant à HEC Montréal, sous la supervision de Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l'énergie, HEC Montréal. Disponible en ligne.

Illustration : Ramon Vitesse

Fonderie Horne : la ville au coeur de cuivre

Le verdict est tombé à Rouyn-Noranda le 15 août dernier : les émissions d'arsenic dans l'air de notre ville seront tolérées jusqu'à cinq fois au-dessus de la norme prévue par (…)

Le verdict est tombé à Rouyn-Noranda le 15 août dernier : les émissions d'arsenic dans l'air de notre ville seront tolérées jusqu'à cinq fois au-dessus de la norme prévue par la Santé publique. L'échéancier de cinq ans ne prévoit aucune cible intermédiaire précise pour contraindre Glencore à abaisser ses rejets toxiques dans l'air d'ici là. Les Rouynorandien·nes, décidément, devront boire la coupe jusqu'à la lie.

Il y a une chose que les gens de l'extérieur ont du mal à comprendre. Parler contre la fonderie, c'est parler contre Rouyn. C'est une vérité que chacun ici sent au fond de soi dès sa naissance. Les employé·es de la fonderie sont vos ami·es d'enfance, votre oncle ou tante, votre voisin·e ou votre fille ou fils. On ne médit pas contre les siens et on évoque encore moins la mort de ce qui nous a donné la vie.

Malgré le plan annoncé de réduction des émissions toxiques de la fonderie, certain·es s'écrient déjà bruyamment et refusent le compromis. Les positions se crispent de nouveau. On s'apprête à rejouer bientôt la grande scène tragique qui traverse toute notre histoire : ce n'est pas la première fois que la fonderie divise notre communauté. On regarde alors au fond de soi comme dans le puits noir d'une ancienne mine. On ne sait jamais ce qui risque d'en remonter.

Les luttes se mènent ici dans une douleur coupable. Même les allié·es de la fonderie sont rongé·es sourdement par le doute. Les militant·es finissent par se taire, agacé·es de s'entendre eux·elles-mêmes radoter. Mais les forces de l'immobilisme, elles, n'ont jamais cessé de piocher à la même inépuisable veine.

Parler contre la fonderie, c'est parler contre Rouyn.

Cette croyance remonte au temps de nos grands-parents, que l'on a pourtant enterré·es, encore jeunes, depuis très longtemps déjà au Cimetière Notre-Dame. C'est une idée vieille et ennuyeuse comme la pluie (acide), et peut-être même plus vieille que les cheminées, que l'on dit pourtant éternelles. C'est une idée, en somme, très vieille, trop vieille peut-être.

Entendez-vous la rumeur…

Des citoyen·es influent·es déclarent publiquement qu'ils et elles prendront la clé des champs, loin des nuages oranges, au Témiscamingue, là où les prés sont calmes et où il fait bon respirer. D'autres en sont encore à aiguiser leurs armes. La plupart regardent en retrait et ne savent plus très bien comment juger de la situation. Bien des gens se demandent, et non sans raison, si la réputation de notre ville n'est pas entachée durablement. La fracture va en augmentant.

Depuis peu, les bannières Facebook claquent au vent des réseaux comme les drapeaux noirs de la piraterie. Le nouveau slogan publicitaire de la ville, Douce Rebelle, est subverti par une formule ironique qui en choque plusieurs : Douce Poubelle. À Val-d'Or, Amos ou Ville-Marie, des voix plus lointaines s'élèvent pour faire entendre leur solidarité. La ville fourmille de journalistes sur lesquel·les on trébuche maintenant à tous les deux coins de rue. Les un·es évoquent la fermeture de l'usine comme s'il s'agissait d'un dépanneur et les autres nous parlent de la disparition complète d'un quartier, et avec lui les lieux chers à notre enfance. Les citoyen·nes alternent entre la stupeur et le découragement.

Rouyn donne à voir sa douleur publiquement. Certain·es estiment que là c'est un manque de dignité. Des Mères au Front portent un écusson vert taillé en cœur – vert comme la couleur du cuivre rouillé – et s'adressent à la mairesse en la tutoyant. Leurs filles et leurs fils sont blotti·es contre elles, inquiété·es par l'agitation. Les enfants se demandent pourquoi leurs mères pleurent. Elles sont venues parler pour la jeunesse, pour tout ce que le monde pourrait devenir.

Un militant écologiste de la première heure se prend la tête entre les mains et croit revivre un cauchemar alors qu'on évoque un appui gouvernemental dans la modernisation de la fonderie. Des médecins s'inquiètent de la prévalence potentielle de maladies aux noms imprononçables devant une assistance qui fait des yeux ronds. Une femme âgée qui a vécu toute sa vie dans le quartier Notre-Dame, adossée contre l'usine métallurgique, témoigne, à une assemblée entière, avec une simplicité qui arrache des larmes. Sa santé est compromise et elle ne veut pas mourir en sachant que les tout-petit·es pâtiront encore de la qualité de l'air.

On entend ici toutes sortes de choses dernièrement, des choses édifiantes et des plus regrettables. Notre parole s'emporte comme la rivière qui rompt son embâcle. Les débordements sont à prévoir. Mais c'est surtout à une formidable leçon de mobilisation sociale à laquelle nous ont convié·es les citoyen·nes de Rouyn-Noranda. Ceux et celles qui parlent aiment leur ville suffisamment pour transgresser un interdit qui les fait souffrir eux·elles aussi.

Parce que parfois, parler contre la fonderie, c'est aussi parler pour Rouyn.

Le soleil s'est levé sur Rouyn

Depuis les premiers signes du printemps, quelque chose en nous cherche à naître. Notre mobilisation devient le tremplin d'une nouvelle fierté. Les villes jumelles ont renfilé leur robe des plus beaux jours. Notre indignation prend parfois la forme soudaine de l'espoir. On nous écoute de très loin. On s'enorgueillit de voir notre communauté debout et agissante. On dit maintenant partout que les gens de Rouyn ont beaucoup de courage. La multinationale est forcée de nous regarder en face. Il faudra apprendre dorénavant à nous respecter.

Notre lutte n'est pas encore terminée, mais nous voici à nouveau engagé·es dans la bataille de l'essoufflement. Notre cœur est plus large et notre sang plus oxygéné que jamais. Avec l'été qui rayonne, on respire en tout cas un air franchement plus sain. C'est celui du droit à parler enfin, et pour nous-mêmes, de ce qui nous inquiète depuis très longtemps.

Photos : une enfant tenant un tambourin lors d'un rassemblement à la Place de la Citoyenneté à Rouyn-Noranda ; un placard portant les mots « Les écocidaires ont des noms et des adresses » est modifié afin d'en faire une menace contre les militant·es écologistes à Rouyn-Noranda ; des femmes affichent un air déçu lors du conseil de ville de Rouyn-Noranda ; coucher de soleil sur le lac Osisko et la fonderie Horne à Rouyn-Noranda (Marie-Raphaëlle Leblond).

Disséquer la « sensibilité » nationaliste conservatrice

17 juin 2024, par David Sanschagrin — , , ,
Le schisme identitaire : Guerre culturelle et imaginaire québécois a été écrit par la vedette montante du nationalisme conservateur québécois, Étienne-Alexandre Beauregard [1]. (…)

Le schisme identitaire : Guerre culturelle et imaginaire québécois a été écrit par la vedette montante du nationalisme conservateur québécois, Étienne-Alexandre Beauregard [1]. Si sa thèse est faible et friable, le livre demeure toutefois intéressant, car il expose les travers du débat actuel sur l'identité.

