Revue À bâbord !

Publication indépendante paraissant quatre fois par année, la revue À bâbord ! est éditée au Québec par des militant·e·s, des journalistes indépendant·e·s, des professeur·e·s, des étudiant·e·s, des travailleurs et des travailleuses, des rebelles de toutes sortes et de toutes origines proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre les hommes et les femmes et dans nos liens avec la nature.
À bâbord ! a pour mandat d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord ! veut appuyer les efforts de ceux et celles qui traquent la bêtise, dénoncent les injustices et organisent la rébellion.

Le blanchiment du mouvement #MoiAussi

17 février 2024, par Kharoll-Ann Souffrant — , ,
Le mot-clic #MeToo est devenu un mouvement international ayant transcendé les frontières des États-Unis et du Web. Après des millions de partages et des poursuites en (…)

Le mot-clic #MeToo est devenu un mouvement international ayant transcendé les frontières des États-Unis et du Web. Après des millions de partages et des poursuites en diffamation contre les dénonciatrices, il y a lieu de se questionner sur l'invisibilisation de femmes noires et racisées qui sont à l'origine de ce mouvement.

En 2006, une organisatrice communautaire, militante et survivante afro-américaine du nom de Tarana Burke lance la campagne #MeToo sur la plateforme MySpace. Sa campagne vise les femmes et les filles noires issues de quartiers défavorisés aux États-Unis. Son initiative est née du regret de n'avoir pu dire « moi aussi » à Heaven, une survivante noire âgée de 14 ans lui ayant fait une confidence près d'une décennie plus tôt. C'est qu'Heaven était une survivante de violences sexuelles, comme Burke. La petite lui a affirmé se faire agresser par le conjoint de sa mère. Ainsi, la campagne Me Too est née du regret de n'avoir su comment accueillir ce secret.

Les femmes noires ont toujours été à l'avant-garde de grands bouleversements politiques, sociaux et intellectuels. Parmi ces pionnières d'avant l'heure, je pense à la dénonciation pour harcèlement sexuel de la juriste Anita Hill contre son ancien patron Clarence Thomas en 1991 ou encore à celle de la femme de chambre du Sofitel de New York, Nafissatou Diallo, qui en 2011, a accusé l'ancien patron du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn (DSK) de viol.

La campagne #MeToo de 2006 n'était pas destinée, à l'origine, à faire tomber des hommes puissants. Elle se voulait un mouvement de sororité par, pour et avec les femmes et les fillettes noires, celles qu'on ne voit pas et que l'on n'écoute pas, même si elles résistent de manière ingénieuse aux violences dont elles sont quotidiennement la cible.

Invisibilisation, appropriation et effacement

Quinzième jour d'octobre 2017. Quelques jours se sont écoulés depuis la publication de deux enquêtes du New York Times et du New Yorker concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein [1]. Ce dernier a acheté le silence de près d'une centaine d'actrices hollywoodiennes, majoritairement blanches [2], pour taire les décennies de harcèlement, d'agressions sexuelles et de viols qu'il a commis à leur endroit. L'actrice américaine Alyssa Milano décide alors de publier le message suivant sur la plateforme Twitter « If you've been sexually harassed or assaulted, write ‘me too' as a reply to this tweet ». Milano reconnaîtra d'ailleurs très rapidement l'idée

de Tarana Burke lorsqu'on lui fera remarquer qu'elle n'était pas la première à employer ce mot-clic pour traiter de l'enjeu des violences sexuelles. Néanmoins, un peu malgré elle, le mal était fait.

Cette fâcheuse tendance à invisibiliser les luttes des femmes noires et racisées n'a absolument rien de nouveau. La sociologue et professeure à l'Université de Montréal Sirma Bilge parle du « blanchiment de l'intersectionnalité » pour expliquer la manière dont l'institutionnalisation de cette théorie, qui émane d'une praxis militante ancrée dans la justice sociale des communautés racisées, l'a en fait dépolitisée et dénaturée de son sens premier. Le mouvement #MeToo s'est lui aussi blanchisé. En effet, ce n'est que lorsque des dénonciations ont été portées par des femmes blanches, célèbres et correspondant aux standards de beauté occidentaux promus par Hollywood que le monde a tourné la tête pour porter écoute et reconnaître la pandémie fantôme que constituent les violences sexuelles dans notre société et dans notre monde.

Rendre justice

Mon travail, en tant que doctorante, chercheuse et bientôt auteure publiée, est de tenter de rendre justice aux femmes de l'invisible, à celles que l'on ne voit pas sur les plateaux de télévision, à celles qui n'écrivent pas de livres et de chroniques – car oui, il s'agit là d'un privilège – à celles perçues comme étant trop folles, pas assez respectables pour être crues, vues, entendues, validées et soutenues. À celles qui portent notre monde à bout de bras, tant de façon matérielle que symbolique, à celles qui révolutionnent notre univers sans que jamais on ne leur dise merci, sans que jamais qu'on leur en donne le crédit.

Une praxis militante éthique et féministe se doit d'être ancrée dans la réflexivité, et ce, en tout temps. Savoir quand parler, s'il est pertinent de le faire, et sur la manière de le faire sont des questionnements qui doivent faire partie de la boite à outils de toutes les chercheuses et militantes qui se réclament de l'intersectionnalité, du féminisme et de #MeToo. À l'heure des controverses sur la liberté d'expression et académique, il faudrait commencer à parler de responsabilité d'expression et académique. Faire la promotion d'une humilité assumée. Car avec tout droit viennent des devoirs.

La banalité avec laquelle nous sommes effacées et invisibilisées à chaque idée de génie est une histoire déjà trop vue, trop connue et routinière. Au bout du compte, ne pas reconnaître que les femmes noires ont fortement contribué à la genèse du raz-de-marée #MeToo constitue une couche de violence parmi tant d'autres.

Je termine l'écriture d'un essai à paraître prochainement aux Éditions du remue-ménage sur ces enjeux. Mon projet de thèse doctoral à l'Université d'Ottawa, débuté en 2019, porte également sur le mouvement #MoiAussi du regard de femmes afrodescendantes au Québec.


[1] Weinstein a été reconnu coupable en 2020. Il a reçu une sentence de 23 ans de prison qu'il est en train de purger.

[2] Parmi les victimes de Weinstein, on compte Lupita Nyong'o et Salma Hayek. Weinstein a d'ailleurs nié les violences commises qu'à l'endroit de toutes ces deux femmes, qui sont deux femmes racisées.

Photo : Installation Broken de l'artiste Dennis Josef Meseg, Francfort, Allemagne (CC BY-NC-NS 2.0)

Liberté académique. Quand l’État défend la liberté pour mieux l’étouffer

Déjà presque deux ans depuis la polémique entourant l'utilisation du mot en « N » à l'université d'Ottawa. Depuis, professeur·es, chroniqueur·euses et politicien·nes ne cessent (…)

Déjà presque deux ans depuis la polémique entourant l'utilisation du mot en « N » à l'université d'Ottawa. Depuis, professeur·es, chroniqueur·euses et politicien·nes ne cessent de s'insurger devant de prétendues menaces à la liberté académique, toujours plus nombreuses et plus graves. Peu s'indignent toutefois des barrières systémiques, bien réelles, qui freinent le parcours universitaires des étudiant·es noir·es, autochtones et racisé·es.

Le mercredi 6 avril, la ministre responsable de l'enseignement supérieur Danielle McCann a déposé le projet de loi 32 visant à réglementer la liberté académique au sein du milieu universitaire. L'objectif est de garantir un enseignement qui puisse s'exercer sans contrainte « doctrinale, idéologique ou morale ». Velléité ronflante de rectitude morale et d'éthique, mais qui est loin d'illustrer la réalité du modèle proposé. Déjà, des critiques ont été émises sur le fait que ce projet de loi, dans sa formulation actuelle, représente plutôt un recul pour le milieu universitaire. Par exemple, plusieurs éléments importants de la définition de la liberté académique sont écartés : il y manque la reconnaissance du droit aux membres enseignant·es de critiquer publiquement l'institution à laquelle iels appartiennent. De plus, l'article 6 du projet de loi prévoit que le ministère de l'Enseignement puisse dicter la politique d'un établissement universitaire « lorsqu'il l'estime nécessaire », ce qui contrevient au principe même de la liberté académique qui vise, entre autres, à assurer l'indépendance des universités vis-à-vis du gouvernement.

En somme, ce projet de loi est un véritable nœud coulant proposé au milieu académique et des alertes sont soulevées par le corps enseignant avec raison. Par contre, ces dernier·ères ont tellement travaillé à en tresser la corde que j'ai du mal à ressentir la moindre empathie maintenant qu'on leur demande de se la passer au cou. Je m'explique : dans les débats et les critiques entourant le projet de loi, très peu prennent la peine de rappeler le contexte ayant mené à ce que le législatif s'en mêle. Je rappelle que ce projet de loi a été proposé en réaction à des situations très médiatisées sur des propos déplacés tenus en salle de classe par des membres du corps enseignant. Face aux plaintes d'étudiant·es et aux demandes d'imputabilité, le corps enseignant est massivement monté au créneau. La cacophonie qui s'ensuivit a été particulièrement assourdissante : pétition, chronique radio, interview et articles d'opinion ont fleuri dans tous les coins. Le propos global : iels sont victimes de censure. En justification ? L'impossibilité d'utiliser le mot en « N » sans conséquence ! Leurs ennemis ? Le « wokisme » !

Quel danger pour quelle liberté ?

