Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Comment remettre à plus tard l’urgence climatique
 
		Les entreprises pétrolières et gazières demeurent parmi les plus grandes responsables de la lenteur inacceptable avec laquelle se mettent en place des mesures pour combattre le réchauffement climatique. Elles investissent à cette fin de très grandes ressources en lobbying. Ainsi est-il essentiel de comprendre leur stratégie.
L'assiduité des entreprises gazières et pétrolières auprès des gouvernements n'est plus à démontrer. Leur présence aux COP sur le climat a été dénoncée à plusieurs reprises : on comptait environ 500 de leurs lobbyistes à la COP26 à Glasgow en 2021, la plus importante délégation toutes catégories confondues, et 636 à la COP27 à Charm el-Cheikh, une hausse de 25 %. Avec une prochaine COP aux Émirats arabes unis présidée par le PDG d'une compagnie pétrolière, rien ne va pour le mieux.
Une étude du Centre canadien des politiques alternatives (CCPA) a calculé la fréquence des rencontres entre les lobbyistes des compagnies pétrolières et gazières avec le gouvernement canadien en compulsant le registre des lobbyistes. Résultats : du 4 janvier 2011 au 30 janvier 2018, on recense pas moins de 11 452 contacts, une moyenne de six par jour ouvrable [1]. Si le registre des lobbyistes ne nous permet pas d'avoir accès au contenu de ces rencontres, une observation de la situation actuelle permet d'en voir les conséquences : subventions gigantesques à ces compagnies, soutien ferme au développement d'oléoducs, absence de politiques efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Tout indique que les provinces subissent une charge équivalente de la part des lobbyistes, ce qui montre à quel point nos gouvernements sont l'objet d'une pression constante pour répondre favorablement à des intérêts économiques colossaux.
Intervenir à tous les niveaux
Ces liens directs avec les élu·es et les fonctionnaires ne sont pas suffisants pour assurer un bel avenir aux compagnies pétrolières et gazières. Influencer l'opinion publique est au cœur de leur stratégie, nécessitant de leur part une bonne capacité d'adaptation. Le réchauffement climatique – dont elles reconnaissaient maintenant l'existence –, et la réduction de la consommation d'énergie fossile qui devrait en découler sont considérés à juste titre comme des menaces directes à leurs profits.
Leur première réaction a été de financer massivement le climatoscepticisme. ExxonMobil et les frères Koch, plus particulièrement, ont donné généreusement à des think tanks (des laboratoires d'idées), des scientifiques et des médias pour diffuser à grande échelle un doute sans fondement scientifique quant à la réalité du réchauffement climatique et la responsabilité de l'être humain devant ce phénomène [2].
Il est important pour ces firmes de s'en prendre aussi à la crédibilité des mouvements environnementaux, considérés comme de dangereux adversaires. Le fait de les présenter eux aussi comme « lobbyistes » est une arme efficace : selon les lobbyistes des entreprises, chaque parti défend ses idées et ses intérêts, de valeur équivalente, le public pouvant juger après avoir entendu la plaidoirie de l'un et de l'autre. Avec les moyens qui sont les leurs, les lobbyistes peuvent entreprendre des campagnes de dénigrement de leurs adversaires. En 2014, une fuite d'un document d'une centaine de pages a permis de mieux comprendre tout ce que la firme TransCanada devait accomplir pour faire accepter un projet d'oléoduc largement désapprouvé par une bonne partie de la population. Il s'agissait ni plus ni moins de déterminer le profil de leurs opposants afin de cerner leurs faiblesses, de colliger des informations financières et judiciaires pouvant leur nuire, de contrer leur influence en sollicitant l'appui de personnalités appréciées favorables à leur projet, de payer des scientifiques pour en fournir une défense crédible.
Nouvelle image, nouvelles stratégies
Mais devant les rapports du GIEC qui s'accumulent, avec des preuves toujours plus fortes et plus élaborées du réchauffement climatique, nier cette troublante réalité n'est tout simplement plus envisageable. Et s'en prendre à des adversaires appréciés devient plus périlleux.
Les lobbyistes de ces entreprises ont donc accompli un virage important. Il ne s'agit plus à leurs yeux de se montrer des adversaires de la transition énergétique, mais d'en devenir partie prenante. Depuis quelques années, nous pouvons bel et bien compter sur les grandes entreprises extractivistes pour combattre les changements climatiques, nous répète-t-on.
Leur plan consiste, entre autres, à défendre le gaz naturel comme énergie de transition. J'ai eu l'occasion, à la COP21 à Paris, d'entendre l'actuel ministre de l'Environnement au Canada Steven Guilbeault et l'ancien premier ministre Philippe Couillard faire l'éloge de cette source d'énergie lors d'une soirée organisée par le gouvernement du Québec, celui de l'Ontario… et GazMetro (devenu Énergir aujourd'hui). Si le gaz naturel produit en effet moins de GES que le pétrole et le charbon, il en émet pourtant d'importantes quantités qui contribuent nettement au réchauffement climatique. On cherche ainsi à nous vendre un nouveau mirage.
Les entreprises pétrolières et gazières nous promettent aussi un avenir assuré par des découvertes scientifiques : les miracles technologiques leur permettraient de continuer à extraire le pétrole sans trop de dangers pour la planète. Mais l'efficacité de la séquestration de dioxyde de carbone, leur principal atout, demeure hautement hypothétique : l'idée de concentrer le carbone, de le transporter, puis de l'enfouir quelque part sous terre demande des prouesses techniques que nous sommes loin d'être en mesure de réaliser un jour. De plus, cette technologie pourrait causer des fuites très dommageables. De là à ce que tout cela se mette en place – si cela arrive –, d'énormes quantités de GES auront été lancées dans l'atmosphère.
Enfin, les pétrolières et les gazières cherchent à se donner une bonne image en se lançant dans des projets « zéro émission nette » bien en évidence sur leurs sites Web : toutes prétendent arriver à la carboneutralité en 2050. Elles le feront en compensant leurs émissions par des projets très variés, souvent axés sur les énergies renouvelables… et sur le stockage du carbone. L'écoblanchiment demeure en fait au centre des stratégies de relation publique des gazières et pétrolières pendant que derrière des portes fermées, leurs lobbyistes rencontrent des élu·es et des fonctionnaires pour s'assurer que de nouvelles politiques environnementales ne viendront pas gruger leurs profits.
Le poids de l'argent
À constater la lenteur et l'inefficacité avec laquelle la transition énergétique se met en place, avec les terribles conséquences qui s'ensuivent déjà, il semble clair que la stratégie des compagnies extractivistes porte fruit. Ces entreprises puisent dans des fonds considérables pour faire valoir leurs idées, jouent avec une proximité développée depuis longtemps avec des élu·es et des fonctionnaires et se renforcent en soutenant des organisations conçues pour propager leurs idées.
Une nébuleuse de think tanks s'active ainsi dans l'ombre, au service de l'idéologie libertarienne, couvrant ainsi de larges champs, avec comme dénominateur commun un soutien sans réserve au libre marché, ce qui implique un appui à l'exploitation sans contraintes des ressources naturelles. Les frères Koch aux États-Unis ont été les champions de ce financement, et si celui-ci semble moins évident depuis le décès de David H. Koch en 2019, plusieurs des think tanks qui ont profité de cette manne continuent à prospérer.
C'est le cas par exemple du réseau Atlas, l'un des plus actifs, et qui a la particularité de chapeauter et d'offrir ses services et son expertise à près de 500 think tanks dans différents pays, dont le CATO Institute, le Manhattan Institute, et au Canada, le très propétrole Canada Strong and Free (fondé par Preston Manning), la Fédération canadienne des contribuables (une organisation de similitantisme combattant les taxes et les impôts), et le MacDonald Laurier Institute, qui fait pression sur le gouvernement canadien afin « qu'il limite la capacité des communautés autochtones à s'opposer au développement énergétique sur leurs propres terres [3] ».
On pourrait croire qu'il s'agit là d'apporter des éléments nécessaires au débat démocratique. Mais la quantité disproportionnée d'argent dont profitent ces organisations, leur fonctionnement occulte et leurs liens privilégiés avec les gens au pouvoir nous éloignent clairement de cet objectif. D'autant plus que les enjeux reliés au réchauffement climatique, concernant ni plus ni moins que la survie sur notre planète, ne sont pas particulièrement propices à laisser libre cours à la désinformation et à orienter les décisions politiques en fonction des intérêts économiques à court terme d'une minorité.
[1] Nicolas Graham, William K. Carroll et David Chen, Big Oil's Political Reach. Mapping Fossil Fuel Lobbying From Harper To Trudeau, Canadian Center for Policy Alternatives, novembre 2019
[2] J'ai écrit à ce sujet : « Le climatoscepticisme sous l'aile de la droite radicale », Nouveaux cahiers du socialisme, numéro 23, hiver 2020.
[3] Selon un article publié par Floodlight, The Narwhal et The Guardian, « How a conservative US network undermined Indigenous energy rights in Canada » le 18 juillet 2022.
Illustration : Ramon Vitesse