L'ouvrage s'inscrit dans la mouvance identitaire droitiste qui, malgré la forte diffusion de ses idées dans les médias et au sein du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), sous-estime constamment son pouvoir, ce qui nourrit sa posture victimaire. Les remerciements de ce livre constituent une véritable cartographie de cette mouvance, dont font partie Mathieu Bock-Côté et son maître à penser, Jacques Beauchemin.

L'hégémonie et la guerre culturelle

Beauregard mobilise le concept d'« hégémonie » du philosophe marxiste Antonio Gramsci pour avancer que de 1960 à 1995 existait une hégémonie néonationaliste promouvant la vision du Québec de Lionel Groulx, comme « État-nation du sujet unitaire francophone ». Cet État aurait comme missions « la survie culturelle de la nation francophone » et l'atteinte du destin naturel du Québec : l'indépendance.

Les propos de Jacques Parizeau attribuant la défaite référendaire de 1995 à « l'argent et des votes ethniques » auraient ouvert l'ère d'une hégémonie libérale, « où toute affirmation nationale est désormais suspecte de racisme et d'exclusion. » Elle serait promue par des élites intellectuelles et politiques, et axée sur le fédéralisme trudeauiste, les droits individuels et le multiculturalisme postnationaliste. Depuis l'arrivée de la CAQ au pouvoir en 2018, une contre-hégémonie propose « un nationalisme fermement ancré dans le désir de durer. Promettant sans honte une loi sur la laïcité et une baisse des seuils d'immigration, Legault parlait pour le Québec francophone, le Québec des banlieues, celui dont j'étais issu et que je souhaitais plus que tout pérenniser grâce à mon engagement politique. »

Depuis 2018, selon Beauregard, nous serions en pleine guerre culturelle entre deux camps irréconciliables où se jouerait le destin de la nation. Les « nationalistes » s'appuieraient sur une « éthique de la loyauté » envers la nation et son noyau historique canadien-français. Les « multiculturalistes » défendraient une « éthique de l'altérité », valorisant la diversité en soi et l'effacement national.

Beauregard propose donc une vision asociologique de l'hégémonie comme domination d'un ensemble statique d'idées et de valeurs sur l'histoire et la société. Il omet que l'hégémonie gramscienne est une domination de classe dynamique, qui se renouvelle grâce au contrôle de l'économie, de l'État et des institutions culturelles. La conception culturelle de l'hégémonie de Beauregard est en phase avec le « gramscisme de droite », développé par l'extrême droite intellectuelle française à partir de 1973. Celle-ci promouvait une guerre culturelle afin de s'opposer à la domination des idées de gauche, d'imposer des valeurs conservatrices et de préparer la prise du pouvoir [2]. Enfin, il partage aussi leur conception « naturelle » de la nation ainsi que leur méfiance envers les droits de la personne et la diversité culturelle.

Libéralisme et nationalisme au Québec

Contrairement à ce qu'affirme Beauregard, avant 1995, on n'observe pas d'unanimité idéologique au Québec, et après 1995, on ne voit pas d'hégémonie antinationaliste.

Le libéralisme et le néonationalisme étaient bien présents au Parti québécois (PQ) et au Parti libéral du Québec (PLQ) avant 1995, mais le premier était souverainiste, le second fédéraliste, et ils ne s'entendaient pas sur la protection du français. Néanmoins, ils partageaient une vision ouverte et inclusive de la nation, défendaient les droits des individus et des minorités et ont bâti un État social moderne. Ils ont aussi reconnu la diversité constitutive du Québec.

Quant au nationalisme culturel conservateur, il se manifeste bien avant 2018. Dès 2006, Mario Dumont attaquait les minorités religieuses, qui minaient les valeurs « communes » avec des accommodements « déraisonnables ». Depuis, l'immigration et la diversité sont perçues comme des problèmes culturels. Au pouvoir en 2012, le PQ a proposé une Charte des valeurs, reprenant la carte identitaire, à défaut d'un véritable projet politique.

De grands sensibles

Ce livre est caractéristique du discours nationaliste conservateur, dont il a tous les travers.

Les nationalistes conservateurs, comme Beauregard ou Bock-Côté, font fi de la sociologie historique et ne proposent pas de véritable « pensée ». Ils mettent plutôt en scène leur « sensibilité » et compensent la faiblesse de leurs idées par des néologismes. En effet, la « pensée » a des exigences rationnelles plus élevées : se confronter honnêtement aux faits ainsi qu'aux perspectives avancées par les autres. La pensée existe de manière dialectique, relationnelle. Elle est le contraire de l'enfermement sentimental et idéologique.

Au départ, il y a donc le « sentiment » que des forces maléfiques et élitistes complotent contre « nous », veulent effacer « notre » mémoire longue et « notre » culture pour « nous » assimiler. Pour arriver à leurs fins, ces forces ont recours aux droits individuels, à l'immigration et la diversité ethnoculturelle. La « raison » arrive ensuite pour justifier ce « sentiment », en s'appuyant sur une lecture biaisée et révisionniste de l'histoire.

Pour cette mouvance, la nation québécoise est « naturalisée » et équivalente à la majorité culturelle canadienne-française. Constamment menacée, elle doit être protégée, justifiant des mesures et des discours mesquins envers les minorités, dont les revendications de droits seraient des attaques antidémocratiques envers la nation. Il relève alors de l'évidence d'affirmer qu'« au Québec, c'est comme ça qu'on vit », comme s'il y avait unanimité et une seule bonne façon de concevoir la nation. Comme si la majorité était homogène, monolithique, alors que l'on sait très bien qu'elle aussi est plurielle aux plans culturel, économique et politique. Il n'y a pas de test de loyauté et il n'y a pas qu'une seule appartenance légitime à la nation québécoise, telle qu'essentialisée par la droite identitaire.

Enfin, cette dernière se réclame du débat démocratique, mais l'évacue et voit toute critique de leur « sensibilité » comme une preuve de censure, critique qui sera brandie sans nuance et de façon polarisante sur toutes les tribunes, afin de s'indigner des méchantes élites multiculturalistes. Et, à la question « qu'est-ce que la nation québécoise et son devenir ? », elle ne conçoit qu'une seule bonne réponse, la sienne. Toute déviation de cette trajectoire serait aliénation, aplaventrisme et déloyauté.

En décrivant la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et la protection des droits de la personne comme des attaques élitistes envers la majorité culturelle, les nationalistes conservateurs ciblent les minorités comme ennemies de la nation et minent les institutions démocratiques qu'ils prétendent défendre face au « gouvernement des juges ».

Démocratie et majorité

La démocratie doit en effet être comprise comme un équilibre complexe entre pouvoir collectif de la majorité et droits des individus et des minorités. La démocratie ne peut pas être la pure expression d'une majorité immuable, auquel cas elle ne serait que tyrannie. Elle ne peut pas représenter que les intérêts d'une petite nation conservatrice rabougrie et revancharde, ce « Québec francophone des banlieues ».

La démocratie est un moyen pacifique de trancher les conflits politiques et d'arbitrer différents intérêts, afin de trouver un modus vivendi acceptable. Elle ne s'arrête pas aux élections, elle continue de vivre dans les débats publics, par l'action des mouvements sociaux, par des revendications de droits. C'est démocratiquement que l'Assemblée nationale a adopté la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, en 1975. Plutôt que de critiquer les droits de la personne en soi, c'est une critique de l'État canadien et des juges qu'il nomme qui devrait être faite.

L'héritage de la Révolution tranquille

En lieu et place d'un vrai projet politique, la droite identitaire alimente l'idée d'une guerre culturelle qui est dommageable pour le vivre-ensemble et met sur la sellette les minorités culturelles. Elle reproduit un scénario classique (aux États-Unis, en France, etc.) où des acteurs politiques voient la nation comme une majorité culturelle traditionnelle menacée par les minorités, les élites multiculturalistes et les droits de la personne. Cette politique de la peur et du ressentiment mène ensuite à la haine et au rejet de l'autre, vu comme ennemi existentiel au sein de la société.

