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L’emploi, condition de l’autonomie financière, plus cruciale encore pour les femmes

16 décembre, par Christiane Marty — , ,
Lors de son discours de politique générale, le premier ministre Sébastien Lecornu a déclaré le 14 octobre inscrire au rang des urgences une amélioration concernant les (…)

Lors de son discours de politique générale, le premier ministre Sébastien Lecornu a déclaré le 14 octobre inscrire au rang des urgences une amélioration concernant les retraites des femmes.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/11/04/lemploi-condition-de-lautonomie-financiere-plus-cruciale-encore-pour-les-femmes/

Rien de nouveau, cette préoccupation est affichée depuis la réforme Touraine de 2014… et ne se traduit que par des mesures dérisoires. C'est encore le cas aujourd'hui, alors que l'urgence est toujours là. Rappelons que la pension moyenne des femmes ne représente que 62% de celle des hommes, que le taux de pauvreté des personnes retraitées ne cesse d'augmenter depuis 2017 particulièrement celui des femmes, atteignant même 25% pour les femmes divorcées retraitées. Situation que le gel annoncé des pensions va encore aggraver.

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2026 prévoit pour les mères un changement du calcul de la pension du régime général. Au lieu de prendre pour base du calcul la moyenne des 2 meilleures années de salaire, ce sera les 24 meilleures années pour les mères d'un enfant et les 23 meilleures pour les mères de deux enfants et plus.

Remarquons tout d'abord que prévoir une mesure qui bénéficiera aux mères mais non aux pères signifie inscrire en dur dans le système de retraites une pérennisation des rôles différents pour les femmes et les hommes vis-à-vis de la prise en charge des enfants. Ce qui s'oppose aux aspirations à l'égalité. Il est possible que ce soit de plus contraire aux directives européennes sur l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes.

Réduire le nombre d'années pris en compte pour les meilleurs salaires fait légèrement augmenter la pension. Selon ce qui est indiqué, 50% des femmes devraient en bénéficier dès 2026. Mais le gain sera probablement très faible, car cette mesure corrige très peu la pénalisation qui pèse sur les carrières courtes. Actuellement, la pension est calculée au prorata de la durée de carrière, avec une décote qui réduit encore les montants pour les parcours incomplets. Cette double pénalisation, reconnue par le rapport Delevoye en 2019, n'est pas corrigée par la mesure prévue. Supprimer la décote serait le vrai progrès.

D'autre part, prendre le même nombre d'années de salaire (25) pour tous, quelle que soit la durée de carrière, pénalise les carrières courtes, car moins de « mauvaises années » sont éliminées du calcul. Or, les femmes ont en moyenne des carrières cotisées plus courtes que les hommes. Supprimer seulement une ou deux années supplémentaires, et pour les seules femmes avec enfants, ne corrige pas la discrimination qui touche toutes les carrières courtes. Cela ne garantit donc pas l'équité.

Le principe devrait être de retenir la même proportion de meilleures années, quelle que soit la durée de carrière, et d'éliminer ainsi proportionnellement les pires années. Plutôt que de fixer un nombre d'années en valeur absolue, on pourrait le calculer par rapport à la durée de carrière effectuée. Par exemple, sélectionner 25 meilleures années sur une carrière complète de 42 ans revient à garder 60% des années. Pour une personne ayant une carrière cotisée de 30 ans, ce qui est la moyenne pour les femmes nées en 1955, on ne retiendrait que 18 années (60 % de 30), bien moins que les 23 ou 24 années prévues.

Certes le coût de cette mesure sera plus élevé que celle envisagée… parce qu'elle apportera une amélioration réelle. Mais l'enjeu pour les femmes se situe aussi, surtout, en amont de la retraite. En plus d'être une exigence démocratique, l'égalité des femmes et des hommes en matière de salaires comme en matière de taux d'emploi serait très bénéfique pour le financement des retraites et plus largement de la Sécurité sociale : elle apporterait un supplément conséquent de recettes en cotisations sociales et CSG.

L'emploi est la condition de l'autonomie financière, plus cruciale encore pour les femmes. Or nombreuses sont celles qui souhaitent travailler mais doivent se retirer de l'emploi ou passer à temps partiel du fait du manque de solutions pour l'accueil des jeunes enfants ; du fait de la persistance des stéréotypes sexués qui leur attribuent la charge des enfants (ce que la mesure prévue perpétuerait), du fait de congés paternels et parentaux mal adaptés qui n'incitent pas à l'investissement égalitaire des deux parents auprès des enfants. À l'heure où est agité l'argument démographique de la baisse du ratio population active/retraitée, il serait cohérent de mener enfin une politique volontariste pour permettre aux femmes d'accéder à un emploi, à temps complet, dans de bonnes conditions, de revaloriser les professions à dominante féminine et plus largement de repenser le sens du travail en lien avec l'urgence sociale et écologique.

Christiane Marty
Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre de la Fondation Copernic, autrice de L'enjeu féministe des retraites (La Dispute, 2023)
Tribune parue le 25 octobre 2025 dans Le Monde

https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/10/25/l-emploi-est-la-condition-de-l-autonomie-financiere-plus-cruciale-encore-pour-les-femmes_6649628_3232.html

https://genreetaltermondialisme.fr/2025/10/26/lemploi-condition-de-lautonomie-financiere-plus-cruciale-encore-pour-les-femmes/

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Face à l’oligarchie de l’argent

16 décembre, par Monique Pinçon-Charlot — , ,
Face à l'oligarchie de l'argent, nous sommes des millions et devons proposer un nouvel imaginaire pour une bonne vie sur Terre basée sur le partage Photo et article tirés (…)

Face à l'oligarchie de l'argent, nous sommes des millions et devons proposer un nouvel imaginaire pour une bonne vie sur Terre basée sur le partage

Photo et article tirés de NPA 29

Le capitalisme est le résultat d'une construction sociale basée sur la prédation et l'exploitation des travailleurs, des animaux et de la nature, à partir de titres de propriété inégalement répartis. Mais la folie d'une petite oligarchie pour capter toujours plus de profits menace l'habitabilité de la planète.

Les 10 % les plus riches du monde contribuent à près de la moitié (47,6 %) des émissions totales de gaz à effet de serre. Ne nous trompons donc pas de colère et de vocabulaire : entre anthropocène et capitalocène, ce qui est mis en question n'est pas la fin du monde, mais bien celle du capitalisme.

Une autre perspective s'impose face aux incendies, inondations et pollutions qui pourrissent notre santé et notre passage éphémère sur Terre. Ce qui a été construit par les dynasties familiales de l'aristocratie de l'argent peut être déconstruit par celles et ceux qui aspirent à la bonne vie basée sur le partage et non plus sur le vol légalisé.

Malgré la mobilisation des milliardaires pour empêcher tout nouveau récit en achetant les moyens d'information afin d'imposer « la pensée unique », qui va dans le sens de leurs intérêts de classe, l'après-capitalisme est déjà là en marche…

Les initiatives institutionnelles se multiplient, sous forme d'associations, de rencontres, de Scop, de fêtes qui donnent vie à la solidarité et surtout à la coordination des luttes face aux divisions des partis politiques et des syndicats. Ces derniers parviennent parfois à créer des instances de coordination, mais les concurrences malsaines prennent trop vite le dessus.

Le récit est alors indésirable, l'incohérence entre les idées de solidarité revendiquées et la concurrence pour être le mieux placé dans des élections conçues pour reproduire l'ordre des rapports sociaux d'exploitation et de domination de classe, tétanise et favorise l'abstention qui doit beaucoup à la non-reconnaissance du vote blanc dans les suffrages exprimés.

Et pourtant, nous sommes celles et ceux qui pouvons par millions assurer le fonctionnement de l'économie réelle en préservant la planète dans l'altérité et le partage équitable. La nature devenant ainsi un bien inaliénable.

L'arbitraire des privilèges éclatera alors au grand jour et nous construirons ensemble un autre monde où chacun pourra devenir acteur de sa vie pour le meilleur de tous, la lumière et la joie de vivre la planète en partage pour tous et par tous, sans la compétition pour seule ambition.

Le récit d'un tel imaginaire peut apparaître naïf et inatteignable, mais nous nous rendrons compte avec le philosophe Sénèque que c'était parce que nous n'osions pas que le capitalisme nous paraissait indéboulonnable.

La seule pensée pour les futures générations constitue déjà une obligation irréversible d'être digne face à notre planète qui brûle, où les guerres se multiplient et le fascisme qui va avec, afin que nos enfants et leur descendance puissent avoir un avenir qui ne soit pas amputé dès la naissance.

7 décembre 2025

https://www.humanite.fr/

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Année 2025 meurtrière pour les journalistes

16 décembre, par Thibaut Bruttin — ,
Année 2025 meurtrière pour les journalistes : voilà où mène la haine des journalistes, voilà où mène l'impunité Photo et article tirs de NPA 29 Une année 2025 meurtrière (…)

Année 2025 meurtrière pour les journalistes : voilà où mène la haine des journalistes, voilà où mène l'impunité

Photo et article tirs de NPA 29

Une année 2025 meurtrière pour les journalistes : voilà où mène la haine des journalistes, voilà où mène l'impunité
67 tués
503 détenus
135 disparus
20 otages

Les journalistes ne meurent pas, ils sont tués. Le nombre de journalistes tués est reparti à la hausse, du fait des pratiques criminelles de forces armées régulières ou non et du crime organisé. Sur les 67 professionnels des médias tués durant l'année écoulée, ils sont ainsi au moins 53 à avoir été victimes de la guerre ou du crime organisé.

Près de la moitié (43 %) des journalistes tués ces 12 derniers mois l'ont été à Gaza, sous le feu des forces armées israéliennes. En Ukraine, l'armée russe continue elle aussi de cibler les reporters nationaux et internationaux. Quant au Soudan, il s'impose également comme un terrain de guerre particulièrement meurtrier pour la profession.

Au Mexique, c'est le crime organisé qui est responsable d'une recrudescence alarmante des meurtres de journalistes en 2025. 2025 est l'année la plus meurtrière au Mexique depuis au moins trois ans et le pays est le deuxième plus dangereux pour les journalistes dans le monde, avec neuf journalistes tués. Et le phénomène s'étend avec une mexicanisation de l'Amérique latine : le continent américain concentre 24 % des journalistes tués dans le monde.

Les journalistes nationaux paient le prix le plus élevé : seuls deux journalistes étrangers ont été tués hors de leur pays, le photoreporter français Antoni Lallican tué par une frappe de drone russe en Ukraine et le journaliste salvadorien Javier Hércules tué au Honduras, où il vivait depuis plus de dix ans. Tous les autres ont été tués en couvrant l'information dans leur pays.

