Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Quand le temps devient fou
 
		L'expression « temps fou » désigne d'abord une revue culturelle et politique ayant connu deux moments : une première existence couvrant les années 1978-1983, suivie d'une seconde, un rebondissement dix ans plus tard de 1993 à 1998. Véronique Dassas, auteure de Chronique d'un temps fou [1], a participé aux deux périodes de cette aventure, dirigeant la deuxième mouture de la revue avec enthousiasme et brio.
Le temps fou désigne également une atmosphère plus englobante, qualifiant notre époque depuis, en gros, les années 1980, qui serait caractérisée par un temps déréglé, sorti de ses gonds, dont les guerres récentes seraient un des principaux symptômes, un retour de la barbarie sous des formes sophistiquées. C'est cet air du temps qu'évoque l'auteure dans la première partie de son livre, tandis que la seconde est constituée « d'exercices d'admiration », constituant autant de célébrations d'écrivain·es et d'artistes particulièrement affectionné·es.
Bifurquer
Si les sujets abordés sont nombreux, ils relèvent toutefois d'une approche générale que Dassas qualifie de bifurcation, dans laquelle il s'agit non seulement de critiquer les productions culturelles et les pratiques politiques d'aujourd'hui, mais d'en imaginer, d'en inventer de nouvelles dans une période où l'utopie d'une révolution globale, qui avait inspiré les militant·es des années 1960-1980, est disparue, sauf dans quelques groupes ultraminoritaires.
L'effervescence culturelle remplace depuis les années 1980 la désaffection politique. Les nouveaux créateurs et les nouvelles créatrices sont souvent, dans cette perspective, des militant·es reconverti·es qui deviennent acteur·rices dans les milieux de l'art et de la communication ou qui se professionnalisent : d'étudiant·es contestataires, ils et elles deviennent par exemple des professeur·es bien intégré·es dans les institutions qu'ils et elles critiquaient naguère.
Dassas, pour sa part, se tient à la fois à l'intérieur et en dehors de cette transformation générale par son approche oblique caractérisée par une lucidité qui ne laisse guère de place aux illusions lyriques.
Guerre à la guerre
Son invention d'un « abécéguerre » pour désigner les véritables motifs des guerres contre l'Irak témoigne de cette prise de conscience de la réalité concrète de ces affrontements, très différente de la rhétorique « démocratique » qui les légitime. La guerre soi-disant « juste » pour la « libération » du Koweït en 1991 s'avérera dans les faits un véritable massacre, dont les victimes se compteront à quelques centaines pour les Américains et leurs alliés et à plus de 100 000 du côté irakien. Il en ira de même pour la seconde guerre du Golfe en 2003, justifiée par la présence présumée d'armes de destruction massive dont l'existence ne sera jamais prouvée et qui ne « fut, note Dassas, qu'une vaste mise en scène indigne d'Hollywood ». On pourrait en dire autant pour l'Afghanistan tenu pour responsable de la destruction des tours de New York en septembre 2001, dont l'invasion sera considérée comme nécessaire et juste sous prétexte qu'al-Qaïda y avait son QG.
Cette lucidité et cette vigilance sont également présentes dans l'analyse que propose l'auteure de la guerre entre la Russie de Poutine et l'Ukraine. Dans ce conflit, elle donne tort à Poutine et, dans une moindre mesure, à Zelensky pour son nationalisme guerrier, guère porté, comme son adversaire, à des compromis et elle prône une « trêve », afin de comprendre un peu mieux les fondements historiques et politiques de cette guerre qui apparaît absurde et impensable à première vue. Cela permettrait de s'interroger notamment sur le rôle de l'OTAN dans cet affrontement, engagement qui implique une généralisation de la guerre, un accroissement des armes et, du coup, du nombre de morts. Cela permettrait également de réfléchir sur la russophobie qui s'est emparée de l'Occident au point de s'en prendre à la culture russe, autrefois louangée, et devenue objet de suspicion dont il convient de se méfier. Bref, elle propose des nuances qui s'opposent à la seule logique guerrière au nom de la complexité et de la nécessité de savoir sans donner raison pour autant à Poutine et à sa volonté impériale.
Sur un autre plan, bien que féministe convaincue, Dassas s'interroge sur la nécessité de la présence des femmes dans les armées revendiquée au nom du principe d'égalité entre les femmes et les hommes. S'adressant à ses amies féministes, elle affirme que cela ne justifie pas « qu'il nous faille passer par toutes les institutions que les hommes ont taillées à leur image en nous conformant à leurs règles, à leurs perversions, à leurs barbaries ». Et elle conclut : « je pense que l'armée, comme la police, ne sont pas faites pour les femmes », car ce sont des « institutions massacreuses ».
Féministe inorthodoxe ?
Cette conception souple du féminisme sous-tend son analyse de la critique féministe du film célèbre de Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, qui fut l'objet de controverses passionnées au moment de sa sortie en 1986. Succès de salle, note Dassas, le film devient bientôt « succès de salon » qui fait beaucoup jaser dans les chaumières du Québec, y compris dans le camp des féministes. On lui reprochera entre autres de reprendre à son compte des représentations sexistes et éculées de la femme qui sont une caricature de sa condition réelle dans la vie sociale. En cela, le film constituerait une sorte de mensonge, sinon une trahison, des femmes et de leurs combats pour l'émancipation et du coup son auteur est considéré comme conservateur, sinon réactionnaire, et profondément machiste.
Cette critique contient une part de vérité, bien entendu, mais elle est limitée, remarque Dassas, par les « simplifications de l'idéologisme » qui s'en tient aux représentations explicites des femmes sans tenir compte du regard et de la vision du monde du cinéaste, essentiellement pessimiste et qui n'épargne pas davantage les hommes, relevant plutôt d'un cynisme généralisé en ce qui a trait à la condition humaine et à l'avenir d'un monde voué au déclin. « Les choses sont plus complexes », note l'auteure, que ce que met en relief une certaine critique féministe qui insiste davantage sur la justesse (ou non) des représentations des femmes que sur le fondement qui la soutient : une vision profondément satirique et critique de la décadence non seulement de l'empire américain, mais du type de civilisation mortifère qu'il répand sur l'ensemble de la planète.
La venue à l'indépendantisme
On retrouve cette attitude nuancée dans le traitement que réserve Dassas au nationalisme qu'elle associe d'emblée à la xénophobie, voire au racisme, et qu'elle perçoit sur le mode de la tragédie, sous la forme du fascisme ou du national-socialisme davantage que sous celle des luttes pour la décolonisation.
C'est la situation du Québec où elle arrive dans les années 1970 qui lui fera connaître la dimension positive de l'indépendantisme dans sa phase progressiste que lui présentent des amis de gauche : « Et moi qui n'aimais ni le peuple, ni les nations, ni les élections, écrit-elle, je devins indépendantiste par sympathie. » L'adhésion à l'indépendantisme, favorisée par la contagion amicale, vaut toutefois dans la mesure où elle est une composante d'une lutte plus générale pour l'émancipation qu'elle retrouve dans le PQ des débuts, dont elle prendra ses distances lorsqu'il paraîtra s'engager dans le nationalisme identitaire qui émerge déjà au début des années 1980 et qui s'imposera au premier plan dans les années récentes. Elle s'inscrit donc dans le courant indépendance-socialisme prôné par Parti pris, revue phare des années 1960 et qui innerve le RIN et le PQ dans sa période d'émergence.
Sur tous les sujets qu'elle aborde, Dassas propose une analyse fine et pénétrante reposant sur un fond de scepticisme qui favorise un questionnement critique qui s'exprime toutefois sur le mode empathique. Les exemples évoqués ici, prélevés sur un large corpus, en témoignent de même que les « exercices d'admiration » qui constituent la deuxième partie de son livre.
Éloge des singularités
Les personnages évoqués dans cette partie se distinguent par leur profonde humanité ou leur destin original et parfois fantasque. J'en retiens ici deux à titre d'exemples parmi une dizaine décrits par l'auteure.
Primo Levi, auteur de Si c'est un homme [2], incarne le premier cas de figure. Détenu durant la dernière année d'existence d'Auschwitz, il a décrit la condition effroyable des prisonnier·ères dans un enfer qui n'a d'autres lois et d'autres règles que celles de la survie à tout prix, y compris au détriment des autres incarcéré·es. Dans cet univers insensé, il n'y a que deux sortes d'individus : ceux que l'on considérerait dans la vie ordinaire comme des profiteurs qui recourent à tous les moyens pour demeurer vivants, y compris au détriment des autres qui, pour leur part, en raison de leur vulnérabilité et de leur faiblesse, sont voués à devenir des « musulmans », c'est-à-dire des morts-vivants condamnés à une mort aussi indigne que certaine.
Dans le camp, il n'y a pas de troisième voie, de conduite qui permettrait de vivre dans la décence. On survit dans l'infamie et grâce à la chance davantage que par le courage et le mérite. Du moins c'est la conclusion que Levi tire de son expérience à Auschwitz et qui la rend particulièrement éclairante pour Dassas.
Le personnage de Patrick Straram pourrait apparaître comme l'envers, le négatif du portrait de Levi, endossant plutôt celui de l'intellectuel excentrique et irresponsable. Français et parisien, issu d'une grande famille bourgeoise, il déserte l'école et la famille au profit de la vie de bohème dans les clubs et les bars de Saint-Germain-des-Prés dès l'adolescence. En 1958, il s'installe à Montréal où il se fait rapidement connaître dans le milieu culturel, se liant d'amitié avec tout ce qui compte dans cet univers en ébullition. Il s'implique à la revue Parti pris dans laquelle il tient une chronique significativement intitulée « Interprétations de la vie quotidienne ». Ce sont surtout des textes autobiographiques dans lesquels il s'explique sur sa quête de l'absolu à travers des conduites extrêmes comme ses fameuses « dérives », déambulations accompagnées de beuveries, qui lui donnent une image de délinquant intellectuel qui fascine certain·es et qui en rebute d'autres.
Il est ensuite attiré par la contre-culture. Il aime le mode de vie de ses adeptes axé sur l'importance de la vie quotidienne et la place qu'elle accorde au sexe, aux drogues et autres pratiques de la marge. Et il vit de petits contrats et d'expédients, devenant de plus en plus pauvre et malade au fil des années, sombrant dans le désespoir et mourant de ses excès en tous genres qui comportent une dimension suicidaire.
Par sa trajectoire, Straram incarne à sa manière la figure de l'écrivain maudit. Il est admiré par Dassas parce qu'il fait partie des rares individus qui agissent selon leurs convictions, sans compromis, quitte à payer un lourd tribut. C'est cette détermination qu'elle met en relief et qui n'est pas le moindre mérite d'un personnage haut en couleur, dans son œuvre comme dans sa vie.
* * *
Le livre de Véronique Dassas s'offre comme un témoignage passionnant, autant dans sa dimension critique que dans son éloge de ceux et celles qui se proposent toujours de transformer le monde dans les périodes favorables comme dans celles rongées par le doute et le désespoir. Il évoque à sa manière fine, souple et nuancée la transition qui s'opère entre la période des grandes espérances des années 1960-1980 et celle des grandes déceptions que nous connaissons aujourd'hui à travers les événements et les acteurs qui l'ont marquée pour le meilleur et pour le pire. En quoi, elle offre, de manière pointilliste, une fresque historique qu'on a tout intérêt à connaître pour mieux saisir les enjeux auxquels nous sommes actuellement confronté·es.
[1] Véronique Dassas, Chronique d'un temps fou, Montréal, Lux éditeur, 2023.
[2] Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996. Publié en italien en 1947.
Illustration : Elisabeth Doyon

Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain
 
		Alex Gagnon, Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Del Busso, 2023, 350 pages.
Dans Les déchirures, le docteur en littérature Alex Gagnon propose quatre « essais sur le Québec contemporain », qui sont en fait des analyses de discours assez techniques portant sur quatre objets de polémique des dernières années : les chroniqueurs de droite du Journal de Montréal, l'ouvrage L'empire du politiquement correct, de Mathieu Bock-Côté, le « Manifeste contre le dogmatisme universitaire » paru dans le Devoir en 2020, et l'affaire Lieutenant-Duval. Gagnon affirme d'emblée qu'« avoir des opinions [… l']'intéresse peu » (p. 10). Il préconise plutôt une approche « descriptive » (p. 11) surtout fondée sur les théories discursives de Marc Angenot et sur la sociologie des champs de Pierre Bourdieu.
L'auteur applique plus ou moins la même méthode à ses quatre sujets. Pour chacun, il identifie deux camps, et cherche à faire ressortir les similarités et les différences dans le style argumentatif. Son travail n'est pas strictement descriptif ; il se permet des critiques, surtout envers le côté « droit » des polémiques (Richard Martineau, Bock-Côté, et le Manifeste), et dans l'affaire VLD, il prend clairement le parti de la liberté académique. Mais il trouve le moyen d'y adosser le côté « gauche » et parfois, cela donne des incongruités, comme le rapprochement des styles de Bock-Côté et de Francis Dupuis-Déri (p. 106-8), ou l'acharnement sur une pétition de gauche radicale somme toute insignifiante comme principal interlocuteur des pro-VLD, alors que pourtant, la plupart des interventions publiques contre l'usage sans retenue du « mot en N » furent modérées et constructives.
Il y a une forte intention chez Gagnon de se placer au-dessus de la mêlée, mais comme il ne s'intéresse pas vraiment au contexte sociopolitique (sauf pour l'affaire VLD, qu'il décrit assez bien), cela nous donne un portrait de la polémique au Québec où les antagonistes ne valent pas mieux l'un que l'autre. Il termine l'ouvrage avec une présentation plutôt intelligente des théories de Bourdieu, mais il surestime gravement l'« effet de classement ». Pour lui, « les membres d'une société prennent les positions idéologiques qu'ils “choisissent” […], non pas pour elles-mêmes, parce qu'ils les trouvent vraies ou justes, mais pour l'identité sociale qui s'y rattache » (p. 342). Gagnon insiste là-dessus : les « polémistes » de tous côtés ne croient pas vraiment ce qu'ils disent, tout cela ne serait qu'un jeu sémantique de classement et de déclassement (p. 344-345). Qu'en est-il alors de son propre travail ? Il affirme à la toute fin qu'on peut faire de la « science » en valorisant « l'usage idéal de la raison » comme marqueur identitaire (p. 346). Il croyait s'en sortir, mais tout le monde dans le champ polémique affirme faire usage de raison contrairement à leurs adversaires obnubilés par les idéologies…

