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L’éducation au coeur des possibilités

Retour à la table des matières Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024
Laurence Guénette, coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés Prenons un instant pour réfléchir à ce qu’est l’éducation, non pas au sens technique et disciplinaire, mais au sens sociétal, philosophique et en tant que droit humain. L’éducation est une condition essentielle à la participation de la population à la vie collective et politique. À notre époque particulièrement trouble, elle constitue une clé de voûte pour combattre le marasme et l’apathie qui menacent de freiner les luttes sociales. Elle nourrit à la fois l’épanouissement personnel et l’émancipation collective, elle alimente les débats et les mobilisations que nous n’avons pas le luxe de délaisser. L’éducation, au sens large où l’entendait Paulo Freire, pédagogue brésilien, est un moyen subversif de transformer le monde dans lequel on vit. L’éducation se trouve au coeur de la possibilité que nous avons de résoudre les crises actuelles dans une perspective de justice sociale. Comme l’énonce l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), l’éducation se doit d’être « l’un des outils les plus puissants pour permettre aux enfants et aux adultes marginalisés sur le plan économique et social de s’extraire de la pauvreté et de participer pleinement à la société1 ». La Ligue des droits et libertés s’est penchée à quelques reprises sur le droit à l’éducation, mettant en relief les obligations des États pour en assurer le respect. L’exercice de ce droit est intimement lié à l’exercice d’autres droits, un caractère d’interdépendance qu’il est essentiel de reconnaitre. En guise d’exemple, une personne ne jouissant pas d’une éducation accessible et adaptée aux besoins de sa communauté sera moins à même d’accéder à la justice si ses droits sont bafoués par son employeur ou son locateur ; de bien comprendre la posologie d’un médicament dont elle a besoin ; de sortir de la précarité et d’exercer son droit à un niveau de vie suffisant, etc. Par ses engagements en matière de droits humains et du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), le gouvernement du Québec doit respecter, protéger et mettre en oeuvre le droit à l’éducation. Comme le rappelle Christine Vézina, l’une des autrices de ce dossier, « [le gouvernement du Québec] doit donc s’abstenir d’agir de manière à porter atteinte au droit, réglementer l’action du secteur privé afin qu’il se conforme aux obligations imposées par le droit à l’éducation et enfin adopter, de manière délibérée, des lois, des politiques publiques et des programmes et les financer suffisamment, afin de donner effet audit droit ». Les portes de l’éducation et des connaissances ne sont-elles pas grandes ouvertes depuis les années 1960, quand le Québec a fait le choix de garantir à toutes et tous l’accès à l’éducation ? Pourtant, les constats provenant notamment des mouvements sociaux sont déplorables ; des facteurs économiques, géographiques, sociaux et culturels constituent des obstacles structuraux multiples et empêchent de nombreuses personnes d’accéder pleinement à une éducation émancipatrice tout au long de la vie. Au moment d’écrire ces lignes, les rues sont animées par la grève des enseignantes à boutte et de tout le personnel scolaire et de soutien à travers la province, qui malgré l’épuisement, sont déterminé-e-s à défendre l’école publique. Il se trouve que l’État se désengage progressivement des services publics depuis de nombreuses années, et qu’actuellement, le système scolaire public reflète fort dramatiquement les conséquences de cette tendance. Telle qu’abordée dans cette édition de Droits et libertés, l’éducation va bien au-delà du droit à l’éducation tel que consacré par le droit international des droits humains. En plus de l’éducation formelle, elle englobe l’éducation au sens informel et non formel, populaire et citoyenne, déclinaisons essentielles de toutes ces façons par lesquelles l’être humain peut rendre son monde intelligible et y participer pleinement et en toute liberté. L’éducation formelle, celle qui se transmet via un parcours scolaire classique, est bien entendu fondamentale, mais elle ne peut se substituer aux formes plus horizontales, participatives, communautaires, voire contestataires, qui contribuent à façonner et à protéger les communautés, en créant des collectivités inclusives dotées d’un filet social réel et complet. Avec cette édition de la revue, nous proposons de réfléchir au rôle de l’éducation, abordée dans son sens très vaste, pour donner force à la dignité de chaque personne et à l’épanouissement de chaque communauté, à la promotion des droits humains, à la lutte contre les inégalités et la pauvreté, au respect des diversités (culturelle, sociale, politique…), à la citoyenneté et à la solidarité. Les liens entre l’éducation et les droits humains sont nombreux et riches. Nous donnons voix dans ces pages à des auteurs et autrices en mesure de témoigner de diverses situations mettant en péril le droit à l’éducation, et d’initiatives déployant des formes inclusives et transformatrices d’éducation dans les communautés. Vous y lirez des chercheur-euse-s, des citoyen-ne-s impliqué-e-s dans la défense du système scolaire public et les groupes communautaires, des personnes racisées et autochtones en mouvement pour rendre visibles des enjeux qui nous concernent tous et toutes. Un survol vous est proposé dans ce dossier, certainement pas exhaustif, de certaines dimensions de la portée de l’éducation pour la quête de justice sociale. Nous exposons des bris de scolarisation pour les élèves en situation de handicap ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, et les discriminations freinant l’accès des jeunes à une éducation de qualité et propice à l’épanouissement. Les fonctions socialisantes de l’école et la place accordée aux perspectives critiques sont discutées tout comme les impacts de l’école à trois vitesses sur le droit à l’égalité. Nous apprenons davantage sur les questions liées à l’éducation et à la préservation et la valorisation des langues comme l’innuaimun et l’inuktitut. Les enjeux de discrimination et la marchandisation des étudiante- s internationaux, l’importance du droit à l’éducation pour les adultes ainsi que la participation à la démocratie scolaire, favorisant l’inclusion des familles immigrantes, sont aussi abordés. En dehors de l’école, d’autres lieux clés pour l’éducation propices à favoriser le développement de l’agir citoyen sont exposés pour démontrer la force de l’éducation autre que formelle. Nous espérons que vous ressortirez de la lecture du dossier avec une réflexion actualisée sur les liens entre éducation et droits humains. Bonne lecture !1. UNESCO, Ce qu’il faut savoir sur le droit à l’éducation, en ligne : https://www.unesco.org/fr/right-education/need-know
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Promesses non tenues, expulsions massives et laissés pour compte

L’avenir des droits

Les suites de l'Exposition Droits en mouvements
Organisée à l’Écomusée du fier monde à l’occasion du 60e anniversaire de Ligue des droits et libertés (LDL), l’exposition Droits en mouvements a été une formidable occasion de promouvoir les droits humains. [caption id="attachment_19587" align="aligncenter" width="510"]
Exposition Droits en mouvements à l’Écomusée du fier monde à l’occasion du 60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés, 2023. Crédit Daphnée Bouchard[/caption]
À la fin de l’exposition, un espace de cocréation a été aménagé comme un lieu de réflexion collective pour toutes les personnes qui, comme les militantes et militantes de Ligue des droits et libertés, s’efforcent de bâtir un projet de société fondé sur l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance de tous les droits humains.
Comme mise au jeu, des questions ont été soumises autour des grands enjeux de demain, sur les droits davantage fragilisés de nos jours et ceux qui risquent d’être menacés à l’avenir, sur les luttes actuelles et prioritaires et sur les nouveaux droits à mettre de l’avant pour construire un monde moins injuste.
Article 28. Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. (Déclaration universelle des droits de l'homme)
Crise écologique, migrations forcées, croissance des inégalités Nord-Sud, saccage des services sociaux, brutalités policières, marginalisations de tous ordres, déni des droits des Autochtones, montée du racisme et des mouvements d’extrême-droite, développements des technologies de surveillance et de l’intelligence artificielle… Les nombreuses crises qui nous touchent actuellement, nous obligent à repenser nos luttes et à réfléchir à l’avenir des droits humains, au Québec comme à l’échelle mondiale.-
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- Quels sont les grands enjeux de droits humains qui marqueront notre monde de demain ?
- Quels droits vous paraissent aujourd’hui fragilisés ?
- Quels sont ceux qui seront les plus menacés dans les années à venir ?
- Quelles luttes sont aujourd’hui prioritaires ou vous interpellent le plus, dans votre quotidien ?
- Quels nouveaux droits faut-il mettre de l’avant pour construire un monde moins injuste ?