La nicotine qui veut renaître de ses cendres
 
		La réduction du tabagisme résulte d'un travail de longue haleine et de grands efforts concertés. On y arrive par un seul moyen : les lois et règlements. Ceux qui ont été adoptés ces dernières années peuvent être vus comme une belle victoire contre les lobbyistes. Mais les compagnies de cigarettes n'ont pas dit leur dernier mot.
Les campagnes de sensibilisation ont commencé il y a plus de cinquante ans, à la suite de la publication d'ouvrages confirmant les liens entre le cancer et le tabagisme. Mais ces actions avaient des impacts plutôt modestes dans la mesure où l'industrie du tabac pouvait continuer à normaliser le fait de fumer et à déployer des tactiques pour minimiser la perception des risques. En fait, non seulement niait-elle les faits reconnus par la science, mais elle finançait des tiers pour déformer les conclusions scientifiques, semer le doute et contrer les avertissements des autorités de santé.
Faire contrepoids au lobbying de l'industrie
Au Québec, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac a vu le jour en 1996 en réaction à de tels stratagèmes pernicieux. Plus précisément, l'élément déclencheur a été la réduction radicale des taxes fédérale et provinciale sur le tabac. Les intervenant·es de la santé ont constaté que cette décision découlait de l'échec de leur communauté à contrer les commerçants, cigarettiers et autres alliés qui ont orchestré une véritable « crise de la contrebande » à cette fin. Rappelons qu'à cette époque, le marché de la contrebande prenait de l'ampleur, car il était presque exclusivement composé des marques de cigarettes canadiennes qui étaient exportées et dédouanées (duty free) mais qui revenaient sur le marché noir canadien.
Ce n'est que treize ans plus tard que l'industrie du tabac plaidera coupable aux chefs d'accusation en lien avec la contrebande, exposant son rôle dans la campagne pernicieuse qui a généré tellement de pression sur les gouvernements qu'ils ont baissé les taxes sur les cigarettes, alors que cette mesure était la plus efficace pour réduire le tabagisme ! Mais le tort était fait. En baissant les taxes, on a effacé en quelques années les progrès accomplis dans la réduction du taux de tabagisme des dix années précédentes.
Une opposition systématique aux mesures efficaces
Toutes les mesures mises de l'avant par le Québec font l'objet de la Convention-cadre de l'OMS sur la lutte antitabac, un traité international signé par le Canada et 181 autres parties. La Convention-cadre identifie clairement l'industrie du tabac comme vecteur de l'épidémie du tabagisme. Le traité somme les gouvernements d'empêcher l'ingérence et l'influence de l'industrie du tabac dans le développement des politiques de santé publique.
Qu'il s'agisse du palier national, provincial ou municipal, le traité spécifie que « tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) chargés d'élaborer et de mettre en œuvre les politiques de lutte antitabac et de protéger ces politiques des intérêts de l'industrie du tabac doivent être rendus responsables » et que « les Parties devraient veiller à rendre des comptes en cas d'interaction avec l'industrie du tabac sur les questions liées à la lutte antitabac ou à la santé publique et garantir la transparence de ces interactions ».
On est vraiment loin de cette réalité au Québec. En consultant le registre des lobbyistes, on sait que l'industrie communique régulièrement avec les titulaires de charges publiques, mais la transparence s'arrête là.
Quelles sont les autres entités québécoises influencées par les cigarettiers et leur lobby ? Cette question revêt une grande importance lorsqu'on constate que les compagnies de tabac sont les plus gros joueurs de l'industrie du vapotage et que le Québec n'a toujours pas réglementé l'aromatisation des cigarettes électroniques. Et, ce, alors que le ministre Dubé indiquait en 2020 qu'agir pour protéger les jeunes contre le vapotage nicotinique était prioritaire, et que le Québec détient la taxe-tabac de loin la plus basse au pays malgré un taux stable de contrebande depuis 2011. La dernière hausse remonte à 2014.
Nouvelles stratégies de lobbying
Le lobbying de l'industrie du tabac a toujours été pernicieux et souvent porté par d'autres regroupements, chercheurs, think tanks et associations d'intérêts économiques qui reçoivent son financement. Il y a une dizaine d'années, on voyait les associations de dépanneurs brandir l'argument de la contrebande pour s'opposer à toute nouvelle réglementation.
Maintenant, les mouvements forts et organisés qui s'élèvent contre la réglementation des produits de vapotage ont presque tous des liens étroits avec l'industrie du tabac. Pour leur part, elles brandissent l'argument selon lequel le vapotage serait moins nocif que la cigarette pour les fumeurs. Mais la popularité de ces produits est beaucoup plus importante chez les jeunes dont la majorité n'a jamais fumé ! Rappelons qu'au fond, l'industrie du tabac a toujours été l'industrie de la nicotine.
Plus ça change, plus c'est pareil
S'il y a une leçon à tirer dans tout ça, c'est que les gouvernements ont réussi à réduire le tabagisme en s'attardant à l'encadrement des pratiques commerciales de l'industrie et non pas uniquement avec des interventions qui ciblent les consommateur·rices.
Il est crucial de connaître, de comprendre et d'exposer ce que l'industrie dit et rapporte à ses actionnaires. Actuellement, l'industrie mise beaucoup sur le polyusage, c'est-à-dire l'usage de différentes catégories de produits nicotinique (cigarettes, vapotage, tabac chauffé, pochette de nicotine, etc.) par un·e même consommateur·rice pour tenter de récupérer des moments où les gens ne fument pas. Bien que les cigarettiers se vantent de vouloir, à terme, cesser de fabriquer des cigarettes, ils prônent des hausses modestes et prévisibles de la taxe-tabac, soit précisément le type de hausse que l'industrie peut facilement contrer en manipulant leurs propres prix de gros.
Ces manipulations leur permettent de minimiser le choc d'une hausse de prix qui inciterait de nombreux·euses fumeur·euses à cesser de fumer ou à ne pas faire de rechutes. Le travail des lobbyistes s'inscrit dans ces visions et visées, bien que ces véritables objectifs ne soient pas inscrits dans le registre des lobbyistes du Québec.
Comme le rappelle l'OMS dans la Convention-cadre de la lutte antitabac, la société civile demeure un maillon important pour faire contrepoids à l'industrie du tabac et pour exposer ses tactiques. Pour favoriser l'intérêt public, l'adoption des politiques publiques qui s'imposent et réduire le fardeau, l'injustice et les répercussions catastrophiques sur notre système de santé causés par le tabagisme, l'implantation et le respect de ce traité sont primordiaux.
L'autrice est codirectrice et porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac.
Illustration : Ramon Vitesse