Notez tout de même le doux paradoxe d'individus ayant accès à un maximum de plateformes médiatiques, et s'en servant ad nauseam, pour expliquer qu'iels sont les grandes victimes… de censure. On notera également dans les textes de ces pourfendeurs·euses d'injustice et ces vengeur et vengeresses de la liberté d'expression l'argument de vouloir défendre le corps étudiant. Parce qu'après tout, si iels réagissent avec autant de vergogne, c'est pour assurer à leurs étudiant·es un droit au débat et un espace où tout peut être discuté. Pour autant, si la pluralité de la pensée et des points de vue est si chère à ces professeur·es, on peut s'interroger sur leur quasi-absence de réactions, année après année, lorsque le milieu scolaire de manière globale est épinglé sur son manque de représentativité. Je rappelle qu'au Canada, seulement 2 % des professeur·es à l'université s'identifient comme noir·es. Cette même homogénéité raciale se reflète au sein du corps étudiant au fur et à mesure qu'on gravit le niveau d'étude.

Ainsi, le taux d'abandon des étudiant·es noir·es, par exemple, reste plus élevé que la moyenne de la population. Parmi les multiples facteurs menant à ce désengagement, comme la pauvreté ou le harcèlement scolaire, on note également le racisme des professeur·es ainsi que l'absence de professionnel·les noir·es au sein de l'académie. Par exemple, arrivée en doctorat, j'étais habituée à ne jamais voir d'enseignant·e, de chargé·e de cours ou même d'auxiliaire noir·e dans mon département, et à ne croiser que très peu d'autres étudiant·es noir·es.

Difficile, dans ces conditions, de ne pas prendre comme une gifle la réaction gargantuesque des professeur·es pour défendre leur droit à dire le mot en « N ». De surcroit, ces incidents surviennent à la fin 2020, une année marquée par la mort de Georges Floyd et par des manifestations massives pour la défense de la vie des Noir·es. Pour des professionnel·les si obsédé·es par la protection de leurs étudiant·es, les expériences et vécus des étudiant·es les plus marginalisé·es ne semblent pas particulièrement les émouvoir.

D'ailleurs, où se trouve cet élan de mobilisation lorsqu'il s'agit de dénoncer les multiples cas de violence et harcèlement sexuel commis en toute impunité par leurs collègues ? Ou pour dénoncer l'inaccessibilité de l'université, dont la structure capacitiste n'est plus à démontrer ? Pour lutter contre l'écrémage des étudiant·es noir·es et autochtones par de multiples systèmes de discriminations imbriqués ? S'insurger contre l'augmentation des frais de scolarité et la privatisation de l'enseignement qui ne font que maintenir à l'écart les populations les plus précaires ?

Dénoncer la violence déchainée commise envers les étudiant·es et les travailleur·euses qui osent parler de racisme systémique, enseigner la décolonisation et dénoncer la suprématie blanche dont le milieu universitaire est un outil précieux ?

Une menace montée de toute pièce

Dans ce même ordre d'idées, difficile de ne pas lire tout le mépris et la condescendance des écrits de ces mêmes professeur·es qui mélangent avec une absence de rigueur à en saigner du nez des termes qu'iels ne maîtrisent pas. « Wokisme », « pensée anti-libertaire », « racialiste », « wokisme liberticide », « dogmatisme universitaire » – et j'en passe et de meilleurs – ont été balancés de tous les côtés. Tout cela ne rendait que plus saillante leur mauvaise foi intellectuelle. Comment expliquer, sinon, la capacité d'afficher avec autant de désinvolture leur méconnaissance généralisée de décennies de recherches rigoureuses et de développement de pédagogie anti-oppressive ?

Finalement, le projet de loi 32 a été présenté comme un moyen de « mettre fin à la censure dans nos universités ». Mais qui a monté de toutes pièces cette soi-disant menace de censure, si ce n'est ces enseignant·es réactionnaires s'insurgeant à la moindre critique des rapports de pouvoir internes à l'Académie ? Qui a offert sur un plateau d'argent l'opportunité parfaite à un gouvernement profondément anti-intellectuel·les de resserrer la vis à l'université ? La liberté académique, dans sa définition, je le rappelle, a aussi une dimension de responsabilités : la responsabilité de l'individu et de la communauté universitaire des conséquences de leur travail. Pourtant, lorsque le damné a émergé comme questionneur, penseur et théoricien pour demander des comptes au corps enseignant, ce dernier a préféré travailler activement à sa perte plutôt que de se regarder en face [1]. Comme on dit : on récolte ce que l'on sème et il semble que le temps de la récolte soit venu.


[1] Nelson Maldonado-Torres, « Outline of Ten Theses on Coloniality and Decoloniality », Fondation Frantz Fanon, 2016. En ligne : https://caribbeanstudiesassociation.org

Photo : Université de Montréal (CC BY-NC-SA 2.0)

Noir·es sous surveillance à Montréal

En réponse à une panique morale concernant le crime armé, le SPVM a lancé une série de nouvelles opérations ciblant les jeunes noir·es et racisé·es, notamment l'installation de (…)

En réponse à une panique morale concernant le crime armé, le SPVM a lancé une série de nouvelles opérations ciblant les jeunes noir·es et racisé·es, notamment l'installation de plusieurs nouvelles caméras de surveillance. La mise sous surveillance des personnes noires est une vieille stratégie à Montréal et elle doit être abolie.

L'année dernière a vu naître une vague de nouvelles opérations policières à Montréal, presque toutes soutenues par de nouveaux investissements publics et visant les jeunes noir·es et racisé·es dans le nord-est de la ville. Dernièrement, le SPVM a annoncé l'installation de dix-huit caméras de surveillance dans des « points chauds » de la ville. Ces caméras, maintenant en place, sont toutes situées dans des communautés noires et racisées, portant ainsi un autre coup à la dignité de ces communautés tout en omettant, une fois de plus, de s'attaquer aux inégalités sociales flagrantes qui produisent la violence sous toutes ses formes.

Surveillé·es d'hier à aujourd'hui

L'idée de mettre les communautés noires et racisées sous surveillance ne vient pas de nulle part. Comme l'explique Robyn Maynard dans NoirEs sous surveillance [1], cette idée est née avec l'esclavage et s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Les annonces d'esclaves en fuite, montre l'auteure, encourageant les citoyens blancs de Montréal et d'ailleurs à considérer les personnes noires avec suspicion et à signaler les comportements « déviants ». Après l'abolition de l'esclavage, la surveillance a continué sous d'autres formes. Au 20e siècle, diverses autorités étatiques ont surveillé les travailleur·euses domestiques et les leaders des communautés noires, en déportant un grand nombre d'entre eux et elles sous prétexte d'accusations douteuses.

Aujourd'hui, les jeunes noir·es et racisé·es à Montréal sont soumis·es à un régime intense de surveillance policière. La police est présente dans leurs écoles, elle surveille leurs matchs de basket et elle se présente aux événements communautaires.

Les jeunes Noir·es interrogé·es en 2018 par MTL sans profilage [2] ont témoigné être sous une surveillance quasi constante. « J'ouvre ma fenêtre, je vois la police en avant de chez nous », a rapporté un jeune. « Je vais au parc avec mes amis, ils sont là. » Un autre a expliqué : « On marche et on voit des voitures de police qui passent. Ils ralentissent et nous regardent. Ils s'en vont et refont le tour encore, ralentissent et nous regardent. On se sent épiés pour vrai. »

Injuste et inefficace

La surveillance, avec ou sans caméras, révèle une géographie urbaine faite d'inégalités sociales et de gaspillage de fonds publics. Les problèmes sociaux, y compris la violence, surviennent dans toutes les communautés, mais la réponse est souvent très différente lorsqu'il s'agit de communautés marginalisées. Si un problème se produit à Mont-Royal ou dans un autre quartier blanc et privilégié, personne ne suggérera de mettre des caméras pour surveiller les résident·es. Ce serait considéré comme une insulte, une atteinte à la dignité des personnes, et d'autres solutions, des vraies solutions, seraient donc offertes. Nous devons donc nous demander : quel message la ville veut-elle envoyer en augmentant encore une fois la surveillance des quartiers racisés ? En investissant dans ces communautés, encore et seulement, sous forme de surveillance et de répression ? En les épiant comme si tout le monde était suspect ?

Une expression d'injustice, la surveillance est également une réponse inefficace à la violence. Au mieux, la police peut réprimer la violence après coup – et sa décision d'installer des caméras de surveillance révèle donc ses propres échecs à même réprimer la violence qui sévit dans les quartiers que l'on défavorise. Cela dit, demander à la police de prévenir la violence signifie simplement s'exposer à plus de surveillance et à plus d'arrestations pour des actes qui n'ont souvent rien à voir avec la violence. Cela ne fait rien pour soutenir concrètement les jeunes qui se sont retrouvé·es dans la criminalité et la délinquance faute d'opportunités, de choix, et faute qu'on leur offre un autre chemin. Elle ne fait rien pour guérir les traumatismes causés par la violence, qui sont à la fois une forme de dommage durable et un facteur pouvant conduire à la violence.

En fait, la surveillance peut devenir un facteur aggravant la violence au sein d'une communauté. L'omniprésence de la police, amplifiée par les caméras, peut créer une tension dans les quartiers déjà aux prises avec des dynamiques de violences systémiques. En plus d'écorcher le tissu social d'une communauté, cela peut rendre les gens méfiants les uns envers les autres et cela n'aide pas à préserver l'esprit de solidarité sociale. La surveillance peut également nuire à la demande d'aide chez un individu. La peur d'être identifié·e ou associé·e à des activités criminelles peut pousser à garder le silence.

