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La situation en France, le NFP et les tâches des révolutionnaires

1er avril, par Antoine Larrache — , ,
La situation en France est marquée par la crise générale du capitalisme et par celle de sa place dans les rapports de forces internationaux. Elle est aujourd'hui en équilibre (…)

La situation en France est marquée par la crise générale du capitalisme et par celle de sa place dans les rapports de forces internationaux. Elle est aujourd'hui en équilibre très instable et pourrait basculer, comme bien d'autres pays, sous la domination de l'extrême droite.

Tiré de Inprecor 730 - mars 2025
24 mars 2025

Par Antoine Larrache

Manifestation contre la réforme des retraites, 7 février 2023. Photothèque Rouge, Martin Nada, Hans Lucas

Le capitalisme français est percuté par la crise économique mondiale. Le pays est en quasi-récession, son déficit budgétaire est croissant (6 % du PIB en 2024), à tel point que la note de la dette de la France a été dégradée à plusieurs reprises par les agences de notation (elle est passée de AAA à Aa2 entre 2012-2015 puis à Aa3 en 2024). L'un de ses secteurs historiques, l'automobile, est en crise, incapable notamment de prendre le tournant de l'électrique. Le secteur du commerce supprime des postes par milliers (notamment chez Auchan et Casino). Globalement, sur la période de juillet à novembre 2024, la CGT a recensé 120 plans de licenciements, représentant, depuis septembre 2023, entre 130 000 et 200 000 emplois. Il est possible que les chiffres réels soient très supérieurs, en comptant les emplois induits. Ces suppressions de postes comprennent des licenciements secs et des départs en retraite non remplacés qui conduisent à une augmentation de la charge de travail. Par ailleurs, la pauvreté est en hausse, avec 8,1 % de pauvres (moins de 1 000 euros par mois, ou 1 500 pour un couple sans enfant).

Les gouvernements Barnier et Bayrou ont mis en place des coupes budgétaires drastiques dans les dépenses publiques, de 60 milliards d'euros, et diverses fonctions publiques sont en grande difficulté. C'est le cas dans l'Éducation, même si les suppressions de postes prévues au budget 2025 ont été reportées, dans la santé (plusieurs morts ont été comptées dans les hôpitaux en raison de la lenteur des prises en charge ou du manque de personnels), dans la fonction publique territoriale où les suppressions de postes rendent la gestion des collectivités locales de plus en plus difficile, dans universités, etc. Sans parler de la privatisation rampante de la SNCF et de la RATP, qui se met en place petit à petit, avec l'ouverture à la concurrence puis la vente de lignes.

La réaction impérialiste aux difficultés

La tendance est donc à un déclin très prononcé sur le plan économique. Dans le même temps, l'impérialisme français est mis en déroute dans la plupart des pays d'Afrique qu'il dominait dans sa forme moderne d'impérialisme, la Françafrique. Au Mali (février 2022), au Burkina Faso (février 2023), au Niger (fin 2023), en Côte d'Ivoire (février 2025), au Tchad (décembre 2024) et au Sénégal (septembre 2025), la France a dû retirer ses troupes, et ses intérêts économiques et politiques sont remis en cause. Ces retraits ont eu lieu à l'initiative des régimes, soit en raison du mécontentement des populations, soit de l'émergence d'influences concurrentes, en particulier de la Russie et de la Chine.

En réponse, la France poursuit voire renforce sa domination sur ses colonies restantes. Ainsi Macron tente d'arrêter le processus de décolonisation de la Kanaky en ayant tenu en 2021, le troisième référendum malgré le Covid, essayé de dégeler le corps électoral et en déportant des militants en métropole. Il a répondu par la répression aux revendications sociales en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, tandis que Mayotte sert désormais de test grandeur nature pour les politiques racistes, avec la suppression du droit du sol qui permettait à toute personne née en France d'obtenir la nationalité française.

Plus globalement, la 7e puissance militaire mondiale cherche à construire une « défense européenne » autour d'elle. Ainsi, la prochaine loi de programmation militaire du pays devrait atteindre 413 milliards d'euros sur 5 ans, soit un doublement en 10 ans, tandis que Macron déclare souhaiter « un financement européen commun massif pour acheter et produire plus ».

L'usure des partis gestionnaires

La crise est donc généralisée et les gouvernements bourgeois classiques sont en grande difficulté pour la résoudre. Depuis une vingtaine d'années, les partis de droite issus du gaullisme et la social-démocratie ont connu une alternance au pouvoir, mais avec des difficultés croissantes à se reproduire. Le Parti socialiste a opéré un tournant particulièrement droitier sous la présidence de François Hollande (2012-2017), ajoutant au libéralisme économique déjà amorcé par Lionel Jospin, à la fin des années 1990, un développement de la répression et des politiques racistes, une poursuite de la destruction de la Sécurité sociale, notamment par les réformes des retraites et contre les chômeurs, des attaques contre le droit du travail et la représentation syndicale. Mais les scores électoraux du parti de droite, Les Républicains, et du PS se sont petit à petit réduits, avec la chute en 3e position de François Fillon en 2017 et le très faible score (4,78 %) de Valérie Pécresse en 2022 pour ce qui concerne les premiers, et les scores encore plus réduits des candidats du PS Benoît Hamon (6 %) et Anne Hidalgo (1,75 %). Pendant que Marine Le Pen atteignait 21 % en 2017 et 23 % en 2022 ; et Jean-Luc Mélenchon 20 % en 2017 et 22 % en 2022.

Le personnel bourgeois classique a donc été profondément bouleversé : Macron, ancien ministre sous Hollande, a réussi à rassembler les électeur·trices modéré·es de la droite classique et ceux les plus à droite du Parti socialiste, et à sortir gagnant des deux dernières présidentielles. Mais son assise est cependant très limitée, avec 18 et 20 % des voix des inscrit·es sur les listes électorales au premier tour en 2017 et 2022. Et elle tend à se réduire toujours plus : lors des dernières élections législatives, l'alliance construite autour de Macron n'a obtenu que 26 % des voix, 43 % des député·es en 2022, puis 22 % des voix et 29 % des député·es en 2024. De fait, son assise sociale est essentiellement constituée des couches très supérieures du salariat (cadres), et de la classe dominante. Les secteurs réactionnaires se tournent de plus en plus vers la droite, vers Éric Zemmour, Éric Ciotti et bien sûr le RN, tandis que l'union de la gauche lors des dernières élections législatives lui a fait perdre les couches intermédiaires qui votaient traditionnellement PS, retournées au bercail.

En 2017 comme en 2022, Macron a été élu au second tour de la présidentielle contre Marine Le Pen et a donc fait jouer pleinement le « front républicain », qui consiste à ce que les partis appellent à voter contre l'extrême droite. Macron est donc à chaque fois apparu aux couches intermédiaires comme le meilleur outil, dès le premier tour, pour empêcher l'arrivée au pouvoir de Le Pen. Il a d'ailleurs mené une grande partie de ses campagnes sur cette thématique, promettant de faire reculer l'extrême droite. Mais cette promesse a été de courte durée, les classes populaires abandonnant de plus en plus le vote Macron pour se concentrer, pour ce qui concerne les couches conscientes et/ou racisées, sur le vote Mélenchon, et pour les couches craignant un déclassement, vers Le Pen.

Un danger fasciste toujours plus concret

Ainsi, le « centre » se réduit, au bénéfice d'une gauche en mutation et de l'extrême droite. C'est cette dernière qui connaît une progression particulièrement spectaculaire, car le « front républicain » ne suffit plus à arrêter son développement : dans 39 circonscriptions (sur 577), aux législatives de 2024, les candidat·es du RN ont même été élu·es dès le premier tour.

De plus, on voit une augmentation effrayante du soutien au RN dans la police et dans l'armée. Le soutien dans la police est passé de 51 % en 2015 à 67 % dans les échelons inférieurs de la hiérarchie en 2022, et dans l'armée, il aurait dépassé les 50 %. Elles constituent, de fait, des bandes armées favorables à l'extrême droite. Un élément qui doit être mis en relation avec la tribune de 20 généraux publiée un 21 avril 2021 – en référence à la tentative de putsch des généraux de 1961 – dans la revue d'extrême droite Valeurs actuelles indiquant que « Oui, si une guerre civile éclate, l'armée maintiendra l'ordre sur son propre sol » (1). Et avec le fait que des franges importantes de la bourgeoisie française ont basculé vers l'extrême droite. Ainsi « Le patron de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), François Asselin, s'appuie sur un sondage commandé par son organisation pour affirmer que “le Rassemblement national fait moins peur aux entrepreneurs que le Nouveau Front populaire”. Tandis que Michel Picon, président de l'Union des entreprises de proximité (U2P), considère de son côté que les petits patrons “expriment un fort besoin d'ordre, de fermeté, de remise en place de hiérarchie des valeurs” » (2). Les Bolloré et Progli se multiplient, tandis que le Financial Times a noté que « les patrons des grandes entreprises françaises se précipitent pour nouer des contacts avec l'extrême droite de Marine Le Pen  ».

Les agressions par des groupes fascistes se développent, petit à petit, contre les personnes racisé·es, les LGBTI, des piquets de grève, des réunions militantes. En février, un militant de gauche a été poignardé, heureusement sans dommage grave. Et l'extrême droite a pris une place importante dans certaines mobilisations sociales comme celle des Gilets jaunes et les mobilisations paysannes, par l'intermédiaire notamment de la Coordination rurale, qui connaît une progression importante (passant de 3 à 14 présidences de chambre d'agriculture entre 2019 et 2025, avec des scores supérieurs à 30 % dans de nombreux départements).

Une grande partie des caractéristiques du fascisme sont donc déjà en place dans le pays. Il manque un point essentiel : l'existence d'un parti fasciste de masse. Mais cet élément peut hélas être réalisé, quand on voit les files d'attente impressionnantes lors de signatures du livre de Jordan Bardella (3) ou la présence dans les meetings du RN.

Une gauche en pleine reconfiguration

En face, la gauche évolue fortement. Comme nous l'avons vu, le Parti socialiste, hégémonique à gauche pendant trente ans, est très affaibli et travaillé par de fortes contradictions. Il revendique 50 000 adhérent·es mais moins de 20 000 personnes votent lors de ses congrès. Et il est traversé par des désaccords très importants entre une frange complètement intégrée aux institutions et qui cherche à se rapprocher de Macron (autour de Carole Delga, Anne Hidalgo et Michael Delafosse…) et une autre qui reste sensible à l'histoire du mouvement ouvrier, notamment par l'intermédiaire des élu·es des quartiers populaires ou des syndicalistes de la CFDT ou l'UNSA ou de FO.

L'unité de la gauche, lors des élections législatives de 2022 et 2024, s'est imposée à ses organisations car, divisées, elles auraient eu très peu d'élu·es. Mais on ne peut pas ignorer la corrélation entre, d'une part, l'unité réalisée avec la NUPES en 2022 et le NFP en 2024, et, d'autre part, l'unité syndicale face à la casse des retraites en 2023, qui a rassemblé toutes les forces, de Solidaires à la CFDT en passant par la FSU et la principale, la CGT. On peut considérer que, sous le coup des attaques antisociales dans un cas, de la menace de la droite et de l'extrême droite dans le second, les organisations du prolétariat se sont rassemblées, dans le même temps que celui-ci tentait de s'organiser et d'agir, exerçant une pression pour ce rassemblement.

Sous cette pression, le PS, comme ça avait déjà été le cas lors de la désignation de Benoît Hamon en 2017, a adopté une orientation relativement combative, et accepté le programme du Nouveau Front populaire, qui est sur la plupart des points une reprise de celui de La France insoumise, lui-même inspiré par les revendications des grands mouvements sociaux, formulées par des militants des principales organisations dans tous les domaines (syndicats, associations pédagogiques, groupes d'économistes, etc.). De même, Les Écologistes et le Parti communiste ont participé à l'alliance. Ces deux organisations, n'ayant pas été à la direction des gouvernementaux sociaux-libéraux, ont une plus grande faculté d'adaptation programmatique que le PS, et les négociations ont été rapides.

Le cœur de l'accord politique entre les quatre grandes formations de gauche a été le mot d'ordre du retrait de la réforme des retraites de 2023 et qu'en cas de victoire, le NFP choisirait quel·le Premier·e ministre il proposerait à Macron, et voterait des motions de censure contre tout Premier ministre de droite. Cet accord fragile, que le PS a remis en cause ces derniers mois, a été imposé à la droite du parti en échange d'une part importante des circonscriptions pour les élections législatives… l'une d'elles étant même accordé à l'ancien président François Hollande.

Un front unique original

De l'autre côté de la gauche, le NPA-L'Anticapitaliste (NPA-A) a participé au Nouveau Front populaire, obtenant « sur le quota de LFI », une circonscription ingagnable pour Philippe Poutou4. L'entrée du NPA-A dans le NFP a eu pour seule condition l'engagement à voter pour le programme du NFP à l'Assemblée si Philippe était élu ; il a été clairement spécifié par le NPA-A qu'il ne participerait pas au gouvernement du NFP. En effet, la nature du NFP, cette alliance « de Philippe Poutou à François Hollande », ne permet pas une participation des révolutionnaires, laquelle ne peut relever que de circonstances exceptionnelles.

