Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Judiciarisation des relations de travail : un levier pour les syndicats ?

Le modèle traditionnel du syndicalisme a bien changé. Aujourd'hui, une grande part de l'activité syndicale passe par la justice : on parle de convention collective, de griefs, (…)

Le modèle traditionnel du syndicalisme a bien changé. Aujourd'hui, une grande part de l'activité syndicale passe par la justice : on parle de convention collective, de griefs, de juste représentation des salarié·es. Cette activité complexe est-elle une avancée ou une complication encombrante ?

Plusieurs syndicats ont maintenant tendance à miser sur un recours accru au registre judiciaire lorsqu'il s'agit de bâtir des stratégies misant sur le renforcement de liens de solidarité forts et durables entre les différents types de travailleur·euses. Dans le contexte français, Jérôme Pelisse [1] observe qu'un processus de formalisation et d'extension de la logique juridique s'opère et transforme la manière dont les acteur·trices interagissent. En raison de cette juridicisation, leurs relations sont beaucoup plus encadrées par le registre juridique, ce qui ne laisse que peu de place aux usages, aux coutumes et au dialogue, ou à la négociation de solutions créatives pour résoudre les problèmes vécus sur les lieux du travail.

Pelisse observe également une autre tendance : celle de la judiciarisation, laquelle réfère davantage à la saisie plus fréquente des tribunaux spécialisés. Cette tendance à la judiciarisation des relations du travail est observée depuis longtemps au Québec et ailleurs dans le monde. Cette tendance peut entraîner des délais importants dans le règlement des problèmes en relations de travail, en plus de rendre le travail syndical invisible aux yeux d'un bon nombre de membres. Elle s'expliquerait par de multiples facteurs, dont l'évolution du cadre législatif, mais aussi, plus fondamentalement, par l'évolution des dynamiques relationnelles des parties prenantes.

Une stratégie patronale ?

Différents facteurs ont été mis en évidence dans les travaux antérieurs pour expliquer cette tendance, notamment l'institutionnalisation des relations professionnelles ou l'acquisition et la diffusion de compétences juridiques au sein des organisations syndicales. Il ne faut pas oublier non plus la propension accrue des employeurs à saisir la justice, par exemple, lors de mouvements de grève, pour contester les modalités des actions et des stratégies syndicales. Pour les employeurs, la judiciarisation peut aussi être une stratégie leur permettant d'allonger les délais pour le règlement de certains dossiers, et par le fait même décourager les travailleur·euses d'exercer leurs recours. Mais elle pourrait aussi contribuer à réduire la pertinence et l'efficacité des organisations syndicales et les affaiblir au plan financier.

Si la judiciarisation des relations de travail et du travail syndical a été critiquée par certains universitaires et spécialistes du droit du travail, elle est aussi considérée comme un levier stratégique efficace dans certaines circonstances, notamment lorsque le contexte rend l'action collective ou les moyens d'action traditionnels, comme la grève, peu efficaces. Cécile Guillaume souligne par exemple qu'en Angleterre, où le taux de syndicalisation a significativement diminué et où la négociation collective est décentralisée, ce recours aux tribunaux peut effectivement offrir un levier stratégique aux organisations syndicales pour faire avancer les droits des salarié·es [2].

Complexification des relations de travail

Dans le livre La convention collective au Québec, paru en 2017, il est établi que l'évolution du droit du travail a nettement contribué à complexifier les enjeux et les recours en relations de travail. D'une part, le législateur favorise une certaine déréglementation des relations du travail et l'allègement des contraintes légales de la négociation (par exemple par le déplafonnement de la durée des conventions collectives, les modifications apportées à l'article 45 portant sur l'accréditation syndicale, l'abolition de plusieurs décrets de convention collective ou la privation de certain·es travailleur·euses de leur droit de se syndiquer). D'autre part, l'État intervient de plus en plus directement dans la détermination des conditions de travail en adoptant différentes lois, généralement d'ordre public, qui ont établi de nouvelles protections pour les salarié·es et qui ne peuvent ni être ignorées ni modifiées par la négociation collective (par exemple, la Loi sur les normes du travail, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec). Le principe d'autonomie des parties à la négociation collective est nécessairement limité par ces nombreuses lois qui contraignent le champ du négociable.

À cela, il faut ajouter l'élargissement de la nature des plaintes qu'un·e salarié·e peut déposer contre le syndicat accrédité qui aurait violé son devoir de représentation (article 47.2 du Code du travail). La personne salariée peut désormais contester la qualité de la représentation syndicale relative à toute question relevant de la convention collective. Comme l'ont montré nos travaux, la relation avec les mandant·es est devenue plus complexe et les syndicats pourraient avoir développé le réflexe de judiciariser certains dossiers pour éviter que des plaintes soient déposées contre eux et pour pouvoir démontrer qu'ils ont utilisé tous les recours possibles dans la défense des droits de leurs membres.

De plus, les conventions collectives sont devenues si imposantes et si complexes que seul·es des expert·es chevronné·es peuvent s'aventurer dans l'interprétation des textes et leur renégociation. Ces conventions sont aussi beaucoup plus difficiles à appliquer, ce qui contribue nécessairement à l'augmentation des litiges qui seront l'occasion de lourds débats entre expert·es juridiques. Cela est sans compter que le système de justice créé pour résoudre les difficultés et les mésententes liées à l'application de ces accords est aussi complexe et caractérisé par un juridisme excessif.

Enfin, ces conventions collectives ont aussi atteint, dans une forte proportion, une certaine maturité au fil des renouvellements, ce qui peut devenir une cause d'inertie et servir de prétexte pour modérer les revendications syndicales en faveur de nouveaux droits. Bien plus, nos travaux montrent que les conventions collectives ayant atteint leur maturité sont aussi celles qui contiennent le plus de disparités de traitement, ce qui montre à quel point elles sont la cible des employeurs pour obtenir des concessions [3]. Elles contribuent également à placer les organisations syndicales sur la défensive, priorisant ainsi la protection des acquis des salarié·es en place. La maturité des conventions collectives ne favoriserait donc pas le développement d'une culture de mobilisation au sein des unités de négociation visant une amélioration continue des conditions de travail.

Vers une stratégie mixte

Que faut-il retenir de ces observations ? Si le contexte institutionnel peut alimenter en partie cette tendance à la judiciarisation des relations de travail, elle n'est pas que néfaste pour l'action syndicale. Elle peut en effet constituer un élargissement du champ d'activité des syndicats, sans pour autant se substituer à la mobilisation et la participation active des membres à l'élaboration de solutions aux enjeux et aux problématiques qui les touchent.

À ce propos, David Peetz souligne qu'il peut être rassurant, pour certain·es dirigeant·es syndicaux·ales, de s'en remettre au discours sur l'individualisme croissant des travailleur·euses pour se replier sur une forme de syndicalisme où la relation avec leurs mandant·es est considérée comme purement transactionnelle et où des services sont offerts pour répondre à des besoins individualisés. Ce n'est toutefois pas la voie privilégiée dans la littérature spécialisée sur la revitalisation des stratégies et des pratiques syndicales.

Melanie Simms a d'ailleurs reconnu que pour maximiser les chances de pérenniser les adhésions et favoriser le militantisme des membres, les organisations syndicales doivent miser sur deux ingrédients essentiels : une force de négociation collective qui permet d'influencer les décisions au quotidien et un engagement fort et représentatif du milieu de travail pour influencer les décisions [4].

Plutôt que de remettre le contrôle et l'issue des luttes entre les mains des expert·es juridiques, les organisations syndicales ont donc tout intérêt à recourir davantage à des stratégies mixtes : le recours aux tribunaux, la négociation collective et d'autres pratiques comme des campagnes publiques ou une variété de moyens de pression, tout cela s'articulant de manière à maximiser le rapport de force du côté syndical.


