Recherche · Dossiers · Analyses
Toujours au devant

Les médias de gauche

Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG)

Derniers articles

Le moteur impérial du fascisme

3 juin, par Antoine Dubiau — ,
L'extrême-droite progresse partout dans le monde. Face à cette dynamique, la gauche s'écharpe notamment sur la bonne manière de la qualifier : certaines franges posent le mot (…)

L'extrême-droite progresse partout dans le monde. Face à cette dynamique, la gauche s'écharpe notamment sur la bonne manière de la qualifier : certaines franges posent le mot de fascisme, quand d'autres considèrent qu'une telle qualification manque de lucidité. Certains cadres analytiques peuvent peut-être permettre de sortir de ce débat miné et seront discutés lors d'une plénière de notre université de printemps 2025.

9 mai 2025 | tiré de Solidarités | Photo : Une pancarte contre le fascisme, Carnaval populaire et deter, Lausanne, 22 mars 2025 - Gustave Deghilage
https://solidarites.ch/journal/449-2/le-moteur-imperial-du-fascisme/

Dans un certain nombre de pays, l'extrême droite est aujourd'hui installée au gouvernement – à sa tête ou dans une coalition. Lorsqu'elle n'a pas formellement accédé au pouvoir, son hégémonie idéologique sur le débat public tire (encore plus) vers la droite une classe dirigeante radicalisée par la crise généralisée du capitalisme. À gauche, un vif débat s'est alors ouvert concernant la bonne manière de qualifier cette dynamique : est-il pertinent de parler de fascisation, voire de fascisme ?

Le débat pourrait sembler n'être que théorique, voire sémantique. En réalité, l'usage du terme fascisme, comme son refus, dessinent des perspectives politiques. Réduire le désaccord à sa seule dimension historico-théorique masque en effet la dimension affective et mobilisatrice du concept de fascisme lui-même pour une partie de notre camp.

Faiblesse des approches analogiques

Pour déterminer le caractère fasciste (ou non) de l'extrême droite contemporaine, l'histoire est souvent convoquée pour servir de référence. La démarche est alors analogique : il s'agit d'identifier les continuités et discontinuités entre fascismes historiques et formes contemporaines de l'extrême droite. Le remplissage d'un certain nombre de critères historiquement déterminés serait ainsi nécessaire pour qu'il apparaisse pertinent de qualifier comme fascistes des forces politiques contemporaines. La mobilisation de l'histoire du fascisme est évidemment nécessaire, mais son caractère généralement analogique mine d'emblée tout débat sur l'existence potentiel d'un fascisme de notre temps. Aucun consensus ne peut effectivement être trouvé dans l'établissement de « critères » du fascisme – leur nombre comme leurs modalités de remplissage pouvant être débattus sans fin.

Penser le fascisme, au passé comme au présent, nécessite plutôt de considérer la dynamique dans laquelle il s'inscrit, c'est-à-dire de le rapporter à son contexte plutôt que le figer dans ses formes historiques. La société des années 1920 et 1930 étant radicalement différente de la société d'aujourd'hui, l'impossibilité d'une reproduction à l'identique du fascisme est une évidence dont il n'est pas possible de se satisfaire.

Nouveau contexte, nouveau fascisme

Le caractère matérialiste d'une analyse réside toujours dans l'ajustement de ses catégories plutôt que dans leur fétichisation. Le cas du fascisme n'échappe pas à la règle : pour le penser dans son contexte, encore faut-il mettre en évidence les caractéristiques de ce dernier. S'il est impossible de proposer ici un panorama global de la société contemporaine, deux éléments saillants méritent d'être mentionnés afin de penser le « nouveau » fascisme – au-delà d'une certaine continuité idéologique sur la régénération nationale, qu'elle soit formulée en termes raciaux ou culturels.

L'analyse marxiste du fascisme comme produit du capitalisme permet de caractériser sa dynamique : au siècle dernier comme aujourd'hui, celui-ci s'enracine dans une profonde crise économique. Pourtant, le capitalisme a connu de profondes mutations lors de la centaine d'années qui sépare les deux situations.

D'une part, l'économie mondiale a fait l'objet d'un processus de transnationalisation au cours des quarante dernières années : l'État-nation apparaît de moins comme le principal cadre d'organisation de l'économie, les capitalistes collaborant désormais directement sur des marchés excédant le pouvoir régulateur national – lequel apparaît aujourd'hui affaibli face à la puissance du capital, alimentant ainsi une certaine crispation nationaliste.

D'autre part, la structure de classe elle-même a été radicalement transformée. L'antagonisme historique entre bourgeoisie et prolétariat n'a pas disparu, mais il s'est complexifié objectivement – avec le développement notable d'une « classe d'encadrement » composée d'agent·es subalternes de la domination du capital – et subjectivement – par la critique de l'identité ouvrière, masculine et blanche promue par le mouvement ouvrier traditionnel. La société capitaliste apparaît ainsi comme particulièrement atomisée, faisant ainsi de la « nation » l'un des seuls marqueurs identitaires auquel se raccrocher.

Dans les années 1920 et 1930, le mouvement ouvrier constituait le principal adversaire du mouvement fasciste dans l'arène politique. Ce dernier s'est alors construit sur le plan organisationnel contre le spectre de la révolution et du socialisme qui hantait encore l'Europe. La rétraction du mouvement ouvrier et l'avènement du néolibéralisme depuis les années 1980 changent radicalement les coordonnées politiques de la période. Leur principal rival dans l'arène politique étant désormais le néolibéralisme, ce sont avant tout des éléments idéologiques et discursifs de ce dernier que les forces fascistes vont chercher à digérer et reformuler à l'aune de leur projet de régénération national.

Ce nouveau contexte politique interdit toute fétichisation des formes historiques des régimes fascistes, qui n'étaient que la matérialisation historiquement située d'un certain rapport de force spécifique qui n'a plus cours. Il s'agit alors davantage de porter le regard sur le type de réaction politique que représente le fascisme.

Inscrire le fascisme dans l'histoire longue de l'impérialisme

Suivant les travaux sur le « fascisme tardif » d'Alberto Toscano, une analyse inscrite dans la longue durée est peut-être préférable aux analogies historiques. Comme d'autres, le théoricien italien caractérise certes la montée du fascisme comme un produit de la crise du capitalisme, mais il va plus loin en montrant que cette crise elle-même découle d'une forme de déclassement impérial.

Hier comme aujourd'hui, les capitaux occidentaux verraient effectivement leur hégémonie mondiale être contestée, menaçant le bon accroissement des profits. Du côté de la base sociale fasciste, le mode de vie impérial – qui repose structurellement sur l'échange inégal à l'échelle mondiale, c'est-à-dire sur l'exploitation asymétrique des ressources naturelles, du travail et des capacités de régénération écologique du reste du monde – serait également menacé. Il ne s'agit pas d'identifier une continuité entre fascismes historiques et contemporains, mais plutôt d'insister sur le fait qu'ils s'enracinent dans une histoire commune, celle de l'impérialisme occidental.

Ce geste permet de dé-singulariser certaines formes spécifiques du fascisme historique. Pour réfuter l'existence d'un fascisme contemporain, l'absence de milices organisées est souvent mise en avant. Une approche analogique considère effectivement un tel critère comme essentiel, tout en l'appréhendant de manière figée. Au contraire, l'inscription du fascisme dans l'histoire longue de l'impérialisme permet de montrer que la forme même du parti-­milice trouve sa source dans la violence coloniale européenne de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Elle s'opposait aussi à la puissance du mouvement ouvrier traditionnel, qui s'appuyait lui aussi sur des franges paramilitaires.

Aujourd'hui, l'exercice fasciste de la violence raciale s'inscrit dans un autre contexte impérial, marqué par le capitalisme globalisé – ainsi que la faiblesse d'un mouvement prolétarien organisé. Ses sources se trouvent donc davantage dans la répression policière (dont les moyens techniques se sont grandement accrus lors du dernier siècle), la violence aux frontières et l'incarcération de masse.

Hier comme aujourd'hui, la violence fasciste ne se caractérise donc pas par un changement de nature, mais plutôt par un changement d'échelle et une institutionnalisation d'autant plus importante de formes de violence étatique pré-existantes.

Fascisme mondial ou fascisation du monde ?

La crise de l'hégémonie impériale des puissances occidentales nourrit ainsi la montée de mouvements fascisants, voire fascistes, au sein de leurs régimes libéraux. Par-­delà les spécificités nationales, cette dynamique peut apparaître comme un véritable rouleau compresseur. Au sein d'une partie de la gauche, le spectre d'un « fascisme mondial » entretient ainsi des inquiétudes légitimes, mais trompeuses sur la véritable nature de l'ennemi auquel nous faisons face. Cette formule laisse effectivement penser qu'un régime transnational serait en train de se constituer à l'échelle de la planète, par la collaboration des extrêmes droites au-delà des frontières nationales au sein desquelles elles opèrent traditionnellement.

Malgré certaines apparences, aucun « fascisme mondial » ne se profile. L'identification courante d'une « internationale fasciste » participe notamment de la confusion. Un certain nombre de dirigeant·es d'extrême droite, ayant ou non accédé au pouvoir, semblent effectivement se soutenir dans la conquête du pouvoir – comme en témoigne par exemple l'implication d'Elon Musk dans les récentes élections fédérales allemandes. Toutefois, cette collaboration n'a rien de définitif : les gouvernements fascisés, voire fascistes, gardent la défense des intérêts suprêmes de la nation comme raison d'être.