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Exposition itinérante - autoportante
Pour profiter de cette exposition historique sur les luttes pour les droits humains dans les cégeps, les universités, les milieux de travail, ou ailleurs, contactez-nous!L’article L’avenir des droits est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
Sans titre
La famille Lalji, milliardaire et briseuse de syndicats, remporte le prix « Champion de la santé des femmes »

« Business as usual » ou la transition énergétique selon la CAQ

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Eric Pineault, professeur, Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM et chercheur associé à la Chaire de recherche UQAM en transition écologique Quels seraient les contours d’une politique de transition si l’urgence climatique était prise au sérieux par le gouvernement du Québec ? Elle reposerait sur trois piliers. Le premier pilier serait la priorité à l’atteinte, voir au dépassement, des cibles de réduction de gaz à effet de serre (GES) et de protection de la biodiversité sur le territoire québécois. Nos politiques économiques et énergétiques seraient modelées en fonction de ces deux objectifs. Comme second pilier, il y aurait la participation de la population aux décisions structurantes pour atteindre ces cibles, à partir d’un débat public, vaste, structuré et franc — c’est à dire informé par la science — sur les trajectoires de transition possibles pour le Québec. Ce dialogue social sur les trajectoires de transition devrait également porter sur les changements socio-économiques qu’elles impliquent, ainsi que le type de politique énergétique qui en découle. Finalement, le troisième pilier serait l’accompagnement des communautés locales, villes, villages et municipalités régionales de comtés (MRC), dans la mise en oeuvre de stratégies de résilience socio-écologique et d’adaptation aux changements climatiques1. [caption id="attachment_18759" align="alignright" width="448"]
Vue du site de Northvolt (CIL) à MCMasterville à partir du sommet Dieppe au Mont Saint-Hilaire, crédit : François Dupuis[/caption]
Trois piliers
Le premier pilier implique à court terme d’introduire une conditionnalité écologique dans toutes les décisions économiques, énergétiques et écologiques de l’État, incluant ses programmes de subventions1. Compte tenu de l’urgence environnementale, cette conditionnalité doit primer sur les autres considérations. Le second pilier implique d’ouvrir un processus de dialogue social pour prendre en charge la transformation socioécologique de l’économie et de la société québécoise afin que la transition puisse être planifiée démocratiquement. C’est une mesure de moyen à long terme. Le troisième pilier permet aux gouvernements de proximité et aux communautés locales mobilisées d’agir maintenant pour transformer matériellement notre cadre de vie, nos modes de production et d’occupation du territoire. Évidemment, ce n’est pas de cette manière que s’organise la gouvernance de la transition écologique sous la Coalition avenir Québec (CAQ). Bien que ce gouvernement reconnaisse nominalement l’existence d’une urgence climatique, il aborde cette question, comme bien d’autres, avec une approche affairiste. La transition comme occasion d’affaires ? Cela semble résumer en quelques mots l’approche business as usual de la CAQ vis-à-vis des enjeux environnementaux.Northvolt donne le ton
L’annonce de l’accueil de l’entreprise suédoise Northvolt a donné le ton. D’un côté un investissement public substantiel dans une industrie stratégique pour la transition énergétique, de l’autre une révision des règles qui encadrent le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) afin que ce projet échappe à une évaluation en bonne et due forme de ses impacts environnementaux. L’urgence climatique justifie, semble-t-il, l’état d’exception en matière de politique environnementale, même pour ce qui se présente comme le plus important projet industriel privé de l’histoire du Québec. Pourtant, des enjeux il y en a, particulièrement en matière d’impacts sur la biodiversité et les milieux humides. Le premier ministre du Québec voit dans l’arrivée de Northvolt, qui produira des batteries pour les constructeurs de véhicules électriques, un premier pas vers un retour de l’industrie de production de l’automobile au Québec. On pourrait dire que la transition écologique à la CAQ se résume à une grande occasion d’affaires. Notre dotation en hydroélectricité qui, sans être entièrement propre, est au moins renouvelable, sert d’appât à des grandes entreprises multinationales qui ont besoin d’énergie verte pour leurs procédés industriels. L’équipe économique de la CAQ, le ministre de l’Économie et de l’Énergie en premier, se promène d’un Davos à l’autre en promettant à qui veut l’entendre des futurs mégawatts à des prix plus que concurrentiels. Mégawatts que le Québec ne produit pas encore. La publication du plan d’action 2035 par Hydro-Québec confirme cette tendance dans la mesure où il privilégie l’augmentation de la production d’électricité sur la réduction planifiée de la demande et prévoit que le quart de ces nouveaux mégawatts seront destinés à la croissance industrielle.Une transition pour que rien ne change
Quels sont les éléments de cette politique de transition business as usual ? Elle tient dans les deux éléments qui composent l’expression : « comme d’habitude » et « affaires ». L’aveu par le premier ministre que son souhait ultime est d’attirer un constructeur d’automobiles électriques au Québec en dit long sur sa compréhension des changements à apporter à nos modes de vie, à l’organisation du territoire et aux manières de produire et de consommer dans la transition.La réponse est simple, on ne change rien, on n’a qu’à électrifier.
La transition est purement technologique, pour paraphraser Naomi Klein, tout va changer, mais rassurez-vous rien ne va changer. Alors que le Québec a déjà été un important producteur de matériel roulant pour le transport collectif, qu’il compte des entreprises engagées dans la production d’autobus électriques et de camions électriques, le premier ministre rêve d’une usine capable de produire des VUS made in Québec. En attendant, on peut être fier de fournir des batteries à l’usine du Michigan qui produit les E-Hummer. Le plan d’action d’Hydro-Québec pour 2035 est de la même trempe. Bien qu’Hydro augmente ses ambitions en efficacité énergétique, le plan ne fait pas de la réduction de la demande en énergie une pierre d’assise de sa stratégie. Il incarne ainsi dans la vision du gouvernement qu’il sera possible de tout décarboner ou presque en électrifiant et qu’il y en aura, en plus, pour les nouveaux projets industriels. Résultat, il faut prévoir ajouter de 8 000 à 9 000 mégawatts de plus d’ici 2035 en construisant de nouveaux grands complexes hydroélectriques dans le Nord et en tapissant le sud du Québec d’éoliennes. Et, même au terme de cet effort, on ne sera pas assez avancé dans la décarbonation. Le Québec continuera de brûler du gaz pour chauffer les bâtiments en période de pointe et on nous fait miroiter la possibilité de redémarrer la production d’énergie nucléaire.Alors qu’ailleurs la transition énergétique s’inscrit dans un vaste débat public impliquant la production et la discussion d’une gamme de scénarios alternatifs, ici le gouvernement continue de défendre les infrastructures de l’automobilité telles que le 3e lien et de faire l’apologie de l’étalement urbain.
Duplessisme énergétique
Affaires est le deuxième terme de notre expression. La transition réduite à sa plus simple itération — le développement de technologies qui mobilisent de l’électricité — c’est, aux yeux de la CAQ, autant de projets d’investissements privés. Le modèle de développement est bien rodé depuis les années 1950 : accueil de grandes entreprises industrielles étrangères à l’affut d’intrants à bas prix, environnement règlementaire allégé et prévisible, allégements fiscaux. Il fut un temps où c’était la main d’oeuvre et le minerai de fer, aujourd’hui les multinationales viennent chercher de l’énergie verte sous son coût marginal de production. Le tissu industriel du Québec et son système énergétique deviennent ainsi un point nodal, une étape, dans une longue chaine de valeur dont l’amont et l’aval nous échappent presque entièrement. Plutôt qu’un développement économique et industriel qui répond aux besoins de transition du Québec, celui-ci est largement organisé par des forces économiques externes et globales que le gouvernement se presse d’accommoder. La confusion est ainsi entretenue entre un soutien aux entreprises qui interviennent dans les technologies nécessaires à la décarbonation et la planification d’une transition viable au Québec. Est-ce que les batteries de Northvolt vont servir aux fabricants de véhicules de transport collectif au Québec ? Nul ne le sait. Quelle est la proportion de matériaux et de services que Northvolt va acheter aux PME québécoises ? Nul ne le sait. « Nous avons confiance dans le marché » nous répète le premier ministre, et c’est pourquoi la subvention de 2,9 milliards à l’entreprise vient sans obligation d’achat local. En fin de compte, ce n’est pas tant l’urgence climatique qui définit l’état d’exception justifiant la suspension de nos règles, mais plutôt l’urgence d’une occasion d’affaires à ne pas rater.1. En ligne : https://cffp.recherche.usherbrooke.ca/wp-content/uploads/2023/10/cr-2023-17_contreparties_vf.pdf
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Amazonie : signons l’appel contre le projet de la minière canadienne Belo Sun
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La dette écologique
Les travailleurs de Chapters Indigo reçoivent un avis de licenciement juste avant Noël
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2023 : les géants de l’énergie fossile choisissent leurs actionnaires au lieu de la planète

Vingt questions aux porte-parole du Front commun intersyndical CSN-CSQ-FTQ-APTS
À madame Magali Picard (FTQ),
Robert Comeau (APTS),
François Enault (CSN)
et Éric Gingras (CSQ).
Madame, messieurs,
Bonjour,
Tout au long de la conférence de presse des porte-parole syndicaux du Front commun CSN-CSQ-FTQ-APTS qui s'est tenue le 7 janvier 2023 des questions foisonnaient dans ma tête. Il n'y en avait que dix à ce moment. Là, elles s'élèvent à vingt. Je m'arrête ici. L'auteur des lignes qui suivent aimerait amorcer une réflexion critique avec les quatre personnes qui ont porté les aspirations et les revendications de 420 000 salarié.es syndiqué.es qui ont encaissé de nombreuses défaites syndicales depuis le triomphe arrogant du néolibéralisme qui remonte au début des années quatre-vingt. La présente ronde de négociation est porteuse, comme toutes les autres, d'un certain nombre d'aspects historiques qui s'expriment en termes de gains et aussi parfois de pertes. Ces éléments novateurs sont peut-être présents dans les réponses qui seront apportées aux questions qui suivent. C'est sans aucune prétention qu'elles vous soient envoyées. Vous pouvez répondre au nombre de questions qui vous convient. Vos réponses peuvent éventuellement être publiées, si cela vous agrée, sur le site de la revue Presse-toi à gauche ! En raison de mon intérêt pour les négociations dans les secteurs public et parapublic je souhaiterais également vous rencontrer pour mieux comprendre comment s'est déroulée la présente ronde de négociation.
Voici maintenant les 20 questions.
1) Pour la présente ronde de négociation, le gouvernement semble avoir adopté la « stratégie de l'épuisement des troupes syndicales » et, par conséquent, d'attendre plusieurs mois avant d'offrir davantage que son 9% initial et son 12,7% d 'augmentation salariale pour un contrat de travail d'une durée de 5 ans... Constat sur la base de ce long cheminement : le gouvernement Legault semble avoir réservé les mandats de grand déblocage de la négociation menant au règlement final jusqu'à quelques jours avant Noël pour le sectoriel et quelques jours après Noël pour le monétaire.
Question à trois volets :
Comment qualifiez-vous cette stratégie qui a été suivie par le gouvernement Legault ?
Est-ce que cette stratégie gouvernementale a eu raison du Front commun ou si au contraire c'est justement un signe de la détermination des syndicats du Front commun qui a contraint le gouvernement à concéder en bonifiant, à la dernière minute, ses deux offres précédentes ?
Pourquoi ce long délai avant de conclure une entente ?