Monocultures de l’esprit
 
		Vandana Shiva, Monocultures de l'esprit, Éditions Wildproject, 2022, 196 pages.
Au départ, je me disais qu'il s'agissait certainement d'un livre sur la culture au sens de musique, écriture, images, etc. Même si cette analogie y trouve tout autant des pistes critiques et résistantes, il s'agit d'un recueil de cinq essais acérés concernant l'agriculture au sens large comme, seuls, selon cette autrice physicienne de renom, militante écologiste et écoféministe indienne d'influence mondiale, les savoirs traditionnels la conçoivent. La question du « développement », supportée par les vérités colportées par une science occidentale vouée aux diktats économiques – plus particulièrement capitalistes –, fausse lamentablement notre rapport macroscopique à la terre et à la Terre, en instillant nombre de biais mortifères et, finalement, non seulement contreproductifs, mais également délétères au point de rendre stériles les meilleures terres agricoles. Un de ces biais consiste à considérer en silo l'agriculture et la foresterie qui, dans les faits, sont intimement interreliées. La culture du sapin de Noël, comme on cultive les laitues, peut faire rigoler, mais rappelons qu'il s'agit là d'une énième variante de cette pensée scientifique frelatée… Évidemment, de marginaliser, voire d'éjecter les savoirs ancestraux « véritablement durables » plonge des millions de personnes dans la pauvreté. Incidemment, dans ce livre tonique et limpide, l'autrice appelle nommément à une « insurrection des connaissances subjuguées par la démocratisation des savoirs légitimant la diversité ».

Le privilège de dénoncer
 
		Kharoll-Ann Souffrant, Le privilège de dénoncer, Remue-ménage, 2022, 120 pages.
Dans ce petit essai percutant né aux Éditions du Remue-ménage, l'autrice féministe Kharoll-Ann Souffrant, collaboratrice d'À bâbord ! dont les travaux de recherche et les interventions publiques portent sur les croisements entre racisme anti-noir, genre et violences sexuelles, s'adresse à ses consœurs survivantes de violences sexuelles.
Le privilège de dénoncer nous initie au concept de « misogynoire », encore peu utilisé au Québec : cette misogynie raciste pratiquée envers les femmes et les filles noires. En se basant sur ce concept, Kharoll-Ann Souffrant décortique pourquoi et comment les femmes et les filles noires sont invisibilisées dans l'espace public lorsqu'on parle de violences sexuelles : elle nous entretient des impacts actuels de l'esclavage et du colonialisme, du sexisme, des graves carences du système de justice quand il est question de violences sexuelles, des stéréotypes liés à la sexualité des femmes et des filles noires, etc.
Kharoll-Ann Souffrant démontre que les femmes et les filles noires sont invisibilisées en tant que survivantes de violences sexuelles, mais qu'elles sont aussi invisibilisées au sein de la lutte contre les violences sexuelles et au sein du mouvement féministe dominant en nous rappelant (ou nous apprenant, c'est selon) que le mot/mouvement #MeToo a été originalement lancé en 2007 par une femme noire, Tarana Burke, pour dénoncer les violences sexuelles perpétrées envers les femmes racisées. Mais qui sait cela aujourd'hui ?
D'entrée de jeu, Kharoll-Ann Souffrant nous fait aussi connaitre son choix juste et assumé de ne pas faire sienne la honte que les agresseurs et le système veulent imposer aux victimes de violences sexuelles, le premier chapitre de l'ouvrage étant une dénonciation de tous ceux – institutions et individus – qui n'ont pas agi pour l'appuyer et contre son agresseur alors qu'elle était jeune adolescente.
La honte doit changer de camp, on ne le dira jamais assez. Et pour ce faire, il faut absolument élargir la compréhension sociale des violences sexuelles en prenant en compte l'intersectionnalité des oppressions, ce concept honni par le gouvernement Legault. Cet ouvrage nous presse de le faire.

La rébellion est-elle passée à droite ?
 
		Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, La Découverte, 2023, 220 pages.
Ne prenons pas quatre chemins : La rébellion est-elle passée à droite ? est un livre nécessaire qui doit se retrouver sur le chevet des forces militantes progressistes. Dans cet essai remarquablement bien appuyé par une recherche de grande qualité, Pablo Stefanoni, historien et journaliste au Monde diplomatique et à la revue Nueva Sociedad, propose un portrait des diverses forces, idées et discours actuels de l'extrême droite. L'originalité de son approche réside dans le fait que Stefanoni prend acte de la grande diversité des idées, groupes et discours qui composent la nébuleuse de la nouvelle droite « dure » (nationalisme radical, paléolibertarinisme, misogynie violente, écofascisme, suprémacisme blanc, islamophobie, pour n'en nommer que quelques-uns) pour montrer comment ces divers « topoï » (p. 278), bien qu'en apparence distincts, se rejoignent pour former des alliances surprenantes.
Ainsi, si Stefanoni montre comment le libertarianisme classique s'est rapproché des classes moyennes et prolétaires américaines, sous l'impulsion de Myrray Rothbard, en devenant un « paléolibertarianisme », soit une défense du tout au marché couplé avec des valeurs conservatrices dures (famille, Église), sa démonstration se complète en montrant comment les idées paléolibertariennes percent d'autres sociétés que celles des États-Unis, comme l'Argentine, grâce aux efforts de diffusion de Javier Milei, ou le Brésil et l'Espagne, par l'entremise de Agustin Laje. Et grâce aux efforts de ces derniers, les idées paléolibertariennes auront même fini par ensemencer les politiques de Jair Bolsonaro ou du parti d'extrême droite espagnol Vox (p. 186), où on devine que le tout au marché libertarien finit par défendre un nationalisme dangereux aux implications autoritaires.
Ces rencontres et liens, Stefanoni les multiplie : des nouvelles formes de nationalisme à la peur paranoïaque du « marxisme culturel », le « politiquement incorrect » comme manière à la fois de dénoncer les prétentions à l'égalité et de choquer pour polariser à outrance les débats, de la normalisation des droits LGBT à l'islamophobie ou du nationalisme grincheux à l'écologie et les idéologies new age, le livre de Stefanoni permet à une gauche confuse de mieux saisir l'adversaire qui lui fait face.
Le livre de Stefanoni s'inscrit en effet dans un bilan pessimiste et négatif de la gauche. Force est de le constater, ce qu'on nomme la gauche s'est rangé, souvent bien malgré elle, à défendre le « capitalisme tel qu'il est contre le capitalisme tel qu'il menace de devenir » (p. 30-31). La capacité de s'indigner et de canaliser les forces vives de la colère serait passée de la gauche, devenue partisane de l'establishment néolibéral, aux mouvances réactionnaires, qui dénoncent l'alliance du pouvoir traditionnel avec les forces progressistes et réformistes.
Que faire alors ? En proposant une exploration des articulations des différents discours de la nouvelle droite, on comprend finalement que le moyen ne réside peut-être pas à établir un « populisme de gauche », reflet progressiste du populisme réactionnaire (p. 278). Cette stratégie a échoué notamment parce qu'elle ignorait les articulations propres à la nouvelle droite réactionnaire. Toutefois, l'exploration de Stefanoni révèle justement ces articulations, et comment elles sont fragiles : peut-être est-il temps de se moquer des nouveaux thuriféraires de la droite (p. 280), d'opposer le rire cinglant à leur venin, plutôt que l'indignation qu'ils attendent déjà. Loin d'être une simple soupape esthétique, cette stratégie permettrait de dé-polariser le débat et de montrer la droite dure pour ce qu'elle est : une opération de manipulation (p. 34).
À voir comment réagissent nos propres bonzes québécois de la réaction, les Martineau, Bock-Côté ou Rioux, dès qu'on élève un peu la voix contre eux, cette proposition rieuse mérite d'être considérée bien sérieusement.

La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret
 
		Claude Vaillancourt, La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret, Écosociété, 2023, 197 pages.
Va-t-on enfin voir la fin du néolibéralisme ? Au regard des crises récentes, le crash financier de 2007, le réchauffement climatique et la COVID-19, on ne peut que l'espérer. Malgré son titre choc, le dernier livre de Claude Vaillancourt décrit plutôt un virage discret dans notre monde actuel, avec ses opportunités et ses dangers.
Le propos est convaincant. Le cadre idéologique qu'offrait le néolibéralisme depuis les années 1980 a perdu de son attrait. On ne peut plus aujourd'hui affirmer sans ombrage que des politiques de libre-échange, de laissez-faire, de privatisation ou d'austérité vont engendrer, de façon automatique, un avenir meilleur. De plus en plus de personnes se rendent compte, en effet, que de telles politiques accentuent les inégalités, ne garantissent pas l'accès à des produits essentiels et sont nuisibles pour la planète. Aussi, les grandes firmes transnationales, comme les GAFAM, les entreprises pétrolières ou les grands groupes financiers sont régulièrement critiqués pour leurs manquements à l'éthique, leurs fraudes fiscales et leurs contributions aux problèmes écologiques.
Malgré ces critiques, les changements substantiels se font cependant attendre, affirme Claude Vaillancourt. Le monde d'hier était surtout polarisé entre la vision néolibérale du développement et celle, plus minoritaire, des altermondialistes. Pour l'auteur, deux tendances se dessinent actuellement : la croissance d'un discours progressiste timoré dans la majorité des partis, de centre droit et de centre gauche, et la montée des partis d'extrême droite, décomplexés. Signe des incertitudes actuelles, les votes aux dernières élections dans de nombreux pays se sont répartis entre quatre ou cinq partis. C'est le cas au Québec, malgré la victoire de la CAQ surtout pour des raisons de mode de scrutin, et en France. Aux États-Unis, les deux grands partis se sont partagés entre les partisans de Trump et les autres républicains, et entre les partisans de Bernie Sanders et les démocrates de Joe Biden.
Après cette analyse politique, l'auteur se livre à une lecture sociologique de notre société. En six courts chapitres, il couvre la dangereuse montée de l'extrême droite dans de nombreux pays, l'ouverture à la diversité parfois pour des raisons mercantiles, l'hystérisation de la communication et l'hypermultiplication des médias, la place grandissante que certaines entreprises multinationales prennent dans nos vies, l'hégémonie culturelle des États-Unis malgré ses excès, et le péril bien réel du réchauffement climatique après des décennies de mensonge et de lobbyisme.
Sortir du virage discret et entrer dans l'ère « post-néolibérale », propose Claude Vaillancourt, demandera de nouvelles stratégies de militantisme. Si la fin du néolibéralisme apporte son lot d'incertitudes et de dangers, elle libère aussi les esprits et les actions potentielles. L'auteur conseille aux mouvements sociaux de ne pas tomber dans le piège des divisions internes, mais de rallumer l'élan commun, éteint par la pandémie. Il suggère aussi d'inventer des stratégies différentes pour contrer l'extrême droite. Venant d'un militant avec plus de 20 ans d'expérience, membre du conseil du Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ), président d'Attac-Québec et membre du collectif d'À bâbord, ce livre offre des analyses et des conseils précieux.

