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Gaza : le cimetière des stratégies ratées
Les Palestiniens devront faire face à la plus dure des vérités : quelle que soit la voie qu'ils choisissent – la soumission silencieuse ou la résistance armée –, le monde a déjà échoué à empêcher le génocide de leur peuple. C'est un fait irréversible.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
« Les mots n'ont plus aucun sens. » C'est l'un des sentiments les plus courants que j'entends de mes proches, amis et collègues qui sont encore à Gaza. Deux ans après le génocide implacable perpétré par Israël, il ne nous reste plus seulement une suite de cadavres et de ruines, mais aussi un effondrement brutal du sens même. Des mots tels que « atrocité », « siège », « résistance » et même « génocide » ont été vidés de leur sens à force d'être répétés, incapables de soutenir le poids de ce que les Palestiniens ont enduré jour après jour, nuit après nuit.
Au cours des premiers jours qui ont suivi le 7 octobre, je parlais autant que possible au téléphone avec mes proches, sachant que chaque conversation pouvait être la dernière fois que j'entendais leur voix. Nous parlions généralement de leur angoisse, de leur désespoir et de leur peur que la mort se rapproche d'eux. Certains m'envoyaient leurs dernières volontés ou leur testament ; d'autres commençaient même à souhaiter la mort comme un répit à cette apocalypse sans fin.
Mais après 24 mois, le silence s'est installé. Tout a été dit, chaque sentiment a été exprimé à maintes reprises, au point d'être complètement vidé de son sens. Lorsque je parle à ceux et celles qui sont encore pris au piège à Gaza, leur silence s'accompagne de la honte de mendier de l'aide – une tente, de la nourriture, de l'eau ou des médicaments – et ma honte est encore plus grande, car je suis incapable de leur obtenir quoi que ce soit.
Mes proches sont devenus les fantômes d'eux-mêmes. Ils ont été brisés à maintes reprises au cours de 730 jours de bombardements incessants, de famine et de déplacements. Ils en sont réduits à courir après de la nourriture et un abri, tout en étant attaqués partout où ils vont. Chaque aspect de leur vie est devenu une lutte acharnée pour la survie.
Ceux qui parviennent à s'échapper de ce camp de concentration sont physiquement transformés. J'ai récemment rencontré ma cousine dans les rues du Caire et je ne l'ai pas reconnue. Autrefois grande et en bonne santé, âgée d'une quarantaine d'années, elle était désormais réduite à l'état de squelette, le visage ridé et noirci, les yeux enfoncés et pâles. Ma grand-mère de 77 ans est également sortie squelettique et est alitée depuis lors.
Pour ceux et celles qui sont encore piégés à l'intérieur, les dégâts physiques sont presque impossibles à décrire avec des mots. Mon cousin, Hani, est actuellement assiégé dans la ville de Gaza, n'ayant pas pu payer le coût exorbitant d'une fuite vers le sud avant que les chars israéliens n'encerclent son quartier. Bien qu'il n'ait qu'une quarantaine d'années, la maigreur causée par la campagne de famine menée par Israël lui donne l'apparence de mon grand-père juste avant sa mort à l'âge de 107 ans.
Et cela sans même tenir compte du coût psychique du génocide sur la population de Gaza. L'ampleur réelle de ce coût ne sera claire qu'une fois les bombardements terminés et que les survivant·e·s auront retrouvé l'énergie mentale nécessaire pour traiter les souvenirs et les émotions que leur cerveau a longtemps refoulés pendant qu'ils étaient en mode survie.
Gaza est devenue un endroit où la mort est si constante et la survie si compromise que même le silence parle désormais plus fort que n'importe quel appel à la justice. Et l'héritage de ce génocide nous accompagnera pendant des générations, car Israël a accordé à chaque habitant de Gaza une vendetta personnelle.
« Dans l'au-delà, je demanderai une seule chose à Dieu : forcer les Israéliens à se consacrer eux aussi à la chasse à l'eau et à la nourriture sous des frappes aériennes, tous les jours, toute la journée », disait mon défunt ami Ali, avant d'être tué dans une frappe aérienne l'année dernière alors qu'il marchait près de l'hôpital Al-Aqsa à Deir Al-Balah.
Changement de soutien au Hamas
Il est difficile de prédire comment le traumatisme collectif résultant de l'anéantissement de Gaza façonnera les convictions des Palestiniens à long terme. Mais récemment, deux tendances prédominantes sont apparues, qui semblent quelque peu contradictoires.
D'une part, il y a un ressentiment croissant envers le Hamas pour avoir lancé les attaques du 7 octobre, même parmi les propres membres et les hauts dirigeants de l'organisation. Plusieurs responsables arabes m'ont confié que Khaled Mechaal, l'un des fondateurs du Hamas et dirigeant de longue date de son bureau politique, ainsi que d'autres personnalités partageant les mêmes idées au sein de l'aile modérée de l'organisation, ont qualifié cette attaque de « téméraire » et de « désastre » à huis clos, tout en critiquant la manière dont le Hamas a géré la guerre.
Ce printemps a également été marqué par plusieurs jours de manifestations populaires spontanées contre le Hamas dans toute la bande de Gaza, exigeant que le groupe mette fin à la guerre à tout prix avant de se retirer du pouvoir. Mais ces manifestations ont finalement été de courte durée, en particulier après que le gouvernement israélien [conjointement à des médias mainstream « occidentaux »] a commencé à les exploiter à la fois pour justifier sa campagne militaire en cours et pour détourner l'attention des atrocités commises sur le terrain.
Pourtant, dans le même temps, le génocide perpétré par Israël et la menace existentielle d'une expulsion massive de Gaza ont transformé certains des détracteurs les plus virulents du Hamas en ses plus fervents partisans. Même parmi ceux qui critiquent les événements du 7 octobre, la crainte est largement répandue que si le Hamas est écrasé, Israël occupera Gaza indéfiniment avec une opposition minimale de la part de la communauté internationale. Selon ce point de vue, seule une insurrection militaire continue du Hamas peut empêcher la prise de contrôle permanente par Israël et le nettoyage ethnique complet de l'enclave.
Un exemple typique est celui d'une femme appelée Asala, qui n'avait que 7 ans lorsque des militants du Hamas ont tué son père, colonel de l'Autorité palestinienne (AP), pendant le conflit entre le Hamas et le Fatah en 2007. Cette perte dévastatrice l'a marquée de manière indélébile, alimentant une haine profonde envers le Hamas qu'elle a conservée à l'âge adulte. Avant 2023, elle les critiquait régulièrement sur les réseaux sociaux en des termes très virulents, même si elle restait à Gaza. Mais à mesure que les attaques israéliennes s'intensifiaient, elle a commencé à louer les militants du Hamas pour avoir défié la présence de l'armée israélienne à Gaza et s'être vengés.
En effet, les horreurs dont Asala a été témoin pendant 24 mois de bombardements, de déplacements et de famine l'avaient transformée. « Les massacres ont accru notre ressentiment envers Israël », m'a-t-elle confié. « [Les Palestiniens] devraient mettre de côté leur rancœur et diriger leur haine uniquement contre l'occupation israélienne. »
De même, Mohammed, un journaliste d'investigation gazaouite qui a été kidnappé et torturé par le Hamas, est récemment devenu un fervent partisan des factions de résistance armée à Gaza. Il m'a confié que le génocide perpétré par Israël, pleinement soutenu par les gouvernements occidentaux, avait renforcé sa conviction en la résistance armée. « Il y a des gens qui n'ont jamais soutenu le Hamas ou la résistance, mais après que leurs familles ont été tuées par Israël, leur point de vue a changé et ils réclament désormais justice », a-t-il déclaré.
Ce soutien à la résistance armée persistera, voire s'intensifiera, tant que le génocide se poursuivra ou si l'armée israélienne reste à Gaza après un cessez-le-feu, empêchant la reconstruction. Mais si un accord permanent est signé, prévoyant le retrait complet d'Israël, la levée du siège asphyxiant imposé par Israël et un horizon politique visible, les Gazaouis n'auront plus guère de raisons de s'accrocher à la lutte armée. En fait, bon nombre de ceux qui soutiennent l'insurrection du Hamas seront les premiers à dénoncer le groupe dès la fin de la guerre.
« La résistance armée n'a pas réussi à changer les choses »
Ce qui a historiquement donné le plus de crédibilité à la stratégie de résistance armée du Hamas parmi les Palestiniens, ce n'est pas l'appel à la violence ou au sacrifice, mais plutôt l'échec de toutes les autres alternatives. La diplomatie, les négociations, les plaidoyers auprès des instances et tribunaux internationaux, la persuasion morale et la résistance non violente ont tous été accueillis par un silence mondial, tandis qu'Israël continue de tuer des Palestiniens et Palestiniennes et de les expulser de leurs terres.
Avant le génocide, chaque fois que je demandais à un dirigeant du Hamas pourquoi l'organisation ne reconnaissait pas officiellement Israël et ne renonçait pas à la violence, la réponse était toujours la même : « Abu Mazen [le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas] a fait tout cela et plus encore, il collabore avec Israël. Pouvez-vous citer une seule chose positive qu'ils lui ont donnée en échange ? » Ils poursuivaient en décrivant comment Israël non seulement ignore les compromis d'Abbas, mais humilie, prive de financement, punit et diabolise l'Autorité palestinienne.
Aujourd'hui, cependant, après la plus longue guerre de l'histoire palestinienne, la même question sera posée au Hamas : qu'avez-vous obtenu de tout cela ?
En effet, ces deux dernières années ont sapé les principales raisons qui soutenaient l'engagement du Hamas en faveur de la résistance armée. La première était la conviction que seule la force militaire pouvait efficacement contester le blocus et l'occupation israéliens. Comme l'a fait valoir en 2018 le journaliste israélien chevronné Gideon Levy, « si les Palestiniens de Gaza ne tirent pas, personne ne les écoute ». Quatre ans plus tard, un membre de la Knesset m'a dit la même chose : « Dès que Gaza cesse de tirer des roquettes, elle disparaît, et personne ne se donne la peine d'en parler. »
Mais après chaque escalade avec Israël depuis son arrivée au pouvoir en 2007, le Hamas n'a obtenu que ce que les Gazaouis appelaient des « analgésiques et des anesthésiques » : un retour au statu quo ante et quelques promesses verbales d'assouplissement du blocus israélien qui ne se sont jamais concrétisées. Il s'agissait là de la stratégie explicite d'endiguement et de pacification mise en œuvre par Israël.
Des années avant d'être assassiné lors d'une frappe israélienne sur Beyrouth en janvier 2024, Saleh Al-Arouri, membre du Hamas, a reconnu l'échec de cette approche dans un appel téléphonique qui a fuité. « Franchement, la résistance armée n'a pas réussi à changer les choses », a-t-il admis. « La résistance a donné des exemples héroïques et mené des guerres honorables, mais le blocus n'a pas été brisé, la réalité politique n'a pas changé et aucun territoire n'a été libéré. »
Le Hamas défendait également son approche comme une forme de dissuasion contre l'escalade israélienne en Cisjordanie ou à Jérusalem. Cela s'est clairement manifesté lors de l'« Intifada de l'unité » de mai 2021, lorsque le Hamas a tiré des roquettes vers Jérusalem en réponse à la montée du terrorisme des colons et à l'expulsion forcée de familles palestiniennes de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah. Mais dès qu'un cessez-le-feu a été conclu après 11 jours, Israël n'a fait qu'intensifier ses attaques en Cisjordanie, et les deux années qui ont suivi ont été les plus meurtrières dans ce territoire depuis 2005.
C'est également en 2021 que les dirigeants du Hamas ont été séduits par l'idée d'une escalade majeure sur plusieurs fronts qui forcerait Israël à satisfaire les revendications palestiniennes. Ils envisageaient une offensive depuis Gaza et une intifada en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à l'intérieur d'Israël, associées à des attaques depuis la Syrie, le Liban, le Yémen, l'Irak et l'Iran, tandis que les populations arabes de Jordanie et d'Égypte se soulèveraient simultanément et marcheraient vers leurs frontières avec Israël, ce qui mettrait le gouvernement israélien au pied du mur.
Après le 7 octobre, cependant, cette stratégie s'est également effondrée. Ce qui avait commencé comme une confrontation limitée sur plusieurs fronts a pris fin lorsque Israël a réussi à conclure des cessez-le-feu avec le Hezbollah et l'Iran, tandis que l'Autorité palestinienne et Israël ont réprimé toute possibilité de soulèvement populaire. Seuls les Houthis du Yémen restent actifs comme dernier front de cet ancien « axe de la résistance ».
« Les Palestiniens ne peuvent rien faire »
Il y a peu de chances que le Hamas lance une autre attaque du type de celle du 7 octobre dans un avenir prévisible. De nombreux analystes s'accordent à dire que ce qui a permis à l'assaut de réussir, c'est qu'il a pris Israël complètement au dépourvu – un élément de surprise qui a depuis longtemps disparu, tout comme la probabilité qu'Israël répète les mêmes échecs tactiques et en matière de renseignement.
Le Hamas en est bien conscient, c'est pourquoi, lors des négociations de cette semaine sur le dernier plan du président américain Donald Trump pour mettre fin à la guerre, il a signalé aux médiateurs sa volonté de mettre hors service ses « armes offensives » tout en conservant des « armes défensives » légères, telles que des fusils et des missiles antichars. L'accent mis sur ces armes défensives découle de la crainte qu'Israël revienne sur son retrait de Gaza ou mène régulièrement des raids sans rencontrer de résistance, comme en Cisjordanie.
Le Hamas pourrait également avoir besoin de ces armes légères pour faire respecter le cessez-le-feu et obtenir l'adhésion de ses propres membres, ainsi que d'autres groupes plus petits mais plus radicaux. Il pourrait également estimer qu'un désarmement complet créerait un vide sécuritaire à Gaza, qui pourrait être comblé par des groupes salafistes et djihadistes ou des gangs criminels, comme la milice Abu Shabab soutenue par Israël. Et, bien sûr, il y a la crainte de représailles sociales, de personnes attaquant les membres du Hamas dans les rues.
Mais même si le Hamas parvient à conclure un accord pour mettre fin à la guerre, qui inclut le retrait complet d'Israël et permet au groupe de conserver des « armes défensives », la résistance armée – autrefois considérée comme la dernière carte à jouer après l'échec des négociations, de la diplomatie et des appels à la morale – repose désormais dans le même cimetière des stratégies ratées. Deux ans après le début du génocide, ce qui reste n'est pas la conviction, mais l'effondrement : celui du langage, de l'espoir, de la politique et de tous les appels lancés par les Palestiniens face à leur anéantissement.
L'année dernière, j'ai demandé à un haut responsable de l'Union européenne ce que les Palestiniens devraient faire différemment, selon lui, et quels conseils il donnerait à l'Autorité palestinienne, au Hamas et au peuple palestinien. Après y avoir réfléchi, il s'est affalé dans son fauteuil, désespéré. « Les Palestiniens ne peuvent rien faire », a-t-il admis. « Ils ont tout essayé. »
Au mieux, le dernier plan de Trump mettra fin à la guerre, mais ce qui perdurera, ce n'est pas une feuille de route, mais un vide politique. Et dans ce vide, les Palestiniens devront faire face à la plus dure des vérités : quelle que soit la voie qu'ils choisissent – la soumission silencieuse ou la résistance armée –, le monde a déjà échoué à empêcher le génocide de leur peuple. C'est un fait irréversible.
Publié sur le site +972, 7 octobre 2025
Traduction rédaction A l'encontre

Double standard
Le conflit israélo-palestinien se poursuit, surtout au détriment des Gazaouis. S'il suscite tant de passions en Occident, c'est qu'il en révèle les contradictions les plus fondamentales. L'appui longtemps inconditionnel de la plupart des classes politiques occidentales à l'État hébreu en constitue l'illustration éloquente.
Pour s'y retrouver et y porter un point de vue pertinent, il importe d'insister sur certains points fondamentaux. Il faut commencer par déboulonner certaines idées reçues qui persistent sournoisement encore parmi les chancelleries occidentales comme depuis longtemps dans les médias, tant écrits qu'électroniques.
1- Tout d'abord, on ne peut excuser la violence israélienne antipalestinienne et condamner celle des Palestiniens. Dans le premier cas, on invoque toujours « le droit à l'autodéfense » d'Israël alors qu'on qualifie la résistance palestinienne de « terroriste ». Ce dernier terme, surutilisé depuis une cinquantaine d'années sert à dénigrer toute une série de phénomènes de violence politique, allant de groupes marginaux armés jusqu'à un authentique mouvement de résistance nationale, comme celui des Palestiniens. On oublie ou on feint de ne pas voir qu'il ne s'agit pas d'une catégorie impartiale de la science politique mais d'une définition très partisane. On est toujours le résistant ou le terroriste de quelqu'un, tout dépendant de quel côté de la barrière politique on se situe.
2- Les bien-pensants pro-israéliens et les sionistes s'indignent de l'offensive du Hamas du 7 octobre 2023 (qu'ils qualifient de « pogrom » à cause grand nombre de victimes civiles israéliens qu'elle a entraînées). On ne peut que déplorer cette action, mais il faut préciser qu'elle ne visait pas les citoyens israéliens en tant que Juifs mais comme ressortissants d'une puissance ennemie. Ils condamnent donc sans appel le Hamas et refusent sa participation aux futurs pourparlers de paix qui finiront bien par arriver un jour, vu le caractère intenable de la situation qui prévaut non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. Mais ont-ils jamais dénoncé clairement l'ampleur de la violence israélienne antipalestinienne par les différents gouvernements en poste à Tel-Aviv ? Au mieux, certains des leurs ont émis des réserves à l'endroit des gouvernements israéliens responsables de plusieurs carnages antipalestiniens. Par exemple, lors de l'offensive contre Gaza en 2014, qui a fait environ 2,000 victimes (dont 200 enfants), on n'a pas entendu de protestations indignées de leur part.
3- Une tactique fréquemment utilisée par les sionistes (juifs et non juifs) consiste à accuser les tenants d'une Palestine libre et de la légitimité de la lutte armée palestinienne « d'antisémitisme ». En premier lieu, cela illustre un manque flagrant de respect à la mémoire des innombrables victimes de l'Holocauste, car les propalestiniens n'ont rien contre les Juifs ; on ne peut donc assimiler l'antisionisme à du racisme antijuif. En effet, s'opposer au projet sioniste de judaïser tout le territoire s'étendant de la Méditérranée au Jourdain ne revient pas à appuyer les mouvements antijuifs présents et passés tant en Europe qu'ici, mais à soutenir la lutte pour la liberté palestinienne. Il existe cependant un racisme très réel dans ce dossier : c'est celui de l'argument si longtemps invoqué « d'Israël, seul État démocratique du Proche-Orient », ce qui équivaut à insinuer en effet que « les Arabes » sont des sous-hommes, faute d'être des « Blancs », et de posséder une culture politique différente de la nôtre, bon chic bon genre. Bien sûr, au sein de la population israélienne existent différentes nuances, allant de l'attitude la plus extrémiste et intransigeante jusqu'à la plus molle. Tous ses membres ne sont pas de dangereux fanatiques antipalestiniens (comme les colons juifs en Cisjordanie), mais il existe une méfiance généralisée parmi eux contre les Palestiniens, fondée sur les préjugés habituels en pareil cas.
4- Nos gouvernements doivent rompre avec la complaisance, ouverte ou larvée, envers Israël, qui devient intenable. Cette attitude a poussé les classes politiques occidentales, et en particulier l'américaine, à laisser passer de vraies chances d'établir enfin la paix entre Israël et la Palestine, ce qui a favorisé, à la longue la montée des extrémismes des deux côtés. Il importe donc d'abandonner enfin cette tendance et adopter les moyens de pression nécessaires sur Tel-Aviv afin que le gouvernement en place entame des négociations sincères avec ses vis-à-vis palestiniens, lesquels doivent pouvoir par ailleurs choisir librement ceux et celles qui les représenteront lors de ces futures négociations cruciales. La liberté ne débute-t-elle pas par là ?
Jean-François Delisle
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Palestine. À New York, la subversion du droit international
Voici un texte publié par Orient XXI avant l'entente de cessez-le-feu intervenue récemment. Il retrace l'inaction des Etats capitalistes, y compris ceux qui avaient reconnu le principe d'un Etat palestinien devant l'ONU. Cette reconnaissance va à l'encontre du droit international et risque de perpétuer la situation coloniale qui est celle de la Palestine depuis 1948.
Tiré d'Orient XXI.
La reconnaissance d'un État palestinien par plusieurs pays occidentaux est présentée comme le point fort de la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'ONU à New York, du 9 au 23 septembre 2025. En réalité, la France et l'Arabie saoudite chercheront à convaincre l'ensemble des États membres des Nations Unies de se rallier à une déclaration posant les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Un texte qui pourrait sceller l'abandon du droit international concernant la Palestine.
Il y a plus d'un an, dans son avis historique du 19 juillet 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rappelé les éléments essentiels du droit international s'agissant de l'occupation par Israël du territoire palestinien, y compris Gaza. Donnant suite à cet avis, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a adopté, le 18 septembre 2024, une résolution engageant les États à adopter des mesures de sanction contre Israël afin de l'obliger à se retirer du territoire palestinien occupé, et ceci dans le délai d'un an, soit en septembre 2025. Par ailleurs, dans ses ordonnances relatives à Gaza, la Cour rappelait les obligations de tous les États Parties à la Convention sur le génocide aux fins de prévenir et de ne pas se rendre complices d'un génocide. Fin septembre 2024, le cadre était donc clairement posé aux Nations unies, sur la base d'une analyse objective du droit international. Mais plusieurs inflexions sont rapidement apparues.
D'abord, la majorité des États s'est abstenue de prendre les mesures exigées. Puis, l'Assemblée générale a décidé de soutenir une conférence internationale (résolution 79/81 du 3 décembre 2024) dont la présidence sera assurée par la France et l'Arabie saoudite. Enfin, au lieu d'accentuer ses demandes de sanctions face à un génocide mis en œuvre, notamment, par la privation de biens essentiels à la survie, l'Assemblée générale s'est contentée de demander à la CIJ un nouvel avis sur l'entrave à l'aide humanitaire sans même mentionner le génocide (résolution 79/232 du 19 décembre 2024). En présence de résolutions extrêmement décevantes, on pouvait s'attendre aux résultats de la Conférence de New York, présidée, fin juillet 2025, par la France et l'Arabie Saoudite, et à laquelle n'ont pourtant participé ni Israël ni les États-Unis. Ces résultats frappent tout de même par leur potentiel de subversion du droit rappelé par la CIJ en 2024.
Un État diminué
Le texte avancé sous la présidence française et saoudienne de la Conférence de New York annonce les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Cette « déclaration sur le règlement pacifique de la question de Palestine et la mise en œuvre de la solution des deux États » est aussi soutenue par les États ou organisations régionales ayant animé les « groupes de travail » de la Conférence. Se sont donc déjà ralliés à cette déclaration 15 États (1), ainsi que la Ligue des États arabes et l'Union européenne. Tout l'enjeu est désormais, pour la France et l'Arabie saoudite, d'obtenir de l'ensemble des États membres des Nations unies qu'ils approuvent la déclaration, comme en témoigne la lettre adressée par la France et l'Arabie saoudite aux délégations étatiques à New York le 29 juillet 2025 (2).
C'est bien sûr la « solution à deux États » qui est promue dans ce document. Mais la nature de l'État palestinien qu'il est question de soutenir rend cette solution plus qu'incertaine. Saluant les engagements récemment pris par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, la déclaration souligne en effet que la Palestine « n'a pas l'intention de devenir un État militarisé ». Dans ce contexte, c'est un processus de « désarmement, démobilisation et réintégration » (DDR) qui doit être mené à bien, dans lequel le Hamas devrait remettre ses armes à l'Autorité palestinienne (§ 11 de la déclaration). D'un point de vue politique, il s'agit aussi d'écarter le Hamas du pouvoir à Gaza puis, après un cessez-le-feu, d'organiser des élections démocratiques dans le délai d'un an. Pourtant, la « compétition démocratique » envisagée ne serait soutenue que si elle s'organise « entre acteurs palestiniens engagés à respecter le programme politique et les engagements internationaux de l'OLP » (§ 22 de la déclaration). Sous couvert d'une aide à l'émancipation palestinienne, le texte soutient en réalité la création d'un État palestinien démilitarisé, qui sera donc soumis à l'expansionnisme israélien. Les expressions politiques autorisées dans le cadre des élections espérées seraient également limitées, de même, d'ailleurs, que les choix de politique économique que pourrait retenir le prétendu « État » de Palestine.