2) La loi sur le régime de négociation dans les secteurs public et parapublic prévoit la nomination d'un médiateur comme étape préalable à l'exercice du droit de grève pour les salariés.es syndiqués.es de ces deux secteurs. Ce médiateur a un rôle très passif dans la négociation. Il ne fait que constater l'existence du différend entre les parties. Dans la présente ronde de négociation, il y a eu un élément nouveau : la nomination d'un conciliateur.
Question : Est-ce que le conciliateur a joué un rôle important dans la conclusion du règlement à la table centrale sur les enjeux monétaires et salariaux ? Si oui, lequel ?
3) En rappelant que lors du dévoilement de vos demandes salariales et monétaires pour la présente ronde de négociation celles-ci prévoyaient :
· Pour 2023 : une hausse de 100 $ par semaine pour l'ensemble des travailleuses et des travailleurs, ou l'application du mécanisme permanent d'indexation annuel basé sur l'IPC, plus une hausse de 2 %, selon la formule la plus avantageuse ;
· Pour 2024 : l'application du mécanisme permanent d'indexation annuelle basée sur l'IPC, plus une hausse de 3 % ;
· Pour 2025 : l'application du mécanisme permanent d'indexation annuelle basée sur l'IPC, plus une hausse de 4 %.
En plus de la revendication salariale, d'autres demandes étaient portées par le Front commun, concernant notamment :
· la retraite ;
· les droits parentaux ;
· les disparités régionales ;
· les assurances collectives.
Question :
Comment en êtes-vous arrivés à accepter 17,4% sur cinq ans, alors que vous exigiez, au départ, environ 20% sur 3 ans (pourcentage, indexation plus rattrapage) ?
4) Le Bureau de la négociation gouvernementale a été créé en mars 2022. Jusqu'à quel point cette structure fait-elle une différence quelconque dans la présente ronde de négociation ? Quel(s) changement(s) ce Bureau annonce-t-il dans le régime de négociation issu de la loi 37, qui remonte à 1985 ?
5) Qui s'en sort le mieux avec la présente entente ? Le gouvernement Legault ou les salarié.es syndiqué.es ? Autrement dit, le gouvernement caquiste a-t-il atteint ses objectifs en matière de flexibilité ?
6) Quels gains concrets avez-vous obtenus pour les précaires dans la présente ronde de négociation ?
7) Alors que des ministres du gouvernement Legault ont été très volubiles tout au long de la négociation, comment expliquez-vous leur relatif silence actuel autour de l'entente ? Est-ce que ce silence fait partie d'une entente quelconque entre le Front commun et la présidente du Conseil du trésor, madame Sonia Lebel ?
8) Au départ, comme c'est le cas depuis la ronde de négociation de 1986, vous déposez des demandes qui couvrent une période de trois ans. Encore cette fois-ci vos demandes s'inscrivaient dans un horizon de 3 ans et aujourd'hui vous semblez accepter un contrat de travail d'une durée de cinq ans.
Question : La présente ronde de négociation à-elle pour effet de sonner le glas des conventions collectives d'une durée de 3 ans dans les secteurs public et parapublic ?
9) La présente ronde de négociation a donné lieu à une très forte adhésion de vos membres aux revendications du Front commun, à une grande mobilisation et surtout à une forte participation des syndiqué.es sur les lignes de piquetage. Comment expliquez-vous cette « renaissance » de la lutte syndicale ? L'élément féministe y est-il pour quelque chose dans la persévérance et la volonté de vos membres pour l'atteinte de certains objectifs dans la présente ronde de négociation ?
10) En quoi les nouvelles dispositions des conventions collectives auront-elles pour effet de favoriser le recrutement et la rétention du personnel essentiel au bon fonctionnement des services publics ?
11) Comment qualifiez-vous les interventions du premier ministre François Legault lors de la présente ronde de négociation ? Ces interventions ont-elles eu un effet négatif sur la dynamique de vos échanges avec le Conseil du trésor ou ces interventions relèvent-elles, selon vous, de la théâtralité du jeu politique ?
12) Avez-vous été étonné par l'appui des partis politiques de l'opposition à l'Assemblée nationale aux revendications syndicales et à une participation de certain.es député.es à vos moyens de pression allant jusqu'à une présence quasi quotidienne sur vos des lignes de piquetage ?
13) Pour une rarissime fois nous avons vu une personnalité politique de premier plan qui ne siège pas à l'Assemblée nationale prendre position en faveur des revendications des salarié.es syndiqué.es du secteur public et parapublic. Ici nous avons en tête l'intervention de la mairesse de Montréal madame Valérie Plante. Croyez-vous que cette intervention a eu pour effet de légitimer davantage les revendications du Front commun auprès du premier ministre Legault qui a pourtant demandé l'automne dernier aux maires et mairesses de réduire leur masse salariale pour se donner une plus grande marge de manœuvre budgétaire ?
14) Avez-vous été étonné par l'appui constant et inébranlable de la population à la lutte syndicale que vous avez dirigée au cours de la dernière année ? Comment expliquez-vous cet appui ?
15) Avez-vous cru à un moment ou un autre au cours du processus de la négociation qui s'est échelonné sur environ 14 mois que le gouvernement Legault adopterait une loi spéciale pour imposer son cadre financier et ses mesures dites de flexibilité ?
16) En quoi la présente ronde de négociation comporte-t-elle des éléments historiques et pouvez-vous en identifier quelques-uns ?
17) Les conventions collectives dans les secteurs public et parapublic ne devraient-elles pas inclure automatiquement une clause d'indexation des salaires et de rattrapage avec les salarié.es qui travaillent dans les autres organismes publics (fédéral, municipal et universitaire) ?
18) Quelles sont les perspectives d'avenir dans les secteurs public et parapublic avec les autres organisations syndicales comme la FIQ, la FAE, le SPGQ et le SFPQ ?
19) Durant le conflit actuel, des organisations syndicales à l'instar du syndicat des Métallos ont fait des dons de solidarité importants en faveur de certains et de certains grévistes. Ne pensez-vous pas qu'il serait souhaitable de créer une Caisse de solidarité à laquelle contribuerait automatiquement celles et ceux qui ont une clause remorque avec les salarié.es syndiqué.es des secteurs public et parapublic et qui ne font pas en règle générale la grève ?
20) Pensez-vous produire un bilan de la présente ronde de négociation et ce bilan sera-t-il disponible sur demande ?
En terminant, je vous remercie d'avoir pris le temps de lire le présent texte et vous répondez uniquement aux questions qui vous intéressent.
Meilleures salutations.
Yvan Perrier
8 janvier 2024
19h
yvan_perrier@hotmail.com
*****
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Antisionisme : une histoire juive
NÉGOCIATION DU SECTEUR PUBLIC : PROPOSITION D’ENTENTE DE PRINCIPE À LA TABLE CENTRALE POUR LES 420 000 TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS DU FRONT COMMUN
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Négociation dans les secteurs public et parapublic
Voici certains éléments de l'entente de principe intervenue entre le gouvernement du Québec et le Front commun intersyndical CSN-CSQ-FTQ-APTS que nous pouvons porter à votre connaissance.
L'entente de principe qui sera soumise aux 420 000 salarié.e.s syndiqué.e.s des secteurs public et parapublic représenté.e.s par la CSN, la CSQ, la FTQ et l'APTS prévoit, si elle est acceptée par une majorité de membres, une augmentation salariale de 17,4 % pour une période de 5 ans.
Cette augmentation se décompose comme suit :
6% pour avril 2023 à mars 2024 ;
2,8% pour avril 2024 à mars 2025 ;
2,6% pour avril 2025 à mars 2026 ;
2,5% pour avril 2026 à mars 2027 ;
Et 3,5% pour avril 2027 à mars 2028.
À ces hausses salariales paramétriques s'ajoute une clause de protection du pouvoir d'achat pouvant aller jusqu'à un maximum de 1 %, pour chacune des trois dernières années de la convention collective.
L'entente de principe prévoit également un certain nombre d'améliorations en lien avec les vacances, le régime de retraite, les assurances, les droits parentaux…
Nous citons ici le communiqué de presse publié par le Front commun :
« l'acquisition du droit à la 5e semaine de vacances après 15 ans d'ancienneté et l'atteinte de la pleine 5e semaine de vacances à compter de 19 ans d'ancienneté plutôt que de 25 ans ;
des améliorations au régime de retraite, dont la possibilité de prolonger l'entente de retraite progressive jusqu'à 7 ans ;
des améliorations au régime de droits parentaux, notamment l'ajout d'une journée à la banque de congés spéciaux pour suivi de grossesse ;
une bonification des contributions conventionnées de l'employeur pour l'assurance maladie ;
une bonification de la prime d'attraction et de rétention pour contrer la pénurie pour les ouvriers spécialisés, passant de 10 % à 15 % ;
une majoration salariale de 10 % pour les psychologues de tous les réseaux, prise en compte par le régime de retraite. »
Les assemblées générales se dérouleront entre le 15 janvier et le 19 février 2024.
Nous aurons l'occasion de revenir sur le contenu de l'entente de principe intervenue à la table centrale le 28 décembre dernier et nous tenterons d'obtenir des informations en lien avec certaines ententes sectorielles.
À première vue, les dirigeant.e.s syndicaux sont en droit de dire qu'il s'agit ici d'une première forte augmentation salariale dans les secteurs public et parapublic depuis 1979.