[1] « Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropriations du droit dans les conflits du travail », Politix, vol. 2, no 86, 2009, p. 73-96.

[2] « Les syndicats britanniques et le recours au contentieux juridique », La nouvelle revue du travail, no 7. En ligne : https://journals.openedition.org/nrt/2354

[3] Frédéric Lauzon Duguay, Mélanie Laroche et Patrice Jalette, « Les disparités de traitement dans les conventions collectives », Policy OPTIONS politiques, 7 mars 2017. En ligne : policyoptions.irpp.org/magazines/march-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/ https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/mars-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/

[4] « Accounting for greenfield union organizing outcomes », British Journal of Industrial Relations, vol. 53, no 3, p. 397-422.

Mélanie Laroche est professeure titulaire à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

Lancement du numéro 97

À Bâbord ! vous invite au lancement de son 97e numéro et son dossier « La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir » ! Rendez-vous le jeudi 19 octobre à partir de 18h30 (…)

À Bâbord ! vous invite au lancement de son 97e numéro et son dossier « La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir » !

Rendez-vous le jeudi 19 octobre à partir de 18h30 au Bistro L'Enchanteur (7331 avenue Henri Julien, Montréal).

Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

Un dossier coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis. Pour lire la présentation du dossier, c'est ici.

Pour le sommaire complet du numéro, c'est ici.

Pour l'événement Facebook, c'est ici.

À bâbord ! toujours mordante et intraitable !

25 septembre 2023, par Le Collectif de la revue À bâbord ! — , , ,
Cette année, À bâbord ! fête ses vingt ans ! Toute une réussite pour un média indépendant produit par des militant·es engagé·es de façon bénévole. Un vrai pied de nez à la (…)

Cette année, À bâbord ! fête ses vingt ans ! Toute une réussite pour un média indépendant produit par des militant·es engagé·es de façon bénévole. Un vrai pied de nez à la façon de faire dans notre monde capitaliste : nous avons montré une fois de plus qu'un collectif autogéré de façon horizontale, pratiquant le travail libre et volontaire, sans patron·ne, fonctionne ! Avec très peu de moyens, mais aussi avec la volonté ferme des membres du collectif de la revue de poursuivre une expérience unique dans l'ensemble des revues québécoises, la publication ininterrompue de nos numéros a été une forme de petit miracle permanent.

Notre souci a toujours été d'accompagner les mouvements sociaux et de faire connaître les mobilisations en étant ancré·es sur les réalités terrain. Pendant toutes ces années, nous avons réussi un important travail de documentation sur les organisations militantes, sur les personnes qui les soutiennent, et sur les idées qu'elles défendent. Nous avons écrit sur des mobilisations peu abordées dans les grands médias, et nous avons couvert nos sujets selon des angles inédits. C'est donc une tout autre vision de l'histoire politique du Québec que nous avons présentée. Nos dossiers régionaux, produits par les personnes habitant les différents territoires du Québec, nous ont permis en outre de décentrer notre regard de la grande région montréalaise pour aller à la rencontre de militant·es à travers le Québec.

Notre collectif a su se renouveler en recrutant constamment des personnes d'horizons variés (bien que nous reconnaissons humblement qu'ils et elles pourraient l'être encore davantage), ce qui nous a assuré notre pérennité. Nous sommes ainsi resté·es en lien avec les grands courants politiques de la gauche, qui ont trouvé dans nos pages une tribune ouverte. Notre richesse est aussi la diversité de nos auteur·es qui ont contribué à la qualité de notre contenu et que nous remercions infiniment.

Notre site internet donne accès à vingt ans d'archives sur les différentes luttes ayant traversé le Québec. Un bref survol des différents numéros permet de suivre des enjeux politiques et culturels qui se sont transformés avec les années. Dans les premiers temps, une grande place a été accordée à la défense des services publics, à une critique de la mondialisation néolibérale, au féminisme. À ces préoccupations toujours vivantes aujourd'hui se sont ajoutés des thèmes proches des courants intersectionnels et un intérêt marqué pour la justice climatique. À bâbord ! ne se situe pas à l'extérieur des mouvements sociaux, se posant comme observateur objectif. Nous nous voyons plutôt comme faisant partie du paysage militant québécois, évoluant en phase avec les luttes les plus marquantes.

Notre réussite, nous la devons aussi au soutien très précieux de notre lectorat. C'est votre contribution à notre revue et à nos événements qui nous permet de continuer notre travail et de poursuivre cette expérience si particulière d'une revue fortement ancrée à gauche et autogérée. À travers les années, nous avons fait d'importants efforts pour aller à votre rencontre et « sortir de la revue ». Par les lancements de nos numéros d'abord, toujours populaires et conviviaux. Et par des colloques : sur le système de santé, sur les médias, sur le syndicalisme. Les dossiers régionaux sont aussi une façon pour nous d'aller vers les personnes qui nous soutiennent aux quatre coins du Québec.

Dans tous les cas, nous vous remercions chaleureusement de nous lire et de nous encourager à diffuser une information indépendante, militante et engagée !

Les festivités reliées à notre 20e anniversaire ne font que commencer. Soyez avec nous pour un événement festif soulignant notre 100e numéro, dont le dossier principal sera consacré à notre histoire, et qui sortira au mois de juin 2024. Ce sera l'occasion de dresser un bilan de nos nombreuses années d'existence et, encore une fois, de nous joindre à vous pour célébrer. Restez à l'affût pour les détails de cette célébration !

Sommaire du numéro 97

25 septembre 2023
Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici. Médias L'après-Facebook des médias d'info / Philippe de Grosbois Luttes Droit au logement : « Nous sommes au (…)

Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

Médias

L'après-Facebook des médias d'info / Philippe de Grosbois

Luttes

Droit au logement : « Nous sommes au début d'une très longue lutte » / Entrevue avec le Comité d'action de Parc-Extension

Mobiliser pour un quartier chinois inclusif / Entretien avec May Chiu et Parker Mah

Saguenay - Nitassinan : Les anarchistes repensent le communautaire / Collectif Emma Goldman

Queer

Entrevue : Être queer, c'est révolutionnaire et ça doit le rester / Entrevue avec Mathilde et Lou du festival queer Brûlances

Mémoire des luttes

Lutter pour la dignité : Le combat des chauffeurs de taxi haïtiens dans les années 1980 / Alexis Lafleur-Paiement

Culture numérique

GAFAM : Conclusions / Yannick Delbecque

Environnement

Caribous et vieilles forêts, même combat ! / Jean-Pierre Rogel

Les COP sont-elles bonnes ou mauvaises ? / Claude Vaillancourt

Regards féministes

Violences obstétricales et gynécologiques : Se faire voler sa fertilité / Kharoll-Ann Souffrant

Travail

Travailleurs temporaires, éternels étrangers : Ce que la migration temporaire de main-d'œuvre dit de nous / François de Montigny

Dossier : La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir

Coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis.

Illustré avec des œuvres de Marcel Saint‑Pierre

Le travail est‑il mortel ? / Philippe Lapointe

Grève au cimetière Notre‑Dame‑des‑Neiges : « Ceux que la mort fait travailler » / Entretien avec Patrick Chartrand

Hommage à Barbara Ehrenreich : Une lecture féministe de l'histoire médicale / Stéphanie Barahona

Quand la mort est une affaire de classe / Jean‑Yves Joannette

Les désillusions d'une thanatologue. Rencontre avec Maude Jarry.