Astroturfing : de lobbyisme indirect à « similitantisme »
 
		Les groupes pro-pipelines qui manifestent devant le parlement sont-ils constitués de personnes réellement partisanes de l'exploitation pétrolière et gazière ? Des patient·es qui se prononcent pour la gratuité d'un nouveau médicament le font-ils vraiment de leur propre chef ? En somme, est-il possible que des intérêts corporatifs tirent les ficelles de ce qui est présenté comme des mouvements citoyens ?
La réponse est oui. Ces cas de figure correspondent à de l'astroturfing.
L'astroturfing (ou similitantisme) consiste en « une stratégie de communication dont la source réelle est occultée et qui prétend à tort être d'origine citoyenne » [1]. On parlera aussi de contrefaçon de mouvements d'opinion ou encore de désinformation populaire planifiée.
Le terme nous vient des États-Unis. C'est le sénateur américain Lloyd Bentsen qui l'aurait utilisé pour la première fois alors qu'il recevait un nombre inhabituel de lettres de la part de citoyen·es qui se disaient préoccupé·es par une nouvelle réglementation visant le commerce des spiritueux. Il s'agissait en fait d'une campagne de lobbyisme indirect conduite par l'industrie elle-même. C'est ce qui aurait fait dire à Bentsen qu'il était capable de faire la différence entre le grassroots et l'astroturf. L'astroturf, c'est ce gazon synthétique qu'on retrouve sur certains terrains sportifs. Par analogie, cette pelouse artificielle s'opposerait donc aux mouvements grassroot, qui viennent des racines de la société (roots), et donc des citoyen·es.
L'astroturfing constitue une tactique d'influence redoutable lorsqu'elle est déployée dans le cadre d'une campagne de lobbyisme indirect. Celui-ci, rappelons-le, vise à faire pression sur les titulaires de charges publiques (ministres, membres du personnel politique, fonctionnaires) en mobilisant l'opinion publique. En ayant recours à des démarches indirectes, les lobbyistes multiplient leurs chances d'être écoutés et entendus par les décideurs et décideuses, qui sont en effet sensibles à l'opinion. De façon très prosaïque, voire cynique, on pourrait dire qu'ils et elles ont intérêt à prendre des décisions qui sont en phase avec l'opinion publique s'ils et elles souhaitent être apprécié·es, et éventuellement réélu·es. Plus fondamentalement, la prise en compte des doléances et revendications des différent·es représentant·es d'intérêts qui composent la société fait partie du mandat démocratique confié aux élu·es.
Ce qui est problématique, c'est lorsque que de telles campagnes de lobbyisme indirect sont faites dans la tromperie. C'est le cas lorsque les lobbyistes cachent l'organisation instigatrice de leurs démarches, comme on le fait dans les cas d'astroturfing.
Les « avantages » de l'astroturfing
Le fait de dissimuler les intérêts privés derrière un mouvement citoyen contribue à donner un vernis de crédibilité à une campagne de lobbyisme indirect. En étant présentées comme émanant des citoyen·nes, les revendications peuvent ainsi être plus spontanément associées à l'intérêt collectif que si elles avaient été présentées par des acteurs économiques − entreprises ou associations industrielles – ou politiques. Par exemple, une entreprise pétrolière qui souhaite développer un projet de pipeline sera vue comme voulant faire valoir ses intérêts corporatistes, alors que les citoyen·nes qui se prononcent en appui à cette demande feront valoir les emplois créés ou encore l'importance de la sécurité énergétique du pays. Le fait que l'entreprise « se cache » derrière ce discours citoyen renforce encore davantage la crédibilité de celui-ci, qui se présente comme libre de toute influence corporatiste.
C'est aussi dans cet esprit que l'astroturfing a investi la sphère commerciale, les marques y ayant recours pour construire ou hausser leur crédibilité. Pour ce faire, elles font appel à la simulation d'actions de consommateur·trices : pensons aux faux commentaires ou aux commentaires rémunérés sur des sites qui recommandent des produits ou des services.
Bien que l'astroturfing se retrouve dans de nombreux contextes, le développement des technologies facilite la création de fausses personnalités en ligne (aussi appelée sock puppets), le recours à des « fermes de clics », à l'achat de clics ou encore à des supporter·trices ou sympathisant·es rémunéré·es. Les technologies concourent d'ailleurs à banaliser les pratiques d'astroturfing : tout le monde peut créer de faux profils, commenter en ligne sous pseudonyme ou relayer des contenus astroturf.
Est-ce grave, docteur ?
L'astroturfing est une pratique dont on devrait se préoccuper, le phénomène ayant des effets concrets sur le débat public. Il contribue à la désinformation autour des causes ou des enjeux défendus par les organisations qui en sont les instigatrices. Ces dernières ne se contentent pas toujours de promouvoir des points de vue fondés sur des informations véridiques. Dans certains cas, elles n'hésitent pas à recourir à de fausses informations, à de la propagande ou à des arguments fallacieux, qui circulent ainsi dans l'espace public. De fait, le caractère caché de leur identité véritable les épargne de tout processus de reddition de comptes.
L'astroturfing peut avoir des effets pervers sur les campagnes de véritables groupes citoyens qui, elles, tirent leur origine d'un mouvement grassroot véritable. La mise au jour de cas d'astroturfing nourrit en effet un sentiment de méfiance qui affecte ces mouvements dans leur ensemble.
C'est en ce sens que même les campagnes qui seraient déployées au profit « d'une bonne cause » sont difficilement justifiables d'un point de vue éthique. En contexte québécois, on se rappellera le cas de Bixi, vivement dénoncé. Afin de faire mousser l'idée d'adopter un système de vélos libre-service à Montréal, trois citoyen·es étaient intervenu·es très activement sur différentes plateformes sociales consacrées au transport actif. Or, on s'était rendu compte, après coup, que ces trois personnes étaient fictives : elles avaient été créées de toutes pièces par des consultants en communication. Cette tactique, certes efficace, est néanmoins condamnable en raison de la tromperie qu'elle impliquait.
Alors, que faire pour se prémunir contre ces stratégies manipulatoires ?
L'importance de la vigilance
L'astroturfing peut prendre de multiples visages, de la construction de faux profils en ligne à la création d'organisations présentées comme indépendantes, de l'envoi massif de lettres à la rémunération de faux et fausses manifestant·es. Comme le laisse entendre la définition présentée plus haut, deux conditions doivent être réunies pour qu'une pratique relève de l'astroturfing : la prétention d'un mouvement citoyen et la dissimulation de l'organisation instigatrice de la campagne. Ces deux conditions peuvent néanmoins être présentes à des degrés plus ou moins marqués, la réalité étant souvent très nuancée !
L'organisation instigatrice d'une campagne d'astroturfing peut être plus ou moins bien dissimulée : ainsi, il est parfois possible, en fouillant le site Web d'un groupe prétendument citoyen, de retrouver son instigateur·trice, ou encore les entreprises qui financent une telle initiative. Dans d'autres cas, de véritables citoyen·nes peuvent se joindre à un mouvement sans savoir que celui-ci a été initié par des intérêts privés.
Au Canada, la Loi sur le lobbying contraint les lobbyistes à dévoiler quelles sont les organisations bénéficiaires des activités mises de l'avant et directement intéressées par les résultats de celles-ci. Cela voudrait dire qu'un faux groupe citoyen dont les actions servent directement une entreprise aurait à le déclarer. Une telle disposition n'existe pas en contexte québécois. Le Code de déontologie des lobbyistes québécois interdit néanmoins « de faire des représentations fausses ou trompeuses auprès d'un titulaire d'une charge publique, ou d'induire volontairement qui que ce soit en erreur ». Bref, ce n'est pas tout à fait le Far West, mais les shérifs sont passablement mal équipés pour déceler les tactiques de lobbyisme qui seraient mensongères.
Quant aux organisations professionnelles en communication (comme la Société canadienne de relations publiques), elles condamnent le phénomène – bien qu'assez timidement – mais peinent à agir concrètement pour le contrer. Il faut dire que la profession de communicateur·rice, tout comme celle de lobbyiste, n'est pas régie par un ordre professionnel. Les dérives mises au jour sont ainsi le plus souvent réprimandées, mais rarement formellement condamnées.
Devant ce contexte relativement peu réglementé, le ou la citoyen·ne a tout intérêt à faire preuve de vigilance et à questionner les intérêts qui peuvent se profiler derrière une mobilisation présentée comme étant d'origine citoyenne. Il ne s'agit pas de se méfier de tout un chacun, mais bien de cultiver un scepticisme sain se traduisant par le réflexe de vérifier qui aurait intérêt à orchestrer un tel mouvement.
Bref, on a tout intérêt à tenter de déceler si une mobilisation ne dissimule pas des intérêts qui gagnent à être occultés.
[1] Boulay, Sophie, Usurpation de l'identité citoyenne dans l'espace public. Astroturfing, communication et démocratie. Québec : Presses de l'Université du Québec, 2015.
Stéphanie Yates est professeure à l'Université du Québec à Montréal.
Avec la collaboration de Camille Alloing, Olivier Turbide, Alexandre Coutant et Vincent Fournier, professeurs au département de communication sociale et publique à l'UQAM. Avec l'autrice, ces chercheur·euses étudient l'astroturfing dans le cadre du projet ASTRO : Analyses, Stratégies, Techniques, Régulations et Observations. Ce projet a obtenu un financement du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Illustration : Ramon Vitesse