L’auto, frein à la mobilité
 
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Le collectif d'À bâbord ! dénonce le recul qu'accuse le Québec en matière de transport collectif, au détriment de l'accès à la mobilité, de la défense des territoires et de la lutte contre les changements climatiques.
Alors qu'il faudrait développer de toute urgence notre réseau de transport en commun, la situation va plutôt en se détériorant. Pour commencer l'année en beauté, on apprenait que la Société de transport de Montréal (STM) mettait fin à ses lignes d'autobus « dix minutes max », qui assuraient une fréquence rapide durant les heures de pointe. Cela s'ajoute au recul accusé depuis la pandémie par les systèmes de transport des banlieues, loin d'avoir tous rétabli les services à leur niveau pré-confinement.
Ailleurs au Québec, le système de transport collectif interurbain est à des milles de répondre aux besoins des gens. Orléans Express continue aussi d'offrir des services réduits, et ceux qui restent ne sont pas toujours glorieux : par exemple, le trajet Montréal–Baie-Saint-Paul prend treize heures en autocar, pour seulement 350 kilomètres. Voilà la légendaire efficacité de l'entreprise privée ! Chez VIA Rail, les trajets sont aussi chers que peu fréquents et doivent céder le passage aux trains de marchandises. Sans parler de la stagnation du projet de trains à grande fréquence dans le corridor Windsor-Québec, où habite pratiquement la moitié de la population canadienne.
Si, durant la dernière campagne électorale, Québec Solidaire proposait de nationaliser les autobus interurbains et de revitaliser le réseau ferroviaire public, la CAQ, elle, veut « rationaliser » les « dépenses » du transport collectif, tout en faisant obstruction au progrès du tramway dans la capitale et en misant à coup de milliards sur son délire de troisième lien, au service de l'autosolo – mais électrique, rassurez-vous !
Réduire la transition énergétique à l'électrification de millions d'autosolos, c'est se condamner à éventrer les territoires – autochtones – en exploitant les « minéraux critiques » nécessaires à la production des batteries et en bâtissant de nouveaux barrages afin de répondre à une explosion de la consommation d'énergie « verte ». Pendant ce temps, le super-ministre Fitzgibbon envisage de nous forcer à baisser le chauffage pour réagir à la pénurie d'électricité qui pointe à l'horizon : il nous montre quelles sont ses priorités.
Et pour ajouter au désastre environnemental, le règne tous azimuts des automobiles et l'espace monstrueux qu'on leur accorde dans nos villes et nos villages encouragent aussi l'étalement urbain, cette attaque frontale contre la biodiversité et la préservation des terres agricoles.
On parle beaucoup d'à quel point l'empire de l'automobile est une aberration écologique, mais on oublie souvent – il faut croire qu'on s'est habitué à ce monde infernal – combien il rend nos villes et nos villages hostiles, invivables. Chaque année, il tue des piéton·nes et des cyclistes par dizaines et en blesse encore plus. Il défigure aussi nos grands espaces à coups de viaducs, de voies d'embranchement et de stationnements-îlots de chaleur.
Et, comble de l'ironie, l'omniprésence de l'automobile constitue un obstacle à… la mobilité. Au moins pour tou·tes celleux qui, par choix ou par obligation, ne conduisent pas. Ce sont évidemment les personnes déjà marginalisées et précarisées qui souffrent le plus de ce tout-à-l'auto. Pensons aux habitant·es de villages éloignés qui, malades, doivent se rendre dans les grands centres pour leurs soins essentiels. Même en ville, l'effritement des services de transport public prive toujours un peu plus les personnes sans voiture de d'options, de temps et de spontanéité, les obligeant à organiser leur vie autour d'horaires d'autobus improbables et tenant leur quotidien à la merci des annulations et des retards.
Enfin, écoutons les groupes de défenses des droits qui nous rappellent depuis des années que peu importe l'efficacité de nos tramways et trains, le transport public demeurera injuste tant que l'accès y sera limité par des tarifs parfois outranciers, laissant en plan les personnes à plus faible revenu.
Nous appelons les élu·es – qui de toute évidence ne fréquentent pas beaucoup les autobus – à se rappeler que les questions de mobilité sont des questions de justice sociale, que la mobilité a des effets sur la qualité de vie et sur l'accès aux services essentiels comme les soins de santé et l'éducation.
Projet Montréal augmente la part du budget consacrée à la police alors que la STM en arrache financièrement ; la CAQ milite pour engouffrer des milliards dans un troisième lien qu'aucune étude n'appuie. Plus que de simples erreurs de parcours à rectifier, la situation actuelle est le fruit d'une funeste vision politique : nous pouvons encore – nous devons – emprunter une autre voie.
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Intelligence artificielle. Des oeuvres d’art sans artiste
 
