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Nommer et combattre un système d’immigration colonialiste et raciste
Outre la régularisation des personnes sans papiers, il faut obtenir une refonte du système d’immigration : au lieu de produire vulnérabilités et discriminations, il s’agit d’accueillir les personnes migrantes et immigrantes comme des êtres humains et comme des citoyennes à part entière, de quelque région du monde qu’elles proviennent[2].
Depuis quelques mois, l’attention médiatique et politique sur les personnes immigrantes et migrantes, aiguisée par de petites phrases « assassines » qui les rendent responsables de tous nos maux[3], et en particulier de la crise du logement, de celle de l’éducation[4] et du déclin du français, s’est focalisée sur les travailleuses et travailleurs temporaires, dont le nombre atteint les 2,2 millions au Canada dont 528 000 au Québec selon Statistique Canada, au 4e trimestre de 2023. Les chiffres auraient fait sursauter l’automne dernier Christine Fréchette, ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, qui présentait sa planification des seuils d’immigration qui tient compte uniquement des entrées au pays avec la résidence permanente (ce qu’on appelle couramment l’immigration économique). Cependant, comme le souligne en février la journaliste du Devoir Sarah Champagne[5], Québec a une responsabilité indéniable dans la situation car, quoi qu’en dise le gouvernement caquiste de François Legault, il a ouvert largement la porte : c’est lui en effet qui a demandé au fédéral que les employeurs du Québec qui voulaient recourir au programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) obtiennent un « traitement simplifié » de leur demande, ce qui veut dire que ces employeurs n’ont plus à « faire la démonstration qu’ils ont cherché à recruter quelqu’un localement[6] ». Le résultat est qu’en 2023, le nombre d’entrées par le PTET (58 885) a dépassé au Québec le nombre d’entrées avec un statut de résident permanent (52 790)[7]. Or, les travailleuses et travailleurs du PTET disposent seulement d’un permis temporaire qui, pour les emplois peu qualifiés (en dessous de 26 $/h) ne leur donne pas de voie d’accès à la résidence permanente[8]. En outre, ce permis temporaire de travail est « fermé », c’est-à-dire attaché à un employeur unique : si celui-ci décide de ne pas les garder, ils ou elles doivent rentrer dans leur pays ou se trouver un autre employeur, ce qui, en filigrane, veut dire vivre sans statut, sans papiers, dans une situation extrêmement difficile. Sara Champagne rapporte des témoignages de travailleurs licenciés à peine arrivés au Québec avec leur famille, alors qu’ils ont tout vendu dans leur pays d’origine (La Tunisie et le Maroc en l’occurrence) pour venir y travailler : « Je voudrais que personne ne fasse l’erreur de quitter son pays avec un permis fermé », indique l’un d’eux. Un autre travailleur déplore : « Juridiquement, tout est bien propre, on fait un contrat. Mais on n’a pas sensibilisé les gens aux risques qu’ils vont prendre », et un troisième souligne : « Le gouvernement sait ce qui arrive avec les permis fermés et il ferme les yeux[9] ».
Les batailles de chiffres sur les seuils d’immigration permanente que se sont livrés les partis politiques l’automne dernier semblent bien anecdotiques devant ces témoignages qui renvoient à des enjeux structurels du système d’immigration canadien. Au-delà des chiffres, on ne peut pas comprendre l’emballement pour le recrutement sur permis temporaire sans resituer le phénomène : d’abord dans l’héritage colonialiste-raciste dans lequel sont ancrées ces mesures ; puis dans le changement de paradigme intervenu depuis les années 2000 en matière de politiques d’accès à la résidence permanente, lequel a mis l’accent sur l’utilité économique de l’immigration et a réactualisé la colonialité du pouvoir et le racisme systémique.
Pour éclairer ce fondement colonialiste-raciste, il est nécessaire de croiser des connaissances portant sur les principales lois régissant l’accès à la citoyenneté pour les personnes immigrantes ainsi que sur les principaux statuts d’immigration. Grosso modo, au Canada, la gestion et le contrôle des flux de main-d’œuvre internationale reposent d’un côté sur une voie d’accès vers la résidence permanente et donc vers une forme de citoyenneté, surtout utilisée jusqu’il y a trente à quarante ans par des Européens ou des francophones recherchés par le Québec (comme le montrent les données des recensements de Statistique Canada) et, d’un autre côté, sur des programmes de permis temporaires.
Les permis temporaires structurés par les rapports Nord-Sud
Outre les permis pour les étudiantes et étudiants venant faire leurs études ou profitant du permis vacances-travail (réservé aux pays du Nord[10]), les programmes de permis temporaires se divisent en deux principaux volets : 1) le Programme de mobilité internationale qui inclut différents cas de figure dont le déplacement de salarié·e·s entre filiales, les jeunes de certains pays signataires d’accords avec le Canada ou des situations spécifiques qui sont utilisées, dans bien des cas, pour des emplois considérés comme hautement qualifiés et principalement pourvus par des travailleurs du Nord; 2) les programmes des travailleurs étrangers temporaires (PTET, programme des travailleurs agricoles saisonniers, PTAS, et programme des aides familiaux résidants, PAFR) qui s’adressent essentiellement aux populations du Sud, car ces programmes dépendent d’accords bilatéraux entre le Canada et certains pays comme les Philippines, le Mexique et le Guatemala. Comme déjà mentionné, les permis sont particulièrement restrictifs, ou dits « fermés », parce qu’ils sont émis pour un employeur unique, qui a le pouvoir de le rompre unilatéralement et donc de faire perdre le statut migratoire. Jusqu’en 2002, ces programmes restrictifs de travail temporaire étaient principalement destinés à apporter de la main-d’œuvre saisonnière dans l’agriculture ou à fournir des aides familiales ; celles-ci, car il s’agit majoritairement de femmes, étaient les seules à avoir accès à la résidence permanente, mais devaient cependant attendre avant de pouvoir faire la demande et se faisaient (se font) entretemps durement exploiter, d’autant plus que jusqu’en 2014, elles étaient obligées de vivre chez le particulier employeur qui abusait fréquemment de la situation.
Ce système de migration peut être qualifié d’héritage colonial. Il a en effet été construit après l’abolition en 1962 de l’Acte d’immigration adopté en 1910 par le Canada et qui interdisait l’immigration aux personnes « déclarées comme “inadaptées au climat ou aux besoins du Canada”, bloquant dans les faits la plupart des immigrants non blancs[11] ». Deux mesures significatives ont été prises après cette abolition.
D’une part, en 1966, le Canada adopte un programme pilote destiné à faire venir en Ontario de la main-d’œuvre jamaïcaine de Porto Rico pour répondre aux besoins des fermiers, tout en s’assurant que ces personnes ne resteraient pas au pays. Depuis, la démarche s’est élargie pour déboucher sur les PTAS, PTET et PAFR. De tels programmes ne sont pas spécifiques au Canada. D’autres pays du Nord recourent à la main-d’œuvre du Sud selon le même schéma. Ces programmes bilatéraux ont été dénoncés à maintes reprises à l’issue de travaux de recherche pour leur sexisme et racisme, car ils servent à mettre à la disposition des employeurs une force de travail (physique, émotionnel, etc.) choisie selon son sexe et sa nationalité, ces critères servant à attribuer des « compétences » auxquelles la main-d’œuvre doit se conformer. Au Canada, cette forme d’exploitation genrée et racisée a connu un essor particulièrement important à partir de 2002, lorsque le PTET, d’abord réservé aux emplois qualifiés ou à certains emplois marqués par la rareté de la main-d’œuvre, a été élargi aux emplois dits peu spécialisés, ceux qui connaissent la croissance la plus importante depuis.
Dès 2008, si on inclut les étudiantes et étudiants étrangers qui sont de plus en plus nombreux à venir des pays du Sud global, mais qui appartiennent dès lors à des classes sociales ayant les moyens de payer les frais d’inscription, le nombre d’entrées au Canada de personnes migrantes ayant un statut temporaire a dépassé le nombre d’entrées par la résidence permanente. Depuis, la croissance des entrées de travailleuses et travailleurs temporaires ne s’est pas démentie, et ce, malgré différentes interventions dont celle de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, qui a clairement exprimé dès 2012[12] que les programmes délivrant un permis fermé entretiennent la discrimination systémique à l’égard des populations migrantes en raison de leur sexe, de leur langue, de leur condition sociale, de leur origine et de leur « race » – la majorité des personnes occupant des emplois dits peu spécialisés proviennent du Guatemala, du Mexique et des Philippines. Le recours à ces programmes, destinés à exploiter mais aussi à contrôler les flux de main-d’œuvre venant des pays du Sud global, a été facilité dans l’ensemble du Canada depuis le gouvernement Harper, qui a simplifié les démarches des employeurs pour obtenir des autorisations à procéder à de tels recrutements ou qui les en a dispensés dans certaines conditions. Au Québec, le gouvernement Legault a continué dans cette lignée[13].
La dénaturation de la voie d’accès à la résidence permanente
D’autre part, en 1967, le système de points a été introduit comme voie d’accès à la résidence permanente. Selon Dufour et Forcier[14], la création de ce système de points s’inscrit dans la volonté de réduire le regroupement familial introduisant des travailleurs peu qualifiés et d’augmenter la part d’immigration économique et qualifiée. Ce caractère potentiellement discriminatoire à l’égard des personnes provenant du Sud global, moins massivement qualifiées à l’époque, sera accentué à partir de l’ère Harper; les gouvernements suivants vont en effet renforcer l’immigration économique qualifiée au détriment du regroupement familial – processus qui sera même gelé pendant deux ans – et au détriment des personnes réfugiées et demandeuses d’asile, dont la figure sera en quelque sorte criminalisée soit parce qu’elles seront considérées comme des personnes cherchant à profiter du système de protection sociale, soit comme de « faux » réfugié·e·s « menaçant la sécurité nationale[15]». Parallèlement, alors que les personnes issues des pays du Sud global vont progressivement constituer, après les réformes des années 1960, la majorité des candidats (par rapport aux Européens) empruntant la voie de la résidence permanente, le système de points connait deux modifications majeures. Celles-ci restreignent l’accès aux personnes dont la déclaration d’intérêt (c.-à-d. les postes pour lesquels elles se présentent) correspond aux besoins à court terme des employeurs, qui deviennent en quelque sorte les maitres d’œuvre d’un processus d’immigration qui se privatise[16].
Il s’agit là d’un changement de paradigme amorcé au début des années 2000, qui dénature la voie d’accès à la citoyenneté en réduisant l’être humain, jusqu’alors considéré dans sa globalité, à son intérêt économique, c’est-à-dire à son utilité en termes de main-d’œuvre. Cette utilité économique consiste le plus souvent – au-delà des discours sur la recherche d’une main-d’œuvre qualifiée – à combler à moindre coût les postes délaissés en raison de leur salaire insuffisant et de leurs difficiles conditions de travail. À titre d’exemple, environ la moitié des permis temporaires le sont en réalité pour des emplois peu spécialisés.
Le permis « fermé », forme moderne d’esclavage
Tandis que se déploient les discours qui transforment l’immigration sous ses différentes formes en bouc émissaire, on comprend mieux l’accent mis sur le travail temporaire et en particulier sur les programmes de travail temporaire délivrant un permis fermé. Objet de toutes les attentions pour les employeurs, ces programmes sont profondément rejetés par nombre d’organisations communautaires et syndicales qui demandent la suppression du permis de travail « fermé » au profit d’un permis ouvert et d’un statut permanent. Elles dénoncent ce système d’immigration à deux vitesses, source d’abus, de sous-salaires et d’heures supplémentaires non payées, de violence et de harcèlement psychologique et sexuel, et d’accidents du travail. Un rapporteur spécial de l’ONU, Tomoya Obokata, venu au Canada en septembre dernier pour enquêter à ce sujet a clairement conclu que le « permis fermé » ouvrait la porte à des formes d’« esclavage moderne[17] ». Et pour cause : le statut migratoire dégradé agit auprès des employeurs, qu’on le veuille ou non, comme un signal stigmatisant celles et ceux qui les occupent, les épinglant comme des sous-citoyennes et sous-citoyens.
Un système qui produit vulnérabilités et pertes de statut
Depuis la visite du rapporteur de l’ONU, le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes s’est saisi de ce sujet ainsi que de celui des personnes sans papiers, très nombreuses au Canada (entre 500 000 et 600 000 selon les estimations) en raison de ces politiques. Car ce système d’immigration produit à grande échelle des pertes de statut. Si la vie des employeurs a été simplifiée, celle des détenteurs de permis temporaires fermés ne l’a été en aucun cas, malgré l’ouverture, formellement, de l’accès à la résidence permanente. En pratique, les obstacles sont si nombreux que très peu de personnes titulaires du permis fermé arrivent à obtenir le statut de résident permanent (1 sur 14 entre 2015 et 2022 au Canada). Cette proportion n’est qu’une moyenne : au Québec, comme mentionné, les personnes occupant des emplois peu spécialisés continuent à quelques exceptions près de se voir interdire l’accès à la résidence permanente ou se heurtent à l’insuffisance des moyens disponibles pour la francisation et à la difficulté des tests de français, ce que le gouvernement québécois a fini par reconnaitre. Par ailleurs, nombre de personnes fuyant des employeurs abusifs ne réussissent pas à obtenir ce « permis ouvert pour personnes vulnérables » prévu par Ottawa dans les cas d’abus, car les démarches sont extrêmement lourdes, ou elles n’arrivent pas à obtenir de nouveau un permis « fermé » à l’issue de la durée d’un an accordé avec ce permis ouvert.
Outre la perte de statut en raison de la nature même des politiques d’immigration, qui institutionnalisent la précarité comme moyen de gérer les flux de main-d’œuvre en provenance du Sud global, on peut aussi se retrouver sans papiers quoique dans une moindre mesure, malgré ce que laisse croire la large couverture médiatique du « chemin Roxham », à cause de la non-effectivité ou de l’insuffisance des politiques humanitaires qui accordent trop souvent au compte-gouttes la résidence permanente et qui la refusent pour des raisons aberrantes : on peut voir à cet effet le documentaire L’audience[18], où le juge refuse le statut de réfugié à un couple avec enfants considérant qu’il « magasine » le pays dans lequel il veut vivre ! C’est sans compter les restrictions apportées à des programmes comme le parrainage collectif, victime de son engouement auprès d’une population prête à accompagner financièrement, pendant un an après leur arrivée au Canada, des personnes qui ont auparavant obtenu le statut de réfugié. Il faut aussi rajouter au tableau les quotas annuels imposés par Québec, qui restreint même les entrées par regroupement familial et retarde du coup la réunion des familles des années durant – des conséquences guères différentes de celles résultant de la politique « tolérance zéro » édictée par Trump aux États-Unis envers les demandeurs d’asile provenant du Mexique et qui avait mené à séparer près de 4 000 enfants de leurs parents.
Les annonces début novembre des gouvernements fédéral et québécois sur la planification de l’immigration n’ont pas montré de volonté de corriger ces politiques qui perpétuent la domination envers les travailleuses et travailleurs du Sud global. Cependant, la ministre de l’Immigration du Québec n’a pu éviter de parler de ces travailleurs temporaires et de l’ampleur du phénomène qui avait été révélée par des médias quelques semaines avant l’annonce de la planification. Elle a ainsi indiqué vouloir mettre une condition de maitrise minimale du français à l’oral pour obtenir un renouvellement au bout de trois ans d’un permis temporaire, ce qui a paru totalement indécent aux yeux des organisations syndicales et communautaires œuvrant avec les personnes migrantes, ou pour faire respecter leurs droits humains, puisqu’on ne leur donne même pas la possibilité de s’installer au Québec avec un statut permanent ! Cela semble également ingérable par les employeurs, qui devraient assurer des heures de français sur les lieux de travail alors que bon nombre d’entre eux ne respectent même pas le droit du travail.
Le 14 décembre dernier, Marc Miller, ministre fédéral de l’Immigration, a donné une entrevue au Globe and Mail où il rappelait la promesse faite par Trudeau, il y a déjà deux ans, concernant l’adoption d’un programme de régularisation de grande ampleur. Cependant, l’entrevue montre que les objectifs seraient restreints là encore aux secteurs d’activité pour lesquels les immigrantes et immigrants sont économiquement utiles, comme la construction et la santé, où ils sont jugés « indispensables », et le processus serait très long (s’étirant jusqu’en 2026) pour des raisons explicitées dans l’entrevue, qui se réfèrent à la montée d’un sentiment anti-immigrant parmi la population – un sentiment que les dirigeants politiques sont en réalité en train d’amplifier si ce n’est de créer. Or, les organisations communautaires ou syndicales qui se mobilisent pour obtenir la régularisation des personnes sans papiers demandent de leur côté un programme complet et véritablement inclusif.
Longtemps, face aux politiques discriminatoires d’immigration et à leurs conséquences parfois lourdes sur l’état physique et mental des personnes, des organismes comme le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec ont œuvré de façon assez isolée durant leurs premières années, ne recevant un soutien que d’autres organismes communautaires, puis, petit à petit, d’organisations syndicales. Mais avec la pandémie, qui a jeté une lumière crue sur toutes ces personnes migrantes, précaires ou sans papiers qui ont dû continuer à travailler en s’exposant à l’épidémie, y perdant parfois la vie, ces organisations de travailleuses et travailleurs migrants ont acquis une visibilité et une reconnaissance indéniables, tandis que le sort de ces personnes alors qualifiées d’essentielles n’a pu rester dans l’ombre, et ce, d’autant moins qu’elles ont été les premières à se mobiliser pour faire reconnaitre leurs droits.
À présent, au Québec en particulier, les organisations syndicales sont impliquées dans la campagne pour la régularisation des personnes sans papiers, qui rassemble une trentaine d’organismes communautaires d’envergure provinciale et même internationale[19]. Cette coalition qui a élargi ses objectifs a tenu le 15 février dernier une rencontre stratégique pour déterminer ses priorités et stratégies afin de ne plus être seulement réactive. Au cœur des discussions, il y a la nécessité de déconstruire les discours anti-immigrants et de mettre fin à ce système d’immigration discriminatoire et raciste tout en continuant à réclamer haut et fort un programme de régularisation complet et inclusif.
Un tournant dans la mobilisation pour la régularisation
La mobilisation se trouve en effet à un tournant. Un bras de fer s’est véritablement engagé avec les classes dirigeantes qui cherchent sans pudeur à travers les responsables politiques et la montée des discours anti-immigrants des appuis ou des voix jusqu’à l’extrême droite. Ce n’est pas pour rien que le patronat se montre quasi inflexible à maintenir le système du permis fermé. C’est tout un modèle économique qu’il s’agit de préserver et qui repose sur une main-d’œuvre flexible et à bas salaires permettant, par exemple, de vendre les fruits et légumes cultivés au Québec moins cher ou de faire de la province un espace d’entreprises logistiques à moindre coût. Si tant le gouvernement fédéral que celui du Québec se défendent de poursuivre des objectifs racistes ou inconsidérés, il n’en reste pas moins que transformer les personnes migrantes et immigrantes en boucs émissaires est un moyen de tenter de les isoler, de leur faire perdre un pouvoir de négociation qu’elles ont durement acquis ces dernières années.
L’issue du bras de fer dépendra des mobilisations en cours, et donc aussi de l’engagement des syndicats, notamment au Québec mais pas seulement. Feront-ils de ces enjeux une campagne prioritaire, en se donnant les moyens d’informer et de former les syndicats locaux à connaitre et à faire valoir les droits des travailleuses et travailleurs migrants qu’ils retrouvent de plus en plus souvent dans leur entreprise ?
À l’heure des petites et grandes phrases transformant les personnes migrantes et immigrantes en boucs émissaires de toutes les faillites des responsables politiques en matière d’inflation et de coût de la vie, de logement et d’accroissement des inégalités, l’enjeu dépasse celui de négocier quelques avancées ou de limiter les reculs; il est d’opposer une autre vision du monde, un autre récit qui favorise de larges alliances entre les différents mouvements sociaux et organismes communautaires luttant pour le logement social, contre la pauvreté, contre le racisme, etc. Et pour ce faire, il est fondamental de mettre à nu les ressorts colonialistes et racistes sur lesquels reposent les politiques d’immigration, comme il est nécessaire de montrer en quoi la crise du logement et la spéculation immobilière représentent, comme l’accroissement des inégalités, un des moteurs du processus d’accumulation capitaliste.