Engagement, militance et lobbyisme scientifique
 
		L'activité scientifique et celle du lobby ne relèvent certes pas des mêmes visées ni de la même éthique. Or, l'impératif de la rigueur condamne-t-il à la distance et à l'immobilisme face aux dysfonctions du monde actuel ? Comment interpréter l'engagement des scientifiques dans le jeu des influences politiques ?
L'expression « lobbyisme scientifique » est généralement associée à une pression sur les instances de décision, exercée par des protagonistes qui utilisent un argumentaire « scientifique » (ou qui se réclame de la science), à partir d'une appropriation de résultats de recherche ou de la contribution directe ou indirecte des chercheur·es, pour promouvoir un procédé, une technologie, un produit ou un service. Il s'agit d'obtenir un avantage corporatif ou économique. Il conviendrait ici de parler plutôt de « lobbyisme par la science ».
Afin de se donner une plus grande légitimité, de tels lobbyistes présentent généralement leur cause ou leur projet comme une contribution à des intérêts collectifs. On peut penser ici à l'alibi du captage du carbone par les pétrolières ou à la technologie du contrôle chimique de la pluviométrie pour sécuriser la production agro-industrielle. Cela rend d'autant plus importantes la clairvoyance et l'autonomie des membres des comités d'évaluation de telles initiatives.
Quand des scientifiques deviennent lobbyistes
Dans un contexte de politisation de la science, le « lobbyisme scientifique » peut correspondre également à une pratique exercée par des acteur·rices du monde scientifique eux- et elles-mêmes. Dans ce registre, il faudrait certes aborder la question du corporatisme scientifique qui contribue à exercer une influence sur les politiques et les programmes de recherche, incluant les critères d'octroi de fonds.
Mais de façon plus ponctuelle, dans le vaste « marché de la science », des chercheur·es peuvent aussi solliciter ou accepter un financement de la part d'entreprises désireuses de faire valoir une telle contribution pour améliorer leur image publique et, par le fait même, leur influence. Nous touchons ici un aspect névralgique de l'activité scientifique, celui du pouvoir de l'argent sur l'autonomie des chercheur·es, ce qui pourrait remettre en question l'indépendance des résultats et la crédibilité des scientifiques qui sont associé·es à ce type de financement.
Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître que si « l'activité scientifique » au sens propre a pour but la production de savoirs valides − répondant à des critères de rigueur, de transparence, de cohérence logique et de réfutabilité −, l'objet et l'orientation des projets de recherche relèvent plutôt du choix des personnes qui se reconnaissent ou qui sont reconnues comme « scientifiques ». Or, celles-ci s'inscrivent dans un contexte sociétal et académique qui influence leur pratique scientifique.
Engagement, militance ou lobbyisme ?
C'est ainsi que des chercheur·es, alerté·es par des problématiques écologiques ou de santé des populations par exemple, choisissent ouvertement d'associer leurs travaux à une démarche engagée, voire à une action militante, visant à jouer un rôle d'aide à la décision auprès d'acteur·rices clés ou de responsables politiques. Dans la mesure où de telles activités se passent au grand jour − plutôt que dans les espaces enclos des « lobbies » − et puisqu'elles concernent des enjeux collectifs et que les scientifiques n'y recherchent pas de bénéfices personnels, nous considérons qu'il ne s'agit pas de « lobbyisme scientifique ». Il importe en effet de clarifier ici la distinction entre engagement, militance et lobbyisme sur le plan de l'éthique scientifique.
Reconnaissons d'abord que toute recherche n'est pas tenue de s'inscrire d'emblée dans une visée de développement social. Ceci dit, il nous apparaît important toutefois de revendiquer la légitimité de la posture militante de ceux et celles qui choisissent de s'engager dans cette voie et nous reconnaissons la pertinence sociale − voire la nécessité conjoncturelle − d'une éthique de l'engagement scientifique.
Il n'est pas facile d'évoquer l'idée d'engagement social en science et encore moins celle de militance. En effet, certain·s détracteur·rices n'hésitent pas à les dénigrer sous d'angle même de leur scientificité et à les associer à une forme de lobbyisme opportuniste. Alors, qu'en est-il de l'engagement et de la militance qui caractérisent une organisation comme notre Collectif scientifique, qui s'est mise en place dans la tourmente de l'annonce de l'invasion de l'industrie gazière dans la vallée du Saint-Laurent au début des années 2010 ?
Rencontre entre science et mouvements citoyens
D'abord, il s'agissait de répondre à l'appel du mouvement citoyen qui s'était courageusement levé à partir d'observations, de questionnements et d'inquiétudes, qui se sont avérés fort justifiés. Le Collectif est né d'un désir d'engagement à nourrir le débat public par des synthèses de productions scientifiques − publiées alors surtout dans des revues de recherche internationales et bien souvent confinées à des circuits de diffusion académiques. Il s'agissait de repérer et d'analyser ces travaux, de les commenter, de les synthétiser, de les expliciter, de les croiser en interdisciplinarité, de transposer ce savoir en contexte québécois, de le compléter par de nouvelles recherches in situ et de rendre cette science accessible.
Un tel apport a pu contribuer à l'émergence d'une « intelligence citoyenne » de la question, reconnaissant également à cet effet la valeur incontournable des « savoirs de terrain » portés par les groupes mobilisés sur les territoires concernés. Ce travail d'examen approfondi du champ de la recherche, d'écoute attentive des expériences citoyennes (voire de participation à certaines de celles-ci), de discussions critiques entre collègues et de débats entre protagonistes nous a mené·es au constat qu'il importait de prendre une position ferme à l'encontre d'un tel projet de « développement » énergétique, et de porter ce positionnement dans l'espace public, passant ainsi de l'engagement scientifique à la militance.
Militantisme des scientifiques
Le militantisme en recherche est ainsi défini par André Robert et Jean-François Marcel : « Une volonté d'intervention sur l'existant, d'implication orientée dans une pratique sociale, sur la base de conviction, mais avec la possibilité maintenue d'un regard critique et évolutif sur le réel ». C'est en effet l'exigence d'une constante distanciation critique qui permet de légitimer une telle posture. À ce critère, il convient d'ajouter celui de l'explicitation de l'intention − liée à la clarification des valeurs sous-jacentes.
Le militantisme scientifique, plus justement appelé le militantisme des scientifiques, peut prendre des formes diverses. On peut penser au soutien aux mouvements citoyens et aux initiatives de « science citoyenne » (par l'apport de protocoles de recherche entre autres et de pistes d'analyse), à la revendication de l'accès à l'information auprès des instances publiques et à la présence active dans les médias. On peut aussi penser à l'organisation d'événements publics autour des enjeux scientifiques, à la mise en place ou à la participation à un groupe d'intérêt public (comme Science for the People ou Union for Concerned Scientists), à l'action directe sur les terrains, voire à la participation à certaines formes de désobéissance civile − soit une opposition active non violente (comme au sein du mouvement Scientist Rebellion). On rejoint ici l'idée d'activisme, souvent connoté négativement, mais qui peut pourtant correspondre à une courageuse mobilisation en faveur du bien commun.
Un contrepoids nécessaire
L'ampleur du bouleversement climatique et l'érosion accélérée de la biodiversité – qui résultent de l'ensemble des dysfonctions de notre rapport au monde vivant − appellent plus que jamais les scientifiques à ne pas se confiner à l'étude distante des réalités socioécologiques. Certes, il faut mentionner ici le risque de nuire à sa carrière − soit en raison de l'investissement considérable de temps que cela exige et de la réprobation implicite ou explicite de l'institution d'attache. Mais au-delà du risque, il y a l'impératif de la responsabilité sociale, dont celle de faire contrepoids au lobby « privé » et à contrer l'inertie des décideurs.
Dans un contexte marqué par la désinformation, où la « science » (ou ce qui en tient lieu) est reconnue comme un pivot d'argumentation majeur pour justifier les choix de gouvernance, il devient essentiel de revendiquer la contre-expertise et le débat, et d'y participer avec engagement. Face à la déconstruction du monde vivant, le silence des scientifiques, comme celui des autres voix citoyennes, peut relever d'un consentement inacceptable, et l'engagement – jusqu'à la militance – apparaît comme une posture de dignité.
Membres du collectif : Lucie Sauvé, Marc Brullemans, Bonnie Campbell, Christophe Reutenauer, Bernard Saulnier, Jean-Philippe Waaub et Sebastian Weissenberger
Illustration : Ramon Vitesse

