Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Courez la chance de gagner un livre en vous abonnant à la revue !

Lors d'un tirage effectué en mars par le collectif d'AB !, chacune des personnes sélectionnées sera contactée et pourra choisir parmi un exemplaire de ces quatre livres. La (…)

Lors d'un tirage effectué en mars par le collectif d'AB !, chacune des personnes sélectionnées sera contactée et pourra choisir parmi un exemplaire de ces quatre livres. La première personne gagnante étant la première à choisir son livre et ainsi de suite.

Offre valide jusqu'au 22 février 2024, seulement pour les nouvelles personnes abonnées. Vous êtes aussi éligible au tirage si vous abonnez une autre personne en cadeau !

Pour vous abonner, c'est par ici : https://ababord.org/abonnement

Liste des livres tirés :

Godin

Jonathan Livernois

Lux Éditeur (plus d'infos ici)

En attendant qu'on se libère. Vers une justice sans police ni prison

Mariame Kaba

Éditions de la rue Dorion (plus d'infos ici)

Voyage au bout de la mine. Le scandale de la fonderie Horne

Pierre Céré

Écosociété (plus d'infos ici)

De si longues racines. L'histoire d'une historienne

Micheline Dumont

Éditions du remue-ménage (plus d'infos ici)

Un gros merci aux maisons d'éditions et bonne chance à toutes les personnes participantes !

Crise climatique : la solution miracle

17 janvier 2024, par Carole Dupuis — , ,
Il se passe rarement une journée sans qu'une ONG, un gouvernement ou une sommité scientifique nous propose des solutions pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. Et (…)

Il se passe rarement une journée sans qu'une ONG, un gouvernement ou une sommité scientifique nous propose des solutions pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. Et chaque 22 avril, nous assistons à un véritable festival des solutions climatiques dans les médias, qui célèbrent ainsi à répétition le Jour de la terre. Or, il n'existe qu'une seule solution miracle au réchauffement climatique : passer de la parole aux actes et mettre en application les solutions que nous connaissons souvent depuis des décennies.

Nous savons toutes et tous comment cesser d'émettre presque tous les gaz à effet de serre dont nous causons le rejet dans l'atmosphère, principalement en lien avec la production et la consommation d'énergies fossiles.

Dans le domaine du transport, il faut rester chez nous en optant pour le télétravail et les vacances locales. Circuler à pied, à vélo ou à vélo électrique chaque fois que cela est possible et organiser nos quartiers, nos villages ainsi que nos vies pour que cela soit presque toujours possible. S'il faut vraiment faire la navette matin et soir, choisir le métro, le bus ou l'auto électrique en mode covoiturage. Se déplacer à quatre personnes dans une voiture électrique émet facilement 90 % moins de GES que se déplacer en solo dans une voiture à essence !

En ce qui concerne le chauffage des bâtiments, il suffit de bannir les systèmes au mazout et au gaz naturel pour faire tomber les émissions de GES à presque zéro. Quant aux déchets, miser simplement sur des pratiques ancestrales aussi banales que la lutte au gaspillage alimentaire, le compostage, le réemploi des contenants et la réparabilité des objets nous fera déjà faire un grand bout de chemin pour venir à bout des GES qu'ils génèrent… en les éliminant à la source.

Rien de sorcier jusqu'ici. Et s'il est vrai que certaines activités sont plus difficiles à décarboner que d'autres, en industrie surtout, la plupart ne posent aucun défi technique digne de ce nom.

En fait, la liste des solutions concrètes d'évitement des GES est longue et archi-connue. Le Front commun pour la transition énergétique en propose des centaines dans sa Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité. Le GIEC en présente une synthèse admirable, pour chaque domaine de la vie quotidienne et chaque pilier de nos économies, dans le troisième et dernier volet de son sixième rapport, publié en avril dernier.

Le hic, c'est la mise en application.

Agir à la bonne échelle

Ni le Canada ni le Québec ne pourront faire leur juste part dans la lutte au réchauffement climatique sans que toutes les personnes qui y occupent des postes décisionnels et tous les ménages qui y vivent sachent comment éviter les émissions de GES et s'engagent dans une démarche radicale en ce sens. Néanmoins, savoir quelles sont les façons de faire à changer et vouloir les changer ne suffit pas. Il faut aussi pouvoir les changer, ce qui dépend très souvent des choix collectifs et non de décisions individuelles.

Comment diminuer les GES liés aux déplacements quand notre gouvernement s'emploie à aggraver le problème en investissant 6,5 milliards $ pour construire le tunnel autoroutier Québec-Lévis et 255 millions $ sur 5 ans dans le transport aérien régional, plutôt que de réserver les fonds à une mobilité beaucoup plus verte ? Comment sortir rapidement le gaz du chauffage des bâtiments quand Québec émet un décret sur la biénergie qui en prolongera l'usage pour au moins 30 ans ? Comment éliminer nos déchets à la source dans une économie dopée à la surconsommation, au gaspillage, au suremballage et au jetable, grisée par des réglementations complaisantes, une fiscalité qui ne joue pas son rôle et de généreuses injections de fonds publics ?

Territorialiser les systèmes

Si les idéologies en place empêchent encore pour l'instant tout progrès significatif de la décarbonation à l'échelle nationale, il existe peut-être tout de même un terreau fertile à l'action climatique efficace : celui des collectivités territoriales.

À cette échelle, il est encore possible d'espérer que les acteurs clés du milieu et la population puissent agir de concert pour briser certains des verrous systémiques qui bloquent le changement. Heureuse convergence, l'action climatique territoriale a le potentiel de non seulement avoir un impact important sur les volumes de GES émis, mais aussi de permettre à la société civile de reprendre une certaine maîtrise sur ses choix collectifs, de faciliter l'inclusion des populations marginalisées dans les démarches de transition socioécologique et d'atténuer la vulnérabilité qui plombe nos collectivités au terme de plusieurs décennies de mondialisation.

À titre d'exemple, le modèle des systèmes agroalimentaires territorialisés peut remplacer avantageusement le modèle industriel mondialisé qui domine. Il permet d'envisager que s'assoient autour d'une même table toutes les parties prenantes du système agroalimentaire d'un territoire donné, y compris la population, afin de créer un système largement autosuffisant, solidaire, carboneutre et zéro déchet, respectueux de la santé des sols et des cours d'eau. Certes, on ne reviendra pas à l'époque de nos ancêtres où tout était produit et transformé à la maison. Rien n'empêche toutefois une collectivité de s'organiser pour que les productions et autoproductions agroécologiques locales occupent la part du lion de son alimentation, que personne ne souffre d'insécurité alimentaire, que le gaspillage alimentaire devienne chose du passé et que la consigne et le compostage remplacent les montagnes de contenants et résidus organiques à trier, enfouir ou méthaniser.

La même logique peut s'appliquer au domaine de l'énergie. Sans surprise, Hydro-Québec affirme dans son plan stratégique 2022-2026 que la transition exigera une hausse de nos capacités de production d'électricité renouvelable. Pourquoi nos collectivités ne se doteraient-elles pas de systèmes énergétiques partiellement territorialisés au lieu de laisser le champ libre aux partenariats d'Hydro-Québec avec des entreprises privées comme Énergir et Boralex ? Conçus en fonction des ressources et des contraintes des territoires, ces systèmes territorialisés pourraient inclure entre autres la géothermie communautaire, la récupération de chaleur industrielle, l'éolien, le solaire et la biomasse. Ils procureraient des revenus aux collectivités et leur assureraient un minimum de résilience énergétique.

Tous les systèmes peuvent être passés au crible territorial. Même si les gouvernements supérieurs détiennent un pouvoir déterminant sur les systèmes de transport, les collectivités peuvent mener des actions structurées ayant un grand impact sur l'empreinte carbone des déplacements de personnes et de marchandises sur leur territoire. Un autre exemple est ce qu'on pourrait appeler le système de production de déchets : en s'unissant entre eux et avec la population, les acteurs clés d'une collectivité (municipalité, institutions, associations de commerçants, industries, entreprises d'économie sociale, médias, etc.) ont le pouvoir de tourner le dos aux emballages, contenants et objets à usage unique, de promouvoir activement l'économie du partage, du réemploi et de la réparation, et ainsi de suite.

Changer le monde en passant par les territoires ?

Par l'ambition de son plan climat, la Ville de Montréal illustre bien les pas décisifs qu'une collectivité peut franchir malgré l'incohérence climatique des gouvernements Trudeau et Legault. Pour sa part, le projet Collectivités ZéN du Front commun pour la transition énergétique mise sur l'union des forces de la société civile sur des territoires circonscrits afin de transformer les milieux.

« À force d'éroder les brèches, on finit par éroder le système. Les acteurs en place arrivent alors à s'engager dans une transformation profonde et porteuse de grands changements », disait le professeur en innovation sociale Philippe Dufort lors d'un forum en ligne organisé par le Front commun pour la transition énergétique le 1er avril dernier. Sans constituer par elle-même une solution miracle, l'action climatique territoriale est assurément un terrain à investir pour effectuer ce nécessaire travail de sape.

