Revue À bâbord !
Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Projet de loi 2 : les corps trans contre l’État
La reconnaissance identitaire est un des points centraux des militances trans et non binaires contemporaines. Rien de surprenant quand on sait le temps que nous mettons chaque jour à négocier nos identités avec les institutions et les personnes cis [1]. Mais la récente lutte contre le projet de loi n°2 nous enseigne les limites d'une approche minoritaire et nous invite à remettre le corps au centre de notre projet politique.
Le 28 janvier 2021, le juge Gregory Moore de la Cour supérieure du Québec invalidait l'article 71 du Code civil du Québec – qui détermine les conditions du changement de mention de sexe à l'état civil – et certaines dispositions s'y rapportant. Des mois plus tard, en réponse à ce jugement, Simon Jolin-Barrette présentait son projet de loi no 2, soulevant l'ire des militant·es trans, non-binaires et intersexes.
Le juge Moore s'en prenait notamment aux restrictions imposées aux personnes mineures ou non citoyennes et à l'impossibilité pour les personnes non binaires d'être identifiées autrement que comme « masculin » ou « féminin » au registre de l'état civil, ou comme « père » et « mère » sur l'acte de naissance de leur enfant. Estimant qu'il était peu à propos de rayer complètement l'article de loi, il a laissé le soin au législateur de corriger ces aspects discriminatoires. Il a accordé le reste de l'année civile au gouvernement pour présenter son projet de loi.
Si le gouvernement a rapidement annoncé faire appel de la portion du jugement concernant les mineur·es, il a tardé à présenter une pièce législative pour répondre aux discriminations reprochées. Ce n'est que le 21 octobre dernier que Simon Jolin-Barette a présenté son projet de loi de plus de 110 pages. Il contenait la réponse du gouvernement au jugement Moore, intégrée à une ambitieuse réforme du droit de la famille.
Malgré les prétentions du ministre de la Justice, il est difficile de voir un lien direct entre ce texte et celui du jugement de la Cour supérieure. Ce qui en théorie ne devait être qu'une formalité s'est transformé en attaque frontale contre la communauté trans et les personnes intersex(ué)es [2]. Avec appréhension, les communautés trans, non binaire et intersexe ont constaté un retour brutal à la politique génitaliste de l'État, abandonnée depuis la mise à jour du Code civil en 2015. En effet, un des points majeurs du projet de loi 2 est de restaurer de façon intégrale le texte de l'article 71 tel qu'il a existé entre 2004 et 2015 en exigeant « des traitements médicaux et des interventions chirurgicales impliquant une modification structurale [des] organes sexuels et destinés à changer [les] caractères sexuels apparents de façon permanente » pour autoriser un changement de la mention de sexe.
La construction juridique d'une minorité
Le régime de changement de la mention de sexe à l'état civil hérite de la Loi sur le changement de nom et d'autres qualités de l'état civil, en vigueur de 1978 à 1994, et qui a par la suite été intégrée au Code civil à travers l'article 71. Cet article est demeuré presque inchangé jusqu'en 2015 (hormis le retrait de l'exclusion des personnes mariées avec la légalisation du mariage entre conjoint·es de même sexe en 2004). Sous ce régime, l'existence des personnes trans est conditionnelle à la légitimité de leur condition médicale, attestée par des spécialistes et résolue par « l'opération », qui leur permet de réintégrer la binarité sexuelle prévue dans la loi. Évidemment, nombre de personnes trans ne pouvaient se prévaloir des dispositions prévues à l'article 71, comme les travailleuses du sexe, les personnes non binaires ou ne désirant simplement pas transitionner médicalement [3].
Depuis 2015, c'est plutôt ce que Florence Ashley nomme le « modèle minoritaire » qui prévaut. Lae bioéthicien·ne et juriste indique avec justesse que ce régime vient marquer les personnes trans comme minorité et leur accorde des protections basées sur leur identité. Ainsi, dans le Code civil, c'est l'auto-identification qui forme le critère central de la légitimité d'une demande de changement de mention de sexe. De façon analogue, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne a été amendée en 2016 pour inclure l'identité et la présentation de genre comme motifs interdits de discrimination. Il va sans dire que cette protection n'a pas été adoptée pour protéger les femmes cis de la discrimination à l'embauche, puisqu'elles étaient déjà protégées par le motif du sexe. Cet écart de traitement fait apparaître les personnes trans et non binaires dans la loi comme minorité définie par son identité de genre. Les personnes cis, elles, ne sont pas spécifiées et existent toujours à travers la notion de sexe. Elles sont apparemment dénuées de genre.
Le projet de loi 2, dans sa mouture initiale, poussait cette logique encore plus loin. Pour justifier le retour de l'exigence de chirurgie pour le changement de la mention de sexe, le gouvernement prévoyait la création d'une mention de genre distincte. Ainsi, un·e enfant se serait fait attribuer un sexe à la naissance, mais aurait pu substituer cette mention par une mention de genre plus tard dans sa vie selon l'évolution de son identité.
Ensuite, l'État reconnaissait aussi légalement l'existence des personnes intersex(ué)es en assignant aux enfants dont la configuration génitale ne se conforme pas au modèle sexuel binaire la mention « indéterminé ». Dans le projet de loi 2, l'identité de genre était utilisée comme levier pour renforcer un modèle sexuel binaire, auquel les corps intersexués apparaissent comme une gênante exception. En attribuant la mention « indéterminé », l'État se gardait de remettre en cause la binarité sexuelle et donnait à ces personnes (ou plus souvent à leurs parents) la charge de déterminer si elles possédaient un « sexe » ou un « genre » en recourant respectivement à une chirurgie ou à l'attribution d'une mention de genre [4]. Sous ce régime, toutes les personnes intersex(ué)es devenaient de facto trans.
Si ces dispositions ont été abandonnées par le gouvernement à travers des amendements substantiels au projet de loi 2, la distinction entre sexe et identité de genre demeure. Le Code civil spécifiera désormais que la mention de sexe ne représente toujours que le sexe assigné à la naissance ou l'identité de genre. Concrètement, cela signifie que les documents de l'état civil indiqueront toujours « sexe », mais si le document a été modifié après la naissance, cette mention désignera plutôt l'identité de genre de la personne.
Le corps d'abord
Quelques semaines seulement après le dépôt du projet de loi, le ministre Jolin-Barrette avait promis de présenter des amendements au texte lors de l'étude détaillée. À bien des égards, le projet de loi était devenu gênant pour le gouvernement face à la réponse d'opposition unanime du mouvement LGBTQIA2S+, confirmée lors des audiences publiques tenues du 30 novembre au 3 décembre dernier.
Après plusieurs décennies à défendre une stratégie politique principalement identitaire qui supportait le modèle juridique minoritaire, les militant·es se sont trouvé·es devant un choix tactique surprenant. Devant la Commission des institutions, les intervenant·es du milieu se sont succédé·es pour défendre la mention de sexe telle qu'elle existe actuellement. Plutôt qu'un changement de cap, cette stratégie témoigne d'un consensus croissant à l'effet que la distinction entre un genre social et un sexe biologique est sans fondement scientifique et qu'elle est potentiellement nuisible pour les membres de la communauté.
Pour les personnes intersexuées en particulier, la violence sexiste s'inscrit dans le corps et c'est de cette posture qu'émerge l'identité intersexe. Pour reprendre les termes utilisés par Janick Bastien-Charlebois lors de ces consultations, « intersexe ne renvoie pas à l'identité de genre, mais à une expérience d'invalidation du corps sexué de naissance ». Cette perspective est cruciale pour comprendre comment nos pratiques militantes ne peuvent se limiter à des revendications identitaires sans porter préjudice à notre sécurité et à notre intégrité corporelle.
La reconnaissance et la valorisation des identités est évidemment importante pour les minorités sexuelles et de genre, mais elle ne peut prendre toute la place. L'expérience trans aussi renvoie à l'invalidation du corps sexué. Pour les personnes intersex(ué)es, ce corps est nié sur la base de ce qu'il est / est devenu, pour les personnes trans sur ce qu'il est / a été. Par exemple, quand les personnes intersexes militent contre les mutilations génitales, les spécialistes leur opposent le taux de satisfaction élevé aux interventions médicales non consenties. Quand ce sont les personnes trans qui militent pour l'accès à des soins transaffirmatifs, les médecins évoquent le potentiel regret des interventions désirées, malgré des taux de satisfaction élevés. Ces réalités ne doivent pas être réduites l'une à l'autre, mais elles engagent de puissants mécanismes médicaux et légaux analogues.
Pour un mouvement transféministe
Replacer le corps au centre des préoccupations du mouvement trans permet non seulement de tisser des solidarités avec le mouvement intersexe, mais également avec les mouvements antiraciste, féministe, anticapacitiste et décolonial. En fait, ces préoccupations prises dans leur ensemble doivent être centrales si l'on veut tenir compte de la complexité et de la diversité de nos communautés. Après tout, ce n'est peut-être pas un hasard si le premier manifeste transféministe a été écrit par une travailleuse du sexe racisée, intersexe et handicapée.