Des municipalités vulnérables
 
		L'efficacité du lobbyisme repose sur une ressource clé qui se paie cher : l'accès aux décideur·euses. Aux niveaux provincial et fédéral ainsi que dans les plus grandes villes du Québec, cet accès restreint. Mais est-ce aussi vrai dans le cas des petites municipalités, qui constituent la vaste majorité des 1130 municipalités locales du Québec ?
Dans les quelque 1 001 municipalités qui comptent moins de 10 000 habitant·es, les personnes élues sont plus proches du citoyen lambda et l'échelle humaine de la politique redresse le rapport de force entre la volonté populaire et celui des intérêts privés au portefeuille épais. N'importe quel·le élu·e de village vous confirmera qu'un groupe de citoyen·nes mécontent·es lui génère bien plus d'insomnie qu'un promoteur insistant.
Pourtant, pas une semaine ne passe sans que des citoyen·nes ne se mobilisent pour lutter contre un nouveau projet de développement immobilier ou industriel non désiré, dont les impacts sociaux ou écologiques inquiètent. Malgré les efforts citoyens, ces projets vont tout de même couramment de l'avant. Comment expliquer ce rapport de force favorable aux intérêts privés au détriment de l'expression démocratique, même à l'échelle des petites municipalités ?
Personnes élues mal outillées
Notons d'abord que les personnes élues sur les conseils municipaux des petites municipalités occupent souvent cette fonction à temps partiel, contre une maigre rémunération. Elles arrivent dans leurs fonctions à partir de milieux très divers, allant de l'agriculture à la littérature, en passant par le travail d'antiquaire. Dans la majorité des cas, elles ne sont pas familières avec la gestion de grands projets immobiliers, touristiques et industriels.
Facile d'être impressionné·es par la présentation d'un promoteur qui en met plein la vue, avec de beaux rendus 3D et des promesses de retombées alléchantes. Sans être outillé·es pour identifier des données douteuses ou les angles morts dans les informations rapportées, les membres du conseil se fieront à l'administration de leur municipalité pour valider la compatibilité d'un projet avec le règlement et, en l'absence de risques apparents, se baseront sur les informations fournies par le promoteur (et à leur bon jugement) pour autoriser le projet.
L'accès à des formations extensives, des ressources et des spécialistes serait crucial pour épauler les personnes élues, aiguiser leur sens critique et amoindrir l'influence du marketing efficace. Souvent, ces ressources existent au sein d'instances régionales comme les MRC, mais elles ne sont pas diffusées activement auprès de tous les conseils.
Manque d'indépendance
L'administration joue un rôle central dans les petites municipalités : elle est entièrement responsable de l'exécution des projets, en plus de fournir les informations et les recommandations qui serviront de base pour les décisions du conseil. Le niveau de dépendance du conseil à l'administration est énorme.
Le hic : les administrations fonctionnent avec des ressources humaines très limitées et sont facilement surchargées. Il n'en tient souvent qu'à l'initiative personnelle d'un membre de l'équipe et à sa charge de travail à un moment donné de déterminer si un projet avancé par un promoteur sera scruté avec plus ou moins de minutie. La décision de recommander au conseil de faire des vérifications supplémentaires ou de produire des études externes sera ainsi sujette à une grande part de subjectivité. Dans ce contexte, les développeurs profitent de ce que des enjeux importants (impacts sociaux, sur les milieux naturels, sur l'eau, sur la mobilité, par exemple) passent sous le radar au moment d'adopter une modification au règlement de zonage ou une dérogation pour autoriser leur projet.
Capacité de proposition restreinte
Les capacités financières et de gestion de projet des petites municipalités sont trop limitées pour leur permettre de se lancer dans la réalisation des projets ambitieux et innovants dont la communauté pourrait rêver (la construction d'un quartier d'habitations écologiques alternatives, une nouvelle école, la conservation d'espaces naturels, etc.). Elles peuvent difficilement prendre en charge des projets d'envergure complexes, dont certains exigent de naviguer dans les contraintes du cadre législatif provincial. C'est beaucoup, quand on pense que la seule réfection annuelle de la patinoire peut déjà faire déborder la marmite ! Les municipalités dépendent alors des capacités et des capitaux venant de l'extérieur : autrement dit, on compte sur le privé.
Les projets proposés par le privé, on le sait, visent avant tout la profitabilité de l'investissement, bien avant les besoins et demandes de la population. La municipalité se retrouve souvent à devoir faire des compromis sur sa vision : si les critères posés dans ses règlements ne permettent pas aux promoteurs de tirer une marge de profit suffisamment intéressante, les projets ne trouvent pas porteur. De ce fait, les projets qui répondent aux besoins communautaires, sociaux et écologiques, plutôt qu'aux impératifs capitalistes, sont très difficiles à réaliser, malgré la volonté d'une communauté et de son conseil municipal.
Processus démocratiques déficients
Le pont entre les personnes citoyennes et leur démocratie locale est très souvent entravé par la grande opacité de ses instances et de ses communications. L'espace qui devrait en principe constituer le cœur de la démocratie locale, soit les séances du conseil municipal, est vidé de son sens par une pratique courante : toutes les délibérations se tiennent en amont, derrière des portes closes, lors des caucus du conseil.
La séance publique ne devient alors qu'une simple formalité. Les interventions citoyennes n'y ont aucun poids ; l'issue du vote est déjà fixée. C'est ainsi qu'on place la population devant le fait accompli avec des projets impactant négativement son milieu de vie.
Pour réussir à intervenir dans le processus décisionnel des municipalités, il faut se lever tôt : seuls des citoyens et citoyennes particulièrement assidu·es peuvent assurer une forme de vigie et décortiquer ce qui se cache derrière les codes de règlements et les numéros de lots peu évocateurs dans les communications des villes.
Il faut être à l'affût et interpeller les personnes élues en marge des séances, car c'est là que se prennent les décisions : en coulisse, loin des yeux et des oreilles. On pourrait difficilement imaginer une manière de faire qui puisse rendre plus vulnérables les municipalités à l'influence des intérêts privés.
Heureusement, de plus en plus de municipalités sont animées par la volonté d'agir contre ces failles démocratiques et de mettre en place des processus de participation citoyenne. Mais tout reste à faire ! Un grand chantier doit être mené pour réfléchir aux bonnes pratiques, instaurer des processus consultatifs et des instances participatives efficaces. Mais surtout, il faut s'attaquer à la cause systémique qui constitue le nœud du problème : le manque de capacité et de ressources des municipalités, essentielles à l'autonomie des communautés, à la concrétisation de la volonté démocratique locale et à la résistance face au pouvoir d'influence des grands capitaux et des intérêts privés.
L'autrice est citoyenne engagée et co-fondatrice de la Vague écologiste au municipal.
Illustration : Ramon Vitesse

