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Russie. Depuis sa cellule, Boris Kagarlitsky traite des thèmes centraux pour une reconstitution d’une gauche socialiste face à l’autocratie

25 novembre, par Boris Kagarlitsky — , ,
Boris Kagarlitsky, sociologue russe et intellectuel de gauche de longue date, purge actuellement une peine dans une colonie pénitentiaire de régime général (IK-4), ce qui n'a (…)

Boris Kagarlitsky, sociologue russe et intellectuel de gauche de longue date, purge actuellement une peine dans une colonie pénitentiaire de régime général (IK-4), ce qui n'a pas détruit son ironie.

L'interview ci-dessous a été réalisée par Andrey Rudoy, journaliste de gauche et animateur de la chaîne YouTube Vestnik Buri (classée par l'État russe comme « agent étranger ») et a été publiée pour la première fois en octobre 2025 sous forme de long texte sur Rabkor [1], accompagné d'une longue vidéo sur Vestnik Buri. La vidéo présente les réponses de Kagarlitsky (reçues depuis la prison) avec une restitution vocale assistée par IA et des sous-titres automatiques clairs, ce qui rend ce matériel des plus regardable pour un entretien en prison.

Couvrant la vie en prison, la guerre, les débats sur le stalinisme, l'état des médias de gauche en Russie et les perspectives d'un réalignement politique après la guerre, Kagarlitsky se montre ici sous son jour le plus lucide. Lorsqu'on lui demande s'il regrette de ne pas avoir quitté la Russie quand il en avait l'occasion, sa réponse est simple : aucun regret — non seulement c'était le bon choix, mais c'était un choix important.

15 novembre 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/europe/russie/russie-depuis-sa-cellule-boris-kagarlitsky-traite-des-themes-centraux-pour-une-reconstitution-dune-gauche-socialiste-face-a-lautocratie.html

La première question qui vient naturellement à l'esprit : comment allez-vous, physiquement et moralement ?

Tout le monde comprend que la prison n'est pas un endroit où l'on améliore sa santé. Donc oui, j'ai quelques problèmes — de tension artérielle, de vue. Bref, tout n'est pas rose.

Mais d'un autre côté, rien de grave ni d'effrayant ne m'arrive. Je suis tout à fait capable de travailler et j'ai l'intention de continuer à travailler activement. Je pense donc qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter ni de paniquer. Tout ira bien et tout finira par s'arranger.

Je comprends que, plus récemment, les « agents étrangers » ne sont plus enrôlés, mais avant cela, vous a-t-on proposé d'aller au SMO-« Opération militaire spéciale » [2] ?

Ils ne pouvaient pas me proposer d'aller au SMO en raison de mon âge et de mes convictions. Heureusement, personne ne m'a fait ce genre de proposition. De toute façon, il était évident dès le départ que j'aurais refusé.

Une autre question est qu'ici, dans la colonie (carcérale), des invitations générales sont régulièrement lancées. Par exemple, ils alignent tout le camp, ou juste plusieurs détachements, sur le terrain de football. Un recruteur arrive – ou plutôt tout un groupe de recruteurs – et ils commencent à nous dire à quel point ce serait formidable si tout le monde allait au SMO. Ils disent que même si vous y êtes tué, vos proches recevront certainement une bonne indemnité. Alors allez-y, inscrivez-vous.

De plus, avant l'appel du matin, ils nous font parfois des discours sur la manière de rejoindre le SMO, de s'enrôler, de soumettre une candidature, etc. Naturellement, je suis censé écouter tout cela à chaque fois. Cependant, certains détenus qui ne remplissent pas les conditions d'âge ou d'autres critères sont parfois dispensés de cette activité. Quoi qu'il en soit, ce type d'activité est obligatoire pour la plupart des personnes du camp. Tout le monde écoute calmement ces exhortations, puis vaque à ses occupations ou retourne au travail.

De manière générale, à quel rythme les détenus quittent-ils le centre de détention provisoire et la colonie pour rejoindre le front ? Y a-t-il une tendance particulière ? Les médias d'opposition ont rapporté que le nombre de contrats signés cette année avait atteint un niveau historiquement bas.

Ici, dans la colonie IK-4, ils publient des statistiques mensuelles, et l'un des indicateurs est le nombre de détenus qui ont rejoint le SMO. Je suis de près ces statistiques.

Voici la tendance. On m'a dit qu'en 2023, certains mois, des centaines de contrats avaient été signés. Lorsque je suis arrivé à la colonie en mai 2024, les chiffres mensuels oscillaient entre 35 et 45 personnes, puis à partir de la fin de l'été ils ont commencé à baisser de manière constante et brutale, jusqu'en décembre 2024, où une seule personne est « partie ». Après cela, il y a eu une nouvelle hausse, mais elle n'était pas impressionnante.

Dernièrement, entre 8 et 11 personnes partent chaque mois. Et je peux affirmer avec certitude que même cette légère augmentation est précisément liée à l'espoir de paix. De nombreux détenus espéraient qu'en signant un contrat, ils n'arriveraient pas à temps au front, qu'un cessez-le-feu serait conclu avant. J'ai parlé à beaucoup de ceux qui ont signé et c'est ce qu'ils m'ont dit.

De plus, les recruteurs eux-mêmes ne cessent de répéter : « Les hostilités vont bientôt prendre fin ; vous n'irez peut-être même pas au front. » Hélas, cela ne s'est pas encore produit. Cependant, les recruteurs ont commencé à se faire plus rares.

Une autre observation instructive concerne la motivation de ceux qui s'engagent. Parmi eux, je n'ai rencontré aucune personne motivée par l'idéologie. Au contraire, j'ai rencontré à plusieurs reprises des personnes qui sont des opposants convaincus au SMO. Alors pourquoi signent-ils des contrats ? Pour être libérés et pour gagner de l'argent pour leur famille. Les recruteurs ont également insisté sur ces points, sans mettre beaucoup l'accent sur le patriotisme. Il s'agit d'une décision pragmatique, dictée non pas par des convictions, mais par les circonstances de la vie.

Par ailleurs, nous avons un certain nombre de patriotes fervents et idéologiquement convaincus qui répètent les arguments de la propagande, mais aucun d'entre eux ne s'est jamais engagé pour aller combattre. Pas une seule fois !

Le camp compte de nombreuses personnes condamnées en vertu de l'article 337 [absence non autorisée d'une unité militaire]. À ne pas confondre, soit dit en passant, avec les déserteurs qui s'enfuient avec leurs armes – cela relève d'un autre article. Là encore, la dynamique est intéressante. La plupart du temps, ils dissuadent les autres détenus de signer des contrats, mais certains d'entre eux ont eux-mêmes signé des contrats, non pas pour des raisons idéologiques, mais parce qu'ils avaient besoin d'être innocentés de cette accusation spécifique. Une personne dit : « Je ne veux pas que les gens pensent que j'ai abandonné mes camarades, même si je déteste absolument cette guerre en tant que telle. »

D'une manière générale, il me semble très important d'éviter les jugements simplistes et manichéens. Du genre : si quelqu'un a combattu, c'est qu'il est pour la guerre. Ou l'inverse : si quelqu'un ne veut pas combattre, c'est qu'il est contre. Malheureusement, tout est beaucoup plus compliqué.

Vous êtes en détention depuis plus de deux ans maintenant, avec seulement une courte interruption. Regrettez-vous de ne pas avoir saisi l'occasion de partir lorsque vous avez été libéré à la fin de l'année 2023 ? Vous auriez pu émigrer et poursuivre votre travail d'information et d'organisation [voir l'article publié sur ce site les articles du 2 avril et du 16 novembre2024 – réd.].

Je n'ai aucun regret. J'ai fait un choix et je le considère non seulement comme juste, mais aussi comme extrêmement important.

Quand les gens me disent que depuis l'étranger j'aurais pu m'exprimer de manière plus incisive et utiliser un langage plus dur, je leur rappelle que ce n'est pas du tout mon style. J'ai toujours essayé, et j'essaie encore, de m'exprimer correctement et poliment, même lorsque je parle de personnes qui, à mon avis, ne méritent pas le respect. La retenue ne fait que rendre le discours plus convaincant.

Bien sûr, il est plus difficile de travailler quand on se retrouve en prison ou dans un camp. Il n'y a pas d'internet, pas d'accès à une bibliothèque, et la communication avec les collègues et les camarades est limitée. Je dois toutefois, une fois de plus, faire l'éloge du système FSIN-Letter [3]. Grâce à lui, non seulement j'ai reçu à plusieurs reprises les données nécessaires, mais je maintiens également une communication continue avec un grand nombre de personnes, dont beaucoup que je n'aurais jamais rencontrées à l'extérieur. Et ce sont souvent des contacts très intéressants et utiles.

En revanche, la poste russe « perd » régulièrement mes lettres ou celles qui me sont adressées. Il y a donc des choses qui fonctionnent encore mieux dans nos prisons qu'à l'extérieur.

Juste pour clarifier les choses. Considérez-vous que votre décision de rester en Russie est la bonne pour vous personnellement, ou pour tous les opposants de gauche en général ?

Je n'ai aucune intention de condamner les personnes qui sont parties à l'étranger, surtout si elles sont capables de soutenir ou de créer des projets utiles à la cause commune. On peut et on doit travailler dans des circonstances différentes. Nous nous complétons et nous nous aidons mutuellement. Certains·e sont en exil, d'autres dans le pays, d'autres encore en prison. L'essentiel est que nous préservions tous notre solidarité et notre foi en ce que nous faisons.

Vous sentez-vous isolé sur le plan informationnel ? Comment obtenez-vous des informations à jour ?

Il existe bien sûr certaines difficultés pour obtenir des informations. Mais ce n'est pas grave. Les nouvelles qui comptent vraiment, celles que nous attendons tous, nous parviennent de toute façon. Et sur ce point, la différence entre les personnes incarcérées et celles qui sont à l'extérieur n'est pas grande.

Dans un certain sens, notre situation est même meilleure, car nous ne sommes pas distraits par des futilités. Je remarque souvent que les gens à l'extérieur sont dans une sorte de dépression, d'humeur pessimiste. Et il s'avère donc, assez amusant, que je dois leur remonter le moral depuis la prison. Ici, dans la colonie, il est plus facile de distinguer l'essentiel du secondaire.

L'attente est toujours un processus douloureux. La prison, c'est attendre la liberté. Et que se passe-t-il au-delà des portes ? La même chose, en réalité. Ce n'est simplement pas aussi évident. À bien des égards, c'est plus simple ici.

Puisque nous avons abordé le sujet des médias et de l'information : Rabkor est la plus ancienne chaîne de gauche sur YouTube. J'ai vérifié : elle a commencé à se développer pendant les manifestations de Bolotnaya [4]. Comment évaluez-vous l'ère (probablement déjà révolue) de YouTube de gauche dans son ensemble ?

Je pense que cette époque, qui n'a pas commencé avec les « manifestations de Bolotnaya », mais avec la crise économique mondiale de 2008-2010, la Grande Récession, n'est pas terminée. J'espère vivement qu'elle touche à sa fin, mais hélas, ce n'est pas encore le cas. Et le développement des chaînes de gauche sur YouTube reflète des processus beaucoup plus larges.

Pendant la Grande Récession, l'épuisement du modèle néolibéral du capitalisme s'est révélé à l'échelle mondiale. En Russie, une crise a frappé le modèle de « démocratie dirigée », que l'on avait commencé à construire sous [Boris] Eltsine avec le coup d'État de 1993 [5] et qui a pris toute son ampleur pendant le premier mandat de [Vladimir] Poutine.

En 2010, il était devenu évident qu'il y avait une demande de changement. Et la bifurcation politique est apparue clairement à tous et toutes : soit une véritable démocratisation, soit, au contraire, un virage vers un autoritarisme ouvert.

Les cercles dirigeants russes craignaient la démocratisation, car elle aurait pu entraîner une perte de contrôle. Et les dirigeants n'étaient pas les seuls à avoir peur. Les dirigeant·e·s de l'opposition libérale et les personnalités du monde des affaires qui les soutenaient redoutaient également des processus incontrôlables.

En conséquence, au lieu d'un changement radical, nous avons eu droit à la « manifestation de Bolotnaya », qui s'est avérée inutile. Son nom s'est révélé symbolique : toute l'énergie de la protestation s'est noyée dans le marécage de l'opportunisme libéral.

Le problème est que ces événements, d'une part, ont renforcé la gauche – on pourrait même dire qu'ils ont, dans une certaine mesure, créé un nouveau mouvement de gauche – mais, d'autre part, ils ne lui ont pas permis de se développer suffisamment pour jouer un rôle déterminant dans le cours des événements.

La crise du début des années 2010 était déjà une crise spécifiquement capitaliste. Le lien entre les problèmes économiques et la politique néolibérale est devenu évident pour toute personne capable d'analyse critique, et une nouvelle génération a atteint l'âge adulte, formée après l'Union soviétique. Si auparavant la gauche se composait principalement de groupes d'intellectuel·les capables de comprendre les contradictions économiques et sociales qui s'étaient développées après 1991, et libéré·e·s du dogmatisme officiel soviétique, dans les années 2010, un nouveau milieu a commencé à se former et, de plus, à se reproduire et à se développer.

C'est à ce moment-là qu'un public stable a émergé pour des projets tels que Rabkor, Prostye Chisla [6], Vestnik Buri et d'autres. Mais le fait est que cette croissance s'est produite dans un contexte de faiblesse politique. Il n'y avait toujours pas de possibilité de devenir une force politique indépendante.

D'où les tentatives de coopération avec les partis d'opposition officiels qui, à l'époque, ne s'étaient pas encore complètement discrédités, même si nous connaissions parfaitement leurs vices et en parlions publiquement.

D'autres ont réagi à cette contradiction par l'apolitisme : « La politique ne nous intéresse pas, tout cela est horrible, ce n'est que de l'opportunisme, des institutions bourgeoises, etc. Nous nous plongeons dans la théorie pure, dans le monde des idées ou dans la reconstruction historique. » Le problème, c'est qu'une théorie qui tourne consciemment le dos au présent est une théorie sans valeur.

Et là encore, au niveau de l'abstraction, il est facile de tracer une ligne entre, d'une part, les nouvelles idées et les nouveaux besoins qui ont émergé au XXIe siècle et, d'autre part, l'héritage des années 1990, lui-même grevé par l'héritage soviétique.

Dans la vie réelle, tout est beaucoup plus compliqué, plus enchevêtré. La critique abstraite du capitalisme et du libéralisme a permis non seulement à des personnes différentes de se rencontrer sur la même plateforme, mais aussi à des idées très différentes, souvent même opposées, de coexister dans un même esprit. Et il y avait, et il y a toujours, beaucoup de ces « esprits ». Nous devons travailler avec elles et eux.

Il est impossible de ne pas évoquer ici le phénomène Goblin (surnom du blogueur Dmitry Puchkov) [7]. Le fait n'est même pas que sa critique de la politique sociale des autorités se mêlait à son admiration pour ces mêmes autorités, mais que de nombreuses et nombreux militants de gauche authentiques ont réussi à se faire connaître sur sa plateforme. J'ai souvent entendu des téléspectateurs/téléspectatrices de Rabkor dire qu'elles ou ils étaient venus vers nous grâce à Goblin. On pourrait en dire autant d'autres plateformes, mais il n'est pas nécessaire de toutes les énumérer ici.

À l'époque, il était plus facile pour nous d'accéder à certains médias « patriotiques » cultivant la nostalgie soviétique qu'aux médias libéraux. Dans les médias libéraux, la situation n'a commencé à changer qu'à la fin de la décennie, grâce à une nouvelle génération de journalistes professionnel·les qui n'étaient pas hostiles aux idées de gauche et qui, parfois, y étaient même favorables. Ce sont précisément ces jeunes journalistes qui ont réussi, sur certaines plateformes libérales, à obtenir une plus grande ouverture et à influencer les rédacteurs/rédactrices en chef.

Pendant ce temps, le système politique continuait d'évoluer dans une direction complètement différente : Covid, répression des manifestations initiées par [Alexei] Navalny, subordination définitive de tous les partis de la Douma au contrôle du gouvernement, lois sur les « agents étrangers ». Et enfin, le 24 février 2022 [intervention en Ukraine].

Peut-être avons-nous obtenu des succès notables sur le plan moral, voire idéologique, et formé des audiences stables qui ont survécu à l'épreuve des trois dernières années et qui, dans l'ensemble, persistent. Nous disposons désormais d'un milieu, de cadres, d'une culture et d'une tradition distinctes – en bref, d'une grande partie de ce qui nous manquait dans les années 2010. Et paradoxalement, dans le contexte de l'effondrement moral et politique de l'ancienne opposition officielle, nous sommes au moins plus visibles et plus aptes à développer des initiatives politiques indépendantes.

Mais dans le même temps, la société dans son ensemble est écrasée non pas avant tout par la répression, mais par la dépression. Les problèmes de la gauche sont, en fin de compte, les problèmes de la société russe en tant que telle : une solidarité faible, des liens fragiles et un manque d'expérience.

Avez-vous été surpris que la plupart des blogueurs/blogueuses dits « de gauche », censé·es mobiliser et radicaliser leur public, aient ouvertement ou implicitement pris le parti des autorités russes ces dernières années ? De plus, la plupart d'entre elles et d'entre eux n'ont aucune ambition politique et se distancient de la politique. S'agit-il d'une tendance générale ou d'un dysfonctionnement ?

Vous allez rire, mais je m'attendais à pire. Quelques personnes m'ont agréablement surpris. Quant à la dépolitisation, je suis tout à fait d'accord : se déclarer « de gauche » n'implique en rien une activité ou une position sur les questions politiques actuelles.

Mais il y a un autre point curieux concernant les staliniens post-soviétiques. Historiquement, l'idéologie stalinienne a traversé plusieurs étapes et a considérablement évolué. Il y a d'une part l'idéologie des années 1930, où l'on trouve encore beaucoup de rhétorique révolutionnaire, de références aux intérêts de classe, etc. Et d'autre part, l'idéologie de 1948-1953, qui prépare en substance l'« impérialisme rouge » [l'imposition de régimes dépendants du centre moscovite dans les pays du Comecon créé en 1949 : Bulgarie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne, Roumanie et RDA en 1950]. Il n'y a plus rien de progressiste là-dedans. Pour employer des termes familiers, on est passé du thermidor soviétique au bonapartisme soviétique.

Et en 2022, on a immédiatement compris à quelle période de l'histoire soviétique tel ou tel·le blogueur/blogueuse se référait. Parmi celles et ceux qui s'orientaient vers les idées des années 1930, beaucoup ont critiqué le SMO, tandis que les « impérialistes rouges » ont naturellement soutenu les autorités. Tout cela est assez logique.

Avez-vous le sentiment que les médias de gauche ont commis des erreurs au cours des années qui ont précédé le conflit ukrainien ? Pensez-vous qu'il y ait eu une forte tendance à critiquer l'histoire et les libéraux (j'ai ma part de responsabilité à cet égard) et que les discours promus aient créé un phénomène étrange, à savoir une audience de gauche dépolitisée, avec des discours qui étaient, franchement, antimarxistes ?

Bien sûr, avec le recul, certaines erreurs sont toujours visibles. Mais en ce qui concerne la critique des libéraux, il me semble que nous avions raison. Et il ne s'agit même pas de points théoriques, mais du fait que la plupart des opposant·es libéraux aux autorités refusaient catégoriquement de voir les racines systémiques et économiques de ce qui se passait. En d'autres termes, elles et ils appelaient non pas à changer le système, mais à remplacer certaines personnes très mauvaises et corrompues issues des services de sécurité par des personnes « très bonnes et respectables », de préférence issues du monde des affaires. Et bien sûr, à organiser des élections équitables.

Personne ne contestera ce dernier point, mais le système politique actuel n'est pas sorti de nulle part ; il repose sur certaines relations de pouvoir économique et de propriété, sur une structure sociale qui non seulement présuppose une inégalité sociale et matérielle flagrante, mais qui éloigne également la grande majorité des citoyen·nes, y compris la classe moyenne, de la participation aux prises de décision.

Si nous voulons obtenir le soutien massif de la population en faveur du changement, nous devons parler de tout cela. Et nous devons critiquer les libéraux pour leur incohérence, pour le fait que beaucoup d'entre elles et eux ont peur de la démocratie effective et ne le cachent même pas.

Bien sûr, la critique peut prendre différentes formes. Il est ridicule de réprimander les libéraux simplement parce qu'elles ou ils sont libéraux, ou d'oublier les personnes honnêtes et courageuses du camp libéral avec lesquelles nous partageons aujourd'hui des problèmes communs. Nous ne devons pas confondre solidarité démocratique et absence de position propre. Et il va de soi que la critique doit être substantielle et courtoise. Les militant·es de gauche qui, au lieu d'engager un débat raisonné, se contentent de lancer des slogans n'obtiendront rien de bon.

Nous devons comprendre que les militant·es libéraux sont actuellement en train de procéder à une très sérieuse remise en question de leurs valeurs. Cela ne signifie pas qu'elles ou ils deviendront tous et toutes militantes de gauche demain (même si certain·es le feront, et l'ont déjà fait). À tout le moins, elles et ils nous écouteront, et dans une telle situation, ce qui nous est demandé, c'est d'exposer clairement et de manière convaincante notre position sur des questions concrètes, de respecter nos adversaires et d'exiger le respect pour nous-mêmes. Quand l'une de nos connaissances communes se met soudain à crier qu'il faut écraser ces « maudits militants de gauche », cela ne ressemble pas non plus à de la solidarité démocratique.

Je suis d'accord avec vous. Mais il me semble que le problème réside également dans l'angle d'approche de la critique. Vous avez sûrement réfléchi à maintes reprises à la manière dont les idées ouvertement de droite ont été et sont encore promues en Russie sous le drapeau rouge. Et cela ne concerne pas seulement le CPRF [Parti communiste de la Fédération de Russie] [8], mais aussi les partis extra-systémiques. Sexisme, chauvinisme, antisémitisme, antidémocratisme, négationnisme vaccinal, théories du complot : tout cela est monnaie courante dans le public « de gauche » russe. Êtes-vous d'accord pour dire que de nombreuses et nombreux « militants de gauche » en Russie sont en pratique de droite, et que cette situation n'a pas pu être corrigée au fil des années de présence de YouTube « rouge » ?

À mon avis, la dépolitisation et la promotion d'idées réactionnaires sont étroitement liées. Je rencontre souvent la même personne qui tient des propos tout à fait sensés lorsque la discussion porte, par exemple, sur son domaine professionnel, puis qui débite des absurdités conspirationnistes lorsqu'il s'agit de politique ou d'histoire politique. Mais la politique réelle est toujours concrète et exige une logique systémique. En d'autres termes, la politisation ordonne et structure la conscience.

Le « YouTube rouge » est-il responsable de la situation actuelle ? En partie oui, mais seulement en partie. Nous aurions peut-être dû accorder plus d'attention à la démystification de divers mythes réactionnaires et propres au complotisme. Eh oui, nous avons essayé d'élargir notre audience, y compris au détriment d'un public loin d'être exempt de ces mythes.

Mais voici le point délicat. D'une part, on ne peut pas se permettre de telles choses. D'autre part, regardez les militant·es de gauche occidentaux qui qualifient immédiatement de fasciste toute personne ordinaire qui raconte une blague politiquement incorrecte, la poussant ainsi vers les fascistes, les vrais.

Le travail d'éclaircissement exige des efforts constants, de la patience, de la persévérance et une attitude bienveillante envers les personnes qui sont devenues victimes de la manipulation idéologique, combinées à une intolérance totale envers les manipulateurs/manipulatrices eux-mêmes et leur idéologie.

J'espère vivement que la politisation accélérera les choses. Plus les gens acquerront d'expérience pratique dans la lutte politique, plus il leur sera facile de démêler ces questions.

Pensez-vous que le 24 février 2022 et les événements qui ont suivi ont marqué la fin de l'ancien mouvement de gauche en Russie, issu du mouvement rouge-brun [cf. entre autres le Parti communiste de la Fédération de Russie, CPRF] des années 1990, et que nous nous trouvons désormais à un carrefour où trois voies principales s'offrent aux marxistes : (1) une voie rouge-conservatrice soutenant les autorités ; (2) un « reconstructionnisme » rouge au niveau de la sous-culture, sans réelle influence politique ; et (3) une voie progressiste de gauche dont les contours sont encore indéfinis ?

Il ne fait aucun doute que les événements du 24 février 2022 ont marqué un tournant. Nous voyons désormais très clair sur qui vaut quoi et qui est bon pour quoi. Et l'essentiel n'est même pas ce qui s'est passé en 2022, mais comment cela va se terminer. C'est rétrospectivement que le comportement des différentes personnes et des différents groupes sera évalué. Je ne parle pas de nos jugements – nous les avons déjà exprimés – mais de la façon dont ce qui se passe sera perçu par la société. Nous sommes actuellement dans une phase intermédiaire. Elle s'est prolongée de manière intolérable, mais manque encore de contenu propre.

D'ailleurs, les plaintes concernant le manque de définition du projet de gauche sont du même ordre. Le flou de la situation politique ne nous permet pas de façonner pleinement un projet de gauche, même dans ses aspects économiques. Par exemple, nous préconisons la nationalisation des monopoles naturels [une situation de monopole naturel existe lorsque la production d'un bien donné par plusieurs entreprises est plus coûteuse que la production de ce bien par une seule entreprise, entre autres dans les infrastructures essentielles]. Mais le plan concret et les formes de nationalisation, ses limites et ses possibilités organisationnelles, nous ne pourrons les déterminer qu'après l'ouverture de perspectives d'action politique. Nous comprendrons alors qui est prêt à nous soutenir et dans quelle mesure, comment nous entendre avec nos allié·es et les rallier à notre cause, ce que la société sera prête à accepter et à soutenir.

En tant que démocrates, nous devons tenir compte de l'opinion des populations. Mais cela ne signifie pas qu'il faille rester à la traîne. Pour formuler un projet, il faut avoir une longueur d'avance, voire une demi-longueur d'avance sur le processus, mais en aucun cas s'en détacher.

Il y a quelque temps, beaucoup de gens (dont vous-même, dans votre livre Between Class and Discourse [9]) ont critiqué les influenceurs/influenceuses de gauche pour avoir abandonné les questions de classe et de politique au profit de batailles culturelles et de « guerres en ligne ». Cela concernait en particulier les « féministes de Twitter », qui ont formé des communautés toxiques et se sont empressées de « censurer » celles et ceux qui ne correspondaient pas à leur discours. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, compte tenu de la complexité de la politique réelle, les défenseur·es de l'Union soviétique sur Internet sont devenus exactement les mêmes « féministes Twitter », qui s'empressent de dénoncer toute personne critiquant l'Union soviétique, avec ou sans raison ? Et que cette défense est soit dépolitisée, soit carrément réactionnaire ?

En fait, la réponse est déjà contenue dans la question. Oui, une réaction douloureusement agressive à certains mots et sujets est pour le moins un signe malsain. Mais il me semble que nous devons creuser plus profondément et réfléchir à ce que les gens défendent exactement. Quelle Union soviétique ? Qu'est-ce qui les attire dans l'expérience soviétique ?

Je peux parler en mon nom. Il ne fait aucun doute que les acquis de la révolution ont été l'État social, qui, soit dit en passant, n'a pris pleinement forme que dans les années 1960, bien qu'il ait été déclaré comme objectif dès le début ; l'éducation de masse, non seulement par le biais des écoles et des universités, mais aussi par la diffusion de la haute culture ; et, bien sûr, l'immense travail de transformation d'un pays agraire en un pays industriel, le développement de la science, etc.

Mais le fait est que l'Union soviétique était une société extrêmement contradictoire. Et les aspects de l'histoire soviétique dont je parle n'ont pas simplement coexisté en parallèle avec la répression, la suppression de l'individu·e, les campagnes contre la génétique ou les « cosmopolites sans racines », le bureaucratisme sauvage, etc. – tout cela était étroitement lié.

Et c'est là que réside le problème crucial. Celles et ceux qui défendent aujourd'hui avec tant de zèle l'Union soviétique ne défendent en fait pas l'Union soviétique, mais précisément les aspects sombres, réactionnaires ou conservateurs de l'histoire soviétique, c'est-à-dire les traits mêmes du système soviétique qui l'ont finalement condamné à la défaite historique. Pour nous, en tant que militant·es de gauche, il est fondamental de tirer des conclusions critiques de cette expérience afin de ne pas la répéter et de ne pas répéter sa défaite. Nous n'avons pas l'intention de nous complaire dans la nostalgie ; nous avons l'intention de gagner. Vous voyez la différence ?

Vous avez probablement entendu dire que j'ai récemment publié une longue vidéo sur la terreur stalinienne contre les communistes et, plus largement, contre la gauche. Pensez-vous qu'il soit destructeur d'aborder de tels sujets ?

J'ai entendu parler de la vidéo, mais je n'ai malheureusement pas pu la regarder. Nous n'avons pas Internet ici. Mais il me semble que la question ne porte pas sur la vidéo, mais sur la réaction qu'elle suscite.

Ce qui est intéressant, c'est de savoir pourquoi cette réaction est si douloureuse aujourd'hui [10]. Après tout, la répression contre les communistes en Union soviétique est un fait connu depuis longtemps. N'y a-t-il pas eu les révélations du 20e congrès du PCUS [Parti communiste de l'Union soviétique] en 1956 ? Même si certain·es n'appréciaient pas les évaluations de [Nikita] Khrouchtchev – certain·es les trouvaient trop modérées, d'autres au contraire trop catégoriques –, les faits sont évidents.

Et depuis lors, de nombreuses recherches ont été menées. Certaines d'entre elles, comme le livre de [Viktor Nikolaïevitch] Zemskov, Staline et le peuple [11], sont souvent citées par les staliniens eux-mêmes lorsqu'ils affirment que le nombre de victimes était inférieur à celui avancé par les auteurs libéraux antisoviétiques. C'est d'ailleurs vrai : dans de nombreuses publications de la fin des années 1980 et des années 1990, le nombre de victimes a été exagéré. Mais il y a eu des victimes ! Ou bien près de 700 000 personnes fusillées sur décision de « troïkas spéciales » [12] ne suffisent-elles pas ? Combien faut-il pour commencer à prendre au sérieux les répressions des années 1930 ?

Alors, si les faits sont connus, pourquoi une telle réaction ? Et pourquoi maintenant, alors que la direction du CPRF-Parti communiste de la Fédération de Russie condamne officiellement les décisions du 20e Congrès, qui n'ont aucun rapport direct avec le moment présent ? Il me semble qu'il y a deux raisons à cela.

La première est que l'histoire se substitue à la politique. Il ne s'agit même pas de dépolitisation, c'est pire : la défense des mythes devient le contenu principal de l'activité – ou de la passivité. Et, je le répète, ce sont des mythes réactionnaires. Le mythe du grand leader est réactionnaire en soi, car il vise à supprimer l'activité indépendante et démocratique des masses. Big Brother pensera à votre place.

La deuxième raison est simplement le désir de plaire aux autorités actuelles. Peut-être inconsciemment. Mais ce n'est un secret pour personne que l'héritage autoritaire de l'Union soviétique est tout à fait accepté et approuvé par le régime actuel, contrairement à l'héritage progressiste soviétique, tel que l'émancipation des femmes, la séparation de l'école et de la culture de l'Église, etc.

Plus largement, à l'heure où la lutte pour les libertés démocratiques devient l'aspect le plus important de la lutte pour la transformation sociale, on nous propose un culte de l'autoritarisme et du conservatisme. En d'autres termes, il existe déjà ici une politique bien définie, dans l'intérêt de la préservation de l'ordre existant.

La conclusion s'impose. Même si cela ne plaît pas à certain·es, nous devons soulever les questions de démocratie, car en dernière analyse, ce sont des questions sociales, des questions de classe.

Pourquoi, selon vous, le mouvement de gauche en Russie refuse-t-il de se défaire du spectre de [Joseph] Staline ? N'est-il pas temps de développer une nouvelle image du socialisme, tant sur le plan politique qu'esthétique ?

Tant que la gauche sera associée au passé, nous n'aurons pas d'avenir. Bien sûr, vous pouvez consulter les résultats des sondages sur la popularité de Staline [en Russie]. Mais ce qui importe, c'est de savoir quelles questions ont été posées et comment elles ont été formulées. Une chose est de savoir comment vous évaluez la personnalité de Staline. Discutons-en, débattons-en, réfléchissons-y.

Mais voici une autre question : aimeriez-vous revenir en 1937 ? Ou plus généralement à l'époque stalinienne, sans appartements privés, sans Internet, voire sans le droit de choisir librement son lieu de résidence dans son propre pays ? Et là, nous constatons que la grande majorité des personnes ne voudraient même pas envisager une telle perspective. Nous devons nous débarrasser des fantômes du passé, tout simplement parce que nous avons besoin du soutien de la majorité d'aujourd'hui, du soutien des personnes avec lesquelles nous construirons l'avenir, et non pour pleurer le grand passé.

Un autre point sensible pour la gauche russe d'aujourd'hui est la lutte pour les droits démocratiques. Il est clair pour moi, comme pour beaucoup (et je suppose pour vous aussi), qu'il ne peut y avoir de transition directe du régime de Poutine à un régime socialiste, de la société actuelle à une société socialiste. De plus, la dictature et la restriction des libertés nous éloignent d'un avenir radieux plutôt que de nous en rapprocher. Mais lorsque ce sujet est abordé, on nous reproche de « prôner l'amélioration du capitalisme », d'être « devenu·es libéraux », etc. Comment expliqueriez-vous à celles et ceux qui ne comprennent pas le sens de la lutte pour les libertés et droits démocratiques pourquoi elle est nécessaire ?

Restons simples. Que quelqu'un me montre une citation de [Karl] Marx, [Vladimir] Lénine ou même Staline affirmant clairement qu'une dictature bourgeoise est préférable à une démocratie bourgeoise. Il est évident qu'aucun des « classiques » n'a jamais dit une absurdité aussi flagrante. Et pour les plus récalcitrant·es, je recommande le discours de Staline au 19e Congrès du PCUS. Le thème central de ce discours est que les communistes des pays capitalistes doivent être à l'avant-garde de la lutte pour la démocratie.

Pourquoi est-ce que je dis que la question de la démocratie est une question de classe ? Parce que l'auto-organisation massive des travailleurs et des travailleuses n'est possible que dans des conditions de liberté et d'ouverture, lorsque de nombreuses et nombreux membres de la classe ouvrière, et pas seulement des héros/héroïnes et des militant·es individuel·les, peuvent adhérer à des organisations de gauche, exprimer leurs opinions sans crainte de répression et, enfin, influencer la politique, y compris celle des partis de gauche.

Je comprends parfaitement que certain·es militant·es de gauche n'ont pas besoin des masses laborieuses ; elles et ils rêvent de devenir des patrons et d'imposer leurs transformations au peuple depuis le sommet. Mais ce sont de « mauvais·es militant·es de gauche ». Et surtout, elles et ils n'y parviendront pas.

Je rencontre souvent une réponse de la part des admirateurs/admiratrices du Généralissime selon laquelle nous sommes moralisateurs/moralisatrices. Que le marxisme concerne la nécessité historique, et non la morale et l'éthique. Y a-t-il une place pour la morale dans le marxisme ? Si oui, quelle pourrait être la base solide d'une telle morale pour les matérialistes, pour qui les pouvoirs divins et leurs dogmes n'existent pas ?

Je trouve étrange de supposer que pour être une personne honnête, il faille nécessairement craindre Dieu. Ne peut-on pas simplement se comporter honnêtement. Par exemple, ne pas ressentir le besoin compulsif de nuire à son prochain. Et nous ne manquons pas de personnes qui proclament constamment leur foi tout en agissant comme si elles étaient poussées par le diable.

Bien sûr, si l'un ou l'une d'entre nous a besoin de Dieu, je n'ai rien contre. Mais d'un point de vue sociologique, la société a simplement besoin de moralité, de certaines références éthiques sans lesquelles la reproduction des relations sociales et économiques serait impossible. Ces règles morales générales peuvent être codifiées sous forme religieuse – à travers les Dix Commandements – ou sous la forme du Code moral du constructeur/constructrice du communisme [13]. Ce n'est pas la question. Le fait est qu'elles sont établies de manière informelle par la communication, l'éducation, l'art, l'expérience d'autres personnes que l'on prend pour modèles.

La loi seule et la menace de répression ne suffisent pas à maintenir, au quotidien, la reproduction de la société ; il faut quelque chose d'évident, fondé non pas sur la crainte de la punition, mais sur la nécessité d'une interaction constructive et d'une compréhension mutuelle avec les autres. On ne peut pas faire le bien sur une île déserte. Marx se moquait à juste titre des « robinsonades ». Pour faire le bien, il faut un/une « autre ». Il faut des relations sociales. Et nous, la gauche, voulons changer ces relations, les rendre plus humaines et minimiser la violence et la coercition.
Les ondes de l'entretien entre Andrey Rudoy et Boris Kagarlitsky.

Envisagez-vous une force politique de gauche qui pourrait devenir importante à l'avenir et prendre la place du Parti communiste de la Fédération de Russie et d'autres organisations ? Et quelle devrait être son organisation et son idéologie ? Un parti communiste orthodoxe, un parti socialiste démocratique, un parti social-démocrate ? Ou pourrait-il s'agir de tout un spectre de forces politiques ?

Si l'on parle des changements qui se sont produits au cours des trois dernières années, l'un des plus importants est la disparition de l'ancienne opposition à la Douma. On pouvait critiquer autant qu'on voulait l'opportunisme des dirigeants du PCFR et affirmer de manière convaincante qu'ils n'étaient ni communistes ni de gauche, mais ils restaient pratiquement la seule opposition représentée au sein du système ; c'est pourquoi les gens continuaient à les rejoindre, et nous devions les prendre en considération, tenir compte de leur monopole.

Après le 24 février 2022, ils ont finalement perdu la fonction qu'Anatoly Baranov appelait « fournir des services d'opposition à la population » [14]. Le champ politique en Russie n'est pas seulement « nettoyé », il est vidé. Nous pouvons repartir de zéro, et c'est excellent.

Non seulement nous pouvons et devons construire une nouvelle force politique sur le flanc gauche, mais nous pouvons et devons en faire la plus moderne et la plus avancée à l'échelle mondiale – et c'est là notre avantage par rapport, par exemple, à nos camarades occidentaux, car ces derniers doivent se référer à des structures, des organisations et des institutions qui persistent depuis les années antérieures, alors que nous n'avons rien de tout cela.

Pendant ce temps, c'est précisément au niveau mondial que le processus de refondation du mouvement de gauche mûrit et commence déjà. Regardez le nouveau parti créé par les partisan·es de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne ; regardez les nouveaux animateurs et animatrices de la gauche aux États-Unis. Notre tâche consiste non seulement à unir les partisan·es, mais aussi à trouver de nouvelles formes d'organisation.

Je dirai tout de suite que j'ai plusieurs idées organisationnelles que je préfère ne pas rendre publiques prématurément. Mais cela concerne la technique. Sur le plan politique, il est clair que nous devrons former une coalition. Il est impossible de parvenir à une uniformité idéologique forte, et nous ne devons pas nous efforcer d'y parvenir. Mais l'unité politique sur les questions principales est tout à fait réalisable.

De toute évidence, selon les mots de Lénine, « avant de pouvoir nous unir, nous devons tracer des lignes de démarcation [15] ». En ce sens, la discussion actuelle sur l'histoire initiée par Vestnik Buri est tout à fait naturelle et opportune. Mais il est également clair que la véritable unification, la coalition, ne se construira pas autour de la question de l'attitude envers Staline, mais autour des questions de démocratisation, de nationalisation des monopoles naturels et de socialisation des plateformes, autour des questions de guerre et de paix, d'éducation et de droits sociaux. Et il s'avérera alors qu'un bon nombre de personnes qui débattent aujourd'hui avec zèle du passé se montreront absolument désintéressées par le travail pour l'avenir. Si quelqu'un·e refuse, ce sera son choix, sa liberté.

Nous devons rassembler une large coalition autour d'un programme de réformes démocratiques et sociales, tandis que les différents éléments de cette coalition peuvent conserver leurs particularités idéologiques – c'est normal.

La discussion d'un programme de réforme a déjà commencé ; je peux citer le document « New Deal » [16], qui a été discuté il y a environ un an. À mon avis, le projet est trop modéré et donc irréaliste.

Si la gauche a une chance, c'est dans le contexte d'une crise profonde qui exige des solutions plus radicales affectant la structure du pouvoir et de la propriété. Mais bien sûr, nous ne parlons pas d'une nationalisation totale dans l'esprit de l'ancienne économie soviétique.

Lors de la précédente vague ascendante du mouvement de gauche, alors que YouTube « rouge » était en plein essor, des cercles d'étude ont également commencé à se former en masse. Mais il est désormais évident que dans la plupart d'entre eux, les participant·es lisaient des ouvrages vieux de 100 à 115 ans, qu'elles ou ils traitaient de manière trop dogmatique, perdant souvent toute pertinence scientifique dans le processus. Selon vous, quels sont les livres et auteurs/autrices contemporains sur le marxisme qui méritent d'être étudiés ? Et comment amener les marxistes à lire également de la littérature non marxiste, afin d'élargir leurs horizons et d'éviter une bulle d'information ?

En substance, la réponse est déjà contenue dans votre question. Il faut lire des ouvrages variés, y compris non marxistes. Marx, par exemple, ne lisait pas seulement [Friedrich] Engels et lui-même. Et Lénine a étudié Les conséquences économiques de la paix de John Maynard Keynes et a même correspondu avec lui. Tout cela est évident.

Ce qui est plus intéressant, c'est que les membres de notre cercle ont souvent non seulement une mauvaise compréhension de la littérature non marxiste, mais elles ou ils ne lisent pas toujours Marx lui-même avec attention. Qui, en fait, a étudié les volumes deux et trois du Capital dans ces cercles ? Ou les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 ? Ou les articles sur la domination britannique en Inde ? Si ces textes avaient été lus attentivement, de nombreuses disputes et plaintes absurdes à l'égard d'autres militant·es de gauche n'auraient jamais vu le jour, en particulier lorsque ces militant·es de gauche ne faisaient que répéter une idée formulée pour la première fois par Marx. Ou par Rosa Luxemburg, d'ailleurs.

Nous devons également lire l'ensemble des travaux rédigés par les chercheurs /chercheuses de gauche au cours des cent dernières années. Une bibliothèque entière s'est constituée. Elle contient de nombreux ouvrages précieux et pertinents. La maison d'édition Direct-Media tente aujourd'hui de combler en partie cette lacune avec sa série « Red Books ».

Étant en prison, je ne peux pas participer pleinement à ce travail, mais j'essaie d'apporter mon aide. Par exemple, l'ouvrage d'Otto Šik intitulé Plan and Market under Socialism [17] devrait enfin paraître prochainement. Cette série est intéressante car elle présente différents auteurs et courants de pensée socialiste, des austro-marxistes [Otto Bauer, Max Adler, etc.] à Mao [Zedong]. Que les lecteurs/lectrices tirent leurs propres conclusions. L'essentiel est de vaincre l'ignorance. Et parmi les classiques non marxistes de la sociologie et de l'économie, Max Weber, Émile Durkheim, Keynes et Joseph Schumpeter sont des auteurs incontournables.

Enfin, de nouveaux ouvrages utiles apparaissent actuellement, y compris en russe. Pour ma part, je ne suis pas d'accord avec [Yanis] Varoufakis sur de nombreux points, mais je pense néanmoins que son ouvrage Technofeudalism [18] est aujourd'hui incontournable [voir Cédric Durand et Jean-Marie Harribey sur la critique du technoféodalisme]. Tout comme Platform Capitalism [19] de Nick Srnicek.

J'ai entendu dire que vous étiez contrarié lorsque [Donald] Trump a remporté les élections. Et il est évident que son retour à la Maison Blanche a déjà eu des conséquences désastreuses sur la vie nationale et internationale. Mais n'y a-t-il pas une lueur d'espoir, puisque le processus de paix a au moins bougé grâce à lui ?

Je ne suis pas d'accord pour dire que le processus de paix a avancé grâce à Trump. Des informations faisant état de pourparlers secrets sont apparues dès l'été 2024. Au contraire, je pense que la politique de Trump a conduit le processus dans une impasse.

Il pensait qu'en offrant des conditions favorables à Moscou, il obtiendrait très rapidement le résultat souhaité. Mais il n'a absolument pas compris les causes et la dynamique de ce conflit, qui ne trouve pas son origine dans une lutte pour le territoire ou l'idéologie du « monde russe », mais dans les problèmes politiques internes de la Russie et, dans une certaine mesure, de l'Ukraine.

Il est impossible de parvenir à un accord sur la base d'un marchandage géopolitique, tout simplement parce que la géopolitique, ou même la question de savoir qui s'empare des gisements de terres rares, est tout à fait secondaire. La question principale est le transfert du pouvoir au Kremlin. Et en Ukraine, je pense qu'il y a également une question de redistribution du pouvoir, mais sous une forme différente.

La fin de la guerre signifie la fin de la configuration politique actuelle. La manière dont les hostilités prendront fin n'a même pas d'importance. La paix est un défi pour lequel les acteurs/actrices ne sont pas prêt·es ; elles et ils en sont terrifiés. Mais elle est inévitable de toute façon. Je pensais auparavant qu'il y aurait un accord de paix, puis, par conséquent, un transfert de pouvoir. Maintenant, je pense que ce sera l'inverse : d'abord le transfert, puis la paix. En tout état de cause, il me semble que Trump n'a fait que retarder et embrouiller les choses.

Il semble qu'une nouvelle escalade se prépare. Trump est déçu par l'intransigeance de Moscou et transfère des missiles en Ukraine. Comment évaluez-vous les perspectives de paix aujourd'hui, en 2026 ?

Comme je l'ai dit, les conditions nécessaires à un cessez-le-feu étaient déjà réunies à la fin de 2024. Les deux parties comprenaient parfaitement que prolonger les combats n'améliorerait pas leur position stratégique. Quant au processus de négociation, le retarder joue clairement en défaveur de la Russie : après chaque échec d'un accord proposé, la version suivante ne sera que pire. Trump a fait le maximum de concessions possibles dès le début, et la logique des événements l'oblige à durcir sa position.

Le problème ne réside pas dans les négociations, mais dans les alignements internes à Moscou. Paradoxalement, la propagande du Kremlin et celle des libéraux donnent la même image : des élites consolidées avec un seul leader poursuivant un objectif mondial connu de lui seul. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité. Il n'y a pas eu de régime autocratique depuis longtemps ; les élites sont profondément divisées et poursuivent des objectifs totalement différents, souvent incompatibles. Mais elles craignent une scission ouverte et tentent donc de résoudre les problèmes par consensus, ce qui est impossible. En conséquence, les décisions qui sont mûres et même préparées ne sont tout simplement pas prises.