Car s'il est question de « promouvoir le développement économique de la Palestine », ce sera pour « faciliter le commerce » et « améliorer la compétitivité du secteur privé palestinien » sur la base d'une révision du Protocole de Paris relatif aux relations économiques, conclu dans le cadre du processus d'Oslo (§ 27 de la déclaration). L'assistance internationale, présentée comme relevant de « donateurs », devrait permettre à l'Autorité palestinienne de « mettre en œuvre son programme de réformes ». Ces « réformes crédibles » devront mettre l'accent « sur la bonne gouvernance, la transparence, la viabilité des finances publiques, la lutte contre l'incitation à la violence et les discours de haine, la fourniture de services, l'environnement des affaires et le développement » (§ 21 de la déclaration). Ces formules résonnent bien comme un programme libéral, obérant les choix souverains de l'État à venir et exigeant — de manière apparemment incongrue, mais en réalité significative — un contrôle sur la liberté d'expression.
Dans la même veine, résolument inquiétante, le texte envisage la fin de l'action de l'UNRWA, l'Agence onusienne en charge des réfugiés palestiniens, puisque celle-ci devrait « remettre ses “services publics” dans le territoire palestinien aux institutions palestiniennes dûment habilitées et préparées ». Ceci interviendra « lorsqu'une solution juste au problème des réfugiés » aura été trouvée (§ 14 de la déclaration), dans un « cadre régional et international apportant une aide appropriée au règlement de la question des réfugiés, tout en réaffirmant le droit au retour » (§ 39 de la déclaration). La formule, particulièrement floue, n'envisage pas de mettre en œuvre ou faciliter le droit au retour. Elle ne vise probablement que la compensation due en cas de non-retour, sur la base de la résolution 194 de l'Assemblée générale de décembre 1948.
Cet ensemble de principes semble bien soutenir en partie l'agenda israélien, qui, comme le souligne Monique Chemillier-Gendreau dans son dernier ouvrage, est de « rendre impossible un État palestinien » (3). Il s'agit de rendre impossible un État souverain, en soutenant une entité sous contrôle, un État privé des attributs essentiels de la souveraineté. D'ailleurs, en matière sécuritaire, l'État à venir devra, « dans le rejet constant de la violence et du terrorisme », « travailler à des arrangements de sécurité bénéfiques pour toutes les Parties », en l'occurrence Israël (§ 20 de la déclaration). C'est donc le prolongement de la coopération sécuritaire de l'Autorité palestinienne avec Israël qui conditionnera le déploiement de la « mission internationale temporaire de stabilisation » annoncée dans la déclaration. Cette mission, comprenant des forces armées, viendrait faciliter le respect du cessez-le-feu et de l'accord de paix à venir, en apportant des « garanties de sécurité à la Palestine et à Israël » (§ 16 de la déclaration). Elle devrait être mandatée par le Conseil de sécurité, ce qui apparaît totalement illusoire et omet le rôle que pourrait tenir l'Assemblée générale dans le déploiement d'une opération visant à forcer le siège de Gaza.
Tels sont les principes qui sont présentés à l'ensemble des États membres de Nations unies : ils relèvent d'une ingénierie politique vouée soit à l'échec, soit à la soumission.
Condamnation de la lutte armée, innocence d'Israël
Mais une version encore plus radicale de ce programme, annonçant l'effacement des responsabilités d'Israël, est également présentée par plusieurs États lançant, fin juillet 2025, un « Appel de New York ». Il s'agit d'une brève déclaration de quinze États occidentaux, parmi lesquels on trouve étonnamment l'Espagne, l'Irlande et la Slovénie (4). Cet appel vient, de manière quasi indécente, effacer la réalité des crimes commis par Israël et stigmatiser la lutte armée palestinienne.
L'appel commence par une référence au 7 octobre 2023, les États condamnant « l'odieuse attaque terroriste antisémite perpétrée ». Ils reprennent ainsi d'emblée la rhétorique israélienne, assimilant la lutte armée palestinienne à une entreprise visant, par nature, les juifs. S'agissant de la situation humanitaire contemporaine à Gaza, les États se limitent en revanche à exprimer « une vive préoccupation », sans imputer à quiconque la responsabilité « du nombre élevé de victimes civiles » (sic). Ce qui est soutenu immédiatement, pour Gaza, est beaucoup plus favorable à Israël que l'accord de cessez-le-feu pourtant présenté par les États-Unis au printemps 2024, et validé par le Conseil de sécurité avant d'être rompu par Israël en mars 2025. Les quinze États de l'appel de New York se contentent d'exiger « un cessez-le-feu immédiat, la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages détenus par le Hamas et la restitution de leurs dépouilles, ainsi que la garantie d'un accès humanitaire sans entraves ». Il n'est pas ici question d'échanges de prisonniers, ni du retrait de la bande de Gaza par Israël ou de la fin du siège génocidaire. Il s'agit plutôt d'une demande de reddition, teintée de considérations humanitaires, puisque le « jour d'après » à Gaza devra comprendre « le désarmement du Hamas ».
En définitive, l'appel de New York n'est pas un appel à la reconnaissance de la Palestine, dont on peut rappeler qu'elle est déjà reconnue par 148 États et considérée comme un État non membre de l'ONU depuis 2012. Il s'agit, littéralement, d'un appel à la normalisation, c'est-à-dire à la reconnaissance d'Israël par ceux des États qui ne l'ont pas encore formellement reconnu. Les quinze signataires affirment sans ambiguïté, en fin de texte, appeler « les pays qui ne l'ont pas encore fait à établir des relations normales avec Israël et à exprimer leur volonté d'entamer des discussions concernant l'intégration régionale de l'État d'Israël ». Les relations avec Israël doivent donc être « normales », alors même que des sanctions ont été soutenues, comme on l'a rappelé, par la CIJ puis l'Assemblée générale, en raison des violations patentes de normes fondamentales du droit international par cet État. Ces violations devraient plutôt conduire à envisager d'exclure Israël de l'ONU ou des travaux de son organe plénier. Dans l'appel, le soutien à la Palestine est, à l'inverse, étroitement conditionné aux engagements pris par Mahmoud Abbas qui sont dûment rappelés, comme dans la déclaration de New York évoquée ci-dessus. Les États « saluent » ainsi :
- les engagements pris (…), à savoir : (i) condamner les attaques terroristes du 7 octobre (ii) appeler à la libération des otages et au désarmement du Hamas (iii) mettre un terme au système de versements aux prisonniers (iv) réformer le système éducatif (v) demander l'organisation d'élections dans l'année à venir pour insuffler un renouvellement des générations et (vi) accepter le principe d'un État de Palestine démilitarisé.
Dans l'appel, comme dans la déclaration, toute référence au génocide en cours est proscrite. Il n'y est même jamais question des ordonnances de la CIJ visant Israël ou l'Allemagne, et rappelant tous les États Parties à la Convention de 1948 à leurs obligations de prévenir ou de faire cesser le génocide.
Effacer les acquis judiciaires de 2024
La validation par l'Assemblée générale des Nations unies de la déclaration de New York scellerait donc une nouvelle trahison de la Palestine. Basée sur l'illusion prolongée d'une possible acceptation par Israël d'un État palestinien, elle préconise aussi une méthode éculée, celle de la négociation bilatérale sous influence occidentale. Il s'agit en effet de « soutenir la conclusion et la mise en œuvre d'un accord de paix entre Israël et la Palestine (…) conformément au mandat de Madrid, notamment le principe de l'échange de territoires contre la paix » (§ 7 de la déclaration). En l'absence de négociations entre les Parties, c'est la reconnaissance conditionnée de la Palestine qui devrait initier la solution politique promue (§ 25 de la déclaration).
Mais doit-on finalement parler d'illusion ? À ce stade génocidaire de l'oppression des Palestiniens, il ne s'agit plus seulement « d'illusions néfastes »,, mais d'un « aveuglement volontaire » prospérant sur une « ambiguïté entretenue » de soutien à la Palestine, des tendances déjà dénoncées par Monique Chemillier-Gendreau (5), et qui ne trompent plus. Le projet franco-saoudien est bien la dernière étape, à ce jour, de la « guerre contre la Palestine » décrite par l'historien Rashid Khalidi (6). En plus de l'effacement des obligations de prévenir et faire cesser le génocide, les sanctions devant être adoptées par les États pour mettre fin à l'occupation sont minimisées (§§ 32 et 33 de la déclaration). Et si le droit à l'autodétermination est bien évoqué dans la déclaration (§§ 25 et 30), son essence est profondément affectée par l'ingénierie retenue : pas de souveraineté politique ni économique pour l'État à venir, pas de capacités de défense, mais un système de police visant à assurer la sécurité d'Israël. C'est le prolongement d'Oslo, c'est-à-dire la garantie de l'inexistence d'un gouvernement palestinien indépendant. Certes, le projet ne consacre pas directement l'expansionnisme israélien ni le génocide de Gaza : c'eût été impossible. Mais il n'envisage jamais la responsabilité juridique d'Israël. En somme, on peut sérieusement affirmer que les promoteurs de la Conférence de New York ont cherché à effacer l'acquis judiciaire de l'année 2024. Ils n'ont pas plus l'intention de favoriser une autodétermination réelle qu'ils n'ont l'intention de forcer Israël à mettre un terme à son occupation illicite et au génocide, ou de mettre en œuvre la responsabilité de cet État.
L'Assemblée générale des Nations unies acceptera-t-elle en septembre 2025, contre ses propres résolutions, d'effacer le droit international dit par la CIJ en 2024 ? Il faudrait alors reconsidérer le sens que l'Assemblée générale a, un temps, donné à sa « responsabilité permanente » s'agissant de la Palestine, et admettre qu'elle soutient désormais, en situation de génocide, une injustice majeure, sous couvert de la reconnaissance d'un État palestinien fantoche. Les peuples doivent exiger de leurs gouvernements qu'ils ne contribuent pas à cet enterrement du droit international.
Notes
1- Il s'agit du Brésil, du Canada, de l'Égypte, de l'Espagne, de l'Indonésie, de l'Irlande, de l'Italie, du Japon, de la Jordanie, du Mexique, de la Norvège, du Qatar, du Royaume-Uni, du Sénégal et de la Turquie.
2- Lettre du 29 juillet 2025 : « Les 19 coprésidents encouragent votre mission permanente à approuver ce document final avant la fin de la 79e session de l'Assemblée générale à New York ».
3- Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un État palestinien, l'objectif d'Israël depuis sa création, Textuel, 2025.
4- Les quinze sont : Andorre, Australie, Canada, Espagne, Finlande, France, Irlande, Islande, Luxembourg, Malte, Norvège, Nouvelle-Zélande, Portugal, Saint-Marin, Slovénie.
5- Monique Chemillier Gendreau, op.cit.
6- Rashid Khalidi, The Hundred years' war on Palestine, Profile Books, 2020.

La raison sinistre pour laquelle Trump brûle d’envie d’invoquer la Loi sur l’insurrection
Rêve de tout autoritaire, la loi sur l'insurrection est mûre pour être détournée, et le cabinet de Trump prépare déjà les arguments qui justifieront son utilisation.
7 octobre 2025 | tiré d'intercept | Photo : Le président américain Donald Trump, à gauche, et Doug Burgum, secrétaire à l'Intérieur des États-Unis, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche à Washington, le lundi 6 octobre 2025. Trump a annulé une décision de l'administration Biden qui bloquait la construction du projet Ambler Road en Alaska, une mesure qu'il a présentée comme un moyen d'ouvrir de nouveaux projets énergétiques et miniers « essentiels ». Aaron Schwartz/CNP/Bloomberg via Getty Images
https://theintercept.com/2025/10/07/trump-insurrection-act/?utm_medium=email&utm_source=The%20Intercept%20Newsletter
Le président Donald Trump a laissé entrevoir lundi après-midi une dangereuse escalade, menaçant d'invoquer la Loi sur l'insurrection pour envoyer l'armée dans les villes américaines, si des juges récalcitrants et des dirigeants d'États continuaient à contrecarrer ses ambitions d'attaquer et d'occuper les États « bleus ».
« Nous avons une Loi sur l'insurrection pour une raison », a déclaré Trump aux journalistes dans le Bureau ovale. « Si je devais la mettre en œuvre, je le ferais — si des gens étaient tués et que les tribunaux nous bloquaient, ou que des gouverneurs ou des maires nous bloquaient. »
Ses propos montrent clairement la forme que prend son projet autoritaire : déployer l'armée dans des villes américaines. Trump a précisé qu'il ne voyait pas, pour l'instant, la nécessité immédiate d'invoquer cette loi fédérale. Mais ses déclarations montrent bien ses intentions : envoyer les troupes dans les villes libérales après qu'un juge fédéral lui a interdit de déployer des soldats à Portland, en Oregon.
Comme tant d'autres prises de pouvoir de son régime, cette menace est à la fois choquante et prévisible.
Il veut ardemment l'utiliser
L'intérêt de Trump pour la Loi sur l'insurrection n'est pas nouveau. Il avait déjà envisagé de l'invoquer lors de son premier mandat. Il brûlait d'envie de s'en servir pour envoyer l'armée écraser les soulèvements de 2020 après le meurtre de George Floyd, mais avait alors fait face à l'opposition de son secrétaire à la Défense de l'époque, Mark Esper. Plus aucun obstacle de ce genre aujourd'hui : le président compte sur la loyauté aveugle de Pete Hegseth, son actuel « secrétaire de la guerre ».
Des alliés de Trump avaient également appelé le président à recourir à cette loi pour se maintenir illégalement au pouvoir après l'élection de 2020. Et pendant sa campagne présidentielle de 2024, Trump avait promis d'utiliser la Loi sur l'insurrection pour réprimer les troubles et la dissidence.
Préparer le terrain
Depuis le début de son second mandat, ses conseillers et ses collaborateurs s'emploient à préparer l'opinion à cette éventualité, afin que les partisans de MAGA acceptent sans broncher un nouveau geste ouvertement dictatorial.
Ce n'est pas un hasard si plusieurs membres de son cabinet ont utilisé à répétition les termes « insurrection » et « insurrectionnistes » pour qualifier les manifestant⸱es qui s'opposent aux opérations de type Gestapo menées par le service de l'immigration et des douanes (ICE). Et Stephen Miller, l'architecte sinistre de la machine de déportation de Trump, a qualifié la décision de la juge fédérale de l'Oregon de « rébellion juridique ».
Tel un sortilège, ils invoquent le mot « insurrection » pour faire exister le concept — et ainsi justifier l'usage de la Loi sur l'insurrection, même lorsque rien de tel n'existe dans la réalité.
« L'administration Trump suit toujours le même scénario : provoquer le chaos, créer la peur et la confusion, faire passer des manifestant⸱es pacifiques pour une foule déchaînée en leur tirant dessus avec des balles de gaz et des grenades lacrymogènes », a déclaré lundi JB Pritzker, gouverneur démocrate de l'Illinois, où les troupes fédérales de Trump sèment déjà le désordre à Chicago. « Pourquoi ? Pour créer le prétexte d'invoquer la Loi sur l'insurrection afin d'envoyer l'armée dans notre ville. »
Une loi taillée pour les abus
La loi elle-même semble faite sur mesure pour être détournée par un autocrate comme Trump.
Les juristes mettent en garde depuis longtemps contre ce texte vieux de deux siècles, dangereusement large et en urgence de réforme, précisément parce qu'il constitue un outil parfait pour un président aux penchants dictatoriaux.
D'abord, cette loi confère un pouvoir discrétionnaire immense au seul président, qui peut décider qu'une « insurrection » a lieu sur le territoire américain et déployer les forces armées contre la population. Elle constitue aussi l'une des rares exceptions à la Loi Posse Comitatus, qui interdit aux forces armées fédérales d'intervenir dans des opérations de maintien de l'ordre civil.
Une relique historique dévoyée
Si, comme l'a dit Trump lundi, il y a « une raison » d'avoir cette loi, elle est purement historique et n'a guère de rapport avec la situation actuelle. Issue du Militia Act de 1792, et adoptée pour la première fois en 1807, la Loi sur l'insurrection « n'a pas été révisée de manière significative depuis plus de 150 ans, elle est dangereusement vague et propice aux abus », écrit Joseph Nunn du Brennan Center for Justice.
Son langage flou est un cadeau pour un président animé d'intentions despotiques : elle autorise l'exécutif fédéral à déployer des troupes pour réprimer « toute insurrection, violence intérieure, association illégale ou conspiration » dans un État qui « s'oppose à l'exécution des lois des États-Unis ou entrave la justice en vertu de ces lois ».
« Rien dans le texte de la Loi sur l'insurrection ne définit les termes “insurrection”, “rébellion”, “violence intérieure” ou les autres expressions clés qui en fixent les conditions d'application », précise Nunn. « En l'absence d'une définition légale, la Cour suprême a décidé dès le XIXe siècle que cette décision relevait du seul président. »
Créer le prétexte
La crainte que Trump invoque cette loi pour prendre le contrôle des villes dirigées par les démocrates est loin d'être exagérée. Nos villes sont déjà occupées par une armée fédérale de nervis — l'ICE — chargée d'enlever et d'emprisonner nos voisin⸱es, en plus des violences policières ordinaires. Trump a déjà fédéralisé et déployé la Garde nationale à Los Angeles et à Washington, des excès qui font déjà l'objet de contestations judiciaires.
Et la situation pourrait bien empirer encore.
Invoquer la Loi sur l'insurrection ne transformerait pas du jour au lendemain la démocratie américaine en régime fasciste : ce serait plutôt l'extension d'un fascisme déjà existant, un outil supplémentaire permettant au président d'intensifier la répression de la dissidence.
Il est tentant d'appeler les manifestant⸱es à éviter tout prétexte à l'escalade. Ce serait une erreur tragique. Même Pritzker reconnaît que c'est le régime présidentiel lui-même qui « créera le prétexte », quelle que soit la nature pacifique des manifestations.
Dans l'imaginaire trumpiste — nourri du mythe d'un vaste réseau criminel de gauchistes financé⸱es — aucun vrai prétexte n'est nécessaire pour approfondir la fusion de l'État policier et militaire.
En statuant que la prétendue menace grave contre les agents fédéraux n'était fondée sur aucune réalité, la juge Karin Immergut a affirmé que Trump ne pouvait ignorer les faits sur le terrain.
Mais les propos du président lundi ont montré qu'il a pleinement l'intention de le faire.
C'est encore pire qu'on ne le pensait
Ce que nous voyons aujourd'hui de Donald Trump, c'est une prise de contrôle autoritaire totale du gouvernement américain. Ce n'est pas une exagération.
Les ordonnances judiciaires sont ignorées. Les loyalistes MAGA ont été placés à la tête de l'armée et des agences fédérales. Le Département de l'efficacité gouvernementale a retiré au Congrès son pouvoir budgétaire. Les médias qui osent contester Trump ont été bannis ou placés sous enquête.
Et pourtant, beaucoup continuent de traiter l'attaque de Trump contre la démocratie comme s'il s'agissait de politique ordinaire, avec des titres complaisants le décrivant comme « anticonformiste », « testant les limites » ou « exerçant son pouvoir de manière agressive ».
The Intercept couvre depuis longtemps les régimes autoritaires, les oligarques milliardaires et les démocraties en déliquescence dans le monde entier. Nous savons le défi que représente Trump — et l'importance vitale de la liberté de la presse pour défendre la démocratie.
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États-Unis : Contre le nouveau maccarthysme - Construire la résistance après l’assassinat de Kirk
Ayant perdu le consentement des gouverné.e.s, Trump a recours à la coercition pour mettre en œuvre son programme d'extrême droite. Il a saisi l'occasion de l'assassinat de Charlie Kirk et utilisé ses funérailles pour lancer une chasse aux sorcières maccarthyste contre la gauche et les organisations libérales. Ashley Smith soutient que la gauche doit rejeter à la fois le piège de la civilité dans lequel sont tombés les Libéraux et les Démocrates, qui ne fait que légitimer le fanatisme de Kirk en faisant croire que c'est une question qui relève du débat, mais aussi l'impasse de la violence individualiste. La tâche des socialistes consiste à promouvoir et à développer la capacité d'organiser des actions collectives, des manifestations et des grèves afin de faire avancer les revendications démocratiques.
30 septembre 2025 | tiré d'europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76513
L'administration Trump est en train de détruire l'ordre national et international mis en place par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Elle tente une mutation autoritaire et nationaliste à grande échelle de notre société, de l'État américain et de sa position dans l'ordre international.
Mais elle se heurte à une opposition croissante de la majorité de la population américaine. Ayant perdu le consentement des gouverné.e.s, Trump a recours à la coercition pour mettre en œuvre son programme d'extrême droite. Il a saisi l'occasion de l'assassinat de Charlie Kirk et a utilisé ses funérailles pour lancer une chasse aux sorcières maccarthyste contre la gauche et les organisations libérales, en particulier les ONG qui ont joué un rôle central dans la résistance.
Malgré la perte du soutien populaire, dans un contexte économique morose marqué par des inégalités croissantes entre les classes et une oppression de plus en plus forte, l'administration Trump est plus dangereuse que jamais. Elle a clairement affiché son intention de recourir à des moyens encore plus dictatoriaux pour imposer son programme. N'oublions pas que Trump a promis d'être un dictateur dès le « premier jour » de sa présidence.
Face à cette offensive, la gauche doit militer en faveur d'un front uni des syndicats, des organisations de mouvements sociaux et des groupes politiques afin de défendre toutes les personnes attaquées. Nous devons rechercher activement des occasions de mettre en place ce type d'organisation. Par exemple, la gauche devrait soutenir l'appel de la coalition May Day Strong à organiser des rencontres pour informer, former et organiser des actions de masse perturbatrices, notamment des grèves politiques visant à protéger nos droits démocratiques, ainsi que nos emplois, nos salaires et nos prestations sociales.
Trump : autoritaire, incompétent et impopulaire
Dès avant l'assassinat de Kirk, le régime de Trump était en crise. Sa tentative de mettre en œuvre le programme de Project 2025 s'est heurtée à une opposition croissante, non pas de la part des Démocrates et des grandes entreprises, mais dans les sondages d'opinion et les manifestations de masse.
Dans l'ensemble, 57 % des personnes interrogées désapprouvent Trump et 62 % pensent que le pays va dans la mauvaise direction, ce qui constitue un niveau historiquement bas pour un président à ce stade de son mandat. La majorité s'oppose même à lui sur ses deux thèmes phares : l'immigration et l'économie. Elle désapprouve également les droits de douane imposés par Trump, son soutien à la guerre génocidaire menée par Israël et son abandon de l'Ukraine. Cette opposition massive a poussé la population à manifester en masse, de Hands Off ! à May Day, No Kings, Labor Day, en passant par des mobilisations de masse contre l'ICE et la Garde nationale dans plusieurs villes des États-Unis.
Néanmoins, Trump a poursuivi à toute vitesse la mise en œuvre de son programme autoritaire. À l'étranger, il a bafoué l'ordre international prétendument fondé sur des règles, traitant ses amis et ses ennemis sur le mode des relations d'affaires et imposant des droits de douane censés profiter au capital américain. Il a également vendu l'Ukraine à la Russie tout en donnant son feu vert au génocide israélien en Palestine, et en faisant campagne pour obtenir le prix Nobel de la paix.
Sur le plan intérieur, Trump a purgé l'État américain des bureaucrates libéraux, a utilisé ses structures réorganisées comme une arme contre les travailleurs et les groupes opprimés, et a lancé une guerre des classes totale : réduction des impôts pour les milliardaires, démantèlement des réglementations sur les entreprises et suppression des programmes destinés aux travailleurs et aux pauvres. Cela a plongé dans le chaos une société déjà en crise, en proie à des inégalités sociales et de classe héritées de « l'âge d'or », avec tous les maux qui en découlent.
La combinaison des droits de douane, de l'expulsion massive des travailleuses et travailleurs migrants et des revirements politiques brutaux a produit les résultats prévus : pénurie de main-d'œuvre, hausse des prix, baisse des investissements dans le secteur manufacturier et ralentissement économique menant à une récession. Le cauchemar de la stagflation qui a frappé le capitalisme américain dans les années 1970 semble sur le point de revenir.