Lobbying immobilier à Montréal
 
		J'ai été conseillère municipale dans l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal de 2009 à 2021. Traversée par le canal de Lachine, avec ses vestiges de secteur ouvrier, cette partie de la métropole a été transformée par de nouveaux immeubles. Ces transformations ne se sont cependant pas faites dans des circonstances idéales.
Elles ont marqué notamment des quartiers comme Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Griffintown. Le prochain à suivre la tendance sera certainement le secteur Bridge-Bonaventure, près du pont Victoria, où l'on projette de construire des milliers d'unités résidentielles.
Le développement immobilier y est un enjeu décisif : il s'agit d'une source de revenus majeure pour la ville qui contribue à la gentrification et au déplacement de populations, et les relations entre les promoteurs et les décideurs municipaux sont discutables.
Depuis vingt ans, un boom immobilier est en cours dans cet arrondissement. La population est passée de 69 860 personnes en 2006 à 84 553 en 2021. Il s'agit donc de 15 000 résident·es de plus en quinze ans, soit une hausse de 21 %, ce qui peut être qualifié de remarquable. Les derniers recensements témoignent d'une importante transformation : plus de propriétaires, de personnes diplômées, de revenus importants ; moins de familles monoparentales ou de ménages à faibles revenus. La tendance urbanistique est à la densité, privilégiant les copropriétés et les hauteurs. Les logements sont peu abordables et de taille souvent insuffisante pour des familles. Et le développement se fait sans l'ajout de services publics.
Les méfaits de la taxe foncière
Pendant ces douze années d'expérience, j'ai vu passer des centaines de projets immobiliers demandant à démolir ou à modifier la réglementation d'urbanisme (comme changer le zonage d'industriel à résidentiel). Or, il n'y a aucune obligation pour des décideurs municipaux de modifier la réglementation ou d'accepter une démolition. Par ailleurs, il se trouve que la principale source de financement des villes est la taxe foncière. Pour Montréal, elle représente 70 % et plus de l'ensemble des revenus. L'arrondissement bénéficie, pour sa part, des revenus de permis de construction, d'occupation du domaine public pendant les travaux, en plus de l'élargissement de son assiette fiscale. Ainsi, la dépendance des villes à la taxe foncière peut malheureusement influencer des choix dans le développement, dans le but de hausser la valeur foncière et les retombées fiscales.
Une ex-collègue conseillère m'a déjà dit considérer les promoteurs immobiliers comme des citoyens… corporatifs. Elle voulait représenter tout le monde. Or, d'après moi, ce ne sont pas tant des citoyens que des partenaires d'affaires. Ainsi, il m'est arrivé durant mon expérience municipale d'être mal à l'aise en ce qui concerne des relations directes entre des promoteurs et des décideur·euses.
Par exemple, j'ai entendu une personne insister sur des demandes de promoteurs qu'elle déclarait non réglées alors qu'au contraire, la majorité du conseil avait déjà été claire sur leur manque d'appui aux propositions de projets déposées. La personne se plaignait de recevoir des appels téléphoniques des requérants. Aussi, j'étais mal à l'aise de constater que des promoteurs peuvent être nommés par leur prénom ou que certains sont sollicités pour acheter des billets de cocktail pour une levée de fonds de parti politique. Cela me semble des marques de proximité inquiétantes.
Se défendre des promoteurs
J'ai alors voulu me renseigner auprès du conseiller à l'éthique de la ville, un avocat mis à disposition pour conseiller les élu·es sur toutes questions reliées aux responsabilités en matière d'éthique et de déontologie. Il m'a déclaré qu'actuellement, cette proximité n'est pas remise en question. Il ne s'agit, pour le promoteur, que d'être inscrit au registre du lobbying pour pouvoir communiquer avec un politicien.
Pourtant, la jeune formation politique que je représentais avait établi un cadre de gouvernance en 2011. Il s'agissait de « refuser tout cadeau et toute faveur susceptible d'appeler une contrepartie ou de créer une dette morale envers une personne intéressée ». Ce document n'a plus été utilisé après quelques années. Tout dernièrement, j'ai vu qu'on le faisait de nouveau circuler parmi les membres, dans une volonté annoncée de le mettre à jour, ce dont je me réjouis.
En effet, je souhaiterais plus de distance entre les décideur·euses municipaux·ales et les promoteurs immobiliers. Il serait possible de réduire l'utilisation du lobbyisme en augmentant la responsabilité de la ville de promouvoir sa propre vision du développement. Les projets immobiliers s'y inscriraient alors sans utiliser le dispositif de négociation que représentent les modifications réglementaires
L'autrice est membre du CA d'ATTAC Québec et ex-conseillère municipale dans l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal de 2009 à 2021.