Porter le regard sur la politique impériale des gouvernements fascisés permet d'y voir un peu plus clair. Dès son retour au pouvoir, Donald Trump a radicalement réorienté l'impérialisme étasunien en revenant à une forme particulièrement stricte d'unilatéralisme. Le retrait des États-Unis d'un certain nombre de cadres internationaux de collaboration se fait effectivement au nom du slogan America first qui témoigne de la primauté des intérêts étasuniens sur tout autre rationalité politique. La prise du pouvoir par l'extrême-droite au sein d'États européens apparaît alors comme une donnée relativement secondaire, qui n'infléchira pas la vassalisation du Vieux continent que visent Donald Trump et son gouvernement. Leurs revirements sur la question des taxes douanières participent de la même stratégie impérialiste visant à raffermir la puissance des capitaux américains dans l'économie mondiale, dans une guerre commerciale contre la Chine. Le piétinement de l'Ukraine doit également être lu à cet aune : le sort du peuple ukrainien n'est que secondaire pour le pouvoir étasunien, qui privilégie la négociation avec le Kremlin pour tirer profit de l'agression russe. Ces exemples sont des facettes d'un seul et même unilatéralisme aux accents fascistes.

Le risque auquel nous faisons face aujourd'hui n'est pas celui d'un « fascisme mondial » mais plutôt celui d'une fascisation du monde : les extrêmes droites fascisantes se soutiennent dans la conquête du pouvoir, mais leurs affinités idéologiques ne les conduiront pas nécessairement à collaborer dans une seule et même direction politique. Sans surprise, leur attelage apparaît donc profondément instable, sclérosé par la concurrence capitaliste-­impériale dont mouvements et régimes fascistes sont le produit.

Antoine Dubiau

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

DOGE : un accélérationnisme réactionnaire

3 juin, par Yves Citton — , ,
Les premiers mois du gouvernement Trump 2 doivent-ils conduire à caractériser celui-ci comme fasciste, pré-fasciste, post-fasciste, vecto-fasciste, ludo-fasciste ? Derrière (…)

Les premiers mois du gouvernement Trump 2 doivent-ils conduire à caractériser celui-ci comme fasciste, pré-fasciste, post-fasciste, vecto-fasciste, ludo-fasciste ? Derrière Elon Musk qui joue à faire un salut nazi, on peut mettre à jour une autre filiation – plus dérangeante pour nos habitudes de pensée, mais peut-être plus utile pour la préparation de contre-attaques à la hauteur des défis du présent.

Yves Citton est professeur de littérature et médias

En 2013 paraissait un Manifeste pour une politique accélérationniste, signé par Nick Srnicek et Alex Williams, émanant de cercles intellectuels d'une gauche radicale réunis dans les années 1990 autour de Nick Land et Sadie Plant à l'Université de Warwick sous le nom de CCRU (Cybernetic Culture Research Unit). On y trouvait, entre autres choses, cinq propositions majeures :

a) Contrairement à ce que l'on entend souvent, le capitalisme n'opère pas aujourd'hui comme un vecteur d'accélération, mais comme un poids qui nous enferme dans les contraintes de structures légales et économiques obsolètes (la propriété privée des moyens de production, la course compétitive au profit, l'indifférence envers les conséquences environnementales de l'optimisation économique).

b) L'une des tâches cruciales d'une gauche réellement progressiste et écologique doit être de se réapproprier les innovations technologiques (numériques et autres) pour libérer le temps humain des processus susceptibles d'être automatisés.

c) Nos infrastructures techniques étant désormais interdépendantes à l'échelle globale, c'est à cette échelle planétaire et sur ces infrastructures que doivent porter les revendications et les actions politiques les plus urgentes.

d) Du double fait de cette échelle planétaire et des contraintes temporelles relatives à l'urgence climatique, l'attachement de la gauche radicale à l'horizontalité des processus de décision politique (assemblisme, spontanéisme, primat du bottom up) doit être non abandonné, mais reconsidéré pour coordonner des actions bien plus larges et plus ambitieuses que ce qui se fait depuis vingt ans.

e) La priorité stratégique des mouvements progressistes doit porter sur la constitution de médias de masse capables d'élaborer et de diffuser à l'échelle internationale le nouvel agenda révolutionnaire appelé par notre situation historique sans précédent.

Une traduction française de ce manifeste a paru dans Multitudes en 2014, dans une indifférence à peu près générale (à peine teintée d'hostilité condescendante)[1]. Outre quelques maladresses qu'on pouvait reprocher avec raison à ce texte – son ton inutilement polémique et méprisant envers « l'écologie folklorique » des zad et des résistances locales, une insuffisante prise en compte des problèmes réellement posés par le prométhéisme industriel – ses thèses principales semblent plutôt avoir été refoulées que réfutées (ou même combattues).

Douze ans plus tard, Elon Musk occupe la Maison Blanche et son Department Of Governmental Efficiency (DOGE) dévaste les institutions fédérales états-uniennes sous les coups brutaux d'une armée de jeunes programmeurs brandissant les IA génératives comme leur arme ultime et leur principal drapeau de ralliement. Parmi les nombreuses interprétations possibles du moment présent, voir dans le DOGE un retour du refoulé accélérationniste mérite peut-être une brève réflexion.

Plus que mal formulé, le manifeste accélérationniste a été mal entendu. Son ton velléitaire était perçu comme obsolète parce qu'il datait (et se revendiquait) d'une époque où la gauche assumait des postures non seulement rebelles mais audacieuses et programmatiques. Cela paraît désormais inaudible pour une gauche crispée sur des positions purement défensives et, de fait, « conservatrices » (dans tous les sens du terme : défendre les acquis, sauvegarder l'environnement, préserver l'État social). La proposition d'un découplage entre appareillages techniques (automation) et systèmes juridico-économiques (capitalisme), avec son pendant de nouvelle alliance possible entre infrastructures numériques et politiques progressistes (comme les années 1990 avaient pu rêver d'une telle alliance), tout cela est littéralement tombé dans l'oreille de sourds. N'en payons-nous pas le prix avec les ravages commis aujourd'hui depuis la Maison Blanche (mais aussi avec ce qui se met en place du côté du Parti Communiste Chinois) ?

La récupération droitière

En intitulant son livre La rébellion est-elle passée à droite ?[2], Pablo Stefanoni formule une clé importante pour comprendre notre époque. De façon comparable, on peut observer comment, au cours de la décennie, l'accélérationnisme est passé à droite. Nick Land, le provocateur-inspirateur du CCRU de Warwick, a dérivé vers des positions assimilées à l'extrême-droite, au point d'être triomphalement récupérable du côté d'un Dark Enlightenment qui veut davantage accélérer l'effondrement de l'État-providence que le dépassement du capitalisme. Sa critique de longue date d'élites universitaires décrites comme sectatrices abruties d'une Church (« Église ») s'inscrit parfaitement dans l'anti-intellectualisme du mouvement MAGA.

Plus généralement, Eoin Higgins a bien analysé la façon dont, au cours de la dernière décennie, des voix influentes au centre-gauche du spectre politique états-unien se sont fait récupérer par des agendas et des médias d'extrême-droite (Glenn Greenwald, Matt Taibbi). Mais il analyse surtout la façon dont des magnats du numérique et de la finance (Peter Thiel, Elon Musk, Marc Andreessen) ont déplacé la lutte politique en mettant en place une puissance médiatique bien plus efficace et conquérante que ce dont pouvait rêver le manifeste accélérationniste pour la gauche progressiste[3].

Une redoutable alliance s'est progressivement constituée autour d'un accélérationnisme d'extrême-droite qui, comme celui de Srnicek et Williams, compte lui aussi dépasser la phase actuelle du capitalisme (point a extrait de leur manifeste ci-dessus), en misant sur les développements technologiques et l'automation (point b), la verticalité (point d) et la conquête des médias (point e) – et cela à l'échelle planétaire (point c). C'est bien le programme stratégique du manifeste accélérationniste qu'ils ont implémenté au cours des dix dernières années, tandis que les forces de gauche concentraient leurs forces sur la glorieuse bataille (perdue) des retraites[4] (quand elles ne se déchiraient pas autour de la laïcité ou de l'accusation d'antisémitisme).

Même s'il n'inscrit pas ses analyses dans les méandres complexes de cette dérive droitière de l'accélérationnisme, Lorenzo Castellani, dans un article du Grand Continent paru le 8 novembre 2024, a donc eu parfaitement raison d'annoncer, dès la victoire électorale de Donald Trump, la prise du pouvoir par les tenants d'une accélération réactionnaire[5]. Le recours à de nouvelles technologies porteuse d'automation, l'instrumentalisation politique des médias (numériques et autres), le primat d'une certaine efficacité (informelle) sur le respect scrupuleux des règles instituées (bureaucratiques), une vision explicitement articulée à l'échelle planétaire (particulièrement dans le domaine des ressources, mais aussi des forces sociales et des dynamiques médiatiques), et surtout l'affirmation du besoin d'aller-plus-vite dans nos réactions collectives à des menaces existentielles (quitte à court-circuiter des procédures désirables en elles-mêmes mais irréalistement chronophages) : tout cela caractérise assez précisément l'agenda (haïssable) du DOGE, emblématisé par la personne (détestable) d'Elon Musk.

Les leçons à tirer de cette convergence autour d'un programme accélérationniste peuvent bien entendu être radicalement opposées. C'est un triomphe facile pour les critiques. Voyez donc où mènent vos appels (anti-démocratiques) à une « efficacité » fétichisée pour elle-même, vos courts-circuits technosolutionnistes, vos rêves d'emprise médiatique et vos soifs de verticalité : à un gouvernement mafieux qui brutalise ses employés, avant de brutaliser sa population en supprimant des services sociaux et des réglementations environnementales, sous prétexte de remplacer le tout par des IA dociles, qui multiplieront les profits comme le pouvoir d'une élite technocapitaliste !