Par Carole Yerochewski, sociologue
Carole Yerochewski remercie le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants, notamment Cheolki Yoon, Nina Gonzalez, Noémie Beauvais, Ryan Faulkner, pour leur apport à la mise en lumière et à l’analyse de ces réalités. ↑
- Sur la question de l’immigration, on pourra aussi se référer au dossier du n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistances, 2022. ↑
- Rappelons, entre autres, la déclaration de Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois, comme quoi une « crise sociale sans précédent » menace le Québec à cause du nombre d’immigrants, celle du ministre Jean Boulet qui avait lancé une fausse information à l’automne 2022, en disant que « 80 % des immigrants ne travaillent pas, ne parlent pas français, ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise » et plus récemment, le 22 février, le premier ministre déclarant lors d’un point de presse que « les demandeurs d’asile menacent la langue française » (titre de l’article de Lisa-Marie Gervais, dans Le Devoir du 23 février 2024). Le plus virulent dans les discours anti-immigrants est sans doute le chef conservateur Pierre Poilievre, mais pratiquement aucun parti politique n’évite de reprendre ce type de discours. ↑
- Le gouvernement Legault met sur le dos des demandeurs d’asile les surcharges dans les garderies et les classes. Débouté par la Cour d’appel, il annonce vouloir porter en Cour suprême sa volonté de maintenir l’exclusion des enfants des demandeurs d’asile de l’accès aux garderies subventionnées – une mesure qualifiée de discriminatoire en raison du sexe par la Cour d’appel. ↑
- Sarah Champagne. « Un programme des travailleurs temporaires “totalement dénaturé”, tonne un leader syndical », Le Devoir, 23 février 2024. ↑
- Ibid. ↑
- Le nombre de demandeurs d’asile entrés au Québec, notamment par le chemin Roxham, était près de 59 000 en 2022, mais 27 % d’entre eux, soit environ 16 000 personnes, se sont installés ailleurs au Canada dans l’année même de leur demande d’asile selon les informations collectées par Lisa-Marie Gervais dans son article « La proportion de demandeurs d’asile au Québec ne serait pas aussi élevée que le dit le gouvernement Legault », Le Devoir, du 5 février 2024. ↑
- Contrairement à ce qui est en vigueur dans le reste du Canada depuis la deuxième moitié des années 2010. Le gouvernement Legault, utilisant les prérogatives du Québec en matière d’immigration, a en effet fermé cette possibilité d’accéder à la résidence permanente pour les personnes occupant des emplois peu qualifiés, et ce, y compris pour les aides familiales, alors que ce programme, contrairement au programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) et au PTET, avait toujours donné accès à la résidence permanente. ↑
- Sarah Champagne. « Congédiés sur des permis fermés, des travailleurs temporaires se retrouvent dans l’impasse », Le Devoir, 23 février 2024. ↑
- Sur les 35 pays participants, cinq appartiennent au Sud global : Costa Rica, Mexique, Corée du Sud, Hong Kong et Taïwan. Voir Vivez au Canada. ↑
- Extrait de la Fiche d’information du gouvernement du Canada à l’occasion du Mois de l’histoire des personnes noires au Canada : <https://www.justice.gc.ca/fra/jp-cj/scjn-cbjs/fait2-fact2.html>. ↑
- <https://www.cdpdj.qc.ca/fr/nos-positions/enjeux/travailleurs-migrants>. ↑
- On peut se référer en particulier à l’article de Marie-Hélène Bonin, « Le Québec, de terre d’accueil à club privé », dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, qui décrit la façon dont le gouvernement Legault a négocié dès 2018 une « flexibilisation » du PTET au profit des employeurs. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le nombre de travailleurs et travailleuses temporaires ait cru beaucoup plus vite ces dernières années au Québec que dans le reste du Canada. ↑
- Frédérick Guillaume Dufour et Mathieu Forcier, « Immigration, néoconservatisme et néolibéralisme après la crise de 2008 : le nouveau régime de citoyenneté canadien à la lumière des trajectoires européennes », Revue Interventions économiques, n° 52, 2015. ↑
- Ibid., para. 24. ↑
- Ibid. ↑
- Mélanie Marquis, « Un danger d’esclavage moderne, s’alarme un représentant de l’ONU », La Presse, 6 septembre 2023. ↑
- Émilie B. Guérette et Peggy Nkunga Ndona, L’audience, documentaire, 93 min., Québec, 2023. ↑
- Voir par exemple la lettre ouverte de Nina Gonzalez du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et de 28 organisations, « Cessez les expulsions, régularisez les sans-papiers ! », La Presse, 18 décembre 2023. ↑
La CAQ impose l’austérité aux étudiants et travailleurs des écoles
L’Antifascisme de Mark Bray : une plongée dans l’histoire et les idéaux du mouvement antifasciste
Quand le temps devient fou
L'expression « temps fou » désigne d'abord une revue culturelle et politique ayant connu deux moments : une première existence couvrant les années 1978-1983, suivie d'une seconde, un rebondissement dix ans plus tard de 1993 à 1998. Véronique Dassas, auteure de Chronique d'un temps fou [1], a participé aux deux périodes de cette aventure, dirigeant la deuxième mouture de la revue avec enthousiasme et brio.
Le temps fou désigne également une atmosphère plus englobante, qualifiant notre époque depuis, en gros, les années 1980, qui serait caractérisée par un temps déréglé, sorti de ses gonds, dont les guerres récentes seraient un des principaux symptômes, un retour de la barbarie sous des formes sophistiquées. C'est cet air du temps qu'évoque l'auteure dans la première partie de son livre, tandis que la seconde est constituée « d'exercices d'admiration », constituant autant de célébrations d'écrivain·es et d'artistes particulièrement affectionné·es.
Bifurquer
Si les sujets abordés sont nombreux, ils relèvent toutefois d'une approche générale que Dassas qualifie de bifurcation, dans laquelle il s'agit non seulement de critiquer les productions culturelles et les pratiques politiques d'aujourd'hui, mais d'en imaginer, d'en inventer de nouvelles dans une période où l'utopie d'une révolution globale, qui avait inspiré les militant·es des années 1960-1980, est disparue, sauf dans quelques groupes ultraminoritaires.
L'effervescence culturelle remplace depuis les années 1980 la désaffection politique. Les nouveaux créateurs et les nouvelles créatrices sont souvent, dans cette perspective, des militant·es reconverti·es qui deviennent acteur·rices dans les milieux de l'art et de la communication ou qui se professionnalisent : d'étudiant·es contestataires, ils et elles deviennent par exemple des professeur·es bien intégré·es dans les institutions qu'ils et elles critiquaient naguère.
Dassas, pour sa part, se tient à la fois à l'intérieur et en dehors de cette transformation générale par son approche oblique caractérisée par une lucidité qui ne laisse guère de place aux illusions lyriques.
Guerre à la guerre
Son invention d'un « abécéguerre » pour désigner les véritables motifs des guerres contre l'Irak témoigne de cette prise de conscience de la réalité concrète de ces affrontements, très différente de la rhétorique « démocratique » qui les légitime. La guerre soi-disant « juste » pour la « libération » du Koweït en 1991 s'avérera dans les faits un véritable massacre, dont les victimes se compteront à quelques centaines pour les Américains et leurs alliés et à plus de 100 000 du côté irakien. Il en ira de même pour la seconde guerre du Golfe en 2003, justifiée par la présence présumée d'armes de destruction massive dont l'existence ne sera jamais prouvée et qui ne « fut, note Dassas, qu'une vaste mise en scène indigne d'Hollywood ». On pourrait en dire autant pour l'Afghanistan tenu pour responsable de la destruction des tours de New York en septembre 2001, dont l'invasion sera considérée comme nécessaire et juste sous prétexte qu'al-Qaïda y avait son QG.
Cette lucidité et cette vigilance sont également présentes dans l'analyse que propose l'auteure de la guerre entre la Russie de Poutine et l'Ukraine. Dans ce conflit, elle donne tort à Poutine et, dans une moindre mesure, à Zelensky pour son nationalisme guerrier, guère porté, comme son adversaire, à des compromis et elle prône une « trêve », afin de comprendre un peu mieux les fondements historiques et politiques de cette guerre qui apparaît absurde et impensable à première vue. Cela permettrait de s'interroger notamment sur le rôle de l'OTAN dans cet affrontement, engagement qui implique une généralisation de la guerre, un accroissement des armes et, du coup, du nombre de morts. Cela permettrait également de réfléchir sur la russophobie qui s'est emparée de l'Occident au point de s'en prendre à la culture russe, autrefois louangée, et devenue objet de suspicion dont il convient de se méfier. Bref, elle propose des nuances qui s'opposent à la seule logique guerrière au nom de la complexité et de la nécessité de savoir sans donner raison pour autant à Poutine et à sa volonté impériale.
Sur un autre plan, bien que féministe convaincue, Dassas s'interroge sur la nécessité de la présence des femmes dans les armées revendiquée au nom du principe d'égalité entre les femmes et les hommes. S'adressant à ses amies féministes, elle affirme que cela ne justifie pas « qu'il nous faille passer par toutes les institutions que les hommes ont taillées à leur image en nous conformant à leurs règles, à leurs perversions, à leurs barbaries ». Et elle conclut : « je pense que l'armée, comme la police, ne sont pas faites pour les femmes », car ce sont des « institutions massacreuses ».
Féministe inorthodoxe ?
Cette conception souple du féminisme sous-tend son analyse de la critique féministe du film célèbre de Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, qui fut l'objet de controverses passionnées au moment de sa sortie en 1986. Succès de salle, note Dassas, le film devient bientôt « succès de salon » qui fait beaucoup jaser dans les chaumières du Québec, y compris dans le camp des féministes. On lui reprochera entre autres de reprendre à son compte des représentations sexistes et éculées de la femme qui sont une caricature de sa condition réelle dans la vie sociale. En cela, le film constituerait une sorte de mensonge, sinon une trahison, des femmes et de leurs combats pour l'émancipation et du coup son auteur est considéré comme conservateur, sinon réactionnaire, et profondément machiste.
Cette critique contient une part de vérité, bien entendu, mais elle est limitée, remarque Dassas, par les « simplifications de l'idéologisme » qui s'en tient aux représentations explicites des femmes sans tenir compte du regard et de la vision du monde du cinéaste, essentiellement pessimiste et qui n'épargne pas davantage les hommes, relevant plutôt d'un cynisme généralisé en ce qui a trait à la condition humaine et à l'avenir d'un monde voué au déclin. « Les choses sont plus complexes », note l'auteure, que ce que met en relief une certaine critique féministe qui insiste davantage sur la justesse (ou non) des représentations des femmes que sur le fondement qui la soutient : une vision profondément satirique et critique de la décadence non seulement de l'empire américain, mais du type de civilisation mortifère qu'il répand sur l'ensemble de la planète.
La venue à l'indépendantisme
On retrouve cette attitude nuancée dans le traitement que réserve Dassas au nationalisme qu'elle associe d'emblée à la xénophobie, voire au racisme, et qu'elle perçoit sur le mode de la tragédie, sous la forme du fascisme ou du national-socialisme davantage que sous celle des luttes pour la décolonisation.
C'est la situation du Québec où elle arrive dans les années 1970 qui lui fera connaître la dimension positive de l'indépendantisme dans sa phase progressiste que lui présentent des amis de gauche : « Et moi qui n'aimais ni le peuple, ni les nations, ni les élections, écrit-elle, je devins indépendantiste par sympathie. » L'adhésion à l'indépendantisme, favorisée par la contagion amicale, vaut toutefois dans la mesure où elle est une composante d'une lutte plus générale pour l'émancipation qu'elle retrouve dans le PQ des débuts, dont elle prendra ses distances lorsqu'il paraîtra s'engager dans le nationalisme identitaire qui émerge déjà au début des années 1980 et qui s'imposera au premier plan dans les années récentes. Elle s'inscrit donc dans le courant indépendance-socialisme prôné par Parti pris, revue phare des années 1960 et qui innerve le RIN et le PQ dans sa période d'émergence.
Sur tous les sujets qu'elle aborde, Dassas propose une analyse fine et pénétrante reposant sur un fond de scepticisme qui favorise un questionnement critique qui s'exprime toutefois sur le mode empathique. Les exemples évoqués ici, prélevés sur un large corpus, en témoignent de même que les « exercices d'admiration » qui constituent la deuxième partie de son livre.
Éloge des singularités
Les personnages évoqués dans cette partie se distinguent par leur profonde humanité ou leur destin original et parfois fantasque. J'en retiens ici deux à titre d'exemples parmi une dizaine décrits par l'auteure.
Primo Levi, auteur de Si c'est un homme [2], incarne le premier cas de figure. Détenu durant la dernière année d'existence d'Auschwitz, il a décrit la condition effroyable des prisonnier·ères dans un enfer qui n'a d'autres lois et d'autres règles que celles de la survie à tout prix, y compris au détriment des autres incarcéré·es. Dans cet univers insensé, il n'y a que deux sortes d'individus : ceux que l'on considérerait dans la vie ordinaire comme des profiteurs qui recourent à tous les moyens pour demeurer vivants, y compris au détriment des autres qui, pour leur part, en raison de leur vulnérabilité et de leur faiblesse, sont voués à devenir des « musulmans », c'est-à-dire des morts-vivants condamnés à une mort aussi indigne que certaine.
Dans le camp, il n'y a pas de troisième voie, de conduite qui permettrait de vivre dans la décence. On survit dans l'infamie et grâce à la chance davantage que par le courage et le mérite. Du moins c'est la conclusion que Levi tire de son expérience à Auschwitz et qui la rend particulièrement éclairante pour Dassas.
Le personnage de Patrick Straram pourrait apparaître comme l'envers, le négatif du portrait de Levi, endossant plutôt celui de l'intellectuel excentrique et irresponsable. Français et parisien, issu d'une grande famille bourgeoise, il déserte l'école et la famille au profit de la vie de bohème dans les clubs et les bars de Saint-Germain-des-Prés dès l'adolescence. En 1958, il s'installe à Montréal où il se fait rapidement connaître dans le milieu culturel, se liant d'amitié avec tout ce qui compte dans cet univers en ébullition. Il s'implique à la revue Parti pris dans laquelle il tient une chronique significativement intitulée « Interprétations de la vie quotidienne ». Ce sont surtout des textes autobiographiques dans lesquels il s'explique sur sa quête de l'absolu à travers des conduites extrêmes comme ses fameuses « dérives », déambulations accompagnées de beuveries, qui lui donnent une image de délinquant intellectuel qui fascine certain·es et qui en rebute d'autres.
Il est ensuite attiré par la contre-culture. Il aime le mode de vie de ses adeptes axé sur l'importance de la vie quotidienne et la place qu'elle accorde au sexe, aux drogues et autres pratiques de la marge. Et il vit de petits contrats et d'expédients, devenant de plus en plus pauvre et malade au fil des années, sombrant dans le désespoir et mourant de ses excès en tous genres qui comportent une dimension suicidaire.
Par sa trajectoire, Straram incarne à sa manière la figure de l'écrivain maudit. Il est admiré par Dassas parce qu'il fait partie des rares individus qui agissent selon leurs convictions, sans compromis, quitte à payer un lourd tribut. C'est cette détermination qu'elle met en relief et qui n'est pas le moindre mérite d'un personnage haut en couleur, dans son œuvre comme dans sa vie.
* * *
Le livre de Véronique Dassas s'offre comme un témoignage passionnant, autant dans sa dimension critique que dans son éloge de ceux et celles qui se proposent toujours de transformer le monde dans les périodes favorables comme dans celles rongées par le doute et le désespoir. Il évoque à sa manière fine, souple et nuancée la transition qui s'opère entre la période des grandes espérances des années 1960-1980 et celle des grandes déceptions que nous connaissons aujourd'hui à travers les événements et les acteurs qui l'ont marquée pour le meilleur et pour le pire. En quoi, elle offre, de manière pointilliste, une fresque historique qu'on a tout intérêt à connaître pour mieux saisir les enjeux auxquels nous sommes actuellement confronté·es.
[1] Véronique Dassas, Chronique d'un temps fou, Montréal, Lux éditeur, 2023.
[2] Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996. Publié en italien en 1947.
Illustration : Elisabeth Doyon
Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain
Alex Gagnon, Les déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Del Busso, 2023, 350 pages.
Dans Les déchirures, le docteur en littérature Alex Gagnon propose quatre « essais sur le Québec contemporain », qui sont en fait des analyses de discours assez techniques portant sur quatre objets de polémique des dernières années : les chroniqueurs de droite du Journal de Montréal, l'ouvrage L'empire du politiquement correct, de Mathieu Bock-Côté, le « Manifeste contre le dogmatisme universitaire » paru dans le Devoir en 2020, et l'affaire Lieutenant-Duval. Gagnon affirme d'emblée qu'« avoir des opinions [… l']'intéresse peu » (p. 10). Il préconise plutôt une approche « descriptive » (p. 11) surtout fondée sur les théories discursives de Marc Angenot et sur la sociologie des champs de Pierre Bourdieu.
L'auteur applique plus ou moins la même méthode à ses quatre sujets. Pour chacun, il identifie deux camps, et cherche à faire ressortir les similarités et les différences dans le style argumentatif. Son travail n'est pas strictement descriptif ; il se permet des critiques, surtout envers le côté « droit » des polémiques (Richard Martineau, Bock-Côté, et le Manifeste), et dans l'affaire VLD, il prend clairement le parti de la liberté académique. Mais il trouve le moyen d'y adosser le côté « gauche » et parfois, cela donne des incongruités, comme le rapprochement des styles de Bock-Côté et de Francis Dupuis-Déri (p. 106-8), ou l'acharnement sur une pétition de gauche radicale somme toute insignifiante comme principal interlocuteur des pro-VLD, alors que pourtant, la plupart des interventions publiques contre l'usage sans retenue du « mot en N » furent modérées et constructives.
Il y a une forte intention chez Gagnon de se placer au-dessus de la mêlée, mais comme il ne s'intéresse pas vraiment au contexte sociopolitique (sauf pour l'affaire VLD, qu'il décrit assez bien), cela nous donne un portrait de la polémique au Québec où les antagonistes ne valent pas mieux l'un que l'autre. Il termine l'ouvrage avec une présentation plutôt intelligente des théories de Bourdieu, mais il surestime gravement l'« effet de classement ». Pour lui, « les membres d'une société prennent les positions idéologiques qu'ils “choisissent” […], non pas pour elles-mêmes, parce qu'ils les trouvent vraies ou justes, mais pour l'identité sociale qui s'y rattache » (p. 342). Gagnon insiste là-dessus : les « polémistes » de tous côtés ne croient pas vraiment ce qu'ils disent, tout cela ne serait qu'un jeu sémantique de classement et de déclassement (p. 344-345). Qu'en est-il alors de son propre travail ? Il affirme à la toute fin qu'on peut faire de la « science » en valorisant « l'usage idéal de la raison » comme marqueur identitaire (p. 346). Il croyait s'en sortir, mais tout le monde dans le champ polémique affirme faire usage de raison contrairement à leurs adversaires obnubilés par les idéologies…
Monocultures de l’esprit
Vandana Shiva, Monocultures de l'esprit, Éditions Wildproject, 2022, 196 pages.
Au départ, je me disais qu'il s'agissait certainement d'un livre sur la culture au sens de musique, écriture, images, etc. Même si cette analogie y trouve tout autant des pistes critiques et résistantes, il s'agit d'un recueil de cinq essais acérés concernant l'agriculture au sens large comme, seuls, selon cette autrice physicienne de renom, militante écologiste et écoféministe indienne d'influence mondiale, les savoirs traditionnels la conçoivent. La question du « développement », supportée par les vérités colportées par une science occidentale vouée aux diktats économiques – plus particulièrement capitalistes –, fausse lamentablement notre rapport macroscopique à la terre et à la Terre, en instillant nombre de biais mortifères et, finalement, non seulement contreproductifs, mais également délétères au point de rendre stériles les meilleures terres agricoles. Un de ces biais consiste à considérer en silo l'agriculture et la foresterie qui, dans les faits, sont intimement interreliées. La culture du sapin de Noël, comme on cultive les laitues, peut faire rigoler, mais rappelons qu'il s'agit là d'une énième variante de cette pensée scientifique frelatée… Évidemment, de marginaliser, voire d'éjecter les savoirs ancestraux « véritablement durables » plonge des millions de personnes dans la pauvreté. Incidemment, dans ce livre tonique et limpide, l'autrice appelle nommément à une « insurrection des connaissances subjuguées par la démocratisation des savoirs légitimant la diversité ».
Le privilège de dénoncer
Kharoll-Ann Souffrant, Le privilège de dénoncer, Remue-ménage, 2022, 120 pages.
Dans ce petit essai percutant né aux Éditions du Remue-ménage, l'autrice féministe Kharoll-Ann Souffrant, collaboratrice d'À bâbord ! dont les travaux de recherche et les interventions publiques portent sur les croisements entre racisme anti-noir, genre et violences sexuelles, s'adresse à ses consœurs survivantes de violences sexuelles.
Le privilège de dénoncer nous initie au concept de « misogynoire », encore peu utilisé au Québec : cette misogynie raciste pratiquée envers les femmes et les filles noires. En se basant sur ce concept, Kharoll-Ann Souffrant décortique pourquoi et comment les femmes et les filles noires sont invisibilisées dans l'espace public lorsqu'on parle de violences sexuelles : elle nous entretient des impacts actuels de l'esclavage et du colonialisme, du sexisme, des graves carences du système de justice quand il est question de violences sexuelles, des stéréotypes liés à la sexualité des femmes et des filles noires, etc.
Kharoll-Ann Souffrant démontre que les femmes et les filles noires sont invisibilisées en tant que survivantes de violences sexuelles, mais qu'elles sont aussi invisibilisées au sein de la lutte contre les violences sexuelles et au sein du mouvement féministe dominant en nous rappelant (ou nous apprenant, c'est selon) que le mot/mouvement #MeToo a été originalement lancé en 2007 par une femme noire, Tarana Burke, pour dénoncer les violences sexuelles perpétrées envers les femmes racisées. Mais qui sait cela aujourd'hui ?
D'entrée de jeu, Kharoll-Ann Souffrant nous fait aussi connaitre son choix juste et assumé de ne pas faire sienne la honte que les agresseurs et le système veulent imposer aux victimes de violences sexuelles, le premier chapitre de l'ouvrage étant une dénonciation de tous ceux – institutions et individus – qui n'ont pas agi pour l'appuyer et contre son agresseur alors qu'elle était jeune adolescente.
La honte doit changer de camp, on ne le dira jamais assez. Et pour ce faire, il faut absolument élargir la compréhension sociale des violences sexuelles en prenant en compte l'intersectionnalité des oppressions, ce concept honni par le gouvernement Legault. Cet ouvrage nous presse de le faire.
La rébellion est-elle passée à droite ?
Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, La Découverte, 2023, 220 pages.