L'affaire du cimetière de St‑Apollinaire : La sépulture, impensé de la situation d'immigration / Isabelle Larrivée

Apartheid israélien et nécropolitique : Jusqu'où compter les morts ? / Anne Latendresse

Les fusillades de masse aux États‑Unis : Antigone et la fondation nationale par le deuil / Catherine Mavrikakis

Des féminicides coloniaux / Miriam Hatabi

International

France : La bataille de Sainte-Soline / Louise Nachet

Colombie : Entre la violence et l'espoir / Jessica Ramos et Ronald Arias

Le Canada continue d'encourager l'impunité de ses entreprises / Denis Côté, Amélie Nguyen et Aidan Gilchrist-Blackwood

Culture

Cinéma sous les étoiles et Funambules média/ Entretien avec Hubert Sabino-Brunette et Romane Lamoureux-Brochu

Recensions

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

Couverture : Marcel Saint‐Pierre. Frontières no 3, série Frontières, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 153 x 127 cm. Collection Carol Aubut et Michèle Ménard.

Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir

25 septembre 2023, par Isabelle Larrivée, Samuel-Élie Lesage, Catherine Mavrikakis — , , , , ,
« Si la mort, disait Jankélévitch, n'est pensable ni avant, ni après, quand pourrons‑nous la penser ? » À bâbord ! croit qu'il est indispensable de le faire maintenant, à (…)

« Si la mort, disait Jankélévitch, n'est pensable ni avant, ni après, quand pourrons‑nous la penser ? » À bâbord ! croit qu'il est indispensable de le faire maintenant, à condition de l'envisager non pas dans son aspect individuel, mais dans une perspective critique qui permettrait d'en éclairer le travail à une échelle collective. Voilà de quoi nous faire entrer dans le vif du sujet.

Une étrange intimité vient d'abord lier la mort et le travail. En effet, la récente lutte menée par les employé·es du cimetière Notre‑Dame‑des‑Neiges éclaire la réalité de celles et ceux que la mort fait vivre. À l'inverse, des études faites en milieu de travail montrent que celles et ceux que le travail fait mourir font souvent face à l'indifférence des exigences de la productivité et du patronat.

Nous avons aussi souhaité rendre un hommage à Barbabra Ehrenreich en effectuant un retour sur sa lecture féministe de l'histoire médicale. Cette grande figure de la gauche étasunienne, décédée en septembre 2022, nous lègue ici une analyse pointue de la professionnalisation de la médecine et de l'appauvrissement du sens de la mort dans les sociétés occidentales.

L'incontournable industrie funéraire rappelle de son côté que, même dans la mort, nous sommes rattrapé·es par notre appartenance de classe et notre condition socio‑économique. Une autre réalité de cette industrie ressort dans notre entretien avec une ex‑employée des pompes funèbres qui, après s'être heurtée aux limites de sa profession, a décidé de lui tourner le dos.

La dernière partie de ce dossier s'intéresse davantage à la question des liens entre la mort et le territoire.

L'affaire du cimetière de St‑Apollinaire montre ainsi comment les partisan·nes d'une forme étriquée de nationalisme sont parvenu·es à détourner un projet de cimetière musulman, révélant à la fois le fantasme des frontières et la valeur symbolique de l'inhumation.

La nécropolitique exercée par l'État d'Israël est un autre exemple de point de rencontre entre la mort et le territoire. Ici, les avancées coloniales en territoires palestiniens justifient une stratégie visant à rendre plus acceptables les « conditions de la mort », pour reprendre les mots d'Achille Mbembe.

Aux États‑Unis, les tueries de masses, les fusillades et les débats sur les armes à feu tracent des territoires politiques. La violence et la mort deviennent fondatrices de la nation.

Enfin, il semble impossible de ne pas évoquer les féminicides coloniaux au Canada de même que le génocide colonial plus large dans lequel ils s'inscrivent et le déni politique auxquels ils font face.

Ce dossier, atypique en raison du sujet qu'il aborde et du cadre qu'il cherche à lui donner, permettra de mieux comprendre, nous l'espérons, l'instrumentalisation sociale et politique des pertes humaines.

Bonne lecture !

Dossier coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis
Illustré avec des œuvres de Marcel Saint‑Pierre

Avec des contributions de Stéphanie Barahona, Patrick Chartrand, Miriam Hatabi, Maude Jarry, Jean-Yves Joannette, Philippe Lapointe, Isabelle Larrivée, Anne Latendresse et Catherine Mavrikakis.

À propos des illustrations du dossier : peintre, poète et historien d'art, Marcel Saint‐Pierre (1944‐2021) a aussi été professeur au Département d'histoire de l'art de l'Université du Québec à Montréal. Il a publié plusieurs essais sur l'art contemporain et les artistes québécois.

La reproduction de ses œuvres a été autorisée par Anithe de Carvalho (ayant droit). Qu'elle en soit chaleureusement remerciée.

Illustration : Montage à partir de Frontières no 3, série Frontières, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 153 x 127 cm. Collection Carol Aubut et Michèle Ménard.

Pour recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

Incarner nos aspirations collectives

Au-delà des vœux pieux et des professions de foi formulées à chaque congrès syndical, que peut-on faire, concrètement, pour qu'advienne le syndicalisme combatif que l'on (…)

Au-delà des vœux pieux et des professions de foi formulées à chaque congrès syndical, que peut-on faire, concrètement, pour qu'advienne le syndicalisme combatif que l'on souhaite ? Voici quelques moyens qui pourraient, selon nous, permettre d'atteindre ces objectifs.

Revoir nos modes d'organisation

Passer de l'intervention par grief à l'action collective

Le modèle classique de représentation syndicale s'appuie sur les « relations de travail ». Les membres agissent alors à titre de spectateur·trices dans un modèle « clientéliste », en soutirant un service de représentation pour trouver des solutions à leurs problèmes. Quoique ce modèle soit légitime, les relations de travail deviennent alors la chasse gardée d'un certain nombre « d'expert·es » en ce domaine. On y gagne beaucoup de jurisprudence, mais peu d'empowerment des membres sur leurs conditions de travail. Un modèle basé sur l'action collective propose de se regrouper autour d'un même problème et de mettre en place des actions conjointes pour se réapproprier notre force d'organisation du travail, par exemple en cessant collectivement de faire une tâche ou en refusant massivement d'obtempérer à une demande patronale.

Passer de « parler aux membres » à « faire parler les membres »

Les officier·ères syndicaux·ales répètent qu'il faut « investir les médias sociaux ». Si les outils numériques ouvrent effectivement de nouvelles avenues, leur utilisation à des fins combatives et démocratisantes relève d'abord d'une réflexion politique, et non technologique. Pourquoi seulement relayer les communiqués et les clips conçus par des spécialistes en communication quand on peut profiter du fait que de nouvelles tribunes sont disponibles pour faire entendre la voix des syndicats locaux ?

L'organisation nationale peut appuyer la production d'images et vidéos, offrir la diffusion en direct de débats clés en instances et instaurer des forums en vue de mettre en commun des analyses et de planifier des actions.

Se soucier de diversité et de représentativité

Augmenter la représentativité des organisations syndicales est l'une des pistes de réflexion à privilégier pour contrer le déclin de la participation. Comment justifier l'homogénéité des personnes élues et salariées au sein du mouvement, alors que 22,6 % de la population québécoise dit aujourd'hui appartenir à une minorité visible ? L'absence de représentation proportionnelle des travailleur·euses au sein du mouvement syndical a de quoi surprendre. Des mesures draconiennes d'inclusion et un changement de culture en profondeur contribueront à faire émerger un syndicalisme plus fort grâce à son inclusivité et sa sensibilité aux réalités des personnes syndiqué·es. La diversité (qu'elle soit ethnoculturelle, sexuelle ou autre) n'est pas qu'une lutte à appuyer, mais fait partie intégrante de nos luttes. Elle est une manière essentielle d'avoir des syndicats ancrés dans leurs milieux.