Mais on pourrait aussi retourner la perspective : que se serait-il passé si – au lieu des gouvernements Obama et Hollande – les Démocrates états-uniens ou une gauche européenne un peu radicale avaient entrepris d'accélérer les bifurcations socio-écologiques dont nous savons avoir dramatiquement besoin ?

Un accélérationnisme réactionnaire

Et si le problème n'était pas tant l'accélérationnisme que son orientation réactionnaire ? Et si c'était parce que la gauche n'a pas voulu entendre la proposition d'un accélérationnisme progressiste que nous prenons dans la figure un accélérationisme néo-féodal ? Et si – malgré toutes les apparences du contraire (des apparences qui nous plombent le moral et l'horizon) – c'était parce que nos sociétés ont réellement progressé vers davantage de droits, de démocratie, de respect des minorités, d'anti-autoritarisme et d'esprit critique que les forces réactionnaires se voyaient aujourd'hui contraintes de recourir précipitamment à davantage de brutalité et de contrainte pour espérer maintenir les privilèges et les dominations en place ?

Ce qui est clair, c'est l'inversion d'un certain sens de l'histoire qui caractérise la récupération droitière de l'accélérationnisme issu du CCRU. Au lieu d'orienter un dépassement du capitalisme vers un revenu universel, la réduction des inégalités, l'émancipation des minorités, la décolonisation, la justice sociale et la transition écologique, les nouveaux accélérationnistes promeuvent le tourisme spatial pour millionnaires, le dynamitage de l'éducation publique et de l'État social, le démantèlement de toute réglementation environnementale et le retour aux bonnes vieilles valeurs du passé (travail, famille, patrie). Ils n'hésitent pas à précipiter la fin du monde, pour prévenir à tout prix la fin du capitalisme.

Pour qui a fréquenté les textes des années 2013-2015 (en particulier le manifeste xénoféministe du collectif Laboria Cuboniks[6]), le programme idéologique revendiqué par un Vivek Ramaswamy (candidat républicain aux primaires, collaborateur précoce et éphémère du DOGE) se lit comme un renversement symétrique – caricaturalement réactionnaire – des thèses de l'accélérationnisme progressiste. Parmi les dix « Vérités » proclamée par son livre Truths de 2024, on trouve en effet : « 1. Dieu est bien réel ; 2. L'agenda du changement climatique est un canular (hoax) ; 3. Une frontière ouverte n'est pas une frontière ; 4. Il n'y a que deux genres. […] 6. La famille nucléaire est la plus grande forme de gouvernance connue de l'humanité. 7. Le racisme à l'envers est bien du racisme. 8. Le nationalisme n'est pas un vilain mot.[7] »

On peut se gausser de telles déclarations, comme on peut s'étonner d'une articulation topologiquement contradictoire entre une accélération technologique (vers l'avant, forward, vorwärts !) et retour en arrière idéologique (vers le bon vieux temps passé de la suprématie masculine blanche). L'important est de comprendre le vide dans lequel s'engouffre le succès actuel du mouvement MAGA – un vide qui doit peut-être beaucoup à l'incapacité de la gauche à entendre le manifeste accélérationniste et à articuler un programme à la hauteur des défis du présent.

Le refoulé bureaucratique

La méthode du Department Of Governmental Efficiency d'Elon Musk est move-fast-and-break-things. Leur accélérationnisme est brutal, et essentiellement destructeur. Entre stratégie du choc et inondation de la zone, leur pulsion les pousse à ne rien respecter de l'existant, à tout remettre à plat, à identifier ce qui était vraiment nécessaire au nombre cris de détresse et de victimes causés par sa suppression. Les conséquences en sont d'ores et déjà terribles – comme il se doit, puisque le DOGE s'attaque de façon très ciblée à tout ce qui empêche la clique trumpienne de tyranniser la planète pour son profit partidaire et financier à court terme.

La question n'est toutefois pas (seulement) de percer à jour les motivations éhontées et cyniques de la MAGA-mafia, mais de comprendre ce qui l'a portée au pouvoir, et ce qui pourrait consolider (provisoirement ?) sa tyrannie – au cas où la réaction à la réaction (le backlash d'auto-défense populaire contre le backlash populiste) ne conduisait pas la clique trumpienne à être éjectée de la Maison Blanche avec du goudron et des plumes. Si toutes les administrations fédérales semblent pouvoir être impunément brutalisées, c'est que le DOGE surfe – temporairement ? – sur la double vague d'un fort ressentiment (contre les lourdeurs, les irritations et les aberrations de la surabondance de red tape) et d'un puissant mantra (l'automation promise par le déploiement des IA).

Avant de coloniser la planète Mars, l'accélérationnisme réactionnaire promet de réduire les absurdités, les coûts et les tyrannies d'une bureaucratie que tout le monde déteste (souvent pour de bonnes raisons), mais que les forces identifiées à la gauche se trouvent défendre de façon généralement acritique et quasi-pavlovienne – alors même qu'une tradition progressiste, autour d'un Cornélius Castoriadis, en avait fait un objet majeur d'analyse critique dans les années 1960. La question est bien entendu complexe et, ici comme ailleurs, l'idéologie qui porte le DOGE relève bien davantage de l'enfumure hypocrite (truffée de fake news et de fausses solutions) que d'un effort sincère de rationaliser l'État fédéral.

En France comme aux USA, nous savons que les dynamiques de reproduction de nos existences engagent des interdépendances trop complexes, imbriquées et multi-couches pour être abandonnées au bon (ou mauvais) vouloir des acteurs individuels. Nous avons évidemment besoin de formalisations législatives, de catégorisations légales, de réglementations, de dispositifs de surveillance et de contravention pour « sécuriser » nos interactions au sein de ces interdépendances. Ce sont ces structures bureaucratiques qui permettent à la plupart d'entre nous de jouir de certains droits fondamentaux, que le coup d'État trumpiste piétine insolemment, révélant leur terrible fragilité à ceux qui s'en croyaient protégés – une fragilité dont avaient depuis longtemps une conscience douloureuse ceux qui s'en trouvaient de facto partiellement exclus. Que cela nous plaise ou non, un État centralisé (à Paris ou à Bruxelles) est nécessaire pour coordonner et « enforcer » de tels droits. Et, de par l'échelle de ses prérogatives, un tel État comporte nécessairement sa part de lourdeurs, de lenteurs et de rigidités – frustrantes mais inévitables.

Quoique le libertarianisme technocapitaliste soit clairement une idéologie simpliste et funeste, quoique certains combats contre les règlementations écologiques (de la part des millionnaires et des corporations complices de Trump, comme de la part de la FNSEA) soient attribuables à un ancien monde qui refuse de voir une certaine réalité en face, nous avons tous et toutes nos expériences concrètes de multiples procédures bureaucratiques dont les effets vont à l'encontre du bon sens comme des finalités qu'elles visaient originellement. Dire que toute machine (administrative) comporte sa part de frictions est vrai, mais insuffisant.

Ce qui répand un sentiment de rigidité, d'aberration et de révolte parmi nous – sentiment qu'instrumentalise le DOGE –, c'est un mode de formalisation bureaucratique qui a pour but avoué de créer les conditions de la confiance à l'échelle de nos sociétés tentaculaires, mais qui a pour effet de mécaniser une défiance funeste pour le corps social. C'est cette défiance, systématisée par ce mode de formalisation, qui se retourne violemment contre les agents de l'État fédéral à travers les licenciements brutaux opérés aujourd'hui par le DOGE.

Si le vectofascisme théorisé par Grégory Chatonsky[8] peut surfer sur le ressentiment causé par cette défiance, s'il peut se réclamer d'une certaine rhétorique anarchiste (en elle-même respectable), c'est que la gauche officielle (celle des partis politiques) a abandonné une valorisation de l'informalité – et de la confiance qui doit l'accompagner –, qui a pourtant nourri les mouvements progressistes de tous les temps (non sans se retourner occasionnellement en terreur sanguinaire…). Au niveau (très local) des pratiques de terrain, comme à celui (très médiatique) des conversations concrètes, nous avons besoin d'informalité : faire et dire les choses selon ce qui convient aux aspérités du moment, plutôt qu'à un règlement formalisé et décrété en haut lieu.

Au niveau local : les cultivateurs pratiquant la permaculture sont effectivement mieux placés que des fonctionnaires parisiens ou bruxellois pour savoir quand (ne pas) respecter le cadrage nécessaire mais abstrait de règles générales (largement tuyautées par ls lobbies agro-industriels). Au niveau médiatique : une partie du charme exercé par l'histrionisme de Trump tient à ce qu'il dit tout ce qui lui passe par la tête, sans aucun égard pour les règles du politiquement correct ou de la simple décence, avec un mépris affiché (et désormais vengeur) pour tout ce qui relève de la loi, de la constitution ou des formalités judiciaires. Ce dernier exemple montre à la fois que nous avons effectivement besoin de normes, mais aussi que les plus importantes ne prennent peut-être pas la forme de règles formelles, édictées de haut et enforcées par un appareil punitif, mais plutôt celle d'une politesse endémique, dont le lien avec la politique doit être réinstauré[9].

L'important est que la prévalence de la formalisation bureaucratique dont nous héritons des XIXe et XXe siècles est en partie responsable de rigidités, d'aberrations et de lenteurs d'un business as usual que les évolutions actuelles de nos menaces écologiques et sociales ne permettent pas de poursuivre à l'identique. Il faut aller plus vite et plus loin – plus radicalement et plus souplement – dans la transformation-transition-bifurcation de nos modes de (re)production. L'accélérationnisme progressiste tentait (maladroitement) de faire face à ce défi. Son refoulement a ouvert un boulevard à l'extrême droite, qui y a investi ses pires tendances.