Repenser la sécurité

Il est possible de prévenir la violence, mais cela nécessite un changement de paradigme dans la manière d'aborder la notion de la sécurité publique au sein des communautés marginalisées. Il s'agit d'investir directement dans ces communautés plutôt que dans la surveillance et la répression. Il s'agit de combattre la pauvreté et l'exclusion, qui constituent déjà une violence sans nom pour les jeunes racisé·es et qui peuvent mener à davantage de violence. Il s'agit de financer, respecter et valoriser le travail communautaire, comme on le fait pour le travail policier. Pour prévenir la violence, les intervenant·es et travailleur·euses de rues doivent être aussi visibles, voire plus visibles que la police. Il faut des investissements à la hauteur des défis de ces travailleur·euses communautaires. Les jeunes doivent avoir accès à l'aide dont elles et ils ont besoin et cette aide doit être plus visible et prépondérante que la présence policière dans leurs quartiers. Bref, il faut réduire la violence, plutôt que d'augmenter l'oppression.

De telles mesures peuvent briser les cycles de la violence. Contrairement à la surveillance et la répression policières, elles construisent également le tissu social et favorisent le vivre-ensemble et la cohabitation saine dans les espaces publics et partout dans les quartiers. Nous sommes donc confronté·es à un choix. Nous pouvons poursuivre une longue histoire de mise sous surveillance des Noir·es, en affirmant que cela créera de la sécurité, tout en augmentant la violence et l'insécurité. Ou nous pouvons choisir une autre voie, une voie qui place la sécurité et le bien-être des communautés noires et racisées au centre des préoccupations et qui leur fournit les ressources, si souvent refusées, qui leur permettront de prospérer.


[1] NoirEs sous surveillance : esclavage, répression, violence d'État au Canada, trad. Catherine Ego, Montréal, Mémoire d'encrier, 2018, 350 p.

[2] Pour en savoir plus sur cette initiative, lisez la contribution de MTL sans profilage dans notre dossier « La police, à quoi ça sert ? » : « Recherche, design et médias contre le profilage racial », À bâbord !, no 87, p. 52-54. Disponible en ligne.

Stéphanie Germain est organisatrice communautaire ; Ted Rutland est professeur à l'Université Concordia.

Illustration : Ramon Vitesse

Pouvoir oublier

Le documentaire Pouvoir oublier relate l'insurrection ouvrière de 1972 à Sept-Îles. Son titre polysémique veut repenser les chemins de la mémoire. Homère, dans L'Odyssée, (…)

Le documentaire Pouvoir oublier relate l'insurrection ouvrière de 1972 à Sept-Îles. Son titre polysémique veut repenser les chemins de la mémoire.

Homère, dans L'Odyssée, raconte l'arrivée d'Ulysse sur l'île des Lotophages, où on consomme le lotos, une plante qui a la particularité de faire oublier aux personnes qui en mangent qui elles sont et d'où elles viennent. Sur cette île de l'oubli, on vit loin des souffrances de la vie mais sans responsabilité, sans objectif à accomplir, dans le plaisir continuel. C'est pourquoi Ulysse doit ramener par la force ceux de ses compagnons qui souhaitent rester sur l'île. Ainsi vont la civilisation et le progrès : il faut lutter contre la tentation de l'oubli en entretenant la mémoire historique, en lui donnant un sens, une direction générale, sans quoi, pas moyen de se projeter dans l'avenir – comme Ulysse qui doit garder la mémoire et ne jamais s'arrêter, s'il espère accomplir son projet de rentrer à Ithaque.

Mais rentrer à Ithaque ou ailleurs, c'est encore donner le dernier mot au passé, à la tradition, au mythe d'une identité nationale qu'on pourrait retrouver pure et intacte au bout du voyage. Protéger la mémoire contre l'oubli, c'est aussi conserver le passé, et le défendre contre l'irruption du nouveau. Pour Nietzsche, qui prend à revers la conception d'Ulysse, l'oubli peut au contraire avoir une fonction positive : il s'agirait d'un « pouvoir actif, une faculté d'enrayer » le lourd poids du passé toujours ressassé, puisqu'on doit de temps en temps « fermer les portes et les fenêtres de la conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ».

Oublier pour mieux se souvenir

Le titre de notre film peut se comprendre comme un désir de prendre à rebours un récit collectif consensuel, en allant chercher ses failles dans les discours dominants. Paradoxalement, oublier le récit dominant, c'est par la même occasion mieux redécouvrir ce qui, dans notre mémoire commune, est passé sous silence, diminué, réduit à l'anecdotique, ce qui pourrait brusquer le fil continu et lisse d'une histoire renvoyant à la seule action d'illustres personnages. Ce qui est passé sous silence, dans les récits historiques mythifiés, c'est l'évènement lui-même, l'ouverture vers un monde nouveau qu'il a brièvement représenté. L'énergie créatrice de nouveau, celle qui est apparue — pour aussitôt disparaître — au cœur de l'événement, ne se retrouve pas dans les récits historiques qui se servent de la connaissance du passé pour interdire tout changement dans le présent.

Oublier, donc, ne veut pas forcément dire se condamner à répéter aveuglément le passé, comme on le pense trop souvent. Oublier, c'est aussi se donner la possibilité de commencer quelque chose de nouveau. Et tous ces récits historiques qui considèrent d'emblée les illustres personnages (à savoir les élu·es et les chef·fes) comme mandataires de masses sans visage, il faut savoir les oublier, pour retrouver l'énergie démocratique à l'œuvre dans l'événement. Car, écrivait Borduas dans le Refus global : « Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l'histoire dans l'angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l'homme présent. »

Un nouveau récit

Au récit mythique de la Révolution tranquille, cristallisé dans sa devise « je me souviens », nous opposons la revendication de pouvoir oublier. Pouvoir oublier ce qui fige l'histoire et la transforme en butin culturel. Pouvoir oublier ce qui bloque l'énergie du commencement, celle qui s'est manifestée lorsque quelques militant·es de Sept-Îles ont pensé un instant qu'ils et elles pourraient tout changer, mais que leurs rêves et leurs luttes se sont fracassés sur le mur du réalisme des crises économiques successives, de la répression des grèves et des désillusions politiques.

Nous aurions alors pu conjuguer le titre autrement, soit Pouvoir oublié, pour mettre l'emphase sur cette mobilisation populaire exceptionnelle et cette force collective qui détonne avec notre époque si cynique en comparaison. C'est cette volonté de casser le système et de mettre en branle un véritable pouvoir ouvrier que les protagonistes d'autrefois préfèrent aujourd'hui éponger de leur mémoire, tant leurs idées de jeunesse leur paraissent aujourd'hui naïves et démodées – mais aussi parce que l'histoire, cette machine cruelle, leur rappelle leurs trop nombreuses défaites.

Pouvoir oublier, documentaire de Pierre-Luc Junet et David Simard, Bunbury Films, 2022, 90 minutes.

Mai 1972. Insurrection ouvrière à Sept-Îles

En avril 1972, la plus grande grève ouvrière de l'histoire du Québec mobilise jusqu'à 200 000 syndiqué·es et paralyse la province. Après dix jours de débrayage, le gouvernement (…)

En avril 1972, la plus grande grève ouvrière de l'histoire du Québec mobilise jusqu'à 200 000 syndiqué·es et paralyse la province. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral de Robert Bourassa impose le retour au travail par une loi spéciale, tout en emprisonnant les chefs syndicaux. La réaction des travailleur·euses ne se fait pas attendre et les actions « illégales » se multiplient en mai, dont « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles » reste un symbole à ce jour.

Au Québec, les années 1960 sont associées au développement de l'État-providence, mais aussi à la remise en cause de l'économie capitaliste. À la fin de la décennie, les grandes centrales syndicales [1] se montrent insatisfaites du programme social-démocrate provincial et désirent lutter pour de meilleures conditions de travail dans un horizon socialiste. Ces positions radicales s'expriment dans des textes tels que Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L'État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971). Dans ce contexte, l'idée d'un Front commun intersyndical fait son chemin, notamment pour unifier les luttes dans le secteur public et parapublic.

L'offensive ouvrière de 1972

Alors que les conflits de travail se multiplient au début des années 1970, les grands syndicats doivent affronter un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa (premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994). La question des salaires en particulier pose problème : entre l'intransigeance du gouvernement et les réclamations syndicales – qui se veulent une simple prémisse à des changements structurels plus profonds –, le conflit devient inéluctable. En janvier 1972, afin d'augmenter leur rapport de force, la CSN, la FTQ et la CEQ s'allient dans un Front commun. Leur principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tous·tes les employé·es du secteur public. Le gouvernement maintient son refus et une grève générale illimitée est déclenchée le 11 avril 1972, qui voit débrayer plus de 200 000 personnes.

Avant même le début de la grève, le gouvernement obtient des injonctions afin de limiter les possibilités d'interruption du travail. Il renchérit le 21 avril en promulguant une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d'imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic si aucune entente n'est trouvée avant le 1er juin. De lourdes sanctions sont également prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier. Revanchard, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient appelé à ne pas respecter les injonctions d'avril : le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison. Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier, qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. C'est dans ce cadre qu'a lieu « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles ».