Ne prenons pas quatre chemins : La rébellion est-elle passée à droite ? est un livre nécessaire qui doit se retrouver sur le chevet des forces militantes progressistes. Dans cet essai remarquablement bien appuyé par une recherche de grande qualité, Pablo Stefanoni, historien et journaliste au Monde diplomatique et à la revue Nueva Sociedad, propose un portrait des diverses forces, idées et discours actuels de l'extrême droite. L'originalité de son approche réside dans le fait que Stefanoni prend acte de la grande diversité des idées, groupes et discours qui composent la nébuleuse de la nouvelle droite « dure » (nationalisme radical, paléolibertarinisme, misogynie violente, écofascisme, suprémacisme blanc, islamophobie, pour n'en nommer que quelques-uns) pour montrer comment ces divers « topoï » (p. 278), bien qu'en apparence distincts, se rejoignent pour former des alliances surprenantes.
Ainsi, si Stefanoni montre comment le libertarianisme classique s'est rapproché des classes moyennes et prolétaires américaines, sous l'impulsion de Myrray Rothbard, en devenant un « paléolibertarianisme », soit une défense du tout au marché couplé avec des valeurs conservatrices dures (famille, Église), sa démonstration se complète en montrant comment les idées paléolibertariennes percent d'autres sociétés que celles des États-Unis, comme l'Argentine, grâce aux efforts de diffusion de Javier Milei, ou le Brésil et l'Espagne, par l'entremise de Agustin Laje. Et grâce aux efforts de ces derniers, les idées paléolibertariennes auront même fini par ensemencer les politiques de Jair Bolsonaro ou du parti d'extrême droite espagnol Vox (p. 186), où on devine que le tout au marché libertarien finit par défendre un nationalisme dangereux aux implications autoritaires.
Ces rencontres et liens, Stefanoni les multiplie : des nouvelles formes de nationalisme à la peur paranoïaque du « marxisme culturel », le « politiquement incorrect » comme manière à la fois de dénoncer les prétentions à l'égalité et de choquer pour polariser à outrance les débats, de la normalisation des droits LGBT à l'islamophobie ou du nationalisme grincheux à l'écologie et les idéologies new age, le livre de Stefanoni permet à une gauche confuse de mieux saisir l'adversaire qui lui fait face.
Le livre de Stefanoni s'inscrit en effet dans un bilan pessimiste et négatif de la gauche. Force est de le constater, ce qu'on nomme la gauche s'est rangé, souvent bien malgré elle, à défendre le « capitalisme tel qu'il est contre le capitalisme tel qu'il menace de devenir » (p. 30-31). La capacité de s'indigner et de canaliser les forces vives de la colère serait passée de la gauche, devenue partisane de l'establishment néolibéral, aux mouvances réactionnaires, qui dénoncent l'alliance du pouvoir traditionnel avec les forces progressistes et réformistes.
Que faire alors ? En proposant une exploration des articulations des différents discours de la nouvelle droite, on comprend finalement que le moyen ne réside peut-être pas à établir un « populisme de gauche », reflet progressiste du populisme réactionnaire (p. 278). Cette stratégie a échoué notamment parce qu'elle ignorait les articulations propres à la nouvelle droite réactionnaire. Toutefois, l'exploration de Stefanoni révèle justement ces articulations, et comment elles sont fragiles : peut-être est-il temps de se moquer des nouveaux thuriféraires de la droite (p. 280), d'opposer le rire cinglant à leur venin, plutôt que l'indignation qu'ils attendent déjà. Loin d'être une simple soupape esthétique, cette stratégie permettrait de dé-polariser le débat et de montrer la droite dure pour ce qu'elle est : une opération de manipulation (p. 34).
À voir comment réagissent nos propres bonzes québécois de la réaction, les Martineau, Bock-Côté ou Rioux, dès qu'on élève un peu la voix contre eux, cette proposition rieuse mérite d'être considérée bien sérieusement.
La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret
Claude Vaillancourt, La fin du néolibéralisme. Regard sur un virage discret, Écosociété, 2023, 197 pages.
Va-t-on enfin voir la fin du néolibéralisme ? Au regard des crises récentes, le crash financier de 2007, le réchauffement climatique et la COVID-19, on ne peut que l'espérer. Malgré son titre choc, le dernier livre de Claude Vaillancourt décrit plutôt un virage discret dans notre monde actuel, avec ses opportunités et ses dangers.
Le propos est convaincant. Le cadre idéologique qu'offrait le néolibéralisme depuis les années 1980 a perdu de son attrait. On ne peut plus aujourd'hui affirmer sans ombrage que des politiques de libre-échange, de laissez-faire, de privatisation ou d'austérité vont engendrer, de façon automatique, un avenir meilleur. De plus en plus de personnes se rendent compte, en effet, que de telles politiques accentuent les inégalités, ne garantissent pas l'accès à des produits essentiels et sont nuisibles pour la planète. Aussi, les grandes firmes transnationales, comme les GAFAM, les entreprises pétrolières ou les grands groupes financiers sont régulièrement critiqués pour leurs manquements à l'éthique, leurs fraudes fiscales et leurs contributions aux problèmes écologiques.
Malgré ces critiques, les changements substantiels se font cependant attendre, affirme Claude Vaillancourt. Le monde d'hier était surtout polarisé entre la vision néolibérale du développement et celle, plus minoritaire, des altermondialistes. Pour l'auteur, deux tendances se dessinent actuellement : la croissance d'un discours progressiste timoré dans la majorité des partis, de centre droit et de centre gauche, et la montée des partis d'extrême droite, décomplexés. Signe des incertitudes actuelles, les votes aux dernières élections dans de nombreux pays se sont répartis entre quatre ou cinq partis. C'est le cas au Québec, malgré la victoire de la CAQ surtout pour des raisons de mode de scrutin, et en France. Aux États-Unis, les deux grands partis se sont partagés entre les partisans de Trump et les autres républicains, et entre les partisans de Bernie Sanders et les démocrates de Joe Biden.
Après cette analyse politique, l'auteur se livre à une lecture sociologique de notre société. En six courts chapitres, il couvre la dangereuse montée de l'extrême droite dans de nombreux pays, l'ouverture à la diversité parfois pour des raisons mercantiles, l'hystérisation de la communication et l'hypermultiplication des médias, la place grandissante que certaines entreprises multinationales prennent dans nos vies, l'hégémonie culturelle des États-Unis malgré ses excès, et le péril bien réel du réchauffement climatique après des décennies de mensonge et de lobbyisme.
Sortir du virage discret et entrer dans l'ère « post-néolibérale », propose Claude Vaillancourt, demandera de nouvelles stratégies de militantisme. Si la fin du néolibéralisme apporte son lot d'incertitudes et de dangers, elle libère aussi les esprits et les actions potentielles. L'auteur conseille aux mouvements sociaux de ne pas tomber dans le piège des divisions internes, mais de rallumer l'élan commun, éteint par la pandémie. Il suggère aussi d'inventer des stratégies différentes pour contrer l'extrême droite. Venant d'un militant avec plus de 20 ans d'expérience, membre du conseil du Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ), président d'Attac-Québec et membre du collectif d'À bâbord, ce livre offre des analyses et des conseils précieux.
Le plan de Ford pour enrichir les plus grands promoteurs de l’Ontario
Le congrès Solidaire doit féliciter le député Bouazzi de sa franchise et de son courage
Le député Haroun Bouazzi aurait mis Québec solidaire dans la merde ? N'est-ce pas plutôt le contraire ? Le député a dit tout haut ce que toute personne progressiste, et même non-progressiste, a remarqué depuis longtemps de la part de la CAQ et du PQ au point que même le parti Conservateur du Québec en a pris quelque distance ! L'utilisation systématique du persiflage (Dog whistle) raciste par le biais du blâme de l'immigration pour expliquer à peu près tous les problèmes sociaux, de la crise du logement à celle du français en passant par celle des services publics, pèse lourd sur toute la population non-blanche. C'est pourtant elle qui assure à bon marché plus que proportionnellement les services essentiels du Québec tant publics que privés.
Celui qui se leurre n'est pas le député mais les porte-parole Solidaire qui le blâment. Comme le dit le député de Maurice-Richard, ils ratent l'occasion d'en profiter pour faire de la pédagogie sur le persiflage qui sert aux nationalistes ethniques d'explication fourre-tout. Ainsi ces nationalistes esquivent-ils les conséquences de leurs politiques austéritaires de coupes vis-à-vis le logement social, les conventions collectives et même les cours de français.
Je salue l'ancien député Amir Khadir qui affirme :
Haroun a raison et si cela choque certains c'est que bien malheureusement c'est vrai. […] Si des médias et certains politiciens inspirés par François Legault s'y appliquent davantage – comme ils le font depuis quelque temps – et continuent à susciter une sourde xénophobie teintée de racisme à l'endroit des communautés arabes et immigrantes, eh bien malheureusement nous aurons tôt fait de rattraper la France qui vote à 33 % pour l'héritier du parti raciste qu'est le Front National.
Il faut essayer d'imaginer la souffrance de la population québécoise d'origine-arabo musulmane qui chaque jour doit endurer les images archi-pénibles du génocide en cours en Palestine, ce que vient enfin d'admettre en toutes lettres un comité de l'ONU. Cette population doit endurer le déni de la CAQ qui a refusé la motion déposée par Québec solidaire qui « appelait l'Assemblée à prendre acte des propos de la rapporteuse spéciale des Nations unies, Francesca Albanese, selon laquelle on assiste au "premier génocide colonial diffusé en direct à Gaza". » ce à quoi le député Bouazzi a réagi en clamant fort à propos : « L'Histoire vous jugera ».
Lors du congrès de Québec solidaire qui s'ouvre ce soir, il est à souhaiter que le député soit l'objet d'une motion de félicitations.
Marc Bonhomme, 15 novembre 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
Au nom de la transition : utilisation de la crise climatique et hégémonie du capital d’extraction
«Une conjoncture n’est pas une période de temps, elle ne peut être définie que par l’accumulation/la condensation de contradictions, la fusion ou l’amalgame – pour reprendre les termes de Lénine – de « différents courants et circonstances ».
C’est un « moment » et non une « période » surdéterminée dans son principe.»
- Stuart Hall[1]
«La manière d’écrire une histoire du présent – ou de la conjoncture actuelle – implique d’importants enjeux politiques.»
- Gillian Hart[2]
Cet article discute les récents développements et les politiques en lien avec la transition énergétique au Québec. Inspirée par l’analyse conjoncturelle de Stuart Hall et d’Antonio Gramsci, nous tenterons de comprendre les développements en matière de transition énergétique et d’offrir une analyse du moment présent marqué par une récupération du discours de la transition par la droite et sa mise au service d’un régime capitaliste d’extraction. Dans un premier temps, le texte contextualise le projet de transition énergétique au Québec et l’urgence climatique actuelle. Puis, l’analyse conjoncturelle est présentée brièvement. L’article présente ensuite une analyse conjoncturelle du déploiement de la transition énergétique au Québec. L’analyse situe ce moment politique à l’intersection de la géopolitique internationale actuelle et du développement énergétique historique propre à la province. La conclusion ouvre la discussion sur les implications de cette conjoncture pour le projet politique de la gauche québécoise en 2024.
La transition énergétique au Québec
La transition énergétique s’effectue au Québec depuis quelque temps déjà. Le Québec n’est pas seul à avoir amorcé sa grande marche vers un nouveau régime énergétique et vers de nouvelles formes d’énergie. Les transitions énergétiques ne sont pourtant pas des phénomènes nouveaux. Les termes « transitions énergétiques » se veulent d’abord descriptifs pour désigner les transitions qui ont traversé l’histoire depuis l’énergie solaire à l’énergie hydraulique et éolienne jusqu’au charbon et la vapeur, et plus récemment, jusqu’à l’utilisation des hydrocarbures. Bien que les transitions énergétiques soient un fait social récurrent dans l’histoire, la transition énergétique actuelle est complètement différente.
Le gouvernement québécois définit la transition énergétique comme :
l’abandon progressif de l’énergie produite à partir de combustibles fossiles en faveur des diverses formes d’énergie renouvelable. Elle correspond également à des changements dans les comportements afin d’éliminer la surconsommation et le gaspillage d’énergie, tout en favorisant l’émergence d’une culture d’efficacité énergétique[3].
Au-delà d’une simple description, la transition énergétique se présente au Québec comme un projet de transformation sociale. Alors que les transitions antérieures ont eu lieu de manière organique – résultat d’une interaction entre facteurs biophysiques, innovations technologiques et opportunités de marché – la transition actuelle est différente dans le sens qu’on s’applique à la faire arriver, à la manufacturer de toutes pièces. Bien au-delà de la description, la transition énergétique et le discours qui l’encadre sont fermement de l’ordre des politiques et se déploient avec une force matérielle dans l’économie, au sein de la société et sur le territoire québécois. « Le plus gros projet que l’histoire du Québec n’aura jamais vu[4] », au dire du ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie Pierre Fitzgibbon, la transition énergétique est un véritable projet de développement.
La géographe Gillian Hart[5] distingue le Développement – stylisé avec une majuscule – du développement pour expliquer la différence entre un Développement qui résulte d’un effort conscient et intentionnel d’intervention pour promouvoir un changement, et le développement qui désigne plus largement un processus de changement social à travers le temps. À l’instar de Hart qui distingue entre le Développement comme quelque chose qui « est réalisé » du développement qui « arrive », on pourrait distinguer entre les transitions énergétiques passées et la « Transition » faisant actuellement l’objet d’une politique ouvertement développementaliste par le gouvernement québécois.
Trente-quatre ans après la publication du premier rapport du GIEC[6], au Québec comme ailleurs, l’urgence d’agir a gagné la classe politique – certains diront enfin ! Pourtant, la crise climatique à elle seule explique peu la conjoncture actuelle et le déploiement de la Transition énergétique au Québec.
Crise et conjoncture
Si les politiques liées à la Transition énergétique peuvent être perçues comme une réponse de la classe politique à l’appel des scientifiques et des groupes écologistes, cette lecture est trop simple. La crise climatique est un fait indéniable. Pourtant, l’urgence d’agir face à cette crise, comme on l’expliquera plus bas, n’offre pas en elle-même une explication aux dynamiques politiques qui caractérisent le moment présent et qui se traduisent par le projet de la Transition énergétique.
Dans un passage des Cahiers de prison s’intéressant spécifiquement aux crises économiques, Gramsci écrit : « On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des évènements fondamentaux ; elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui impliquent tout le développement ultérieur de la vie de l’État[7] ». L’analyse de la conjoncture devient, pour Gramsci, nécessaire à toute analyse historico-politique afin d’éviter un excès d’économisme ou un excès d’idéologisme et trouver le « juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel » – ou conjoncturel. Pour Gramsci, « le lien dialectique entre les deux ordres de mouvements, et donc entre les deux ordres de recherche, est difficile à établir exactement et si l’erreur est grave dans le champ de l’historiographie, elle le devient encore plus dans l’art politique, où il ne s’agit pas de reconstruire l’histoire passée, mais de construire l’histoire présente et à venir ». C’est ce point qui mène Gillian Hart au constat offert en épigraphe.
Voilà précisément la tâche et le rôle politique de l’analyse conjoncturelle[8]. Au-delà d’une simple « méthode » pouvant être séparée de la théorie et de la politique, l’analyse de la conjoncture porte attention aux processus dialectiques qui s’opèrent entre les forces globales de la mondialité et de la vie quotidienne et l’hégémonie bourgeoise qui fait médiation entre les deux[9]. Ainsi, elle détermine les tensions traversant le moment présent et « les contradictions à partir desquelles différentes possibilités peuvent émerger[10]». Pour Gillian Hart, l’analyse conjoncturelle offre une méthode de travail politique qui permet d’intervenir dans le présent pour le changer[11].
Géopolitique internationale de la Transition
Ce détour théorique nous permet de mieux entreprendre l’analyse de la conjoncture actuelle et de la Transition énergétique québécoise. Déjà en 2018, le premier Plan directeur en transition énergétique (2018-2023) signé par le premier ministre Philippe Couillard annonçait en introduction : « Cette transition constitue également une véritable occasion de croissance que nous devons saisir[12] ». Depuis, les citations du genre saturent l’espace public. Pour le gouvernement et la classe dirigeante, la Transition énergétique était, dès le départ, une bonne opportunité d’affaires qu’on doit maintenant plus que jamais s’empresser de saisir. L’urgence de la Transition énergétique telle qu’elle se manifeste dans les politiques actuelles n’est pas seulement climatique, elle est aussi économique.
En effet, la Transition constitue une occasion d’affaires pressante, car un tout nouveau marché se dessine à l’horizon alors que la géopolitique mondiale de l’énergie est en remaniement. Ce remaniement est accéléré par la guerre en Ukraine[13], et possiblement accentué par les récents blocus maritimes, incluant le blocus du groupe yéménite des Houthis dans l’important détroit de Bab el-Mandeb[14]. Ces évènements auront un effet structurant sur le long terme pour la géopolitique de l’énergie au même titre que les chocs pétroliers des années 1970 et les évènements du 11 septembre 2001 ont animé une volonté de production et d’autosuffisance pétrolières chez nos voisins du Sud qui sont aujourd’hui devenus un des plus importants producteurs au monde.
Bien que les engagements climatiques et certaines politiques de Transition énergétique soient antérieurs à ces récents évènements, on ne peut analyser le déploiement des politiques et des investissements en lien avec la Transition énergétique au Québec en dehors du contexte géopolitique international, en commençant par les répercussions de la Loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), adoptée par l’administration américaine en août 2022. Cette loi est, elle-même, une réponse à la montée en puissance de la Chine qui, non seulement domine les marchés pour un nombre important de ressources clés pour le XXIe siècle, comme les minéraux critiques et stratégiques, mais qui tend aussi à un rapprochement avec la Russie, notamment sur le plan économique.
L’adoption de l’IRA a provoqué une onde de choc dans le secteur de l’automobile nord-américain en offrant de fortes subventions à la production de voitures électriques aux États-Unis et destinées au marché américain. La réaction au Canada fut rapide. Quelques semaines après cette annonce historique, le premier ministre Justin Trudeau ordonnait en octobre 2022, par la Loi sur Investissement Canada, le désinvestissement de compagnies chinoises dans le secteur du lithium canadien. Depuis, plus de neuf milliards de dollars en subventions ont été offerts pour le développement d’une filière batterie au pays. La Transition s’ancre au territoire à la vitesse grand V.
À preuve, le Québec fait face à un boom minier sans précédent : l’intérêt pour les minéraux critiques et stratégiques s’étend maintenant « au sud » de la province. Entre janvier 2021 et mai 2022, Mining Watch Canada répertoriait une augmentation dans l’octroi des titres miniers (claims) dans la région de Lanaudière de 408 % – la plus forte augmentation dans la province. Pour la même période, l’augmentation pour l’Outaouais était de 211 %, pour les Laurentides de 71,2 % et de 49,1 % pour la Mauricie. Il s’agit d’une augmentation moyenne de 129 %, soit 4,9 fois plus élevée que l’augmentation observée sur l’ensemble du territoire québécois au cours de la même période[15]. Au total, près de 140 000 titres miniers ont été octroyés dans les deux dernières années[16].
Dans la vallée du Saint-Laurent, on développe une filière batterie. Déjà, des cours d’eau ont été détournés et des milieux humides asséchés dans le territoire de la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour pour faire place aux usines de cette filière. À McMasterville, les travaux de déboisement pour la construction de l’usine de Northvolt ont débuté. Aucun de ces projets n’atteint les seuils requérant une évaluation environnementale, pas même la giga-usine de Northvolt, depuis la modification des seuils d’assujettissement à un examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) en février 2023. Sans une évaluation environnementale, on accélère les travaux au nom de la Transition, urgence climatique à l’appui.
La littérature scientifique tout comme le discours public et les politiques en lien avec la Transition énergétique présentent un fort biais technologique. Face à la crise, le progrès technologique se présente comme l’unique voie de sortie. À défaut de remettre en question notre surconsommation ou notre relation à l’environnement, la Transition énergétique trace la continuation d’un régime extractiviste bien plus qu’un réel tournant.
Transition populiste et patriotique
Appréhender la Transition énergétique comme la simple poursuite du cours des choses n’offre cependant qu’une compréhension partielle. L’analyse de la conjoncture s’intéresse à ce qui est différent et spécifique au moment présent. Ainsi, derrière le « business as usual » se cachent un populisme et un patriotisme mis à profit pour la relance du long projet hégémonique du capitalisme extractiviste au Québec.
Au nom de l’urgence climatique et de la Transition, on justifie le plus vaste projet de développement depuis la construction des grands barrages de la baie James. En faisant explicitement référence à ce passé et au portefeuille énergétique décarboné du Québec, les politiques qui visent à développer une filière batterie dans la province récupèrent du même coup un discours patriotique émanant d’une autre époque. L’énergie propre qui a fait le développement du Québec, et qui fait sa fierté encore aujourd’hui, sera mise à profit dans le nouveau régime énergétique de la Transition. L’appel populiste de ce discours patriotique résonne chez les Québécoises et Québécois fiers d’avoir un des réseaux électriques les plus propres au monde. Ces comparaisons trop rapides omettent de mentionner les impacts sur le territoire du développement hydroélectrique de la province ainsi que tout le reste de l’histoire qui a mené à la signature de ce qu’on appelle la paix des braves[17] en 2002. On néglige pareillement de mentionner que ce développement qui fait la fierté de tous les Québécois s’est effectué dans certains territoires et s’est fait sur le dos de certaines communautés. On ne parle pas, non plus, de qui devra composer avec les répercussions du développement d’une filière batterie – de l’extraction des minéraux critiques et stratégiques jusqu’au recyclage de ces batteries.