Au nom de la lutte contre le red tape, les gaspillages et les lenteurs administratives, le DOGE démantèle des systèmes de protection étatiques dont nous avons tous et toutes besoin – laissant les renards opérer sans entraves dans un poulailler enfin libéré, déchaînant sous couvert de « libération » une licence autorisant ceux qui tiennent le couteau par le manche à prélever toutes les livres de chair qu'ils souhaiteront de celles et ceux qui subissent leur tyrannie. Le nouveau livre du philosophe Brian Massumi analyse admirablement à la fois les causes (médiatiques) qui ont permis à cette licence de s'emparer du pouvoir exécutif et les effets (politiques) qui permettent à l'exécutif, par cette même licence, d'ignorer et d'écraser toutes les résistances provenant d'autres branches (supposées indépendantes) de la démocratie représentative[10].

Qu'est-ce que l'efficacité gouvernementale ?

Les historien.nes à venir devront analyser finement ce qui s'est dit et passé dans les débats idéologiques et les luttes de pouvoir faisant certainement rage aujourd'hui au sein du DOGE. Initialement lancé comme co-dirigé par Elon Musk et Vivek Ramaswamy (l'auteur des dix vérités de Truths évoqué plus haut), ce Département de l'Efficacité Gouvernementale (dont le sous-titre accélérationniste affiché sur son site web est « Le peuple a voté pour des réformes majeures[11] ») a rapidement vu une partie des idéologues se réclamant de la guerre au red tape abandonner le navire (ou être jeté par-dessus bord). Avant la fin janvier, Vivek Ramaswamy, partisan d'« emprunter la voie réglementaire et légale pour dégraisser l'État fédéral et faire des économies » était victime du mantra trumpien (You're fired !), laissant Musk tout seul pour verticaliser l'anarchie à partir d'une vision « technocentrée [qui] entend transformer le gouvernement de l'intérieur, en modernisant notamment la technologie et les logiciels fédéraux afin de maximiser l'efficacité et la productivité de l'administration américaine[12] ». Ramaswamy voulait réduire l'emprise des régulations « pour favoriser la croissance dans le long terme », tandis que Musk veut du chiffre, « pour diminuer les dépenses » tout de suite, en affichant chaque jour sur X le nombre de contrats « terminated » et de fonctionnaires limogés – s'attirant les critiques d'une partie de la droite, qui lui reproche sa « sloppiness » irréfléchie[13].

Derrière les postures d'un X-Terminator amphétaminé à une verticalité/brutalité aux relents de révolution culturelle maoïste, l'un des opérateurs idéologiques majeurs du DOGE est à chercher dans la hype actuelle sur les malnommées Intelligences Artificielles génératives[14]. Les (fausses) promesses de « remplacement » de l'humain par des IA renversent ici leur valeur : de cauchemar d'un chômage généralisé, elles deviennent rêve de réduction des coûts, de « rationalisation », de « modernisation » et d'« efficacité ». Le DOGE casse allégrement tout ce qui entrave son programme réactionnaire en promettant de tout reconstruire demain, en mieux et gratis, par la grâce des IA génératives, qui sauront optimiser la computation des big data pour trouver à chaque problème son algorithme.

Les premiers mois de 2025 auront ainsi été une grande expérimentation exhibant à ciel ouvert la stupidité des intelligences artificielles et de leurs manipulateurs décervelés. La censure de l'Enola Gay comme propagande wokiste peut servir d'emblème aux aberrations bureaucratiques d'une IA censée remédier aux aberrations bureaucratiques – et la multiplication de telles inepties mérite certainement de faire des gorges chaudes, en une période où les rires sont bien trop rares.

Mais qui peut dire, à ce stade, s'il est délirant ou simplement ambitieux de vouloir réaménager en quelques mois, comme l'annonce le DOGE, les 60 millions de lignes de code de l'Administration de la Sécurité Sociale de son substrat en langage COBOL, hérité des années 1950, vers un langage plus récent et plus efficace ? Les plus grandes banques ont essayé de le faire depuis des années, et la plupart y ont renoncé. Tant que COBOL fonctionne (pas trop mal), pourquoi vouloir absolument le mettre au goût du jour, en prenant le risque bien réel de crasher le système, avec des conséquences humaines terribles pour les plus précaires des Américains [15] ? D'un autre côté, qui aurait pu croire, il y a dix ans seulement, que DeepL atteindrait aussi rapidement son degré actuel de fidélité, et d'« efficacité » (qui ne remplace pas le travail d'une traducteurice littéraire, mais qui rend d'inestimables services automatisés) ?

Es Musk nicht sein !

En composant son dernier quatuor à cordes, Beethoven a écrit en marge de la partition : Muss es sein ? Es muss sein ! (« Cela doit-il être ? Cela doit être ! »). Le dramatique coup d'État actuellement en cours aux USA rejoue ce questionnement sur le mode de la farce tragique. Musk es sein ? Même si l'arbre accélérationniste ne saurait cacher la forêt réactionnaire, même si l'histrionisme mafieux de Trump n'agite la mascotte de l'automation que pour mieux asseoir sa dictature – et mieux se remplir les poches par des tactiques de pump-and-dump[16] – c'est un certain destin des fausses promesses et des vraies puissances des IA qui se joue aussi dans le moving fast du DOGE[17].

Derrière la vengeance punitive, derrière la violence vectofasciste, derrière la destruction ciblée de ce qui fait tenir ensemble une société, c'est une rencontre (tragi-comique) de notre époque avec ses besoins d'accélération qui se joue sur la scène états-unienne. Aussi désolant soit-il, l'épisode trumpiste est à prendre comme un catalyseur de clarification. De l'usage des IA au velléitarisme des executive orders, le principal enseignement à en tirer est que les forces progressistes ne devraient pas différer plus longtemps leur confrontation à la question accélérationniste. Celle-ci ne saurait se réduire à un impératif de moving fast, et encore moins aux facilités du breaking things. Elle ne tient pas non plus à faire la part de ce qui doit aller « de l'avant » et de ce qui devrait revenir « en arrière ». Elle consiste plutôt à tenter de comprendre et discriminer – analytiquement et expérimentalement, pragmatiquement et consensuellement – ce qui gagnerait à être accéléré, ce qui devrait au contraire ralentir, et ce qui demande à être préservé.

Ainsi, dans le cas des IA, la question n'est pas d'être pour ou contre, de croire à leurs promesses ou de les récuser. Alors que la bulle spéculative tente de les imposer de force dans tous les interstices de nos vies – où aucun besoin réel ne se fait sentir, sinon celui d'étendre l'emprise du capitalisme de plateforme –, la véritable proposition accélérationniste consiste à se demander où et pourquoi les faire intervenir, quels espaces gagnent à en être préservés, et quelles formes d'agirs humains se découvrent à leur contact et à leur contraste. Loin de vouloir tout précipiter et tout digitaliser, un accélérationnisme « de bon aloi » chercherait à spécifier les domaines d'expérience et de collaboration où nous n'avons pas besoin d'IA – ni même d'électricité, les deux finissant par se rejoindre tangentiellement. Non pas muss es sein ?, mais plutôt qu'est-ce qui a besoin de se faire avec elles, ou protégé d'elles ?

La première réponse, insuffisante mais évidente, est claire : es Musk nicht sein. La rapidité et de verticalité dont se targuent les occupants actuels de la Maison Blanche illustrent moins une raison accélérationniste, dont les IA seraient le vecteur privilégié, qu'un tropisme tyrannique bien identifié par Spinoza dans son Traité politique de 1677 : « Si Sagonte succombe pendant que les Romains délibèrent, il est vrai aussi que la liberté et le bien commun périssent lorsqu'un petit nombre d'hommes décident de tout par leur seule passion[18] ».

La reconstruction commence maintenant

À moyen ou plus long termes – à l'horizon des échéances électorales à venir en Europe comme aux USA – l'accélérationnisme réactionnaire trumpien doit impérativement être instrumentalisé et retourné pour accélérer les transformations, les convergences de fond et les revendications constitutives des mouvements progressistes. Les élections canadienne et australienne paraissent déjà refléter un rejet endémique envers le backlash trumpiste. La gigantesque casse socio-écologique en cours aux USA forcera nos sociétés à reconstruire d'autres normes et d'autres institutions sur le grand chantier de démolition traumatisé par les tronçonneuses de l'extrême droite.

Ici aussi, le véritable ennemi des forces progressistes seront les choix faussement binaires (accélérer ou ralentir, l'économie ou l'écologie, etc.). Il faut sans attendre travailler à l'élaboration de programmes communs qui puissent à la fois assouplir les contraintes envers les moins bien munis et mettre les nouvelles technologies d'automation au service de la réduction des inégalités et des nuisances environnementales. Bien accélérer – dans la bonne direction – implique d'écouter (ce qui prend le temps de l'étude et de la conversation), et non seulement de calculer (ce qui peut être automatisé par la computation).

Contrairement aux hantises apocalyptiques dont profite Trump pour accélérer la fin du monde (sous la promesse fumeuse de rendre sa grandeur passée à l'Amérique grâce à un repli sur soi obsidional), un accélérationnisme progressiste doit à la fois se donner le temps de la consultation et se donner la confiance dans la possibilité d'un avenir désirable pour toutes et tous. On ne le répète pas assez : nos ressources planétaires sont plus que suffisantes pour satisfaire tous les besoins fondamentaux de toutes les populations (et pas seulement les caprices des Américains ou des Européens).

Sous couvert de lutte contre l'antisémitisme et le wokisme, Trump a d'excellentes raisons de s'en prendre en priorité aux politiques de DEI : le défi du progressisme est d'accélérer la réalisation d'une Diversité, d'une Équité et d'une Inclusion promises, et faisant l'objet de larges aspirations à l'échelle planétaire, mais encore terriblement en souffrance. À nous de relever ce défi authentiquement progressiste. Sans attendre.