Les assauts de l'administration contre la bureaucratie d'État menacent sa capacité à assurer de manière adéquate les services économiques et sociaux essentiels. Les coupes budgétaires de DOGE ont fait des ravages dans des organismes tels que la National Oceanic and Atmospheric Administration, qui émet des alertes précoces en cas d'ouragan, mettant ainsi en danger la vie des gens dans un contexte de catastrophes climatiques croissantes. Et les attaques de Robert Kennedy Jr. contre la science, les Centres de contrôle et de prévention des maladies et les protocoles de vaccination mettent en danger la vie de millions de personnes.
Le « Big Beautiful Bill » de Trump menace de plonger l'État dans une crise budgétaire. Il va faire grimper les dépenses, en particulier celles du Pentagone et de l'ICE, tout en réduisant les recettes grâce à des réductions d'impôts pour les riches. Ces mesures ne peuvent qu'entraîner des mesures d'austérité de la part du gouvernement actuel et des gouvernements futurs, quel que soit le parti capitaliste au pouvoir.
Toutes les institutions sociales sont dans le collimateur du régime, en particulier l'enseignement supérieur, où des institutions phares comme Harvard, qui forment l'élite dirigeante qui fournit les cadres des grandes entreprises et de l'État, ont été privées de financement et soumises à des purges politiques.
Et un nombre croissant de villes, à commencer par Los Angeles et Washington D.C., ont subi le déploiement de l'ICE et de la Garde nationale pour mener la guerre raciste de Trump contre les migrant.e.s, mettre fin à une vague de criminalité imaginaire et servir de provocateurs pour justifier une répression accrue.
Impopulaire, divisé en factions et empêtré dans la crise Epstein
Cette stratégie du tout ou rien ne s'est pas seulement retournée contre le régime de Trump et son programme national et international. La coalition Trump a commencé à se fracturer en conflits factionnels, dont le meilleur exemple est le divorce amer du président avec Elon Musk. D'autres divisions ont commencé à apparaître sur tous les sujets, du Big Beautiful Bill à la politique étrangère. Mais le conflit le plus important a été celui des révélations sur la relation de longue date entre Trump et Jeffrey Epstein, pédophile et trafiquant sexuel condamné. Tout cela a plongé la base MAGA dans la tourmente.
Trump lui-même a alimenté cette folie en promettant, pendant la campagne électorale, de divulguer la liste des clients d'Epstein. Mais après que sa procureure générale Pam Bondi lui eut dit qu'il était cité dans les dossiers, il en a bloqué la divulgation. Se sentant trahis, les dirigeants du MAGA, comme Marjorie Taylor Greene, ont dénoncé Trump, Bondi et le directeur du FBI Kash Patel, dont les facultés mentales sont altérées.
Les fidèles du MAGA ont même perturbé le sommet Turning Point USA Student Action Summit de Charlie Kirk pour exiger la publication de la liste des clients. Désespérant de détourner l'attention du scandale qui prenait de l'ampleur, Trump a multiplié les actions de type « Agitation autour d'un faux problème » destinées à galvaniser à nouveau sa base, allant d'attaques terroristes de canots à moteur au large des côtes du Venezuela à des menaces de déploiement de la Garde nationale à Chicago et Memphis.
L'assassinat de Kirk : un cadeau politique à Trump
Au milieu de cette crise, l'assassinat de Charlie Kirk a été un cadeau politique offert à Trump et à son régime. Trump en a profité pour galvaniser les factions d'extrême droite, transformant les funérailles de Kirk en un rassemblement politique d'extrême droite afin d'annoncer une guerre sainte pour venger sa mort.
Devant plus de 100 000 personnes réunies et des millions de téléspectateurs, Trump, Vance et le chef de cabinet adjoint Stephen Miller ont déchaîné la foule. Alors que les participant.e.s brandissaient des pancartes « Never Surrender » (Ne jamais capituler), Miller a déclaré la guerre à « nos ennemis » avec une « armée » prête à se battre pour « sauver cette civilisation, sauver l'Occident, sauver cette république » et « vaincre les forces des ténèbres et du mal ».
Alors que la veuve de Kirk a pardonné au tireur présumé, Trump l'a contredite (lors des funérailles de son mari !) : « Je déteste mes adversaires et je ne leur souhaite pas le meilleur. » La dernière chose que Trump souhaite, c'est la réconciliation ; il veut se venger de la perte d'un de ses guerriers sacrés.
Kirk n'était pas un propagandiste ordinaire exerçant son droit au premier amendement pour participer à des débats sur les campus universitaires. Comme le démontre Ta-Nehisi Coates, il utilisait le « débat » comme couverture pour répandre le racisme, le sexisme, la transphobie, l'antisémitisme, l'islamophobie, la xénophobie et toutes les autres formes imaginables de fanatisme envers les opprimé.e.s.
Il a traité George Floyd de « salaud », dénoncé Martin Luther King comme « épouvantable », déclaré que la loi sur les droits civiques était « une énorme erreur », défendu la « théorie du grand remplacement » raciste selon laquelle les Démocrates remplacent les Blancs par des immigrants de couleur, et promis que Trump « libérerait » le pays de « l'occupation ennemie par des hordes d'étrangers ». Kirk a également proclamé que « les donateurs juifs ont été les principaux bailleurs de fonds des politiques radicales en faveur de l'ouverture des frontières, néolibérales et quasi-marxistes, des institutions culturelles et des organisations à but non lucratif. C'est un monstre créé par les juifs laïques ».
Kirk a créé son groupe, Turning Point USA, doté d'un budget de 80 millions de dollars et fort de 250 000 adhérent.e.s étudiant.e.s, dans le but d'intimider et de faire pression, en particulier sur les enseignant.e.s. Il a créé la Liste de surveillance des professeur.e.s et encouragé ses membres à signaler et dénoncer les enseignant.e.s qui « font de la discrimination envers les étudiant.e.s conservateur.rice.s et font la promotion de la propagande de gauche dans leurs cours ».
Kirk a également approuvé et organisé des violences. Par exemple, il a encouragé des groupes d'hommes à former une chaîne pour bloquer l'accès à la piscine à la nageuse transgenre Lia Thomas, en lui disant : « Hé, gros dur, tu veux entrer dans la piscine ? Eh bien, tu devras d'abord te frayer un chemin à travers nous. »
Il a exigé que Joe Biden soit « emprisonné et/ou condamné à mort pour ses crimes contre l'Amérique ». Et il a affirmé que la nouvelle administration Trump utiliserait le pouvoir de l'État pour réprimer la dissidence, avertissant que « la récréation est terminée. Et si un démocrate se met en travers de notre chemin, eh bien, Matt Gaetz pourrait très bien vous arrêter ».
Il a soutenu Kyle Rittenhouse, un milicien raciste qui a tué deux personnes et en a blessé une autre lors d'une manifestation Black Lives Matter à Kenosha, dans le Wisconsin. Kirk l'a qualifié de « héros pour des millions de personnes » lors de la conférence d'extrême droite AmericaFest.
En outre, il a apporté son soutien à la tentative de Trump de revenir sur les résultats de l'élection de 2020 le 6 janvier. Il s'est vanté de ce que Turning Point « envoyait plus de 80 bus remplis de patriotes à Washington pour se battre pour ce président ».
Kirk était plus qu'un simple homme de main idéologique et un organisateur au service de Trump ; il était de facto un élément constitutif du régime, profondément intégré dans les opérations quotidiennes de la Maison Blanche. Trump le considérait comme un conseiller loyal quilui était resté fidèle après l'insurrection manquée, l'avait aidé à attirer 46 % des votes des jeunes et l'avait aidé à remporter la présidence pour la deuxième fois. J.D. Vance a même attribué à Kirk le mérite d'avoir obtenu sa nomination à la vice-présidence.
Trump a tenu la « gauche radicale » pour responsable de la violence politique et même de l'assassinat de Kirk. Ce n'est pas le cas. En réalité, comme le montrenr même les documents du CATO Institute, l'extrême droite, qu'elle soit organisée ou non, est la principale source de violence politique. Mais Trump a cyniquement ignoré ces faits, sans même mentionner les attentats contre des Démocrates, notamment le meurtre de deux personnalité politiques dans le Minnesota.
L'affirmation de Trump selon laquelle il lutte contre la violence politique dégage l'odeur puante de l'hypocrisie. Son régime est, pour reprendre une expression de Martin Luther King, « le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde aujourd'hui » ; il a paraphé un budget de mille milliards de dollars pour le Pentagone, lancé des attaques terroristes d'État contre des bateaux vénézuéliens, donné son feu vert et armé le génocide israélien en Palestine, embauché des milliers de nouveaux agents de l'ICE pour détenir et expulser les immigrant.e.s, et déployé des troupes pour réprimer les Noirs et les personnes de couleur à Los Angeles et à Washington.
L'escalade du nouveau maccarthysme
Même avant l'assassinat de Kirk, Trump avait déjà entamé une purge des institutions et des espaces dans lesquels travaillent les organisations de gauche et libérales. Ce faisant, Trump s'appuie sur ce qu'ont accompli l'administration Biden, les dirigeants universitaires libéraux et les entreprises qui ont lancé le nouveau maccarthysme en réprimant les militant.e.s solidaires de la Palestine sur les campus et sur les lieux de travail dans tout le pays.
Trump a aggravé ce que les Démocrates avaien engagé en envoyant des agents de l'ICE pour appréhender, placer en détention et tenter d'expulser des militant.e.s tels que Mahmoud Khalil, Rumeysa Ozturk et Mohsen Mahdawi. Il a utilisé le prétexte de l'antisémitisme pour priver les universités de financement, les contraindre à suspendre et à licencier des enseignant.e.s, et à remanier leurs cursus pour les conformer à son programme d'extrême droite. Après l'assassinat, Trump a fait passer ce maccarthysme à la vitesse supérieure.
L'hypocrisie de ces attaques est ahurissante. Dans son discours d'investiture, Trump avait promis de « mettre immédiatement fin à toute censure gouvernementale et de rétablir la liberté d'expression en Amérique » ; il avait annoncé que « jamais plus l'immense pouvoir de l'État ne serait utilisé comme une arme pour persécuter les opposants politiques ».
En dépit de ces engagements, Trump a déclaré la guerre à la gauche, menaçant de « faire la peau » aux « cinglés de la gauche radicale », dont « la rhétorique est responsable du terrorisme que nous connaissons aujourd'hui dans notre pays ». Il a promis : « Nous allons régler ce problème ». Il a étrangement pointé du doigt Antifa, qui n'est pas un groupe et qui existe à peine en tant que mouvement, et l'a désigné comme une menace terroriste, prélude à une attaque contre toutes les organisations progressistes.
Stephen Miller est allé jusqu'à affirmer que la gauche était à l'origine d'un « vaste mouvement terroriste national » et a brandi la menace suivante : « Nous allons utiliser toutes les ressources dont nous disposons [...] au sein du gouvernement pour identifier, désorganiser, démanteler et détruire ces réseaux. »
Le vice-président J.D. Vance a élargi la liste des cibles pour y inclure les organisations libérales, en particulier celles qui sont soutenues par la Fondation Ford et George Soros, qui, selon lui, bénéficient d'un « traitement fiscal généreux ». Il s'est emporté : « Nous allons nous attaquer au réseau d'ONG qui fomente, facilite et commet des actes de violence. »
Le secrétaire d'État Marco Rubio a déclaré que « des révocations de visas sont en cours » pour les visiteurs, les travailleurs et les étudiants étrangers qui « applaudissent l'assassinat public d'une personnalité politique ». Il a averti ceux qui seront reconnus coupables par son » cabinet secret » personnel : « Préparez-vous à être expulsés. Vous n'êtes pas les bienvenus dans ce pays. »
Dans une intervention diffusée sur le podcast de Charlie Kirk, Vance a appelé les gens à s'espionner et à se dénoncer mutuellement auprès de l'État et de leurs patrons. « Si vous voyez quelqu'un se réjouir du meurtre de Charlie, dénoncez-le », a-t-il déclaré avec rage. « Et bon sang, appelez son employeur. Nous ne croyons pas à la violence politique, mais nous croyons à l'esprit civique, et il n'y a rien de civique dans le fait de se réjouir d'un assassinat politique. »
Ainsi, l'extrême droite, qui a fait campagne contre la prétendue « culture de l'annulation » et utilisé la liberté d'expression comme couverture pour son intolérance, son harcèlement et sa campagne d'intimidation contre les groupes opprimés, utilise désormais le pouvoir de l'État pour censurer, licencier et réduire au silence ses opposant.e.s. Trump a déjà publié un décret qui désigne Antifa comme « organisation terroriste nationale ».
Ce n'est que le début d'une attaque contre tous les membres de la résistance et l'ensemble de la population. Tous nos droits démocratiques sont désormais menacés.
Les socialistes s'opposent au terrorisme
Face à la déclaration farfelue de Trump selon laquelle la gauche serait responsable de l'assassinat de Kirk, nous devons affirmer très clairement qu'aucun groupe organisé de gauche et aucune organisation libérale ne soutient les actes de terrorisme individuels et qu'ils ne cautionnent certainement pas le meurtre de Kirk. Il s'agit d'un mensonge qui ne trouve nulle part de confirmation factuelle.
En tant que socialistes, nous prônons l'organisation collective, les manifestations et les grèves pour faire progresser nos revendications démocratiques. Nous mettons en œuvre ce potentiel populaire pour obtenir des réformes immédiates et renforcer la confiance en elle des masses laborieuses afin qu'elles exigent davantage de nos dirigeants. Le socialisme vise fondamentalement à approfondir nos droits démocratiques collectifs.
Les actes terroristes individuels ne font pas avancer un tel mouvement, mais le font plutôt reculer. Les bureaucrates d'État, les patrons d'entreprise et les fanatiques d'extrême droite sont tous remplaçables. Et les pouvoirs en place utiliseront ces meurtres pour lancer des campagnes de répression comme celle que nous subissons actuellement.
Comme l'a écrit Léon Trotsky, « l'État capitaliste ne repose pas sur les ministres du gouvernement et ne peut être éliminé avec eux. Les classes qu'il sert trouveront toujours de nouvelles personnes ; le mécanisme reste intact et continue de fonctionner ».
«
Mais le désordre introduit dans les rangs des masses laborieuses elles-mêmes par une tentative terroriste est beaucoup plus profond. S'il suffit de s'armer d'un pistolet pour atteindre son objectif, pourquoi faire des efforts dans la lutte des classes ? Si une pincée de poudre à canon et un petit morceau de plomb suffisent pour transpercer le cou de l'ennemi, pourquoi a-t-on besoin d'une organisation de classe ? S'il est pertinent de terrifier les personnalités haut placées par le fracas des explosions, pourquoi a-t-on besoin de parti ? Pourquoi organiser des réunions, des campagnes de masse et des élections si l'on peut si facilement viser le banc des ministres depuis la tribune du parlement ?
»
À nos yeux, le terrorisme individuel est inadmissible précisément parce qu'il minimise le rôle des masses dans leur propre conscience, les résigne à leur impuissance et tourne leurs regards et leurs espoirs vers un grand vengeur et libérateur qui viendra un jour accomplir sa mission.
"
Dans le cas de l'assassinat de Charlie Kirk, le tireur présumé, Tyler Robinson, n'avait aucun lien avec la gauche organisée ou les organisations libérales. Il n'avait pas été formé aux idées radicales par des professeurs de gauche, ayant abandonné ses études après un semestre dans l'une des écoles les plus conservatrices du pays, l'Utah State University.
Il a grandi dans une famille mormone conservatrice, avec à sa tête un père « fervent partisan de MAGA », imprégnée de la culture des armes à feu de l'extrême droite. Ce milieu intolérant et violent a piégé Robinson dans une horrible contradiction entre son environnement politique d'extrême droite et sa relation avec son partenaire en transition.
Cela semble l'avoir poussé à tuer Kirk, admettant « en avoir assez de sa haine ». Ces conditions n'excusent ni ne justifient bien sûr le meurtre, mais elles l'expliquent. Comme Malcolm X l'a fait valoir lorsqu'on lui a demandé son avis sur l'assassinat du président John F. Kennedy dans le contexte de la guerre impérialiste menée par les États-Unis, en particulier au Vietnam, on récolte ce que l'on sème. L'assassinat était un retour de flamme déclenché par le fanatisme. Il n'avait rien à voir avec la gauche.
Les libéraux tombent dans le piège de l'esprit civique
La plupart des commentateurs libéraux et des responsables politiques du Parti démocrate ont capitulé devant la chasse aux sorcières menée par Trump. Ils ont accepté le cadre défendu par la droite selon lequel Kirk avait été un adepte du débat civique, sans tenir compte du fait qu'il avait utilisé la liberté d'expression comme couverture pour mener des actions de harcèlement et d'intimidation motivées par le sectarisme.
Plutôt que de lutter contre le maccarthysme de Trump, l'establishment du Parti démocrate s'y adapte et sacrifie les groupes opprimés pris pour cible par Kirk.
Le chroniqueur Ezra Klein a publié une chronique intitulée « Charlie Kirk aisait de la politique de la bonne manière ». Sérieusement ? Kirk a ressuscité le racisme et l'antisémitisme de l'époque antérieure aux droits civiques. Kirk et Turning Point, comme le soutient Ta-Nehisi Coates, « ont recommandé de faire du mal aux gens pour promouvoir les résultats politiques qu'ils souhaitaient ».
La présidente du Barnard College, Loren Ann Rosenbury, a repris presque mot pour mot les arguments de Klein dans « Now is the Time for Colleges to Host Difficult Speakers » (Il est temps que les universités accueillent des conférenciers controversés). Rosenbury a plaidé en faveur d'un dialogue civil sur les différences, y compris avec des semeurs de haine comme Kirk, mais elle n'est pas une défenseuse convaincue du droit des étudiant.e.s à s'organiser et à s'exprimer. Comme d'autres présidents d'université à travers le pays, elle a expulsé des dizaines de militant.e.s solidaires de la Palestine pour avoir protesté contre le génocide. Pour ces personnes, Kirk reste dans les limites de la civilité, contrairement aux étudiants qui protestent contre le gouvernement néofasciste d'Israël et ses crimes contre l'humanité.
Les responsables politiques du Parti démocrate sont également tombés dans le piège de la civilité tendu par les Républicains, se joignant au chœur qui légitime le sectarisme de Kirk. Ils ont commencé à le faire avant même son assassinat, dans le cadre de leur virage à droite pour s'attirer les faveurs des électeurs centristes et de droite.
Gavin Newsom, idole des libéraux, a invité Kirk à participer à son podcast. Après son assassinat, les Démocrates se sont associés à la célébration de ce semeur de haine en observant des minutes de silence. Les sénateurs démocrates, dont Bernie Sanders, ont soutenu les Républicains dans un vote unanime visant à faire du 14 octobre la « Journée nationale du souvenir de Charlie Kirk ».
Plutôt que de lutter contre le maccarthysme de Trump, l'establishment du Parti démocrate s'y adapte et sacrifie les groupes opprimés ciblés par Kirk. Par exemple, un ancien assistant du leader du Sénat Harry Reid vient de lancer un nouveau groupe de réflexion, le Searchlight Institute, qui demande au parti de minimiser les questions telles que les droits des transgenres et de limiter l'influence des organisations progressistes.
Méfiéz-vous de la docilité opportuniste des patrons et des bureaucrates
Au lieu de défendre la liberté d'expression, les autorités publiques, les patrons et les administrateurs universitaires ont obéi à l'injonction de Trump de licencier, suspendre et censurer des dizaines de travailleurs et de travailleuses en raison de leurs déclarations, articles et publications sur les réseaux sociaux. Cela ne devrait surprendre personne. La plupart des patrons et des hauts fonctionnaires sont des centristes ou des conservateurs.
Ils n'ont concédé de meilleures conditions salariales, de travail, des programmes et des réformes que sous la pression venue d'en bas. Ils sont donc prédisposés à pratiquer une « docilité opportuniste » au maccarthysme de Trump, comme ils l'ont fait dans les années 1950 lorsqu'ils ont éliminé la gauche des lieux de travail et des universités.
La droite ne s'engage pas dans un dialogue civil ni dans aucune forme de politique électorale bourgeoise classique ; elle mène une contre-révolution politique visant à établir un État autoritaire et à réduire à néant tous les acquis obtenus par les mouvements sociaux et syndicaux dans les années 1930 et 1960.
Les menaces de l'administration de supprimer les financements, de refuser les certifications et d'annuler les contrats les ont poussés à capituler complètement. Le gouvernement a mis de nombreux fonctionnaires en congé ; ABC a temporairement suspendu le comédien Jimmy Kimmel ; le Washington Post a licencié sa seule chroniqueuse noire, Karen Attiah ; les universités ont licencié et suspendu des enseignant.e ;ss et des membres du personnel, et ont également expulsé des étudiant.e ;s ; les compagnies aériennes ont retenu leurs pilotes au sol ; et les hôpitaux ont même licencié des professionnel.le.s de santé.
Et dans l'un des cas les plus inquiétants, Berkeley, berceau du mouvement pour la liberté d'expression des années 1960, a livré les noms de 160 professeurs, dont la juive antisioniste Judith Butler, et a ouvert une enquête à leur sujet pour antisémitisme présumé. Tout cela a semé une vague de panique dans l'enseignement supérieur, comme on n'en avait plus vu depuis les années 1950.
Ne vous adaptez pas au nouveau maccarthysme
La gauche doit rejeter le cadre de civilité imposé par la droite, réfuter ses allégations absurdes contre nos organisations et rallier les forces de résistance à une défense unie des droits démocratiques de tous et toutes. Malheureusement, certains membres de la gauche réformiste ont cédé du terrain à la droite.
Dans « Le meurtre de Charlie Kirk est une tragédie et un désastre », Ben Burgis et Meagan Day présentent d'abord un argumentaire clair contre la violence politique et soulignent à juste titre que de tels actes donnent à la droite une excuse et une justification pour la répression. Mais ils poursuivent en imitant l'appel à la civilité lancé par l'establishment libéral, mettent en garde contre le danger d'une « violence de représailles » et d'une « chute de nos cultures politiques dans un tribalisme déshumanisant », et reprochent aux personnes de gauche de faire preuve d'un « manque d'empathie » envers Kirk et sa famille.
Qualifier la polarisation politique entre la droite et la gauche de « tribalisme » est problématique, non seulement en raison des connotations racistes et colonialistes du terme, mais aussi parce que cela implique que le conflit entre le régime et la gauche pourrait être résolu par un « comportement plus adulte », des débats, des discussions et des élections démocratiques. C'est au mieux naïf.
Je le répète, la droite ne s'engage pas dans un dialogue civil ou dans une quelconque politique électorale bourgeoise normale ; elle mène une contre-révolution politique visant à établir un État autoritaire et à réduire à néant tous les acquis obtenus par les mouvements sociaux et syndicaux dans les années 1930 et 1960.
La droite l'a clairement fait savoir. Stephen Bannon s'est emporté dans son podcast, The War Room : « Les gens me contactent pour me dire : « Hé, tu peux venir ici pour débattre du premier amendement ? » Nous ne débattons de rien. Nous agissons. » Il a ensuite lancé cet avertissement : « Nous avons maintenant un scalp, celui de Jimmy Kimmel. Et il y en aura beaucoup, beaucoup d'autres. »
Nous ne devrions pas débattre avec des gens comme Kirk, comme l'ont fait Newsom et Burgis. Nous n'avons pas d'échange d'idées raisonné avec eux ; nous sommes engagés dans une lutte existentielle contre un régime d'extrême droite qui utilise l'État comme une arme pour mener une guerre maccarthyste contre la gauche et ce qui reste de la démocratie. Nous devrions plutôt organiser des manifestations et des grèves pour défendre nos droits et nos emplois.
De plus, la gauche ne devrait pas exiger des opprimé.e.s qu'ils fassent preuve d'empathie envers leurs oppresseurs, en particulier ceux comme Kirk qui ont craché leur intolérance, se sont livrés à du harcèlement et à de l'intimidation, et ont soutenu la tentative de Trump de revenir sur les résultats de l'élection de 2020. Nous ne devrions pas non plus réprimander les gens pour avoir publié des messages de colère sur les réseaux sociaux, surtout lorsque la droite s'en sert comme justification pour licencier des gens en masse. Soyons clairs : la grande majorité des violences politiques proviennent des forces organisées de la droite et d'individus non organisés inspirés par la destruction des normes démocratiques.