Le NFP se réclame d'un programme de rupture qui intègre des propositions assez radicales : bloquer «  les prix des biens de première nécessité dans l'alimentation, l'énergie et les carburants  », taxer «  les super profits », augmenter les salaires, « un moratoire sur les grands projets d'infrastructures autoroutières », « passer à une 6e République par la convocation d'une assemblée constituante citoyenne élue  », des mesures plus favorables à l'immigration, le refus du «  pacte de stabilité budgétaire » européen, de très nombreuses mesures qui, sans être révolutionnaires, constituent une rupture réelle avec les politiques bourgeoises menées depuis des décennies et supposent un affrontement avec la bourgeoisie.

Un tel programme est précisément totalement inacceptable et la classe dominante, par ses médias, ses représentant·es politiques ou de grands dirigeants d'entreprises, a exprimé sa totale opposition à ce programme et à La France insoumise. Une partie a même repris à son compte des formules proches de l'historique «  mieux vaut Hitler que le Front populaire ». Cependant, les objectifs d'un gouvernement issu du NFP s'inscriraient dans le cadre du système et associeraient des courants ayant participé loyalement à la gestion du capitalisme français, notamment les membres du PS, du PCF et des Écologistes. Le programme, s'il ne comprend pas vraiment de mesure erronée, n'aborde ni les licenciements ni la dette publique, et n'introduit aucune incursion dans la propriété privée des moyens de production. Il y a fort à parier qu'un gouvernement issu de ce programme serait mis sous pression et discipliné encore plus rapidement que l'a été le gouvernement Syriza en Grèce et, même si LFI répète à l'envi vouloir s'appuyer sur les mobilisations – à défaut de s'employer à les construire –, la faible auto-activité actuelle des classes populaires rendrait le débordement du gouvernement par sa gauche assez improbable.

Contenir le recul, préparer la contre-offensive

Tout cela reste assez hypothétique car, justement, le rapport de forces entre les classes ne permet pas, à ce stade, d'espérer une victoire électorale de la gauche. En effet, le mouvement ouvrier connaît une phase de recul de ses capacités à peser sur la situation. La mobilisation sur les retraites de 2023 s'est soldée par une défaite, tandis que les droits des chômeurs et des étrangers ont été dégradés sans que les grandes organisations s'y opposent réellement. La casse ou la privatisation des services publics se poursuit avec des réactions pour l'instant très limitées et locales. Les déserts syndicaux s'agrandissent, et les perspectives d'une unification – à moyen terme – entre la CGT et la FSU (voire Solidaires) serviraient plutôt à contenir le recul qu'à espérer une reconstruction.

Cependant, des points d'appui existent. Le mouvement sur les retraites a montré, avec des records de participation aux manifestations (au plus fort, un million de manifestant·es selon la police, 3,5 millions selon la CGT), qui ont eu lieu dans plusieurs centaines de villes, montrant ainsi la profondeur du mouvement. À l'instar des mouvements précédents, ou de la mobilisation des Gilets jaunes en 2018-2019, on a pu observer que le potentiel de mobilisation de la classe ouvrière reste très important même si, en termes de rapport de forces relatif à celui imposé par la classe dominante, il est insuffisant.

D'autres mobilisations ont eu lieu, montrant des capacités variées : par exemple le mouvement contre les violences policières et racistes, suite à l'assassinat d'un jeune par la police, Nahel, en juin 2023, qui a mobilisé pendant plusieurs jours les quartiers populaires, malgré les interdictions de manifester et la répression policière (3 651 personnes arrêtées et 380 peines de prison fermes, et deux morts). Ce mouvement a d'ailleurs, contrairement aux révoltes de 2005, globalement été soutenu par la gauche. La mobilisation pour la Palestine, bien que confrontée à la répression et à une offensive idéologique de grande ampleur, a réussi à tenir sur la longue durée et à mobiliser pendant un moment plusieurs dizaines de milliers de personnes, notamment des quartiers populaires et racisées. Il a représenté le plus important mouvement internationaliste de la jeunesse – notamment des quartiers populaires – depuis plusieurs décennies. Des actions ont été menées contre les licenciements et les suppressions de postes, notamment dans l'automobile et le commerce, en novembre 2024 et, si elles n'ont pas obtenu de victoire, elles ont contribué à déstabiliser le gouvernement Barnier et à ce que la tentative d'adoption du budget par l'article 49-3 de la Constitution conduise à la censure et à la démission du gouvernement. Les mobilisations féministes, régulières notamment depuis Metoo, avec notamment le développement de la grève féministe, et les mobilisations écologiques (notamment contre les Grands projet inutiles comme les autoroutes, les méga-bassines, etc.), contribuent aussi à la contestation sociale globale. Aujourd'hui, on observe des actions syndicales contre la pénurie budgétaire dans les administrations territoriales, dans les universités (avec plusieurs centaines de personnes dans quelques assemblées générales, à ce jour), les hôpitaux, les écoles…

Une unité militante

Il y a donc une crise et des mobilisations quasi permanentes en réaction aux attaques du gouvernement et, de façon similaire, une partie de la gauche – en réaction à la montée de l'extrême droite et face à Macron – s'est mobilisée pour construire la campagne du NFP, dans des comités locaux regroupant chacun plusieurs dizaines de personnes – voire des centaines à certaines occasions. Dans de nombreuses circonscriptions, tout·es les militant·es de gauche se sont retrouvé·es pour organiser des diffusions de tracts, des collages d'affiches, des tournées d'immeubles et des réunions publiques. Pas seulement les militant·es politiques, aussi les syndicalistes et membres d'associations de gauche.

Cette dynamique possède des qualités indiscutables. En effet, la seule présence dans des actions communes pendant plusieurs semaines sécrète quasi mécaniquement une capacité d'action décuplée – qui a permis non seulement que le RN ne gagne pas les élections, mais aussi que le NFP soit la force disposant du plus grand nombre de député·es à l'Assemblée nationale ! – et exerce une pression pour continuer cette unité dans les luttes. En effet, il est évident pour tout·e militant·e de base qu'il y a un lien entre les éléments de programme et les luttes à la base, entre les préoccupations des classes populaires et les actions à mener, même si une grande partie des militant·es les conçoivent dans leurs aspects les moins combatifs (rendez-vous avec les élu·es, pétitions, etc.), et il était absolument essentiel, pour des militant·es révolutionnaires, d'accompagner cette dynamique globale, malgré la combativité limitée de ces cadres.

Ce dernier point est lié à la faiblesse majeure du NFP, sa nature essentiellement institutionnelle, dans le sens où elle est liée aux institutions du capitalisme, de la base au sommet. Son combat est en effet essentiellement une lutte à l'intérieur du système, pour en modifier les équilibres et « mener une politique de gauche ». Le NFP a ainsi mené campagne pour obtenir le poste de Premier ministre et gouverner, bien qu'il n'ait obtenu qu'un gros tiers des député·es. La France insoumise, pourtant la force la plus radicale des quatre organisations principales du NFP, a engagé une procédure de destitution de Macron qui n'avait aucune chance d'aboutir et ne participait aucunement à un mouvement de masse, alors que le président est pourtant détesté par une grande partie de la population. Le PS, dans la dernière séquence de vote du budget (5), n'a pas voté la censure, contrairement aux engagements initiaux du NFP. Ce choix, répondant aux préoccupations d'une partie la population qui craignait une nouvelle déstabilisation du pays en cas de non-adoption du budget, a permis au Rassemblement national, qui ne souhaitait pas non plus censurer le gouvernement, de se positionner de façon favorable. En effet, le RN joue un jeu complexe : il tente d'un côté de se présenter comme le principal opposant à Macron et de l'autre d'apparaître comme une force crédible pour gérer le système à sa place. Cette orientation est pleine de contradictions, et la gauche pourrait, en votant systématiquement la censure et en se positionnant comme la principale force militante anti-Macron, faire la démonstration que le RN n'est pas au service des classes populaires.

Mais, pour cela, il faudrait que la gauche entreprenne des campagnes militantes combatives, à la base, ce qu'elle n'est pas disposée à faire, car elle se laisse absorber par le travail parlementaire, les divisions et en particulier celles liées à la préparation des élections municipales qui auront lieu en 2026. Pour les partis de gauche les plus intégrés au système, c'est une échéance fondamentale pour garder ses positions, qui lui permettent – comme ses positions dans les conseils régionaux et départementaux – de construire leurs appareils et de maintenir un rapport de forces vis-à-vis de LFI, qui reste bien plus faible sur ce terrain. De plus, chaque organisation de gauche garde en tête la préparation de la prochaine échéance présidentielle, en 2027, en espérant y jouer un rôle central. LFI par le biais de Jean-Luc Mélenchon, qui se présentera vraisemblablement, les autres forces voulant à tout prix éviter que l'ancien sénateur soit le candidat unique de la gauche, car cela contribuerait à diminuer leur rapport de forces vis-à-vis de LFI. Chaque force étant sous une pression énorme : la nécessité, pour gagner, et peut-être même pour empêcher Le Pen d'être élue, de présenter une candidature unique, commune. À ce puzzle il faut ajouter la possibilité, si le gouvernement Bayrou ne tient pas dans le temps, notamment s'il est censuré par la gauche et le RN, de nouvelles élections législatives dès juin 2025. Autant dire que la gauche est tétanisée par ces enjeux, qui la divisent tout en nécessitant son unité.

Articuler unité et radicalités

Il est difficile de peser dans une telle situation, car tant sur le terrain politique que social, les choses semblent bloquées. Les mobilisations sociales sont pour l'instant peu puissantes malgré l'ampleur des attaques, et les organisations politiques sont engluées dans des négociations et confrontations locales délétères. Cependant, les périodes où existe un fort décalage entre les nécessités et les actions concrètes peuvent constituer des moments où un espace politique existe pour exprimer une orientation alternative, où les nécessités doivent être, par le travail politique, transformées en possibilités.

Pour cela, il nous faut tenter d'analyser les enjeux précis et de mettre en mouvement les forces disponibles pour peser dessus. Cette tentative conduit à distinguer les nécessités politiques selon trois niveaux.

Le premier est le besoin de l'unité de toute la gauche pour répondre à la menace fasciste, pour construire le rapport de forces et pour tracer des perspectives alternatives à la domination bourgeoise. C'est pour cette raison que, malgré les limites du NFP, il était correct d'y participer et de faire le lien entre cette alliance et les luttes concrètes. Il semble aussi correct de continuer à construire ce cadre à la base, notamment en encourageant les dizaines de collectifs qui se maintiennent localement. Des alliés (Nouvelle donne, Égalités, l'Après, Copernic, Peps…) existent pour une telle orientation, qui travaillent à construire une réunion nationale des collectifs, là où les quatre organisations principales (LFI, PS, PCF, écologistes) privilégient leurs intérêts. Le moment venu, cette politique pourrait jouer un rôle important car il s'agit d'un embryon de cadres démocratiques unitaires de base, dont tout mouvement de masse a besoin pour agir, se construire et poser la question du pouvoir par en bas.

Ces collectifs de base peuvent mettre en place les campagnes unitaires nécessaires dans la période : contre les politiques racistes, contre les licenciements, pour l'augmentation des salaires, pour la défense des services publics, pour la Palestine, la Kanaky… De premières discussions ont eu lieu, à l'initiative du NPA-A, sur les licenciements pendant la vague de suppressions de postes de novembre-décembre 2023 et des initiatives pour les services publics sont discutées. Ils pourraient aussi intervenir dans les débats politiques plus généraux, par exemple celui sur le budget et la censure, et contester le gouvernement.

De plus, une nouvelle discussion va s'engager sur les retraites et il sera indispensable de construire un front intersyndical et une campagne unitaire du NFP et du mouvement social pour les défendre.

La défense de l'unité de la base au sommet pourrait aussi passer, ce n'est pas à exclure, par la défense d'une candidature unique de la gauche à la présidentielle. En effet, dans le cadre de la Ve République, qui est particulièrement antidémocratique et donne des pouvoirs immenses au président, éviter une victoire de Le Pen pourrait nécessiter une candidature unique à gauche. Mais les jeux sont loin d'être faits. La séquence des élections municipales de 2026 constitue une étape difficile à anticiper pour l'instant : on ne sait pas si la division de la gauche provoquera un nouveau progrès de l'extrême droite, ou si une unité de la gauche sera réalisée et dans quelles conditions et quels rapports de forces.