Il y a lieu de se demander ce que le jugement Moore aura apporté aux personnes trans, non binaires et intersexes après sept ans de procédures judiciaires. Il est encore difficile d'en évaluer les impacts, mais il est certain qu'il aura offert une opportunité sans précédent à un gouvernement populiste et conservateur de se faire du capital politique à notre dépend.
Avoir une approche transféministe aujourd'hui demande d'être résolument intersectionnel·le. Cela demande de lutter pour la sécurité et l'intégrité des personnes trans dans tous les aspects de nos vies. Nos considérations doivent s'étendre de la décriminalisation du travail du sexe à l'abolition de la police, en passant par la restitution des territoires autochtones et la construction de logements sociaux, parce que nous sommes de tous ces horizons et que de ces luttes émergent de meilleures perspectives pour toutes les personnes trans et non binaires. La lutte contre le projet de loi 2 nous démontre que nous ne pouvons plus attendre l'avancée inexorable du progrès et que nous devons prendre le contrôle de notre agenda politique.
Notre statut de minorité protège nos identités. Mais nos corps, eux, sont toujours menacés.
Pour aller plus loin
Florence Ashley, « L'in/visibilité constitutive du sujet trans : l'exemple québécois », Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société, 2020, vol. 35, n°2 p. 317-340
Janik Bastien-Charlebois, « Femmes intersexes : sujet politique extrême du féminisme », Recherches féministes, 2014, vol 27, n°1, p. 237-255
Emi Koyama, The Transfeminist Manifesto, 2001. Disponible en ligne.
[1] Forme inclusive de cisgenre/cissexuel. Analogue à trans, personne non trans.
[2] J'emprunte cet usage à Janick Bastien-Charlebois, professeure de sociologie à l'UQAM, afin d'inclure les personnes intersexuées (possédant des caractéristiques sexuelles non réductibles aux normes binaires) et les personnes intersexes, ces dernières adoptant une posture identitaire affirmative.
[3] Dr. Pierre Assalian, psychiatre et chef de l'unité des dysfonctions sexuelles de l'Hôpital général de Montréal, affirmait en juillet 1998, dans une entrevue pour La Presse, qu'il refusait de traiter « les homosexuels efféminés, les travestis, les hermaphrodites, les psychotiques convaincus qu'ils sont dans un corps différent, les prostitués, etc. » Le cas de Micheline Montreuil est aussi particulièrement parlant. En 2002, cette dernière n'a obtenu de la Cour d'appel que l'ajout de son prénom choisi entre ses deux prénoms masculins donnés à la naissance, après plus de trois ans de procédure judiciaire. Le changement de mention de sexe lui a été refusé parce qu'elle ne désirait pas de chirurgie génitale. Elle est systématiquement mégenrée tout au long de la procédure judiciaire.
[4] Il est important de mentionner que la binarité sexuelle est déjà imposée sur les personnes intersexes par la médecine à travers des chirurgies assimilables à de la mutilation génitale. Selon des informations obtenues par Manon Massé sous la loi sur l'accès à l'information, la RAMQ a remboursé, entre le 1er janvier 2015 et le 31 janvier 2020, 1385 chirurgies génitales effectuées sur des mineur·es de moins de 14 ans, soit avant l'âge de consentement médical.
Judith Lefebvre est libraire et militante transféministe.
Photo : Ted Eytan (CC BY-SA 2.0)

Avortement. Un droit encore à défendre
Pour répondre aux difficultés d'accès aux services en santé sexuelle, particulièrement pour l'avortement, le programme les Passeuses mise sur l'éducation pour développer l'autonomie corporelle des femmes. Propos recueillis par Mat Michaud.
À bâbord ! : Qu'est-ce qui a mené à la création des Passeuses ?
Marie-Eve Blanchard : C'est un besoin d'agir ! À la suite d'expériences personnelles et professionnelles, ma collègue Mélina Castonguay, qui est sage-femme, et moi-même avions l'impression que les soins en avortement avaient été laissés dans l'oubli, comme si à force de nous battre collectivement pour le droit à l'avortement, nous avions perdu de vue l'expérience des personnes qui se trouvent au cœur de ce processus médical. Nous nous sommes demandé : les personnes qui ont recours à l'avortement, les entendons-nous ? Les espaces de prise de parole étant rares, il nous fallait aller vers elleux.
Lorsqu'on s'intéresse aux femmes et aux personnes qui ont interrompu une grossesse et qu'on leur pose des questions concernant les soins reçus, une extrême solitude se dégage de leurs récits. Comment se fait-il que nous avortions encore seul·es aujourd'hui ? Comment se fait-il que le tabou et la honte se fraient un chemin jusqu'à l'intérieur des murs où ont lieu les avortements ? Sans surprise, il y a des lacunes structurelles, organisationnelles, systémiques, culturelles, etc. Ça peut donner le vertige ! Pour le dire simplement, des notions qui gagnent de plus en plus de terrain dans le domaine de l'accouchement mériteraient d'être davantage intégrées en avortement. On peut penser au droit d'être accompagné·e dans la salle d'intervention par un·e proche, ou encore au principe de choix éclairé, le fait de prendre une décision en ayant reçu des explications complètes relatives aux interventions ou aux actes médicaux proposés.
ÀB ! : Quelles sont vos activités en lien avec l'accès à l'interruption de grossesse ?
M.-E. B. : Notre mission est de déconstruire les préjugés et de démocratiser les informations qui concernent autant le droit à l'avortement que les méthodes et leur déroulement. Nous nous y prenons en formant des professionnel·les de divers horizons en vue de l'accompagnement à l'interruption de grossesse (IG). Nous dirigeons ensuite les femmes et les personnes enceintes qui font appel à ce service d'accompagnement vers les doulas (ou accompagnant·es) que nous avons certifié·es.
ÀB ! : Qu'est-ce qui distingue les régions éloignées des centres urbains lorsqu'il est question d'accès à l'IG ?
M.-E. B. : Lorsqu'on consulte la carte interactive des quelque 50 points de services en avortement au Québec sur le site internet de la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN), on s'aperçoit qu'ils sont concentrés en très grande majorité dans le sud de la province. Au Québec, on se félicite du nombre de points
d'accès qui existent : à elle seule, la province offre la moitié de tous les services d'avortement du pays. Mais ces services, sont-ils accessibles à tous·tes ? Non. Des régions entières ne sont pas desservies !
Et parmi les services disponibles, plusieurs offrent l'avortement une ou deux journées par semaine seulement. Un processus d'avortement demande habituellement de deux à cinq rendez-vous et le délai d'attente pour obtenir le premier varie d'une à trois semaines, selon les périodes de l'année et les cliniques. Le processus d'obtention d'un service d'avortement m'apparaît plus compliqué en région qu'à Montréal, Québec ou Sherbrooke. Rappelons qu'environ 40 % des personnes qui demandent un service d'avortement ont déjà au moins un enfant. Celles-ci pourraient avoir à réorganiser le retour à l'école de leur enfant, avoir à préparer en plus des collations ou repas, etc. Ça complexifie significativement l'accès.
Un autre écueil observé – soulevé dans un rapport de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) –, c'est le manque de formation des professionnel·les de la santé et des services sociaux qui travaillent dans d'autres secteurs que celui de l'interruption de grossesse, mais qui doivent par exemple diriger des personnes enceintes vers des ressources spécialisées ou donner des informations concernant les services d'avortement de leur région. À cause d'un manque de connaissances, il arrive que des informations fausses ou erronées soient transmises. Cela peut entraîner de graves conséquences, par exemple en prolongeant inutilement le délai pour obtenir une interruption de grossesse ou, pire, en dirigeant sans le savoir la personne vers une ressource anti-choix.
Au Canada, l'avortement est un droit du premier au troisième trimestre de grossesse. Au Québec, nous nous sommes organisé·es pour garantir ces soins durant toute la grossesse. Avec les Passeuses, nous avons formé des infirmières qui étaient étonnées d'apprendre qu'il n'y avait aucune limite quant au nombre de semaines de grossesse pour avorter. Elles ne l'avaient jamais appris ! Les informations sont connues par celleux qui travaillent en avortement et en défense du droit à l'avortement ou par les universitaires qui s'intéressent au sujet.
ÀB ! : Quelles seraient les solutions pour améliorer l'accès à l'avortement ?
M.-E. B. : Il faudrait que le Québec déploie à la grandeur de son territoire l'accès au soin d'avortement médicamenteux, aussi connu sous le nom de « pilule abortive », mais le déploiement de cette méthode, autorisée par Santé Canada, est freiné par le Collège des médecins du Québec qui impose ses règles.