Pour une « révolution culturelle »

Raviver le mouvement dans l'organisation

Si le mouvement syndical est le résultat de l'action conjointe de personnes qui partagent une même réalité de travail, les organisations syndicales sont le fruit de cette action et les porte-étendards du mouvement. Elles l'alimentent en le pérennisant et en lui offrant des ressources indispensables à sa vitalité. Il semble toutefois que le maintien des structures organisationnelles que nous avons créées se fait parfois au détriment du dynamisme du mouvement. Les taux d'adhésion, le maraudage et les services aux membres soutirent alors l'essentiel de notre énergie. Or, sans mouvement animé par la mobilisation des membres, les organisations courent le risque de devenir des coquilles désincarnées. Pour développer le

sentiment d'appartenance aux organisations et assurer leur renouveau, vaut mieux encourager les initiatives de la base que faire la promotion d'une identité organisationnelle spécifique et figée.

Démocratiser la démocratie

Il est parfois suggéré d'encourager le développement de modalités plus participatives pour compléter les formes de démocratie représentative au sein de nos organisations [1]. Pour cela, il ne suffit pas d'inciter les personnes d'un milieu de travail donné à assister à leurs assemblées et à y prendre la parole. Il faut que soit repensée la distribution du pouvoir au sein même de nos organisations pour encourager la fluidité des rapports entre les instances plus formelles de représentation et les initiatives souvent informelles de participation. Parmi les mécanismes qui permettent ce partage du pouvoir, on peut penser à des négociations ouvertes pour que les membres soient des témoins directs des échanges en cours, à des limites de mandats pour les personnes élues afin d'encourager une rotation dans les fonctions représentatives ou encore à la diffusion des informations qui sont à la source des analyses syndicales.

Entretenir une culture de la désobéissance

Un mouvement qui cherche à protéger des acquis aura tendance à adopter une posture défensive, prudente, voire conservatrice. Inversement, un mouvement en quête d'avancées veut faire reconnaître des choses qui ne le sont pas encore, ce qui l'amène inévitablement à confronter l'ordre établi. C'est par la pratique qu'on remet vraiment en question les limites aux droits de manifester et de faire la grève. Localement aussi, c'est par la perturbation qu'on exerce une véritable pression. Désobéir ne signifie pas tout rejeter et prôner le chaos ; la désobéissance doit être planifiée, concertée et faire appel à un idéal. Ultimement, désobéir, c'est reprendre un peu de pouvoir sur sa vie.

Penser globalement, agir politiquement

Encourager les espaces intersyndicaux et intersectoriels

La condition de travailleuse ou de travailleur touche tout le monde, ou presque. Les luttes syndicales contre le patronat ne sauraient perdurer dans le temps sans une solidarité intersyndicale et intersectorielle forte. Pour ce faire, il nous faut entretenir régulièrement des espaces de dialogue, de rencontre et de débat, comme les camps de formation (comme ceux organisés par Lutte commune), la tenue de nouveaux états généraux sur le syndicalisme ou les initiatives de podcasts (nommons le balado Solidaire qui offre une plateforme à des militant·es de diverses organisations [2]).

Créer des liens avec les milieux militants

Dans la mesure où les travailleurs et les travailleuses sont plus que des individus définis par le travail, ils et elles se retrouvent aussi à la croisée de réalités multiples. La complexification de l'économie, les changements climatiques et la montée en force des rhétoriques d'extrême droite s'ajoutent aux luttes syndicales à mener, puisque ces situations renforcent également les inégalités au sein de nos milieux de travail. Les liens avec les organisations étudiantes, féministes, communautaires, écologiques et décoloniales, entre autres, sont vitaux pour assurer la suite du mouvement syndical, pour remettre en question nos pratiques historiques et pour s'assurer que nous ne laissons personne derrière.

Actualiser le Code du travail

Le Code du travail du Québec, dans sa forme actuelle, impose certaines contraintes au syndicalisme. Malgré les avancées historiques du 20e siècle, comme le droit à la syndicalisation ou la formule Rand, les organisations syndicales ont dû accepter un compromis législatif qui ne laisse pas suffisamment de marge de manœuvre aux organisations syndicales pour se défendre. Parmi les limites du Code du travail, notons la définition désuète et trop limitée du brisage de grève, les balises irréalistes des services essentiels et l'impossibilité d'exercer la grève tant qu'une convention collective est en vigueur. Une réforme en profondeur du Code du travail doit devenir un champ de bataille prioritaire des organisations syndicales afin de maximiser le rapport de force des travailleuses et travailleurs syndiqué·es.

L'esprit de l'ensemble des moyens proposés ici pour répondre aux défis actuels du syndicalisme va dans le sens d'un constant travail de terrain, d'interaction et de proximité avec et entre les travailleurs et les travailleuses. Il faut se former mutuellement à l'organisation des membres pour générer une mobilisation durable et établir des liens afin de mener des batailles conjointes. Le monde syndical gagnerait donc à collaborer au développement d'un modèle en ce sens, comme le propose le réseau Labor Notes aux États-Unis, afin d'encourager la réappropriation collective du projet syndical et, ultimement, pour changer non seulement nos conditions de travail, mais également nos conditions de vie.


[1] Voir Christian Nadeau, Agir ensemble : penser la démocratie syndicale, Montréal, Somme toute, 2017.

[2] Voir l'entrevue avec les animatrices de ce balado dans le numéro 90 d'À bâbord ! : Éliane Scofield Lamarche et Amélie Glaude (propos recueillis par Lutte commune), « Une exploration du syndicalisme en balado », À bâbord !, no 90, p. 70-71. Disponible en ligne.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

Lutte antiraciste : à la fois en retard et en avance

16 septembre 2023, par Isabelle Bouchard, Alain Croteau, Ramatoulaye Diallo — , , , ,
Comment le milieu syndical aborde-t-il la question délicate du racisme systémique dans les milieux de travail ? Comment relever le défi d'impliquer davantage les personnes qui (…)

Comment le milieu syndical aborde-t-il la question délicate du racisme systémique dans les milieux de travail ? Comment relever le défi d'impliquer davantage les personnes qui en sont victimes dans les instances syndicales ?

Propos recueillis par Isabelle Bouchard.

À bâbord ! : Quels éléments ont conduit le CCMM-CSN à adopter un plan d'action contre le racisme systémique à l'assemblée générale du 27 janvier 2021 ?

Ramatoulaye Diallo : Les membres du Congrès de 2019 avaient déjà adopté des propositions de lutte contre le racisme et pour l'intégration à la vie syndicale des personnes appartenant à des groupes racisés, issu·es de l'immigration et des personnes autochtones. Mais ce sont les décès criminels de George Floyd et Joyce Echaquan qui ont vraiment été les éléments déclencheurs de notre volonté à nous mettre davantage en action. Nous avons toustes été choqué·es, indigné·es par ces situations. Il fallait agir ! On ne pouvait plus se taire. Depuis, l'intérêt de nos membres à s'attaquer au racisme systémique est palpable. C'est comme s'il était moins tabou de parler du racisme. Les gens sont de plus en plus alertés devant cette situation anormale, inacceptable !

ÀB ! : L'univers syndical n'échappe pas au racisme systémique. Sous quelles formes peut-il se manifester ?