Une petite nation culturelle inquiète qui se replie sur elle-même est très loin de l'idéal de la Révolution tranquille d'une grande nation inclusive qui propose, avec confiance, un projet politique inspirant et égalitaire. Plutôt que de revenir au cul-de-sac de l'idéologie de la survivance culturelle, il faut retrouver l'esprit d'audace, de générosité et d'ouverture qui animait les révolutionnaires tranquilles.


[1] Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois, Montréal, Boréal, 2022, 282 pages.

[2] Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 40, 1993, pp. 3-22.

David Sanschagrin est politologue.

Illustration : Ramon Vitesse

L’inquiétante propagation du mensonge

17 juin 2024, par Claude Vaillancourt — , , ,
Des histoires complètement fantaisistes se transforment en réalité pour certain·es. Ce phénomène qu'on aurait voulu croire en voie de disparition revient en force. Le mensonge (…)

Des histoires complètement fantaisistes se transforment en réalité pour certain·es. Ce phénomène qu'on aurait voulu croire en voie de disparition revient en force. Le mensonge reste un moyen particulièrement efficace pour saboter la démocratie ou pour l'empêcher de s'épanouir, d'où la nécessité de bien comprendre sa mécanique.

Trois cas récents, hypermédiatisés et très différents, en Russie, aux États-Unis et aux Philippines, ont montré à quel point la régression est profonde et à quel point la vieille stratégie de propager d'immenses tromperies a de beaux jours devant elle. Et cela à une époque où l'information vraie est plus accessible que jamais.

L'invention d'un régime néonazi en Ukraine par la Russie, dans le but de justifier son invasion, ne cesse de stupéfaire, tant par l'énormité de cette affabulation, par l'ampleur de sa diffusion et par les menaces contre les personnes qui ne veulent pas y croire. Elle rappelle les pires moments du régime stalinien, alors qu'on multipliait les condamnations sous les prétextes les plus fantaisistes. Dans les deux cas, les contrevérités sont diffusées par une dictature qui a le pouvoir de faire passer des vessies pour des lanternes et de réprimer durement les sceptiques. La propagande officielle russe d'aujourd'hui semble aussi improbable que l'invasion territoriale qu'elle justifie, inquiétant vestige de l'esprit de conquête territoriale des siècles précédents. Même dans un pays aussi fragile que la Russie, une pareille régression paraissait encore impensable quelque temps avant le début de la guerre.

Aux États-Unis, le grand mensonge diffusé par Donald Trump selon lequel on lui aurait volé la victoire aux dernières élections est cru par un public bien ciblé, important tout de même, composé essentiellement de partisans de l'ex-président. Ici, la croyance est reliée à un intérêt partisan, celui de délégitimer l'élection de Joe Biden en dépit du verdict démocratique, si bien qu'il devient difficile de savoir si cette croyance est bien réelle ou si elle découle d'un calcul cynique et d'extrême mauvaise foi, basé sur le principe selon lequel la fin justifie les moyens. La persistance de cette fabrication, en dépit de l'absence de faits pour la soutenir, étonne tout même envers et malgré tout. La patiente et précise déconstruction du grand mensonge de Trump par la Commission du 6-janvier envoie du plomb dans l'aile à cette mystification, mais au moment d'écrire ces lignes, il est difficile de savoir quelles en seront les conséquences chez celles et ceux qui prétendent y croire.

La victoire électorale du fils de Ferdinand Marcos aux Philippines, malgré les extractions et les violences du régime de son père, chassé du pouvoir par son peuple las de trop de corruption, n'a pas manqué d'en laisser plusieurs estomaqué·es. Pourtant, le retour du clan Marcos a été planifié depuis plusieurs années, par une stratégie de révision mensongère de l'histoire de ce régime honni : il s'agissait tout simplement de présenter les années Marcos comme un âge d'or, une période de prospérité économique, biffant du paysage toutes les violences contre le peuple et les opposants au régime, inventant en outre une histoire d'or hérité d'une famille royale et qui mettrait le clan richissime des Marcos à l'abri de toute corruption. De toute évidence, une grande partie de la population des Philippines y a cru puisque Marcos Jr a été élu avec une majorité confortable.

Mensonge et relations publiques

Ces trois histoires révèlent la perméabilité de très nombreuses personnes aux récits les plus fantaisistes, sous de fortes pressions propagandistes, à l'avantage de très grands intérêts et une réelle difficulté à s'en défendre. Mais le mensonge peut aussi être proféré par des gouvernements qui ne semblent pas extrémistes et qui, grâce à une apparente modération, réussissent à duper leurs populations et même leurs alliés. N'oublions pas que deux des plus grandes guerres déclenchées par les États-Unis ont trouvé leur justification par de très grands mensonges : de fausses attaques de torpilleurs nord-vietnamiens contre des destroyers américains ont offert un prétexte pour déclarer la guerre sans s'empêtrer dans les formalités démocratiques habituelles ; le gouvernement de George W. Bush a quant à lui prétendu qu'il existait des armes de destruction massive en Irak afin de justifier une invasion qui déstabilisera une importante région du monde pendant des années.

Edward Bernays, auteur du célèbre essai Progaganda (1928), a bien montré comment les relations publiques contribuent à conditionner les publics, tant pour les gouvernements que les grandes entreprises. Leurs expert·es peuvent se permettre de fabriquer des faussetés qui seront gobées par les populations en les propulsant dans la sphère publique par de vastes campagnes dans les médias (et si nécessaire, dans des publications scientifiques). Dans son dernier roman, Temps sauvages, Mario Vargas Llosa montre, de façon très documentée, comment le remplacement d'un gouvernement démocratique par une dictature au Guatemala pendant les années 1950 a été justifié par la pure invention d'un ennemi communiste, en suivant un plan mené par Bernays [1].

Les théories de Bernays ont sûrement fait le plus de dommages par une utilisation particulièrement subtile du mensonge. L'idée n'est plus de mentir effrontément, d'inventer des histoires fantaisistes, mais de mettre en doute des faits scientifiquement admis. Ce qui est faux n'est plus un discours en tant que tel, mais une controverse sur un sujet scientifique. On crée un débat allant à l'encontre du consensus scientifique, en faisant croire que ce consensus n'existe pas vraiment. Les fabricants de cigarettes ont ainsi financé des campagnes qui remettaient en cause les méfaits du tabac sur la santé. En créant l'incertitude sur ces effets nocifs, elles ont réussi à faire retarder de plusieurs années une réglementation efficace contre ce produit, un retard qui a causé au passage des millions de morts. La compagnie ExxonMobil a quant à elle subventionné généreusement le mouvement climatosceptique, alors qu'elle connaissait très bien les effets dévastateurs du réchauffement climatique, faisant perdre ainsi d'irremplaçables années à la transition écologique.

Juifs, francs-maçons, jésuites

Dans Le cimetière de Prague, Umberto Eco s'intéresse à des aspects importants de la diffusion des grands mensonges : qui les fabrique ? Dans quel but ? Comment procède-t-on pour y arriver ? Le romancier se penche sur une période particulièrement fertile en ce qui concerne l'invention de fausses nouvelles, quoique plutôt méconnue : la fin du XIXe siècle en France (mais aussi, de façon plus large, en Europe). Ce foisonnement de théories du complot naissant d'un peu partout rappelle inévitablement ce qui est aujourd'hui véhiculé dans les réseaux sociaux.