Au Canada, pendant la pandémie, des consultations médicales se sont faites par télémédecine plutôt qu'en cabinet. L'avortement n'a pas échappé à cette réorganisation, fort heureusement ! Or, une étude réalisée par des chercheuses de l'Université de la Colombie-Britannique a révélé qu'au cours des deux dernières années, l'accès à l'avortement a augmenté partout au Canada, sauf au Québec. L'étude pointe du doigt le Collège des médecins, qui n'a pas daigné revoir ses règles pendant la pandémie, ce qui aurait été nécessaire pour permettre l'avortement médicamenteux prescrit par télémédecine.
Des données probantes nombreuses et récentes attestent de la sécurité et de l'efficacité de la pilule abortive lorsqu'elle est offerte par télémédecine. Des provinces canadiennes le font, ainsi que d'autres pays comme la France, l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Ce qui ressort d'études portant sur la pilule abortive, c'est que cette méthode accroît l'accès à l'avortement et réduit le délai d'attente pour obtenir le service. Les grossesses sont interrompues plus précocement. Alors que le Québec se targue d'être la province championne en matière d'accessibilité, là, on est en train de manquer un gros bateau.
Les règles qui freinent ce déploiement et qui sont maintenues en place par le Collège des médecins ne s'appuient sur aucune donnée probante. Plusieurs expert·es dénoncent ça. Ces règles seraient-elles idéologiques ? J'en ai bien peur.
L'écart d'accès à l'avortement entre les diverses régions du Québec creuse les inégalités entre les personnes enceintes elles-mêmes. Le Collège des médecins a un fort rôle à jouer. En maintenant son statu quo, il prive un grand nombre de personnes d'une option qui pourrait venir diminuer les embûches dans leur parcours d'interruption de grossesse. C'est du paternalisme médical !
Marie-Eve Blanchard est cofondatrice des Passeuses.
Photo : Haru__q (CC BY-SA 2.0)

Les fils (des batteries) se touchent !!!
Rien ne sert de se précipiter dans le vide de l'ignorance et de faire comme si de rien n'était. Même un enfant sait tout ça depuis qu'il a lu Les habits neufs de l'empereur ; celui qui parade flambant nu comme s'il était vêtu des atours les plus fins. Legault, Guilbeault et combien d'autres persistent et signent tandis que des filous tels Northvolt leur ont affirmé que seuls les gens intelligents avaient la capacité de percevoir une telle étoffe miracle !
Le mirage de la batterie électrique (je me rappelle encore les Cent tours de Cent tours où le sorcier en guenilles, en actionnant le commutateur, croyait faire apparaitre la lumière !) constitue une somptueuse arnaque pour faire avaler l'auto solo (elle se répand comme une trainée de poudre à grandeur de notre pauvre planète d'individualistes acharnés) qui, à elle seule nous mène, « librement » droit dans le mur. Ça suffit de tergiverser et de nous jouer des mécanismes qui évoquent le trombone à coulisse ou le nez de Pinocchio. Un chat est bel et bien un chat et Northvolt une crosse monumentale… Plus ça coûte cher plus on devrait comprendre qu'on nous prend pour des imbéciles et envoyer les filous – politiciens et valets du capital – dans l'espace sidéral plutôt que de les suivre encore dans des histoires emberlificotées, aveuglé par des autoroutes stupidement élargies ou les énièmes liens du troisième type.
C'est trop clair : Northvolt ne crée que de l'esbroufe et nous dénude avec emphase en commençant pas un bon coup de déforestation pour le « progrès ». Il faut cesser de jouer à l'expert en se réappropriant les simples additions et soustractions pour que la lumière réapparaisse, de jouer à cache-cache avec le BAPE qui, trop souvent, sert à cautionner l'inacceptable en faisant promettre d'acheter du carbone ou de planter des chicots en contrepartie. Non, il faut cesser de mentir – on ne peut pas tout acheter. Écœurer de se faire asservir – tirons sur la plogue et, redémarrons massivement un transport en commun autre que des tartes à la crème (euh… REM) !
Ramon Vitesse, Biblio vélo
Image : Pixabay

Le blanchiment du mouvement #MoiAussi
Le mot-clic #MeToo est devenu un mouvement international ayant transcendé les frontières des États-Unis et du Web. Après des millions de partages et des poursuites en diffamation contre les dénonciatrices, il y a lieu de se questionner sur l'invisibilisation de femmes noires et racisées qui sont à l'origine de ce mouvement.
En 2006, une organisatrice communautaire, militante et survivante afro-américaine du nom de Tarana Burke lance la campagne #MeToo sur la plateforme MySpace. Sa campagne vise les femmes et les filles noires issues de quartiers défavorisés aux États-Unis. Son initiative est née du regret de n'avoir pu dire « moi aussi » à Heaven, une survivante noire âgée de 14 ans lui ayant fait une confidence près d'une décennie plus tôt. C'est qu'Heaven était une survivante de violences sexuelles, comme Burke. La petite lui a affirmé se faire agresser par le conjoint de sa mère. Ainsi, la campagne Me Too est née du regret de n'avoir su comment accueillir ce secret.
Les femmes noires ont toujours été à l'avant-garde de grands bouleversements politiques, sociaux et intellectuels. Parmi ces pionnières d'avant l'heure, je pense à la dénonciation pour harcèlement sexuel de la juriste Anita Hill contre son ancien patron Clarence Thomas en 1991 ou encore à celle de la femme de chambre du Sofitel de New York, Nafissatou Diallo, qui en 2011, a accusé l'ancien patron du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn (DSK) de viol.
La campagne #MeToo de 2006 n'était pas destinée, à l'origine, à faire tomber des hommes puissants. Elle se voulait un mouvement de sororité par, pour et avec les femmes et les fillettes noires, celles qu'on ne voit pas et que l'on n'écoute pas, même si elles résistent de manière ingénieuse aux violences dont elles sont quotidiennement la cible.
Invisibilisation, appropriation et effacement
Quinzième jour d'octobre 2017. Quelques jours se sont écoulés depuis la publication de deux enquêtes du New York Times et du New Yorker concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein [1]. Ce dernier a acheté le silence de près d'une centaine d'actrices hollywoodiennes, majoritairement blanches [2], pour taire les décennies de harcèlement, d'agressions sexuelles et de viols qu'il a commis à leur endroit. L'actrice américaine Alyssa Milano décide alors de publier le message suivant sur la plateforme Twitter « If you've been sexually harassed or assaulted, write ‘me too' as a reply to this tweet ». Milano reconnaîtra d'ailleurs très rapidement l'idée
de Tarana Burke lorsqu'on lui fera remarquer qu'elle n'était pas la première à employer ce mot-clic pour traiter de l'enjeu des violences sexuelles. Néanmoins, un peu malgré elle, le mal était fait.
Cette fâcheuse tendance à invisibiliser les luttes des femmes noires et racisées n'a absolument rien de nouveau. La sociologue et professeure à l'Université de Montréal Sirma Bilge parle du « blanchiment de l'intersectionnalité » pour expliquer la manière dont l'institutionnalisation de cette théorie, qui émane d'une praxis militante ancrée dans la justice sociale des communautés racisées, l'a en fait dépolitisée et dénaturée de son sens premier. Le mouvement #MeToo s'est lui aussi blanchisé. En effet, ce n'est que lorsque des dénonciations ont été portées par des femmes blanches, célèbres et correspondant aux standards de beauté occidentaux promus par Hollywood que le monde a tourné la tête pour porter écoute et reconnaître la pandémie fantôme que constituent les violences sexuelles dans notre société et dans notre monde.
Rendre justice
Mon travail, en tant que doctorante, chercheuse et bientôt auteure publiée, est de tenter de rendre justice aux femmes de l'invisible, à celles que l'on ne voit pas sur les plateaux de télévision, à celles qui n'écrivent pas de livres et de chroniques – car oui, il s'agit là d'un privilège – à celles perçues comme étant trop folles, pas assez respectables pour être crues, vues, entendues, validées et soutenues. À celles qui portent notre monde à bout de bras, tant de façon matérielle que symbolique, à celles qui révolutionnent notre univers sans que jamais on ne leur dise merci, sans que jamais qu'on leur en donne le crédit.
Une praxis militante éthique et féministe se doit d'être ancrée dans la réflexivité, et ce, en tout temps. Savoir quand parler, s'il est pertinent de le faire, et sur la manière de le faire sont des questionnements qui doivent faire partie de la boite à outils de toutes les chercheuses et militantes qui se réclament de l'intersectionnalité, du féminisme et de #MeToo. À l'heure des controverses sur la liberté d'expression et académique, il faudrait commencer à parler de responsabilité d'expression et académique. Faire la promotion d'une humilité assumée. Car avec tout droit viennent des devoirs.