C'est comme un navire dérivant par inertie tandis qu'une dispute sans fin fait rage sur le pont pour savoir où naviguer. Combien de temps cela peut-il durer ? Nous naviguons ainsi depuis au moins un an. Et nous pouvons dériver jusqu'à ce qu'un iceberg apparaisse. Qu'est-ce qui pourrait jouer le rôle d'un iceberg ? Un sérieux revers militaire ou une manifestation aiguë de la crise économique et financière. Jusqu'à présent, rien de tel n'est visible, mais comme on le sait, un iceberg émerge du brouillard de manière inattendue.

Et ici, peu importe qu'une collision se produise. Ce qui importe, c'est que celles et ceux qui se disputent sur le pont le remarquent et décident enfin de tourner la barre. Tout se passera soudainement et très rapidement. En bref, le titre du classique d'Alexei Yurchak me vient à l'esprit : Tout était éternel, jusqu'à ce que cela ne le soit plus [20].

Il y a quelque temps, vous et plusieurs autres prisonnier·es politiques avez signé une lettre ouverte appelant les dirigeant·es mondiaux à accorder l'amnistie aux prisonnier·es politiques en Russie et en Ukraine [21]. À votre avis, sommes-nous proches d'une telle amnistie ?

S'il y a un transfert de pouvoir, il y aura un accord de paix et une amnistie. Je dois toutefois ajouter qu'il ne s'agit pas seulement des prisonnier·es politiques. Des milliers de personnes sont détenues dans des camps et des prisons en vertu de l'article 337, qui punit l'absence non autorisée d'une unité militaire. Elles sont là à cause de la guerre et devraient être libérées.

Même en vertu d'articles pénaux ordinaires, y compris ceux dits « économiques », les tribunaux ont prononcé des peines clairement exagérées, en calculant que les personnes signeraient des contrats avec l'armée. Il est évident que l'amnistie devrait être plus large et couvrir non seulement tous et toutes les prisonnieres politiques, mais aussi d'autres articles.

Et à l'avenir, une réforme judiciaire est nécessaire. Je suis dans un camp de régime général ; il n'y a pratiquement pas de véritables criminels ici. Mais je peux affirmer avec certitude qu'au moins un tiers de mes voisins ne devraient pas être ici ; une amende ou des travaux d'intérêt général auraient suffi.

Certains militant·es de gauche ont critiqué à la fois votre lettre ouverte et la présence de [Yevgeny] Stupin, [Mikhail] Lobanov et [Alexey] Sakhnin à l'APCE [Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe] [22], affirmant qu'ils ne s'adressaient pas aux peuples et aux masses laborieuses, mais aux politiciens bourgeois et aux institutions politiques bourgeoises. Que répondez-vous à ces affirmations ?

Ce sont des affirmations étranges. Si nous publions une déclaration publique que des centaines de milliers de personnes peuvent lire, nous nous adressons déjà aux masses. Si nous nous orientions vers les élites, nous aurions besoin de négociations en coulisses et de diverses visites à des personnalités influentes, ce qui est précisément ce que font de nombreuses et nombreux émigrés libéraux. Très bien, qu'elles et ils le fassent. Je ne m'y oppose pas. Mais notre position est publique ; nous essayons d'influencer l'opinion publique en Russie et en Occident.

Quant aux politicien·nes occidentaux, c'est surtout à gauche que la question des prisonniers politiques est soulevée. J'irai même plus loin : depuis que la crise humanitaire autour de l'opération israélienne à Gaza a éclaté, il est devenu évident que la question des droits humains est polarisante et hautement idéologique. La position internationaliste de gauche est que tout le monde a un droit égal à la vie et à la liberté – Russes, Ukrainien·nes, Juifs/Juives, Palestinien·nes.

Revenons à votre quotidien dans le camp. À IK-4, il y a plusieurs prisonniers politiques de gauche : vous, Ruslan Ouchakov, Gagik Grigoryan [23]. Une telle communauté est-elle utile ? Et comment vont les gars ?

À IK-4, une communauté de prisonniers politiques s'est formée, avec des militants de gauche en son sein.

Paradoxalement, la plupart des personnes purgeant une peine pour des motifs politiques ne sont en réalité pas très politisées. Ils ont simplement été scandalisés par les événements de ces dernières années et ont commencé à exprimer leur indignation sur les réseaux sociaux. Ils se sont donc retrouvés à l'IK-4. Et ce n'est qu'ici, après avoir rencontré d'autres prisonniers politiques, qu'ils commencent à réfléchir en termes politiques. Et même là, ce n'est pas toujours le cas.

Mais c'est là qu'il devient évident qu'ils sont spontanément de gauche. Non pas parce qu'ils ont lu des livres théoriques, mais en raison de leur expérience de vie. À cela s'ajoute l'effet du milieu. Notre petit groupe se réunit régulièrement, boit du thé, discute de l'actualité ; parfois, je raconte des histoires sur l'histoire ou la sociologie. Certains m'empruntent des livres à lire (et pas seulement les prisonniers politiques, d'ailleurs).

C'est une leçon importante pour les militants de gauche : ne vous enfermez pas dans votre propre milieu. Nous devons rendre intéressant pour les profanes ordinaires et dépolitisés d'être avec nous, et leur permettre de s'identifier à nous. Il sera alors facile de faire avancer un programme politique. C'est cela, l'hégémonie. Non pas en théorie, mais dans la pratique.

Quant à notre petit cercle, oui, avec Ruslan Ouchakov et Gagik Grigoryan, vous pouvez discuter de livres, d'épisodes du mouvement de gauche et en débattre. Mais tous les autres écoutent aussi avec intérêt. Denis Anokhin [24] passe régulièrement nous voir. J'espère vivement que lorsque nous sortirons d'ici, nous agirons ensemble.

Il n'y a pas longtemps, un autre participant à nos réunions autour d'un thé, Valentin Shlyakov [25], a été libéré de l'IK-4. Il m'écrit maintenant des lettres, nostalgique de nos rencontres du soir. Mais la situation de Shlyakov est difficile : il n'a pas de travail, des problèmes de logement et il est sous surveillance administrative pendant huit ans. À l'époque tsariste, on appelait cela « surveillance policière à vue ».

Quoi qu'il en soit, je suis à ma place parmi ces personnes. Il y a des milliers de prisonnier·es politiques en Russie. Et nous pouvons les aider non seulement de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur : en maintenant une communauté et en nous soutenant les un·es les autres. Il me semble que nous y parvenons.

Je comprends que les lieux de détention soient tristes, mais quand même : quelles ont été les situations les plus drôles et les plus joyeuses qui vous sont arrivées ou qui se sont produites autour de vous au cours de ces deux années ? (La libération ne compte pas.)

Curieusement, il se passe toujours beaucoup de choses absurdes et amusantes en prison et dans le camp. En fait, il n'y a rien de surprenant à cette absurdité. La prison elle-même est par définition une institution plutôt absurde. Mais je ne vais rien raconter de précis pour l'instant, car je prends des notes : je note les histoires les plus curieuses et les personnages les plus intéressants dans un petit carnet. Et je ne vais pas raconter ce qui se passe en prison.

J'espère vraiment qu'il y aura un livre, si jamais je sors d'ici. Et dans ce livre, je décrirai en détail tout ce qui s'est passé ici. Toutes les histoires drôles, comiques, grotesques et parfois, bien sûr, légèrement inquiétantes que j'ai observées ou entendues au cours de mes pérégrinations dans les prisons et l'IK-4. Je pense que ce livre sera – du moins je l'espère vivement – un succès.

Donc, pour l'instant, vous devrez attendre que je sorte, car je ne veux pas le rendre public avant.

À propos de sortie : si vous vous retrouviez face à Dud' [26], que lui diriez-vous ?

C'est une question intéressante. Je n'ai pas été invité à Dud'. Mais si je l'étais, je commencerais par le féliciter. Il me semble qu'il a beaucoup évolué en tant que journaliste.

Comme vous le comprenez, je n'ai pas vu son dernier travail, mais la différence entre ce qu'il faisait lorsqu'il débutait dans le journalisme sociopolitique et ce qu'il a accompli, par exemple, en 2023, est énorme. L'interview d'[Andrei] Lankov [27] est la dernière que j'ai pu voir ; c'est un très bon travail professionnel.

Il serait difficile de me soupçonner d'avoir initialement sympathisé avec Dud', mais je suis tout à fait d'accord avec vous. Et quand vous serez libre, vous aurez beaucoup à voir de lui. L'interview avec Volkov [28] est presque une forme d'art contemporain. Permettez-moi de vous poser une dernière question : que voudriez-vous faire en premier lieu une fois que vous serez libre ?

Nous parlerons de libération quand il y aura une libération définitive. Mes deux mois de vacances entre deux arrestations ne comptent pas vraiment. Pas plus que les visites qui vous permettent de vous sentir libre pendant quelques jours ou quelques heures.

Mais en réalité, il y a beaucoup de choses instructives et même drôles en prison. Si je sors d'ici, comme je l'ai déjà dit, j'écrirai certainement un livre. Il a même déjà un titre : Walks with Leviathan (Promenades avec Léviathan). Je vous assure qu'il y aura beaucoup d'humour dedans.

Mon entourage, et même le personnel, sont déjà au courant de ce livre qui n'est pas encore écrit. Je me souviens qu'à Rzhev, le chef des opérations m'a convoqué et m'a demandé : « Est-ce que vous écrivez vraiment un livre sur la prison ? » J'ai répondu que oui. Il m'a dit : « Alors, écrivez sur nos problèmes. Notre financement est mauvais et nous ne pouvons même pas faire les réparations nécessaires. » Je lui ai promis. Je l'écrirai.

Bien sûr, j'ai de grands projets, tant politiques que littéraires. Mais je dois d'abord me concentrer sur ma santé. Il ne m'est rien arrivé de grave ici, mais un camp n'est pas une station balnéaire. De plus, j'ai une famille. Beaucoup de gens veulent me voir. Et puis, il y a le chat Stepan [29]. Tout le monde et tout a besoin de temps.


Par Boris Kagarlitsky et Andrey Rudoy. Publié pour la première fois en russe dans Rabkor. Traduction en anglais et introduction par Dmitry Pozhidaev pour LINKS International Journal of Socialist Renewal.
https://links.org.au/interview-boris-kagarlitsky-behind-bars
Traduit en français par D.E.

Voir articles de ou concernant Boris Kagarlitsky sur le site alencontre.org le 24 octobre 2022, les 4 mars, 23 mai 2023, les 2 avril, 8 avril, 11 mai, 21 octobre, 1er novembre, 16 novembre 2024, le 16 juillet 2025. (Réd.)

Notes

[1] Rabkor (Correspondant ouvrier), la plateforme médiatique en ligne de gauche fondée et dirigée pendant de nombreuses années par Boris Kagarlitsky avant son arrestation.
[2] SMO signifie « opération militaire spéciale », la désignation officielle russe pour la guerre en Ukraine. En vertu de la loi russe, l'utilisation du mot « guerre » pour désigner ces événements est interdite et peut entraîner des sanctions administratives ou pénales.
[3] FSIN-Letter : service payant de transmission d'e-mails vers les prisons russes, géré par des sous-traitants du Service pénitentiaire fédéral russe (FSIN) ; les messages soumis sur un portail sont filtrés par des censeurs, imprimés dans la colonie pénitentiaire et remis au détenu ; les réponses sont généralement manuscrites, scannées et renvoyées à l'expéditeur d'origine. Ce service est plus rapide que la poste ordinaire, mais il n'est pas privé et les retards sont fréquents.
[4] Les manifestations de Bolotnaya (2011-2012) désignent une vague de manifestations de masse en Russie déclenchée par des allégations de fraude lors des élections législatives de décembre 2011 et un mécontentement général face au retour de Vladimir Poutine à la présidence. Les premiers rassemblements du mouvement se sont concentrés autour de la place Bolotnaya, dans le centre de Moscou, attirant une large coalition allant des libéraux aux militant·es de gauche et aux nationalistes. Les manifestations réclamaient des élections équitables, la libéralisation politique et la responsabilité ; elles ont été réprimées par une forte présence policière, des détentions et, plus tard, des poursuites pénales contre les participant·es. En russe, boloto signifie « marécage », donc « Bolotnaya » se lit littéralement comme « place du marécage ». La réponse de Kagarlitsky à cette question – « Le nom s'est avéré symbolique : toute l'énergie de la protestation s'est noyée dans le marécage de l'opportunisme libéral » – exploite ce double sens. Il dit que l'élan du mouvement s'est effondré à la fois au sens figuré (dans des tactiques libérales sans but ou prudentes) et au sens linguistique.
[5] La confrontation entre le présiden

Belgique : Echec du « fédéralisme d’union », crise de régime larvée

25 novembre, par Daniel Tanuro — , ,
Sur les réseaux sociaux, nombreuses sont les personnes de gauche à avoir considéré que le duel De Wever-Bouchez sur le budget 2026 de l'Etat fédéral n'était rien de plus qu'une (…)

Sur les réseaux sociaux, nombreuses sont les personnes de gauche à avoir considéré que le duel De Wever-Bouchez sur le budget 2026 de l'Etat fédéral n'était rien de plus qu'une mise en scène pour faire passer la pilule de l'austérité. On voit aujourd'hui qu'il n'en est rien. L'affrontement est bien réel. Sur quoi porte-t-il et que révèle-t-il ?

16 novembre 20235 | tiré du site de la gauche anticapitaliste

Le « duel » De Wever/Bouchez

Les commentateurs politiques ont pointé la responsabilité du président du MR. L'égo démesuré de Bouchez est en effet un élément clé de la situation. Bertrand Henne, dans une chronique pour la RTBF, a bien saisi le personnage. Il « suit invariablement la même stratégie depuis cinq ans : rien ne doit être plus important que lui. Aucune règle, aucune amitié, aucun intérêt général, aucun journaliste, aucun gouvernement et, bien sûr, aucun premier ministre ne doit le détourner de son ‘cavalier seul contre tous'. Un mythe aux accents bonapartistes qui doit, il en est convaincu, le mener un jour au 16, rue de la Loi ». C'est bien vu.

Bertrand Henne rappelle à juste titre que Bouchez, par cette stratégie, « a affaibli le gouvernement Vivaldi et, surtout, le premier ministre Alexandre De Croo ». En effet, en harcelant de l'extérieur le gouvernement dont le MR faisait pourtant partie, Bouchez a délibérément « fait perdre le VLD », tout en faisant gagner le MR et la N-VA. Le calcul était cynique. Il a fonctionné.

Selon le journaliste, l'alliance De Wever-Bouchez contre De Croo a amené les nationalistes flamands à espérer que l'alliance entre les deux hommes déboucherait sur un gouvernement stable pour assainir l'Etat en imposant des réformes ultra-libérales. Pourtant, après huit mois de négociations, Bouchez annonce qu'il ne sera pas ministre. « De Wever sait que cela va compliquer les choses » mais « il espère que les réformes du gouvernement, les plus à droite depuis des lustres, vont apaiser le président du MR. »

Chacun peut constater qu'il n'en a rien été. Le blocage budgétaire est profond entre les deux principaux partenaires de l'Arizona. Pour éviter la crise ouverte, De Wever a même dû passer par le Palais. Certains observateurs croient savoir que c'est le dossier européen des avoirs russes gelés en Belgique qui l'a retenu de démissionner. Quoiqu'il en soit, comme l'écrit Bertrand Henne, « c'est la douche froide à la N-VA, où l'on se retrouve désormais, et pour la première fois, à la gauche d'un partenaire plus à droite ».

Au-delà du choc entre deux ego, il faut constater que l'objectif des deux camps est le même : dix milliards « d'assainissement budgétaire » d'ici 2030. Mais les moyens diffèrent en partie : d'un côté, campé sur sa dénonciation de la « rage taxatoire », Bouchez exclut toute rentrée supplémentaire ; de l'autre, De Wever veut compléter les réductions de dépenses par des hausses de la TVA et une ponction symbolique sur les plus hauts revenus. Les autres partenaires de l'Arizona appuient le premier ministre N-VA, au nom des « compromis nécessaires » et d'une équité qui n'est évidemment qu'un leurre grossier (le bla-bla sur « les épaules les plus larges »).

Il y a donc un vrai désaccord entre deux projets politiques bourgeois. Pourquoi ? Selon Bertrand Henne, « De Wever s'est fait élire sur un libéralisme conservateur classique marqué par une obsession d'assainir les comptes publics et, donc, une certaine conception de la continuité de l'Etat. (…) Il a face à lui un MR qui s'est radicalisé et s'inspire désormais davantage de la tronçonneuse de Javier Milei ou d'Elon Musk, une conception anti-Etat, anti-impôt, qui s'accorde mal avec la volonté d'assainissement, dont l'objectif est de rendre l'Etat plus sain et plus solide ».

A notre avis, cette explication n'est pas pleinement satisfaisante. On peut douter de l'affirmation que le libéral-monarchiste Bouchez serait moins attaché que la NVA à rendre l'Etat « plus sain et plus solide ».

D'une part, le fait que De Wever soit le premier ministre de l'Etat belge n'efface pas les interrogations sur les conséquences institutionnelles de son libéral-nationalisme flamand. D'autre part et surtout, il ne faut pas confondre démantèlement du secteur public et affaiblissement de l'Etat. Le néolibéralisme implique un Etat fort pour affronter les révoltes contre les destructions sociales et écologiques. (Le projet Quintin montre qu'il n'y a pas l'ombre d'un désaccord stratégique à ce sujet entre le MR et la N-VA.)

Bien que le conflit De Wever-Bouchez puisse donner cette impression, on peut douter que la N-VA soit vraiment « plus à gauche que le MR » par suite d'une évolution purement idéologique de ce dernier. Entendons-nous bien : cette évolution est indiscutable, Bouchez est d'extrême-droite. Son parti le suit puisque, électoralement, « ça marche » (c'est ce qu'ont dit benoîtement Glatigny et Wilmès lors de la soirée électorale de juin dernier !). Mais c'est « l'existence sociale qui détermine la conscience ». Pour les matérialistes que nous sommes, la question sous-jacente est la suivante : qu'est-ce qui, dans la situation générale, sous-tend l'extrême-droitisation du MR et son succès sur une ligne trumpiste ?
Plus qu'une crise budgétaire, l'échec du « fédéralisme d'union »

A cette question, il y a des réponses générales bien connues : l'extrême-droite se nourrit de la misère et des inégalités créées par des décennies de politiques néolibérales, ainsi que du désespoir semé par la social-démocratie gestionnaire du capitalisme. C'est le terreau favorable à la propagation du racisme, de l'islamophobie, de l'antisémitisme, de la transphobie, du climato-négationnisme et autres abjections réactionnaires.

Cette explication générale vaut partout, des Etats-Unis à l'Union Européenne, en passant par la Russie et la Grande-Bretagne. Mais il faut compléter le tableau avec les spécificités nationales, voire régionales.

Dans le cas belge, en particulier, l'affrontement De Wever-Bouchez et l'extrême-droitisation du MR gagnent à être mis en lumière en prenant en compte la réponse bourgeoise à la « question nationale » – autrement dit, l'existence de deux peuples administrés par un Etat qui, de sa fondation jusqu'en 1898, ne reconnaissait que le français comme langue officielle.

Dans les années '70, la réforme « fédérale » de l'Etat était censée permettre à la classe dominante et à son personnel politique de surmonter leurs « divisions communautaires ». L'idée était que la régionalisation des budgets et des compétences éliminerait les sources de conflits en permettant à chacun de gérer ses propres affaires.

Régionaliser une part substantielle des affaires de l'Etat a certes mis fin pendant une période aux querelles incessantes entre politiciens Flamands et Wallons et aux crises gouvernementales à répétition. Mais sans rien résoudre au fond du problème. Loin d'être strictement linguistique, ce fond du problème est en réalité l'inégalité du développement socio-économique combiné des deux parties du pays où sont parlées des langues différentes.

Cette inégalité socio-économique n'a fait que croître. Il ne pouvait en être autrement, car les politiques néoliberales laissent au capital la liberté de faire ce qu'il veut, où il veut, quand il veut, en fonction de ses profits. Concrètement, cette liberté, après la guerre, revint à privilégier les investissements capitalistes en Flandre ( de la même manière que le Capital avait privilégié la Wallonie durant la révolution industrielle).

A son tour, cette différenciation économique a approfondi la différenciation socio-politique entre les sociétés civiles du Nord et du Sud du pays. Le personnel politique bourgeois s'est grandement « regionalisé », de sorte que les « hommes d'Etat » capables de « prendre leurs responsabilités » au niveau fédéral ont quasiment disparu (le CVP W. Martens était sans doute le dernier). Les autres politiciens ont le nez dans le guidon de leur région. Il y a de plus en plus « deux sociétés dans un Etat ».

Bouchez lui-même incarne ce phénomène : il veut être premier ministre mais est incapable de formuler une phrase simple en néerlandais. Son modèle est Margaret Thatcher. La dame de fer disait « il n'y a pas de société, seulement des individus ». Aveuglé comme elle par le néolibéralisme, Bouchez s'imagine que la question nationale – l'existence de deux peuples – est soluble dans le tout au marché.

Les conditions particulières de la Wallonie (en gros, le déclin socio-économique et l'écrasante responsabilité social-démocrate face à ce déclin) ont fourni le terreau propice au succès électoral de Bouchez sur une ligne trumpiste. Or, son arrogance et son ignorance l'empêchent de comprendre que cette stratégie d'extrême-droite, qui lui a réussi en Wallonie (mais pas à Bruxelles !), est inacceptable pour De Wever parce que, si elle était appliquée en Flandre, elle déstabiliserait la NVA au profit du Vlaams Belang.

Le conflit actuel entre la N-VA et le MR doit être saisi dans ce contexte. Pour continuer à conduire le bulldozer de la destruction sociale, Bouchez doit appuyer constamment sur l'accélérateur populiste-raciste. C'est pourquoi il accueille au MR tous les débris malodorants de l'extrême-droite francophone. De Wever est dans une autre situation : pour continuer à piloter le bulldozer, il doit au contraire faire barrage au Belang et neutraliser le mouvement syndical. Il a constaté avec surprise, à l'automne 2014, la force considérable des travailleurs.euses de Flandres, notamment des jeunes sur les zonings. C'est pourquoi il a embarqué les sociaux-libéraux de Vooruit dans sa coalition.

Dévoré par sa haine viscérale des syndicats et de tout ce qui ressemble à la gauche de près ou de loin (de très, très loin, dans le cas de Vooruit !) Bouchez, le fils enragé de petits commerçants ruinés par la concurrence, le petit avocat belliqueux qui se campe comme « homme d'Etat inconditionnel de la monarchie Belgique », fait du pied au Vlaams Belang et accueille avec satisfaction les félicitations de Tom Van Grieken. Il ne semble même pas capable de comprendre que ses foucades risquent d'ouvrir tout grand bien plus qu'une crise gouvernementale : une crise de régime.

Reprendre le débat sur les alternatives

La critique est aisée, l'art est difficile. Comme développé dans un article récent sur ce site, il est puéril de vouloir faire abstraction des enjeux institutionnels. Ils ne sont pas indépendants de la lutte sociale-économique, mais intimement liés à celle-ci. En supposant que le mouvement contre l'Arizona aille « jusqu'au bout », syndicats et mouvements sociaux seraient inévitablement confrontés au problème de l'alternative politique, donc aussi du cadre institutionnel où cette alternative pourrait être mise en oeuvre.

L'art, à gauche, consisterait donc à rouvrir le dossier « question nationale ». Entre deux marqueurs. D'une part, l'unitarisme ne saurait constituer une alternative démocratique et sociale a la gabegie et aux absurdités du « fédéralisme d'union » (les nombreux ministres du climat, par exemple). D'autre part, ce soi-disant « fédéralisme » est non seulement une machine de guerre contre la gauche mais aussi une machine à désarticuler la société, au bénéfice des tendances autoritaires à tous les niveaux. « A tous les niveaux », car ces tendances pourraient dans certaines conditions se concrétiser aussi au niveau fédéral, autour de la monarchie, ce « dernier recours » possible (le passage de De Wever par la case « Palais » du Monopoly belge est un exemple : c'est au parlement, pas au roi, que le premier ministre devait demander « cinquante jours » !).

Il n'y a pas de démocratie dans un cadre monarchique, et pas de fédéralisme digne de ce nom sans réformes de structures anticapitalistes mettant fin a la liberté d'investissement du capital. C'est à partir de ce constat ( valable aussi, mutatis mutandis, au niveau européen !) qu'il conviendrait de reprendre, à gauche, le débat sur les alternatives possibles.

Daniel Tanuro

Photo : Bart De Wever face à la Chambre la 6 novembre 2025, après avoir « demandé » au roi cinquante jours pour sortir de la crise. Source : capture d'écran d'un reportage de la RTBF.

Glossaire

Pour faciliter la lecture, nous publions un glossaire généré automatiquement expliquant le positionnement des politicien·nes et les noms des partis et leur orientation. Les corrections sont bienvenues.

I. Dirigeant·es politiques mentionnés

Bart De Wever
Fonction : Président de la N-VA (Nouvelle Alliance Flamande), premier ministre dans la coalition dite « Arizona » (selon le contexte de l'article).
Positionnement : Nationaliste flamand, droite conservatrice, néolibéralisme autoritaire ; partisan d'un affaiblissement du fédéral au profit de la Flandre.
Rôle dans l'article : Cherche à imposer un « assainissement » budgétaire, coincé entre son programme nationaliste-flamand et la nécessité de barrer la route au Vlaams Belang.

Georges-Louis Bouchez (GLB)
Fonction : Président du MR (Mouvement Réformateur).
Positionnement : Droite radicalisée, ligne ultralibérale et trumpiste ; posture « anti-impôt / anti-État social ».
Rôle dans l'article : Déclencheur des conflits internes ; stratégie populiste agressive ; incarne l'extrême-droitisation du MR.

Alexandre De Croo
Fonction : Président du VLD (Open Vld) ; ancien Premier ministre (gouvernement Vivaldi).
Positionnement : Libéralisme classique, pro-UE, centre droit.
Rôle dans l'article : A été affaibli par l'offensive permanente de Bouchez malgré la participation du MR au gouvernement Vivaldi.

Bertrand Henne
Fonction : Journaliste politique (RTBF).
Rôle : Analyses citées pour éclairer les stratégies de Bouchez et De Wever.

Javier Milei
Fonction : Président de l'Argentine (extrême droite libertarienne).
Positionnement : Ultralibéralisme « anarcho-capitaliste », destruction de l'État social.
Rôle dans l'article : Référence pour illustrer la radicalisation idéologique du MR.

Elon Musk
Fonction : PDG de plusieurs entreprises (Tesla, SpaceX, X).
Positionnement politique : Libertarien, anti-impôt, anti-État régulateur.
Rôle dans l'article : Icône du modèle hyperlibéral et anti-État qui inspire Bouchez.

Tom Van Grieken
Fonction : Président du Vlaams Belang.
Positionnement : Extrême droite flamande, identitaire, nationaliste xénophobe.
Rôle dans l'article : Son parti menace la N-VA ; il félicite Bouchez, ce qui montre la porosité idéologique.

Glatigny et Wilmès
Fonctions : Figures du MR (Sophie Wilmès, ancienne Première ministre ; Valérie Glatigny, ex-ministre).
Positionnement : Libéral modéré mais aligné sur la droitisation du MR.
Rôle dans l'article : Elles valident publiquement la stratégie de Bouchez lors de la soirée électorale.

II. Sigles, partis et coalitions

MR – Mouvement Réformateur
Espace politique : Droite libérale francophone.
Évolution récente : Radicalisation à droite sous Bouchez (ligne trumpiste), hostilité aux impôts et à l'État social, rhétorique anti-syndicale.

N-VA – Nieuw-Vlaamse Alliantie
Espace politique : Droite nationaliste flamande ; conservatrice ; antisyndicale.
Projet : Autonomie maximale de la Flandre, voire confédéralisme.

VLD / Open Vld – Open Vlaamse Liberalen en Democraten
Espace politique : Libéralisme classique, centre droit flamand.
Rôle : Pilier du gouvernement Vivaldi ; affaibli électoralement.

Vooruit
Espace politique : Social-libéralisme flamand (ex-SP.A).
Positionnement : Centre gauche mais fortement recentré ; soutien à des politiques néolibérales modérées.
Dans l'article : Partenaire « de gauche » de la coalition avec la N-VA, ce qui illustre la normalisation néolibérale du parti.

Vlaams Belang (VB)
Espace politique : Extrême droite flamande, nationaliste identitaire.
Rôle : Menace électorale majeure pour la N-VA ; pression vers la radicalisation à droite.

Arizona (coalition dite « Arizona »)
Composition habituelle : N-VA, MR, Vooruit, CD&V (parfois).
Orientation : Droite dure, programme de réformes antisociales, priorité à l'« assainissement » budgétaire.
Rôle dans l'article : Coalition en crise interne, révélatrice d'une crise de régime.

Vivaldi (ancienne coalition fédérale)
Composition : VLD, PS, MR, Ecolo-Groen, CD&V, Vooruit.
Orientation : Gouvernement « 7 partis », compromis centristes, gestion de crise.
Dans l'article : Bouchez a constamment sapé la stabilité de cette coalition.

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Nous combattons, nous avons des droits : comment la démocratie des soldats alimente la résistance ukrainienne

Les soldats ukrainiens font face à une contradiction impossible : ils défendent la démocratie tout en se voyant refuser des droits fondamentaux. Pas de calendriers de rotation. (…)

Les soldats ukrainiens font face à une contradiction impossible : ils défendent la démocratie tout en se voyant refuser des droits fondamentaux. Pas de calendriers de rotation. Pas de durées de service fixes. Des indemnisations inadéquates pour les blessés qui prennent des années à être traitées. Des femmes qui combattent dans des uniformes conçus pour les hommes. Des soldats LGBT+ dont les partenaires ne peuvent pas leur rendre visite à l'hôpital. Des spécialistes de la réparation envoyés à des postes d'assaut. Des commandants de bataillon retirés en pleine bataille sans consultation. Depuis près de quatre ans, les défenseurs ukrainiens luttent non seulement contre l'impérialisme russe mais aussi contre les échecs de leur propre État en matière de mobilisation, de bien-être et de responsabilité.

20 novembre 2025 | tiré d'Inprecor.fr | Illustration : © Kwak 90 / CC BY-SA
https://inprecor.fr/nous-combattons-nous-avons-des-droits-comment-la-democratie-des-soldats-alimente-la-resistance

Pourtant, c'est précisément à travers ces luttes que la culture militaire ukrainienne démontre quelque chose que les armées autoritaires ne peuvent pas reproduire : l'organisation démocratique renforce plutôt qu'elle n'affaiblit l'efficacité au combat. Lorsque des soldats refusent collectivement des ordres stratégiquement stupides et parviennent à les faire annuler, lorsque des familles protestent pour la rotation et forcent des débats parlementaires, lorsque des femmes vétéranes produisent l'équipement que l'État n'a pas fourni, lorsque le personnel LGBT+ s'organise ouvertement pour les droits de partenariat, lorsque des syndicats défendent simultanément la souveraineté nationale et les droits des travailleurs — ce ne sont pas des distractions par rapport à la nécessité militaire. Ils constituent l'avantage stratégique de l'Ukraine. Les mécanismes de rétroaction démocratiques détectent les erreurs catastrophiques. Les réseaux de solidarité horizontaux compensent les limites de la capacité de l'État. L'inclusion élargit les viviers de recrutement. La responsabilité construit la confiance qui maintient le moral à travers des années de guerre d'usure. C'est ainsi que les petites nations résistent aux empires plus grands : non par la discipline autoritaire, mais par la résilience adaptative que seule la démocratie permet.

Les soldats ukrainiens défendant Pokrovsk en janvier 2025 ont fait quelque chose d'impensable dans les armées autoritaires : ils ont filmé une vidéo exigeant la réintégration de leur commandant, l'ont publiée publiquement et ont mis au défi la direction militaire d'annuler sa décision. 1 L'action collective du 48eBataillon d'assaut séparé n'était pas de l'insubordination — c'était une responsabilité démocratique en temps de guerre. Leur commandant, Lenur Islyamov, venait d'être retiré durant la défense d'un carrefour logistique critique, et ses troupes refusaient d'accepter une décision qui menaçait leur survie. Ce n'était pas un incident isolé. Des bataillons de réparation menaçant une absence collective pour mauvais déploiement à des milliers de membres de familles manifestant pour la rotation, 2 des soldats LGBT+ s'organisant pour les droits de partenariat aux femmes vétéranes produisant des uniformes que l'État n'a pas fourni, 3 la culture militaire démocratique de l'Ukraine représente un contraste fondamental avec l'autoritarisme russe — et un avantage stratégique.

La gauche occidentale comprend souvent mal la lutte ukrainienne, piégée entre des réflexes anti-occidentaux généralisés qui traitent avec suspicion quiconque combat la Russie, et des récits libéraux qui ignorent la lutte des classes en guerre ou en paix. Mais les soldats et syndicalistes ukrainiens démontrent quelque chose que le mouvement anti-impérialiste doit comprendre : l'organisation démocratique durant la résistance n'est pas un luxe ou une faiblesse — c'est ce qui rend la victoire possible. Lorsque la culture autoritaire russe produit des agents de renseignement qui mentent pour éviter l'exécution, les réseaux de renseignement démocratisés de l'Ukraine recueillent quotidiennement des dizaines de milliers de rapports provenant des citoyens. 4 Lorsque les commandants russes menacent de tirer sur les troupes en retraite, les chefs de bataillon ukrainiens demandent publiquement du repos et de la rotation. Lorsque la Russie criminalise l'existence queer, plus de 600 soldats ukrainiens LGBT+ s'organisent ouvertement, portant des écussons de licorne en réponse sardonique à l'affirmation qu'ils n'existent pas. 5 Cet article examine comment la culture ukrainienne de dissidence, de responsabilité et d'organisation ascendante renforce sa résistance — et ce que cela signifie pour la solidarité anti-impérialiste.

Les spécialistes de la réparation ne sont pas de la chair à canon : la logique stratégique des protestations des soldats

Septembre 2025. Vingt-quatre militaires du bataillon de réparation de la 125e Brigade mécanique lourde séparée d'Ukraine ont annoncé qu'ils partiraient collectivement en absence sans autorisation plutôt que d'obéir aux ordres les transférant à des postes d'assaut. La plupart avaient plus de 50 ans. C'étaient des spécialistes de la réparation de drones, exploitant des ateliers auto-organisés avec des imprimantes 3D et des microscopes financés par leurs familles. 6 Volodymyr Romaniv, l'un des soldats, a expliqué l'absurdité aux médias ukrainiens : « Mon fils est diplômé d'un institut polytechnique avec un diplôme en technologie informatique. Il n'a pas encore 25 ans, a signé un contrat et s'est porté volontaire... maintenant un ordre de combat arrive — mon fils est envoyé au 218e Bataillon. Au 'hachoir à viande', dans des compagnies de fusiliers... L'absurdité la plus grande est que maintenant c'est une guerre de drones, des spécialistes sont nécessaires. Mon fils, qui est un spécialiste, est jeté dans les tranchées. » 7

L'ordre a été annulé dans les 48 heures. Ce n'était pas de la désertion — c'était une grève militaire, et elle a réussi. La protestation du bataillon de réparation a révélé quelque chose que les analystes occidentaux manquent souvent : les soldats ukrainiens peuvent identifier des décisions stratégiquement stupides et, plus important encore, ils peuvent parfois les arrêter. Dans les forces russes hiérarchiques, de tels ordres se poursuivraient indépendamment de la folie tactique, car l'honnêteté est récompensée par l'emprisonnement ou la mort. Comme War on the Rocks l'a documenté, Poutine a limogé plus de 150 agents de renseignement début 2022 pour avoir fourni des évaluations précises, créant « une culture militaire et politique de fourniture de renseignements inexacts ou carrément trompeurs vers le haut » qui n'a fait qu'empirer alors que la Russie s'est retrouvée bloquée dans le sud-est de l'Ukraine, à un coût humain et matériel énorme.

Deux mois plus tôt, en janvier 2025, le 48e Bataillon d'assaut séparé a fait face à une ingérence similaire du commandement. Quelques jours seulement après le redéploiement à Pokrovsk — l'un des champs de bataille les plus contestés — leur commandant fondateur Lenur Islyamov a été retiré. Le bataillon, composé à 90 % de volontaires, dont de nombreux Tatars de Crimée 8 luttant pour récupérer leurs terres occupées, a publié une vidéo publique : « Changer le commandant à un moment critique est une menace directe pour la capacité de combat de l'unité et sape la confiance des combattants... Nous considérons cette décision inacceptable durant la phase active de la guerre. » Contrairement au bataillon de réparation, leur demande n'a pas été immédiatement satisfaite. Mais le fait qu'ils aient pu la formuler — que des soldats combattant l'assaut russe aient pu faire une pause pour filmer un témoignage collectif questionnant la direction militaire — démontre une culture que les armées autoritaires ne peuvent pas reproduire.

Ces protestations comptent stratégiquement. Lorsque le personnel spécialisé peut contester un mauvais déploiement, les compétences sont adaptées aux missions. Lorsque les unités peuvent défendre des commandants en qui elles ont confiance, la cohésion se renforce. Le fait qu'elles aient pu s'organiser publiquement démontre des valeurs fondamentalement différentes de la culture militaire russe.

Le succès du septembre de la 125e Brigade était temporaire. En octobre, le même bataillon de réparation — envoyé à Kupiansk ostensiblement pour « creuser des tranchées » — a plutôt reçu l'ordre de prendre des positions de combat. Durant le déploiement, ils ont essuyé des tirs. Deux ont été blessés ; le conducteur principal Oleksandr Bezsmertnyi est mort durant l'évacuation. Le sergent junior Nazar Mykytynsky, un pilote de drone de l'ancien 219e Bataillon, a été tué. 9 La trahison était complète. Pourtant, le succès de la protestation initiale compte : il a démontré que l'organisation des soldats peut fonctionner, que l'action collective peut annuler des décisions mortelles, et que la culture militaire ukrainienne permet des défis à l'autorité que les systèmes autoritaires ne peuvent tolérer.

« La centralité de l'humain, c'est aimer son personnel » : les demandes de rotation et la crise de l'épuisement

Fin 2023, les mêmes soldats qui s'étaient portés volontaires au début de l'invasion à grande échelle de la Russie en février 2022 approchaient deux ans sans rotation. Le mari de 50 ans d'Anastasia Bulba, se remettant d'une commotion, était l'un d'entre eux. En décembre 2023, elle a rejoint plus de 100 femmes dans une tempête de neige à Kiev, tenant des pancartes indiquant « Soldat épuisé = guerre perdue » et « Mon mari est à cette guerre depuis 636 jours. » Leur demande était précise : la démobilisation après 18 mois, pas les 36 mois proposés par le gouvernement. Comme Bulba l'a déclaré au Kyiv Independent : « Ils proposent 36 mois, mais ce n'est pas juste pour ceux qui sont sur la ligne de combat. Ce serait une condamnation à mort pour eux. »

Les protestations des familles — se produisant dans au moins 11 villes d'octobre 2023 à début 2025 — représentaient le premier mouvement de protestation sociale soutenu durant la guerre. 10 Leurs slogans défiaient à la fois l'ennemi et la société ukrainienne : « C'est leur tour maintenant », « Les soldats ne sont pas en fer », « Tout le monde est responsable de la victoire. » Une mère a noté la dimension de classe de manière frappante : « Mon fils va à l'école, sur 24 élèves de sa classe, des hommes en service viennent de seulement deux familles. » Les protestations n'étaient pas anti-guerre — elles étaient pro-équité. Taiisia, l'épouse d'un soldat lors d'une manifestation de février 2024, a clarifié : « La protestation ne porte pas sur l'arrêt de la guerre. Il s'agit du fait que les gars remplissent leurs devoirs civiques. Comme tout autre citoyen de notre pays, ils ne devraient pas avoir seulement des devoirs, mais aussi des droits. »

Le Parlement a initialement rédigé une législation incluant une limite de rotation de 36 mois. Sous la pression du nouveau commandant en chef Oleksandr Syrskyi et du ministre de la Défense Rustem Umerov, la disposition a été retirée avant le vote d'avril 2024. 11 Le raisonnement de l'armée était froidement pragmatique : la Russie surpasse l'Ukraine de sept à dix fois dans les secteurs orientaux ; faire tourner des soldats expérimentés sans remplaçants formés s'effondrerait les défenses. Les soldats comprenaient ce dilemme. Un soldat de la 47e Brigade près d'Avdiivka a déclaré à CNN : « Reporter l'examen de la démobilisation est injuste, mais le monde est injuste en général. La démobilisation sera possible lorsque les recrues seront formées. Correctement formées. »

Mais le retrait du commandant Yurii Zaluzhnyi en tant que commandant en chef en février 2024 — peu après qu'il ait demandé 500 000 troupes supplémentaires pour permettre la rotation — suggérait que la question était autant politique que militaire. Zaluzhnyi s'était opposé à un système de rotation de six mois proposé, arguant que les conditions étaient trop imprévisibles. Pourtant, son limogeage, survenant au milieu des débats sur la mobilisation, indiquait que le président Zelenskyy préférait un commandant moins disposé à exiger des ressources permettant le soulagement des soldats.

En 2025, l'épuisement a atteint des niveaux de crise. Le lieutenant-colonel Oleksandr Yurin, commandant le 7e Bataillon de fusiliers de la 65e Brigade, a parlé à Hromadske avec une franchise inhabituelle : « Il y a une semaine, j'ai soumis un rapport au commandant de brigade indiquant que l'unité devait être retirée de la zone de combat, réapprovisionnée en personnel et reposée. » 12 Son bataillon, en moyenne de plus de 50 ans (le plus âgé : 59), avait perdu 160 soldats pour des raisons familiales depuis avril 2023, reçu seulement 40 remplaçants, et subi 10-15 % de pertes irrécupérables en six semaines. « Passer la troisième année sans rotations est aussi un problème », a déclaré Yurin. « La fatigue est un mauvais combattant. » Comme beaucoup de soldats en service, il a contrasté les approches ukrainienne et russe : « Nous ne devrions pas imiter les Russes qui méprisent leurs soldats. Nous ne devrions pas répéter cette pratique soviétique. »

Les médecins militaires et les officiers ukrainiens ont développé un discours autour de « людиноцентричність » (la centralité de l'humain) — le principe selon lequel les organisations militaires efficaces donnent la priorité au bien-être du personnel. Cette culture — où les commandants défendent publiquement le bien-être de leurs subordonnés, où l'épuisement est reconnu plutôt que puni — diffère fondamentalement de la « grande tolérance à la souffrance et à la violence » de la culture militaire russe.

La crise de la rotation a exposé les échecs de mobilisation de l'Ukraine et le partage inégal du fardeau de la société. Environ 650 000 hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans sont partis pour l'Europe depuis février 2022 ; les riches évadeurs ont acheté des exemptions médicales pour 3 000 dollars (2 430 euros) ; environ un million de fonctionnaires détenaient des exemptions de mobilisation. Pendant ce temps, les taux de désertion ont explosé : plus de 100 000 soldats inculpés depuis 2022, avec 88 000 cas rien qu'en janvier-octobre 2024 — près du double de 2022 et 2023 combinés. 13 Début 2025, environ 576 soldats désertaient quotidiennement. 14 Ce n'étaient pas des lâches ; c'étaient des hommes qui avaient servi continuellement pendant deux à trois ans tandis que la société ne partageait pas le fardeau.

L'Ukraine a répondu avec des réformes que les systèmes autoritaires ne pourraient pas mettre en œuvre, bien que la mise en œuvre ait révélé une promesse démocratique confrontée à une résistance bureaucratique. En novembre 2024, la plateforme numérique « Army+ » a été lancée en vertu de la résolution gouvernementale n° 1291, permettant aux soldats de demander des transferts électroniquement sans l'approbation du commandant — les demandes étant envoyées directement au Centre du personnel des Forces armées, qui doit répondre dans les 72 heures. 15 Mais des restrictions importantes s'appliquent : les soldats doivent servir au moins six mois dans leur unité actuelle avant de demander un transfert, ne peuvent soumettre des demandes qu'une fois par an, et les transferts de rôles de combat à non-combat restent restreints sauf avec évaluation médicale. 16 L'activiste Lyuba Shipovich, qui a plaidé pour la réforme, l'a caractérisée avec précision : « C'est traiter les symptômes, et nous devons travailler sur une réforme structurelle du capital humain dans l'armée. Mais en ce moment, il est crucial de donner au personnel militaire la capacité de se transférer dans des unités où ils peuvent être plus efficaces. »

Un programme d'amnistie a invité les déserteurs pour la première fois à revenir volontairement sans poursuite. Le gouvernement a initialement fixé une date limite au 1er janvier 2025, puis l'a prolongée jusqu'en mars 2025. Plus de 9 000 militaires sont revenus durant la période d'amnistie initiale, choisissant de nouvelles unités pour servir. 17

Cela représente un succès minimal par rapport à l'ampleur de la crise : 88 000 cas de désertion rien qu'en janvier-octobre 2024, avec environ 576 soldats désertant quotidiennement début 2025. Ce n'étaient pas des lâches ; c'étaient des hommes qui avaient servi continuellement pendant deux à trois ans tandis que la société ne partageait pas le fardeau. Le faible taux de participation à l'amnistie — 9 000 retours contre plus de 100 000 cas — démontre que le problème n'est pas un échec moral individuel. Tout simplement, la mobilisation s'effondre.

Ces réformes traitaient les symptômes plutôt que les causes — la mobilisation restait inadéquate, la rotation inexistante, l'indemnisation retardée sur des années — mais elles démontraient une réactivité démocratique impossible dans les systèmes autoritaires. Les réformes ne pouvaient se produire que parce que la société civile ukrainienne pouvait faire pression sur le gouvernement, parce que les soldats pouvaient s'organiser publiquement, parce que la désertion était comprise comme un échec systémique plutôt qu'une lâcheté individuelle.

Licornes et gilets pare-balles : l'organisation queer et féministe comme force militaire

L'écusson de licorne est apparu sur les uniformes ukrainiens en 2014 comme réponse sardonique à la propagande russe : puisque les forces de Poutine affirmaient « qu'il n'y a pas de personnes homosexuelles dans l'armée », les soldats LGBT+ ont adopté la créature mythique « inexistante » comme leur symbole. En 2022, l'insigne en forme de bouclier avec licorne était devenu le symbole officiel du groupe ukrainien LGBT+ Military for Equal Rights, cousu dans les épaulettes juste en dessous du drapeau national. Plus de 600 militaires et vétérans LGBT+ s'organisent maintenant ouvertement, servant dans au moins 59 unités ukrainiennes. Leur visibilité marque un contraste profond avec l'homophobie militarisée de la Russie, où Poutine présente la guerre comme une défense contre les « valeurs occidentales dégénérées » incluant l'existence queer.

Viktor Pylypenko, le fondateur de 38 ans de l'organisation et premier soldat ukrainien ouvertement gay, a expliqué les enjeux de manière frappante : « Les morts n'ont pas besoin de droits. Si l'Ukraine perd, notre communauté — en particulier les activistes et les soldats LGBT+ ouvertement — fera face à un choix stark : mort, torture ou fuite... C'est probablement la première guerre où tant de soldats LGBT+ ouvertement combattent en première ligne. » 18 Le parcours de Pylypenko de volontaire du Donbass caché en 2014 à activiste public en 2018 retrace l'évolution démocratique de l'Ukraine.