Dans ce roman, qui présente une galerie de propagandistes ayant tous réellement existé, à l'exception du personnage principal, Eco montre bien à quel point la fabrication de mensonges et la propagation de la haine occupaient une place importante dans le paysage intellectuel. Une recherche rapide nous permet de constater que les livres antisémites, ceux ciblant les francs-maçons ou les jésuites, accusant tant de personnes de pratiques les plus invraisemblables, allant des rites sataniques à des projets de domination mondiale, remportaient des succès auprès d'un large lectorat. Des livres comme La conquête du monde par les Juifs d'Osman Bey, La France juive d'Édouard Dumont ou Essai sur l'inégalité des races humaines d'Arthur de Gobineau, étalant plus précisément un racisme anti-juif démesuré, ont exercé une influence qui s'est poursuivie jusqu'à la chute du Troisième Reich.

Parmi les grandes fumisteries mentionnées dans le roman, Eco nous rappelle l'œuvre de l'un des maîtres du genre, Augustin Barruel, qui s'en est pris au rôle des jacobins pendant la Révolution française. Sous sa plume, ces derniers cachent un groupe puissamment organisé par des athées et des francs-maçons, dont l'esprit complotiste, s'en prenant à la France noble et catholique, provient d'aussi loin que de l'extermination de l'ordre des Templiers au Moyen-Âge. Ceux-ci, se maintenant dans les ordres maçonniques, sont revivifiés par les Illuminés de Bavière, un groupe propageant, en vérité, les valeurs philosophiques des Lumières. Mais dans le délire de Barruel, ce groupe est transformé en complotistes omnipotents, infiltrant les principales sociétés secrètes.

Eco accorde aussi beaucoup d'importance à l'affaire Léo Taxil. Celui-ci était un complotiste anticlérical qui fera un virage radical pour devenir l'inventeur d'une fable très sophistiquée accusant les francs-maçons de satanisme. Cette fabrication, provoquant un grand bruit à l'époque, se retournera finalement contre les éléments les plus conservateurs de l'Église lorsque le canular, impliquant des personnalités inventées, sera exposé au grand jour : ces catholiques rigides s'étaient trop réjouis de cette histoire invraisemblable et avaient ainsi révélé leur crédulité. Cette affaire n'est pas sans ressemblances avec la diffusion des théories de QAnon dont les adeptes répandent l'idée selon laquelle leurs adversaires politiques, principalement démocrates, commettent des crimes sataniques, pédophiles et cannibales.

Eco s'intéresse surtout aux Protocoles des Sages de Sion, œuvre de propagande de la police tsariste, publiée en 1905, mais qui sera largement diffusée à partir des années 1920, présentant ni plus ni moins qu'un plan juif, soi-disant écrit par des sages, pour conquérir le monde. Ce texte, qu'écrit dans le roman le personnage principal [2], est l'un des libelles de propagande raciste aux plus fortes répercussions, continuant à trouver des adeptes même aujourd'hui.

Le grand mensonge d'une domination mondiale juive, qui serait paradoxalement effectuée par un peuple soi-disant inférieur, a mené à la catastrophe de l'Holocauste, comme quoi les idées de quelques exaltés possédés par la haine, par le plaisir pervers de manipuler les autres et par une folle paranoïa peuvent se transmettre aisément et avancer très loin. C'est ce chemin d'abord étroit et d'apparence assez tranquille, puis menant aux pires abominations, qu'a voulu nous faire parcourir Umberto Eco dans Le cimetière de Prague. L'auteur rappelle, si nécessaire, que lier la haine à des théories du complot ne sera jamais inoffensif.

Des contrevérités en excellente santé

L'ampleur et la très grande propagation des contrevérités aujourd'hui surprennent, alors que l'on connaît plus que jamais les méfaits de cette dangereuse stratégie pour faire avancer un programme politique. On a plusieurs fois expliqué les raisons de la grande diffusion des hypothèses les plus invraisemblables, bien que ces éclaircissements ne semblent jamais entièrement satisfaisants : le développement des réseaux sociaux qui donnent une importante chambre d'écho aux propos les plus fantaisistes ; un manque de confiance aux médias traditionnels ; la libéralisation du secteur de l'information qui ouvre la voie à la parole des démagogues, source de profit pour les entreprises médiatiques ; l'immense capacité de surveillance offerte par l'industrie numérique particulièrement profitable aux régimes autoritaires ; un affaiblissement du système éducatif qui a cessé de valoriser le développement de l'esprit critique.

Même si les mensonges politiques peuvent survenir de partout, il n'en reste pas moins que leur relance aujourd'hui provient essentiellement de l'extrême droite qui en tire d'immenses avantages. On constate la grande efficacité de cette stratégie : elle assure des victoires politiques majeures en simplifiant les enjeux, en donnant des explications commodes qu'on peut implanter par un matraquage médiatique et par leur bonne circulation dans les réseaux sociaux, tout cela adressé à des populations déconcertées devant les effets négatifs de la mondialisation et rendues plus vulnérables à la suite des confinements nécessités par la COVID-19.

Pour les progressistes, ces mensonges posent un défi très particulier et difficile à relever. En de pareilles circonstances, le débat politique ne peut plus avancer par le raisonnement, l'argumentation bien développée et le recours à des sources crédibles d'information. L'adversaire politique nourrit de croyances et de fabulations le public dont il cherche à obtenir l'appui. Lutter contre des croyances est certes beaucoup plus difficile que débattre, et de nombreux·euses militant·es progressistes restent déconcerté·es et mal préparé·es pour faire face à cette puissante stratégie de l'extrême droite. Mettre en lumière les mystifications et révéler la vérité, quoique toujours indispensables, ne semblent plus suffisants. Ainsi faudrait-il penser à développer une façon nouvelle de combattre l'implantation du mensonge dans certains esprits, entrevoir des voies de contournement, creuser du côté de la psychologie, bref, développer des outils inusités devant cette charge qui ne cesse de marquer des points.


[1] Lire à ce sujet « Les temps sauvages » de Jacques Pelletier et « Des interventions brutales » de Claude Vaillancourt dans le numéro 92 d'À bâbord !

[2] Eco a profité du fait que les historiens ne s'entendent pas sur l'auteur et sur l'origine même du document pour en donner la paternité à son antihéros.

Illustration : Elisabeth Doyon

États-Unis : tueries de masse et complotisme

17 juin 2024, par Nathalie Garceau — , ,
La fusillade dans une école primaire d'Uvalde au Texas le 24 mai dernier ne manque pas de rappeler la tuerie de Sandy Hook et le rôle des figures de proue des théories (…)

La fusillade dans une école primaire d'Uvalde au Texas le 24 mai dernier ne manque pas de rappeler la tuerie de Sandy Hook et le rôle des figures de proue des théories complotistes aux États-Unis. Quel pouvoir détiennent ces vedettes complotistes, et quels sont les échos au Canada ?

Peut-être avez-vous vu sur les réseaux sociaux les fameux vidéos dénonçant les mesures sanitaires ou encore clamant que le vaccin contient des puces qui permettront au gouvernement de suivre tous nos mouvements en tout temps. Galvanisés par des dizaines de supporteur·euses, certain·es complotistes se sont même retrouvé·es en prison pour avoir harcelé et menacé de mort François Legault. [1]

Pourtant, ces théories ont toujours existé, fortement liées à des événements d'actualité comme l'assassinat de JFK ou l'élection de Barack Obama. Parmi les plus farfelues, notons les fameux extraterrestres enfermés à Area 51, l'installation hautement secrète de l'armée de l'air américaine au Nevada. On peut aussi penser à celle des reptiliens, ces extraterrestres à la physionomie de lézard déguisés en humain avec l'objectif secret de contrôler la planète en acquérant des pouvoirs politiques et financiers.