La révolte de Sept-Îles

En avril, la grève générale ébranle Sept-Îles comme le reste de la province : la ville, en partie bloquée, vit au rythme des réunions du comité de grève, en cherchant à inscrire son combat dans une perspective politique plus large, à travers notamment Le Piochon, journal des grévistes. Les travailleur·euses de la ville votent pour la poursuite du débrayage malgré le Bill 19 et sont déçu·es de la décision des directions syndicales d'arrêter la grève le 21 avril. Iels continuent donc leurs moyens de pression jusqu'à ce qu'une nouvelle grève soit déclenchée en réaction à l'enfermement des leaders syndicaux. Le 9 mai en fin de journée, les travailleurs de la construction (affiliés à la FTQ) ferment le chantier « Mille 3 » et manifestent devant le Palais de justice pour dénoncer le sort des chefs des centrales. Plus de 300 personnes se réunissent dans une ambiance tumultueuse : la rue principale est bloquée et des vitres volent en éclat, mais la police n'ose pas intervenir. Une seconde manifestation a lieu le même soir à l'initiative des travailleur·euses du secteur public, noyau dur de la grève d'avril : cette fois la police attaque, blesse plusieurs personnes et procède à dix arrestations.

Le lendemain matin, les « gars de la construction » reprennent l'initiative. Ils commencent par fermer les chantiers, puis bloquent les lieux de travail des ouvrier·ères du secteur public, facilitant grandement la reprise de leur débrayage. Le mouvement est suivi par les employé·es de la municipalité. Surtout, les deux entrées de la 138 – seule route donnant accès à la ville – sont condamnées par des camions, des barrages renforcés par des tranchées durant la journée. Les mineurs choisissent d'intégrer le mouvement de grève, rejoints par les « métallos » de toute la Côte-Nord. À 10 h se tient une grande assemblée à l'aréna, où plus de 800 travailleur·euses décident de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Vers midi, un groupe de syndiqué·es occupe le poste de radio de CKCN, prenant le contrôle des ondes : il n'est plus diffusé que des textes et communiqués syndicaux, ainsi que des chansons québécoises et françaises. En après-midi, une foule entoure le Palais de justice, protégé par la quarantaine de policiers que compte la municipalité. La bataille commence : pierres et cocktails Molotov contre gaz lacrymogènes. La victoire des manifestant·es est rapide et vers 16 h, les policiers cessent le combat et s'enferment dans le Palais de justice. On proclame alors la ville « sous le contrôle des travailleurs ».

Malheureusement, l'euphorie est de courte durée. Vers 17 h, un antisyndicaliste ivre décide de foncer dans la foule avec sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un ouvrier, Hermann St-Gelais. Le meurtrier est remis aux policiers séquestrés alors que l'hôpital est réouvert pour soigner les blessé·es. Le lendemain, à l'aréna, une assemblée populaire d'environ 4000 personnes élit un comité de coordination. Le comité entre en négociation avec les autorités municipales qui acceptent d'envoyer un télégramme à Robert Bourassa lui demandant d'abroger le Bill 19 et de libérer les chefs syndicaux, de laisser le poste de CKCN à la disposition des travailleur·euses et d'exiger la fermeture de tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Mais le rapport de force s'inverse rapidement entre les autorités et les grévistes : les barrages ont été levés, la police locale – appuyée par la Sûreté du Québec – reprend peu à peu le contrôle de la ville et les travailleur·euses ne peuvent se réunir à l'aréna le 14 mai. Dans l'impossibilité d'agir, les ouvrier·ères reprennent le travail entre le 15 et le 18 mai, dans le désarroi et l'amertume. Alors que les grévistes de Sept-Îles ont été les premier·ères à relancer le débrayage en mai, iels sont aussi les dernier·ères à capituler.

À la suite de la défaite du mouvement autonome de mai, le Front commun se désagrège peu à peu, avec des scissions au sein même des centrales syndicales. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, a repris le contrôle des évènements et impose, à l'été et à l'automne 1972, une série de conventions négociées par secteur, affrontant dorénavant un ennemi désuni. Malgré cela, le Front commun de 1972 et en particulier les actions « illégales » de mai n'auront pas été en vain : c'est au courant de cette même décennie que les conflits de travail seront les plus nombreux et les plus offensifs au Québec, autant dans le secteur public que dans le secteur privé. L'exemple de Sept-Îles aura aussi ouvert un nouvel horizon pour les travailleur·euses d'ici : la possibilité d'occuper et d'autogérer sa ville.


[1] Notamment la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ).

Alexis Lafleur-Paiement est membre du collectif Archives révolutionnaires (https://archivesrevolutionnaires.com).

Photos : Archives Canada

Archives révolutionnaires. Des leçons du passé pour la nouvelle génération militante

Archives révolutionnaires est le premier centre d'archives au Québec à se donner le devoir de couvrir systématiquement les mouvements de gauche radicale. Communisme, (…)

Archives révolutionnaires est le premier centre d'archives au Québec à se donner le devoir de couvrir systématiquement les mouvements de gauche radicale. Communisme, indépendantisme, marxisme-léninisme, anarchisme, luttes autochtones, féminisme, socialisme, etc. : le collectif porte attention à toute l'extrême gauche québécoise.

François Saillant n'avait jamais vu d'exemplaire de Révolution québécoise avant tout récemment. Cette revue indépendantiste révolutionnaire, lancée par Pierre Vallières et Charles Gagnon juste avant qu'ils rejoignent le Front de libération du Québec, n'a publié que huit numéros entre 1964 et 1965, mais a contribué à diffuser l'idée d'un Québec libre et socialiste.

En découvrant le collectif Archives révolutionnaires, François Saillant, militant septuagénaire, a redécouvert ce pan d'histoire militante. Pouvoir se plonger dans des documents, parfois rares, d'anciens groupes militants est une richesse que le collectif souhaite offrir à la communauté.

Archives révolutionnaires a fait son nid dans le Bâtiment 7, situé dans le quartier de Pointe-Saint-Charles, à Montréal . C'est au deuxième étage de ce centre communautaire autogéré et aux côtés d'ateliers d'arts, d'une épicerie à but non lucratif, de la brasserie artisanale les Sans-Taverne, de la salle de soins thérapeutiques ainsi que de plusieurs locaux à diverses fonctions que se situe la bibliothèque dont s'occupe Archives révolutionnaires.

Depuis 2017, les trois membres du groupe, avec l'aide occasionnelle d'une dizaine de leurs camarades, accumulent la documentation liée aux mouvements révolutionnaires québécois. Même des documents datant du 19e siècle peuvent être trouvés dans leur collection s'élargissant de semaine en semaine. Ils et elles collectionnent notamment les revues, les journaux, les affiches, les pamphlets, les brochures et tout support physique intéressant. Ils et elles possèdent même quelques vinyles produits par des organisations militantes.

Le passé au service du présent

Les membres du collectif, des militant·es dans la fin vingtaine, désirent surtout offrir des outils pratiques et théoriques aux groupes militants actuels. « Les gens arrivent avec l'intuition que le système capitaliste ou social ne fonctionne pas, mais ils ne sont pas outillés stratégiquement et tactiquement pour répondre à ce problème », explique Alexis Lafleur-Paiement, cofondateur d'Archives révolutionnaires. « On le voit dans le mouvement étudiant. À chaque trois ans, les gens doivent réapprendre à faire de la mobilisation, à faire du piquetage, à faire une grève, etc. », ajoute-t-il.

L'idée de s'inspirer du passé pour bâtir les luttes actuelles n'est pas nouvelle. Mélissa Miller, cofondatrice du collectif, a trouvé les traces d'une idée similaire dans un manifeste de la revue Parti Pris. Déjà dans les années 60, des acteurs des luttes de l'époque estimaient que, pour créer un parti socialiste révolutionnaire fort, la mise sur pied d'un centre d'archives et de recherche était une étape primordiale. Avec leur camarade Samuel Provost, Mélissa Miller et Alexis Lafleur-Paiement mettent ainsi la main à la pâte pour voir leur projet s'épanouir à la hauteur de leurs ambitions. Tou·tes trois étudiant·es, ils et elles consacrent plusieurs heures par semaine aux Archives révolutionnaires en plus de leurs études, le tout, sans toucher un sou.

Contribuer aux luttes actuelles

François Saillant, membre fondateur de Québec Solidaire, accorde lui aussi une importance capitale à ce « devoir de mémoire ». Reconnu pour ses quatre décennies à la coordination du FRAPRU et pour les luttes qu'il a menées pour l'accès au logement abordable, il s'est aussi impliqué longtemps dans des groupes et des revues marxistes-léninistes et de gauche radicale dès les années 70. « C'est important de toujours faire les choses en lien, en référence ou en opposition à ce qui s'est vécu auparavant », dit-il.

Il a aussi fait don d'une partie de son propre fonds d'archives à Archives révolutionnaires. Il a permis au groupe de compléter certaines collections de revues en donnant les numéros manquants de Révolte et d'Unité prolétarienne, ainsi que les bulletins mensuels et brochures du regroupement de solidarité avec les Autochtones dont il faisait partie. « Qu'ils puissent mettre à la disposition des gens ces textes, brochures et journaux, qui sont souvent absolument introuvables, je trouvais que c'était important de le faire », mentionne le militant au long parcours.

Les dons d'archives sont d'ailleurs les entrées principales du collectif. Des contributions comme celle-là ne sont donc pas rares dans l'histoire d'Archives révolutionnaires. « Les gens sont très heureux de nous rencontrer, de nous raconter leurs histoires, de nous donner des documents, de savoir qu'on va non seulement les préserver, mais aussi les mettre en valeur », explique Alexis Lafleur-Paiement. Selon lui, cette capacité au don de soi est un avantage de participer à un projet mené par et pour les milieux de gauche radicale, où la camaraderie est très forte.