Yvan Perrier
7 janvier 2024
18h
yvan_perrier@hotmail.com
*****
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Musique savante / musique populaire
Altermondialisme : il y a 30 ans – l’étincelle du Chiapas
La valeur sociale du chiffre

L’émergence du prolétariat et les luttes ouvrières dans la vallée de l’Outaouais (1820-1840)
Durant la première moitié du XIXe siècle, le capitalisme s’impose peu à peu dans ce qui deviendra le Canada. La crise économique des années 1820-1830 et la difficulté à obtenir de nouvelles terres accélèrent la formation d’un prolétariat urbain bas-canadien[1]. Les premières grandes industries de type capitaliste – impliquant une division du travail réalisé par des ouvriers peu ou pas qualifiés – se mettent en place. L’historien Robert Tremblay indique trois secteurs caractéristiques de ce nouveau mode de production : les chantiers de construction navale à Québec, le secteur de la transformation du cuir et des métaux à Montréal, et les scieries de l’Outaouais[2]. Cette dernière région retiendra notre attention afin de comprendre l’émergence du prolétariat comme classe exploitée et la réaction immédiate des travailleurs, qui luttent pour leurs droits politiques et économiques ou développent diverses formes d’insubordination. L’histoire de la vallée de l’Outaouais permet de constater ce double mouvement de constitution forcée et de résistance, notamment lors de la construction du canal Rideau (1826-1832) et de la « guerre des Shiners » (vers 1835-1845).



À gauche : bûcherons du camp Aylen, 1895 (source). Au centre : représentation d’une glissoire à bois érigée par Ruggles Wright sur la rive québécoise des Chutes des Chaudières, vers 1829. Ruggles Wright, fils de Philémon Wright, est à l’origine de cette innovation technologique importante pour l’industrie forestière de l’Outaouais (source). À droite : des draveurs (source).
La formation du prolétariat
Dans les années 1810-1820, la paysannerie demeure le groupe le plus nombreux, alors que le prolétariat est une classe sociale minoritaire, encore mal définie économiquement et sociologiquement. La situation s’inverse pourtant au cours du XIXe siècle, avec le développement du capitalisme industriel. Au Bas-Canada, l’effondrement de la production de blé, en raison de techniques agricoles déficientes (notamment la rotation inadéquate des cultures) ébranle le monde rural. Le blé bas-canadien, insuffisant et trop coûteux, n’est plus compétitif sur les marchés mondiaux face à la concurrence britannique, américaine et du Haut-Canada. En 1765, environ 66 % des paroisses bas-canadiennes étaient composées de fermes produisant en moyenne 100 minots de blé ou plus par année. Cette proportion passe à 23 % en 1831 et à zéro en 1841. Inversement, la proportion de paroisses où la production moyenne par ferme était inférieure à 50 minots annuels passe de 1,9 % en 1765 à 37,9 % en 1831, puis à 98,3 % en 1844, indiquant un repli de la production à des fins de subsistance (ou de commerce local) plutôt que pour l’exportation[3]. Le secteur est clairement en déclin quant à son rôle économique.
Outre les conséquences sur les marchés, c’est la famine qui guette les Bas-Canadiens dans les années de mauvaise récolte. En 1829, à Lotbinière (sur la rive sud de Québec), sur 300 familles, « 83 n’ont pas récolté suffisamment pour leur subsistance, 34 n’ont aucun moyen de subsistance, 49 familles n’ont à manger que pour un mois »[4]. Les déficits commerciaux et les famines sont encore accentués par les épidémies de choléra de 1832 et de 1834 qui déciment la main-d’œuvre. Face à ces problèmes, le régime seigneurial (toujours en usage au Bas-Canada) se braque. Les grands propriétaires terriens essaient à la fois de maintenir leur statut social face aux capitalistes urbains, et désirent sauver la valeur de leurs possessions en forçant le maintien de la productivité aux dépens des travailleurs agricoles. Les seigneurs augmentent les rentes, lésinent à octroyer de nouvelles terres en usufruit, ressuscitent des taxes tombées en désuétude ou exigent des censitaires de nouvelles concessions (sur le revenu de bois, de pêche, etc.). Les paysans s’appauvrissent et la colère gronde.[5]
Les censitaires deviennent de plus en plus des « prolétaires agricoles », c’est-à-dire des ouvriers salariés sans attache à une terre spécifique ni droits afférents à celles-ci (perte des droits d’usufruit, d’usage du bois ou des cours d’eau, etc.). Les petits propriétaires s’endettent et doivent souvent vendre leurs terres. En 1831, dans plus de la moitié des paroisses du Bas-Canada, le nombre de non-propriétaires représente 30 % ou plus de la population, une situation alarmante alors que les censitaires étaient historiquement propriétaires d’au moins un lopin[6]. Dans ces circonstances, on voit se développer une première vague migratoire des campagnes vers les centres urbains canadiens, mais aussi américains.
Ces transformations dans les seigneuries de la vallée du Saint-Laurent forcent plusieurs fils d’agriculteurs à se déplacer loin de leur foyer natal afin de trouver un emploi. Plusieurs d’entre eux se tournent vers l’industrie du bois, alors en plein essor[7]. Cette industrie profite de la disponibilité de la main-d’œuvre : il y a plus de 700 scieries au Bas-Canada en 1831 et plus de 900 en 1844[8]. L’Outaouais est l’une des régions où l’industrie du bois se développe et de nombreux Canadiens-français s’installent à Wright Town (actuelle Gatineau, fondée par l’américain Philemon Wright en 1800) pour y travailler. À la fin des années 1820, c’est plus de 2 000 travailleurs forestiers de l’Outaouais qui viennent chercher du travail à Montréal ou à Québec durant l’été, lorsque les camps sont fermés, ce qui signifie qu’ils n’ont plus de terres où retourner[9].
Ce prolétariat canadien naissant est renforcé par l’arrivée massive d’immigrant·e·s des îles irlando-britanniques (plus de 25 000 par année[10]). Ces familles voient elles aussi leur mode de vie transformé par les enclosures et la ruine des petits propriétaires et artisans en ce début de Révolution industrielle. Les autorités britanniques en métropole encouragent cette émigration, qui permet de débarrasser l’espace métropolitain du surplus de démunis créé par ces transformations économiques[11]. Plusieurs migrant·e·s se dirigent vers le Haut-Canada, qui offre la promesse d’un travail et – éventuellement – d’une terre. Toutefois, le coût de la traversée les endette lourdement, ce qui les force, une fois arrivé·e·s, à accepter n’importe quel travail. Les milliers d’Irlandais·e·s fuyant la crise de l’industrie textile dans la province de l’Ulster sont de ce nombre, dont les hommes seront nombreux à s’engager dans la construction du canal Rideau à partir de 1826[12].
En somme, les seigneurs au Bas-Canada, incapables de faire face aux nouvelles réalités économiques, pressurisent sans mesure leurs censitaires, qui prennent la voie de la prolétarisation, ce qui renforce la crise du modèle féodal. Les transformations économiques en Angleterre et en Irlande entraînent la migration de nombreuses personnes en Amérique du Nord britannique, alors qu’elles cherchent à améliorer leur sort. Les capitalistes canadiens, dans le bois, les chantiers et les industries naissantes, ont alors accès à une main-d’œuvre nombreuse et peu coûteuse. C’est dans ce contexte qu’émergent les grands projets d’infrastructures tels le canal Rideau, ainsi que les premières révoltes d’un prolétariat canadien en formation.


Des Irlandais quittent la Grande-Bretagne pour venir en Amérique.
Les travailleurs du canal Rideau
À cette époque, de nombreux projets de canalisation voient le jour en Amérique du Nord, tant pour des raisons économiques (on veut joindre directement les différentes villes par bateau) que pour des raisons militaires (faciliter le déplacement des troupes). Dans le cas canadien, on désire à la fois fluidifier la voie maritime reliant les Grands Lacs au Saint-Laurent, et augmenter la mobilité militaire pour faire face à une potentielle attaque des États-Unis, qui ont tenté d’envahir le Canada lors de la Guerre de 1812-1815. Le canal Rideau, construit entre 1826 et 1832, répond plus spécifiquement à cet objectif militaire, reliant les casernes de Kingston et de Montréal. L’emploi de « cheap labour » canadien et irlandais permet aux autorités britanniques d’économiser de grandes sommes, et à leurs associés privés (tels John Redpath ou Philemon Wright) de faire des profits mirobolants. En effet, un ouvrier gagne sur le chantier à peine de quoi se nourrir ainsi que sa famille[13], rien de plus. La main-d’œuvre est tellement bon marché qu’il est moins coûteux de faire creuser le canal (conçu pour des navires de guerre) manuellement plutôt qu’à l’aide de machines à vapeur. Le canal Rideau est creusé à la pioche et à la pelle, par des travailleurs qui triment de 14 à 16 heures par jour, 6 jours par semaine, toute l’année. Autrement, les travailleurs sont parqués dans des camps insalubres où la malaria est endémique, tuant ou incapacitant un grand nombre de personnes[14].
En réponse à ces conditions, plusieurs grèves ont lieu lors de la construction. Les sources étant rares quant à ces premières luttes ouvrières canadiennes, il faut faire preuve de prudence dans notre interprétation. Nous pouvons cependant dire que : 1) au moins trois grèves ont lieu au printemps 1827[15], 2) qu’elles portent sur les conditions de travail et les salaires, 3) qu’elles incluent tous les travailleurs du canal, indépendamment des divisions ethniques ou religieuses, et s’étendent même à la région (notamment à l’industrie du bois), et 4) que nous n’avons pas connaissance d’une ou de plusieurs organisation(s) à l’origine des grèves. Il faut cependant noter que les premières organisations syndicales font leur apparition au Bas-Canada dans la décennie 1830[16], tandis que dans les années 1840 des sociétés secrètes ouvrières coordonnent les luttes des Irlandais dans les chantiers, comme lors de la grève du canal de Beauharnois en 1843[17]. La répression des troupes britanniques, appelées en renfort pour surveiller les travailleurs, a cependant raison de ce cycle de lutte. En sus, de nombreux conflits ont opposé les travailleurs et les entrepreneurs autour de la vente de denrées essentielles, dont la nourriture et le bois de chauffage. Selon les témoignages de l’époque, les travailleurs irlandais sont principalement à l’origine de ce type d’actions, calquant certaines pratiques de leur terre natale.