Les plus troublantes de ces théories sont malheureusement liées à des événements tragiques : les tueries de masse. Le 14 décembre 2012, un jeune adulte pénètre dans l'école primaire Sandy Hook et tue 26 personnes, dont 20 enfants. Quelques jours plus tard, les premières hypothèses complotistes font surface sur Internet : le massacre était un événement planifié par l'administration Obama pour confisquer les armes à feu ; les enfants sont des acteurs ; il y avait un deuxième tireur ; les Illuminati sont responsables… Il n'en fallait pas plus pour que l'animateur conservateur et complotiste Alex Jones reprenne ces idées farfelues sur son site web et sur ses multiples plateformes de diffusion.

Qui est Alex Jones ?

Né en 1974, il lit à l'adolescence son premier livre de nature complotiste sur les banquiers mondiaux qui contrôleraient la politique américaine. C'est une révélation qui le guidera tout au long de sa carrière médiatique. Il fait ses débuts à la télévision publique de la ville d'Austin au Texas où il discutera abondamment de la théorie du Nouvel Ordre mondial [2]. En 1996, Alex Jones décide de se consacrer à la radio et sera même nommé l'un des meilleurs animateurs de radio d'Austin. Très politisé, il consacre de grands pans de son émission à attaquer des membres éminents de la politique américaine comme Bill Clinton et à prôner un retour aux valeurs religieuses.

Renvoyé de la station de radio, Alex Jones décide de se tourner vers Internet et fonde Infowars, un site web qui deviendra un pilier dans la propagande complotiste en ligne. Il y anime une émission de radio qui sera éventuellement diffusée sur plus de 100 stations à travers les États-Unis ainsi que sous format vidéo. Sa plateforme rejoint des millions de personnes et devient une véritable porte d'entrée pour les extrémistes de tous genres ; il reçoit régulièrement Stewart Rhodes, leader des Oath Keepers, une organisation de type « milice » voulant défendre la constitution américaine contre une soi-disant tyrannie. Soulignons que de nombreux membres des Oath Keepers ont participé à l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021 ; ceci explique peut-être cela.

De Sandy Hook à Uvalde

Après la tuerie de Sandy Hook en 2012, Alex Jones clame sur ses multiples plateformes que celle-ci est en fait un canular. Selon lui, les enfants et leurs familles sont des acteur·rices qui ont été engagé·es pour créer une opération policière de type false flag. Ce terme est utilisé pour décrire une tactique de déguisement de l'identité ou un motif d'opération militaire. Les adeptes du complotisme croient que des forces puissantes (Le Nouvel Ordre mondial ?) organisent ce type d'événement tragique en dirigeant la responsabilité sur une personne ou un groupe dans le but d'atteindre des objectifs politiques comme le contrôle des armes à feu. En plus de cette affirmation ridicule, Alex Jones n'hésite pas à clamer que personne n'est mort lors de cet événement malheureux.

La propagande de l'animateur entraînera une foule de conséquences fâcheuses ; des parents d'enfants tué·es seront harcelé·es par téléphone et courriel ; accusé·es de participer à un canular, des personnes oseront même leur demander de prouver que leur enfant est vraiment mort. Un de ces parents, Lenny Pozner, dont le fils Noah a été tué à Sandy Hook, décidera de s'attaquer aux théories du complot sur le web. En 2014, il fonde le HONR Network, un regroupement de volontaires qui participent au signalement et à la suppression des publications haineuses et complotistes reliées aux tueries de masse sur les réseaux sociaux. En 2018, Lenny Pozner ainsi que sept autres familles de victimes de la tuerie décident de poursuivre Alex Jones pour diffamation. Ce dernier sera condamné en avril 2022 à verser des dommages et intérêts aux familles des huit victimes.

Récemment, la tuerie d'Uvalde au Texas n'a pas fait exception. Les théoriciens du complot ont saisi l'occasion pour affirmer que le massacre des enfants était un canular mis en place par le gouvernement pour promouvoir un meilleur contrôle des armes à feu. De plus, ils ont propagé de fausses informations sur l'identité du tireur, affirmant qu'il était un immigrant illégal ou encore une personne transgenre. Bien sûr, Alex Jones ne se gêne pas pour partager ces publications mensongères.

Des effets bien réels

Avec l'ancrage de ces théories en lien avec les tueries de masse dans l'imaginaire populaire, principalement par l'entremise des réseaux sociaux, quelles conséquences cela a-t-il sur les victimes de ces événements tragiques ? Revenons à Lenny Pozner, le père de Noah, abattu à Sandy Hook. Militant de longue date s'opposant aux théories du complot, il se fait constamment harceler, que ce soit en ligne ou au téléphone ; ses adresses résidentielles et celles de ses proches ont été publiées sur Internet ; on l'a accusé d'être un acteur payé par le gouvernement ; il s'est fait menacer de mort. Aujourd'hui, il vit caché et doit constamment changer de logement pour ne pas être trouvé. Malgré tout, il continue son combat et vit en permanence avec le deuil de son fils et la peur d'être traqué par un zélé complotiste.

Au Canada, le candidat au leadership du Parti conservateur du Canada Pierre Poilievre côtoie des complotistes et des figures notoires de l'extrême droite. Par ailleurs, les nombreuses manifestations contre les mesures sanitaires (comme le siège d'Ottawa) et l'engouement quasi sectaire devant certains théoriciens du complot nous ont montré que le phénomène ne se concentrait pas seulement aux États-Unis. Même le Québec n'est pas épargné : selon un sondage Léger réalisé en avril 2021, 23 % des Québécois·es croient qu'il existe un gouvernement mondial qui contrôle le monde, 18 % croient qu'il existe un projet secret en lien avec le Nouvel Ordre mondial et 13 % sont persuadés qu'il existe un complot juif à l'échelle planétaire [3]. Face à cet enjeu, nous avons le devoir de trouver collectivement des solutions pour éradiquer ce phénomène : c'est notre santé mentale collective qui en dépend.


[1] « Conseil général de la CAQ à Trois-Rivières : François Amalega arrêté deux fois ce week-end », Radio-Canada, 15 novembre 2021. En ligne : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1840020/arrestations-francois-amalega-bitondo-conseil-general-caq-trois-rivieres-shawinigan. Louis-Samuel Perron, « Menaces de mort contre François Legault. Le complotiste Pierre Dion condamné à 30 jours de prison », La Presse, 23 juin 2022. Disponible en ligne.

[2] Théorie selon laquelle une élite secrète conspire pour gouverner le monde via un seul gouvernement mondial et autoritaire, mettant ainsi fin à la souveraineté des nations. La série X-files a fait de cette théorie un pilier majeur de son univers.

[3] Sondage Léger : baromètre des théories du complot populaires au Québec », Le Journal de Montréal, 19 avril 2021. Disponible en ligne.

Nathalie Garceau est animatrice du podcast Solidaire.

Illustration : Elisabeth Doyon

Avortement : le Canada, un modèle ?

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l'avortement. Quelle est la situation au Canada ? Cette (…)

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l'avortement. Quelle est la situation au Canada ?