Illustration : Ramon Vitesse

Côte-Nord - Nitassinan / Territoires enchevêtrés

17 janvier 2024, par Valérie Beauchamp, Adèle Clapperton-Richard — , , ,
Longer le fleuve, suivre les épinettes, remonter les rivières, marcher les tourbières, respirer la nordicité. Les vastes étendues de la Côte-Nord chamboulent, fascinent, (…)

Longer le fleuve, suivre les épinettes, remonter les rivières, marcher les tourbières, respirer la nordicité. Les vastes étendues de la Côte-Nord chamboulent, fascinent, apaisent. On les associe à l'immensité d'une nature brute, mais elles symbolisent aussi, malheureusement, des espaces accaparés, transformés, pillés. Le territoire nord-côtier fait en effet partie de ce qu'on nomme les « régions ressources », où les arbres, les cours d'eau et les sols ont été perçus comme des marchandises à exploiter, au détriment des écosystèmes et de la biodiversité, et, surtout, des gardien·nes et responsables de ces lieux, les Innus.

Car la Côte-Nord, c'est d'abord le Nitassinan, le territoire ancestral innu – littéralement notre terre en innu-aimun. Ce sont des rivières, des portages, des sentiers empruntés depuis des millénaires ; des relations et des savoirs territoriaux qui se sont développés en harmonie avec la faune et la flore boréales, et qui continuent de se transmettre.

La Côte-Nord est un territoire enchevêtré. Un territoire façonné par les interactions, autant les ententes que les rapports de pouvoir, entre les groupes allochtones et autochtones vis-à-vis l'occupation, l'utilisation et la gestion territoriales. De ces enchevêtrements naissent des relations au territoire où se tissent un enracinement, un sentiment d'appartenance. L'espace nord-côtier n'est pas homogène – on devrait même dire les espaces nord-côtiers – et pourtant il s'en dégage une certaine constance : celle d'un attachement profond, d'une fierté aussi.

Les textes qui composent ce dossier en rendent tout à fait compte. Ce sont des fragments de réalités nord-côtières actuelles, de projets et de préoccupations, où s'expriment des histoires et des émotions. Comment le territoire influence-t-il la création et l'expression artistiques ? Quel héritage laisse la colonisation, entre la dépossession territoriale, la cohabitation et les possibles solidarités ? Comment la nordicité façonne-t-elle les habitant·es et ce qu'on peut cueillir et cultiver ? Quelles difficultés entraînent la distance de cette région, par rapport aux grands centres urbains ? Quelle place occupent la culture et la langue innues ?

Ces questions ont orienté les principales thématiques abordées dans ce dossier : les relations coloniales, l'éloignement, les liens communautaires, la sauvegarde et la protection – non seulement du territoire, mais aussi celles de la culture et de la langue innues. Culture et langage qui sont, comme le montrent plusieurs des textes ici réunis, indissociables de leur ancrage territorial ancestral. Tous ces textes dépeignent les spécificités de la vie nordique. Ils montrent ce qui rend la Côte-Nord unique, ce qui rend le Nitassinan magnifique. Ce n'est pas seulement un vaste espace ; c'est un territoire vécu.

Tshima mińu-tshitapatameku - Bonne lecture.

Dossier coordonné par Adèle Clapperton-Richard et Valérie Beauchamp

Illustrations par Emilie Pedneault et photos par Raphaëlle Ainsley-Vincent

Avec des contributions de Dolorès André, Rose-Aimée Auclair, Alex Beaudin, Charlotte Bellehumeur, Myriam Boivin-Comtois, Isabelle Bouchard, Adèle Clapperton-Richard, Stéphanie Fournier, Frédérique Lévesque, Mat Michaud, Yvette Mollen, Sylvie O'Connor, Camille Robidoux-Daigneault, Marie-Hélène Rousseau et Valérie Tremblay.

Illustration : Adèle Clapperton-Richard

Cohabitation interculturelle. Une recette imparfaite

17 janvier 2024, par Charlotte Bellehumeur — , ,
Le territoire nord-côtier se définit non seulement par ses vastes paysages, mais aussi par les individus qui y vivent. Par des mobilités croissantes, la Côte-Nord se transforme (…)

Le territoire nord-côtier se définit non seulement par ses vastes paysages, mais aussi par les individus qui y vivent. Par des mobilités croissantes, la Côte-Nord se transforme en un espace pour les rencontres et la cohabitation avec l'Autre, notamment dans les milieux de travail.

La cohabitation sur la Côte-Nord a débuté bien avant la colonisation, malgré ce que les récits historiques rédigés par les vainqueur·euses racontent. En effet, les Premiers Peuples présents sur le grand territoire du Nitassinan (le territoire des Innu·es, « notre terre » en innu-aimun) se fréquentent depuis plusieurs centaines d'années.

S'en sont suivis les contacts avec les premier·ères pêcheur·euses européen·nes, même si la rencontre avec les Occidentaux·ales s'est concrétisée dans nos livres d'histoire à l'époque coloniale, entre les colon·nes français·es, les colon·nes anglais·es et les Premières Nations.

Aujourd'hui, ce sont des communautés allochtones francophones et anglophones ainsi que des communautés innues et naskapies qui se côtoient sur un vaste territoire partagé, dont les échanges sont entre autres tissés autour de la division de la gouvernance territoriale, de même qu'autour du partage et de la cogestion des ressources de la région [1]. Ces villes, ces communautés et ces villages sont reliés et communiquent par la voie terrestre (comme la route 138), la voie maritime (le bateau Bella Desgagné) ou la voie aérienne.

La cohabitation comme clé de lecture

Ce long passé de mixité sur la Côte-Nord peut être défini de diverses façons. La cohabitation est d'emblée la « dimension déterminante de l'habiter [2] » et elle implique la coexistence entre les différentes nations et leurs cultures sur un même territoire, qui peut être harmonieuse ou conflictuelle. La cohabitation se caractérise en outre par la mise en commun et le partage qui doivent impérativement se faire dans le plus grand des respects des autres communautés afin de bien fonctionner [3] : c'est un « exercice de consensus [4] », un « vivre-ensemble [5] » à la fois volontaire et obligé. Néanmoins, ces relations interculturelles ne peuvent être complètement détachées de l'héritage colonial et sont teintées des rapports de domination, qui se matérialisent notamment par une distance culturelle. Il est donc primordial que des espaces de création de relations soient mis en place dans l'objectif de construire un espace commun et d'inclusion, vital et durable.

Les relations contemporaines prennent forme au sein de plusieurs sphères personnelles, culturelles, économiques, politiques, artistiques et de loisirs. La première étape de l'établissement d'un réseau social réside dans la rencontre banale et régulière avec l'Autre. Les milieux de travail représentent le noyau embryonnaire où les relations interculturelles prennent souvent naissance, et seront notre lunette pour observer les relations entre les nations, qui peuvent par la suite persister à de plus grandes échelles.

Lieu de travail : pierre angulaire des relations interculturelles

En plus d'être caractérisée par la présence de plusieurs peuples, la cohabitation sur la Côte-Nord est redéfinie par les mobilités et l'arrivée de nouvelles personnes en provenance d'ailleurs ou de l'extérieur du Québec. Cela transforme et bouleverse l'organisation sociospatiale de la cohabitation nord-côtière. L'arrivée de ces individus, le plus souvent pour des raisons professionnelles, entraîne des mouvements de plus en plus marqués au sein de la population nord-côtière.

De cette manière, le milieu de travail devient le point de rencontre initial, le premier contact, où toutes les nations doivent se côtoyer, socialiser et se tolérer et ce, peu importe l'origine ethnoculturelle, le genre, la classe ou la personnalité. Toutefois, les milieux de travail reproduisent eux aussi certaines disparités coloniales, comme les rapports raciaux qui se dessinent dans la prédominance toujours actuelle des pratiques professionnelles allochtones néolibérales qui encouragent un certain racisme systémique.

Toujours est-il que le fait de se fréquenter régulièrement amène une promiscuité ordinaire qui permet de créer, avec le temps, un espace de confiance qui outrepasse cette distance ainsi que ces inégalités. Cette cohabitation permet de travailler de pair et encourage le développement de liens à l'extérieur du travail. Le milieu de travail offre de ce fait un contexte particulier où les rapports majorité/minorité sont revisités, notamment par des pratiques professionnelles qui visent la mise en valeur des manières d'être et de faire nordiques et autochtones. Le lieu de travail est ainsi un espace indispensable aux rencontres diversifiées et à la valorisation des différentes cultures.

Éclatement des frontières

Pour réduire les tensions et accroître l'équilibre dans la rencontre avec l'Autre à l'échelle régionale, les relations doivent surpasser le milieu professionnel pour se traduire dans les pratiques quotidiennes, des communautés, du nutshimit (l'intérieur des terres, en innu-aimun) et du territoire. Cela est grandement facilité lorsque les personnes habitent dans la même communauté que celle où se situe leur lieu de travail, puisqu'elles pourront pleinement participer aux activités et à la vie communautaires. Cela contribue également à réduire le roulement et améliorer la rétention des nouveaux·elles habitant·es sur la Côte-Nord, ce qui augmente le sentiment de familiarité qui se développe à long terme.