Trump se trouve donc dans une position plus faible que d'autres autocrates comme Viktor Orban, qui a pris le pouvoir avec 68 % des sièges au Parlement en 1998 et a conservé jusqu'à récemment le soutien de la population à sa transformation autoritaire de la Hongrie. Trump, en revanche, est profondément impopulaire, dispose d'une majorité très faible au Congrès et son soutien a encore diminué depuis l'assassinat de Kirk.
Pourtant, si l'autoritarisme de Trump et ses politiques ne feront qu'aggraver les crises de la société américaine, rien ne garantit que ce sont les forces les plus populaires qui bénéficieront le plus du mécontentement populaire.
Au lieu de lutter contre Trump, l'establishment capitaliste et ses représentants politiques au sein du Parti démocrate ont capitulé, soit en cherchant à s'attirer les faveurs du régime, soit en adoptant la stratégie de James Carville , qui consiste à faire le mort et à espérer en récolter les fruits lors des élections de mi-mandat. Mais il est loin d'être certain qu'ils l'emporteront.
Les démocrates sont en fait moins populaires que Trump. Et même s'ils obtenaient la majorité à la Chambre ou au Sénat – ce qui n'est pas gagné d'avance compte tenu des plans du régime en matière de charcutage électoral et de suppression des électeurs –, la plupart des nouveaux élus seraient des clones de Hakeem Jeffries et Harry Reid. Ce sont des forces qui, au mieux, s'engagent à rétablir le statu quo ante et qui, afin de s'assurer les votes des centristes, se sont adaptées et, dans certains cas, ont adopté les positions de la droite.
Même dans le cas improbable où les Démocrates trouveraient miraculeusement la volonté de se battre, Trump a montré qu'il était prêt à passer outre les prétendus freins et contrepoids de la Constitution et à gouverner par décret. Et les responsables politiques de gauche qui veulent se battre sont une infime minorité piégée dans un Parti démocrate hostile.
Nous ne pouvons pas non plus supposer que la gauche, les syndicats et la résistance combleront le vide. Cela dépend des positions politiques, de la stratégie et des tactiques que nous adopterons. La plupart des responsables syndicaux, des dirigeants d'ONG et de la gauche restent principalement concentrés sur les élections.
Ils considèrent que le fait d'occuper un poste équivaut à avoir le pouvoir de mettre en œuvre des réformes. En réalité, même les réformateurs les plus sincères se retrouvent, une fois élus, piégés par les limites de l'État capitaliste et par la dépendance de celui-ci vis-à-vis de la croissance et du profit capitaliste pour générer des revenus. Ils se retrouvent donc dans l'incapacité de tenir leurs promesses.
Cela vaut particulièrement pour ceux qui sont élus à des fonctions exécutives, comme les maires des villes. Le maire de Chicago, Brandon Johnson, par exemple, qui n'a pas été en mesure de tenir la plupart de ses promesses, a commencé par se plier aux exigences des forces de droite, notamment la police, et fait désormais l'objet d'attaques incessantes de la part de Trump et du monde des affaires.
Tout cela a fait chuter la cote de popularité de Johnson à 26 %. Il n'est donc pas du tout certain que l'expérience de la mairie de Johnson ait renforcé les forces de la gauche à Chicago. Sans une lutte sociale et de classe de grande ampleur à partir de la base, et sans le type d'organisation que cela présuppose, toute personne élue à un poste exécutif connaîtra le même triste sort, y compris Zohran Mamdani s'il remporte la course à la mairie de New York.
Pour une lutte sociale et de classe de grande ampleur
C'est pourquoi la classe ouvrière organisée – les travailleurs syndiqués – et les mouvements sociaux revêtent une importance décisive. Seul notre pouvoir de classe – notre capacité à paralyser le système par des grèves – peut arrêter Trump, défendre la démocratie et garantir des réformes.
M ais certains syndicats, plutôt que de lutter, se sont accommodés de Trump, notamment l'UAW et les Teamsters. Le président de l'UAW, Sean Fain, a soutenu à tort le protectionnisme de Trump dans l'espoir de garantir des emplois, tandis que Sean O'Brien, des Teamsters, est allé jusqu'à prendre la parole lors du festival d'extrême droite de la haine appelé Convention nationale républicaine.
Une telle complaisance aura l'effet inverse de celui escompté, exposant les travailleurs désespérés, inquiets pour leur emploi et leur niveau de vie, aux arguments racistes et xénophobes de Trump, semant ainsi la division au sein de notre classe. Pire encore, sans le pouvoir des travailleurs organisés, les mouvements sociaux et la résistance générale s'en trouveront affaiblis.
Trump utilise les attaques contre les Palestiniens et les personnes transgenres pour mener une guerre de classe contre nous tous. Nous devons donc lui opposer une résistance symétrique, en défendant toutes les personnes visées et en soutenant leurs revendications. Nous devons déclarer carrément que si vous essayez d'attaquer l'un d'entre nous, vous devrez vous en prendre à nous tous et toutes.
Ce qu'il nous faut, ce sont des mouvements de protestation massifs et dérangeants, et surtout des grèves politiques comme celles qui ont eu lieu en Corée du Sud et qui ont bloqué la tentative de coup d'État du président, ou comme celles qui paralyse actuellement la France pour empêcher Emmanuel Macron de nommer de manière antidémocratique un Premier ministre chargé d'imposer l'austérité aux travailleurs. Nous devons rendre ce pays ingouvernable pour empêcher Trump de s'emparer du pouvoir de manière autoritaire.
Mais nous ne sommes pas encore en mesure d'organiser ce type de grèves politiques. Le développement le plus prometteur qui ait le potentiel d'organiser une telle résistance massive de la classe ouvrière est May Day Strong ; il s'agit là du plus important front uni regroupant des syndicats, des mouvements sociaux et de larges formations de résistance telles que 50501.
Il a joué un rôle essentiel dans le soutien aux manifestations nationales du 1er mai et du Labor day, qui ont été parmi les plus importantes de l'histoire récente, mais qui sont encore loin d'avoir atteint l'ampleur et le caractère militant nécessaires en ce moment. Afin de consolider et d'étendre son réseau, May Day Strong a appelé à la tenue de conférences régionales réunissant les syndicats, les mouvements sociaux et les structures de résistance pour des activités d'éducation, de formation et de consolidation des réseaux.
L'objectif est de forger un front uni encore plus large et plus implanté, capable d'organiser des actions de protestation massives et perturbatrices pour préparer les actions syndicales à venir et même des grèves politiques pour le 1er mai 2026. Toutes les personnes de gauche et les mouvements de résistance au sens large devraient répondre à leur appel.
Si nous nous battons, nous pouvons gagner. Prenons l'exemple de Jimmy Kimmel. Après sa suspension, cinq syndicats d'Hollywood ont protesté pour défendre la liberté d'expression et ont organisé des rassemblements de masse, tandis que les acteurs ont signé une pétition massive et que les consommateurs ont menacé de boycotter Disney. Après une chute de 2,39 % de son action, qui lui a coûté près de 5 milliards de dollars en valeur boursière, la société a cédé et l'a réintégré à l'antenne.
Les yeux rivés sur l'objectif
May Day Strong n'est pas sans problèmes ni débats. À ce stade, le calendrier d'action de la coalition ne s'étend que jusqu'au 1er mai 2026. Cela reflète probablement l'orientation des syndicats et des ONG vers les élections de mi-mandat, qui battront leur plein après le 1er mai.
Les socialistes au sein de la coalition May Day Strong, et au sein de toutes les structures de résistance, doivent s'opposer à tout changement de stratégie qui nous éloignerait de la construction d'une lutte de masse pour nous orienter vers une campagne pour les élections de mi-mandat.
Nous devons garder les yeux rivés sur l'objectif qui consiste à organiser des manifestations et des grèves de masse tout au long du calendrier électoral.
Ces actions doivent être notre priorité collective absolue, indépendamment du choix de chacun dans l'isoloir. Tout temps, argent et énergie détournés de la lutte pour la campagne du Parti démocrate feront reculer la résistance, et non pas la faire avancer.
La gauche doit également contester l'argument selon lequel la résistance doit minimiser des questions telles que la Palestine et les droits des transgenres afin d'élargir le mouvement.
Une telle concession à la droite repose sur une lecture erronée de la conscience de masse et sur l'hypothèse que le fait d'aborder ces questions nous divisera.
En fait, les sondages montrent que la plupart des gens ont radicalement basculé à gauche sur ces questions dites « clivantes ». Prenons l'exemple de la Palestine. En août, un sondage Quinnipiac a révélé que 60 % des Américain.e.s s'opposent à l'envoi d'armes par les États-Unis à Israël, et 77 % des Démocrates pensent qu'Israël commet un génocide à Gaza.
Sur la base de ces faits, nous devrions contester les arguments-ouvriéristes des « réductionnistes de classe » qui prétendent que nous ne pouvons construire un mouvement de masse de la classe ouvrière qu'en mettant en avant de supposées « revendications communes à la classe » et en minimisant les revendications des opprimé.e.s. En réalité, la classe ouvrière est composée de groupes opprimés, des personnes transgenres aux personnes de couleur, en passant par les migrant.e.s et nos frères et sœurs d'autres pays, en particulier les Palestinien.ne.s.
S'en prendre à un.e seul.e, c'est s'en prendre à tou.te.s
La seule façon d'unir une classe aussi multiraciale, multiethnique et multinationale est de défendre les revendications de toutes les personnes opprimées. Si nous ne le faisons pas, nous risquons d'exclure des contingents importants dans la lutte des classes, d'aliéner des mouvements sociaux entiers et de rendre notre camp vulnérable à la stratégie de Trump qui consiste à diviser pour mieux régner.
Trump utilise les attaques contre les Palestiniens et les personnes transgenres pour mener une guerre des classes contre nous tous et toutes. Nous devons donc être symétriques dans notre opposition, en défendant toutes les personnes ciblées et en embrassant leurs revendications. Nous devons déclarer carrément que si vous essayez d'attaquer l'un.e d'entre nous, vous aurez affaire à nous tous et toutes.
Nous devons débattre de tout cela d'une manière qui ne coupe pas les ponts et qui permette de surmonter les désaccords dans le cadre de structures démocratiques de lutte. La solidarité, même au milieu des divergences, est essentielle, car personne ne viendra nous sauver, sauf nous-mêmes : nos syndicats, nos mouvements sociaux et la gauche dont nous avons hérité du passé, avec toutes leurs forces, mais aussi leurs défauts et leurs faiblesses.
Nous sommes engagés dans un combat pour nos vies. Nous devons nous unir, discuter, nous organiser et déployer notre pouvoir dans des actions de masse et des grèves pour défendre nos droits démocratiques, ainsi que nos emplois, nos salaires et nos acquis sociaux.
Nous devons construire la résistance de la classe ouvrière en nous appuyant sur le slogan classique du mouvement syndical : « Une attaque contre l'un ou l'autre d'entre nous, c'est une attaque contre tous et toutes ». Seule une telle solidarité avec toutes les personnes qui sont attaquées, sans exception, peut nous unir afin de vaincre le régime Trump.
Ashley Smith
P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de Deeplpro.
Source - Tempest. Publié le 30 septembre 2025 :
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« Il faut faire vite » : Jane Fonda relance le groupe de son père en faveur de la liberté d’expression
Quand nous les visons au porte-monnaie (l'action porte). (...) C'est ce que nous devons faire. Et nous allons le faire. Je suis très confiante. L'expérience actuelle est nouvelle. Pas au cours des années 1920 ou 1930 quand les États-Unis flirtaient avec le fascisme. Même pas quand ils ont attaqué les (Black) Panthers avec toute la violence que les Panthers ont subi et ce qui est arrivé durant les années 1950. Maintenant c'est différent. Je ne pense pas que nous allons rester assis.es sur nos chaises.
Democracy Now ! 3 octobre 2025
Traduction, Alexandra Cyr
Amy Goodman : (…) Nous nous tournons maintenant vers l'actrice gagnante d'un Oscar et militante, Jane Fonda. Elle relance l'organisation de lutte pour la liberté d'expression de son père, le Comité pour le premier amendement. Henry Fonda l'a fondé en 1947 pour combattre le McCarthysme.
Voici une prise de position de ce comité : « Le gouvernement fédéral encore une fois s'est engagé dans une campagne structurée pour réduire au silence ses critiques dans le gouvernement, les médias, les tribunaux, les universités et dans l'industrie du divertissement. Nous refusons de ne rien faire et de laisser cela arriver ».
Avant d'interviewer Jane, je veux vous faire entendre un extrait d'une émission de radio produite par le Comité pour le premier amendement dans les studios de ABC en 1947. Voici la chanteuse et actrice Judy Garland :
« Je suis Judy Garland. Êtes-vous allés.es au cinéma cette semaine ? Vous y allez ce soir ou demain ? Regardez dans la salle. Y a-t-il des journaux sur le sol, des magazines sur votre table, des livres sur les étagères ? Vous avez toujours eu le droit de lire quoi que ce soit, à votre guise.
Mais maintenant il semble que tout devienne plus compliqué. Au cours de la semaine passée, à Washington, le Comité de la Chambre sur les activités anti américaines a enquêté sur l'industrie du film. Je n'ai jamais été membre de quelque organisation politique que ce soit, mais j'ai suivi cette enquête et je n'aime pas ça. Il n'y a pas beaucoup de stars ici pour vous parler. Nous faisons partie du « show business » mais nous sommes aussi des citoyen.nes américains.es. Tant pis si on nous qualifie de mauvais.es acteur.rices. Ça fait mal mais on peut le prendre. C'est autre chose si on vous qualifie de mauvais.es Américains.es. On le subit ».
A.G. : C'était Judy Garland qui avec Henry Fonda a contribué à fonder le Comité pour le premier amendement en 1947 pour combattre le McCarthysme.
Jane, c'est super que vous soyez avec nous sur Democacy Now ! Vous relancez l'organisation de votre père. Pourquoi maintenant ? Et pourquoi pensez-vous que ce qui se passe maintenant se compare à ce que votre père a connu ?
Jane Fonda : Les esperts.es des régimes autoritaires (ce que vous venez de diffuser m'a mis les larmes aux yeux) disent être vraiment inquiets.es en voyant ce qui se passe qui serait la plus rapide et agressive confiscation du pouvoir dans une démocratie industrielle. J'apprends que les autoritaires prennent généralement 18 à 22 mois pour consolider leur pouvoir. Cette administration avance très vite, nous devons donc aller vite. Il faut faire tout ce que nous pouvons pour arrêter ce processus avant qu'il ne devienne la norme, avant qu'il ne s'institutionnalise.
De multiples secteurs de la société sont attaqués. Mais comme mon père, Judy Garland et beaucoup d'autres vedettes des années 1950 le savaient, nous avons la liberté chevillée au corps. La liberté d'expression est essentielle pour la créativité des rédacteur.rices d'histoires que nous sommes. Nous allons nous battre. Nous allons montrer que nous avons les capacités, parce que nous sommes si créatif.ves, d'être à la hauteur de CNN dans la non-violence, la non-coopération, pour la résistance et être un modèle pour le reste du pays.
(…) Quand j'ai accepté mon : Sreen Actors Guild Life Achievement Award, j'ai déclaré : « Nous visionnons tous des documentaires comme (ceux portant sur) les sit-ins aux comptoirs lunch au Mississipi et au Tennessee, des gens qui se font battre, des chiens qui attaquent, etc. et nous nous demandons si nous aurions été aussi braves ». C'est le genre de documentaire dans lequel nous sommes en ce moment. Allons-nous être assez braves pour nous tenir debout ? Parce que la seule chose qui puisse arrêter ce qui se passe c'est un mouvement massif de gens non-violents et unifiés. C'est ce que nous tentons d'encourager et d'inspirer.
Nous le faisons de l'intérieur de l'industrie du divertissement en espérant que cela va en inspirer d'autres.
(…)
Laissez-moi (ajouter) ceci Amy. Au lancement, hier, nous avons reçu 550 signatures. En quelques heures, des centaines et des centaines de personnes de plus de cette industrie ont aussi signé. C'est excitant et donne vraiment de l'espoir.
A.G. : Je veux retourner en mai quand nous avons interviewé l'estimée historienne du McCarthysme, Mme Ellen Schrecker à propos de son article « Worse Than McCarthysm : Universities in the Age of Trump, sur The Nation.
Ellen Schrecker : Le pire qui soit arrivé aux universités à l'époque, c'est que des centaines de professeurs, la plupart avec des postes permanents, ont été congédiés et placés sur une liste noire. Presque toutes les grandes institutions civiles du pays ont subi ce sort. Malgré que les universités se vantent de leur liberté académique, peu importe ce que cela veut dire, elles ont collaboré avec les forces répressives qui imposaient fermement un climat de peur. L'autocensure régnait dans toute la société.
Aujourd'hui, ce qui se passe est pire, tellement pire, nous sommes dans une nouvelle phase du phénomène, Je ne sais pas ce que ça deviendra, mais durant la période de McCarthy seuls les professeurs étaient attaqués individuellement sur la base de leurs activités politiques de gauche en dehors de leur travail dans le passé ou au moment présent. Aujourd'hui, la répression venant de Washington s'attaque à tout ce qui bouge sur les campus américains.
A.G. : C'était l'historienne Ellen Schrecker qui parlait des campus. Qu'est-il arrivé à votre père à Hollywood ? Pouvez-vous nous parler les listes noires d'écrivains.es, d'acteur.rices et de scénaristes, de ce qui est arrivé à Hollywood durant cette période et pourquoi dites-vous que c'est pire en ce moment ?
J.F. : À cette époque qui que ce soit, membre de quelque organisation que ce soit, était accusé.e d'être communiste et perdait son emploi. Plusieurs ont été emprisonné.es et leur carrière a été détruite. C'est ce contre quoi mon père, avec beaucoup d'autres, protestaient. Je pense que cette dame le dit très justement : c'était les individu.es qui étaient attaqué.es et emprisonné.es. Nous voyons cela actuellement partout dans le pays et massivement. Nous ne pouvons laisser faire.
A.G. : Dans cette ère du McCarthysme, je veux vous faire entendre un enregistrement du Président Nixon en septembre 1971 où il vous mentionne :
Président R. Nixon : Pour l'amour du ciel qu'est-ce qui ne va pas avec Jane Fonda ? Je suis si désolé pour Henry Fonda qui est une chic personne. Oui, oui elle aussi, réellement. C'est une grande actrice et elle est belle. Mais ma foi, elle est si souvent sur le mauvais chemin.
A.G. : C'était donc le Président Nixon. Voici maintenant votre père, Henry Fonda qui reçoit l'American Film Institute Life Achievement Award en 1978 et répond au Président Nixon d'une certaine manière :
Henry Fonda : Depuis que mon père nous a quitté, j'ai fait des choses qu'il approuverait j'en suis sûr. J'espère que j'en ai fait qu'il aurait aussi défendue. Je sais qu'il se pèterait les bretelles ce soir. Il n'a jamais connu mes enfants, mais je sais qu'il en serait fier. Je peux l'entendre répliquer à certaines critiques : « Taisez-vous. Elle est parfaite ».
A.G. : « Taisez-vous. Elle est parfaite » disait Henry Fonda. Les gens qui nous entendent à la radio et qui ne peuvent nous voir ne vous voient pas commencer à pleurer. Mais quelle signification ont les mots de votre père et qu'elle confiance en vous ?
J.F. : Cela m'émeut profondément. Que puis-je dire ?
A.G. : Je voudrais que vous donniez vos impressions à propos de Jimmy Kimmel, l'émotif Jimmy Kimmel de retour sur les ondes de ABC après avoir été suspendu définitivement par le directeur de la Commission des communications, M. Brendan Carr. Il avait menacé le diffuseur et ses affiliés de leur retirer leur licence suite aux commentaire de J. Kimmel. Dans un monologue il avait parlé du regard porté par des comédien.nes de l'étranger sur les États-Unis :
Jimmy Kimmel : Ils et elles savent à quel point nous sommes chanceux.ses ici. Leur admiration va surtout vers notre liberté de parole. Je l'avais toujours pris pour acquis jusqu'à ce que mon ami Stephen (Colbert) soit retiré des ondes et que nos affiliés qui diffusent ce show dans les villes où vous vivez, aient été mis sous pression pour qu'il soit retiré des ondes. C'est illégal. Ce n'est pas américain. C'est sous-américain et dangereux.
A.G. : Finalement tout ça, est revenu à la normale. Mais Sinclair Broadcasting et Nexstar qui sont propriétaires de beaucoup d'affiliés ont refusé de le remettre en onde quand Walt Disney qui détient ABC a décidé de le faire. Il y a eu beaucoup de répercussions : pourquoi Walt Disney a-t-il remis Jimmy Kimmel en onde ? Il faisait référence à son ami Stephen Colbert dont le programme se terminera en mai.
J.F. : L'important ici c'est que 1 million 700 milles Américains.es ont annulé leur financement à Disney. Voilà l'affaire. Ça s'appelle la non coopération. Toucher leur porte-monnaie c'est ce qui compte vraiment. Lors de son premier mandat, D.Trump a décrété une interdiction d'entrée sur le territoire aux musulman.es. Sara Nelson, la brave dirigeante du syndicat des hôtesses de l'air, a appelé à la grève générale. C'est une des actions importantes qui a fait que l'interdiction a été retirée. (Cette grève) aurait mis le trafic aérien à l'arrêt dans tout le pays. Quand nous les visons au porte-monnaie (l'action porte). Comme pour les comptoirs lunch dans le sud durant le mouvement des droits civiques. Les commerces du bas des villes du sud ont été tellement touchés qu'ils ont fait pressions sur les élu.es de tous les niveaux pour que les comptoirs (jusque-là seulement ouverts aux blancs) soient ouverts à tous et toutes.
C'est ce que nous devons faire. Et nous allons le faire. Je suis très confiante. L'expérience actuelle est nouvelle. Pas au cours des années 1920 ou 1930 quand les États-Unis flirtaient avec le fascisme. Même pas quand ils ont attaqué les (Black) Panthers avec toute la violence que les Panthers ont subi et ce qui est arrivé durant les années 1950. Maintenant c'est différent. Je ne pense pas que nous allons rester assis.es sur nos chaises. Nous devons être informé.es et uni.es. Renforcé.es en nombre. Avec le « chacun.e pour soi » nous n'allons pas sauver notre démocratie. Nous devons nous unir à travers tous les secteurs. Ce régime tient sur des piliers : le militaire, les médias, les professions, etc. Si chaque pilier s'organise pour retirer son soutien nous pouvons y arriver. Et il faut le faire vite.
A.G. : Jane Fonda, nous devons nous arrêter ici. Merci d'avoir été avec nous.
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Écocide à Gaza : la destruction des ressources naturelles comme arme de guerre
La capacité d’accueil : notion scientifique ou construction politique ?
16 septembre 2025 | https://www.youtube.com/watch?v=aMfwJLYUWEs
Existe-t-il réellement un calcul scientifique qui permet de déterminer la capacité d'accueil du Québec ?
À travers cette capsule et une série de deux articles, l'Observatoire retrace l'histoire de cette notion, explique son usage politique au Canada et au Québec, et met à l'épreuve des faits les discours qui, en politisant l'immigration, nourrissent un imaginaire de submersion et de peur et font porter le fardeau des pénuries dans les services publics aux personnes migrantes et immigrantes.
Pour lire nos deux articles qui accompagnent la capsule, rendez-vous sur opljm.org
Réalisation : KyVy Le Duc
Recherche et idéation : l'équipe de l'OPLJM
Scénarisation : Manal Drissi en collaboration avec Coralie LaPerrière et l'équipe de l'OPLJM
Protagonistes : Mireille Paquet, Coralie LaPerrière et Amel Zaazaa
© 2025 Observatoire pour la justice migrante (OPLJM). Tous droits réservés.
Toute reproduction, diffusion, réutilisation, téléchargement, réédition, découpage, adaptation ou traduction de ce contenu, en tout ou en partie, est interdite sans autorisation écrite préalable de l'OPLJM, sauf dans les limites des exceptions prévues par la Loi sur le droit d'auteur (Canada).