Cette décision survient alors que les États-Unis connaissent, depuis plusieurs années, un recul spectaculaire en matière de droit à l'avortement. Prenons le cas de l'Alabama qui, en 2019, avait voté une loi pour rendre l'avortement légal uniquement en cas d'anomalie létale du fœtus ou de risque vital pour la personne enceinte. L'avortement est donc illégal dans tout autre contexte, y compris en cas de viol ou d'inceste, sous peine d'emprisonnement pour le·la patient·e et le·la praticien·ne. Cette loi était, jusqu'alors, la plus restrictive du pays, mais n'était qu'un exemple parmi d'autres : uniquement en 2019, 28 États font passer plus de 300 lois visant à restreindre l'accès à l'avortement. Elles étaient majoritairement des lois dites « Heartbeat Bills », c'est-à-dire des « lois de battement de cœur » : l'avortement était illégal à partir du moment où il y avait un battement de cœur, donc à environ six semaines de grossesse. Or, six semaines, quand on ne cherche pas activement à tomber enceinte, c'est très souvent le temps que cela prend pour réaliser qu'une grossesse est en cours. D'un point de vue légal, si on compte les listes d'attente éventuelles ou encore le temps de recherche d'un médecin qui autorise la procédure, ce qui est exigé de certains États, l'avortement devenait quasiment impossible. Néanmoins, ces lois, bien que votées, pouvaient être renversées grâce à l'arrêt historique de Roe v. Wade. Aujourd'hui, c'est terminé. La dernière barrière de protection a été supprimée.

Depuis l'annonce de la Cour suprême, de nombreux discours médiatiques ont comparé les États-Unis au Canada. Le Canada est alors dépeint de manière très favorable vis-à-vis de son voisin du Sud. Pour autant, cette propension à chanter les louanges du Canada est surtout révélatrice de l'ignorance globale concernant les inégalités qui existent en matière d'accès à la justice reproductive. Au Canada, le droit à l'avortement a été décriminalisé tandis qu'aux États-Unis il a été légalisé. Il s'agit d'une différence majeure en matière de protection. Légaliser signifie d'autoriser l'avortement sous certaines conditions. Si ces conditions ne sont pas respectées, il y a criminalisation. Or, si une loi met en place des conditions drastiques, cela revient dans les faits à rendre l'accès à l'avortement impossible. C'est ce qu'illustre notamment le cas des « Heartbeat Bills ». Au Canada, en 1988, le droit à l'avortement a été décriminalisé avec la décision Morgentaler. Ce qui signifie qu'il est interdit de poursuivre en justice une personne ou un médecin pour avoir pratiqué un avortement. Il est important de noter que la Cour suprême canadienne a également déclaré le fœtus comme n'ayant aucune personnalité juridique. Enfin, le·la géniteur·rice ne peut s'opposer à la décision d'interrompre la grossesse de la personne enceinte. Ce contexte juridique fait du Canada l'un des pays où le droit à l'avortement est parmi le mieux protégé au monde et donc, théoriquement, là où c'est le plus improbable de le renverser.

Décriminaliser sans rendre accessible

Maintenant – et c'est là que le bât blesse –, qui dit droit à l'avortement théorique, ne dit pas pour autant accessibilité en pratique. Depuis des années, des associations de défense du droit à l'avortement tirent la sonnette d'alarme sur le sujet. Des barrières d'accès à l'avortement existent bel et bien au Canada, et elles entravent l'exercice de ce droit. Notamment, parce que l'avortement est traité comme un acte médical comme un autre, chaque province est libre d'en encadrer différemment l'accès. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, seuls les hôpitaux sont financés, tandis qu'en Ontario toutes les cliniques ne sont pas entièrement financées, ce qui a été dénoncé comme contraire à la loi selon des associations de défense de droit à l'avortement. Dans ce contexte, la procédure peut être accessible uniquement dans le réseau privé, ce qui pose une barrière économique. De plus, les distances géographiques sont telles que, si seul un établissement offre la procédure pour toute une région, recevoir l'acte médical peut devenir un véritable périple d'organisation. Cela, c'est avant même de prendre en considération l'attente d'accès aux services. La différence d'option est d'ailleurs drastique entre les zones urbaines et les zones rurales, tandis que les localités du Nord sont parmi les moins bien desservies dans tout le pays.

À cela s'ajoute le désengagement public autour de l'avortement. Les groupes de défense peinent à recevoir du financement, tandis que collectivement l'impression de droit acquis se traduit par une perte de mobilisation active. Or, les associations dénoncent depuis quelques années l'augmentation du nombre de groupes antiavortements qui eux disposent de plus de fonds provenant notamment du secteur privé. Certains sont même étroitement liés à des groupes homologues aux États-Unis. Particulièrement bien organisé, le milieu anti-choix ouvre des cliniques d'accompagnement ou encore des lignes d'écoute. Sous le couvert de conseils aux personnes enceintes, iels diffusent des discours antiavortements en jouant sur les mythes qui entourent la grossesse ou encore sur les procédures médicales et la culpabilité des personnes appelantes. Ces mêmes groupes font du lobbyisme politique auprès d'élu·es canadien·nes pour rouvrir le débat sur l'avortement. Des député·es ont même déjà publiquement déclaré leurs intentions de le faire.

Une question de justice reproductive

Enfin, gardons en tête que le droit à l'avortement fait partie, de manière plus globale, du droit à la justice reproductive. Toutes les communautés ne sont pas affectées de la même manière par le manque d'accessibilité, au même titre que toutes les communautés n'ont pas les mêmes droits à disposer de leur corps. Par exemple, des membres issu·es des communautés autochtones ont subi des procédures de stérilisation forcée. Une histoire pour laquelle justice ou même reconnaissance n'a toujours pas eu lieu. De plus, les enfants des communautés autochtones continuent d'être placés en familles d'accueil à un rythme si effréné que des organismes de défense parlent d'un nombre de séparations des familles plus élevé qu'à la période des pensionnats. L'acte médical que représente l'avortement, tout comme l'existence de la contraception, c'est aussi une histoire d'instrumentalisation des corps noirs et racisés. Il s'agit de technologies développées dans d'atroces souffrances et dans le non-respect de la vie d'autrui, notamment des personnes noires mises en esclavage ou encore des personnes issues des communautés pauvres des territoires du Sud global. À cela s'ajoute le fait que les risques de complications de grossesse et d'accouchement sont directement liés aux conditions de traitement médical saturé par le racisme systémique. Enfin, la décision d'avoir des enfants ou non se réduit pour beaucoup à une impossibilité économique. L'enjeu de classe rejoint ainsi celui de race, de genre, mais aussi de capacitisme, puisqu'une partie de la population se voit, encore aujourd'hui, privée du choix d'avoir des enfants sous prétexte de normes eugénistes.

Par conséquent, l'actualité états-unienne constitue certes un développement désastreux pour les droits de toute personne à disposer de son corps, mais faire l'éloge du Canada, c'est ignorer tout le travail qui reste à faire en matière de justice reproductive. C'est également passer sous silence tout un contexte colonial qui produit d'innombrables violences envers de multiples communautés minorisées. Enfin, c'est participer au mythe d'une Amérique du Nord idéale typique de protection des droits, ce que contredisent les centaines d'années de son histoire. Le Canada n'est certes pas les États-Unis, mais cela ne suffit pas à en faire un modèle. La barre n'est pas si basse.

Illustration : Elisabeth Doyon

EN SAVOIR PLUS

Dans le numéro 92 d' À bâbord !, Mat Michaud a fouillé la question de l'accès à l'avortement. Il a d'abord rencontré Marie-Eve Blanchard, cofondatrice des Passeuses, pour aborder les obstacles à l'accès à l'avortement au Québec, et s'est aussi entretenu avec Valérie Tremblay et Sylvie O'Connor du Centre des Femmes de Forestville pour aborder les difficultés d'accès aux services qui sont particulières à la Côte-Nord.
« Avortement : un droit encore à défendre », À bâbord !, no 92, 2022, p. 14
« Accès difficile à l'avortement », À bâbord !, no 92, 2022, p. 52

Ces gens qui m’expliquent la vie

9 juin 2024, par Kharoll-Ann Souffrant — , ,
Qui n'a jamais eu l'honneur de se faire expliquer la vie par un homme sur des sujets concernant les femmes ? Or, cette irritation quotidienne n'est pas seulement l'apanage (…)

Qui n'a jamais eu l'honneur de se faire expliquer la vie par un homme sur des sujets concernant les femmes ? Or, cette irritation quotidienne n'est pas seulement l'apanage masculin, puisque de nombreuses femmes blanches reproduisent ce schéma envers les femmes racisées.