En sus, la cohabitation n'est complète que lorsqu'elle se fait aussi avec le territoire et à l'intérieur de celui-ci : la cohabitation est largement définie, ficelée et encouragée par le rapport à l'espace [6]. Bien s'intégrer au territoire permet de mieux comprendre comment celui-ci s'articule, comment les Nord-Côtier·ères, les Innu·es et les Naskapi·es y vivent, et encourage un meilleur respect envers les usager·ères ancestraux·ales et de longue date de ces milieux des régions dites éloignées.

Lorsque la cohabitation dépasse les lieux de rencontres préétablis, c'est à ce moment qu'elle contribue à la décolonisation des relations, au mieux vivre des peuples voisins. En ce sens, la cohabitation nord-côtière contemporaine ne se limite pas aux délimitations territoriales régionales : elle se poursuit en dehors de la Côte-Nord par les mobilités croissantes. En effet, les parcours migratoires ne se font pas seulement de grands centres urbains vers la Côte-Nord, mais tout autant en sens inverse. Par cet éclatement des frontières, les mouvements incessants, les technologies grandissantes et les infrastructures de déplacement de plus en plus accessibles qui permettent une contraction de l'espace-temps et facilitent l'échange culturel, la cohabitation nord-côtière s'ancre dans un réseau d'ouverture à autrui à plusieurs échelles et devient un enjeu qui concerne non seulement les habitant·es du Nitassinan et ses nouveaux·elles arrivant·es, mais également les individus à l'échelle québécoise.


[1] Annie Bourgeois, Les relations interculturelles entre les Autochtones et les allochtones du Québec : étude de cas des communautés de Nutashkuan et Natashquan (mémoire), Université du Québec à Montréal, 2011.

[2] Laurie Guimond, Alexia Desmeules, Caroline Desbiens et Jean-Charles Piétacho, Des ponts interculturels à la rivière Romaine ? : développement nordique et territorialités innues, Québec, Presses de l'Université de Québec, 2019, p. 46.

[3] Justine Gagnon, Mode d'habiter et territorialités autochtones contemporaines : le cas de la natinisga'a en Colombie-Britannique (mémoire), Université du Québec à Montréal, 2013.

[4] Caroline Desbiens et Étienne Rivard, « Relations durables : autochtones, territoires et développement », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 38, no 1, 2010, p. 302.

[5] Laurie Guimond et Alexia Desmeules, « « Les oreilles se sont ouvertes des deux côtés » : développement territoiral et relations entre Innus et non-Innus au chantier Romaine », Recherches sociographiques, vol. 58, no 2, 2017, p. 378.

[6] Naomi Fontaine, Shuni, Montréal, Mémoire d'encrier, 2019.

Charlotte Bellehumeur, département de géographie, UQAM. Cet article a été rédigé par une étudiante allochtone en terres autochtones ancestrales non cédées, notamment sur le territoire Tio'tia:ke de la nation Kanien:keha'ka où se retrouve l'UQAM, et sur le territoire des Innu·es, le Nitassinan.

Photo : Raphaëlle Ainsley-Vincent

L’inuu-aitun en classe de français

17 janvier 2024, par Camille Robidoux-Daigneault — , , ,
La posture de l'enseignant·e de français langue seconde est susceptible de reconduire des rapports de domination chargés. Quelle place est-il possible d'octroyer à la culture (…)

La posture de l'enseignant·e de français langue seconde est susceptible de reconduire des rapports de domination chargés. Quelle place est-il possible d'octroyer à la culture des apprenant·es innu·es dans ce contexte afin d'éviter de reproduire des pratiques hiérarchiques [1] entre la langue maternelle et la langue d'enseignement ?

À l'hiver 2022, le Cégep de Baie-Comeau a accueilli sa première cohorte d'apprenant·es au cheminement Tremplin DEC – Premières Nations. Celui-ci a émergé au terme d'une série de consultations avec le Centre régional en éducation des adultes (CRÉA) de Pessamit et d'étudiant·es innu·es afin de créer une grille adaptée aux besoins de la communauté. Parmi les éléments ciblés, notons l'amélioration des compétences en lecture et en écriture en français, l'accompagnement dans la découverte de l'univers numérique propre au collégial, les compétences organisationnelles et même… la gestion des finances personnelles ! C'est donc avec ce mandat bien précis en tête que s'est développée la grille du cheminement, un cursus qui permet aux étudiant·es de terminer leurs études secondaires à Pessamit tout en découvrant les études collégiales à Baie-Comeau.

Des adaptations pour favoriser la réussite

Il allait de soi pour moi qu'une mise en valeur soutenue de l'innu-aitun (la culture innue) serait au centre de mon cours de Stratégies de lecture et d'écriture [2] afin de favoriser la sécurisation culturelle [3] des apprenant·es. J'ai donc privilégié l'enseignement d'œuvres écrites par des Innuat, soit Michel Jean et Marie-Andrée Gill. Les étudiant·es ont donc été à même de s'identifier à la fois aux personnages et aux auteur·trices, ce qui leur était rarement arrivé, selon leurs témoignages (une évaluation qualitative du cours a été menée auprès des étudiant·es à la fin de la session).

Ils et elles ont d'ailleurs non seulement eu l'opportunité de rencontrer ces deux modèles littéraires, mais également de se familiariser avec les rouages de l'organisation et de l'animation de tables rondes littéraires. Ainsi, la classe s'est approprié les manifestations thématiques de Tio'tia:ke (roman de Michel Jean, Libre Expression, 2021) et de Frayer (recueil de poésie de Marie-Andrée Gill, La Peuplade, 2015) dans un format convivial, tout en consolidant ses compétences numériques et communicationnelles. Les étudiant·es ont participé à tous les aspects de

l'organisation des événements culturels : infographie des affiches promotionnelles, rédaction d'invitations officielles à la communauté du cégep de Baie-Comeau, planification et animation des tables rondes.

À titre d'enseignante, j'ai pu relayer la parole d'auteurs et d'autrices qui problématisent un rapport parfois difficile à l'identité culturelle et proposent des pistes de solution pour s'adapter aux réalités contemporaines tout en préservant un savoir traditionnel. Toujours selon les témoignages recueillis, la présence continuelle de leur culture dans les contenus et la pédagogie employée favorisait la motivation et le sentiment de compétence des étudiant·es. Cette présence faisait contrepoids à une absence systémique au sein de leurs cours de français antérieurs.

L'apprentissage au service de… l'apprentissage

Je me suis sentie privilégiée de côtoyer des étudiant·es animé·es par une vive curiosité à l'égard des arts, de l'histoire et de la politique. En ce sens, la sécurisation culturelle est rapidement devenue un tremplin vers d'autres horizons. La légitimation de notre identité culturelle favoriserait-elle l'empathie et l'ouverture à l'altérité plutôt qu'un repli sur soi ? C'est ce que mon expérience m'invite à penser.

Afin de sortir d'une approche centrée sur une interprétation figée des œuvres, où l'enseignant·e est l'expert·e – ce que je ne saurais prétendre être dans un tel contexte culturel –, j'ai privilégié l'apprentissage coopératif et expérientiel. Je me suis également montrée vulnérable en questionnant les étudiant·es sur la prononciation de quelques mots d'innu-aimun, une langue dont j'amorce l'apprentissage grâce à Yvette Mollen (Université de Montréal) et Monique Verreault (Pekuakamiulnuatsh Takuhikan) [4]. Cela permettait aux étudiant·es de percevoir leur identité culturelle comme un objet riche et résolument actuel. Christopher Moreau, un étudiant de mon cours, l'a d'ailleurs bien thématisé dans un poème rédigé à la suite de la lecture du recueil de Marie-Andrée Gill :

[…] pour sauver ce qu'il reste d'un passé,

il se tourne vers le futur

les braises d'un tipi dans sa poitrine, cendres chaudes

une vie vacillante, sa volonté aussi, arbres sous le vent […]

« Des rivières d'eaux claires et des sentiers de terres » (extrait)

Un lien au-delà des murs de la classe

Outre les stratégies déployées dans les cours du cheminement, l'équipe du Tremplin DEC – Premières Nations souhaite s'affranchir du cadre traditionnel de l'enseignement collégial, notamment en prenant part à des activités pour soutenir la persévérance et l'engagement des étudiant·es. Nous irons d'ailleurs faire une initiation au kayak de mer avec les étudiant·es pour bien clore cette première session et se rappeler que l'apprentissage hors texte est tout aussi riche que celui que l'on fait en classe.