La demande centrale de l'organisation — les droits de partenariat permettant aux partenaires des soldats LGBT+ de leur rendre visite à l'hôpital, de prendre des décisions médicales, d'hériter de biens, de recevoir des pensions militaires et d'organiser des funérailles — aborde des vulnérabilités matérielles. Lorsque Maria Zaitseva a été tuée en service, sa partenaire Anna Honcharova n'a pu voir le corps de Maria que parce qu'« un camarade a pris des dispositions ». Maria a reçu l'Ordre du courage à titre posthume, mais la récompense est allée au « plus proche parent » — Anna n'a pas été notifiée. Cette invisibilité juridique aggrave le traumatisme du champ de bataille.

La société ukrainienne a réagi. Le soutien public aux droits de partenariat LGBT+ est passé de 44 % en janvier 2023 à 70 % croyant que la communauté LGBTQ+ devrait avoir des droits égaux en juin 2024. En novembre 2024, Zelenskyy s'est engagé publiquement à signer la législation sur les partenariats civils. En mai 2025, la feuille de route d'adhésion à l'UE du Cabinet des ministres incluait « l'élaboration et l'adoption d'une loi définissant le statut juridique des partenariats enregistrés » avec une échéance au troisième trimestre 2025. 19

L'échéance du troisième trimestre 2025 est passée sans législation. Le projet de loi 9103 sur les partenariats civils, introduit par la députée Inna Sovsun en mars 2023, est resté bloqué au Comité des affaires juridiques malgré des évaluations positives de cinq autres comités parlementaires. 20 Le Synode de l'Église orthodoxe d'Ukraine s'est opposé au projet de loi, décrivant les unions civiles de même sexe comme « contraires à la loi naturelle établie par Dieu » et « une menace pour la moralité publique ». Malgré le soutien présidentiel, malgré un soutien public de 72 %, la législation reste bloquée.

Pourtant, en juin 2025, un tribunal de district de Kiev a émis la première reconnaissance juridique de l'Ukraine d'un couple de même sexe en tant que « famille de facto ». 21 L'affaire concernait Zoryan Kis, un diplomate, et son partenaire Tymur Levchuk, qui vivaient ensemble depuis 2013 et se sont mariés aux États-Unis en 2021. Après que le ministère des Affaires étrangères a refusé de reconnaître Levchuk comme famille — lui refusant le droit d'accompagner Kis en affectation diplomatique — le couple a porté plainte. Le tribunal de district de Desnianskyi a statué que leur relation constituait un mariage de facto en vertu du droit ukrainien, citant la Constitution et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour d'appel de Kiev a confirmé la décision. Bien que s'appliquant uniquement à ce cas spécifique, il établit un précédent juridique que les futurs couples peuvent citer.

Le service de combat a changé les mentalités plus rapidement que les marches des fiertés, mais le changement législatif nécessite de confronter le pouvoir enraciné. L'écart entre un soutien public de 70 % et l'inaction parlementaire révèle comment les institutions démocratiques peuvent être en retard par rapport à la culture démocratique. Les soldats LGBT+ continuent de se battre sans les protections juridiques que leur service démontre qu'ils méritent.

Organisation des femmes : du Bataillon invisible au féminisme armé

L'intégration des femmes ukrainiennes dans les rôles de combat a suivi des schémas similaires d'organisation de base forçant le changement institutionnel. Avant 2018, les femmes servaient comme « couturières » et « cuisinières » dans les registres officiels tout en effectuant des opérations d'assaut. Andriana Susak-Arekhta a reçu une médaille « pour courage » en tant que couturière tout en servant en réalité comme soldat d'assaut depuis 2014. La campagne du « Bataillon invisible », fondée en 2015 par la vétérane Maria Berlinska, a documenté la participation réelle des femmes au combat par la recherche sociologique, construisant le dossier pour le changement législatif.

Hanna Hrycenko, sociologue à l'Institut de recherche sur le genre et cofondatrice du projet Bataillon invisible, décrit la transformation : « Il y a quelques années, la couverture médiatique standard consistait en photos de femmes soldats se maquillant dans les tranchées, ou en entretiens dans lesquels on leur demandait ce que leurs maris pensaient de leur travail. Heureusement, ce type de situation est maintenant rare. » 22 La documentation systématique du Bataillon invisible — interviewant des femmes combattantes, cartographiant leurs rôles, quantifiant leur participation — a fourni une base empirique pour les demandes politiques.

En septembre 2018, le Parlement a adopté la loi n° 2523-VIII accordant aux femmes l'accès à tous les rangs et postes militaires — ouvrant officiellement 63 postes de combat. En juillet 2024, plus de 67 000 femmes servaient dans les Forces armées de l'Ukraine, avec plus de 10 000 dans des rôles de combat actifs en première ligne — près de 8 % des forces totales, contre peut-être 30 000 avant l'invasion. 23

La critique féministe de la culture militaire ukrainienne s'étend au-delà de la demande d'accès. « Cinq thèses sur le féminisme et le militarisme » d'Oksana Potapova et Irina Dedusheva soutient que « l'anti-militarisme occidental (y compris sa version féministe) est louable dans son intention, mais est complètement inadapté à la situation dans certains pays colonisés ». Cette position — que le pacifisme peut être un luxe indisponible pour ceux confrontés à l'impérialisme génocidaire — représente la position féministe ukrainienne dominante depuis l'invasion à grande échelle de 2022.

Hrycenko note la transformation : « Il y a seulement quelques années — lorsque la guerre était confinée à l'est du pays — les féministes ukrainiennes s'opposaient à donner aux femmes un rôle plus important dans l'armée, par pacifisme. Elles ont changé d'avis dès que des missiles ont commencé à tomber sur leurs têtes. » Le changement reflète les conditions matérielles : lorsque les soldats russes emploient systématiquement la violence sexuelle (208 affaires judiciaires documentées en août 2023, avec des activistes féministes ukrainiennes estimant les victimes réelles à des milliers ou des dizaines de milliers), lorsque l'occupation signifie le viol collectif « avec l'utilisation d'armes et en présence d'enfants », la résistance armée devient une pratique féministe.

Certaines féministes ukrainiennes plaident maintenant pour étendre la conscription aux femmes. Selon Hrycenko, « c'est un point de vue que l'on peut souvent entendre des femmes qui combattent dans l'armée ukrainienne », tandis que « les féministes 'civiles' sont plus réticentes sur ce sujet ». Depuis octobre 2023, les femmes ukrainiennes âgées de 18 à 60 ans travaillant dans les domaines médicaux (médecins, infirmières, sages-femmes, dentistes, pharmaciens) doivent s'enregistrer pour un éventuel service militaire, avec des exemptions uniquement pour les femmes enceintes, celles en congé de maternité, les mères célibataires, les mères de familles nombreuses, les mères s'occupant d'enfants handicapés et les épouses de militaires.

Le Mouvement des femmes vétéranes ukrainiennes (Veteranka), fondé en 2018, est passé d'environ 20 membres initiaux à plus de 1 700 en octobre 2024. 24 En octobre 2025, plus de 70 000 femmes servaient dans les Forces armées de l'Ukraine, 25 avec plus de 10 000 dans des rôles de combat actifs en première ligne. La croissance de l'adhésion a suivi l'intégration des femmes en temps de guerre et a reflété le travail efficace de Veteranka sur deux fronts : le plaidoyer pour l'égalité juridique et le soutien pratique là où l'État a échoué. Lorsque le ministère de la Défense n'a émis aucun uniforme pour femmes jusqu'en février 2024 (été seulement ; les uniformes d'hiver restent indisponibles fin 2025), l'atelier de couture de Veteranka a produit environ 700 ensembles d'uniformes gratuits adaptés aux corps des femmes. Lorsque les cas de harcèlement sexuel dans les Forces armées restaient non résolus, la pétition présidentielle de Veteranka de mars 2024 a recueilli plus de 25 000 signatures exigeant une responsabilité. Lorsque les femmes vétéranes avaient besoin de communauté, Veteranka a organisé des groupes de soutien psychologique et des campagnes de collecte de fonds. Entre février 2022 et mi-2025, l'organisation a collecté plus de 90 millions de hryvnias (2,1 millions d'euros), livrant 98 véhicules, 1 961 drones et 34 000 pièces de munitions et d'équipement. Rien qu'en avril 2025, Veteranka a livré 1 875 976 hryvnias d'aide aux premières lignes ; en mai 2025, 1 493 906 hryvnias. 26

Kateryna Pryimak, directrice de Veteranka, a décrit l'importance politique de l'organisation : « L'égalité des sexes n'est pas notre objectif ultime ; c'est un marqueur du niveau de développement d'une communauté. » Lorsqu'elle a reçu le Prix franco-allemand des droits de l'homme pour la défense des droits des femmes militaires, elle a clarifié : « Aujourd'hui, les militaires sont le groupe de la société avec le moins de droits, et les femmes dans l'armée font face aux plus grandes restrictions. »

L'organisation militaire des femmes et des LGBT+ renforce la résistance de l'Ukraine de manières que les militaires autoritaires ne peuvent pas reproduire. Elle élargit le vivier de recrutement en rendant le service militaire viable pour les populations que la Russie exclut. Elle renforce le moral par l'inclusion — les soldats qui se battent pour une société qui les reconnaît combattent plus durement que ceux qui défendent des systèmes qui les oppriment. Elle démontre aux publics internationaux que la lutte de l'Ukraine n'est pas du nationalisme réactionnaire mais une libération démocratique. Elle tire également parti des ressources de la société civile — les ateliers de Veteranka, les services juridiques de LGBT+ Military — pour remédier aux échecs de l'État par des réseaux horizontaux.

Crise de l'indemnisation : la promesse brisée de l'État aux soldats tombés

L'État ukrainien promet aux familles de soldats tombés 15 millions de hryvnias. La réalité expose comment les pressions du temps de guerre interagissent avec les échecs institutionnels pour abandonner ceux qui ont le plus sacrifié.

L'indemnisation n'arrive pas sous forme de somme forfaitaire mais sur 40 mois : 20 % payés immédiatement, le reste en versements égaux sur plus de trois ans. 27 Mais ce calendrier suppose que l'État reconnaît un soldat comme mort. De nombreux soldats ukrainiens sont répertoriés comme « disparus » plutôt qu'officiellement déclarés morts. Selon la loi, la reconnaissance judiciaire du décès devient possible seulement deux ans après la fin de la guerre, et seulement par ordonnance du tribunal. Cela signifie que même dans des conditions idéales, les familles devront attendre au moins 24 mois après la guerre avant de commencer le processus d'indemnisation.

Selon la députée de la Verkhovna Rada 28 Sofia Fedina, la période de paiement est passée de trois à huit ans, « mais même ce chiffre n'est qu'une formalité. En pratique, de nombreuses familles ne recevront pas un centime ». L'État ukrainien s'est effectivement dégagé de sa responsabilité immédiate. Le Comité international de la Croix-Rouge a documenté environ 50 000 cas de personnes disparues en février 2025 — dont 90 % de militaires d'Ukraine et de Russie combinés. 29 En août 2025, cela était passé à 146 000 cas ouverts. 30 La définition du CICR de « disparu » inclut toute personne non comptabilisée — ceux dont les restes n'ont pas été récupérés même lorsque le décès est confirmé, les prisonniers de guerre dont la Russie ne divulguera pas l'emplacement, et les civils qui ont perdu le contact après avoir fui. Les corps ne peuvent pas être récupérés du territoire contrôlé par la Russie, et la Russie refuse d'autoriser les visites du CICR pour confirmer la détention de nombreux prisonniers de guerre ukrainiens. 31 Pour les familles, cette « perte ambiguë » aggrave le deuil : elles savent que leur proche est mort, mais sans restes ni déclaration officielle, l'indemnisation reste juridiquement impossible.

Le système d'indemnisation pour les soldats blessés fonctionne selon des principes similaires. Le gouvernement fixe l'indemnisation d'invalidité en fonction des minimums de subsistance : l'invalidité de groupe I reçoit 1 211 200 hryvnias (environ 28 000 euros) ; le groupe II reçoit 908 400 hryvnias (environ 21 000 euros) ; le groupe III reçoit 757 000 hryvnias (environ 17 500 euros). 32 Mais ces chiffres représentent des responsabilités totales potentielles, pas des paiements immédiats. Les versements s'étalent sur des années. Pendant ce temps, Fedina a reconnu que « une partie de l'argent destiné au personnel militaire et à leurs familles n'atteint pas ses destinataires prévus » — la corruption aggrave le retard.

Pour les volontaires étrangers combattant dans les forces ukrainiennes, la bureaucratie de l'indemnisation s'avère encore plus impossible. Le droit ukrainien exige que les familles ouvrent des comptes bancaires en Ukraine pour recevoir des paiements, nécessitant des visas pour les pays sans régimes de visa, et des permis de résidence temporaire ou permanente. Les restrictions de change interdisent le transfert d'indemnisation à l'étranger — même les paiements de l'État pour les soldats tombés. Les familles étrangères ne peuvent effectivement pas accéder à l'indemnisation prévue par la loi à moins qu'elles ne se réinstallent en Ukraine de manière permanente. 33

La crise de l'indemnisation révèle comment la mobilisation en temps de guerre sans transformation économique produit une injustice systémique. La demande du Mouvement social de confisquer la propriété des oligarques et d'imposer des taux d'imposition de 90 % aux plus hauts revenus aborde directement cet échec : si l'Ukraine mobilisait les ressources économiques aussi complètement qu'elle mobilise les hommes de la classe ouvrière, l'indemnisation pourrait être immédiate plutôt qu'étalée sur une décennie. Le fait que les familles doivent attendre huit ans tandis que les oligarques évitent le service par des pots-de-vin de 37 000 dollars (30 000 euros) démontre les intérêts que l'État protège.

Guerre de classe et guerre du peuple : la critique socialiste du Mouvement social

Le mouvement socialiste démocratique ukrainien, en particulier le Mouvement social, a produit l'analyse la plus systématique des inégalités de mobilisation durant la guerre de 2022-2025. Leur critique centre une vérité fondamentale : la conscription forcée pèse systématiquement sur la classe ouvrière tandis que les classes moyennes et supérieures évitent le service.

La résolution de la conférence d'octobre 2024 du Mouvement social l'a déclaré clairement : « Depuis le début de l'invasion à grande échelle, le noyau de la résistance à l'agression — tant au front qu'à l'arrière — a été la classe ouvrière. » 34 Cette observation ancre leur critique complète des inégalités de mobilisation documentées à travers de multiples dimensions.

Les dimensions de classe se manifestent le plus clairement par qui peut éviter le service. 37 000 dollars (30 000 euros) achètent une fausse exemption médicale auprès de médecins évitant la conscription. En août 2024, le Service de sécurité a arrêté deux chefs d'enrôlement de l'oblast de Kiev qui avaient gagné plus de 1,2 million de dollars (973 000 euros) par de tels stratagèmes. Pour ceux incapables de se permettre de tels pots-de-vin, on estime que 600 000 à 850 000 hommes ukrainiens ont fui à l'étranger malgré les interdictions de sortie — nécessitant des ressources financières importantes pour des opérations de contrebande facturant des milliers de dollars.

Les tentatives du gouvernement de formaliser les exemptions basées sur la richesse se sont révélées explosives. Des projets de loi proposaient une « réservation économique » permettant aux entreprises d'exempter les employés en payant 20 000+ UAH (493+ euros) mensuels par travailleur. Les critiques ont averti que cela crée une guerre pour les pauvres où « ceux qui ont une stabilité financière et de l'argent pourraient effectivement 'acheter leur sortie'. »

Le leader du Mouvement social Vitaliy Dudin, avocat du travail, a critiqué la réservation économique pour provoquer « une division au sein de la société parce qu'elle a été développée sans tenir compte des opinions des syndicats ». 35 L'analyse de l'organisation relie l'inégalité de mobilisation à la structure économique plus large : « Les perspectives incertaines de la victoire de l'Ukraine découlent du fait que la seule stratégie fiable pour s'opposer à l'agresseur — mobiliser toutes les ressources économiques disponibles pour soutenir la première ligne et les infrastructures critiques — contredit les intérêts de l'oligarchie. »

La déclaration de mars 2025 du Mouvement social « Pour une Ukraine sans oligarques et sans occupants » présente leur programme politique le plus détaillé. Le plan en dix points relie explicitement la réforme de la mobilisation à la transformation économique :

Introduire une imposition progressive avec un taux supérieur atteignant 90 % du revenu — « Pour préserver le pays, les plus riches doivent sacrifier leurs fortunes »

Établir un contrôle étatique sur les entreprises du secteur stratégique pour la production de masse

Augmenter le prestige social du personnel militaire

Paiement d'une compensation financière équitable aux soldats blessés

Restaurer la pratique de maintenir le salaire moyen pour les travailleurs mobilisés, ce qui assurera aux Forces armées d'Ukraine le potentiel de personnel nécessaire

Financer adéquatement l'éducation et la science — « La nature hautement technologique de la guerre moderne rend le rôle des ingénieurs et des travailleurs qualifiés aussi important que celui des soldats »

La déclaration insiste sur le fait que « la mise en œuvre de ces étapes est impossible sans une rupture entre la direction du pays, les grandes entreprises et ses agents d'influence. Si même certaines de ces mesures sont mises en œuvre, elles augmenteront la confiance du public dans le gouvernement. Les véritables garanties de la sécurité de l'Ukraine résident dans le renforcement des liens sociétaux internes. »

Les demandes centrales de mobilisation de la résolution d'octobre 2024 du Mouvement social étaient explicites : « Nous plaidons pour mettre fin à l'incertitude concernant la durée du service militaire, car c'est une question d'équité élémentaire. » Plus complètement : le Mouvement social plaide pour le développement du secteur public de l'économie, subordonné aux priorités de défense et de plein emploi, et défend les droits des conscrits et des militaires à un traitement digne, à la démobilisation après une durée de service définie, et à la réhabilitation.

La lettre publique de Dudin de mars 2022 à Zelensky s'opposant à la déréglementation du travail en temps de guerre reliait la mobilisation à la justice économique : « De telles mesures transféreront le fardeau de la guerre des plus riches à la majorité ouvrière. Elles doivent être rejetées... Il est nécessaire de confisquer la propriété des oligarques ukrainiens pour des raisons de nécessité publique. Le capital des oligarques ukrainiens doit travailler pour l'économie. » 36

La mobilisation coercitive reflète et approfondit la crise de légitimité. Lorsqu'elle est combinée avec des scandales de corruption (pots-de-vin d'exemption de conscription), des évasions d'oligarques et des attaques contre les droits du travail, la conscription forcée aggrave l'injustice plutôt que de partager le sacrifice.

Le Mouvement social soutient que le recrutement volontaire reviendrait s'il était lié à une mobilisation économique globale : nationaliser les capacités de production, imposer des taux d'imposition de 90 % sur les Ukrainiens les plus riches, confisquer la propriété des oligarques, maintenir les salaires des travailleurs mobilisés, garantir des durées de service définies avec une démobilisation claire. Le groupe soutient que « gagner la supériorité technologique combinée à une approche prudente des personnes est le chemin vers la victoire » — réduire les besoins en personnel grâce à l'équipement tout en traitant les soldats avec dignité crée une défense durable.

Le pacifisme comme privilège : la gauche ukrainienne rejette l'objection de conscience

La position de la gauche ukrainienne sur l'objection de conscience (OC) révèle une division fondamentale d'avec certains mouvements progressistes occidentaux. Les organisations socialistes ukrainiennes dominantes rejettent explicitement le pacifisme et ne plaident pas pour les droits d'OC, arguant que la résistance armée est nécessaire contre l'impérialisme génocidaire. Seul le petit Mouvement pacifiste ukrainien — confronté à des poursuites et à la marginalisation — continue de plaider pour les protections constitutionnelles d'OC suspendues depuis février 2022.

La position dominante de la gauche ukrainienne se cristallise dans l'expression « le pacifisme est un privilège ». Anna Zyablikova, une carabinière et médecin anarcho-féministe de Kharkiv, a articulé cela avec force : « Vous pouvez être une très bonne personne et suivre toutes les règles, mais un missile russe vous frappera quand même. Ils rejettent le sentiment d'impuissance face à l'agression militaire et se cachent derrière le pacifisme : 'la guerre est mauvaise'. Nous en Ukraine n'aimons pas non plus la guerre ! Je n'aime pas que j'ai dû abandonner mes rêves de carrière. Mais je ne peux pas y renoncer. Je ne peux pas me permettre de me cacher dans le pacifisme. » 37

Le Mouvement social, la plus grande organisation socialiste démocratique d'Ukraine, n'a produit aucune déclaration officielle plaidant pour les droits d'objection de conscience. Leur résolution de conférence de septembre 2022 déclarait : « la classe ouvrière constitue le noyau de la résistance ukrainienne à l'impérialisme russe ». Plusieurs membres du Mouvement social ont rejoint volontairement les Forces de défense territoriale et les Forces armées.

Les organisations féministes ont des positions similaires. Feminist Workshop et Bilkis n'ont pas plaidé pour les droits d'objection de conscience. Au lieu de cela, les membres ont déclaré : « La volonté de se battre et de défendre votre pays ne dépend pas du genre. » Les membres de Bilkis servent activement dans l'armée. Comme le membre de Bilkis Tania Vynska l'a expliqué à New Politics : « Si l'Ukraine est vaincue et que la Russie conquiert l'Ukraine, cela signifierait la fin des organisations de la société civile, et surtout des groupes féministes LGBT. » 38

La revue Commons a publié abondamment sur la résistance armée, sans aborder l'objection de conscience. La revue rend hommage aux contributeurs de gauche tombés : « En 2023-24, plusieurs auteurs de Commons sont morts en première ligne en défendant l'Ukraine contre l'invasion russe : le journaliste Evheny Osievsky, l'anarchiste russe Dmitry Petrov, et l'avocat Yuriy Lebedev. » Le rédacteur en chef Oleksandr Kravchuk est mort au combat en juin 2023 à l'âge de 37 ans. La ligne éditoriale de la revue s'est systématiquement opposée à ce qu'elle appelle le « faux pacifisme déguisé sous des slogans de gauche ».

En contraste frappant, la poignée de membres du Mouvement pacifiste ukrainien plaide avec persistance pour les droits d'OC malgré les poursuites. Le secrétaire exécutif Yurii Sheliazhenko a fait face à une assignation à résidence d'août à décembre 2023, à des perquisitions d'appartement et à des saisies d'appareils. L'organisation a déposé de multiples demandes à la Cour européenne des droits de l'homme au nom d'objecteurs de conscience, a documenté que l'Ukraine a suspendu le service alternatif en affirmant qu'il ne s'applique qu'en temps de paix, et a rapporté qu'en 2024-2025, des centaines font face à des poursuites en vertu de l'article 336 (évasion de conscription) qui pourrait entraîner 3 ans d'emprisonnement.

La déclaration d'avril 2022 du Mouvement pacifiste ukrainien a condamné l'invasion russe tout en critiquant la suspension par le gouvernement ukrainien des droits d'OC, appelant à la protection du « droit absolu à l'objection de conscience au service militaire, par tous les moyens légaux ». Ils ont documenté au moins 17 objecteurs de conscience condamnés à l'emprisonnement en novembre 2023, avec des chiffres croissants — principalement des Témoins de Jéhovah (ils ont parlé de plus de 700 cas en février 2024) plus des manifestants comme Dmytro Zelinsky dont le cas a atteint la Cour constitutionnelle.

La Commission de Venise 39 a émis un avis en mars 2025 constatant que les droits d'objection de conscience « ne peuvent être complètement exclus même en temps de guerre », et le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a qualifié les poursuites d'OC de l'Ukraine d'« alarmantes ». Ces positions juridiques internationales ne trouvent aucun écho dans le discours dominant de la gauche ukrainienne. La gauche ukrainienne voit le conflit à travers des cadres anti-impérialistes plutôt que pacifistes — comparable à la résistance anti-fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale — faisant apparaître l'objection de conscience implicitement comme un abandon de la défense collective contre l'agression génocidaire.

Collectifs de Solidarité : logistique anarchiste comme infrastructure de résistance

Au-delà des organisations étatiques et quasi-étatiques, les réseaux horizontaux fournissent un soutien militaire crucial. Les Collectifs de Solidarité (Solidarity Collectives), un groupement anarchiste ukrainien, gèrent ce que les visiteurs internationaux décrivent comme un « entrepôt secret » rempli d'équipement : gilets pare-balles (armure corporelle de niveau 4), casques, équipement de vision nocturne, détection thermique, drones, équipement médical tactique, uniformes et bottes. Le collectif accorde la priorité aux « camarades et alliés qui ont précédemment participé à des activités politiques — tels que les syndicalistes, les antifascistes, les féministes, les militants écologistes et climatiques et d'autres activistes progressistes de gauche qui ont décidé de participer volontairement à la guerre contre l'invasion russe ou qui ont été recrutés par la conscription ukrainienne. » 40

L'entrepôt comprend un espace de travail dédié à la construction de drones : « Des tables de travail remplies de fers à souder, de circuits imprimés et de fils, une étagère avec des piles de petits drones qui peuvent être utilisés pour la logistique, la reconnaissance et le combat. » En collaboration avec des forces anti-autoritaires tchèques et allemandes, les Collectifs de Solidarité construisent, assemblent et distribuent ces drones. Le collectif a livré plus d'une centaine de gilets pare-balles efficaces et « d'innombrables casques » grâce à des dons internationaux de particuliers, d'activistes et de groupements anti-autoritaires à travers l'Europe.

Cette infrastructure est stratégiquement importante car les soldats ukrainiens « sont largement censés acheter leur propre équipement » — une réalité qui impose un fardeau énorme aux combattants individuels et à leurs familles. Les réseaux de solidarité horizontaux compensent les défaillances de l'État tout en construisant des connexions anti-autoritaires internationales qui transcendent les cadres nationalistes. Lorsque des activistes antifascistes en Allemagne aident à construire des drones pour des syndicalistes ukrainiens combattant la Russie, ils créent un internationalisme fondé sur la solidarité matérielle plutôt que sur des déclarations abstraites.

Comme l'a expliqué un activiste des Collectifs de Solidarité : « Pour nous, il était important de montrer les perspectives de la gauche, les activités et les histoires de militants anti-autoritaires sur la ligne de front. De nombreux antimilitaristes dans le passé, comme les personnes qui accusaient d'autres de militarisation de la société ici en Ukraine, par exemple, ont fini par prendre les armes, et nous essayons d'expliquer pourquoi. » 41 Le travail du collectif fait le pont entre l'engagement idéologique envers l'antimilitarisme et la reconnaissance matérielle que résister à l'impérialisme russe nécessite une défense armée.

Défense Territoriale et organisation militaire démocratique

Les Forces de Défense Territoriale, organisées de manière similaire à l'armée régulière mais agissant comme infanterie légère sans armes lourdes, démontrent le potentiel militaire démocratique. Elles « restent généralement dans la ville ou le village où elles ont été formées pour le défendre. » Plusieurs unités de Défense Territoriale « ont défendu avec succès leurs villes contre l'armée russe régulière par elles-mêmes, sans aucun soutien ou avec très peu de soutien de l'armée ukrainienne. » 42 Leur structure — basée localement, à forte composante volontaire, défendant les communautés plutôt qu'un territoire abstrait — permet un degré de responsabilité démocratique impossible dans les forces hiérarchiques conventionnelles.

Dans les endroits où la Défense Territoriale combat aux côtés de l'armée régulière, « elles sont parfois utilisées pour effectuer des attaques éclair sur les positions russes, afin de harceler les lignes ennemies et de les épuiser. Dans d'autres endroits, où les combats n'ont pas eu lieu, la Défense Territoriale assure des patrouilles, servant ainsi de dissuasion pour l'armée russe qui tenterait d'envahir. » Cette flexibilité — alterner entre harcèlement offensif, opérations défensives et patrouilles dissuasives en fonction des conditions locales — nécessite une initiative que les structures de commandement autoritaires suppriment.

Les volontaires internationaux rejoignant la Légion étrangère d'Ukraine « déclarent le plus souvent qu'ils sont venus combattre pour la démocratie et prévenir les crimes de guerre russes. » La Légion étrangère n'accepte officiellement que ceux ayant une expérience militaire, transférant les autres vers des rôles auxiliaires. Les volontaires biélorusses se sont révélés particulièrement actifs, avec « une unité biélorusse spéciale qui a maintenant la taille d'un régiment et qui fait des plans pour aller en Biélorussie et y déclencher une révolution afin de renverser le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko après la fin de la guerre en Ukraine. » 43

Un organisateur anarchiste de la Défense Territoriale a expliqué les enjeux de manière frappante : « Malheureusement, ce n'est pas une guerre où il y a de la place pour la pureté idéologique ou des choix. Le régime de Poutine est extrêmement autoritaire, sans liberté d'expression ou de réunion, avec la répression et le meurtre d'opposants politiques, de fausses accusations criminelles contre des activistes, y compris des anarchistes, des poursuites contre la communauté LGBTQ+. » L'analyse se poursuit : « Après le massacre de Boutcha 44, il est clair que mon hypothèse était trop optimiste, tous les activistes politiques (ou les personnes soupçonnées d'activisme) seraient purement et simplement assassinés. De plus, les massacres augmenteraient probablement jusqu'à l'échelle du génocide, car les propagandistes russes disent déjà ouvertement que tous ceux qui sont dans l'armée ukrainienne ou qui l'aident devraient être considérés comme des « nazis » et donc purgés. »

La comparaison est délibérée : « Nous considérons cette situation assez similaire à celle des anarchistes espagnols, qui ont combattu sous le commandement opérationnel de l'armée républicaine espagnole contre la dictature de Franco, et qui ont ensuite rejoint l'armée française libre pour combattre le nazisme. » 45

Conclusions

Les soldats ukrainiens défendant leur pays contre une conquête impériale ne devraient pas avoir à se battre simultanément pour des droits fondamentaux comme la rotation, les conditions de démobilisation et la reconnaissance des partenaires. Le fait qu'ils se battent — collectivement, publiquement, par l'organisation démocratique — révèle à la fois les faiblesses persistantes de la capacité de l'État ukrainien et la force fondamentale de la culture démocratique ukrainienne. Lorsque des spécialistes en réparation peuvent arrêter des ordres stratégiquement stupides par l'action collective, lorsque les familles peuvent faire pression sur le parlement pour aborder la question de la rotation, lorsque les soldats LGBT+ peuvent s'organiser pour la reconnaissance légale, lorsque les femmes vétéranes peuvent produire des uniformes que l'État n'a pas réussi à fournir, lorsque les syndicats peuvent soutenir l'effort de guerre tout en s'opposant au néolibéralisme, lorsque les collectifs anarchistes peuvent construire des réseaux de solidarité internationale fournissant des drones et des armures corporelles, ces pratiques démocratiques ne sont pas des distractions de l'efficacité militaire — elles la constituent.

Les soldats ukrainiens ont remporté plus de réformes démocratiques durant trois années de guerre totale que de nombreuses armées n'en réalisent en temps de paix. Comparons la trajectoire de l'Ukraine à des exemples historiques et contemporains. L'armée américaine ne s'est intégrée racialement qu'en 1948 — trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale — et a résisté aux femmes dans les rôles de combat jusqu'en 1994, cinquante ans après que les femmes aient servi massivement dans des rôles de soutien durant la Seconde Guerre mondiale. L'armée britannique a interdit le personnel LGBT+ ouvertement jusqu'en 2000. La France a conscrit des soldats pour un service indéfini durant la guerre d'Algérie (1954-1962) sans rotation, sans conditions fixes, et avec une répression brutale de la dissidence. L'armée turque a emprisonné des objecteurs de conscience tout au long des années 1990 et 2000. Les armées autoritaires comme celle de la Russie ne permettent aucune organisation indépendante des soldats — la dissidence signifie emprisonnement ou pire.

Dans ce contexte, les réalisations de l'Ukraine durant une guerre existentielle sont extraordinaires. Le système de transfert Army+, bien que limité, donne aux soldats une agence impossible dans les forces hiérarchiques. Le programme d'amnistie pour désertion, bien qu'incomplet, traite l'absence comme un échec systémique plutôt que comme une lâcheté individuelle — 9 000 soldats sont revenus volontairement, quelque chose d'impensable en Russie où les déserteurs font face à une exécution sommaire. La décision judiciaire de juin 2025 reconnaissant les couples de même sexe comme des familles, bien qu'elle ne soit pas encore une législation, établit un précédent juridique durant un conflit actif. La production par Veteranka d'uniformes pour femmes a compensé l'échec de l'État par la solidarité horizontale. La protestation réussie de la 125e Brigade contre un déploiement inapproprié a démontré que l'action collective des soldats peut renverser les décisions de commandement sans détruire la cohésion de l'unité — une capacité que les armées autoritaires ne peuvent structurellement permettre.

Ces victoires restent incomplètes et contestées. L'indemnisation des soldats tombés prend huit ans pour être entièrement traitée, les familles ne recevant que 20 pour cent des 15 millions d'hryvnias 46immédiatement. La législation sur le partenariat LGBT+ a manqué son échéance du troisième trimestre 2025. La réforme des corps continue d'être affectée par des unités dispersées et des commandants sous-entraînés. La rotation reste inexistante pour la plupart des soldats. Mais la lutte elle-même — le fait que les soldats, les familles, les vétérans et les organisations de la société civile peuvent s'organiser, protester, exiger et parfois gagner — marque la différence fondamentale de l'Ukraine par rapport à la puissance impériale qu'elle résiste.

Démocratie et anti-impérialisme sont inséparables — parce que seule l'organisation démocratique permet le retour d'information, l'adaptation, la mobilisation et la solidarité qui rendent la résistance possible. Les soldats ukrainiens prouvent cette vérité de la manière la plus dure possible : en se battant simultanément pour l'indépendance de leur pays et pour leurs propres droits démocratiques, remportant des batailles sur les deux fronts que les armées en temps de paix ne parviennent pas à réaliser.

Publié le 15 novembre 2025 par Europe Solidaire

Notes

1. Kyiv Independent, « 'Direct threat' — Ukraine's 48th Separate Assault Battalion denounces commander replacement », 18 janvier 2025. Disponible sur : https://kyivindependent.com/ukraines-48th-assault-battalion-denounces-commander-replacement/
2. Kyiv Independent, « 'It's their turn now' — Ukrainians call on government to demobilise exhausted soldiers fighting for nearly two years », 24 décembre 2023. Disponible sur : https://kyivindependent.com/its-their-turn-now-ukrainians-call-on-government-to-demobilize-exhausted-soldiers-fighting-for-nearly-two-years/
3. Ukraїner, « How Ukraine's Women Veterans Movement works », 1eroctobre 2024. Disponible sur : https://www.ukrainer.net/en/women-veterans/
4. War on the Rocks, « Intelligence and the War in Ukraine : Part 2 », 19 mai 2022. Disponible sur : https://warontherocks.com/2022/05/intelligence-and-the-war-in-ukraine-part-2/
5. LGBT Military for Equal Rights of Ukraine. Disponible sur : https://www.lgbtmilitary.org.ua/en/
6. Suspilne, « Військові ремонтного батальйону 125-ї бригади заявили, що неспроможних бійців відправляють до штурмових рот », 21 septembre 2025. Disponible sur : https://suspilne.media/lviv/1134982-vijskovi-rembatu-125-brigadi-zaavili-so-nepidgotovlenih-bijciv-vidpravili-na-bojovi-pozicii/
7. ZAXID.NET, « У Львові військові 125-ї бригади ТрО оголосили про намір масово піти в самовільне залишення частини », 21 septembre 2025. Disponible sur : https://zaxid.net/lvivska_125_brigada_tro_vidminila_nakaz_pro_perevedennya_fahivtsiv_z_rembatu_n1619661
8. Les Tatars de Crimée sont un groupe ethnique turc indigène de la péninsule de Crimée. Ils ont fait face à une déportation massive par Staline en 1944 et ont été particulièrement ciblés pour la répression sous l'occupation russe depuis 2014.
9. Censor.NET, « Soldiers of the 125th Brigade's repair battalion were sent to combat positions », 9 octobre 2025. Disponible sur : https://censor.net/en/news/3578685/soldiers-of-the-125th-brigade-s-repair-battalion-were-sent-to-combat-positions
10. Ukrainska Pravda, « Women demand demobilisation of men fighting since start of full-scale war in protests across Ukraine », 27 octobre 2023. Disponible sur : https://www.pravda.com.ua/eng/news/2023/10/27/7426002/
11. CNN, « Ukraine's parliament scraps plan to demobilise battle-weary soldiers », 11 avril 2024. Disponible sur : https://amp.cnn.com/cnn/2024/04/11/europe/ukraine-parliament-scrap-demobilization-plans-intl
12. Hromadske, « Fatigue is a bad fighter : a commander about the threatening wear and tear of his unit », 10 juillet 2024. Disponible sur : https://hromadske.ua/en/war/225991-fatigue-is-a-bad-fighter-a-commander-about-the-threatening-wear-and-tear-of-his-unit
13. Euronews, « Tens of thousands of soldiers have deserted from Ukraine's army », 30 novembre 2024. Disponible sur : https://www.euronews.com/2024/11/30/tens-of-thousands-of-soldiers-have-deserted-from-ukraines-army
14. Eurasian Times, « Ukraine's Military In Turmoil : 576 Soldiers Desert Daily », octobre 2025. Disponible sur : https://www.eurasiantimes.com/ukraines-alarming-desertion-crisis-576-soldiers/
15. Ministère de la Défense de l'Ukraine, « The Army+ application now features a new option allowing military personnel to submit transfer requests », 2024. Disponible sur : https://mod.gov.ua/en/news/the-army-application-now-features-a-new-option-allowing-military-personnel-to-submit-transfer-requests-to-a-different-unit
16. Euromaidan Press, « Ukraine starts addressing its army woes : soldiers can now change their units », 10 décembre 2024. Disponible sur : https://euromaidanpress.com/2024/12/10/ukraine-starts-addressing-its-army-woes-soldiers-can-now-change-their-units/
17. Euromaidan Press, « Ukraine faces critical military reform challenge as desertions soar past 100,000 », 16 janvier 2025. Disponible sur : https://euromaidanpress.com/2025/01/16/ukraine-faces-critical-military-reform-challenge-as-desertion-soar-past-100000/
18. Euronews, « Gay war veteran speaks out for equal rights in Ukraine's military », 18 septembre 202

« L’Ukraine face à un choix insupportable »

Épuisés par plus de trois ans d'attaques russes, les Ukrainiens sont de plus en plus disposés à accepter des compromis politiques injustes et des concessions territoriales (…)

Épuisés par plus de trois ans d'attaques russes, les Ukrainiens sont de plus en plus disposés à accepter des compromis politiques injustes et des concessions territoriales sévères pour mettre fin à la guerre. Cependant, il est loin d'être certain que ce choix difficile apportera réellement une paix durable.

22 novembre 2025 | tiré du site alencontre.org

Alors que les spéculations vont bon train au sujet d'un nouveau plan de paix pour l'Ukraine négocié par Trump [voir annexe ci-dessous], une grande partie du débat actuel donne une impression de déjà-vu. On retrouve les mêmes dénonciations des « intérêts particuliers » dans le conflit, les condamnations des bellicistes et les appels à des « négociations urgentes ». En Ukraine, nous n'avons pas seulement entendu ces arguments. Nous les avons nous-mêmes avancés.

À l'été 2014, après l'annexion de la Crimée par la Russie et alors que la guerre dans le Donbass faisait déjà rage, des militants ukrainiens, russes et biélorusses ont publié une déclaration intitulée « Le nouveau Zimmerwald » [1] critiquant la montée du chauvinisme et de la xénophobie dans leurs pays. Ils ont appelé à un large mouvement anti-guerre, à un cessez-le-feu immédiat et à un désarmement mutuel. Le mouvement social ukrainien Sotsialnyi Rukh, qui venait de se former, s'est fait l'écho de cet esprit en 2015, en préconisant des négociations directes entre les syndicalistes et les défenseurs des droits humains des deux camps, ainsi que la dissolution des appareils de défense. Il s'agissait d'une véritable tentative de paix internationaliste, qui a échoué.

Rien de tout cela n'a empêché l'agression de la Russie en 2022. Pourtant, à l'exception d'une courageuse minorité, les militants de gauche russes se sont à nouveau retranchés derrière des formules pacifistes, rejetant la responsabilité de la guerre sur les deux belligérants et pointant du doigt l'OTAN, Boris Johnson [alors premier ministre anglais] et le « régime oligarchique néonazi de Kiev ». Les Ukrainiens, sous le feu des bombardements, n'avaient pas ce luxe. Ils ont résisté aux troupes d'occupation, et trop nombreux sont ceux qui ont déjà perdu la vie.

Au niveau international, lorsque la gauche ne se limite pas à de brèves déclarations stéréotypées, elle oscille largement entre une répulsion instinctive face à l'injustice et un appel désespéré à la paix. Mais l'un ou l'autre peut-il servir de guide pour l'action ?

Le prix de la justice

Nombreux sont ceux qui dénoncent tout compromis avec le Kremlin comme une trahison pure et simple qui créerait un précédent en récompensant l'agression. En termes absolus, ils ont raison. Pourtant, la justice a toujours un prix : si ce n'est pour les militants qui la réclament, c'est pour quelqu'un d'autre.

Les ressources de l'Ukraine sont poussées à leur limite. Les dépenses de défense en 2025 ont atteint les 70 milliards de dollars, dépassant les recettes fiscales nationales. Le déficit budgétaire se situe à près de 40 milliards de dollars, et le maintien de l'aide étrangère n'est pas garanti. Le coût de la reconstruction a déjà grimpé à plus d'un demi-billion de dollars. La dette publique s'élève à 186 milliards de dollars et continue d'augmenter.

Près des deux tiers des Ukrainiens s'attendent que la guerre dure encore plus d'un an, et les experts [ukrainiens] sont d'accord [TSN 17 septembre 2025]. Le président Volodymyr Zelensky souligne que son pays aura besoin de tout le soutien disponible pour combattre l'armée russe pendant encore deux à trois ans. Dans le même temps, les forces armées ukrainiennes sont mises à rude épreuve non seulement par la pénurie d'armes et de munitions, mais aussi par la diminution des effectifs.

Plus de 310'000 cas de désertion et d'absence sans permission ont été enregistrés depuis 2022, dont plus de la moitié en 2025 [2]. De nombreux soldats qui ont quitté l'armée invoquent l'épuisement, le manque de préparation psychologique à l'intensité extrême des combats, les déploiements sans fin et la corruption des commandants qui les traitent comme des pions. Certains sont prêts à revenir dès que les conditions s'amélioreront, mais seule une fraction d'entre eux l'ont fait dans le cadre de l'amnistie [décidée en août 2024].

Plus de la moitié des hommes ukrainiens se disent prêts à se battre, mais un million et demi d'entre eux n'ont toujours pas mis à jour leur dossier militaire. Après l'introduction du recrutement en 2024, seuls 8500 se sont portés volontaires en un an. Même l'offre d'une prime d'inscription de 24 000 dollars pour les contrats d'un an aux jeunes n'a pas réussi à attirer beaucoup de monde. Une fois les restrictions de voyage pour les jeunes de 18 à 22 ans assouplies, près de 100 000 hommes ont franchi la frontière au cours des deux premiers mois, beaucoup d'entre eux partant pour de bon [3].

La triste réalité est que la résistance ukrainienne repose sur la « busification » [personne arrêtée et emmenée dans un bus], c'est-à-dire le fait de saisir de force des hommes dans la rue ou sur leur lieu de travail et de les enrôler de force dans l'armée. Le médiateur a reconnu que ces abus sont désormais systémiques. Malgré cela, la Cour suprême ukrainienne a jugé que la mobilisation restait légalement irréversible, même lorsqu'elle était effectuée de manière illégale. Pendant ce temps, les réseaux sociaux font de plus en plus souvent état d'affrontements violents avec les agents chargés de la conscription.

L'opinion publique reflète cette lassitude, et les récents scandales de corruption impliquant les plus proches collaborateurs du président n'arrangent rien [4]. Les sondages montrent que 69% des Ukrainiens et Ukrainiennes sont désormais favorables à une fin négociée de la guerre et près des trois quarts sont prêts à accepter un gel de la ligne de front, même si ce n'est pas selon les conditions de la Russie. Les Ukrainiens continuent d'insister sur des garanties de sécurité, qui pour eux incluent des livraisons d'armes et l'intégration à l'UE.

Le rêve de « se battre jusqu'à la victoire », quoi qu'il arrive, ignore ces limites. À moins que le « soutien indéfectible » de l'Occident n'inclue la volonté d'ouvrir un deuxième front, à quoi devons-nous nous attendre ? La logique du désespoir conduit à abaisser l'âge de la conscription, à étendre le service militaire aux femmes, à reconduire depuis l'étranger les réfugiés ukrainiens en âge d'être appelés, à remplir les tranchées, puis à mettre en place des troupes de barrage [unités militaires visant à empêcher la retraite de leurs propres soldats] et des exécutions sur le terrain pour empêcher les désertions.

L'illusion pacifiste

Cette situation sombre n'est pas seulement un échec national. Elle reflète l'épuisement de porter seul le fardeau le plus lourd et de se battre bec et ongles pour obtenir le soutien matériel de ceux qui pensent que de vives condamnations et une aide humanitaire suffisent pour mettre fin à l'invasion russe. Plus la situation devient difficile, plus il devient tentant pour certains à l'étranger d'imaginer que la résistance elle-même doit être le problème.

D'où l'idée que les armes occidentales ne font que « prolonger les souffrances » et que couper cette bouée de sauvetage à l'Ukraine la pousserait à accepter les « concessions nécessaires ». C'est une illusion réconfortante fondée sur un raisonnement erroné. Si les mots seuls pouvaient mettre fin à l'oppression, les grèves et les révolutions auraient été remplacées par des concours d'éloquence.

Les livraisons d'armes n'entravent pas la diplomatie, mais permettent à l'Ukraine de participer aux négociations. Le président Zelensky a fait part de son ouverture à des discussions et même à des décisions difficiles. Mais seul un camp capable de tenir bon peut négocier sur un pied d'égalité. Désarmer l'Ukraine reviendrait à la forcer à céder. Moscou le sait et exploite les contradictions pour semer la confusion et diviser les rangs.

Le Kremlin a rejeté à plusieurs reprises un cessez-le-feu, indiquant clairement qu'il ne s'intéressait qu'à la capitulation effective de l'Ukraine. Même si le maximalisme de la Russie est en partie un bluff, un conflit « gelé » ou même la cession du Donbass par l'Ukraine ne « s'attaquerait pas aux causes profondes » de la guerre, comme l'affirme Vladimir Poutine. Moscou a sécurisé son pont terrestre vers la Crimée, mais manque de ressources pour s'emparer du reste des oblasts de Kherson et de Zaporijia, qu'elle revendique également. L'Ukraine ne reconnaîtra jamais ses pertes, même si elle y est formellement contrainte. Le ressentiment fera de la Russie un ennemi éternel, créant ainsi le risque d'une nouvelle flambée de conflit.