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le yuan peut-il remplacer le dollar d’ici 2050 ?

3 juin, par Haifei Lu — , , ,
Le dollar a été déstabilisé par la stratégie d'escalade tarifaire chaotique de la Maison Blanche. Il reste dominant dans les transactions internationales mais sa crédibilité (…)

Le dollar a été déstabilisé par la stratégie d'escalade tarifaire chaotique de la Maison Blanche. Il reste dominant dans les transactions internationales mais sa crédibilité s'érode. Le yuan avance à pas mesurés sur la scène mondiale, dans une logique d'alliances monétaires et d'encerclement. Il s'agit moins de remplacer le roi dollar que de créer un monde monétaire multipolaire dont le yuan serait un des grands pôles.

22 mai 2025 | Tiré d'Asialyst

La trêve commerciale conclue le 12 mai 2025 entre Washington et Pékin a offert un répit bienvenu aux marchés mondiaux. Pourtant, sous cette accalmie apparente se cache une réalité plus inquiétante pour les États-Unis : celle d'une crédibilité en berne. Affaibli par des mois d'escalade tarifaire, un dollar en perte de vitesse, et une stratégie commerciale chaotique, le leadership financier américain est mis à mal. Les investisseurs étrangers, autrefois friands de bons du Trésor et d'actions américaines, se montrent désormais plus prudents face à la volatilité du billet vert.

Pendant ce temps, Pékin joue une autre partition. Loin des flamboyances diplomatiques, la Chine avance prudemment mais résolument vers l'internationalisation de sa monnaie. Avec le lancement en 2023 du Swap Connect, un dispositif inédit permettant aux investisseurs offshore d'accéder au marché chinois des produits dérivés de taux d'intérêt, et son optimisation en mai 2024, la Banque populaire de Chine (banque centrale) renforce l'attractivité des actifs libellés en RMB. À ce jour, plus de 12 000 transactions ont été enregistrées, pour un montant total de 6 500 milliards de yuans (soit environ 900 milliards de dollars). Pékin ne se contente plus de dénoncer l'hégémonie du dollar : elle construit patiemment une alternative, adossée à des réformes concrètes et à une intégration régionale renforcée. Dans ce contexte, la montée en puissance du yuan n'est plus une simple hypothèse, mais une stratégie géopolitique méthodiquement déployée sur le long terme.

La part du dollar américain, quoique dominant dans les réserves de change, diminue au fil du temps, tandis que celle des autres devises augmente.

Le « R5 », stratégie monétaire des BRICS

Le yuan chinois s'impose progressivement comme une alternative stratégique au dollar américain parmi les membres des BRICS et au-delà, dans un contexte où les sanctions occidentales, notamment contre la Russie, ont mis en lumière les risques de dépendance au système financier dominé par Washington. De Moscou à Buenos Aires, en passant par Téhéran, Dacca et Brasilia, les exemples se multiplient : la Russie, étranglée par l'exclusion du système de virements interbancaires SWIFT et le gel de la moitié de ses réserves en devises, effectue désormais plus de transactions en roubles-yuans qu'en roubles-dollars. L'Argentine, confrontée à une crise économique chronique, a puisé 2,7 milliards de dollars en yuans dans son swap avec Pékin pour rembourser le FMI. L'Iran, frappé par un embargo sévère, préfère aujourd'hui facturer son pétrole en yuans qu'en dollars. Le Bangladesh a réglé ses importations russes de centrales nucléaires en yuans. Et le Brésil, poids lourd de l'Amérique latine, a signé un accord avec la Chine pour régler leurs échanges commerciaux en monnaies locales. Derrière cette montée en puissance du yuan, c'est une volonté partagée d'échapper à l'arme monétaire américaine, de renforcer une souveraineté économique malmenée, et de construire un ordre financier multipolaire.

La dédollarisation prend aujourd'hui des allures de stratégie concrète pour de nombreux États désireux de reprendre la main sur leur politique monétaire et de contourner une hégémonie financière jugée intrusive et punitive. Dans ce cadre, les BRICS avancent sur la création d'une monnaie commune, le R5, fondée sur un panier de devises nationales, une idée inspirée des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI. Selon une proposition de Paulo Nogueira Batista Jr., ancien vice-président de la Banque de développement des BRICS, les parts du R5 seraient fixées en fonction du poids économique des membres : 40 % pour le yuan, 25 % pour la roupie, 15 % pour le rouble et le real, et 5 % pour le rand sud-africain. Ce panier, initialement arrimé au DTS, permettrait d'amortir la volatilité en équilibrant des monnaies aux cycles économiques opposés, exportateurs de matières premières d'un côté (Brésil, Russie, Afrique du Sud), importateurs de l'autre (Inde, Chine).

Le R5 pourrait d'abord être une unité de compte, sans émission physique ni remplacement des monnaies nationales. Sa version digitale serait utilisée pour les règlements entre banques centrales, servant aussi de monnaie de réserve et d'épargne, sans nécessiter la création d'une banque centrale unique. En lieu et place de l'or, sa valeur serait plutôt garantie par des obligations émises par la future banque du R5, à l'image du modèle du dollar. Dans cette configuration, le yuan, par son poids et son usage croissant, est bien placé pour piloter cette internationalisation monétaire tout en s'abritant derrière la démarche collective des BRICS. À long terme, le R5 pourrait s'étendre comme moyen de règlement et réserve officielle, notamment pour les banques centrales du Sud global, si des plateformes régionales en monnaies locales émergent.

Mais ce projet n'est pas sans obstacles : l'hétérogénéité des économies BRICS complique la coordination, tandis que la convertibilité limitée de certaines devises, en particulier le yuan et la roupie, freine leur rôle de monnaies de réserve. Par ailleurs, le manque de confiance institutionnelle entre les membres et le scepticisme des marchés internationaux, qui voient ce projet comme politique plus que stable, risquent d'entraver son adoption. Le contrôle étroit du yuan par Pékin suscite aussi des craintes de domination unilatérale au sein du groupe. Le R5 incarne ainsi l'audacieuse volonté du Sud global de refaçonner l'ordre monétaire international. Mais son succès dépendra moins des discours que de la capacité des BRICS à bâtir un cadre institutionnel crédible, inclusif et solide, condition indispensable pour que cette ambition devienne réalité.

Comment Pékin soutient la montée en puissance du yuan

L'internationalisation du renminbi a réellement pris son envol en 2009, dans le sillage de la crise financière mondiale, alors que des doutes croissants s'élevaient sur la stabilité du système monétaire international dominé par le dollar. En l'espace de quinze ans, la monnaie chinoise est passée d'un usage international quasi nul à une présence significative sur les marchés mondiaux, une progression marquée certes par des à-coups, mais constante. Cette dynamique s'explique par plusieurs facteurs : les premiers effets des réformes des systèmes de règlement, l'expansion continue de la taille de l'économie et du commerce chinois, l'ouverture progressive (et parfois irrégulière) du compte de capital, les fluctuations du taux de change du renminbi (ou RMB, nom officiel du yuan) face aux principales devises internationales comme le dollar américain, le renforcement de la coopération monétaire et financière internationale, et surtout, l'impulsion donnée par la Banque populaire de Chine elle-même, fer de lance de cette montée en puissance.

Ce processus s'est structuré autour de réformes profondes, marquant une transition majeure d'un modèle fondé sur le commerce transfrontalier à un modèle tourné davantage vers les flux financiers. Si le commerce avait été le principal moteur à l'origine, les investissements directs, les placements en titres et les prêts bancaires ont désormais pris le relais, avec un volume de transactions en RMB largement supérieur à celui généré par les échanges commerciaux. Cette évolution a été soutenue par une série d'innovations financières : la mise en place des dispositifs Stock Connect entre les Bourses continentales chinoises et Hong Kong, du Bond Connect ou encore du Swap Connect, ont renforcé l'accessibilité des investisseurs étrangers au marché obligataire chinois. La Banque populaire de Chine a également stabilisé le marché offshore en émettant régulièrement des bons à Hong Kong et en favorisant le développement d'instruments financiers libellés en RMB, tels que des options, des futures, des ETF et des fonds immobiliers cotés (REITs). En parallèle, l'intégration du RMB dans le panier des Droits de Tirage Spéciaux (DTS) du FMI – avec une pondération passée de 10,92 % en 2016 à 12,28 % en 2022 – a constitué une reconnaissance internationale de son poids croissant.

Le RMB a aussi commencé à jouer un rôle dans la cotation des matières premières mondiales, avec 24 produits financiers internationaux ouverts aux investisseurs étrangers, et un montant de règlements transfrontaliers atteignant 2 100 milliards de yuans en 2023 (soit l'équivalent de 300 milliards de dollars). Par ailleurs, l'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie (BRI) a servi de vecteur d'expansion stratégique du RMB, grâce à une coopération monétaire renforcée avec les partenaires de la BRI et une réduction des coûts de conversion pour les entreprises. Enfin, la Chine a considérablement développé ses infrastructures de paiement, notamment à travers son système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS), qui a traité 175 000 milliards de yuans de paiements transfrontaliers en 2024 (+43 % sur un an), pour un total cumulé proche des 600 000 milliards. Dans un contexte mondial de remise en question de la domination du dollar, ces transformations techniques, économiques et institutionnelles renforcent la crédibilité du RMB comme alternative crédible et pérenne sur la scène monétaire internationale.