La banalité avec laquelle nous sommes effacées et invisibilisées à chaque idée de génie est une histoire déjà trop vue, trop connue et routinière. Au bout du compte, ne pas reconnaître que les femmes noires ont fortement contribué à la genèse du raz-de-marée #MeToo constitue une couche de violence parmi tant d'autres.
Je termine l'écriture d'un essai à paraître prochainement aux Éditions du remue-ménage sur ces enjeux. Mon projet de thèse doctoral à l'Université d'Ottawa, débuté en 2019, porte également sur le mouvement #MoiAussi du regard de femmes afrodescendantes au Québec.
[1] Weinstein a été reconnu coupable en 2020. Il a reçu une sentence de 23 ans de prison qu'il est en train de purger.
[2] Parmi les victimes de Weinstein, on compte Lupita Nyong'o et Salma Hayek. Weinstein a d'ailleurs nié les violences commises qu'à l'endroit de toutes ces deux femmes, qui sont deux femmes racisées.
Photo : Installation Broken de l'artiste Dennis Josef Meseg, Francfort, Allemagne (CC BY-NC-NS 2.0)

Liberté académique. Quand l’État défend la liberté pour mieux l’étouffer
Déjà presque deux ans depuis la polémique entourant l'utilisation du mot en « N » à l'université d'Ottawa. Depuis, professeur·es, chroniqueur·euses et politicien·nes ne cessent de s'insurger devant de prétendues menaces à la liberté académique, toujours plus nombreuses et plus graves. Peu s'indignent toutefois des barrières systémiques, bien réelles, qui freinent le parcours universitaires des étudiant·es noir·es, autochtones et racisé·es.
Le mercredi 6 avril, la ministre responsable de l'enseignement supérieur Danielle McCann a déposé le projet de loi 32 visant à réglementer la liberté académique au sein du milieu universitaire. L'objectif est de garantir un enseignement qui puisse s'exercer sans contrainte « doctrinale, idéologique ou morale ». Velléité ronflante de rectitude morale et d'éthique, mais qui est loin d'illustrer la réalité du modèle proposé. Déjà, des critiques ont été émises sur le fait que ce projet de loi, dans sa formulation actuelle, représente plutôt un recul pour le milieu universitaire. Par exemple, plusieurs éléments importants de la définition de la liberté académique sont écartés : il y manque la reconnaissance du droit aux membres enseignant·es de critiquer publiquement l'institution à laquelle iels appartiennent. De plus, l'article 6 du projet de loi prévoit que le ministère de l'Enseignement puisse dicter la politique d'un établissement universitaire « lorsqu'il l'estime nécessaire », ce qui contrevient au principe même de la liberté académique qui vise, entre autres, à assurer l'indépendance des universités vis-à-vis du gouvernement.
En somme, ce projet de loi est un véritable nœud coulant proposé au milieu académique et des alertes sont soulevées par le corps enseignant avec raison. Par contre, ces dernier·ères ont tellement travaillé à en tresser la corde que j'ai du mal à ressentir la moindre empathie maintenant qu'on leur demande de se la passer au cou. Je m'explique : dans les débats et les critiques entourant le projet de loi, très peu prennent la peine de rappeler le contexte ayant mené à ce que le législatif s'en mêle. Je rappelle que ce projet de loi a été proposé en réaction à des situations très médiatisées sur des propos déplacés tenus en salle de classe par des membres du corps enseignant. Face aux plaintes d'étudiant·es et aux demandes d'imputabilité, le corps enseignant est massivement monté au créneau. La cacophonie qui s'ensuivit a été particulièrement assourdissante : pétition, chronique radio, interview et articles d'opinion ont fleuri dans tous les coins. Le propos global : iels sont victimes de censure. En justification ? L'impossibilité d'utiliser le mot en « N » sans conséquence ! Leurs ennemis ? Le « wokisme » !
Quel danger pour quelle liberté ?
Notez tout de même le doux paradoxe d'individus ayant accès à un maximum de plateformes médiatiques, et s'en servant ad nauseam, pour expliquer qu'iels sont les grandes victimes… de censure. On notera également dans les textes de ces pourfendeurs·euses d'injustice et ces vengeur et vengeresses de la liberté d'expression l'argument de vouloir défendre le corps étudiant. Parce qu'après tout, si iels réagissent avec autant de vergogne, c'est pour assurer à leurs étudiant·es un droit au débat et un espace où tout peut être discuté. Pour autant, si la pluralité de la pensée et des points de vue est si chère à ces professeur·es, on peut s'interroger sur leur quasi-absence de réactions, année après année, lorsque le milieu scolaire de manière globale est épinglé sur son manque de représentativité. Je rappelle qu'au Canada, seulement 2 % des professeur·es à l'université s'identifient comme noir·es. Cette même homogénéité raciale se reflète au sein du corps étudiant au fur et à mesure qu'on gravit le niveau d'étude.
Ainsi, le taux d'abandon des étudiant·es noir·es, par exemple, reste plus élevé que la moyenne de la population. Parmi les multiples facteurs menant à ce désengagement, comme la pauvreté ou le harcèlement scolaire, on note également le racisme des professeur·es ainsi que l'absence de professionnel·les noir·es au sein de l'académie. Par exemple, arrivée en doctorat, j'étais habituée à ne jamais voir d'enseignant·e, de chargé·e de cours ou même d'auxiliaire noir·e dans mon département, et à ne croiser que très peu d'autres étudiant·es noir·es.
Difficile, dans ces conditions, de ne pas prendre comme une gifle la réaction gargantuesque des professeur·es pour défendre leur droit à dire le mot en « N ». De surcroit, ces incidents surviennent à la fin 2020, une année marquée par la mort de Georges Floyd et par des manifestations massives pour la défense de la vie des Noir·es. Pour des professionnel·les si obsédé·es par la protection de leurs étudiant·es, les expériences et vécus des étudiant·es les plus marginalisé·es ne semblent pas particulièrement les émouvoir.
D'ailleurs, où se trouve cet élan de mobilisation lorsqu'il s'agit de dénoncer les multiples cas de violence et harcèlement sexuel commis en toute impunité par leurs collègues ? Ou pour dénoncer l'inaccessibilité de l'université, dont la structure capacitiste n'est plus à démontrer ? Pour lutter contre l'écrémage des étudiant·es noir·es et autochtones par de multiples systèmes de discriminations imbriqués ? S'insurger contre l'augmentation des frais de scolarité et la privatisation de l'enseignement qui ne font que maintenir à l'écart les populations les plus précaires ?
Dénoncer la violence déchainée commise envers les étudiant·es et les travailleur·euses qui osent parler de racisme systémique, enseigner la décolonisation et dénoncer la suprématie blanche dont le milieu universitaire est un outil précieux ?
Une menace montée de toute pièce
Dans ce même ordre d'idées, difficile de ne pas lire tout le mépris et la condescendance des écrits de ces mêmes professeur·es qui mélangent avec une absence de rigueur à en saigner du nez des termes qu'iels ne maîtrisent pas. « Wokisme », « pensée anti-libertaire », « racialiste », « wokisme liberticide », « dogmatisme universitaire » – et j'en passe et de meilleurs – ont été balancés de tous les côtés. Tout cela ne rendait que plus saillante leur mauvaise foi intellectuelle. Comment expliquer, sinon, la capacité d'afficher avec autant de désinvolture leur méconnaissance généralisée de décennies de recherches rigoureuses et de développement de pédagogie anti-oppressive ?
Finalement, le projet de loi 32 a été présenté comme un moyen de « mettre fin à la censure dans nos universités ». Mais qui a monté de toutes pièces cette soi-disant menace de censure, si ce n'est ces enseignant·es réactionnaires s'insurgeant à la moindre critique des rapports de pouvoir internes à l'Académie ? Qui a offert sur un plateau d'argent l'opportunité parfaite à un gouvernement profondément anti-intellectuel·les de resserrer la vis à l'université ? La liberté académique, dans sa définition, je le rappelle, a aussi une dimension de responsabilités : la responsabilité de l'individu et de la communauté universitaire des conséquences de leur travail. Pourtant, lorsque le damné a émergé comme questionneur, penseur et théoricien pour demander des comptes au corps enseignant, ce dernier a préféré travailler activement à sa perte plutôt que de se regarder en face [1]. Comme on dit : on récolte ce que l'on sème et il semble que le temps de la récolte soit venu.
[1] Nelson Maldonado-Torres, « Outline of Ten Theses on Coloniality and Decoloniality », Fondation Frantz Fanon, 2016. En ligne : https://caribbeanstudiesassociation.org
Photo : Université de Montréal (CC BY-NC-SA 2.0)

Noir·es sous surveillance à Montréal
En réponse à une panique morale concernant le crime armé, le SPVM a lancé une série de nouvelles opérations ciblant les jeunes noir·es et racisé·es, notamment l'installation de plusieurs nouvelles caméras de surveillance. La mise sous surveillance des personnes noires est une vieille stratégie à Montréal et elle doit être abolie.