La place particulière de LFI

Le second niveau découle de l'analyse des différentes organisations de gauche. Il est apparu, ces dernières années, que LFI joue un rôle particulier parmi celles-ci : sa relativement faible intégration dans le cadre des institutions (elle n'a pas de conseiller·e régional·e, et a 6 conseiller·es départementaux, à comparer aux 40 du PCF, qui en a perdu 81 aux dernières élections, et aux 332 du PS, qui en a perdu 622…) induit une position partiellement critique par rapport à l'ordre établi. Sa stratégie électorale est également de s'appuyer sur les quartiers populaires, notamment racisé·es, et elle combat plus frontalement le racisme, l'islamophobie et le RN que les autres forces de gauche. Sur la Palestine, elle a tenu, notamment à l'Assemblée, un discours de solidarité avec le peuple palestinien qui tranchait avec les positions du reste de la gauche (deux député·es ont brandi un drapeau palestinien, d'autres ont dessiné ce drapeau en se positionnant selon la couleur de leurs vêtements). Elle est aussi la force la plus jeune et la plus dynamique du NFP.

Les critiques à formuler vis-à-vis de LFI ne manquent pas, sur son manque de démocratie interne, son sectarisme vis-à-vis des autres forces politiques comme syndicales, ses traditions chauvines, son prisme très étatique et la faiblesse de ses propositions en termes d'incursion dans la propriété privée. De plus, sa volonté de devenir hégémonique à gauche s'accompagne de tendances très sectaires vis-à-vis des autres organisations. Mais il est évident que cette force constitue un immense point d'appui à gauche, sur le plan programmatique et militant.

Construire une gauche unitaire et révolutionnaire

Le troisième niveau est la nécessité de regrouper les forces révolutionnaires unitaires. Dans la séquence qui a duré de la présidentielle 2022 à la chute du gouvernement Barnier, en passant par la grève sur les retraites, les discussions se sont multipliées à gauche. De ces discussions s'est dégagé un pôle composé de différents groupes défendant des orientations générales similaires sur de nombreux points : la nécessité de l'unité de la gauche, de la construction des collectifs NFP à la base, mais aussi d'une orientation indépendante, notamment sur les luttes sociales et l'Ukraine. Des discussions multiples ont eu lieu entre le NPA-A, Ensemble !, la Gauche écosocialiste, le collectif de quartiers « On s'en mêle », le collectif militant Égalités… Ces échanges n'ont pas conduit à la construction d'une nouvelle organisation, notamment en raison des divergences sur comment articuler unité et indépendance, même si les relations restent régulières.

Cependant, l'émergence d'une gauche révolutionnaire unitaire est une nécessité dans la prochaine période. Il est en effet très probable que de nouvelles confrontations sociales de masse aient lieu, dans les luttes sociales et dans les élections. Dans ces chocs, une orientation réellement unitaire, qui ne soit donc pas prisonnière d'intérêts d'appareils, devra être mise en avant, comme devra l'être une orientation dont le centre de gravité se situe dans les luttes sociales extra-parlementaires pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie.

Pour y parvenir, il faudra impérativement intervenir dans les luttes, mais aussi dans les débats à gauche, même les plus difficiles. En effet, c'est sur sa capacité de répondre aux questions que l'on se pose dans les classes populaires face aux grands problèmes politiques nationaux qu'une organisation est jugée par les masses, et c'est par la possibilité d'y répondre ensemble que se testent les perspectives de rassemblement militants.

Le 25 février 2025

1. «  La tribune des généraux, l'armée et la Cinquième République », Claude Serfati, Contretemps, mai 2021.
2. « Le patronat passe-t-il à l'extrême droite ? », Maxime Combes, Basta, 5 juillet 2024.
3. À raison de deux dates par semaine, il sillonne la France. L'eurodéputé s'est déjà arrêté à Tonneins, Perpignan, Beaucaire, Marseille, Sète, Strasbourg. «  À chaque fois, il reste près de six heures et salue près de 1 000 personnes  », rapporte-t-on du côté de la maison d'édition.
4. En France, les militant·es de la IVe Internationale militent au NPA-A, au NPA-Révolutionnaires (qui s'est opposé au NFP et a présenté ses propres candidat·es), à la Gauche écosocialiste (courant de La France insoumise, dont un grand nombre de militant·es se font exclure ou l'ont quittée depuis les dernières législatives), à l'Après (organisation créée par les député·es Hendrik Davi, Clémentine Autain, Alexis Corbière après leur exclusion de La France insoumise avec François Ruffin et Raquel Garrido) et à Ensemble !.
5. Cette discussion s'est étendue entre novembre 2024 – moment où Barnier a été contraint de démissionner suite à l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution, qui a conduit à une censure par les députés de la gauche et du RN – et février 2025, où le nouveau Premier ministre François Bayrou a réussi à faire passer un budget par le 49-3, résistant à la censure grâce aux abstentions du PS et du RN.

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Marine Le Pen a été condamnée à l’inéligibilité et ne sera pas candidate à la présidentielle. C’est un coup de tonnerre

1er avril, par Catherine Tricot — , ,
Marine Le Pen a donc été condamnée à 4 ans de prison, dont deux ans ferme, aménageables avec un bracelet électronique, 100 000 euros d'amende et une peine d'inéligibilité de 5 (…)

Marine Le Pen a donc été condamnée à 4 ans de prison, dont deux ans ferme, aménageables avec un bracelet électronique, 100 000 euros d'amende et une peine d'inéligibilité de 5 ans assortie d'une exécution immédiate. En clair, Marine Le Pen se voit dans l'incapacité de se présenter à la prochaine élection présidentielle.

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31 mars 2025 | tiré de la Lettre de Regards.fr

C'est donc un jugement sans « laxisme » : les prévenus du procès en détournement de fonds européens ont tous été déclarés coupables, la plupart avec des peines de prison ferme. Les juges ont appliqué la loi votée par les députés en 2016, lesquels ont rendu obligatoire – et non automatique – la peine d'inéligibilité et l'exécution immédiate en cas de détournement de fonds.

Sitôt le verdict tombé, le leader Hongrois Viktor Orban tweete « Je suis Marine », le Kremlin déplore « une violation des normes démocratiques ». Dans le monde entier, l'ultra-droite marque son soutien au RN. Le jugement a un écho national et international.

Avant même le prononcé des peines, Marine Le Pen avait rejoint le siège du parti et son président Jordan Bardella. Les dirigeants du RN vont contester ce jugement, le déclarant partisan. Ils alimenteront la campagne planétaire contre la justice, son autonomie et sa fonction de garant du droit et des institutions.

Ce jugement est un tremblement de terre pour le RN, mais il l'est pour tout l'espace politique. Il est un peu l'équivalent de l'affaire Strauss-Kahn qui redistribua les cartes pour 2012.

Le RN va bien sûr mettre en selle un candidat. Il y a fort à parier que ce sera Jordan Bardella. Mais son très jeune âge (29 ans) et son positionnement à la croisée du RN, de Reconquête et des LR modifient la donne. Bardella a peu convaincu lors des législatives, pas plus qu'il ne s'impose parmi les cadres du RN. Il n'occupe pas exactement le même espace politique que Marine Le Pen. Mis en place pour rallier la bourgeoisie réactionnaire et les électeurs âgés, il devait bloquer Marion Maréchal. Le voilà en première ligne : les équilibres sont modifiés. La force de Marine Le Pen était du côté des catégories populaires, les plus nombreuses. Avec un tout autre profil, Bardella ne part pas avec les mêmes chances de victoire. Malgré une cote de popularité équivalente à celle de Marine Le Pen, son élection est loin d'être aussi crédible.

Bien des prétendants à l'Élysée vont se sentir rassérénés. Chassant sur les mêmes terres, Retailleau et Zemmour vont disputer la place au jeune homme au nom de l'expérience. Sur cette base, l'alliance du « bloc central » va en prendre un coup. La lutte entre Philippe et Retailleau prend corps.

À gauche, ceux qui ne veulent pas d'une candidature de rassemblement vont y trouver arguments. La droite divisée, la crédibilité de Bardella incertaine, le niveau à atteindre pour accéder au second tour s'abaisse et la perspective de victoire paraît moins bouchée. Jean-Luc Mélenchon en tirera argument. Raphaël Glucksmann aussi. Les forces d'entropie à gauche vont pouvoir se libérer. Audacieux et dangereux calculs : Marine Le Pen sort du jeu alors que l'extrême droite est en ascension, en Amérique comme partout en Europe. En France, ils sont nombreux à pouvoir et vouloir reprendre ces idées, au-delà du RN.

Catherine Tricot

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J. D. Vance, l’arrogant vice-président qui gêne de Washington au Groenland

1er avril, par The Observer — , , , ,
Éconduit au Groenland et pris en faute sur Signal, le vice-président de Donald Trump enchaîne les moments embarrassants, souligne “The Observer”. S'il avait plus de décence, il (…)

Éconduit au Groenland et pris en faute sur Signal, le vice-président de Donald Trump enchaîne les moments embarrassants, souligne “The Observer”. S'il avait plus de décence, il envisagerait de démissionner, juge ce titre britannique de gauche.

Tiré de Courrier international. Éditorial du médias britannique The Observer sur le site de The Guardian.

Le vice-président américain, J. D. Vance, dont on commence à connaître la brusquerie, vient de se ridiculiser publiquement, et ce n'est pas une première. Il a fallu qu'il se rende au Groenland [le 28 mars], au mépris des dirigeants du territoire arctique et du gouvernement danois, qui martelaient qu'il n'était pas invité et qu'il n'était pas le bienvenu. Vance a ainsi été cantonné à la visite d'une base militaire perdue dans l'immensité glacée, où il n'a pu s'exprimer que devant des Américains. Il entendait se rendre sur d'autres sites du territoire danois et parler aux Groenlandais, mais ses projets ont été annulés – les Groenlandais, eux, ne voulaient pas lui parler.

Une hostilité parfaitement compréhensible étant donné les déclarations provocatrices, irrespectueuses et répétées du patron de Vance, Donald Trump, sur la volonté des États-Unis d'annexer le Groenland, si nécessaire par la force et en toute illégalité. Le Groenland est un territoire semi-autonome qui fait partie du royaume du Danemark. Les élections qui s'y sont tenues mi-mars ont montré que les Groenlandais dans leur grande majorité sont favorables à un approfondissement de l'autonomie ou à l'indépendance – ils n'ont aucune envie d'être américains.

Digne de Poutine

De ce projet digne de Poutine, puisqu'il s'agit de s'emparer d'un territoire souverain, Vance a tenté une piètre justification et clamé que le Danemark avait manqué à ses obligations en ne protégeant pas le Groenland des menaces chinoise et russe – ce dont il n'a pas avancé la moindre preuve. Le vice-président américain n'a pas non plus expliqué pourquoi, si de tels dangers existent bien, les États-Unis, membres de l'Otan aux côtés du Danemark, n'honorent pas l'obligation qui leur revient d'accroître “leur capacité […] collective de résistance à une attaque armée” [article 3 du traité de l'Atlantique Nord] en vertu de l'accord américano-danois de 1951 sur la défense du Groenland.

On a beaucoup entendu Trump, aussi, pérorer sur l'importance du Groenland pour la “paix dans le monde”. Il est vrai que l'Arctique est la cible d'une compétition internationale accrue, notamment en raison du changement climatique qui rend la région plus accessible. Mais dans un autre écho à ce que vit l'Ukraine, Trump cherche surtout, manifestement, à mettre la main sur les richesses minières inexploitées du Groenland. Comme à Gaza ou au Panama, sa préoccupation principale n'est ni la sécurité ni la justice, mais des intérêts géopolitiques, financiers et commerciaux. Avec ses intentions insultantes de faire du Canada le 51e État des États-Unis, Trump affiche aussi une autre volonté : relancer son pays dans un expansionnisme territorial agressif d'un autre temps.

Au Groenland, Vance avait certes préféré le bonnet de laine au casque colonial, mais il portait ses menées impérialistes en étendard. Malgré l'accueil glacial qui lui a été réservé, sans doute était-il content de pouvoir s'échapper de Washington, où lui et son compagnon de voyage arctique, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, étaient sous le feu des critiques après une autre énormité : l'affaire des fuites du groupe de discussion Signal. Un journaliste de premier plan s'était retrouvé inclus par erreur dans une boucle où Vance, Waltz et d'autres hauts responsables échangeaient en temps réel sur les bombardements menés contre les rebelles houthistes au Yémen.

“Immense hypocrisie”

Cette faille de sécurité est, en soi, gravissime. Mais le contenu de ces discussions, publiées in extenso, a aussi révélé des remarques insultantes, de la part de Vance et du ministre de la Défense, Pete Hegseth, à l'égard des alliés européens. Ces propos stupides et humiliants sont une illustration spectaculaire et particulièrement néfaste de la rapide détérioration des liens transatlantiques depuis le retour de Trump à la Maison-Blanche.