Lors de la « bataille de Merrickville » en 1829, un certain Thomas Foley, travailleur irlandais au canal Rideau, entreprend de couper du bois sur une ferme adjacente afin de se chauffer. Le propriétaire s’y oppose et alerte les autorités. Foley et certains de ses confrères repoussent un constable, un shérif et son adjoint, et ne doivent se rendre qu’après l’intervention d’une compagnie entière de la milice locale. Ils seront acquittés à leur procès faute de témoins[18] : une action directe réussie en somme. Malgré qu’une certaine historiographie canadienne (par exemple Clare Petland) ait eu tendance à voir dans ces affrontements un trait culturel propre aux Irlandais, qui sont stéréotypés comme prompts à la bagarre, à l’insubordination et aux conflits ethniques et religieux, il est clair qu’ils relèvent plutôt de facteurs socio-économiques. Les conditions difficiles imposées aux travailleurs du canal, irlandais comme canadiens-français, sont la cause première de leurs grèves et des affrontements avec leurs patrons[19]. Des débrayages spontanés, les ouvriers passeront, quelques années plus tard, à l’organisation syndicale puis, pour certains, à la volonté révolutionnaire.

Lower Bytown,1845. Archives de l’Ontario.
La guerre des Shiners
« Bytown [Ottawa], au milieu de ses forêts, était l’épouvantail du Canada. « Il n’y a pas de Dieu à Bytown », disait le proverbe. Le fait est qu’on n’y pensait guère à Dieu. Revenir de Bytown signifiait revenir de la caverne du lion. Quand une famille restait sans nouvelles d’un enfant parti pour les chantiers, on le pleurait comme mort et l’on se disait tout bas : il aura été tué à Bytown.
Les anciens racontent que souvent, la nuit, on entendait là-bas au pont des Chaudières des voix désespérées et des cris lamentables. C’étaient des voyageurs attardés que les chêneurs [shiners] jetaient dans l’abîme, ou des chêneurs qui, rencontrant plus forts qu’eux, allaient rejoindre, à leur tour, leurs victimes au fond de la rivière. »[20]
L’imposition progressive du capitalisme dans la vallée de l’Outaouais et l’afflux de populations migrantes prolétarisées entraîne son lot de conflits interethniques. En effet, l’extrême paupérisation des Irlandais·e·s et des Canadien·ne·s-français·e·s, ainsi que l’entretien volontaire d’une rivalité entre les deux groupes par le patronat entraînent de violentes bagarres dans les années 1830. Ce phénomène, connu sous le nom de guerre des Shiners[21], atteint son paroxysme vers 1835-1837 dans la région de Bytown (actuelle Ottawa).
Le développement de Bytown est intimement lié à l’essor de l’industrie du bois et à la construction du canal Rideau. La colline qui surplombe la rivière des Outaouais est considérée comme stratégique pour la protection des colonies canadiennes après la guerre de 1812. Sous les ordres du gouverneur, le colonel John By y fait donc construire un camp, qui servira d’avant-poste militaire en vue de la construction du canal Rideau. Lorsque la construction du canal prend fin, en 1832, Bytown s’est profondément transformée. Ce qui est maintenant devenu une ville est divisé en deux parties : la Upper Town, contrôlée par la bourgeoisie anglaise et écossaise, et la Lower Town, peuplée par les travailleurs migrants canadiens-français et irlandais ayant travaillé à la construction du canal.
Les Shiners, d’origine irlandaise, s’étaient principalement reconvertis comme travailleurs forestiers ou draveurs après la fin de la construction du canal Rideau, mais plusieurs d’entre eux étaient aussi réduits au chômage et à l’indigence. Suivant une séparation raciale du travail, ces ouvriers irlandais étaient au bas de l’échelle sociale, considérés comme plus « sauvages ». Les Canadiens-français, ayant meilleure réputation, étaient préférés par les patrons à l’embauche dans l’industrie forestière, tandis que les postes de notables étaient réservés aux Écossais.
Dans ces circonstances, les Shiners recourent à la violence, d’abord pour « chasser » les Canadiens français de l’industrie forestière et s’assurer leurs emplois, mais aussi pour intimider leurs employeurs et instaurer un rapport de force leur permettant d’améliorer leurs conditions de vie. L’action des Shiners est telle que, vers 1837, il est fréquent d’entendre « qu’ils ont pris le contrôle de la ville », une exagération qui témoigne toutefois de l’impunité dont jouissent les Shiners et de la peur qu’ils inspirent, y compris à leurs patrons (moins à la troupe britannique par contre). Le phénomène demeure toutefois complexe, puisque vers 1835, ces « insurgés » sont menés par Peter Aylen, un des plus riches marchand de bois dans la région et « roi des Shiners » autoproclamé. Celui-ci suscite l’adhésion des travailleurs irlandais en leur fournissant des emplois, de la nourriture et des femmes au retour des chantiers. Il faut ainsi noter le caractère criminel, voire de bande organisée, des Shiners, dont la révolte a souvent des airs de grand banditisme sur fond de misère endémique et de manque d’autorités policières dans la région.
L’armée ayant quitté Bytown après la fin des travaux au canal Rideau en 1832, l’endroit se transforme en véritable « ville-frontière ». Les attaques et les intimidations contre des travailleurs canadiens-français restent impunies, entraînant la formation de bandes rivales. C’est dans ce contexte que l’homme fort et héros populaire Jos Montferrand forge sa légende de dur à cuire et de protecteur de sa communauté. Les Shiners s’en prennent également à diverses personnalités s’opposant à eux, allant jusqu’à assassiner publiquement l’avocat Daniel McMartin. À moyen terme, les dénonciations ne suffisent plus et une sorte de panique s’empare de la bourgeoisie locale, voire régionale. Ces inquiétudes des classes privilégiées sont justifiées de leur point de vue : les Shiners agissent en toute impunité, ils prennent le contrôle du péage du pont de l’Union sur la rivière des Outaouais, ils intimident les magistrats censés les arrêter et ils libèrent leurs camarades de prison le cas échéant. Depuis 1835, ils détiennent le contrôle de la Société agricole de Bytown, un club de la bonne société locale, grâce à l’intimidation physique de ses membres, notamment lors des assemblées annuelles. Le premier échec des Shiners survient lorsqu’ils tentent de faire la même chose en janvier 1837 à l’assemblée du comté de Nepean, ne réussissant finalement qu’à provoquer une bagarre générale. Il n’empêche qu’ils continuent de commettre de nombreux actes de violences publiques, dont des viols, et instaurent de manière générale un climat d’anarchie dans la ville.



Jos Montferrand défendant sa communauté. Illustrations d’Henri Julien, parues dans Montferrand, conte canadien (Benjamin Sulte, 1919, Librairie Beauchemin).
Pour rétablir l’ordre (et leurs privilèges), les notables de la région mettent sur pied la Bytown Association for the Preservation of the Peace, une milice armée prête à affronter les Shiners. De plus, la répression des rébellions patriotes de 1837-1838 par l’armée britannique, sans lien direct avec la guerre des Shiners, permet aux autorités locales de demander du même coup la répression des criminels irlandais, avec un succès certain. Le phénomène des Shiners est beaucoup plus faible à partir de ce moment, disparaissant définitivement vers 1845. Leur chef Peter Aylen quitte Bytown après 1837 pour Aylmer, de l’autre côté de la rivière des Outaouais. Il se dissocie des Shiners et mène une vie « d’honnête citoyen » jusqu’à sa mort trente ans plus tard. Ses descendants forment une véritable dynastie légale, étant avocats sur cinq générations successives, fournissant un juge à la Cour d’appel de l’Ontario et fondant le cabinet Scott & Aylen, à l’origine de Borden, Ladner, Gervais, LLP, un des plus grands cabinets d’avocat au Canada actuellement[22]. En somme, la guerre des Shiners incarne bien les violences et les contradictions propres à l’émergence du capitalisme : la révolte justifiée des prolétaires, mais aussi les violences interethniques et la duplicité d’un certain nombre d’individus prêts à tout pour une ascension.
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La période de transition entre le féodalisme et le capitalisme est marquée, au niveau international, par une brutalité rarement observée. Au Canada, ce phénomène est renforcé par la crise agricole des années 1830 et par les violences paniquées des seigneurs en perte de pouvoir. Ainsi, une large frange de la population se trouve appauvrie et dépossédée, dans l’obligation de vendre sa force de travail dans les industries naissantes. Avec cette main-d’œuvre abondante, les capitalistes se trouvent en position de force afin d’exploiter ces nouveaux prolétaires, à tel point qu’ils peuvent faire creuser le canal Rideau à la main plutôt qu’à l’aide de machinerie à vapeur, quitte à sacrifier des milliers de vies ouvrières. Parallèlement, les travailleurs entament de premiers actes de défiance, notamment sous la forme de grèves illégales, mais aussi de violences diverses contre la bourgeoisie locale. De telles actions se multiplieront dans les années 1840, comme lors de la grève des canneliers de Beauharnois (juin 1843). Malheureusement, la division des prolétaires selon des normes raciales entraîne aussi de violents conflits interethniques, comme à Bytown, d’autant plus brutaux qu’ils sont alimentés par des préjugés déjà existants.
De nombreuses recherches sont encore nécessaires pour mieux comprendre les grands chamboulements sociaux et économiques des années 1830 au Canada, cet article n’étant qu’un premier effort. Un travail de plus longue haleine permettra de mieux saisir comment les travailleur·euse·s se sont organisés pour faire face à ces nouvelles conditions – passant des guildes aux organisations clandestines puis au syndicalisme révolutionnaire. Le tout éclairera les choix qui furent faits, pour quelles raisons et avec quels effets, dans l’objectif d’éclairer l’enjeu de l’organisation ouvrière passée et présente.
Notes
[1] Pour en savoir plus sur la formation du prolétariat au Bas-Canada, on consultera RUDDEL, David-Thierry. « La main-d’œuvre en milieu urbain au Bas-Canada : conditions et relations de travail » dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 41-3, hiver 1988, pages 389-402.