L'année dernière a vu naître une vague de nouvelles opérations policières à Montréal, presque toutes soutenues par de nouveaux investissements publics et visant les jeunes noir·es et racisé·es dans le nord-est de la ville. Dernièrement, le SPVM a annoncé l'installation de dix-huit caméras de surveillance dans des « points chauds » de la ville. Ces caméras, maintenant en place, sont toutes situées dans des communautés noires et racisées, portant ainsi un autre coup à la dignité de ces communautés tout en omettant, une fois de plus, de s'attaquer aux inégalités sociales flagrantes qui produisent la violence sous toutes ses formes.
Surveillé·es d'hier à aujourd'hui
L'idée de mettre les communautés noires et racisées sous surveillance ne vient pas de nulle part. Comme l'explique Robyn Maynard dans NoirEs sous surveillance [1], cette idée est née avec l'esclavage et s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Les annonces d'esclaves en fuite, montre l'auteure, encourageant les citoyens blancs de Montréal et d'ailleurs à considérer les personnes noires avec suspicion et à signaler les comportements « déviants ». Après l'abolition de l'esclavage, la surveillance a continué sous d'autres formes. Au 20e siècle, diverses autorités étatiques ont surveillé les travailleur·euses domestiques et les leaders des communautés noires, en déportant un grand nombre d'entre eux et elles sous prétexte d'accusations douteuses.
Aujourd'hui, les jeunes noir·es et racisé·es à Montréal sont soumis·es à un régime intense de surveillance policière. La police est présente dans leurs écoles, elle surveille leurs matchs de basket et elle se présente aux événements communautaires.
Les jeunes Noir·es interrogé·es en 2018 par MTL sans profilage [2] ont témoigné être sous une surveillance quasi constante. « J'ouvre ma fenêtre, je vois la police en avant de chez nous », a rapporté un jeune. « Je vais au parc avec mes amis, ils sont là. » Un autre a expliqué : « On marche et on voit des voitures de police qui passent. Ils ralentissent et nous regardent. Ils s'en vont et refont le tour encore, ralentissent et nous regardent. On se sent épiés pour vrai. »
Injuste et inefficace
La surveillance, avec ou sans caméras, révèle une géographie urbaine faite d'inégalités sociales et de gaspillage de fonds publics. Les problèmes sociaux, y compris la violence, surviennent dans toutes les communautés, mais la réponse est souvent très différente lorsqu'il s'agit de communautés marginalisées. Si un problème se produit à Mont-Royal ou dans un autre quartier blanc et privilégié, personne ne suggérera de mettre des caméras pour surveiller les résident·es. Ce serait considéré comme une insulte, une atteinte à la dignité des personnes, et d'autres solutions, des vraies solutions, seraient donc offertes. Nous devons donc nous demander : quel message la ville veut-elle envoyer en augmentant encore une fois la surveillance des quartiers racisés ? En investissant dans ces communautés, encore et seulement, sous forme de surveillance et de répression ? En les épiant comme si tout le monde était suspect ?
Une expression d'injustice, la surveillance est également une réponse inefficace à la violence. Au mieux, la police peut réprimer la violence après coup – et sa décision d'installer des caméras de surveillance révèle donc ses propres échecs à même réprimer la violence qui sévit dans les quartiers que l'on défavorise. Cela dit, demander à la police de prévenir la violence signifie simplement s'exposer à plus de surveillance et à plus d'arrestations pour des actes qui n'ont souvent rien à voir avec la violence. Cela ne fait rien pour soutenir concrètement les jeunes qui se sont retrouvé·es dans la criminalité et la délinquance faute d'opportunités, de choix, et faute qu'on leur offre un autre chemin. Elle ne fait rien pour guérir les traumatismes causés par la violence, qui sont à la fois une forme de dommage durable et un facteur pouvant conduire à la violence.
En fait, la surveillance peut devenir un facteur aggravant la violence au sein d'une communauté. L'omniprésence de la police, amplifiée par les caméras, peut créer une tension dans les quartiers déjà aux prises avec des dynamiques de violences systémiques. En plus d'écorcher le tissu social d'une communauté, cela peut rendre les gens méfiants les uns envers les autres et cela n'aide pas à préserver l'esprit de solidarité sociale. La surveillance peut également nuire à la demande d'aide chez un individu. La peur d'être identifié·e ou associé·e à des activités criminelles peut pousser à garder le silence.
Repenser la sécurité
Il est possible de prévenir la violence, mais cela nécessite un changement de paradigme dans la manière d'aborder la notion de la sécurité publique au sein des communautés marginalisées. Il s'agit d'investir directement dans ces communautés plutôt que dans la surveillance et la répression. Il s'agit de combattre la pauvreté et l'exclusion, qui constituent déjà une violence sans nom pour les jeunes racisé·es et qui peuvent mener à davantage de violence. Il s'agit de financer, respecter et valoriser le travail communautaire, comme on le fait pour le travail policier. Pour prévenir la violence, les intervenant·es et travailleur·euses de rues doivent être aussi visibles, voire plus visibles que la police. Il faut des investissements à la hauteur des défis de ces travailleur·euses communautaires. Les jeunes doivent avoir accès à l'aide dont elles et ils ont besoin et cette aide doit être plus visible et prépondérante que la présence policière dans leurs quartiers. Bref, il faut réduire la violence, plutôt que d'augmenter l'oppression.
De telles mesures peuvent briser les cycles de la violence. Contrairement à la surveillance et la répression policières, elles construisent également le tissu social et favorisent le vivre-ensemble et la cohabitation saine dans les espaces publics et partout dans les quartiers. Nous sommes donc confronté·es à un choix. Nous pouvons poursuivre une longue histoire de mise sous surveillance des Noir·es, en affirmant que cela créera de la sécurité, tout en augmentant la violence et l'insécurité. Ou nous pouvons choisir une autre voie, une voie qui place la sécurité et le bien-être des communautés noires et racisées au centre des préoccupations et qui leur fournit les ressources, si souvent refusées, qui leur permettront de prospérer.
[1] NoirEs sous surveillance : esclavage, répression, violence d'État au Canada, trad. Catherine Ego, Montréal, Mémoire d'encrier, 2018, 350 p.
[2] Pour en savoir plus sur cette initiative, lisez la contribution de MTL sans profilage dans notre dossier « La police, à quoi ça sert ? » : « Recherche, design et médias contre le profilage racial », À bâbord !, no 87, p. 52-54. Disponible en ligne.
Stéphanie Germain est organisatrice communautaire ; Ted Rutland est professeur à l'Université Concordia.
Illustration : Ramon Vitesse

Pouvoir oublier
Le documentaire Pouvoir oublier relate l'insurrection ouvrière de 1972 à Sept-Îles. Son titre polysémique veut repenser les chemins de la mémoire.
Homère, dans L'Odyssée, raconte l'arrivée d'Ulysse sur l'île des Lotophages, où on consomme le lotos, une plante qui a la particularité de faire oublier aux personnes qui en mangent qui elles sont et d'où elles viennent. Sur cette île de l'oubli, on vit loin des souffrances de la vie mais sans responsabilité, sans objectif à accomplir, dans le plaisir continuel. C'est pourquoi Ulysse doit ramener par la force ceux de ses compagnons qui souhaitent rester sur l'île. Ainsi vont la civilisation et le progrès : il faut lutter contre la tentation de l'oubli en entretenant la mémoire historique, en lui donnant un sens, une direction générale, sans quoi, pas moyen de se projeter dans l'avenir – comme Ulysse qui doit garder la mémoire et ne jamais s'arrêter, s'il espère accomplir son projet de rentrer à Ithaque.
Mais rentrer à Ithaque ou ailleurs, c'est encore donner le dernier mot au passé, à la tradition, au mythe d'une identité nationale qu'on pourrait retrouver pure et intacte au bout du voyage. Protéger la mémoire contre l'oubli, c'est aussi conserver le passé, et le défendre contre l'irruption du nouveau. Pour Nietzsche, qui prend à revers la conception d'Ulysse, l'oubli peut au contraire avoir une fonction positive : il s'agirait d'un « pouvoir actif, une faculté d'enrayer » le lourd poids du passé toujours ressassé, puisqu'on doit de temps en temps « fermer les portes et les fenêtres de la conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ».
Oublier pour mieux se souvenir
Le titre de notre film peut se comprendre comme un désir de prendre à rebours un récit collectif consensuel, en allant chercher ses failles dans les discours dominants. Paradoxalement, oublier le récit dominant, c'est par la même occasion mieux redécouvrir ce qui, dans notre mémoire commune, est passé sous silence, diminué, réduit à l'anecdotique, ce qui pourrait brusquer le fil continu et lisse d'une histoire renvoyant à la seule action d'illustres personnages. Ce qui est passé sous silence, dans les récits historiques mythifiés, c'est l'évènement lui-même, l'ouverture vers un monde nouveau qu'il a brièvement représenté. L'énergie créatrice de nouveau, celle qui est apparue — pour aussitôt disparaître — au cœur de l'événement, ne se retrouve pas dans les récits historiques qui se servent de la connaissance du passé pour interdire tout changement dans le présent.