Publiée avec la permission de l'OPLJM (PTAG)
Le prix Nobel de la discorde
Il faut avoir une biais idéologique marqué à droite pour ne pas soutenir le Venezuela contre les sanctions que lui impose l'Amérique depuis la nationalisation de son pétrole. Dans les années Trente du XXième siècle, les véritables progressistes soutenaient la République espagnole. Aujourd'hui, à défaut de soutenir la personne de Maduro, ils soutiennent le Venezuela dans sa confrontation avec Trump.
Alors le prix Nobel décerné à Maria Corina Machado est pour le moins problématique car il cautionne une opposante de droite radicale à Maduro et lui concède un prestige qu'elle ne mérite pas.
En effet cette personne, traquée dans son pays, a plaidé pour un référendum contre Hugo Chavez. Elle a encouragé les émeutiers d'extrême droite qui ont brulé des garderies populaires et mis le feu à des hôpitaux à Caracas, détruisant des biens publics. Elle s'est associée à toutes les défaites aux élections légitimes qui ont eu lieu au Venezuela. Et il y en eu des élections : 10 en moins de 20 ans !
Ce prix est une véritable honte pour le comité Nobel. Il a été accordé à quelqu'un qui a appelé à l'invasion militaire de son pays par les États-Unis contre son propre peuple comme si la souveraineté du Venezuela ne valait rien à ses yeux. Elle s'est compromise dans des appels à la guerre. Elle a soutenu le génocide à Gaza et demandé à Netanyahou de frapper le territoire vénézuélien.
Ses positions d'extrême droite ne semble susciter aucune réprobation dans les médias de ces démocraties libérales qui font la leçon au Venezuela pour son totalitarisme alors que Maduro a été porté au pouvoir par des élections on ne peut plus démocratiques plus souvent que n'importe chef d'État occidental. C'est se moquer de la Paix.
Une organisation pacifiste américaine, Code Pink, déclare pour sa part que le prix Nobel de la Paix aurait dû être remis aux journalistes morts à Gaza qui ont fait plus pour la paix que cette égérie d'extrême droite.
Je ne doute pas que si vous avez le moindre penchant en faveur de la paix, vous vous prononcerez contre les tactiques militaires américaines de guerre dans les Caraïbes à l'encontre du Venezuela au nom de la lutte au narco trafique. Des civils ont été sauvagement agressés et tués sans accusation ni procès comme de vulgaires sous-hommes si chers aux nazis que seraient les citoyens du Venezuela.
Malcom X a dit des grands médias « qu'ils vous feront croire que les opprimés sont des oppresseurs et que les oppresseurs sont opprimés ». Ne vous y trompez pas, la vérité a plus de poids progressiste que les mensonges et les menaces de guerre de l'impérialisme.
Guy Roy
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2025 - 6e action de la Marche mondiale des femmes
Le 18 octobre prochain, on débarque en force à Québec ! Sous le thème « Encore en marche pour transformer le monde », des féministes de toutes les régions se rassemblent pour une grande journée de mobilisation collective. Ensemble, nous marcherons pour dénoncer la pauvreté, les violences faites aux femmes et la crise environnementale afin d'opposer une vision d'un monde juste, solidaire et féministe.
Orientations
Dénoncer le continuum de la violence envers les filles et les femmes
– Nous nous mobilisons contre toutes les formes de violence sexiste générées par le système patriarcal dont la forme ultime est le féminicide ;
– Nous nous mobilisons contre les discriminations qui font violence aux femmes à la croisée des systèmes d'oppressions ;
– Nous nous mobilisons contre l'industrie de la guerre et de l'armement en complicité avec les gouvernements qui amplifient les violences envers les femmes ;
Dénoncer la pauvreté qui représente une violence systémique
– Nous nous mobilisons contre l'appauvrissement généré par la division sexuelle et genrée du travail de même que par la non-reconnaissance du travail invisible, ici comme ailleurs ;
– Nous nous mobilisons contre tous les préjugés qui portent atteinte à la dignité des filles, des femmes et de toute personne ;
– Nous nous mobilisons contre les choix politiques qui nuisent à la redistribution de la richesse et qui promeuvent la privatisation des services publics ;
Dénoncer le capitalisme responsable de la crise climatique et de l'effondrement de la biodiversité au détriment de la santé et de la vie des populations et celles des prochaines générations ;
– Nous nous mobilisons contre le pouvoir des entreprises transnationales et nationales et leurs impacts négatifs sur le quotidien des femmes, sur la démocratie et l'environnement ;
– Nous nous mobilisons contre les choix d'actions gouvernementales pour la défense de la biodiversité et du climat en connivence avec les intérêts des entreprises au détriment du bien commun dont la privatisation des ressources naturelles ;
Nous marchons pour
– Le droit des filles et des femmes de vivre en paix et en sécurité ;
– Le droit des filles et des femmes de pouvoir faire leurs propres choix libres et éclairés et que ceux-ci soient respectés ;
– Le droit à un revenu décent garantissant une autonomie économique aux femmes pour vivre dans la dignité ;
– Le droit à un accès gratuit et universel à des services publics de qualité, notamment en santé et services sociaux, en éducation, etc.
– Le droit de vivre dans un environnement sain et respectueux des humains, des communautés et de la biodiversité ;
– Nous marchons pour une société basée sur les valeurs féministes qui place l'économie au service du vivant
Porte-paroles
Les orientations sont portées politiquement par les 3 porte-paroles officielles de la MMF au Québec. Ces dernières ont été élu par les membres de la CQMMF pour leur expérience, leur pertinence et leur analyse transversale des enjeux.
Pour approfondir comment elles défendent les 3 positions politique de la MMF 2025, nous vous invitons à consulter la page suivante où elles se prononcent sur chacun des thèmes.
Pour approfondir.
Pour poursuivre la lecture.
Maroc : la jeunesse se soulève
Des employés de Safeway dénoncent des mauvais traitements

Portrait de l’itinérance en Outaouais

L’inégalité face aux conditions de vie est manifeste : la pauvreté n’est pas une simple conséquence de choix individuels, mais le résultat d’un système économique et social défaillant. L’Outaouais, une région où la classe ouvrière s’appauvrit de plus en plus, nous montre bien que derrière chaque chiffre, chaque statistique, se cachent des vies humaines et des familles qui luttent pour survivre.
Un revenu digne pour toutes et tous
Le niveau de revenu pose une question cruciale et déstabilisante. Alors qu’un niveau décent de revenu devrait être un droit fondamental, il peut constituer un véritable enjeu de santé publique. Ainsi, un seul revenu, loin de remplir son rôle de couvrir les besoins de base, est souvent insuffisant et met à risque des citoyennes et citoyens de vivre une situation d’itinérance.
Il est impossible de parler de revenu sans parler de travail. La vie telle qu’on la connait repose sur l’argent, un système qui tourne autour de la production et de la création de richesse. Travailler fait partie intégrante de notre existence; nous sommes appelé·e·s à accomplir des tâches rattachées à un salaire ou à un autre type de revenu, ce qui crée inévitablement des écarts, car chaque revenu n’est pas égal. Ce système ne parvient pas à rémunérer décemment toutes celles et ceux qui créent la richesse.
Certains diront qu’il y a le salaire minimum, cette « planche de salut » censée protéger la dignité. À 15,75 $ l’heure, montant à peine réévalué en mai 2024, il ne fait qu’enfoncer un peu plus les citoyennes et citoyens dans un quotidien de lutte. Imaginons la situation suivante : être le seul pourvoyeur de sa famille, travailler 40 heures par semaine et voir son revenu englouti par un loyer de 1 500 $ par mois, sans compter les frais alimentaires et autres dépenses essentielles. Ce scénario est vécu par des milliers de familles condamnées à vivre dans la précarité, une situation qui n’épargne pas les femmes, qui constituent 58 % des travailleurs au salaire minimum dont 40 % travaillent à temps plein. Imaginons ce que ces femmes, ces mères monoparentales, doivent faire pour pallier les différents manques, une réalité d’autant plus crue quand elles doivent cumuler plusieurs emplois pour joindre les deux bouts.
La conjoncture est tout aussi déplorable pour les personnes prestataires de l’aide de dernier recours. Censée être une bouée de sauvetage, cette aide plonge davantage ces personnes dans l’impasse, un cercle vicieux où la pauvreté devient un fardeau presque impossible à briser. En 2023, la région de l’Outaouais comptait 12 962 personnes ayant eu recours à l’assistance sociale, dont 6 180 étaient des femmes avec 1 758 enfants à charge. Se retrouvant à peine au-dessus du seuil de pauvreté, elles survivent avec un peu moins ou un peu plus de 900 $ par mois, un montant bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour couvrir les besoins essentiels.
Il faut faire très attention aux déclarations ! Une erreur administrative ou une déclaration inexacte peut entrainer une sanction, ce qui réduit drastiquement cette aide à 600 $ par mois pour certaines personnes. Perçues comme des fautes de parcours et non comme des erreurs de bonne foi, ces erreurs n’empêchent pas l’État de serrer la vis aux plus fragiles, exacerbant ainsi la précarité. Quand l’invalidité au travail et la pauvreté s’entrelacent, il devient de plus en plus évident que le revenu ne suffit pas à garantir la dignité humaine, ce qui expose encore là les personnes ou les communautés fragilisées ou à risque à habiter temporairement la rue.
Le Portrait des communautés de l’Outaouais 2021 réalisé par l’Observatoire du développement de l’Outaouais (ODO)[1] fait état de 19 885 ménages consacrant plus de 30 % de leur revenu à leur loyer, et de 6 320 qui y consacrent plus de 50 %. Comme les politiques publiques continuent de marginaliser et de pénaliser les plus vulnérables, alors il ne s’agit plus d’une crise économique : il s’agit d’une crise de solidarité et de valeurs humaines. Il devient impératif de contester l’ordre établi et de revendiquer un revenu qui ne soit pas seulement un chiffre sur un papier, mais bien un moyen pour chaque citoyenne et citoyen de vivre dignement, en paix et sans discrimination.
L’itinérance en Outaouais en chiffres
Afin de bien dresser le portrait de l’itinérance en Outaouais, il est important de donner quelques chiffres pour illustrer les particularités de notre région. Dans le rapport du dénombrement du 11 octobre 2022[2], les données recueillies sont criantes : on a recensé 534 personnes en situation d’itinérance, soit une augmentation de 268 % du nombre de personnes dans cette situation en Outaouais, la plus forte hausse au Québec. Dans ce rapport, les raisons rapportées pour la perte de logement attirent l’attention : 24 % à la suite d’une expulsion, 18 % en raison d’un manque de revenu et 14 % à cause de conflits avec une conjointe ou un conjoint, comparativement aux causes généralement ciblées comme les problèmes de consommation de substances (11 %) et de santé mentale (5 %).
À la suite de ce rapport, la Ville de Gatineau, en concertation avec les organismes du milieu, a produit un Portrait de l’itinérance dans la Ville de Gatineau[3] dans le but d’apporter un volet plus qualitatif aux données provinciales publiées par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Dans ce contexte, un deuxième recensement a été organisé dans la nuit du 18 octobre 2023, se concentrant cette fois sur le nombre d’installations et de ressources d’hébergement disponibles. Les résultats montrent 167 abris de fortune installés dans tous les secteurs de la ville, 216 places en hébergement d’urgence et 364 places en hébergement de transition.
Sur le terrain
Lorsqu’on parle de l’itinérance en Outaouais, on pense à l’aréna Robert-Guertin, au Ruisseau de la Brasserie et aux nombreux abris de fortune qui s’y sont installés depuis la pandémie. C’est en 2023 que la Ville de Gatineau a cessé de démanteler régulièrement les campements installés aux abords du Gîte Ami et a désigné l’espace Guertin comme une zone de tolérance.
Le phénomène de l’itinérance a pris une telle ampleur en Outaouais qu’il ne s’agit plus seulement d’une réalité urbaine. Différentes initiatives se développent présentement dans chaque municipalité régionale de comté (MRC) de la région pour répondre aux besoins de la population itinérante qui, autrefois, se serait dirigée vers Gatineau, où se retrouvent les services, mais qui choisit maintenant de rester dans son secteur car les services sont saturés.
Cette nouvelle réalité de l’itinérance rurale apporte son lot de défis. Ces milieux disposent de peu, voire d’aucune ressource allouée ou spécialisée pour couvrir des territoires excessivement vastes. De plus, souvent les personnes en situation d’itinérance se cachent par peur de se faire chasser, ce qui rend difficile leur repérage afin de leur offrir l’aide disponible.
L’itinérance chez les personnes âgées
Le phénomène de l’itinérance chez les personnes âgées constitue une problématique croissante et une réalité saisissante, exacerbée par le manque d’hébergements, et aggravée par les coupes, les fermetures et les changements administratifs dans les résidences pour ainé·e·s (RPA). Le Gîte Ami, un refuge de la région, signale qu’en 2023, plus de 35 personnes âgées de 60 ans et plus ont utilisé leurs services, plusieurs étant à leur première expérience d’itinérance. Les conditions dans lesquelles ces personnes sont forcées de survivre ne permettent pas de maintenir une bonne santé. Selon le Portrait des personnes en situation d’itinérance[4], le taux de mortalité des personnes en situation d’itinérance est de 3 à 4 fois plus élevé que celui de l’ensemble de la population. Un regard sérieux et des efforts concertés sont nécessaires pour développer des solutions adaptées et offrir un soutien adéquat à cette population.
L’itinérance chez les femmes
Les femmes en situation d’itinérance développent des stratégies de survie uniques, car elles sont exposées à des risques accrus de violence, à des responsabilités parentales supplémentaires et à des obstacles spécifiques dans l’accès aux services. Par exemple, certaines femmes choisissent de rester avec un conjoint violent ou de maintenir une relation avec une personne qu’elles n’apprécient pas, en échange de faveurs sexuelles, pour éviter de se retrouver en situation d’itinérance. Elles peuvent aussi être amenées à partager une tente ou un espace de vie avec un homme qu’elles ne désirent pas, mais encore une fois, ce choix est dicté par des considérations de sécurité, qu’il s’agisse de violence physique, sexuelle ou autre. Ces stratégies de survie sont souvent le fruit de l’absence de solutions de rechange viables et mettent en lumière les réalités complexes auxquelles ces femmes sont confrontées au quotidien.
L’itinérance chez les familles
Même les familles sont à risque d’itinérance; cela nécessite une collecte de données plus détaillée et la mise en place de services adaptés afin de mieux comprendre les besoins et mieux leur répondre. L’Observatoire du développement de l’Outaouais[5] démontre que le statut socioéconomique a un impact direct sur la qualité de vie. En plus de faire le point sur la situation, le rapport de l’Observatoire donne un aperçu de ce qui s’en vient : la ville comptait 6 840 ménages de toutes tailles ayant des besoins impérieux en matière de logement. Cela signifie que les résidences de ces familles sont considérées comme inadéquates, inabordables ou d’une taille non convenable. Un nombre insuffisant de logements sociaux contraint les familles à vivre dans des conditions indignes : dans des logements trop chers, insalubres ou mal adaptés. Cela condamne certaines familles à vivre de l’itinérance cachée ou à être contraintes d’habiter temporairement la rue.
L’itinérance cachée
L’itinérance cachée (aussi nommée couch surfing) désigne les personnes qui, bien qu’elles ne vivent pas dans la rue, n’ont pas de domicile stable, sécuritaire et adéquat. Elles peuvent résider temporairement chez des ami·e·s ou chez des membres de la famille, dans des logements insalubres ou surpeuplés, ou encore dans des véhicules. Cette situation est souvent invisible, ce qui rend difficile l’évaluation précise de l’ampleur du phénomène. Une étude menée en 2023 par la Table de développement social des Collines-de-l’Outaouais (TDSCO)[6], à laquelle le Collectif régional de lutte à l’itinérance (CRIO) a participé, a révélé que 40 % des 219 répondantes et répondants considéraient leur situation de vie comme instable. Cette enquête a également mis en lumière que 66 enfants et 108 adultes vivaient avec ces personnes en situation de précarité. Ces données soulignent la nécessité de développer des stratégies adaptées pour identifier et soutenir les personnes en situation d’itinérance cachée en Outaouais, en tenant compte des spécificités rurales et urbaines.
Ces choix de survie sont souvent liés à un manque d’options et à des conditions de vie extrêmement difficiles, ce qui provoque malheureusement un exode. De plus en plus de familles ou de jeunes adultes qui voudraient rester dans la région sont contraints de chercher un logement ailleurs, souvent dans des villes plus éloignées où les prix sont plus « abordables ». Certaines régions rurales comme le Pontiac et la Vallée-de-la-Gatineau écopent tout autant. Cela révèle une dilution du filet social et un déséquilibre dans certaines communautés.
Crise de l’habitation
L’inflation, dont l’effet cumulé a été de plus de 20 % depuis 2018[7], s’inscrit dans un système qui ne suit pas la tendance des réels besoins de la population. Un fort taux d’occupation des logements, la hausse des loyers et l’étalement urbain exercent une pression croissante sur le marché immobilier. L’Outaouais traverse une période complexe marquée par une crise de l’habitation persistante qui ne se résume pas à un simple manque de logements. Plusieurs facteurs sont en cause : l’inflation, la surenchère, les rénovictions, les locations Airbnb ainsi que la loi 31[8], et ce, tout en tenant compte des enjeux de revenu exposés plus haut.
Plusieurs éléments participent à la surenchère. La hausse des prix des matériaux et la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la construction ont radicalement augmenté les coûts du développement immobilier. Cela a pour conséquence de réduire l’offre de nouveaux logements accessibles. Ainsi, malgré la disponibilité de ceux-ci, les personnes marginalisées, vulnérables et vivant sous le seuil de la pauvreté se retrouvent dans l’impossibilité de les louer. Cette situation affecte non seulement la stabilité économique des individus, mais également leur santé mentale et physique. Des conditions de logement précaires, comme la surpopulation, l’humidité ou la mauvaise qualité de l’air, peuvent entrainer de graves problèmes de santé. Les familles à faible revenu, les étudiantes et étudiants et les jeunes adultes entrant sur le marché du travail sont directement touchés par cette pénurie de logements abordables.
En Outaouais, comme dans plusieurs régions du Québec, les locataires ne sont pas à l’abri d’être rénovincés. Cette problématique est devenue particulièrement préoccupante dans les grands centres urbains comme Gatineau. Le terme rénoviction fait référence à une pratique où des propriétaires avides, voyant une opportunité d’augmenter leurs profits, demandent à leurs locataires de quitter leur logement sous prétexte de rénovations majeures. Cependant, dans plusieurs cas, ces rénovations ne sont qu’un prétexte pour hausser les loyers ou pour transformer l’espace afin de le louer à un tarif bien plus élevé, rendant le logement inaccessible à l’ancienne ou à l’ancien locataire.
Une fois de plus, des lois charognardes du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), comme la loi 31, viennent fragiliser davantage les locataires. Le retrait d’un des plus grands leviers dont celles-ci et ceux-ci disposaient pour exercer un certain contrôle sur l’explosion du prix des loyers – le droit de céder leur bail – a été charcuté au profit des propriétaires. Ces derniers ne sont désormais plus dans l’obligation légale d’accepter qu’une ou un locataire transfère son contrat de location à une ou un autre. Il est encore difficile d’évaluer les impacts économiques et sociaux de cette mesure, notamment en Outaouais, mais il est évident qu’elle aggrave la crise locative en ajoutant rigidité et contrainte à l’accès au logement. Se loger, rappelons-le, est un droit fondamental qui ne devrait pas être soumis aux logiques du profit.
À propos de profit, examinons le cas d’Airbnb. Selon AirDNA, une agence qui recueille les statistiques canadiennes des locations à court terme, le secteur de Gatineau comptait en moyenne 957 annonces actives sur une période de 12 mois en 2024, dont 21 % étaient des locations disponibles à temps plein. Cela signifie qu’environ 200 logements sont devenus inaccessibles à la location résidentielle pendant l’année. Malgré les réglementations mises en place pour encadrer ces locations, l’Outaouais n’échappe pas aux nombreux cas de contournement observés. Selon une enquête du média Pivot[9], plusieurs annonces ne respectent pas les restrictions en vigueur, ce qui met en lumière les défis liés à ce genre de pratiques qui précarisent encore davantage les communautés vulnérables, au profit des propriétaires.
Hausse en flèche de l’aide alimentaire
Encore une fois, l’inflation frappe et n’épargne pas le marché de l’alimentation : impossible d’aller à l’épicerie sans en ressortir avec un goût amer. Moisson Outaouais[10] affirme d’ailleurs dans son bilan 2023-2024 que l’organisation a répondu à 94 653 requêtes d’aide alimentaire, une augmentation considérable de 107 % par rapport à 2019. Elle observe aussi que l’augmentation des demandes chez les travailleuses et travailleurs à faible revenu a presque doublé depuis deux ans. Ayant distribué 1 680 048 kg de nourriture en 2023-2024, en partenariat avec 48 organisations qui agissent contre l’insécurité alimentaire, chacune d’elles observe le même phénomène grandissant et les besoins criants. Le lien entre l’augmentation du coût des loyers et l’augmentation de l’utilisation des services d’aide alimentaire dans la région est évident. Un loyer trop cher force les citoyennes et citoyens à négliger d’autres besoins essentiels, comme la nourriture.
Désert alimentaire
La précarité liée à l’accès difficile aux supermarchés ne doit pas être négligée. Elle représente un obstacle majeur en milieu rural et dans certains quartiers. Elle contraint les personnes vulnérables à consommer davantage de produits alimentaires transformés, moins chers et souvent moins nutritifs, des choix alimentaires qui ont des répercussions sur la santé. Il est aussi important de se figurer les obstacles discriminatoires et le profilage auxquels une personne en situation d’itinérance peut être confrontée en matière d’accès aux supermarchés.
Une réponse désorganisée
Une des grandes difficultés dans la lutte contre l’itinérance est la question de la responsabilité : qui est responsable de quoi ? Évidemment, on peut se tourner vers la Politique nationale de lutte contre l’itinérance[11], votée à l’unanimité en 2014 par le gouvernement péquiste, mais celle-ci est vague et non contraignante, ce qui laisse la porte grande ouverte à un jeu de patate chaude auquel se livrent les différents paliers gouvernementaux. Le meilleur exemple régional de ce lançage de balle demeure la halte-chaleur installée dans l’ancien aréna Robert-Guertin à l’hiver 2022-2023. Un organisme communautaire opérait un service dans cet édifice municipal, loué au CISSS de l’Outaouais. Lorsque les toilettes se sont bouchées, la Ville a refusé d’intervenir parce que l’édifice était loué au CISSS, qui, à son tour, a refusé d’intervenir parce que l’édifice appartenait à la ville. Lorsque l’organisme a tenté de faire intervenir des plombiers privés, ceux-ci ont refusé, car c’était un édifice municipal. Le résultat a été désastreux : la halte-chaleur a été inondée d’eaux d’égout, contaminant tout ce qui s’y trouvait, dont les quelques matelas donnés, les effets personnels des personnes utilisant le service et la santé de toutes et tous les employé·e·s et personnes hébergées.
Depuis le Sommet municipal sur l’itinérance de l’Union des municipalités du Québec (UMQ) en septembre 2023, les municipalités ont commencé à réclamer davantage de pouvoirs et de responsabilités en matière d’itinérance. Bien que nous ayons d’abord vu d’un bon œil l’implication des villes en tant que gouvernements de proximité, plus près de la réalité terrain, nous nous rendons vite compte que l’arrivée de ce nouveau joueur comporte son lot de défis. Le partage des pouvoirs entre la province et les villes n’ayant pas encore été clarifié, l’implication de celles-ci repose essentiellement sur la bonne volonté des élu·e·s qui siègent aux différents conseils municipaux. On peut prendre ici l’exemple de la ville de Gatineau, qui, en 2023, avait annoncé une somme de cinq millions de dollars pour la construction d’une halte-chaleur permanente, une infrastructure revendiquée par le milieu communautaire depuis plus de 20 ans. Un an plus tard, à la suite d’un changement au conseil municipal dû à la démission de la mairesse, on a annoncé des investissements de près de 25 millions de dollars sur cinq ans pour un plan d’action en itinérance, mais sans halte-chaleur permanente.