R. D. : Le manque de représentation dans toutes les instances syndicales des personnes racisées, issues de l'immigration ou autochtones en est la manifestation la plus évidente et la plus choquante. Le phénomène s'observe autant dans la composition des comités exécutifs des huit fédérations, au sein des douze conseils centraux et dans la composition actuelle et historique de l'exécutif de la CSN, qui ne compte pas de personnes racisées ni autochtones. Pour l'instant, il n'y a que peu d'individus racisés qui siègent dans ces instances. Notons aussi que la composition des conseillier·ères de la CSN obéit aussi à cette même logique de manque d'inclusion.

Nous avons moins de détails au sujet de la composition des exécutifs locaux de nos syndicats, mais nous imaginons que la situation est semblable. D'ailleurs, au CCMM, nous sommes en train de finaliser un sondage pour mesurer cette représentation. Nos syndicats y répondent en grand nombre. Un des objectifs de notre plan, c'est que les personnes racisées, issues de l'immigration et les personnes autochtones soient représentées à égale proportion de leur présence sur le marché du travail.

Il faut aussi prendre conscience de l'importance du nombre de personnes racisées dans un exécutif. Lorsqu'une seule personne racisée siège à un comité exécutif, elle peut se trouver en situation d'isolement. Des microagressions peuvent survenir. Nous avons eu des témoignages en ce sens.

Alain Croteau : Cette sous-représentation n'est pas anodine puisqu'elle entraîne des conséquences directes sur les conditions de travail des personnes salariées. Par exemple, lorsque nos membres racisé·es ne sont pas représenté·es dans nos comités de relations de travail, leurs problèmes restent invisibles et les discriminations demeurent. Comme personne blanche, on n'a pas toujours conscience des difficultés éprouvées par nos camarades. Parfois, une situation peut sembler neutre pour quelqu'un comme moi, mais les personnes racisées y voient les effets du racisme systémique de manière évidente. Par exemple, c'est le cas quand un processus de probation bien établi et respecté est sournoisement détourné en défaveur de personnes issues de communautés racisées. Dans le secteur de la santé, on constate d'ailleurs que ces dernières sont généralement désavantagées dans leur progression en emploi.

ÀB ! : Quelles sont vos réflexions quant à l'imposition de quotas de personnes issues des groupes racisés, de l'immigration et autochtones dans les exécutifs ?

A. C. : Ce peut être une partie de la solution. À mes yeux, ce n'est ni immoral et ni discriminatoire. C'est vrai, il y a d'autres solutions, mais nous ne devrions pas exclure le recours aux quotas, l'idée étant de renverser les statistiques. Je suis d'avis que nous devons avoir le courage d'en débattre. Les seules bonnes intentions ne suffiront pas. Dans notre exécutif, par exemple, nous nous sommes donné·es une règle : lorsque des personnes quittent nos comités, nous approchons des personnes racisées pour les remplacer. C'est un genre de quota. Quelquefois, je me dis que même si nous sommes déjà bien informé·es et sensibilisé·es devant cette injustice, la composition effective des instances syndicales n'évolue pas. Alors, est-ce que l'imposition de quotas pourrait plus rapidement corriger l'injustice de la sous-représentation ? Il me semble que oui.

R. D. : Je comprends le point de vue d'Alain, mais au Conseil central, notre plan réfère davantage à des activités d'information, de sensibilisation et de formation. Par exemple, nous en sommes à créer des espaces d'échanges pour que les gens puissent développer une meilleure connaissance de ce qu'est le syndicalisme québécois, de son rôle, de son fonctionnement et de ses réalisations. On s'apprête à développer un module de formation dédié aux personnes racisées, issues de l'immigration et autochtones. Parfois, nos membres issu·es de l'immigration associent le mouvement syndical à un mouvement peu démocratique. Si nous montrons à quel point le monde syndical est inclusif et démocratique, on pense qu'ils et elles seront plus nombreux·ses à souhaiter militer dans un exécutif syndical ou un comité. Quand on est conscientisé·e, on adhère davantage.

ÀB ! : Alain, votre syndicat a déposé 1000 griefs portant sur des situations liées au racisme systémique contre le plus important CIUSSS de la province, celui du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal. Quelles étaient les intentions derrière cette stratégie ?

A. C. : Il faut savoir que dans mon milieu de travail, les personnes racisées sont sous-représentées dans les emplois les mieux payés, et elles sont surreprésentées dans les emplois les moins payants. Toutefois, notre patron refuse de nous fournir des statistiques par type d'emplois sur ce problème. La discrimination raciale est omniprésente : elle débute dès le processus d'embauche et se perpétue dans l'exercice de la profession. Les personnes racisées de mon accréditation syndicale ne jouissent pas des mêmes conditions de travail que les personnes blanches.

Par exemple, on ne propose généralement pas aux personnes racisées de se déplacer à domicile alors qu'elles offrent systématiquement les services en institution. Autre exemple : il arrive que les femmes racisées mettent plus de temps à accumuler les heures nécessaires à la période de probation que les personnes blanches. Notons aussi que lors de la période de probation des personnes racisées, les gestionnaires vont souvent faire le tour des ancien·nes, qui sont généralement blancs : ils vont se fier à leur opinion pour mettre fin à une probation. Ce n'est pas une évaluation qui est juste puisqu'on expose la personne à tous les préjugés de ses pairs. Prise isolément, chacune de ces situations pourrait être justifiée par l'employeur. Le rôle de notre syndicat, c'est de montrer que la situation est généralisée et que nous sommes en fait devant une forme de racisme systémique.

Alors, pour forcer l'employeur à divulguer les statistiques de représentation par type d'emplois, mon syndicat a déposé 1000 griefs. Au-delà de la démarche juridique, nous avions aussi un message pédagogique à envoyer aux officier·ères blanc·ches des syndicats. En effet, ils et elles ne sont pas toujours à l'aise dans ce contexte et, conséquemment, hésitent à dénoncer ces situations, parce qu'ils et elles ne sont pas tout à fait convaincu·es qu'il y ait des discriminations, ou parce qu'ils et elles craignent d'être poursuivi·es. Cependant, pour nos membres racisé·es, le problème est évident. Nous souhaitons évidemment que notre stratégie soit reprise par d'autres syndicats.

R. D. : En effet, 1000 griefs, c'est du jamais vu du point de vue juridique ! Au Conseil central, on appuie cette stratégie. Il faut oser déposer des griefs pour dénoncer le racisme ! Nos syndicats observent et suivent la situation avec grand intérêt !

ÀB ! : Le monde syndical est-il en avance ou en retard dans cette lutte ?

R. D. : Le mouvement syndical, même s'il a pris du temps à s'intéresser à la question, sera l'un des premiers à transformer le monde du travail pour assurer des conditions de travail exemptes de toute forme de racisme.

A. C. : Même si le gouvernement Legault refuse de considérer le racisme comme un rapport de pouvoir systémique, le mouvement syndical, quant à lui, est en marche ! Le Conseil central s'engage pleinement dans cette lutte !

Ramatoulaye Diallo est trésorière au Conseil central du Montréal métropolitain (CCMM-CSN) et Alain Croteau est président du syndicat du CIUSSS du Centre-Sud.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

Syndicaliser le communautaire, naturel ou pas ?

Être syndiqué·e ou se syndiquer comme travailleur·euse du communautaire soulève plusieurs débats dans le milieu. Pourtant, il devrait s'agir d'un geste assez naturel, tous et (…)

Être syndiqué·e ou se syndiquer comme travailleur·euse du communautaire soulève plusieurs débats dans le milieu. Pourtant, il devrait s'agir d'un geste assez naturel, tous et toutes partageant en principe les mêmes valeurs. L'action communautaire autonome, les travailleur·euses et le mouvement syndical ont tout à gagner de cette alliance.