Comme le séjour indésirable de Vance au Groenland, les réactions officielles au scandale de la fuite Signal en disent long sur la nature profonde du gouvernement Trump. Le premier et vil élan du président a consisté à nier toute responsabilité, à minimiser la gravité des faits, à dénigrer le journaliste et même à clamer que toute l'affaire n'était qu'un canular. De leur côté, Waltz, Vance et Hegseth font preuve d'une immense hypocrisie en se refusant à ne serait-ce qu'envisager la démission, après une bourde qui aurait valu à tout responsable de moins haut rang d'être viré sans ménagement.

Les deux épisodes sont révélateurs d'un orgueil, d'une arrogance, d'une incompétence et d'une irresponsabilité proprement sidérants – et sont pour le monde autant d'avertissements qui font froid dans le dos.

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En Roumanie, malgré l’exclusion de Calin Georgescu, l’esprit de revanche n’a pas disparu

1er avril, par Vasile Ernu — , ,
Le candidat d'extrême droite a été écarté avec la double décision de la Cour constitutionnelle et de la Commission électorale. Mais dans le quotidien “Libertatea”, l'écrivain (…)

Le candidat d'extrême droite a été écarté avec la double décision de la Cour constitutionnelle et de la Commission électorale. Mais dans le quotidien “Libertatea”, l'écrivain Vasile Ernu craint que le pays ne soit proche de l'implosion : la population est déjà radicalisée et polarisée.

Tiré de Courrier international. Dessin d'Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.

Mais pourquoi les Roumains sont-ils toujours mécontents ? Espérons que nous ne perdrons pas la tête d'ici à la présidentielle de mai 2025. La confiance dans les institutions de l'État est à un minimum historique, tout ce qui émane des autorités est remis en question. La plupart des décisions et le cirque des mandats d'arrêt paraissent également douteux et parfois ridicules. Or les décisions importantes à ce niveau devraient être expliquées de telle manière que même les commères du marché puissent les comprendre. Sous peine d'obtenir la réaction inverse à celle souhaitée.

La presse et les ONG suscitent tout autant la méfiance. Même les institutions européennes n'ont plus le soutien sans faille de la population. Pourquoi ? Les dernières décisions politiques ont détruit le peu de confiance qui restait. Ce n'est pas Calin Georgescu, le problème, mais les causes qui ont engendré le “phénomène Georgescu”. Est-ce que ce ne sont pas les décisions des grands partis et des institutions de l'État qui ont fait grimper ses chiffres de 10 % à 40 % lors de l'élection annulée de 2024 ?*

Pourquoi les gens votent comme ils votent ? L'électorat n'a pas le cerveau si “lavé” qu'on le croit, il a le droit de voter comme bon lui semble.

En fait, de quoi est composé l'électorat du “phénomène Georgescu” ? Et surtout, quelles sont les causes qui lui ont donné naissance ? Parce qu'il est beaucoup plus diversifié qu'il n'y paraît à première vue : il rassemble des gens abandonnés, des gens non représentés et des gens en colère à cause de toutes sortes de raisons. Certaines causes ont des racines très profondes. Et ces griefs ne peuvent pas être apaisés par des sermons intellectuels et journalistiques moralistes et abstraits.

Vaste électorat endormi mal représenté

Aux yeux de la grande majorité de la population, l'élite de la presse, les ONG, les intellectuels font partie du pouvoir, même s'ils veulent son bien. Il y a certes beaucoup de propagande nocive, mais ce n'est pas elle qui est à la base de la réaction populaire. Par conséquent, la mise à l'écart de Georgescu ne résout pas le problème : elle ne fait que le reporter tout en l'exacerbant. Nous sommes entrés dans une ère de politique revancharde – et cela n'est pas de bon augure. Or nous parlons là de près de la moitié de l'électorat de ce pays – je crains même que ce ne soit encore plus. Quelles sont les raisons fondamentales de sa colère ?

Si je devais énumérer les principales causes, elles seraient les suivantes : une trop grande partie de la population s'estime perdante. Cette impression d'abandon politique, social et économique remonte aux années 1990. Et, au fil du temps, ce sentiment s'est amplifié. D'où un désir de vengeance contre ceux que cette portion de l'électorat considère comme les responsables et les coupables : l'élite politique officielle. Il existe aussi un vaste électorat endormi qui se sent lui aussi mal représenté. Après être resté passif pendant des années, en partant du principe que personne ne se souciait de ses aspirations, il votera pour le premier candidat excentrique qui fera mine de s'intéresser à lui.

Un prix trop élevé

Plus généralement, un public assez large, affecté sur le plan social et économique, attribue la grande injustice des inégalités sociales à l'establishment politique. Les causes économiques jouent un rôle essentiel dans cette affaire. À cela s'ajoute un public instruit, qui dispose de moyens financiers relatifs, mais qui est indigné : il a le sentiment d'avoir trop longtemps payé un prix trop élevé pour ce qu'il a obtenu en retour. Et lui aussi tient à avoir sa revanche. Enfin, il y a un jeune public très insatisfait. La plupart de ces facteurs sont liés à des causes économiques : la misère, la mauvaise répartition des richesses, les inégalités, trop de gens qui ont trop peu.

Pour être dignes, les gens ont besoin d'une position sociale, économique et politique minimale : ils veulent être respectés. Un tant soit peu. Et attention, à tout cela viennent encore s'ajouter la crise pandémique et la guerre en Ukraine. Les gens n'ont pas oublié la période du Covid, au cours de laquelle le pouvoir, la presse, les ONG et les élites ont montré un visage plutôt sans merci – que les gens ont vu comme une force autoritaire, injuste et abusive.

Quant à la guerre, elle est perçue avec une grande crainte, et la tendance est d'adhérer au “parti de la paix” et non à celui de l'armement. Cela peut se vérifier par les chiffres des sondages. On retrouve la même tendance dans toute l'Europe. Et, ultime facteur, les États-Unis, avec leur nouvelle politique, laquelle est très proche de ce tournant conservateur. Tout cela ne peut que laisser des traces. Mais alors, que faire ? Je dirais qu'il faut commencer par nous attaquer aux causes.

L'extrême droite toujours favorite (Courrier international)

Le Bureau électoral central (BEC) de Bucarest a rejeté le 9 mars la candidature à la présidentielle de mai prochain du candidat souverainiste Calin Georgescu. Arrivé en tête du premier tour de l'élection de novembre, finalement annulée, Georgescu, maintenu en résidence surveillée, fait l'objet d'une enquête du parquet pour avoir créé une organisation aux “caractéristiques fascistes, racistes ou xénophobes”. Il serait également soupçonné d'une tentative d'“incitation à des actions contre l'ordre constitutionnel”. Plusieurs dizaines de personnes et associations proches de Georgescu sont aussi sous le coup d'une enquête.

Malgré l'exclusion du candidat, accusé de sympathies prorusses, l'extrême droite a toujours le vent en poupe. Selon un sondage effectué le 22 mars, cité par Romania libera, parmi les onze candidats validés, George Simion, le dirigeant de l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), un autre parti d'extrême droite, est donné comme favori, devant Crin Antonescu, le candidat de la coalition centriste au pouvoir. Simion, qui soutenait la candidature de Georgescu fin 2024, a d'ailleurs qualifié la décision du BEC de “nouvel épisode du coup d'État de décembre 2024”, en référence à l'annulation de la présidentielle, relaie Romania libera.

* Selon le site d'enquête Snoop en janvier, l'Agence nationale de l'administration fiscale a découvert que les libéraux au pouvoir avaient financé une campagne de promotion massive de Georgescu sur TikTok, dans le but de contrer l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), un autre parti d'extrême droite.

L'auteur Vasile Ernu

Écrivain, analyste politique et éditeur roumain, Vasile Ernu est né en 1971 dans ce qui était alors la République socialiste soviétique d'Ukraine. Il a vécu à Odessa puis à Chisinau, aujourd'hui la capitale de la Moldavie, avant de s'installer à Bucarest en 1990. Son premier livre, Nascut in URSS (“Né en URSS”), une œuvre autobiographique dans laquelle il raconte ses expériences en Union soviétique, a été traduit en plusieurs langues, mais reste inédit en français.

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Les nouvelles attaques LGBTIphobes d’Orbán

1er avril, par Hor et Manue Mallet — , ,
Le 16 mars dernier, le parlement hongrois, dominé par le parti de Viktor Orbán, a voté un amendement interdisant la tenue de la Marche des Fiertés de Budapest. Hebdo (…)

Le 16 mars dernier, le parlement hongrois, dominé par le parti de Viktor Orbán, a voté un amendement interdisant la tenue de la Marche des Fiertés de Budapest.

Hebdo L'Anticapitaliste - 747 (27/03/2025)

Par Hor et Manue Mallet

Déjà, en 2021, sous prétexte de « protection de l'enfance », toute propagande de l'homosexualité (qui peut être le fait de se tenir la main pour un couple, ou d'avoir une « allure » identifiée comme queer) a été interdite et punie de 500 euros d'amende.

LGBTI cibléEs, Orbán vacille

La Hongrie était le pays le plus libéral de la région et avait dépénalisé l'homo­sexualité en 1961. Aujourd'hui, renforcés par l'élection de Trump, les fascistes du gouvernement attaquent frontalement la communauté LGBTI pour s'en servir de « bouc émissaire » afin de voiler un système oligarchique et népotique ultra-corrompu.

Le parti Momentum, seul parti démocratique d'opposition qui défend le droit des LGBTI, a été chassé du Parlement et puni de 10 millions de florins d'amendes.

Orbán est menacé par un score secondaire aux élections de 2026, son gouvernement n'ayant ni enrayé la crise ni relancé le pouvoir d'achat, et tente par tous les moyens d'éliminer ses adversaires.

Selon des militantes, interviewées à Paris le dimanche 23 mars lors d'un rassemblement de solidarité en défense de la Pride et de la liberté de réunion en Hongrie, le seul moyen de faire tomber Orbán lors des élections est de manifester (1).

La communauté LGBTI ne désarme pas et s'organise pour résister et tenir la Belgrade Pride le 28 juin. Les diasporas LGBTI hongroises d'Europe appellent les eurodéputéEs à s'y rendre, ainsi que les organisations communautaires ou des droits humains comme Amnesty International. Le Conseil de Paris a promis un vœu pour que la ville soutienne les militantEs LGBTI hongroisEs.

Antifascistes extradéEs, Macron complice

Nous avons pu noter l'hypocrisie de Macron, qui devant le Parlement européen a dit apporter son soutien aux LGBTI menacéEs et en France fait arrêter, par sa police anti­terroriste, un militant antifasciste condamné par contumace en Hongrie (2), menacé d'extradition et qui risque plus de 15 ans de prison.

C'est également ce qui est arrivé à Maja, militante antifasciste non binaire, extradéE par les autorités allemandes (3). Lors de son audience devant le tribunal de Budapest le 21 février, iel a rejeté l'accord qui lui était proposé et a dénoncé les violations du droit européen par la Hongrie ainsi que les conditions inhumaines qu'iel vit depuis plus de huit mois en prison. Iel est réveilléE la nuit, sa chambre est infectée de cafards et de punaises de lit, sans parler du manque d'intimité dans la prison. L'État hongrois lui reproche la même chose qu'à Gino : être antifasciste. Contre le fascisme, il y a urgence à une riposte internationale.

Hor et Manue Mallet

1. Cecilia F. et Dora, étudiantes et militantes pour la Pride de Budapest.
2. https://blogs.mediapart…
3. https://blogs.mediapart…-

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Le soutien internationaliste à l’Ukraine qui résiste : une urgence antifasciste

1er avril, par Elias Vola, Gin Vola — , ,
La fin des renseignements militaires fournis par les USA à l'armée ukrainienne et le blocage temporaire des livraisons d'armes ont eu pour conséquences immédiates une poussée (…)

La fin des renseignements militaires fournis par les USA à l'armée ukrainienne et le blocage temporaire des livraisons d'armes ont eu pour conséquences immédiates une poussée décisive russe dans la région de Koursk, une multiplication de bombardements mortels sur les infrastructures civiles partout en Ukraine et un regain d'assurance côté russe, les incitant à pousser leur avantage toujours plus loin.

25 mars 2025 | tiré d'Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74182

En reprenant les éléments de langage du Kremlin, Trump a par ailleurs opéré un renversement de sens majeur : c'est l'agresseur russe qui serait une victime, c'est aussi lui qui serait le plus fervent soutien de la paix. Ce cadeau offert sur un plateau à son camarade « incompris » Vladimir, doit néanmoins s'inscrire en retour dans l'agenda médiatique de Trump : une proposition de cessez-­le-feu de 30 jours, acceptée par les UkrainienNEs, comme une preuve supplémentaire du génie de Trump pour obtenir rapidement de bons deals.