La maxime de Poutine lui-même – « Si le combat est inévitable, frappe le premier » – rend la prochaine étape prévisible, à en juger par la cartographie. Une avancée vers l'avant-poste russe en Transnistrie piégerait la Moldavie, sécuriserait le corridor de la mer Noire et étranglerait ce qui reste du commerce maritime ukrainien, tout en offrant Odessa, autrefois joyau de l'empire russe, au cœur de la mythologie du « printemps russe ».

L'abandon de l'Ukraine par les États européens n'apporterait aucune détente. Les nouveaux membres de l'OTAN, la Finlande et la Suède, ont abandonné leur neutralité précisément en raison de la nouvelle manière dont la Russie « résout les différends ». Cinq pays se sont retirés de l'interdiction des mines terrestres prévue par le traité d'Ottawa en 2025 pour la même raison. Les dépenses militaires de la Pologne sont en passe de tripler depuis 2022, et les pays baltes se précipitentvers un niveau de dépenses de défense équivalent à 5% du PIB. Voir un voisin démembré par un ancien suzerain ne les apaiserait pas, mais les pousserait à s'armer davantage.

Angle mort

L'ultimatum lancé par Moscou en décembre 2021 a clairement affiché ses ambitions : l'OTAN doit se retirer aux frontières de 1997 et reconnaître la sphère d'influence russe en Europe centrale et orientale. Cette exigence semblait absurde jusqu'à ce que les tirs éclatent en février 2022. Mais la guerre éclair de Poutine contre l'Ukraine a échoué, et il en tient les « élites dirigeantes européennes » pour responsables.

Personne ne s'attend à ce que les chars russes atteignent Berlin. Mais les États baltes, coincés entre la Russie et son enclave militarisée de Kaliningrad, correspondent à ce schéma. Les anciennes provinces impériales, qui séparent Moscou de son territoire côtier, constituent une cible tentante. La rhétorique sur les « nations non historiques » [5] en proie à la russophobie est déjà en place.

Si le Kremlin décidait de combler le corridor de Suwalki – l'étroite bande de territoire polonais et lituanien entre Kaliningrad et la Biélorussie, alliée de la Russie [6] – au milieu d'une nouvelle série de querelles internes à l'Occident sur les sanctions, la politique énergétique ou la stratégie de défense commune, qui risquerait une troisième guerre mondiale ?

À un moment donné, une partie de la gauche a perdu la capacité de distinguer la résistance du militarisme. En considérant l'expansion de l'OTAN comme la cause de la guerre – et en trouvant ainsi une solution dans son simple retrait –, les antimilitaristes concèdent discrètement que de vastes régions au-delà de la Russie appartiennent à son domaine « naturel ».

La question centrale est la suivante : si la Russie peut régler ses griefs historiques et répondre à ses « préoccupations légitimes en matière de sécurité » par la force, pourquoi les autres ne le pourraient-ils pas ? La véritable victoire pour le complexe militaro-industriel ne serait pas les livraisons à l'Ukraine ni même les programmes de réarmement, mais une Europe en crise permanente, où chaque frontière devient contestable et où les dépenses de défense augmentent sans fin.

Révisionnisme rancunier

La véritable menace n'est pas le nationalisme ukrainien. Il n'est ni plus sinistre ni plus chauvin que celui de n'importe quel petit État assiégé. Même les personnes les plus touchées par la guerre se soucient plus souvent de survivre aux frappes de missiles et aux attaques de drones. Cela n'implique pas qu'on approuve la création de mythes nationalistes. Mais se focaliser sur les excès de la politique culturelle de l'Ukraine est une distraction commode, une excuse pour relativiser l'agression et se distancier de ce qui est réellement en jeu.

Ce à quoi nous sommes aujourd'hui confrontés, c'est à un empire pétrolier militarisé et expansionniste qui dissimule son ressentiment derrière des discours sur la « justice historique », qui drape sa renaissance néotraditionnelle contre « l'Occident décadent » et qui est prêt à utiliser tous les moyens pour revendiquer sa « place légitime dans le monde ». Cette politique de révisionnisme rancunier n'est pas propre à Moscou, mais trouve un écho de Washington à Pékin, et doit être combattue avant que tout discours sur le désarmement ne prenne tout son sens.

Il est grand temps de proposer une alternative crédible dans les débats sur la sécurité, qui ne cède pas au néolibéralisme militarisé et ne fétichise pas la pureté.

Li Andersson, ancienne présidente de l'Alliance de gauche finlandaise [actuellement présidente de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen], a déjà plaidé [7 juin 2025] en faveur d'une politique étrangère et de sécurité antifasciste. Elle rejette l'illusion selon laquelle on peut raisonner le fascisme, accepte le renforcement des capacités de défense et de l'autonomie stratégique des États membres de l'UE comme condition préalable à la paix, et défend le droit international comme mécanisme de prévention contre la subversion autoritaire.

Comme l'a fait valoir Li Andersson, il est grand temps de proposer une alternative crédible dans les débats sur la sécurité, qui ne cède pas au néolibéralisme militarisé et ne fétichise pas la pureté. L'extrême droite progresse dans les sondages, les budgets de défense gonflent tandis que les dépenses sociales, l'adaptation au changement climatique et l'aide au développement sont réduites. Pourtant, le problème ici, ce sont les élites qui exploitent cette crise pour faire avancer leur programme, et non les Ukrainiens qui refusent de se soumettre à Poutine.

Pour résister à cette tendance, il faut insister sur deux points. Premièrement, des institutions sociales résilientes et des infrastructures publiques solides sont essentielles pour résister aux chocs et à ceux qui peuvent les utiliser comme des armes. Deuxièmement, seuls la démocratie économique, une politique d'inclusion et un contrôle public permettent de mettre au premier rang toute cause digne d'être défendue. Comme le montrent les leçons tirées de l'Ukraine, sans cela, tout discours sur la solidarité est une imposture.

Il n'y a pas de solution toute faite

Tout le monde souhaite que la guerre prenne fin, mais personne n'a de solution toute faite – peut-être n'y en a-t-il pas. Nous nous devons mutuellement l'honnêteté que cette situation exige. Tout ce qui ne serait pas le retrait complet de la Russie d'Ukraine serait profondément injuste et carrément dangereux, mais la recherche intransigeante de la justice peut également nous mener à un point de non-retour.

La survie elle-même – perdurer en tant que nation indépendante malgré les leçons d'histoire de Poutine – est déjà une victoire pour l'Ukraine. Mais l'histoire ne s'arrêtera pas là. Les États rapaces attaquent non pas parce qu'ils sont provoqués, mais parce qu'ils en ont la possibilité. Pour les arrêter, il faudra plus que la force morale.

Oleksandr Kyselov, originaire de Donetsk, est un militant de gauche ukrainien (membre du Mouvement social-Sotsialnyi Rukh) et assistant de recherche à l'université d'Uppsala (Suède).


Annexe

Le magazine Le Grand Continent publie le 21 novembre la version intégrale du « Plan de paix en 28 points » de Trump et le présente ainsi : « Le document — que les États-Unis affirment pouvoir encore faire évoluer — reprend les principales exigences maximalistes formulées par la Russie depuis le printemps 2022.

Si celles-ci étaient acceptées par Kiev, elles équivaudraient à une capitulation pure et simple d'un pays souverain.

Au-delà des points concernant le renoncement de l'Ukraine à adhérer à l'OTAN, la réduction de la taille de son armée — limitée à 600 000 militaires — et la reconnaissance de facto, au niveau international, des territoires illégalement occupés comme étant russes, le plan prévoit plusieurs mesures liées à l'intégration de la Russie dans l'économie mondiale — notamment son retour à la table du G7, qui redeviendrait alors le G8 — ainsi qu'une amnistie pour Vladimir Poutine, visé depuis 2023 par un mandat d'arrêt international pour crimes de guerre.

Dans le cadre de ce plan, l'Ukraine recevrait des garanties de sécurité — sans troupes de l'OTAN sur son sol mais sans beaucoup plus de détails — et les États-Unis seraient compensés en retour.

L'Europe, qui n'a pas participé à l'élaboration de ce plan — alors même que celui-ci limite le rôle marginal que devrait jouer l'Union dans cette paix en accueillant l'Ukraine dans son marché —, se retrouverait à en assumer une grande partie du coût : les actifs russes gelés, majoritairement détenus dans des pays européens, seraient utilisés principalement par les États-Unis (100 milliards de dollars servant à financer leurs efforts de reconstruction et d'investissement en Ukraine, Washington récupérant 50 % de ces bénéfices).

Le reste des fonds serait placé dans un véhicule d'investissement russo-américain, tandis que l'Europe « ajouterait » en plus 100 milliards de dollars.

La mise en œuvre de ce plan devrait être assurée par un Conseil de paix, sous la supervision de Donald Trump. » (GC)

***

Selon la BBC du 22 novembre, version française, le bureau du président ukrainien, le soir du 20 novembre, a indiqué dans un communiqué que le président « avait officiellement reçu de la part des États-Unis un projet de plan qui, selon l'évaluation américaine, pourrait contribuer à redynamiser la diplomatie ». La BBC ajoute : « La Première ministre ukrainienne, Yulia Svyrydenko, a rencontré jeudi des responsables américains à Kiev. Le bureau de Zelensky a déclaré que “les parties ont convenu de travailler sur les dispositions du plan de manière à mettre fin à la guerre de manière équitable”. »

Le 21 novembre, Volodymyr Zelensky s'adresse à la population : « Ukrainiens, Ukrainiennes, Dans la vie de chaque nation, il y a un moment où tout le monde doit se parler. Honnêtement. Calmement. Sans suppositions, sans rumeurs, sans ragots, sans tout ce qui est superflu. Tel quel. Tel que j'essaie toujours de vous parler. Nous vivons actuellement l'un des moments les plus difficiles de notre histoire. La pression exercée sur l'Ukraine est aujourd'hui l'une des plus fortes.L'Ukraine pourrait se retrouver face à un choix très difficile. Soit perdre sa dignité, soit risquer de perdre un partenaire clef. Soit accepter 28 points difficiles, soit affronter un hiver extrêmement difficile – le plus difficile – et les risques qui en découlent. Une vie sans liberté, sans dignité, sans justice. Et pour que nous croyions celui qui nous a déjà attaqués deux fois. » (Adresse complète à ce lien : https://www.revueconflits.com/document-volodymyr-zelensky-adresse-a-la-nation-ukrainienne/) – (Réd. A l'Encontre)

Notes

1. Conférence dans le village de Zimmerwald (canton de Berne) en septembre 1915 de militants socialistes qui affirment leur attachement à l'internationalisme et à la lutte contre la guerre, contre le triomphe du chauvinisme et du militarisme dans les rangs de la social-démocratie. Cette dernière, très largement, participe aux gouvernements d'Union sacrée des pays en guerre. (Réd.)

2. « Selon des statistiques citées par les médias ukrainiens et issues du bureau du procureur général, 253'000 procédures pénales sont en cours : environ 50 000 pour désertion et un peu plus de 200'000 pour absence non autorisée. » (Watson, 2 septembre 2025) – Réd.

3. Les autorités ukrainiennes ont abaissé l'âge légal de mobilisation de 27 à 25 ans en avril 2024. En février 2025, le ministère de la Défense propose un contrat d'un an à destination des 18-24 ans, accompagné d'une indemnité d'environ 23'000 euros en plus d'un soutien mensuel d'environ 1800 euros. Cela a suscité des débats. (Le Monde, 14 février 2025) – Réd.

4. Voir l'article du Mouvement social publié sur ce site le 14 novembre 2025 https://alencontre.org/europe/ukraine/appel-de-sotsialnyi-rukh-travailleurs-vous-etes-importants-pour-lavenir-de-lukraine.html – Réd.

5. Référence à la préface écrite par Sergueï Lavrov à un ouvrage publié en Russie déniant « le caractère historique » de la nation lituanienne. – Réd.

6. La dénomination de « corridor de Suwalki »est utilisée principalement dans un contexte militaire, en raison du fait que cette bande de terre assure, seule, une continuité territoriale entre les trois États baltes et les autres pays de l'OTAN(Pologne au premier chef). – Réd.

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Israël bombarde Beyrouth

25 novembre, par Agence Média Palestine — , , ,
Quelques jours après son attaque meurtrière contre un camp de réfugié-es palestinien-nes au Sud-Liban, Israël a mené une frappe sans avertissement sur la banlieue de Beyrouth, (…)

Quelques jours après son attaque meurtrière contre un camp de réfugié-es palestinien-nes au Sud-Liban, Israël a mené une frappe sans avertissement sur la banlieue de Beyrouth, assassinant cinq personnes dont un responsable du Hezbollah.

Tiré d'Agence médias Palestine

L'homme assassiné était Haytham Ali Tabatabai, chef d'état-major du Hezbollah, également connu sous le nom de Sayyid Abu Ali. Il s'agissait de la troisième tentative d'assassinat à son encontre, selon les médias israéliens. Il est la cible la plus importante du Hezbollah tuée depuis le cessez-le-feu.

Quatre autres membres du Hezbollah ont été assassinés dans cette attaque, qui visait un immeuble de 9 étages dans un quartier densément peuplé, et 28 personnes ont été blessées.

Le député du Hezbollah Ali Ammar a accusé Israël d'avoir à nouveau violé le cessez-le-feu. « Chaque attaque contre le Liban est un franchissement d'une ligne rouge, et cette agression est inhérente à l'entité qui vise la dignité, la souveraineté et la sécurité des citoyens libanais ».

Cette attaque est la première depuis plusieurs mois sur la capitale libanaise, et elle intervient alors que le président libanais a annoncé il y a deux jours que son pays avait cédé à la campagne de pression israélienne et accepté d'entamer des négociations.

« L'État libanais est prêt à négocier sous l'égide de l'ONU, des États-Unis ou d'une coalition internationale : tout accord qui établirait un cadre pour mettre fin de manière permanente aux agressions transfrontalières », a déclaré M. Aoun vendredi depuis Tyr, une ville du sud qui a subi d'importants dégâts lors de la guerre de l'année dernière.

Cette nouvelle agression prouve, une nouvelle fois, qu'Israël n'est pas intéressé par des négociations. Le « cessez-le-feu » actuellement en vigueur a été conclu il y a presque un an entre le Liban et Israël, et ce dernier l'a violé près de 7 000 fois, tuant plus de 300 personnes au Liban, dont environ 127 civils selon les Nations unies. Il continue également d'occuper au moins cinq points dans le sud du Liban, malgré le cessez-le-feu stipulant qu'Israël retirerait ses troupes du territoire libanais.

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Entre lutte et gouvernance « responsable » du Sri Lanka : évaluer la première année au pouvoir du Pouvoir populaire national Un an après : lire le NPP « d’en bas et à gauche »

25 novembre, par Janaka Biyanwila — , ,
Un an après que le Pouvoir populaire national (NPP) du Sri Lanka a obtenu une majorité parlementaire historique des deux tiers, Janaka Biyanwila propose une évaluation critique (…)

Un an après que le Pouvoir populaire national (NPP) du Sri Lanka a obtenu une majorité parlementaire historique des deux tiers, Janaka Biyanwila propose une évaluation critique « d'en bas et à gauche » des réalisations et des compromis de cette coalition progressiste. Émergeant du soulèvement Aragalaya de 2022 qui a perturbé le bloc hégémonique du régime Rajapaksa, le NPP a construit une nouvelle alliance gouvernementale fondée sur la lutte contre la corruption et une gouvernance économique efficace, tout en maintenant un cadre nationaliste singhalais-bouddhiste militarisé.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
18 novembre 2025

Par Janaka Biyanwila

Biyanwila soutient que bien que le NPP ait favorisé une nouvelle culture de gouvernance — réduisant la violence électorale, supprimant les rituels élitistes, obtenant des condamnations pour corruption et élargissant la protection sociale — il reste stratégiquement engagé dans le capitalisme néo-libéral avec des tendances social-démocrates. Le gouvernement a évité le discours de gauche sur la lutte des classes, n'a pas réussi à aborder de manière adéquate la réconciliation ethnique ou la responsabilité pour les crimes de guerre, et a poursuivi des réformes du marché du travail favorisant le capital plutôt que les travailleurs. Les compromis du NPP avec le FMI, le maintien des structures patriarcales et le recul sur les droits LGBTQ+ illustrent les contradictions au sein de son bloc hégémonique. Les mouvements sociaux démocratiques doivent identifier et exploiter ces contradictions, perturber les points faibles des alliances du NPP et construire des réseaux contre-hégémoniques locaux et mondiaux qui portent la vision de l'Aragalaya de solidarité, de justice écologique et de démocratie participative.[AN]

Le Pouvoir populaire national (NPP) au Sri Lanka a obtenu une importante majorité parlementaire des deux tiers lors des élections de novembre 2024, la plus grande majorité d'un seul parti depuis 1977. Conduit par le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) [1], le NPP est une alliance de partis politiques, de syndicats, d'organisations féminines et d'autres organisations de la société civile. Plutôt qu'un parti marxiste ou « radical », le NPP est une coalition sociale progressiste.

L'ascension fulgurante du NPP d'une « troisième force » marginale au parti du gouvernement est née d'une division parmi les élites qui a été déclenchée par le soulèvement populaire de 2022, l'Aragalaya [2]. Cette convergence d'activistes, de groupes, de mouvements sociaux et du grand public a illustré un moment historique, « d'en bas et à gauche ».

Avec l'Aragalaya perturbant les alliances au sein du bloc hégémonique du régime Rajapaksa [3], le NPP a pu construire un nouvel ensemble d'alliances sur une base différente, qui s'appuyait sur bon nombre des mêmes acteurs. Ce bloc comprend des acteurs commerciaux, politiques, militaires, religieux, médiatiques, syndicaux et de la société civile. Le nouveau bloc hégémonique repose sur un programme étroit de lutte contre la corruption, lié à un discours de gouvernance économique efficace, légitimé par une hégémonie singhalaise bouddhiste plus inclusive sous un État militarisé.

Il est important de reconnaître que, comme toujours, une guerre de classe cachée est en cours, dans laquelle les groupes dominants et leurs alliés – partis politiques, médias, intellectuels, militants des réseaux sociaux, acteurs de la société civile – sont engagés dans des campagnes de désinformation et de mésinformation, dépeignant le NPP comme radical, inexpérimenté ou incompétent. Par exemple, un éditorial récent dans le journal The Morning, propriété du propriétaire de TV Derana et maintenant politicien de l'opposition Dilith Jayaweera, est intitulé « L'inexpérience coûte cher » [4]. Son objectif principal était de miner la légitimité perçue du NPP et son potentiel de succès.

Cet article vise à évaluer la première année du NPP, en contextualisant l'émergence du NPP, son orientation tactique et stratégique au sein de la politique représentative, et en réfléchissant à ce que cela pourrait signifier pour le renforcement des mouvements sociaux démocratiques. Il s'agit d'une lecture du NPP « d'en bas et à gauche », avec mon évaluation de la façon dont le NPP tente, avec un succès mitigé, d'élargir les possibilités politiques dans cette conjoncture de forces et de mouvements. [5]

« D'en bas et à gauche » est un slogan associé aux zapatistes au Mexique [6] qui signifie une philosophie politique basée sur l'organisation de base et une vision de gauche anticapitaliste. Le « en bas » dans notre contexte fait référence aux groupes opprimés et marginalisés, tels que : les agriculteurs en difficulté, les pêcheurs, les classes ouvrières, les communautés tamoules et musulmanes du Nord et de l'Est, la communauté de plantation Malaiyaha (région montagneuse), les femmes, les personnes handicapées, les personnes âgées, la communauté LGBTQI+, et d'autres. La « gauche » fait référence à l'anticapitalisme, plaçant les personnes avant le profit, et proposant des avenirs alternatifs fondés sur la liberté face à l'exploitation, l'oppression, la domination et l'aliénation. Par « gauche », j'entends également le projet politique d'étendre la démocratie au domaine de la production (lieux de travail) et de la reproduction sociale (familles et communautés), ainsi qu'aux cultures organisationnelles et aux mouvements sociaux.

La conjoncture économique politique

Au Sri Lanka, le lancement en 1977 de l'économie néo-libérale axée sur le marché a façonné la politique des partis. L'agenda de déréglementation de l'économie et le retrait de l'État par la privatisation des entreprises publiques ont favorisé les alliés des partis. Pendant ce temps, le retrait de l'État-providence par le biais de l'aide sociale « ciblée » a permis l'influence des partis sur le système de distribution de l'aide sociale. Le NPP a émergé dans un contexte où le domaine de la politique représentative des partis était dominé par des partis bourgeois et des dynasties familiales ancrées dans la reproduction du capitalisme patrimonial. Il a été légitimé par un projet national-populaire, qui consistait en une notion hétéro-patriarcale singhalaise-bouddhiste de la « nation ».

Le capitalisme patrimonial repose sur des systèmes de patronage, où les relations patron-client permettent aux élites politiques d'utiliser leur contrôle sur les ressources pour échanger des avantages privés contre un soutien politique. Alors que le clientélisme féodal colonial (1505-1948) à Ceylan/Sri Lanka reposait sur des liens réciproques et coutumiers, le clientélisme capitaliste plus récent (post-1977) est souvent un échange transactionnel et contingent dans le contexte d'une économie de marché. Cette fragilité des loyautés est un site d'oppression ainsi que de résistance. L'orientation des élites est d'intégrer une économie axée sur l'exportation reproduisant une économie de rente, où les profits sont générés par la possession et le contrôle d'actifs, plutôt que par une économie basée sur la production. Le coût d'opportunité de ce système est la négligence des profits générés par le travail productif ou par des investissements socialement et écologiquement sains qui encouragent des opportunités de travail décent et renforcent les capacités d'épanouissement culturel.

Le projet national-populaire consiste à articuler une identité politique et culturelle nationale qui unit les intérêts de la classe dominante avec ceux des classes « populaires » ou subalternes (travailleurs, paysans, groupes marginalisés) pour atteindre l'hégémonie sociale et le pouvoir d'État. Depuis le lancement en 1977 de l'économie néo-libérale axée sur le marché, ce projet national-populaire a davantage polarisé les divisions ethniques et de classe, tout en renforçant un État autoritaire militarisé.

Un aspect clé a été l'introduction de la présidence exécutive dans la Constitution de 1978 qui a centralisé et concentré le pouvoir d'État avec le titulaire de cette fonction qui était à la fois chef de l'État, chef du gouvernement et commandant en chef de l'armée. Un mécanisme juridique clé renforçant les stratégies coercitives de l'État était la loi de prévention du terrorisme (PTA) de 1979 [7], qui a renforcé les capacités de l'État pour la répression violente de la résistance. Le parti au pouvoir s'est également engagé dans la cooptation ainsi que la coercition d'un discours émergent sur les droits humains dans la sphère publique.

L'État autoritaire a également intégré le parti au pouvoir avec des réseaux criminels, entre autres activités, engagés dans la drogue, le trafic d'armes et la traite des êtres humains. C'est également la période qui a élargi la précarisation du travail, ce qui a créé une armée de réserve de travailleurs sous-employés engagés dans un travail précaire.

Situer la politique représentative et celle des mouvements « d'en bas et à gauche »

La logique de la politique représentative consiste à créer un consentement pour « réformer » le système économique existant par le biais d'un projet national-populaire. Le projet national-populaire du NPP est une continuation du « développement » axé sur le marché réduit à la « croissance économique », mais avec un rôle plus actif de l'État dans la promotion des investissements ainsi que dans la réduction des inégalités économiques.

Le NPP, contrairement à d'autres partis politiques des élites, est principalement composé de groupes subalternes, ou de groupes de classe moyenne inférieure urbaine et rurale. Leurs députés élus, plutôt que d'avoir des origines commerciales comme sous le régime Rajapaksa, sont principalement des professionnels, tels que des enseignants, des ingénieurs, des médecins et d'autres professions de classe moyenne. Bien que les députés du NPP reflètent également la mobilité de classe, il existe des alliances durables avec les groupes marginalisés et ceux « d'en bas ».

Au Sri Lanka en 2022, les 10 % les plus riches de la population détenaient 40 % de la part du revenu national tandis que les 50 % les plus pauvres de la population subsistaient avec seulement 17 % de la part du revenu national [8]. Cependant, la politique de redistribution du NPP et les efforts pour réduire les inégalités économiques sont confrontés à des défis institutionnels au sein du parti ainsi que de l'État.

Le NPP a encouragé l'utilisation du terme Malaiyaha/m (« région montagneuse ») pour identifier les communautés de plantation de la région montagneuse, mettant fin au terme de l'ère coloniale « Tamouls indiens ». Malgré les promesses, le gouvernement tâtonne encore sur la question de l'augmentation des salaires des travailleurs des plantations de la région montagneuse, et la faible mise en œuvre du logement et du développement des infrastructures dans les domaines illustrent les contradictions de certains des acteurs clés au sein du bloc hégémonique.

Plus que tout gouvernement précédent, le NPP a pris position sur la reconnaissance des droits des personnes ayant des orientations sexuelles, des identités de genre et des expressions diverses. Cela remet en question le modèle de famille hétéronucléaire idéalisé, pierre angulaire des projets ethno-nationalistes patriarcaux qui éludent les questions du travail sexuel, de la reproduction sociale au sein de la famille, de la marchandisation du sexe et du militarisme. Cependant, le NPP s'est tactiquement rétracté en affirmant les droits des communautés LGBTQ+, face à l'opposition du clergé bouddhiste supérieur et de l'archevêque de Colombo Malcolm Cardinal Ranjith [9] [10]. Pour ceux qui sont engagés dans des luttes contre-hégémoniques, il est important de reconnaître le rôle contradictoire de ces alliés actifs au sein du bloc hégémonique du NPP, ainsi que leur complicité avec la politique élitiste autoritaire de la guerre de classe d'en haut. Reconnaître ces contradictions consiste à identifier les points faibles de ces alliances et à les perturber, ainsi qu'à développer de nouvelles alliances qui sont « d'en bas et à gauche ».

Le domaine de la politique représentative chevauche les cultures et les structures des partis politiques et de la bureaucratie d'État, y compris les forces de sécurité. Le NPP en tant que parti politique est ancré dans des hiérarchies patriarcales avec une orientation « pragmatique » qui tombe dans des compromis TINA (Il n'y a pas d'alternative).

En tant que parti politique au pouvoir, le NPP est également intégré au discours « sécurité nationale et État de droit » lié à l'appareil d'État coercitif englobant l'armée, la police, le système juridique ainsi que carcéral. Conçues pour maintenir l'ordre social et le contrôle de l'État par l'utilisation légitime (ainsi qu'illégitime) de la force et la menace de violence, ces institutions ont un impact direct sur les mouvements « d'en bas et à gauche ». Cela souligne pourquoi les mouvements sociaux d'en bas ont de multiples défis lorsqu'ils affrontent le NPP qui représente maintenant un État néo-développementaliste progressiste, qui est coercitif ainsi que consensuel.

Les mouvements sociaux démocratiques (politique des mouvements) d'en bas sont essentiels pour transformer le NPP ainsi que le domaine de la politique représentative en encourageant la participation active du public. La dynamique interne des mouvements sociaux, leurs relations avec les partis politiques et l'apprentissage collectif, façonnent l'orientation stratégique des mouvements sociaux. Il existe des mouvements sociaux autoritaires (patriarcaux, fascistes, ethno-nationalistes) et démocratiques (contre-hégémoniques) basés sur une gamme de préoccupations de justice sociale et écologique.

La politique représentative et celle des mouvements impliquent toutes deux des dimensions transnationales de réseaux mondiaux, composés de communautés de la diaspora, de réseaux de partis, de la société civile et de réseaux de mouvements. Par exemple, certains syndicats locaux sont liés à des fédérations syndicales mondiales et à des réseaux, et les partis politiques locaux sont liés à des réseaux mondiaux de partis politiques et de partisans de la diaspora avec des degrés divers d'activisme.

Nouvelle culture de gouvernance

Les mouvements sociaux démocratiques d'en bas au Sri Lanka sont confrontés à un État militarisé autoritaire patriarcal singhalais-bouddhiste, qui est actuellement dirigé par un régime NPP avec un programme progressiste. Par conséquent, le discours de réforme du NPP est ancré dans des manœuvres tactiques et stratégiques. Une réalisation clé du NPP est la promotion d'une nouvelle culture de gouvernance et de politique représentative. L'absence de violence électorale majeure était importante compte tenu de l'histoire de l'intégration des partis politiques avec les réseaux criminels et un État fortement militarisé, avec d'anciens soldats et déserteurs souvent contraints à des activités criminelles dans un contexte de rareté d'accès à un emploi significatif avec un salaire décent.

Le NPP a également transformé les rituels d'État coûteux et élaborés, qui visaient principalement à maintenir et à reproduire l'autorité de l'État et à favoriser un sentiment d'ordre et d'obligation. Mais dans le capitalisme patrimonial, il s'agissait également de reproduire les systèmes patron-client de la politique représentative. Des interventions telles que les rituels d'inauguration parlementaire réduits et la célébration du jour de l'indépendance, l'abolition des pensions pour les anciens parlementaires et la réduction des dépenses de sécurité pour les ministres concernent à la fois la responsabilité fiscale et la création d'une culture de gouvernance moins élitiste.

Dimension économique : vers la gauche ?

En termes de dimension économique, le gouvernement NPP a maintenu une voie de reprise macro-économique aidée par l'amélioration des revenus du tourisme et des envois de fonds. L'inflation a diminué depuis 2024, donnant un certain soulagement aux consommateurs majoritairement à faible revenu. Malgré une promesse de campagne de réduire les tarifs d'électricité, sous la pression de répondre aux exigences du FMI, le gouvernement a augmenté le coût de l'électricité de 15 % en juin 2025. Pendant ce temps, le déficit commercial de marchandises s'est creusé (avec une augmentation des importations de véhicules et de biens de consommation généraux) et le service de la dette a augmenté [11]. Dans l'ensemble, le FMI a été satisfait, annonçant en octobre 2025 que le « programme de réforme ambitieux » du NPP « continue de produire des résultats louables » [12].

Cependant, le gouvernement NPP a élargi le programme de protection sociale (Aswesuma) [13], augmenté les salaires minimums du secteur public et privé, augmenté les pensions et les allocations pour les personnes âgées et handicapées, et augmenté les bourses et allocations pour les étudiants. Des mesures ont été introduites pour résoudre le problème des prêts de microfinance prédateurs (tels que la loi sur l'autorité de réglementation de la microfinance et du crédit, approuvée par le Cabinet en août 2025), qui ont eu un impact disproportionné sur les femmes. Des prêts subventionnés ont été accordés aux petits propriétaires de rizeries, et la subvention au carburant pour les pêcheurs a été augmentée. Le Conseil de commercialisation du paddy a été réactivé et réorganisé, et la subvention aux engrais pour le paddy a été augmentée.

Malgré le succès dans l'augmentation des salaires minimums dans certains secteurs, le NPP reste stratégiquement engagé dans des réformes du marché du travail, qui visent principalement à donner aux entreprises plus de capacité à précariser et exploiter le travail. Son approche est marquée par l'absence de négociations sur les réformes du marché du travail avec les sections du mouvement ouvrier opposées aux syndicats du JVP. Dans l'éducation scolaire, il promeut une modernisation de grande envergure des programmes, des méthodes et des infrastructures ; tout en revenant sur l'abolition des châtiments corporels et en décevant les enseignants qui attendent une révision salariale de longue date.

Sur le plan international, le gouvernement a consolidé des liens plus forts avec les puissances régionales, en particulier la Chine et l'Inde, attirant les investissements directs étrangers tout en équilibrant les arrangements de sécurité. Suite à la visite d'une délégation de l'UE en mai 2025, le système SPG actuel [14], offrant un accès en franchise de droits au marché de l'UE pour les exportations éligibles comme les textiles, les vêtements et les fruits de mer, a été prolongé jusqu'à la fin de 2027. L'augmentation annoncée des tarifs américains à 44 % en avril 2025 a été réduite à 30 % en juillet 2025, indiquant la capacité du NPP à négocier un accord relativement favorable. Cependant, la fin des programmes de l'USAID a eu un impact sur les programmes gouvernementaux ainsi que de la société civile [15].

Éléments tactiques et stratégiques de la lutte contre la corruption et du bloc hégémonique

L'approche « d'en bas et à gauche » positionne l'agenda anti-corruption du NPP, impliquant des dimensions tactiques et stratégiques, comme partie intégrante d'une lutte plus large pour une transition démocratique à plusieurs niveaux, tout en transformant les structures du capitalisme de patronage.

Les réalisations du NPP sur l'agenda anti-corruption sont tactiques afin de maintenir la confiance du public en obtenant certaines condamnations. Elles sont également stratégiques car il existe différentes bureaucraties (y compris le système juridique, administratif et policier), qui sont importantes pour la gouvernance quotidienne du système. Réformer le système est un processus de gouvernance complexe de négociation d'intérêts divers tout en surmontant la non-conformité, afin de maintenir l'objectif stratégique à long terme de réformes institutionnelles.

La répression de la corruption par le NPP a inclus : l'emprisonnement de deux anciens ministres en chef de conseils provinciaux, l'ancien ministre des sports condamné à 20 ans, et l'ancien président de la société Sathosa et ancien ministre du commerce emprisonnés pour 25 ans. L'ancien président Ranil Wickremesinghe a été arrêté puis libéré sous caution, pour mauvaise utilisation de fonds publics. L'ancien président Mahinda Rajapaksa et ses prédécesseur et successeurs ont été retirés de leurs résidences officielles à Colombo après l'adoption du projet de loi d'abrogation des droits présidentiels. Pendant ce temps, des enquêtes sont en cours, notamment sur un ancien commandant de la marine, arrêté pour l'enlèvement présumé, la détention dans une installation secrète et le meurtre d'un civil [16].

L'objectif stratégique de rester au pouvoir repose sur le maintien d'une coalition d'alliances au sein du bloc hégémonique. La compétition et les contradictions entre ces acteurs illustrent un bloc hégémonique qui change ainsi qu'émerge.

C'est cette dynamique au sein du bloc hégémonique qui est souvent impliquée dans les discussions autour de la rigidité du NPP (ne pas en faire assez, ne pas vouloir faire de compromis) et de la flexibilité (en faire assez et vouloir faire des compromis). Pour certains à gauche, le NPP illustre trop de compromis (conformité avec le FMI, maintien du système présidentiel, manque d'efforts vers la réconciliation ethnique, maintien des cultures patriarcales, affaiblissement des syndicats, ignorance des interventions d'atténuation du climat, etc.).

Pencher à gauche

Le NPP est né de la perturbation du bloc hégémonique par l'Aragalaya, un soulèvement populaire « d'en bas et à gauche ». L'Aragalaya a penché à gauche, en termes de promotion d'une économie de solidarité (entraide, activités communales et notion de biens communs), ainsi que de sensibilités écologiques d'une nouvelle génération.

La protestation était contre la politique élitiste autoritaire, encourageant la solidarité avec les marginalisés et les pratiques démocratiques participatives engagées dans la non-violence. Cela malgré la violence du régime au pouvoir, y compris les campagnes de désinformation et de mésinformation pour délégitimer la mémoire collective de l'Aragalaya, qui se poursuit.

La première année au gouvernement du NPP a illustré son engagement stratégique envers un agenda anti-corruption, ancré dans un projet capitaliste néo-libéral avec des tendances social-démocrates. Le NPP a stratégiquement évité un discours de gauche de lutte des classes, qui s'engage de manière critique avec le nationalisme ethno-patriarcal en mettant en évidence les intérêts économiques communs (dans la transformation de l'exploitation du travail) à travers les divisions de genre et ethniques. De même, l'orientation « capitalisme vert » du NPP méconnaît et mystifie comment la poursuite capitaliste du profit et de l'accumulation illimitée (et de la consommation) est la force motrice des dommages écologiques qui impactent principalement les classes marginalisées. L'exploitation de l'environnement est inextricablement liée à l'exploitation du travail.

En termes de réconciliation ethnique, le NPP reste ancré dans un projet nationaliste singhalais-bouddhiste, illustré par la demande d'un mécanisme national plutôt qu'international ou hybride pour traiter la question des crimes de guerre. Le retard stratégique dans le traitement des crimes de guerre [17], que le bloc hégémonique sous le gouvernement précédent niait, illustre les intérêts acquis persistants du clergé bouddhiste, de l'armée ainsi que des médias [18].

Les mouvements sociaux d'en bas sont confrontés à des « mouvements d'en haut » historiquement agrégés, avec un accès privilégié aux structures étatiques, aux ressources économiques et culturelles [19]. C'est pourquoi toute évaluation de l'orientation stratégique du NPP exige d'articuler une alternative au capitalisme autoritaire, militarisé, patriarcal singhalais-bouddhiste (ethno-nationaliste) (pour éviter les compromis TINA), en renforçant les réseaux locaux et mondiaux de mouvements sociaux contre-hégémoniques.

Le NPP illustre des multiplicités, des ambiguïtés, des opportunités et des contradictions. Les multiplicités révèlent comment l'identité n'est pas singulière mais une collection de nombreuses expériences fluides, parfois contradictoires, de récits et de perspectives. Favoriser de nouvelles alliances efficaces au sein du bloc hégémonique soutenu par le NPP exige des interventions tactiques et stratégiques. Dans cette phase historique d'une transition démocratique, les pratiques ainsi que l'analyse critique à l'intérieur et à l'extérieur du NPP restent significatives pour nourrir l'esprit de l'Aragalaya, « d'en bas et à gauche ».

Janaka Biyanwila (PhD., University of Western Australia) est l'auteur le plus récemment de Debt Crisis and Popular Social Protest in Sri Lanka : Citizenship, Development and Democracy Within Global North-South Dynamics (2023, Leeds : Emerald Publishing Limited).

P.-S.

https://polity.lk/janaka-biyanwila-one-year-on-reading-the-npp-from-below-and-to-the-left/

Traduit pour ESSF par Mark Johnson

Notes

[1] Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) – Front de libération du peuple, un parti politique marxiste-léniniste fondé en 1965 qui a mené deux insurrections majeures en 1971 et 1987-1989

[2] Aragalaya – littéralement « lutte » en cinghalais, faisant référence aux manifestations de masse de 2022 qui ont forcé le président Gotabaya Rajapaksa à fuir le pays et à démissionner

[3] La famille Rajapaksa domine la politique sri-lankaise depuis 2005, les frères Mahinda (président 2005-2015, premier ministre 2019-2022) et Gotabaya (président 2019-2022) occupant les plus hautes fonctions

[4] The Morning (2025) « Editorial : Inexperience is Costly », 30 octobre. Disponible sur : https://www.themorning.lk/articles/HAjr5xNSkjV2zAQqjIQE

[5] Remerciements à mon ami Ethan Blue pour ses commentaires réfléchis.

[6] L'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a émergé en 1994 au Chiapas, au Mexique, en tant que mouvement révolutionnaire indigène prônant l'auto-gouvernance autonome et la politique anticapitaliste

[7] La loi de prévention du terrorisme (PTA), promulguée pendant la guerre civile, permet une détention prolongée sans inculpation et a été largement critiquée par les organisations de défense des droits humains pour avoir permis la torture et l'arrestation arbitraire

[8] Skanthakumar, B. (2025) « Budget 2025 : Playing A Bad Hand », 25 mars, Polity, 13 (1) : 91-100. Disponible sur : https://polity.lk/b-skanthakumar-budget-2025-playing-a-bad-hand/

[9] Malcolm Cardinal Ranjith est archevêque de Colombo depuis 2009 et est connu pour sa position conservatrice sur les questions sociales

[10] The Sunday Times (2025) « Amid uproar over corporal punishment and pay, Govt. retreats on education reforms », 19 octobre. Disponible sur : https://www.sundaytimes.lk/251019/columns/amid-uproar-over-corporal-punishment-and-pay-govt-retreats-on-education-reforms-616552.html

[11] Banque mondiale (2025) Sri Lanka Development Update, October 2025 : Better Spending for All. Disponible sur : https://openknowledge.worldbank.org/entities/publication/04f4b71d-d0df-493f-ab22-8b74c3664afc

[12] Fonds monétaire international (FMI) (2025) « IMF Staff Reaches Staff-Level Agreement on the Fifth Review Under Sri Lanka's Extended Fund Facility Arrangement », 9 octobre. Disponible sur : https://www.imf.org/en/News/Articles/2025/10/09/pr25335-sri-lanka-imf-staff-reaches-sla-on-fifth-review-under-eff-arrangement

[13] Aswesuma – littéralement « sécurité » en cinghalais, un programme de transferts monétaires ciblés pour les ménages à faible revenu

[14] Le système de préférences généralisées (SPG+) offre un accès tarifaire préférentiel au marché de l'UE pour les pays en développement qui ratifient et mettent en œuvre les conventions internationales sur les droits humains, les droits du travail, la protection de l'environnement et la bonne gouvernance

[15] Gamage, Rajni, et Tanujja Dadlani (2025) « Impact of the US' Reciprocal Tariffs on Sri Lanka : Between Protectionism and Regionalism », ISAS Briefs, 27 juin. Disponible sur : https://www.isas.nus.edu.sg/papers/impact-of-the-us-reciprocal-tariffs-on-sri-lanka-between-protectionism-and-regionalism/

[16] Tamil Guardian (2025) « Former Sri Lankan Navy Commander arrested over abduction and murder allegations », 31 juillet. Disponible sur : https://www.tamilguardian.com/content/former-sri-lankan-navy-commander-arrested-over-abduction-and-murder-allegations

[17] Perera, Jehan (2025) « First steps in wartime accountability », The Morning, 3 octobre. Disponible sur : https://www.themorning.lk/articles/8H84HhyvR43cJ8CLh8Yg

[18] Tamil Guardian (2025) « Former Sri Lankan Navy Commander arrested over abduction and murder allegations », 31 juillet. Disponible sur : https://www.tamilguardian.com/content/former-sri-lankan-navy-commander-arrested-over-abduction-and-murder-allegations

[19] Cox, Laurence (2024) « Social movements and hegemonic struggle ». Dans William K. Carroll (éd.). The Elgar Companion to Antonio Gramsci (370–387). UK : Edward Elgar Publishing

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L’exil sans fin des réfugiés afghans du Pakistan

25 novembre, par Ondine de Gaulle > Shahzaib Wahlah — , ,
Depuis début octobre 2025, plusieurs escarmouches ont opposé le Pakistan et l'Afghanistan. Islamabad accuse Kaboul d'abriter les talibans pakistanais du mouvement (…)

Depuis début octobre 2025, plusieurs escarmouches ont opposé le Pakistan et l'Afghanistan. Islamabad accuse Kaboul d'abriter les talibans pakistanais du mouvement Tehrik-e-Taliban Paksitan (TTP), auteurs de plusieurs attentats sur son sol. Le 9 octobre, ce dernier a frappé son voisin (y compris la capitale) qui a riposté en ciblant des postes militaires de l'autre côté de la frontière. Un fragile cessez-le-feu a ensuite été conclu sous l'égide du Qatar et de la Turquie. Mais les autorités pakistanaises continuent de traquer des réfugiés afghans qui n'ont aucun lien avec le TTP et qui avaient justement fui les talibans. Récit d'un exil à rebours vers l'Afghanistan, que beaucoup ne connaissent même pas.

Tiré de orientxxi
19 novembre 2025

Par Ondine de Gaulle > Shahzaib Wahlah

Baloutchistan Afghanistan Migrants Pakistan Réfugiés Talibans Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (UNHCR)

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Orient XXI
L'exil sans fin des réfugiés afghans du Pakistan
10:45 / 11:15

Les rues jadis animées de Pari Mohalla à Taxila, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest d'Islamabad, se sont transformées en zone fantôme. Devant les maisons abandonnées de ce quartier populaire, des chiens errants attendent sagement les restes de nourriture auxquels ils étaient habitués. En vain. Les centaines de familles afghanes qui y résidaient sont reparties vers l'Afghanistan voisin, traquées par la police, expulsées ou chassées par la peur.

Parmi les derniers à partir, Mohammed Mir et sa famille. « Mes parents sont venus d'Afghanistan vers 1984. Là-bas, il y avait la guerre, explique ce père de famille, vêtu d'une tunique traditionnelle bleu ciel et d'un petit chapeau blanc aux bordures argentées. Je suis né ici, à Taxila, en 1987. J'ai passé mon enfance dans ces rues, je m'y suis marié et mes enfants y sont nés. Mais les autorités ont décidé que nous devions retourner en Afghanistan. »

Un homme en habit jaune marche dans un terrain vague, devant des bâtiments en brique.

Les rues jadis animées de Pari Mohalla à Taxila se sont vidées des centaines de familles afghanes qui y résidaient. Selon l'ONU, depuis le début des opérations en 2023, ce sont 1,6 million d'Afghans qui ont quitté le Pakistan, dont 132 000 expulsés.

Départ vers un pays inconnu

Une mention au « Plan de rapatriement des étrangers illégaux », lancé par les autorités pakistanaises en septembre 2023, ciblant principalement les Afghans arrivés au fil des guerres au cours des quarante dernières années. Vu des autorités pakistanaise, le pays a longtemps assumé sa part de responsabilité humanitaire en accueillant et en régularisant des millions de réfugiés afghans pendant des décennies. Maintenant que l'Afghanistan est considéré comme stabilisé, Islamabad estime qu'il est légitime que ces réfugiés rentrent chez eux alors que le Pakistan fait face à d'importants défis économiques et sécuritaires.

Un homme dans un magasin coloré rempli de tissus et d'ornements variés.

Face aux craintes des raids de la police, dans ce bazar de Taxila, dominé par les Afghans, les commerçants ont dû liquider ses biens dans la précipitation. Mohammed a cédé son magasin de cosmétiques pour à peine un dixième de sa valeur.

Les premiers ciblés ont été les sans-papiers et les migrants. Mais, depuis le 1er septembre 2025 et pour la première fois, sont aussi concernés les réfugiés officiellement enregistrés auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), soit près d'1,5 million de personnes sur les 2,8 millions d'Afghans du Pakistan. Islamabad n'a jamais ratifié la Convention de Genève, laquelle interdit toute expulsion vers un pays où un réfugié risquerait sa vie ou sa liberté.

Un drame pour Mohammed. Le commerçant a dû boucler trente-huit ans de vie dans des valises en vue d'un départ vers un pays qu'il n'a jamais connu. La Constitution prévoit pourtant que toute personne née sur le sol pakistanais a droit à la nationalité. Mais dans les faits, ce droit reste largement inaccessible pour de nombreux enfants de réfugiés afghans. « Cette crise est plus grave que les précédentes, commente Qaisar Afridi, porte-parole du HCR au Pakistan. L'espace pour l'asile se réduit et c'est désormais une politique officielle, décidée au niveau de l'État. »

« À tout moment la police peut faire une descente »

Dans le quartier de Mohammed, la même scène se répète depuis des semaines alors que les départs s'enchaînent. « Cela fait environ un mois que toutes nos affaires sont emballées. À tout moment, la police peut faire une descente, alors nous devons être prêts », poursuit Mohammed, depuis sa maison où s'empilent couvertures, oreillers, tapis, vêtements d'hiver, vaisselle, sacs de riz, soigneusement empaquetés.