Oublier, donc, ne veut pas forcément dire se condamner à répéter aveuglément le passé, comme on le pense trop souvent. Oublier, c'est aussi se donner la possibilité de commencer quelque chose de nouveau. Et tous ces récits historiques qui considèrent d'emblée les illustres personnages (à savoir les élu·es et les chef·fes) comme mandataires de masses sans visage, il faut savoir les oublier, pour retrouver l'énergie démocratique à l'œuvre dans l'événement. Car, écrivait Borduas dans le Refus global : « Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l'histoire dans l'angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l'homme présent. »
Un nouveau récit
Au récit mythique de la Révolution tranquille, cristallisé dans sa devise « je me souviens », nous opposons la revendication de pouvoir oublier. Pouvoir oublier ce qui fige l'histoire et la transforme en butin culturel. Pouvoir oublier ce qui bloque l'énergie du commencement, celle qui s'est manifestée lorsque quelques militant·es de Sept-Îles ont pensé un instant qu'ils et elles pourraient tout changer, mais que leurs rêves et leurs luttes se sont fracassés sur le mur du réalisme des crises économiques successives, de la répression des grèves et des désillusions politiques.
Nous aurions alors pu conjuguer le titre autrement, soit Pouvoir oublié, pour mettre l'emphase sur cette mobilisation populaire exceptionnelle et cette force collective qui détonne avec notre époque si cynique en comparaison. C'est cette volonté de casser le système et de mettre en branle un véritable pouvoir ouvrier que les protagonistes d'autrefois préfèrent aujourd'hui éponger de leur mémoire, tant leurs idées de jeunesse leur paraissent aujourd'hui naïves et démodées – mais aussi parce que l'histoire, cette machine cruelle, leur rappelle leurs trop nombreuses défaites.
Pouvoir oublier, documentaire de Pierre-Luc Junet et David Simard, Bunbury Films, 2022, 90 minutes.

Mai 1972. Insurrection ouvrière à Sept-Îles
En avril 1972, la plus grande grève ouvrière de l'histoire du Québec mobilise jusqu'à 200 000 syndiqué·es et paralyse la province. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral de Robert Bourassa impose le retour au travail par une loi spéciale, tout en emprisonnant les chefs syndicaux. La réaction des travailleur·euses ne se fait pas attendre et les actions « illégales » se multiplient en mai, dont « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles » reste un symbole à ce jour.
Au Québec, les années 1960 sont associées au développement de l'État-providence, mais aussi à la remise en cause de l'économie capitaliste. À la fin de la décennie, les grandes centrales syndicales [1] se montrent insatisfaites du programme social-démocrate provincial et désirent lutter pour de meilleures conditions de travail dans un horizon socialiste. Ces positions radicales s'expriment dans des textes tels que Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L'État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971). Dans ce contexte, l'idée d'un Front commun intersyndical fait son chemin, notamment pour unifier les luttes dans le secteur public et parapublic.
L'offensive ouvrière de 1972
Alors que les conflits de travail se multiplient au début des années 1970, les grands syndicats doivent affronter un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa (premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994). La question des salaires en particulier pose problème : entre l'intransigeance du gouvernement et les réclamations syndicales – qui se veulent une simple prémisse à des changements structurels plus profonds –, le conflit devient inéluctable. En janvier 1972, afin d'augmenter leur rapport de force, la CSN, la FTQ et la CEQ s'allient dans un Front commun. Leur principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tous·tes les employé·es du secteur public. Le gouvernement maintient son refus et une grève générale illimitée est déclenchée le 11 avril 1972, qui voit débrayer plus de 200 000 personnes.
Avant même le début de la grève, le gouvernement obtient des injonctions afin de limiter les possibilités d'interruption du travail. Il renchérit le 21 avril en promulguant une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d'imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic si aucune entente n'est trouvée avant le 1er juin. De lourdes sanctions sont également prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier. Revanchard, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient appelé à ne pas respecter les injonctions d'avril : le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison. Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier, qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. C'est dans ce cadre qu'a lieu « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles ».
La révolte de Sept-Îles
En avril, la grève générale ébranle Sept-Îles comme le reste de la province : la ville, en partie bloquée, vit au rythme des réunions du comité de grève, en cherchant à inscrire son combat dans une perspective politique plus large, à travers notamment Le Piochon, journal des grévistes. Les travailleur·euses de la ville votent pour la poursuite du débrayage malgré le Bill 19 et sont déçu·es de la décision des directions syndicales d'arrêter la grève le 21 avril. Iels continuent donc leurs moyens de pression jusqu'à ce qu'une nouvelle grève soit déclenchée en réaction à l'enfermement des leaders syndicaux. Le 9 mai en fin de journée, les travailleurs de la construction (affiliés à la FTQ) ferment le chantier « Mille 3 » et manifestent devant le Palais de justice pour dénoncer le sort des chefs des centrales. Plus de 300 personnes se réunissent dans une ambiance tumultueuse : la rue principale est bloquée et des vitres volent en éclat, mais la police n'ose pas intervenir. Une seconde manifestation a lieu le même soir à l'initiative des travailleur·euses du secteur public, noyau dur de la grève d'avril : cette fois la police attaque, blesse plusieurs personnes et procède à dix arrestations.
Le lendemain matin, les « gars de la construction » reprennent l'initiative. Ils commencent par fermer les chantiers, puis bloquent les lieux de travail des ouvrier·ères du secteur public, facilitant grandement la reprise de leur débrayage. Le mouvement est suivi par les employé·es de la municipalité. Surtout, les deux entrées de la 138 – seule route donnant accès à la ville – sont condamnées par des camions, des barrages renforcés par des tranchées durant la journée. Les mineurs choisissent d'intégrer le mouvement de grève, rejoints par les « métallos » de toute la Côte-Nord. À 10 h se tient une grande assemblée à l'aréna, où plus de 800 travailleur·euses décident de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Vers midi, un groupe de syndiqué·es occupe le poste de radio de CKCN, prenant le contrôle des ondes : il n'est plus diffusé que des textes et communiqués syndicaux, ainsi que des chansons québécoises et françaises. En après-midi, une foule entoure le Palais de justice, protégé par la quarantaine de policiers que compte la municipalité. La bataille commence : pierres et cocktails Molotov contre gaz lacrymogènes. La victoire des manifestant·es est rapide et vers 16 h, les policiers cessent le combat et s'enferment dans le Palais de justice. On proclame alors la ville « sous le contrôle des travailleurs ».
Malheureusement, l'euphorie est de courte durée. Vers 17 h, un antisyndicaliste ivre décide de foncer dans la foule avec sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un ouvrier, Hermann St-Gelais. Le meurtrier est remis aux policiers séquestrés alors que l'hôpital est réouvert pour soigner les blessé·es. Le lendemain, à l'aréna, une assemblée populaire d'environ 4000 personnes élit un comité de coordination. Le comité entre en négociation avec les autorités municipales qui acceptent d'envoyer un télégramme à Robert Bourassa lui demandant d'abroger le Bill 19 et de libérer les chefs syndicaux, de laisser le poste de CKCN à la disposition des travailleur·euses et d'exiger la fermeture de tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Mais le rapport de force s'inverse rapidement entre les autorités et les grévistes : les barrages ont été levés, la police locale – appuyée par la Sûreté du Québec – reprend peu à peu le contrôle de la ville et les travailleur·euses ne peuvent se réunir à l'aréna le 14 mai. Dans l'impossibilité d'agir, les ouvrier·ères reprennent le travail entre le 15 et le 18 mai, dans le désarroi et l'amertume. Alors que les grévistes de Sept-Îles ont été les premier·ères à relancer le débrayage en mai, iels sont aussi les dernier·ères à capituler.
À la suite de la défaite du mouvement autonome de mai, le Front commun se désagrège peu à peu, avec des scissions au sein même des centrales syndicales. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, a repris le contrôle des évènements et impose, à l'été et à l'automne 1972, une série de conventions négociées par secteur, affrontant dorénavant un ennemi désuni. Malgré cela, le Front commun de 1972 et en particulier les actions « illégales » de mai n'auront pas été en vain : c'est au courant de cette même décennie que les conflits de travail seront les plus nombreux et les plus offensifs au Québec, autant dans le secteur public que dans le secteur privé. L'exemple de Sept-Îles aura aussi ouvert un nouvel horizon pour les travailleur·euses d'ici : la possibilité d'occuper et d'autogérer sa ville.
[1] Notamment la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ).
Alexis Lafleur-Paiement est membre du collectif Archives révolutionnaires (https://archivesrevolutionnaires.com).