		Fin 2022, tout le monde semblait avoir mobilisé des dizaines, voire des centaines d'artistes à la fois, pour se faire tirer le portrait. Le bât blesse lorsqu'on réalise qu'aucun·e artiste n'avait été compensé·e, crédité·e.
Si vous avez passé quelque temps en ligne avant les fêtes, vous avez probablement été bombardé·es de photos de vos proches transformé·es en différents styles artistiques, des plus classiques à la Van Gogh au plus moderne des dernières tendances de l'art numérique. Amusante et colorée, certes, cette mode a cependant relancé le débat sur l'éthique de l'intelligence artificielle (IA), mais aussi sur la propriété intellectuelle, sur l'usage de données personnelles en ligne, voire sur ce qui constitue l'art en soi.
S'approprier des signatures artistiques
Pour comprendre l'amplitude du débat, revenons au cas d'école : Lensa. Lensa est une application de retouche photographique lancée en 2018 par Prisma Lab et qui a connu un élan de popularité en novembre 2022. En effet, son nombre de téléchargements a explosé à plus de 5 millions et elle s'est classée en tête des applications les plus populaires à la fin de 2022. Pourtant, des applications de retouche photo ou même de génération d'avatar à partir de selfies, il en existe par paquets. Ce qui va créer l'engouement pour Lensa est une option bien spécifique appelée « magic avatar ». Le principe est simple : en tant qu'usager·ère, vous téléversez des photos de vous et, en fonction du tarif choisi, le logiciel transforme des dizaines, jusqu'à des centaines de vos selfies en œuvres d'art.
Si certaines sont clairement modelées selon des figures classiques considérées comme du domaine public, d'autres, au contraire, reproduisent des styles d'artistes modernes qui n'ont jamais consenti à ce que leur art soit utilisé de la sorte. Plusieurs artistes vont donc dénoncer Lensa et parler de vol, d'appropriation et de non-respect de la propriété intellectuelle. Pour autant, leurs recours légaux sont limités et le débat va même s'enliser dans la dimension éthique de l'affaire. Tout cela dû, notamment, au mode de fonctionnement même de l'application.
Lensa s'appuie sur le travail d'un organisme à but non lucratif nommé Laion. Laion a créé d'énormes masses de données récupérées à travers tout le Web (une méthode appelée scraping), stockées puis rendues accessibles publiquement et gratuitement pour le développement de programmes d'IA, entre autres. Leur dernier projet est la base de données Laion5B, qui amasse plus de 6 milliards d'images et descriptions d'images récupérées sur le Web. C'est ce qu'utilise Lensa, dont le logiciel d'IA examine cette masse de données afin de les restituer en transformant les selfies que les usager·ères téléversent. Ce faisant, Lensa utilise une zone grise de non-droits, prévalente sur le Net, qui lui permet de générer énormément de profits tout en soulevant une masse d'enjeux légaux et éthiques.
Quel consentement ?
Laion est très claire quant à ses conditions d'utilisation. Elle rassemble toutes ces données, mais n'en tire aucun profit direct. Pour autant, un premier enjeu de consentement est soulevé : les usager·ères du Web n'ont pas massivement consenti à ce que leurs images et informations soient stockées par un projet de recherche de développement d'IA, et ce même si aucun profit n'est réalisé sur le coup. Qu'à cela ne tienne, le fonctionnement d'Internet étant ce qu'il est, la base de données existe.
Maintenant, le fait que Lensa se serve de la base de données de Laion pour réaliser un profit devient un autre enjeu. Bon nombre d'artistes, qui ont pu reconnaître leur style dans la création d'images générées par Lensa, ont tiré la sonnette d'alarme. Problème : sur quel droit peut-on se baser pour faire reconnaître le vol, dans la mesure où le logiciel utilise une base de données préexistante, gratuite et publique ? De plus, si l'artiste a déposé d'iel-même des reproductions de son art en ligne, n'a-t-iel pas consenti à renoncer à ses droits sur ce que ses œuvres deviendraient sur le Web ? Certain·es sont même allé·es plus loin dans les contre-arguments : doit-on compenser l'artiste pour l'image finale, ou faudrait-il plutôt compenser les personnes ayant codé le logiciel, ou encore les créateur·rices de la base de données qui « nourrit » l'IA ? D'ailleurs, qui possède les droits de ce qu'une IA crée ? Doit-on reconnaître le droit de propriété à cette intelligence ? D'autres ont argumenté que si on ne reconnaît pas qu'une IA est capable de faire de l'art, qui resterait l'apanage de l'être humain, alors les artistes ne devraient pas se sentir inquiété·es, mais au contraire devraient la considérer comme un outil de plus dans la palette des possibilités créatives. Cela a mené jusqu'aux grandes questions philosophiques : qu'est-ce que l'art ? Si, de nos jours, un·e artiste peut créer une œuvre entièrement en ligne, à partir de logiciels, dont certaines commandes sont préexistantes à l'usage, à quel point l'œuvre finale est-elle encore le résultat du génie humain ?
Les débats autour de ces questions sont féroces. Même au sein de la communauté des artistes concerné·es par l'affaire Lensa se trouvent absolument tous les points de vue. Néanmoins, une majorité s'accorde sur le fait que Lensa a franchi une certaine limite éthique. La preuve étant que des œuvres générées par l'IA possèdent même la copie de signatures des artistes en bas à droite des images. En effet, le logiciel n'avait pas automatiquement compris que les signatures artistiques ne font pas partie de l'art, mais sont censées être des preuves d'authenticité. D'où l'erreur quelque peu accablante.
Des dérives inquiétantes
De mon point de vue, qui n'est pas celui d'une artiste et ni d'une philosophe, mais celui d'une sociologue issue de communautés minoritaires, ce no man's land de droits entourant l'IA est terrifiant. Si on se base sur l'histoire de l'humanité, nous avons clairement un très mauvais historique en termes de marchandisation à outrance, de dévalorisation de la créativité, de pratiques de rémunération et d'attribution de crédit. Déjà, le fait qu'un logiciel soit en mesure de produire en quelques secondes des centaines de styles artistiques esquisse la menace de la production de masse. Et qui dit production de masse dit perte de valeur. Pourquoi une entreprise paierait plusieurs artistes pour des styles qu'iels ont mis des années à développer, si une application peut le faire pour moins de 10 $ ? Dans un domaine où il est déjà difficile de faire carrière, cela pose une nouvelle barrière supplémentaire. À long terme, cela signifie que moins de personnes seront en mesure de se consacrer à une carrière artistique. Ce qui va avoir des conséquences importantes, inévitablement, sur les communautés les plus marginalisées.
Les inégalités vont donc être renforcées, ce qui est malheureusement un trait commun du déploiement de plusieurs logiciels d'IA. Ces derniers ont en effet tendance à amplifier des schémas prédéfinis. Il n'est pas étonnant, par exemple, qu'il n'ait suffi que de quelques heures sur Twitter pour qu'un logiciel de conversation basé sur l'IA (un chatbot) émette des propos racistes. De plus, l'homogénéité des programmeurs de ce type de logiciel – massivement hommes, blancs, cis et hétéros – a mené à d'énormes biais dans la mise en place de programmes. On a l'exemple de voitures automatiques qui ne s'arrêtent pas en détectant qu'une enfant traverse la route lorsque l'enfant n'est pas blanc. Les développeur·euses du programme n'avaient tout simplement pas pris en compte les nuances de couleurs de la peau. Ce type de biais, aux conséquences potentiellement tragiques, est également largement dénoncé.
En somme, l'IA a la capacité de se nourrir du pire de l'humanité, et ce, en quelques clics et microsecondes. Si l'être humain est loin d'être prêt·e pour ce qu'elle va en produire, d'autres ont déjà commencé à en tirer d'immenses profits. L'argent avant l'éthique, comme toujours. Et finalement, j'ai peut-être mis le doigt sur une nouvelle différence fondamentale entre l'IA et l'être humain : l'IA apprend de ses erreurs constamment, mais pas nous.
L'image a été conçue à partir des mots clés « Une oeuvre d'art sans artiste » par le générateur d'images de Midjourney, un laboratoire de recherche indépendant consacré à l'intelligence artificielle (ID : MidJourney_oeuvre_dart_sans_artiste_e1b53753-9170-47ab-9b55-a14922e8c87d).