En chinois, le mot désignant la monnaie s'écrit avec deux idéogrammes : 货币. Le premier, 货 (huò), signifie « marchandises », « biens », tandis que le second, 币 (bì), désigne la « monnaie » ou « devise ». Autrement dit, dans la pensée chinoise classique, l'argent (币) n'est pas une abstraction : il est indissociable des biens qu'il permet d'échanger (货). Cette association reflète le pragmatisme chinois classique, nommant les choses en fonction de leur usage concret. Cette référence linguistique s'inscrit dans la même veine que les ambitions chinoises pour le yuan. Dans une économie mondiale fragmentée et en recomposition, Pékin cherche moins à imposer sa devise comme symbole de pouvoir abstrait qu'à l'ancrer dans des circuits réels d'échange, qu'il s'agisse de commerce bilatéral, de financement d'infrastructures, ou de flux d'investissement dans ses marchés financiers.

La réforme économique chinoise à l'épreuve du leadership mondial

Qu'est-ce qui fait d'une monnaie nationale une devise internationale ? Trois critères sont essentiels : la taille, la liquidité, et la crédibilité.

D'abord, l'économie émettrice doit être d'envergure mondiale, en termes de PIB, de commerce extérieur, et de marchés financiers. Une telle dimension assure une intégration profonde dans les échanges mondiaux, et donc une influence certaine dans le choix des devises utilisées à l'international. Ensuite, le pays doit disposer de marchés financiers développés, liquides, appuyés par des infrastructures robustes, une diversité d'instruments financiers et une certaine ouverture du compte de capital. Enfin, la crédibilité de l'économie, de son système financier et de sa monnaie est cruciale : elle repose sur la stabilité macroéconomique, une banque centrale indépendante, un cadre réglementaire transparent, la protection des droits de propriété et un climat propice à l'investissement.

C'est dans cette optique que la Chine a entamé une refonte profonde de son modèle économique depuis son entrée dans l'OMC en 2001. Le commerce extérieur a longtemps été le moteur de sa croissance, atteignant un pic de 64 % de dépendance au commerce en 2006 selon les données de la Banque mondiale. Mais cette dépendance excessive a engendré des déséquilibres : pression à la hausse sur le yuan, tensions commerciales accrues, et vulnérabilité stratégique face aux cartels internationaux de matières premières. Sans oublier les critiques récurrentes sur une politique de prédation des ressources mondiales. En réponse, la Chine a progressivement réorienté sa trajectoire : en 2023, son taux de dépendance commerciale est retombé à 37 %.

Ce recentrage s'est accéléré après la crise financière de 2008, mais c'est en 2020 que Pékin a théorisé un nouveau paradigme : la « double circulation ». L'idée ? Articuler un modèle dans lequel la circulation intérieure devient la force motrice de la croissance, tout en maintenant des échanges extérieurs dynamiques. Cette stratégie est désormais au cœur du 14e Plan quinquennal et s'est matérialisée par l'appel, en avril 2022, à construire un « marché national unifié ». Objectif : briser les cloisonnements locaux, éliminer les protections régionales et créer un grand marché intérieur fluide, capable de soutenir une croissance autonome.

Le pilier de cette réforme ? La mise en marché des facteurs de production, désormais étendue aux données, aux côtés du travail, de la terre, du capital et de la technologie. La Chine mise sur une économie numérique puissante, en industrialisant les technologies digitales et en modernisant les secteurs traditionnels. Depuis 2020, cette stratégie a stimulé la productivité grâce à une intégration croissante du facteur « données » dans les chaînes de valeur.

Mais derrière ces mutations, la véritable force du modèle chinois réside dans son économie mixte unique, comme l'analyse l'économiste chinoise Jin Keyu. Elle met en lumière l'agilité institutionnelle née de la compétition entre provinces, qui accélère l'innovation et la croissance. Or, au-delà de cette dynamique, c'est surtout la cohabitation stratégique entre les entreprises publiques et privées qui fait la différence. Loin d'être antagonistes, ces deux piliers se complètent.

Prenons l'économie numérique : les entreprises publiques construisent les infrastructures de pointe, pendant que les entreprises privées, comme ByteDance ou DeepSeek, innovent sur les applications et les usages. Résultat : des succès mondiaux, une consommation intérieure dopée et une présence technologique chinoise accrue sur la scène internationale. DeepSeek, un modèle d'IA développé à Hangzhou, a même fait vaciller les marchés boursiers américains, causant un choc temporaire pour les entreprises d'IA cotées.

Mais cette montée en puissance ne signifie pas pour autant une volonté d'hégémonie. La Chine n'a aucun intérêt à remplacer les États-Unis comme puissance dominante mondiale. Entrer dans ce que les politologues appellent le « piège de Kindleberger », où le nouveau leader doit assumer les coûts de la stabilité globale, les responsabilités diplomatiques et le risque de conflits croissants, serait contraire à sa vision. Pékin affiche au contraire l'idée d'une ascension pacifique, fondée sur l'interdépendance économique, le multilatéralisme, et le respect des souverainetés.

Le yuan comme pôle de stabilité

Toutefois, la seule puissance économique de la Chine ne suffit pas à faire du renminbi une monnaie véritablement globale. L'histoire rappelle que la domination monétaire ne suit pas automatiquement la montée en puissance économique. Les États-Unis ont dépassé le Royaume-Uni en PIB dès la fin du XIXème siècle, mais Londres est restée la capitale financière du monde. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale, et surtout après 1945, que le dollar a pris le relais, soutenu par une influence militaire, institutionnelle, technologique et culturelle sans équivalent.

La Chine, malgré son statut de superpuissance manufacturière (seul pays au monde possédant toutes les catégories industrielles répertoriées dans la classification industrielle des Nations Unies) et sa croissance soutenue, ne dispose pas encore d'un réseau d'alliances structuré, ni d'un système financier suffisamment ouvert et fiable pour garantir la liquidité et la confiance nécessaires à une monnaie de réserve globale. Son budget militaire reste le tiers de celui des États-Unis, et sa présence géopolitique demeure limitée, avec 2 bases militaires à l'étranger (comparé aux centaines des États-Unis) et une unique alliance formelle avec la Corée du Nord. À l'inverse, les États-Unis bénéficient d'un ancrage stratégique via l'OTAN, l'AUKUS ou le QUAD, et d'une capacité à externaliser les coûts de leur puissance grâce à l'internationalisation du dollar.

Pour autant, l'histoire n'est pas linéaire. Des événements imprévisibles peuvent accélérer ou bouleverser les équilibres existants. La domination américaine repose sur un modèle de consommation intense voire insoutenable, des déséquilibres commerciaux chroniques et un système politique de plus en plus instable, comme l'a illustré la politique erratique de Donald Trump. Sa « Trade War 2.0 », relancée en 2025, pourrait, par effet boomerang, pousser Pékin à accélérer la mise en place d'alternatives financières crédibles, et renforcer l'attractivité du yuan dans les échanges Sud-Sud. En somme, si le yuan n'a pas vocation à remplacer le dollar d'ici 2050, il pourrait néanmoins devenir un des piliers d'un système monétaire plus fragmenté, où coexisteraient plusieurs pôles de stabilité.

C'est un modèle hybride, pragmatique et encore en évolution que la Chine propose : une superpuissance qui cherche moins à dominer qu'à transformer l'ordre existant depuis l'intérieur. Si l'avenir du renminbi en tant que monnaie internationale reste incertain, il est clair que la Chine entend s'appuyer sur sa puissance commerciale et financière pour transformer lentement le yuan en une devise de référence fonctionnelle.

Par Haifei Lu

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Quelle riposte à la guerre commerciale de Trump ?

3 juin, par Arnaud Zacharie — , , ,
Pour faire face à la guerre commerciale de Trump, qui vise à imposer la domination américaine et affaiblir les régulations environnementales, sociales et numériques, l'UE doit (…)

Pour faire face à la guerre commerciale de Trump, qui vise à imposer la domination américaine et affaiblir les régulations environnementales, sociales et numériques, l'UE doit refuser aussi bien l'escalade tarifaire que la logique de soumission, et apporter une réponse stratégique basée sur la coopération, la durabilité et la solidarité internationale.

Carta Academica est un collectif d'universitaires belges qui a décidé d'intervenir dans le débat public

L'Administration Trump a déclaré une guerre commerciale au reste du monde. En particulier, elle a annoncé lors du « Liberation Day » du 2 avril 2025 l'imposition de « droits réciproques » sur toutes les marchandises importées et s'est lancée dans une escalade tarifaire d'une ampleur inédite avec la Chine (145%). Certes, ces annonces ont été revues à la baisse à de multiples reprises en fonction des réactions des partenaires commerciaux et des marchés financiers. Il n'en reste pas moins que les droits de douane en vigueur représentent, même après les suspensions et exemptions annoncées, un puissant choc protectionniste qui ébranle les chaînes de production mondiales.

Il s'agit moins d'une rupture qu'un durcissement de la politique commerciale appliquée lors du premier mandat de l'Administration Trump. La même rhétorique présentant les États-Unis comme les victimes d'accords commerciaux inéquitables est mobilisée. Les droits de douane permettent selon cette rhétorique de faire d'une pierre trois coups : réduire le déficit commercial, relocaliser les industries et enregistrer d'importantes recettes fiscales.

Bien que s'inscrivant dans la continuité de son premier mandat, l'ampleur et la radicalité de ce durcissement, s'il était confirmé, provoquerait une rupture radicale avec l'ordre économique mondial post-1945 dirigé par les États-Unis. Il est crucial pour le reste du monde, à commencer par l'Union européenne et les pays en développement, de prendre la mesure de cette rupture radicale et de s'y adapter.