Que ce soit au palier municipal, provincial ou fédéral, force est de constater que la lutte contre l’itinérance repose essentiellement sur la volonté politique des partis en place. Bien que ce soit les organismes communautaires qui œuvrent directement auprès des populations à risque ou aux prises avec des problématiques, ces organismes sont largement dépendants du bon vouloir de l’État et de ses représentantes et représentants, qui décident de l’attribution du financement et du montant qui leur est consenti. Les élu·e·s décident de la grosseur de la tarte, l’administration la divise et les organismes doivent se battre pour les miettes.
En 2023, la gestion du programme Vers un chez-soi, financé par le fédéral, a été confiée à la province, et au mois de novembre, nous apprenions que les hébergements jeunesse de l’Outaouais ne seraient plus financés par cette enveloppe. Ceci n’est qu’un exemple de la fragilité à laquelle sont confrontés les organismes communautaires. Au cours des 30 dernières années, le financement à la mission, qui leur permettait de fonctionner, d’innover et de répondre aux besoins de la communauté en temps réel, par une analyse des besoins et une construction du bas vers le haut, s’est vu remplacé par de minces financements par projet, contraignants et accompagnés de longues redditions de comptes.
Pistes de solution
Dans le communautaire, des personnes créatives, il n’en manque pas ! C’est ainsi que sont mis sur la table des pistes de solution, des idées et des concepts, de l’aide atypique adaptée à la réalité du milieu, une panoplie de programmes mis en place, et ce, avec les moyens du bord. Explorons différents projets.
Un Québec sans pauvreté
Comme la campagne Revenu de base du Collectif pour un Québec sans pauvreté le suggère, un revenu de base adapté à la réalité économique d’aujourd’hui permettrait de réduire les inégalités économiques et sociales en garantissant à chacune et chacun un niveau de vie où les besoins de base sont comblés. Le collectif propose que ce revenu de base soit financé par une révision de la fiscalité, avec des augmentations d’impôts ciblées pour les plus riches et pour les grandes entreprises, afin d’assurer une redistribution équitable des ressources. Le financement du revenu de base pourrait également passer par la réduction de certaines dépenses publiques qui seraient moins nécessaires dans un système où chacune et chacun reçoit un revenu de base garanti.
Des logements sociaux et accessibles
C’est là une réponse à la crise qui profiterait à chaque citoyenne et citoyen, pas seulement aux plus privilégié·e·s. En Outaouais, de nombreuses personnes à faible revenu, y compris des familles monoparentales, des personnes âgées ou des travailleuses et travailleurs à faible revenu, sont particulièrement vulnérables à l’exclusion sociale. La construction de plus de logements sociaux permettrait de briser ce cercle et d’offrir des opportunités d’intégration sociale. Le logement social jouant un rôle clé dans la lutte contre la pauvreté et la conservation du filet social, il est aberrant d’apprendre que seulement 11 % du marché locatif est social. Comme le scande la campagne du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), La clé, c’est le logement social ! Ajoutons à cela un de leurs principes fondamentaux : le logement est un droit humain. L’accès à des logements sociaux permettant de répondre à leurs besoins garantirait à des citoyennes et citoyens contraints à la précarité d’avoir un toit décent dont le coût ne mange pas la moitié de son salaire. Ces logements peuvent aussi créer un environnement propice à l’installation d’autres services, par exemple des épiceries, améliorant ainsi la dynamique et l’accessibilité.
Un registre des loyers
En encourageant un marché stable et responsable, le registre des loyers proposé par l’organisme Vivre en Ville est un outil centralisé qui permet de suivre les prix des loyers locatifs, une solution indispensable pour inciter les propriétaires à une transparence équitable, pour éviter les abus et les prix excessifs du marché. Dans un contexte de crise de l’habitation, comme en Outaouais, un tel registre pourrait avoir plusieurs avantages, tant pour les locataires que pour les propriétaires, ainsi que pour les autorités municipales qui souhaitent assurer un marché immobilier plus juste et accessible à toutes et tous. Il agirait ainsi comme un rempart contre l’embourgeoisement.
La clause G du bail
Pour éviter une hausse de coût excessive entre le nouveau loyer et l’ancien, tout en protégeant la ou le locataire à la signature du bail, il faut jeter un coup d’œil à la clause G, page 3 du bail. C’est à cette section que le propriétaire doit inscrire le montant du loyer le plus bas payé dans les douze derniers mois. Clause difficilement respectée par les propriétaires, il est impératif d’en renforcer l’application. Il faut d’abord en parler avec le propriétaire concerné. Si ce dernier décline, il est possible de faire une réclamation au Tribunal administratif du logement (TAL).
Abroger la loi 31
Un des seuls leviers forts que les locataires québécois avaient, en dépit des avantages et du profit des propriétaires, était le droit de céder leur bail. Comme nous l’avons exposé précédemment, la cession de bail permettait au locataire de trouver une nouvelle personne pour reprendre son contrat, ce qui gardait ainsi le logement à un prix raisonnable, qui ne suit pas l’inflation du marché que l’on connait présentement. La loi 31 de la CAQ abolit ce droit, retirant par défaut un bon nombre de logements accessibles à une population précaire et exposant encore une fois plusieurs personnes à vivre leurs premiers épisodes d’itinérance.
Le programme TAPAJ
Créé à Montréal en 2000 par l’organisme communautaire Spectre de Rue, et ayant inspiré plusieurs villes au Québec ainsi qu’en Europe, le programme TAPAJ (Travail alternatif payé à la journée) a fait ses preuves. Dans la région de l’Outaouais, ce programme est porté par l’organisme Réseau Outaouais ISP (ROISP). C’est une initiative de réduction des méfaits qui offre un dépannage économique ponctuel aux personnes en situation de précarité sociale et économique. Ce programme propose des plateaux de travail rémunérés à bas seuil d’exigences, qui ne nécessitent ni qualification ni expérience préalable. Les participantes et participants sont accompagnés par des intervenantes et intervenants, qui travaillent « coude à coude » avec elles et eux pour favoriser la création de liens et l’amélioration de leurs conditions de vie. TAPAJ vise à prévenir la désaffiliation sociale et à favoriser la réaffiliation en offrant un environnement de travail sécuritaire et respectueux, où les participantes et participants peuvent travailler sans avoir à cesser ou à réduire leur consommation de substances psychoactives. Grâce à cette approche inclusive et pragmatique, le programme permet aux personnes en situation de précarité de recevoir un soutien financier immédiat tout en développant des compétences professionnelles et psychosociales.
Des centres de jours adaptés
Finalement, citons un dernier projet : des centres de jour adaptés, répartis sur l’ensemble du territoire, accueillants et offrant des services qui répondent aux besoins identifiés par les acteurs du milieu. Ces centres s’appuient sur le rythme des personnes en situation d’itinérance ou de précarité et à risque de l’être. Ils orientent les personnes utilisatrices de leurs services vers des démarches sociocommunautaires qui ne les renvoient pas dans un système qui les a déjà échappées. Ces centres pourraient regrouper infirmières, travailleuses et travailleurs sociaux, dentistes, etc., toutes et tous sous un même toit.
Pour conclure, soulignons que l’itinérance en Outaouais est démographiquement complexe et qu’elle présente des défis qui concernent surtout l’encadrement par les diverses instances politiques. Car il est encore difficile de faire reconnaitre le phénomène dans certaines municipalités qui manquent d’empathie et qui interviennent avec dureté.
Par Vanessa L. Constantineau et Alexandre Gallant, respectivement agente de liaison et coordonnateur du Collectif régional de lutte à l’itinérance en Outaouais
- Observatoire du développement de l’Outaouais, Portrait des communautés de l’Outaouais 2021. ↑
- Ministère de la Santé et des Services sociaux, Dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible au Québec, Rapport de l’exercice du 11 octobre 2022, Annexe : Résultats supplémentaires pour l’Outaouais. ↑
- Portrait de l’itinérance dans la Ville de Gatineau, 2022. ↑
- Gouvernement du Québec, Portrait des personnes en situation d’itinérance. ↑
- Observatoire du développement de l’Outaouais, Portrait des communautés de l’Outaouais, 2021. ↑
- Comité Vers un chez-soi La Table de développement social des Collines-de-l’Outaouais, Portrait de l’itinérance dans les Collines-de-l’Outaouais, Cantley, Table de développement social des Collines-de-l’Outaouais (TDSCO), 2024. ↑
- <https://www.banqueducanada.ca/taux/renseignements-complementaires/feuille-de-calcul-de-linflation/>. ↑
- Loi sur l’habitation sanctionnée le 21 février 2024 et qui a, entre autres, enlevé la possibilité pour une ou un locataire de faire une cession de bail ou une sous-location à profit. ↑
- Zachary Kamel, « Le roi du Airbnb à Montréal : quadrupler les loyers et remplacer les locataires par des hôtels fantômes », Pivot, 28 juillet 2023. ↑
- Moisson Outaouais, Rapport annuel 2023-2024, Gatineau, 2024. ↑
- Ministère de la Santé et des Services sociaux, Politique nationale de lutte à l’itinérance. Ensemble pour éviter la rue et en sortir, Québec, gouvernement du Québec, 2014. ↑

Conteurs à gages : Des récits pour se réconcilier avec la/notre nature
Étienne Laforge et Félix Morissette, surnommés les « Conteurs à gages », créent pour, par et avec des groupes citoyens, des contes écologiques au cœur du quartier Rosemont—La-Petite-Patrie à Montréal. Nous nous sommes entretenus avec eux pour en apprendre sur leurs ambitions, et plus particulièrement sur le rôle de l'art du conte pour réfléchir notre rapport à la nature, nourrir l'imaginaire, et construire des récits ancrés dans les quartiers. Propos recueillis par Samuel Raymond.
À bâbord ! :Une part de votre mission est de « susciter la curiosité et inspirer la transition écologique ». Pourquoi avoir choisi l'art du conte ?
Étienne Laforge : En fait, il s'est imposé. En pandémie, Félix et moi marchions dans les ruelles de notre enfance et nous trouvions qu'il y avait là une mythologie existante issue de communautés, de parents, et d'enfants qui se voisinaient. Le conte, c'est l'art de se raconter. On voulait rassembler le monde.
Félix Morissette : On l'a aussi choisi pour deux de ses forces. Premièrement, on a un grand besoin de tirer nos imaginaires par les. Un·e conteur·euse est toujours en train de modeler son histoire en fonction de qui il ou elle s'adresse, et selon le contexte. C'est ancré dans une réalité. On avait envie d'infinies variations pouvant être portées par plein de voies différentes. Deuxièmement, le conte permet de grandes libertés. Par exemple, il permet de réfléchir à des êtres non humains très facilement. La forme est simple, a peu de règles et favorise l'improvisation. Tout ça facilite la création de situations ou de personnages éclatés. On peut évoquer les grands peupliers du parc Lafontaine et automatiquement, on est en présence d'eux.
ÀB ! : Dans votre processus, pourquoi mettre autant l'accent sur la question de la relation des humains avec la nature ?
F. M. : La pandémie nous a permis de ralentir et, comme plusieurs artistes, de prendre contact avec notre quartier. Et puis, on voyait la nature reprendre ses droits. Ça donnait envie de se renseigner, de sortir un livre, de commencer à identifier les plantes, de faire un jardin de balcon. On a fait beaucoup de recherches pour mieux comprendre ce qui nous entoure, nos différences d'avec les autres êtres. Par exemple, le Merle d'Amérique. Comment fonctionne-t-il ? Qu'est-ce qu'il fait pendant l'hiver ? Tout ça donnait des filons narratifs aux histoires qui venaient s'ajouter à une série de réflexions à propos de situations personnelles et collectives.
É. L. : La pandémie a été un moment de reconnexion avec la nature. Dans leurs derniers retranchements, c'est souvent là où les gens vont. Toutefois, le discours écologiste me mine parfois. La lutte écologiste vient des fois avec des impératifs qui sont trop portés par les individus. Et dans la fiction, c'est soit postapocalyptique et l'humanité a échoué, soit on cherche une échappatoire. On veut refaçonner positivement la façon dont on parle de notre relation à la nature. C'est par ce lien qu'on va trouver une façon de calmer notre anxiété. C'est une urgence de créer de nouveaux récits.
ÀB ! : Quelles est votre intention avec vos créations ?
F. M. : Qu'à la fin de l'un de nos contes, une personne reparte, prenne une respiration, observe les feuilles rougir, le petit temps frette. Notre désir est d'amener une reconnaissance, une appréciation de ce qui nous entoure. Puis, on veut mettre l'accent sur la valeur, l'impact et l'apport de différents êtres de la nature d'une manière poétique plutôt qu'avec un point de vue utilitaire à partir duquel, par exemple, on dirait que les arbres peuvent nous permettre d'économiser de l'argent en réduisant l'écoulement de l'eau. On veut que les gens sortent de nos heures de conte avec un sentiment de connexion. Nourrir l'imaginaire avec ces histoires optimistes nous rend plus à même de reconnaître les initiatives positives. On comprend l'urgence actuelle, mais ça prend un ballant.
É. L. : On se représente souvent la nature comme si on en était extérieur, mais le conte peut faire en sorte que les gens s'identifient à elle. Que ce soit à propos de l'histoire de la job d'un cloporte dans une craque de ruelle ou la job d'une saison qu'on a imaginé. Si on peut se reconnaître dans ces éléments-là, je pense qu'il y a un côté amoureux de la nature qui va émerger. C'est ces petites poésies qui m'accrochent et me font embrasser les éléments autour. Un jour, on a fait un lancement lors d'une grosse tempête de neige. Le monde est arrivé en retard. C'était la folie. À la fin du spectacle, j'ai reçu des messages de gens enthousiastes de vivre la tempête. Il y a comme eu une adéquation avec les éléments qui est née des histoires racontées. C'est le résultat qui se révèle à nous après avoir raconté une histoire.
F. M. : C'est un processus par lequel on arrête d'être toujours en lutte avec la nature. Dans l'histoire de notre relation à l'environnement au Québec, la religion catholique nous a amené·es dans un rapport sacré à la nature. Une œuvre de Dieu parfaite et belle. L'humain est séparé de la nature tout en étant au-dessus d'elle. Puis, on a évolué pour être davantage dans une relation de contrôle et de lutte. Ces deux visions du monde sont en nous. On essaie de trouver d'autres façons de s'engager, de dévoiler notre interdépendance, de jouer avec la nature. On explore comment on peut établir une relation avec elle sans être dans un romantisme fini ni dans une relation de domination.
ÀB ! : Quelles sont vos inspirations ?
F. M. : Je m'inspire de notre héritage canadien-français, mais aussi des cultures grecque et romaine. Dans ces cultures, on peut fouiller et trouver des éléments féconds pour la création de contes en jouant avec leurs codes. Ensuite, la culture canadienne-française agricole a développé des rites et des relations à l'environnement qui sont fortes et riches. Je pense à ma grand-mère et sa ferme comme une influence importante.
Sinon, des éléments qu'on prend rarement le temps d'analyser sont tout aussi inspirants. Je pense par exemple aux quatre saisons pour lesquelles nous avons créé une série de contes. Les gens sont souvent en lutte contre elles. Ainsi, l'automne est souvent dur pour le moral. On a donc écrit un conte sur le mois de novembre en retournant notre apriori négatif pour voir comment, en se nourrissant de la mort, novembre crée la première neige qui est l'un des plus beaux moments de l'année.
É. L. : Mon arrière-grand-père a été mineur et bûcheron en Abitibi. Mon grand-père a été mineur et étudiant. Dans leur mode de vie, il y a quelque chose de très proche de la nature, un travail de la terre, et à la fois, une exploitation des ressources. Ce n'est pas très loin de notre génération. De cet héritage, un de nos thèmes importants est celui de la nature qui nous donne, mais qui est aussi indomptable.
ÀB ! : En ce qui concerne les contes créés par votre duo, comment les testez-vous ?
F. M. : On présente généralement un premier jet devant les groupes citoyens. Ça nous aide à placer beaucoup de choses. Quand tu te retrouves devant quelqu'un·e et que tu racontes une histoire pour la première fois, c'est là que tu réalises que, maudit que c'était pas clair ton affaire ! Le conte permet de travailler une relation, tu t'adresses à quelqu'un·e. Tant que tu n'as pas cette relation, ce n'est pas clair ton ancrage est où.
É. L. : C'est agréable de présenter ces premières versions dans un contexte de communauté qui te connaît. Il y a plus de chance qu'elle te dise ce qui ne marche pas. On se sent aussi plus à l'aise. Il y a un lien de confiance qui s'est créé.
ÀB ! : Comment se déroule votre processus de création avec les groupes citoyens ?
É. L. : Durant la dernière année, on s'est intégré dans des groupes citoyens de Rosemont—La-Petite-Patrie à travers deux projets de recherche-création et d'accompagnement de projet participatif. Le but est que ces groupes puissent définir leurs propres récits. La première année servait davantage à la création d'une programmation culturelle. On a offert des contes et il y a eu des prestations de plusieurs artistes de différentes disciplines pour mobiliser et faire connaître le projet. Pour la deuxième année, on veut permettre à ces communautés d'écrire leurs propres récits, qui s'inspireront de la forme de ceux de Conteurs à gages en s'intéressant notamment aux enjeux socioécologiques de leur quartier. Ce qui est plaisant avec les communautés avec lesquelles on tisse des liens, c'est qu'on sent qu'elles ont le goût de jouer. Notre rôle est donc de partager nos outils pour qu'elles puissent s'épanouir dans des récits qui sont bien édifiés et inspirants.
F. M. : Le processus de création dépend de ce sur quoi on écrit. Quand tu écris des contes sur un territoire, des milieux de vie ou un parc, il faut qu'il y ait un ancrage personnel ou collectif. L'objectif est de développer des outils pour créer de nouveaux récits et que les gens puissent se les approprier. Par exemple, on a vécu plusieurs expériences au parc de Gaspé avec un groupe. Il y a un moment où t'as un déclic. Tu te rends compte que tu appartiens au parc. Il vit un peu en toi et fait partie de ton imaginaire. Quand tu ressens ça, tu peux commencer à travailler parce que tu es arrivé à une véritable relation au lieu. Ensuite, les filons émergent. Dans notre cas, les personnes qui vivent près de l'endroit sont celles qui le connaissent le mieux. C'est eux et elles qui portent l'histoire. Le groupe n'a pas nécessairement tous les outils pour structurer un conte, élaborer des personnages, créer un événement déclencheur et confectionner des retournements créatifs. On est là pour explorer ça avec lui, l'accompagner en utilisant nos outils. Par exemple, le concept de « héros doux », celui de filon, celui d'ancrage. On veut aussi travailler sur les forces de chaque personne. Ensuite, ces histoires pourront être écrites, structurées, imprimées et finalement, transmises. Une ruelle verte pourra avoir son recueil de contes qui explique, par exemple, l'origine de la ruelle ou qui raconte des histoires de voisinage.
ÀB ! : Vous incorporez parfois de courts commentaires éditoriaux dans vos contes. Comment composez-vous avec cet aspect ?
É. L. : Les éléments plus éditoriaux et politiques nous aident à démarrer une idée, mais vont rapidement se décliner en des enjeux plus grands et plus profonds. Après ça, dans la relation avec le public, ces éléments peuvent revenir. Je pense à un de nos contes qui s'appelle Le printemps silencieux. Il a tout le potentiel d'aborder la crise du logement actuelle, mais il traite aussi de tensions dans la société, de fiertés, de pouvoirs et de désir d'avoir plus.
ÀB ! : Que se passe-t-il pour Conteurs à gages dans les prochains mois ?
F. M. et É. L. : À la fin de l'hiver et au début du printemps, Conteurs à gage sera en écriture. L'univers des contes de saison continue de fleurir. Notre premier conte, Automne est paru en format audio le 17 octobre. On souhaite d'ailleurs remercier les artistes audios et visuels qui travaillent avec nous. Sinon, les groupes de citoyens qu'on accompagne seront en processus d'écriture de leurs contes. Puis, un troisième univers s'ouvre l'été prochain. Ce sont les contes et légendes des boisés de Laval en association avec l'organisme Canopée. Il rassemble des habitantes de Laval qui entretiennent des relations avec les boisés. Elles nous serviront de guide pour rédiger de nouvelles histoires…
Illustration : Laurie-Anne Deschênes. Photo : Conteurs à gages du 13 octobre 2023 (Masson Village).

Auprès de la mort
Le présent article rassemble les témoignages de trois femmes âgées offrant une fenêtre sur leur expérience de vie et leurs réflexions quant aux thèmes du deuil et de la mort. Il s'agit d'une invitation à l'écoute de personnes ayant leur propre vécu, sensibilités et visions du monde. Une brève tribune pour une parole humaine intime remettant ainsi à jour l'éternelle question : « Mort, où est ta victoire ? »
Face au suicide, créer des garde-fous
Rita, gestionnaire d'un programme d'aide aux résident·es d'un complexe immobilier
Sarah [1] était une résidente à laquelle je me suis tout de suite attachée. Bipolaire, après des moments de grande euphorie, elle sombrait dans des états dépressifs qui l'ont conduite à mon bureau. Je suis alors entrée dans ses confidences sur une vie très solitaire, marquée par le décès d'une maman adorée et des relations qui n'en étaient pas avec un fils impossible à convaincre de lui laisser voir sa petite-fille, dont la mère s'opposait à toute visite d'une femme aussi « dérangeante » qu'elle.
Quant à moi, je trouvais plaisant de l'entendre parler de ses joies d'enfant apprentie-peintre parce que j'admirais ses œuvres d'adulte. Je comprenais avoir affaire à une véritable artiste, douée non seulement pour la peinture, mais aussi pour la sculpture. Elle avait une façon de se raconter là-dessus qui pouvait être très drôle. Mais tout le monde n'était pas comme moi en position d'apprécier son goût de la facétie. Avec les autres résident·es, par exemple, quand elle commençait à se confier sur ses déboires, elle n'en finissait plus. Aussi évitaient-elles-ils de la croiser dans les corridors.
L'étonnant là-dedans, c'est qu'elle avait, parallèlement, un côté misanthrope qui l'amenait à aller faire ses courses en soirée de façon à ne rencontrer personne de connaissance. De peur qu'on ne la remarque, elle m'avait bien fait comprendre qu'elle ne viendrait me voir qu'après les heures de bureau. Cette après-midi-là, quand elle est arrivée vers 16h15, j'étais très fatiguée de ma journée de travail, je ne souhaitais qu'une chose : rentrer chez moi. Mais elle insistait. Je lui ai alors répondu que, non, pas cette fois-ci, elle n'avait qu'à venir plus tôt.
Les jours suivants, alarmée de ne plus la voir passer comme d'habitude, je me fis accompagner d'un gardien de sécurité pour ouvrir sa porte. Mon inquiétude était fondée, elle gisait morte, une bouteille vide d'eau de Javel à ses côtés.
Vous décrire mon sentiment de culpabilité après cette effroyable découverte, je n'y parviendrais pas. Et puis, j'ai réfléchi et compris que je n'étais pas responsable de son choix. Alors, j'ai réagi en me lançant dans une période d'activité intense où j'allais créer deux programmes, les Appels d'amitié et la Tournée des appartements avec un·e représentant·e du SPVM, afin de détecter les besoins d'aide de personnes vulnérables ou fragilisées.
Ces programmes ont prouvé depuis qu'ils peuvent faire la différence. Là réside ma consolation.
À l'approche d'une fin de vie, se tourner vers le concret
Diane, militante, traductrice et entrepreneure
Il refuse de m'entendre parler de mort prochaine, mais ne répugne pas à aborder le sujet lui-même, et je comprends tout à fait son attitude. Peut-être parce que, depuis que je le connais, je le vois vivre dans la douleur – avec une faiblesse pulmonaire doublée d'arthrose et des hanches artificielles. Fils d'un père tuberculeux, il a vécu son enfance entouré de constantes précautions. Il en a gardé la phobie d'être touché, ce qui aurait pu me poser problème. Mais non, le lien entre nous s'est avéré sentimental d'abord et avant tout.
Il faut dire que, jeune femme, j'ai connu pendant cinq ans l'enfer d'un premier ménage violent et ce, à l'étranger puisque mon mari de l'époque et moi avons commencé notre vie commune à Paris où nous étions étudiants tous les deux. Mon désarroi d'alors m'a conduite à me tourner vers le féminisme, lequel m'a permis de comprendre l'étendue de la maltraitance envers les femmes et de militer contre.