Chambre encombrée avec des matelas empilés et des rideaux à motifs.

Mohammed a emballé ses affaires pour être prêt à partir en cas de descente de la police. Il a vendu ses chèvres et vaches à moitié prix ainsi que le mobilier qui risquerait de s'abîmer sur la route.

Des sacs de différentes couleurs entassés dans une pièce.

Mohammed a empaqueté trente-huit ans de vie. Il ne lui reste plus qu'à vendre sa maison, construite en 2012, et l'un de ses magasins avant de partir.

Il s'apprête à charger ses affaires dans un camion. Mais avec cette crise des réfugiés, les prix des transporteurs ont considérablement augmenté, rendant la location de ces véhicules inabordables pour de nombreuses familles. « Les chauffeurs profitent de la situation, déplore Mohammed. Ils réclament deux, parfois quatre fois le tarif habituel. J'ai réussi à louer un camion frigorifique qui transporte habituellement des fruits pour 400 000 roupies (environ 1 200 euros). »

Un homme charge des sacs sur un véhicule coloré sous un ciel nuageux.

Certaines familles afghanes ne peuvent pas se permettre de louer un transporteur. Mohammed a organisé des collectes dans son quartier pour aider les plus démunis à se payer un camion pour repartir en Afghanistan.

Il se considère victime d'une stigmatisation injuste. « Le gouvernement accuse les réfugiés afghans d'être responsables de tous les maux : chômage, insécurité, terrorisme. Mais nous sommes des travailleurs, des commerçants, des ouvriers qui travaillons dur pour vivre dignement. »

Derrière cette politique, Islamabad cherche à faire pression sur Kaboul pour qu'il neutralise le mouvement des talibans pakistanais (Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP). Depuis le retour des talibans au pouvoir à Kaboul en 2021, le militantisme armé transfrontalier s'est intensifié. En 2024, plus de 1 600 morts civils et militaires ont été recensés dans les attaques terroristes, principalement dans les régions frontalières, un triste record, qui fait de cette année la plus meurtrière depuis près de dix ans. Le Pakistan accuse les autorités afghanes de tolérer ce groupe dont elles sont idéologiquement proches, et d'abriter ses bases arrière. La montée du terrorisme a aggravé les tensions entre les deux pays, jusqu'à provoquer de violents affrontements, suspendus par un fragile accord conclu à Doha le 19 octobre 2025.

Des bouc-émissaires faciles

Face aux craintes des raids de la police, Mohammed a dû liquider ses biens dans la précipitation. « Nous avons vendu beaucoup de choses que nous ne pouvons pas emporter, comme le mobilier qui risquerait d'être abîmé. Nous avons aussi vendu nos chèvres et nos vaches, à moitié prix. » Au bazar, dominé par les Afghans, Mohammed possédait deux boutiques. Il a dû céder son magasin de cosmétiques pour à peine un dixième de sa valeur. Désormais, il tente de vendre au plus vite son échoppe de vêtements, en liquide seulement, pour partir avant que la police ne l'arrête. « Nous devons tout vendre à perte, recommencer une vie ailleurs », regrette-t-il depuis sa boutique presque vide aux étals soigneusement rangés.

Avec l'irruption des combats à la mi-octobre le long de la frontière, la politique d'expulsions s'est intensifiée. Les autorités ont ordonné la fermeture des 54 camps de réfugiés, vidé des quartiers entiers et instauré, dans la province du Pendjab, un dispositif permettant aux citoyens de signaler la présence d'« immigrants illégaux ». Le 17 octobre 2025, le gouvernement fédéral est allé plus loin encore : de nouveaux points de sortie ont été ouverts à la frontière afghane, signe de sa détermination à accélérer les départs.

Camion vert décoré, chargé de marchandises et de textiles colorés.

Camion de réfugiés afghans patientant à proximité du centre du HCR de Nowshera. Avec la crise des réfugiés, les prix des transporteurs ont considérablement augmenté, rendant la location de ces camions inabordables pour de nombreuses familles.

Les attitudes de la population se sont également durcies envers ces bouc-émissaires faciles. « Depuis leur arrivée, il y a de l'insécurité, du trafic de drogue, des armes et de la prostitution », déclare Zainab Kakar, cadre dans une société de microfinance, originaire de Quetta, au Baloutchistan, province frontalière de l'Afghanistan. « Depuis les expulsions, les routes sont plus propres, il y a moins de circulation et je me sens plus en sécurité », ajoute depuis une terrasse d'un café huppé d'Islamabad celle qui a pourtant grandi aux côtés de familles afghanes.

Des propos anti-réfugiés qui nourrissent également de nouvelles formes de pratiques illégales : pots-de-vin policiers, accaparement de terrains laissés vacants, ou encore arnaques promettant de faux visas humanitaires.

Un enfant aux cheveux bouclés, assis sur une banquette rouge, regarde avec curiosité.

La Constitution prévoit que toute personne née sur le sol pakistanais a droit à la nationalité. Mais dans les faits, ce droit reste largement inaccessible pour de nombreux enfants de réfugiés afghans.

Tout pour inciter ceux qui échappent aux traques de la police à s'en aller. Pour Mohammed, le plus dur est de voir ses enfants inconsolables. « Les enfants ne sont pas prêts à partir. Dès que je parle du départ, ils se mettent à pleurer. » Comme Hina, sa fille âgée de six ans, scolarisée en CP dans une école privée du quartier. Elle a dû faire ses adieux à ses camarades de classe. En Afghanistan, la loi talibane lui interdira d'étudier au-delà du primaire. Son frère aîné, lui, a déjà dû renoncer à l'école publique il y a deux ans, quand ont commencé les rafles contre les réfugiés afghans.

Une personne assise sur un lit, vêtue d'une robe noire, sur un sol sablonneux.

Bilal, le fils aîné de Mohammed veille sur les affaires déchargées sur un terrain vague en périphérie de Kaboul. Il a dû abandonner l'école il y a deux ans, quand ont commencé les rafles contre les réfugiés afghans au Pakistan.

Avant de prendre la route, Mohammed tient à faire un dernier détour par le cimetière familial. Dans ce carré de verdure reposent son père, sa tante, sa nièce... Le commerçant s'agenouille, les yeux humides, arrache quelques mauvaises herbes sur les pierres tombales. « Quand quelque chose nous préoccupait, nous venions nous apaiser ici… Après notre départ, il n'y aura plus personne pour leur rendre visite. Nous sommes les derniers. »

Un homme se penche sur une tombe dans un cimetière verdoyant.

Avant de prendre la route, Mohammed tient à faire un dernier détour par le cimetière familial où reposent son père, sa tante et sa nièce.

Une pierre tombale blanche entourée de végétation.

Mohammed s'inquiète : après son départ, plus personne ne viendra visiter ni entretenir les tombes de ses proches.

Quelques heures plus tard, l'heure du départ sonne. Devant le camion lourdement chargé, amis et voisins sont venus en nombre pour les saluer une dernière fois. Les hommes s'enlacent en sanglotant. Dans le van où prennent place les femmes et les enfants, les pleurs étouffés se mêlent au bruit du moteur. De la burqa marron de l'une d'entre elles s'échappe un soupir désespéré : « On nous force à partir. » Mohammed, lui, n'a plus de mot. Quarante ans après l'exil de ses grands-parents, c'est à son tour de reprendre la route, réfugié une fois encore.

Deux hommes transportent un gros sac, un enfant les observe, ambiance de livraison.

Le jour du départ, famille et voisins aident à charger le camion loué par Mohammed pour retourner en Afghanistan. Il a vendu beaucoup de choses qu'il ne peut pas emporter car le transport est très cher.

Trois hommes discutent, l'un cachant son visage, dans un cadre extérieur flou.

Devant le camion lourdement chargé, amis et voisins sont venus en nombre pour les saluer une dernière fois.

Des enfants séparés de leurs parents, les femmes de leur mari

Près de la frontière, le camion de Mohammed rejoint une longue file de véhicules chargés de familles afghanes. Avant de traverser, celles-ci doivent se faire recenser dans un centre du HCR. L'enregistrement leur donne droit à une aide symbolique pour le voyage et la réinstallation : environ 130 euros par famille. « À Kaboul, nous n'avons rien, ni maison, ni bien, ni repère, lâche Mohammed, la voix enrouée. Tout ce que j'ai construit en trente-huit ans est perdu. Nous allons devoir tout recommencer à zéro. »

Une main d'enfant appuie sur un scanner électronique lumineux.

L'enregistrement dans un centre du HCR donne aux familles afghanes le droit à une aide symbolique pour le voyage et la réinstallation : environ 130 euros par famille.

Les défenseurs des droits humains dénoncent des conditions éprouvantes. « Aux différents postes-frontières, les réfugiés affrontent de longues attentes, des conditions climatiques difficiles et un manque de services de base pour les femmes, les enfants et les personnes âgées, explique Moniza Kakar, avocate spécialisée en droits de l'homme, basée à Karachi, qui lutte pour empêcher le renvoi en Afghanistan des demandeurs d'asile et des réfugiés afghans. De nombreux témoignages font état de contrôles de documents menés de manière agressive, de séparations familiales, notamment d'enfants séparés de leurs parents ou de femmes renvoyées seules, et d'un accès insuffisant à la nourriture et aux soins médicaux. » Selon l'ONU, depuis le début des opérations en septembre 2023, ce sont 1,6 million d'Afghans qui ont quitté le Pakistan, dont 132 000 expulsés.

Une file d'attente de personnes, dont une femme en burqa, devant un bâtiment bleu.

Arrivée de la famille de Mohammed dans un centre du HCR à Nowshera dans la province du Khyber Pakhtunkhwa, frontalière de l'Afghanistan.

Un groupe d'enfants et d'adultes, tous vêtus de couleurs variées, marchent dans une cour.
Mohammed, son épouse et ses enfants s'apprêtent à quitter le centre du HCR après avoir rempli les dernières formalités avant de traverser la frontière vers un futur incertain. En Afghanistan, ils n'ont ni maison, ni bien, ni repères.

Crise humanitaire en Afghanistan

Pour se rendre à Kaboul, il faut franchir le col du Khyber, ce passage historique entre les deux pays, puis s'engager sur une route sinueuse qui descend vers Jalalabad avant de rejoindre la capitale. À Kaboul, c'est un nouveau paysage que découvrent Mohammed et ses proches, dominé par le drapeau blanc de l'Émirat islamique.

La réalité est brutale. L'Afghanistan traverse l'une des pires crises humanitaires au monde.Depuis le retour au pouvoir des talibans en 2021, l'économie s'est effondrée : l'aide internationale est en chute libre, la pauvreté a explosé. Dépassé, l'État ne parvient pas à absorber les arrivées massives d'Afghans refoulés d'Iran et du Pakistan.

Mohammed a déchargé ses affaires sur un terrain vague en périphérie du centre-ville. Au loin, se découpent des collines pelées constellées d'habitations modestes. Ses tentatives pour trouver un logement ont toutes échoué. Le marché immobilier est saturé par l'afflux des nouveaux-arrivants. « Voir toutes mes affaires qui s'abîment ici à ciel ouvert, alors que j'avais tout le confort avant, c'est très douloureux », explique Mohammed en arrangeant une grande bâche en plastique étendue au-dessus de ses affaires. « Nous vivions autrefois tous ensemble, en famille élargie. Aujourd'hui, nous sommes dispersés, car il est impossible de trouver un lieu et un moyen de subsistance communs. »

Une route poussiéreuse avec des camions-citerne et des collines en arrière-plan.

Mohammed a déchargé ses affaires sur un terrain vague en périphérie du centre-ville de Kaboul en attendant de trouver un logement. Le marché de l'immobilier est saturé avec le retour massifs de réfugiés en provenance d'Iran et du Pakistan.

Ses économies fondent de jour en jour. Tout part dans la location de son terrain. Bientôt, Mohammed devra accepter des petits boulots journaliers, payés à peine quatre euros par jour, pas de quoi nourrir sa famille. Selon les Nations unies, en 2025, plus de la moitié des Afghans, près de 23 millions de personnes, auront besoin d'aide pour survivre. 12,6 millions sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë.

Un camion coloré, surchargé de marchandises diverses, garé sur une route.

Certaines familles afghanes vont jusqu'à démonter les matériaux de leur maison pour les emmener avec eux en Afghanistan qui fait face à une grave crise humanitaire. Selon les Nations unies, en 2025, plus de la moitié des Afghans, près de 23 millions de personnes, auront besoin d'aide pour survivre.

Il est surtout inquiet pour ses enfants. « Le premier obstacle, c'est la langue. À Kaboul, la majorité des gens parlent dari, et mes enfants ne le comprennent pas… » Il ajoute : « Si la situation ne s'améliore pas, je n'aurai pas le choix : je les enverrai vers les pays occidentaux, par n'importe quel moyen. » Durant les six premiers mois de 2025, les Afghans étaient le deuxième groupe de demandeurs d'asile en Europe : 42 000 demandes, soit plus d'une personne sur dix. Des routes périlleuses, qui ont fait plus de 8 900 morts et disparus dans le monde en 2024. Pour beaucoup, l'exil est sans fin.

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Japon - Le nouveau gouvernement Takaichi mis en place par la coalition LDP-JIP

25 novembre, par Toshizo Omori — , ,
Cet article analyse le caractère politique du nouveau gouvernement Takaichi et le paysage politique japonais actuel, en le replaçant dans un contexte politique international (…)

Cet article analyse le caractère politique du nouveau gouvernement Takaichi et le paysage politique japonais actuel, en le replaçant dans un contexte politique international plus large. Il cherche également à clarifier les défis et les tâches auxquels est confrontée la gauche.

Tiré de Inprecor
10 novembre 2025

Par Toshizo Omori

© Cabinet Secretariat, CC BY 4.0

Le 21 octobre, lors de la session extraordinaire de la Diète, la présidente du PLD (Parti libéral-démocrate), Sanae Takaichi, a été nommée Premier ministre, la constitution du gouvernement Takaichi étant le fruit d'une coalition entre le PLD et le JIP (Parti japonais de l'innovation).

Ceci a mis temporairement fin à une période d'un mois et demi de « réalignement politique » qui avait débuté avec l'annonce de la démission de l'ancien Premier ministre Ishiba à la suite de la défaite écrasante du PLD aux élections de la Chambre haute en juillet, et s'était poursuivie avec l'élection de la nouvelle présidente du PLD, Takaichi.

La perte de la majorité de la coalition LDP-Komeito lors des élections à la Chambre haute de juillet et le réalignement politique qui s'en est suivi.

Lors des élections à la Chambre haute en juillet, la coalition au pouvoir LDP-Komeito a subi une défaite majeure, avec la perte de sa majorité dans les deux chambres de la Diète. Prenant ses responsabilités, le Premier ministre Ishiba a été contraint de démissionner moins d'un an après son entrée en fonction. Dans le même temps, le parti populiste d'extrême droite, le Sanseito (Parti du « Faites-le vous-même ! »), a obtenu un nombre important de voix. Si l'on prend aussi en considération les résultats des élections à la Chambre des représentants de l'année dernière, cela signifie que les partis situés à droite du PLD dans le paysage politique japonais ont été pour la première fois été en mesure de se comporter comme une force unie au parlement. . Ce changement a eu une influence considérable sur l'élection à la présidence du PLD qui a suivi la démission du Premier ministre Ishiba. Contrairement aux attentes générales qui voyaient Shinjiro Koizumi remporter cette élection et poursuivre les politiques du gouvernement Ishiba, c'est Sanae Takaichi, une représentante de l'aile droite du PLD qui avait publiquement déclaré son intention de poursuivre les politiques d'Abe, qui est devenue la nouvelle présidente du parti.

Par la suite, une série de remaniements politiques majeurs se produisirent, pour la première fois au XXIesiècle : le Komeito se retira de la coalition, ne supportant pas la perspective d'un gouvernement de coalition avec Takaichi ; le Parti constitutionnel démocratique (CDP) a tenté, sans succès, de présenter un candidat unique de l'opposition à l'élection du Premier ministre ; un accord a été conclu pour former une coalition entre le PLD et le JIP (Parti japonais de l'innovation), le JIP soutenant le gouvernement sans y participer ; et finalement, Takaichi a été élue Premier ministre lors de la session extraordinaire de la Diète.

Mais dans cette vague de réalignements politiques, la faction libérale de gauche, qui comprend la gauche parlementaire et les forces de centre-gauche au sein du CDP, a été complètement laissée pour compte. La direction du CDP a tenté d'unifier les candidats de l'opposition derrière Tamaki, le leader du Parti démocratique pour le peuple (DPFP), lors de l'élection du Premier ministre, une initiative destinée à se rapprocher davantage du centre-droit, mais celle-ci a été catégoriquement rejetée par Tamaki lui-même. Au contraire, elle a seulement servi à le contraindre à accepter la position du parti sur « l'acceptation de l'énergie nucléaire » et « l'acceptation de la législation sur la sécurité ».

L'une des principales caractéristiques du réalignement politique depuis les élections à la Chambre haute est qu'il s'est opéré parmi les forces politiques du centre-droit, dans un contexte où, d'une part, la pression du populisme d'extrême droite se fait sentir, mais où, d'autre part, il n'y a absolument aucune menace (ni même un soupçon de perturbation) de la part de la gauche.

Comment appréhender le cadre politique mondial

S'il est certes nécessaire, pour analyser le réalignement politique actuel, de se pencher sur les multiples péripéties qui ont marqué la formation du gouvernement de coalition au cours de cette période, la question la plus cruciale est de savoir comment appréhender le cadre général de la situation politique, en particulier dans une perspective internationale. Sur la base de cette compréhension et en tenant compte de la position actuelle de la gauche, nous devons clarifier les tâches et les responsabilités qui incombent à la gauche, y compris à nous-mêmes.

Dans la résolution présentée par la section japonaise au 18e congrès de la Quatrième Internationale, les points suivants ont été soulevés concernant la situation politique japonaise :

D'une manière générale, le système capitaliste ayant déjà perdu sa capacité à intégrer toutes les couches de la société, les sociétés de nombreux pays sont de plus en plus polarisées et l'extrême droite est en plein essor. Certains secteurs de la bourgeoisie se tournent vers la domination autoritaire et en viennent à soutenir politiquement l'extrême droite. Les structures politiques de nombreux pays, principalement en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine, se sont de plus en plus tripolarisées entre l'extrême droite, les conservateurs/centristes (souvent appelés « centristes extrêmes ») et la gauche, les conservateurs/centristes étant de plus en plus attirés par la droite. Les structures politiques communes à celles de l'Europe apparaissent également en Asie de l'Est, bien que de manière moins significative qu'en Europe.

Au Japon, alors que la coalition au pouvoir (Parti libéral-démocrate et Komeito [Parti Komei]) a perdu sa majorité lors des élections générales de l'automne dernier, deux partis d'extrême droite (le Parti conservateur japonais et le Sanseito [Parti du « Faites-le vous-même ! »]) ont obtenu pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale un certain nombre de sièges au parlement. D'autre part, la coopération politique entre la coalition au pouvoir et les partis de centre-droit se développe, et il semblerait qu'une « grande coalition » excluant les partis de gauche soit envisageable.

Le Parti libéral-démocrate au pouvoir présente à la fois des tendances de centre-droit et d'extrême droite, et la direction actuelle est dominée par des responsables de centre-droit. Ayant perdu sa majorité, il cherche à renforcer sa coopération avec les partis d'opposition de centre-droit. En fonction du résultat des élections à la Chambre haute de juillet 2025, la possibilité d'une « grande coalition » ne peut être exclue. Ainsi, même au Japon, on observe les prémices d'une structuration tripartite entre l'extrême droite, les conservateurs/centristes (parfois appelés « extrême centre ») et la gauche, mais malheureusement, la gauche japonaise est nettement affaiblie.

Comme nous l'avions analysé ici, au niveau international, dans le cadre de cette tripartition entre l'extrême droite, le centre conservateur et la gauche – typique en Europe –, la montée de l'extrême droite entraîne non seulement les forces conservatrices traditionnelles, mais aussi les forces réformistes du centre vers la droite. Cela reflète également la profondeur de la crise actuelle du système capitaliste. Dans ce contexte, des tendances telles que le réarmement militaire mondial, la montée des régimes autoritaires et la prolifération des sentiments xénophobes se sont accentuées.

Un exemple frappant est celui du Royaume-Uni (Angleterre), où le parti d'extrême droite Reform UK a gagné du terrain lors des élections locales et s'est hissé à la première place dans les sondages d'opinion. En réponse, la tête du Parti conservateur a changé en novembre 2024, au profit de Kemi Badenoch, représentante de l'aile droite. Elle avait fait campagne autour de promesses de retrait de la Convention européenne des droits de l'homme et d'abrogation de la législation sur le changement climatique, rompant ainsi de manière décisive avec la ligne centriste conservatrice du parti. En réponse à cette situation, le journal libéral britannique The Guardian a publié un article exprimant son inquiétude quant à la disparition du Parti conservateur en tant que force conservatrice modérée. Cela n'est pas sans rappeler les manifestations « Ne laissez pas partir Ishiba » qui eurent lieu au Japon à un certain moment, principalement dans les milieux libéraux.

La conjoncture politique japonaise doit être vue sous l'angle d'une tentative de rattraper le retard accumulé par rapport à l'Europe. Cependant, contrairement à l'Europe ou aux Amériques, le Japon a toujours été confronté à une situation où la gauche est nettement affaiblie, sans influence sur le paysage politique, et où les mouvements de masse et les mouvements sociaux n'ont pas réussi à acquérir un poids significatif. C'est dans ce contexte, où il n'y a aucune nécessité de tenir compte des pressions ou des menaces de la gauche, que le réalignement politique au sein des forces conservatrices centristes a progressivement avancé ces derniers temps.

La crise du mondialisme néolibéral « réduit l'éventail des choix politiques ».

En ce sens, l'observation du professeur Koji Aikyo de l'université Waseda, publiée dans le numéro 2883 (édition du 20 octobre) de notre journal (basée sur le résumé de sa conférence au « Stop the Constitutional Revision ! Osaka Network »), explique bien la situation politique décrite ci-dessus.

Dans une société mondialisée où les inégalités se creusent, l'éventail des choix politiques se rétrécit. Si les citoyens ont davantage d'occasions de participer aux processus démocratiques, le sentiment que les gouvernements nationaux ne tiennent pas compte de leur opinion publique suscite un mécontentement croissant. Dans les pays industrialisés avancés, quel que soit le parti au pouvoir, une pression constante est exercée pour que les orientations politiques nationales favorisent les riches. L'idée que les grandes entreprises sont mieux placées que les gouvernements en matière de connaissances est devenue une idéologie incontestée.

C'est précisément parce que la marge de manœuvre politique est réduite qu'elles recourent à des guerres culturelles. Les inégalités massives s'enkystent, la propagande remplace la politique, et on passe ainsi de choix politiques dictés par la nécessité ponctuelle à une politique pour l'éternité. La politique de la nécessité apporte la démocratisation par le développement économique, mais dans la politique pour l'éternité, le rôle du gouvernement n'est pas de promettre le bonheur futur, mais de protéger la société actuelle contre ce qui est perçu comme des menaces. Le personnel politique en place pour l'éternité fabrique des crises et manipule les émotions qui en résultent. Dans les sociétés complexes d'aujourd'hui, incapables de présenter une vision pour l'avenir, leur gravitation les entraîne vers les guerres culturelles. La politique de Trump en est l'archétype."

Plus encore, dans l'entretien avec Enzo Traverso intitulée « Autoritarisme et démocratie au XXIe siècle » (International Viewpoint, 7 août), celui-ci analyse avec justesse la signification de la montée actuelle de l'extrême droite et de l'émergence des régimes autoritaires. Traverso, auteur de « Les nouveaux visages du fascisme : populisme et extrême droite », définit l'extrême droite actuelle comme « post-fascisme » et décrit ses différences par rapport au fascisme passé comme suit.

« Aujourd'hui, je ne perçois rien de comparable dans la nouvelle droite. Il n'y a ni horizon utopique, ni projet de civilisation en tant que tel. C'est précisément pour cette raison que je considère le concept de « post-fascisme » comme opérant : ces mouvements d'extrême droite sont avant tout profondément conservateurs. Leur dynamique n'est pas tournée vers l'avenir, mais vers le passé ; leur objectif est de restaurer un ordre traditionnel. Les valeurs qu'ils brandissent – souveraineté, famille, nation – constituent une sorte de fil conducteur qui les unit.

Cette obsession du retour à la tradition, illustrée par Trump, se manifeste aussi dans son hostilité à l'égard de l'environnementalisme, son rejet de toute politique mondiale sur le climat, et son attachement à la production nationale au détriment des accords internationaux. Le slogan « Make America Great Again » alimente une certaine imagination de l'avenir, mais il s'agit d'une imagination régressive : un retour à une époque où les États-Unis étaient puissants, prospères et hégémoniques. Il ne s'agit pas d'une proposition novatrice, mais d'une idéalisation nostalgique du passé. »

L'extrême droite (ainsi que les forces du centre conservateur), incapables d'articuler leurs différences politiques ou d'offrir une vision pour l'avenir, cherchent à soulager l'anxiété et la stagnation en expulsant les ennemis perçus comme proches (« guerres culturelles ») afin d'atteindre la stabilité politique. C'est l'une des raisons pour lesquelles les forces du centre conservateur sont entraînées vers l'extrême droite.

Comment interpréter l'élection de Takaichi à la tête du PLD et le retrait du Komeito de la coalition ?

Dans mon article d'analyse sur les élections à la Chambre haute de juillet (11 août, Kakehashi Hebdo), j'ai écrit ce qui suit :

Si le Premier ministre Ishiba était contraint de démissionner et que l'aile droite du PLD remportait l'élection à la présidence, le Sanseito deviendrait un partenaire potentiel pour des consultations politiques, une coopération hors cabinet, voire une coalition. Cependant, le Sanseito ne détient actuellement que trois sièges à la Chambre des représentants. Cela en ferait un parti minoritaire au pouvoir, ce qui nécessiterait des élections générales anticipées afin d'augmenter considérablement son nombre de sièges à la Chambre (le leader du Sanseito, Kamiya, a déclaré que « 25 à 30 sièges est un chiffre réaliste pour les prochaines élections générales »). Parallèlement, ce choix comporte le risque que le PLD perde encore plus de sièges. Les options immédiates du PLD sont donc limitées. La voie la plus réaliste consiste à poursuivre les discussions politiques, la coopération extra-gouvernementale et même l'élargissement de la coalition gouvernementale par le biais d'une « alliance » conservatrice-centriste de facto englobant le Parti démocrate du peuple, le Parti de l'innovation du Japon et le Parti constitutionnel démocratique. Par conséquent, le PLD choisira probablement un président capable de favoriser cette stratégie (ou conservera le Premier ministre Ishiba).

Cette prévision s'est avérée largement erronée en ce qui concerne les perspectives de réalignement politique, compte tenu de l'élection de Sanae Takaichi à la présidence du PLD et du retrait du Komeito de la coalition. Je pense que cela s'explique par une sous-estimation de l'impact de la montée du populisme d'extrême droite, comme en témoigne la progression du Sanseito, sur le PLD (et ses répercussions indirectes sur le Komeito). Le sentiment de crise au sein du PLD face à la défection de la « base conservatrice solide comme le roc » qui avait soutenu l'administration Abe, déclenché par la progression du Sanseito, était probablement plus fort que nous ne l'avions imaginé.

Par ailleurs, l'ancien Premier ministre Aso, qui soutient Takaichi, aurait envisagé de former un gouvernement de coalition avec le PLD, le Komeito et le Parti démocrate pour le peuple, de dissoudre la Diète avant terme pour organiser des élections générales, d'assurer la majorité au PLD et au Parti démocrate pour le peuple, puis d'expulser le Komeito de la coalition (Hokkaido Shimbun en ligne, 11 octobre).

Le Komeito aurait anticipé les intentions d'Aso et dissous la coalition de manière préventive. On dit également que le maintien de la coalition avec le PLD dirigé par Takaichi aurait pu conduire à une situation où la dissolution du parti lui-même aurait été une possibilité réelle pour le Soka Gakkai et le Komeito.

Le réalignement des forces du centre-droit et la formation du gouvernement de coalition entre le PLD et le JIP

Examinons maintenant le processus de réalignement des forces du centre-droit à la suite des élections à la Chambre haute de juillet, qui a conduit à la formation du gouvernement de coalition de Takaichi le 21 octobre. Bien sûr, il est important de noter que ce processus n'est pas terminé et se poursuit.

Tout d'abord, le Komeito, qui n'appréciait pas la coalition avec la présidente du PLD, Takaichi, en raison de ses positions de droite, s'est retiré du gouvernement de coalition qui perdurait depuis 26 ans. Alors que le Komeito semblait initialement envisager une certaine coopération avec le PLD, il s'est clairement positionné comme un parti d'opposition centriste après la formation du gouvernement PLD-JIP. Il a également commencé à évoquer la possibilité d'une coopération électorale avec le Parti constitutionnel démocratique.

Le DPFP (Parti démocratique pour le peuple) semblait être le plus proche idéologiquement et politiquement de Takaichi sur des questions telles que la révision constitutionnelle, l'acceptation des visites au sanctuaire Yasukuni et la poursuite d'une politique budgétaire expansionniste. Il semblait viser un gouvernement de coalition sous la direction de Takaichi, composé du PLD, du Komeito et du DPFP. Cependant, face au retrait du Komeito de la coalition, qui a effectivement dissous l'alliance entre le PLD et le Komeito, il n'a pas pu s'engager dans une coalition avec le PLD seul. « Avec le départ du Komeito, même si nous rejoignions le gouvernement, nous n'atteindrions pas la majorité, donc la discussion est devenue plutôt inutile », a déclaré le député Tamaki. De plus, la Confédération japonaise des syndicats (Rengo), la plus grande centrale syndicale nationale, pro-capitaliste, avait clairement indiqué qu'elle n'accepterait pas que les partis qu'elle soutenait, le DPFP et le CDP, soient divisés entre le camp au pouvoir et l'opposition. Entre-temps, l'un des dirigeants du CDP à la Diète, Azumi, a proposé l'idée de « faire de Tamaki, président du DPFP, le candidat unique de l'opposition à la nomination au poste de Premier ministre ». Le DPFP a également rejeté cette proposition, invoquant des divergences politiques fondamentales. En conséquence, ils ont été « devancés » par le Parti japonais de l'innovation, ce qui a suscité des protestations telles que « Si seulement ils avaient réagi plus tôt ». Même dans les sondages effectués après la nomination, le DPFP a enregistré une baisse significative de ses soutiens, l'administration Takaichi recueillant l'adhésion des générations relativement plus jeunes.

Le Parti japonais de l'innovation (JIP) était initialement désireux de rejoindre une coalition gouvernementale avec le PLD et le Komeito, car il pensait que Koizumi deviendrait président du PLD et espérait pouvoir mettre en œuvre son idée de se doter d'une capitale secondaire sous sa direction. Cependant, saisissant l'occasion créée par la réticence du DPFP à rejoindre la coalition après les résultats de l'élection présidentielle du PLD, il s'est rapidement engagé dans la formation d'une coalition avec le PLD sous la direction de Takaichi. Il a ensuite conclu un accord de coalition avec cette dernière, qui souhaitait à tout prix devenir Première ministre, la forçant ainsi à accepter l'ensemble de ses revendications politiques. Cependant, le PLD a émis de nombreuses réserves sur plusieurs mesures. De plus, en choisissant la forme d'une « coopération en dehors du cabinet » ( ce qui s'expliquerait en particulier par la difficulté de coopérer électoralement avec le PLD dans la région du Kansai, y compris à Osaka), il s'agissait d'une « coalition » tiède et instable qui pouvait être abandonnée à tout moment.

La raison d'une telle empressement à former une coalition résidait dans le caractère critique de cette situation : défections successives de membres de la Diète et mauvais résultats aux élections locales, y compris dans leur bastion d'Osaka. Après les trois membres de la Chambre des représentants qui ont annoncé leur départ le 8 septembre et formé le nouveau groupe « Association pour la réforme », la députée Hayashi Yumi, élue dans la circonscription proportionnelle de la chambre des Conseillers de Kinki, a également présenté sa démission du parti. De plus, Seiki Sorimoto, membre de la Chambre des Représentants élu dans la 4e circonscription d'Hiroshima, a également fait part de son intention de se présenter en tant qu'indépendant aux prochaines élections (en formant le parti régional « Hiroshima no Taiyo »), laissant entendre qu'il quitterait le parti. Il était nécessaire de mettre un terme à cette situation. De plus, lors des cinq élections municipales organisées à Osaka en septembre, le parti a subi une baisse significative des voix par rapport aux élections précédentes. Il a perdu trois sièges à Settsu et un siège à Hannan, ce qui a entraîné un sérieux affaiblissement de son poids politique.

Le Parti constitutionnel démocratique (CDP) a appelé à la présentation d'un candidat unique de l'opposition (centriste) à l'élection du Premier ministre lors de la session extraordinaire de la Diète, mais cette initiative a échoué car Tamaki a exigé un changement de politique par rapport à la ligne du CDP sur la « politique nucléaire » et la « politique de sécurité ». Actuellement, le parti se positionne comme une force d'opposition centriste alliée au Komeito. Cependant, l'ancien dirigeant Edano, un libéral du parti, ayant modifié sa position antérieure en déclarant que la législation sur la sécurité, y compris la reconnaissance du droit d'exercer la légitime défense collective, ne contenait « aucun élément inconstitutionnel et qu'il n'était donc pas nécessaire de la modifier », le glissement vers une position de centre-droit engagé sous la direction de Noda s'accélère. Cela isole encore davantage l'aile gauche du parti.

Comment caractériser la nature du gouvernement de coalition LDP-JIP dirigé par Takaichi

Le gouvernement de coalition LDP-JIP dirigé par Takaichi est issu du réalignement des forces politiques du centre conservateur. Comment caractériser sa nature politique ? Tout d'abord, en matière de politique de sécurité et de défense, il va sans aucun doute accélérer la tendance à un renforcement des capacités militaires amorcée par les administrations Kishida et Ishiba.

L'accord de coalition signé par le PLD et le JIP le 20 de ce mois traduit clairement le passage d'une alliance PLD-Komeito à une alliance PLD-JIP. Il s'est immédiatement orienté vers des politiques bellicistes, en commençant par la promotion d'une « nation indépendante », l'augmentation des dépenses de défense et la volonté d'acquérir des sous-marins, notamment nucléaires. De nombreuses autres mesures mettent l'accent sur la « nation », notamment la promulgation d'une loi sur le « délit de dégradation de l'emblème national » lors de la session ordinaire de la Diète de 2026 afin de punir les actes portant atteinte au drapeau Hinomaru, et la formulation explicite d'une intention d'examiner une « législation anti-espionnage » afin de lutter contre l'espionnage par des puissances étrangères.

Il s'agit là de mesures réclamées depuis longtemps par l'aile conservatrice du PLD, mais difficiles à mettre en œuvre dans le cadre du gouvernement de coalition avec le Komeito. La mesure la plus symbolique est la suppression des dispositions qui limitent les exportations d'armes à cinq catégories, telles que les « opérations de sauvetage ». Les factions conservatrices du PLD ont fortement insisté pour supprimer ces catégories afin de lever complètement les restrictions sur les exportations d'armes létales, mais le Komeito a maintenu sa position prudente, laissant ces dispositions pratiquement intactes. (22 octobre, Hokkaido Shimbun en ligne)

De plus, dans le cadre de l'accord de coalition. Kimi Onoda, membre de la Chambre haute dont les propos xénophobes avaient déjà suscité des controverses, a été nommé au poste nouvellement créé de ministre chargé de la « coexistence » avec les étrangers. L'accord précise : « Nous élaborerons d'ici à l'exercice 2026 une « stratégie démographique » qui inclura la gestion quantitative des résidents étrangers en prenant en compte les tensions sociales potentielles liées à l'augmentation de la proportion de la population étrangère, ainsi que des objectifs chiffrés et des mesures de fond pour l'accueil des étrangers. »

Dans son discours inaugural, la Première ministre Takaichi a déclaré : « Nous tirons un trait clair sur la xénophobie », mais elle a également déclaré que « le gouvernement réagirait avec fermeté » aux « actes illégaux et aux violations des règles commis par certains étrangers », signalant clairement une volonté de durcir la réglementation applicable aux étrangers.

En matière de politique économique, elle vise à poursuivre les politiques d'Abe et à développer non pas l'« Abenomics », mais la « Sanaenomics ». Bien que cette politique serve pleinement les intérêts des 1 % les plus riches, il lui faut tout de même mentionner explicitement la « lutte contre la hausse des prix » comme « priorité absolue ». Par conséquent, l'éventail des options politiques envisageables ne devrait pas être totalement illimité. En effet, la classe dirigeante bourgeoise japonaise recherche avant tout la stabilité politique. En ce sens, le gouvernement de coalition instable et fragile entre le PLD et le JIP, qui repose sur une « coopération en dehors du cabinet », n'est que transitoire, et un réalignement politique plus substantiel est inévitable. Cela pourrait inclure une « grande coalition » qui ferait encore plus glisser le Parti constitutionnel démocratique vers la « droite ». La classe dirigeante bourgeoise japonaise n'a pas de vision claire de la configuration future de la société. Par conséquent, elle cherchera probablement à maintenir une stabilité grâce aux forces centristes conservatrices. Cependant, cette approche même crée un espace propice à la montée du populisme d'extrême droite. Là encore, la marginalisation et l'isolement de la gauche, associés à son incapacité à présenter et à rendre visible une nouvelle alternative, restent le problème décisif.

Comment la gauche va-t-elle faire face à la situation politique actuelle ?

Lors de l'élection du gouverneur de la préfecture de Miyagi qui s'est tenue le 26 octobre, le candidat Masamune Wada, qui a reçu le soutien total du Sanseito grâce à un accord politique, a mené une campagne acharnée, et a réduit l'écart avec le candidat sortant Yoshihiro Murai à un peu plus de 15 000 voix. De plus, dans la ville de Sendai, la plus peuplée de Miyagi, Wada a obtenu plus de 36 000 voix d'avance.

Dans son « mémorandum politique » conclu avec le Sanseito, le candidat Wada s'est engagé à « revoir la privatisation de l'eau et promouvoir sa remunicipalisation », à « s'opposer aux politiques de promotion de l'immigration », à « rejeter les mesures destinées à autoriser les incinérations » et à « freiner ou mettre fin aux projets éoliens et solaires à grande échelle ». Cette stratégie intégrait habilement les politiques antiglobalisation et écologiques de la gauche (tout en les rattachant au nationalisme autour de la « vente des services d'eau à des capitaux étrangers ») et les combinait avec des politiques xénophobes. C'était exactement la même position que celle adoptée par l'extrême droite européenne. Dans la lutte contre la montée de ces forces d'extrême droite en émergence, il ne suffit pas de se contenter de critiquer la xénophobie. Nous devons également mettre en avant des mesures et des slogans qui s'inscrivent dans une perspective de gauche, capables de briser la méfiance et le sentiment que le système actuel est en pleine stagnation, facteurs qui alimentent la croissance de l'extrême droite, et leur donner une traduction concrète au sein de mouvements sociaux. De plus, nous devons relever ce défi précisément parce que la gauche n'est pas visible, en particulier pour les jeunes générations.

Dans un contexte où la situation politique est instable et où un réalignement politique est en cours depuis un certain temps, un espace s'ouvre pour que divers mouvements de masse et mouvements sociaux traduisent leurs revendications en politique. De ce fait, ces mouvements de masse et mouvements sociaux ont le potentiel de gagner en dynamisme. De plus, les forces de gauche au sein du parlement étant extrêmement faibles, l'importance des mouvements de masse et des mouvements sociaux devrait s'accroître. Cependant, il est également possible que les fruits de ces mouvements soient récoltés par les forces d'extrême droite.

Aujourd'hui, dans de nombreux pays à travers le monde (Bangladesh, Indonésie, Népal, Maroc), les jeunes de la génération Z sont à l'avant-garde des mouvements de masse et des soulèvements. Les rébellions menées par la génération Z manquent souvent d'organisation ou de directions claires, une caractéristique particulièrement visible lors du soulèvement de Hong Kong en 2019. Mais là encore, la gauche a une responsabilité.

Au Japon, les jeunes générations, et notamment la génération Z, n'ont connu que le gouvernement de coalition LDP-Komeito et n'ont donc pas vraiment le sentiment que « les choses peuvent changer dans le domaine politique ». Cependant, cette situation est clairement en train de se modifier. Le Reiwa Shinsengumi (que nous considérons comme un parti populiste progressiste), dirigé par Taro Yamamoto (1), a été le premier à percevoir clairement ce changement, en affirmant que « les choses peuvent changer en politique » et en obtenant un soutien important. Lors des élections générales de 2024 et des élections à la Chambre haute cette année, les jeunes ont apporté leur appui à des partis tels que le DPFP et le Sanseito. Cependant, cette tendance n'est pas irréversible. Il faut considérer que la génération Z japonaise rattrape son retard, même si celui-ci est de cinq à dix ans, par rapport à l'émergence de la génération Z sur la scène politique en Europe, en Amérique et en Asie. Cela représente une chance considérable pour la gauche. Se préparer idéologiquement, programmatiquement et organisationnellement à cette évolution est le défi auquel est confrontée la gauche, et nous-mêmes.

10 novembre 2025, Kakehashi Hebdo

Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro, traduit du japonais en anglais par Tsutomu Teramoto à partir de Kakehashi Hebdo du 10 novembre 2025

1. Taro Yamamoto était un acteur célèbre avant de se lancer en politique en 2012. Il a été élu membre de la Diète et a fondé un nouveau parti, Reiwa Shinsengumi, en 2019. Il a une orientation politique de populiste progressiste progressiste, mais il n'est pas socialiste et ne vise pas à rassembler les socialistes (note ajoutée).

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Encore une fois, le Conseil de sécurité de l’ONU consacre la loi du plus fort

25 novembre, par Coalition du Québec URGENCE Palestine — , , ,
*Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal, le 19 novembre 2025* – Lundi, le 17 novembre, par un vote de 13 pour et 2 abstentions (Chine et Russie), le Conseil de sécurité de l'ONU a (…)

*Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal, le 19 novembre 2025* – Lundi, le 17 novembre, par un vote de 13 pour et 2 abstentions (Chine et Russie), le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé les grandes lignes du « plan de paix » du président Trump pour Gaza. Ce faisant, il a consacré la faillite grandissante du système onusien à assurer un soi-disant « ordre mondial basé sur des règles ».

Le « plan de paix » du président Trump

Rappelons d'abord que le « plan de paix » du président Trump prévoit la mise en place d'une « force internationale de stabilisation » qui verra à la *sécurité* du territoire et au désarmement du Hamas et des autres forces armées présentes à Gaza, sous la supervision d'un « Comité de la paix », présidé par le président Trump lui-même (!) qui serait le maître d'œuvre de la reconstruction de Gaza et de sa gouvernance. Tout cela en faisant fi du droit du peuple palestinien à l'autodétermination.

La force l'emporte sur la justice et le droit

Alors que les organes juridiques du système international (Cour internationale de justice et Cour pénale internationale) ont clairement statué sur la commission de crimes par Israël et ses dirigeants à l'endroit du peuple palestinien et appelé tous les pays à prendre leurs responsabilités à cet égard, le Conseil de sécurité, lui, appuie un plan qui ne prévoit aucune imputabilité pour Israël, aucune obligation de rétablir la vérité, la justice et de fournir des réparations.

Alors que l'Assemblée générale de l'ONU avait fixé pour échéance le 18 septembre 2025 pour qu'Israël mette complètement fin à son occupation et sa colonisation du Territoire palestinien occupé (TPO, comprenant Gaza, Jérusalem-Est et la Cisjordanie), le Conseil de sécurité appuie un plan qui reporte à un avenir indéterminé l'exercice du droit à l'autodétermination du peuple palestinien.

Alors que la colonisation et la violence des colons et de l'armée israélienne se sont intensifiées en Cisjordanie depuis le début du génocide à Gaza – et encore plus, depuis le début du simulacre de cessez-le-feu actuel – le Conseil de sécurité appuie un « plan de paix » qui dissocie Gaza du reste du TPO et laisse libre cours à la colonisation israélienne en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est.

Ironiquement, en appuyant le « plan de paix » de Trump, le Conseil de sécurité appuie un plan qui ne donne aucun rôle significatif à l'ONU comme telle, consacrant son impuissance dans une conjoncture mondiale où les tensions s'intensifient de manière inquiétante au plus grand mépris du droit international et de la volonté de maintenir la paix.

En effet, le Conseil de sécurité ne fait que donner carte blanche à la superpuissance étasunienne, celle-là même qui a armé Israël tout au long du génocide à Gaza et qui décidera maintenant de la composition de la « force internationale de stabilisation », de ses règles d'engagement, des modalités du désarmement du Hamas, des progrès de l'Autorité palestinienne en matière de bonne gouvernance, etc.

Et maintenant que va-t-il arriver ?

Après six semaines d'un cessez-le-feu qu'Israël a violé tant par ses bombardements meurtriers que par son blocage persistant de l'aide humanitaire – sans que le président Trump ne s'en formalise – on peut dire que le génocide se poursuit maintenant sous couvert d'un « plan de paix ».

Le Hamas ayant clairement indiqué que la décision du Conseil de sécurité ne respectait pas les droits du peuple palestinien et qu'il ne désarmerait pas, la « force internationale de stabilisation » risque fort de devenir une nouvelle force d'occupation à Gaza, sous contrôle étasunien, si jamais elle se met en place. Car il est loin d'être acquis qu'Israël acceptera ce scénario et qu'il n'invoquera pas plutôt le refus de désarmer du Hamas comme obstacle insurmontable au « plan de paix » justifiant qu'il poursuive sans entrave son génocide à Gaza et l'occupation et la colonisation violentes de la Cisjordanie.

La Coalition du Québec URGENCE Palestine, constituée en février 2024, compte 53 organismes membres (groupes de défense des droits, syndicaux, citoyens et communautaires), représentant des centaines de milliers de Québécois·es. La Coalition vise à rendre visible l'indignation de la société civile québécoise devant le génocide à Gaza et à rassembler les organisations qui réclament la fin de l'occupation en Palestine, de la dépossession et de l'extermination des Palestinien·nes.

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Un cessez-le-feu à Gaza sans justice ni participation des Palestiniens est une trahison

25 novembre, par Ruth James — , ,
Le cessez-le-feu à Gaza n'a pas mis fin aux punitions collectives infligées par Israël à la population du territoire. Les Palestinienscontinuent d'être tués, et les gens (…)

Le cessez-le-feu à Gaza n'a pas mis fin aux punitions collectives infligées par Israël à la population du territoire. Les Palestinienscontinuent d'être tués, et les gens restent vulnérables, effrayés et délibérément privés de tout, au milieu d'un carnage et d'une destruction inimaginables.

Tiré de AgencemédiaPalestine
18 novembre 2025

Par Ruth James

Les familles palestiniennes ont été affamées et bombardées pendant deux ans, leurs vies et leurs moyens de subsistance ont été détruits. Sans véritable redevabilité, il ne peut y avoir de guérison.