Une activité en expansion

La demeure d'Archives révolutionnaires, lieu de transition vers un local plus spacieux du Bâtiment 7, n'abrite pas toute la documentation du collectif. Sur les 3000 livres théoriques et historiques que détient le groupe, les documents qu'il rend accessibles à tou·tes occupent, pour le moment, deux larges bibliothèques. On y retrouve des auteur·trices plus classiques dans l'une et des plus contemporain·es dans l'autre. Cinq boîtes et un imposant classeur rouge regroupent aussi une fraction des archives. Dans leur future salle, l'équipe d'Archives révolutionnaires pourra conserver et exhiber ses 100 mètres linéaires de documentation. Pour l'instant, de nombreuses boîtes et cartables s'entassent encore chez les membres du groupe.

Sur le divan en velours turquoise ou autour de la massive table en bois, les visiteur·euses peuvent confortablement venir se plonger dans un livre, discuter ou travailler. Les membres du collectif ne se limitent pas seulement à un travail archivistique rigoureux. Dans le but d'informer, le collectif a ajouté à ses activités l'écriture d'articles contextuels, publiés sur leur site web, présentant et expliquant le contenu de leur documentation. Ils et elles se promènent d'ailleurs régulièrement dans Montréal et à travers le Québec pour faire des présentations thématiques et pour aller à la rencontre d'autres groupes militants.

Par leurs activités, les membres d'Archives révolutionnaires essaient aussi d'encourager les différents groupes à lier leurs luttes et à s'inscrire dans un réseau de gauche radicale plus large. « J'ai l'impression que la raison pour laquelle on numérise les archives, c'est que les mouvements d'extrême gauche ne sont pas assez forts et qu'il n'y a pas assez de passation réelle des expériences », révèle Mélissa Miller. La mise en ligne est donc devenue un outil efficace pour diffuser les documents historiques à grande échelle.

Reconstruire la gauche radicale

Le collectif qualifie les années 80 de période d'effondrement. Alors que frappait la relance néolibérale, les mouvements de gauche radicale ont perdu bien des plumes, expliquent les membres d'Archives révolutionnaires. Les bastions marxistes-léninistes et socialistes ont peu à peu disparu. « Maintenant, on a des groupes d'affinités, des amis qui vont faire des petits trucs ensemble, souvent bénévoles », décrit Alexis Lafleur-Paiement. Même si ce vide a laissé place à une émergence plus importante de groupes anarchistes, les repères traditionnels ont été laissés de côté. Les réseaux communistes et anarchistes québécois actuels comptent quelques centaines de personnes, estime-t-il.

Les années 50 à 70, au contraire, étaient marquées par un foisonnement de groupes militants. Les partis et mouvements communistes regroupaient des milliers de membres partout au pays. « Ces groupes avaient une organisation, des institutions, des lieux loués ou achetés, des salariés, etc. », énumère le cofondateur d'Archives révolutionnaires. Le partage et la transmission de connaissances et d'archives se concrétisaient facilement au sein même des organisations.

Archives révolutionnaires veut donc pallier cette rupture dans la passation des savoirs. Les militant·es peuvent nourrir leur esprit révolutionnaire en parcourant les pages jaunies des revues de l'époque, aux titres évocateurs comme La Masse, Québec libre, Pouvoir ouvrier, et bien d'autres.

Photo : Bibliothèque commune du Bâtiment 7 où les Archives révolutionnaires ont mis à disposition une partie de leur collection (Mélissa Miller, Archives révolutionnaires).

Que faire de Facebook ?

Facebook préfère le profit maximal à la construction d'espaces permettant d'avoir des interactions enrichissantes et d'accéder à de l'information juste. Que faire de cette (…)

Facebook préfère le profit maximal à la construction d'espaces permettant d'avoir des interactions enrichissantes et d'accéder à de l'information juste. Que faire de cette plateforme toxique à plusieurs égards, mais devenue presque incontournable ?

Les récentes révélations de la lanceuse d'alerte Frances Haugen sont venues confirmer ce que bien des chercheur·euses et activistes disaient depuis longtemps. Comme les hypothèses des chercheur·euses en sciences sociales, les documents fournis par Frances Haugen sont faciles à comprendre pour qui connaît l'entreprise. Facebook veut faire du profit, ce profit vient des revenus publicitaires. Il faut donc que les usager·ères restent le plus longtemps possible sur la plateforme, il faut que le fil suscite l'engagement, les commentaires, les clics, les réactions : « j'aime », « grr », « wouah » ! Ce que Facebook vend, c'est une fonction cognitive : notre attention. Les fils de discussion sont optimisés et personnalisés pour l'obtenir.

Cette optimisation nourrit la bête humaine : la peur, la haine, le biais de confirmation, l'effet Duning-Kruger (effet notable de l'ignare qui croit tout savoir alors que les personnes savantes doutent et hésitent). Une foule de mauvais plis de notre cognition se combine à cette optimisation pour créer un cocktail explosif : des fils de discussion violents où les positions sont bien campées. La fracture sociale se creuse. Les joutes par commentaires interposés touchent maintenant toutes les sphères de la société, depuis la sérieuse gestion de la pandémie jusqu'à la mise en conserve des légumes racines.

Devant ces constats, quelles sont les avenues possibles ? En schématisant un peu, les pistes de solution face à Facebook peuvent être regroupées en trois grandes catégories. On constatera que certaines sont plus prometteuses que d'autres.

Toujours plus de technologies ?

Chaque fois que le président de Facebook Mark Zuckerberg est appelé à témoigner au Congrès américain pour défendre les actions du géant, son discours est toujours sensiblement le même : les défauts de ces technologies se régleront avec plus de technologie. Dans son témoignage devant le Congrès deux mois après l'assaut du Capitole, pressé par les représentant·es voulant savoir ce qui avait été fait pour améliorer le travail de modération, Zuckerberg répond : « Plus de 95 % du contenu haineux que nous retirons est supprimé par une intelligence artificielle (IA) et non par une personne. […] Et je crois que 98 ou 99 % du contenu proterroriste que nous retirons est identifié par une IA et non une personne. » Pourtant, lorsque questionné par le représentant Tom O'Halleran sur ce que la compagnie fait pour augmenter sa capacité de modération, Zuckerberg explique que les algorithmes ne sont pas capables de différencier ce qui est une critique d'un propos haineux d'un véritable propos haineux [1]. Pourquoi tenter de nous convaincre que la solution technologique fonctionne, tout juste après nous avoir expliqué pour quelle raison elle ne fonctionne pas ? La réponse de Facebook pourrait se résumer par, « il faut de meilleurs algorithmes, laissez-nous travailler, vous ne comprendrez pas ! »

Or, selon Frances Haugen, c'est l'« engagement based ranking » – l'indicateur qui sert à privilégier le nombre de réactions pour choisir le contenu recommandé sur les fils d'actualité personnalisés – qui est le grand coupable des dérives. Avant les élections américaines, Facebook a réduit l'impact de cet indicateur de l'engagement dans l'algorithme de recommandation, puis l'a remonté tout de suite après les élections. Autrement dit, Frances Haugen démontre que Facebook est capable de jouer avec les paramètres de ses algorithmes pour modérer leurs effets délétères, mais que l'entreprise a choisi de ne pas le faire entre le jour de l'élection américaine et l'assaut du Capitole. L'entreprise choisit également de ne pas le faire lorsque la plateforme est utilisée pour organiser des génocides et des actes terroristes ou pour diffuser de la désinformation, lorsqu'elle exacerbe les problèmes de santé mentale et l'intimidation, ni même lorsqu'elle est employée par les puissances mondiales dans une guerre d'information [2].

Rendre le tigre végétarien

Au Canada et au Québec, à l'heure actuelle, le point de vue critique à l'égard des géants du Web est probablement la posture dominante. C'est notamment l'attitude du gouvernement de Justin Trudeau depuis son mandat 2019-2021, et tout indique qu'il poursuivra en ce sens dans les années à venir. C'est aussi la position de plusieurs organismes de défense des milieux culturel et journalistique (pensons par exemple aux Amis de la radiodiffusion, à la Coalition pour la diversité des expressions culturelles ou à la Fédération nationale des communications et de la culture-CSN). Or, dire que Facebook et les autres sont des menaces à la démocratie, aux médias d'information et à la diversité culturelle, c'est une chose, mais cela ne signifie pas que toutes les initiatives politiques à leur endroit sont nécessairement bénéfiques et souhaitables.

Ainsi, une deuxième catégorie de solutions réunit les avenues visant à faire de Facebook un acteur plus responsable. Il s'agit ici de forcer le géant à mieux faire son travail, par exemple en l'incitant à mieux cibler la désinformation ou les propos haineux, ainsi qu'à retirer des publications ou bannir des comptes. D'autres proposent aussi que Facebook valorise davantage le travail journalistique « sérieux », par le biais du filtrage algorithmique ou par la redistribution de revenus publicitaires.

Même si elle est parfois articulée avec des expressions enflammées, la critique qui sous-tend ces propositions ne remet pas en question le modèle d'affaires de Facebook. Les propositions ci-haut, si elles étaient appliquées, mèneraient au contraire à faire de l'entreprise un acteur plus mature dans l'écosystème médiatique, et donc, à consolider sa présence dans nos existences. La lanceuse d'alerte Frances Haugen a d'ailleurs explicitement soutenu la piste de la responsabilisation du géant par la législation lors de son témoignage auprès d'élu·es britanniques, « la régulation pourrait être bénéfique pour le succès à long terme de Facebook […] si on rend Facebook plus sûr et plus plaisant, ce sera une compagnie plus profitable dans dix ans [3] ».