De retour au pays, douze ans ont passé pendant lesquels j'ai vécu seule. Échaudée, je ne cherchais pas à me remarier ni ne voulais d'enfant. Mon travail de traductrice et d'enseignante à l'Université me prenait tout mon temps, au point qu'à un moment donné, j'ai eu peine à honorer tous mes contrats. Ma rencontre avec Jean-Jacques, qui œuvrait aussi en traduction, m'a tirée d'affaire. Je l'ai mis à l'essai. Avec succès : il avait un style apte à bonifier le texte le plus médiocre ! Si bien qu'ensemble, nous avons fondé une entreprise.
Et les choses se sont enchaînées. Dans la maison que j'avais achetée sur les entrefaites, bien que chacun de nous y faisait appartement à part, notre relation nous est vite devenue indispensable, car, avons-nous découvert, nous pouvions y exprimer notre colère respective contre nos enfances muselées.
Sans doute faut-il voir dans notre histoire si atypique l'explication de notre rapprochement, encore plus grand depuis l'annonce faite par une pneumologue en janvier 2023 qu'il serait dorénavant forcé de recourir à une bonbonne d'oxygène en permanence. Et me voilà devenue assistante à la prise de pilules, aux déplacements, au réglage du CO2, au tri de papiers. Maintenant, chaque jour compte, nous le passons à discuter des aménagements concrets à faire dans notre mode de vie pour améliorer cette nouvelle phase de notre histoire commune. Le meilleur et le pire se sont confondus. J'espère qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin.
En exil, s'ouvrir aux autres
Micheline, épouse aimante
Le mari avec qui vous me voyez aujourd'hui, ce n'est plus le même homme. Atteint d'Alzheimer, il redevient un enfant, et c'est en acceptant cette nouvelle forme de relation, que je continue de lui démontrer mon amour.
Au moment de notre mariage, début des années '70, il venait de sortir de l'Université avec un Bac en électrotechnique et une mineure en enseignement. Premier dans toutes les matières, il a reçu une invitation de la Québec Cartier Mining à venir visiter Gagnon, où on lui offrait un poste bien rémunéré et une maison sur place. Nous étions jeunes, ouverts à l'aventure ; de plus, cette invitation arrivait juste à point, car je venais d'être mise à pied par mon employeur. Notre réponse fut un « oui » enthousiaste.
Cette première expérience d'exil eut ses bons et mauvais côtés, mais elle ne nous découragea pas d'aller vivre ailleurs. C'est ainsi qu'au début de la décennie '80, cinq ans après notre expérience nordique, mon mari fut approché, cette fois, par la section internationale d'Hydro-Québec pour aller enseigner sa spécialité en Afrique. Là encore, nous fûmes partants, même si, nous avertit l'Ambassade, nous aurions, une fois sur le terrain, à censurer nos lettres et à éviter de prendre des photos. C'est seulement là-bas, que, face au spectacle déstabilisant de la misère de nos voisins autochtones, nous avons réalisé qu'en ce pays, le destin était le maître.
Parce que nous nous démarquions des colons sur place par notre simplicité de manières et notre absence de préjugés, on nous a adoptés, ce qui nous a protégés. Partant en voyage, par exemple, nous fûmes avertis de ne pas passer par un certain endroit. Mais la présence d'un danger toujours à redouter, me faisait peur. Par moments, il m'arrivait même de paniquer à la pensée de rester sans possibilité de retour.
Cette période reste pourtant dans mon souvenir comme la plus vivante de mon existence. Nous étions loin de chez nous dans un pays où la mort guette, c'est vrai, mais jamais nous n'avons oublié l'accueil des Africain·es quand ils ont compris que nous n'étions pas venus pour les humilier. Avec eux-elles, qui prenaient le temps de me saluer lors de mes promenades quotidiennes, je me sentais exister comme humaine. Cette sensation, impossible de l'avoir en restant dans son cocon, alors que, sur le qui-vive, la vie apparaît toujours belle et précieuse.
[1] Prénom fictif
Geneviève Manceaux est psychopédagogue et écrivain.
Le texte fait écho à notre dossier « La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir » paru dans notre numéro 98 et qui abordait le sujet selon ses dimensions politiques. Dans la même veine, nous vous invitons aussi à redécouvrir le dossier « Vieillir » de notre numéro 84.
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Il n’y a pas de mémoire révolutionnaire sans illustrations
Remi, alias Rémo, est illustrateur et bédéiste engagé. Depuis 2017, il réalise du dessin militant sur différentes causes et mobilisations, comme la grève de l'UQAM de 2019 ou les luttes décoloniales. Il s'est aussi investi auprès de la revue Fêlure. À l'occasion de la sortie de sa bande dessinée autobiographique L'Enfant-Homme, publiée par le collectif d'impression et d'édition féministe indépendant La Guillotine, À bâbord ! a souhaité s'entretenir avec lui.
À bâbord ! : Peux-tu nous parler un peu de ta BD ?
Rémo : Je l'ai rédigée et dessinée en 2020, en plein dans la pandémie. C'est ma première bande dessinée complète, c'est la première fois pour moi. Le thème central, c'est les abus, les abus sexuels, les abus de pouvoir. C'est un récit qui est tiré de ma réalité. Plus jeune, j'ai vécu une situation d'abus grave avec un ami de mon père qui est devenu mon employeur. Je travaillais de manière informelle chez lui : faire du jardinage, du ménage, des petits travaux… J'y ai vécu toutes sortes de violences : psychologiques, verbales et sexuelles. Bien sûr, j'étais très peu payé, bien en dessous du salaire minimum de l'époque. Cet homme compensait mon petit salaire en me donnant de l'alcool à volonté. Très jeune, je me suis donc mis à boire beaucoup, sur mon milieu de travail, c'était en quelque sorte ma paye. Ce contexte, le fait de lier ça au travail, ça a ouvert la porte aux abus. Je le pense maintenant : il n'y a pas une grande distance à parcourir entre être le maître des actions de quelqu'un et être le maître du corps de quelqu'un.
ÀB ! : Comment as-tu représenté ce contexte difficile ?
R. : D'abord il y a la présence continue de l'alcool, mais aussi une dimension cognitive, la mémoire, l'oubli. Subir la violence c'est trop douloureux, trop traumatisant. Ta mémoire l'élimine. Tu l'oublies, même si c'est arrivé la même journée. L'alcool augmentait cet effet. On veut oublier les abus et la violence sexuelle parce que ça fait trop mal. L'alcool endommageait ma mémoire et moi, je voulais qu'elle soit endommagée.
ÀB ! : À qui s'adressent ta BD et ton récit ?
R. : Premièrement, je l'ai fait pour moi. Je suis le premier lecteur, je l'ai fait parce que j'avais besoin de la faire. C'est un moyen de ne pas oublier. Il ne me restait que des flashs. En créant le récit et en le mettant sur papier, il ne peut plus s'envoler. Après, ça s'adresse à beaucoup de gens ! C'est sûr qu'il y a une expérience difficile et il faut une certaine maturité. Ça peut s'adresser autant à des adolescent·es qu'à des adultes. Mon but avec cette publication c'est de montrer une preuve des agressions, une version du moins. Ça se peut. Moi, je l'ai vécu. Si d'autres ont le même vécu, la BD est là pour leur dire : « moi aussi j'en ai vécu, de la violence sexuelle, ça existe ». Aussi, mon vécu est celui d'une agression au masculin, d'un homme et d'un adolescent. On en parle de plus en plus des agressions sexuelles et c'est une très bonne chose. Cette œuvre peut participer à la conversation d'un point de vue masculin, mais aussi le contexte d'abus liés au travail qui est très peu discuté.
ÀB ! : Quelle est la place de la BD pour aborder des sujets aussi difficiles ?
R. : La BD a sa place parmi les arts visuels dans l'ensemble, mais je pense que BD est en expansion au Québec. Il y a de plus en plus de gens qui en lisent, adolescent·es comme adultes. Il y a beaucoup de personnes au Québec qui sont intimidées par l'écrit, pour elles, la BD est un média plus accessible, moins intimidant qu'un roman ou des essais. La BD est un moyen artistique de plus. Aussi, il y a le récit comme tel. Pour moi, c'était très sensoriel : des ambiances, des sensations, des postures corporelles. Je me voyais mal passer ça par l'écrit. Il me fallait des illustrations. Par exemple, dans ma BD, il n'y a pas de décor, c'est des fonds noirs. Ça représente le souvenir, un morceau de mémoire qui flotte dans le vide, comme un cauchemar. Je me voyais mal faire flotter l'écriture pour transmettre ce message. Aussi, le personnage de l'agresseur, il avait plusieurs formes – c'était un ami de mon père, je l'aimais aussi, donc son visage se transforme. Avec la BD, ça passe mieux, on est habitué de voir les personnages changer selon la situation : la malléabilité des formes aidait mon propos avec la force de l'illustration.
Une amie m'a déjà dit : « il n'y a pas de mémoire révolutionnaire possible sans illustration ». Ça m'a marqué, je suis d'accord. Les causes et les difficultés décrites par les gens ont besoin de symboles. L'illustration est un marqueur facile : elle pose des bornes dans la mémoire.

Sans voix : carnets de recherche sur la radicalisation et l’islamophobie
Bochra Manaï, Sans voix : carnets de recherche sur la radicalisation et l'islamophobie, Éditions du Remue-Ménage, 2022, 144 pages.
Dans le cadre de la lutte à la radicalisation, Bochra Manaï souhaite « faire émerger les récits marginalisés et amplifier les paroles absentes ». C'est donc dans un souci de « jeter les bases d'une réelle conversation transformatrice » qu'elle partage la voix des personnes principalement concernées et affectées par le phénomène de radicalisation, mais aussi celle de diverses personnes musulmanes, dont elle-même, dans un contexte national et international d'islamophobie. À travers le partage de son expérience personnelle, des entrevues et rencontres tenues au cours de son projet de doctorat, des interpellations publiques et politiques, de la triste actualité qui opère en parallèle et de la couverture médiatique qui en découle, nous sommes amené·es à découvrir toute la toile d'influences de cette problématique sociale.
En situant ce contexte social et son impact sur les communautés ou les individus, l'autrice réoriente la réflexion autour des sources de la colère ou de la rupture pouvant mener à la radicalisation plutôt que d'associer cette source à la religion, qui ne devient qu'un instrument pour la canaliser. Elle déconstruit l'idée de la radicalisation comme état et met plutôt en lumière le processus d'exclusion qui mène à cette violence. Cette exclusion découle de la création d'un Autre, généralement défini par les systèmes d'oppressions comme le patriarcat, le racisme et l'âgisme. Bochra Manaï nous invite alors à réfléchir à « ce qui se trame derrière nos dénis dès qu'il s'agit d'islamité ou de jeunesse ». Le refus de reconnaître l'islamophobie ou le racisme systémique mène à l'incapacité de saisir l'exclusion sociale, notamment sur la question de légitimité de la parole, de la reconnaissance de l'expérience ou de l'opinion, d'une réelle écoute et donc, d'une rencontre. Cet argument est étayé d'exemples concrets de tensions sociales ayant émergées des événements autour de la présence musulmane : les débats polarisants sur les accommodements raisonnables, la création de la Charte des valeurs ou l'instauration de la loi 21, par exemple.
Pour briser ce cycle, les paroles rapportées et la proximité avec les réflexions et les émotions de l'autrice permettent la rencontre avec l'humain. Manaï nous invite à porter un regard honnête, empathique et sensible sur les vies qui sont impliquées dans ces enjeux souvent réduits à l'actualité polémique et à une action politique déconnectée. L'exemple du plan d'action gouvernemental créé afin d'agir sur la radicalisation démontre l'incompréhension, sinon le refus, de reconnaître et d'agir sur les fondements de cet enjeu et ce, malgré les demandes effectuées par les communautés musulmanes lors des consultations préalables. En effet, dans ce plan, la radicalisation semble déjà uniquement tournée vers les musulman·nes, mais de plus, l'enjeu de l'islamophobie n'y est simplement pas abordé. On en vient rapidement à voir comment une supposée mobilisation politique et citoyenne contre la radicalisation a, en fait, instrumentalisé, omis ou occulté les principaux concerné·es et les racines du problème en accroissant plutôt la sécurité et la vigilance au nom du vivre-ensemble. Sans surprise, un raté.
Au fur et à mesure, on prend aussi conscience de notre propre rôle comme lecteur·rice. Dans un contexte politique et médiatique où toutes les énergies du gouvernement caquiste servent à nier le racisme systémique et l'islamophobie plutôt qu'à essayer de les comprendre, et alors que le sensationnalisme l'emporte, personne n'est à l'abri de la polarisation. Et puisque la radicalisation découle, selon Bochra Manaï, d'une rupture sociale créée par une incompréhension mutuelle, ces carnets permettent la rencontre et favorisent le regard critique et la compréhension.

Fake news - Tout sur la désinformation
Nereida Carrillo et Aberto Montt, Fake news - Tout sur la désinformation, Les 400 coups, 2023, 120 pages.
Le tandem à la source de ce livre sur les nouvelles frelatées s'avère des plus pertinents à l'heure où, tellement souvent, nous sommes englué·es dans la toile et ses méandres. L'ouvrage, tant sur le front documentaire que sur celui d'une proposition graphique percutante, vient stimuler notre curiosité naturelle en prenant soin de nous épauler à devenir plus alertes et critiques face à l'information pléthorique se trouvant sur les internets. Par exemple, le principe de vérification a quelque chose d'incontournable afin de contre-valider l'actualité. On nous y présente ainsi des méthodes de vérification utiles comme PANTERA (provenance, auteur, nouveauté, ton, éléments de preuve, réplique, agrandir). Le grand mérite de ce livre n'est pas de fournir des vérités mais de laisser des questions ouvertes ; notamment au niveau de l'élargissement des perspectives quant à l'information ou encore, pourquoi tel sujet et pas tels autres ? Journaliste, chercheuse, enseignante – et aussi animatrice du projet d'éducation aux médias Learn to Check – Nereida est acrobate sur tous ces sujets. Il en va de même pour le dessinateur Alberto Montt, dont les personnages hyperréalistes et un peu fous (son trait a des parentés avec Gary Larson et Farside Gallery) ajoutent une valeur certaine au contenu. Le Pinocchio en couverture l'illustre à merveille…

Travailler moins ne suffit pas
Julia Posca, Travailler moins ne suffit pas, Écosociété, 2023, 144 pages.
Nous rêvons tous de moins travailler. Mais étant donné la place incontournable qu'occupe le travail dans nos vies, nous nous rendons rapidement compte qu'il y a un fossé à franchir entre cette pensée et sa réalisation. On se pose les questions suivantes : est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Quelles en seront les conséquences ? C'est à ces questions que répond adroitement la sociologue Julia Posca dans Travailler moins ne suffit pas.
La réduction du temps de travail a été une des grandes victoires du mouvement social depuis le XIXe siècle, alors qu'un ouvrier pouvait travailler de 10 à 16 heures par jour, pour un nombre estimé à 3000 heures par année. Les progrès sont tels que la prochaine étape consisterait à passer à la semaine de quatre jours, un choix parfaitement envisageable, d'après la démonstration de Posca. Mais avec la pénurie de main-d'œuvre, sera-t-il encore possible de poursuivre dans cette direction ? L'autrice montre que cette pénurie affecte surtout les secteurs où le travail est le plus difficile et les salaires les plus bas, là où les femmes sont majoritaires : le travail du soin et les services. Dans ces cas, il faut bien plus que la semaine de quatre jours pour empêcher ces personnes d'être traitées « comme de simples ressources susceptibles d'être reléguées à tout moment au rang de vulgaire déchet. »
Moins travailler a des conséquences sur la consommation, et incidemment, sur l'environnement. Il s'agit là d'un des aspects les plus intéressants de cet essai. Le développement du capitalisme, surtout dans sa période fordiste, a associé la diminution des heures de travail à une plus grande consommation qui fait rouler l'économie. Aujourd'hui, avec le réchauffement climatique et la crise environnementale, ce modèle ne peut plus tenir. Pour résoudre ce problème, il faut changer la forme des entreprises. La surproduction, les emplois inutiles, mais valorisés, les performances boursières des grandes entreprises sont autant d'obstacles qui font que même si on arrive à une réduction des heures de travail, le monde dans lequel nous vivons sera de plus en plus fragilisé. Julia Posca propose donc de mettre fin à la course au profit, par l'économie sociale, les services publics et les organismes sans but lucratif, davantage préoccupés par la qualité de vie et la justice sociale.
L'essai de Julia Posca, concis et très pédagogique, développe une réflexion globale sur le travail. Les sujets dont on parle beaucoup, comme la pénurie de main-d'œuvre, le rêve de prendre sa retraite à quarante ans, ou les liens entre travail et consommation, sont abordés dans une large perspective qui ramène les débats à leur racine : tout, dans le fond, demeure une question d'organisation sociale, et celle qui est la nôtre n'est pas une fatalité.
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Îlot de la Caserne : poursuite des expropriations sur l’Île de Hull

L’histoire du Vieux-Hull, qui constitue le centre-ville du Gatineau actuel, est celle des expropriations et des évictions. Dans les années 1960 et 1970, des rues complètes ont été rayées de la carte pour faire place à des bâtiments publics, principalement du gouvernement fédéral. Il y eut des milliers de personnes déplacées. Certains parlent de 6000 exproprié·e·s et quelque 2000 logements démolis.[1]
Aujourd’hui, la ville de Gatineau vit une crise du logement[2]. Pourtant, les démolitions continuent. Sur l’Île de Hull, un parc immobilier vieillissant et souvent mal entretenu et un gouvernement municipal à l’écoute des promoteurs se combinent pour inviter à la spéculation immobilière et à la démolition. L’embourgeoisement fait son œuvre. On expulse les citoyens et citoyennes de leur quartier et on modifie le visage « ouvrier » historique du Vieux-Hull.
L’histoire de l’Îlot de la Caserne s’avère un microcosme de cette transition. Nous remercions Anna Salter et Bill Clennett de nous avoir accordé du temps pour documenter cette histoire. Anna est à l’origine d’un projet d’histoire orale qui expose le point de vue des personnes déplacées[3] et Bill Clennett est un militant de longue date à la défense des plus démuni·e·s, notamment pour revendiquer plus de logement social.
L’histoire de l’Îlot de la Caserne se déroule en 2023 et 2024 sur l’Île de Hull, à l’ombre du pont interprovincial reliant Gatineau à Ottawa. Un promoteur immobilier montréalais, Oktodev, y propose la construction d’un immeuble de 10 étages, comprenant 298 logements, à l’angle des boulevards Maisonneuve et des Allumettières. Puisque le secteur se situe à une relative proximité de la rivière des Outaouais, il est convoité depuis longtemps par les promoteurs.
Douze terrains sont au cœur de la saga de l’Îlot de la Caserne. La moitié de ceux-ci sont habités, ce qui soulève d’importants problèmes humains. Les six autres lots sont vacants et appartiennent à la municipalité de Gatineau. Cette partie de l’histoire pose l’enjeu du passage de terrains publics à des intérêts privés.
Le projet Îlot de la Caserne fait partie d’une nouvelle vague d’expropriations et d’expulsions sur l’Île de Hull, cette fois-ci l’œuvre des forces du marché. Les démolitions récentes[4] et celles revendiquées par les promoteurs se situent dans un continuum historique. Débutant par les expropriations massives des années 1970 par les gouvernements du Canada et du Québec, le continuum se poursuit plus récemment par la déstructuration et l’embourgeoisement de ce vieux quartier ouvrier avec l’arrivée de grandes tours. Plusieurs maisons acquises par les promoteurs, vidées de leurs occupantes et occupants, sont laissées à l’abandon en attendant le pic des démolisseurs.
Dans ce contexte, le projet de l’ensemble résidentiel de l’Îlot de la Caserne n’est pas insignifiant. Il illustre bien les contradictions d’une ville où les intérêts économiques liés à son développement – et donc, forcément, aux promoteurs – passent trop souvent avant ceux des citoyens et citoyennes qui l’habitent.
Évictions, démolitions : un enjeu humain
En novembre 2023, les ménages habitant au 206 boulevard Maisonneuve et du 223 au 237 rue Champlain reçoivent une lettre les avisant de quitter les lieux avant le 31 mars 2024, quelle que soit la date d’échéance de leur bail. Signé par une entreprise de gestion immobilière, Gestion Vesta[5], cet avis d’éviction les informe aussi que les démolitions commenceront en avril 2024, soit le mois suivant leur départ.
L’avis d’éviction a l’effet d’un électrochoc sur les personnes touchées. La majorité d’entre elles vivaient dans le quartier depuis plusieurs années, certaines depuis des décennies. Conscients de la possibilité d’un développement futur de leur quartier, tous ont un bail et se croient protégés par les lois du Québec. Personne ne s’attend à un déracinement brutal.
En raison d’un manque de connaissance de leurs droits, dont les droits spécifiques aux cas de démolition[6], les locataires n’ont pas compris qu’ils avaient le droit de rester dans leur logement jusqu’à la fin de leur bail. Ils ne le savaient pas, mais ni le promoteur ni la Municipalité ne les en ont informés. Avec une meilleure connaissance de la loi, les locataires auraient pu gagner un peu de temps. Par contre, même une connaissance fine de la règlementation gatinoise n’aurait pas permis à ce groupe de locataires de savoir que, par rapport à 2021, leurs droits de locataires étaient réduits. Cela, les locataires n’auraient pu le savoir, car la Ville de Gatineau est loin d’être transparente…
Un brin d’histoire
Que s’est-il passé en 2021, soit quelque temps avant la saga de l’Îlot de la Caserne ? Le même promoteur que celui derrière le projet de l’Îlot de la Caserne présente alors le projet Éléonore dans le même quartier, soit dans l’axe des rues Marston et Notre-Dame-de-l’Île. Celui-ci s’appuie aussi sur l’éviction de plusieurs locataires et la démolition de huit bâtiments, dont six « maisons allumettes ».
Les maisons allumettesLes maisons allumettes dominent le paysage urbain de Hull depuis plus de 150 ans. Construites en bois, ces maisons revêtent une apparence particulière. D’une façade étroite, construites en hauteur, avec un toit très pentu à deux versants, elles sont historiquement alignées les unes à côté des autres. Selon certains, cet agencement leur donne l’apparence d’allumettes cordées dans leur boite. L’historienne Michelle Guitard offre une autre interprétation de l’expression « maison allumette ». À l’époque, on achetait ces immeubles sur des catalogues. Sur la couverture d’un des catalogues, on retrouvait un dessin d’allumettes, un clin d’œil à la fabrique d’allumettes d’E.B. Eddy, un grand employeur de la région au début du XXe siècle. Peu importe l’origine du nom, pendant longtemps ce sont surtout les familles ouvrières qui habitent ces maisons. Aujourd’hui, les maisons allumettes sont menacées. Depuis 2021, la Ville de Gatineau a autorisé la démolition de 31 d’entre elles sur l’Île de Hull. En janvier 2025, un moratoire empêchant les démolitions futures est adopté, le temps de faire le point sur l’avenir de ce patrimoine bâti. ![]() |
Anna Salter, citoyenne nouvellement arrivée à Gatineau, vit à proximité du projet immobilier Éléonore, proposé par Oktodev. S’appuyant sur les règlements mêmes de la municipalité, Anna et un voisin demandent à la Ville de Gatineau de tenir des audiences publiques avant que les démolitions ne s’enclenchent. Les deux intervenants estiment que le promoteur ne respecte pas la procédure inscrite dans le règlement municipal concernant les droits des locataires.
La Ville refuse la demande, prétendant que les deux intervenants ne sont pas des « parties intéressées » puisqu’ils n’habitent pas les maisons touchées. Le promoteur obtient le feu vert et les démolitions se font. La Ville réécrit même le règlement municipal pour éliminer toute référence aux droits des locataires en cas de démolition. On y revient à la fin de l’article.