[2] TREMBLAY, Robert. « Un aspect de la consolidation du pouvoir d’État de la bourgeoisie coloniale : la législation anti-ouvrière dans le Bas-Canada » dans Labour/Le Travail, vol. 8-9, automne 1981-printemps 1982, page 244.
[3] OUELLET, Fernand. Histoire économique et sociale du Québec (1760-1850), Montréal, Fides, 1971, page 337.
[4] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 332.
[5] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 354.
[6] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 348.
[7] Le commerce du bois procure un revenu à environ 12 % de la population. OUELLET. Histoire économique, 1971, page 402.
[8] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 399.
[9] WYLIE, William. « Poverty, Distress, and Disease: Labour and the Construction of the Rideau Canal, 1826-1832 » dans Labour/Le Travail, vol. 11, printemps 1983, page 9.
[10] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 9.
[11] BAEHRE, Rainer, « Pauper Emigration to Upper Canada in the 1830s » dans Histoire sociale/Social History, Vol. 14 No. 28, novembre/décembre 1981.
[12] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 8.
[13] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 14.
[14] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 25.
[15] Le Congrès du travail du Canada (CTC) atteste d’une émeute ouvrière ayant eu lieu dans les rues de Bytown le 2 mars 1829 sur les mêmes bases que les actions du printemps 1827. Nous n’avons cependant pas trouvé d’autres sources corroborant cette affirmation. Voir en ligne.
[16] Pour en savoir plus, lire TREMBLAY, Robert. « Les pionniers du mouvement ouvrier au Québec : quelques pistes de réflexion sur la première génération de militants des années 1830 » dans le Bulletin du RCHTQ, vol. 38-1, printemps 2012, pages 20-27.
[17] BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals of Upper Canada in the 1840s » dans Labour/Le Travail, vol. 7, printemps 1981, page 28.
[18] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 27.
[19] « Clustered around construction sites in almost exclusively Irish communities, they engaged in violent confrontations with each other, local inhabitants, employers, and law enforcement agencies. Observers of these confrontations accepted as axiomatic the stereotype of violent Paddy, irreconcilable to Anglo-Saxon norms of rational behaviour, and government reports, private letters, and newspaper articles characterized the canallers as « persons predisposed to tumult even without cause .’*’ As one of the contractors on the Lachine Canal put it: « they are a turbulent and discontented people that nothing can satisfy for any length of time, and who never will be kept to work peaceably unless overawed by some force for which they have respect »». BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals, page 9.
[20] DE BARBEZIEUX, Alexis. Histoire de la Province ecclésiastique d’Ottawa et de la colonisation de la Vallée de l’Ottawa, vol. 1, Ottawa, Compagnie d’imprimerie d’Ottawa, 1897, page 165.
[21] Voir notamment CROSS, Michael. « The Shiners’ War: Social Violence in the Ottawa Valley in the 1830s » dans The Canadian Historical Review, vol. 102, supp. 2, 2021, pages 364-386.
[22] Voir POWELL, James. « The Shiners War », The Historical Society of Ottawa, en ligne.
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Créer le territoire
Située à Tête-à-la-Baleine, la résidence d'artistes Glaise Bleue est un organisme de médiation culturelle lié au territoire et à son infini potentiel de création. Nous invitons les artistes et la population à y puiser. La matière première est là, tout est là, en fait, inscrit dans le territoire. Il faut simplement le faire ressortir.
Des ateliers de poésie, un projet rassembleur, quelques belles rencontres, de nouveaux liens tissés avec des Bas-Côtiers, Bas-Côtières et des gens d'Anticosti. Ancrée dans le territoire, inspirée de la beauté des lieux, ou dans les expressions locales. J'accepte cette invitation à créer de la poésie.
Écrire le paysage
Une première rencontre sous le thème des expressions et dictons locaux. Je me prépare, partir pour le large, revenir en d'dans, ma fille, my girl, touer, va ti vient. Tour à tour, à différents moments du processus de création, j'ose prendre la parole pour partager mes écrits. Je reçois des commentaires qui me motivent, me rendent fière aussi. Je révise, mais pas trop, l'objectif est d'avoir du plaisir, ici et maintenant et je découvre que j'aime ça.
J'ai le goût de recommencer, j'ai déjà hâte aux prochaines rencontres. J'inscris les dates à mon calendrier : le 10 et 24 février 2022, poésie sous le thème des paysages et du mode de vie locaux. Habiter notre territoire et s'en inspirer c'est notre façon d'être dans le monde. Sortir avec mon appareil photo, faire de la vidéo, décrire ce que je vois, ce que je ressens au moment où je suis touchée par les paysages, les couleurs, les odeurs, les sons. Dire pour ensuite écrire, laisser sa trace :
D'où je viens
Je viens des souvenirs de mon enfance,
Je viens d'un matin d'été, d'un vent du Nord, d'une mer calme,
Je viens d'un espace libre et immense,
Je viens du chant des huards au lever du jour, de l'odeur du lichen, de la froideur du noroît,
Je viens du bleu et du orangé du crépuscule,
Je viens de l'onde qui suit ton onde,
Je viens des départs et des arrivées,
Je viens de ce territoire que j'ai reconnu comme le lieu
D'où je viens.
Stéphanie Fournier, 24 février 2022, projet Poésie
Le velours des tourbières
Insérer dans la navette une petite bobine de fil de velours orange brûlé. Avec un élan initié par ma main, faire traverser la navette de bord en bord du métier, puis rabattre le peigne du métier à tisser pour tasser le fil de trame qui s'entrelace sur les fils de chaîne. Changer mon pied de pédale. Recommencer, cette fois-ci je change la bobine de fil orange brûlé pour un fil de laine vert tendre, sauge. Puis ce sera le tour d'un rouge rouille. Parfois, j'insère à la main quelques rangées de fils bleu profond entre les fils de chaîne, pour imiter des flaques d'eau.
Assise sur le banc du métier à tisser, dans la bibliothèque de l'école du village, je tisse une tourbière. C'est le territoire que j'ai choisi d'exprimer, après que d'autres femmes du village aient plutôt choisi de représenter leur chalet sur les îles de l'archipel face à Tête-à-la-Baleine, ou encore le ciel gris qui se confond à l'eau brillante. Pour d'autres femmes encore, le territoire qui se tisse est celui de la famille. L'héritage, les racines, l'attachement. Certaines intégreront à leur tissage des bouts de filets de pêche, des coquillages, de la fourrure de lièvre. Tous nos territoires tissés sur les mêmes fils de chaînes seront mis bout à bout, suspendus sur un mur de l'église du village, au cœur de la communauté. Nos territoires qui se suivent et se rassemblent.
Se baser sur le déjà-là
À travers la médiation culturelle, la création devient un prétexte pour parler de soi. Se montrer créatif et créative, c'est aussi se montrer vulnérable : il faut aller dans son intimité, sortir de sa zone de confort, cibler ce qui nous touche, nous inspire, et accepter de le partager aux autres. Il ne s'agit pas là d'un lieu commun dans la région, où les espaces de rassemblement sont majoritairement les maisons, où les relations sont principalement familiales et où les sujets de conversations pratiques dominent. Cependant, lorsqu'on ouvre la porte aux souvenirs, aux liens intimes avec la nature, au sentiment d'appartenance à travers la créativité, on laisse place à la sensibilité artistique des habitants et habitantes des communautés bas-nord-côtières, une sensibilité artistique qui est bien présente et souvent très ancrée au territoire et au patrimoine culturel et immatériel.
Glaise Bleue n'invente rien : la valeur de l'art pour générer d'autres types de discussions et des liens sociaux est déjà bien connue dans la région, notamment à Tête-à-la-Baleine. En effet, dans les années 1990, le regroupement de femmes Les Cousines d'Adéline écrit une pièce de théâtre qui souligne le cinquantième de l'obtention du droit de vote des femmes après de nombreuses luttes. Instigatrice de plaisirs et de rires à travers une écriture émancipatrice et communautaire, la pièce de théâtre a aussi été le véhicule de discussions politiques sur les droits des femmes et a pu servir d'outil éducatif pour certains et certaines. Utiliser le théâtre aura aussi inclus dans la boucle les hommes du village, qui étaient là lors de la présentation de la pièce, mais qui autrement ne participaient pas aux activités des regroupements de femmes puisqu'elles étaient volontairement non mixtes.
Notre organisme se base donc sur le déjà-là. Dans la douceur et de la manière qui se veut la plus organique possible, en partant des besoins exprimés et ressentis, nous nous percevons comme un levier d'action, des facilitatrices (notre équipe est actuellement entièrement féminine) et créatrices de moments et de lien social. À travers l'art, nous souhaitons mettre en valeur la beauté unique de la Basse-Côte-Nord, qui s'enracine à Tête-à-la-Baleine, ce village qui nous a vues naître. Le terme « glaise bleue » est d'ailleurs avant tout territorial. Tête-à-la-Baleine est ainsi bâti sur la glaise, qui se compose de différentes strates et couleurs, mais dont la bleue est la plus solide ; « presque dure comme le roc », diront certaines personnes.
À l'image de cette glaise bleue assez typique de Tête-à-la-Baleine, chacun des villages et chacune des communautés possède son unicité ; la Basse-Côte-Nord n'est pas un tout homogène. Chacun et chacune, à sa manière, fera ressortir le plus beau de « son » territoire. Le lien à ce territoire, cet « entre terre et mer » et la dépendance avec lui qu'ont encore les Bas-Nord-Côtiers et les Bas-Nord-Côtières est cependant un bon fil conducteur entre toutes les communautés du littoral.
Jusqu'où ce territoire et notre lien avec lui peuvent-ils nous mener ?
Jusqu'à la prochaine île en vue. Dans cette région nommée « Toutes isles » par le fameux documentariste Pierre Perreault, nous ne serons pas en peine.