La paix selon Poutine : écraser l'Ukraine libre et indépendante

La réponse tardive de Poutine a été particulièrement évasive, laissant entendre qu'il y avait besoin de plus de discussions avec son partenaire américain. Ainsi le cessez-le-feu n'est-il plus un préalable à une négociation, mais l'occasion pour Moscou de poser des prérequis maximalistes conditionnant tout cessez-le-feu. Voici, d'après le Washington Post, les conditions imposées par Poutine : la reconnaisse formelle par l'Ukraine de la souveraineté russe non seulement sur la Crimée mais aussi sur les quatre régions partiellement occupées par l'armée russe (de 20 % de territoires actuellement occupés par l'armée russe, on passerait à 30 % du territoire ukrainien…) ; l'éviction de Zelensky par de nouvelles élections, accompagnée de l'obligation pour Kiev de renoncer à son adhésion à l'Otan et l'arrêt immédiat de l'aide militaire occidentale à l'Ukraine ; l'interdiction de déployer des forces européennes de maintien de la paix en Ukraine et la réduction drastique des effectifs de l'armée ukrainienne, d'environ un million de soldats à quelques dizaines de milliers.

C'est bel et bien une façon de préparer la voie pour d'autres invasions à venir. La paix pour Poutine consiste à en finir de façon pure et simple avec une Ukraine libre et indépendante.

Soutien concret à l'Ukraine

Il y a plus que jamais urgence à soutenir politiquement — et, c'est indissociable, militairement — la résistance ukrainienne. Plutôt que les plans de réarmement nationaux promus par les gouvernements européens, passant la transition écologique et les droits sociaux à la trappe, c'est d'un soutien concret qu'a besoin l'Ukraine pour continuer de résister : investissements immédiats dans les industries ukrainiennes qui manquent cruellement de ressources, fourniture de la production militaire en lieu et place des exportations massives aux dictatures des pays du Golfe, annulation de la dette ukrainienne et saisie des 200 milliards d'avoirs russes qui reviennent légitimement aux UkrainienNEs.

Les réponses nationalistes de la gauche

S'il y a peu d'espoirs de voir cette politique internationaliste appliquée par des gouvernements libéraux et conservateurs, on devrait s'attendre à autre chose de la propagande de la gauche radicale européenne. On la trouve en pratique dans la gauche finlandaise, polonaise ou encore danoise. Mais au cœur de l'impérialisme occidental, comme en France, ce sont les réponses nationalistes, marquées par le mépris pour les UkrainienNEs et les peuples d'Europe de l'Est, qui prédominent dans la gauche dite ­radicale. La défense de « l'agriculture française », des « intérêts des Français » ou des « relations historiques avec la Russie » est un crachat aux principes cardinaux de ­l'internationalisme ouvrier.

C'est aussi une façon de préparer les défaites de demain. La dynamique du néofascisme international est inextricablement liée à celles du néofascisme français. On ne peut combattre l'un sans combattre l'autre. Les UkrainienNEs sont en première ligne face à la violence néo­fasciste ; mettre en contradiction les intérêts des UkrainienNEs et les intérêts des travailleurEs français est une erreur historique aux potentielles conséquences dramatiques.

Elias Vola et Gin Vola
P.-S.

• Hebdo L'Anticapitaliste - 746 (20/03/2025). Publié le Jeudi 20 mars 2025 à 18h00 :
https://lanticapitaliste.org/actualite/politique/le-soutien-internationaliste-lukraine-qui-resiste-une-urgence-antifasciste

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Lettre posthume du journaliste Palestinien Hossam Shabat

Nous republions la lettre d'Hossam Shabat, un journaliste palestinien qui a été assassiné le 24 mars dernier, ainsi que son collègue Mohammed Mansour. Hossam a été ciblé dans (…)

Nous republions la lettre d'Hossam Shabat, un journaliste palestinien qui a été assassiné le 24 mars dernier, ainsi que son collègue Mohammed Mansour. Hossam a été ciblé dans sa voiture. Selon le syndicat des journalistes palestiniens, 206 journalistes palestiniens ont été assassinés à Gaza depuis octobre 2023.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Si vous lisez ceci, cela signifie que j'ai été tué – très probablement ciblé – par les forces d'occupation israéliennes.

Quand tout cela a commencé, j'avais seulement 21 ans, j'étais un étudiant avec des rêves comme tout le monde.

Au cours des dix-huit derniers mois, j'ai consacré chaque instant de ma vie à mon peuple, documentant les horreurs dans le nord de Gaza minute par minute, déterminé à montrer au monde la vérité qu'ils ont essayé d'enterrer.

J'ai dormi sur les trottoirs, dans les écoles, dans des tentes – partout où je pouvais. Chaque jour était un combat pour la survie. J'ai enduré la faim pendant des mois, mais je n'ai jamais quitté mon peuple.

Par Dieu, j'ai fait mon devoir de journaliste. J'ai tout risqué pour dire la vérité, et maintenant je me repose enfin – quelque chose que je n'ai pas connu au cours des dix-huit derniers mois.

J'ai fait tout cela par conviction en la cause palestinienne. Je crois que cette terre est à nous et ce fut le plus grand honneur de ma vie de mourir pour la défendre, elle et son service familial.

Je vous le demande maintenant : n'arrêtez pas de parler de Gaza, ne laissez pas le monde détourner le regard d'elle, et continuez la lutte et continuez à raconter nos histoires jusqu'à ce que la Palestine soit libre.

Pour la dernière fois,
Hossam Shabat, du nord de Gaza.

Source : Twitter d' Hossam Shabat

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Turquie : la contagion néofasciste

1er avril, par Gilbert Achcar — , ,
La bataille en cours en Turquie est devenue de plus en plus importante pour le monde entier. Si le mouvement populaire turc gagne, sa victoire aura un impact important sur la (…)

La bataille en cours en Turquie est devenue de plus en plus importante pour le monde entier. Si le mouvement populaire turc gagne, sa victoire aura un impact important sur la galvanisation de la résistance à la montée du néofascisme dans le monde.

Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Abonné·e de Mediapart
Ce blog est personnel, la rédaction n'est pas à l'origine de ses contenus.
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/260325/turquie-la-contagion-neofasciste

Les événements qui se déroulent en Turquie depuis mercredi dernier sont extrêmement graves : ils constituent une nouvelle étape très dangereuse dans le glissement du pays vers l'étranglement de la démocratie. L'arrestation d'Ekrem Imamoglu – le populaire maire d'Istanbul et candidat de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP), à la prochaine élection présidentielle prévue en 2028 – et l'arrestation de près de 100 de ses collaborateurs dans la municipalité de la plus grande ville de Turquie, en vertu d'accusations qui combinent corruption (la justice turque aurait mieux fait d'enquêter sur la corruption dans l'entourage d'Erdogan, à commencer par son gendre) et liens avec le « terrorisme », c'est-à-dire contacts avec le Parti des travailleurs du Kurdistan-PKK (au moment où le gouvernement négocie avec ce parti en vue d'un règlement pacifique), est un comportement tout droit sorti du manuel bien connu des dictatures.

Si quelqu'un doutait que les accusations aient été fabriquées de toutes pièces et que l'intention était d'éliminer la figure la plus forte de l'opposition au régime de Recep Tayyip Erdogan, qui semble déterminé à diriger son pays à vie comme d'autres dirigeants autocratiques, la décision de l'Université d'Istanbul d'invalider le diplôme d'Imamoglu à la veille de son arrestation ne laisse aucune place au doute. Un diplôme universitaire est l'une des conditions requises pour se présenter à la présidence de la Turquie, et la décision de l'université se fonde sur un prétexte complètement fallacieux, d'autant plus qu'Imamoglu a obtenu son diplôme il y a trente ans !

Il y a près d'un an, au lendemain des dernières élections municipales en Turquie, j'ai rappelé le rôle d'Erdogan dans l'établissement de la démocratie dans son pays au cours de la première décennie de son règne. En dépit de sa dérive autocratique ultérieure, y compris par le limogeage de dirigeants de son propre parti perçus comme des rivaux, j'ai loué sa reconnaissance de la défaite de son parti aux municipales, qui le distinguait de nombre de néofascistes qui refusent d'accepter la défaite, y compris Donald Trump qui avait tenté de renverser le processus électoral de l'automne 2020, et refuse toujours de reconnaître sa défaite, affirmant que la présidence lui a été volée » (« Deux leçons précieuses des élections turques », 2 avril 2024 – en arabe uniquement).

La morale de cette histoire est que le même homme qui a commencé sa carrière politique par une lutte courageuse contre un régime dictatorial, et a subi pendant son mandat de maire d'Istanbul ce qui ressemble beaucoup à ce qu'il inflige maintenant à son adversaire, le maire actuel – cet homme, qui a joué un rôle louable dans l'établissement de la démocratie dans son pays, a été conduit par l'ivresse du pouvoir et la jouissance d'une grande popularité, à vouloir perpétuer cette condition, même en l'imposant par la force aux dépens de la démocratie.

Et pourtant, jusqu'à l'année dernière, Erdogan n'avait pas franchi la ligne rouge qualitative qui sépare la préservation d'une marge de liberté permettant à la démocratie de survivre, bien qu'avec de plus en plus de difficulté, et l'empiétement sur cette marge de manière dictatoriale.

C'était en dépit du fait qu'Erdogan présente certaines caractéristiques néofascistes, en s'appuyant sur une « mobilisation agressive et militante de [sa] base populaire » sur un terrain idéologique qui intègre certains des éléments clés de l'idéologie d'extrême droite, y compris le fanatisme nationaliste et ethnique contre les Kurdes (en particulier), le sexisme et l'hostilité, au nom de la religion ou autrement, à diverses valeurs libérales (voir « L'ère du néofascisme et ses particularités », 5 février 2025).

Sa dérive actuelle suggère qu'il rejoint désormais les rangs des régimes néofascistes quant à leur attitude à l'égard de la démocratie. Dans l'article susmentionné, j'ai décrit cette attitude comme suit : « Le néofascisme prétend respecter les règles fondamentales de la démocratie au lieu d'établir une dictature pure et simple comme l'a fait son prédécesseur, même lorsqu'il vide la démocratie de son contenu en érodant les libertés politiques réelles à des degrés divers, selon le niveau de popularité réel de chaque dirigeant néofasciste (et donc de son besoin ou non de truquer les élections) et du rapport des forces entre lui et ses adversaires. »

Il y a deux facteurs principaux derrière la dérive d'Erdogan vers le néofascisme. Le premier est que la tentation néofasciste augmente chaque fois qu'un dirigeant autoritaire fait face à une opposition croissante et craint de perdre le pouvoir par le biais de la démocratie.

Vladimir Poutine en fournit un exemple dans la mesure où sa dérive s'est intensifiée lorsqu'il a fait face à une opposition populaire croissante lors de son retour à la présidence en 2012 (après une mascarade consistant à passer au poste de Premier ministre, conformément à la constitution, qui à l'époque interdisait plus de deux mandats présidentiels consécutifs). En même temps, Poutine a eu recours à l'incitation du sentiment nationaliste à l'égard de l'Ukraine (en particulier), tout comme Erdogan l'a fait plus tard à l'égard des Kurdes.

Le deuxième facteur, crucial, est l'arrivée du néofascisme au pouvoir aux États-Unis, représenté par Donald Trump. Cela a donné une puissante impulsion au renforcement de diverses formes de néofascisme réel ou latent, comme nous le voyons clairement en Israël, Hongrie et Serbie, par exemple, et comme nous le verrons de plus en plus à l'échelle mondiale.

La force de la contagion néofasciste est proportionnelle à la force du principal pôle néofasciste : la contagion fasciste s'est considérablement renforcée, en particulier sur le continent européen, lorsque la puissance de l'Allemagne nazie s'est accrue dans les années 1930. La contagion néofasciste est devenue encore plus forte aujourd'hui, les États-Unis passant d'un rôle de dissuasion contre l'érosion de la démocratie, bien que dans des limites évidentes, à l'encouragement de cette érosion, directement ou indirectement. L'érosion est déjà en cours et s'accélère aux États-Unis mêmes.

Ce n'est donc pas une coïncidence si l'offensive d'Erdogan contre l'opposition a commencé à la suite d'un appel téléphonique entre lui et Trump, que Steve Witkoff, ami proche du président américain et son envoyé à diverses négociations, a qualifié vendredi dernier d'« excellent » et de « vraiment transformateur ». Witkoff a ajouté que « le président [Trump] a une relation avec Erdogan et cela va être important. Et il y a du bon à venir – juste beaucoup de bonnes nouvelles positives en provenance de Turquie en ce moment à la suite de cet appel. Je pense donc que vous le verrez dans les reportages dans les prochains jours. » (La déclaration de Witkoff a été faite deux jours après l'arrestation d'Imamoglu, même s'il ne faisait pas nécessairement référence à cette arrestation.)

En outre, Erdogan croyait avoir réussi à neutraliser le mouvement kurde grâce à de récents compromis, bénis par ses alliés de l'extrême droite nationaliste turque eux-mêmes (il s'est trompé : le mouvement kurde soutient l'opposition et la protestation populaire). Il croit également que les Européens ont besoin de lui, et de son potentiel militaire en particulier, en ce moment critique pour eux, de sorte qu'ils n'exerceront aucune pression réelle sur lui.