Diviser pour mieux régner
 
		Avez-vous remarqué que la CAQ a sans cesse recouru à un discours clivant pour gagner des votes durant la dernière élection ? Plusieurs fois pendant la campagne, nous avons entendu François Legault prétendre que Montréal, son apparente hantise, méprisait les résident·es de la ville de Québec et des régions en général. « Les gens de Montréal », comme il les appelle, en donnant l'impression qu'il s'agit d'étranger·es. Au lendemain des élections, la carte électorale semblait néanmoins rendre compte de cette segmentation politique selon le lieu d'habitation.
Il serait alors tentant de croire que cette opposition entre Montréal et le reste du Québec se reflète réellement dans les valeurs politiques des électeurs et électrices. Plusieurs grands médias ont également relayé ce constat au lendemain des élections. Plus on le dit, plus ça existe. Ce type de discours est une stratégie qui impose une vision qui ne reflète pas la réalité et alimente les clivages, la marginalisation de certaines pensées et les préjugés.
Pendant la campagne, ce discours s'est aussi fait entendre lors de nombreuses prises de parole de la part de plusieurs partis au sujet de l'immigration. La venue de nouveaux et nouvelles arrivant·es sur le territoire a souvent été présentée comme une menace à la cohésion sociale et à la survie de la nation. Même le ministre sortant responsable de l'immigration a tenu des propos révoltants sur les personnes immigrantes, en suggérant qu'elles ne souhaitent ni s'intégrer ni travailler ou parler français. Il y a longtemps qu'une campagne électorale québécoise avait donné dans les attaques aussi gratuites et violentes à l'endroit de personnes qui ont d'abord et avant tout besoin de notre accueil et de notre soutien.
Aucune région du Québec n'est un bloc monolithique. À Montréal, le Parti conservateur du Québec est arrivé deuxième ou troisième dans dix circonscriptions. Ailleurs au Québec, Québec solidaire a fait des gains importants en termes de pourcentage de votes dans plusieurs régions, obtenant le deuxième ou troisième rang dans plusieurs circonscriptions. L'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS) a d'ailleurs démontré que les questions identitaires comme l'immigration, la langue ou la laïcité orientent peu le choix électoral des électeur·rices. Associer des courants politiques à des régions du Québec en se basant uniquement sur le résultat du vote est une forme de raccourci intellectuel. Les forces progressistes sont actives partout au Québec, bien que le résultat des élections tende à le masquer.
Ne nous laissons pas piéger par une interprétation du vote de la dernière élection qui simplifie les enjeux. Il sera essentiel de nous concentrer sur les attaques contre le filet social qui nous attendent avec le gouvernement caquiste. Sans oublier les projets néfastes dont il faudra se défendre, son capitalisme vert entre autres. Peu importe où on habite au Québec, de l'Abitibi à la Gaspésie en passant par les grandes villes, il faudra compter sur la force des mouvements sociaux, sur leurs capacités à s'organiser et résister, pour former une véritable opposition au gouvernement hors des partis politiques.
Comme média indépendant de gauche, À bâbord ! en appelle à ne pas se laisser contaminer par une politique partisane qui cherche à diviser pour mieux régner. Ne perdons pas de vue que ce qui nous unit est plus important que ce qui semble parfois nous séparer. Une grande force progressiste existe toujours au Québec et œuvre quotidiennement, dans ses mouvements sociaux, dans ses syndicats, dans ses organismes communautaires, à protéger les acquis et à améliorer les conditions de vie de tou·tes dans une visée de réelle justice sociale et environnementale.

Sommaire du numéro 94
 
		Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.
Sortie des cales
On en est rendu à argumenter sur La Petite Sirène… / Jade Almeida
Mémoire des luttes
Direct Action : Une expérience radicale / Alexis Lafleur-Paiement et Mélissa Miller
Élections provinciales
Oser prendre toute la place à gauche / Benoit Renaud
Une hégémonie de longue durée ? / Philippe Boudreau
Regards féministes
Pour une relance féministe, verte et juste / Kharoll-Ann Souffrant
Analyse du discours
Comment rendre l'extrême droite présentable / Claude Vaillancourt
Économie
Tous égaux face à l'inflation ? / Julia Posca
Environnement
Résister et fleurir dans Hochelaga / Estelle Grandbois-Bernard
Société
Aider, mais pas n'importe comment ! / Jérémie Lamarche
Éducation
CAQ : Cette priorité prioritaire qui se cherchait une crise à résoudre / Wilfried Cordeau
Culture numérique
Facebook : la tyrannie de la popularité / Yannick Delbecque
Environnement
Le pétrole au secours de l'écologie / David Beauchamp
Mini-Dossier : Nommer pour mieux exister
Coordonné par Isabelle Bouchard, Elisabeth Doyon et Miriam Hatabi
Apprendre à nous écrire / Entrevue avec Magali Guilbault Fitzbay / Propos recueillis par Isabelle Bouchard
Toponymie autochtone - la racine des cultures / Adam Archambault
Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones / René Lemieux
Les food trucks, de Galarneau aux bobos / Pascal Brissette et Julien Vallières
La langue is never about la langue / Arianne Des Rochers
Dossier : Financiarisationdu logement. Champ libre au privé
Coordonné par Francis Dolan et Claude Vaillancourt
Photos par Rémi Leroux
Que signifie la financiarisation du logement ? / Louis Gaudreau
Prolifération des condos, densification et exclusion / Marc-André Houle
Les gouvernements ont affaibli le filet social / Véronique Laflamme
Locataires, on se mobilise ! / Martin Blanchard
Au cœur d'une crise excentrée / Cédric Dussault
Pas de plan Marshall en vue, les locataires prennent la rue ! / Comité d'action de Parc-Extension
Un travail invisible et essentiel / Marie-Ève Desroches
Mainmise sur les terrains publics : Sevrer la bête / Karine Triollet, Margot Silvestro et Francis Dolan
La campagne pour le Right to Counsel à New York / Marcos Ancelovici
Culture
Recensions
À tout prendre ! / Ramon Vitesse
Couverture : Rémi Leroux

On est rendu à argumenter sur La petite sirène...
 