* * *

DES PISTES DE SÉCURISATION CULTURELLE DANS LA CLASSE DE FRANÇAIS

Reconnaître les traumatismes vécus par les étudiant·es, leur famille et leur communauté ;

Être conscient·es des obstacles à la poursuite d'études supérieures des apprenant·es ;

Étudier les particularités linguistiques de la langue maternelle des apprenants afin de favoriser l'efficacité de l'enseignement de la grammaire et de la littérature ;

Reconnaître l'expertise culturelle des apprenant·es ;

Légitimiser la langue maternelle des apprenant·es, ici l'innu-aimun ;

S'autoriser à sortir du cadre rigide de l'enseignement supérieur lorsque possible.


[1] On appelle « diglossie » un bilinguisme où les langues parlées sont soumises à une hiérarchie. Les langues autochtones du Québec, qui ont un statut minoritaire, n'ont que peu de place dans l'espace public, contrairement au français ou à l'anglais, qui elles ont droit de cité ; il s'agit d'une diglossie.

[2] Le cours vise à soutenir la transition entre les études secondaires et les premiers cours de formation générale (Écriture et littérature et Philosophie et rationalité).

[3] Le concept de sécurisation culturelle, apparu dans le système de santé néo-zélandais dans les années 1980, désigne avant tout une « responsabilité » institutionnelle et individuelle et non une « adaptation » de contenus ou de pratiques. Le concept s'impose depuis plusieurs années dans l'enseignement. Je le trouve particulièrement crucial dans un contexte de français langue seconde pour éviter de hiérarchiser des langues qui seront nécessairement amenées à se côtoyer au sein de la classe.

[4] Monique Verreault enseigne des ateliers de nehlueun ouverts à tous et toutes sur Zoom de façon hebdomadaire.

Camille Robidoux-Daigneault est enseignante de littérature au Cégep de Baie-Comeau.

Photo : Raphaëlle Ainsley-Vincent

Protéger et transmettre l’innu-aimun

17 janvier 2024, par Myriam Boivin-Comtois, Isabelle Bouchard, Adèle Clapperton-Richard, Yvette Mollen — , , , , , ,
Yvette Mollen est née dans la communauté innue d'Ekuanitshit. Elle consacre sa carrière à la sauvegarde et la transmission de la langue innue, l'innu-aimun. À bâbord ! a (…)

Yvette Mollen est née dans la communauté innue d'Ekuanitshit. Elle consacre sa carrière à la sauvegarde et la transmission de la langue innue, l'innu-aimun. À bâbord ! a échangé avec elle à propos des enjeux entourant la protection de cette langue et, par le fait même, de la culture innue. Propos recueillis par Adèle Clapperton-Richard, Isabelle Bouchard et Myriam Boivin-Comtois.

À bâbord ! : Quel portrait tracer de l'état actuel de l'innu-aimun sur la Côte-Nord ? Êtes-vous optimiste ?

Yvette Mollen : Je n'ai pas de données vérifiées et récentes pour le nombre de locuteur·trices de la langue innue sur la Côte-Nord. Ce serait le rôle de l'Institut Tshakapesh d'effectuer ce travail d'évaluation de l'état de la langue. Comme cet organisme a un accès direct aux communautés et aux écoles innues, ce serait facile d'engager des personnes qui iraient sur le terrain et évalueraient la situation de la langue : l'utilisation, la transmission, etc.

Ce que je peux vous dire c'est que la situation a évolué depuis la colonisation. Beaucoup d'Innu·es d'une certaine génération et de certaines régions, comme en Minganie ou en Basse-Côte-Nord, n'utilisent que l'innu-aimun pour communiquer. Mais le commerce, les pensionnats et bien sûr les écoles telles qu'on les connaît maintenant ont contribué au bilinguisme des Innu·es. Aujourd'hui, presque tous·tes les Innu·es de moins de 60 ans sont bilingues.

Ensuite, pour expliquer certaines choses, ça me vient en innu d'abord…

Eshpish mishkutshipanit eshinniunanut anite innu-assit, mishta-mishkutshipanu ashit innu-aimun. Ne ua issishueian : ueshkat innu inniuipan anite nutshimit, kushpipan eshku eka shitshimakanit tshetshi apit anite innu-assit. Mishapani aimuna,

mitshenupani kie, tanite innu-aitun an takuanipan eshakumitshishikua, nataunanipan, kussenanipan kie takuanipani aimuna anite nutshimit iapashtakaniti. Anutshish eshpish apinanut anite innu-assit, mishkutshipanua aimuna, passe tutakanipani, passe auiashunanipani anite mishtikushiu-aimunit kie ma akaneshau-aimunit.

Ekue takuak katshishkutamatsheutshuap, ekue takuak mishtikushiu-aimun. Passe innu-auassat ekue eka tshishkutamuakaniht aimuna : nutshimiu-aimuna ushkat kie nenua kutaka aimuna iapatanniti tshetshi nishtuapatahk : pishimuat, atushkan-tshishikua, atshitashuna, atishauiana, eshinikuashuniti aueshisha, namesha…. Anu uetshiuat tshetshi mishtikushiu-uitahk. Apishish anite katshishkutamatsheutshuapit uauitamuakanuat muku apu ishpannit nenu. Tshika ui itutakanuat anite nutshimit, tshika ui nishtutatishuat nenua nutshimiu-aimuna kie tshika ui eshku tapishimakanuat anite innu-aitunit.

(Avec le changement de vie dans les communautés, un changement s'est fait au niveau de la langue. Avant qu'on ne leur impose la sédentarisation, les Innu·es vivaient à l'intérieur des terres et fréquentaient le territoire. Plusieurs mots étaient utilisés aussi parce que la culture était plus vivante tous les jours : on chassait, on pêchait et les mots de l'intérieur des terres étaient utilisés. Depuis que les réserves existent, les mots changent, certains néologismes ont été faits, certains mots sont empruntés au français ou encore à l'anglais.

Et puis, il y a eu l'école. Certains enfants n'ont pas appris les mots de l'intérieur des terres ainsi que ceux utiles dans la vie de tous les jours : les mois de l'année, les jours de la semaine, les chiffres, les couleurs, le nom des animaux, des poissons… Ils ont plus de facilité à les prononcer en français. On leur en parle à l'école, mais ce n'est pas suffisant. Il faudrait les amener à l'intérieur des terres, il faudrait qu'ils et elles comprennent ces mots pour les connecter à la culture innue.)

Malgré tout, je reste optimiste, car de plus en plus de personnes sont conscientes du danger et tentent d'inverser la tendance à la baisse. Un travail immense est à faire, là devant nous, et si tous et toutes s'y mettent, ce sera plus facile de voir des résultats encourageants.

ÀB ! : Dans quelles sphères d'activité les défis de la conservation et du développement de la langue sont-ils les plus grands ?

Y. M. : À Ekuanitshit, la majorité de la communauté parle innu. Mais dans toutes les communautés, le défi est à la maison. À l'école, les enfants reçoivent l'enseignement en français et, avec les nouvelles technologies, ils et elles découvrent aussi d'autres langues : les parents doivent donc prendre le relais et continuer en innu après la journée de classe, pour pallier les manques.

Lorsqu'on entend les parents parler innu à leurs enfants et qu'on entend les enfants qui se parlent innu entre eux et elles, c'est très positif, car on sait que la transmission est assurée. Aussi, la pratique de la culture facilite l'apprentissage de la langue. La génération des grands-parents et celle des parents parlent très bien l'innu. Les grands-parents ont connu ce qu'était le nomadisme, car la communauté d'Ekuanitshit est devenue une « terre réservée » en avril 1963.

ÀB ! : Avec la migration de plusieurs Innu·es vers les villes, quelles sont les stratégies gagnantes pour assurer la pérennité de l'innu-aimun sur le territoire ? Lesquelles sont les mieux adaptées pour les communautés sur la Côte-Nord ?

Y. M. : La majorité des Innu·es habitent encore les communautés et beaucoup de ceux et celles qui s'exilent vont revenir un jour ou l'autre. Cependant, ceux et celles qui sont maintenant à l'extérieur n'ont parfois plus l'innu comme langue maternelle. Il sera difficile de reparler l'innu s'ils ou elles ne l'ont jamais parlé, mais avec de la volonté, on peut s'approprier notre langue sans problème.

La première stratégie est donc la transmission directe des parents à son enfant : parler innu tous les jours à son enfant. Ensuite, s'assurer de pratiquer des activités culturelles, car c'est là que les mots de l'intérieur des terres sont utilisés. Si l'activité est faite avec les enfants à répétition, ce sera facile de continuer à communiquer, à transmettre en innu. Sur la Côte-Nord, il y a la nature, le plein air, les grands espaces. Toutes les activités culturelles sont donc faisables comme nos arrière-grands-parents les faisaient. On peut chasser les gibiers d'eau, aller à la pêche, faire un séjour à l'intérieur des terres, aller camper, manger les produits de la chasse et la pêche.

ÀB ! : Vous enseignez l'innu-aimun à l'Université de Montréal depuis 2017 et êtes professeure invitée de la Faculté des arts et des sciences depuis 2021. Quelles sont les difficultés d'enseigner l'innu-aimun à des étudiant·es non innu·es, et la plupart du temps non autochtones ? Est-ce une langue difficile à enseigner ?