La vie quotidienne après le « cessez-le-feu », Jabalia, 04.11.25
Photographe : Yousef Zaanoun

Je suis rentré chez moi au Royaume-Uni juste avant la déclaration du cessez-le-feu, mais dans mes pensées, je suis toujours à Gaza. C'est un soulagement bienvenu que les bombardements aient presque cessé, mais comment puis-je me réjouir alors que tant de personnes ont disparu ?
Étant donné que des experts juridiques indépendants ont trouvé des preuves plausibles qu'Israël a commis un génocide, l'urgence juridique et morale fait que ce n'est pas le moment de se réjouir, mais d'agir.

Je me suis rendu à Gaza à trois reprises depuis octobre 2023. Lors de mon séjour en septembre, Israël a émis un ordre de déplacement forcéillégal pour l'ensemble de la ville de Gaza, une région en proie à la famine, exigeant qu'un million de personnes évacuent leurs maisons et leurs abris.

J'ai vu mes collègues devoir à nouveau faire leurs valises, perdant leur dernier espoir. Je les avais suivis à travers leurs déplacements successifs au cours des deux dernières années, à travers la joie de rentrer chez eux, d'essayer de reconstruire, de faire leur deuil, de survivre à la famine, pour finalement être à nouveau déplacés.

Ils ont pleuré. J'ai pleuré. Beaucoup ont décrit ce moment comme « la fin ».

Pourtant, malgré les bombardements incessants depuis la terre, la mer et les airs, malgré la famine et des prix alimentaires plus de trois fois supérieurs à ceux que je paie dans mon supermarché local, beaucoup ne sont pas partis. Certains ne le pouvaient pas. Beaucoup étaient tout simplement trop épuisés. D'autres ont choisi de rester.

« Je préfère mourir chez moi », m'a-t-on répété à plusieurs reprises, « même si ce n'est plus qu'une tente sur les décombres de ce qui était autrefois ma maison ».

Complicité internationale

Au cours de ces journées, Israël a ordonné d'innombrables déplacements forcés « avec effet immédiat », en donnant les coordonnées GPS sur les réseaux sociaux ou dans des tracts largués depuis le ciel. J'ai vu mon collègue cartographier frénétiquement les zones par rapport à la localisation de notre personnel, dont la plupart n'avait ni Internet ni données mobiles.

Il les appelait un par un pour les avertir de la nécessité de se déplacer immédiatement. C'était le travail le plus pénible que j'aie jamais vu.

Pour ceux qui ont fui vers le sud, le voyage a été chaotique. Les enfants brûlaient du plastique pour fabriquer du carburant de contrebande, remplissant l'air et leurs poumons de fumées denses, noires et toxiques.

Dans les camps dépourvus de toilettes, les familles creusaient des trous dans leurs tentes pour se soulager avec le peu de dignité dont elles pouvaient faire preuve. Dans les maisons où la plomberie fonctionnait encore, des inconnus faisaient la queue pour utiliser les toilettes.

Cette crise est le fruit de la complicité des pouvoirs politiques, y compris mon propre gouvernement au Royaume-Uni, dont les transferts d'armes continus vers Israël violent ses responsabilités en vertu du droit international.

Les Palestiniens de Gaza ont perdu leurs enfants, leurs parents, leurs maisons, leurs emplois et leurs communautés. Une de mes chères amies a perdu ses deux sœurs et leurs 12 enfants en une seule frappe.

Malgré les promesses d'ouvrir tous les points de passage de Gaza pour permettre l'acheminement de l'aide et des marchandises commerciales à grande échelle, Oxfam a continué à voir ses demandes d'approvisionnement, même en produits de première nécessité, rejetées à maintes reprises. Des produits tels que le riz, le miel, les biscuits, le savon, les serviettes hygiéniques et les unités de dessalement pour une eau potable sûre restent bloqués dans des entrepôts, à quelques pas seulement des personnes qui en ont le plus besoin, ce qui est déchirant.

Il y a eu une légère augmentation des marchandises commerciales, et Oxfam et ses partenaires ont pu intensifier les programmes de paiement numérique et de bons d'achat pour aider les gens à acheter des produits de première nécessité ; cependant, les baisses de prix limitées font que les prix restent trop élevés pour la plupart des gens.

Gravé dans ma mémoire

Il y a des choses que je n'oublierai jamais. L'une d'elles est qu'Oxfam avait des vivres bloqués juste à l'extérieur de Gaza, tandis que des mères étaient assises avec leurs enfants mourant de faim. Je ne me réjouirai pas tant que ceux qui ont empêché l'entrée de nos denrées alimentaires n'auront pas été tenus responsables de la mort de ces personnes victimes de cette terrible privation.

Je n'oublierai jamais ma collègue parlant de son fils de quatre ans, qui lui avait dit qu'il voulait être abattu pour pouvoir aller au paradis, car Dieu lui donnerait alors une banane. Il réclamait une banane depuis des mois, car l'entrée des denrées alimentaires était bloquée.

Je n'oublierai jamais avoir vu un collègue quitter le bureau après avoir appris que son neveu avait été tué, puis revenir travailler le lendemain. Ou l'histoire de Tasneem, une travailleuse sociale de notre organisation partenaire, Juzoor, qui a été tuée avec ses trois enfants lors d'une frappe aérienne. Elle était enceinte.

Comment pourrais-je, ou n'importe qui d'autre, me réjouir d'un cessez-le-feu qui arrive avec deux ans de retard, dans une guerre où aucune famille n'a survécu intacte et où la boussole morale du monde a été éprouvée et a échoué ?

Un cessez-le-feu ne peut à lui seul réparer les conséquences à vie de la famine pour un enfant, ni le chagrin d'une famille qui n'a même pas le corps d'un être cher à enterrer, ni le traumatisme subi par ceux qui ont survécu, qui perdurera pendant des générations.

Un cessez-le-feu sans la représentation de tous les acteurs concernés limite considérablement ses chances de succès. L'histoire nous l'a montré. Quand je regarde les acteurs qui veulent reconstruire Gaza, ce sont tous des hommes, et aucun ne semble être palestinien. Les Palestiniens, et en particulier les Palestiniennes, doivent prendre les décisions concernant leur avenir, celui de leurs familles et de leurs communautés.

Un cessez-le-feu sans responsabilité au regard du droit international est pour moi vide de sens. Aucune paix significative ne peut être obtenue en mettant fin à un génocide qui n'aurait jamais dû être permis. Tant que ce cessez-le-feu ne s'accompagnera pas d'une véritable justice pour les Palestiniens et d'un jugement pour ceux qui les ont privés de leur humanité, toute célébration serait une trahison de tout ce qu'ils ont perdu.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source :Middle East Eye

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

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« Cisjordanie : en vidant des camps de réfugiés, Israël a commis un crime contre l’humanité »

(Jérusalem) – Le déplacement forcé par le gouvernement israélien des populations de trois camps de réfugiés de Cisjordanie en janvier et février 2025 a constitué des crimes de (…)

(Jérusalem) – Le déplacement forcé par le gouvernement israélien des populations de trois camps de réfugiés de Cisjordanie en janvier et février 2025 a constitué des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Les 32 000 personnes déplacées par ces opérations n'ont pas été autorisées à retourner dans leurs domiciles, dont beaucoup ont été délibérément démolis par les forces israéliennes.

Tiré d'À l'encontre.

Des dizaines de milliers de Palestiniens déplacés de force début 2025 sont privés du droit de retour

Le déplacement forcé par le gouvernement israélien des populations de trois camps de réfugiés de Cisjordanie, en janvier et février 2025, a constitué des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

Les Conventions de Genève interdisent de déplacer des civils de territoires occupés, sauf temporairement pour des raisons militaires impératives ou pour la sécurité de la population. Les civils déplacés ont droit à la protection et au relogement, ainsi qu'au retour dès que les hostilités ont cessé à proximité.

Les hauts responsables israéliens, notamment le Premier ministre Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense Israel Katz, devraient faire l'objet d'enquêtes pour les opérations menées dans les camps de réfugiés et être poursuivis de manière appropriée pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Les gouvernements devraient imposer des sanctions ciblées et prendre d'autres mesures urgentes pour cesser leurs politiques répressives.


Ce rapport de 105 pages, intitulé « ‘All My Dreams Have Been Erased' : Israel's Forced Displacement of Palestinians in the West Bank » (« ‘Tous mes rêves ont été effacés' : Déplacement forcé par Israël de Palestiniens en Cisjordanie »), détaille l'« Opération Mur de fer » (« Operation Iron Wall »), une opération militaire israélienne touchant les camps de réfugiés de Jénine, Tulkarem et Nour Chams, qui a commencé le 21 janvier 2025, quelques jours après l'annonce d'un cessez-le-feu temporaire à Gaza. Les forces israéliennes ont abruptement ordonné aux civils de quitter leur domicile, notamment à travers des haut-parleurs montés sur des drones. Des témoins ont déclaré que les soldats quadrillaient les camps en faisant brutalement irruption dans les domiciles, en saccageant les propriétés, en interrogeant les habitants et finalement en forçant toutes les familles à partir.

« Les autorités israéliennes, début 2025, ont chassé 32 000 Palestiniens de leurs foyers situés dans des camps de réfugiés en Cisjordanie, sans aucun égard pour les protections du droit international, et ne les ont pas autorisés à revenir », a déclaré Nadia Hardman, chercheuse senior auprès de la division Droits des réfugiés et migrants à Human Rights Watch. « Alors que l'attention du monde était tournée vers Gaza, les forces israéliennes ont commis en Cisjordanie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et des actes de nettoyage ethnique qui devraient faire l'objet d'enquêtes et de poursuites. »

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 31 réfugiés palestiniens qui vivaient dans trois camps, a analysé des images satellite et a consulté les ordres de démolition de l'armée israélienne confirmant les destructions généralisées. Les chercheurs ont également analysé et vérifié des vidéos et des photographies des opérations militaires israéliennes.

Le 21 janvier, les forces israéliennes ont pris d'assaut le camp de réfugiés de Jénine en déployant des hélicoptères Apache, des drones, des bulldozers et des véhicules blindés pour appuyer des centaines de soldats d'infanterie qui forçaient les gens à sortir de chez eux. Des habitants ont témoigné à Human Rights Watch qu'ils avaient vu des bulldozers démolir des bâtiments pendant qu'on les expulsait. Des opérations similaires ont eu lieu dans le camp de réfugiés de Tulkarem le 27 janvier et dans le camp voisin de Nour Chams le 9 février.

L'armée israélienne n'a fourni aucun abri ni aucune aide humanitaire aux habitants déplacés. Beaucoup ont cherché refuge dans les foyers déjà surpeuplés de parents ou d'amis, ou bien se sont tournés vers les mosquées, les écoles et les associations caritatives.

Une femme de 54 ans a témoigné que les soldats israéliens « criaient et jetaient des objets dans tous les sens […] On aurait dit une scène de film – certains avaient des masques et ils portaient toutes sortes d'armes. Un des soldats a dit : ‘Vous n'avez plus de maison ici. Vous devez vous en aller.' »

Depuis ces descentes, les autorités israéliennes ont refusé aux habitants le droit de retourner dans les camps, même en l'absence d'opérations militaires actives à proximité. Les soldats israéliens ont tiré sur des personnes qui tentaient de se rendre chez elles, et seul un petit nombre d'habitants ont été autorisés à récupérer leurs possessions. L'armée a rasé et dégagé des espaces au bulldozer, apparemment pour créer des chemins d'accès aux camps plus larges, et a bloqué toutes les entrées.

En analysant l'imagerie satellitaire, Human Rights Watch a constaté que six mois plus tard, plus de 850 domiciles ou autres bâtiments avaient été détruits ou gravement endommagés dans l'ensemble des trois camps. L'évaluation s'est concentrée uniquement sur des zones de destruction massive comprenant des bâtiments détruits et lourdement endommagés, souvent à cause de l'élargissement d'allées et de routes dans ces camps au bâti dense.

Une évaluation préliminaire d'images satellite par le Centre satellitaire des Nations Unies, menée à partir d'octobre 2025, a permis de conclure que 1460 bâtiments avaient subi des dégâts dans les trois camps, dont 652 qui montraient des signes de dommages modérés.

L'Agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens (UN Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, UNRWA) a établi ces trois camps au début des années 1950, afin d'y loger les Palestiniens qui avaient été expulsés de leurs domiciles ou forcés à fuir après la création d'Israël en 1948. Ces réfugiés – les personnes déplacées et ensuite leurs descendants – y ont vécu depuis cette époque.

L'article 49 de la Quatrième Convention de Genève, applicable aux territoires occupés, interdit de déplacer des civils, sauf temporairement pour des raisons militaires impératives ou pour la sécurité de la population. Les civils déplacés ont droit à la protection et à un relogement approprié. La puissance occupante doit assurer le retour des personnes déplacées dès que les hostilités ont cessé dans la zone.

Des responsables de l'armée israélienne ont affirmé, dans une lettre adressée à Human Rights Watch, que l'opération Iron Wall avait été initiée « à la lumière de la menace sécuritaire représentée par ces camps et la présence grandissante d'éléments terroristes en leur sein ». Cependant, il ne semble pas que les autorités israéliennes aient tenté d'établir que leur seule option possible était l'expulsion complète de la population civile afin d'atteindre leur objectif militaire ou d'expliquer pourquoi elles avaient empêché les habitants de revenir, a constaté Human Rights Watch.

Les responsables israéliens n'ont pas répondu aux questions de Human Rights Watch, demandant si Israël autoriserait les Palestiniens à revenir et à quelle date. Bezalel Smotrich, ministre des Finances qui est aussi co-ministre au ministère de la Défense, a déclaré en février que si les habitants du camp « continuaient leurs actes de terrorisme », les camps « seraient des ruines inhabitables » et que « leurs habitants seraient forcés à migrer et refaire leur vie dans d'autres pays ».

Le transfert forcé des Palestiniens des camps a constitué une forme de nettoyage ethnique – un terme non juridique décrivant l'éloignement illégal d'une zone d'un groupe ethnique ou religieux, par un autre groupe ethnique ou religieux.

Les descentes ont été menés alors que l'attention internationale était concentrée sur Gaza, où les autorités israéliennes ont commis des crimes de guerre, un nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité – dont le déplacement forcé et l'extermination –, ainsi que des actes de génocide.

Depuis les attaques du 7 octobre 2023 dirigées par le Hamas dans le sud d'Israël, les forces israéliennes ont tué près de 1000 Palestiniens en Cisjordanie. Les autorités israéliennes ont de plus en plus employé la détention administrative sans inculpation ni procès, les démolitions de domiciles palestiniens et la construction de colonies illégales, tandis que la violence de la part de colons soutenus par l'État et la torture de détenus palestiniens sont elles aussi en augmentation. Le déplacement forcé et les autres actes de répression à l'encontre des Palestiniens en Cisjordanie s'inscrivent dans les crimes contre l'humanité commis par Israël que sont l'apartheid et la persécution.

Les hauts responsables israéliens devraient faire l'objet d'enquêtes pour les opérations menées dans les camps de réfugiés et, si leur responsabilité est établie, dûment poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, notamment en vertu de la responsabilité du commandement. Parmi les personnes sur lesquelles il convient d'enquêter figurent le major-général Avi Bluth, le commandant du Commandement central qui était chargé des opérations militaires en Cisjordanie et qui a supervisé les descentes dans les camps et les ordres de démolition, les lieutenants-généraux Herzi Halevi et Eyal Zamir, qui tous deux ont occupé la fonction de chef d'état-major de l'armée israélienne, le ministre de la Défense Israel Katz, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui a aussi le statut de co-ministre au ministère de la Défense et qui siège au cabinet de sécurité, ainsi que le Premier ministre Benyamin Netanyahou.

Le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), ainsi que, à travers le principe de compétence universelle, les autorités judiciaires nationales de divers pays, devraient enquêter sur les responsables israéliens dont l'implication dans les atrocités commises en Cisjordanie est crédible, notamment en vertu de la responsabilité du commandement.

Les gouvernements devraient imposer des sanctions ciblées à Avi Bluth, Eyal Zamir, Bezalel Smotrich, Israel Katz, Benyamin Netanyahou et aux autres responsables israéliens impliqués dans les graves abus actuellement commis dans le Territoire palestinien occupé. Ils devraient également presser les autorités israéliennes de mettre fin à leurs politiques répressives, imposer un embargo sur les armes, suspendre leurs accords commerciaux préférentiels avec Israël, interdire le commerce avec les colonies illégales et appliquer les mandats d'arrêt de la CPI.

« L'escalade d'abus commis par Israël en Cisjordanie soulignent pourquoi les autres gouvernements, en dépit du fragile cessez-le-feu à Gaza, devraient agir d' urgence pour empêcher les autorités israéliennes d'accentuer leur répression à l'encontre des Palestiniens », a conclu Nadia Hardman. « Ils devraient infliger des sanctions ciblées au Premier ministre, Benyamin Netanyahou, au ministre de la Défense, Israel Katz, et aux autres hauts fonctionnaires israéliens responsables de crimes graves envers les Palestiniens ; ils devraient aussi appliquer tous les mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale. »

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Solidarité avec Gaza : Le resserrement autoritaire des démocraties

La répression systématique des manifestations populaires en solidarité avec la Palestine exercée par quatre États occidentaux a amené la Fédération internationale pour les (…)

La répression systématique des manifestations populaires en solidarité avec la Palestine exercée par quatre États occidentaux a amené la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) à y dédier un rapport. Celui-ci pointe une « atteinte à l'état de droit ».

Tiré de Orient XXI. Photo : Paris, le 29 mai 2024. Une manifestante brandit un drapeau palestinien face à des policiers français anti-émeutes lors d'un rassemblement dans le centre de Paris pour protester contre une frappe israélienne sur un camp de Rafah accueillant des Palestiniens déplacés à l'intérieur du pays, qui a fait 45 morts.
Zakaria ABDELKAFI / AFP

Par Armin Messager, 20 novembre 2025

Il est impératif de réaffirmer que la lutte contre l'antisémitisme et contre le terrorisme ne doit pas être manipulée pour réprimer les droits humains, ni pour faire taire les critiques légitimes de la violence d'État ou l'expression de la solidarité internationale (1).

Mi-octobre 2025, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) publie un rapport majeur sur un phénomène devenu global : la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine. À travers l'étude des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Allemagne et de la France, l'organisation montre comment gouvernements, institutions et médias ont peu à peu réduit au silence les voix dissidentes, criminalisé les soutiens au peuple palestinien et verrouillé le récit sur Gaza.

Fondée sur des sources ouvertes et de nombreux témoignages, l'enquête révèle un tournant inquiétant : le rétrécissement de l'espace civique au sein même de régimes se réclamant de la liberté d'expression. La FIDH, dont René Cassin (2) fut l'un des dirigeants historiques, rappelle que c'est l'esprit même de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 qui est aujourd'hui mis à mal. Car derrière la répression de la solidarité avec la Palestine, c'est la possibilité même de contester un ordre politique et de penser librement qui se trouve menacée.

Dans son rapport, la FIDH montre que le contrôle du récit autour de Gaza s'opère à travers trois lignes convergentes : la mise sous surveillance des médias, la répression dans les universités et l'encadrement idéologique du langage.

Le contrôle du récit

Plus de 210 journalistes palestiniens tués. C'est le plus lourd bilan jamais enregistré pour la profession dans un conflit, dépassant de loin les pertes de la Seconde guerre mondiale ou du Vietnam. C'est par ce moyen que, depuis 2023, Israël tente d'empêcher la couverture des crimes à Gaza et d'imposer un récit univoque.

À cette violence sur le terrain s'ajoutent les biais médiatiques occidentaux : une vaste étude menée sur plus de 14 000 articles du New York Times, de la BBC et de CNN montre l'humanisation systématique des victimes israéliennes, la présentation abstraite des Palestiniens, le doute constant projeté sur leurs bilans et la fabrication d'un « faux équilibre » malgré l'asymétrie des violences.

La pression est également directe : journalistes sanctionnés par leur direction ou harcelés pour avoir exprimé leur solidarité, recours croissant aux procédures judiciaires en France contre des humoristes, journalistes ou intellectuels, créant un climat d'autocensure. Également en cause, la censure numérique, comme les shadow bans imposés par Meta, qui invisibilise les contenus palestiniens et limite l'accès du public à des sources alternatives. L'ensemble produit un grand flou, qui favorise l'émergence d'un récit dominant illustré par la diffusion virale d'intox, façonnant l'opinion internationale, tandis que les témoins directs sont systématiquement réduits au silence.

Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne ont adopté des positions publiques en soutien des actions d'Israël en Palestine. Les acteur·rices étatiques de ces quatre pays ont répondu aux manifestations de solidarité en faveur de la Palestine par une répression disproportionnée des droits à la liberté d'expression, de réunion pacifique et d'association.

L'université n'est pas épargnée. Aux États-Unis, des arrestations massives d'étudiants, des sanctions disciplinaires et la répression des recherches critiques sur la Palestine témoignent d'un système structuré de contrôle, renforcé par la dépendance financière des campus et par le diktat de politiques « anti-haine » utilisées pour neutraliser toute critique d'Israël. En France, les épisodes de répression à la Sorbonne ou Sciences-Poet les injonctions à la « réserve institutionnelle » montrent la volonté de dépolitiser l'espace académique et d'y limiter la liberté intellectuelle, pourtant fondement de la vie démocratique.

L'annulation par le Collège de France du colloque « La Palestine et l'Europe » en constitue une illustration supplémentaire, particulièrement inquiétante. Sous la pression d'une controverse médiatique montée de toutes pièces par le magazine Le Point et la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) puis relayée par le ministère de l'enseignement et de la recherche, la direction a suspendu un événement scientifique réunissant des chercheurs reconnus internationalement. Au-delà du cas particulier, cette décision marque une nouvelle étape dans la fragilisation de l'autonomie universitaire et dans la censure de sujets jugés « sensibles », mettant en péril la liberté académique elle-même.

Yosra Frawes, déléguée FIDH pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord et coordinatrice du rapport, rappelle ainsi : « Ces mesures restreignent la capacité des universités à remplir leur rôle central de production de savoir et de formation de l'opinion critique, transformant les campus en zones de restriction des libertés civiles et politiques, tout en invisibilisant les perspectives subalternes et critiques. »

Enfin, le rapport montre que la bataille se joue dans l'usage de la langue. Un exemple majeur est l'adoption de la définition de l'antisémitisme proposée par l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA). Conçue comme un outil pédagogique, elle est politiquement utilisée pour assimiler critique d'Israël et haine antijuive, brouillant la distinction fondamentale entre analyse politique et racisme.

Cette confusion permet d'interdire des événements, de sanctionner des associations, de criminaliser la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) ou de disqualifier tout propos abordant le caractère colonial ou racial des politiques israéliennes. Loin de protéger les communautés juives, cette instrumentalisation détourne la lutte contre l'antisémitisme et la transforme en outil de censure politique.

« La critique d'Israël, semblable à celle adressée à tout autre pays, ne peut pas être considérée comme antisémite. » Ce caveat (« mise en garde ») devrait être rappelé dans toute référence officielle et prévaloir sur les exemples, afin d'empêcher toute instrumentalisation de la définition contre l'expression politique légitime.

Pour la coordinatrice du rapport, cette réaction illustre « une stratégie globale de disqualification du langage du droit, où nommer les causes structurelles d'un conflit ou donner les qualifications juridiques adéquates devient un acte suspect ». En combinant censure médiatique, pression universitaire et contrôle sémantique, les démocraties occidentales contribuent à produire « un récit hégémonique où la voix palestinienne devient presque inaudible ». Ce verrouillage du sens prépare le terrain à ce que la FIDH décrit comme l'étape suivante : la criminalisation explicite de la solidarité.

Répression de la solidarité

Au nom de la sécurité publique et de la lutte contre le terrorisme, plusieurs pays européens ont progressivement criminalisé la solidarité avec la Palestine. En France comme en Allemagne, les interdictions de manifestations propalestiniennes se sont multipliées depuis octobre 2023.

Ces mesures, pourtant contraires au pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), reposent sur une interprétation abusive du maintien de l'ordre public : aucun risque réel pour la sécurité n'a été démontré, et les autorités invoquent désormais la simple « perturbation » comme motif suffisant pour restreindre le droit de réunion pacifique. La FIDH montre dans son rapport que le principe de proportionnalité est ainsi remplacé par une logique d'exception permanente.

Le discours antiterroriste sert aussi à museler les slogans et symboles politiques. L'expression « From the river to the sea, Palestine will be free » (« Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ») rattachée à l'histoire anticoloniale palestinienne et au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, a été interdite dans plusieurs pays au motif qu'elle appellerait à la destruction d'Israël. Transformer un mot d'ordre politique en délit d'opinion révèle une dérive plus profonde : la confiscation du sens, l'injonction d'une lecture unique de la solidarité assimilée à la haine, et la restriction de l'espace d'expression des minorités racialisées.

Dans ces quatre pays [États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne et France], des journalistes, des étudiant·es, des universitaires, des artistes, des élu·es et des acteur·rices de la société civile, souvent issu·es de communautés musulmanes, arabes, migrantes ou racialisées, ont été harcelé·es, sanctionné·es ou poursuivi·es en justice au simple motif qu'ils·elles avaient exercé leurs droits.

Le rapport de la FIDH documente par ailleurs le recours croissant aux lois antiterroristes pour poursuivre des militants, journalistes ou élus exprimant leur soutien à la cause palestinienne. Au Royaume-Uni, six militants membres du collectif Palestine Action ont été arrêtés et inculpés sous le régime de ces lois, en septembre 2025, alors qu'ils menaient des actions pacifiques contre des entreprises d'armement.

En France, élus, humoristes, enseignants (Rima Hassan, Blanche Gardin, Guillaume Meurice, Zineb El Rhazoui…) ou simples citoyens ont été inquiétés pour avoir dénoncé les bombardements sur Gaza, évoqué les causes structurelles du conflit ou encore mené des actions civiques. L'appareil juridique et les acteurs de l'État se sont associés dans la répression du mouvement de solidarité. Dans ce contexte, la peur pousse de nombreux témoins à l'anonymat ou à la mise en retrait du champ civil et politique : la liberté d'expression devient un risque, même lorsqu'elle s'exerce dans le cadre de la loi.

Cette criminalisation trouve un terrain fertile dans le climat idéologique français, où la laïcité est instrumentalisée et l'« islamo-gauchisme », brandi comme arme politique. La solidarité avec la Palestine est souvent présentée comme suspecte, voire complice du terrorisme, tandis que l'islamophobiereste minorée comme forme spécifique de racisme. Ces représentations sont d'abord portées par les courants d'extrême droite et identitaires, puis reprises par des partis comme le Rassemblement national, une partie des Républicains et parfois, sous une forme plus euphémisée, par Renaissance. Elles sont largement amplifiées par plusieurs grands médias détenus par de puissants groupes économiques, notamment les chaînes du groupe Bolloré, dont les plateaux d' « analyse » jouent un rôle central dans leur diffusion.

L'objectif est double : discréditer toute prise de position solidaire envers la Palestine et maintenir le débat public dans les éléments de langage dominants, en associant systématiquement ces solidarités à la radicalité ou au terrorisme. Le discours de l'extrême droite érige ainsi la Palestine en ligne de fracture entre les « patriotes » et les « alliés du Hamas ».

La communauté internationale est fortement polarisée sur l'opposition ou le soutien aux Palestinien·nes. Les gouvernements de nombreux États du Nord ont soutenu Israël en dépit de la condamnation des institutions internationales.

Enfin, cette répression prolonge les incohérences de certains des régimes objets du rapport : les gestes diplomatiques symboliques de la France (reconnaissance de l'État palestinien ou appels à la trêve), le maintien ou la reprise, pour ce qui concerne l'Allemagne, de contrats d'armement avec Israël ou l'accueil des responsables israéliens visés par des enquêtes internationales. « Cette incohérence, dit Yosra Frawes, met en lumière une tension profonde : celle d'un État qui se réclame des droits humains tout en réprimant ceux qui les invoquent. »

Une demande mondiale de justice

Les libertés d'opinion, d'expression, de réunion pacifique et d'association constituent pourtant le socle de nos démocraties. Elles sont par ailleurs protégées par le droit international et régional, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme, et permettent aux citoyens de débattre, de défendre des causes et de revendiquer d'autres droits fondamentaux.

À travers le monde, des élans de solidarité citoyenne se sont tout de même multipliés en soutien au peuple palestinien. La Flottille de la liberté pour Gaza ou la Global Sumud Flotilla, entre autres initiatives, ont cherché à pallier l'incapacité des États à lever le blocus illégal et à mettre fin à l'isolement de Gaza. Ces mobilisations révèlent ainsi une demande mondiale de justice, mais également une conscience croissante des violations systématiques du droit international et la nécessité d'une action citoyenne là où les gouvernements restent inactifs ou complices.

La loi fait obligation aux États de non seulement lutter contre la discrimination et la violence, mais aussi de défendre le droit à la liberté d'expression, en particulier lorsque cette expression est gênante, dissidente ou qu'elle remet en cause des intérêts puissants. Tout manquement à cette obligation porte atteinte à l'état de droit et met en évidence la politique de deux poids, deux mesures qui sape la confiance dans le système international des droits humains.

Cette répression de la solidarité avec les Palestiniens illustre une crise profonde de nos démocraties et institutions. Yosra Frawes souligne ainsi que « au-delà de la crise institutionnelle, il s'agit là d'une crise morale et éthique : en interdisant les mots justes et en restreignant la parole critique, pire encore en ignorant ou contestant les décisions des institutions internationales lorsque celles-ci condamnent leurs alliés, les États sapent la portée universelle des droits humains qu'ils prétendent défendre ». Pour la coordinatrice du rapport, « la répression du discours propalestinien ne passe pas par l'abolition des institutions démocratiques, mais par un resserrement progressif de l'espace civique ».

Le présent rapport est un appel urgent au contrôle, à la responsabilité et à la réforme. Les droits et la sécurité de celles et ceux qui s'expriment en faveur de la justice en Palestine et ailleurs dans le monde doivent être défendus et non réprimés.

La montée de ces logiques autoritaires s'inscrit d'ailleurs dans une dynamique plus large, observée aux échelles française, européenne et mondiale, comme l'a documentée un rapport de la Ligue des droits de l'homme avec la FIDH (3). Dans ce contexte d'érosion démocratique marquée par la multiplication des restrictions aux libertés publiques, la remise en cause de la légitimité des contre-pouvoirs et la normalisation des dispositifs de contrôle social, le rétrécissement de l'espace civique constitue l'un des symptômes les plus alarmants de l'autoritarisme latent.

Notes

1. Toutes les citations de cet article sont extraites du rapport de la FIDH, publié en octobre 2025, sur les violations des droits à la liberté de réunion, d'association et d'expression dans le cadre de la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine.

2. NDLR. René Cassin (1887 – 1976) était professeur de droit civil, représentant de la France à la Société des Nations (SDN), résistant, co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, vice-président du Conseil d'État, président de la Cour européenne des droits de l'homme et prix Nobel de la paix (1968).

3. « France : démocratie en décrochage — Entraves à l'exercice des libertés associatives et de la liberté de manifester », septembre 2025.

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L’impunité de Meta face à une régulation impuissante

25 novembre, par Romain Leclaire — , ,
Dans une décision qui frôle la naïveté technologique, le juge fédéral américain James Boasberg a offert une victoire éclatante à Meta, l'empire de Mark Zuckerberg évalué à 1 (…)

Dans une décision qui frôle la naïveté technologique, le juge fédéral américain James Boasberg a offert une victoire éclatante à Meta, l'empire de Mark Zuckerberg évalué à 1 500 milliards de dollars.

Tiré du blogue de l'auteur.

Ce mardi restera gravé comme une journée sombre pour la concurrence, pour l'innovation et, in fine, pour le consommateur mondial. Dans une décision qui frôle la naïveté technologique, le juge fédéral américain James Boasberg a offert une victoire éclatante à Meta, l'empire de Mark Zuckerberg évalué à 1 500 milliards de dollars. En rejetant les arguments de la Federal Trade Commission (le régulateur du commerce américain, FTC), qui cherchait à démanteler le monopole constitué par les acquisitions prédatrices d'Instagram et de WhatsApp, la justice vient de valider la stratégie du « acheter ou enterrer ». Ce jugement ne fait pas seulement absoudre Meta de ses péchés passés, il entérine une vision du marché numérique totalement déconnectée de la réalité vécue par les utilisateurs.

Le cœur du problème réside dans l'incroyable gymnastique intellectuelle opérée par le tribunal pour redéfinir le marché des médias sociaux. Le juge Boasberg a estimé que la FTC avait échoué à prouver que Meta détenait un monopole actuel sur les réseaux sociaux personnels. Pour arriver à cette conclusion, il a fallu accepter l'argumentaire cousu de fil blanc des avocats de Meta avec l'existence de TikTok. Selon le juge, l'ascension fulgurante de l'application chinoise de vidéos courtes prouve que le marché est concurrentiel et que la domination de Meta n'est plus d'actualité.

C'est ici que la décision juridique s'effondre face à la réalité du produit. Mettre sur le même plan Facebook ou WhatsApp (des outils fondamentaux de connexion sociale, d'organisation communautaire et de messagerie privée) et TikTok ou YouTube, qui sont avant tout des plateformes de divertissement et de consommation passive, relève d'une méconnaissance profonde des usages. Le juge écrit que le mur entre le réseautage social et les médias sociaux s'est effondré. C'est faux. On ne s'organise pas pour un événement familial sur TikTok et on ne gère pas un groupe de parents d'élèves sur YouTube. En acceptant de diluer la définition du marché pour y inclure tout ce qui capte l'attention sur un écran, la justice américaine a noyé le poisson. Si tout est concurrent de tout, alors le monopole n'existe plus nulle part et la loi antitrust devient une coquille vide.

Plus troublant encore est le refus du tribunal de sanctionner les intentions explicites de Mark Zuckerberg, pourtant documentées noir sur blanc. La FTC a présenté un arsenal de plus de 400 documents internes, dont des e-mails où le fondateur de Facebook admettait sans détour en 2012 que l'achat d'Instagram visait à neutraliser un concurrent. « Ce que nous achetons vraiment, c'est du temps », écrivait-il. Cette stratégie d'étouffement de la concurrence dans l'œuf est la définition même d'une pratique anticoncurrentielle. Pourtant, le juge a balayé ces preuves d'un revers de main, affirmant que la FTC devait prouver un monopole actuel et non se contenter de dénoncer une domination passée.

Ce raisonnement est d'un cynisme absolu. Il revient à dire à un braqueur de banque qu'il peut garder son butin parce que, dix ans après le casse, d'autres voleurs sont arrivés en ville. En validant le fait accompli, la justice envoie un message désastreux. Il suffit de tenir assez longtemps après une acquisition illégale pour que le paysage change suffisamment et rende toute action régulatrice obsolète. Le juge note que le paysage a considérablement changé en cinq ans. C'est exact, mais il omet de dire que ce paysage a été sculpté par Meta lui-même, qui a utilisé sa puissance financière pour copier, racheter ou écraser toute menace émergente, figeant ainsi l'innovation autour de son propre écosystème.

L'argument selon lequel Meta a investi massivement pour faire grandir Instagram et WhatsApp, et que ces applications n'auraient pas survécu sans le géant de la tech, est une uchronie complaisante que le tribunal semble avoir acceptée. C'est ignorer la vitalité de l'écosystème tech de l'époque. Instagram croissait à une vitesse vertigineuse avant son rachat. C'est précisément pour cela que Zuckerberg a sorti le chéquier. Prétendre aujourd'hui que Meta est le sauveur de ces applications, et non leur geôlier, est une réécriture de l'histoire.

Cette décision est d'autant plus inquiétante qu'elle intervient à un moment charnière, alors que la bataille de l'intelligence artificielle fait rage. En donnant raison à Meta, la justice offre un blanc-seing aux géants de la Silicon Valley pour poursuivre leur consolidation. Si demain Meta décide d'acquérir la start-up d'IA la plus prometteuse pour éviter qu'elle ne devienne un rival, quelle cour osera s'y opposer, sachant que la définition du marché sera à nouveau manipulée pour inclure n'importe quel acteur périphérique ?

La FTC, souvent critiquée pour sa lenteur ou son manque de mordant, avait pourtant ici un dossier solide, basé sur des faits historiques indéniables et une théorie économique claire. Le fait que le juge ait qualifié la tâche de l'agence de bataille difficile dès le début du procès trahit peut-être un biais en faveur du statu quo. En exigeant une définition de marché impossible à satisfaire dans une économie numérique fluide, le système judiciaire américain prouve son inadaptation face aux monopoles modernes.

Au final, cette victoire de Meta n'est pas celle de l'innovation américaine, comme le prétend cyniquement leur porte-parole. C'est la victoire de l'inertie et de la puissance financière sur l'intérêt public. Les utilisateurs restent prisonniers d'un écosystème où leurs données sont la monnaie d'échange, sans véritable alternative pour leur vie sociale numérique privée, quoi qu'en dise le juge à propos de TikTok. La justice a choisi de regarder le doigt, l'essor de la vidéo virale, plutôt que la lune qu'est l'emprise tentaculaire d'une seule entreprise sur nos communications personnelles. Mark Zuckerberg peut sourire, il a acheté Instagram pour un milliard, WhatsApp pour dix-neuf et aujourd'hui, il vient d'acheter son impunité pour pas un centime de plus.

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États-Unis. Trump et son Golden Dome. La passion d’un bonimenteur. De l’or pour les firmes de l’armement

25 novembre, par Ashley Gate, William D. Harthung — , ,
Le nouveau thriller nucléaire de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite [un film sur une guerre nucléaire dans le contexte international actuel], a été critiqué par certains (…)

Le nouveau thriller nucléaire de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite [un film sur une guerre nucléaire dans le contexte international actuel], a été critiqué par certains experts pour son manque de réalisme, notamment parce qu'il dépeint un scénario improbable dans lequel un adversaire choisit d'attaquer les États-Unis avec un seul missile nucléaire. Une telle action laisserait bien sûr l'immense arsenal nucléaire états-unien largement intact et entraînerait donc une riposte dévastatrice qui détruirait sans aucun doute en grande partie le pays attaquant. Mais le film est très pertinent sur un point : il montre comment les intercepteurs de missiles des Etats-Unis, les uns après les autres, manquent leur cible malgré la confiance de la plupart des stratèges militaires qui sont convaincus de pouvoir détruire n'importe quelle ogive nucléaire et sauver la situation. [Voir l‘article de Melvin Goodman publié sur le site alencontre.org le 10 novembre 2025 .]

18 novembre 2025 | tiré d'alencontre.org

À un moment donné dans le film, un jeune fonctionnaire fait remarquer que les intercepteurs états-uniens ont échoué à près de la moitié de leurs tests, et le secrétaire à la Défense répond en hurlant : « C'est tout ce que nous obtenons pour 50 milliards de dollars ? »

En réalité, la situation est bien pire. Nous, les contribuables, que nous en soyons conscients ou non, parions sur une maison pleine de dynamite, en misant sur l'idée que la technologie nous sauvera en cas d'attaque nucléaire. Les États-Unis ont en fait dépensé plus de 350 milliards de dollars en défenses antimissiles depuis que, il y a plus de quarante ans, le président Ronald Reagan a promis de créer une défense infaillible contre les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Croyez-le ou non, le Pentagone n'a même pas encore procédé à un test réaliste du système (Breaking Defense, 22 février 2022), qui consisterait à tenter d'intercepter des centaines d'ogives voyageant à 2400 km/h, entourées de leurres réalistes qui rendraient difficile l'identification des éléments à viser.

Laura Grego, de l'Union of Concerned Scientists, a souligné que le rêve d'une défense antimissile parfaite – ce que Donald Trump a promis que serait son nouveau système « Golden Dome » tant apprécié – est un « fantasme » de premier ordre, et que « les défenses antimissiles ne constituent pas une stratégie utile ou à long terme pour défendre les États-Unis contre les armes nucléaires ».

Laura Grego n'est pas la seule à partager cette opinion. Un rapport publié en mars 2025 par l'American Physical Society, « Strategic ballistic missile defense. Challenges to defending the U.S. » , a conclu que « la mise en place d'une défense fiable et efficace contre même un petit nombre d'ICBM nucléaires relativement peu sophistiqués reste un défi de taille ». Le rapport note également que « peu des principaux défis liés au développement et au déploiement d'une défense antimissile fiable et efficace ont été résolus, et […] bon nombre des problèmes difficiles que nous avons identifiés resteront probablement tels pendant et sans doute au-delà » de l'horizon de 15 ans envisagé dans leur étude.

Malgré les preuves que ce projet ne servira pratiquement à rien pour nous défendre, le président Trump continue de miser tout sur Golden Dome. Cependant, ce qu'il a réellement en tête n'a peut-être pas grand-chose à voir avec notre défense. Jusqu'à présent, Golden Dome semble être un concept marketing destiné à enrichir les fabricants d'armes et à redorer l'image de Trump plutôt qu'un programme de défense mûrement réfléchi.

Contrairement à la logique et à l'histoire, Trump a affirmé que son système prétendument infaillible pouvait être produit en seulement trois ans pour 175 milliards de dollars. Bien que cela représente une somme considérable, les analystes du domaine suggèrent que le coût sera probablement astronomique et que le calendrier proposé par le président est, pour le dire poliment, follement optimiste. Todd Harrison, un analyste réputé du budget du Pentagone qui travaille actuellement pour l'American Enterprise Institute, un think tank très conservateur, estime qu'un tel système coûterait entre 252 milliards et 3600 milliards de dollars sur 20 ans, selon sa conception. L'estimation haute de Harrison est plus de 20 fois supérieure au prix avancé par le président Trump.

Quant au calendrier de trois ans proposé par le président, il est totalement en décalage avec l'expérience du Pentagone dans le développement d'autres systèmes majeurs. Plus de trois décennies après avoir été proposé comme avion de combat de nouvelle génération (sous le nom de Joint Strike Fighter, ou JSF), par exemple, le F-35, autrefois présenté comme une « révolution dans les achats militaires », est toujours en proie à des centaines de défauts [ce qui n'a pas empêché le gouvernement helvétique de les acheter à un prix, garanti avec supplément], et les avions passent près de la moitié de leur temps dans des hangars pour être réparés et entretenus.

Les partisans du projet Golden Dome affirment que les délais projetés sont désormais possibles grâce aux nouvelles technologies développées dans la Silicon Valley, de l'intelligence artificielle à l'informatique quantique. Ces affirmations ne sont bien sûr pas démontrées, et l'expérience passée suggère qu'il n'existe pas de solution technologique miracle aux menaces complexes en matière de sécurité. Les armes guidées par l'IA peuvent être plus rapides pour localiser et détruire des cibles et capables de coordonner des réponses complexes comme des essaims de drones. Mais rien ne prouve que l'IA puisse aider à résoudre le problème consistant à bloquer des centaines d'ogives volant à grande vitesse et dissimulées dans un nuage de leurres. Pire encore, un système de défense antimissile doit fonctionner parfaitement à chaque fois s'il veut offrir une protection infaillible contre une catastrophe nucléaire, une norme inconcevable dans le monde réel des armes et des systèmes de défense.

Bien sûr, les fabricants d'armes qui salivent à la perspective d'une énorme rentrée d'argent liée au développement du Golden Dome sont bien conscients que le calendrier du président sera tout simplement impossible à respecter. Lockheed Martin a suggéré avec optimisme qu'il devrait être en mesure d'effectuer le premier test d'un intercepteur spatial en 2028, soit dans trois ans. Et ces intercepteurs spatiaux ont été proposés comme élément central du système Golden Dome. En d'autres termes, la promesse de Trump de financer les fabricants pour construire un système Golden Dome viable en trois ans relève davantage des relations publiques ou peut-être du fantasme présidentiel (presidential fantasy) que d'une planification réaliste.

Qui bénéficiera du Golden Dome ?

Les principaux entrepreneurs du Golden Dome ne seront peut-être pas révélés avant plusieurs mois, mais nous en savons déjà suffisamment pour pouvoir deviner quelles firmes sont susceptibles de jouer un rôle central dans ce programme.

L'administration a déclaré que le Golden Dome serait construit à partir de matériel existant et que les plus grands producteurs actuels de matériel de défense antimissile sont Lockheed Martin, Boeing et Raytheon (une division importante de RTX Corporation, anciennement Raytheon Technologies). On peut donc compter sur au moins deux d'entre eux. Des entreprises technologiques militaires émergentes telles que SpaceX [Elon Musk] et Anduril [créée par Palmer Freeman Luckey] ont également été mentionnées comme intégrateurs de systèmes potentiels. En d'autres termes, une ou plusieurs d'entre elles contribueraient à coordonner le développement du Golden Dome et fourniraient des logiciels de détection et de ciblage pour celui-ci. Le choix final pour un rôle aussi lucratif est loin d'être certain, mais pour l'instant Anduril semble avoir une longueur d'avance.

Même après la rupture entre Donald Trump et Elon Musk, l'industrie technologique continue d'exercer une forte influence sur l'administration, à commencer par le vice-président JD Vance. Après tout, il a été employé et encadré par Peter Thiel de Palantir, le parrain de la récente vague de recherche et de financement militaires dans la Silicon Valley. Thiel a également été l'un des principaux donateurs de sa campagne sénatoriale victorieuse en 2022, et JD Vance a été chargé de la collecte de fonds dans la Silicon Valley pendant la campagne présidentielle de 2024. Les magnats émergents de la technologie militaire comme Thiel et Palmer Luckey, ainsi que leurs financiers comme Marc Andreessen de la société de capital-risque Andreessen Horowitz, considèrent JD Vance comme leur homme à la Maison Blanche.

Parmi les autres partisans de la technologie militaire au sein de l'administration Trump, on trouve : le secrétaire adjoint à la Défense Stephen Feinberg, dont la société, Cerberus Capital, investit depuis longtemps dans des entreprises militaires et fait déjà pression pour réduire les réglementations sur les entreprises d'armement, conformément aux souhaits de la Silicon Valley ; Michael Obadal, directeur principal de la société de technologie militaire Anduril, qui est aujourd'hui secrétaire adjoint à l'Armée ; Gregory Barbaccia, ancien responsable du renseignement et des enquêtes chez Palantir, qui est aujourd'hui directeur de l'information du gouvernement fédéral ; le sous-secrétaire d'État Jacob Helberg, ancien cadre chez Palantir ; et de nombreux membres clés du Département de l'efficacité gouvernementale d'Elon Musk, qui a démoli des organismes civils tels que l'Agence américaine pour le développement international (US Aid) tout en épargnant au Pentagone des coupes budgétaires importantes.

Certains analystes prévoient une bataille concurrentielle pour le financement entre ces entreprises technologiques militaires de la Silicon Valley et les cinq grandes entreprises (Boeing, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman et RTX) qui dominent actuellement les contrats du Pentagone. Mais le projet Golden Dome fera de la place aux principaux acteurs des deux camps et pourrait s'avérer être un domaine dans lequel la vieille garde et les équipes technologiques militaires de la Silicon Valley s'associeront pour faire pression afin d'obtenir un financement maximal.