Mais outre la mort, ils sont la cible de bien d'autres exactions. 503 journalistes sont détenus à travers le monde : si la plus grande prison du monde est la Chine (121), la Russie (48) – qui a rejoint le trio de tête devant la Birmanie (47) – détient le plus grand nombre de journalistes étrangers : 26 Ukrainiens.

En outre, un an après la chute de Bachar al-Assad, nombre de reporters arrêtés ou capturés sous son régime sont introuvables, faisant de la Syrie le pays comptant le plus – plus d'un quart du total – de professionnels des médias disparus dans le monde.

Voilà où mène la haine des journalistes !

Elle mène à la mort de 67 journalistes cette année, pas par accident, pas par effet collatéral. Ils ont été tués, ciblés en raison de leur activité de journaliste. La critique des médias est légitime et doit être force de changement pour garantir la survie de cette fonction sociale, mais sans jamais glisser dans la haine des journalistes, qui naît en grande partie, ou est entretenue, dans une volonté tactique de forces armées et de groupes criminels.

Et voilà où mène l'impunité : l'échec des organisations internationales qui ne sont plus en mesure de faire respecter le droit sur la protection des journalistes en conflit armé est la conséquence d'un déclin du courage des gouvernements qui devraient déployer des politiques publiques de protection.

De témoins privilégiés de l'histoire, les journalistes sont devenus progressivement des victimes collatérales, des témoins gênants, des monnaies d'échanges, des pions dans des jeux diplomatiques, des hommes et des femmes à abattre. Méfions-nous des facilités journalistiques : on ne donne pas sa vie pour le journalisme, on vous la vole ; les journalistes ne meurent pas, ils sont tués.”

Thibaut Bruttin directeur général de RSF
Christina Atik / RSF
https://rsf.org/fr/

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Fissures dans l’Atlantisme

16 décembre, par Alexis Coskun, Michel Rogalski, Pierre Guerlain — , , ,
Tout chez Donald Trump peut surprendre les observateurs européens : son style, son agressivité, son approche transactionnelle des affaires publiques. Il ne faut pourtant pas se (…)

Tout chez Donald Trump peut surprendre les observateurs européens : son style, son agressivité, son approche transactionnelle des affaires publiques. Il ne faut pourtant pas se méprendre. La « doctrine Trump » ne constitue pas une rupture imprévisible dans une relation transatlantique pourvoyeuse éternelle de paix, de prospérité et de stabilité.

Tiré de la Revue Recherches Internationales
Automne 2025
Alexis COSKUN, Pierre GUERLAIN, Michel ROGALSKI*

La relation transatlantique est d'abord le produit de relations de puissances au sein de et entre l'Europe et les Etats-Unis. Ensuite, loin d'être continue et constante la trajectoire de cette relation a épousé les revirements, parfois brutaux, des différentes doctrines stratégiques américaines. Ce faisant les évolutions de la relation transatlantique ont participé de chacune des grandes étapes de la redéfinition des rapports de forces mondiaux depuis le XXème siècle.

Dans ce cadre, il est légitime de s'interroger : à l'heure de Donald Trump, qu'est-ce que la relation transatlantique nous dit des rapports de puissance entre l'Europe et les États-Unis ?
Les conditions commerciales drastiques exigées lors de l'accord dit de « Turnberry » aux européens ont largement été comparées aux Traités inégaux imposés par ces derniers à la Chine au milieu du 19ème siècle. Si l'identification a ses limites, il en demeure un trait commun essentiel : dans les deux cas une différence massive de puissance permit de forcer la partie la plus faible à des concessions extraordinaires et défavorables à ses propres intérêts. Hier l'Empire du milieu acceptait d'ouvrir ses ports à la marine marchande britannique, aujourd'hui l'Europe promet 600 milliards d'investissements productifs aux États-Unis. Si l'Union européenne ne cède pas de territoire en concession, comme auparavant la Chine livrait Hong-Kong aux britanniques et comme les menaces trumpiennes sur le Groenland le faisaient craindre, elle s'engage à payer un tribut de 730 milliards de dollars en produits gaziers et pétroliers auprès des États-Unis.

Pour exiger son dû, l'administration américaine a fait étalage de toute sa force. Politiquement elle a remis en cause la souveraineté même des États européens : en menaçant d'annexion certains territoires, en refusant l'application des règles et décisions de justice européennes, particulièrement celles visant ses géants numériques, en dénigrant ses gouvernants et en intervenant directement dans plusieurs forums ou processus électoraux en soutien à certaines des forces xénophobes et populistes du gouvernement. Stratégiquement, elle a contraint les États européens membres de l'Otan à accroître leurs niveaux de dépenses. Économiquement, surtout, elle a directement menacé les industries européennes en faisant planer le risque de couper tout accès réel à son marché, destination toujours privilégiée d'un grand nombre de productions des pays d'Europe, en imposant des droits de douanes largement disproportionnés.

Donald Trump a pu imposer de tels sacrifices à ses homologues européens car ces derniers se trouvent dans une situation de dépendance critique vis-à-vis des États-Unis. Le militaire en est le plus ancien et le plus évident aspect : la majeure partie des armées européennes repose presque exclusivement sur les États-Unis pour leur armement, leur entraînement et leur commandement au sein de l'État-Major de l'Otan. Cependant, la marque distinctive de la période actuelle réside dans un assujettissement européen grandissant dans d'autres domaines.

Aux premiers rangs de ceux-ci figurent la soumission des européens aux grandes entreprises numériques américaines, les GAFAM qui sont désormais devenues indispensables non seulement aux entreprises mais également aux citoyens européens. Au travers de ces entreprises, bien souvent en situation de monopoles ou d'oligopoles sur leurs marchés, le gouvernement américain peut contrôler l'accès à des données, des technologies, des savoirs faires essentiels aux européens. S'affirme également avec force la dépendance grandissante des européens à l'énergie américaine, et particulièrement à son Gaz Naturel Liquéfié (GNL) remplaçant de manière croissante les hydrocarbures et le gaz russe. Les européens payent le prix de leurs dépendances. Le refus de maintenir une indépendance militaire et politique réelle vis-à-vis des États-Unis, le recul des investissements dans les infrastructures critiques et énergétiques, l'alignement militaire et diplomatique quasi constant vis-à-vis des États-Unis ont conduit nécessairement les États européens à une situation de fragilité. Plus qu'une rupture franche et éclatante dans la relation transatlantique, Donald Trump tire parti des déséquilibres structurels accumulés dans les rapports économiques et stratégiques entre l'Europe et les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L'affirmation grandissante de la domination américaine sur l'Europe répond à l'impératif stratégique immédiat des États-Unis : contrer la montée en puissance de la Chine. Plus qu'un retour à un isolationnisme théorique, il s'agit d'envoyer un message clair aux européens : l'inféodation pleine et entière. Face à la Chine, alors que les flux commerciaux se concentrent de manière croissante autour de blocs géopolitiques, l'équidistance entre puissances ne peut plus être tolérée par Washington. Cette évolution expose, en définitive, les limites d'un modèle de développement européen construit sur le double pari de la délégation de ses prérogatives militaires et régaliennes aux États-Unis - moins vrai pour la France -, de l'intégration de sa production économique dans des chaines de valeur mondialisées toujours plus étendues et intégrées. Privés de ressources énergétiques et minérales propres, tributaires de technologies qu'ils ne maîtrisent pas, sujets à des mesures commerciales brisant l'intégration économique mondiale dont ils sont dépendants les européens ne peuvent maintenir l'équilibre précaire construit depuis 1989.

La Chine se refuse au cantonnement au statut d'atelier du monde et n'offre plus de débouchés commerciaux sans fins. L'Europe est écartelée entre puissances contradictoires. En exigeant un alignement total, la relation transatlantique constitue aujourd'hui un handicap pour l'Europe. Les pays européens ne peuvent ignorer la nécessité de repenser leur modèle de développement, et leur relation à Washington. La discussion est d'ailleurs, de manière protéiforme, sur la table, à l'image du denier rapport Draghi. Il demeure que sans mise en cause de leur alignement stratégique vis-à-vis des États-Unis et sans rupture dans un modèle ancré sur les seules logiques de la mondialisation financière, au détriment de la pensée stratégique, les pays européens ne retrouveront pas les voies de leur souveraineté, si ce n'est de leur indépendance.

Les fissures dans la relation transatlantique s'amorcent lorsqu'Obama décide d'amorcer le virage vers le « pivot asiatique » marquant tout à la fois un moindre intérêt pour l'Europe, la certitude que la Russie était reléguée à un statut de puissance régionale et que désormais son seul rival était la Chine et sa préoccupation le contrôle de l'Asie-Pacifique. La guerre entre la Russie et l'Otan sur les terres ukrainiennes a confirmé la différence d'approche entre les deux rives de l'Atlantique et la prise de conscience brutale pour les Européens que la solidarité qui s'exerçait dans le cadre de l'Otan n'avait plus rien d'automatique. La période ouverte par le deuxième mandat de Trump se traduit par un triple mouvement : la perte d'influence, notamment économique, des États-Unis face à la montée d'un Sud global emmené par les BRICS et la Chine ; une Europe qui se « fabrique » un adversaire russe pour accroître ses dépenses militaires et ne pas se désarrimer de Washington ; et cette dernière qui exige de ses Alliés une inféodation absolue – on pense à l'accord signé par Ursula Van de Leyen au nom de l'Europe avec Trump – qui emprunte les formes grossières d'une colonisation que l'on pensait obsolète. Un tel équilibre ne peut qu'être instable, tant les dynamiques à l'œuvre sont rapides et puissantes.

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L’espoir frappe à la porte de Madagascar

16 décembre, par Paul Martial — , ,
La mobilisation massive de la jeunesse à Madagascar a fait tomber le régime de Rajoelina. Ce soulèvement est en rupture avec les révoltes précédentes qui, depuis 1972, étaient (…)

La mobilisation massive de la jeunesse à Madagascar a fait tomber le régime de Rajoelina. Ce soulèvement est en rupture avec les révoltes précédentes qui, depuis 1972, étaient sous la domination de fractions bourgeoises utilisant les populations comme masse de manœuvre pour renverser leur compétiteur et prendre la place. L'affranchissement de ce processus pousse à une politisation du mouvement, rapide et profonde. Ne plus être sous la domination politique d'une fraction de l'élite dirigeante implique la nécessité, pour les dirigeants de cette lutte, de proposer une alternative politique à leur lutte. Un bref aperçu de la situation sociale et économique du pays est ainsi nécessaire pour mieux appréhender certaines exigences du mouvement de la Gen Z.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Un pouvoir qui se plie aux exigences des multinationales minières

La grande île est dotée de richesses géologiques : on y trouve de l'or, des pierres semi-précieuses comme le rubis, mais surtout des minerais essentiels pour l'industrie de haute technologie, qui devient au fil du temps un enjeu majeur pour les pays riches. Quelques mois avant les élections présidentielles de 2023, la Banque mondiale avait conditionné un prêt de 200 millions de dollars à la réforme du secteur minier. Aussitôt, le président Rajoelina avait réformé le code minier, renforçant ainsi une politique extractiviste.