Y. M. : Le plus grand défi a été d'adapter l'enseignement langue maternelle à l'enseignement langue seconde. Les Innu·es qui parlent la langue innue ont ce que les étudiant·es non locuteur·trices n'ont pas, soit « l'instinct ». Les locuteurs·trices connaissent « d'instinct » des éléments puisque ceux et celles-ci ont été exposé·es dès la naissance à la langue. Cependant, une difficulté demeure la même dans les deux cas, puisque les Innu·es n'ont pas eu de cours sur la grammaire de la langue.

C'est difficile pour les étudiant·es qui apprennent. C'est difficile parfois de bien expliquer des choses abstraites qui n'existent pas dans la langue de l'apprenant·e. Il faut leur dire alors qu'ils et elles doivent apprendre par cœur jusqu'à ce que la notion soit intégrée complètement.

ÀB ! : À quel autre endroit aimeriez-vous enseigner l'innu-aimun ?

Y. M. : J'aimerais enseigner dans les communautés innues, à l'intérieur des terres, à des enfants du préscolaire et primaire en même temps qu'à leurs parents avec l'aide d'aîné·es. Ce serait la meilleure école qui unirait la langue et la culture innues. Mais maintenant, j'enseigne l'innu à l'Université de Montréal en ligne. J'aime cet enseignement, cela me permet d'expérimenter cette façon de faire.

ÀB ! : En innu-aimun, y a-t-il des mots ou des concepts qui ont malheureusement dû être inventés pour nommer des phénomènes blancs ?

Y. M. : Je ne dirais pas « malheureusement ». Toutes les langues inventent de nouveaux mots face aux nouvelles réalités. Par exemple, depuis la pandémie et le confinement, les contacts par vidéoconférence ont augmenté : nous avons eu Zoom et des expressions sont apparues, « zoomer » par exemple. Dans notre monde actuel, il faut inventer les mots qui n'existent pas pour ne pas perdre la langue, c'est l'évolution de la langue. Et tant que la langue évolue, elle est en vie.

La façon dont les mots sont créés en innu-aimun tient de l'observation, de la vision de l'objet ou du concept. Beaucoup de nouveaux mots sont créés selon leur utilité chez les Innu·es. Beaucoup d'autres ne sont pas créés parce qu'ils ne sont pas utiles. Quand certains concepts en français n'existent pas en innu, il faut expliquer le concept et traduire la définition.

ÀB ! : La langue innue est-elle genrée ? Quels sont les genres en innu-aimun ?

Y. M. : Le genre, en innu, c'est l'animé et l'inanimé. Cela n'a rien à voir avec ce qui est vivant et non vivant, ce qui bouge ou ce qui ne bouge pas.

C'est une façon de classer les mots qui n'est pas non plus reliée au masculin ou au féminin. Mais nous pouvons différencier un homme d'une femme, d'un mâle ou d'une femelle chez les animaux. Tous·tes seront animé·es : les hommes et les femmes, sans oublier toutes les catégories d'êtres humains. On dira pour l'orignal mâle « nape-mush » (du morphème nape, « mâle ») et pour la femelle « ishkue-mush » (du morphème ishkue, « femelle »).

ÀB ! : Pourriez-vous parler un peu du débat entourant la nécessité ou non de transposer à l'écrit l'innu-aimun ? Et des enjeux de la standardisation de la langue ?

Y. M. : Quand on pense au français, dont l'écriture est standardisée partout dans le monde où la langue est utilisée, la question ne se pose pas. Apprendre le français pour le parler, on appelle ça un moyen de communication. Quand quelqu'un l'écrit ou le lit, là, on appelle ça l'éducation. On protège la langue par des lois, on manifeste pour celle-ci, on brandit le poing quand un directeur d'une quelconque compagnie fait une entrevue dans une autre langue que la langue prescrite par le peuple qui la veut en vie encore longtemps.

Alors, je ne parle pas de débat pour l'innu. Il en faudrait un pourtant, un débat véritable pour la conservation de l'innu par l'écriture standardisée. Les personnes qui ne sont pas en faveur de cette standardisation ne savent souvent pas la lire ni l'écrire. Elles ne connaissent pas encore la richesse de leur langue maternelle.

La première chose que les Innu·es doivent faire pour l'enjeu entourant la langue, c'est de la transmettre oralement à la génération suivante. Il ne faut pas laisser gagner les langues dominantes dans la conversation. Je m'explique : quand mon enfant me répond en français ou en anglais, je continue à parler innu, je réponds en innu. L'important est d'abord de parler la langue. L'écrire viendra ensuite, après avoir eu un bon apprentissage.

Utiliser la bonne orthographe est bon pour les enfants qui apprennent la langue sur les bancs d'école. Il faut qu'ils et elles voient une bonne orthographe exempte de fautes. Ce sera plus facile de lire, de comprendre pour la suite de l'apprentissage. Si nous lisions quelque chose écrit ainsi : « keskia, pourkoi ske t'me parl d'même ? » dans les livres qu'apportent nos enfants de l'école, nous appellerions probablement la direction d'école pour nous plaindre. Nous aurions une discussion quant au sérieux de l'enseignement. La confiance en l'école serait ébranlée.

Dans le cas de l'innu, certains parents n'ont pas eu la chance de connaître l'écriture standardisée. Les enfants l'apprennent à l'école, mais pas encore suffisamment. Si le parent s'intéresse à cette écriture, il ou elle pourra apprendre en même temps que son enfant.

ÀB ! : Est-ce que la toponymie de la Côte-Nord reflète bien la présence de l'innu-aimun ?

Y. M. : Les Innu·es ont toujours nommé les rivières, les lacs, les portages qu'ils et elles fréquentaient depuis des millénaires. Les villages voisins des communautés innues sont nommés en innu, même que les noms de certains d'entre eux sont francisés de l'innu. Par exemple Tshekashkau, qui veut dire « endroit rocheux, sans banc de sable », s'appelle en français Kegaska. Avec la colonisation, certains lacs, rivières ou montagnes ont été renommés. Mais l'Innu·e gardera le nom de l'endroit tel qu'il ou elle l'a appris.

ÀB ! : Quelles seraient les conséquences directes de la disparition de la langue ? Pourquoi son maintien et son développement sont-ils cruciaux ?

Y. M. : La culture est très liée à la langue, les deux sont inséparables. La culture des gens nomades disparaît tranquillement et s'en va vers l'oubli dans certaines communautés. Les jeunes et les enfants ne vivent plus comme leurs ancêtres, n'ont pas la moitié du vocabulaire que ces dernier·ères connaissaient et utilisaient. C'est la sédentarisation et l'éducation obligatoire qui a fragilisé la langue. Si la langue disparaît, la culture aussi disparaît, tout comme notre identité. Les Innu·es auraient de la difficulté à s'identifier réellement, à vivre pleinement, à pratiquer les activités culturelles comme cela se faisait au temps de leurs grands-parents. Ils et elles pourraient pratiquer les activités d'une autre façon, peut-être sans la moindre conviction. Si cela arrive un jour, les Innu·es vont tenter de « baragouiner » une langue lointaine, sans trop savoir ce qu'ils et elles disent et sans comprendre toute l'immensité des subtilités de la langue.

Un jour, en allant dans une communauté innue, nous cherchions notre chemin. Nous nous sommes donc arrêté·es proche d'une maison. Un aîné était assis sur la galerie, sur sa chaise berçante, il me faisait penser à mon père. Un homme basané qui a pris beaucoup de soleil, quelques rides sur le front, les cheveux noirs. Je me suis approchée de lui et lui ai demandé le chemin en innu. Il m'a répondu en français en me disant qu'il ne me comprenait pas. J'ai donc redemandé en français et il m'a indiqué le chemin. J'ai été déboussolée de voir qu'il ne parlait pas innu et qu'il était un Innu.

Je pense à ces nations qui ont vu leur langue s'endormir. Elles tentent de la réveiller, mais ce n'est plus comme avant, elles ne peuvent plus décrire, plus dire. Tout ne résonne plus comme avant. Elles empruntent à d'autres langues, mais ce n'est plus pareil. Que dire des activités traditionnelles ? Nous irions à l'intérieur des terres en nommant tout en français ou en anglais, en ne mangeant pas les produits de la chasse. C'est donc crucial de maintenir la langue, c'est notre identité.

ÀB ! : Tshimishta-nashkumitinan ! (Nous te remercions beaucoup !)

Yvette Mollen est professeure invitée à la Faculté des arts et des sciences, département de littérature et langues du monde à l'Université de Montréal. Les réponses à l'entrevue ont été données à l'écrit.

Photo : Raphaëlle Ainsley-Vincent

Créer le territoire

28 décembre 2023, par Stéphanie Fournier, Frédérique Lévesque — , , , ,
Située à Tête-à-la-Baleine, la résidence d'artistes Glaise Bleue est un organisme de médiation culturelle lié au territoire et à son infini potentiel de création. Nous invitons (…)

Située à Tête-à-la-Baleine, la résidence d'artistes Glaise Bleue est un organisme de médiation culturelle lié au territoire et à son infini potentiel de création. Nous invitons les artistes et la population à y puiser. La matière première est là, tout est là, en fait, inscrit dans le territoire. Il faut simplement le faire ressortir.