Le gouvernement, par ce rappel du développement hydroélectrique de la province et par la comparaison entre les projets de la baie James et le développement de la filière batterie, présente les politiques de Transition énergétique, le développement de la filière batterie en particulier, comme un projet social qui bénéficiera au Québec et à son économie, et donc aux Québécoises et aux Québécois. Avec un discours nationaliste et écologique, le gouvernement ouvre le territoire – et les coffres de l’État – aux multinationales qui souhaitent venir exploiter ces ressources. La longue marche du capitalisme d’extraction amorcée depuis Duplessis au profit des intérêts privés et du capital poursuit son cours. La Transition énergétique réussit exactement là où le Plan Nord du gouvernement libéral n’avait pas su le faire dans les années 2010.
Sous cette nouvelle mouture, il devient encore plus difficile de critiquer ouvertement les politiques de Développement et de Transition : non seulement la Transition sera bénéfique aux Québécois, mais elle est nécessaire. L’urgence climatique qui est pourtant bien réelle est invoquée pour évacuer la critique. En réponse à une demande d’injonction intentée par le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) qui dénonçait justement le manque de transparence et l’empressement dans le dossier Northvolt, le ministre Fitzgibbon s’est dit inquiet face au « risque » que représente cette demande d’injonction qui selon lui porte atteinte à la crédibilité du Québec aux yeux des investisseurs. Ces derniers « clairement, se questionnent […] et se demandent “est-ce qu’on est bienvenu au Québec” ? », a-t-il ensuite expliqué[18]. Les inquiétudes et les questions des Québécois et Québécoises qui s’interrogent au sujet de l’impact environnemental de la Transition et de sa réelle contribution à l’économie de la province préoccupent visiblement moins le ministre. À la veille de l’audience dans le dossier opposant Northvolt au CQDE, le ministre se montrait provocateur sur les ondes de TVA : « Si la population n’en veut pas du projet, il n’y en aura pas de projet. Ce n’est pas grave[19] ».
L’effet implicite et pernicieux de propos comme ceux du ministre est qu’ils servent à recadrer la critique comme une forme de déni de l’urgence elle-même. On confond ici la forme et le fond. L’opposition à la forme que prennent ces politiques et leurs impacts territoriaux, économiques et sociaux est réinterprétée comme une critique du fond, à savoir les bienfaits, voire la nécessité, de décarboner l’économie. En tirant ainsi sur les pieds de la critique, on nie l’alternative. Critiquer le développement d’une filière batterie revient à dire qu’on préfère le statu quo. Il n’y a pas de place ici pour des solutions à la crise climatique qui reposeraient sur autre chose que l’électromobilité et la voiture solo. Au nom de la Transition, le ministre et le gouvernement se donnent non seulement l’autorisation d’aller vite, mais ils manipulent aussi le discours pour évacuer la critique au profit d’un régime extractiviste redoré d’une vertu écologique.
« Voir le présent différemment[20] »
Le gouvernement caquiste offre une solution interventionniste à la crise climatique, certes. Néanmoins, la critique face à ce développement s’intensifie. Depuis les annonces de l’implantation de l’usine de batteries de Northvolt à l’automne dernier, le discours public tend à changer. On s’interroge par exemple à savoir si les batteries construites au Québécois bénéficieront aux Québécois et Québécoises et à l’environnement local. On se demande si les minéraux critiques et stratégiques extraits au Québec contribueront à la chaine de valeur de la batterie québécoise.
Bien qu’après plus d’un demi-siècle de libéralisation économique, l’état du commerce international et des chaines d’approvisionnement mondialisées complexifie les possibles réponses à ces questions, ces dernières expriment des préoccupations légitimes que l’on gagnerait à considérer avec sérieux. La population québécoise se demande à quel prix se fera le plus grand développement de son histoire, pour le bénéfice ou au détriment de qui, et surtout de quelle façon.
Par son mépris envers ces préoccupations et par le contournement des réglementations et des institutions québécoises comme le BAPE, mises en place expressément pour assurer un respect de l’environnement, la Transition du gouvernement caquiste forge, à même la solution, les contradictions pouvant créer son échec. L’analyse succincte de la conjoncture actuelle présentée ici permet de mettre en lumière la réarticulation de l’hégémonie capitaliste sous le couvert de la Transition énergétique. Cette analyse permet aussi de déceler des tensions et des contradictions au sein de ce projet. Comme Gillian Hart nous le rappelle, l’hégémonie est toujours instable et fragile[21].
L’analyse conjoncturelle témoigne également de la transformation du terrain de luttes. Aujourd’hui plus que jamais, la question environnementale n’appartient pas, ou plus, à la gauche. On assiste à une nouvelle articulation idéologique entre l’écologie et le capital. À ses débuts, idéologie conservatrice au service de l’aristocratie, l’écologie représentait néanmoins une opposition aux forces industrielles du capital. La gauche, il faut se le rappeler, a parfois même soutenu le développement industriel au nom de la classe ouvrière. Avec la Transition énergétique, on assiste pour la première fois à une collusion idéologique entre l’« écologie » et l’industrialisation au service du capital. Ce constat démontre la nécessité de revoir l’articulation du projet politique de la gauche selon la présente conjoncture.
Par Cynthia Morinville, professeure au Département des sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières
- Stuart Hall, « Popular democratic vs authoritarian populism : two ways of taking democracy seriously », dans Alan Hunt (dir.), Marxism and Democracy, Londres, Lawrence & Wishart, 1980, p. 165. Notre traduction. ↑
- Gillian Hart, « D/developments after the Meltdown », Antipode, n° 41, 2010, p. 119. Notre traduction. ↑
- Gouvernement du Québec, Transition énergétique, 22 février 2024. ↑
- « La filière batterie arrive à Granby : entrevue avec Pierre Fitzgibbon », Le téléjournal avec Patrice Roy, Radio-Canada, 5 septembre 2023. ↑
- Gillian Hart, « Development debates in the 1990s : culs de sac and promising paths », Progress in Human Geography, vol. 25, n° 4, 2001, p. 649-658 ; « Development/s beyond neoliberalism ? Power, culture, political economy », Progress in Human Geography, vol. 26, n° 6, 2002, p. 812-822 ; « Geography and development : critical ethnographies », Progress in Human Geography, vol. 28, n° 1, 2004, p. 91-100 ; « D/developments after the Meltdown », Antipode, n° 41, 2010, p. 117-141. Voir aussi Michael Cowen et Robert Shenton, Doctrines of Development, Londres/New York, Routledge, 1996. ↑
- GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. ↑
- Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Cahier 13, § 17, Paris, Gallimard, 2022, p. 428. ↑
- La dernière décennie, depuis la mort de Stuart Hall en 2014, a vu un bourgeonnement d’écrits sur l’analyse conjoncturelle. D’importantes divergences conceptuelles existent dans ce corpus. Pour une discussion des différences et des convergences dans l’analyse conjoncturelle de Stuart Hall, Antonio Gramsci et Louis Althusser, voir Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis : “Seeing the present differently” through global lenses », Antipode, vol. 56, n° 1, 2024, p. 135-164. ↑
- Ces trois « domaines » d’analyse repris par Hart (2024) sont tirés de la théorie de la production de l’espace d’Henri Lefebvre dans La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970. ↑
- Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis », op. cit., 2024, p. 137. ↑
- Ibid. ↑
- Gouvernement du Québec, Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2018-2023. Conjuguer nos forces pour un avenir énergétique durable, Québec, 2018. ↑
- Mark Winfield, « How the war in Ukraine will shape Canada’s energy policy – and climate change », The Conversation, 7 mars 2022. ↑
- Maxence Brischoux, « Le retour des blocus navals en mer Noire et en mer Rouge : vers le démembrement d’un espace commun », The Conversation, 6 février 2024. ↑
- Coalition Québec meilleure mine, « Boom minier sans précédent autour du Mont Tremblant et dans le sud du Québec : Appel au moratoire », MiningWatch Canada, 18 août 2022. ↑
- Eau Secours, Coalition Québec meilleure mine et Mining Watch, « Lancement du premier guide citoyen sur les impacts de l’industrie minière », communiqué, 21 novembre 2023.↑
- Entente entre le gouvernement du Québec et les Cris du territoire de la baie James qui met fin à des dizaines d’années de batailles juridiques. ↑
- Stéphane Blais, « Fitzgibbon est inquiet du message qu’envoie la judiciarisation du dossier Northvolt », Le Devoir, 22 janvier 2024. ↑
- TVA Nouvelles, 22 janvier 2024, <https://www.tvanouvelles.ca/2024/01/22/northvolt-si-la-population-ne-veut-pas-du-projet-il-ny-aura-pas-de-projet-dit-pierre-fitzgibbon>. ↑
- Ce sous-titre, emprunté à Gillian Hart, dans « Modalities of conjunctural analysis », est inspiré du concept de previsione d’Antonio Gramsci : ni prévision, ni prédiction, le previsione permet de voir le présent différemment afin de rendre possible l’intervention dans le présent. Voir aussi Peter D. Thomas, « The plural temporalities of hegemony », Rethinking Marxism, vol. 29, n° 2, 2017, p. 281-302. ↑
- Gillian Hart, « Modalities of conjunctural analysis », op. cit., 2024. ↑
Libérer la parole citoyenne face à une école qui va mal
L’école québécoise va mal : en témoignent d’innombrables lettres aux médias à chaque rentrée scolaire, la désertion de la profession dans les cinq premières années d’environ 20 % des nouvelles enseignantes et enseignants, la grève et la mobilisation importante des enseignantes et enseignants à l’automne 2023, ainsi que les cris d’alarme nombreux et récurrents de spécialistes, observatrices et observateurs de l’éducation. Dans un documentaire d’Érik Cimon, L’école autrement[2], Guy Rocher laisse tomber cette phrase terrible : « J’ai honte de ce qu’est devenue l’école québécoise ». Ce grand sociologue, l’un des architectes du Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, le fameux rapport Parent, commentait alors l’iniquité de notre système scolaire.
Pendant ce temps, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), totalement imperméable à ces appels de détresse, fricote et pilote sans vergogne des projets de loi décriés par le milieu. Les consultations sont factices et les résistances organisées totalement ignorées, à l’instar de la levée de boucliers provoquée par le projet de loi 23, finalement adopté le 7 décembre 2023, qui retire au Conseil supérieur de l’éducation sa mission de veiller à la qualité de l’ensemble du réseau d’éducation québécois, qui accroit une centralisation administrative déjà exagérée et qui crée un institut d’excellence dont plusieurs craignent qu’il ne vienne dicter des pratiques pédagogiques censées relever de l’autonomie professionnelle.
Cette détérioration à petit feu de l’école publique dure depuis trop longtemps. Pour faire le point et organiser une réflexion large sur la situation, le regroupement citoyen Debout pour l’école a lancé, au printemps 2023, une vaste consultation populaire, Parlons éducation, sur l’état de l’éducation un peu partout dans la province, conjointement avec trois autres groupes citoyens – Je protège mon école publique, École ensemble et le Mouvement pour l’école moderne et ouverte (MÉMO) – et avec l’appui d’une cinquantaine d’organisations partenaires. Dans le but avoué de libérer la parole citoyenne, Parlons éducation s’est décliné en une vingtaine de forums organisés dans 18 villes du Québec. À cela s’est ajoutée la tenue de rencontres destinées spécifiquement aux jeunes, à partir d’un guide conçu par un comité jeunesse et reprenant les grandes lignes du matériel proposé dans les forums.
Il s’agissait d’un véritable pari, basé sur la conviction que des échanges sur la situation étaient nécessaires et souhaités par un nombre élevé de personnes interpellées par la condition de notre système éducatif. Pari gagné : à partir d’un Document de participation[3], plus de mille personnes ont participé à une cinquantaine d’ateliers, entre mars et juin 2023, consacrant un vendredi soir et un samedi entier à discuter des cinq thèmes proposés : la mission de l’école, l’iniquité actuelle du système scolaire, le sort réservé à certaines populations laissées pour compte, les conditions dégradées d’exercice et de travail des personnels et la démocratie scolaire. Parallèlement, plusieurs centaines de jeunes s’exprimaient aussi sur les mêmes sujets.
Au-delà d’une participation importante à ces forums et aux ateliers jeunesse, il faut souligner la qualité des interventions et la richesse des échanges. Même si les constats avérés par l’exercice sont loin d’être reluisants, le fait de pouvoir les partager, d’en discuter les causes et les conséquences a eu, entre autres, l’effet de raviver l’espoir qu’il se passe quelque chose en éducation.
De graves problèmes
Dès la conclusion des forums et ateliers jeunesse, une équipe de cinq personnes s’est attelée à produire la synthèse du millier de pages de transcription des échanges. Rendu public le 6 décembre dernier, le portrait[4] qu’elle trace de notre école est désolant.
Il y a longtemps que la mission de l’école n’a pas été revue et qu’elle n’a pas fait l’objet d’un débat public. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa déclinaison actuelle – instruire, socialiser, qualifier – n’est pas comprise de la même manière par tout le monde. La dimension « qualification » semble avoir pris trop de place ou ne couvrir que la formation de la main-d’œuvre future; le terme « instruction » fait l’impasse sur l’éducation et l’interprétation de « socialiser » est pour le moins variable.
Or, à l’heure où de grands bouleversements sociaux sont en cours (dérèglements climatiques, omniprésence du numérique, désinformation, développement fulgurant de l’intelligence artificielle, pour ne nommer que ceux-là) ne serait-il pas opportun de faire le point sur ce qu’on attend de l’école ? Ne serait-il pas impératif de rebâtir un consensus social sur la mission de l’école et de la recentrer sur l’élève, selon une visée de développement personnel, d’ouverture sur les enjeux de société, d’émancipation et de formation citoyenne critique ? Cela favoriserait certainement une meilleure synergie de l’ensemble des intervenantes et intervenants en éducation et permettrait de mieux juger de l’adéquation avec les moyens consentis au système scolaire.
À propos de l’iniquité actuelle du système scolaire, les participantes et participants en avaient long à dire. Déjà dénoncée par le Conseil supérieur de l’éducation dans son rapport de 2016[5], la segmentation des populations étudiantes de l’école québécoise semble s’être accentuée, si l’on se fie aux nombreux témoignages recueillis. Les effets sont délétères.
Cette réalité est beaucoup plus prégnante dans les grands centres. Avec la présence d’écoles privées subventionnées et le foisonnement de projets particuliers sélectifs à l’école publique, le système québécois est devenu un véritable marché scolaire où règne le culte de la performance[6]. Comme le soulignent plusieurs, il s’agit d’un cercle vicieux : complètement privée de la possibilité d’une saine émulation entre pair·e·s s et aux prises avec une concentration indue de cas lourds, l’école publique, qui assume seule toutes ces classes qu’on dit maintenant ordinaires, suffoque et ne peut plus assurer l’égalité des chances de réussite aux enfants qui la fréquentent. Les parents craignent d’y envoyer leurs enfants et font tout pour les inscrire ailleurs, ce qui accentue le problème. On parle déjà de sélection à la fin du primaire ! La course effrénée à une prétendue « meilleure école », avec ce que cela suppose de stress pour les parents comme pour les enfants, est-ce bien ce que nous voulons comme système éducatif ?
Le Document de participation aux forums faisait aussi état de nombreuses populations scolaires laissées pour compte dans le système actuel. Dans ce domaine, les problèmes sont connus depuis longtemps : les ateliers ont permis de confirmer qu’ils perdurent ! Le manque de moyens, en particulier l’insuffisance de personnels spécialisés, pour venir en aide aux élèves handicapé·e·s ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) est criant, alors que le nombre d’enfants présentant des problèmes particuliers a explosé au Québec depuis une quinzaine d’années, un phénomène dont le gouvernement ne semble pas s’inquiéter. La trop grande proportion d’élèves en difficulté dans les classes régulières, le manque de services de soutien, le temps grugé par les formalités administratives liées à l’évaluation des cas, tout cela s’ajoute aux différents obstacles à surmonter pour répondre adéquatement aux besoins des élèves.
Il y a aussi peu de ressources et de soutien pour garantir la reconnaissance, la valorisation et l’inclusion des savoirs, des valeurs et des points de vue des Premières Nations et des Inuits dans le système scolaire. Dans les régions où la présence autochtone est importante, il s’agit d’une réalité bien concrète qui constitue un frein puissant à l’intégration scolaire des élèves.
Même si beaucoup d’efforts ont été mis pour accueillir les élèves nouvellement arrivés au Québec, des accompagnements additionnels demeurent nécessaires. On insiste, par exemple, sur l’importance d’assurer l’accès à des cours de francisation gratuits et prolongés pour les enfants, mais aussi pour leur famille, et de fournir les ressources nécessaires au bon fonctionnement des classes d’accueil et à la mise en œuvre de mesures favorisant la mixité interculturelle.
Le peu de valorisation de la formation professionnelle (FP) constitue un obstacle important à la scolarisation de nombreux jeunes qui auraient de l’intérêt pour des formations diplômantes dans une grande variété de métiers utiles et bien rémunérés. Ils pourraient trouver dans cette filière – c’est déjà le cas pour certains secteurs – la motivation à persévérer dans leurs études ou pour raccrocher. L’importance de la formation générale des adultes (FGA) a aussi été mise de l’avant comme « seconde chance » pour des élèves en difficulté au secondaire, pour des décrocheuses ou décrocheurs ou pour tout adulte qui a besoin de formation générale pour acquérir des connaissances et des compétences de base. La FGA mérite plus de reconnaissance et de moyens pour lui permettre de jouer le rôle spécifique et nécessaire qui lui est dévolu dans le système éducatif.
Les critiques nombreuses faites aux conditions d’exercice et de travail de la profession enseignante ne surprendront personne : l’appui de la population aux grèves de l’automne 2023 dans le cadre des négociations des conventions collectives du secteur public montre que la situation est connue du grand public. Dans les forums, plusieurs enseignantes et enseignants ont illustré par des exemples bien concrets ce qu’est devenu leur métier. Une reddition de comptes beaucoup trop lourde qui restreint l’autonomie professionnelle, la lourdeur de la tâche, la place énorme de l’évaluation au regard du temps nécessaire pour l’apprentissage, le trop grand nombre d’élèves en difficulté dans les classes, la précarisation des emplois et des conditions de travail, autant d’éléments qui se résument en un unique cri du cœur : il n’y a pas d’espace pour s’occuper vraiment des élèves !
Les commentaires débordent largement la seule situation de l’enseignement. On a notamment soulevé de façon récurrente l’insuffisance des différents personnels d’appui à l’enseignement. Les écoles doivent composer avec un manque de psychologues, d’orthophonistes et d’employé·e·s de soutien, inutile de dire que les services aux élèves en pâtissent, ce qui augmente d’autant la tâche enseignante.
Sur la démocratie scolaire, finalement, les participantes et les participants en avaient aussi beaucoup à dire. Sans doute faut-il éviter de généraliser trop rapidement, mais on a rapporté à de nombreux endroits que les conseils d’administration des centres de services scolaires (CSS) se comportent souvent comme des chambres d’écho de décisions prises en amont. Les conseils d’établissement fonctionnent mieux, mais leur pouvoir d’orientation et de décision est très limité. Si l’ancien modèle des commissions scolaires présentait des défauts, l’abolition de celles-ci par la loi 40 en 2020 a empiré les choses, et la récente loi 23, qui donne davantage de pouvoirs au ministre sur les directions des CSS, ne va certainement pas améliorer la démocratie scolaire.
L’existence d’une forme d’omerta dans le milieu scolaire a par ailleurs été plusieurs fois dénoncée dans les échanges. Peut-être basée en partie sur une fausse conception du devoir de réserve, mais sûrement entretenue par une peur bien réelle de représailles, les artisans du monde scolaire n’osent pas dénoncer les situations problématiques qu’ils observent. Dans au moins deux régions du Québec, une directive interne aurait d’ailleurs circulé de la part de la direction des CSS pour déconseiller la participation de membres du personnel aux forums Parlons éducation.
Le thème de l’éducation est large et plusieurs sujets n’ont pas pu être traités directement dans les ateliers des forums. Mais les échanges ont été émaillés de nombreuses références à la tyrannie de la gestion axée sur les résultats – incompatible avec un milieu éducatif et porteuse de dérives dans le fonctionnement des écoles –, à l’obsession de l’évaluation, à la nécessité de valoriser le français et les compétences langagières sous toutes leurs formes ainsi qu’au problème des surdiagnostics et de la médicalisation qui ont cours dès la petite enfance, pour ne nommer que ceux-là.
Que faire ?
Il y aura eu, en dernière analyse, bien peu de controverses dans ces forums, tant ont pu émerger sur chaque sujet des consensus spontanés. Mais au-delà du tableau déprimant que l’exercice a brossé de l’école québécoise, il faut souligner l’appétit des participantes et des participants pour qu’il se passe quelque chose, pour qu’on trouve le moyen de forcer la mise en œuvre de changements à apporter au système scolaire. Plusieurs orientations et éléments de solutions ont d’ailleurs été proposés lors de ces rencontres.
Que faire face à un gouvernement « téflon » qui prend systématiquement les choses par le mauvais bout ? Qui, par exemple, cherche éperdument du nouveau personnel, sans se préoccuper des causes de cette défection ? Qui, en contradiction flagrante avec son discours, centralise les pouvoirs et refuse d’écouter la parole citoyenne ?
La réflexion sur ces questionnements a commencé avant même la fin des forums citoyens. Ces derniers ont pu permettre d’avaliser l’état des lieux : il faut, dans une deuxième phase, dégager un consensus sur les chantiers les plus urgents à mettre en place et se centrer sur la formulation des solutions les plus pressantes pour que l’école québécoise soit véritablement équitable et émancipatrice.