Aujourd'hui, le secteur minier est en pleine expansion, notamment autour des terres rares. L'entreprise canadienne NextSource Materials possède la mine de Molo, connue pour être un des plus grands gisements de graphite d'excellente qualité. Rio Tinto, le géant minier australien, extrait le titane et le zirconium. Energy Fuels, une entreprise américaine, s'est positionnée sur le projet Toliara avec comme objectif d'importer les minerais pour les traiter aux États-Unis, dans l'État de l'Utah.

À chaque fois, ces opérations impliquent l'expulsion des paysans de leurs terres, les privant de leurs ressources et endommageant gravement l'environnement. Les mobilisations paysannes contre ces spoliations sont sévèrement réprimées, et ceux qui sont considérés comme les leaders sont incarcérés.

Pauvreté et insécurité

L'exploitation du sous-sol ne profite nullement aux populations, même dans une faible mesure. En octobre 2025, la Banque mondiale publiait les chiffres concernant la situation sociale et économique de la grande île. Ils sont accablants. Près de la moitié de la population des villes était sous le seuil de pauvreté ; quant à celle des campagnes, elle représentait les trois quarts. 58 % des Malgaches n'ont pas accès à l'eau potable et 62 % ne bénéficient pas de l'électricité.

Derrière ces chiffres se cache une forte disparité liée à la situation géographique. Dans le sud du pays, les problèmes de malnutrition sont récurrents, allant parfois jusqu'à la famine dénommée « Kéré ». La dernière grande crise date de 2020 : près de 750 000 en ont été victimes. Ces crises sont la conséquence du dérèglement climatique mais aussi de défaillances des pouvoirs publics depuis des décennies, qui se traduisent par une absence de service public, une faiblesse des infrastructures dont la plupart sont peu ou pas entretenues. Cet abandon de l'État a aussi des conséquences sécuritaires. De véritables bandes de criminels pillent les villages et terrorisent les populations.

Si le vol de zébus a toujours existé, il était plus un acte symbolique de jeunes garçons permettant de prouver leur courage, leur ingéniosité aux yeux de leur communauté. Cette sorte d'acte initiatique s'est dénaturée en spoliation de cheptel, pratiquée par les voleurs de zébus ou Dahalo, qui désormais alimentent les trafics de viande. Cette évolution négative débouche sur des agressions contre les populations rurales qui se trouvent dépouillées de tous leurs biens. Ces violences récurrentes et en hausses déstructurent totalement l'économie et le mode de vie des habitants dans les campagnes.

Affairisme et captation

À cela s'ajoute la criminalité en col blanc. Très rapidement, les mobilisations de la jeunesse, dans leur revendication, ont pointé la corruption des élites. En effet, des hommes d'affaires comme Ylias Akbaraly, considéré comme l'homme le plus riche de l'île, ont été cités dans le cadre des Panama Papers pour fuite de capitaux et constitution de sociétés écrans installées dans des paradis fiscaux. Il a été mis en cause pour des montages financiers illégaux lors de la construction de la tour Orange, pour les évasions fiscales sans pour cela être inquiété par la justice.

L'autre personnage qui a été la cible dès le début des manifestations est Maminiaina Ravatomanga, deuxième fortune du pays. Sa proximité avec Rajoelina lui a permis de capter une grande partie de la richesse de Madagascar. Il a été accusé d'avoir utilisé les hommes de son entreprise, l'Académie de sécurité, lors de la répression des premiers jours de manifestation. Il a réussi à instituer un quasi-monopole dans le domaine de l'import-export. Parti juste après la prise de pouvoir par les militaires, il est actuellement sous le coup de procédures judiciaires à l'île Maurice, pays où il s'est réfugié.

Une corruption qui n'épargne pas les membres du gouvernement : à titre d'exemple, on peut citer la construction de l'autoroute entre Antananarivo et Toamasina pour un coût de près d'un milliard de dollars pour 260 kilomètres. Certains ont dénoncé l'absence d'appel d'offres pour ces travaux, dont l'intérêt est discutable, sauf qu'il favorise le transport routier, secteur où la société Sodiat, appartenant à Ravatomanga, est quasiment en situation de monopole. Ces travaux ont occasionné des expropriations de paysans sans compensations et pollué les rizières à cause des coulées de boue. La réponse du pouvoir a été, pour un salaire de misère, d'obliger les paysans à réparer les dégâts.

La mobilisation populaire contre la corruption a touché même le football, où anciens joueurs et fans se sont retrouvés pour exiger un changement dans les structures. Au-delà de l'aspect moral, cette corruption a des conséquences directes et néfastes sur la vie quotidienne des populations. C'est le cas notamment pour la société nationale Jirama, qui distribue l'eau et l'électricité et qui a été la cause première des manifestations à cause des délestages de plus en plus fréquents et longs.

Le cas emblématique de la Jirama

Cette société est peut-être le concentré de tous les moyens de corruption possibles et imaginables. On trouve des achats sans appel d'offres et surévalués, des détournements de fonds opérés par les dirigeants, des surfacturations systématiques, des fournitures de carburant frelaté qui a endommagé les générateurs d'électricité, l'absence de paiement des factures par des entreprises en échange de pots-de-vin. Ravatomanga, qui a siégé au conseil d'administration de la Jirama jusqu'en 2014, est accusé de détournement de fonds au préjudice de cette société.

A cette situation s'ajoute le manque de maintenance et d'investissement tant au niveau de la distribution de l'eau que de l'électricité, ce qui a fortement pénalisé les populations. Cette société est devenue, au fil du temps, le symbole des turpitudes des dirigeants passés et actuels du pays.

Des élites concurrentes sans assises sociales

Comment expliquer les crises récurrentes que connaît ce pays ? Des universitaires ont mis en évidence une corrélation entre la progression du PIB et les coups d'État[1]. L'idée est que les différentes fractions de la bourgeoisie de la Grande Île se disputent le pouvoir pour profiter de la manne financière qu'offre la croissance.

Cette dernière est caractérisée par un isolement profond des élites, qui ne cherchent nullement à construire une base sociale minimale assise sur une politique clientéliste favorisant un segment de la population. L'analyse sociologique de l'appréhension par cette élite du peuple malgache révèle une forte unanimité à « naturaliser », selon l'expression de l'auteur de cette étude, la pauvreté de la population. Cette caste élitaire développe en parallèle la nécessité qu'elle guide et dirige le peuple. S'il existe des nuances dans le positionnement des élites, toutes, sans exception, ne se soucient guère d'une mise en place d'une politique visant à lutter contre la pauvreté des populations[2].

Ces affrontements entre les différentes factions de cette bourgeoisie pour s'approprier la rente plongent le pays dans une crise économique nécessitant parfois de longues périodes pour renouer avec une croissance qui occasionnera de nouveau une crise pour l'accaparement du pouvoir. Ce cycle entraîne une paupérisation et un recul du PIB que l'on ne rencontre nulle part ailleurs, à l'exception des pays en guerre. Ces coups de force prennent leur racine dans la situation sociale désastreuse, qui pousse une partie des populations à suivre tel ou tel dirigeant d'une fraction de ces élites qui exploite politiquement la misère. Ces soubresauts s'échelonnent à travers le temps : en 1972, 1991, 2002, puis 2009.

Si on analyse la dernière crise, celle de la prise de pouvoir par Rajoelina en 2009, on constate la forte opposition d'une partie des élites et du président de l'époque Marc Ravalomanana. À la tête de l'empire TICO, il était accusé d'utiliser sa fonction présidentielle pour marginaliser ses concurrents et faire prospérer son empire économique. Le patronat local, à travers le Syndicat des industries malgaches (SIM), n'eut de cesse de critiquer des mesures gouvernementales favorisant son groupe, comme les détaxations sur les produits de première nécessité ou les amnisties fiscales.

Rajoelina était le maire de la capitale Antananarivo ; en protestant contre l'interdiction gouvernementale d'apposer des panneaux publicitaires lumineux de sa société, il s'est retrouvé à la tête de la fronde. Profitant d'un mécontentement populaire grandissant qui s'est cristallisé sur l'accaparement des terres arables par la société sud-coréenne Daewoo, Rajoelina s'est emparé du pouvoir. Le pays fut en butte à des sanctions financières qui ont fortement impacté les populations.

L'ombre de la France

Certains ont vu dans ce coup d'État la main de la France. Certes, on ne prête qu'aux riches, mais pour le coup cette crise est avant tout malgache, même si la prise de pouvoir par Rajoelina a été vue d'un bon œil par Paris. Ravalomanana était tourné vers le monde anglo-saxon, alors que Rajoelina, bien plus francophile il a même obtenu la nationalité française en 2014.

Ce qui explique certainement que, à nouveau, les autorités françaises ont joué le rôle d'Europe Assistance pour les dictateurs déchus. Hier, elles exfiltraient Blaise Compaoré, tombé lors de la révolution du Burkina Faso en 2014. Aujourd'hui, c'est Rajoelina qui a bénéficié d'un avion militaire français pour sa fuite. Concomitamment, deux Français, Philippe Marc François, ancien officier militaire français, et Paul Maillot Rafanoharana, ancien conseiller du président, emprisonnés à Antananarivo pour complot et tentative de coup d'État, ont été libérés.

Ces interférences de l'Hexagone dans les affaires internes de la Grande Île renforcent le sentiment de beaucoup de Malgaches, qui ont toujours soupçonné Rajoelina d'être bien trop complaisant avec l'ancienne puissance coloniale. Cela se vérifie sur la question des îles Éparses, que la France refuse de restituer à Madagascar en dépit du droit international, de l'histoire et de la continuité géographique. Le massacre colonial de 1947, où des dizaines de milliers de Malgaches ont été assassinés pour mater la rébellion des indépendantistes, n'a pas disparu de la mémoire collective. Un souvenir d'autant plus pénible que le comportement de la plupart des membres de l'importante communauté française à Madagascar est empreint de mépris, de grossièreté et d'arrogance vis-à-vis des populations.