Les principales entreprises de défense et les fabricants de missiles du pays bénéficieront probablement d'un accès direct au Golden Dome, puisque le projet devrait être basé à Huntsville, en Alabama, c'est-à-dire le « Pentagone du Sud ». Cette ville, qui se décrit elle-même comme la « Rocket City », abrite l'Agence américaine de défense antimissile et une myriade d'entreprises de défense (dont Lockheed Martin, RTX, General Dynamics et Boeing). Elle accueillera également bientôt le nouveau quartier général de la Space Force.

Si Huntsville est un centre névralgique de la défense antimissile depuis les efforts infructueux du président Ronald Reagan en matière de défense ICBM, ce qui rend cet emplacement particulièrement probable, c'est l'importance des représentants républicains de Huntsville au Congrès, en particulier le député Dale Strong. « Le nord de l'Alabama a joué un rôle clé dans tous les programmes de défense antimissile américains passés et actuels et sera sans aucun doute déterminant pour le succès du Golden Dome », a-t-il expliqué, après avoir reçu 337'600 dollars de contributions électoralesdu secteur de la défense au cours du cycle électoral 2023-2024 et cofondé le House Golden Dome Caucus [la fraction parlementaire des élus de la Chambre des représentants lobbyistes du Golden Dome].

Le soutien de Dale Strong au projet va de pair avec le pouvoir dont dispose le président de la commission des forces armées de la Chambre des représentants, Mike Rogers (également originaire de l'Alabama), qui a reçu 535'000 dollars du secteur de la défense au cours de la campagne électorale de 2024. Le sénateur républicainTommy Tuberville, membre éminent de la commission des forces armées du Sénat, et la sénatrice Katie Boyd Britt, membre du Golden Dome Caucus du Sénat, complètent la délégation républicaine de l'Alabama au Sénat.

Bon nombre des principaux promoteurs du Golden Dome représentent des États comme l'Alabama ou des districts qui devraient bénéficier du programme. Les caucus bicaméraux du Golden Dome au Congrès comprennent de nombreux membres issus d'États déjà impliqués dans la production de missiles, notamment le Dakota du Nord et le Montana, qui abritent des missiles balistiques intercontinentaux construits et entretenus par Northrop Grumman et Lockheed Martin, parmi d'autres entreprises.

Ces mêmes entreprises d'armement font depuis longtemps des dons généreux aux campagnes politiques. Et tout récemment, afin de s'attirer les faveurs du projet Golden Dome et de prouver qu'elles méritaient ses contrats lucratifs, Palantir et Booz Allen Hamilton [entreprise de conseil en management] se sont jointes à Lockheed Martin pour faire don de plusieurs millions de dollars à la nouvelle salle de bal du président Trump, qui remplacera l'aile est dévastée de la Maison Blanche. On peut s'attendre à d'autres manifestations publiques d'affection financière de la part des entreprises d'armement qui attendent le verdict final de l'administration sur les contrats du Golden Dome, qui devrait être annoncé début 2026.

L'or du Golden Dome

Le Golden Dome devrait déjà recevoir près de 40 milliards de dollars l'année prochaine, si l'on tient compte des fonds provenant du « big beautiful bill » du président Trump et de la requête budgétaire de l'administration pour l'exercice 2026. La demande pour 2026 concernant Golden Dome représente plus du double du budget des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control) et trois fois le budget de l'Agence de protection de l'environnement, piliers essentiels de tout effort visant à prévenir de nouvelles pandémies ou à relever les défis de la crise climatique. En outre, le Golden Dome va sans aucun doute détourner vers le secteur militaire un nombre important de scientifiques et d'ingénieurs qui, autrement, pourraient s'efforcer de résoudre des problèmes environnementaux et de santé publique, sapant ainsi la capacité de ce pays à faire face aux plus grandes menaces qui pèsent sur nos vies et nos moyens de subsistance afin de financer un système de défense qui ne sera jamais en mesure de nous défendre.

Pire encore, le Golden Dome risque d'être plus qu'un simple gaspillage d'argent. Il pourrait également accélérer la course aux armements nucléaires entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Si, comme c'est souvent le cas, les adversaires des États-Unis se préparent aux pires scénarios, ils sont susceptibles d'élaborer leurs plans en partant du principe que le Golden Dome pourrait fonctionner, ce qui signifie qu'ils renforceront leurs forces offensives afin de s'assurer que, en cas de conflit nucléaire, ils seront en mesure de neutraliser tout nouveau réseau de défense antimissile. C'est précisément ce type de course aux armements offensifs/défensifs que le traité sur les missiles antibalistiques de l'époque du président Richard Nixon visait à empêcher. Cet accord a toutefois été abandonné par le président George W. Bush.

Un aspect tout aussi dangereux de tout avenir impliquant le Golden Dome serait la création d'un nouvel ensemble d'intercepteurs spatiaux faisant partie intégrante du système. Un intercepteur spatial ne serait peut-être pas capable de bloquer un déluge d'ogives nucléaires, mais il serait certainement capable de détruire des satellites civils et militaires, qui se déplacent sur des orbites prévisibles. Si l'accord tacite de ne pas attaquer ces satellites venait à être rompu, les fonctions de base de l'économie mondiale (sans parler de l'armée des Etats-Unis) seraient menacées. Non seulement les attaques contre les satellites pourraient paralyser l'économie mondiale, mais elles pourraient également déclencher une spirale d'escalade qui pourrait, à terme, conduire à l'utilisation d'armes nucléaires.

Si le système Golden Dome venait à être lancé (à un coût exorbitant pour le contribuable des Etats-Unis), son « or » enrichirait encore davantage les fabricants d'armes déjà bien nantis, nous donnerait un faux sentiment de sécurité et permettrait à Donald Trump de se poser en plus grand défenseur que ce pays ait jamais connu. Malheureusement, les fantasmes ont la vie dure, et la première chose à faire pour mettre fin au gâchis du Golden Dome est simplement de faire comprendre qu'aucun système de défense antimissile ne nous protégera en cas d'attaque nucléaire, comme le souligne bien le film A House of Dynamite. La question est la suivante : nos décideurs politiques peuvent-ils être aussi réalistes dans leur évaluation de la défense antimissile que les réalisateurs d'un grand film hollywoodien ? Ou est-ce tout simplement trop demander ? (Article publié sur le site Tom Dispatch le 13 novembre 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Ashley Gate est chercheuse au sein du programme Democratizing Foreign Policy (Démocratisation de la politique étrangère) du Quincy Institute.

William D. Hartung est chercheur senior au Quincy Institute for Responsible Statecraft.

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LES ARMES NUCLÉAIRES SONT HORS DE CONTRÔLE (et nos dirigeants ne sont pas prêts) – Benoit Pelopidas

Benoit PELOPIDAS est docteur en science politique, professeur des universités de classe exceptionnelle à Sciences Po et fondateur du programme d'étude des savoirs nucléaires (qui refuse tout financement porteur de conflit d'intérêt). Il est également l'auteur de « Repenser les choix nucléaires ». Benoit Pelopidas est un des grands spécialistes mondiaux des armes nucléaires, de nos vulnérabilités et des catastrophes potentielles qu'elles peuvent causer. Dans cette interview par Olivier Berruyer pour Élucid, il dévoile la triste vérité de ce sujet étrangement très peu abordé dans les grands médias, en dépit de son importance vitale : les armes nucléaires, loin de contribuer à notre sécurité, sont un danger à tous les niveaux. Leur existence fait peser sur l'humanité une menace hors de contrôle, a fortiori dans les temps troublés que nous traversons. (Elucid)

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Après la mort d’un collègue, des concierges veulent démocratiser leur syndicat

24 novembre, par West Coast Committee
Des préposés à l’entretien de l’université Simon-Fraser se battent pour démocratiser leur syndicat après que ses dirigeants n’aient pas réagi à la détérioration de leurs (…)

Des préposés à l’entretien de l’université Simon-Fraser se battent pour démocratiser leur syndicat après que ses dirigeants n’aient pas réagi à la détérioration de leurs conditions de travail, qui a… Source

Épiceries. Faim de justice

Comme bien des besoins de base, l'alimentation a été appropriée par de grandes corporations où l'acte de se nourrir devient pour ces entreprises une façon de s'enrichir. Les (…)

Comme bien des besoins de base, l'alimentation a été appropriée par de grandes corporations où l'acte de se nourrir devient pour ces entreprises une façon de s'enrichir. Les profits engrangés par les grandes épiceries se font au prix d'une augmentation des inégalités sociales, alors que de plus en plus d'individus font face à l'insécurité alimentaire et rencontrent des obstacles grandissants à bien s'alimenter.

Pendant la pandémie, le prix des aliments a bondi, hausse justifiée par l'inflation générale. Or, le travail de plusieurs journalistes a permis de mettre en lumière les profits faramineux que ces grandes entreprises ont réalisés pendant cette période ; l'inflation générale avait finalement peu à voir avec cette hausse, mais plutôt l'avarice des actionnaires qui s'enrichissent sur la faim. Comment arrivons-nous à cette hausse du prix des produits d'alimentation, si celle-ci ne s'explique pas par des facteurs extérieurs ? Comment les épiceries contribuent-elles aux inégalités sociales ? C'est à ces questions que cherche à répondre ce dossier en explorant le fonctionnement des grandes épiceries bannières et le système de distribution qui les approvisionne.

Les deux premiers articles du dossier s'attardent spécifiquement à cet angle afin de dresser un portrait global de ce qui se cache derrière les étalages. À la suite du scandale des profits réalisés par les grandes épiceries pendant la pandémie, le Canada a tenté de mettre en place une législation qui a finalement abouti à un code de conduite volontaire et non contraignant. L'un des articles du dossier interroge d'ailleurs le manque de lois encadrant le secteur agroalimentaire, soulignant qu'une telle législation permettrait d'envisager l'alimentation non pas comme une marchandise, mais comme un droit fondamental pour toustes. Sur le plan environnemental, les épiceries participent grandement au gaspillage des denrées alimentaires, une problématique approfondie dans un des articles. Les épiceries reproduisent également les grandes dynamiques d'exclusion et de discrimination qui privent plusieurs franges de la population d'un accès équitable à des aliments de base. Le système de distribution actuel est basé sur des inégalités raciales qui s'exercent autant à l'échelle mondiale que locale – un article expose l'héritage colonial et capitaliste qui se poursuit aujourd'hui dans le système agroalimentaire. Un autre article révèle comment les travailleur·euses dans les épiceries doivent se contenter de conditions de travail précaires qui participent aux profits astronomiques générés par leur travail. De plus, un article se penche sur les obstacles dans les épiceries pour les personnes en situation de handicap. Or, des alternatives existent où des épiceries solidaires et sans but lucratif cherchent à offrir à la population des aliments abordables. Ce dossier met en lumière les multiples facettes – économiques, sociales et environnementales – du système alimentaire actuel, tout en ouvrant la voie à des pistes pour repenser nos épiceries comme des espaces de justice et de solidarité.

Un dossier coordonné par Valérie Beauchamp et Mélanie Ederer. Photos : Rachel Cheng (鄭凱瑤).

Avec des contributions de Amélie Côté, Dimitri Espérance, Jessica Dufresne, Vanessa Girard-Tremblay, Selma Kouidri, Simon Laplante, Ali Romdhani, Elena Solovyova et Leslie Touré Kapo.

Numéro en librairie le 8 décembre.

Photographe et consultante, Rachel Cheng (鄭凱瑤) travaille à l'intersection de la nourriture, de la race et de la durabilité. Elle a collaboré avec diverses organisations à but non lucratif dans les domaines de défense des droits et de l'intégration de l'antiracisme dans leur démarche. La nourriture est la perspective par laquelle elle interprète le monde et cherche à provoquer un changement.

Sommaire du numéro 106

24 novembre —
Travail Trop politiques, les syndicats ? / Thomas Collombat Société Face à l'extrême droite, se retrouver / Victor Beaudet-Latendresse et Simon Tremblay-Pepin (…)

Travail

Trop politiques, les syndicats ? / Thomas Collombat

Société

Face à l'extrême droite, se retrouver / Victor Beaudet-Latendresse et Simon Tremblay-Pepin

L'importance de se projeter / Sophie Elias-Pinsonnault

Sortie des cales

Clap de fin / Jade Almeida

Mémoire des luttes

Le combat de Claudia Jones / Alexis Lafleur-Paiement, membre du collectif Archives Révolutionnaires

L'héritage de Mobilisation : S'enraciner pour mieux lutter / Entretien avec Guillaume Tremblay-Boily. Propos recueillis par Louise Nachet

Coup de poing

Si ça c'est la gauche radicale, qu'est-ce que je suis, moi ? / Anne Archet

Médias

Raconte-moi un commun : Un nouveau balado sur les communs au Québec / Avec Stella Warnier(CRITIC). Propos recueillis par Maël Foucault

Culture numérique

Koumbit : La technologie autrement / Entretien avec le collectif Koumbit. Propos recueillis par Yannick Delbecque

Société

Panique autour de la transidentité / Michel Dorais

Sortir du contrôle, reprendre le pouvoir / Entretien avec Judith Lefebvre. Propos recueillis par Louise Nachet

Mini-dossier : L'austérité, encore et toujours

Coordonné par Caroline Brodeur et Nicolas Lacroix. Illustrations par Élisabeth Doyon

Un mode de gestion des finances publiques catastrophique / Guillaume Tremblay-Boily

Compressions en éducation : le diagnostic et le remède / Chloé Domingue-Bouchard

Secteur de santé : L'austérité en continu / Jean-Philippe Chauny

Pour que cesse la précarité des artistes / Entretien avec Nicolas Rochette. Propos recueillis par Nicolas Lacroix

L'incompétence organisée / Simon-Pierre Beaudet

Dossier : Épiceries. Faim de justice

Coordonné par Valérie Beauchamp et Mélanie Ederer. Photos par Rachel Cheng (鄭凱瑤)

Sous les néons des épiceries bannières : Le choix des présidents / Dimitri Espérance et Vanessa Girard‑Tremblay

Le vrai coût du système mondial de distribution des aliments : Ce que cachent nos épiceries / Ali Romdhani

Droit à l'alimentation : Réparer un système fragmenté / Jessica Dufresne

Démocratiser le zéro déchet / Amélie Côté

Initiatives antiracistes et décoloniales contre l'insécurité alimentaire : Semer la résistance ! / Simon Laplante et Leslie Touré Kapo

Main-d'œuvre en épicerie : Conditions de travail et précarité / Elena Solovyova

Personnes en situation de handicap : Un parcours parsemé d'obstacles / Entretien avec Selma Kouidri. Propos recueillis par Mélanie Ederer

Alternatives aux supermarchés : David contre Goliath / Valérie Beauchamp et Mélanie Ederer

International

Cisjordanie : L'autre visage de la répression brutale en Palestine / Entretien avec Alexandre Smith. Propos recueillis par Claude Vaillancourt

Heritage Foundation : L'éminence grise du gouvernement Trump / Claude Vaillancourt

Culture

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

Recensions

Numéro en kiosque le 8 décembre.

Couverture : Rachel Cheng (鄭凱瑤)

La constitution du repli

Le 9 octobre 2025, le gouvernement de la CAQ présentait à l'Assemblée nationale un projet de loi omnibus : la « Loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec ». Un texte que (…)

Le 9 octobre 2025, le gouvernement de la CAQ présentait à l'Assemblée nationale un projet de loi omnibus : la « Loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec ». Un texte que personne n'attendait, déposé de manière unilatérale, sans consultations préalables ni implication populaire significative. Un texte qui plane loin au-dessus des préoccupations quotidiennes que représentent la baisse du pouvoir d'achat ou la crise du logement. Bref, un numéro authentiquement caquiste.

Le PL1 serait appelé à devenir la « loi des lois », et reposerait sur trois grands principes : protéger, renforcer et rassembler. Des mots qui, sous l'épuisé et épuisant gouvernement Legault, ne présagent rien de bon. En effet, cette nouvelle articulation de l'arc laïcard-nationaliste-réactionnaire compte s'attaquer à plusieurs dispositions des Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés, et renforcer les aspects les plus controversés de la Loi sur la laïcité de l'État et la Loi sur l'intégration à la nation québécoise.

Accusée de menacer l'égalité femmes-hommes et la laïcité, la communauté musulmane est à nouveau dans le viseur du gouvernement. Le PL1 est un exemple parfait de ce que la sociologue Sara R. Farris appelle le fémonationalisme, c'est-à-dire l'exploitation et la récupération des thèmes féministes afin de mener des politiques racistes et ici, islamophobes. La constitution caquiste en profite aussi pour clamer son rejet du multiculturalisme canadien au profit d'un modèle d'intégration québécois distinct. C'est au nom du même modèle qu'on a tenté de réduire au silence Haroun Bouazzi ou Kim Thúy, qu'on nie le racisme systémique et qu'on soutient la Loi sur la laïcité de l'État. Quelle fierté !

Soucieux du « vouloir-vivre collectif », le PL1 propose de restreindre la capacité des organisations qui reçoivent des fonds publics à contester les lois du Québec devant les tribunaux. Tout aussi réjouissant pour la démocratie : le PL1 entend trouver un « juste équilibre » entre les droits individuels et les « droits collectifs de la nation ». Au risque de gâcher le suspense, il ne s'agira probablement pas de remettre en cause le sacro-saint droit de propriété privée mais plutôt de justifier certaines atteintes à l'encontre des groupes minorisés. Enchâssement du droit à l'avortement dans la Constitution contre l'avis des féministes et des juristes, manque total de considération pour la souveraineté autochtone… On pourrait longtemps poursuivre la liste de menaces potentielles sur les droits et les libertés contenues dans le PL1.

Que le projet devienne réalité ou non, les débats autour de la protection des « valeurs » et de « l'identité » du Québec vont s'intensifier. Le repli identitaire est une manœuvre désespérée d'un parti (et à travers lui, d'un système capitaliste) en crise, amer et revanchard qui prétend savoir « ce que c'est le Québec ». Ce sont pourtant les mêmes qui méprisent à longueur de journée les droits et les aspirations des travailleur·euses, de la jeunesse, des minorités ou des Peuples autochtones qui vivent au Québec.

Les valeurs d'une société ne se décrètent pas par une loi, fût-elle constitutionnelle. Elles s'incarnent dans des pratiques, des relations, des luttes. Face aux invocations hors-sol des identitaires, le mouvement social, lui, défend de manière concrète des valeurs de solidarité, de justice, et de mise en commun. Les services publics – le patrimoine de celles et ceux qui n'en n'ont pas – véhiculent des valeurs et des droits que le mouvement social protège lorsqu'il s'oppose aux politiques austéritaires dans l'éducation et la santé. Il en va de même pour le milieu associatif et communautaire, pour le droit du travail et pour l'ensemble des conquis sociaux. Le mouvement social défend des valeurs lorsqu'il s'oppose au génocide en Palestine, au racisme, au sexisme, à la transphobie, aux politiques extractivistes et coloniales, aux violences policières… À travers ses luttes et ses espoirs, il incarne le désir d'un autre Québec, traversé par des valeurs et des identités radicalement différentes à celles de Legault, St-Pierre Plamondon ou Bock-Côté. Face à nos adversaires réactionnaires, les positions timorées, les capitulations ou la politique de respectabilité sont autant de renoncements envers ces valeurs, qui sont pourtant les piliers de la société que nous souhaitons bâtir.

Le numéro sera disponible en librairie le 8 décembre.

La suite…

24 novembre, par Guylain Bernier, Yvan Perrier — , ,
« Tout fonctionne normalement, ça tourne en rond évidemment ! » Il semble y avoir en ce moment un début de consternation dans les rangs des militantEs de Québec solidaire (…)

« Tout fonctionne normalement, ça tourne en rond évidemment ! »

Il semble y avoir en ce moment un début de consternation dans les rangs des militantEs de Québec solidaire (QS). La cause : Vincent Marissal. Le député du comté de Rosemont à l'Assemblée nationale – maintenant officiellement démissionnaire de QS – aurait eu des échanges avec Paul St-Pierre Plamondon, le chef du Parti québécois (PQ). Il aurait été question d'un changement d'allégeance politique en prévision de la prochaine élection générale au Québec qui aura lieu en octobre 2026. Il ne faut pas s'étonner, selon nous, de ce phénomène qui a pour nom en politique « le transfuge ». La personne qui abandonne un parti pour adhérer à un autre (idem pour le changement de doctrine) fait partie du jeu politique. La « trahison » et le « retournement de veste » ont des origines lointaines dans cette sphère de la pratique sociale. Machiavel est probablement l'auteur qui a le mieux exprimé cette éventualité[1]. Il a constaté que l'humain est un être aux humeurs qui oscillent parfois d'un extrême à l'autre. L'ambition fait en sorte que diverses personnes peuvent, en certaines circonstances, perdre la raison. Dès qu'une porte s'ouvre à leur ambition ou à leur aspiration de puissance, elles s'y engouffrent avec passion et en oublient leurs serments de fidélité, leurs alliances (Machiavel, 1980, Chapitre XVIII, p. 107-110). Mais devons-nous être toujours à ce point bourreau et juge ?

La personne active en politique est parfois habitée par l'ambition. Ses aspirations à vouloir occuper une vraie fonction de direction – un poste de ministre à titre d'exemple – peuvent l'amener à envisager de porter les couleurs d'une autre formation politique qui est déjà au pouvoir ou qui semble être la formation favorite pour remporter la prochaine élection générale. Au-delà donc de la vocation à servir la population, il y a aussi en ce domaine le besoin de gravir les échelons et d'obtenir un poste digne avec les prérogatives qui suivent. Ce qui est étonnant, en ce moment, c'est la réaction de déception qui se manifeste dans les médias électroniques et sur les réseaux sociaux. Ne soyons pas naïves et naïfs. La scène politique est occupée par des personnes humaines. Pour le dire clairement, les êtres humains sont capables du plus grand (donner la vie) comme du pire (l'enlever). À partir du moment où ce sont des êtres humains qui font la vie politique, tout est possible dans cette sphère spécialisée de la vie sociale, même d'y trouver des « vire-capots ».

Les raisons pour lesquelles une personne peut décider de changer de camp sont nombreuses et nous n'en ferons ni la nomenclature ni un inventaire exhaustif ici. Certaines peuvent être bonnes et d'autres mauvaises. De l'extérieur des officines du parlement et sans connaître les discussions ou délibérations qui se sont déroulées derrière les portes capitonnées et surtout closes, on peut reprocher à Vincent Marissal, à tout le moins, son manque de transparence à l'endroit des personnes qu'il représente, ce qui représente bien sûr un certain point de vue. Rappelons qu'au début de l'année, il avait indiqué son intention de se présenter aux élections municipales de Montréal, augurant ainsi un divorce avec QS presque imminent, voilà l'autre point de vue. Cela dit, il n'empêche que son départ, qui n'est pas le seul d'ailleurs – quoique pour des raisons différentes –, soulève un problème peut-être plus criant au sein de QS.

Outre le fait d'entrevoir une meilleure opportunité de réélection et, de surcroît, une probabilité intéressante d'obtenir une fonction de ministre, sans ignorer ses convictions personnelles d'un Québec indépendant, qui le pousseraient alors vers le PQ, Vincent Marrisal ne voit-il pas également en monsieur St-Pierre-Plamondon un chef de parti qui inspire le leadership désiré ? La force d'une cheffe ou d'un chef est primordial, afin d'assurer des gains électoraux et la cohésion d'un parti. Cette personne crée alors un élan qui attire des candidatEs et les motivent à le suivre dans sa vision d'avenir pour la nation. Au cours des dernières années, le leadership de QS a entraîné des débats sur l'orientation que devait prendre le parti, au point d'avoir créé des divisions internes dont les blessures occasionnées restent encore fraîches. Si l'opportunisme est évoqué ici, le calcul ne doit pas ignorer les demandes de la population québécoise qui ne veut pourtant pas de référendum sur l'indépendance du Québec. En prenant l'exemple de Timothée, pourtant éduqué par Isocrate qui voulait former les meilleurs dirigeants, et donc des hommes politiques incorruptibles, sa carrière de stratège s'est achevée à la suite notamment d'une accusation pour avoir porté atteinte à la démocratie d'Athènes, même s'il avait raison de s'opposer à la corruption démocratique de la cité, sous l'effet de ce qui est appelé aujourd'hui le « populisme » (Christodoulou, s.d.). La morale de cette histoire expose le principe de prudence et donc la nécessité de savoir reconnaître le bon moment avant d'agir. Alors presser une population dont l'attention est portée ailleurs exige au départ, d'après l'enseignement d'Isocrate, de se mettre à son service et de démontrer sa capacité à résoudre les problèmes étant à la source des préoccupations du moment.

Avant d'adhérer à QS, Vincent Marrisal aurait eu des discussions avec le Parti libéral fédéral. En début d'année, il avait eu, un bref instant, l'intention de se présenter à la mairie de Montréal. Plus récemment, ce serait avec le PQ qu'il aurait eu des discussions. Devant un tel comportement de sincérités successives, les plus cyniques parmi nous diront : en politique, « [t]out fonctionne normalement, ça tourne en rond évidemment ! ». D'autres qui ne lui en veulent pas répliqueront par contre : « Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre ».

Guylain Bernier

Yvan Perrier

23 novembre 2025

15h20

Note

[1] Machiavel. (1980). Le Prince et autres textes. Paris, France : Folio classique, 473 p.

Références

Christodoulou, Panos. (s.d.). Phusis, Paideia et Philosophia dans la pensée de Platon et d'Isocrate : le règne de l'homme politique incorruptible. Hérodote, vol. 3, p. 11-54.

Perrier, Yvan. (2018). Vincent Marissal. Repéré à https://www.pressegauche.org/Vincent-Marisal.

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Le premier des « Sept Sages » (selon Platon)

24 novembre, par Guylain Bernier, Yvan Perrier — ,
Il peut sembler prétentieux ou présomptueux a priori aux yeux de certains individus d'oser écrire un texte sur une personne qui a vécu à une période lointaine de nous et pour (…)

Il peut sembler prétentieux ou présomptueux a priori aux yeux de certains individus d'oser écrire un texte sur une personne qui a vécu à une période lointaine de nous et pour laquelle, en prime, nous détenons peu de choses nouvelles à dévoiler à son sujet. En effet, nous possédons uniquement quelques données sur la biographie de Thalès de Milet et un nombre limité de fragments de sa pensée. Néanmoins, malgré le fait que notre personnage ait déjà été scruté sous plusieurs de ses coutures, nous tenons quand même à commettre un texte non pas principalement sur lui, mais sur ce que nous semblons savoir sur lui. Plus spécifiquement, il sera également question d'une affirmation d'un philosophe britannique (Whitehead, pour ne pas le nommer), qu'on nous présente comme une donnée quasiment immuable ou incontestable (Canto-Sperber, 1998 et tutti quanti). Dans les lignes qui suivent, nous allons discuter de choses connues pour certaines lectrices et certains lecteurs. On y trouvera également une précision susceptible d'intéresser, espérons-le, quelques-unes et quelques-uns parmi vous.

Ce que l'histoire a retenu sur Thalès de Milet

Les manuscrits de l'Antiquité ne nous sont pas parvenus en totalité. Il nous en manque plusieurs et ceux que nous avons ne sont pas toujours dans leur version intégrale. Nous connaissons Thalès de Milet grâce à deux sources : Aristote et Diogène de Laërce qui ont écrit sur ce scientifique-philosophe plusieurs siècles après sa mort. Il n'est pas facile, dans ces circonstances, de discerner le vrai du faux, la fable du vraisemblable. L'Histoire avance ou retient que Thalès est le premier d'une lignée importante de penseurs ayant vécu à Milet (d'où l'expression « École de Milet » ou « penseurs milésiens »). Il est le plus ancien des Sept Sages. C'est lors d'un voyage en Égypte qu'il a étudié les sciences. Astronome et géomètre, on rapporte qu'il a été le premier, en raison de ses connaissances réputées positives dans ces deux domaines scientifiques, à prédire d'abord, sur une base rationnelle, les éclipses solaires et les solstices, ensuite à fixer à 30 jours la durée d'un mois. Et simplement pour ajouter à la liste de ses réalisations, il aurait rédigé un « guide nautique », mesuré, dit-on, la dimension du soleil ainsi que son passage « d'un tropique à l'autre », calculé la hauteur des pyramides par la longueur de leur ombre et leur propre taille, découvert la constellation de la Petite Ourse et détourné le cours du fleuve Halys pour faciliter le déplacement des troupes armées du roi de Lydie. Il est aussi célèbre pour avoir prédit l'Éclipse du 28 mai de l'an -585 (Hérodote, 1985, Livre I, §74) et était d'avis que la Terre représentait un cylindre qui flottait avec de l'eau au-dessus et au-dessous. Prédisant une abondante récolte d'olives, il aurait loué, à très bas prix, la totalité des pressoirs à huile de Milet. Quand le moment de la récolte fut arrivé, la demande pour les pressoirs explosa. Thalès les sous-loua à un montant qui lui permit d'amasser une somme substantielle. Il n'est pas exagéré de dire qu'il s'est enrichi à l'aide de la spéculation sur des pressoirs à huile d'olive. Occupé à contempler le ciel en marchant, il tomba dans un trou. Ce qui aurait fait dire, à une servante de Thrace, que Thalès « dans son ardeur à savoir ce qu'il y a dans le ciel, il ignorait ce qu'il y avait devant lui, même à ses pieds. » (Platon, Théétète, 1995, 174a-b). Heureusement, il croyait à l'immortalité de l'âme[1].

Diogène de Laërce avance que Thalès de Milet aurait eu une carrière politique avant de s'intéresser à la science de la nature (la physique), au point même de jouer un rôle important dans sa patrie (Diogène Laërce, 1999, p. 80 et 82). Selon Hérodote, Thalès aurait conseillé la création d'une assemblée centrale unique à Milet et la reconnaissance de certaines villes comme États autonomes. Ce qui témoigne, selon nous, d'une réflexion positive sur l'organisation politique visant à la stabilité et à la cohésion civique (voir à ce sujet Hérodote, 1985, Livre I, §170).

Sur les croyances de son époque et sur l'originalité de son point de vue

Égyptiens et Babyloniens étaient d'avis que l'eau constituait l'élément primordial de la vie, mais le principe d'explication de la création de l'Univers résidait dans l'action et l'intervention divine. Pour les Milésiens, qui n'évacuaient pas complètement et également le divin, les explications devaient provenir de la nature ou de la physique naturelle. Par exemple, les tremblements de Terre n'avaient rien à voir, selon Thalès et certains Milésiens, avec la colère des dieux. Il s'agissait plutôt d'un phénomène produit par l'agitation de l'eau sur laquelle flottait la Terre. D'ailleurs la Terre, selon Thalès, aurait émergé des « Eaux primordiales » et « génitales ». Il utilisait le terme d'Archè pour désigner la chose première et unique (le Principe), à savoir justement l'eau, voire l'éternel principe à partir duquel l'humide devient la semence de tous les êtres vivants, y compris des éléments utiles à leur développement (Leclère, 1908). Apparaît ainsi l'idée de la transmutation ou de la métamorphose qu'on cherchera plus tard à rendre cohérente avec la croyance aux divinités et à leur pouvoir créateur ou régulateur, dans la mesure où ledit pouvoir s'incarnerait dans les qualités de la nature.

Mais il importe de préciser ici que même Thalès est l'héritier et le produit d'un ou de plusieurs savoirs antérieurs de son époque. Il est incontestablement un des premiers précurseurs de la science grecque et sera suivi d'Anaximandre (vers -611 à -547) pour qui la Terre est au centre de l'Univers (vision géocentrique qui sera remise en question pas Copernic au XVe siècle de notre ère) et d'Anaximène (vers -550 à -475) qui croyait que l'élément primordial de l'Univers était plutôt l'air.

Un héritage pour les Grecs et d'autres encore

D'ailleurs, il devient intéressant de suivre les traces des successeurs de Thalès, dans la mesure où Anaximandre remit en question l'idée que l'eau ou tout autre corps soit la matière primordiale de toutes choses, pour s'intéresser à la place au mouvement. Son geste annoncera l'atomisme, notamment avec Démocrite (né vers -460 et décédé vers -370), mais influencera également la philosophie d'Héraclite (né vers -550 et décédé vers -480) sur le mouvement, alors que le feu désigne pour ce dernier le Principe de l'Univers. Ainsi, cet élève de Thalès considérait la densité et le mouvement comme des explications de l'existence du monde et du vivant, alors que :

« le premier de ces principes détermine la place de l'air, celle du feu, celle de la terre jadis couvert d'eau comme le prouvent les coquillages qu'on rencontre jusque sur les montagnes ; les deux principes réunis rendent compte des phénomènes atmosphériques ; et le second cause ces tourbillons, ces anneaux d'air feutré à travers lesquels il se produit des trous qui laissent voir du feu arraché aux parties les plus hautes du ciel ; les astres ne sont pas autre chose que ce feu » (Leclère, 1908, p. 25).

On en déduisit ensuite l'avènement des êtres vivants par combinaison des éléments, mais ici la dimension divine est évacuée pour laisser place à une doctrine de l'évolution universelle ! Un parallèle peut être fait aisément avec le Timée de Platon (2020b), alors que la création de toutes choses dans leur forme implique une intervention divine, afin de disposer des éléments de façon appropriée. Alors si Platon attribue la naissance des êtres vivants à une descente des dieux démiurges, Anaximandre, inspiré par Thalès, insinue plutôt une amélioration des êtres nouveaux par rapport à leurs prédécesseurs, supposant aussi une meilleure adaptation qui sera démontrée beaucoup plus tard avec Charles Darwin.

Pour sa part, Anaximène tenta de préciser le mouvement décrit par son collègue de l'École de Milet. Comme nous l'avons dit, celui-ci attribua à l'air le Principe primordial, puisqu'il « est plus actif, contient tout, est en tout, est tout, gouverne tout ; éternel et toujours égal à lui-même, il est l'étoffe dont se forment ce en quoi se résorbent indéfiniment les mondes ; il est le divin même, les grands corps qui se produisent dans son sein étant seulement des dieux périssables » (Leclère, 1908, p. 27). Évacuant à la fois les dieux et le surnaturel, sa théorie sur le mouvement se comprend à travers la condensation et la raréfaction de l'air, ce qui est totalement naturel et rend même possible la transmutation. Car son épaississement crée le vent, ensuite les nuages, les précipitations, avec des effets sur la terre jusque dans la pierre qui en possède. Mais en raréfiant l'air, le feu surgit. Or, cette succession visible ou pouvant être ressentie, puisqu'étant de l'ordre de l'expérience, ouvre à une réflexion sur la relation entre l'être observateur et son milieu de vie, d'où la perspective de pouvoir approfondir la question de la subjectivité à partir de la raison.

Un pas suffisait pour inspirer la doctrine des quatre éléments, dont l'auteur, Empédocle (né vers -490 et décédé vers -435), voyait dans la combinaison de l'eau (Thalès), de l'air (Anixamène), de la terre (Pythagoriciens) et du feu (Héraclite), à partir de doses variées, la raison d'être de la matière à la fois dans ses perfections et ses défauts (Leclère, 1908). Il joignit au tout deux autres éléments, c'est-à-dire l'Amour et la Haine, qui servent de principes spirituels ou de manifestations de l'activité divine au sein de l'Univers. Par conséquent, les corps ne sont pas des unités ou des masses dans lesquelles un dualisme incessant persiste, mais représentent bel et bien un ramassis de plusieurs éléments, sans toutefois rien enlever à la croyance de l'unité du monde. Depuis Thalès, l'unité des choses représentait un principe admis. Parménide (né vers -515 et décédé vers -440), en songeant notamment au texte de Platon (2020a), a su exposer avec l'analogie de la toile, l'idée de l'unicité obtenue en recouvrant plusieurs personnes sur un espace donné, pour ainsi former « un » groupe. Il n'empêche que la pluralité existe elle aussi. Anaxagore (né vers -500 et décédé vers -428), a qui on attribue la maxime « le tout est dans les parties et les parties dans le tout », avait pour doctrine que « [t]oute naissance est une agrégation de semblables et de dissemblables, toute mort est désagrégation » (Leclère, 1908, p. 86). Ainsi, il diffère d'Empédocle en minimisant les possibilités d'agrégations, de façon à suggérer des parties obligatoires pour chaque espèce formant ensemble le vivant, étant donc comparables sans être totalement semblables. Restait toutefois à élucider l'énigme principale posée en quelques questions : pourquoi ces agrégations se produisent-elles ? quelle intelligence en serait la cause ? et pour quelle raison l'être vivant perd-il sa vie pour devenir un cadavre ? Ceci animera plus tard les discussions philosophiques sur le thème de l'être. Et à chaque fois, autant chez Platon, Aristote que Zénon, mais très peu chez Épicure, pour ne nommer que ceux-là, l'intervention divine refait surface avec la mention d'une (ou de quelques) âme(s) nécessaire(s).

Mais avant d'arriver à ces philosophes, Thalès a su également toucher Socrate, alors qu'il serait, selon Diogène de Laërce (1999, p. 92), l'auteur de l'expression « connais-toi toi-même ». D'ailleurs, Thalès avait aussi pour principe que toutes expériences devaient faire l'objet de la raison, à savoir un conseil philosophique visant justement à tenter de comprendre ce qui se passait, à évaluer ce qui peut être retenu et, en l'occurrence, à parvenir à mieux se connaître.

Sur une assertion pompeuse et nettement exagérée de Whitehead au sujet de Platon

Il faut se méfier, selon nous, des affirmations péremptoires ou ex cathedra de grands maîtres à penser du genre de Whitehead, d'après lesquelles notamment « [l]a façon la plus sûre de caractériser la tradition philosophique européenne est qu'elle consiste en une série de notes de bas de pages à Platon » (Canto-Sperber, 1998, p. 185). La citation qui semble la plus exacte sur cette conclusion hâtive consiste plutôt à ceci : « Le plus sûr, pour caractériser la tradition philosophique européenne en général, est de reconnaître qu'elle consiste en une succession d'apostilles à Platon » (Whitehead, 1995, p. 198). La formule est à la fois concise, spectaculaire et, pour sûr, très maladroitement erronée. Elle est même trop succincte ou condensée pour être prise au sérieux car, si Thalès a eu des prédécesseurs et qu'il est lui-même l'auteur « d'apostilles » aux mythes et aux scientifiques égyptiens, on peut présumer, sans grand risque de se tromper, qu'il en a été de même pour Platon à l'endroit de la mythologie et des « présocratiques » (les « Sept Sages » de l'Antiquité). Citer abondamment un auteur (ou une autrice) expose certaines choses : premièrement, sa popularité ; deuxièmement, sa popularité obtenue grâce à d'autres autrices et auteurs reconnuEs ou les plus visibles ; troisièmement, sa popularité à défaut d'avoir pu rendre visibles d'autres grands noms malheureusement oubliés ou même tassés pour des raisons idéologiques ou politiques ; quatrièmement, sa popularité réanimée grâce à une revisite soudaine ou une trouvaille inespérée, alors que les thèmes traités, y compris la façon de les exploiter, demeurent sans âge. Face à une autrice ou un auteur populaire, le réflexe est de chercher à savoir pourquoi cette personne l'est, de s'y intéresser à travers plusieurs de ses oeuvres, ce qui insinue tout autant d'approfondir les raisons en se concentrant à la fois sur ses sources d'inspiration, les critiques qu'elle a reçues et même sur ses adversaires ou alliéEs, dont les idées oubliées ou volontairement dissimulées pourraient compléter, sinon corriger les siennes, de façon à nous aider à améliorer notre présent et notre avenir.

Pour conclure

Thalès a soutenu que « l'eau est le Principe de toutes choses » : il a cherché à comprendre ce qui constitue le fondement du réel non pas dans une cause surnaturelle ou divine, mais dans un élément physique. Cette proposition marque résolument une rupture dans l'histoire de la pensée, car elle vise une explication universelle.​ En privilégiant l'enquête rationnelle (le « logos ») sur le récit mythologique (« muthos »), Thalès a inauguré une démarche intellectuelle nouvelle, qui a eu pour effet de considérer l'univers comme intelligible et régi par des lois naturelles. Il a fondé ainsi ce qu'on appellera plus tard la « philosophie de la nature ».​ L'influence de Thalès est considérable : il est à l'origine de l'École de Milet, dont sont issus Anaximandre (avec l'apeiron comme Principe) et Anaximène (pour qui l'air est le Principe de toutes choses). Il a introduit une méthode rationnelle d'observation et d'explication qui sera approfondie, nuancée ou contestée par d'autres philosophes identifiés aux présocratiques et leurs successeurs.​ Néanmoins, la thèse de l'eau comme archè proposée par Thalès était révolutionnaire, parce qu'elle a marqué une rupture fondamentale avec l'explication mythologique du monde et a inauguré un principe de compréhension naturaliste dans le tableau de la composition de la réalité.​

Parmi les choses difficiles, il y a celle qui consiste à identifier le premier moment qui marque un changement, une rupture ou l'avènement d'une nouveauté. Reconnaissons-le, il n'est ni simple ni facile d'effectuer des coupes franches dans l'épais magma du réel. Parmi les grandes énigmes toujours irrésolues, il y a celle-ci : quand a commencé vraiment la philosophie et qui est le personnage qui aurait initié ce mouvement de la pensée critique ? La recherche du point de départ se brouille et se complexifie quand des auteurs incontournables d'une discipline y vont d'affirmations péremptoires du genre de celle de Whitehead. Platon et même Thalès ont eu des prédécesseurs. Eux aussi sont des notes de bas de page ou plutôt des « apostilles » aux mythes ou aux croyances de leur époque, ou qui perduraient à leur époque. Faire débuter la philosophie à partir de Platon (ou de Socrate) constitue une erreur d'appréciation de la portée réelle de plusieurs de ses prédécesseurs. Parler d'auteurs « présocratiques » est une expression inadéquate, selon nous. Il faut s'intéresser aux premières sources, orales ou écrites, de la Grèce Antique pour entendre ou pour lire les réponses aux questions : « D'où venons-nous ? » et « Qui sommes-nous ? ».

Il n'est pas facile d'entrer dans les pensées, qui semblent achevées, des grands maîtres de la Grèce classique du IVe siècle, tels Platon ou Aristote, si l'on ne prend pas en considération la manière dont ce qui est réputé correspondre aux sciences rationnelles (arithmétique, géométrie, médecine, philosophie, histoire, etc.) ont pris forme et ont vu le jour. C'est en ayant conscience de cette impérieuse nécessité d'aller le plus loin possible aux sources premières de la pensée rationnelle, donc philosophique, que nous avons cru bon d'effectuer un détour du côté de Thalès de Milet. Les commencements de la philosophie et de la science remontent minimalement aux Milésiens qui ont comme premier initiateur connu nul autre que Thalès de Milet. Il est, à ce moment-ci, la première source connue de l'émergence d'une pensée qui a contribué à jeter les bases de la philosophie, osons dire occidentale comme point de départ et de façon générale parmi d'autres grands noms plus ou moins connus et peut-être aussi oubliés.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

22 novembre 2025

23h

Annexe

On attribue à Thalès de Milet les sentences suivantes :

« Le plus ancien des êtres : Dieu, car il est incréé. Le plus beau : le monde, car c'est l'oeuvre de Dieu, le plus grand : le lieu, car il comprend toutes choses. Le plus rapide : l'intellect, car il court à travers tout. Le plus puissant : la Nécessité, car elle maîtrise toutes choses. Le plus sage : le temps, car il découvre tout ».

Il disait que la mort ne diffère en rien de la vie.

Comme on lui demandait ce qui était difficile, il dit : « Se connaître soi-même ». Ce qui est aisé ? « Conseiller les autres ». Le plus plaisant ? « Réussir ». Qu'est-ce que le divin ? « Ce qui n'a ni commencement ni fin ». Qu'avait-il vu de (plus) désagréable ? « Un tyran devenu vieux ». Comment peut-on supporter l'infortune le plus facilement ? « En voyant ses ennemis connaître des ennuis encore pires ». Comment mener la vie la meilleure et la plus juste ? « En ne faisant pas nous-mêmes ce que nous reprochons aux autres ». Qui est heureux ? « Celui qui est sain de corps, plein de richesses en son âme, bien éduqué naturellement » (Diogène Laërce, 1999, p. 89).

Il dit de se souvenir de ses amis, qu'ils soient présents ou absents. Ne pas s'embellir extérieurement, mais être beau par ses activités. « Ne t'enrichis pas de façon mauvaise, dit-il, et qu'une parole ne te discrédite pas auprès de ceux qui partagent ta confiance ». « Les contributions, dit-il, que tu as apportées pour tes parents, attends les mêmes aussi de la part de tes enfants ». (Diogène Laërce, 1999, p. 90)

Il serait l'auteur de la maxime suivante : « Connais-toi toi-même » (Diogène Laërce, 1999, p. 92).

Note

[1] La totalité des informations mentionnées dans ce paragraphe ont été puisées dans les sources suivantes : Bréhier, 2012, p.37-43 ; Brouillette, 2025, p. 36-37 ; Diogène Laërce, 1999, p. 77-87 et Ramnoux, 1998, p. 1488-1489.

Références

Bréhier, Émile. (2012). Histoire de la philosophie. Paris, France : Presses Universitaires de France, p. 1-79.

Brisson, Luc et al. (dir.). (2012). Lire les présocratiques. Paris, France : Presses Universitaires de France, 232 p.

Brouillette, Xavier. (2015). Aux origines de la philosophie occidentale : Les présocratiques. Montréal, Canada : Les éditions CEC, 88 p.

Brun, Jean. (1968). Les présocratiques. Paris, France : Presses Universitaires de France, 128 p.

Canto-Sperber, Monique. (1998). « Platon ». In. Philosophie grecque. Paris, France : Presses Universitaires de France, p. 185-299.

Collectif. (1988). Les présocratiques. Paris, France : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 3-23.

De Crescenzo, Luciano. (1999). Les grands philosophes de la Grèce antique. Paris, France : Le Livre de Poche, p. 32-38.

Diogène Laërce. (1999). Vies et doctrines des philosophes illustres. Paris, France : Le Livre de Poche, p. 65-95.

Dumont, Jean-Paul. (1988). « Préface ». In. Les présocratiques. Paris, France : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. IX-XXV.

Hérodote. (1985). L'Enquête. Livres I à IV. Paris, France : Folio classique, 608 p.

Leclère, Albert. (1908). La philosophie grecque avant Socrate. Aris, France : Éditions Librairie Bloud & Cie., 127 p.

Platon. (1995). Théétète. Paris, France : GF Flammarion, 413 p.

Platon. (2004). Les mythes de Platon : Anthologie. Paris, France : GF Flammarion, 278 p.

Platon. (2020a). « Parménide ». In. Luc Brisson (dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1105-1170.

Platon. (2020b). « Timée ou Sur la nature ; genre physique ». In. Luc Brisson (dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1977-2050.

Ramnoux, Clémence. (1998). « Thalès de Milet (-625 env.-env. -547) ». In. Dictionnaire des philosophes. Paris, France : Encyclopedia Universalis/Albin Michel, p. 1488-1489.