Une tâche moins simple qu’elle n’y parait : il est plus facile de s’entendre sur les problèmes à dénoncer que sur la nature des solutions à préconiser ! C’est tout de même à élaborer une telle démarche que s’est attelé le collectif citoyen Debout pour l’école, tout de suite après les forums.
Le collectif s’est d’abord restructuré, embauchant un coordonnateur à plein temps et se dotant d’un comité directeur d’une douzaine de personnes qui a établi un plan de travail.
Dans une première étape, des groupes constitués (communautaires, citoyens, syndicaux) seront invités, à partir de la synthèse des forums, à formuler les changements qu’il faudrait apporter au système scolaire, en ciblant les plus pressants d’entre eux. Qu’est-ce qui devrait être entrepris au premier chef pour que le système éducatif québécois puisse véritablement offrir à tous les enfants une éducation de qualité, inclusive et émancipatrice ? À partir d’un outil d’animation, tous les groupes seront conviés à participer à cette démarche. Des comités régionaux sont déjà à pied d’œuvre pour susciter des rencontres régionales autour de cette question.
Le comité directeur de Debout pour l’école fera ensuite la synthèse des commentaires et propositions reçues, pour élaborer une déclaration qui, en plus de cerner concrètement des priorités, étayera et argumentera solidement chacune d’elles.
L’idée générale est d’obtenir ultimement un appui formel d’une part importante de la société civile. Il faut rappeler qu’une cinquantaine d’organisations avaient positivement répondu pour appuyer la tenue des forums citoyens. Cette fois, elles seront sollicitées pour un appui politique aux revendications principales qui seront retenues.
Un rendez-vous national
Il y a fort à parier cependant que l’obtention d’un consensus, même très large, sur l’urgence de mettre en place quelques chantiers prioritaires en éducation au Québec, ne suffira pas à influencer un gouvernement qui n’écoute personne.
Depuis des lustres, au Québec, on gère l’éducation, devenue un poste budgétaire parmi d’autres. L’impulsion à ne considérer l’éducation que sous l’angle de la productivité a été donnée par François Legault lui-même, alors ministre de l’Éducation, au début des années 2000. Depuis, à coup de plans de réussite, la préoccupation pour la quantité de jeunes diplômé·e·s a largement pris le pas sur celle de la nature et de la qualité de l’éducation qu’elles et ils reçoivent. L’éducation vue comme capital individuel à développer dans un monde de concurrence : le paradigme, foncièrement néolibéral, a fait son chemin. Pourquoi dès lors s’embarrasser de réflexions ou de débats sur le bien commun ?
Ce cadre idéologique est d’autant plus alarmant que pour entreprendre avec succès des réformes progressistes, il faut au préalable prendre le temps et les moyens d’obtenir des consensus sociaux. À titre d’exemple, citons le cas du financement de l’école privée. Combien de parents de la classe moyenne, attachés à l’idée que l’élitisme sert les intérêts de leurs enfants, combattraient avec vigueur le plan du groupe citoyen École ensemble[7] et l’idée même d’une école commune ?
S’il est possible qu’une déclaration commune sur l’avenir de l’école québécoise soit élaborée et qu’elle rassemble suffisamment d’appuis, il faudra donner à la publication d’une telle déclaration toute l’envergure nécessaire. C’est la raison pour laquelle Debout pour l’école pense organiser, en 2025, un grand rendez-vous national sur l’éducation dans le but de lancer publiquement cette déclaration et d’exiger du gouvernement qu’il y donne suite.
Un tel rendez-vous pourrait constituer une pression politique importante et mettre de l’avant des idées essentielles, à une petite année des élections provinciales, tout en se faisant le porte-voix de la nécessité d’agir en éducation. Cela pourrait être aussi un lieu d’échange privilégié sur des problématiques qui, tout en étant importantes, n’auront pas trouvé leur chemin vers les éléments essentiels d’une déclaration.
Outre Debout pour l’école, plusieurs groupes militent au Québec pour une meilleure éducation. Rappelons qu’École ensemble, le Mouvement pour une école moderne et ouverte et Je protège mon école publique étaient aussi impliqués dans l’organisation des forums. L’existence de ces groupes, le succès des forums citoyens Parlons éducation, l’ampleur des grèves enseignantes du secteur public et le soutien qu’elles ont reçu, tout cela laisse entrevoir qu’une importante mobilisation provenant de la base pourrait se constituer en faveur d’une refonte progressiste de l’école québécoise.
C’est ce qui donne espoir et ce à quoi Debout pour l’école[8] entend travailler au cours des prochains mois.
Par Jean Trudelle, professeur retraité et militant syndical[1]
- Jean Trudelle a été président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) de 2009 à 2012. Il milite actuellement dans le groupe Debout pour l’école ! ↑
- Érik Cimon, L’école autrement, documentaire, 52 min., Télé-Québec, 2022. ↑
- Forums citoyens Parlons éducation, Document de participation, printemps 2023. ↑
- Debout pour l’école, Des citoyennes et citoyens ont parlé d’éducation. Il faut les écouter !, Synthèse des propos tenus dans les forums citoyens et les ateliers jeunesse de Parlons éducation, novembre 2023. ↑
- Conseil supérieur de l’éducation, Remettre le cap sur l’équité, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, Québec, 2016. ↑
- On parle d’une école à trois vitesses. Voir notamment : Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?, IRIS, 19 octobre 2022; Philippe Etchecopar, Ghislaine Lapierre, Marie-Christine Paret, Fikry Rizk et Jean Trudelle, « Projets particuliers et ségrégation scolaire. Une meilleure école… pour tout le monde », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, 2021. ↑
- L’école ensemble propose de transformer les écoles privées en écoles pleinement financées, mais sans droit de sélectionner les élèves et dans le cadre d’une carte scolaire qui respecte la diversité sociale. Voir : <https://www.ecoleensemble.com/reseaucommun>. ↑
- On peut devenir membre en allant sur son site : <https://deboutpourlecole.org/>. ↑
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Quand la prison fait mourir
Retour à la table des matières Droits et libertés, printemps / été 2024
Quand la prison fait mourir
Catherine Chesnay, professeure à l'École de travail social de l'UQAM Mathilde Chabot-Martin, candidate à la maîtrise en travail social à l'UQAM En novembre 2019, Michelle Messina, également connue sous le pseudonyme Madame M, s’est enlevée la vie dans sa cellule de l’Établissement de détention Leclerc de Laval. Quelques mois plus tard, le 20 mai 2020, Robert Langevin, un homme de 72 ans incarcéré à l’Établissement de détention de Montréal (Bordeaux) en attente de son procès, a succombé à la COVID-19. Dès le 19 mars 2020, la Ligue des droits et libertés (LDL) a fait valoir les droits des personnes incarcérées et œuvré à ce qu’un maximum de personnes puissent sortir de prison. À la demande des proches de personnes incarcérées ainsi que de la famille de Robert Langevin, la LDL a aussi tenté d’obtenir plus d’informations sur les derniers moments de M. Langevin, sur les soins qui lui ont été prodigués. Tout au long de ces démarches, la LDL a dénoncé l’opacité des services correctionnels. Le 24 décembre 2022, Nicous D’Andre Spring, un homme noir de 21 ans détenu illégalement à Bordeaux est décédé des suites d’une intervention violente des agents correctionnels. Récemment, en l’espace de quelques mois seulement, deux femmes sont décédées à l’Établissement Leclerc, l’une par suicide (novembre 2023) et l’autre de causes dites naturelles (janvier 2024). [caption id="attachment_19979" align="alignright" width="380"] Évolution par Eve | Projet Société Elizabeth Fry 2024.[/caption] Ces décès ayant retenu une certaine attention médiatique au moment de leur annonce ne sont que quelques exemples d’une problématique largement répandue dans les prisons provinciales du Québec. Dans une recherche visant à faire l’analyse des décès répertoriés par le ministère de la Sécurité publique (MSP) entre 2009-2010 et 2021-2022, nous avons constaté qu’au moins 256 personnes sont décédées dans une prison provinciale (Chesnay, Chabot-Martin et Ouellet, 2024). Pour l’ensemble de cette période, le nombre de décès survenus s’est situé entre 13 décès (2010-2011) et 29 décès (2020-2021), avec une hausse totale de 87 % du taux de décès annuel entre le début et la fin de la période. Si l’on s’attarde à la classification de ces décès, 38 % des décès ont été classés comme suicide, 33 % comme mort de cause naturelle et 28 % comme mort de cause indéterminée. Selon nos analyses, c’est principalement la hausse dans le nombre de décès classés comme suicide qui explique l’augmentation du nombre de décès dans les prisons. Plus précisément, l’analyse de l’évolution des taux de suicide dans les prisons démontre qu’il y a à la fois une hausse globale dans les taux de suicide et trois pics d’augmentation ponctuels pour 2011-2012 ; 2017-2018 et ; 2020-2021.Imprécision des causes de décès
L’importante proportion de décès classés comme suicide s’inscrit en continuité avec les recherches sur les décès en prisons menées dans le Nord global (par ex., voir Bensimon, Liebling), ainsi qu’avec celles menées par Jean Claude Bernheim en 1997, démontrant l’influence des conditions de détention sur le nombre de suicides. Ainsi, de façon non exhaustive, le régime d’incarcération, l’architecture carcérale, la cote de sécurité de l’établissement, l’accès aux soins de santé, les transferts d’établissement, et toute forme d’isolement ou de confinement sont des éléments ont des effets importants sur les taux de suicide. En ce sens, la hausse des suicides nous renseigne sur une certaine dégradation des conditions d’incarcération, s’étant exacerbée au moment de la pandémie de COVID-19. Les décès classés comme mort naturelle par le MSP, entendus comme tous les décès découlant d’une maladie ou d’une complication associée à une maladie, soulèvent aussi plusieurs questions. Selon nos analyses, l’évolution du taux de mort naturelle pendant la période ne suit pas de tendance claire ou significative, rendant inutile une analyse chronologique de leur distribution. C’est plutôt la stabilité dans le nombre de morts naturelles qui nous invite à nous questionner sur les conditions de détention, ainsi que l’accès à des soins de santé adéquats pour les personnes incarcérées. Dans presque tous les rapports annuels produits, le Protecteur du citoyen dénonce l’insalubrité des établissements de détention ainsi que des mesures d’hygiène défaillantes1. La LDL s’est également maintes fois manifestée dans l’espace public pour dénoncer les violations du droit à la santé dans les prisons provinciales. L’accès à des soins de santé de qualité équivalents à ceux offerts à l’extérieur des murs de la prison est aussi un enjeu majeur, tel que souligné par le Protecteur du citoyen. Finalement, en ce qui concerne les décès classés comme mort de cause indéterminée, ceux-ci soulèvent également plusieurs questions, tant sur leurs causes, que sur la classification des décès. D’une part, les documents fournis aux chercheuses et chercheurs par le MSP ne contiennent aucune information concernant les critères utilisés pour établir qu’une mort est de cause indéterminée. La classification en devient à la fois si vaste et si imprécise que des décès survenant dans des circonstances très variées pourraient s’y retrouver. Par exemple, un récent rapport du Bureau du Coroner de l’Ontario souligne la hausse du nombre de décès attribuable aux surdoses dans les prisons provinciales2. Or, selon la classification actuelle des décès, la seule catégorie qui pourrait capter ces décès est celle de cause indéterminée. Or, du fait de l’imprécision de cette catégorie, il est impossible de vérifier si le même phénomène se joue dans les prisons québécoises. À la lumière des analyses des taux de décès pour chaque catégorie, il en ressort que le système de classification des décès est à la fois un révélateur du contexte dans lequel ces décès se produisent, mais aussi, de l’opacité des mécaniques institutionnelles qui entourent la mort en prison.Plus de questions que de réponses
Les données que nous avons présentées soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. D’abord, ces dernières reposent sur des documents fournis par le MSP, obtenus grâce à 11 demandes d’accès à l’information s’échelonnant sur quatre années. Les documents obtenus reposent sur des classifications préétablies et sur l’interprétation des employé-e-s des services correctionnels. Ils n’offrent donc qu’une vision partielle (et même partiale) des évènements qui se déroulent dans les prisons provinciales. Ensuite, la qualité même des données est questionnable. En plus de noter des différences entre les documents que nous avons obtenus, une autre équipe de recherche (Tracking (In)justice)3, ayant mené une démarche similaire d’accès à l’information, a obtenu une liste comportant 52 décès supplémentaires à celle que nous avons obtenue pour la même période. Bien que nous ayons demandé une clarification au MSP au sujet de cette disparité, nous n’avons pas obtenu de réponse de leur part. Nous faisons l’hypothèse que cette différence est en partie attribuable à l’inclusion des décès de personnes suivies par les services correctionnels dans la communauté dans les données fournies à l’équipe de recherche de McClelland. Néanmoins, avec les informations dont nous disposons, on ne peut infirmer ou confirmer cette hypothèse.[…] le système de classification des décès est à la fois un révélateur du contexte dans lequel ces décès se produisent mais, aussi, de l’opacité des mécaniques institutionnelles qui entourent la mort en prison.L’enjeu de la piètre qualité des données correctionnelles provinciales a déjà été soulevé à maintes reprises, par différents actrices et acteurs, et dans plusieurs juridictions canadiennes. En 1997, Bernheim faisait état du peu de fiabilité des données issues des services correctionnels. Au Québec, le système de gestion des données carcérales, soit le système DACOR (dossier administratif correctionnel), est reconnu comme étant obsolète et peu convivial à l’usage. Il contient des informations judiciaires sur les personnes incarcérées, mais aussi des données démographiques et des informations sur leurs antécédents médicaux, entre autres. Le manque de rigueur avec lequel les données carcérales sont consignées se répercute non seulement sur les personnes incarcérées elles-mêmes (incarcération qui dépasse les délais judiciaires ; manque d’information sur le risque suicidaire, etc.), mais également sur la possibilité de brosser un portrait fiable de la population carcérale. Ce même phénomène a par ailleurs été soulevé en Ontario dans un rapport du Bureau du coroner en 2023 faisant état d’enjeux de fiabilité et de transparence des données des services correctionnels de la province4. D’ailleurs, dans le cadre de recommandations pour prévenir les décès en détention, on suggère notamment la mise sur pied d’une stratégie sur la transparence et la qualité des données correctionnelles.
Toujours un décès de trop
À ce stade-ci de nos analyses, bien que nos données ne nous permettent pas d’articuler des analyses sur les causes et les circonstances de chaque décès, nous ne pouvons pas éluder le caractère mortifère de la prison. D’emblée, souli-gnons que le personnel correctionnel peut être directement impliqué dans le décès d’une personne incarcérée. C’est d’ailleurs ce qui est en jeu dans le décès de Nicous D’Andre Spring. Cependant, les personnes impliquées ne se retrouvent que rarement devant une cour de justice — faisant des accusations criminelles l’exception et non la règle. Une exception notable est la poursuite criminelle d’un agent correctionnel, au Manitoba, pour des accusations de négligence et de non- assistance à une personne à la suite du décès d’un homme Anishinaabe de 45 ans. Son décès le 7 février 2021 faisait suite à une intervention d’agents correctionnels durant laquelle il avait répété à 27 reprises ne pas pouvoir respirer5. Soulignons aussi que l’inaction du personnel correctionnel en ce qui a trait à des mesures de soin et de prévention, conjuguée avec des pratiques disciplinaires et des techniques de contention, peut aussi entraîner des conséquences mortifères. Sept ans après le décès de Soleiman Faqiri et au terme d’une lutte acharnée de sa famille, le jury appelé dans le cadre de l’enquête du Bureau du coroner de l’Ontario a conclu en décembre 2023 que son décès devait être considéré comme un homicide. Son incarcération alors qu’il était en crise, l’absence totale de services en santé mentale ainsi que l’escalade de la réponse correctionnelle (allant de l’isolement à l’usage de mesures de contention) sont tous des éléments ayant mené à son décès6. Les conclusions de l’enquête, tenue avec des audiences publiques, ne sont toutefois pas contraignantes, elles visent uniquement à informer le public sur les circonstances du décès. Dans son rapport, le jury, formé de cinq membres de la collectivité, a émis plus de 57 recommandations, incluant la création d’un organisme indépendant pour enquêter sur chaque décès de personnes incarcérées ainsi que sur les enjeux systémiques.Plus que compter les morts
Bien que chaque mort soit unique, et que les causes et circonstances soient toujours différentes, il en ressort que chacune d’entre elles révèle simultanément les failles d’un système correctionnel déficient et mortifère. Or, l’absence de surveillance institutionnelle des décès en prison — se manifestant, entre autres, par l’inhabilité à compter avec exactitude le nombre de morts qui s’y produit et à en identifier la cause dans 28 % des cas — est symptomatique d’une certaine banalisation de la mort entre ces murs. La prison (re)produit les violences coloniales, racistes, sexistes, capacitistes, en toute impunité. En milieu carcéral, certains corps considérés comme irrécupérables par l’institution en raison de leur identité de genre, de leur état mental ou de certaines caractéristiques physiques sont plus exposés à la mort7. Se questionner sur la mort en prison va donc au-delà de « compter les morts » ; il s’agit d’interroger pourquoi autant de personnes meurent en prison et de réfléchir à la manière dont les morts sont comprises, classifiées et, surtout, ignorées.- En ligne : https://protecteurducitoyen.qc.ca/fr/enquetes/rapports-annuels/2022-2023
- Office of the Chief coroner, An obligation to prevent - Report from the Ontario Chief Coroner’s Expert Panel on Deaths in Custody, 2023.
- En ligne : https://trackinginjustice.ca/
- Office of the Chief coroner, 2023.
- En ligne : https://www.aptnnews.ca/national-news/i-cant-breathe-court-sees-video-of-guards-overpowering-inmate-william-ahmo/
- En ligne : https://toronto.ctvnews.ca/soleiman-faqiri-s-jailhouse-death-ruled-a-homicide-1.6683448 En ligne : https://globalnews.ca/news/10167257/faqiri-family-coroners-inquest/
- Bromwich, Theorizing the Official Record of Inmate Ashley Smith : Necropolitics, Exclusions, and Multiple Agencies. Manitoba Law Journal, 2017 ; A. Mbembe, Nécropolitique, 2006 ; Razack, It Happened More Than Once : Freezing Deaths in Saskatchewan, Canadian Journal of Women and the Law, 2014. En ligne : https://doi.org/10.3138/cjwl.26.1.51 ; C. M. Zhang,Biopolitical and Necropolitical Constructions of the Incarcarated Trans Body, Columbia Journal of Gender and Law, 2019.
L’article Quand la prison fait mourir est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
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Un hôtel en grève contre ses patrons adeptes de paradis fiscaux
Lettre : La promesse aux accidentés de la route a été trahie
Conférence du journaliste André Noël sur le réseau Atlas
À l'heure où Donald Trump est réélu à la présidence des États-Unis, et en lien avec les prochaines élections fédérales au Canada, cette conférence d'André Noël sur le réseau Atlas, le puissant lobby de la droite radicale, tombe à point. Attac Québec vous y convie le 23 novembre prochain à 13 h, à la salle multi de la CSN au 1601, avenue De Lorimier à Montréal. Entrée libre (pas de webdiffusion). Événement Facebook à partager.
Journaliste indépendant, M. Noël est ex-journaliste d'enquête à La Presse et ex-enquêteur/rédacteur à la Commission Charbonneau. Il nous fera connaître ses recherches sur ce réseau tentaculaire qui doit nous préoccuper, mais qui reste méconnu. Le réseau Atlas est l'un des plus grands réseaux diffusant des idées libertariennes et de droite radicale, en faveur de la privatisation des services publics, de la baisse de la taxation des grandes entreprises, du déni du réchauffement climatique, etc. Il rassemble plus de 500 think tanks conservateurs dans le monde, parmi lesquels l'Institut économique de Montréal. Il chapeaute les activités de ses partenaires et les met en relation.
Cette activité suivra l'Assemblée générale annuelle d'Attac Québec qui se tiendra en avant-midi. Nous espérons vous y voir nombreux et nombreuses !
Lieu
Salle multi de la CSN
1601, avenue De Lorimier
Montréal, QC CA
Le lien à mettre :
https://quebec.attac.org/conference-du-journaliste-andre-noel-sur-le-reseau-atlas/
<https://quebec.attac.org/conference...>
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Les années de formation de Stanley Ryerson – par Andrée Lévesque
Alors qu’il s’était jadis démarqué comme l’imposante figure de l’intellectuel du Parti communiste du Canada (PCC), Stanley B. Ryerson est aujourd’hui moins connu des nouvelles générations. En tant qu’historien marxiste, il a proposé une synthèse inégalée de l’origine socio-économique du Canada, en s’intéressant à l’articulation des catégories de nation et de classe. Son ouvrage Capitalisme et confédération, initialement paru aux éditions Parti pris en 1972, sera d’ailleurs réédité chez M Éditeur à l’automne 2024.
Archives Révolutionnaires entend aussi contribuer à faire connaître Ryerson. C’est pourquoi nous publions un article tiré du livre Stanley Bréhaut Ryerson, un intellectuel de combat (1996). Cet ouvrage est, à ce jour, la somme la plus aboutie portant sur la vie et les travaux de celui que l’on peut sans doute considérer – sans adulation excessive – comme le plus grand historien révolutionnaire canadien. Dans son article « Les années de formation du militant » (chapitre 1, p. 23-34), l’historienne Andrée Lévesque plonge dans la jeunesse de Ryerson et ses premières expériences politiques. Sa formation intellectuelle et idéologique est notamment façonnée par la crise économique de 1929 et la crainte qu’inspire la montée du fascisme en Europe. Après ses années d’études en France, où il participe au Front populaire antifasciste, Ryerson embrasse rapidement le rôle de « révolutionnaire professionnel », comme intellectuel du PCC et rédacteur de son journal québécois Clarté. Dans cette première période, Ryerson pose aussi les grands jalons de son travail intellectuel futur, notamment avec la publication de ses ouvrages 1837 : The Birth of Canadian Democracy (1937) et French Canda (1943), où il défend le caractère républicain et universel des insurrections patriotes, en plus de la spécificité de l’oppression nationale des Canadiens français.