Les mobilisations de 2025 opèrent une rupture dans le sens où les jeunes dans la rue n'ont pas joué le rôle d'une masse de manœuvre sous la direction politique d'un dirigeant d'une fraction de l'élite. D'ailleurs, aucun parti de l'opposition n'était présent lors des manifestations ; tout au plus certains ont exprimé un soutien de circonstance. C'était une mobilisation autonome et auto-organisée dont la plupart des porte-paroles étaient bien décidés à ne pas reproduire les erreurs de 2009 et à se laisser déposséder de leur lutte.

L'adoption de documents exprimant leur principale revendication témoigne d'une volonté de la Gen Z tout autant d'être indépendante et présente dans le débat politique.

La radicalisation du mouvement de contestation

On le sait, la mobilisation a débuté pour protester contre les incessants délestages d'électricité et d'eau. Deux conseillers de l'opposition de l'administration communale d'Antananarivo, Alban dit « Babà » Rakotoarisoa et Clémence Raharinirina, prennent individuellement la décision de protester devant le Sénat contre les coupures. Ils sont embarqués aussitôt et sans ménagement par les forces de l'ordre.

Cette scène filmée deviendra virale sur les réseaux sociaux et déclenchera des manifestations appelées par la Gen Z, un terme souvent utilisé par les médias pour désigner une cohorte démographique de personnes nées entre le milieu des années 1990 et 2010. Le terme Gen Z apparaît pour la première fois dans une situation conflictuelle lors des mobilisations du printemps 2024 contre la loi de finances du Kenya. D'autres mobilisations en Asie viendront renforcer l'idée d'une entité d'une jeunesse rebelle avec la référence d'une tête de mort souriante coiffée d'un chapeau de paille avec un turban rouge porté par le héros du manga « One Piece », en lutte avec ses compagnons contre un ordre politique injuste et violent.

Le pouvoir a répondu par une répression féroce qui, loin de décourager les manifestants, va amplifier la contestation s'étendant dans toutes les principales villes. Les réponses de Rajoelina ne font qu'accroître la colère lorsqu'il a affirmé que la mort d'un jeune étudiant, largement diffusée sur Internet, n'était qu'un pillard, ou étaient en décalage avec ce qu'attendait la rue. Le limogeage d'un ministre de l'Énergie, puis celui du Premier ministre, non seulement ne calment pas la contestation mais au contraire sont perçus comme un lâchage par le camp présidentiel, car le Premier ministre Christian Ntsay était la pierre angulaire de plusieurs réseaux de différentes régions de soutien de Rajoelina.

Très rapidement, la politisation du mouvement s'opère ; à la protestation contre les coupures d'énergie s'ajoute la lutte contre la corruption cause de l'inefficience du système de distribution, puis vient l'exigence de la démission de Rajoelina et enfin la remise en cause profonde du système politique de la Grande Île.

Les animateurs de la Gen Z ont su tisser des liens avec la société civile, à travers notamment l'organisation Transparency International Madagascar, évidemment particulièrement concernée par la corruption à la Jirama, et le mouvement syndical, essentiellement Solidarité syndicale Madagascar, qui n'a pas hésité à appeler à une grève générale.

Beaucoup sentaient le régime chancelant. À l'intérieur même des forces armées, le bien-fondé de la répression était questionné. La présidence a mis sur le devant de la scène l'armée en nommant un général à la primature. Comme une réponse, le corps d'armée des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT) se range dans le camp de la mobilisation populaire. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce positionnement.

Contrairement aux casernes localisées à la périphérie, le CAPSAT est situé à l'intérieur de la capitale ; donc les soldats du rang partagent les difficiles conditions de vie des populations. Traditionnellement, ce service a toujours eu un rôle déterminant dans les crises. Rappelons qu'il avait porté Rajoelina au pouvoir lors de la crise de 2009. Enfin, on ne peut ignorer une certaine frustration de la part des soldats du CAPSAT de voir leur collègue de la gendarmerie, artisans de la répression, recevoir une prime substantielle de 500 000 ariary, l'équivalent de presque la moitié d'un mois de solde.

La prise de pouvoir par la hiérarchie du CAPSAT n'était nullement préméditée, elle n'a fait que remplir un vide. Les caciques du régime, l'ex-Premier ministre et l'homme d'affaires Maminiaina Ravatomanga, avaient pris la fuite, le président du Sénat Richard Ravalomanana avait démissionné et Rajoelina était introuvable et pour cause : il volait vers Dubaï. Ce coup de force d'ailleurs fut, lors des premiers jours, quelque peu chaotique. Le colonel Randrianirina annonça sa prise de pouvoir et la dissolution du Sénat, de la Commission Électorale Nationale Indépendante et de la Haute Cour de Justice. Dans le même temps, cette dernière, qui tout au long du règne de Rajoelina n'a eu de cesse de tordre la Constitution pour délivrer des rendus favorables à la présidence, avalisait la légalité du contrôle de l'armée.

La stratégie peu à peu s'est affinée avec comme première préoccupation, que cette prise de pouvoir n'apparaisse surtout pas comme un coup d'État, mais comme une action conforme à la Constitution. Un narratif aidé par la décision de l'Assemblée nationale qui, par un vote quasiment unanime, destituait le président Rajoelina, donc avec les voix des députés de la coalition présidentielle Isika Rehetra Miaraka amin'i Andry Rajoelina (IRMAR). Un autre exemple de la versatilité de la part des élites de ce pays.

Tentative de restaurer l'ordre ancien

Un puissant lobbying s'est mis en place par les différentes factions de la bourgeoisie, une fois le pouvoir pris par les militaires. Déjà, lors du rassemblement pour la commémoration des martyrs tombés lors des mobilisations, les premiers rangs de la scène étaient occupés par la hiérarchie militaire, les dirigeants des partis politiques d'opposition, les représentants des différentes églises du pays et enfin, derrière, au troisième rang, des représentants de la jeunesse. Un symbole de la tentative de reprendre le cours habituel des choses en ne changeant que l'équipe gouvernementale.

La nomination par le colonel Randrianirina, devenu président de la refondation de la République de Madagascar, du Premier ministre Herintsalama Rajaonarivelo, est significative tant sur la forme — en aucun cas les forces vives de la contestation n'ont été consultées — que sur le fond, le personnage étant connu pour être un soutien de Rajoelina et un proche de Maminiaina Ravatomanga.

Parmi la population et la Gen Z, il y a un certain attentisme, mais ces derniers savent que ce gouvernement n'opérera pas une rupture radicale. Les animateurs de la Gen Z ont produit deux documents qui synthétisent leur volonté politique : le premier est un projet politique pour le pays. Ils se définissent comme : « Notre mouvement est un mouvement révolutionnaire. Nous réclamons une démocratie populaire et aspirons à un futur égalitaire et, surtout, prospère pour l'ensemble du peuple malgache et les générations futures ». Le second est une sorte de feuille de route de la transition.

Dans le second document intitulé « Proposition de feuille de route pour une transition souveraine et populaire », le préambule indique :

  1. « Cette feuille de route pour une Transition Populaire et Souveraine (TPS) s'inscrit dans une volonté de rupture totale avec le système actuel, marqué par l'inégalité, la corruption, la dépendance extérieure et la confiscation du pouvoir par une minorité. Elle propose une refondation de l'État fondée sur la souveraineté nationale, la justice sociale et la participation directe du peuple dans la prise de décision et le mode de gouvernance qui lui convient. » et réaffirme un principe considéré comme cardinal par la Gen Z : « il ne s'agit plus de réformer un appareil défaillant, mais de rebâtir un nouvel ordre politique à partir des forces vives du pays : sages (olobe), paysans, travailleurs, femmes, jeunes, techniciens et militaires patriotes. »

L'idée générale de ces deux documents est d'affirmer la nécessité d'un contrôle des populations sur les instances de pouvoir, quel que soit leur niveau, l'importance de la révocabilité des mandats avec une rotation des personnes occupant des postes de décision. La mise en place de comités populaires locaux dont les fonctions seraient de « remonter les priorités locales (Récolter les doléances et les remonter jusqu'au CTCM) dans le but de constituer la base de données pour les États généraux. Surveiller l'exécution des décisions prises dans leur localité et mises en œuvre par l'exécutif. Proposer les délégués aux États généraux ou à l'Assemblée constituante. Contrôler les organes judiciaires pour garantir l'impartialité des décisions. ».

Dernièrement, lors d'une conférence de presse, sous une banderole affirmant « La refondation de la nation du peuple par le peuple pour le peuple », les animateurs de la Gen Z ont réitéré leur critique sur les conditions de nomination du Premier ministre, ils ont dénoncé également des tentatives d'usurpation de jeunes manipulés par les partis politiques pour tenter de parler au nom de la Gen Z. Cette dernière s'est d'ailleurs structurée avec des porte-parole clairement identifiés, avec une volonté de représenter l'ensemble des communautés de l'île et ainsi pouvoir plus efficacement intervenir dans le débat politique. L'évolution de la Gen Z la place actuellement entre une structure de mobilisation large et une organisation politique avec un programme qui s'affine au gré de l'évolution politique du pays, comme en témoigne un animateur de la Gen Z :

  1. « Si, au début, on a été des agitateurs, on entre maintenant dans une phase où l'on fait de la politique… Parce que si on veut vraiment changer les choses, on n'a pas le choix [1] ».

La volonté d'offrir une alternative politique

À Madagascar, l'absence d'organisation de la gauche radicale reste un handicap pour alimenter le débat sur les tâches immédiates et sur les mesures à prendre qui ouvriraient la voie vers la rupture radicale souhaitée. Dans le même temps, on ne peut que constater une vivacité de la réflexion collective de la Gen Z, qui a réussi à éviter les écueils des manipulations de la part des différentes factions des élites, ainsi qu'une glorification puérile qui ferait de la jeunesse la sauveuse de la nation. Au contraire, elle a adopté une stratégie payante : celle d'unifier les populations dans la lutte contre le pouvoir.

À la différence d'autres mouvements de jeunes sur le continent, comme « Y'en a marre » au Sénégal, la Lucha en République démocratique du Congo ou le « Balai citoyen » au Burkina Faso, la volonté de la Gen Z d'être présente dans l'espace politique, comme ce fut le cas aussi pour les comités de résistance animés par la jeunesse au Soudan, démontre une maturité dans la compréhension des rapports de force. Ne pas se restreindre à la seule sphère de la société civile évite de donner carte blanche aux politiciens de l'ancien monde et offre la possibilité de construire une réponse politique alternative. Ce n'est pas le moindre mérite de cette Génération de militants et militantes.

*

Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Mireille Razafindrakoto, François Roubaud, Jean-Michel Wachsberger, L'énigme et le paradoxe : Économie politique de Madagascar. IRD éditions, 2017.

[2] Wachsberger, Jean-Michel, « Le peuple des élites. Représentations élitaires et ordre moral à Madagascar ». Participations, vol. 37, n° 37, 2023. p. 221-247.