Ce qui reste une source d'espoir dans le cas turc, c'est qu'Erdogan est confronté à une réaction populaire bien au-delà de ce qu'il avait apparemment anticipé. Cette réaction de masse est bien plus importante que ce à quoi Poutine a été confronté en Russie, où le mouvement populaire avait été atrophié après des décennies de régime totalitaire. Elle est bien plus grande que ce à quoi la plupart des pionniers du néofascisme ont été confrontés, y compris Trump, qui n'a rencontré qu'une très faible opposition de la part du Parti démocrate depuis sa victoire électorale.

Erdogan tente d'écraser le mouvement populaire en intensifiant la répression (le nombre de détenus approche les 1500 dans un pays qui compte 400 000 prisonniers, dont un pourcentage élevé de prisonniers politiques et de nombreux journalistes) au détriment de la sécurité, de la stabilité et de l'économie turques (la Banque centrale a été contrainte de dépenser 14 milliards de dollars pour éviter un effondrement complet de la livre turque et le marché boursier a connu une forte baisse).

La bataille en cours en Turquie est devenue de plus en plus importante pour le monde entier. Soit Erdogan réussit à éliminer l'opposition, ce qui pourrait nécessiter une répression sanglante similaire à la répression du soulèvement populaire syrien par Bachar el-Assad en 2011, risquant ainsi de faire glisser le pays dans la guerre civile, soit le mouvement populaire l'emporte, le faisant reculer ou tomber d'une manière ou d'une autre. Si le mouvement populaire turc gagne, sa victoire aura un impact important sur la galvanisation de la résistance à la montée du néofascisme dans le monde.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 25 mars. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

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Turquie : crise politique et mouvement démocratique

1er avril, par Emre Öngün — , ,
Le mouvement démocratique de masse que connaît la Turquie suite à l'arrestation d'Ekrem Imamoğlu, maire d'Istanbul et candidat de CHP (Parti de la République et du Peuple, (…)

Le mouvement démocratique de masse que connaît la Turquie suite à l'arrestation d'Ekrem Imamoğlu, maire d'Istanbul et candidat de CHP (Parti de la République et du Peuple, centre gauche) constitue un événement social et politique majeur aux portes de l'Union Européenne. Des rassemblements et des manifestations ont lieu dans tout le pays une participation très importante notamment sur la place Saraçhane à Istanbul devant la mairie.

Tiré la revue Contretemps
27 mars 2025

Par Emre Öngün

Le durcissement du régime erdoganiste, qui franchit une ligne rouge inédite avec cette arrestation, télescope les informations de ces derniers mois sur un processus de paix entamé avec le mouvement national kurde de Turquie, en particulier l'organisation politique-militaire central au sein de ce mouvement : le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Il s'agit de comprendre ce contexte avec deux dynamiques en apparence contradictoire afin d'appréhender les potentialités et les écueils qu'encourt ce mouvement en cours, dont il serait bien hasardeux de prédire les suites et les conséquences au moment où cet article est écrit.

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D'une élection à l'autre

Il faut rappeler une donnée fondamentale : les élections en Turquie sont jusqu'à présent concurrentielles et font l'objet d'un investissement civique très forte de la part d'une société fortement politisée. J'ai déjà évoqué une « culture démocratique minimale mais solide » parmi la population turque de Turquie. Il est vrai que cela n'a pas empêché la majorité de la population de rester globalement passive au sujet des conditions profondément inégalitaires d'un scrutin, non seulement en termes socio-économiques, comme dans toute démocratie libérale mais, surtout, de répression directe et indirecte à l'encontre des forces d'opposition, a fortiori si elle touche une minorité kurde connaissant une oppression coloniale.

Cette population a ainsi accepté (sans forcément l'approuver mais en laissant faire) que les résultats des deux derniers scrutins locaux dans les localités kurdes aient été, pour l'essentiel annulés et que, dans une logique purement coloniale, les maires élu·es régulièrement soient mis.e.s en prison et remplacé·es par des administrateurs nommés par le gouvernement. Mais cette culture conduit aussi à accorder une importance cruciale aux scrutins concurrentiels comme « juge de paix » pour déterminer la direction de l'Etat et à investir fortement ces enjeux. Une preuve en est que le taux de participation à un scrutin n'est jamais descendue en dessous de 76% (un chiffre qui ne fait pas l'objet de fraude, la mobilisation des électeurs étant systématiquement observable) et se situe régulièrement à plus de 85% depuis 45 ans.

Après l'échec cuisant des élections générales de 2023, qui ont vu la réélection de R. T. Erdoğan et une majorité affaiblie mais reconduite, le CHP décide d'un congrès… avec à sa tête, Kemal Kiliçdaroğlu qui, fidèle à la tradition des dirigeants de son parti de n'assumer aucun échec, se prépare à être réélu président du parti. Toutefois, le choc de l'échec, la gestion calamiteuse de la période entre les élections générales et le congrès [1] lui font perdre une grande partie de sa crédibilité politique. Il en résulte un électrochoc inédit au sein du CHP avec la constitution d'une opposition de « rénovateurs » regroupés autour du maire d'Istanbul élu en 2019, Ekrem Imamoğlu, et de son allié, le président du groupe parlementaire, Özgür Özel.

En novembre 2023, pour la première fois en un siècle d'existence, un président sortant du parti fut battu lors d'un congrès et le CHP est pris par le binôme Özel, en tant que président, etImamoglu, principale figure publique. Quels sont les changements que cette nouvelle direction de « rénovateurs », venant tout de même de l'appareil, a mis en oeuvre ? Pour l'essentiel, deux choses. D'une part, un plus grand professionnalisme dans la direction du parti, et la mise en tension d'un appareil lourd comptant 1,5 millions d'adhérents. De l'autre, une ouverture plus explicite envers les Kurdes de Turquie. La nouvelle direction refuse d'ostraciser le DEM (Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples, issu du mouvement national kurde et de démocrates), et Imamoglu considére, par exemple, au cours d'un débat publique que ce serait « une folie » de considérer un parti recevant 5 millions de voix comme « terroriste » [2].

C'est avec cette équipe renouvelée que le CHP a abordé les élections locales de 2024, que R. T. Erdoğan avait s'était engagé à remporter le soir même de sa réélection, visant en particulier la reconquête d'Istanbul. Du côté des analystes de l'opposition, ce scrutin n'était pas abordé avec beaucoup d'espoir, l'essentiel étant par les de préserver les gains de 2019. La surprise fut l'inverse de celle de 2023 : un immense camouflet pour le régime et un succès éclatant pour le CHP se hissant symboliquement en tête du scrutin.

De son côté, Ekrem Imamoğlu devançait facilement son adversaire de l'AKP et obtenait une large majorité au conseil municipal (dont il ne disposait pas jusque-là). La dynamique de l'appareil du CHP s'est combinée avec la fin des mesures contracycliques du régime au profit d'une politique d'austérité classique et, dans une certaine mesure, avec la révélation de l'hypocrisie du régime sur la question palestinienne, des milieux affairistes proches du pouvoir commerçant avec Israël (et même son armée).

La situation semble ainsi s'être clarifiée depuis un an : le CHP est la principale force politique du pays et dispose avec Imamoğlu d'un candidat populaire, capable de vaincre Erdogan. Ce qui est un danger immense pour un régime dont les dirigeants tirent de considérables bénéfices personnels de leur mainmise sur le pouvoir politique.

Un processus de paix ?

C'est dans ce contexte qu'intervient le « processus de paix ». Celui-ci a pris une forme inattendue : c'est Devlet Bahçeli, le vieux chef des ultranationalistes du MHP allié à Erdogan, qui a porté la proposition d'un processus aboutissant à un désarmement et une dissolution du PKK en échange d'une amnistie incluant le chef historique, fondateur et figure emblématique, Abdullah Öcalan, détenu dans l'île prison d'Imrali depuis 26 ans.

Un processus d'échanges et de négociations a ainsi débuté, passant notamment par des rencontres entre les responsables gouvernementaux et une délégation de députés du DEM faisant fonction d'intermédiaires avec Imrali et le mont Qandil dans le Kurdistan d'Irak où se trouve la direction du PKK. Cela aboutit à la déclaration « historique » d'Abdullah Öcalan du 27 février 2025 appelant à déposer les armes et à autodissolution du PKK.

Trois semaines plus tard, le régime d'Erdogan a décidé de franchir une ligne qui n'avait jamais été franchie jusqu'alors : empêcher un adversaire de se présenter à l'élection présidentielle. Cela s'est d'abord traduit par l'annulation du diplôme d'Imamoğlu, des décennies après son obtention, alors que, selon la constitution turque, un diplôme du supérieur est une condition indispensable pour se présenter au scrutin présidentiel.

Cette décision a été aussitôt suivie de son arrestation ainsi que de celle d'une grande partie de son état-major pour corruption et soutien au terrorisme (des accusations classiques du régime contre ses adversaires). La date de cette opération n'est pas due au hasard : échaudé par la séquence catastrophique de choix de candidat à la présidentielle lors de l'élection de 2023, le CHP tenait le dimanche 23 mars sa primaire pour désigner son candidat pour le prochain scrutin avec pour seul postulant, Ekrem Imamoğlu.

Comment comprendre la concomitance entre ce « processus de paix » et cette offensive autoritaire visant un parti de centre-gauche turc ? Il est possible de faire une hypothèse et une observation sur la réalité de ce « processus de paix ».

L'hypothèse serait que, confronté au risque plus élevé que jamais de perdre le pouvoir au profit du CHP, le régime ait décidé de criminaliser celui-ci, en comptant sur des divisions qui surviendraient en son sein à cette occasion. Or, l'opération étant d'une grande ampleur (il s'agit du parti dirigeant les plus grandes villes du pays), il pourrait s'agir de régler séparément l'autre grand dossier – la « question kurde » – en escomptant que le mouvement national kurde resterait neutre face à la criminalisation du CHP et prioriserait le « processus de paix ». Toutefois, à supposer qu'il s'agisse bien de la manœuvre de grande ampleur initiée par le régime, elle ne pouvait que se heurter à plusieurs obstacles majeurs,le premier étant la situation même du « processus de paix ».

En effet, la déclaration spectaculaire d'Öcalan a été largement commentée dans la presse internationale mais en omettant un détail qui n'en est pas un : après avoir lu le texte d'Öcalan lors d'une conférence de presse, la délégation des députés du DEM a rajouté oralement ceci : « Abdullah Öcalan nous a ensuite dit ”Sans aucun doute, le désarmement et l'autodissolution du PKK nécessitera en pratique la reconnaissance de la politique civile et d'une dimension légale” ». Cette « note de bas de page », considérée comme faisant partie de la déclaration d'Öcalan par l'ensemble du mouvement national kurde, change évidemment la donne puisqu'il ne s'agit plus d'une auto-dissolution unilatérale mais d'une option conditionnée par des contreparties, à savoir des garanties démocratiques tangibles.

Or, c'est là où le bât blesse : il n'y a eu strictement aucun geste politique positif envers les Kurdes depuis le début de ce « processus ». Pas une seule localité kurde mise sous tutelle n'a retrouvé son maire légitime, aucun maire emprisonné lors des deux derniers mandats et aucun responsable politique du DEM (et de son prédécesseur le HDP) n'ont été libérés… Lorsqu'Ekrem Imamoğlu est arrêté, il y a certes un « processus de paix » en cours, mais sans la moindre avancée concrète du côté du gouvernement turc.

Cela rend d'autant plus stupéfiante la déclaration de Devlet Bahçeli du 21 mars dans laquelle le leader ultranationaliste propose que se tienne un congrès d'autodissolution du PKK, le 5 mai, sur le territoire de l'Etat turc, à Malazgirt avec l'assistance logistique du maire DEM de la localité ! On a du mal à imaginer l'Etat-major du PKK venir depuis le mont Qandil dans un peu plus d'un mois sans la moindre garantie d'aucune sorte (ni politique, ni autre) et déposer les armes pour repartir les mains dans les poches… D'autant plus que l'autre volet de cette déclaration de Bahçeli est une charge très violente contre le CHP (dont le MHP était l'allié il y a 10 ans… avant de s'allier à l'AKP) criminalisant ce parti turc de centre-gauche avec des formulations ne laissant guère transparaître la possibilité d'une évolution démocratique.