Dans le milieu communautaire, les fondations privées et les organismes autonomes passent beaucoup de temps à assurer leur propre pérennité. Cela se fait souvent au détriment des conditions de travail des gens qui donnent chaque jour un soutien à des populations fragilisées. Malgré cette situation souvent difficile, les travailleuses et travailleurs du communautaire sont encore aujourd'hui très peu syndiqué·es et l'idée d'adhérer à un syndicat divise toujours.

Concertation et négociation, deux mondes très différents

Les rapports traditionnels entre les syndicats et les organismes communautaires se tiennent plus souvent qu'autrement autour des tables de concertation. Tout se passe assez bien, de façon générale, et ces rencontres permettent de tisser d'importants liens de solidarité.

Mais quand les discussions arrivent à la table de négociation, il peut en être tout autrement. Des travailleuses et travailleurs du milieu communautaire qui ont décidé de se syndiquer ont dû faire face à des réactions parfois fortes de la part de leurs collègues, de leur direction et de leur conseil d'administration : congédiements des initiateur·trices de la syndicalisation, tentatives d'empêcher le processus de syndicalisation, ingérence dans les affaires syndicales – des manières de faire typiques du secteur privé auxquelles on ne s'attend pas dans des organismes communautaires. Des positions assez polarisées ont aussi été remarquées dans des échanges plus larges sur ce sujet à différentes tables de concertation.

Ces réactions contrastent avec les motivations des personnes qui ont initié des démarches de syndicalisation. Ces personnes ont parlé de leurs conditions de travail, mais ont aussi abordé des sujets comme la nécessité de bien reconnaître leur travail, la hausse du financement à la mission de l'organisme et l'uniformisation des ententes de travail.

Ces deux milieux, communautaire et syndical, qui se concertent assez facilement, ont malgré tout de la difficulté, par moment, à établir des relations fonctionnelles. Il y a visiblement un exercice de démystification à accomplir auprès de tous et toutes concernant la syndicalisation et les relations de travail, ce qui peut demander un certain temps.

Gestion horizontale et équité

Évidemment, il est plutôt rare que les travailleuses et travailleurs décident de se syndiquer quand tout va bien. Le choix de la syndicalisation s'impose souvent quand les relations de travail sont tendues et le climat, plus ou moins toxique. Comme obstacle à la syndicalisation, il faut mentionner un grand roulement dans le personnel, souvent appelé à faire le saut dans le secteur public ou à prendre la coordination des organismes.

Plusieurs groupes se sont éloignés, au fil du temps, d'une culture de gestion traditionnellement plus horizontale dans le communautaire, du moins théoriquement. Les conditions de travail sont parfois déterminées de façon assez arbitraire et on remarque de grandes différences entre ce que vivent les employé·es et la direction. La négociation d'une convention collective peut marquer un retour à des relations de travail plus égalitaires et à une répartition plus équitable des ressources disponibles.

Grâce à leur syndicalisation, des travailleuses et travailleurs ont pu obtenir le droit de siéger au conseil d'administration de leur organisme, profiter de la création de comités paritaires sur différents sujets ou obtenir la reconnaissance de leur ancienneté et de leur droit de rappel de projet en projet. Les augmentations salariales, la mise en place d'assurances et de REER collectifs et des congés familiaux ont aussi été des avantages obtenus après la négociation d'une convention collective. Les gains de la syndicalisation en matière de conditions de travail peuvent donc être assez tangibles et relativement rapides, selon le contexte et l'organisme.

Les groupes syndiqués étant toujours minoritaires dans le communautaire, le rapport de force face aux bailleurs de fonds, surtout publics, est limité. En revanche, par leur combativité et leur mobilisation, des syndicats ont pu contribuer à sauver des organismes. Ils ont remporté certaines luttes face au gouvernement, notamment dans le contexte pandémique actuel, et ont mis de l'avant des solutions concrètes. Des exemples qui portent à croire que des gains importants seraient envisageables avec des rangs plus garnis.

Contribution à l'organisation syndicale

Dans le monde syndical, la contribution des travailleuses et travailleurs du milieu communautaire syndiqué·es est importante. Celles et ceux qui rejoignent les organisations syndicales ne se sentent pas dépaysé·es très longtemps. Ils et elles ont de toute évidence beaucoup en commun avec leur nouveau milieu : organisations avec des origines historiques semblables, valeurs d'autonomie et de justice sociale, promotion de l'empowerment et de la défense des droits des personnes. On remarque même que, malgré une présence restreinte, plusieurs personnes en provenance du communautaire prennent une place importante dans les organisations syndicales, et ce assez rapidement, que ce soit comme salarié·es ou comme représentant·es politiques.

Les centrales syndicales profitent alors d'une diversité de miliant·es avec beaucoup d'expérience, habitué·es aux débats, avec une vision large du changement social et ayant souvent de bonnes capacités d'organisation et de mobilisation. Ce qui améliore l'étendue des réflexions sur une foule d'enjeux sociaux : droits des communautés culturelles et LGBTQ, féminisme, lutte contre la pauvreté… Bref, des apports majeurs, une bonne expertise pour des organisations qui n'ont pas uniquement pour objectif d'améliorer les conditions de vie de leurs membres, mais de la société en général.

Meilleure intégration

La syndicalisation permettrait de rendre plus efficaces les mouvements de grève dans les organismes communautaires comme ceux des dernières années. Les outils politiques, techniques et financiers qu'un syndicat autonome affilié à une centrale syndicale peut apporter ne sont pas négligeables et contribuent grandement à l'établissement d'un meilleur rapport de force.

L'exemple de la lutte récente des travailleuses des centres de la petite enfance, qui ont su gagner en respect et en conditions de travail grâce à leur solidarité et à leur combativité, devrait inspirer le milieu communautaire. Le réseau des CPE ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui si les travailleuses n'avaient pas fait le choix de se syndiquer massivement. L'établissement d'un tel rapport de force par une meilleure intégration du milieu communautaire dans le mouvement syndical ne pourrait qu'être bénéfique.

Le mouvement syndical peut être intimidant vu de l'extérieur, encore plus pour de petites organisations. Mais il peut surtout devenir un appui incontournable pour les travailleuses et travailleurs qui désirent se faire respecter et reprendre du pouvoir, même dans les organismes communautaires. Malgré certaines difficultés apparentes, c'est l'ensemble de la société qui bénéficierait d'une meilleure intégration des travailleuses et travailleurs du milieu communautaire aux organisations syndicales. Une alliance qui se veut plutôt naturelle, certes, mais qui demande peut-être encore un peu d'apprivoisement mutuel pour qu'elle puisse être pleinement scellée.

Stéphane Dufour est salarié de la CSN et ancien travailleur du milieu communautaire.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

Vers des collectivités durables. Réinventer Postes Canada

Sous le gouvernement Harper, le service des postes du Canada a fait l'objet de graves menaces, comme la fin de la livraison à domicile et la privatisation. Le Syndicat des (…)

Sous le gouvernement Harper, le service des postes du Canada a fait l'objet de graves menaces, comme la fin de la livraison à domicile et la privatisation. Le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) a mené une dure bataille contre ces offenses, appuyée par une grande partie de la population.

Le service postal fait partie de notre histoire depuis très longtemps. Le bureau de poste s'est forgé une place dans notre folklore tant il est ancré dans le décor de presque toutes les communautés. Il a toujours été un pilier fort de notre société, surtout dans un territoire aussi vaste que le nôtre.

La dernière décennie a marqué un changement profond dans nos moyens de communication et dans nos habitudes de consommation. La livraison de la poste-lettre a été éclipsée en grande partie par celle des colis. Ainsi, notre syndicat n'en est pas à sa première campagne afin de faire adopter de nouvelles orientations pour que cette société d'État offre à la population ce qu'elle attend d'elle.