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Appel à la signature de la Charte de la Génération Z Madagascar

16 décembre, par Johary Ravaloson, Michèle Rakotoson, Raharimanana — , ,
"Nous, Rakotoson Michèle, Raharimanana Jean-Luc et Ravaloson Johary , avons signé la Charte de la Génération Z Madagascar et exhortons chacun à faire de même. Nous avons signé (…)

"Nous, Rakotoson Michèle, Raharimanana Jean-Luc et Ravaloson Johary , avons signé la Charte de la Génération Z Madagascar et exhortons chacun à faire de même. Nous avons signé cette Charte car nous devons préserver les acquis de septembre et octobre derniers, dont la Génération Z Madagasikara a été le fer de lance. Le régime précédent a été renversé et chacun espère désormais aller de l'avant dans la refondation de la République.

Tiré d'Afrique en lutte.

Certains disent que si rien ne change, ils redescendront dans la rue. Nous pensions personnellement à l'époque que nous ne devions pas quitter la place du 13-Mai avant la signature d'un accord assurant le respect des droits fondamentaux de la personne et des droits civiques.

Cette Charte de la Génération Z Madagascar est plus exigeante. Il y a les valeurs à défendre, des objectifs communs, les lignes rouges à ne pas franchir, et la demande de consentement.

Si nous signons tous cette Charte, elle deviendra le contrat social liant la refondation de la République.

Cette Charte est éthique, rédigée et diffusée dans le style de la génération Z (n'était-ce pas sur les réseaux qu'elle s'est constituée et qu'elle nous a appelé à nous battre ?) Elle est faite sans nomination ni distribution de places, de façon plus simple et plus économique que projeter des réunions ici et là qui coûteront toujours plus cher et n'assureront pas l'inclusivité.

Ainsi, chacun pourra se concentrer sur la construction, car la voie à suivre sera claire et les limites définies.

Lisez-la. Puis signez-la.

La Charte de la Gen Z contient les principes fondamentaux à respecter pour la refondation réclamée et avec lesquels on pourra jauger tout acte des institutions. Cela inclut la mise en place d'un système électoral transparent et sa mise en œuvre dans les deux ans promis.

Ne laissez pas s'éteindre le feu qui a nettoyé le pays." 🇲🇬

Pour signer la charte : https://bit.ly/4pP3bK4

Antananarivo le 6 décembre 2025.

Michèle Rakotoson, Grande Médaille de la Francophonie de l'Académie Française, pour l'ensemble de son œuvre, 2012, Commandeur des Arts et des lettres malgaches, Chevalière des Arts et des Lettres françaises, Prix orange du livre en Afrique, 2024.

Raharimanana, Prix Benjamin Fondane pour l'ensemble de son œuvre, 2023, Prix Jacques Lacarrière 2018.

Johary Ravaloson, Prix de l'océan Indien 1999, Prix Ivoire 2017.

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Charte Génération Z Madagascar

16 décembre, par Gen Z Madagascar — , ,
Nous, jeunes citoyennes et citoyens de Madagascar, issus de toutes les régions, croyances et origines sociales, unis par la volonté de bâtir un avenir digne, juste et prospère, (…)

Nous, jeunes citoyennes et citoyens de Madagascar, issus de toutes les régions, croyances et origines sociales, unis par la volonté de bâtir un avenir digne, juste et prospère, déclarons notre engagement pour la mise en place d'un nouveau système, bâti sur des fondations entièrement différentes : la souveraineté nationale, la transparence, la participation du peuple et la dignité collective.

Tiré d'Afrique en lutte.

Contexte

Madagascar vit un moment décisif. Le problème n'est pas un visage. C'est un système qui ne sert plus le peuple. La Charte Génération Z Madagascar propose un contrat civique simple :

Souveraineté,

Transparence,

Participation,

Dignité.

Concrètement : Priorités vitales eau et électricité, accès public à l'information, audits et reddition de comptes, implication directe de la jeunesse et de la société civile depuis les fokontany.

Lignes rouges : Non aux violences et aux abus, zéro tolérance pour la corruption, protection des libertés.

La fenêtre de tir se referme : Changer de tête sans changer les règles ne résoudra rien.

En signant, vous donnez mandat à une refondation pacifique, légale et opérationnelle, fondée sur le consentement du peuple.

🇲🇬Charte Génération Z Madagascar
Pour une refondation populaire, souveraine et participative de la Nation

Préambule

Nous, jeunes citoyennes et citoyens de Madagascar, issus de toutes les régions, croyances et origines sociales, unis par la volonté de bâtir un avenir digne, juste et prospère, déclarons notre engagement pour la mise en place d'un nouveau système, bâti sur des fondations entièrement différentes : la souveraineté nationale, la transparence, la participation du peuple et la dignité collective.

Conscients que la véritable transformation ne peut venir que de tout un peuple éclairé, responsable et solidaire, nous affirmons que cette Charte constitue un contrat social civique entre la jeunesse, la société civile (dont les sages, paysans, enseignants, techniciens, etc.), les partis politiques, les acteurs économiques et les forces armées. Elle propose une nouvelle manière de vivre le collectif : un engagement réciproque fondé sur les principes du « Fihavanana », « Firaisan-kina » et « Teny Ierana » au service du bien commun et du développement de Madagascar.

Nous refusons d'être une génération sans mémoire (rompue à son identité, de sa culture et de son histoire) et sans vision claire. Nous choisissons d'être une génération lucide : consciente de ses droits, de ses devoirs et de sa force collective – un moteur de changement.

I. Nos valeurs fondamentales

1. Transparence absolue

Chaque action, chaque financement, chaque décision doivent être publiques, motivées, traçables et justifiées.

2. Justice et équité

Aucune réforme n'a de sens si elle n'améliore pas la vie des plus vulnérables.

3. Responsabilité collective

Le changement sera dicté par la volonté du peuple Malagasy et cela commence par la cohérence entre nos paroles, nos actes et nos valeurs.

4. Respect des institutions envers le peuple

Réformer l'État, ce n'est pas le détruire ; c'est le ramener à sa mission première : servir le peuple.

5. Éducation, compétence et intégrité

L'avenir appartient à celles et ceux qui apprennent, partagent le savoir et servent le pays avec intégrité.

6. Fihavanana et firaisankina

Notre force est dans le lien social Malagasy, pour servir l'intérêt général.

II. Nos objectifs communs

1. Refonte institutionnelle

La refonte institutionnelle doit émaner d'une réflexion collégiale (techniciens, sages, représentants de la société civile, force de l'ordre et autres parties prenantes concernées) sur un nouveau système basé sur les besoins et aspirations collectées depuis les communautés locales (fokontany/commune).

Cette refonte considérera la diaspora comme prolongement vivant du peuple Malagasy, porteuse des mêmes valeurs, droits et devoirs en tant que Malagasy.

2. Responsabilisation citoyenne et éveil national

Nous affirmons notre volonté de renforcer l'unité nationale, de construire notre propre identité à travers la valorisation de notre histoire, la mise en avant de nos valeurs communes et la garantie d'un avenir prospère pour les générations futures.

Nous aspirons à :

● Promouvoir la richesse de la diversité ethnique et culturelle de Madagascar

● Éduquer et conscientiser la population sur l'histoire réelle du Pays et son Peuple

● Favoriser la participation citoyenne dans la vie politique, économique et sociale du Pays.

3. Veille au respect des droits fondamentaux

Nous nous engageons à faire respecter les droits fondamentaux de tout le peuple Malagasy sans exception. (lanceurs d'alerte, journalistes, syndicats, étudiants, diaspora, etc.)

4. Implication active de la jeunesse sans distinction

● Former une jeunesse compétente, éthique, consciente et responsable.

● Assurer leur participation directe dans les réflexions et décisions politiques à tous les niveaux.

● Favoriser l'égalité des chances : accès à l'information, à la formation, aux soins, aux opportunités et aux infrastructures.

5. Transparence et bonne gouvernance

Nous militons pour :

● le partage régulier des décisions, dépense et audit publique,

● la clarté sur les objectifs et le fonctionnement des services publiques

● l'optimisation des instances et services gouvernementales : efficacité des ressources utilisées

Ceci afin de garantir une gouvernance claire et responsable.

III. Nos lignes rouges

1. Refus de toutes formes de violence et d'abus

2. Refus de toute violation des droits et libertés fondamentaux incluant la liberté d'expression et le droit à la sécurité.

3. Refus de l'usage des institutions à des fins contraires à l'intérêt général.

4. Intolérance à la corruption et à toutes formes d'injustice.

5. Refus de toutes élections, scrutin, mode de nomination et prise de responsabilités publiques qui ne sont pas justes, libres, équitables et transparentes.

IV. Engagement et méthode

● La Charte est ouverte à signature à ceux qui partagent les objectifs et valeurs évoqués dans ce présent document

● Chaque membre signataire s'engage à respecter ces principes, à rendre compte publiquement de ses actions.

● La Charte ci-présente n'est pas figée et peut être soumise à la discussion collective. Une cellule de veille citoyenne est chargée d'en assurer le suivi, la transparence et l'actualisation régulière.

Pour signer ICI

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Sionisme chrétien dans le Sud global : le cas de l’Afrique du Sud

16 décembre, par Fathi Nimer — , ,
Au cours de leur conquête des terres africaines au XIXᵉ siècle, les empires européens utilisèrent les missions chrétiennes pour asseoir leur légitimité à s'approprier les (…)

Au cours de leur conquête des terres africaines au XIXᵉ siècle, les empires européens utilisèrent les missions chrétiennes pour asseoir leur légitimité à s'approprier les ressources et imposer leur domination culturelle. Les écoles missionnaires et les églises diffusaient les valeurs occidentales, sapant les traditions africaines et présentant le service rendu à l'empire comme un service rendu à Dieu.

Tiré d'Afrique en lutte.

Dans ce vaste contexte impérial, les évangélistes britanniques commencèrent à envisager un projet politique de réinstallation des Juifs en Palestine. Les appels théologiques à la « restauration » juive circulaient en Europe depuis des siècles ; mais c'est Lord Shaftesbury, principal représentant du sionisme chrétien dans l'Angleterre victorienne, qui fit pression sur le ministre des Affaires étrangères, Lord Palmerston, afin qu'il soutienne la réinstallation juive dans le but de renforcer l'influence britannique face aux ambitions concurrentes de la France et de la Russie.

Les évangélistes contribuèrent ainsi à transformer une croyance théologique en idéologie politique alignée sur les intérêts impériaux.¹

Ancré dans la conviction qu'un État juif en Palestine conditionne le retour de Jésus et l'avènement de la fin des temps, le sionisme chrétien contemporain assimile souvent l'État d'Israël moderne au royaume biblique et présente sa politique comme relevant de la volonté divine, faisant ainsi de la présence palestinienne un obstacle au dessein divin. Dans cette perspective, le déplacement forcé des Palestinien·nes est non seulement justifié, mais considéré comme une obligation religieuse.