Le livre Stanley Bréhaut Ryerson, un intellectuel de combat est disponible intégralement sur les classique de l’UQAC.
Les années de formation du militant
Andrée LÉVESQUE
STANLEY BRÉHAUT RYERSON s’engage dans l’action militante au moment de la plus grande débâcle qu’ait connue le capitalisme au XXe siècle. Cette période, qualifiée d’apocalyptique, voit la montée des idéologies de droite et le triomphe du fascisme et du nazisme. Les bouleversements économiques et idéologiques favorisent une prise de conscience des lacunes du capitalisme, une vague d’engagements sociaux et une relecture du passé à la lumière des préoccupations de l’heure. Cette remise en cause de la société, Stanley Bréhaut Ryerson a tôt choisi d’y contribuer à l’intérieur du mouvement communiste. Il demeurera fidèle à cette idéologie et à cette orientation politique pendant quatre décennies.
En 1932, la gauche canadienne accueille une recrue qu’une trajectoire inusitée a conduite à la Ligue des jeunes communistes de Toronto. Le jeune militant a vingt et un ans, il vient de passer une année à la Sorbonne et termine des études de philosophie et de langues modernes à l’Université de Toronto. Ryerson se plaira à rappeler son intérêt marqué pour l’étude des langues. À l’instar de Vico et de Marx, il reconnaît l’importance épistémologique de la langue, instrument d’expression des sociétés. Initié très tôt par sa mère au français et à l’italien, il entreprend des cours d’allemand et de français au Upper Canada College qu’il fréquente de 1919 à 1929. Mme Dumarbois, l’épouse de son professeur de français, est d’origine russe et elle lui apprend les premiers rudiments de sa langue maternelle. Lorsqu’il obtient une bourse de l’État français pour faire à la Sorbonne l’équivalent de sa troisième année d’université, il choisit les lettres italiennes et rédige un mémoire sur le romancier réaliste Giovanni Verga, en vue de l’obtention du diplôme d’études supérieures en langue et littérature italiennes.
Cette année à Paris marquera profondément sa formation politique. Pendant l’été 1931, il y rencontre des professeurs de Toronto qui préparent une grande randonnée dans les Pyrénées : Otto Berkelbach van der Sprenkel, professeur d’économie à l’Université de Toronto qui, le premier, éveille son intérêt pour la politique et pour le marxisme, Felix Walter, professeur de français à Trinity College, et Dorothea Walter, futurs traducteurs de Trente Arpents de Ringuet [1], ainsi que Barker Fairley, éminent spécialiste de Goethe et de Heine, critique d’art et critique littéraire, et Margaret Fairley, tous deux bien connus dans les milieux progressistes torontois et fondateurs de la revue Canadian Forum. À Paris, il se familiarise avec la gauche par le biais de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Le 5 mars 1932, il participe aux manifestations organisées à l’occasion de la mort de Zéphyrin Camélinat, le dernier survivant de la Commune de Paris de 1871. Plus tard, il participe à une réunion de protestation contre la répression française en Indochine. L’année 1931-1932 est cruciale pour son éducation politique – il lit pour la première fois Le Manifeste du Parti communiste – et contribue au développement chez lui d’un sens aigu de l’histoire qui ne le quittera jamais [2].
Depuis le VIe congrès de l’Internationale en 1928, le communisme est entré dans une nouvelle période. Période dure, où la stratégie de la lutte des classes est au premier plan. Les exclusions pleuvent à droite et à gauche. D’une part, les réformistes et les sociaux-démocrates sont répudiés comme agents du capitalisme ; d’autre part, les trotskystes sont dénoncés et expulsés. C’est une période sans compromis pendant laquelle le Parti communiste du Canada (PCC), qui, en 1930, compte près de 3000 membres, développe ses propres institutions : la Ligue d’unité ouvrière (LUO) pour l’organisation syndicale, la Ligue de défense ouvrière (LDO) pour assurer la défense des travailleurs poursuivis pour leurs activités ouvrières, la Ligue ouvrière des femmes, la Ligue des jeunes communistes et les amis de l’Union soviétique [3].
De retour à Toronto en 1932 pour y terminer ses études universitaires, Ryerson participe à la formation de la Ligue étudiante du Canada [4], et devient membre de la direction de la Ligue des jeunes communistes. Il est délégué au congrès international de la Ligue étudiante du Canada à Chicago ou s’affrontent trotskystes et staliniens. Il y défend la proposition de ces derniers sur l’étude des problèmes économiques face à la contre-proposition trotskyste sur la dictature du prolétariat. Les dissensions au sein de la gauche canadienne ne font que refléter les déchirements qui frappent tout le mouvement communiste international.
Au Canada, la répression s’est intensifiée depuis l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur à l’automne 1930. La « peur du rouge » est alimentée par l’agitation qui accompagne les pires années de la crise économique, par les manifestations de travailleurs et de chômeurs, premières victimes de la faillite du capitalisme. À Toronto, le chef de police Daniel Draper lance sa propre vendetta anticommuniste. En août 1931, les leaders du Parti sont arrêtés ; sept d’entre eux, dont le secrétaire Tim Buck et le secrétaire de la LUO Tom McEwen, sont condamnés à cinq ans de détention qu’ils purgent au pénitencier de Kingston. Avec ses camarades de la Ligue des jeunes communistes, Ryerson participe, avant son second départ pour Paris en 1933, aux campagnes de la Ligue de défense ouvrière en faveur des détenus. Les manifestations et les campagnes de mobilisation sollicitent beaucoup les militants, mais, outre ces actions à caractère public, les membres du Parti sont tenus de participer aux groupes de formation politique. Celui de Ryerson est dirigé par Bill Sparks du Parti communiste des États-Unis, son mentor [5].
Ryerson débute dans le journalisme marxiste a la rédaction de Young Worker, le journal de la jeunesse communiste, et il collabore bientôt aussi à Masses, l’organe du Progressive Arts Club (PAC) de Toronto, publié d’avril 1932 à mars-avril 1934 [6]. Le premier numéro annonçait l’objectif de la revue : « Fournir la base pour le développement d’une littérature et d’un art ouvriers militants […] Elle s’adresse aux travailleurs, aux fermiers pauvres, aux chômeurs. » Et il proclame : « L’Art est propagande ! [7] »
Les premiers articles de Ryerson dans Masses traitent de l’éducation, ou plutôt des inégalités de l’accès à l’éducation. Il s’insurge contre les écarts entre l’école privée réservée aux classes supérieures et l’école publique de l’enfant prolétaire [8]. L’ancien élève du Upper Canada College, l’arrière-petit-fils d’Adolphus Egerton Ryerson, père du système d’éducation publique de l’Ontario, aborde l’éducation en tant qu’instrument de propagande, lieu d’endoctrinement contrôlé par les classes dirigeantes.
Ryerson est le premier à admettre l’influence de ses maîtres. Le Upper Canada College, reconnu comme une des meilleures institutions d’enseignement au Canada anglais, où étaient formés les fils de l’élite anglo-saxonne ontarienne, pouvait se permettre de tolérer certains non-conformistes qui allaient lui insuffler « un esprit de contestation radicale [9] ». Ainsi, le professeur de français Owen Classey, ancien tuteur de H.G. Wells, a fortement impressionné le jeune Stanley en motivant ainsi son absence lors d’une visite d’Edward Beatty, président du Canadien Pacifique et grand apôtre de l’impérialisme britannique : « I hate flags, expliqua le professeur, and all people who wave them ! » Une position que son étudiant allait rapidement faire sienne [10]. En ce qui concerne Wells lui-même, la lecture de Outline of History éveilla Ryerson à l’universalité de l’histoire et suscita chez lui un grand intérêt pour la géologie [11]. Si Ryerson a pu profiter d’une éducation de qualité supérieure, il a pris conscience du privilège que représentait une telle formation. Aussi, à l’époque où il obtient son Baccalauréat es arts, au printemps 1933, partage-t-il son temps entre ses études et diverses activités artistiques et politiques.
La session universitaire terminée, il s’embarque de nouveau pour la France où il va continuer des études de littérature italienne. Outre Vico et Santayana, son emploi du temps réserve une place à la poursuite de son éducation politique et il développe des amitiés qui marqueront son séjour. Il est membre de la Fédération des Jeunesses communistes et collabore à L’avant-garde, Rabcor, la revue d’informations ouvrières, à titre d’assistant à la rédaction. Toujours attiré par le théâtre et les arts, il fait partie de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires dont le secrétaire général, Paul Vaillant-Couturier, écrivain et homme politique d’allégeance communiste, se fait le défenseur du rôle des écrivains au sein du mouvement ouvrier.
Il fréquente de jeunes amies torontoises, la poétesse Dorothy Livesay et « Jim » Watts, infirmière et future metteuse en scène, toutes deux liées au PAC de Toronto [12]. Il partage pendant quelque temps, avec Livesay, un petit appartement boulevard Saint-Germain. Ensemble ils vont au théâtre, aux manifestations organisées par le Parti et au mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise, pour la célébration annuelle du massacre des communards [13].
Ryerson est gagné par l’effervescence des années 1933-1934. Hitler accède au pouvoir en Allemagne ; en France les gouvernements se succèdent après l’échec de l’union des gauches de 1932. Ryerson partage les inquiétudes des communistes français sur la position à adopter devant la menace fasciste. En février 1934, il se trouve au congrès des Jeunesses communistes à Ivry quand les ligues d’extrême droite déferlent violemment dans les rues de Paris. Dans la foulée des événements de février, le Parti communiste français (PCF) amorce une tentative de collaboration avec la Section française de l’Internationale ouvrière : la gauche française s’achemine vers la formation du front populaire. Deux mois plus tard, Ryerson s’embarque à Anvers pour un séjour de dix jours à Leningrad [14]. Il y trouvera une confirmation des fondements de son option politique. Son voyage en URSS, l’expérience directe des affrontements entre la droite et la gauche en France, et les débats qu’ils suscitent au sujet de la collaboration entre communistes et socialistes, de même que son engagement dans la lutte antifasciste, laisseront leurs traces chez lui et influenceront son analyse politique pendant toute cette décennie.
De Paris, il garde contact avec le Progressive Arts Club et maintient sa collaboration à Masses. Il se mêle aux débats qui agitent l’intelligentsia de gauche autour des questions relatives à l’esthétique et à la propagande. Dans les pages de la revue du PAC, Ryerson entretient une polémique avec le dramaturge Cecil-Smith sur une définition marxiste de la propagande [15]. Cecil-Smith a porté à la scène sa vision du théâtre-propagande ; sa pièce Eight Men Speak s’inspire de l’emprisonnement des leaders communistes. Le succès de cette pièce illustre le rôle très important du théâtre dans le mouvement communiste des années 30. De New York à Toronto, Montréal et Vancouver, on met en scène des pièces inspirées par la dépression économique, la situation ouvrière et le chômage. Forme privilégiée d’agit-prop, le théâtre se veut un véhicule didactique, un instrument de conscientisation des travailleurs, tout en constituant un moyen de levée de fonds pour les organisations du Parti. Le dynamisme du théâtre prolétaire engagé, auquel a participé Ryerson, a fortement animé la culture de gauche nord-américaine pendant la crise économique [16].
Ryerson a été très jeune attiré par le théâtre. N’a-t-il pas joué Prospero à quatorze ans ? À l’université, il compose une pièce sur Abélard, montée par le Players’ Guild de Toronto, et dont il s’attribue le rôle-titre. En 1934, inspiré par la situation internationale, il écrit « War in the East », joué à Toronto et publié dans Masses [17]. En un acte et quatre scènes, la solidarité internationale des travailleurs japonais et chinois triomphe de l’alliance du Mikado, de l’armée, du capitalisme et de la religion lors de l’invasion de la Mandchourie par le Japon. Cette courte pièce d’un dramaturge de vingt-deux ans, qui se termine par le chant de l’Internationale, s’inscrit tout à fait dans le courant agitprop révolutionnaire. Il ne faudrait pas y voir une production servile, obéissant aux exigences du moment et du Parti, mais bien une dénonciation des puissances impérialistes, dont le Japon incarnait le cynisme depuis 1932, et un appel à un internationalisme qui transcende les différences ethniques, internationalisme auquel Ryerson était bien sensibilisé.
À partir de 1934, son engagement est entier. Il y est arrivé non sans déchirements, après des mois de réflexion. En toute lucidité, il réalise que l’adoption de son « approche » (outlook) exigera le sacrifice de tout confort matériel, de toute quiétude intellectuelle et probablement d’une carrière universitaire. Une lettre de dix pages à ses parents, écrite à la veille de son départ pour l’Union soviétique, exprime toutes ses angoisses devant un avenir incertain, et sa crainte de les blesser par son option politique [18] [voir : annexe].
Chargé de cours en littérature française au Sir George William’s College à l’automne de 1934, il s’arrête d’abord à Toronto au début d’août pour présider le premier congrès de la jeunesse contre la guerre et le fascisme. Plus de deux cents délégués, représentant un grand nombre d’organisations préoccupées par la montée du fascisme en Europe et la répression de la gauche au Canada, élisent Ryerson président national de la nouvelle organisation [19]. À Montréal, il rejoint immédiatement la section québécoise du PCC et devient directeur du programme d’éducation du Parti. Il anime un groupe d’études marxistes ouvert aux membres du Parti et à des sympathisants, pour discuter du matérialisme historique ou de la solidarité internationale contre le fascisme. Grâce à sa connaissance de la langue, il fait le lien entre les groupes de gauche francophones et anglophones, et agit souvent comme interprète. Ainsi, quand la Ligue de défense ouvrière invite Louis Retigaud, du Comité mondial contre la guerre et le fascisme, on fait appel à Ryerson pour la traduction simultanée [20]. En décembre 1935, il devient secrétaire provincial du Parti au Québec et accède au Comité central du PCC, poste qu’il conservera jusqu’en 1969.
La section québécoise du Parti a alors pour président Évariste Dubé, pour organisateur William Kashtan et pour secrétaire Stanley Bréhaut Ryerson. Afin de protéger l’anonymat des membres les plus vulnérables, on crée une cellule spéciale ou se réunissent certains intellectuels et même des membres des professions libérales. C’est ce groupe qui accueille Norman Bethune à l’automne de 1935 [21]. Le médecin a alors quarante-cinq ans, Ryerson vingt-quatre. Une affinité se développe, mêlée d’admiration de la part du jeune militant dont le père, chirurgien, vice-doyen de la faculté de médecine à l’Université de Toronto, avait aussi participé à des projets de médecine sociale sans toutefois aller jusqu’au socialisme. Les parents étaient d’ailleurs loin d’approuver les choix politiques de leur fils. Mais ce dernier rencontrait chez Bethune l’aîné compréhensif à qui, ironiquement, il servait un peu de mentor dans leur cercle d’études marxistes.
En 1935, la section québécoise du Parti lance son journal, Clarté, avec comme rédacteur Stanley Bréhaut Ryerson, qui signe ses articles : Étienne Roger. Les succès du fascisme en Europe amènent un changement dans la ligne du Parti, faisant tomber l’intransigeance qui le caractérisait depuis 1929. Durant l’été de 1935, en réaction contre la montée de l’extrême droite en Italie, en Allemagne et en France, la Troisième Internationale, à son septième congrès, adopte la politique de front commun. Désormais, tous les partis membres du Komintern tenteront des alliances avec un large éventail de forces démocratiques. Ce nouvel esprit de conciliation et de solidarité empreint désormais tous les écrits de Ryerson, et le journal Clarté sera marqué au sceau de l’unité ouvrière [22].
Au Canada, le PCC est toujours sujet aux accusations de sédition selon l’article 98 du Code criminel ; conformément aux vœux des représentants de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) à la Chambre des communes d’Ottawa, le Parti libéral avait promis de le supprimer. Au début de l’année 1936, le rappel de l’article 98 facilite les activités des organisations de front commun, comme la Ligue pour la paix et la démocratie, mais au Québec le gouvernement d’Union nationale et le cardinal Villeneuve conjuguent leurs efforts pour contrer la tolérance des mouvements de gauche. En mars 1937, l’Assemblée législative vote à l’unanimité la « loi du cadenas » permettant d’apposer les scellés à toute salle servant à propager le bolchevisme. Les réunions du Parti devront se tenir dans la clandestinité ou risqueront d’être interrompues par la police, alors que les propriétaires de salles hésiteront à s’exposer à la fermeture et refuseront de louer à ces gênants locataires. Les communistes doivent faire preuve d’ingéniosité pour déjouer les forces de l’ordre. Ils tiennent même des réunions dans les hôtels les plus huppés de la ville, car qui songerait à appliquer un cadenas au Ritz Carleton ou à l’hôtel Windsor ? La loi ne parvient pas à freiner le recrutement puisque, de l’avis même des informateurs de la Gendarmerie royale du Canada, le Parti comptera 150 nouveaux membres en 1938 [23]. Malgré les mesures clandestines, le Sir George Williams College a vent des allégeances de son professeur et ne renouvellera pas son contrat pour l’automne 1937. La Police provinciale est également renseignée sur les activités de Ryerson et, en vertu de la « loi du cadenas », elle opère une perquisition à son domicile, le 24 décembre 1937, et confisque une quarantaine d’ouvrages ainsi que des notes de travail [24].
Dès son arrivée au Québec, à l’automne de 1934, Ryerson s’intègre à son nouveau milieu. Il ne cache pas sa fierté pour les ascendants français de sa mère – les Bréhaut ont immigré des îles anglo-normandes en 1637. Il établit des contacts avec les organisations de gauche francophones. Depuis 1925, les socialistes francophones de toutes tendances fréquentaient l’Université ouvrière fondée par Albert Saint-Martin. En proie à la répression policière et aux scissions idéologiques, l’Université donne naissance à l’Association humanitaire, dirigée par Abel et Émile Godin et vouée à la défense des intérêts des chômeurs. Ryerson participe bientôt aux réunions qui rassemblent jusqu’à trois cents personnes dans la salle sise à l’intersection nord-ouest des rues Montcalm et Sainte-Catherine. Les conférences portent sur l’histoire ou le matérialisme historique, et Ryerson participe à un débat public avec le père Archange Godbout, o.f.m., célèbre pour ses attaques contre le « péril rouge [25] ».
Ses activités de militant ne le confinent pas à Montréal. En janvier 1937, il s’en va en train à Mexico, en tant que membre du Progressive Arts Club, participer au congrès de l’Association internationale des artistes et travailleurs. Or, le Parti communiste mexicain tient en même temps son congrès au Palacio de Bellas Artes, et Ryerson profite de l’occasion pour y assister. Il voyage aussi dans la campagne mexicaine et publiera ses impressions dans deux articles parus en anglais dans New Frontier et en français dans Clarté [26].
Durant l’année 1938, il consacre de plus en plus de chroniques à la politique provinciale et participe aux grands débats sur la politique ouvrière, l’éducation, le retour à la terre, la liberté d’expression. Pendant la coalition contre la législation ouvrière du gouvernement d’Union nationale – les fameux Bills 19 et 20 qui ont une incidence sur les conventions collectives et exemptent le gouvernement d’offrir dans ses contrats des salaires raisonnables -, il propose de transformer cette opposition en un vaste parti politique des travailleurs et des cultivateurs. Il revient plusieurs fois sur la nécessité impérative de créer un troisième parti, une « action démocratique ». Le PCC existe certes, mais à l’échelon provincial il est plus réaliste de miser sur une coalition rassemblant les socialistes de toutes tendances et les libéraux progressistes. La menace fasciste, la politique du gouvernement de Maurice Duplessis, rendent le front commun aussi nécessaire au Québec qu’en Europe.
À la recherche d’appuis dans les milieux libéraux, il rencontre Jean-Charles Harvey avec qui il se lie bientôt d’amitié, ainsi que les membres les plus progressistes de l’Action libérale nationale. Il partage certaines critiques de Harvey sur l’éducation et déplore le bas niveau de scolarité de la population québécoise [27]. Comme son collègue du jour, il ne ménage pas ses sarcasmes à l’endroit du mouvement en faveur d’un retour à la terre, qu’il nomme le « retour au rouet [28] ».
À l’automne de 1938, il est mêlé de près aux deux élections complémentaires qui se déroulent dans la circonscription provinciale de Cartier et dans la circonscription fédérale de Saint-Louis, lesquelles occupent sensiblement le même espace géographique. Dans ce quartier des minorités ethniques de Montréal, nombre de travailleurs originaires d’Europe centrale appuient diverses organisations socialistes ou communistes. Dans l’esprit d’un front commun, Ryerson discutera de tactiques concertées avec le CCE. Finalement, pour ne pas diviser les votes de la gauche, le Parti ne présentera pas de candidat dans Saint-Louis et retirera Fred Rose dans Cartier. Ryerson s’acquitte de la délicate mission d’expliquer ce geste sur les ondes de Radio-Canada [29]. Deux mois plus tard, en décembre 1938, des élections municipales posent des problèmes stratégiques et demandent une constante réévaluation du potentiel progressiste des forces en présence. Comme en témoignent ses rapports à titre de secrétaire général de la section québécoise du Parti et ses articles dans Clarté, Ryerson est toujours bien au fait de la situation politique au Québec.