Des ateliers de poésie, un projet rassembleur, quelques belles rencontres, de nouveaux liens tissés avec des Bas-Côtiers, Bas-Côtières et des gens d'Anticosti. Ancrée dans le territoire, inspirée de la beauté des lieux, ou dans les expressions locales. J'accepte cette invitation à créer de la poésie.

Écrire le paysage

Une première rencontre sous le thème des expressions et dictons locaux. Je me prépare, partir pour le large, revenir en d'dans, ma fille, my girl, touer, va ti vient. Tour à tour, à différents moments du processus de création, j'ose prendre la parole pour partager mes écrits. Je reçois des commentaires qui me motivent, me rendent fière aussi. Je révise, mais pas trop, l'objectif est d'avoir du plaisir, ici et maintenant et je découvre que j'aime ça.

J'ai le goût de recommencer, j'ai déjà hâte aux prochaines rencontres. J'inscris les dates à mon calendrier : le 10 et 24 février 2022, poésie sous le thème des paysages et du mode de vie locaux. Habiter notre territoire et s'en inspirer c'est notre façon d'être dans le monde. Sortir avec mon appareil photo, faire de la vidéo, décrire ce que je vois, ce que je ressens au moment où je suis touchée par les paysages, les couleurs, les odeurs, les sons. Dire pour ensuite écrire, laisser sa trace :

D'où je viens

Je viens des souvenirs de mon enfance,

Je viens d'un matin d'été, d'un vent du Nord, d'une mer calme,

Je viens d'un espace libre et immense,

Je viens du chant des huards au lever du jour, de l'odeur du lichen, de la froideur du noroît,

Je viens du bleu et du orangé du crépuscule,

Je viens de l'onde qui suit ton onde,

Je viens des départs et des arrivées,

Je viens de ce territoire que j'ai reconnu comme le lieu

D'où je viens.

Stéphanie Fournier, 24 février 2022, projet Poésie

Le velours des tourbières

Insérer dans la navette une petite bobine de fil de velours orange brûlé. Avec un élan initié par ma main, faire traverser la navette de bord en bord du métier, puis rabattre le peigne du métier à tisser pour tasser le fil de trame qui s'entrelace sur les fils de chaîne. Changer mon pied de pédale. Recommencer, cette fois-ci je change la bobine de fil orange brûlé pour un fil de laine vert tendre, sauge. Puis ce sera le tour d'un rouge rouille. Parfois, j'insère à la main quelques rangées de fils bleu profond entre les fils de chaîne, pour imiter des flaques d'eau.

Assise sur le banc du métier à tisser, dans la bibliothèque de l'école du village, je tisse une tourbière. C'est le territoire que j'ai choisi d'exprimer, après que d'autres femmes du village aient plutôt choisi de représenter leur chalet sur les îles de l'archipel face à Tête-à-la-Baleine, ou encore le ciel gris qui se confond à l'eau brillante. Pour d'autres femmes encore, le territoire qui se tisse est celui de la famille. L'héritage, les racines, l'attachement. Certaines intégreront à leur tissage des bouts de filets de pêche, des coquillages, de la fourrure de lièvre. Tous nos territoires tissés sur les mêmes fils de chaînes seront mis bout à bout, suspendus sur un mur de l'église du village, au cœur de la communauté. Nos territoires qui se suivent et se rassemblent.

Se baser sur le déjà-là

À travers la médiation culturelle, la création devient un prétexte pour parler de soi. Se montrer créatif et créative, c'est aussi se montrer vulnérable : il faut aller dans son intimité, sortir de sa zone de confort, cibler ce qui nous touche, nous inspire, et accepter de le partager aux autres. Il ne s'agit pas là d'un lieu commun dans la région, où les espaces de rassemblement sont majoritairement les maisons, où les relations sont principalement familiales et où les sujets de conversations pratiques dominent. Cependant, lorsqu'on ouvre la porte aux souvenirs, aux liens intimes avec la nature, au sentiment d'appartenance à travers la créativité, on laisse place à la sensibilité artistique des habitants et habitantes des communautés bas-nord-côtières, une sensibilité artistique qui est bien présente et souvent très ancrée au territoire et au patrimoine culturel et immatériel.

Glaise Bleue n'invente rien : la valeur de l'art pour générer d'autres types de discussions et des liens sociaux est déjà bien connue dans la région, notamment à Tête-à-la-Baleine. En effet, dans les années 1990, le regroupement de femmes Les Cousines d'Adéline écrit une pièce de théâtre qui souligne le cinquantième de l'obtention du droit de vote des femmes après de nombreuses luttes. Instigatrice de plaisirs et de rires à travers une écriture émancipatrice et communautaire, la pièce de théâtre a aussi été le véhicule de discussions politiques sur les droits des femmes et a pu servir d'outil éducatif pour certains et certaines. Utiliser le théâtre aura aussi inclus dans la boucle les hommes du village, qui étaient là lors de la présentation de la pièce, mais qui autrement ne participaient pas aux activités des regroupements de femmes puisqu'elles étaient volontairement non mixtes.

Notre organisme se base donc sur le déjà-là. Dans la douceur et de la manière qui se veut la plus organique possible, en partant des besoins exprimés et ressentis, nous nous percevons comme un levier d'action, des facilitatrices (notre équipe est actuellement entièrement féminine) et créatrices de moments et de lien social. À travers l'art, nous souhaitons mettre en valeur la beauté unique de la Basse-Côte-Nord, qui s'enracine à Tête-à-la-Baleine, ce village qui nous a vues naître. Le terme « glaise bleue » est d'ailleurs avant tout territorial. Tête-à-la-Baleine est ainsi bâti sur la glaise, qui se compose de différentes strates et couleurs, mais dont la bleue est la plus solide ; « presque dure comme le roc », diront certaines personnes.

À l'image de cette glaise bleue assez typique de Tête-à-la-Baleine, chacun des villages et chacune des communautés possède son unicité ; la Basse-Côte-Nord n'est pas un tout homogène. Chacun et chacune, à sa manière, fera ressortir le plus beau de « son » territoire. Le lien à ce territoire, cet « entre terre et mer » et la dépendance avec lui qu'ont encore les Bas-Nord-Côtiers et les Bas-Nord-Côtières est cependant un bon fil conducteur entre toutes les communautés du littoral.

Jusqu'où ce territoire et notre lien avec lui peuvent-ils nous mener ?

Jusqu'à la prochaine île en vue. Dans cette région nommée « Toutes isles » par le fameux documentariste Pierre Perreault, nous ne serons pas en peine.

Stéphanie Fournier est co-fondatrice de la résidence d'artiste Glaise bleue, conceptrice et réalisatrice de projets. Frédérique Lévesque est co-fondatrice et directrice à la Glaise bleue.

Photos : Stéphanie Fournier ; Samuel Bellefleur

Nourritures nordiques

Le Grenier boréal est une coopérative agricole et alimentaire située à Longue-Pointe-de-Mingan, un peu au nord du 50e parallèle. À bâbord ! est allé sur place en avril dernier (…)

Le Grenier boréal est une coopérative agricole et alimentaire située à Longue-Pointe-de-Mingan, un peu au nord du 50e parallèle. À bâbord ! est allé sur place en avril dernier pour discuter du projet, voir les installations et constater que les défis, tout comme la neige, abondent.

C'est en 2013 que le Grenier boréal est mis sur pied par Claude Lussier et Josée Bélanger. Le projet initial était de fournir du travail aux membres travailleur·euses des communautés locales à travers la production maraîchère et l'éducation dans les écoles, notamment sur les enjeux de l'alimentation locale. La mission avait aussi une part sociale et engagée, avec la volonté d'offrir et de faire découvrir une alimentation saine et locale aux habitant·es de la Minganie, région éloignée où les légumes frais ne sont pas souvent disponibles et coûtent beaucoup plus cher qu'au sud du Québec. Depuis, le projet a grandi et a développé de nouveaux volets, dont la cueillette et la transformation des produits forestiers non ligneux (PFNL), c'est-à-dire les plantes sauvages, les petits fruits et les champignons.

Rose-Aimée Auclair, directrice générale depuis janvier 2022, souligne que dans une entreprise traditionnelle, les employé·es ne développeront pas nécessairement de sentiment d'appartenance. Le modèle coopératif permet aux travailleur·euses qui ont une vue d'ensemble sur le terrain de participer plus activement au développement du projet, d'avoir leur mot à dire et d'ainsi se sentir plus impliqué·es. Pour elle, ce travail collaboratif mettant à profit « l'intelligence collective », avec un fonctionnement horizontal, est beaucoup plus souhaitable que le modèle vertical conventionnel. Le Grenier boréal permet ainsi de « pousser cette idéologie » coopérative en Minganie, avec toutes les valeurs de gauche qui l'accompagnent – solidaires, environnementales, etc.