L'impact économique aux États-Unis

Les droits de douane peuvent s'avérer utiles pour protéger des industries naissantes et des secteurs stratégiques, garantir la souveraineté alimentaire ou se prémunir contre la concurrence déloyale et le dumping social ou environnemental. Mais la stratégie de l'Administration Trump, qui consiste à imposer des droits de douane sur quasi toutes les marchandises de presque tous les pays, a toutes les chances de manquer sa cible et de provoquer plusieurs effets contre-productifs.

D'ailleurs, la stratégie des droits de douane appliqués lors du premier mandat de l'Administration Trump a été un échec : le déficit commercial des États-Unis a augmenté de 870 à 1 173 milliards de dollars entre 2018 et 2022, l'impact sur la réindustrialisation et les emplois a été nul, les recettes douanières n'ont représenté que 2% des recettes publiques et le coût des droits de douane a été quasi intégralement payé par les ménages américains[1].

La Chine a en outre rendu coup pour coup et n'a pas hésité à suspendre les exportations de terres rares dont les secteurs stratégiques américains ont besoin. La faiblesse des États-Unis est que leurs exportations vers la Chine sont très centrées sur les produits agricoles, que la Chine peut facilement trouver auprès d'autres fournisseurs comme le Brésil, alors que de nombreux biens importés de Chine concernent des équipements électroniques et des composants industriels essentiels pour les entreprises américaines[2].

L'impact économique dans le reste du monde

La guerre commerciale ayant des effets sur les chaînes de valeur mondiales, personne n'est épargné par ses conséquences économiques et sociales. Les entreprises et les consommateurs doivent faire face à la hausse des prix et les pays dont l'économie repose sur les exportations vers les États-Unis sont directement pénalisés.

Le choc est brutal pour les pays en développement, qui se voient privés des préférences commerciales en plus des programmes de l'USAID dont ils bénéficiaient. Quant à l'Union européenne, outre le coût des droits de douane, elle risque de voir affluer sur son territoire les produits bon marché que la Chine ne peut plus exporter aux États-Unis. Déjà, les droits de douane imposés le 12 mars par les États-Unis sur l'acier et l'aluminium se sont directement traduits par des exportations croissantes d'acier chinois en Europe, incitant la Commission européenne à appliquer des mesures de sauvegarde pour protéger la sidérurgie européenne.

La stratégie politique de Trump

La stratégie commerciale de l'Administration Trump, qui traite ses alliés sur le même pied que ses rivaux stratégiques, s'inscrit dans une stratégie politique plus large. Les droits de douane sont ainsi utilisés comme levier de négociation pour refonder l'ordre international selon les intérêts économiques et idéologiques de l'Administration Trump, qui défend une conception « néo-impériale » des relations internationales et un ordre mondial fondé sur la domination plutôt que sur la coopération[3].

C'est dans cette optique que l'Administration Trump revendique le contrôle des minerais stratégiques (au Groenland, au Canada, en Ukraine), des routes maritimes (le canal de Panama), des données personnelles (en contestant les réglementations de l'UE sur les services numériques). L'objectif de puissance est également monétaire, selon la stratégie du conseiller économique en chef de l'Administration Trump, Stephen Miran[4], qui vise à utiliser la menace des droits de douane et de la fin du parapluie militaire américain pour forcer les autres puissances à accepter de collaborer pour opérer une dévaluation du dollar et financer la dette américaine à long terme à des taux d'intérêt faibles.

C'est aussi dans cette optique qu'elle cherche à imposer son idéologie conservatrice de la société en exigeant la fin des politiques de diversité, des réglementations environnementales, du droit à l'avortement ou du cordon sanitaire contre les partis d'extrême droite dans les pays européens.

Comment répondre à la stratégie de Trump ?

Etant donné que le coût des droits de douane de l'Administration Trump est essentiellement payé par les ménages américains, il n'est pas indiqué d'y répondre en faisant la même chose ; mieux vaut laisser le gouvernement des États-Unis se tirer une balle dans le pied, et chercher d'autres partenaires commerciaux plus fiables[5].

Il est néanmoins crucial de riposter, car il s'agit d'un rapport de force et d'un moyen de coercition utilisé par l'Administration Trump pour imposer ses vues économiques et idéologiques. Le défi consiste à frapper fort en ciblant les talons d'Achille des États-Unis tout en restant inflexible dans la défense des valeurs de démocratie, de coopération et de solidarité et d'un modèle de société juste et durable.

L'Administration Trump veut éviter aux géants du numérique d'être soumis aux législations européennes qui protègent les données personnelles ou qui empêchent la désinformation et les propos haineux sur les réseaux sociaux ? Il faut non seulement appliquer ces législations, mais aussi cibler les profits enregistrés par les filiales de ces géants dans l'UE et les milliardaires qui les possèdent et qui soutiennent la politique du président Trump[6].

Trump veut empêcher les politiques de lutte contre le dérèglement climatique et démanteler le Green Deal ? L'UE pourrait cibler les produits qui ne respectent pas les normes environnementales et sanitaires, en imposant des mesures miroirs ou en renforçant le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'UE ou la directive sur le devoir de vigilance des multinationales en matière de droits humains[7].

Les États-Unis veulent tuer la concurrence et libérer les entreprises américaines des objectifs de durabilité ? L'UE pourrait adopter un « Buy European and Sustainable Act » en vue de favoriser le développement des entreprises européennes durables via la commande publique[8].

L'Administration Trump souhaite utiliser les droits de douane comme moyen de coercition ? L'UE peut activer l'Instrument anti-coercition, adopté en 2023 dans le but de pouvoir imposer des mesures anti-dumping aux pays qui restreignent le commerce pour tenter d'imposer un changement dans la politique de l'UE.

Les États-Unis veulent mettre fin aux tarifs préférentiels dont bénéficient les pays en développement et mettre fin aux programmes de coopération au développement de l'USAID ? L'UE devrait négocier des accords commerciaux garantissant à la fois un traitement spécial et différencié aux pays en développement et des normes sociales et environnementales contraignantes, tout en augmentant son budget d'aide au développement.

Malheureusement, les réponses apportées à ce jour par la Commission européenne ne sont guère encourageantes et l'Administration Trump dispose de puissants relais parmi les États membres (à commencer par l'Italie de Georgia Meloni qui milite pour mettre fin au Green Deal) et au sein du Parlement européen (où le PPE et les partis nationalistes et d'extrême droite considèrent que la Commission européenne ne va pas assez loin dans la déréglementation environnementale et sanitaire).

Il est donc à craindre que l'offensive de l'Administration Trump débouche sur une vague de déréglementation alimentant une course au moins-disant fiscal, social, environnemental et sanitaire en Europe et dans le monde, mais il est encore temps de prendre la mesure de la rupture en cours et de se donner les moyens de disposer d'une autonomie stratégique durable soutenue par une politique commerciale ouverte, mais encadrée par des règles contraignantes d'intérêt général au service de la santé, du travail décent, du climat et du développement durable.

Arnaud Zacharie, Maitre de conférences à l'ULB et à l'ULiège et Secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11), pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n'engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d'ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu'elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d'autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Notes

[1] Bouët A., « Après l'échec des droits de douane de Trump 1, pourquoi cela serait-il un succès sous Trump 2 ? », The Conversation, 3 avril 2025.

[2] Krugman P., « Why Trump will lose his trade war », Substack, 16 avril 2025.

[3] Viala-Gaudefroy J., « Droits de douane et nostalgie impériale : la vision économique très politique de Donald Trump », The Conversation, 8 avril 2025.

[4] La doctrine Miran : le plan de Trump pour disrupter la mondialisation | Le Grand Continent

[5] Rodrik D., « How not to respond to Trump's tariffs », Project Syndicate, 6 février 2025.

[6] Zucman G., « Avec le retour de Donald Trump, l'Europe doit s'engager dans un protectionnisme d'interposition », Le Monde, 20 janvier 2025.

[7] Dupré M., Colli M, Garnier J.F., « L'UE doit rapidement inventer un néoprotectionnisme vertueux », Le Monde, 28 Février 2025.

[8] Note politique - Les marchés publics au service de l'emploi et du climat

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Trump, protectionnisme et conflit impérial dans le capitalisme mondial

3 juin, par Ashley Smith, Michael Roberts — , , ,
L'administration Trump a pris les rênes à Washington en menant une véritable guerre de classe, en désignant des boucs émissaires parmi les groupes opprimés et en restructurant (…)

L'administration Trump a pris les rênes à Washington en menant une véritable guerre de classe, en désignant des boucs émissaires parmi les groupes opprimés et en restructurant en profondeur l'appareil d'État.

27 mai 2025 | tiré de contretemps.eu

Parallèlement à cette offensive intérieure, elle a mis en œuvre une nouvelle stratégie d'unilatéralisme radical sous la bannière de « America First » : elle a imposé des tarifs douaniers sans précédent, menacé d'annexer des territoires souverains et engagé une rivalité féroce avec les autres grandes puissances pour le partage du monde en zones d'influence.

Dans cet entretien, Ashley Smith interroge Michael Roberts sur Donald Trump, les oligarques qui l'entourent et les répercussions de leur projet sur la trajectoire des États-Unis, le capitalisme mondial et la concurrence impérialiste.

Ashley Smith — Le régime Trump vient de franchir le cap des cent premiers jours. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il bouleverse en profondeur l'ordre politique et économique, aux États-Unis comme à l'échelle mondiale. Ce second mandat tranche nettement avec le premier, marqué par l'impréparation et les divisions internes entre républicains de l'establishment et nouveaux nationalistes autoritaires.

Désormais, l'équipe au pouvoir affiche une plus grande cohérence, articulée autour du Projet 2025. Mais elle reste traversée par des tensions : entre l'extrême droite MAGA — protectionniste, à l'image de Peter Navarro — et des capitalistes comme Elon Musk, qui voient dans les droits de douane un levier pour obtenir un meilleur rapport de force au sein du système mondial.