Le Québec auquel il s’identifie n’est pas celui des formations politiques traditionnelles, mais plutôt celui de la base ouvrière montréalaise ; celui de la critique du clérico-nationalisme et de la bourgeoisie d’affaires. On détecte les mêmes accents dans ses dénonciations du grand capitalisme et des trusts que dans celles des dissidents libéraux de l’Action libérale nationale (ALN). D’ailleurs, le front commun favorise les appels à l’unité des forces progressistes dont il se fait l’apôtre. Il multiplie dans les journaux et les conférences publiques les exhortations à l’établissement d’une coalition qui réunirait les « véritables libéraux, les éléments de l’ALN qui savent résister à l’engouement du corporatisme, et même les nationalistes honnêtes ouverts à la collaboration avec le mouvement syndical [30] ».
Malgré les exigences d’une vie de militant, Ryerson parvient à concilier les demandes incessantes du Parti et une activité intellectuelle remarquable. Suivant son penchant pour la philosophie, il assiste au Congrès international de philosophie de Stuttgart en 1937. Or, cette même année il termine la rédaction de son ouvrage 1837 : The Birth of Canadian Democracy [31] auquel il travaille depuis quelques années, mais qui est rédigé en quelques semaines [32]. Le livre paraît en anglais ; Clarté en publiera la traduction par tranches, de décembre 1938 à mai 1939 [33]. La rébellion de 1837 demeure pour Ryerson l’événement le plus décisif de l’histoire canadienne [34]. Il en fait le sujet d’articles dans The Worker, New Frontier, The Daily Clarion et Clarté [35]. Pour en célébrer le centenaire, le 30 novembre 1938, Clarté consacre un numéro spécial aux rébellions. Près de cinquante ans plus tard, en 1987, Ryerson se penchera de nouveau sur son interprétation des événements : « La lecture proposée des soulèvements de 1837-38 comportait une mise en relief du rôle dynamique des forces populaires dans le mouvement séculaire pour la démocratisation décolonisatrice [36]. »
Ryerson déplorera plus tard de n’avoir pas eu assez de temps pour accomplir tout le travail d’archives nécessaire à une telle entreprise. Ses recherches sur les rébellions de 1837-1838 l’ont toutefois mené au British Museum, à la Bibliothèque nationale à Paris et, grâce à Jean-Charles Harvey [37], à la Bibliothèque du parlement à Québec [38]. Toujours en 1937, il publie en français, sous le nom de E. Roger, Le réveil du Canada français [39]. L’historien Gregory Kealey a fait une analyse poussée de l’œuvre historique de Ryerson [40]. Il convient ici de s’attarder sur quelques lignes maîtresses qui se retrouvent à l’époque parmi tous ses écrits. Dans ces deux ouvrages, on relève les grands thèmes qui avaient fait l’objet de ses chroniques depuis quelques années : l’héritage démocratique du Québec et du Canada, la solidarité internationale, l’oppression économique du Québec.
Dans le contexte québécois, les marxistes devaient expliquer pourquoi le Canada français qui, objectivement, offrait un potentiel révolutionnaire, avec son prolétariat et l’aliénation de ses richesses, semblait résister à l’action révolutionnaire. Peuple de prédilection, les Québécois ne formaient-ils pas le « maillon faible » du système capitaliste, les « Nègres blancs d’Amérique » comme les qualifiait Earl Browder [41] ? Ryerson, dans Le réveil du Canada français, se penche sur les causes de l’infériorité économique du Québec depuis 1760 et adopte dans son analyse ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la « thèse de la Conquête ». Ryerson devient l’historien de la résistance à l’oppression économique de la colonie britannique. Pour croire au potentiel révolutionnaire du Canada français, il fallait reconnaître un esprit démocratique à la base, plongeant ses racines dans l’histoire, et qui ne demandait qu’à s’exprimer. Cet « esprit démocratique », Ryerson le soulève constamment, à une époque où le Parti est présenté par la droite comme une menace à la démocratie, noyauté par des agents étrangers tentant de s’implanter dans un Québec imperméable aux valeurs matérialistes. Or, le Québec est aussi présenté, cette fois par certains éléments de gauche et par des représentants du libéralisme anglo-saxon, comme réfractaire à la démocratie. Les positions de Ryerson repoussent tous ces postulats : loin d’être étranger, le Parti est ancré dans la situation québécoise, dans un peuple aux traditions démocratiques. Il se fait l’héritier des premiers héros de la lutte démocratique au Canada et au Québec, les rebelles de 1837.
Pour contrer ce qu’il nomme « la légende » de l’anti-démocratie du Québec, Ryerson se donnera pour mission de ressusciter tout un passé de luttes contre le pouvoir établi, depuis les rebelles de 1837 jusqu’aux Rouges de 1848, évoquant Louis Fréchette qui cite Victor Hugo, en passant par l’Institut canadien jusqu’au mouvement ouvrier et à la lutte contre le capitalisme de monopoles et les fameux « trustards » [42]. Dans l’esprit conciliateur du front commun, il souligne la filiation du Parti libéral qui remonte jusqu’en 1837, renforçant ainsi la légitimité du libéralisme, la possibilité de collaboration de toutes les forces de gauche, libéraux inclus, dans la lutte contre le fascisme et dans la campagne contre le capitalisme de monopoles qu’incarnent les compagnies comme la Montreal Light, Heat and Power. Un vaste mouvement démocratique s’appuie sur une longue tradition.
Longtemps avant la rébellion, la politique occupait une place dans la vie du peuple du Québec, soit à la campagne ou la ville, beaucoup plus importante, généralement parlant, que dans les autres provinces […] ce qui signifie un attachement à la substance de la démocratie, [… à] la liberté de discussion et d’expression [43].
Si cet esprit démocratique constitue un leitmotiv dans les écrits des années 30, l’universalisme de la situation québécoise forme un autre thème persistant. À l’encontre des traditionalistes qui insistent sur la spécificité québécoise, Ryerson ne rate jamais une occasion de situer l’expérience québécoise dans un contexte global. Il insiste sur « la signification universelle de notre rébellion » qui, suivant les lois du matérialisme historique, appartient à la transition du féodalisme au capitalisme [44].
Il partage l’optimisme de tous ceux qui ont la conviction d’appartenir à un mouvement universel, d’aller dans le sens de l’histoire, d’en être les agents. L’universalisme appelle à la solidarité internationale. La dimension internationale du communisme est mise en relief et se trouve reflétée, par exemple, dans la solidarité des travailleurs londoniens avec les rebelles du Haut-Canada. Par ailleurs, les divisions au sein des forces rebelles de 1837 reproduisent celles entre Jacobins et Girondins [45]. Un siècle plus tard, « la masse canadienne-française […] se sent spontanément solidaire de ces masses ouvrières et démocratiques qui manifestent dans les rues de Londres, de Prague, de Paris… » contre Hitler [46].
Seul l’internationalisme pourra servir de rempart contre le fascisme. En ces temps où le nationalisme se situe à droite, où il fait des ravages en Europe et s’allie au corporatisme au Québec, il n’est pas étonnant qu’il soit décrié par Ryerson. Lorsque Dostaler O’Leary lance Séparatisme. Doctrine constructive, la recension signée E. Roger dénonce son antisémitisme, sa perspective bourgeoise, sa complaisance pour le nazisme et un nationalisme qui occulte l’exploitation capitaliste [47]. La situation internationale et québécoise explique la position antinationaliste de Ryerson, surtout dans son ouvrage Le réveil du Canada français. Il revient à Robert Comeau d’analyser dans le présent ouvrage l’évolution de sa pensée sur ce sujet, évolution qui le mènera à appuyer le mouvement en faveur de l’autodétermination puis l’idée de l’indépendance du Québec quelques quarante ans plus tard.
La crise économique des années 30 suscite chez Ryerson la contestation de l’ordre établi et les engagements politiques. En tant que militant et intellectuel, il ancre son action dans les bouleversements de son époque, dans les problèmes sociaux, économiques et politiques de son pays. De Toronto à Paris puis à Montréal, il fait l’apprentissage du militantisme tout en poursuivant des analyses historiques. Il a la chance de bientôt voir ses premières années d’activité politique profiter du réalignement du communisme vers un front commun. Il milite dans un parti qui s’est assoupli et qui se consacre à des luttes quotidiennes et immédiates : contre les grandes corporations, pour l’assurance-chômage, pour l’organisation syndicale sur une base industrielle. Un parti soucieux de trouver racine dans les situations locales. Ses convictions guident ses recherches qui, en retour, nourrissent son orientation idéologique. Sa prédilection pour les rebelles de 1837 s’inscrit donc dans la logique de ses choix politiques. La cause de la classe ouvrière, le combat antifasciste, tout converge dans l’intérêt de Ryerson pour les Patriotes dont la célébration du centenaire coïncide avec le déploiement de la menace nazie en Europe.
Avec le recul du temps, il serait intéressant de percer le mystère de l’universitaire que nous connaissons, de révéler, dans le sens photographique, le jeune étudiant d’hier pour y discerner ce que sera le militant des décennies suivantes, d’y repérer déjà les bornes qui jalonneront tout son itinéraire politique et intellectuel. Il est intéressant également de saisir le parcours de cet homme qui vit au Québec depuis vingt-six ans, qui s’est engagé dans la lutte sociale, qui a pris parti pour l’indépendance du Québec et qui, dès son arrivée à Montréal en 1934, avait analysé la situation québécoise en fonction de critères auxquels il est toujours reste attaché.
L’importance accordée à l’essence même de la démocratie dans les années 60 et 70, « une question urgente exigeant une action immédiate [48] », fait écho aux écrits de 1937 et de 1938. Sa lutte contre l’assujettissement à l’URSS lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, traduit le même souci de reconnaître le milieu dans lequel se déploie la lutte socialiste. Communiste historien, historien communiste, les deux attributs se confondent totalement.
Annexe
Extraits d’une lettre de Stanley B. Ryerson à Edward Stanley et Tessie Ryerson. Paris, 13 avril 1934 (Archives personnelles de Stanley B. Ryerson).
Dearest Mum & Dad –
Late again : my letters this year are terribly spasmodic […]
When I got here in the autumn, I felt utterly hopeless about everything, being in a dilemma that was insoluble. I’ve still the dilemma, & have worried consistently over it since then; but I’ve got back my energy into the bargain, which changes things somewhat.
University work & political work are mutually exclusive […]
Art & culture can only flourish – now – under socialism; & only the workers can bring it in. That the millionnaires will use machine guns as well as slander to prevent it, & to keep the right to starve the poeple, doesn’t prove them in the right. Far from it.
If someone were to ask me if I had the strength to fight for the liberation of the wage workers, for the wiping out of unemployment & mass starvation of the poor by the rich – Id say I didn’t know. I don’t know. The worry of my hurting you, the trouble of my nerves, & my horror of discomfort & physical pain, may prove too much for me. All I’m sure of is, that if there’s anything worth while in me, any ‘guts’ at all, I’ll have to try […]
The fact that my being a communist […]
Dad knows what it is to do a work that’s bigger than oneself, for something beyond oneself. And both of you should believe in me enough to feel that I wouldn’t give myself’ for a thing that hadn’t some good in it.
So terribly much love to both of you
Stan.
Notes
[1] Philippe Panneton RINGUET, Thirty Acres, Trad. Dorothea and Felix Walter, Toronto, Macmillan, 1940.
[2] Ces renseignements biographiques sont en partie contenus dans Stanley Bréhaut RYERSON, « Connaître l’histoire, comprendre la société : un rapport en voie de mutation ? Histoire de cas : une prise de conscience des vecteurs sociohistoriques du casse-tête Canada/Québec », texte présenté à l’École des gradués de l’Université Laval pour l’obtention du grade de Philosophie Doctor (Ph.D.), 1987. Voir aussi Sydney JORDAN, « Stanley B. Ryerson, Author of a New Book, Brilliant Personality », Daily Clarion, 2 novembre 1937; Gregory S. KEALEY, « Stanley Bréhaut Ryerson : intellectuel révolutionnaire canadien », dans Robert COMEAU et Bernard DIONNE (dir.), Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, Outremont, VLB éditeur, 1989, p. 202-206; Vivian MCCAFFREY, « Stanley B. Ryerson : Marxist Intellectual and the French-Canadian Question », thèse de M.A., Université d’Ottawa, 1981, p. 7-9. Des renseignements supplémentaires nous ont été fournis par Stanley Bréhaut Ryerson lors d’une entrevue réalisée au mont Saint-Grégoire, le 31 juillet 1994.
[3] Annie KRIEGEL, « La Troisième Internationale », dans Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, vol. III : de 1919 à 1945, Paris, Presses universitaires de France, 1977, p. 92-100. Andrée LÉVESQUE, Virage à gauche interdit. Les communistes, les socialistes et les ennemis au Québec, 1929-1939, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 45-46. Ian ANGUS, Canadian Bolsheviks. The Early Years of the Communist Party of Canada, Montréal, Vanguard Publications, 1981, p. 269-270.
[4] La Canadian Student League, fondée à l’Université de Toronto par des étudiants communistes, tentait d’unir les étudiants et étudiantes avec les élèves de niveau secondaire pour obtenir des bourses pour les jeunes, pour abolir l’entraînement militaire dans les écoles, ainsi que pour garantir la liberté d’expression. Paul AXELROD, Making a Middle Class. Student Life in English Canada during the Thirties, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990, p. 132-133.
[5] Bill Sparks, né George Rudas, était originaire de Yougoslavie.
[6] Le Progressive Arts Club est fondé à Toronto en 1931 et aura bientôt des succursales dans toutes les villes canadiennes, de Halifax à Vancouver. Voir Toby RYAN, Stage Left. Canadian Workers Theatre 1929-1940, Toronto, Simon & Pierre, 1981, p. 24-47.
[7] Masses, vol. 1, no 1 (avril 1932). Traduction libre.
[8] Stanley B. RYERSON, « Education and the Proletariat », Masses, vol.1, no 8 (mars-avril 1933), et vol. 1, no 9 (mai-juin 1933).
[9] Idem, « Connaître l’histoire, comprendre la société », op. cit., p. 4.
[10] Entrevue avec Stanley Bréhaut Ryerson, mont Saint-Grégoire, 31 juillet 1994. En 1992, il affirmait : « C’est le Upper Canada College qui m’a amené au communisme. » (Le Devoir, 8 juin 1992.)
[11] H. G. WELLS, The Outline of History : being a Plain History of Life and Mankind, 3e éd., New York, Macmillan, 1921. RYERSON, « Connaître l’histoire, comprendre la société… », op. cit., p. 5-6.
[12] « Jim » Watts, née Myrtle Eugenia Watts, avait changé son nom pour Jean et était connue sous le nom de Jim.
[13] Dorothy LIVESAY, Right Hand Left Hand, Toronto, Press Porcepic, 1977, p. 36, 40; Idem, journey with My Selves. A Memoir 1909-1963, Vancouver et Toronto, Douglas & McIntyre, 1991, p. 139. Dans ses mémoires, Livesay cache Stanley sous le pseudonyme de Tony. Entrevue avec Stanley Bréhaut Ryerson, 31 juillet 1994.
[14] Lettre de Stanley Bréhaut Ryerson à Edward Stanley et Tessie Ryerson, 13 avril 1934. Archives personnelles de Stanley B. Ryerson.
[15] Stanley B. RYERSON, « Out of the Frying Pan », Masses, vol. 1, no 12 (mars-avril 1934).
[16] Toby RYAN, op. cit. Voir aussi le témoignage éloquent d’une militante new-yorkaise, Annette T. RUBENSTEIN, dans Michael BROWN, et al (dir.), New Studies in the Politics and Culture of U.S. Communism, New York, Monthly Review Press, 1993, p. 248-260.
[17] Masses, vol.1, no 12 (mars-avril 1934).
[18] Lettre de Stanley Bréhaut Ryerson à Edward Stanley et Tessie Ryerson, 13 avril 1934. Archives personnelles de Stanley B. Ryerson.
[19] Gregory S. KEALEY et Reginald WHITAKER (dir.), RCMP Security Bulletins. The Depression Years, Part 1, 1933-1934, St. Johns, Canadian Committee on Labour History, 1993, p. 200-203. Le Canada est le premier pays où une section jeunesse a précédé la fondation de la Ligue contre la guerre et le fascisme en 1935. Peter HUNTER, Which Side Are You On Boys ? Toronto, Lugus Productions, 1988, p. 52-53, 70.
[20] Gregory S. KEALEY et Reginald WHITAKER, op. cit., p. 346.
[21] Stanley RYERSON, « Comrade Beth », dans Wendell MACLEOD, Libbie PARK et Stanley RYERSON, Bethune. The Montreal Years, Toronto, James Lorimer & Company, 1978, p. 148-149, 153.
[22] Ce n’est pas un hasard si le journal porte le nom du groupe intellectuel français et de sa revue, fondés en 1919, pour promouvoir une « internationale de la pensée » et un nouvel ordre social opposé à la guerre. On y trouvait, entres autres sommités intellectuelles, Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier qui eut une influence déterminante sur Ryerson. Nicole RACIE, « The Clarté Movement in France, 1919-1921 », Journal of Contemporary History, vol.2, no 2 (avril 1967), p. 195-208.
[23] Archives nationales du Canada, Service canadien du renseignement et de la sécurité (SCRS), Parti communiste du Canada, document 157, vol. 1, A.R. Gagnon, Commanding « C » Division, 11 janvier 1939.
[24] Clarté, 1er janvier 1938.
[25] Andrée LÉVESQUE, op. cit., p. 128.
[26] E. ROGER, « Le Mexique : pays d’ombres et de lumières », Clarté, 20 et 27 février 1937. Stanley RYERSON, « Mexican Daybreak », New Frontier, vol. 1, no 11 (mars 1937); « Mexico’s Age of Enlightenment », New Frontier, vol. 1, no 12 (avril 1937).
[27] Clarté, 7 février 1935.
[28] Clarté, 19 et 26 décembre 1936.
[29] Andrée LÉVESQUE, op. cit., p. 111-113. Clarté, 19 octobre 1938.
[30] Archives nationales du Canada, Service canadien du renseignement et de la sécurité (SCRS), Parti communiste du Canada, document 157, vol. 1, 2252-2255. Stanley RYERSON, « Building the Democratic Front in Quebec » (23 février 1939). Traduction libre.
[31]1837 : The Birth of Canadian Democracy, Toronto, Francis White Publ., 1937.
[32] S. JORDAN, op. cit.
[33] E. ROGER, « 1837-1838 : la naissance de la démocratie canadienne », Clarté, 6, 21, 28 décembre 1938, 11, 18, 25 janvier, 1er, 8, 18, 25 février, 8, 15, 22, 29 avril, 6, 20 mai 1939.
[34] Clarté, 24 juin 1937. Cent ans auparavant, le père de la grand-mère paternelle de Ryerson, John Beatty; aumônier, accompagnait à l’échafaud deux leaders du soulèvement de 1837 au Haut-Canada. RYERSON, « Connaître l’histoire, comprendre la société… », op. cit., p.4.
[35] Idem, « Our Fathers Fought for our Freedom : LouisJoseph Papineau and 1837 », The Worker, 28 septembre 1935; « God be Thanked for These Rebels ! », New Frontier, vol.1, no 2 (mai 1936) ; « 1837-1838 : la naissance de la démocratie canadienne » et « La rébellion de 1837, bataille pour la démocratie ! », Clarté, 22 mai 1937.
[36] Il regrettera aussi d’avoir sous-estimé le « national » dans son analyse de 1837. RYERSON, « Connaître l’histoire, comprendre la société… » op, cit., p. 12.
[37] Ryerson a toujours apprécié l’amitié de Jean-Charles Harvey. Le journaliste avait vu son roman Les Demi-Civilisés condamné par Son Éminence le cardinal Villeneuve de Québec et, conséquemment, avait été démis de son poste de rédacteur au journal Le Soleil. Le premier ministre Alexandre Taschereau, qui le sacrifiait ainsi aux intérêts du Parti libéral, le fit nommer conservateur de la Bibliothèque de l’Assemblée législative. Marcel-Aimé GAGNON, Jean-Charles Harvey. Précurseur de la Révolution tranquille, Montréal, Beauchemin, 1970, p. 65-66.
[38] Entrevue avec Stanley Bréhaut RYERSON, 31 juillet 1994.
[39] E. ROGER, Le réveil du Canada français, Montréal, Éditions du peuple, 1937.
[40] Gregory S. KEALEY, loc. cit., p. 242-272.
[41] Clarté, 16 octobre 1937.
[42] Clarté, 14 mai 1938.
[43] Ibid.
[44] Clarté, 30 novembre 1938.
[45]Clarté, 8
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Le défi financier de cette COP veut aboutir à un fonds annuel de mitigation de mille milliards $US. Il n'atteint aujourd'hui qu'un peu plus de 100 milliards dont 70% en prêts alors que des dizaines de pays bénéficiaires risquent la banqueroute. Cet objectif majeur de la COP en devient une farce macabre quand on pense à l'urgence climatique. Mais d'entrée de jeu, pour sauver la face, ont été quasi imposées les règles du marché du carbone mondial convenu à la COP de Paris sans garantie de protection des droits humains. Greta Thunberg, avec son discours factuel, incisif, droit au but sans fioritures, dénonce les contradictions insolubles de cette « COP de la paix » :
Introduction et traduction : Marc Bonhomme, 12/11/24
11 novembre 2024 | The Guardian
https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/nov/11/greta-thunberg-cop29-authoritarian-human-rights-azerbaijan-greenwashing
Alors que les crises climatiques et humanitaires s'aggravent rapidement, un autre État pétrolier autoritaire ne respectant pas les droits humains accueille la COP29, le dernier sommet annuel des Nations unies sur le climat qui commence aujourd'hui et se tient après la réélection d'un président américain hostile au climat.