Agriculture boréale

Cultiver des légumes au nord du 50e parallèle comporte son lot de défis et d'enjeux. Par exemple, le type de sol présent à cet endroit sur la Côte-Nord, très sableux, retient moins l'eau et les engrais. Aussi, parce que la saison est tellement courte – la période sans gel ne s'étend que de la mi-juin au tout début d'octobre ! –, la période d'activité biologique l'est également, freinée quand le sol est trop froid. Rendre les sols propices à la production maraîchère est donc un travail de longue haleine.

La fertilisation est en fait un enjeu majeur sur la Côte-Nord, et encore plus en Minganie, en raison du transport et des coûts. Tout sera plus cher et moins facilement accessible. Faire venir un « douze roues » de fumier, par exemple, coûtera environ 800 $, comparativement à moins de 200 $ dans les régions plus au sud. Pour cette raison, plusieurs stratégies sont déployées pour amender les sols avec ce qui est disponible localement – et gratuit. Parmi ces alternatives, il y a l'usage des algues, qui sont ramenées sur la ferme, puis laissées en décomposition pendant l'été afin de pouvoir en faire un fertilisant à épandre à l'automne. De même, le capelan, un petit poisson qui vient s'échouer sur les berges, est ramassé au mois de juin et enfoui dans les sols. Ce genre de savoir provient souvent des aîné·es des communautés locales, qui maintiennent que c'est « le meilleur engrais ».

Des moyens plus techniques pour allonger la saison de maraîchage dans le climat nordique deviennent aussi nécessaires, comme la culture en serre, les « tunnels chenilles » (qui ne sont pas chauffés, mais qui permettent de protéger les légumes) ainsi que l'usage de bâches thermiques. Tout cela amène des coûts de production qui sont beaucoup plus grands qu'ailleurs. Malgré tout, sur ses 0,6 hectare, le Grenier boréal réussit à produire bien plus que les traditionnels « choux, carottes, navets, patates » auxquels les gens des villages nord-côtiers étaient habitués.

Cueillir ce qui est à portée de main

Ce climat boréal de la Minganie représente toutefois un avantage pour d'autres types de cultures. Traditionnellement, c'est la cueillette forestière qui est pratiquée sur le territoire. L'exploitation des ressources non ligneuses permet alors de mettre en valeur ce qui pousse localement, soit les petits fruits nordiques (l'airelle vigne d'Ida – ce que les Innu·es appellent les « graines rouges » –, la camarine, la ronce arctique et la chicoutai). C'est une « escouade » d'environ 80 cueilleur·euses qui sont engagé·es chaque été sur 400 km de long, de Kegaska à Sheldrake.

Ce volet est beaucoup développé en partenariat avec la communauté innue d'Ekuanitshit. Comme le souligne Alex Beaudin : « les aîné·es des communautés allochtones cueillent depuis toujours et les aîné·e·s des communautés autochtones… c'est encore pire, y cueillent des affaires qu'on ne connaît même pas ! »

L'esprit collaboratif de la coopérative prend forme aussi à travers différents projets de recherche menés avec le Centre d'expérimentation et de développement en forêt boréale (CEDFOB) situé à Baie-Comeau, pour mettre en place des essais de culture des petits fruits nordiques et des procédures de cueillettes responsables, avec des objectifs de protection des ressources.

Semer du changement

À travers ces partenariats, le Grenier boréal entend élargir ses sphères d'activités, en misant de plus en plus sur la formation et l'éducation, non seulement de ses membres, mais aussi des habitant·es de la région. Le volet éducatif se lie à l'agrotourisme, avec l'organisation de visites de la ferme ou encore l'accueil de bénévoles pour travailler aux champs – près de 40 000 heures de bénévolat ont d'ailleurs été offertes au Grenier boréal jusqu'à maintenant, par une centaine de personnes !

L'aspect alimentaire est aussi en développement, en vue d'initier des jeunes de la région à manger des légumes différents. Une collaboration avec l'école primaire de la communauté innue de Nutashkuan, qui souhaite introduire des aliments locaux dans sa cafétéria, prendrait ainsi forme.

Le Grenier boréal apparaît ainsi comme un terreau fertile en innovations, apprentissages et collaborations qui permettent de cultiver, au-delà des légumes et des petits fruits nordiques, des liens de solidarité dans les communautés.

Rose-Aimée Auclair est directrice générale du Grenier boréal ; Alex Beaudin est vice-président et coordonnateur volet forestible du Grenier boréal.

Photos : Adèle Clapperton-Richard

Accès difficile à l’avortement

Au Québec, l'accessibilité des services d'avortement semble acquise sur l'ensemble du territoire. Or, des disparités régionales briment le droit de plusieurs femmes à mettre un (…)

Au Québec, l'accessibilité des services d'avortement semble acquise sur l'ensemble du territoire. Or, des disparités régionales briment le droit de plusieurs femmes à mettre un terme à une grossesse, ce qui porte atteinte à leur droit de contrôler leur corps. Propos recueillis par Mat Michaud.

À bâbord ! : Comment décririez-vous l'accessibilité à l'avortement, tout particulièrement dans une région éloignée comme la Côte-Nord ?

Valérie Tremblay : Je dirais que l'avortement est en fait loin d'être une chose acquise. On a décriminalisé l'avortement au Canada, mais l'accès à ce droit est constamment remis en question et n'est pas protégé adéquatement par la loi. À chaque élection fédérale, c'est un sujet qui revient sur la table. Ça nous fait sentir la précarité de l'accès à l'avortement. Au Québec, dans plusieurs régions, c'est un service très difficile d'accès et on doit encore se battre pour faire prévaloir ce droit-là.

ÀB ! : Quelles sont les principales embûches auxquelles font face les personnes qui souhaitent avoir accès à l'avortement sur la Côte-Nord ?

V. T. : Quand on parle d'avortement sur la Côte-Nord, il est très important de prendre en considération les grandes variations dans l'accès. La Côte-Nord comprend six MRC (soit Caniapiscau, la Haute-Côte-Nord, Manicouagan, la Minganie, Sept-Rivières et Le Golfe-du-Saint-Laurent) et des services d'avortement sont seulement offerts dans deux d'entre elles. On peut aller à l'Hôpital de Baie-Comeau et à celui de Sept-Îles.

Encore là, les interruptions de grossesse se font jusqu'à douze semaines à Baie-Comeau et jusqu'à quinze semaines à Sept-Îles. Après, il faut sortir de la Côte-Nord et se rendre à Québec ou à Montréal. Non seulement deux points de services, c'est loin d'être suffisant pour répondre à la demande, mais aussi, pour nous qui opérons sur le territoire de la Haute-Côte-Nord, on n'a accès à aucun service dans notre MRC.

Sylvie O'Connor : Une des difficultés reliées à l'accessibilité vient du déplacement. Le CISSS rembourse les frais de déplacement après 200 km, mais cette distance n'est pas atteinte pour les femmes de Forestville qui doivent se rendre à Baie-Comeau ou encore celles des Escoumins qui se déplacent vers Chicoutimi. Les frais de déplacement ne sont donc pas couverts. Avec l'augmentation des coûts de l'essence, entre autres, les coûts montent très rapidement.

Pendant un certain temps, le transport scolaire était utilisé pour avoir accès aux services des CLSC en Haute-Côte-Nord, mais le processus d'inscription à ce service était complexe, les horaires ne fonctionnaient pas toujours pour une population adulte, et le contact des adultes avec les enfants utilisant le transport scolaire donnait lieu à des situations inconfortables. D'autres services existent, mais ils s'adressent souvent à des populations très précises, comme les personnes âgées ou les personnes avec une déficience intellectuelle. Ça laisse un trou de service très important.

À cela, on doit ajouter que les transports en commun privés (comme Intercar) ont diminué leur offre de services depuis le début de la pandémie. On est rendu à un trajet par jour, ce qui veut dire qu'une personne qui utilise Intercar pour se rendre à Baie-Comeau devra probablement y passer la nuit. Ça implique des frais d'hébergement, de restaurant, etc. De plus, la personne sera probablement seule, surtout si elle n'a pas de réseau social à Baie-Comeau ou Sept-Îles.

V. T. : Aux frais de déplacement, on peut aussi ajouter la perte de journées de travail payées, donc de revenus. Même si le rendez-vous peut durer seulement une vingtaine de minutes, c'est la journée au complet qui passe dans le transport.

On peut ajouter à tout ça le manque d'information sur des méthodes de contraception efficaces. La pauvreté et les préjugés, ça veut non seulement dire un frein économique et social à l'accès à la contraception, mais aussi un frein à l'accès à l'éducation et l'information.

S. O. : Qui plus est, sur la Côte-Nord tout particulièrement, l'accès à un médecin de famille est particulièrement difficile. À l'exception de Montréal, c'est ici qu'on a le plus bas taux d'inscription au programme, avec seulement 77 % de la population desservie. Si on compare à d'autres régions éloignées comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean (93 %) ou encore la Gaspésie (91 %), c'est beaucoup plus bas. Ce que ça implique, c'est que si tu n'as pas accès à un médecin de famille, il faut que tu te présentes à l'urgence pour avoir accès à un examen et à une référence dans un des deux hôpitaux, pour la pilule abortive ou pour l'avortement chirurgical.