Stéphanie Fournier est co-fondatrice de la résidence d'artiste Glaise bleue, conceptrice et réalisatrice de projets. Frédérique Lévesque est co-fondatrice et directrice à la Glaise bleue.
Photos : Stéphanie Fournier ; Samuel Bellefleur

Nourritures nordiques
Le Grenier boréal est une coopérative agricole et alimentaire située à Longue-Pointe-de-Mingan, un peu au nord du 50e parallèle. À bâbord ! est allé sur place en avril dernier pour discuter du projet, voir les installations et constater que les défis, tout comme la neige, abondent.
C'est en 2013 que le Grenier boréal est mis sur pied par Claude Lussier et Josée Bélanger. Le projet initial était de fournir du travail aux membres travailleur·euses des communautés locales à travers la production maraîchère et l'éducation dans les écoles, notamment sur les enjeux de l'alimentation locale. La mission avait aussi une part sociale et engagée, avec la volonté d'offrir et de faire découvrir une alimentation saine et locale aux habitant·es de la Minganie, région éloignée où les légumes frais ne sont pas souvent disponibles et coûtent beaucoup plus cher qu'au sud du Québec. Depuis, le projet a grandi et a développé de nouveaux volets, dont la cueillette et la transformation des produits forestiers non ligneux (PFNL), c'est-à-dire les plantes sauvages, les petits fruits et les champignons.
Rose-Aimée Auclair, directrice générale depuis janvier 2022, souligne que dans une entreprise traditionnelle, les employé·es ne développeront pas nécessairement de sentiment d'appartenance. Le modèle coopératif permet aux travailleur·euses qui ont une vue d'ensemble sur le terrain de participer plus activement au développement du projet, d'avoir leur mot à dire et d'ainsi se sentir plus impliqué·es. Pour elle, ce travail collaboratif mettant à profit « l'intelligence collective », avec un fonctionnement horizontal, est beaucoup plus souhaitable que le modèle vertical conventionnel. Le Grenier boréal permet ainsi de « pousser cette idéologie » coopérative en Minganie, avec toutes les valeurs de gauche qui l'accompagnent – solidaires, environnementales, etc.
Agriculture boréale
Cultiver des légumes au nord du 50e parallèle comporte son lot de défis et d'enjeux. Par exemple, le type de sol présent à cet endroit sur la Côte-Nord, très sableux, retient moins l'eau et les engrais. Aussi, parce que la saison est tellement courte – la période sans gel ne s'étend que de la mi-juin au tout début d'octobre ! –, la période d'activité biologique l'est également, freinée quand le sol est trop froid. Rendre les sols propices à la production maraîchère est donc un travail de longue haleine.
La fertilisation est en fait un enjeu majeur sur la Côte-Nord, et encore plus en Minganie, en raison du transport et des coûts. Tout sera plus cher et moins facilement accessible. Faire venir un « douze roues » de fumier, par exemple, coûtera environ 800 $, comparativement à moins de 200 $ dans les régions plus au sud. Pour cette raison, plusieurs stratégies sont déployées pour amender les sols avec ce qui est disponible localement – et gratuit. Parmi ces alternatives, il y a l'usage des algues, qui sont ramenées sur la ferme, puis laissées en décomposition pendant l'été afin de pouvoir en faire un fertilisant à épandre à l'automne. De même, le capelan, un petit poisson qui vient s'échouer sur les berges, est ramassé au mois de juin et enfoui dans les sols. Ce genre de savoir provient souvent des aîné·es des communautés locales, qui maintiennent que c'est « le meilleur engrais ».
Des moyens plus techniques pour allonger la saison de maraîchage dans le climat nordique deviennent aussi nécessaires, comme la culture en serre, les « tunnels chenilles » (qui ne sont pas chauffés, mais qui permettent de protéger les légumes) ainsi que l'usage de bâches thermiques. Tout cela amène des coûts de production qui sont beaucoup plus grands qu'ailleurs. Malgré tout, sur ses 0,6 hectare, le Grenier boréal réussit à produire bien plus que les traditionnels « choux, carottes, navets, patates » auxquels les gens des villages nord-côtiers étaient habitués.
Cueillir ce qui est à portée de main
Ce climat boréal de la Minganie représente toutefois un avantage pour d'autres types de cultures. Traditionnellement, c'est la cueillette forestière qui est pratiquée sur le territoire. L'exploitation des ressources non ligneuses permet alors de mettre en valeur ce qui pousse localement, soit les petits fruits nordiques (l'airelle vigne d'Ida – ce que les Innu·es appellent les « graines rouges » –, la camarine, la ronce arctique et la chicoutai). C'est une « escouade » d'environ 80 cueilleur·euses qui sont engagé·es chaque été sur 400 km de long, de Kegaska à Sheldrake.
Ce volet est beaucoup développé en partenariat avec la communauté innue d'Ekuanitshit. Comme le souligne Alex Beaudin : « les aîné·es des communautés allochtones cueillent depuis toujours et les aîné·e·s des communautés autochtones… c'est encore pire, y cueillent des affaires qu'on ne connaît même pas ! »
L'esprit collaboratif de la coopérative prend forme aussi à travers différents projets de recherche menés avec le Centre d'expérimentation et de développement en forêt boréale (CEDFOB) situé à Baie-Comeau, pour mettre en place des essais de culture des petits fruits nordiques et des procédures de cueillettes responsables, avec des objectifs de protection des ressources.
Semer du changement
À travers ces partenariats, le Grenier boréal entend élargir ses sphères d'activités, en misant de plus en plus sur la formation et l'éducation, non seulement de ses membres, mais aussi des habitant·es de la région. Le volet éducatif se lie à l'agrotourisme, avec l'organisation de visites de la ferme ou encore l'accueil de bénévoles pour travailler aux champs – près de 40 000 heures de bénévolat ont d'ailleurs été offertes au Grenier boréal jusqu'à maintenant, par une centaine de personnes !
L'aspect alimentaire est aussi en développement, en vue d'initier des jeunes de la région à manger des légumes différents. Une collaboration avec l'école primaire de la communauté innue de Nutashkuan, qui souhaite introduire des aliments locaux dans sa cafétéria, prendrait ainsi forme.
Le Grenier boréal apparaît ainsi comme un terreau fertile en innovations, apprentissages et collaborations qui permettent de cultiver, au-delà des légumes et des petits fruits nordiques, des liens de solidarité dans les communautés.
Rose-Aimée Auclair est directrice générale du Grenier boréal ; Alex Beaudin est vice-président et coordonnateur volet forestible du Grenier boréal.
Photos : Adèle Clapperton-Richard

Accès difficile à l’avortement
Au Québec, l'accessibilité des services d'avortement semble acquise sur l'ensemble du territoire. Or, des disparités régionales briment le droit de plusieurs femmes à mettre un terme à une grossesse, ce qui porte atteinte à leur droit de contrôler leur corps. Propos recueillis par Mat Michaud.
À bâbord ! : Comment décririez-vous l'accessibilité à l'avortement, tout particulièrement dans une région éloignée comme la Côte-Nord ?
Valérie Tremblay : Je dirais que l'avortement est en fait loin d'être une chose acquise. On a décriminalisé l'avortement au Canada, mais l'accès à ce droit est constamment remis en question et n'est pas protégé adéquatement par la loi. À chaque élection fédérale, c'est un sujet qui revient sur la table. Ça nous fait sentir la précarité de l'accès à l'avortement. Au Québec, dans plusieurs régions, c'est un service très difficile d'accès et on doit encore se battre pour faire prévaloir ce droit-là.
ÀB ! : Quelles sont les principales embûches auxquelles font face les personnes qui souhaitent avoir accès à l'avortement sur la Côte-Nord ?
V. T. : Quand on parle d'avortement sur la Côte-Nord, il est très important de prendre en considération les grandes variations dans l'accès. La Côte-Nord comprend six MRC (soit Caniapiscau, la Haute-Côte-Nord, Manicouagan, la Minganie, Sept-Rivières et Le Golfe-du-Saint-Laurent) et des services d'avortement sont seulement offerts dans deux d'entre elles. On peut aller à l'Hôpital de Baie-Comeau et à celui de Sept-Îles.
Encore là, les interruptions de grossesse se font jusqu'à douze semaines à Baie-Comeau et jusqu'à quinze semaines à Sept-Îles. Après, il faut sortir de la Côte-Nord et se rendre à Québec ou à Montréal. Non seulement deux points de services, c'est loin d'être suffisant pour répondre à la demande, mais aussi, pour nous qui opérons sur le territoire de la Haute-Côte-Nord, on n'a accès à aucun service dans notre MRC.
Sylvie O'Connor : Une des difficultés reliées à l'accessibilité vient du déplacement. Le CISSS rembourse les frais de déplacement après 200 km, mais cette distance n'est pas atteinte pour les femmes de Forestville qui doivent se rendre à Baie-Comeau ou encore celles des Escoumins qui se déplacent vers Chicoutimi. Les frais de déplacement ne sont donc pas couverts. Avec l'augmentation des coûts de l'essence, entre autres, les coûts montent très rapidement.
Pendant un certain temps, le transport scolaire était utilisé pour avoir accès aux services des CLSC en Haute-Côte-Nord, mais le processus d'inscription à ce service était complexe, les horaires ne fonctionnaient pas toujours pour une population adulte, et le contact des adultes avec les enfants utilisant le transport scolaire donnait lieu à des situations inconfortables. D'autres services existent, mais ils s'adressent souvent à des populations très précises, comme les personnes âgées ou les personnes avec une déficience intellectuelle. Ça laisse un trou de service très important.
À cela, on doit ajouter que les transports en commun privés (comme Intercar) ont diminué leur offre de services depuis le début de la pandémie. On est rendu à un trajet par jour, ce qui veut dire qu'une personne qui utilise Intercar pour se rendre à Baie-Comeau devra probablement y passer la nuit. Ça implique des frais d'hébergement, de restaurant, etc. De plus, la personne sera probablement seule, surtout si elle n'a pas de réseau social à Baie-Comeau ou Sept-Îles.