Dans un billet de blogue publié en 2008 sur la plateforme TomDispatch, l'écrivaine américaine Rebecca Solnit y va d'une anecdote qui fait franchement sourire. Elle y relate sa rencontre avec un homme qui se trouve à lui expliquer avec condescendance le propos d'un livre, sans réaliser que son interlocutrice en est l'autrice. Elle écrira « chaque femme sait de quoi je parle » en référence à ce type de situation fâchante.

En effet, il arrive trop souvent que les hommes surestiment leurs capacités et leurs connaissances, parfois dans des domaines où ils n'ont pas ou peu d'expertise. À l'inverse, nombreuses sont celles qui doutent de leurs connaissances et de leur savoir-faire, même lorsqu'elles cochent toutes les cases de la compétence.

En 2014, Solnit publiera l'essai Men Explain Things to Me, qui inspirera l'expression mansplaining (que certain·es traduiront par « mecsplication »). Il s'agit d'un mot-valise composé de « homme » (man) et de « qui explique » (explaining). Selon le Conseil du statut de la femme du Gouvernement du Québec, un mecspliqueur est un « homme qui est convaincu de mieux connaître un sujet qu'une femme alors que le sujet la concerne, elle. »

Dans le même esprit, la journaliste franco-sénégalaise Rokhaya Diallo, en collaboration avec l'illustratrice Blachette, publiera en 2021 la bande dessinée M'explique pas la vie, mec !. Sur un ton humoristique, Diallo et Blachette y abordent des situations où les comportements masculins effacent les femmes. On y aborde notamment les notions de manterrupting, le fait de se faire couper la parole par un homme, et de manspreading, lorsque des hommes en transport en commun s'assoient en écartant leurs jambes de façon à occuper plus d'un siège.

J'ai souvent été victime de mansplaining au cours de ma vie, mais j'ai également reçu cette condescendance de la part de femmes blanches, mais pas que. J'ai beau être doctorante, chargée de cours à l'université et enseigner sur des enjeux touchant les violences faites aux femmes à des étudiant·es en travail social et en criminologie, il y a toujours certaines femmes qui ne sont pas prêtes à reconnaître que j'ai de l'expertise sur ce sujet, et ce, depuis belle lurette.

Plus encore, certaines vont même jusqu'à répandre des accusations mensongères et diffamatoires de « vol d'idées » ou de « plagiat » à l'encontre de femmes noires et racisées sans réaliser que ces idées font partie du « sens commun » pour toutes les personnes qui œuvrent dans le domaine des violences faites aux femmes. Par exemple, expliquer que les femmes ne font pas confiance au système de justice criminelle en matière de violences sexuelles n'a rien de révolutionnaire. C'est une notion qui est présente et qui a fait l'objet de très nombreuses études scientifiques et de livres, dans plusieurs juridictions à travers le monde depuis que ces violences sont criminalisées. De plus, expliquer que le monde a besoin de se réinventer après la pandémie de COVID-19 en matière d'environnement, de féminisme, d'antiracisme et de justice sociale n'est pas spectaculaire en soi. Cette notion fait partie de nombreuses conférences, colloques, essais et fellowships comme thématique principale, et ce, depuis les deux dernières années.

En ce sens, à moins d'être le prochain prix Nobel ou Picasso 2.0, nous sommes rarement aussi originaux ou originales qu'on prétend l'être. Ce qu'on exprime, il est fort probable que d'autres le pensent aussi ou qu'ils y aient pensé avant nous. Il y a également certaines idées et concepts qui sont dans l'air du temps.

Plus on apprend, plus on réalise que l'on sait peu de choses. Le plus souvent, les chercheur·euses universitaires ajoutent une petite brique à l'édifice de ce qui est déjà connu pour toutes les personnes qui se penchent sur le même objet d'étude avec un angle nouveau. Très rares sont ceux et celles qui feront des découvertes qui révolutionneront complètement leur champ ou leur domaine.

J'ai appris à tenir pour acquis que mon interlocuteur ou mon interlocutrice sait très probablement des choses sur l'objet de notre discussion. Je suis souvent irritée lorsque l'on m'explique mon champ d'expertise sans jamais me demander ce que je sais sur le sujet. Ainsi, l'une des choses que la recherche m'aura apprises, c'est l'humilité. Une qualité qui fait malheureusement défaut à beaucoup d'hommes, mais aussi, avouons-le, à certaines femmes en position de pouvoir.

Illustration : Elisabeth Doyon

G(A)FAM. Le géant des apparences

L'expression « GAFAM » désigne les cinq entreprises états-uniennes, toutes du secteur technologique, ayant la plus grande capitalisation boursière. L'entreprise qui domine ce (…)

L'expression « GAFAM » désigne les cinq entreprises états-uniennes, toutes du secteur technologique, ayant la plus grande capitalisation boursière. L'entreprise qui domine ce palmarès est Apple.

En début d'année 2022, Apple a battu son propre record de capitalisation boursière, c'est-à-dire la valeur totale de toutes ses actions. Elle a franchi le cap symbolique de 3000 milliards, un sommet depuis la création des places boursières. Elle devance Microsoft, la seule autre entreprise dont la valeur dépasse 2000 milliards. Ces gigantesques montants ont de quoi étourdir tant il est difficile d'en apprécier la démesure. En 2020, la valeur d'Apple était, à elle seule, plus grande que la valeur combinée des quarante entreprises les plus importantes cotées à la bourse de Paris (CAC40). Ces valeurs boursières spectaculaires reflètent la foi des investisseurs en la capacité d'innovation d'Apple.

Les revenus de l'entreprise avaient atteint 365 milliards de dollars US en 2021, un sommet historique quatre fois plus élevé que dix ans plus tôt. D'où proviennent ces revenus ? Apple a longtemps été associée à son ordinateur Macintosh, dont les multiples variantes seront son produit phare jusqu'au moment où les ventes de son téléphone portable « intelligent » le détrônent. Aujourd'hui, Apple vend donc principalement des téléphones portables, ce qui représente un peu plus de la moitié de ses revenus. À l'instar de plusieurs autres GAFAM, Apple s'est lancé dans la commercialisation de divers services en ligne (diffusion de vidéos, de musique et d'information, système de paiement, publicité, stockage de données, etc.) et ceux-ci lui rapportent 20 % de ses revenus. Ses autres sources de revenus sont la vente d'ordinateurs, de tablettes électroniques et de technologies portables ou pour la maison, qui lui rapportent des parts respectives de 11 %, 8 % et 9 % de ses revenus.

Bébelles rebelles ?

Apple a longtemps cultivé une image d'« innovatrice rebelle ». Le coup d'envoi est une célèbre publicité référant au livre 1984 d'Orwell dans laquelle l'entreprise annonce la mise en marché du premier ordinateur Mac en promettant à ses client·es d'échapper à l'emprise de Big Brother. Elle réussit à associer le look « bureautique » des ordinateurs personnels d'IBM à la conformité. Près de 40 plus tard, cette image de rébellion a ironiquement transformé Apple en géant dominant du numérique.

En réalité, l'entreprise a su plusieurs fois s'inspirer de produits ou de prototypes existants pour en faire dériver un produit plus achevé, et, surtout, le mettre en marché avec une promotion agressive le présentant comme une innovation révolutionnaire… que toute personne souhaitant faire l'expérience des dernières prouesses technologiques devait absolument acheter.