Impact sur les personnes
Les douze ménages du secteur de l’Îlot de la Caserne qui ont reçu un avis d’éviction en novembre 2023 pour une démolition prévue en avril 2024 croient qu’ils n’ont que quatre mois pour quitter les lieux, trouver un nouveau logement et déménager. Aux dires de Bill Clennett, « tout cela se fait au milieu d’une crise du logement sans précédent, avec des centaines de personnes sans-abri dans les rues de Gatineau… »
Au moins l’un des locataires évincés évoque ouvertement sa peur de se retrouver dans la rue : « Dès que je reçois l’avis d’éviction, je me précipite pour trouver un nouveau logement ». L’anxiété le pousse à quitter son domicile des mois avant d’y être obligé. Premier locataire à partir, il finit par payer beaucoup plus cher que pour son logement sur la rue Champlain, et cela, pour vivre dans un appartement situé dans un sous-sol et infesté de vermine.
Tous les locataires sont dévastés à la fois par leur éviction rapide et par l’incapacité qui en résulte de trouver un logement convenable. Tous paient un loyer beaucoup plus élevé après la relocalisation que celui payé avant.
« Donc, pour être clair, ces personnes ont été expulsées par une entreprise qui n’a pris aucune responsabilité pour leur trouver un autre logement convenable. » (Anna Salter)
Bref, toutes et tous se sentent laissés pour compte et seuls pour faire face à une situation qui leur est imposée, et ce, malgré les belles paroles rassurantes de Gestion Vesta que l’on retrouve dans l’avis d’éviction : « Sachez que nous travaillerons étroitement avec vous pour vous aider à vous trouver un nouveau logement et que nous demeurons disponibles pour tout questionnement que vous avez à ce sujet ».
Dans les faits, la compagnie ne respecte les droits des locataires ni en matière d’indemnisation ni par rapport au paiement de frais de déménagement tels que déterminés par la loi. À un locataire qui demande de l’aide, le gestionnaire affirme que la relocalisation incombe à l’évincé et que c’est le problème du locataire si son nouveau logement coûte trop cher !
Un témoignage résume bien la situation de chaque ménage exproprié :
«Je ne pouvais même pas trouver un 3 ½ pour un prix similaire à Gatineau, Et certainement pas un 4 ½ comme le logement d’où je me suis fait expulser. Je suis un employé de la ville de Gatineau, mais je ne réside plus à Gatineau, je ne peux plus me le permettre. J’ai été gentrifié de la ville qui est mon employeur[7].»
Plus que des bâtiments
Le projet de l’Îlot de la Caserne démolit bien plus que six bâtiments. Il détruit un écosystème urbain complexe, à commencer par sa communauté de vie. Outre le fait que certains locataires y vivent depuis des décennies, c’est une communauté d’une diversité remarquable : économiquement (fonctionnaires fédéraux et municipaux, camionneurs, employé·e·s de Postes Canada, étudiants et étudiantes, retraité·e·s), socialement (familles monoparentales, avec enfants, couples queers, célibataires), linguistiquement (anglais et français, entre autres langues) et composée de groupes variés (autochtones, haïtiens, asiatiques, africains).
« En tant que société, nous parlons souvent d’inclusion. Cette histoire est un exemple parfait de la façon dont notre discours sur l’inclusion est trop superficiel. Comme société, nous avons littéralement jeté un microcosme de diversité dans la rue. » (Anna Salter)
En détruisant un environnement mature du centre-ville, le projet immobilier de l’Îlot de la Caserne comporte un prix écologique. Un locataire déplore les répercussions du projet sur les oiseaux et les arbres de sa cour. Le nouvel immeuble de 10 étages perturbe l’équilibre architectural du quartier. Plusieurs maisons allumettes sont rasées. Les 298 logements prévus attireront une clientèle d’une autre classe sociale qui n’est pas celle qui réside sur l’île de Hull depuis plus de 150 ans. Et, ironie du sort, la caserne de pompiers numéro 3, citée comme patrimoniale en 1991 et dont le secteur porte le nom, sera largement éclipsée par le bâtiment moderne présentement en construction.
La cession de terrains publics à des intérêts privés
Pour réaliser le projet de l’Îlot de la Caserne, le promoteur a dû acquérir une douzaine de terrains. Pendant qu’il mettait la main sur des terrains habités en procédant à l’expulsion des locataires, il a dû conclure une entente avec la Ville de Gatineau pour acquérir des terrains vacants !
Un règlement de la Ville l’oblige à faire un appel d’offres public pour toute vente ou cession de terrains municipaux, mais quelques exceptions permettent à la Ville d’outrepasser le processus d’examen public. Dans le cas de l’Îlot de la Caserne, la Municipalité s’est justement prévalue d’une exception et la cession des terrains municipaux s’est faite sans examen public.
Claude Royer, de l’Association des Résident·e·s de l’Île-de-Hull (ARIH) l’a soulevé lors d’une audition du conseil municipal de Gatineau le 28 février 2023 : « Il est publiquement apparu dès 2022 qu’Oktodev comptait acheter les terrains de la Ville pour son projet, une vente à laquelle la Ville allait acquiescer sans vraiment suivre ses propres règles de mise en vente d’actifs immobiliers[8] ».
Bill Clennett abonde dans le même sens : « La vente des six terrains municipaux au promoteur pour son projet n’était pas conforme à la politique relative aux transactions immobilières. Les autorités municipales ont changé quatre fois leur justification de la vente de ces terrains pour conclure qu’elle était conforme à la politique à cause d’une offre d’achat, offre qui n’existait pas au moment où elles ont confirmé leur intention de recommander la vente des terrains[9] ».
Bref, en pleine crise du logement et peu de temps avant que la municipalité héberge des personnes itinérantes dans des conteneurs, la Ville a contourné son propre règlement pour faciliter le passage de terrains publics à des promoteurs privés. C’est comme si les autorités municipales ne saisissaient pas la belle occasion d’utiliser ses terrains disponibles pour des fins sociales, dont la construction de logements sociaux ou coopératifs.
Conséquences de l’embourgeoisement sur le Vieux-Hull
Les paroles déjà citées d’un employé municipal évincé de son logement à cause du projet de l’Îlot de la Caserne sont éloquentes : « J’ai été gentrifié de la ville qui est mon employeur ». Le projet immobilier de l’Îlot, comme ceux de Ludger-Duvernay et Éléanore, et celui à venir sur les rues Kent et Laval près de Victoria contribuent à la modification du visage « ouvrier » de l’Île de Hull. Un tel virage est voulu par les autorités municipales. En effet, le plan d’urbanisme s’appuie simultanément sur l’embourgeoisement du centre-ville et sur l’expulsion des personnes en situation de pauvreté. Le projet de l’Îlot de la Caserne s’insère dans ce plan.
Une autre façon de « moderniser » le centre-ville consiste à reconfigurer les logements existants. Autrefois, on subdivisait une maison allumette en deux ou trois logements, multipliant ainsi le nombre de logements sur un même espace. Maintenant, l’intention de la Ville est d’encourager les professionnel·le·s et leurs familles à racheter ces logements, à en expulser les locataires, et à les utiliser ensuite comme une maison unifamiliale haut de gamme.
Une situation qui amène Bill Clennett à conclure : « Entre la démolition de logements populaires existants au profit d’immeubles plus hauts et plus chers et la rénovation d’une partie du parc immobilier restant, la Ville obtient ce qu’elle veut. Et ce n’est rien de bon pour les gens qui vivent ici depuis de nombreuses années ».
Les retombées
Le court délai entre l’avis d’éviction et le début des démolitions n’a pas facilité une mobilisation citoyenne large pour s’opposer au projet de l’Îlot de la Caserne. Vu sur un continuum entre les projets passés et ceux à venir, cela témoigne que la soif de projets immobiliers ne s’étanche pas en ce qui concerne le centre-ville de Hull.
Cependant l’Îlot de la Caserne a réveillé les gens du quartier et a sensibilisé l’Association des Résident·e·s de l’Île-de-Hull sur l’enjeu des droits des locataires. Ce réveil n’a pas permis de faire dérailler le projet, mais la suite démontre une implication accrue des citoyennes et citoyens qui font davantage de pressions auprès des élu·e·s et dans les instances municipales concernant l’enjeu des droits et celui de la disparition du patrimoine bâti.
L’histoire de l’Îlot de la Caserne illustre le peu d’information disponible pour les personnes évincées concernant leurs droits de locataires qui doivent faire face à une éviction en vue d’une démolition. Le plus choquant est que les locataires évincés lors du projet précédent étaient « protégés » par un règlement municipal qui a été réécrit subséquemment… mais ils ne le savaient pas. Bref, la Ville de Gatineau a enlevé la protection des droits des locataires dans son règlement sur les démolitions.
Pour combler le manque d’information sur les droits des locataires, l’ARIH a produit, en 2023, un dépliant qui rassemble dans un même endroit les différents règlements municipaux que les locataires doivent connaitre pour pouvoir défendre leurs droits et pour effectuer une contestation en cas d’une démolition annoncée.
L’ARIH a aussi publié un recueil, Une histoire orale de démolition et d’éviction sur l’île de Hull : le projet de l’îlot de la caserne[10], qui permet aux citoyennes et citoyens impliqués dans les évictions à l’Îlot de la Caserne de faire entendre leurs voix. L’Association a utilisé ainsi l’histoire orale comme un outil pour la justice sociale et le changement social. Pour reprendre les mots de l’historien social anglais, Paul Thompson : « L’histoire ne doit pas seulement réconforter ; cela doit offrir un défi et une compréhension qui aident au changement ».
L’Histoire orale
« J’adorerais que le livret soit lu et que son histoire rayonne. Parce que son objectif était de dire, vous savez, que les promoteurs ont gagné dans le sens où ils ont réussi à expulser prématurément les locataires et à ne donner à la majorité d’entre eux aucune compensation financière.
Mais cela ne veut pas dire qu’en tant que quartier, nous avons complètement perdu notre voix. En fait, nous avons essayé de reconquérir notre pouvoir à travers quelque chose comme cette histoire orale. Nous avons toujours une voix. » (Anna Salter)
Petite victoire
En janvier 2025, à la suite des nombreuses interventions de l’ARIH et des citoyennes et citoyens concernés, la Municipalité de Gatineau adopte des modifications significatives au règlement municipal sur les démolitions, dont des modifications en faveur des droits des locataires. Ce faisant, la Ville « répare l’erreur de 2021 », selon l’élu du district de Hull-Wright, Steve Moran.
L’erreur en question était le retrait de l’obligation pour les promoteurs eux-mêmes, ou pour leur compagnie de gestion immobilière, d’informer les locataires de leurs droits dans le cas d’une démolition. Ces droits portent sur le délai pour évincer un locataire et sur les indemnisations.
Les interventions du milieu n’ont pas forcé le promoteur à reculer sur le projet de l’Îlot de la Caserne, mais elles ont forcé les autorités municipales à revoir leurs règlements injustes. Il reste à revendiquer et à obtenir l’obligation de consulter la population si jamais une autre administration municipale tente de restreindre à nouveau les droits des locataires.
Par Vincent Greason, militant sociocommunautaire
- Cet article se base sur une entrevue effectuée en anglais avec Bill Clennett et Anna Salter le 24 janvier 2025. L’entrevue a été réalisée par Vincent Greason. ↑
- François Saillant, La situation du logement à Gatineau et son impact sur les droits humains, Montréal, Ligue des droits et libertés, 2021. ↑
- Daniel Cayley-Daoust et Anna Salter, Une histoire orale de démolition et d’éviction sur l’île de Hull : le projet de l’îlot de la caserne, Gatineau, Association des Résident·e·s de l’Île-de-Hull (ARIH), 2024. ↑
- Anne-Charlotte Carignan, « Une trentaine de démolitions de maisons allumettes autorisées depuis 2021 », Radio-Canada, 28 mars 2024. ↑
- Gestion Vesta est une compagnie gatinoise embauchée par les promoteurs montréalais principalement pour ramasser l’argent des loyers des locataires. ↑
- Le cas de l’Îlot de la Caserne met en relief la différence entre les droits des locataires évincés lors d’une « rénoviction » et ceux évincés lors d’une démolition. Les locataires faisant face à une rénoviction sont protégés par le Tribunal administratif du logement (TAL), autrefois la Régie du logement. La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme encadre les cas de locataires en situation d’une démolition. Voir aussi : Martin Comtois, « Adieux difficiles aux maisons allumettes : des locataires plient bagage à contrecœur », Radio-Canada, 29 mars 2024. ↑
- Cayley-Daoust et Salter, 2024, op. cit., p. 23. ↑
- Cayley-Daoust et Salter, ibid., p. 59. ↑
- Ibid., p. 55. ↑
- Cayley-Daoust et Salter, 2024, op. cit. ↑
L’âme de l’île Saint-Barnabé
Salvador : les mouvements sociaux au front contre les attaques de Bukele

Insurrection judiciaire ?
C'est l'expression employée par Stephen Miller, suprémaciste blanc et actuel chef-adjoint du cabinet de Donald Trump, après qu'un juge de l'Oregon ait eu le culot de suspendre la décision d'envoyer 300 militaires de la garde nationale dans les rues de Portland.
Contrairement à cet épigone du propagandiste nazi Joseph Goebbels, le juge n'a pas réussi à voir dans les mobilisations contre la chasse aux migrant·es et l'Immigration and Customs Enforcement (ICE), un « danger de rébellion ». Il n'a pas non plus constaté que la ville était une « zone de guerre » infestée de « terroristes de l'intérieur ».
Pour la défense de Stephen Miller, on doit reconnaitre que le silence assourdissant des Démocrates et l'apathie sidérante des centrales syndicales étatsuniennes, peuvent laisser croire que les juges et le système judiciaire étatsuniens sont effectivement l'avant-garde de la résistance et les seuls capables de se soulever contre l'ordre établi, contre les atteintes aux droits des femmes, les licenciements de masse de ces « traitres » de fonctionnaires et la politique néofasciste et écocidaire de Trump, Vance, Hegseth, Bondi etc. On entend effectivement davantage parler du succès de la formule « See you in court » lancée par la gouverneure du Maine, Janet Mills, à Donald Trump en février 2025, des « revers judiciaires » de son administration en matière de droits de douane, des actions judiciaires de jeunes militant·es contre la politique pétrolière de l'administration Trump, des petits cabinets d'avocats « prêts à en découdre », que des appels à la mobilisation de l'AFL-CIO ou des Démocrates.
Certain·es pourraient avoir la même impression au Québec. L'absence d'alternative crédible à gauche et de mobilisations syndicales contribuent également à laisser croire que seuls les tribunaux sont aujourd'hui en mesure de s'opposer aux attaques systémiques du gouvernement Legault contre les services publics, les droits de la classe ouvrière, des femmes, des étrangères et des étrangers, contre l'environnement et plus récemment, contre les fonctionnaires qui se « revirent de bord » .
De fait, à chaque nouveau projet de loi liberticide, à chaque remise en cause des droits des travailleurs et des travailleuses (laïcité, PL21 ; droit de grève, PL89 ; liberté syndicale, PL993 ; Santé et sécurité au travail, PL101 etc.), à chaque nouveau scandale financier ou environnemental (Northvolt, Saaqlic, IBM, Stablex, Amazon, Fonderie Horne, Airbus etc.) Québec solidaire et les centrales syndicales ne manquent pas de s'insurger avec véhémence, dans les médias ou en commission parlementaire et d'organiser des petites manifestations. Ils clament que la « coupe est pleine », que « trop c'est trop », qu'on ne se laissera pas faire etc. Puis, le temps d'un nouveau scandale, on apprend qu'un recours judiciaire a été déposé. Et on passe au scandale suivant et au recours suivant.
Certes, les victoires judiciaires sont toujours bonnes à prendre ; que ce soit l'annulation d'une procédure d'expulsion d'un sans-papier, la suspension d'un décret qui restreint le droit à l'avortement ou, pour prendre un exemple exotique et rafraichissant car tellement inespéré, la condamnation d'un ancien président de la République française pour association de malfaiteurs. Pour toutes ces raisons, il n'est pas question ici de suggérer de déposer l'arme du droit sans combattre.
Mais faut-il pour autant délaisser le terrain de la construction de solidarités, de l'unité et de la mobilisation sociale ? En effet, comment expliquer l'effacement des Démocrates et de l'AFL-CIO lors des manifestations historiques du « No kings protests » de juin 2025 ? Comment expliquer l'effacement de Québec solidaire et la division syndicale lors de la grève historique des enseignantes, à l'automne 2023 ? Comment expliquer qu'après la plus importante attaque de ces quarante dernières années contre le droit du travail, selon les centrales syndicales elles-mêmes, il ait fallu plus de huit mois pour qu'elles appellent à une manifestation intersyndicale... le 29 novembre prochain ?
En attendant des réponses, ces éléments factuels peuvent effectivement donner l'impression que le « See you in court » s'est substitué au « On se voit à la manif » ; que l'espoir d'une insurrection judiciaire, historiquement et sociologiquement hautement improbable, s'est substitué à celui d'une insurrection socialiste, antiraciste, féministe, écologique, internationaliste qui n'a peut-être jamais été si nécessaire et urgente.
Martin Gallié, 8 octobre 2025
PS : et pour se faire une idée de Portland comme "zone de guerre", une vidéo d'une manifestation devant les bureaux de l'ICE à Portland, le 7 octobre 2025 : https://www.facebook.com/jamie.alongi.33/videos/24710589775260304/?idorvanity=959208695816460
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Le STTP et le scandale néolibéral
En 2000, Postes Canada achète 50% des actions d'Intelcom Express. Le processus a suscité la controverse, car Intelcom avait des liens avec le Parti libéral du Canada. Les critiques ont mis en doute l'équité du processus décisionnel chez Postes Canada. Les actions ont été rachetées par Intelcom Express en 2007.
2 octore 2025
Intelcom Courier Inc. était à l'époque un important donateur libéral, dont le fondateur et président-directeur général, Daniel Hudon, était également collecteur de fonds et ancien membre du comité des finances de l'aile québécoise du Parti libéral du Canada, dont le président était nul autre que… Clément Joly, père de Jean-Sébastien et Mélanie Joly (1)
André Ouellet, le PDG de Poste Canada qui avait autorisé le rachat d'Intelcom par la société d'État avait été éclaboussé en 2004 par un rapport de vérification de la firme Deloitte Touche, commandé dans la foulée du scandale des commandites, qui lui reprochera d'être « intervenu à maintes reprises dans l'attribution de contrats totalisant 35 millions » et d'avoir « demandé à ses subalternes de trouver du travail à plus de 80 personnes ». (2)
Ancien directeur financier chez Mediagrif, Jean-Sébastien Joly s'est joint à Intelcom en 2007 comme vice-président, finances et opérations, et a racheté l'entreprise à son fondateur, Daniel Hudon, en 2017, avec la participation de la Caisse de dépôt et de la Banque de développement du Canada (BDC). (3)
Avec le soutien de la CDPQ (Caisse de dépôt et placement du Québec), reconnue pour son mépris des travailleurs, le frère de la ministre Joly entame une grande expansion des activités de la compagnie. En quelques années, l'entreprise fait bâtir des centres de tri à Montréal et Toronto qui représentent des investissements de 31 millions de dollars. Durant la même période, leur nombre d'employés passe de 300 à 2500 plus 3000 « indépendants » qui sont en réalités des travailleurs précaires.
Pendant la grève de décembre 2024, Postes Canada a d'ailleurs fait appel à des briseurs de grève en ayant recours à des sous-traitants comme Purolator et Intelcom pour expédier des colis qui devaient être traités par les grévistes.
Jusqu'en 2022, aucune mesure de prévention des conflits d'intérêts n'empêche Mélanie Joly de donner un traitement préférentiel à la compagnie de son frère. Il y a trois ans, un « filtre » anti-conflits d'intérêts, administré par la sous-ministre et la cheffe de cabinet de Joly, est mis en place pour s'assurer que la ministre ne favorise pas l'entreprise de son frère. (4)
Mais ce n'est que de la poudre aux yeux, Melanie Joly n'a plus besoin de favoriser l'entreprise de son frère, c'est déjà fait. Elle et son gouvernement, en s'activant à démanteler le système postal public, visent nécessairement à avantager les compagnies privées comme Intelcom au détriment de Poste Canada.
L'acharnement du gouvernement libéral n'a rien à voir avec la supposée problématique de rentabilité. Cette offensive est de deux ordres, premièrement le transfert du service de livraison des colis vers les compagnies privées, qui font dans l'ensemble d'énormes profits, et l'affaiblissement de la combativité ouvrière. Donc des profits plus grands pour leurs amis, les dirigeants de ces compagnies et la réduction des salaires ainsi que l'affaiblissement des conditions de travail et surtout de la combativité ouvrière.
Tel est le motif du Parti Libéral de Carney en ce moment, affaiblir les syndicats, les salaires et conditions de travail pour enrichir encore plus les entreprises. Le cas d'Intelcom en est un exemple. Il n'exploite pas de véhicules de livraison puisqu'e cette compagnie le donne en sous-traitance à de petites et moyennes entreprises qui offrent ce genre de service. (5) Ce fonctionnement rend encore plus difficile la syndicalisation puisque ce sont des employéEs assujettis à contrat individuel. Au lieu de travailleurs et travailleuses syndiqués avec des conditions de travail et salariales décents, le travail est transféré vers des entreprises où les travailleurs sont atomisés et sans rapport de force.
Le gouvernement libéral ainsi que la direction de Poste Canada ont donc fabriqué un récit de crise financière qui camoufle leur véritable objectif. Pour ajouter au scandale, Poste Canada a du admettre, lors d'une période de questions avec des députés, avoir versé des millions de dollars en primes à sa haute direction au cours des deux dernières années. Si une entreprise perd de l'argent et se dirige vers la faillite, pourquoi ses dirigeants recevraient-ils des primes ? (6)
Postes Canada est actionnaire à 91 % de Purolator. Les revenus de Purolator au cours des quatre dernières années se sont élevés en moyenne à environ 2,5 milliards de dollars. Postes Canada a donc sommes toutes beaucoup d'argent, mais ce que cela signifie également c'est que si Postes Canada avait le privilège exclusif de la livraison du colis comme c'est le cas pour la poste-lettre, il serait bien au-dessus du seuil de rentabilité.
Suite à la création d'un syndicat, Amazon a fermé ses sept installations au Québec, ce qui a entrainé le licenciement d'environ 2000 personnes. Intelcom avait déjà signalé, qu'elle était prête à prendre la relève. « Nous avons une relation de longue date avec [Amazon] et nous continuerons de collaborer étroitement pour équilibrer leurs besoins de livraison au Québec », avait souligné l'entreprise dans une déclaration. Mais Intelcom n'exploite pas de véhicules de livraison, les employéEs licenciéEs ne seront donc pas repris et les emplois sont maintenus en situation précaire de sous-traitance.
Postes Canada persiste à imposer des reculs, la mobilisation s'organise
Selon le syndicat pratiquement tout ce qui figurait dans les offres patronales de mai dernier reste inchangé. Les dernières offres comportent toutefois quelques nouveaux reculs, notamment l'abolition de la sécurité d'emploi, une zone de réaménagement des effectifs de 60 km lors des réorganisations et des suppressions d'emplois directe. La présidente du syndicat Jan Simpson dénonce l'attitude de Postes Canada qui a fait attendre les membres du syndicat 45 jours pour leur présenter des offres pires que celles rejetées en août. Postes Canada savait pertinemment que les membres ne pourraient pas accepter ces nouvelles offres, elle cherche clairement à gagner du temps. (7)
Les membres du syndicat ont démontré leur détermination. Ils ont été mobilisés partout à travers le Canada. À Montréal ils ont innové en organisant conjointement une manifestation avec le Syndicat des employées d'entretien de la STCUM (CSN) également en grève. Devant une offensive patronale et gouvernementale qui s'en prend à tous les syndicats, l'organisation d'une riposte intersyndicale est une initiative qu'il faut saluer, il faut maintenant qu'elle devienne populaire. Tous les mouvements et organismes progressistes de gauche doivent maintenant emboiter le pas dans ce mouvement.
Sources :
(1) https://www.lautjournal.info/20250523/melanie-joly-amazon-et-intelcom-un-parfum-de-favoritisme-et-de-privilege
(2) Idem
(3) https://etoiledunord.media/2025/03/la-compagnie-sous-traitante-pour-amazon-au-quebec/
(4) Idem
(5) https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2025-01-24/sous-traitant-d-amazon/grosse-prise-immobiliere-pour-intelcom.php#
(6) https://www.prpeak.com/sponsored/postal-workers-have-their-say-9902307
(7) https://www.sttp.ca/fr/postes-canada-ne-prend-pas-les-n%C3%A9gociations-au-s%C3%A9rieux
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