Ce projet politique examine la diffusion du sionisme chrétien pro-israélien dans le Sud global en se concentrant sur l'Afrique du Sud, bastion historique de la solidarité avec la Palestine. Il expose les moyens mis en œuvre par le régime israélien pour saper ce soutien et affaiblir la solidarité avec les Palestinien·nes, en instrumentalisant le sionisme chrétien pour soutenir la cause de l'État colonialiste.

Le sionisme chrétien dans le Sud global

Les résistances à la normalisation des relations avec Israël dans le Sud global s'enracinent dans la solidarité anticoloniale et le soutien à l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; or le régime israélien s'efforce depuis longtemps de vaincre ces résistances. L'un des points d'entrée les plus efficaces d'Israël a été l'influence croissante du sionisme chrétien, qui s'est développée parallèlement aux mouvements pentecôtistes et au dispensationalisme prémillénariste en Afrique et en Amérique latine au cours des trois dernières décennies. Les décideurs israéliens ont formalisé cette approche en 2004 en créant à la Knesset le Christian Allies Caucus, qui a pour mission de « mettre en place des canaux directs de communication, de coopération et de coordination » avec des dirigeants chrétiens du monde entier.

Les changements observés lors de la Fête des Tabernacles, un rassemblement évangélique annuel organisé à Jérusalem depuis 1980 pour soutenir Israël, témoignent d'une popularité croissante du sionisme chrétien à l'extérieur du Nord global. En effet, lors de la première édition, les Américains représentaient environ la moitié des 3 000 participant·es. Mais en 2008, le Brésil a envoyé la plus grande délégation, comptant entre 1 300 et 1 500 participant·es. Forte d'un soutien chrétien croissant envers Israël dans le Sud global, l'Ambassade chrétienne internationale de Jérusalem (International Christian Embassy Jerusalem, ICEJ), l'une des institutions sionistes chrétiennes les plus influentes au monde, a ouvert un bureau à Rio de Janeiro en 2023.

En Afrique du Sud, l'influence grandissante du sionisme chrétien est étroitement liée à la diffusion rapide de courants théologiques en phase avec ses croyances fondamentales. Les pentecôtistes, par exemple, qui ne représentaient que 0,2 % des chrétiens sud-africains en 1950, comptent aujourd'hui environ 10 % d'entre eux. Les enquêtes montrent que le soutien à Israël est en moyenne deux fois plus élevé au sein des communautés pentecôtistes que dans les autres groupes chrétiens. Bien qu'ils ne soient pas uniformément pro-israéliens, les pentecôtistes ont tendance à interpréter les prophéties bibliques de manière littérale, ce qui les rend plus réceptifs à l'idée que l'État israélien moderne accomplit les Écritures. Cette orientation rapproche souvent les communautés pentecôtistes des récits du sionisme chrétien et favorise un soutien à Israël plus actif que dans les autres confessions.

La montée du sionisme chrétien en Afrique du Sud a des conséquences importantes sur le mouvement de solidarité avec la Palestine. Les Palestinien·nes et les Sud-Africain·es noir·es partagent une longue histoire de lutte commune contre le colonialisme et l'apartheid, fondée sur un soutien réciproque à la libération de chacun. L'OLP entretient depuis des décennies des liens étroits avec le Congrès national africain (ANC), en formant par exemple les combattants sud-africains de la liberté durant la lutte contre l'apartheid. Cette solidarité entre Noir·es et Palestinien·nes contraste fortement avec le soutien historique d'Israël au régime d'apartheid suprémaciste blanc, basé sur une assistance militaire et la volonté de réprimer le mouvement de libération sud-africain et les luttes anticoloniales à travers le continent.

L'Afrique du Sud est devenue un centre essentiel de soutien à la libération palestinienne, comme en témoigne récemment son recours devant la Cour internationale de justice (CIJ), accusant Israël de génocide. En réponse, le régime israélien a intensifié ses efforts de diplomatie publique et d'ingérence en Afrique du Sud, cherchant à affaiblir cette solidarité. Si le sionisme chrétien et la mobilisation pro-israélienne parviennent à s'imposer en Afrique du Sud, centre majeur de solidarité avec la Palestine, les implications pour l'ensemble du Sud global seront considérables.

Groupes pro-Israël : la matrice sud-africaine

Il n'existe pas de définition ou de forme universellement reconnue du sionisme chrétien, et le soutien au régime israélien prend des formes très diverses — allant de prières ponctuelles durant la messe à un soutien financier aux colons qui s'emparent de terres et de maisons palestiniennes. En Afrique du Sud, le sionisme chrétien peut être défini par deux grands courants : un lobby pro-Israël actif et un courant dévotionnel plus « passif », composé de congrégations et d'individus qui adoptent une théologie valorisant l'État israélien sans toutefois militer activement en sa faveur.

Les groupes sionistes chrétiens actifs expriment leurs convictions par un soutien direct au régime israélien et à ses objectifs géopolitiques. Bien que ces groupes s'impliquent dans diverses initiatives politiques, le sionisme demeure un élément central de leur théologie et de leurs revendications. Ils entretiennent de fait des liens étroits avec des réseaux israéliens et sionistes qui cherchent à renforcer le soutien au régime, tant au niveau local qu'international.

L'ICEJ et Bridges for Peace (BP) comptent parmi les groupes sionistes chrétiens les plus influents d'Afrique du Sud. En tant que branches de mouvements mondiaux dédiés au « soutien à Israël », ils disposent de bureaux à travers le monde et collaborent étroitement avec les South African Friends of Israel (SAFI), qui travaillent directement avec le ministère israélien des Affaires stratégiques, en particulier pour contrer le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Bien que l'ICEJ et BP soient principalement implantés dans les communautés blanches sud-africaines, SAFI a développé de solides liens avec des congrégations noires, contribuant à diffuser la théologie pro-israélienne dans tous les groupes raciaux.

En outre, l'African Christian Democratic Party (ACDP), parti explicitement chrétien représenté au parlement sud-africain, s'est engagé dans son manifeste de 2024 à « rétablir des relations diplomatiques complètes avec Israël » et à transférer l'ambassade sud-africaine à Jérusalem. Son fondateur, Kenneth Meshoe, est également membre de la Israel Allies Foundation, un réseau mondial qui promeut des lois pro-israéliennes dans plus de 40 parlements nationaux, y compris en Afrique du Sud.

Les groupes sionistes chrétiens d'Afrique du Sud et les réseaux en faveur d'Israël sont étroitement liés, leurs dirigeants passant souvent d'une organisation à l'autre pour favoriser les programmes pro-israéliens. Meshoe, par exemple, a également créé une initiative destinée à contrer les campagnes BDS, appelée Defend Embrace Invest Support Israel. Malcolm Hedding, un théologien sud-africain de premier plan, a dirigé Christian Action for Israel (South Africa) avant de s'installer à Jérusalem pour devenir directeur exécutif de l'ICEJ. Cassandra Mayekiso a cofondé l'Africa for Israel Christian Coalition, a ensuite travaillé avec les South African Friends of Israel, et dirige aujourd'hui la branche sud-africaine de StandWithUs. En tirant parti de ce chevauchement entre les dirigeants des groupes sionistes chrétiens et des organisations de défense pro-Israël, le ministère israélien des Affaires stratégiques fait souvent transiter ses activités par des organisations locales afin d'éviter l'apparence d'une ingérence étrangère.

En l'absence d'audits financiers des groupes sionistes pro-israéliens, leurs sources de financement demeurent opaques, bien que certains indices suggèrent l'existence d'un soutien du gouvernement israélien. Par exemple, Proclaiming Justice to the Nations, une organisation sioniste chrétienne américaine classée comme groupe haineux anti-musulman, a reçu un financement direct du régime israélien pour organiser des événements à Johannesburg et au Cap avec des partenaires locaux tels que la South African Zionist Federation et l'ICEJ. Cette information a été révélée uniquement après une demande faite dans le cadre de la loi sur la liberté d'information, qui a mis au jour des paiements approuvés par le ministère israélien des Affaires stratégiques à des groupes du monde entier. L'organisation en question continue de démentir la réception de ces fonds.

Ce réseau de groupes sionistes pro-israéliens constitue un ensemble de lobbying coordonné, dans lequel les dirigeants circulent aisément entre des rôles locaux et internationaux, en harmonisant leurs messages et leurs actions de mobilisation dans le monde entier. Il en résulte que l'organisation sioniste chrétienne en Afrique du Sud est étroitement liée à l'infrastructure plus large de la sensibilisation sioniste internationale.

Au-delà de ce lobby structuré, le sionisme chrétien prospère également dans les congrégations de l'Évangile de la Prospérité, où le soutien à Israël est présenté comme une obligation spirituelle associée à la faveur divine, à la santé, à la richesse et au succès. Ces interprétations théologiques amènent de nombreux sionistes chrétiens — en particulier au sein de communautés marginalisées — à s'aligner automatiquement sur Israël en assimilant les Israélites bibliques à l'État moderne et en décrivant le régime sioniste contemporain comme « la nation de Dieu ». Ces idées circulent largement dans les églises et à travers de grands réseaux médiatiques chrétiens, qui touchent un vaste public et promeuvent explicitement des messages sionistes. Les voyages de pèlerinage vers la Palestine occupée et les initiatives de dialogue inter-religieux destinées à apaiser le conflit israélo-palestinien renforcent encore cette vision du monde, contribuant à la diffusion rapide du sionisme chrétien au sein des communautés Pentecôtistes et Charismatiques du Sud global.

En Afrique du Sud, ce large courant de pratiques religieuses, beaucoup moins actif que les réseaux de lobbying formels, constitue la majorité des sionistes chrétiens et joue un rôle essentiel dans le maintien d'un sentiment pro-israélien. Son principal impact ne réside pas tant dans une mobilisation ouverte en faveur d'Israël, que dans une incitation à se désolidariser des Palestinien·nes, et à imposer le silence concernant les droits palestiniens. Ensemble, les courants religieux sud-africains et le réseau de lobbying constituent une base sioniste durable, étendant leur influence des églises jusqu'au parlement.

Impact politique d'une base sioniste

L'ANC, le principal parti au pouvoir en Afrique du Sud, perd progressivement sa majorité parlementaire. Ce déclin annonce une dépendance croissante envers la politique de coalition, dans laquelle des petits partis peuvent exercer une influence disproportionnée. À mesure que la domination de l'ANC s'affaiblit, les groupes pro-israéliens au sein de ces petits partis gagnent en influence.