Il y a donc ici une contradiction problématique : un discours qui commence par dénoncer les trop grands pouvoirs d'une entreprise aboutit finalement à consacrer ce pouvoir en cherchant à le rendre plus respectable. On trouve l'exemple le plus révélateur de ce paradoxe dans un billet publié par Bloomberg, où un chroniqueur soutient que la meilleure manière de rendre Facebook (et Amazon) redevable de ses actions, c'est… de lui donner un siège aux Nations Unies ! [4]

Viser la réappropriation

En fait, il ne s'agit pas d'encadrer Facebook, mais de limiter son pouvoir et son emprise. Il faut intervenir de manière à rendre le modèle d'affaires de l'entreprise de moins en moins viable, pour que des alternatives dignes d'intérêt disposent d'une chance raisonnable d'émerger.

Certaines formes de collecte de données, par exemple, pourraient être purement et simplement interdites. Les dispositifs de publicité ciblée devraient être fortement encadrés, voire interdits ; la personnalisation des fils d'actualité selon un profilage des caractéristiques des individus devrait aussi être limitée. Il faut pouvoir inspecter le développement des médias sociaux pour mieux comprendre les logiques qui les structurent. Si le fonctionnement de l'algorithme lui-même ne peut être étudié en profondeur parce que sa manière de traiter des masses de données n'est pas accessible aux humains, on devrait sans doute se demander s'il est judicieux de se servir de tels algorithmes dans le cadre d'activités aussi élémentaires que s'informer ou interagir avec des proches.

Enfin, il faut forcer les médias sociaux à être interopérables, c'est-à-dire à ne plus être des jardins fermés auxquels on peut seulement accéder en se créant un compte. Si on retrouve des standards communs, comme ceux du courriel ou des appels téléphoniques, des alternatives plus respectueuses des besoins des communautés pourront alors se faire une place. On pourrait, par exemple, encourager des médias sociaux à but non lucratif et n'accumulant pas des masses de données personnelles. Pour cela, des mesures antitrusts s'avèrent incontournables.

Ces pistes d'action nous montrent qu'une autre voie est envisageable : celle qui vise à soutirer à Facebook ses pouvoirs pour en redonner aux sociétés.


[1] Le témoignage de Mark Zuckerberg est disponible via C-Span : « House hearing on combatting online misinformation and disinformation », 25 mars 2021. En ligne : www.c-span.org/video/ ?510053-1/house-hearing-combating-online-misinformation-disinformation

[2] Le témoignage intégral de Frances Haugen est disponible via C-Span : « Facebook Whistleblower Frances Haugen testifies before Senate Commerce Committee », 5 octobre 2021. En ligne : youtu.be/GOnpVQnv5Cw

[3] Citée dans Salvador Rodriguez, « Facebook whistleblower Haugen tells UK lawmakers the company refuses to take responsibility for its harms », CNBC, 25 octobre 2021. Notre traduction.

[4] Ben Schott, « Give Amazon and Facebook a Seat at the United Nations », Bloomberg, 3 octobre 2021.

Photo : Thomas Hawk (CC BY-NC 2.0)

Microsoft. Adopter, étendre, anéantir

Le troisième texte de cette série sur les GAFAM porte sur Microsoft, omniprésent dans le monde du travail et dont la stratégie technico-commerciale est féroce. Microsoft (…)

Le troisième texte de cette série sur les GAFAM porte sur Microsoft, omniprésent dans le monde du travail et dont la stratégie technico-commerciale est féroce.

Microsoft naît en 1975 pour commercialiser un langage de programmation populaire sur les premiers ordinateurs personnels. Ce n'est cependant que quelques années plus tard que l'entreprise prendra véritablement de l'importance en profitant du projet d'IBM, un géant de l'informatique de l'époque, et se lancera dans le marché des ordinateurs personnels avec un nouveau concept. À l'aide d'un coup de pouce des influents parents du futur milliardaire Bill Gates, Microsoft réussira à vendre à IBM une licence permettant d'utiliser le système d'exploitation MS-DOS que Microsoft a acheté à une autre entreprise. Un système d'exploitation étant une composante immatérielle essentielle au fonctionnement d'un ordinateur, Microsoft comprend qu'il peut générer d'importants revenus en se rendant indispensable au fonctionnement de tous les logiciels créés pour les nouveaux ordinateurs personnels d'IBM, et détourne à son avantage la réputation d'IBM bien établie dans le milieu des affaires. Microsoft a la clairvoyance de préférer une entente lui assurant un revenu pour chaque ordinateur vendu avec son système, ce que ses critiques appellent la « taxe Microsoft ».

Cette première accumulation de capitaux permet à Microsoft d'investir dans le développement du système d'exploitation Windows et de la suite bureautique Office. En 1995, l'entreprise lance Windows 95, première version aboutie du projet, et s'assurera à travers diverses ententes commerciales qu'il soit le seul système présent sur les ordinateurs personnels de pratiquement toutes les marques. Le système connait un succès important et ancre définitivement la position dominante de l'entreprise dans ce domaine. La sortie du système coïncide avec la popularisation de l'accès à Internet. Craignant que la toile en vienne à diminuer le rôle de son système d'exploitation dans l'informatique personnelle, Microsoft lance son propre fureteur, Explorer, et tente de l'imposer en le distribuant avec Windows. Cette manœuvre déclenche aux États-Unis une poursuite anti-monopole de grande envergure. La saga judiciaire mène à un jugement ordonnant de scinder l'entreprise en deux pour séparer ses activités liées à Windows de celles liées à ses autres logiciels, mais Microsoft fait immédiatement appel pour en arriver à une entente qui n'aura finalement que peu de conséquences sur ses activités. Cette conclusion pave la voie pour l'apparition des géants du Web en montrant comment il est difficile de contrer un tel monopole [1].

En plus de mettre en lumière la mauvaise foi des dirigeants de Microsoft, les audiences liées à la poursuite révèlent aussi un mot d'ordre interne de l'entreprise : « adopter, étendre et anéantir. » Cela résume les trois phases d'une stratégie technico-commerciale utilisée notamment dans le développement du fureteur Explorer de Microsoft : adopter un standard établi dans ses propres produits ; étendre le standard en y ajoutant des extensions ne fonctionnant qu'avec ses produits ; enfin, anéantir commercialement les produits concurrents incapables ou refusant d'utiliser la spécification étendue, adoptée par une majorité d'utilisateur·trices. Des variantes de cette stratégie commerciale sont utilisées à maintes reprises par Microsoft, notamment pour mieux imposer sa suite bureautique Office, emblématique de la mainmise de Microsoft dans le monde du travail.

Des tentacules largement déployés

L'ubiquité de Windows et d'Office dans l'écrasante majorité des bureaux du monde et sur les ordinateurs personnels pourrait laisser penser à tort qu'ils sont la principale source de revenus du géant. Microsoft divise elle-même ses revenus en trois « segments » : produits et services d'affaires, infonuagique intelligente et informatique personnelle. Ces segments génèrent chacun une part approximativement égale des revenus du géant. On prend la mesure de la diversité des sources de revenus de l'entreprise par la variété de ses produits : on y compte le système d'exploitation Windows et la suite bureautique Office (version classique et version en ligne), la console de jeu vidéo Xbox et jeux divers, les serveurs Azure, le moteur de recherche Web Bing et les services de publicité associés, le réseau social professionnel LinkedIn et ses services, les logiciels pour la programmation, etc.

Comme les autres GAFAM, Microsoft doit l'étendue de ses activités à de très nombreuses acquisitions stratégiques. On pense par exemple à Hotmail et Skype ou à l'entreprise finlandaise de téléphonie cellulaire Nokia. Elle a récemment fait l'acquisition du studio de jeu vidéo Blizzard pour la somme de 70 milliards de dollars US, ce qui en fait la 3e plus grande entreprise de jeux vidéo au monde. Elle a aussi mis la main sur le jeu vidéo Minecraft en 2004, devenu le plus populaire de tout le temps. Microsoft vient tout juste d'acquérir Nuance Communications pour près de 20 milliards de dollars US, entreprise dont la spécialité est la reconnaissance vocale et l'intelligence artificielle.

Bien que la publicité ciblée fasse partie des revenus de Microsoft, l'entreprise ne mise pas tant sur celle-ci et sur l'accumulation d'information sur ses usagers que certains autres GAFAM. Elle sait cependant monnayer la popularité de ses produits en faisant payer les gouvernements et autres entreprises de multiples manières. Par exemple, le géant reçoit un montant pour chaque téléphone Android vendu à cause des nombreux brevets qu'il détient, même s'il a commercialisé un produit concurrent.

Mainmise sur les administrations publiques

Les institutions publiques maintiennent le monopole de l'entreprise en renouvelant les contrats de services et de licences logiciels sans que l'on considère adhérer à un produit compétiteur, préférant par exemple payer une « taxe Microsoft » qu'investir dans le développement de logiciels libres. De plus, les choix logiciels gouvernementaux s'imposent souvent indirectement aux citoyennes et citoyens en forçant l'utilisation de logiciels spécifiques pour accéder aux services et aux documents.

Au Québec, la domination de Microsoft s'incarne souvent dans la place quasi inexistante des logiciels libres dans les administrations publiques. En 2009 et 2010, l'organisme FACIL pour l'appropriation collective de l'informatique libre ainsi que la firme Savoir-faire Linux remportaient des victoires juridiques importantes : elles reconnaissent notamment que la Direction générale des acquisitions du Centre de services partagés du Québec et la Régie des rentes du Québec attribuaient illégalement des contrats à Microsoft sans appel d'offres. Le discours gouvernemental évolue à cette époque pour se montrer plus favorable à l'utilisation des logiciels libres comme outils informatiques gouvernementaux. En 2013, l'Assemblée nationale adoptait même à l'unanimité une motion encourageant « le gouvernement à poursuivre ses efforts pour promouvoir l'utilisation du logiciel libre au sein de l'administration publique ». Le passage à l'infonuagique entrepris au Québec depuis quelques années a malgré tout grandement favorisé Microsoft, l'entreprise récoltant 71 % de la valeur de toutes les ententes signées.