Les succès et les victoires de notre syndicat, malgré les multiples menaces auxquelles nous avons dû faire face, sont attribuables au militantisme acharné d'une base déterminée à continuer de servir la population et à réinventer le service postal public. Les membres ont toujours exigé de faire partie de la solution.

Un service public menacé

En 2013, sous le gouvernement Harper, la direction de la société d'État, composée de plusieurs gros bonnets nommés par les conservateurs, a mené une des plus grandes attaques contre ce service public. Les dirigeant·es ont tenté de justifier l'arrêt de la livraison à domicile à des millions de Canadiens et Canadiennes avec comme seul argument la décroissance de la poste-lettre. Les membres du STTP et leurs allié·es ont mené ce qui s'est avéré la plus grande lutte pour la survie du système postal public de son histoire contemporaine. Cette attaque ouvrait une brèche pouvant mener à une éventuelle privatisation. Pour les travailleuses et les travailleurs, il était évident que la réponse à ces chambardements ne passait pas par l'austérité et la réduction des services, bien au contraire.

C'est dans cet esprit qu'on a vu naître la campagne Sauvons Postes Canada. Le syndicat passait alors en mode solutions. Le manifeste de la campagne prônait une expansion de nouveaux services pouvant desservir les différentes communautés partout au pays, notamment par la création d'une banque postale publique, un service de vigilance auprès des personnes âgées et vulnérables, la livraison d'aliments frais et la mise en place de carrefours communautaires. Ces solutions s'appuyaient sur des initiatives que le syndicat avait pu observer dans différentes administrations postales à travers le monde et qui ont donné des résultats concluants tant au point de vue économique, environnemental que social. Pensons simplement aux services bancaires postaux présents dans plus de soixante pays.

Fort·es de cette proposition, les membres ont multiplié les interventions auprès des politicien·nes, organismes communautaires, allié·es et médias, au point où ils et elles ont réussi l'exploit de s'inviter dans la campagne électorale de 2015. Une fois élu, le gouvernement Trudeau s'est trouvé sans autre choix que de faire cesser ce délestage des services. L'année suivante, afin de revoir les perspectives d'avenir de Postes Canada, le gouvernement a commandé un examen du mandat de la société d'État. Encore à cette étape, le STTP a fait flèche de tout bois avec l'aide d'allié·es naturel·les et d'acteur·trices de la scène politique, tant municipale, provinciale que fédérale, afin de prendre avantage de cet exercice et imposer le ton en faveur d'une offre accrue de services. À l'issue de ses travaux, cette commission publique plaidait pour un renouveau de Postes Canada et son rayonnement dans toutes les communautés. La quasi-totalité des recommandations soutenaient une expansion et une amélioration des services.

Une poste verte pour des collectivités durables

En 2016, à la suite de la ratification historique de l'Accord de Paris sur le climat, le STTP met sur pied une nouvelle campagne nommée « Vers des collectivités durables ». Cette campagne défend une réinvention du service postal du 21e siècle par l'expansion des services offerts à la population, mais va encore plus loin en incorporant la notion de la lutte aux changements climatiques. Le STTP propose des solutions pour réduire l'empreinte carbone liée directement aux opérations de Postes Canada, et apporte des solutions pour avoir un impact réel plus large dans la collectivité.

La campagne s'appuie sur le concept de « transition juste [1] » porté par le mouvement syndical. Présentement, ce concept est sur toutes les lèvres. Par contre, il est clair qu'il y a des dérives et une instrumentalisation par différents acteur·trices de la notion de transition dite juste. La campagne Vers des collectivités durables est la réponse des travailleurs et travailleuses des postes qui, n'étant pas invité·es à ce chantier, ont décidé de ne pas attendre et de s'imposer à la table décisionnelle.

Postes Canada détient la plus grande flotte de véhicules polluants au Canada. Le STTP milite pour une électrification complète des véhicules de livraison, incluant des appels d'offres dont les critères seraient stricts et syndicalement acceptables, touchant toute la chaîne de production des nouveaux véhicules conçus et produits au Canada. En ayant recours à ce type d'appels d'offres, il est possible d'avoir un réel impact sur l'industrie en favorisant l'économie circulaire. Dans l'optique de rayonner plus largement, un réseau de bornes de recharge de véhicules électriques – utilisables par la population – pourrait être installé à travers le plus vaste réseau de ventes au détail au pays, soit plus de 6300 bureaux de poste implantés dans les collectivités d'un océan à l'autre.

La campagne se différencie par son approche non conventionnelle. Par le passé, nos luttes syndicales étaient traitées en silo et avec une vision beaucoup moins intersectorielle. Plutôt que d'aborder un enjeu qui touche simplement les membres du syndicat et de s'en tenir à ce que l'on s'attend traditionnellement d'un service postal, le STTP apporte une vision beaucoup plus structurante incluant un horizon sur le long terme.

Ainsi, le traditionnel bureau de poste peut permettre de relancer les communautés qui l'entourent, en développant une stratégie d'intégration de services de proximité. Parmi ces services, la banque postale illustre bien tout le potentiel sous-exploité que peut offrir le réseau. La banque postale publique et universelle vient accroître l'inclusion financière, favoriser le développement économique et générer des revenus permettant de préserver le service postal public et les emplois s'y rattachant. Voilà un modèle gagnant pour l'ensemble de la population.

Par et pour les travailleur·euses

Les membres du syndicat des travailleurs et travailleuses des postes ont réussi tranquillement à faire bouger le navire postal dans la direction d'une transition juste et cet effort doit être poursuivi. Jamais les travailleur·euses n'accepteront de laisser la barre aux dirigeant·es qui, au moindre obstacle, seront tenté·es de mener le bateau à tribord. Pour y arriver, la campagne actuelle vient même chambouler nos mœurs internes, puisqu'elle apporte la nécessité d'intégrer ces solutions vertes dans chaque palier décisionnel de notre structure syndicale.

La conjoncture actuelle donne une opportunité de revenir à la base du syndicalisme et d'être des vecteurs de changements positifs pour l'ensemble de la société. Une approche critique, mais bonifiée de solutions tangibles ratissant plus large que le seul spectre des conventions collectives, force les employeurs et gouvernements à suivre les orientations et visions des travailleur·euses. En poursuivant sa lutte en accord avec le projet d'une transition juste, le STTP souhaite que l'énergie de ses membres ait un effet contagieux, que celles-ci et ceux-ci inspirent l'ensemble du monde ouvrier afin que chacun·e prenne conscience de ses responsabilités sur le plan syndical et social. Il est nécessaire de poursuivre la résistance contre les assauts néolibéraux, de proposer et de diffuser des solutions ainsi que des projets structurants et rassembleurs afin de construire une société plus juste, équitable et égalitaire. Ensemble, nous sommes le changement !


[1] Voir à ce sujet le texte de Patrick Rondeau dans À bâbord ! : « Entre urgence et volonté d'agir », no 71, 2017. En ligne : www.ababord.org/Entre-urgence-et-volonte-d-agir-2606

Jean-Philippe Grenier est 3e vice-président national au STTP. Michel Côté et Hugo Charrette sont coordonnateurs de campagne.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

La grève comme stratégie de reprise post-COVID

Faire la grève ou pas ? Malgré les avancées rendues possibles par une bonne mobilisation, plusieurs syndicats hésitent à utiliser ce moyen de pression parmi les plus (…)

Faire la grève ou pas ? Malgré les avancées rendues possibles par une bonne mobilisation, plusieurs syndicats hésitent à utiliser ce moyen de pression parmi les plus significatifs, et probablement le plus dérangeant. En cette fin de pandémie et en cette période de pénurie de main-d'œuvre, il est essentiel de réfléchir à la portée de la grève, à ses limites, mais surtout à ses avantages.