Les partis pro-israéliens d'Afrique du Sud, notamment la Patriotic Alliance, le Freedom Front Plus et l'African Christian Democratic Party, disposent respectivement de neuf, six et trois sièges parlementaires. Pris isolément, leur influence demeure limitée par rapport à l'ANC ou à l'Alliance démocratique. Pourtant, lors de négociations de coalition ou sur des projets de loi controversés, leurs voix peuvent s'avérer décisives, leur donnant la possibilité d'obtenir des concessions en échange de leur soutien.

Cependant, même des partis apparemment « neutres », tels que l'Inkatha Freedom Party, qui détient 17 sièges, peuvent entraver des législations pro-palestiniennes en réduisant la marge de manœuvre politique de l'ANC au parlement. Ces partis n'ont pas nécessairement besoin de s'opposer directement à ces textes : le simple fait de ne pas les soutenir peut affaiblir la position de l'ANC.

Dans un paysage politique de l'Afrique du Sud fragmenté, la montée d'un bloc électoral sioniste chrétien renforce de petits partis pro-Israël et intensifie les efforts de lobbying qui remettent en cause la solidarité de longue date du pays avec la Palestine. L'évêque Lekganyane de l'Église chrétienne sioniste a participé à une tournée de propagande en Palestine colonisée sous couvert de « mission de paix » et a ensuite fait appel directement au président sud-africain Cyril Ramaphosa pour que l'ANC adopte une position plus souple à l'égard d'Israël. Inkosi Shembe, chef de l'Église baptiste de Nazareth d'Afrique du Sud, s'est quant à lui rendu à Jérusalem pendant le génocide commis par Israël pour exprimer sa solidarité avec le régime colonial, déclarant : « Notre tâche consiste à manifester notre soutien de manière concrète, pour bien montrer que le gouvernement ne soutient pas la voix du peuple. » D'autres dirigeants religieux ont entrepris des visites similaires, souvent financées par le régime israélien et ses intermédiaires en Afrique du Sud. Ironiquement, ces tournées de propagande soigneusement orchestrées reproduisent les mêmes tactiques autrefois déployées par l'Afrique du Sud de l'apartheid dans sa tentative vaine de réhabiliter son image internationale.

Contester le sionisme chrétien

La longue histoire de la solidarité entre Noir·es et Palestinien·nes, remise à l'ordre du jour par le génocide en cours perpétré par Israël à Gaza, a revitalisé les réseaux anticoloniaux en Afrique et en Palestine après des années de relatif délaissement. L'Afrique du Sud ne fait pas exception : l'opposition au sionisme chrétien est devenu un autre front dans la lutte plus large pour la libération palestinienne.

Le Conseil sud-africain des Églises (SACC) a joué un rôle central dans ce combat en organisant des ateliers et des conférences de soutien à la Palestine tout en remettant en cause le sionisme chrétien et l'évangile de prospérité. Le travail du SACC dépasse la politique intérieure : il fait avancer les revendications palestiniennes au sein du Conseil œcuménique des Églises grâce au Document Kairos Palestine. Publié en 2009 à Bethléem par des théologiens chrétiens palestiniens, ce document appelle les chrétiens du monde entier à soutenir les Palestinien·nes dans leur résistance à l'occupation. Il fait écho au Document Kairos de 1985, publié par des théologiens d'Afrique du Sud, qui appelait les chrétien·nes du monde entier à aider les Sud-Africain·es à s'opposer à l'apartheid.

Parallèlement, l'Église anglicane d'Afrique australe a fermement condamné l'apartheid israélien. Lors de sa réunion de juin 2025 à Johannesburg, le Comité central du Conseil œcuménique des Églises a publié une déclaration qui non seulement affirmait les droits des Palestinien·nes et condamnait l'apartheid israélien, mais appelait également à des sanctions ciblées, au désinvestissement et à un embargo sur les armes contre Israël pour violations du droit international.

Pour autant, de nombreuses Églises évitent encore de s'opposer franchement aux formes passives de sionisme enracinées dans leurs propres traditions, souvent maintenues par l'inefficacité des enseignements du passé. Malgré cela, un engagement significatif reste possible. Mettre en lumière les préjudices directs que les doctrines sionistes chrétiennes infligent aux Palestinien·nes peut pousser les congrégations à reconsidérer leur position. Ncamisile Pamela Ngubane, autrefois une militante sioniste chrétienne de premier plan, a incarné ce changement en démissionnant de son poste de porte-parole de SAFI après avoir découvert la réalité de l'assujetissement palestinien.

Pour contenir la menace qui pèse sur le mouvement de solidarité avec la Palestine, la Fondation Mandela a lancé un appel à propositions pour ses Solidarity in Action Awards, avec un accent particulier sur la contestation du sionisme chrétien en Afrique du Sud. Comme le souligne la fondation, « l'interprétation détournée des Écritures religieuses pour justifier la domination et la discrimination est quelque chose que nous ne connaissons que trop bien en Afrique du Sud ». Cette déclaration établit un lien évident entre la manière dont la religion a autrefois été utilisée pour légitimer l'apartheid en Afrique du Sud et la manière dont des arguments théologiques similaires sont aujourd'hui mobilisés pour défendre le régime israélien.

En fin de compte, la lutte contre le sionisme chrétien ne peut pas reposer uniquement sur le débat théologique. Contester cette idéologie exige également de dévoiler les conséquences matérielles qu'elle dissimule, à savoir le rôle de longue date d'Israël en tant que puissance de domination à travers le Sud global. Pendant des décennies, Israël s'est aligné sur des régimes autoritaires et coloniaux de peuplement, agissant contre les communautés noires et autochtones par le biais de son soutien militaire et de ses partenariats politiques. Ce bilan inclut son appui à l'Afrique du Sud de l'apartheid, sa complicité dans le génocide au Guatemala et la fourniture d'armes et de formations à la dictature militaire brésilienne.

Conclusion

La montée du sionisme chrétien en Afrique du Sud — alimentée par une théologie littéraliste, une coordination internationale et l'opportunisme politique — représente un défi croissant pour le soutien de longue date du pays à la lutte de libération palestinienne. Par des moyens tant actifs que passifs, le sionisme chrétien s'est enraciné dans certaines parties de la société sud-africaine, en particulier au sein des courants pentecôtistes et théologiques prônant l'évangile de prospérité. Ce soutien religieux, souvent présenté comme des initiatives apolitiques fondées sur la foi, sert en réalité les objectifs géopolitiques du régime israélien en consolidant une base fidèle, déconnectée des réalités du colonialisme sioniste. À mesure que ces croyances influencent la politique, notamment dans une ère fondée sur les coalitions gouvernementales, l'affaiblissement de la position officielle de l'Afrique du Sud sur la Palestine représente un risque de plus en plus prégnant.

Pour les Palestinien·nes, l'influence croissante du sionisme chrétien en Afrique du Sud et dans l'ensemble du Sud global souligne l'urgence qu'il y a à œuvrer pour le renforcement des relations et la reconstruction stratégique d'anciennes alliances. Au lieu de laisser les récits sionistes dominer, les militant·es doivent s'employer à démystifier la réalité du sionisme chrétien, contester ses justifications et révéler ses liens avec les régimes coloniaux et d'apartheid, passés comme présents. Construire une solidarité authentique et sensibiliser les communautés africaines à l'oppression palestinienne, tout en établissant des parallèles clairs avec leurs propres histoires de résistance, peut aider à reconquérir ces espaces. La lutte contre le sionisme chrétien dans le Sud global dépasse le cadre théologique : c'est un combat contre des intérêts coloniaux matériels. Elle exige une approche renouvelée, populaire, fondée sur des histoires partagées de résistance à l'impérialisme.

Recommandations

Contester le sionisme chrétien comme vecteur d'influence israélienne en Afrique et au-delà exige des stratégies coordonnées entre mouvements, espaces politiques et communautés religieuses pour dévoiler son rôle dans l'expansionnisme et la domination néocoloniale. Les recommandations suivantes présentent des actions concrètes pour les militant·es, défenseur·es des droits et responsables religieux afin de renforcer la solidarité, contrer la désinformation et consolider la résistance mondiale.

Militant·es, groupes de jeunes et mouvements de solidarité :

Représenter la Palestine comme partie prenante de la décolonisation inachevée du Sud global, en la reliant directement à la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

Démontrer que le sionisme chrétien sert des intérêts néocoloniaux et mettre en lumière le rôle d'Israël dans la répression mondiale à travers les armes, les logiciels espions et la formation autoritaire.

Faire appel à des militants vétérans de l'anti-apartheid et à des théologiens pour renforcer la solidarité historique.

Construire des alliances entre le mouvement BDS, les jeunes et les mouvements populaires afin de contrer les récits sionistes et de relier la libération palestinienne aux luttes africaines contre le néocolonialisme et le capitalisme.

Développer des outils numériques, des ateliers et des programmes culturels pour démystifier le sionisme chrétien et mobiliser les jeunes.

Coordonner des campagnes et des actions directes ciblant les entreprises complices des crimes israéliens et s'opposant au transfert de ressources comme le charbon.

Défenseur·es politiques, journalistes et organismes de surveillance :

Enquêter sur et dénoncer les réseaux sionistes chrétiens, leurs sources de financement et leurs liens avec le gouvernement israélien ainsi que son appareil de propagande.

Plaider pour une surveillance des ONG et des associations caritatives complices de violations des droits ; révoquer leur statut d'association caritative lorsque cela est possible.

Combler les vides juridiques permettant le financement d'activités illégales israéliennes et accroître la transparence dans les rapports fiscaux des organisations exonérées d'impôts.

Responsables religieux et théologiens :

Promouvoir la théologie de la libération comme alternative au sionisme chrétien et engager les Églises dans la solidarité populaire.

Amplifier les voix des théologiens palestiniens et favoriser des alliances mondiales avec les Églises qui résistent aux théologies impérialistes.

Utiliser les forums internationaux (par exemple, le Conseil œcuménique des Églises) pour faire entendre les perspectives palestiniennes.

Étendre l'initiative Kairos Palestine en une coalition internationale unissant les mouvements de libération du Sud global.

Approfondir la collaboration stratégique avec Kairos Afrique du Sud pour un plaidoyer théologique et politique conjoint.

1- Curtin, P.D. (1971). The “Civilizing Mission”. In : Curtin, P.D. (eds) Imperialism. The Documentary History of Western Civilization. Palgrave Macmillan, London.

2- Author's interview with Ncamisile Ngubane, August 20, 2025.

3- Gamedze, T. (2025). Christian Zionism in South Africa : An Initial Mapping [Manuscript submitted for publication]. Desmond Tutu Centre for Religion and Social Justice, University of the Western Cape.