V. T. : Aux frais de déplacement, on peut aussi ajouter la perte de journées de travail payées, donc de revenus. Même si le rendez-vous peut durer seulement une vingtaine de minutes, c'est la journée au complet qui passe dans le transport.
On peut ajouter à tout ça le manque d'information sur des méthodes de contraception efficaces. La pauvreté et les préjugés, ça veut non seulement dire un frein économique et social à l'accès à la contraception, mais aussi un frein à l'accès à l'éducation et l'information.
S. O. : Qui plus est, sur la Côte-Nord tout particulièrement, l'accès à un médecin de famille est particulièrement difficile. À l'exception de Montréal, c'est ici qu'on a le plus bas taux d'inscription au programme, avec seulement 77 % de la population desservie. Si on compare à d'autres régions éloignées comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean (93 %) ou encore la Gaspésie (91 %), c'est beaucoup plus bas. Ce que ça implique, c'est que si tu n'as pas accès à un médecin de famille, il faut que tu te présentes à l'urgence pour avoir accès à un examen et à une référence dans un des deux hôpitaux, pour la pilule abortive ou pour l'avortement chirurgical.
V. T. : Finalement, je dirais que l'autre problématique rencontrée sur la Côte-Nord, c'est la confidentialité. C'est-à-dire que les soins de santé sont souvent prodigués par des personnes connues. Par exemple, la pharmacienne, c'est peut-être ta tante, l'infirmière de l'école, ta cousine… Ça devient difficile de maintenir la confidentialité et certaines personnes préfèrent aller chercher de l'aide à l'extérieur de leur village ou de la région pour cette raison. C'est un facteur qui joue particulièrement sur l'accès aux services pour les adolescentes, puisqu'elles sont beaucoup moins autonomes sur le plan financier et du transport.
ÀB ! : Est-ce qu'il y a des enjeux socioculturels qui freinent l'accès à l'interruption de grossesse ?
V. T. : À ce niveau-là, il y a plusieurs barrières ! La plus importante, je dirais, c'est la pression familiale qui découle, entre autres, de valeurs religieuses. La religion prend encore beaucoup de place sur la Côte-Nord et ça peut se faire sentir quand il est question d'avortement. En effet, l'avortement est encore très mal vu sur le territoire. Souvent, les familles vont pousser pour que la naissance ait lieu, quitte à ce que la mère, la grand-mère ou toute autre personne prenne la charge de l'enfant. Trop souvent, les personnes qui vivent une grossesse non désirée vont manquer d'information, s'isoler et ne seront pas conscientes du choix qui s'offre à elles.
ÀB ! : Quels sont les grands changements qui devraient être mis en place afin de généraliser l'accès à l'avortement et à l'autonomie corporelle sur la Côte-Nord ? Quelles sont les demandes du milieu communautaire et féministe ?
S. O. : À court terme, on souhaiterait que le CISSS reconnaisse l'expertise des Centres de femmes comme ressource vers laquelle diriger les personnes venant pour un avortement. Autrement, bien évidemment, on aimerait que les MRC et les centres de santé trouvent une solution au problème de transport.
À plus long terme, c'est bien beau d'avoir décriminalisé l'avortement, mais on ne doit pas s'arrêter là. Il faut travailler pour pérenniser ce droit qui n'est toujours pas encadré par une loi. Sans ça, à chaque élection, ça reviendra sur la table. Il faut se battre pour que le terrain gagné par les féministes dans la bataille pour l'accès à l'avortement ne soit pas perdu.
ÀB ! : Quelles sont les initiatives en place sur la Côte-Nord afin de pallier ces problèmes ?
V. T. : Sur la Côte-Nord, le programme des Passeuses (voir autre article du dossier) vise à outiller les personnes qui font la demande de services en avortement. On fait autant de l'éducation que de l'accompagnement, avant, pendant et après l'avortement. On oublie souvent le « après ». Il n'existait pas de service pour supporter les personnes ayant reçu un avortement. Dans le cas des adolescentes, c'est rare qu'elles se sentent à l'aise d'en parler à un parent, c'est donc important qu'elles aient quelqu'un à qui parler. Cela dit, notre approche est pro-choix, ce qui veut dire que si la personne souhaite être accompagnée, elle peut en faire la demande, mais si elle veut juste de l'information, on lui en donne sans pression. On va respecter son choix et ses besoins.
S. O. : Le programme des Passeuses, c'est une première en matière d'éducation à l'autonomie corporelle. Quatre centres de femmes de la région (ceux de Sacré-Cœur, de Forestville, de Baie-Comeau et de Sept-Îles) ont été formés et ça nous permet maintenant d'augmenter significativement l'offre de services.
Valérie Tremblay et Sylvie O'Connor sont intervenantes au Centre des Femmes de Forestville.
Photo : Raphaëlle Ainsley-Vincent
POUR AVOIR ACCÈS À DES SERVICES EN AVORTEMENT SUR LA CÔTE−NORD :
Hôpital Le Royer 635, boul. Joliet, Baie-Comeau
RDV : 418 589-3701 # 302546
Hôpital de Sept-Îles 45, rue du Père-Divet, Sept-Îles
RDV : 418 962-9761 # 452752

Aire protégée d’initiative autochtone au Pipmuakan
Atiku, le caribou forestier, est une espèce sacrée pour les Innu·es. Il connait un déclin tragique sur le territoire dit du Québec depuis plusieurs décennies. La communauté de Pessamit propose un plan de protection de l'espèce afin de sauver les populations menacées d'extinctions et préserver l'innu-aitun, leur culture.
En 2020, le Conseil des Innus de Pessamit dépose le projet d'aire protégée Pipmuakan auprès du ministère de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) pour contribuer à l'atteinte de la cible de 17 % d'aires protégées terrestres. Notre proposition de 2761 km2, soit 0,18 % de la superficie terrestre du Québec, est localisée près du réservoir du même nom, à environ 150 km au nord-est de la ville de Saguenay, sur notre terre ancestrale, le Nitassinan.
Grâce au statut de réserve de biodiversité, ou encore à celui d'aire protégée d'initiative autochtone (pour en savoir plus à ce sujet, voir le texte suivant), le projet du Pipmuakan vise à protéger les derniers massifs de forêts intacts dans le secteur afin d'y préserver notre patrimoine culturel ainsi que l'habitat du caribou forestier, qui sont tous deux menacés. Le projet inclut aussi la rivière Betsiamites (Pessamiu Shipu), une rivière patrimoniale qui a joué un rôle crucial dans l'histoire de notre communauté.
Bien qu'au même moment, le Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) déclare dans son rapport d'inventaire que le caribou du Pipmuakan « est dans un état extrêmement précaire », notre projet d'aire protégée n'est pas retenu.
En février 2021, le MELCC modifie sa Loi sur la conservation du patrimoine naturel pour y introduire le nouveau statut d'aire protégée d'initiative autochtone. Dix-huit mois plus tard, aucune nouvelle du gouvernement, mis à part un accusé de réception qui nous indique que l'analyse des projets d'aires protégées se poursuivra dans le cadre des nouveaux objectifs à atteindre d'ici 2030.
Pour le Pipmuakan, c'est aujourd'hui qu'il faut agir. Les taux de perturbation dans l'habitat essentiel du caribou forestier ne cessent de s'accroître, réduisant de jour en jour nos probabilités de maintenir l'espèce, ainsi que le lien fondamental qui nous unit à Atiku (caribou, en innu-aimun).
Culture en péril
Devant la dégradation de notre terre ancestrale, le déclin de sa biodiversité et de notre culture qui y est intimement associée, puis devant le non-respect du gouvernement envers nos droits ancestraux et ses obligations constitutionnelles de consultation et d'accommodement, nous devons agir. Agir pour nous réapproprier notre terre et notre culture afin d'éviter notre propre disparition.
Le projet d'aire protégée Pipmuakan a donc été créé par et pour les Pessamiulnuat (Innu·es de Pessamit), pour assurer notre survie culturelle et la vitalité de notre communauté. Rappelons que nos membres ont été durement éprouvé·es au cours du dernier siècle et qu'ils et elles le sont encore avec les impacts cumulatifs du développement continu dans notre territoire, mené sans égard à nos préoccupations. Un développement dont notre communauté ne tire aucun bénéfice.
Rétablissement et réconciliation
Le Pipmuakan est un refuge pour Atiku. Il est aussi un lieu névralgique pour la transmission et le partage de notre culture, un lieu de ressourcement et de guérison pour nos membres, un lieu de développement de notre savoir et de notre expertise. Il permet aussi un lien d'éducation, de recherche et d'alliance entre les savoirs innus et scientifiques.
Depuis plusieurs années, nous y déployons des efforts considérables pour y maintenir et y préserver notre culture. Nous y avons développé notre propre programme de suivi pour le caribou. Nous travaillons en collaboration avec les équipes de suivi du MFFP ainsi qu'avec de nombreux chercheur·es afin d'accroître nos connaissances sur l'espèce, la biodiversité qui y est associée et les mesures d'interventions optimales pour les protéger. À travers toutes ces démarches, nous développons nos capacités afin d'assurer la gestion et la gouvernance de cette future aire protégée. De plus, nous travaillons à mettre en valeur ce territoire afin d'assurer des retombées pour notre communauté, des retombées qui seront bénéfiques pour l'ensemble de la société.
Le projet d'aire protégée Pipmuakan constitue une solution clés en main pour contribuer au rétablissement du caribou au Québec, ainsi qu'à la réconciliation entre nos peuples.
Marie-Hélène Rousseau est ingénieure forestière, M. Sc. et conseillère en gestion intégrée des ressources forestières au Secteur Territoire et Ressources, Conseil des Innus de Pessamit.
Illustration : Emilie Pedneault
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.