Les réunions de la COP se sont révélées être des conférences d'écoblanchiment qui légitiment l'incapacité des pays à garantir un monde et un avenir vivables et ont également permis à des régimes autoritaires comme l'Azerbaïdjan et les deux hôtes précédents - les Émirats arabes unis et l'Égypte - de continuer à violer les droits humains.
Les génocides, les écocides, les famines, les guerres, le colonialisme, les inégalités croissantes et l'escalade de l'effondrement climatique sont autant de crises interconnectées qui se renforcent mutuellement et entraînent des souffrances inimaginables. Alors que des crises humanitaires se déroulent en Palestine, au Yémen, en Afghanistan, au Soudan, au Congo, au Kurdistan, au Liban, au Baloutchistan, en Ukraine, au Nagorno-Karabakh/Artsakh et dans de très nombreux autres endroits, l'humanité est également en train de dépasser la limite de 1,5 °C fixée pour les émissions de gaz à effet de serre, sans qu'aucun signe de réduction réelle ne se profile à l'horizon. C'est plutôt le contraire qui se produit : l'année dernière, les émissions mondiales ont atteint un niveau record. Des records de chaleur ont été battus, et il est « pratiquement certain » que cette année sera la plus chaude jamais enregistrée, avec des phénomènes météorologiques extrêmes sans précédent qui poussent la planète vers des territoires inexplorés. La déstabilisation de la biosphère et des écosystèmes naturels dont nous dépendons pour survivre entraîne des souffrances humaines indicibles et accélère encore l'extinction massive de la flore et de la faune.
Toute l'économie de l'Azerbaïdjan repose sur les combustibles fossiles, les exportations de pétrole et de gaz de la compagnie pétrolière publique Socar représentant près de 90 % des exportations du pays. Malgré ce qu'il pourrait prétendre, l'Azerbaïdjan n'a pas l'ambition de prendre des mesures en faveur du climat. Il prévoit d'accroître la production de combustibles fossiles, ce qui est totalement incompatible avec la limite de 1,5 °C et les objectifs de l'accord de Paris sur le changement climatique.
De nombreux participants à la COP de cette année ont peur de critiquer le gouvernement azerbaïdjanais. Human Rights Watch a récemment publié une déclaration expliquant qu'elle ne pouvait être certaine que les droits des participant-e-s à manifester pacifiquement seraient garantis. En outre, les frontières terrestres et maritimes de l'Azerbaïdjan resteront fermées pendant la COP29, de sorte qu'il ne sera possible d'entrer et de sortir du pays que par voie aérienne, ce qui est polluant et que de nombreux citoyen-ne-s azerbaïdjanais n'ont pas les moyens de s'offrir. La raison invoquée pour fermer les frontières lors de toutes les COP depuis le début de la pandémie de Covid est le maintien de la « sécurité nationale », mais j'ai entendu de nombreux Azerbaïdjanais décrire la situation comme étant « enfermés dans une prison ».
Le régime azerbaïdjanais est coupable de nettoyage ethnique, de blocus humanitaire et de crimes de guerre, ainsi que de répression de sa propre population et de persécution de la société civile du pays. L'organisme de surveillance indépendant Freedom House classe le pays comme l'État le moins démocratique d'Europe, le régime s'en prenant activement aux journalistes, aux médias indépendants, aux militants politiques et civiques, ainsi qu'aux défenseurs des droits de l'homme. L'Azerbaïdjan représente également environ 40 % des importations annuelles de pétrole d'Israël, alimentant ainsi la machine de guerre israélienne et se rendant complice du génocide en Palestine et des crimes de guerre d'Israël au Liban. Les liens entre l'Azerbaïdjan et Israël sont mutuellement bénéfiques puisque la majorité des armes utilisées par l'Azerbaïdjan pendant la deuxième guerre du Haut-Karabakh et probablement celles utilisées lors de l'opération militaire de septembre 2023 dans la région du Karabakh ont été importées d'Israël.
La "Cop de la paix" est l'un des thèmes choisis pour la conférence sur le climat de cette année par l'hôte, qui souhaite encourager les États à observer une "trêve de la Cop". Parler de paix mondiale après les terribles violations des droits de l'homme commises par le régime azerbaïdjanais d'Aliyev à l'encontre des Arméniens de souche vivant dans la région du Haut-Karabakh/Artsakh est pour le moins dérangeant. En outre, l'Azerbaïdjan prévoit de blanchir ses crimes contre les Arméniens en construisant une "zone d'énergie verte" sur des territoires où la population a été ethniquement nettoyée.
Comment ce pays a-t-il pu accueillir le sommet sur le climat ? C'était le tour de l'Europe de l'Est. La Russie ayant mis son veto aux États membres de l'UE, il ne restait plus que l'Arménie ou l'Azerbaïdjan. L'Arménie a levé son veto contre l'Azerbaïdjan et a soutenu sa candidature en échange de la libération de prisonniers, bien qu'un grand nombre de prisonniers politiques arméniens soient toujours détenus. L'année dernière, Gubad Ibadoghlu, critique du régime, a été emprisonné après avoir critiqué l'industrie des combustibles fossiles de l'Azerbaïdjan. Parmi les autres prisonniers politiques figurent le militant pacifiste Bahruz Samadov, le chercheur sur les minorités ethniques Iqbal Abilov, les militants politiques Akif Gurbanov et Ruslan Izzatli, ainsi que des journalistes.
Pendant ce temps, l'UE continue d'acheter des combustibles fossiles à l'Azerbaïdjan et prévoit de doubler ses importations de gaz fossile en provenance de ce pays d'ici 2027.
La crise climatique concerne tout autant la protection des droits humains que la protection du climat et de la biodiversité. On ne peut prétendre se soucier de la justice climatique si l'on ignore les souffrances des personnes opprimées et colonisées aujourd'hui. Nous ne pouvons pas choisir les droits humains dont nous nous soucions et ceux que nous laissons de côté. La justice climatique est synonyme de justice, de sécurité et de liberté pour tous.
Pendant la COP29, l'image de l'Azerbaïdjan rapportée par les médias sera une version blanchie et écologisée que le régime s'efforce désespérément de présenter. Mais ne vous y trompez pas : il s'agit d'un État répressif accusé de nettoyage ethnique.
Nous avons besoin de sanctions immédiates contre le régime et d'un arrêt des importations de combustibles fossiles azerbaïdjanais. Des pressions diplomatiques doivent également être exercées sur le régime pour qu'il libère les otages arméniens et tous les prisonniers politiques, et qu'il garantisse le droit au retour en toute sécurité des Arméniens.
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Allemagne. L’industrie automobile face à une crise systémique
[Le mercredi 6 novembre 2024 a éclaté une crise du gouvernement Ampel (feu tricolore : SPD, Grünen, FDP) portant sur la politique budgétaire. Un des éléments de cette politique porte sur le financement par le gouvernement de l'industrie automobile. Option choisie par le chancelier Olaf Scholz (SPD) à laquelle le ministre des Finances Christian Lindner (FDP) s'est opposé par un veto. Cela intervient alors que la crise de l'industrie automobile – composante centrale de l'industrie de l'Allemagne – s'affirme depuis quelques années, mais a éclaté avec force au premier semestre 2024. En effet, l'indice de production dans ce secteur a chuté de 7,9% sur un an, en juillet. Après une relance en août, en septembre le recul s'est de nouveau manifesté. C'est dans ce contexte que se pose, du point de vue d'une « orientation écosocialiste », le thème du futur de l'industrie automobile et d'une reconversion des modes de transport, dans ce pays de même qu'en Europe. C'est à cette interrogation que Stephan Krull, dans le cadre de la Fondation Rosa Luxemburg, répond en dessinant les lignes de force d'un programme à moyen terme. – Réd. A l'Encontre]
8 novembre 2024 tiré de alencontre.org
http://alencontre.org/europe/allemagne-lindustrie-automobile-face-a-une-crise-systemique.html
Les crises dans l'industrie automobile arrivent régulièrement, les intervalles entre elles se raccourcissent et elles deviennent plus violentes. Comme actuellement, il s'agit de la concurrence entre groupes, d'accès à marchés et de parts de marché, de l'édification puis de la destruction de capacités productives sur des sections de marchés en déclin.
Les crises ont tendance à éliminer des concurrents, à provoquer une tendance plus ou moins grande à la monopolisation et à la concentration et centralisation, à des restructurations de l'ensemble de l'appareil productif, comme annoncé en fin octobre 2024 chez Volkswagen [1]. La fermeture de l'usine Opel de Bochum (2014) et celle de l'usine Ford de Sarrelouis [début février 2024 est annoncé l'arrêt de production de la Ford Focus en novembre 2025, avec suppression de plus de 2000 emplois] sont des exemples du premier processus. La formation du groupe Stellantis [en 2021], avec Peugeot, Citroën, Opel, Fiat et Chrysler, est l'un des exemples de la concentration dans le secteur. Au cours des cinq dernières années, plus de 60'000 emplois ont été délocalisés ou détruits dans l'industrie de la sous-traitance, et de nombreux sites ont été abandonnés.
La crise est avant tout une crise de l'emploi (avec ses diverses facettes), pas une crise des profits. Les bénéfices réalisés l'année dernière par Volkswagen (22 milliards d'euros), Mercedes (15 milliards) et BMW (12 milliards) s'élèvent à 49 milliards d'euros, le total des bénéfices non distribués des trois groupes (Konzerne) s'est élevé à 250 milliards.
On peut le montrer clairement avec l'exemple de Volkswagen. Il ne s'agit nullement de pertes, comme l'entreprise l'affirme publiquement et comme les journalistes zélés se plaisent à le relayer. Les propriétaires et les managers ne se contentent pas d'une marge opérationnelle [2] de 3,5% sur le chiffre d'affaires de la marque Volkswagen [elle est évaluée à 2,3% pour le premier semestre 2024 – réd.], ils veulent 6,5%. Sur un chiffre d'affaires d'un peu plus de 100 milliards d'euros, la seule question est donc de savoir si l'on réalise 3,5 milliards ou 6,5 milliards d'euros de profits.
Les surcapacités productives créées à grands frais constituent bien sûr un problème réel – il y a peu, le groupe VW voulait construire à Wolfsburg (Basse-Saxe) une « Gigafactory » pour de nouveaux véhicules de luxe (Trinity), sur le modèle de Tesla. Or, aujourd'hui, il est question de licenciements massifs et de fermetures d'usines [Le projet Trinity devait se concrétiser en 2028, il a été repoussé en 2032, et est mis en question étant donné le recul des ventes de voitures électriques.]
Stagnation et recul des ventes
La conduite continue en marche arrière de VW a commencé avec la gigantesque fraude sur les gaz d'échappement en 2016 – depuis lors, la demande baisse en Allemagne et en Europe. A cela s'ajoute la présence sur le marché de plusieurs nouvelles entreprises technologiquement avancées en provenance de Chine [BYD, NIO, XPeng, Li Auto, et SAIC Motor, qui produit des véhicules sous la marque MG].
Et bien sûr, s'y ajoutent : les guerres et les rivalités internationales à la tonalité agressive [tarifs douaniers et diverses normes protectionnistes], la course à l'armement accompagné du démantèlement de l'Etat social avec ses effets sur le pouvoir d'achat, le débat sur le changement de motorisation au profit des voitures électriques et l'infrastructure à cet effet qui piétine. Tout cela joue un rôle important dans la demande de voitures.
Après 40 ans de bonnes affaires, les ventes de Volkswagen, BMW et Mercedes ont chuté de manière spectaculaire en Chine. La production mondiale de voitures a chuté de 73 millions en 2017 à 55 millions en 2020, avant de remonter à 67 millions en 2023.
La même année, il s'est vendu en Europe deux millions de voitures de moins que cinq ans auparavant, ce qui correspond à la capacité de quatre très grandes usines automobiles ou aux ventes mondiales réunies d'Audi et de Peugeot. Mais cela touche particulièrement un constructeur de gros volumes comme Volkswagen, pour lequel il manque dans son bilan les ventes d'environ 500 000 véhicules. En revanche, le luxe se vend toujours très bien.
Crise climatique
Depuis quelques années, la simultanéité entre la crise climatique, le débat sur l'avenir de l'automobile et la perte de centaines de milliers d'emplois donne un mélange explosif. Le glissement général vers la droite, le soutien au parti de Björn Höcke (un des leaders de l'Afd-Alternative für Deutschland) dans les clusters automobiles de Saxe, du Bade-Wurtemberg, de Hesse et de Basse-Saxe est extrêmement préoccupant. Il existe un risque de backlash en matière de politique des transports, ce qui aggraverait la crise climatique, gaspillerait des milliards et mettrait en danger d'autres emplois.
La construction ininterrompue de nouvelles autoroutes et les subventions aberrantes qui sont versées à l'industrie automobile constituent une redistribution de la richesse allant du bas vers le haut. De nombreuses personnes dépendent encore de la voiture faute de transports publics de qualité, alors que la densité des voitures [nombre de véhicules pour 1000 personnes] et les émissions décroissent avec le niveau de revenu des ménages
Au lieu de répondre aux exigences de la majorité du pays, comme la limitation de vitesse et la suppression des subventions, le gouvernement fait des concessions à l'industrie automobile et renforce encore sa politique centrée sur la voiture.
Même l'abandon du moteur à combustion est sans cesse remis en question par des forces anti-écologiques comme le FDP (Freie Demokratische Partei, libéral), la CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern) et le BSW (Büdnis Sarah Wagenknecht). La protection du climat et le tournant en matière de mobilité sont ainsi mis à mal, ou plutôt passe sous le bitume.
Pourtant, des centaines de milliers d'emplois peuvent être créés dans la construction de véhicules ferroviaires (matériel roulant), dans les chemins de fer et dans les entreprises de transport public à condition que ces firmes disposent d'une planification assurée sur le long terme. Cela accompagné, pour les générations futures, de la perspective d'obtenir un bon salaire, une vie de qualité et un avenir digne d'être vécue. Dans ce processus, il s'agit d'assurer la sécurité des salarié·e·s, notamment par le biais d'une formation continue et d'un perfectionnement professionnel garantis par la loi, d'une garantie d'emploi et d'une indemnité de reconversion professionnelle.
Un programme immédiat pour la reconversion écologique
L'argent pour la reconversion de l'industrie automobile est disponible. La reconversion est l'alternative à une concurrence exacerbée, au démantèlement social, aux licenciements massifs et aux fermetures d'usines, à plus de subventions pour l'industrie automobile. A la place, il faudrait créer un fonds spécial par l'Etat fédéral de 200 milliards d'euros ainsi qu'un prélèvement sur les bénéfices des groupes automobiles pour la réorientation des transports, le développement des infrastructures, la création de capacités pour la production de matériel ferroviaire et de bus intelligents.
De larges alliances pour la protection du climat et opérer un virage dans les transports. En vue d'un meilleur travail et d'une meilleure vie pour tous et toutes !
Le syndicat Ver.di et Fridays for Future luttent ensemble pour le développement des transports publics et pour de meilleures conditions de travail des personnes qui y sont employées. Les syndicats, les associations environnementales et sociales ont fondé « l'Alliance pour un tournant vers la mobilité socialement acceptable ». Le mouvement pour la justice climatique met du sable dans les rouages de la machinerie de promotion d'automobiles comme l'IAA-Internationaler Automobil-Ausstellung (Salon international de l'automobile de Francfort). Cette perspective complète les revendications pour une transformation de l'industrie et un tournant dans les transports urbains et dans les zones rurales.
Cela permet de nouvelles alliances pour la transformation socio-écologique. Il existe des déclarations communes des syndicats, des associations environnementales et des églises, mais on ne leur donne pas assez de poids – surtout dans la pratique des syndicats, mais aussi de la gauche. La gauche sociale a la grande responsabilité de résoudre la contradiction prétendument insoluble entre l'écologie et l'emploi et de lier à la réorientation des transports, les intérêts légitimes des travailleurs et travailleuses à un bon travail et à une vie de qualité.
Récemment, plusieurs études ont montré le grand potentiel pour un travail de qualité dans le cadre d'un développement résolu d'un changement de la mobilité [voir les études éditées par Mario Candeias et Stephan Krull (Hrsg.), Spurwechsel Studien zu Mobilitätsindustrien, Beschäftigungs potenzialen und alternativer Produktion, VSA Verlag, 2022]. Il existe un grand besoin de main-d'œuvre dans la construction de matériel roulant ferroviaire, dans les entreprises de transport ferroviaire et de transport public. Si l'on ajoute à cela le besoin de main-d'œuvre lié au nécessaire développement du secteur des soins et que l'on prend en compte le potentiel d'une réduction du temps de travail vers la semaine de 28 heures en termes de politique de l'emploi et de sociabilité, il devient évident qu'il y a beaucoup à y gagner.
Mais cela présuppose que les syndicats et la gauche reprennent systématiquement les initiatives de changement de mode de transport. Cela suppose en outre que les syndicats assument leur engagement politique en faveur d'une transformation socio-écologique. Et cela présuppose que les nombreuses approches et réflexions positives émanant des salarié·e·s de l'industrie automobile ne soient plus balayées par les directions respectives, mais qu'elles soient reprises par les scientifiques, les syndicats et les courants de gauche, réunies sur l'ensemble des différents sites et intégrées de manière offensive dans les débats sociopolitiques.
Le nombre de voitures sur nos routes doit être réduit de manière drastique, surtout dans les grandes villes dotées de transports publics développés. Les manques dans les zones rurales peuvent être comblés par des services de transport, des bus à la demande et le covoiturage, dans le cadre d'une planification intégrée des transports et des services publics d'intérêt général. Pour cela, il faut une politique d'investissement durable dans les transports publics. Une mobilité publique peu coûteuse et, à long terme, gratuite est un droit socio-économique fondamental.
Ce dont il faudrait s'occuper maintenant
1. La mise en place de conseils de transition régionaux composés de syndicats, de responsables politiques régionaux, d'associations de protection de l'environnement et de transport, de groupes de réflexion sur la transition énergétique et les transports. Ils ont pour mission d'initier des forums sociaux et d'exercer une influence directe sur la transformation socio-écologique des productions dans l'ensemble de l'industrie de la mobilité. Ces forums sociaux doivent être soutenus, tout comme les conseils régionaux de transformation, par le Fonds d'avenir pour l'automobile.
2. Encourager et soutenir les initiatives et les alliances locales pour la transformation socio-écologique de l'industrie automobile et de la mobilité.
3. La création et le développement d'entreprises (d'utilité publique, démocratiques) qui comblent les lacunes de l'industrie actuelle de la mobilité pour le transport écologique des bus, des trains et de la logistique, ce qui permet de compenser judicieusement les emplois supprimés. En complément : la socialisation des entreprises qui bloquent le tournant des transports, conformément aux articles 14 et 15 de la Constitution allemande.
4. Une réforme du code de la route et de la loi sur la circulation routière, afin que les communes soient habilitées à décider et à mettre en œuvre des mesures socio-écologiques telles que des limitations de vitesse, des voies de bus et autres.
5. Une politique industrielle européenne visant à développer une industrie européenne de la mobilité pour la construction si nécessaire de bus et de matériel roulant ferroviaires. La possibilité d'adjudication directe pour les transports publics et les chemins de fer doit être maintenue.
6. Telles sont les propositions du groupe de discussion de la fondation Rosa Luxemburg sur l'avenir de l'automobile, de l'environnement et de la mobilité.
7. Un tournant dans le domaine des transports et de la mobilité ainsi compris fait partie d'une transformation de la production et des services dans notre pays axée sur les besoins. Il s'agit de remettre l'économie à l'endroit, de réduire les activités socialement et écologiquement nuisibles et de mettre la créativité humaine et les ressources sociales au service d'une vie de qualité. Le tournant dans la mobilité est à la fois un élément constitutif et le résultat d'une telle transformation. (Article publié sur le site de la SoZ, novembre 2024 ; traduction et édition rédaction A l'Encontre)
[1] Thomas Schaefer PDG de Volkswagen a déclaré le 28 octobre 2024 : « Nous ne gagnons pas assez d'argent avec nos voitures actuellement. Dans le même temps, nos coûts en matière d'énergie, de matériaux et de personnel continuent d'augmenter. Ce calcul ne peut pas fonctionner à long terme. Nous devons donc nous attaquer à la racine du problème : nous ne sommes pas assez productifs sur nos sites allemands et nos coûts d'usine sont actuellement 25 à 50 % plus élevés que ce que nous avions prévu. Cela signifie que les usines allemandes sont deux fois plus chères que la concurrence.
»En outre, chez Volkswagen, nous traitons encore en interne de nombreuses tâches que la concurrence a déjà externalisées de manière plus rentable. Cela signifie que nous ne pouvons pas continuer comme avant. Nous devons rapidement trouver une solution commune et durable pour l'avenir de notre entreprise. » (Reuters-Réd.)
[2] La marge opérationnelle mesure le bénéfice qu'une entreprise réalise sur un dollar de ventes après avoir payé les coûts variables de production, tels que les salaires, les matières premières et les biens intermédiaires, mais avant de payer les intérêts ou les impôts. (Réd.)
[3] Les articles 14 et 15 de la Constitution allemande (appelée Loi fondamentale pour la République fédérale d'Allemagne ou Grundgesetz) sont les suivants :
Article 14 : Droit de propriété, droit d'héritage
1. La propriété et le droit d'héritage sont garantis.
2. L'expropriation n'est permise que pour un intérêt public, dans le cadre des lois. Elle doit être suivie d'une indemnisation équitable.
Article 15 : Transfert de biens à la collectivité
1. Des biens peuvent être transférés à la collectivité en vertu de lois spéciales, en vue de leur exploitation ou de la mise en œuvre d'objectifs d'intérêt public. Ces biens peuvent être expropriés dans le cadre de cette procédure.
2. La compensation doit être décidée par un tribunal, et elle doit être équitable pour les personnes concernées. (Réd.)
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