La présence de Microsoft dans les administrations publiques n'est pas limitée à la bureautique. L'entreprise est aussi critiquée pour le développement d'outils de surveillance policière dans les villes américaines.

Quoi dénoncer ?

On peut dénoncer Microsoft pour son utilisation de stratégies d'évitement fiscal, pour les horaires de travail difficile de ses programmeurs, pour sa manière de briser à répétition les standards informatiques communs à son avantage, pour sa stratégie de « taxe Microsoft » et pour s'être échappé de nombreuses poursuites pour pratiques anticoncurrentielles.

La domination de Microsoft est le fruit de l'utilisation de stratégies visant à se positionner comme inévitable, autant auprès des utilisateur·trices, d'autres entreprises informatiques, des gouvernements que du monde du travail dans son ensemble. On n'a généralement pas su prendre à temps la mesure de l'effet social des stratagèmes commerciaux de l'entreprise ni su prévoir l'incapacité répétée des États à freiner la création d'un tel géant, de peur de nuire à l'« innovation ».


[1] Microsoft échappera à plusieurs autres poursuites pour pratiques anticoncurrentielles à travers le monde, ayant toujours les moyens financiers de régler sans conséquences importantes sur ses activités. Il règlera avec la commission européenne une amende record de 1,7 milliard d'euros, et un recours collectif au Canada s'est récemment terminé par une entente où Microsoft s'est engagé à payer un demi-milliard aux détenteur·trices canadien·nes de plusieurs de ses produits, mais sans reconnaître avoir profité de sa position dominante pour augmenter ses prix.

Covid-19. D’ignorance crasse en aveuglement

11 février 2024, par Olivier Drouin — , ,
Depuis août 2020, par l'entremise de mon site Web et des médias sociaux, je recense les cas de COVID-19 dans les écoles et milite activement pour une meilleure qualité de (…)

Depuis août 2020, par l'entremise de mon site Web et des médias sociaux, je recense les cas de COVID-19 dans les écoles et milite activement pour une meilleure qualité de l'air. Voici pourquoi.

Le 14 mars 2020, le lendemain de la fermeture des écoles au Québec, Roxanne Khamsi, journaliste scientifique de renommée internationale qui a fait de Montréal sa terre d'accueil, publie un article qui passera à l'histoire, « They Say Coronavirus Isn't Airborne — But It's Definitely Borne By Air », sur le magazine en ligne Wired. Alors que la Santé publique s'affaire à nous demander de nous laver les mains et de désinfecter les surfaces, certain·es expert·es s'interrogent : et si la COVID-19 était transmise principalement par voie aérienne ? Les mesures sanitaires mises en place pour contrer le virus seraient-elles vraiment adéquates ? Dans les milieux fermés comme les écoles et les hôpitaux, la ventilation et la filtration de l'air ne seraient-elles pas des moyens concrets à privilégier ?

Écoles à risque

Les écoles sont fermées le 13 mars, initialement pour deux semaines, afin de contenir la pandémie du coronavirus. Le ministre de l'Éducation Jean-François Roberge compare cette période à des vacances, alors que le monde entier prend conscience de l'ampleur de la situation. Certaines écoles rouvriront finalement le 11 mai, alors que celles de la grande région de Montréal ne rouvriront qu'en août. Les parents sont alors dans le noir concernant les modes de transmission et réaliseront assez rapidement que la qualité de l'air y est pour beaucoup.

En tant que père de deux adolescents au secondaire qui s'implique dans leur milieu scolaire depuis leur jeune enfance, je me questionne sur les modes de transmission du virus et les risques en milieu scolaire. La vétusté du parc immobilier scolaire est de notoriété publique. Il y a déjà, depuis des décennies, des débats sur la surpopulation des locaux, sur le dépassement des ratios maitre-élèves, sur les enjeux liés à la qualité de l'eau (présence de plomb) et aux moisissures, sur le sous-financement des infrastructures et sur les rénovations majeures qui sont requises. L'arrivée d'un virus respiratoire dans cet environnement fermé, mal ventilé et dans lequel s'entassent des dizaines d'enfants plusieurs heures par jour semble réunir tous les ingrédients pour une explosion des cas.

Manque de transparence

Le 29 mai, le premier ministre Legault déclare que le retour en classe est un succès à l'extérieur de Montréal. Cependant, le gouvernement ne recense pas officiellement les données sur les cas dans ce milieu. Je me questionne donc sérieusement sur le niveau de risque pour mes enfants et sur les critères de succès de cette réouverture. En échangeant avec plusieurs groupes de parents, il m'apparaît évident que l'information qui leur serait nécessaire pour prendre une décision éclairée sur le retour en classe n'est pas accessible. Les parents québécois se voient mis devant un choix impossible : offrir l'éducation à leurs enfants signifie les exposer à la contamination.

Le 10 août, le ministre Roberge présente son plan de rentrée scolaire. Il mentionne que les écoles devront informer les parents et les enseignant·es de tous les cas de COVID-19 dans toutes les classes par l'entremise d'une lettre dont le modèle est fourni par la Santé publique. Le gouvernement promet la transparence complète. Je décide donc de le prendre au mot et de recenser ces lettres afin de comprendre l'étendue de la transmission et de quantifier le risque pour mes enfants. C'est dans ce contexte que je lance, le 27 août, un site internet (CovidEcolesQuebec.org) et un compte Twitter (@CovidEcoles).

Rapidement, les médias et la population active sur les médias sociaux démontrent de l'intérêt pour ma démarche et me donnent de la visibilité, ce qui va aider à faire connaitre le mouvement et me permettre de réunir plus de lettres de confirmation des cas émises par les écoles. Les données s'accumulent à une vitesse éclair et il devient évident que l'école est un haut lieu de transmission. Mon site internet et mon compte Twitter deviennent des incontournables dans le suivi des cas dans les écoles, alors que le gouvernement minimise toujours la situation et ne publie pas ces données.

Après plusieurs questions et articles sur le sujet, la pression des parents et des médias force finalement le gouvernement à publier sa propre liste d'écoles où des cas de COVID-19 sont confirmés. Cette liste est remise en question par les directions d'école et les Centres de services, car elle contient des données erronées. Le ministre de la Santé Christian Dubé intervient et décide alors de faire retirer la liste. Pendant ce temps, l'initiative CovidEcolesQuebec prend de l'ampleur.

Aveuglement volontaire

La population se demande alors ce qui cause l'explosion des cas. Plusieurs articles scientifiques et des centaines d'expert·es au Québec (dont celles et ceux de COVID-STOP) et à l'international sonnent l'alarme : le coronavirus se transmet par aérosols et la ventilation et la purification de l'air sont les moyens les plus efficaces pour les réduire. Je m'intéresse activement à cette explication et je m'entoure d'expert·es qui militent pour la reconnaissance de la transmission par aérosols.

Malheureusement, les expert·es qui conseillent le gouvernement s'entêtent à ne pas reconnaitre ce mode de transmission. Le principe de précaution est évacué pour faire place au dogme de la transmission par gouttelettes. La Santé publique va même jusqu'à qualifier les purificateurs d'air de « dangereux », ce qui fera d'elle la risée des expert·es à l'international.

Voyant la pression et l'inquiétude des parents, le ministre Roberge tente à plusieurs reprises de rassurer la population en mesurant le taux de CO2 dans les classes. Le protocole utilisé est non seulement défaillant, mais aussi non respecté sur le terrain. S'ensuivra une série d'actions incohérentes, dont l'achat de 75 millions de capteurs de CO2 qui arrivent 18 mois trop tard. Au moment d'écrire ces lignes, en mars 2022, les capteurs de CO2 ne sont pas tous livrés ni tous installés. La population perd entièrement confiance en son ministre sur le dossier de la qualité de l'air.

La non-reconnaissance de la transmission par aérosols et l'entêtement du gouvernement à ne pas agir concrètement et rapidement sur la qualité de l'air laissent un sombre bilan : l'année scolaire 2020-2021 se termine avec plus de 50 000 cas recensés en milieu scolaire, auxquels on doit rajouter tous les cas ramenés en milieu familial et la transmission communautaire causée par les écoles.

Le bilan de l'année 2021-2022 sera malheureusement incomplet, car le gouvernement a cessé les tests PCR pour les élèves et les enseignant·es au début de la vague Omicron, en décembre 2021. Nous revenons donc à la situation du mois d'août 2020, alors que la transparence des données sur les cas dans les écoles était inexistante.

* * *

En fait, à l'heure actuelle, le milieu scolaire est encore plus fragile et vulnérable face au coronavirus. La qualité de l'air est la même qu'en 2020, mais les variants se suivent et ne se ressemblent pas. Ils sont plus transmissibles que la souche originale. Le gouvernement recule sur la transparence des données en milieu scolaire en éliminant par exemple le bilan quotidien des écoles affectées.

Malgré tout, je garde espoir qu'une simple initiative citoyenne comme CovidEcolesQuebec, initiée par un père de famille impliqué et inquiet pour la santé et sécurité de ses enfants, permette aux citoyen·nes de faire entendre leur voix, de faire changer les choses et surtout, de faire bouger le gouvernement.

Olivier Drouin est idéateur de l'initiative citoyenne CovidEcolesQuebec.

CovidEcolesQuebec est un organisme qui a pour mission de contribuer activement à la transparence des données sur les écoles affectées par la COVID-19 au Québec. L'initiative est récipiendaire du prix international Data Hero Awards et d'une médaille de l'Assemblée nationale.