Or, les responsables kurdes (que cela soit des politiques civils avec le DEM, de l'appareil politio-militaire du PKK ou du tissu associatif de cette galaxie) n'ignorent pas que cette absence de démocratisation rend plus que précaire tout processus de paix. Ils ne peuvent pas ne pas se souvenir qu'en 2015 le précédent processus de paix avait été jeté à la poubelle d'un coup par Erdogan qui a même nié son existence après coup. Au fond, la méfiance légitime des dirigeants du DEM a été résumée par sa co-présidente Tülay Hatimogullari : « Qui dit que demain nous ne serons pas poursuivis en raison de nos rencontres avec Öcalan dans le cadre de la délégation pour le processus de paix ? »

L'échec d'Erdogan

En conséquence, depuis le début de cette crise, le DEM a tenu une position principielle de défense du processus de paix et de défense des droits démocratiques comme formant un tout, loin des accusations stéréotypées et dépourvues de fondement émises par les milieux d'opposition nationalistes selon lesquelles il est question de laisser les mains libre à Erdogan en échange de la paix. La direction de DEM a soutenu Imamoğlu lors de l'annulation de son diplôme puis de son arrestation, elle est également allée à la rencontre de celle du CHP à la mairie d'Istanbul devenue point de ralliement de l'opposition. La section locale d'Istanbul du parti a appelé à se rendre à la place Saraçhane où se trouve la mairie d'Istanbul et où se déroulent d'immenses rassemblements depuis l'arrestation d'Imamoglu.

Plus symbolique encore ont été les festivités de Newroz, fête traditionnellement célébrée par les Kurdes et rendez-vous annuel du mouvement national kurde pour des meetings de masse. La célébration de Newroz à Amed/Diyarbakir est considérée comme un moment politique très important. Or, contrairement à ce qui était attendu, il n'y eut pas de nouveau message d'Abdullah Öcalan lu à la tribune, la délégation du DEM ayant été empêchée de le rencontrer, ce qui est un accroc certain au processus de paix.

Le discours de Tuncer Bakırhan, co-président de DEM, était très attendu et il a ciblé le régime en déclarant : « ce qui est fait à l'opposition est contraire à l'esprit de la déclaration du 27 février (d'Abdullah Öcalan, Ndla) et est inacceptable » après avoir explicitement dénoncé l'incarcération d'Imamoğlu. Tout cela est dans la continuité de la position du DEM depuis le début mais il est probable que le régime espérait une déclaration plus « neutre ».

Ainsi, la manœuvre du régime de division semble avoir d'ores et déjà échoué en grande partie du fait de la lucidité des dirigeants du DEM. Il convient toutefois de noter que les dirigeants du CHP ont également cherché à se mettre à la hauteur de la situation en ne laissant pas dans le vide la main tendue par les responsables du DEM. Özgür Özel a également envoyé une déclaration pour le Newroz (une première pour un président du CHP) :

« (…) Ces terres sont des terres anciennes où différentes cultures, langues et croyances vivent ensemble dans la fraternité, où la solidarité et l'espoir fleurissent. Aucun tyran, aucun Dehak [tyran diabolique dans la mythologie kurde] ne pourra briser notre fraternité ! » en concluant son texte par la formule traditionnelle en kurde « Newroz piroz be ! ».

Il a par la suite salué un grand nombre de prisonniers politiques, notamment les ex-dirigeants du HDP (Parti Démocratique des Peuples, prédécesseur du DEM). De même, dans une déclaration rédigée en détention et publiée sur les réseaux sociaux, Ekrem Imamoğlu a déclaré : « tant que les Kurdes disent qu'il y a un problème, alors il y'a un problème kurde ».

Jeunesse mobilisée et CHP

De même, depuis le début du mouvement, le CHP a cherché à établir un lien avec la société mobilisée, contrairement à ce qui s'était passé lors du dernier mouvement de masse démocratique que la Turquie a connu en 2013 (« le mouvement dit de Gezi »). Outre, un discours ouvert envers les Kurdes, sa direction a formellement reconnu l'importance des étudiant·es dans cette mobilisation en leur offrant une tribune sur la place Saraçhane.

En effet, la jeunesse étudiante constitue l'avant-garde du mouvement et cela est reconnu par tous les acteurs, que cela soit le CHP ou les personnalités,artistes, sportifs, célébrités médiatiques qui font tou.te.s référence à l'importance de la jeunesse du pays dans leurs déclarations de soutien indirect ou explicite au mouvement. Mais cela est également « reconnu » par le régime puisque la répression s'abat prioritairement sur eux. Par exemple, au moment où ces lignes sont écrites, Selinay Uzuntel, leader étudiante qui pris la parole sur la place Saraçhane au nom des étudiant·es en lutte (et par ailleurs membre de l'EMEP, Parti du Travail, marxiste-léniniste de tendance hoxhaiste) vient d'être arrêtée ainsi que d'autres animateurs étudiant·es.

Il y a 7 millions d'étudiant·es en Turquie soit 8,2% de la population totale (4,4% en France). Ces jeunes n'ont connu que l'AKP au pouvoir, dans sa version corrompue et népotiste. Ils et elles étudient mais ne pouvent espérer trouver un débouché dans la plupart des cas. Confrontée à l'arbitraire du pouvoir, la grande majorité souhaiterait vivre à l'étranger si elle le pouvait. Elle constate quotidiennement l'immense écart entre les vertus prônés par le régime et le cynisme ostentatoire et arrogant de ceux qui en bénéficient.

Certain·es ont la mémoire des grands frères et des grandes sœurs qui ont « fait Gezi », confronté·es à des autorités arbitraires et intrusives… Il y a 12 ans une camarade jeune me disait lors du mouvement de Gezi : « Être jeune en Turquie consiste à se faire engueuler soir et matin par Erdogan à la télévision ». La formule, saisissante, est certainement encore plus vraie aujourd'hui alors même que le régime perd chaque jour de sa légitimité.

Ce rôle d'avant-garde de la mobilisation étudiante va de pair avec une aspiration à l'autonomie. Ainsi, pour la première fois à Istanbul, lundi 24 mars, il y a eu un rassemblement distinct appelé par des étudiant.e.s en lutte à Besiktas, et non à Saraçhane. Plus tôt dans la journée des « boycotts académiques » (l'équivalent de « grèves étudiantes ») ont été lancés dans de nombreuses universités.

Pour en revenir au CHP, celui-ci, a mené à bien sa primaire mais en l'ouvrant à l'ensemble des citoyen·nes qui ont pu participer à des votes « de solidarité ». Le dimanche soir, la direction du CHP a annoncé le chiffre colossal de 15 millions de personnes qui se sont rendues dans aux urnes (le vote n'était pas électronique) pour une primaire devenue un plébiscite. Il est impossible d'avoir une confirmation de ce chiffre puisqu'il s'agissait d'un exercice et qu'aucun média disposant de moyens suffisants n'était autorisé par le régime à couvrir cet événement.

Néanmoins, la couverture de la presse locale indique que la participation a été forte. Alors que la faiblesse du mouvement ouvrier, les difficultés de niveau de vie, les obstacles à l'organisation font qu'un mouvement de grève massif semble hors d'atteinte, le CHP a appelé au boycott de certains groupes économiques et de certains médias. Depuis le début du mouvement, le régime a dépensé 11% de ses réserves en devises (20 milliards de dollars) pour prévenir un effondrement de la livre turque, tandis que la bourse d'Istanbul a repris après un effondrement initial.

Les meetings de Saraçhane sont colossaux mais pourront-ils se maintenir à ce rythme, s'il n'y a pas d'avancées ? Dès à présent, des assemblées de quartiers se sont mises en place à Istanbul, ne serait-ce que parce que Saraçhane est loin pour des millions d'habitants d'une métropole immense. Il est aujourd'hui impossible de prévoir les suites du mouvement en cours mais il est possible d'aborder certaines contradictions en son sein.

Kemalisme contre Kemalisme ?

De cette polyphonie proclamant son aspiration à l'unité du peuple au-delà de ses divisions traditionnelles et de ses rapports d'oppression, s'élève toutefois une dissonance qui ne recouvre pas les autres sons mais ne saurait non plus être ignorée : celui du suprématisme turc. S'il existe d'autres solistes ultranationalistes oppositionnels à Erdogan (les dirigeants du Iyi, le « Bon Parti », ou des néofascistes du ZP, Parti de la Victoire), le son le plus strident est produit par le maire CHP d'Ankara, Mansur Yavaş.

Ex-dirigeant ultranationaliste passé au CHP, il a gagné la mairie d'Ankara en 2019, en même temps qu'Imamoğlu l'emportait à Istanbul, puis a confirmé sa victoire en écrasant son adversaire de l'AKP en 2024. Lors de sa prise de parole à Saraçhane, il a dénoncé un « deux poids, deux mesures » contre les manifestants à Istanbul alors qu'un « parti dans l'Est du pays » organise des rassemblements (le Newroz) dans lesquels est agité un « torchon »(drapeaux kurdes et du PKK) et où on offre des barbes à papa aux jeunes (en référence à une vidéo largement diffusée d'un policier distribuant cette sucrerie à des enfants dans une localité kurde à l'occasion du Newroz) alors qu' « ici » (à Istanbul ou Ankara mais en sous-texte les « Turcs ») « on matraque les jeunes ».

Ce discours grossier met en équivalence un micro-événement avec des décennies d'oppression coloniale et inverse les rôles historiques. Insensible à toute perspective de paix, il souhaite le maintien du statu quo suprématiste, c'est-à-dire une démocratie uniquement pour les Turcs, donc in fine pas de démocratie pour qui que ce soit. Ce discours n'est pas celui à la direction du mouvement, d'autant plus que Yavaş, en tant que transfuge d'un autre parti, n'a jamais eu de relais puissants dans le CHP (qui a pu tenir ce genre de discours dans ses pires périodes droitières), mais il existe.

Derrière Yavas se tient le milieu oppositionnel nationaliste des petits partis cités auparavant mais aussi certains autres maires, tels que Tanju Özcan à Bolu, ou Burcu Köksal à Afyonkarahisar et des cadres du CHP. Ils ne représentent pas seulement un risque de déviation pour le mouvement, ils l'affaiblissent. C'est en raison du discours de Yavaş que la déclaration d'Özgür Özel a été huée lors de sa lecture au Newroz d'Istanbul. En politique rusé, Erdogan n'a pas manqué de dénoncer les propos de Yavaş pour présenter le mouvement en cours comme celui des ennemis de la paix et des tenants du statu quo [3].

Tout observateur du mouvement en cours relèvera les portraits de Mustafa Kemal accompagnés de drapeaux turcs qui foisonnent lors des rassemblements et manifestations. Il en était de même en 2013 pour le mouvement de Gezi. Même au sein de la jeunesse ; la mobilisation est justifiée par certain·es étudiant·es et par un grand nombre de celles et ceux qui les soutiennent en mobilisant la figure de Mustafa Kemal Atatürk avec moult extraits de son « Discours à la jeunesse », ou de sa formule de son « Grand Discours » confiant la République à la jeunesse ou encore par la formule plus générique « la souveraineté appartient sans condition ni restriction à la nation » (par opposition à un seul individu, Erdogan).

L'usage de la figure tutélaire du fondateur de la République de Turquie légitime un discours oppositionnel, le situe dans une continuité patriotique tout en le mobilisant pour autre chose. Ce qui est retenu du propos est ce qui peut être rattaché à une souveraineté collective, d'une part, et, de l'autre, à la mission historique de la jeunesse turque, validant ainsi le discours porté aujourd'hui concrètement par cette jeunesse. Ainsi, tout comme lors du mouvement de Gezi, mais encore plus explicitement puisqu'il s'agit de s'opposer à une opération remettant explicitement en cause un processus électoral (dont on a précédemment rappelé l'importance en Turquie), Mustafa Kemal Atatürk est mobilisé pour une aspiration démocratique [4].

Il s'agit, au fond, d'une forme de discours performatif par rapport au passé : si Mustafa Kemal confie la République à la jeunesse, c'est parce que cette République et la geste de la guerre de libération porte en elles notre aspiration démocratique. Özgür Özel ne procède pas autrement quand il proclame « Ces terres sont des terres anciennes où différentes cultures, langues et croyances vivent ensemble dans la fraternité » alors que ces terres ont connu le génocide arménien, la loi sur l'impôt sur la fortune [5], avant même l'oppression colonial des Kurdes. Mais, puisque l'objectif désormais affiché est une république inclusive, il convient de réinventer un passé qui y correspond et une fidélité au kémalisme qui valide les aspirations politiques du jour.

Face à cela, Mansur Yavaş ment sur les relations sociales d'aujourd'hui en présentant les Kurdes comme des privilégiés face aux Turcs opprimés dans leur propre pays. Mais il est fidèle au contenu pratique du kémalisme réel produit d'une guerre de libération nationale, qui fut héroïque tout en refusant de reconnaître la pluralité nationale de la Turquie, en oubliant les promesses faites en ce sens, en réprimant les révoltes kurdes et mettant rapidement fin à toute forme de pluralisme politique contrôlé…

Il ne fait cependant guère de doute que, pour les organisations de gauche radicale impliquées dans la mobilisation – et certaines y jouent un rôle catalyseur dans la jeunesse comme le TIP (Parti des Travailleurs de Turquie, qui compte 4 députés dont 1 en prison) –, la priorité n'est pas de faire un cours d'histoire mais de pousser en avant concrètement le mouvement puisque « tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu'une douzaine de programmes » (comme a pu le dire Marx), ou une douzaine de cours d'histoire…

La fonction du mensonge de masse démocratique du mouvement est d'ouvrir la voie pour se confronter à la vérité historique afin d'approfondir la démocratie et, dans une stratégie de lutte de classe, enlever des armes de division des mains de la bourgeoisie. Mais nous en sommes encore loin. Aujourd'hui, chaque pas d'un étudiant·e manifestant pour le respect de la démocratie dans le bastion conservateur de Konya est plus précieux que ces considérations. Notre soutien ne doit pas leur faire défaut.