Photos : Archives Canada

Archives révolutionnaires. Des leçons du passé pour la nouvelle génération militante
Archives révolutionnaires est le premier centre d'archives au Québec à se donner le devoir de couvrir systématiquement les mouvements de gauche radicale. Communisme, indépendantisme, marxisme-léninisme, anarchisme, luttes autochtones, féminisme, socialisme, etc. : le collectif porte attention à toute l'extrême gauche québécoise.
François Saillant n'avait jamais vu d'exemplaire de Révolution québécoise avant tout récemment. Cette revue indépendantiste révolutionnaire, lancée par Pierre Vallières et Charles Gagnon juste avant qu'ils rejoignent le Front de libération du Québec, n'a publié que huit numéros entre 1964 et 1965, mais a contribué à diffuser l'idée d'un Québec libre et socialiste.
En découvrant le collectif Archives révolutionnaires, François Saillant, militant septuagénaire, a redécouvert ce pan d'histoire militante. Pouvoir se plonger dans des documents, parfois rares, d'anciens groupes militants est une richesse que le collectif souhaite offrir à la communauté.
Archives révolutionnaires a fait son nid dans le Bâtiment 7, situé dans le quartier de Pointe-Saint-Charles, à Montréal . C'est au deuxième étage de ce centre communautaire autogéré et aux côtés d'ateliers d'arts, d'une épicerie à but non lucratif, de la brasserie artisanale les Sans-Taverne, de la salle de soins thérapeutiques ainsi que de plusieurs locaux à diverses fonctions que se situe la bibliothèque dont s'occupe Archives révolutionnaires.
Depuis 2017, les trois membres du groupe, avec l'aide occasionnelle d'une dizaine de leurs camarades, accumulent la documentation liée aux mouvements révolutionnaires québécois. Même des documents datant du 19e siècle peuvent être trouvés dans leur collection s'élargissant de semaine en semaine. Ils et elles collectionnent notamment les revues, les journaux, les affiches, les pamphlets, les brochures et tout support physique intéressant. Ils et elles possèdent même quelques vinyles produits par des organisations militantes.
Le passé au service du présent
Les membres du collectif, des militant·es dans la fin vingtaine, désirent surtout offrir des outils pratiques et théoriques aux groupes militants actuels. « Les gens arrivent avec l'intuition que le système capitaliste ou social ne fonctionne pas, mais ils ne sont pas outillés stratégiquement et tactiquement pour répondre à ce problème », explique Alexis Lafleur-Paiement, cofondateur d'Archives révolutionnaires. « On le voit dans le mouvement étudiant. À chaque trois ans, les gens doivent réapprendre à faire de la mobilisation, à faire du piquetage, à faire une grève, etc. », ajoute-t-il.
L'idée de s'inspirer du passé pour bâtir les luttes actuelles n'est pas nouvelle. Mélissa Miller, cofondatrice du collectif, a trouvé les traces d'une idée similaire dans un manifeste de la revue Parti Pris. Déjà dans les années 60, des acteurs des luttes de l'époque estimaient que, pour créer un parti socialiste révolutionnaire fort, la mise sur pied d'un centre d'archives et de recherche était une étape primordiale. Avec leur camarade Samuel Provost, Mélissa Miller et Alexis Lafleur-Paiement mettent ainsi la main à la pâte pour voir leur projet s'épanouir à la hauteur de leurs ambitions. Tou·tes trois étudiant·es, ils et elles consacrent plusieurs heures par semaine aux Archives révolutionnaires en plus de leurs études, le tout, sans toucher un sou.
Contribuer aux luttes actuelles
François Saillant, membre fondateur de Québec Solidaire, accorde lui aussi une importance capitale à ce « devoir de mémoire ». Reconnu pour ses quatre décennies à la coordination du FRAPRU et pour les luttes qu'il a menées pour l'accès au logement abordable, il s'est aussi impliqué longtemps dans des groupes et des revues marxistes-léninistes et de gauche radicale dès les années 70. « C'est important de toujours faire les choses en lien, en référence ou en opposition à ce qui s'est vécu auparavant », dit-il.
Il a aussi fait don d'une partie de son propre fonds d'archives à Archives révolutionnaires. Il a permis au groupe de compléter certaines collections de revues en donnant les numéros manquants de Révolte et d'Unité prolétarienne, ainsi que les bulletins mensuels et brochures du regroupement de solidarité avec les Autochtones dont il faisait partie. « Qu'ils puissent mettre à la disposition des gens ces textes, brochures et journaux, qui sont souvent absolument introuvables, je trouvais que c'était important de le faire », mentionne le militant au long parcours.
Les dons d'archives sont d'ailleurs les entrées principales du collectif. Des contributions comme celle-là ne sont donc pas rares dans l'histoire d'Archives révolutionnaires. « Les gens sont très heureux de nous rencontrer, de nous raconter leurs histoires, de nous donner des documents, de savoir qu'on va non seulement les préserver, mais aussi les mettre en valeur », explique Alexis Lafleur-Paiement. Selon lui, cette capacité au don de soi est un avantage de participer à un projet mené par et pour les milieux de gauche radicale, où la camaraderie est très forte.
Une activité en expansion
La demeure d'Archives révolutionnaires, lieu de transition vers un local plus spacieux du Bâtiment 7, n'abrite pas toute la documentation du collectif. Sur les 3000 livres théoriques et historiques que détient le groupe, les documents qu'il rend accessibles à tou·tes occupent, pour le moment, deux larges bibliothèques. On y retrouve des auteur·trices plus classiques dans l'une et des plus contemporain·es dans l'autre. Cinq boîtes et un imposant classeur rouge regroupent aussi une fraction des archives. Dans leur future salle, l'équipe d'Archives révolutionnaires pourra conserver et exhiber ses 100 mètres linéaires de documentation. Pour l'instant, de nombreuses boîtes et cartables s'entassent encore chez les membres du groupe.
Sur le divan en velours turquoise ou autour de la massive table en bois, les visiteur·euses peuvent confortablement venir se plonger dans un livre, discuter ou travailler. Les membres du collectif ne se limitent pas seulement à un travail archivistique rigoureux. Dans le but d'informer, le collectif a ajouté à ses activités l'écriture d'articles contextuels, publiés sur leur site web, présentant et expliquant le contenu de leur documentation. Ils et elles se promènent d'ailleurs régulièrement dans Montréal et à travers le Québec pour faire des présentations thématiques et pour aller à la rencontre d'autres groupes militants.
Par leurs activités, les membres d'Archives révolutionnaires essaient aussi d'encourager les différents groupes à lier leurs luttes et à s'inscrire dans un réseau de gauche radicale plus large. « J'ai l'impression que la raison pour laquelle on numérise les archives, c'est que les mouvements d'extrême gauche ne sont pas assez forts et qu'il n'y a pas assez de passation réelle des expériences », révèle Mélissa Miller. La mise en ligne est donc devenue un outil efficace pour diffuser les documents historiques à grande échelle.
Reconstruire la gauche radicale
Le collectif qualifie les années 80 de période d'effondrement. Alors que frappait la relance néolibérale, les mouvements de gauche radicale ont perdu bien des plumes, expliquent les membres d'Archives révolutionnaires. Les bastions marxistes-léninistes et socialistes ont peu à peu disparu. « Maintenant, on a des groupes d'affinités, des amis qui vont faire des petits trucs ensemble, souvent bénévoles », décrit Alexis Lafleur-Paiement. Même si ce vide a laissé place à une émergence plus importante de groupes anarchistes, les repères traditionnels ont été laissés de côté. Les réseaux communistes et anarchistes québécois actuels comptent quelques centaines de personnes, estime-t-il.
Les années 50 à 70, au contraire, étaient marquées par un foisonnement de groupes militants. Les partis et mouvements communistes regroupaient des milliers de membres partout au pays. « Ces groupes avaient une organisation, des institutions, des lieux loués ou achetés, des salariés, etc. », énumère le cofondateur d'Archives révolutionnaires. Le partage et la transmission de connaissances et d'archives se concrétisaient facilement au sein même des organisations.
Archives révolutionnaires veut donc pallier cette rupture dans la passation des savoirs. Les militant·es peuvent nourrir leur esprit révolutionnaire en parcourant les pages jaunies des revues de l'époque, aux titres évocateurs comme La Masse, Québec libre, Pouvoir ouvrier, et bien d'autres.
Photo : Bibliothèque commune du Bâtiment 7 où les Archives révolutionnaires ont mis à disposition une partie de leur collection (Mélissa Miller, Archives révolutionnaires).

Que faire de Facebook ?
Facebook préfère le profit maximal à la construction d'espaces permettant d'avoir des interactions enrichissantes et d'accéder à de l'information juste. Que faire de cette plateforme toxique à plusieurs égards, mais devenue presque incontournable ?