En 2020, la pandémie a non seulement paralysé l'économie mondiale, mais aussi la mobilisation syndicale. Comme pour bien d'autres mouvements sociaux, plusieurs pratiques fondamentales du syndicalisme sont devenues temporairement impossibles à mettre en œuvre : organisation d'assemblées et de manifestations, discussions en présentiel pour faire de la mobilisation, etc. Pas facile d'avancer en de pareilles conditions.

D'autant plus que l'effort collectif pour venir à bout de la pandémie a mis en plan les luttes syndicales, perçues comme secondaires par les travailleurs et les travailleuses elles-mêmes face au danger de la COVID-19. Combinés, ces facteurs ont contribué à faire de l'année 2020 une année exceptionnellement calme sur le plan des conflits de travail.

Bien que la pandémie ne soit pas terminée, le relâchement des mesures sanitaires et l'adaptation des pratiques syndicales au contexte pandémique ont permis une certaine reprise des mobilisations. Mais quelque chose de plus prometteur semble se profiler à l'horizon. Aux États-Unis, le mois d'octobre 2021 a connu une vague de grèves si importante qu'elle a été baptisée « striketober ». Des grèves comptant des milliers de travailleuses et de travailleurs ont paralysé les quatorze usines de John Deere et les quatre usines de céréales de Kellogg's. En tout, 57 grèves ont eu lieu au cours du mois d'octobre seulement (contre 54 pour toute l'année 2020), touchant différents secteurs, des mines aux hôpitaux, en passant par le transport et les télécommunications.

Cette vague de grèves peut sembler surprenante venant de nos voisins du sud, eux qui nous ont habitué·es au cours des dernières décennies à un syndicalisme en déclin et relativement docile. Or, ce qui devrait plutôt nous surprendre, c'est que le Québec, malgré la force de ses syndicats, ne vit pas une telle vague de grèves. Quelques grèves importantes ont certes eu lieu récemment, comme celles des CPE, des entrepôts de la SAQ, de l'hôtellerie ou encore dans l'industrie agroalimentaire avec Olymel et Exceldor. Toutefois, à 650 000 « jours-personnes » perdus pour l'année 2021 en raison de conflits de travail, on se situe plutôt dans la moyenne des dernières décennies pour ce qui est de l'utilisation de la grève au Québec. En même temps, dans la conjoncture actuelle, un espace pour une approche plus offensive semble s'installer. Allons y voir de plus près.

Conjoncture propice à la combativité

La pandémie a engendré une situation exceptionnelle dont pourraient profiter les travailleuses et travailleurs. En premier lieu, les problèmes d'approvisionnement donnent un levier extraordinaire à tous ceux et toutes celles qui travaillent dans la chaîne logistique (dont les travailleur·euses d'entrepôt et de transport) : n'importe quelle interruption de travail a des effets immédiats et importants. Dans les dernières décennies, les employeurs ont pu diviser les travailleur·euses et contourner les grèves en multipliant les recours aux sous-traitants et à de nouvelles voies d'approvisionnement. Mais le contexte actuel ne leur permet plus de le faire, sinon de manière beaucoup moins souple et avantageuse pour eux. L'infrastructure logistique mondiale (installations portuaires, conteneurs, systèmes de transports, etc.) est saturée à un point tel que les travailleurs et les travailleuses de ces secteurs sont devenu·es pratiquement irremplaçables.

De manière plus générale, un levier similaire existe grâce à la pénurie de main-d'œuvre engendrée par le double effet du vieillissement de la population et la « grande démission » de milliers de travailleur·euses au cœur de la pandémie. Non seulement cette pénurie contraint déjà certains employeurs à bonifier les conditions de travail pour faciliter le recrutement et la rétention, mais elle fragilise également la capacité de ces employeurs à résister à une grève. Dans plusieurs entreprises et services publics, le manque de personnel a entraîné des retards à tous les niveaux. Cela signifie que les employeurs ne peuvent pas soutenir un conflit de travail très longtemps sans aggraver leur retard et épuiser leurs réserves.

Dans les services publics, en santé et dans les secteurs « essentiels », la pandémie a également permis de bâtir un capital de sympathie pour les travailleuses et les travailleurs qui ont pris des risques pendant la crise sanitaire. Ces salarié·es de première ligne sont aussi souvent celles et ceux dont les conditions de travail sont les plus difficiles. Le contexte est donc propice pour miser sur cette sympathie et bâtir des liens avec la communauté pour soutenir des grèves et empêcher le gouvernement d'isoler les grévistes.

À ce titre, la grève du personnel des CPE a démontré de manière exemplaire le genre de rapport de force rendu possible par la conjoncture. D'une part, en faisant grève, les travailleuses des CPE exerçaient une pression importante sur l'économie. Au moment où le gouvernement tentait d'agir pour résorber la pénurie de main-d'œuvre, l'interruption des services de garde forçait des milliers de parents à prendre congé. Devant la pression, le gouvernement n'a eu d'autre choix que d'offrir des augmentations substantielles.

Mettre fin aux parties gratuites

Trop souvent, depuis les années 1980, le mouvement syndical a utilisé la grève de manière défensive. L'attitude de négociation par défaut des syndicats est d'arriver à la table sans mobilisation et d'attendre d'être provoqué par l'employeur avec des menaces de reculs. La grève est ainsi votée pour éviter ces reculs, mais si l'employeur maintient son offre ou retire ses principales demandes, alors on écarte la grève. En agissant de la sorte, les mandats de grève ne sont que rarement basés sur une visée d'amélioration des conditions de travail, mais le plus souvent sur un maintien du statu quo.

Or, le mouvement syndical doit apprendre à profiter de la situation actuelle. Les employeurs sont déjà un peu forcés à offrir des augmentations pour faciliter le recrutement. Il lui faut donc capitaliser au maximum sur cette ouverture. C'est précisément parce que le rapport de force leur est favorable que les syndicats pourraient passer à l'offensive, augmenter les attentes de leurs membres et utiliser la grève comme moyen d'obtenir des gains. Au-delà des demandes salariales, c'est le moment pour les syndicats de faire des demandes structurantes : ramener les fonds de retraite à prestation déterminée dans le secteur privé, améliorer durablement les assurances collectives, baliser et réduire la charge de travail dans le secteur public, etc. Avec la crise environnementale qui guette à l'horizon, c'est également un bon moment pour inclure des dispositions sur les changements climatiques dans les conventions collectives et utiliser ces demandes pour solidifier l'appui populaire aux grèves.

Évidemment, la situation n'est pas aussi bonne pour l'ensemble des secteurs et de telles grèves offensives ne sauraient porter fruit si elles ne s'inscrivent pas dans une bonne stratégie. Il ne s'agit pas ici de fétichiser la grève, d'en faire une recette magique qui permettrait de gagner à tout coup. Il faut l'utiliser intelligemment pour que cet outil soit efficace. Il faut donc prendre le temps d'analyser la situation particulière d'un lieu de travail, d'ancrer à la base l'appui pour un mouvement de grève et de créer des alliances avec la communauté pour éviter l'isolement.

Ceci dit, le contexte actuel est l'un des plus favorables au mouvement syndical depuis la Seconde Guerre mondiale pour réaliser des avancées significatives dans la plupart des secteurs. Souhaitons qu'il puisse s'organiser pour saisir cette opportunité.

Philippe Hurteau et Alain Savard sont syndicalistes.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

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