Wounded Knee : 50 ans de lutte
 
		Le 27 février marquait le 50e anniversaire du début de l'occupation de Wounded Knee, une action menée par l'American Indian Movement (AIM) et des militant·es Oglala-Lakota de la réserve de Pine Ridge dans le Dakota du Sud. L'occupation, qui a duré 71 jours, marque un tournant dans les luttes pour les droits des peuples autochtones aux États-Unis.
Février 1973. Le site de Wounded Knee, situé au cœur de la réserve de Pine Ridge, est pris d'assaut par 250 militant·es de l'American Indian Movement et d'autres habitant·es de la région. L'American Indian Movement (AIM) est un groupe militant autochtone, créé à Minneapolis en 1968 afin de protéger les personnes autochtones des brutalités policières. À partir des années 1970, il se transforme en une organisation nationale et devient le fer de lance du mouvement Red Power, lui-même inspiré de la lutte pour les droits civils menée par des militant·es afrodescendant·es. Le AIM prend en charge de nombreuses luttes à travers le pays : indépendance économique, revitalisation des cultures traditionnelles, protection des droits reconnus par la loi et, plus particulièrement, autonomie sur les zones tribales ainsi que restitution des terres illégalement saisies par le gouvernement ou des compagnies privées.
Un siège connecté au passé
L'occupation de Wounded Knee, initiée par les habitant·es de Pine Ridge, vise d'abord à dénoncer la corruption du chef du conseil tribal Dicky Wilson ainsi que la violence exercée par ses hommes envers les Oglala-Lakota et plus particulièrement envers les traditionalistes. Avec la complaisance du gouvernement fédéral, Pine Ridge était devenue, sous la poigne de Wilson, une véritable prison pour ceux et celles qui tenaient à revaloriser leur culture et leurs traditions. L'occupation vise aussi à dénoncer les injustices historiques subies par les peuples autochtones aux États-Unis. Les occupant·es exigent notamment que le gouvernement fédéral respecte les traités historiques qu'il a signé avec les différentes nations – traités qu'il a plus souvent qu'autrement bafoués.
D'ailleurs, le lieu choisi pour l'occupation n'est pas anodin. Situé au cœur du Dakota, Wounded Knee entre dans l'histoire en 1890 alors que l'armée américaine y commet un massacre. Dans un contexte de guerre et de famine, alors que les territoires sioux sont confisqués par le gouvernement américain et les communautés autochtones disséminées, le 7e régiment de cavalerie, appelé pour « pacifier » la population de Wounded Knee, fusille entre 300 et 350 personnes. C'est pour se rappeler de ce massacre, mais aussi des luttes des peuples autochtones pour leur souveraineté, qu'un des slogans les plus populaires du AIM est “Remember Wounded Knee” (rappelons-nous de Wounded Knee).
Ras-le-bol et revendications
Lors de l'occupation de 1973, les militant·es prennent possession de plusieurs bâtiments dans la localité de Wounded Knee, dont le musée, une station-service et quelques églises. Les occupant·es proclament alors l'indépendance de la nation oglala (Oglala Independant Nation), un geste qui exprime le refus des habitant·es de Pine Ridge de se soumettre plus longtemps à l'oppression coloniale et aux structures gouvernementales corrompues (les conseils tribaux) imposées par le gouvernement américain.
Cette déclaration d'indépendance n'est pas que symbolique : elle s'appuie sur un traité de 1868 signé entre les Sioux et le gouvernement des États-Unis. Les occupant·es exigent de négocier de nation à nation, mais le gouvernement fédéral décide plutôt de déloger les occupant·es par la force. Très vite, l'occupation tourne à l'affrontement armé. Pendant 71 jours, plus de 300 personnes résistent à une importante force militaire et paramilitaire composée de soldats, d'agents du FBI et de policiers locaux. Au terme de l'occupation, on dénombre deux morts, assassinés par les forces répressives.
Legs et échos
L'occupation, bien que spectaculaire, n'a pas d'effet immédiat sur la réserve de Pine Ridge ; les relations entre les militant·es traditionalistes et le conseil tribal s'enveniment et la violence y perdure. Par contre, l'occupation de Wounded Knee fait apparaître au grand jour les revendications des nations autochtones aux États-Unis. L'action mobilise l'opinion publique qui se montre généralement favorable aux revendications des occupant·es. De plus, Wounded Knee contribue à former une nouvelle génération de militant·es pour les droits des peuples autochtones. Entre autres, certaines des militantes présentes à Wounded Knee forment l'année suivante l'association Women of All Red Nations. C'est aussi à ce moment que le AIM commence ses actions au Canada, notamment avec le blocage de Cache Creek en 1973.
 
L'écho du AIM dépasse les frontières coloniales – frontières que l'AIM ne reconnaît pas, d'ailleurs. Des membres de nations autochtones s'inspirent de leurs actions depuis 50 ans, partout à travers le monde. Lors de l'occupation de Wounded Knee, des militant·es kanien'kehá:ka sont allé·es soutenir leurs camarades aux États-Unis. À partir de 1973, de nombreuses organisations de défense des droits autochtones se rallient à l'AIM et à sa vision, et, dans les années qui suivent, quelques sections de l'AIM sont créées du côté canadien de la frontière. Les expériences d'occupations et de blocages, de réclamations territoriales et d'actions directes se poursuivent depuis, au Canada comme aux États-Unis.
Pendant les années qui suivent Wounded Knee, l'AIM continue d'offrir son appui aux luttes que mènent les communautés autochtones du côté canadien de la frontière – en autant que celles-ci le demandent, peut-on lire dans des entrevues avec des membres de l'AIM publiées dans Akwesasne Notes. C'est ainsi que les luttes de Ganienkeh (1974), de Fort Kanasaraken (1979), d'Oka (1990) et d'Ipperwash (1995), parmi d'autres, s'inscrivent clairement dans la continuité de Wounded Knee. C'est aussi le cas du blocage du chantier de l'oléoduc Dakota Access, de 2016 à 2017, par des militant·es autochtones à Standing Rock dans le Dakota du Nord. Ainsi, depuis 50 ans, les luttes pour les souverainetés autochtones se poursuivent, par tous les moyens nécessaires.
Sources
Blouin, Philippe (coord.), Matt Peterson, Malek Rasamny et Kahentinetha Rotiskarewake. La Mohawk Warrior Society, Éditions de la rue Dorion, 2022, 462 pages.
« On the Road to Wounded Knee », Indian Nation, Vol. 3, No. 1, Avril 1976
« The Struggle Continues – Wounded Knee », Akwesasne Notes, Vol. 5, No. 3, Juin 1973 « Voices from Wounded Knee », publié par les Akwesasne Notes (éditeur lié au journal du même nom).
Mélissa Miller est membre du collectif d'Archives Révolutionnaires.
Illustration : « Show your Solidarity with the Indian Nations », affiche de l'occupation de Wounded Knee, 1973, Library of Congress.
Photo : Image tirée de l'épisode 5 de la série documentaire We Shall Remain, « Wounded Knee ».