4- Gidron, Yotam. Israel in Africa : Security, migration, interstate politics. Bloomsbury Publishing, 2020.

Traduction : C.B. pour l'Agence Média Palestine

Source : Al-Shabaka/ The Palestinian Policy Network

Guinée-Bissau : Des élections volées

16 décembre, par Paul Martial — , ,
Donné perdant aux élections, le clan présidentiel a opté pour un coup de force lui permettant de garder le pouvoir et de continuer à bénéficier des largesses des (…)

Donné perdant aux élections, le clan présidentiel a opté pour un coup de force lui permettant de garder le pouvoir et de continuer à bénéficier des largesses des narcotrafiquants.

La Guinée-Bissau, petit pays d'Afrique de l'Ouest, vient de connaître un coup d'État orchestré par le chef d'état-major, le général Horta N'Tam, quelques jours après l'élection présidentielle. Il s'est proclamé président du haut commandement pour la restauration de l'ordre.

Manœuvres déjouées

En écartant son principal rival, Domingos Simões Pereira, le leader du PAIGC (Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), le président Umaro Sissoco Embaló pensait, lors de cette élection présidentielle, pouvoir renouveler son mandat sans grande difficulté.

Ces manœuvres s'inscrivent dans une gestion de plus en plus autoritaire de la présidence, qui n'a pas hésité à dissoudre une Assemblée nationale dominée par l'opposition et à différer sans cesse les élections législatives.

L'apparition d'un candidat indépendant, Fernando Dias, fortement soutenu par le PAIGC, s'est révélée être un sérieux défi, au point que les estimations à la sortie des urnes le donnaient gagnant.

Le 26 novembre, des hommes cagoulés et armés investissent la Commission nationale des élections, détruisent les procès-verbaux et s'emparent du serveur utilisé pour calculer les résultats. Dans le même temps, les militaires déclarent « avoir pris le contrôle total du pays » et mettent ainsi fin au processus électoral.

Empêcher les élections

Beaucoup de commentateurs ont considéré ce putsch comme une comédie organisée par Embaló lui-même dans le but de reprendre le pouvoir très rapidement. Ils avancent la facilité avec laquelle il a pu quitter le pays, le fait que la plupart de ses partisans demeurent au gouvernement et que Horta N'Tam était un proche. Cependant, en tant qu'ancien officier, Embaló sait parfaitement qu'une fois le pouvoir confié à un militaire, même allié, il peut être perdu. Ce qui paraît le plus plausible est que son clan ait été l'instigateur du coup de force dans le but de maintenir sa position économique.

Car la Guinée-Bissau est une plaque tournante du narcotrafic. La valeur de la cocaïne qui y transite est estimée entre 1,8 et 2,5 milliards de dollars par an, dont une partie ruisselle, pour reprendre l'expression consacrée, vers les détenteurs du pouvoir politique, militaire et sécuritaire.

Démantèlement de l'État de droit

Si Embaló a bénéficié de la mansuétude des putschistes, ce n'est pas le cas de Pereira, qui a été emprisonné comme d'autres activistes de la société civile. Quant à Fernando Dias, il a pu in extremis se réfugier au Nigeria. La dissolution du Conseil de la magistrature et la nomination d'un nouveau procureur de la République, Ahmed Tidiane Baldé, avec des pouvoirs étendus, lui permet désormais de nommer et de démettre n'importe quel juge.
Le Frente Popular, une plateforme rassemblant des organisations militantes, exige la proclamation des résultats sur la base des doubles des procès-verbaux conservés dans les provinces, ainsi que la libération de tous les prisonniers politiques.
Paul Martial

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Rabat–Mali : la conférence où les victimes du terrorisme n’ont pas de nom

16 décembre, par Mohamed Ag ahmedou — , ,
En recevant le putshiste, Ismaël Wagué à la Conférence sur les victimes africaines du terrorisme, les autorités marocaines ont offert une tribune diplomatique à un régime (…)

En recevant le putshiste, Ismaël Wagué à la Conférence sur les victimes africaines du terrorisme, les autorités marocaines ont offert une tribune diplomatique à un régime accusé d'exécutions de civils touaregs, arabes et peuls. Une présence qui tranche avec la réalité des massacres commis au Mali par l'armée et les mercenaires russes, et qui dévoile les ambiguïtés d'un événement censé rendre justice aux victimes.

Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste, acteur de la société civile malienne.

Une diplomatie marocaine en porte-à-faux :

Rabat, 2–3 décembre 2025.Dans la capitale marocaine, la Conférence sur les victimes africaines du terrorisme se voulait un espace de vérité, de compassion et de reconnaissance. Pourtant, l'image qui a dominé cet événement est celle d'un paradoxe : la participation officielle de l'auto proclamé, Général de Corps d'Armée Ismaël Wagué, ministre de la Réconciliation d'un régime illégal du Mali et figure centrale du régime militaire, à un rendez-vous consacré… aux victimes d'actes terroristes.

L'information, relayée via la page Facebook du gouvernement malien, un outil de communication utilisé de façon contestée par la junte, a provoqué incompréhension et indignation, notamment parmi les communautés les plus touchées par les exactions au Mali.
Car derrière les formules officielles sur « la paix » et « la lutte contre l'extrémisme », se cache une réalité diamétralement opposée : la junte malienne est devenue elle-même un producteur de violences massives contre les civils.

À Rabat, les massacres perpétrés par l'armée malienne sont restés hors-champ :
L'invitation du régime malien prend un relief tragique à l'aune des événements récents.Depuis des mois, les frappes de drones de l'armée malienne, parfois coordonnées avec les mercenaires russes d'Africa Corps (ex-Wagner), bombardent non pas les katibas jihadistes, mais des mariages, des foires hebdomadaires et des hameaux touaregs, arabes et peuls.

Parmi les épisodes les plus marquants :

La localité de Gossi, situé dans la région du Liptako Gourma de Tombouctou, le 30 octobre 2025 : 19 morts lors d'une célébration de mariage, visées par un drone de l'armée malienne.
Zouéra, 8 juillet 2025 : la foire hebdomadaire bombardée par un drone de l'armée tuant 4 personnes dont trois filles mineures.

Émimalane, 24 octobre 2025 : frappe meurtrière.

Tangata, 13 novembre 2025 : une famille de 7 personnes tuée, dont 5 enfants.

14 novembre 2025 : 6 femmes et un bébé tués dans une frappe ciblant un campement dans la localité de Eghachar N'Tirikene dans le département de Gargando situé dans l'ouest de la région de Tombouctou au Mali.

Nijhaltate, 26 novembre 2025 : femmes, hommes et enfants exécutés lors d'une opération punitive menée conjointement par l'armée malienne et Africa Corps.

Selon une enquête citée dans la presse américaine à travers l'agence Associated Press, plus de 5 000 civils auraient été tués depuis 2022 par ces opérations menées par Bamako et ses alliés russes.

Aucun de ces massacres n'a été mentionné à Rabat.

Un ministre de la Paix représentant un régime accusé de terreur :

L'ironie, sinistre, est flagrante : Ismaël Wagué, ministre de la Réconciliation, intervient à une conférence sur les victimes du terrorisme alors que son gouvernement est accusé de pratiques que de nombreux acteurs qualifient de terrorisme d'État.

Sa présence, affirment plusieurs observateurs, relève moins de la diplomatie que d'une stratégie de légitimation internationale de la junte.

Une source politique malienne confie :

« Le Maroc profite du gel des relations entre le Mali et l'Algérie pour afficher sa fidélité à la junte, sans mesurer le degré de pourrissement du régime. Cette junte autocratique et sanguinaire traverse la période la plus sombre de l'histoire du Mali. Les pays qui la soutiennent aujourd'hui devront répondre demain de ce choix. »


Rabat joue une carte diplomatique risquée :

Le Maroc, engagé depuis une décennie dans une politique d'influence en Afrique de l'Ouest, a saisi l'occasion du vide diplomatique créé par la rupture entre Bamako et Alger et d'autres pays comme la Mauritanie et de l'Afrique de l'ouest pour renforcer ses liens avec les autorités maliennes.

Mais en donnant une tribune à un responsable militaire mis en cause dans des crimes contre des civils, Rabat prend plusieurs risques :

Un risque moral : associer son image à un régime accusé d'atrocités ;
Un risque politique : parier sur une junte isolée et instable ;
Un risque symbolique : transformer une conférence dédiée aux victimes en tribune d'un bourreau présumé.

Pour beaucoup d'observateurs, cette invitation rappelle combien la géopolitique régionale s'accommode parfois de ce qu'elle devrait condamner.

Les vraies victimes, grandes absentes de Rabat :

En théorie, la conférence avait pour vocation de donner une voix aux victimes du terrorisme en Afrique.En pratique, elle a soigneusement évité d'évoquer les violences commises par :
la junte militaire malienne, les mercenaires russes d'Africa Corps, les milices supplétives de Wagner et d'autres, les bombardements indiscriminés, mais aussi les exactions du JNIM, que les populations civiles subissent de manière cumulative.

Les survivants de Mourra, Mourdia, Sebabougou, Inagozmi , Amasrakad, Gossi, de Nijhaltate ou de Tangata, eux, n'ont pas été invités.Leurs morts n'ont pas été nommées.Leurs récits n'ont pas été entendus.

Les victimes que Rabat n'a pas évoquées :

Gossi (30 octobre 2025)19 morts lors d'un mariage frappé par un drone malien.
Zouéra (8 juillet 2025)Foire hebdomadaire bombardée.
Émimalane (24 octobre 2025)Plusieurs civils tués dans une frappe de drone.
Tangata (13 novembre 2025)7 morts d'une même famille, dont 5 enfants.
Campement nomade à Eghachar N'Tirikene (14 novembre 2025)6 femmes et un bébé tués par une frappe malienne dans l'ouest de la ville de Tombouctou.
Nijhaltate (26 novembre 2025)Femmes, hommes et enfants tués dans une opération russo-malienne.

Total estimé depuis 2022 : plus de 5 000 civils tués par des opérations menées par l'armée malienne et Africa Corps selon l'agence américaine Associated Press.

Une conférence dévoyée par le silence :

En invitant Ismaël Wagué, le Maroc a offert à la junte malienne une visibilité internationale que les victimes maliennes, elles, n'ont toujours pas.L'événement de Rabat restera comme un moment où l'on a parlé du terrorisme sans évoquer les victimes de la terreur d'État, où la diplomatie a prévalu sur la vérité, et où la politique a fait taire les morts.

Tant que les conférences sur les victimes éviteront de nommer les responsables, elles ne seront que des vitrines diplomatiques, jamais des tribunes de justice.

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