Cette image de nouveauté révolutionnaire est furieusement défendue. Les employé·es des usines fabriquant les appareils du géant sont étroitement surveillé·es afin d'éviter toute fuite d'information sur les nouveaux produits. L'entreprise utilise aussi la menace de représailles légales et elle a même exigé que certaines équipes de travail portent des caméras corporelles similaires à celles portées par des corps policiers. De plus, Apple s'est souvent opposée par différents moyens au « bidouillage » de ses appareils, cela en rendant volontairement difficiles les modifications et réparations matérielles ou logicielles et utilisant même la dissuasion légale auprès de sites qui diffusent de telles informations techniques.

Fabriques de malheur

En 2010, le suicide de quatorze employé·es des usines chinoises du fabricant taïwanais Foxconn, le principal fabriquant des appareils d'Apple, a mis au jour les conditions de travail exécrables qui y régnaient. Après la tragédie, Apple s'est engagée à faire respecter une liste de normes à ses fournisseurs, que ceux-ci contournent régulièrement. Par exemple, en plus d'engager des étudiants et étudiantes « stagiaires », un rapport récent du Australian Strategic Policy Institute révélait qu'Apple profitait directement ou indirectement du travail forcé de Ouïgour·es. Les entreprises minières qui fournissent certains matériaux utilisés dans la fabrication des produits du géant embauchent souvent des enfants qui doivent travailler dans des conditions très dangereuses.

Apple réagit très lentement quand des fautes importantes à ses propres normes sont portées à son attention. Selon d'ancien·nes employé·es de l'entreprise, Apple considère que les craintes de pertes de profits et de retards de production l'empêchent de couper les liens avec les fournisseurs fautifs. Le géant rend ceux-ci responsables des conditions de travail de leurs employés, sans admettre sa propre responsabilité dans le problème. En effet, même en connaissant les conséquences d'une telle pression, Apple impose un calendrier de production ne pouvant être réalisé qu'avec une force de travail immense en période de pointe, ce qui pousse ses fournisseurs à opérer dans ces conditions de travail de misère.

Innovation fiscale

Apple est une championne de l'évitement fiscal. Elle a même été l'une des pionnières de l'industrie technologique en cette matière, en créant différentes techniques maintenant imitées par plusieurs autres entreprises états-uniennes. La plus célèbre de ces méthodes est de faire transiter ses revenus par l'Irlande, les Pays-Bas et les Caraïbes. Ces multiples manœuvres fiscales permettent à l'entreprise d'éviter de payer plusieurs dizaines de milliards d'impôts chaque année.

Il y a dix ans, ces manœuvres ont attiré l'attention d'un comité sénatorial aux États-Unis qui a en a dévoilé publiquement le détail. La pression internationale a forcé l'Irlande à modifier ses règles fiscales, mais en accordant un délai de plusieurs années aux entreprises utilisant le « stratagème irlandais ». Comme révélé dans les Paradise Papers, ce délai a permis à Apple de modifier sa stratégie en secret pour y ajouter le paradis fiscal britannique de l'île de Jersey. En 2016, une agence européenne anti-monopole a réussi à condamner l'Irlande à récupérer 13 milliards d'euros d'impôts impayés par Apple, en considérant cette somme comme une aide financière illégale de l'Irlande. Ironiquement, l'État irlandais a fait appel de cette décision, préférant se priver de cette somme plutôt que de compromettre un arrangement qui lui est très profitable. Apple et l'Irlande ont réussi à faire annuler cette condamnation importante en 2020, mais cette décision est elle-même portée en appel par les autorités européennes.

Boutique de domination

Apple fait aussi l'objet d'attention judiciaire concernant des abus de position dominante. Ayant popularisé son magasin d'applications en ligne pour son populaire téléphone intelligent, l'entreprise s'est placée dans une position unique où elle contrôle totalement les règles de ce marché qu'elle a elle-même créé. Ainsi, une procédure de l'Union européenne examine présentement comment Apple facture une commission de 15 % à 30 % aux éditeurs d'applications utilisant sa boutique en ligne, faussant ainsi la concurrence. Dans le même esprit, aux États-Unis, une juge fédérale a interdit à Apple d'imposer l'utilisation de son propre système de paiement aux éditeurs d'applications pour les achats effectués dans leurs produits.

Le concept de boutique en ligne d'applications simplifie l'installation de nouveaux logiciels sur les appareils, mais son contrôle centralisé permet aussi différentes formes d'abus. Apple est l'arbitre ultime des applications permises ou non sur sa plateforme et ceci lui donne un pouvoir de censure. L'entreprise a notamment exercé ce pouvoir pour éviter de déplaire à différents régimes répressifs, comme ceux de la Chine et de la Russie. Apple a d'ailleurs conclu une entente secrète avec la Chine en 2016, promettant des investissements importants en échange d'aide commerciale de l'État chinois.

Le contrôle du géant sur sa boutique en ligne lui permet aussi d'exercer une pression commerciale sur ses concurrents. Apple a même réussi à faire plier un autre GAFAM, Facebook, parce que son application publicisait le fait qu'Apple prélevait 30 % des ventes d'accès aux évènements en ligne. En 2013, Apple a aussi été reconnu coupable d'avoir joué un rôle central dans une entente entre plusieurs éditeurs de livres visant à limiter la compétition dans la vente de livres électroniques.

Ce niveau de contrôle ne résulte d'aucune nécessité technique, mais est plutôt le fruit d'un travail visant à créer un environnement technologique fermé dont Apple conçoit et contrôle les moindres détails.

Un dossier incomplet

Ce court texte ne fait qu'un survol des principaux reproches faits au géant des apparences. Le partage inéquitable des revenus de vente des produits d'Apple entre celles et ceux qui les fabriquent dans des conditions misérables et une entreprise qui les met en marché de manière colorée montre que Apple bat encore de nouveaux records : celui de l'absurdité d'un capitalisme mondial qui lui permet d'exploiter des travailleurs et travailleuses sans leur donner une juste part de ses immenses revenus mis à l'abri dans les paradis fiscaux.

Le Pakistan submergé

Depuis la fin du mois d'août, les Pakistanais·es composent avec des inondations historiques : un tiers du pays se trouve sous l'eau et les efforts requis pour répondre à cette (…)

Depuis la fin du mois d'août, les Pakistanais·es composent avec des inondations historiques : un tiers du pays se trouve sous l'eau et les efforts requis pour répondre à cette crise sont collossaux. Par-delà les campagnes de dons et d'aide internationale d'urgence, les appels à la justice climatique, notamment par l'annulation de la dette extérieure du Pakistan, se multiplient. « À l'heure actuelle, les ressources du Pakistan doivent être mobilisées pour répondre à la crise, pas pour payer des dettes extérieures. Les leaders mondiaux doivent être tenus responsables de fournir réparation en matière de changements climatiques » (traduction libre), demande la Commission pakistanaise de droits humains. « Quelle attention est-ce que des pays comme le Pakistan, qui ont un ratio dette/PIB des plus élevés, peuvent réellement accorder aux infrastructures sociales, d'assistance sociale et d'adaptation aux changements climatiques ? » (traduction libre), pose Maira Hayat, professeure à l'université Notre Dame, sur Twitter. « On ne peut comprendre vraiment la capacité du Pakistan à répondre à la crise sans la situer dans ce régime de dette international auquel le pays appartient. Comment peut-on penser que des pays endettés seraient en mesure d'investir dans les infrastructures sociales [requises pour l'adaptation aux changements climatiques] ? » (traduction libre).

Photo : Oxfam International (CC BY-NC-SA)

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