Les leçons de la pandémie pour le monde du travail
 
		Les masques ont eu beau disparaître de la plupart des espaces publics au Québec, la COVID-19 et ses conséquences ont encore un impact important, notamment sur le monde du travail.
Sans chercher à faire un bilan exhaustif des transformations induites par la pandémie et les confinements, penchons-nous sur deux enjeux encore bien d'actualité : d'une part, la notion d'« anges gardiens », en particulier dans le secteur de la santé, et, d'autre part, la forte augmentation du télétravail.
Les « anges gardiens »
C'est désormais un lieu commun, la pandémie a révélé, pour celles et ceux qui n'en avaient pas encore conscience, l'importance cruciale de certains corps de métier dans la survie même de nos sociétés en temps de crise. Outre le personnel de la santé, les employé.e.s des épiceries et de la livraison à domicile se sont vus octroyer le titre de « travailleurs et travailleuses essentiels » dans un sens plutôt positif, alors que nous avions pris l'habitude d'utiliser cette expression principalement pour limiter la capacité d'action collective de groupes de personnes salariées (par exemple, en empêchant des grèves par le recours à la Loi sur les services essentiels).
Toutefois, une autre expression est venue teinter le discours public, une expression que même le premier ministre a utilisée. Ces travailleuses et travailleurs, en particulier dans le secteur de la santé, ont rapidement été qualifié·es d'« anges gardiens ». Derrière une intention de valorisation se cache pourtant une conception très problématique du travail dans ce domaine. Il n'est, en effet, pas anodin de recourir à un vocabulaire de l'ordre du religieux lorsque l'on traite des travailleuses et travailleurs de la santé.
D'abord, les anges, par définition, sont des êtres surnaturels n'ayant pas les mêmes besoins physiologiques ni matériels que les êtres humains. Inutile donc de réfléchir à leurs conditions de travail, leur rémunération, leur santé mentale, etc… En outre, ce registre du religieux renvoie à une autre expression commune, soit celle de la « vocation ». Il était ainsi courant d'affirmer que l'on devenait infirmière, enseignante ou… religieuse, par « vocation » et non par besoin de générer un revenu digne. La vaste majorité des services dans le domaine des soins, comme de l'éducation, ont d'ailleurs longtemps été, au Québec, à la charge des communautés religieuses. Or, la « rémunération » des sœurs relevait moins de la logique salariale appliquée à l'économie capitaliste qu'à celle des vœux qu'elles avaient formulés, notamment de pauvreté.
Ceci nous amène à un dernier constat, évident : les anges n'ont pas de sexe (ou de genre). Comme l'ont à maintes reprises démontré les autrices féministes, ces carrières « vocationnelles » étaient dans leur vaste majorité destinées à des femmes, et cette caractérisation a ainsi contribué à dévaloriser durablement leur travail. Un quart de siècle après l'adoption de la Loi sur l'équité salariale au Québec, nous voici à
souligner à nouveau les glissements potentiels (et dangereux) d'un vocabulaire qui, sous couvert de bienveillance, jette un voile opaque sur la réalité du travail de nombreuses femmes et la nécessité de le compenser de façon digne et équitable.
Les leçons de la pandémie ont-elles été retenues ? Si on regarde du côté de l'Ontario, rien ne le laisse penser. On blâmait encore récemment le gel de salaire imposé par le gouvernement Ford dans la fonction publique pour la pénurie importante de personnel infirmier dans le réseau de la santé de la province. Au Québec, les négociations du secteur public sont le nouveau théâtre au sein duquel se joue ce débat. Les « anges gardiens » viennent réclamer leur dû et rappellent au gouvernement Legault que leur travail « essentiel » doit se payer en salaires permettant de confronter l'inflation galopante et non à coup de remerciements ou de primes ponctuelles accordées sans même consulter les organisations syndicales. Souhaitons qu'à terme, au moins dans ce domaine, l'expérience de la pandémie porte fruit et contribue à la juste valorisation de ces emplois.
Le télétravail
Autre réalité imposée par les confinements : le télétravail. En mars 2020, quasiment du jour au lendemain, des millions de travailleuses et travailleurs se retrouvent à devoir improviser un nouveau bureau à domicile, dans une multitude d'emplois liés aux services. Solution temporaire, d'urgence, encadrée de façons très variables par les employeurs, elle disparaît totalement dans certains domaines une fois les confinements terminés, mais devient au contraire une nouvelle norme pour d'autres. La pandémie et ses impératifs ont créé des attentes, et parfois ouvert des chemins que l'on n'imaginait pas pouvoir explorer auparavant. Les pressions poussant vers le télétravail sont multiples : parfois, ce sont les employeurs qui le considèrent comme une source d'économie potentielle ou une façon d'élargir leur bassin de recrutement, parfois ce sont les personnes salariées elles-mêmes qui le réclament, y voyant un moyen de mieux concilier travail et vie personnelle.
Trois ans après les premiers confinements, deux constats s'imposent : d'une part, le télétravail est en forte augmentation par rapport à l'avant-pandémie et est sans doute là pour rester ; d'autre part, les modalités de son application sont encore en pleine définition dans de nombreux milieux de travail. On en veut pour preuve la négociation actuelle dans la fonction publique fédérale. Alors que la pratique du télétravail y était tout au plus marginale avant la pandémie, elle s'y est généralisée. Sondé·e·s par leurs syndicats, les fonctionnaires fédéraux·ales ont indiqué massivement ne pas vouloir revenir dans leurs bureaux, tout en soulignant que le télétravail n'avait en rien nui à leur productivité puisque des programmes publics sans précédent avaient pu être instaurés par le gouvernement fédéral pendant la COVID-19. De son côté, le Conseil du Trésor, qui dirige les négociations du côté patronal, a envoyé de nombreux messages contradictoires. Promettant dans un premier temps flexibilité et autonomie des différents ministères, il a récemment décidé d'imposer un modèle unique de deux à trois jours de travail au bureau par semaine à tou·tes sesemployé·es, soulevant l'ire de celles et ceux-ci ainsi que de leurs organisations syndicales.
Le télétravail charrie toutefois encore de nombreux enjeux. Si, dans le cas des fonctionnaires fédéraux, il semble être un choix vastement majoritaire, est-il vraiment toujours choisi dans les milieux qui le pratiquent, ou plutôt imposé plus ou moins directement par les employeurs ? Quand il est instauré, quelles obligations s'imposent à l'employeur tant en matière d'équipements que de santé et sécurité du travail ? Jusqu'où peut aller son contrôle sur le travail effectué à domicile ? Comment ces nouvelles pratiques s'articulent-elles avec le droit à la déconnexion, de plus en plus réclamé par les travailleuses et travailleurs ?
Finalement, que nous dit cette envie de télétravail chez plusieurs personnes salariées ? Dans une économie capitaliste, les milieux de travail ont toujours été des espaces de tension. Ils incarnent le rapport d'aliénation et de subordination imposé par le contrat de travail, mais ils constituent également des lieux de socialisation, d'échanges, et parfois même d'émancipation lorsqu'ils permettent la création de solidarités, y compris et surtout face aux employeurs eux-mêmes. C'est ici que le télétravail vient questionner la pratique syndicale elle-même : les syndicats sont-ils prêts pour la « télémilitance » ? Les avantages des assemblées en Zoom, qui rejoignent sans doute plus de membres, compenseront-ils l'absence des liens directs, des conversations de corridors, des délibérations en personne où les échanges sont souvent plus riches ? Sans parler des effets pervers du télétravail sur les conflits eux-mêmes. Dernièrement, tant le Nouveau-Brunswick que l'Ontario ont suggéré à leur personnel enseignant de passer en téléenseignement, non pas en raison d'une pandémie ou d'une tempête de neige, mais bien pour contourner d'éventuels piquets de grève… Les balises restent donc à adopter et qu'il s'agisse de reconnaissance salariale ou de télétravail, la pandémie et ses conséquences n'ont pas fini de nous interpeler.
Sans en changer les fondements, elles jettent un éclairage nouveau sur les rapports de pouvoir du travail, sur l'arbitraire patronal, mais aussi sur les capacités d'émancipation par l'organisation collective qui s'offrent aux travailleuses et travailleurs.
Photo : Heiner Engbrocks (CC BY-NC)