École à trois vitesses. Vers la fin des élèves « en rien » ?

La concurrence que se livrent les établissements d'enseignement publics et privés, couplée à la stratification des parcours qui s'y exprime, a mis à mal la mixité sociale et (…)

La concurrence que se livrent les établissements d'enseignement publics et privés, couplée à la stratification des parcours qui s'y exprime, a mis à mal la mixité sociale et scolaire, et en péril l'équité et l'égalité des chances de cette école commune dont la Révolution tranquille avait rêvé. Inéquitable, notre système scolaire est en attente de solutions concrètes et de volonté politique.

Aujourd'hui, plus de 20% des élèves du secondaire fréquentent un projet particulier au secteur public, et 21% un établissement privé (34% à Montréal). Dans certaines régions, plus de la moitié des élèves du secondaire évitent ainsi la classe dite ordinaire, qui recueille désormais des concentrations importantes de jeunes issu·es de milieux défavorisés ou en difficulté, et ne bénéficiant pas de l'effet de pairs positif que permet une plus grande hétérogénéité. Conséquemment, les élèves issu·es des classes publiques régulières auraient presque deux fois moins de chances d'atteindre le cégep que ceux et celles qui proviennent du privé ou des programmes particuliers. Seulement 15% des élèves issu·es du public régulier atteindraient l'université, contre 60% des élèves diplômé·es du privé ou 51% du public enrichi. [1] Sous le poids de la ségrégation scolaire, le câble de l'ascenseur social a été rompu. Les disparités scolaires et sociales que l'école de la Révolution tranquille devait aplanir ont ni plus ni moins qu'été recréées au sein d'un système à trois vitesses.

De l'école fourre-tout à l'école à la carte

Cette ségrégation n'est pas qu'un effet du jeu de concurrence. Elle est maintenant caractéristique du système scolaire québécois, dont la compétition est une dynamique intégrante, assumée et renforcée par tous les gouvernements qui se sont succédés depuis que la Commission des États généraux sur l'éducation a tiré la sonnette d'alarme [2]. C'est un fait qu'il existe un quasi-marché scolaire, qui alimente avec l'argent public une concurrence inégale au nom d'une liberté de choix galvaudée ainsi qu'un jeu de tamis socio-économiques qui érode la mixité sociale au sein des écoles au profit d'une homogénéisation dans des établissements et filières élitistes où règne l'entre-soi plutôt que le vivre-ensemble.

Il semble bien qu'une certaine trame narrative marchande se soit imposée au Québec. D'une part, on aurait réussi à vendre l'idée d'un déterminisme scolaire et socioprofessionnel couplant fortement le lieu de scolarisation aux chances de réussite professionnelle de chacun : on serait passé de l'idée que l'école universelle favorise l'expression des talents sans distinction de classe, à la logique du capital humain, qui traite les parents comme des consommateurs-investisseurs, les incitant à payer un supplément à la gratuité scolaire (en plus de leurs impôts) pour améliorer l'employabilité et la valeur marchande (le capital) de leur progéniture, soit ses chances d'optimiser son plein potentiel… Qu'importe l'ascenseur social, il faut prendre celui qui, selon ce qu'on nous fait croire, mène le plus haut et le plus rapidement, quitte à sortir le chéquier pour avoir le privilège d'y embarquer.

D'autre part, en cette ère de la personnalisation de masse, le rejet de toute uniformité ou formule commune s'exprime dans l'idée reçue que chaque enfant étant unique, il faut lui offrir une expérience stimulante et motivante à sa mesure, qu'il a désormais droit à l'expression de son individualité à travers son propre projet (si ses parents en ont les moyens), et qu'en conséquence chaque établissement et chaque parcours doivent être différenciés par une couleur locale, une saveur unique, porteuse, dit-on, de motivation et d'appartenance, et qui saura répondre à ses intérêts et besoins. Alors que certaines commissions scolaires cherchent actuellement à abolir le programme régulier pour, disent-elles, diversifier leur offre au bénéfice de tous·tes, force est de constater qu'on passe lentement mais sûrement du projet d'école pour tous·tes à celui d'école pour chacun·e.

Enfin, on a intériorisé l'association de ces deux idées, à savoir que toute saveur rimerait avec excellence, et qu'on pourrait ainsi sauver nos enfants du filet social que représente l'école ordinaire... En somme, tout se passe au Québec comme si l'école commune était perçue comme sans saveur et donc sans intérêt. Sans projet, jugée à tort ordinaire, peu stimulante et peu performante, l'école régulière et son programme scolaire uniforme issu du ministère seraient devenus indésirables aux yeux d'une part croissante des parents, qui cherchent à le contourner dans un véritable sauve-qui-peut.

Faute d'engagement des gouvernements dans un dénouement satisfaisant, la ségrégation scolaire poursuit ainsi son œuvre et le fossé se creuse entre les jeunes en difficulté ou issus de milieux défavorisés et ceux des classes moyennes et supérieures.

Vers un réseau scolaire commun ?

Créé en 2017, le mouvement École ensemble dévoilait le 9 mai dernier son Plan pour un réseau scolaire commun afin de s'attaquer à cette impasse [3]. Ce dernier s'inspire du modèle finlandais pour regrouper les établissements publics et privés conventionnés qui le souhaiteraient au sein d'un réseau commun, gratuit, sans sélection et entièrement financé par les deniers publics. Des bassins géographiques fondés sur des critères de mixité sociale remplaceraient la liberté de choix et les modes de recrutement sélectifs, en contrepartie de l'obligation pour tous les établissements d'offrir des options variées et enrichissantes à tous les élèves sans restriction. L'horaire des écoles serait ajusté de manière à offrir la formation générale commune quatre périodes par jour, puis à répartir les élèves selon leur option de prédilection durant la cinquième période quotidienne. Les établissements privés qui ne souhaiteraient pas être intégrés à ce réseau commun perdraient leurs subventions publiques. Celles qui l'intégreraient maintiendraient leur autonomie de gestion, notamment en matière de ressources humaines. La mise en œuvre de ce plan s'étalerait sur six années. Finis, la concurrence, le magasinage, le marketing et l'inflation pédagogique et curriculaire.

Fruit d'un travail sérieux, le plan reste bien sûr à parfaire, car il laisse en suspens des enjeux complémentaires importants, et demeure une voie de compromis qui mise sur un réseau hybride au sein duquel des entités privées continueraient d'évoluer à l'abri de certains des mécanismes de régulation publics. Malgré ses angles morts, cette proposition a l'immense mérite d'apporter du nouveau dans une discussion bloquée (voir évitée) depuis plusieurs années et même de relancer le débat de fond sur de nouvelles bases. Et cela, il faut le saluer.

Une nécessaire mobilisation sociale

La marche accélérée de notre système scolaire vers la fracture sociale inquiète de plus en plus. Malheureusement, le mutisme devenu classique des gouvernements ne fait qu'accroître le problème chaque année davantage. On ne se surprend pas que la CAQ, originellement acquise au projet d'écoles à charte (charter schools), se soit contentée, en tant que gouvernement, de nier le problème de la ségrégation scolaire pourtant mis au jour par le Conseil supérieur de l'éducation en 2016 [4]. Au contraire, elle a plutôt choisi de cautionner et de renforcer l'école à trois vitesses, d'abord en maintenant les frais reliés à la fréquentation de projets particuliers à l'école publique (projet de loi no12), puis en excluant l'abolition du financement des écoles privées confessionnelles de son projet de laïcité (projet de loi no21). La mise à l'agenda politique de ce problème sociétal s'avère difficile, mais son ancrage dans la société civile semble de plus en plus tenace, quoiqu'avec l'abolition des élections scolaires, il tienne à la motivation de mouvements citoyens aux ressources limitées. Malheureusement, la majorité parlementaire demeure actuellement et probablement pour un temps favorable au statu quo, alors que le Parti conservateur du Québec ramène même l'idée des bonds d'éducation (school vouchers)...

Le chemin pour faire d'une proposition sérieuse de système scolaire équitable un enjeu électoral s'avère donc encore bien sinueux, mais sa percolation dans l'espace public demeure un passage obligé et les prochains mois ne manqueront pas d'occasions pour s'y atteler. Après avoir lancé un ouvrage collectif sur les défis de l'école québécoise [5], qui dénonce sans réserve les mécanismes de marchandisation scolaire actifs au Québec, le collectif Debout pour l'école ! a annoncé un vaste chantier de consultation citoyenne sur l'avenir de l'école québécoise pour le printemps 2023. Celui-ci sera l'occasion de discuter de nombreux enjeux importants pour remettre notre système d'éducation sur ses rails. Nul doute que la ségrégation scolaire et la nécessité d'un système équitable pour y répondre seront au cœur des réflexions. Il restera à faire en sorte que cet élan puisse porter plus largement un vaste mouvement social susceptible de forcer le prochain gouvernement à agir pour de bon.


[1] Pierre Canisius Kamanzi, « Marché scolaire et reproduction des inégalités sociales au Québec », Revue des sciences de l'éducation, vol.45, no3, 2019, p.140-165

[2] CÉGÉ (1996), Rénover notre système scolaire : dix chantiers prioritaires, 90 p. Voir https://collections.banq.qc.ca/ark :/52327/bs40260

[3] École ensemble, Plan pour un réseau scolaire commun, 2022, 37 p. Voir www.ecoleensemble.com/reseaucommun

[4] CSE, Remettre le cap sur l'équité, Québec, 2016, 100 p.

[5] Debout pour l'école !, Une autre école est possible et nécessaire, Montréal, Del Busso Éditeur, 2022, 472 p.

Gravure : Giorgio Escher, Relativite, 1953

Membres