Les récentes révélations de la lanceuse d'alerte Frances Haugen sont venues confirmer ce que bien des chercheur·euses et activistes disaient depuis longtemps. Comme les hypothèses des chercheur·euses en sciences sociales, les documents fournis par Frances Haugen sont faciles à comprendre pour qui connaît l'entreprise. Facebook veut faire du profit, ce profit vient des revenus publicitaires. Il faut donc que les usager·ères restent le plus longtemps possible sur la plateforme, il faut que le fil suscite l'engagement, les commentaires, les clics, les réactions : « j'aime », « grr », « wouah » ! Ce que Facebook vend, c'est une fonction cognitive : notre attention. Les fils de discussion sont optimisés et personnalisés pour l'obtenir.
Cette optimisation nourrit la bête humaine : la peur, la haine, le biais de confirmation, l'effet Duning-Kruger (effet notable de l'ignare qui croit tout savoir alors que les personnes savantes doutent et hésitent). Une foule de mauvais plis de notre cognition se combine à cette optimisation pour créer un cocktail explosif : des fils de discussion violents où les positions sont bien campées. La fracture sociale se creuse. Les joutes par commentaires interposés touchent maintenant toutes les sphères de la société, depuis la sérieuse gestion de la pandémie jusqu'à la mise en conserve des légumes racines.
Devant ces constats, quelles sont les avenues possibles ? En schématisant un peu, les pistes de solution face à Facebook peuvent être regroupées en trois grandes catégories. On constatera que certaines sont plus prometteuses que d'autres.
Toujours plus de technologies ?
Chaque fois que le président de Facebook Mark Zuckerberg est appelé à témoigner au Congrès américain pour défendre les actions du géant, son discours est toujours sensiblement le même : les défauts de ces technologies se régleront avec plus de technologie. Dans son témoignage devant le Congrès deux mois après l'assaut du Capitole, pressé par les représentant·es voulant savoir ce qui avait été fait pour améliorer le travail de modération, Zuckerberg répond : « Plus de 95 % du contenu haineux que nous retirons est supprimé par une intelligence artificielle (IA) et non par une personne. […] Et je crois que 98 ou 99 % du contenu proterroriste que nous retirons est identifié par une IA et non une personne. » Pourtant, lorsque questionné par le représentant Tom O'Halleran sur ce que la compagnie fait pour augmenter sa capacité de modération, Zuckerberg explique que les algorithmes ne sont pas capables de différencier ce qui est une critique d'un propos haineux d'un véritable propos haineux [1]. Pourquoi tenter de nous convaincre que la solution technologique fonctionne, tout juste après nous avoir expliqué pour quelle raison elle ne fonctionne pas ? La réponse de Facebook pourrait se résumer par, « il faut de meilleurs algorithmes, laissez-nous travailler, vous ne comprendrez pas ! »
Or, selon Frances Haugen, c'est l'« engagement based ranking » – l'indicateur qui sert à privilégier le nombre de réactions pour choisir le contenu recommandé sur les fils d'actualité personnalisés – qui est le grand coupable des dérives. Avant les élections américaines, Facebook a réduit l'impact de cet indicateur de l'engagement dans l'algorithme de recommandation, puis l'a remonté tout de suite après les élections. Autrement dit, Frances Haugen démontre que Facebook est capable de jouer avec les paramètres de ses algorithmes pour modérer leurs effets délétères, mais que l'entreprise a choisi de ne pas le faire entre le jour de l'élection américaine et l'assaut du Capitole. L'entreprise choisit également de ne pas le faire lorsque la plateforme est utilisée pour organiser des génocides et des actes terroristes ou pour diffuser de la désinformation, lorsqu'elle exacerbe les problèmes de santé mentale et l'intimidation, ni même lorsqu'elle est employée par les puissances mondiales dans une guerre d'information [2].
Rendre le tigre végétarien
Au Canada et au Québec, à l'heure actuelle, le point de vue critique à l'égard des géants du Web est probablement la posture dominante. C'est notamment l'attitude du gouvernement de Justin Trudeau depuis son mandat 2019-2021, et tout indique qu'il poursuivra en ce sens dans les années à venir. C'est aussi la position de plusieurs organismes de défense des milieux culturel et journalistique (pensons par exemple aux Amis de la radiodiffusion, à la Coalition pour la diversité des expressions culturelles ou à la Fédération nationale des communications et de la culture-CSN). Or, dire que Facebook et les autres sont des menaces à la démocratie, aux médias d'information et à la diversité culturelle, c'est une chose, mais cela ne signifie pas que toutes les initiatives politiques à leur endroit sont nécessairement bénéfiques et souhaitables.
Ainsi, une deuxième catégorie de solutions réunit les avenues visant à faire de Facebook un acteur plus responsable. Il s'agit ici de forcer le géant à mieux faire son travail, par exemple en l'incitant à mieux cibler la désinformation ou les propos haineux, ainsi qu'à retirer des publications ou bannir des comptes. D'autres proposent aussi que Facebook valorise davantage le travail journalistique « sérieux », par le biais du filtrage algorithmique ou par la redistribution de revenus publicitaires.
Même si elle est parfois articulée avec des expressions enflammées, la critique qui sous-tend ces propositions ne remet pas en question le modèle d'affaires de Facebook. Les propositions ci-haut, si elles étaient appliquées, mèneraient au contraire à faire de l'entreprise un acteur plus mature dans l'écosystème médiatique, et donc, à consolider sa présence dans nos existences. La lanceuse d'alerte Frances Haugen a d'ailleurs explicitement soutenu la piste de la responsabilisation du géant par la législation lors de son témoignage auprès d'élu·es britanniques, « la régulation pourrait être bénéfique pour le succès à long terme de Facebook […] si on rend Facebook plus sûr et plus plaisant, ce sera une compagnie plus profitable dans dix ans [3] ».
Il y a donc ici une contradiction problématique : un discours qui commence par dénoncer les trop grands pouvoirs d'une entreprise aboutit finalement à consacrer ce pouvoir en cherchant à le rendre plus respectable. On trouve l'exemple le plus révélateur de ce paradoxe dans un billet publié par Bloomberg, où un chroniqueur soutient que la meilleure manière de rendre Facebook (et Amazon) redevable de ses actions, c'est… de lui donner un siège aux Nations Unies ! [4]
Viser la réappropriation
En fait, il ne s'agit pas d'encadrer Facebook, mais de limiter son pouvoir et son emprise. Il faut intervenir de manière à rendre le modèle d'affaires de l'entreprise de moins en moins viable, pour que des alternatives dignes d'intérêt disposent d'une chance raisonnable d'émerger.
Certaines formes de collecte de données, par exemple, pourraient être purement et simplement interdites. Les dispositifs de publicité ciblée devraient être fortement encadrés, voire interdits ; la personnalisation des fils d'actualité selon un profilage des caractéristiques des individus devrait aussi être limitée. Il faut pouvoir inspecter le développement des médias sociaux pour mieux comprendre les logiques qui les structurent. Si le fonctionnement de l'algorithme lui-même ne peut être étudié en profondeur parce que sa manière de traiter des masses de données n'est pas accessible aux humains, on devrait sans doute se demander s'il est judicieux de se servir de tels algorithmes dans le cadre d'activités aussi élémentaires que s'informer ou interagir avec des proches.
Enfin, il faut forcer les médias sociaux à être interopérables, c'est-à-dire à ne plus être des jardins fermés auxquels on peut seulement accéder en se créant un compte. Si on retrouve des standards communs, comme ceux du courriel ou des appels téléphoniques, des alternatives plus respectueuses des besoins des communautés pourront alors se faire une place. On pourrait, par exemple, encourager des médias sociaux à but non lucratif et n'accumulant pas des masses de données personnelles. Pour cela, des mesures antitrusts s'avèrent incontournables.
Ces pistes d'action nous montrent qu'une autre voie est envisageable : celle qui vise à soutirer à Facebook ses pouvoirs pour en redonner aux sociétés.
[1] Le témoignage de Mark Zuckerberg est disponible via C-Span : « House hearing on combatting online misinformation and disinformation », 25 mars 2021. En ligne : www.c-span.org/video/ ?510053-1/house-hearing-combating-online-misinformation-disinformation
[2] Le témoignage intégral de Frances Haugen est disponible via C-Span : « Facebook Whistleblower Frances Haugen testifies before Senate Commerce Committee », 5 octobre 2021. En ligne : youtu.be/GOnpVQnv5Cw
[3] Citée dans Salvador Rodriguez, « Facebook whistleblower Haugen tells UK lawmakers the company refuses to take responsibility for its harms », CNBC, 25 octobre 2021. Notre traduction.
[4] Ben Schott, « Give Amazon and Facebook a Seat at the United Nations », Bloomberg, 3 octobre 2021.
Photo : Thomas Hawk (CC BY-NC 2.0)