		En juillet 2020, on annonce que le rôle iconique de la petite sirène sera interprété par la chanteuse afro-américaine Halle Bailey : c'est le scandale sur les réseaux sociaux. Une analyse du débat en ligne à travers le concept de « racebending » s'avère nécessaire.
Ariel est une princesse qui vit sous l'océan, fascinée par le monde des humains, elle rêve de « partir là-bas » un jour. Elle nage souvent jusqu'à la surface et finit même par tomber amoureuse d'un humain. Lorsque son secret est découvert, et face à la colère de son père, elle passe un pacte avec une femme mi-octopus, Ursula, pour échanger sa queue de poisson contre des jambes. Tout ici fait donc appel à l'imagination. Après tout, son meilleur ami, jaune et bleu, s'appelle Polochon, et un goéland lui vient en aide pour que le prince Éric l'aime en retour.
Pour autant, dès l'annonce du casting de Halle en juillet 2020, internet explose. Dans les heures qui suivent, le mot-clic #NotMyAriel (#PasMonAriel) est en trending mondial sur Twitter, tandis que des adultes d'âge mûr se filment en train de mettre à la poubelle ou de mettre le feu à leur DVD de La Petite Sirène. Iels affirment qu'Ariel ne peut pas être incarnée par une jeune femme noire (parce que, bien évidemment, c'est de cela qu'il s'agit) et voilà que les détracteur·trices s'accaparent des termes comme « appropriation culturelle », « effacement de l'héritage », certain·es allant plaider une attaque envers la culture européenne.
Internet ayant la mémoire courte, le débat s'apaise. Mais voilà, en septembre 2022, un premier extrait de la bande-annonce est rendu public et le hashtag #notmyariel repart de plus belle. Des semaines plus tard et nous en sommes encore à argumenter pour défendre le casting d'une princesse mi-poisson qui chante « sous l'océan ». Et par nous, j'entends la communauté noire, mais aussi pas mal d'autres communautés racisées, malheureusement habituées à subir les flammes de la suprématie blanche.
Ces cris d'orfraie, qui sonnent aussi faux qu'Eurêka sous la pleine lune, témoignent en réalité d'une incompréhension fondamentale de la différence entre « whitewashing » et « racebending » et, de manière plus générale, d'une incompréhension de ce qu'est l'appropriation culturelle ainsi que d'un total refus de comprendre le racisme systémique.
Whitewashing, racebending
Le « whitewashing » ou blanchiment est le fait d'utiliser des acteur·rices blanc·hes pour jouer le rôle de personnages racisés. L'histoire cinématographique états-unienne en est jonchée d'exemples : pensez, John Wayne pour Genghis Khan, Rooney Mara pour la « princesse indienne » de Peter Pan, Tilda Swinton pour Yao alias l'Ancien de Dr. Strange, quasiment tout le casting d'Avatar : le dernier maître de l'air, le film Gods of Egypt, et j'en passe des plus ridicules… Certains de ces rôles étaient d'ailleurs joués de sorte à se moquer de la communauté dépeinte (c'est le cas avec Mickey Rooney qui caricature un personnage supposé être japonais dans Petit déjeuner chez Tiffany), mais elle est d'autant plus dommageable lorsqu'on prend en compte le faible nombre de personnages racisées offerts dans les médias. Ainsi, les opportunités de casting pour les acteur·rices racisé·es sont risibles comparativement à leurs collègues blanc·hes, et si des changements s'opèrent très récemment, on reste extrêmement loin de l'historique d'opportunités et de représentations offertes au public blanc depuis l'invention du cinéma.
De l'autre côté, nous avons le « racebending », qui consiste à changer l'appartenance raciale d'un personnage. Alors que « whitewashing » consiste à choisir une personne blanche pour incarner une personne racisée, le « racebending » consiste à changer l'appartenance raciale d'un personnage, lorsque cette appartenance n'a pas de lien avec l'histoire, et choisir un·e acteur·rice racisé·e pour l'incarner. Les occasions de « racebending » sont donc bien spécifiques. Par exemple, il est impossible de le faire avec Mulan. En dépit de toutes les libertés que le studio Disney a pris avec la Ballade de Mulan, livre sur lequel est basée le dessin animé, le fait que Mulan soit chinoise reste au cœur de ses motivations. Toute l'histoire est modelée par le fait qu'elle se déroule en Chine et par son appartenance à ce territoire. Mulan prend les armes pour défendre la Chine contre une invasion extérieure, après tout. Black Panther est supposé être un roi d'un territoire en Afrique, isolé du reste du monde. Dans ce contexte, il ne peut être joué que par une personne noire pour que l'histoire ait du sens. Ainsi, l'appartenance raciale et ethnique de ces personnages est profondément liée à leur raison d'être.
Racebending et culture populaire
Au contraire, Spiderman n'a pas une appartenance raciale particulière par rapport à son histoire, il offre donc une possibilité de « racebending », ce que bon nombre de fans ont déjà souligné. Après tout, c'est l'histoire d'un jeune homme qui vit avec ses grands-parents dans un quartier défavorisé, dont un membre de sa famille est tué par arme à feu en pleine rue, un meurtre que la police échoue à élucider. En faire un personnage noir, dans ce contexte, offre une dimension de critique sociale, voire une profondeur supplémentaire à la trajectoire du héros. Autre exemple : récemment, un·e utilisateur·rice d'un forum en ligne argumentait que Wolverine pourrait être interprété par une personne autochtone. Il s'agit d'un personnage qui a subi la torture du gouvernement canadien, à qui on a délibérément effacé les souvenirs et qui a été maintenu captif, instrumentalisé puis qu'on a tenté de détruire. Au regard de l'histoire coloniale du pays, le fait d'avoir un personnage dont on a effacé la mémoire pour le contrôler pourrait symboliser les tentatives de génocide. C'est le genre de pratique qui rentre dans la définition du « racebending ».
En ce qui concerne Ariel, plusieurs détracteurs ont déclaré que le conte originel était danois et que, par conséquent, il s'agissait d'appropriation culturelle. Bien essayé, mais non. Tout d'abord, le conte originel de La Petite Sirène est certes un texte danois, mais il s'agit d'un récit bien différent de la version Disney. Résumé rapidement, la princesse se suicide à la fin et son âme se voit condamnée à 100 ans de servitude. On est très loin du concert sous la mer et du mariage sur le bateau. Il est donc tout à fait hypocrite de vouloir défendre la version originale quand personne n'a levé un sourcil en 1989 et qu'aucune critique n'était faite dans l'annonce de la version live avant le casting de Halle.
De plus, certes le conte est danois, mais Ariel n'a absolument rien à voir avec la culture danoise, elle n'est pas codée comme telle, ni dans la version originale et encore moins dans celle de Disney. À l'inverse, regarder Mulan sans comprendre qu'elle est chinoise est impossible. Et, bien évidemment, des personnes danoises noires, cela existe, mais si on commence à vouloir faire dans la finesse, on va en perdre beaucoup. Enfin, le « racebending » est aussi une critique du traitement de la blanchité comme associée à la neutralité dans les médias. Il est intéressant de remarquer qu'on a souvent fait le choix d'un·e acteur·rice blanc·he pour incarner un personnage racisé, mais qu'on refuse qu'une personne racisée puisse incarner la blanchité. Bien qu'on n'essaie pas de faire passer Ariel pour une femme blanche dans le cas qui nous occupe, ces dynamiques sont tout de même à considérer.
Potentiels symboliques
Bien qu'il s'agisse d'un film Disney, et donc les attentes sont à modérer, le spin d'en faire une princesse noire offre une dimension intéressante à l'histoire. Comme je l'ai vu passer à plusieurs reprises sur Twitter, vu le nombre d'Africain·es jeté·es à l'eau durant le commerce esclavagiste, l'idée qu'un peuple noir se serait développé sous l'océan est presque touchant à imaginer. Et j'ai bien conscience que ma chronique a pris un tournant drastique très vite, mais n'oublions pas que ma chronique s'intitule « Sortie des cales », les cales du navire négrier, ces funestes bateaux dont les « pertes » se trouvent au fond de l'océan. Si Ariel doit être une princesse de ce royaume, qu'elle soit noire.
Illustration : Ak Rockefeller (CC BY 2.0)

Direct Action. Une expérience radicale
 
		Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Le déclin du prestige des pays socialistes, la restructuration des milieux de travail et surtout la répression étatique ont peu à peu raison des organisations militantes. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C'est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d'attaques contre l'État et l'industrie de 1980 à 1983.
À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970 marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l'Autonomie [1] ainsi que l'anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l'URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l'impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·es ainsi que la délocalisation nuisent aux groupes qui s'organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l'Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, les militant·es cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c'est le cas de Direct Action au Canada.
Dans l'ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·es de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·es relancent le débat sur les causes de l'oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l'injustice. À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue un rôle important dans ce renouveau. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l'impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d'un mouvement de masse, Direct Action souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.
Repenser le rapport de force
En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, d'affronter le patronat et l'État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, d'attaquer l'industrie pornographique, etc. Direct Action tente de s'intégrer à l'ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d'éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu'un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l'action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, on souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d'avant-garde tactique ».
Direct Action procède d'abord à des actes de vandalisme contre l'entreprise minière Amax, puis les bureaux du ministère de l'Environnement. Une première attaque d'envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l'île de Vancouver. Cette station fait partie d'un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l'environnement que les luttes populaires n'avaient pas été en mesure de bloquer. L'attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.
Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L'attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·nes, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires du Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l'appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L'attaque est annoncée par Direct Action afin d'éviter de faire des victimes, mais Litton n'écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l'attaque et l'usine finit par perdre son financement gouvernemental.
Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin's Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise dans la distribution de films pornographiques à la limite de la légalité, globalement dégradants et apologétiques du viol. L'attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l'opération ; les autorités, d'abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer. À peine quelques semaines après ce succès, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·es. Le procès de ceux qu'on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines.
De la lutte armée à la lutte populaire
L'arrestation des membres de Direct Action témoigne d'une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L'usage de l'action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d'attirer l'attention sur un enjeu précis, voire d'instaurer un rapport de force direct avec l'État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·es moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, on peut légitimement se demander si la tactique de Direct Action était suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et si elle participait d'un horizon stratégique à même d'ébranler l'État colonial canadien et le régime capitaliste.
Ce qui est certain, c'est que le groupe a su renouveler avec pertinence l'analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l'audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l'écologie, du patriarcat et de l'impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires – l'anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d'hiver de Vancouver qui ont eu lieu en terres volées en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet'suwet'en depuis 2019. L'activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu'une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l'empêchent objectivement d'avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?
Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n'avons pas d'armées, d'armement, de pouvoir ou d'argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu'ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l'exige. Cette stratégie évite l'isolement d'un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l'État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.
[1] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s'inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d'action à d'autres thèmes que le travail.
Alexis Lafleur-Paiement et Mélissa Miller, pour le collectif Archives Révolutionnaires (En ligne : https://archivesrevolutionnaires.com)
Photo : Archives révolutionnaires