V. T. : Finalement, je dirais que l'autre problématique rencontrée sur la Côte-Nord, c'est la confidentialité. C'est-à-dire que les soins de santé sont souvent prodigués par des personnes connues. Par exemple, la pharmacienne, c'est peut-être ta tante, l'infirmière de l'école, ta cousine… Ça devient difficile de maintenir la confidentialité et certaines personnes préfèrent aller chercher de l'aide à l'extérieur de leur village ou de la région pour cette raison. C'est un facteur qui joue particulièrement sur l'accès aux services pour les adolescentes, puisqu'elles sont beaucoup moins autonomes sur le plan financier et du transport.

ÀB ! : Est-ce qu'il y a des enjeux socioculturels qui freinent l'accès à l'interruption de grossesse ?

V. T. : À ce niveau-là, il y a plusieurs barrières ! La plus importante, je dirais, c'est la pression familiale qui découle, entre autres, de valeurs religieuses. La religion prend encore beaucoup de place sur la Côte-Nord et ça peut se faire sentir quand il est question d'avortement. En effet, l'avortement est encore très mal vu sur le territoire. Souvent, les familles vont pousser pour que la naissance ait lieu, quitte à ce que la mère, la grand-mère ou toute autre personne prenne la charge de l'enfant. Trop souvent, les personnes qui vivent une grossesse non désirée vont manquer d'information, s'isoler et ne seront pas conscientes du choix qui s'offre à elles.

ÀB ! : Quels sont les grands changements qui devraient être mis en place afin de généraliser l'accès à l'avortement et à l'autonomie corporelle sur la Côte-Nord ? Quelles sont les demandes du milieu communautaire et féministe ?

S. O. : À court terme, on souhaiterait que le CISSS reconnaisse l'expertise des Centres de femmes comme ressource vers laquelle diriger les personnes venant pour un avortement. Autrement, bien évidemment, on aimerait que les MRC et les centres de santé trouvent une solution au problème de transport.

À plus long terme, c'est bien beau d'avoir décriminalisé l'avortement, mais on ne doit pas s'arrêter là. Il faut travailler pour pérenniser ce droit qui n'est toujours pas encadré par une loi. Sans ça, à chaque élection, ça reviendra sur la table. Il faut se battre pour que le terrain gagné par les féministes dans la bataille pour l'accès à l'avortement ne soit pas perdu.

ÀB ! : Quelles sont les initiatives en place sur la Côte-Nord afin de pallier ces problèmes ?

V. T. : Sur la Côte-Nord, le programme des Passeuses (voir autre article du dossier) vise à outiller les personnes qui font la demande de services en avortement. On fait autant de l'éducation que de l'accompagnement, avant, pendant et après l'avortement. On oublie souvent le « après ». Il n'existait pas de service pour supporter les personnes ayant reçu un avortement. Dans le cas des adolescentes, c'est rare qu'elles se sentent à l'aise d'en parler à un parent, c'est donc important qu'elles aient quelqu'un à qui parler. Cela dit, notre approche est pro-choix, ce qui veut dire que si la personne souhaite être accompagnée, elle peut en faire la demande, mais si elle veut juste de l'information, on lui en donne sans pression. On va respecter son choix et ses besoins.

S. O. : Le programme des Passeuses, c'est une première en matière d'éducation à l'autonomie corporelle. Quatre centres de femmes de la région (ceux de Sacré-Cœur, de Forestville, de Baie-Comeau et de Sept-Îles) ont été formés et ça nous permet maintenant d'augmenter significativement l'offre de services.

Valérie Tremblay et Sylvie O'Connor sont intervenantes au Centre des Femmes de Forestville.

Photo : Raphaëlle Ainsley-Vincent

POUR AVOIR ACCÈS À DES SERVICES EN AVORTEMENT SUR LA CÔTE−NORD :
Hôpital Le Royer 635, boul. Joliet, Baie-Comeau
RDV : 418 589-3701 # 302546
Hôpital de Sept-Îles 45, rue du Père-Divet, Sept-Îles
RDV : 418 962-9761 # 452752

Aire protégée d’initiative autochtone au Pipmuakan

Atiku, le caribou forestier, est une espèce sacrée pour les Innu·es. Il connait un déclin tragique sur le territoire dit du Québec depuis plusieurs décennies. La communauté de (…)

Atiku, le caribou forestier, est une espèce sacrée pour les Innu·es. Il connait un déclin tragique sur le territoire dit du Québec depuis plusieurs décennies. La communauté de Pessamit propose un plan de protection de l'espèce afin de sauver les populations menacées d'extinctions et préserver l'innu-aitun, leur culture.

En 2020, le Conseil des Innus de Pessamit dépose le projet d'aire protégée Pipmuakan auprès du ministère de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) pour contribuer à l'atteinte de la cible de 17 % d'aires protégées terrestres. Notre proposition de 2761 km2, soit 0,18 % de la superficie terrestre du Québec, est localisée près du réservoir du même nom, à environ 150 km au nord-est de la ville de Saguenay, sur notre terre ancestrale, le Nitassinan.

Grâce au statut de réserve de biodiversité, ou encore à celui d'aire protégée d'initiative autochtone (pour en savoir plus à ce sujet, voir le texte suivant), le projet du Pipmuakan vise à protéger les derniers massifs de forêts intacts dans le secteur afin d'y préserver notre patrimoine culturel ainsi que l'habitat du caribou forestier, qui sont tous deux menacés. Le projet inclut aussi la rivière Betsiamites (Pessamiu Shipu), une rivière patrimoniale qui a joué un rôle crucial dans l'histoire de notre communauté.

Bien qu'au même moment, le Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) déclare dans son rapport d'inventaire que le caribou du Pipmuakan « est dans un état extrêmement précaire », notre projet d'aire protégée n'est pas retenu.

En février 2021, le MELCC modifie sa Loi sur la conservation du patrimoine naturel pour y introduire le nouveau statut d'aire protégée d'initiative autochtone. Dix-huit mois plus tard, aucune nouvelle du gouvernement, mis à part un accusé de réception qui nous indique que l'analyse des projets d'aires protégées se poursuivra dans le cadre des nouveaux objectifs à atteindre d'ici 2030.

Pour le Pipmuakan, c'est aujourd'hui qu'il faut agir. Les taux de perturbation dans l'habitat essentiel du caribou forestier ne cessent de s'accroître, réduisant de jour en jour nos probabilités de maintenir l'espèce, ainsi que le lien fondamental qui nous unit à Atiku (caribou, en innu-aimun).

Culture en péril

Devant la dégradation de notre terre ancestrale, le déclin de sa biodiversité et de notre culture qui y est intimement associée, puis devant le non-respect du gouvernement envers nos droits ancestraux et ses obligations constitutionnelles de consultation et d'accommodement, nous devons agir. Agir pour nous réapproprier notre terre et notre culture afin d'éviter notre propre disparition.

Le projet d'aire protégée Pipmuakan a donc été créé par et pour les Pessamiulnuat (Innu·es de Pessamit), pour assurer notre survie culturelle et la vitalité de notre communauté. Rappelons que nos membres ont été durement éprouvé·es au cours du dernier siècle et qu'ils et elles le sont encore avec les impacts cumulatifs du développement continu dans notre territoire, mené sans égard à nos préoccupations. Un développement dont notre communauté ne tire aucun bénéfice.

Rétablissement et réconciliation

Le Pipmuakan est un refuge pour Atiku. Il est aussi un lieu névralgique pour la transmission et le partage de notre culture, un lieu de ressourcement et de guérison pour nos membres, un lieu de développement de notre savoir et de notre expertise. Il permet aussi un lien d'éducation, de recherche et d'alliance entre les savoirs innus et scientifiques.

Depuis plusieurs années, nous y déployons des efforts considérables pour y maintenir et y préserver notre culture. Nous y avons développé notre propre programme de suivi pour le caribou. Nous travaillons en collaboration avec les équipes de suivi du MFFP ainsi qu'avec de nombreux chercheur·es afin d'accroître nos connaissances sur l'espèce, la biodiversité qui y est associée et les mesures d'interventions optimales pour les protéger. À travers toutes ces démarches, nous développons nos capacités afin d'assurer la gestion et la gouvernance de cette future aire protégée. De plus, nous travaillons à mettre en valeur ce territoire afin d'assurer des retombées pour notre communauté, des retombées qui seront bénéfiques pour l'ensemble de la société.

Le projet d'aire protégée Pipmuakan constitue une solution clés en main pour contribuer au rétablissement du caribou au Québec, ainsi qu'à la réconciliation entre nos peuples.

Marie-Hélène Rousseau est ingénieure forestière, M. Sc. et conseillère en gestion intégrée des ressources forestières au Secteur Territoire et Ressources, Conseil des Innus de Pessamit.

Illustration : Emilie Pedneault

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