Volquin, Jean. (1964). « Introduction ». In. Les penseurs grecs avant Socrate : De Thalès de Milet à Prodicos. Paris, France : GF Flammarion, p. 5 à 24.

Whitehead, Alfred North. (1995). Procès et réalité : Essai de cosmologie. Paris, France : nrf Éditions Gallimard, 579 p.

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Le récit Les années (2008) d’Annie Ernaux, écrivaine française détentrice du prix Nobel 2022 de littérature, tranche à première vue avec la littérature de témoignage, associée au récit subjectif, car selon plusieurs travaux elle laisserait tomber le point de vue individuel.[1] Pour voir ce qu’il en est de ce paradoxe, et en suivant la méthode de Lucien Goldmann, j’en passerai par les structures significatives de pensée les plus englobantes qui existent (selon Goldmann), qui sont les visions du monde. On verra en effet que contrairement aux apparences, et même si l’individu narrateur ne s’exprime jamais au « je[2] », Les années a tout à voir avec l’individualisme des Lumières et leur pensée mécaniste. Et que la structure de cette œuvre est une expression très cohérente de la bourgeoisie de l’époque où Annie Ernaux a formé le projet de celle-ci et où elle a reçu sa formation intellectuelle.

Bourgeoisie et individualisme mécaniste : les Lumières et l’après Deuxième guerre mondiale

Pour Lucien Goldmann, sociologue de la philosophie et de l’art, la pensée des Lumières est une des trois principales pensées individualistes du XVIIIe siècle.[3] Fruit d’une synthèse entre le rationalisme et l’empirisme des XVIe et XVIIe siècles[4], la pensée des Lumières conserve la base de la vision du monde individualiste : « considérer la conscience individuelle comme origine absolue de la connaissance et de l’action[5] ». Pour Goldmann, les individualismes en général sont l’expression de la pratique du marché et du projet de sa généralisation, qui sont ceux de la bourgeoisie européenne.[6] En effet, contrairement au féodalisme où des statuts de naissance assignaient à chacun une place bien précise et fixe dans l’ordre productif[7], avec le marché il n’y a plus aucune instance supra-individuelle qui échappe désormais à l’initiative de la production et des rapports entre humains :

Le processus global [de production] n’apparaît plus que comme le résultat mécanique et non concerté de l’action réciproque et juxtaposée d’une infinité d’individus autonomes qui ont un comportement aussi rationnel que possible par rapport à la sauvegarde de leurs intérêts, et règlent leur conduite d’après la connaissance qu’ils ont du marché et nullement en fonction d’autorités ou de valeurs supra-individuelles.[8]

Le marché, c’est ainsi, aux yeux des possesseurs de capitaux, une régulation provenant de l’initiative, du contrôle d’individus isolés. Gilles Bourque, sociologue québécois, précise cette thèse sur l’origine de l’individualisme en l’attribuant à la position dans laquelle se trouve la bourgeoisie dans les rapports de production capitalistes.[9] D’une part, en tant que propriétaire des moyens de production, cette classe tend à accentuer la division sociale (entre travail manuel et intellectuel) et technique (en des tâches spécifiques) du travail, dans le but de rationaliser ce dernier (le compartimenter pour mieux mesurer ses coûts et les réduire) et de réduire les coûts de production.[10] D’autre part, chaque capitaliste se trouve en concurrence avec les autres propriétaires.[11] Par conséquent, bien que la bourgeoisie détermine la forme des rapports sociaux à l’échelle de la classe, chaque capitaliste ne décide pour sa part qu’une parcelle de ceux-ci et en fonction de son propre capital.[12] Le processus d’ensemble n’est donc planifié par personne, mais bien le résultat de « la lutte des capitaux individuels », et le marché est nécessairement caractérisé par une « non-harmonisation du procès d’ensemble de la production.[13] » Les Lumières, qui écrivent à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles, ont pour thème de base un individu guidé non plus seulement par sa raison (rationalisme) ou ses sens (empirisme) : elles intègrent ceux-ci à la recherche de son intérêt propre, ce qui signifie que dans toutes ses pensées et actions, l’individu utilise son expérience (sa connaissance du marché par exemple) et sa raison afin de maximiser ce qu’il peut obtenir.[14] D’ailleurs, les catégories fondamentales des Lumières — le contrat, « la liberté et l’égalité entre tous les hommes, l’universalité des lois, la tolérance et le droit à la propriété privée » — suivent toutes, comme le démontre longuement Goldmann, la relation dans l’échange entre deux capitalistes sur le marché.[15]

Qui plus est, l’individualisme des Lumières tend au mécanisme : le monde et l’humain lui apparaissent comme un rouage objectivable et assez stable, « statique » comme dirait Goldmann, sans « dimension historique[16] » . Selon Dominique Pagani, au fur et à mesure que se développe l’individu propre aux Lumières, celui qui suit son intérêt propre et objectif, les sciences de la nature et se développe aussi selon cette vision du monde, puis les philosophes de l’esprit intègrent peu à peu l’individu à la vision déterministe de la science ; si bien que l’individu devient paradoxalement avec les Lumières un élément du monde qui peut être analysé objectivement par diverses « sciences » de l’esprit, d’une manière semblable que la science de la nature étudie cette dernière.[17] La liberté de l’individu, selon cette vision, a une définition très limitée, selon Pagani[18], Corinne Doria[19] et Goldmann (les Lumières expliquent « la détermination de la volonté humaine par des facteurs naturels et sociaux[20] »). La liberté renvoie ainsi surtout à la non-contrainte extérieure à l’individu, à un comportement se pliant à des intérêts objectifs et universels, mais rattachés à l’essence ou nature de l’individu quand il n’est pas contraint, par conséquent des intérêts et comportements intemporels et difficilement changeables.[21] Les systèmes moraux s’en trouvent aussi ébranlés : l’ordre moral féodal faisait un avec l’ordre socio-économique (l’Église avait un rôle productif, et les statuts sociaux étaient l’ordre voulu par Dieu), mais le marché capitaliste produit un individu qui n’a pas besoin de valeurs pour se guider ; il en résulte une véritable neutralité axiologique (il ne peut démontrer logiquement aucun système moral) et une grande diversité des systèmes moraux de l’individualisme, et donc des Lumières.[22] Selon Goldmann, les Lumières ont fait plusieurs essais pour fonder la morale sur l’individu, qui posent tous une tension irrésolvable entre le bien individuel et le bien collectif dont elles doivent se revendiquer parce que leur classe émergente veut justifier son projet de marché.[23] L’absence de morale inhérente à leur vision du monde, en même temps que la nécessité pour la classe de penser un ordre moral justifiant son projet, explique le recours fréquent chez les Lumières à la religion, et encore à la nature universelle de l’individu dès lors limitée dans sa liberté ; c’est-à-dire dans les deux cas une compromission sur leur combat contre les autorités religieuses et sur leur catégorie fondamentale de liberté.[24] La vision politique des Lumières est également tributaire d’un individu éternel, aux intérêts anhistoriques : l’individu, la société, l’humanité ne peuvent pas être transformés dans leur nature.[25] Les vices du monde des Lumières ne peuvent donc être, aux yeux de celles-ci, que la conséquence d’une tromperie qui aurait empêché les individus de suivre leur nature ou de la suivre de manière efficace, souvent des préjugés.[26] L’éducation et la connaissance défendues par les Lumières pour éliminer les préjugés ne pouvant venir d’une société globalement malsaine, elles sont souvent apportées dans cette pensée par un gouvernement ou un éducateur supposé être capable de s’élever au-dessus de la société.[27] Ce projet politique et son argumentation remettent généralement en question l’égalité des intelligences, ce qui est une autre compromission à une de leurs catégories fondamentales.[28] En somme, le changement politique, de même que l’ordre moral, sont tellement impensables pour une pensée aussi fixiste qu’ils l’obligent à remettre en question ses catégories fondamentales (égalité, universalité), ou encore des prémisses logiques (car un individu bon dans un monde malsain n’est pas possible).

Mais pourquoi les Lumières, qui ne sont pas « plus » bourgeoises que ne l’étaient les premiers individualismes, en arrivent-elles à ce mécanisme, qui a des incidences sur la morale et la politique ? Pour Goldmann, le mécanisme de la pensée des Lumières provient de la situation spécifique de la bourgeoisie des Lumières : celle-ci ne peut pas penser à sa prise du pouvoir autonome.[29] De même, Samir Amin affirme que pendant les périodes des « origines du capitalisme (du XIIIe au XVIe siècles en Europe) » et une bonne partie de « l’époque mercantiliste (1600-1800)[30] » donc durant les trois premiers individualismes, la monarchie absolue rend généralement possible le progrès de la bourgeoisie et du marché, notamment par des « protections royales des manufactures et des compagnies marchandes[31] ». Amin rejoint les analyses d’Alain Bihr, pour qui la monarchie a permis le progrès du marché et de la bourgeoisie en Europe essentiellement pendant la période protocapitaliste qui s’étale selon Bihr du début du XVe siècle jusqu’aux deux tiers du XVIIIe siècle[32] :

Par leur appui [celui des politiques mercantilistes de l’État absolutiste] à l’expansion commerciale et coloniale, dont le rôle moteur dans l’accumulation du capital marchand [c’est-à-dire dont le profit provient de l’échange de marchandises] et industriel [dont le profit provient de la production industrielle de marchandises] au cours de l’époque protocapitaliste n’est plus à démontrer ; par ces stimulations que constituent l’ouverture des marchés publics, la concession de privilèges ou l’érection de barrières douanières ; par l’octroi de prêts à taux bonifié ou nul, de subventions ou même directement de dons ; par l’effort pour réaliser un marché intérieur (protonational) unifié matériellement, fiscalement, administrativement. Les différentes fractions [principalement : marchande, industrielle et d’État] de la bourgeoisie y trouvent toutes leur intérêt, directement ou indirectement.[33]

L’État absolutiste arrive à gagner la loyauté de la noblesse (ou aristocratie nobiliaire), dont il alimente pourtant le déclin[34], et de la bourgeoisie, même s’il entrave

le développement du capital à divers titres : par sa fiscalité directe (les privilèges fiscaux, même réduits, accordés au clergé et à la noblesse, font peser cette dernière essentiellement sur les classes roturières dont fait partie le gros de la bourgeoisie), par le maintien des reliquats de la féodalité (les droits seigneuriaux qui entravent l’unification administrative, juridique, fiscale du territoire), etc. Enfin, comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, l’État absolutiste stérilise une partie du capital en offrant à la bourgeoisie des moyens de convertir ce dernier en titres nobiliaires par le biais de la terre et de l’office.[35]

Sorte d’entre-deux, l’absolutisme se place au-dessus de ces deux forces sociales principales incapables de prendre le pouvoir par elles-mêmes, trop faibles.[36] Mais Bihr va plus loin : il permet de comprendre ce qui différencie la situation de la bourgeoisie des Lumières vis-à-vis de l’État absolutiste, comparativement à celle de la bourgeoisie des deux premiers individualismes. En effet, le « bloc au pouvoir » dans l’État conduit, essentiellement au cours du XVIIe siècle, à une « fusion » d’une couche de chacune de ces deux classes, l’aristocratie nobiliaire (qui s’embourgeoise) et la grande bourgeoisie (qui s’anoblit et s’étatise) ; ce qui attache une partie de la bourgeoisie de la fin du XVIIe et du XVIIIe aux intérêts de la noblesse et au régime de la monarchie absolue qui les défend.[37] Cependant, le compromis entre noblesse et bourgeoisie n’est pas toujours le même, la bourgeoisie prenant très progressivement le dessus sur la noblesse, non seulement parce que la bourgeoisie que Bihr nomme « d’État » prend du temps à acquérir des postes dans celui-ci, mais aussi parce que les bourgeoisies marchande et industrielle ne se forment qu’avec l’aide substantielle du mercantilisme monarchique.[38] On comprend dès lors mieux le mécanisme des Lumières : celles-ci ont comme spécificité, entre tous les individualismes, d’être l’expression d’une bourgeoisie ayant obtenu (au cours d’une période qu’on peut situer du début du XVe à la fin du XVIIe) des positions et la facilitation de son développement dans un État absolutiste, État qui n’est encore pour elle qu’un frein relatif à ses affaires ; et une bourgeoisie anoblie, qui partage donc des intérêts, protégés par la monarchie, avec la noblesse. Cette classe n’a dès lors pas besoin de penser la transformation du régime et des institutions de l’État, d’où la défense fréquente chez les Lumières de monarques ou gouvernements non élus, mais « éclairés », comme étant seuls capables de s’élever au-dessus de la société (corrompue en entier) au profit du bien commun.[39] On trouve aussi là l’explication de leur tendance au réformisme, et de leur vision de la lutte politique et morale, qui s’arrête souvent à l’éducation permettant la lutte contre les préjugés ayant été suscités par des prêtres et des tyrans ; vision qui considère que le bien commun découle mécaniquement (directement ou indirectement) de la nature humaine que serait l’intérêt propre, si elle est exercée sans limitation (préjugés, privilèges, etc.).

Lucien Goldmann a décelé un renouveau de l’individualisme mécaniste, ou « rationalisme », à la fin de sa vie.[40] Dans un entretien de 1966, il rappelle qu’un irrationalisme dominait au début du XXe siècle à une époque de « crise fondamentale » pour le système capitaliste mondial.[41] Il rejoint en cela la périodisation de l’économiste Samir Amin selon lequel la première longue phase du capitalisme s’étend de « la révolution industrielle à l’après Première Guerre mondiale (1800-1920) », et dont la crise proviendra de ce que ce

système atténuait certaines contradictions sociales internes [« soit avec la paysannerie dans son ensemble (comme en France), soit avec l’aristocratie (Angleterre, Allemagne) », par des politiques économiques], mais en accusait d’autres, notamment la contradiction métropoles/colonies et le conflit des impérialismes. Ce sont ces dernières [contradictions] qui ont failli conduire à l’effondrement du capitalisme, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, dont est sortie la révolution russe.[42]

Après la Première Guerre, la forte croissance surmonte certaines des anciennes contradictions, et en crée de nouvelles :

La nouvelle organisation du capital et du travail créait simultanément les conditions pour qu’apparaisse un système nouveau de régulation, devenu objectivement nécessaire du fait que la tendance spontanée du capitalisme à la surproduction s’exacerbait. La productivité du travail, relevée dans de fortes proportions par la rationalisation taylorienne, aurait généré une production excédentaire, non absorbable si les salaires réels étaient restés relativement stables.[43]

En effet, c’est pour contrer la tendance à la surproduction qu’un nouveau système de régulation est pensé et formé après la Deuxième Guerre, où « la politique salariale nouvelle vise tout simplement à lier la progression des salaires réels à celle de la productivité », l’État ayant notamment pour rôle de généraliser ces pratiques par son action sur ses partenaires oligopolistiques puissants, et de donner le rythme en tant qu’employeur massif.[44] Il absorbe aussi les surplus de production, surtout par des dépenses militaires accrues et constantes.[45] Dans ce modèle de régulation, les investissements sont planifiés, permettant une plus grande stabilité qu’à la phase précédente, marquée par des cycles moyens de 7 ans.[46] Cette époque de compromis entre capital et travail a participé à changer l’idéologie socialiste relativement répandue dans la classe ouvrière et acquise à la fin de la phase précédente (faite de révolutions et de mouvements ouvriers forts), pour l’idéologie de la consommation de masse.[47] Mais la démocratie s’y érode, car l’ancien débat d’idées droite-gauche et bourgeoisie-prolétariat se soumet plus directement au consensus de la rationalité économique, à la gestion bureaucratique des classes moyennes, essentiellement de cadres et d’administrateurs, dans l’entreprise et l’État.[48] Cette analyse sociale et idéologique rejoint sensiblement celle du sociologue Alain Bihr : l’État passe du « rôle de simple garant du marché » à celui de « véritable gérant de l’ensemble du procès de reproduction sociale[49] ». La société est marquée par un « renforcement de la concentration du pouvoir politique dans l’appareil d’État et la centralisation accrue de cet appareil », lui-même davantage soumis qu’auparavant aux exigences du marché.[50] Or, selon Goldmann, la bourgeoisie s’était éprise d’un irrationalisme pendant la crise de la première phase du capitalisme, car la promesse des valeurs formelles des Lumières de liberté, de propriété, d’égalité, de tolérance, etc. était devenue concrètement irréalisable avec la crise économique, a fortiori avec les révolutions, les guerres mondiales et les fascismes.[51] Mais avec la nouvelle phase capitaliste après la Deuxième guerre mondiale, la foi en la réalisation mécanique, automatique, simplement par le développement capitaliste, de certaines promesses des Lumières, notamment celles de propriété (« conditions progressivement améliorées d’existence aux hommes ») et de liberté (le choix dans la consommation de masse), — a permis un renouveau rationaliste et donc mécaniste dans la pensée occidentale après la Seconde Guerre mondiale.[52] Ce que Bihr dit sur la concentration du pouvoir dans l’État et sa centralisation, et Amin sur la gestion planifiée de l’économie par des classes moyennes, Goldmann en trouve donc la projection dans une vision du monde qui

tend à leur [aux individus] enlever toute responsabilité, tout souci de leur propre existence et du sens de leur vie ; et cela veut dire précisément […] [leur enlever] toute réflexion, tout intérêt pour la problématique de l’histoire, de la transcendance, et même tout simplement pour la signification.[53]

En France, Goldmann observe plus précisément en sciences sociales et humaines la domination d’un structuralisme qu’il dit « non génétique » (au sens de genèse, d’origine et d’évolution sociohistorique), chez Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser et Raymond Aron, plusieurs étant cités par la narratrice dans le livre que j’étudierai, structuralisme ressemblant énormément à l’individualisme mécaniste des Lumières :

Cette philosophie […] tend à chercher dans la compréhension de l’homme des formes universelles et générales [souvent appelées des structures], et à éliminer toute problématique d’ordre axiologique, toute problématique portant sur le contenu [par opposition à la forme], sur le devenir historique, sur les problèmes concrets et spécifiques qui se trouvent dans telle forme littéraire ou dans telle réalité sociale ou historique.[54]

En sciences sociales, cette pensée s’en tient pour Goldmann à décrire des structures spécifiques (par exemple la parentalité) par leur seule organisation interne, de manière atomisée et isolée, la plupart du temps sans expliquer leur fonction par rapport à d’autres structures plus englobantes (par exemple le mode de production, l’État, le système de nations, etc.), ce qui l’amène souvent à une compréhension ahistorique de la société, ou encore à une vision fixiste de l’histoire.[55] L’historien marxiste Pierre Vilar émet des critiques semblables en 1973 lorsqu’il identifie, comme prétention du structuralisme, l’« autonomie des champs de recherche : soucieux d’une auto-explication par ses structures internes propres, chaque champ proclame inutile, inefficace voire scandaleuse, toute référence à une insertion dans l’histoire des cas étudiés.[56] » Il ajoute que le « projet même [du structuralisme], retrouvant la vieille métaphysique [des Lumières] de la “nature humaine”, est un projet idéologique ; [le projet] propose d’étudier les sociétés à partir de leurs “atomes” [des structures spécifiques] avant de les avoir observées au niveau macro-économique, macro-social.[57] » Quant à la théorie de Pierre Bourdieu, sociologue fameux, grande influence d’Annie Ernaux, presque inconnue du temps de Goldmann, elle comporte, selon le chercheur en philosophie et science politique Tony Andréani (et bien d’autres chercheurs en sciences sociales), à tout le moins un même fixisme social, une détermination tendanciellement complète des individus et des groupes sociaux par une reproduction sociale très rigide.[58]

La structure individualiste dans Les années d’Annie Ernaux

Annie Ernaux (1940-) a fait ses études supérieures dans les années 60 puis a enseigné à partir des années 70, avant de commencer à publier des œuvres littéraires dans les années 70. Son récit Les années (2008) me semble construit sur la vision individualiste-mécaniste, dominante après la Seconde Guerre et particulièrement en sciences humaines et sociales, c’est-à-dire au moment et dans les domaines où l’autrice s’est formée intellectuellement. La structure générale de ce récit est de 14 photos (parfois un groupe de photos), ou image de film, ou film[59] (je les résumerai souvent sous le terme de « photo ») jalonnant chronologiquement la vie du personnage principal[60], chaque document étant décrit, puis analysé par la narratrice. Ces documents sont encadrés (précédés et suivis donc) par deux chapitres d’un autre genre[61], rappelant des souvenirs de la narratrice-personnage qui se perdront quand elle mourra. Toute cette division n’est pas explicitée par un chapitrage (à part le premier chapitre « sans photo », séparé par un saut de page), mais on peut la dégager à l’aide du contenu et de la forme du récit. En effet, dans chaque chapitre « à photo » (je les appellerai ainsi), le document est d’abord l’objet d’une description dans sa composition, la narratrice parlant d’elle-même, présente sur la photo, et des autres présents, mais d’un point de vue extérieur, en les objectivant. Dans les premiers chapitres, il y a une indistinction entre les figures humaines décrites, mais peu à peu, une petite fille, née au premier chapitre à photo, obtient une place prépondérante dans le récit : d’abord elle est fondue dans le groupe des enfants[62], que la narratrice rassemble de manière indistincte sous les pronoms « on » et « nous » (aucune trace grammaticale ou de l’histoire ne nous permet encore de dire à ce stade si ces pronoms réfèrent seulement au personnage principal[63]). On réserve bientôt pour la petite fille, personnage principal, le pronom « elle » dans un usage bien précis : quand on ne lui accorde aucun référent immédiat, disposant le pronom le plus souvent au début d’un paragraphe et juste après la référence du document (en italique ou entre parenthèses, sauf à quelques rares endroits, comme aux pages 55 et 162), de manière à ce qu’on détache ce personnage de la stricte description de la photo. Par exemple, au sixième chapitre à photo, en début de paragraphe, et malgré que le paragraphe précédent (appartenant à la description de la photo donc) ne décrive même pas la petite fille à elle seule, on a : « C’est elle au deuxième rang, la troisième à partir de la gauche.[64] » La première occurrence de cet usage est au deuxième chapitre à photo[65], mais l’usage se systématise, sans aucune exception ensuite, à partir du quatrième chapitre à photo.[66] La narratrice est identifiable au personnage revenant sur sa vie, notamment à cause du projet d’écriture mis en abîme[67] dès la page 56 et périodiquement jusqu’à la fin :

C’est elle, et non la blonde, qui a été cette conscience, prise dans ce corps-là, avec une mémoire unique, permettant donc d’assurer que les cheveux frisés de cette fille provenaient d’une permanente […]. Et c’est avec les perceptions et les sensations [empirisme] reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante.[68]

Et déjà dans le premier chapitre à photo, l’incertitude (« qui doit dater », « sans doute », « 1944, environ ») sur le premier groupe de photos s’explique par le fait que la narratrice ne peut en avoir le souvenir parce qu’elle était trop jeune.[69] Autrement dit, un processus d’individuation se produit au cours des premiers chapitres, et cet individu est en plus assumé comme étant la source de la connaissance et de l’action (recueillir la documentation, décrire, écrire), une vision tout à fait individualiste. Dans chaque chapitre à photo qui suit l’émergence de l’individu (aboutie au quatrième chapitre à photo), le pronom « elle » sépare donc la description de la photo, qui s’en tient généralement à sa composition (objets et figures humaines présents) par des formulations impersonnelles, de sa contextualisation dans la vie du personnage, opération que rend explicite souvent un marqueur de temps (« alors[70] », « maintenant[71] », « il y a deux ans à peine[72] », etc.). Par exemple, au septième chapitre à photo, on dit que celle-ci « a été prise dans la période séparant le passage des examens et les résultats. C’est un temps de nuits blanches […] De sommeils dans l’après-midi d’où elle sort avec l’impression coupable de s’être mise hors du monde[73] ». Les paragraphes racontant au pronom « elle » utilisent aussi la troisième personne et des formes impersonnelles pour détailler le contexte, mais par ce premier pronom, la répartition des souvenirs s’effectue clairement entre la mémoire individuelle, fruit de l’expérience vécue, et la mémoire collective, apprise implicitement ou explicitement par l’intermédiaire d’autres figures ou de la documentation. Par exemple, au neuvième chapitre à photo, la narratrice distingue bien la connaissance issue du vécu (« elle ») de celle issue de la consultation ultérieure de documents d’époque (troisième personne du singulier, formes impersonnelles) :

Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines et à la mode. Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.) […] ferait apparaître[74].

De cette façon, à partir de la subjectivation du personnage au quatrième chapitre à photo, chaque chapitre à photo effectue en lui-même une subjectivation du personnage, le séparant des autres.

La séquence des paragraphes entremêlant « elle » et troisième personne est séparée, par un changement de paragraphe, d’une autre séquence, marquée par l’arrivée d’un usage spécifique des pronoms « on » et « nous », en plus de l’usage de la troisième personne, notamment de la forme « les gens ». Cet usage se systématise à partir lui aussi du quatrième chapitre à photo ; à la seule exception du dernier chapitre à photo qui débouche directement sur le chapitre sans photo et sous-entend que suivra l’acte d’écriture du récit que l’on a lu. L’usage spécifique du « on » se distingue de son usage habituel, l’usage impersonnel. Par exemple, sur une même page où se suivent les deux séquences décrites, on a un premier usage ainsi : « [le souvenir de ] la première fois où on lui [pronom dont l’antécédent est le « elle »] a dit, devant la photo d’un bébé assis en chemise sur un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, “c’est toi”, obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair[75] ». Et un second usage ainsi : « La France était immense et composée de populations distinctes par leur nourriture et leurs façons de parler, arpentée en juillet par les coureurs du Tour dont on suivait les étapes sur la carte Michelin punaisée au mur de la cuisine.[76] » L’usage de la seconde séquence fait du « on » un pronom personnel, qu’on peut souvent, mais non toujours, attribuer à la narratrice-personnage principal ; parfois, on peut l’attribuer à un groupe. L’usage du « nous » dans la seconde séquence se distingue aussi du « nous » habituel, pronom personnel de la première personne du pluriel. Il est généralement opposé, avec « on », aux « gens » et autres formes de troisième personne du pluriel, ce qui en fait un pronom personnel attribuable à la narratrice-personnage. Par exemple, au cinquième chapitre à photo, on a : « Ils [les « gens »] ne croyaient que dans le général de Gaulle pour sauver tout, l’Algérie et la France. », puis plus bas : « Nous qui avions le souvenir d’un visage sec sous un képi, petite moustache d’avant guerre, sur les affiches de la ville en ruine, qui n’avions pas entendu l’appel du 18 juin, étions ahuris et déçus par ces joues pendantes […].[77] » Comme les exemples en donnent un aperçu, le « on » et le « nous », dans cet usage particulier qu’en fait la troisième séquence de toutes (après la séquence de la description et la séquence du « elle ») dans chaque chapitre à photo tendent à pouvoir être interprétés comme personnels et comme faisant référence à la narratrice-personnage, même s’ils conservent généralement une ambiguïté de par leur usage habituel, et dans certains cas leur sens est à interpréter ou reste indéterminé. En effet, en plus des cas innombrables, comme ceux des exemples, où les détails attribués au « on » et au « nous » sont trop singuliers pour ne pas être individuels, on compte aussi des cas qui rendent explicite la signification du pronom, par exemple : « On changeait les assiettes pour le dessert, assez mortifiée [féminin, donc le « on » fait référence à la narratrice-personnage principal] que la fondue bourguignonne, au lieu des félicitations attendues, n’ait reçu qu’un accueil de curiosité assortie de commentaires décevants […].[78] » Mais d’autres cas laissent place à l’interprétation, comme juste au-dessus du précédent extrait : « La contraception effarouchait trop les tables familiales pour qu’on en parle. L’avortement, un mot imprononçable » ; et quelques rares cas vont jusqu’à rendre explicite une référence à un groupe, par exemple au neuvième chapitre à photo :

Plus que jamais les gens rêvaient de campagne, loin de la « pollution », du « métro boulot dodo », des banlieues « concentrationnaires » et leurs « loubards ». […]

Et nous qui avions moins de trente-cinq ans, que la pensée de « faire son trou », vieillir et mourir dans la même ville moyenne de province rendait mélancoliques [ce terme s’applique d’ailleurs au « nous » et au « on » ; il pourrait renvoyer au couple de la narratrice-personnage principal], est-ce qu’on ne pénétrerait jamais dans ce qu’on se représentait comme une cuvette grondante et survoltée.[79]

Dans tous les cas, contrairement à la seconde, la troisième séquence, qu’on pourrait appeler celle de la construction de la mémoire collective à partir du point de vue de la narratrice-personnage, joue sur l’ambiguïté de ces pronoms, en donnant une portée collective au témoignage individuel, le collectif provenant de l’individu plus souvent qu’autrement (le « on » et le « nous » sont souvent attribuables à la narratrice-personnage). La connaissance collective part de l’individu, capable d’universalité ; c’est une vision individualiste.

Le mécanisme (social, historique, moral) dans Les années

D’un bout à l’autre du récit de Les années, la mémoire (la connaissance et l’action de remémoration, d’écriture) se fonde sur l’individu narratrice-personnage, qui, bien que les traces de sa subjectivité ne se perçoivent qu’après les premiers chapitres à photo, assume la description des photos, la contextualisation d’elle-même en alliant sa mémoire et la recherche documentaire, puis la construction de la mémoire collective à partir d’elle-même en se cachant derrière des pronoms habituellement collectifs. En même temps, comme la pensée individualiste des Lumières, la narratrice-personnage principal voit l’individu comme une bête poursuivant son intérêt propre, intérêt lui-même objectivable, car intrinsèque à l’individu, ce qui mène cette pensée à un mécanisme (au sens d’une vision mécaniste) tout au long du récit. La nature inhérente à l’individu dans ce récit est plus particulièrement sociale : les structures sociales le font tout entier, et ainsi réduisent sa liberté à néant. Autrement dit, on retrouve une contradiction inhérente à l’individualisme des Lumières : l’individu est la source de connaissance et d’action, mais il ne peut que suivre des traits inhérents à tout individu. Je décèle d’abord ce mécanisme dans la justification sociale présente en chacune des séquences de tous les chapitres à photo ; à part ceux de l’enfance et du début de l’adolescence, c’est-à-dire les quatre premiers chapitres à photo, comme si les rapports sociaux n’avaient, à ce point, pas encore assez eu d’effet sur la narratrice-personnage. On dit d’ailleurs au quatrième chapitre à photo qu’« il n’y a rien dans l’apparence de cette adolescente [le personnage principal] qui ressortisse à “ce qui se fait” alors et qu’on voit dans les journaux de mode et les magasins des grandes villes[80] » ; et ce n’est qu’au cinquième chapitre à photo que cette justification se fait systématique, chapitre au début duquel on dit d’ailleurs que le personnage principal « connaît maintenant le niveau de sa place sociale[81] ». Chaque séquence de description de photo des chapitres à partir du cinquième est donc expliquée ou comprise par au moins un facteur social ; par exemple, dès la première description de photo (on remarquera que d’ailleurs les rapports sociaux y concernent la famille et non encore l’enfant) : « Dans cette pièce d’archives familiales — qui doit dater de 1941 — impossible de lire autre chose que la mise en scène rituelle, sur le mode petit-bourgeois, de l’entrée dans le monde.[82] » Il en est de même pour chaque séquence de contextualisation de photo dans la vie de la personnage, par exemple dans le sixième chapitre à photo : la personnage principal fait partie des « ignorées » de la classe parce qu’elle a honte de sa personne, à cause de la classe sociale de ses parents, de son anorexie (haine de leur corps chez les femmes), du fait qu’elle a été mise enceinte sans le vouloir (tabou du sexe, rapports hommes-femmes), et de son manque d’argent qui l’empêche de se payer les mêmes vêtements que ses collègues aisées de classe.[83] Enfin, il en est de même pour chaque séquence de construction de la mémoire collective ; par exemple, au onzième chapitre à photo, le fatalisme politique de la narratrice-personnage, étendu possiblement à toute la population française ou à un autre groupe (le « on » laisse un doute), s’explique par l’influence des médias, les mauvais coups du gouvernement de gauche, les morts du sida (qui est un véritable tabou dans le monde du récit et dans la réalité), etc.[84] Ainsi, dans le récit, les individus et groupes apparaissent pris dans une reproduction sociale complète (rien n’y échappe) et constante, comme dans le structuralisme en sciences humaines après 1945, où les structures atomisées (étudiées à elles seules, sans rapport avec d’autres ni avec des aspirations de groupes sociaux, donc sans possible tension ni changement) débouchent sur un fixisme social et historique.

Le mécanisme se voit aussi dans la structure cyclique du récit, qui, en plus d’enchaîner toujours les séquences de la même manière, aborde les mêmes thèmes et situations à chaque chapitre, c’est-à-dire que le récit plie les histoires individuelle et collective au retour cyclique des thèmes. Par exemple, le repas de famille, la politique institutionnelle, la consommation, la langue, etc. reviennent presque à tous les chapitres, souvent chacun dans un segment clos, comme si en tant que « structures » transhistoriques elles pouvaient rendre compte de chaque époque, des transformations historiques, de leurs significations. La dynamique historique collective réelle à laquelle le récit fait clairement référence est par conséquent trahie (ce terme n’est pas péjoratif), car pliée aux cycles du récit, à son fonctionnement profondément statique : que dire en effet d’un thème sur lequel rien n’a changé ? ou au contraire comment conserver un thème structurant de l’œuvre à travers les époques du récit, si ce thème devient marginal dans la vie réelle à telle époque ? C’est le cas du thème de la consommation. Le premier chapitre à photo traite de l’époque tout juste après la Seconde Guerre mondiale[85] : le souvenir de cette dernière s’oppose à la consommation à cause du rationnement[86], et la pauvreté la limite encore[87] ; la consommation n’est pas encore réellement massifiée, mais en relance.[88] Le deuxième chapitre à photo, qui se passe autour de 1949, n’est pas différent.[89] La consommation ne semble devenir accessible de manière massive (on le sait, car les formulations sont à la troisième personne du pluriel…) et prendre une importance culturelle imposante qu’au troisième chapitre à photo, se passant environ entre 1949 et 1955 : « Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient, suffisamment espacées pour être accueillies avec un étonnement joyeux, leur utilité évaluée et discutée dans les conversations. […] Il y en avait pour tout le monde […].[90] » Cette mise en récit par la narratrice correspond à la réalité que pointait Samir Amin plus haut (idéologie de la consommation de masse), mais aussi que pointe Alain Bihr. Plus précisément, Bihr parle d’une « euphorie de la croissance économique, du milieu des années 1950 au milieu des années 1970 », et des « illusions propres au fordisme et à sa “société de consommation” » qui se dissiperont après cette période.[91] Encore au cinquième chapitre à photo, autour de 1957, la narratrice rend compte avec justesse du bonheur populaire de la consommation, même si elle l’attribue aux « gens[92] » et parle peu du jugement que porte le personnage principal sur celle-ci à ce moment.[93] Au sixième chapitre à photo, autour de 1958-1959, pour la première fois, la consommation est vécue chez le personnage principal comme une honte, à cause de la distinction sociale par la consommation qu’elle subit de ses collègues plus aisées[94] ; et pour la première fois, cette même distinction est perçue par la narratrice dans le repas de famille.[95] Au septième chapitre à photo, autour de 1963, donc au milieu des années 70, la fin de l’euphorie selon Bihr, le rapport du personnage avec la consommation n’est pas abordé.[96] Mais le rapport des gens à la consommation y est clairement dévalorisé et ironisé par la narratrice.[97] La mémoire supposément collective rapportée par la narratrice, autrement dit, est en avance sur le rapport réel à la consommation. Ce décalage, et la séparation précédente du personnage d’avec « les gens » adorant la consommation, de même que la honte vécue ensuite, montrent clairement que la dévalorisation de la consommation appartient au regard singulier de la narratrice, qui développe au cours de sa vie qu’elle raconte une aversion en même temps qu’une obsession pour ce thème. Dans les derniers chapitres du livre, cette obsession ne reflète plus du tout le rapport collectif à la consommation, mais celui de la narratrice. En effet, Bihr rappelle que l’austérité est imposée au début des années 80 « par l’ensemble des gouvernements occidentaux », provoquant une « désastreuse contraction de l’ensemble du marché mondial[98] » ; il souligne

l’impuissance de l’État face à l’ampleur et la complexité des tâches nées de la crise économique [crise de la fin 70 et du début 80] : reconversions industrielles, reconversion professionnelle des salariés, montée du chômage de masse, lutte contre l’aggravation des inégalités et des exclusions consécutives à la crise, etc.[99]

Quant à elle, la narratrice continue, au douzième chapitre, autour de 1992, de parler d’une croissance économique et d’une consommation accrue qu’elle trouve insignifiantes, même si elle note en passant la difficulté de consommer pour les couches pauvres de la classe ouvrière.[100] La pression à la consommation lui semble aussi forte qu’avant la crise, et ne pas consommer est montré comme un goût individuel plus qu’une conséquence du manque de moyens causés par une crise qui d’ailleurs se fait peu ressentir dans tout le livre.[101] De plus, la fascination pour la marchandise, que la narratrice-personnage remarque chez les gens tout au long du livre, alors qu’elle développe une aversion sans être totalement détachée de la fascination, ne suit pas la « crise de sens » présente en réalité selon Alain Bihr.[102] Ce dernier affirme que, d’abord masquée par l’euphorie de la croissance et de la consommation, cette crise est plus sensible avec le tournant néolibéral des années 70-80, et elle ne provient pas de la marchandise en elle-même, mais bien d’un défaut propre à la société capitaliste en général, ce que Goldmann appelait l’absence d’une instance supra-individuelle :

Cette crise chronique tient, je [Alain Bihr] l’ai montré, au défaut d’ordre symbolique propre aux sociétés capitalistes développées: à leur incapacité à élaborer et maintenir un système un tant soit peu stable et cohérent de référentiels, de normes, de valeurs à l’intérieur desquels les individus puissent à la fois hériter du passé et se projeter dans l’avenir, communiquer entre eux, se construire une identité, en un mot donner sens à leur existence. Le symptôme le plus massif de cette crise, en même temps que sa solution illusoire la plus courante, réside dans le développement, au cours de ces deux dernières décennies [80 et 90], d’une individualité personnalisée, narcissique, autoréférentielle, qui n’accepte d’autre principe ou règle d’existence que son propre accomplissement.[103]

Au contraire, la narratrice-personnage décrit les gens des années 90 comme encore aussi fascinés et enthousiasmés par la consommation qu’auparavant.[104] En somme, la narratrice ne déroge pas, quant au thème de la consommation, même devant un changement réel (dans les capacités de consommation et dans le rapport à celle-ci), de son opposition développée dans les premiers chapitres entre son personnage dégoûté par la consommation et les « gens » qui en seraient béatement et éternellement fascinés. Ce récit tronqué de la mémoire collective tient du mécanisme de la vision de la narratrice, mais aussi de son présupposé individualiste qui fonde la connaissance dans l’individu.

Un autre signe du mécanisme se trouve selon moi dans le traitement par la narratrice des mouvements et luttes sociopolitiques. Déjà au premier chapitre à photo, les luttes collectives, à savoir la lutte contre l’occupation allemande de la France[105] et les luttes ouvrières[106], sont du passé et n’ont aucun présent. Les luttes, tout au long du livre, seront l’exception, et la norme sera la reproduction sociale entière. Le rapport du récit aux mouvements réels prend plusieurs formes mécanistes. Une première forme est le passage sous silence de mouvements réels. Par exemple, à part le grand moment de lutte collective dans le récit qu’est mai 68, traité au huitième chapitre à photo[107], les chapitres à photo qui couvrent les années 60-70, les 6 à 9[108], ne traitent que très marginalement de ce que Bihr décrit comme un

mouvement ouvrier offensif, tel que celui qui se manifestait encore en Europe occidentale à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque la grève générale de mai-juin 1968 en France trouvait un écho dans le “mai rampant” italien et les “grèves sauvages” allemandes, scandinaves, britanniques et nord-américaines.[109]

Une autre forme de rapport avec les mouvements collectifs qui revient souvent dans ce récit s’observe dans le cas de mai 68, qui sera foncièrement imprévu pour la narratrice-personnage, même si elle travaille elle-même dans une université, où a commencé le mouvement.[110] Une autre forme est que les mouvements collectifs dans le récit restent inexpliqués ; ou expliqués partiellement par la seule oppression des structures sociales, sans que les groupes se révoltant aient une quelconque agentivité historique, une conscience ou une organisation se développant progressivement avec les années. Par exemple, pour la narratrice, les étudiants de 68 se révoltent seulement contre l’oppression et la répression des mouvements progressistes[111], mais pour elle, et c’est tout le paradoxe, Mai 68 survient de nulle part, ne semble pas avoir de cause, surtout pas d’organisation ou signe préalable.[112] Un autre exemple est l’absence de contextualisation (sur les luttes des années 60, l’état des organisations ouvrières et des syndicats, le leadership syndical, etc.) et en conséquence l’incompréhension de la dynamique historique qui a mené à l’échec du mouvement ouvrier en mai 68 :

On [usage spécifique de ce pronom ici encore] ne s’avisait pas qu’il n’émergeait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement — qui ne bougeait pourtant presque plus — comme s’il n’y avait rien de mieux à obtenir que l’augmentation du pouvoir d’achat et l’avancée de l’âge de la retraite.[113]

Ce profond manque de compréhension des conditions subjectives (au sens collectif) qui mènent au mouvement social est tributaire d’une vision fixiste de la société et de l’histoire, rappelant le structuralisme, elle-même dépendante d’une vision individualiste des Lumières dans laquelle l’individu est guidé par une nature intrinsèque transhistorique. Il est tributaire aussi d’une vision fondamentalement individualiste où tel individu est jugé capable de rendre compte de l’histoire collective à partir de son point de vue, alors que celui-ci est forcément limité (comme ce récit en est l’exemple) ; ou encore jugé capable de se comprendre objectivement lui-même à partir de son point de vue, alors même qu’il n’arrive pas toujours à décrire la réalité collective objective sans faire intervenir son point de vue sur la société.

L’absence d’instance supra-individuelle dans une société de marché est source de préoccupation constante pour l’individu dans Les années, préoccupation sur la direction à prendre dans sa vie, sur un guide à trouver. Or, comme on l’a dit, cet individu ne se forme dans le récit qu’après un processus de subjectivation qui ne s’accomplit qu’au quatrième chapitre à photo[114], à l’adolescence vers les 14 ans du personnage principal (de 1941 à 1955[115]). Par conséquent, les préoccupations de sens de l’existence ne commencent qu’à partir de ce chapitre. En effet, au premier chapitre à photo, les enfants, dont fait partie le futur personnage principal, ne se posent pas la question de leur existence et de leur trajectoire.[116] Les « récit familial et récit social » décrits par la narratrice forment une instance supra-individuelle où les humains héritent de leur place, d’un sens à leur vie.[117] Au deuxième chapitre à photo, on montre que la compréhension de la place des individus dans le monde est donnée par la religion et les récits hérités.[118] Dans ce chapitre, la narratrice ne touche pas un mot sur d’éventuels questionnements par les adultes ou les enfants sur le sens de leur existence. Au troisième chapitre à photo, la religion est encore le guide de la vie pratique (rituels, messe, nourriture, etc.) et de la morale.[119] Mais dès le chapitre où se réalise la subjectivation du personnage principal, la narratrice commence à faire la distinction entre ce qu’on attend du personnage et ce que celui-ci fait en se cachant ; l’instance supra-individuelle n’est plus intégrée, mais hors de l’individu qui a désormais sa propre morale :

Constamment, elle s’irréalise dans des histoires et des rencontres imaginaires qui finissent en orgasmes le soir [il y a un tabou fort de la sexualité à cette époque] sous les draps. Elle se rêve en putain et elle admire aussi la blonde de la photo, d’autres filles de la classe au-dessus, qui la renvoient à son corps empoissé.[120]

Au chapitre suivant, l’absence de sens extérieur à la détermination de l’individu commence à susciter, chez le personnage, une recherche, l’écriture offrant déjà un sens :

Sans doute elle ne pense qu’à elle, en ce moment précis où elle sourit [sur la photo], à cette image d’elle qui fixe la fille nouvelle qu’elle se sent devenir […]

[il y a un réel retour à la ligne ici, comme dans un poème versifié] notant dans un calepin des phrases qui disent comment vivre — qu’elles soient dans des livres leur assure un poids de vérité, [exemple de phrase dans le calepin :] il n’y a de bonheur réel que celui dont on se rend compte quand on en jouit[121][.]

Autrement dit, dans le récit, l’émergence du questionnement sur la morale et la direction à suivre, comme distinction des autres individus et comme recherche, découle de la subjectivation du personnage, bref de la conscience individuelle. Peu à peu, l’écriture sera assimilée au sens de l’existence de la narratrice-personnage, à l’aboutissement naturel, convenable de sa vie, par exemple au huitième chapitre à photo.[122] Quant à lui, le quatorzième et dernier chapitre à photo rend explicite la signification globale du projet d’écriture dans le livre. En effet, l’approche de la mort et de la perte de mémoire annoncent la fin de la conscience individuelle, et donc la possibilité de la fin de l’individu :

C’est un sentiment d’urgence qui le [« son sentiment d’avenir »] remplace, la ravage. Elle a peur qu’au fur et à mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette, qu’elle avait dans ses premières années de petite fille [avant la subjectivation] — dont elle ne se souviendra plus. […] Peut-être un jour ce sont les choses et leur dénomination qui seront désaccordées et elle ne pourra plus nommer la réalité, il n’y aura que du réel indicible.[123]

Autrement dit, seule la conscience individuelle peut rendre compte objectivement de sa propre vie : c’est elle, et sa sauvegarde éventuelle par écrit, qui donne une réalité au « réel ». On retrouve la conscience individuelle comme fondement de la connaissance et de l’action. Mais le projet d’écriture conçu comme sauvetage de la vie individuelle a un présupposé qu’il faut examiner : l’individu n’existe pas à l’extérieur de lui-même, il n’existera plus à sa mort, et donc seule son œuvre d’écriture, biographique, le fera persister dans l’avenir. En effet, le personnage n’a à cet âge selon la narratrice plus de « sentiment d’avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes[124] ». Et les deux chapitres sans photo évoqués bien plus haut, qui encadrent le récit de vie (les chapitres à photo), expriment cette réduction de l’individu à sa vie intellectuelle. Le premier chapitre affirme que toutes les « images » mentales de l’individu « disparaîtront[125] » à sa mort, comme c’est le cas pour tous les individus.[126] Le dernier chapitre sans photo, au contraire du premier chapitre, n’est pas séparé par un saut de page du reste du texte, mais s’intègre dans le reste du texte, juste après le verbe « Sauver » (du dernier chapitre à photo…) qui annonce ce que le personnage a l’ambition de sauver par l’écriture, et dont le dernier chapitre sans photo constitue la liste[127]. L’intégration de ce dernier chapitre au récit signifie peut-être que le récit que l’on vient de lire, aboutissement de ce projet d’écriture dans la fiction, réalise pleinement le sauvetage de toutes les images de cette vie. Autrement dit, l’individu existe essentiellement dans sa conscience et son a

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