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Photo : Wikimedia Commons.
Notes

[1] Il déclara par exemple avoir conclu un accord secret avec l'ultranationaliste Ümit Özdag du ZP (Parti de la Victoire) dont le candidat avait fini 3ème au 1er tour avec 5%, qui, allant au-delà de leur accord officiel, faisait des concessions immenses à ce parti. Un accord conclu à l'insu de son propre état-major, alors même que le ZP est profondément hostile aux Kurdes qui avaient très majoritairement voté pour Kemal Kiliçdaroğlu. Celui-ci a réussit ainsi l'exploit d'avoir récolté à la fois le déshonneur et la défaite.

[2] Il y avait eu de timides avancées en ce sens par Kemal Kiliçdaroglu avant que celui-ci ne décide de trahir les Kurdes dans l'entre deux tours. Il faut rappeler que le CHP revient de loin dans ce domaine puisque, sous la sinistre direction de Deniz Baykal, entre 1995 et 2010, son discours n'avait guère plus de différence avec celui des ultranationalistes du MHP.

[3] Il a aussi accusé les manifestants d'avoir saccagé une mosquée et d'y avoir bu de l'alcool, reprenant un grand classique de la calomnie propagée par le régime depuis 2013.

[4] D'une certaine manière, il y a là une similitude avec les étudiants des années 1960 qui ont commencé leur parcours politique par le kemalisme en insistant sur l'approfondissement de l'indépendance, puis ont creusé le sillon de l'anti-impérialisme et ont vogué vers les rives du marxisme (ou plutôt de divers obédiences marxistes).

[5] Disposition discriminatoire de 1942 à l'encontre les non_musulmans établissant de facto un impôt sur la fortune à des taux exorbitants pour ces catégories afin de les ruiner et de constituer à leur place une bourgeoisie turque et musulmane.

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Le PKK et Erdoğan : à peine né, le processus de paix est gelé

1er avril, par Chris den Hond — , ,
Le 19 mars 2025, Ekrem Imamoğlu, le maire d'Istanbul du parti CHP (Parti républicain du peuple), principal candidat de l'opposition pour les prochaines élections (…)

Le 19 mars 2025, Ekrem Imamoğlu, le maire d'Istanbul du parti CHP (Parti républicain du peuple), principal candidat de l'opposition pour les prochaines élections présidentielles prévues en 2028, a été arrêté sur ordre de Recep Tayyip Erdoğan. Le but : le rendre inéligible. Les importantes mobilisations de protestation ont presque fait oublier que l'État turc est aussi à la manœuvre pour neutraliser le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.

En octobre 2024, lors de l'ouverture de l'année parlementaire en Turquie, le dirigeant ultranationaliste Devlet Bahçeli serre la main des élu·e·s du parti de gauche pro-kurde DEM (Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples, anciennement HDP). Son message est adressé à Abdullah Öcalan, le chef du PKK, qui est emprisonné à vie sur l'île d'Imrali depuis 1999 : « Si le chef terroriste sort de son isolement, qu'il vienne parler au parlement. Qu'il dise que le terrorisme est terminé et que son organisation est démantelée. » Le PKK mène une guerre de guérilla depuis 1984. Après le coup d'État de 1980, et le régime autoritaire instauré par les militaires, l'espace politique est réduit à néant. Le PKK ne voit d'autre issue que la lutte armée pour la libération du peuple kurde. Depuis lors, ce parti a fait plusieurs propositions de solution politique, incluant un cessez-le-feu. Elles sont toutes restées sans réponse positive de la part de l'État turc. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?

Après un isolement total de presque dix ans, Abdullah Öcalan a reçu à plusieurs reprises la visite d'une délégation du parti DEM. Cette délégation s'est par la suite concertée avec les principaux partis politiques en Turquie, mais aussi avec les partis kurdes en Irak (PDK et PUK), l'Administration autonome (AANES) et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) dans le nord et l'est de la Syrie. Il s'agissait de discuter de l'impact du message d'Öcalan en Turquie, en Irak et en Syrie. Le message sera finalement rendu public le 27 février 2025. Retransmis sur des écrans géants, le message d'Öcalan, lu par des membres de la délégation DEM, a été entendu au Kurdistan de Turquie, en Syrie et en Irak. « Tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit être dissout ». Beaucoup fondent en larmes. « Le PKK, c'est mon parti, c'est ma vie », me dit une ancienne élue à l'assemblée turque[1]. Öcalan explique dans son message que la création du PKK en 1978 et l'insurrection armée depuis 1984 étaient justifiées par « le déni explicite de la réalité kurde et la restriction des droits et des libertés fondamentaux ». Le monde a changé, dit-il, et « la lutte armée a fait son temps. Il faut y mettre un terme. »

Suit alors une phrase pour le moins ambigüe : « La création d'un État-nation séparé, une fédération, une autonomie administrative ou des solutions culturalistes ne répondent pas à la sociologie historique de la société. » Pas un mot donc sur la revendication d'un enseignement en langue kurde, une demande des quelques 26 millions de Kurdes de Turquie pour qui l'enseignement en langue kurde est vital pour la survie de celle-ci, vieille de quelques milliers d'années. Mehmet Ekinci, enseignant à Batman, à 60 kilomètres à l'est de Diyarbakir ne décolère pas : « Ça fait 40 ans qu'on se bat, qu'on perd des gens, que des proches sont emprisonnés, on ne va pas abandonner la lutte sans contrepartie. Que la lutte soit politique, c'est une bonne chose, mais la balle est maintenant clairement dans le camp de l'État turc qui doit faire des gestes très concrets. »

La phrase qui change tout

Dans son message Öcalan n'évoque pas de contrepartie pour la dissolution du PKK. Des mauvaises langues suggèrent qu'il y aurait un « deal » avec l'État turc pour qu'Öcalan obtienne une assignation à résidence, ou que le parti DEM aide Erdoğan à changer la constitution pour qu'il puisse se présenter à un troisième mandat présidentiel. Ce serait sous-estimer le sérieux du mouvement kurde. Quand, dans la prison d'Imrali, Öcalan avait remis le message à la délégation DEM à la fin de la visite, il avait rappelé la délégation et lui avait dit : « Évidemment, il faut qu'il y ait les conditions juridiques et politiques pour appliquer ce message. » Lors de la dernière visite, tenant le message à la main, il a dit aux représentants de l'État turc en face de lui, avec la délégation du DEM à ses côtés : « Si vous (l'État turc) ne faites rien avec cette déclaration, on la jette à la poubelle ».

La contrepartie : une feuille de route

Il ne peut donc y avoir de désarmement et de dissolution du PKK sans contrepartie. Mais laquelle ? Ce n'est pas explicité dans le message d'Öcalan, ce qui peut inquiéter, mais ce n'est pas la première fois qu'Öcalan utilise un langage très modéré pour ouvrir des portes à une solution négociée de la question kurde. Il avait fait pareil en 1999-2000 quand il a été emprisonné. Loin de « capituler », il a de nouveau envoyé la balle dans le camp de l'État turc.

Selahettin Demirtas, le très populaire dirigeant du HDP, lui aussi emprisonné, a publié une lettre soutenant le message d'Öcalan, mais demandant qu'il soit accompagné d'une « feuille de route ». Tuncer Bakirhan, l'actuel co-président du parti DEM (qui échappe pour l'instant à la prison…) soutient également le processus tout en condamnant la politique d'Ankara : « Le gouvernement continue de réprimer le parti DEM. Depuis les élections municipales de mars 2024, dix maires démocratiquement élu·e·s de DEM ont été remplacé.e.s par des administrateurs de l'AKP. Rien qu'en février, plus d'une douzaine de journalistes pro-kurdes ont été arrêtés. Il faut libérer tous les prisonniers politiques. »

Pendant la fête du Newroz à Cizre et à Nusaybin, au Kurdistan de Turquie, pas loin de la frontière irakienne et syrienne, trois hommes nous livrent leurs impression du processus de paix. Mehmet, 60 ans, originaire de Cizre :

  • « Nous avons une confiance absolue en Abdullah Öcalan, et nous savons qu'il ne nous trahira jamais. Mais nous avons besoin de garanties, et nous n'en avons aucune. Comment imaginer que notre région, rongée par des décennies de guerre, pourrait trouver la paix grâce à Erdoğan qui a mis tant de nos enfants en prison ? Comment vivre en paix si Apo est toujours derrière les barreaux ? Il n'y a pas une seule famille dans notre région qui n'a pas été endeuillée par la sale guerre des Turcs, malgré toutes nos tentatives afin d'en finir avec ce conflit. Alors notre méfiance est logique, je crois. »

Abdulrahman, 78 ans :

  • « J'ai été très heureux quand j'ai entendu l'annonce d'Öcalan. Je vis à Cizre depuis que mon village a été brûlé par l'armée turque dans les années 1990. Aujourd'hui, ma famille est écartelée entre le Rojava, le Kurdistan irakien et l'Allemagne. J'espère que nous serons un jour tous réunis, mais je crois que le chemin sera long. Nous n'avons, de toute façon, pas d'autre choix. »

Ferhat, Nusaybin, 25 ans

  • : « Je ne crois absolument pas qu'une paix est possible si nous n'obtenons rien en échange. Nous ignorons tout de ce qu'il se joue en coulisses, et c'est très déstabilisant. J'espère que nous obtiendrons des droits, que la Turquie arrêtera de se déchaîner contre nous, nous avons assez souffert, mais pour être honnête je n'y crois pas vraiment ».

Les FDS en Syrie ne sont pas concernés

Ankara interprète le message d'Öcalan comme un désarmement et une dissolution du PKK sans contrepartie et qui devrait aussi inclure les YPG, les forces armées kurdes en Syrie, ainsi les FDS (Forces Démocratiques Syriennes). Celles-ci devraient, selon Erdoğan, être dissoutes et intégrées dans l'armée syrienne sur la base de l'adhésion individuelle. Mais les choses ne se passeront pas de cette façon. Dans le nord et l'est de la Syrie, l'alliance kurde, arabe, syriaque a obtenu une autonomie de facto, après avoir sacrifié 12 000 jeunes dans sa lutte contre Daesh. Le commandant des FDS, Mazloum Abdi a tout-de-suite déclaré que celles-ci ne sont pas concernés par l'appel d'Öcalan : « Cet appel ne concerne que le PKK » a-t-il précisé. Saleh Muslim, un des principaux dirigeants politiques du PYD en Syrie m'avait confié dans un interview début février : « Si la Turquie discute avec Öcalan et prend cela au sérieux, qu'elle arrête alors de nous attaquer, de lancer des bombes tous les jours sur le barrage Tishrin [dans le nord de la Syrie]. Le PKK a souvent essayé d'entamer un processus de paix avec le gouvernement turc : en 1993, en 1998, en 2007 et encore en 2013. À chaque fois le côté turc a fait défaut. Ils ont continué avec leurs destructions. Nous espérons que, cette fois-ci, c'est sérieux et qu'une solution sera trouvée, parce que nous ici, en Syrie, nous ressentirons certainement les effets positifs d'une éventuelle solution politique dans le Kurdistan du Nord. »

A Qandil, dans la haute montagne irakienne, la direction du PKK a également adhéré à l'appel, en demandant qu'Öcalan soit en mesure de diriger lui-même le congrès et de déclarer le cessez-le-feu. Mais le régime turc poursuit la répression : l'actrice Melisa Sozen est poursuivie au motif « propagande terroriste » pour son rôle dans la série « Bureau des légendes », où elle joue le rôle d'une combattante kurde syrienne du YPJ. Le 18 février 2025, plus de 300 Kurdes, écrivains, avocats, journalistes, ont été arrêtés pour « terrorisme » au Kurdistan de Turquie. La plupart d'entre eux sont des sympathisants du parti pro-kurde DEM. Le 24 février, un dixième maire kurde élu a été suspendu et remplacé par un administrateur envoyé par Ankara. Le 20 février, c'est Orhan Turan, le président du patronat turc, qui a été placé sous contrôle judiciaire. Turan avait critiqué les « atteintes à l'État de droit en Turquie ». Erdoğan s'en prend même à son propre patronat. Il est donc loin d'être certain qu'il acceptera de s'assoir à une table pour négocier avec les Kurdes.

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Illustration : rassemblement à l'occasion du Newroz (jour nouveau en kurde) à Diyarbakir.

Note

[1] L'auteur de cet article étant banni pour 10 ans du territoire turc, la plupart des citations ont été récoltées par téléphone.

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