Quelle est la nature de ce régime Trump 2.0 ? Quelles lignes de fracture le traversent ? Et quel programme commun ces différentes factions cherchent-elles à mettre en œuvre ?

Michael Roberts — Comme vous le soulignez, Trump 2.0 se distingue nettement de son premier mandat. Il peut toujours compter sur le noyau dur de la mouvance MAGA, enracinée dans les rangs du Parti républicain : petits patrons, animateurs de télévision, agents immobiliers, mais aussi une frange fasciste intransigeante qui le soutient coûte que coûte. Leur objectif est clair : gouverner par la démagogie, attiser le racisme, abolir ce qu'ils nomment le « wokisme » et écraser toute forme de contestation.

Mais Trump bénéficie désormais du soutien d'une nouvelle coalition d'oligarques milliardaires — étrangers au monde traditionnel de la finance et des grandes entreprises de Wall Street. Elon Musk en est un représentant typique : un cow-boy du capitalisme dérégulé, prêt à accaparer autant de richesses que possible. Trump est l'un des leurs. Lors de son premier mandat, les géants de la tech et des réseaux sociaux ne le soutenaient guère. Mais sa victoire inattendue et ses attaques contre le statu quo ont fini par les amener à rallier sa bannière.

Pour autant, les secteurs dominants de la finance et du big business restent prudents. Leur logique est plus internationaliste : ils maximisent leurs profits à travers les investissements mondiaux, non en repliant leurs activités sur le territoire national. Ces élites financières restent donc en retrait, prêtes à se désengager si les politiques de Trump menacent leurs intérêts. Pour le moment, elles espèrent que les mesures tarifaires resteront limitées, que les réductions fiscales seront effectives, et que les coupes dans les dépenses publiques leur profiteront — sans entrer, pour l'heure, en opposition frontale.

Ashley Smith – Alors que de larges pans du capital avaient soutenu Kamala Harris lors de la présidentielle, ils ont finalement accueilli favorablement l'arrivée de Trump au pouvoir, l'inondant de financements en espérant qu'il renonce à ses menaces protectionnistes pour se concentrer sur les baisses d'impôts et la déréglementation.

Pourtant, le jour qu'il a lui-même désigné comme celui de la « libération », Trump a imposé des droits de douane dits « réciproques » à presque tous les pays du monde. Le capital a réagi négativement à cette mesure, provoquant l'effondrement des marchés boursiers, obligataires et du dollar, et contraignant Trump à faire marche arrière. Il a maintenu un tarif global de 10 %, suspendu les droits les plus élevés pour permettre des négociations, prévu des exemptions, et recentré sa guerre commerciale sur la Chine.

Pourquoi le capital s'est-il globalement opposé à ces droits de douane réciproques ? Quels sont les secteurs qui les soutiennent ? Que signifie le recul de Trump pour l'ensemble de son programme protectionniste ? Veut-il réellement bouleverser le système commercial mondial ou simplement obtenir de meilleures conditions dans le cadre existant ? Les États-Unis et la Chine peuvent-ils vraiment se découpler ?

Michael Roberts – S'adressant au Congrès des États-Unis après cent jours de mandat, Donald Trump a affirmé que les nouveaux droits de douane imposés aux principaux partenaires commerciaux des États-Unis ne provoqueraient qu'une « légère perturbation ». Le 2 avril, qu'il a surnommé « jour de la libération », il a proposé des droits de douane « réciproques » pour tous les pays exportant vers les États-Unis. À l'aide d'une formule simpliste — déficit commercial bilatéral des États-Unis divisé par le volume des importations depuis ce pays, puis encore divisé par deux —, son équipe a calculé les hausses tarifaires pays par pays.

Cette formule est absurde à plusieurs titres. D'abord, elle exclut le commerce des services, où les États-Unis sont excédentaires avec nombre de pays. Ensuite, elle impose des droits de douane de 10 %, y compris à des pays où les États-Unis enregistrent un excédent commercial sur les biens. Elle ne tient pas compte des barrières tarifaires ou non tarifaires réellement appliquées par les pays partenaires, ni des nombreuses barrières que les États-Unis eux-mêmes imposent aux exportations étrangères. L'objectif de Trump est clair : restaurer la base manufacturière étatsunienne.

Une part importante des importations étatsuniennes en provenance de pays comme la Chine, le Viêt Nam, l'Europe, le Canada ou le Mexique provient en réalité de filiales d'entreprises étatsuniennes implantées à l'étranger, qui produisent à moindre coût. Depuis quarante ans, dans le cadre de la mondialisation, les multinationales des États-Unis, d'Europe et du Japon ont délocalisé leur production vers le Sud global, attirées par une main-d'œuvre bon marché, l'absence de syndicats et de réglementations, et la possibilité d'exploiter les technologies les plus récentes. Mais les pays d'Asie ont réussi à industrialiser rapidement leurs économies, gagnant ainsi des parts de marché dans la fabrication et l'exportation, tandis que les États-Unis se repliaient sur le marketing, la finance et les services.

Est-ce important ? Trump et son équipe le croient. Leur objectif stratégique est d'affaiblir et d'étrangler la Chine afin de provoquer un « changement de régime » et de rétablir l'hégémonie étatsunienne sur l'Amérique latine et le Pacifique, renouant ainsi avec l'esprit de la doctrine Monroe. Pour cela, les États-Unis doivent disposer d'une force militaire écrasante. Trump a annoncé un budget militaire record de 1 000 milliards de dollars par an. Mais les industriels de l'armement ne sont pas en mesure de soutenir un tel effort sans une base productive solide sur le sol national.

Joe Biden a tenté de répondre à ce besoin via une politique industrielle subventionnant les technologies et les infrastructures. Mais cela s'est traduit par une forte hausse des dépenses publiques, propulsant le déficit budgétaire à des niveaux inédits. Trump, lui, préfère imposer des droits de douane pour forcer les entreprises étatsuniennes à relocaliser leur production et inciter les entreprises étrangères à investir directement aux États-Unis. Selon lui, cette stratégie permettrait de renforcer la production nationale, d'accroître les dépenses militaires, de baisser l'impôt des entreprises, tout en réduisant les dépenses civiles et en stabilisant le dollar.

Cette stratégie est-elle viable ? Certains analystes — même à gauche — le pensent. Il est vrai que plusieurs alliés semi-dépendants des États-Unis semblent prêts à céder aux exigences de Trump : c'est le cas de la Corée du Sud, du Japon ou encore du Royaume-Uni. Mais cela sera insuffisant pour inverser la tendance. Les partisans de Trump rappellent que les États-Unis ont déjà réussi, par le passé, à modifier les équilibres économiques mondiaux en leur faveur. En 1971, Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar en or pour financer les importations et les investissements à l'étranger. Cette décision a érigé le dollar en monnaie hégémonique mondiale. Cela n'a toutefois pas empêché l'érosion des parts de marché manufacturières des États-Unis dans les années 1970.

En 1979, Paul Volcker (1927-2019), président de la Réserve fédérale, a relevé les taux d'intérêt à 19 % pour juguler l'inflation, ce qui a provoqué une récession mondiale profonde. Le dollar s'est alors apprécié au point que l'industrie étatsunienne a commencé à délocaliser massivement sa production. C'était le début de l'ère néolibérale. En 1985, les États-Unis ont obtenu de leurs partenaires commerciaux un renforcement de leurs monnaies face au dollar (Accords du Plaza). Cet accord a contribué à démanteler la puissance industrielle japonaise, mais n'a pas permis de restaurer la base manufacturière étatsunienne. Il en ira de même aujourd'hui : l'augmentation des droits de douane ne suffira pas.

Pour redevenir compétitive, l'industrie étatsunienne doit disposer d'une avance technologique qui permette de réduire fortement les coûts de main-d'œuvre. Si les États-Unis possèdent encore le deuxième secteur manufacturier mondial (13 % de la production, contre 35 % pour la Chine), l'emploi manufacturier a chuté depuis la fin des années 1960. Ce déclin s'explique davantage par la baisse de rentabilité du secteur et la substitution de la technologie à la main-d'œuvre que par la libéralisation du commerce.

D'ailleurs, l'équipe de Trump mise sur une relance industrielle par les robots et l'intelligence artificielle — ce qui ne créera que très peu d'emplois. Voilà qui relativise l'affirmation de Trump selon laquelle il serait « fier d'être le président des travailleurs, pas des sous-traitants ; le président qui défend Main Street, pas Wall Street ».

En réalité, M. Trump ne peut pas faire machine arrière et redonner aux États-Unis leur statut de première puissance manufacturière mondiale. Ce navire a déjà coulé. Avec la mondialisation, la chaîne de valeur de l'industrie est devenue transnationale : composants et matières premières sont dispersés à l'échelle de la planète. Comme l'a souligné le Wall Street Journal : « Même si les exportations manufacturières étatsuniennes augmentaient suffisamment pour combler le déficit commercial — ce qui est hautement improbable —, et si l'emploi croissait dans les mêmes proportions, la part de la main-d'œuvre dans l'industrie manufacturière ne passerait que de 8 à 9 %. Ce n'est pas vraiment une transformation. »[1]

Si Trump veut restaurer la base industrielle du pays, cela nécessiterait des investissements massifs sur le territoire national. Or, les entreprises étatsuniennes, à l'exception des « Sept Magnifiques » (les géants du numérique), connaissent déjà une rentabilité relativement faible, et sont donc peu enclines à se lancer dans de tels investissements — sauf dans le secteur de l'armement, financé par des contrats publics.

La réaction d'Elon Musk, ancien conseiller de Trump, face à la hausse des droits de douane, est révélatrice de l'attitude des grandes entreprises : Musk a violemment attaqué Peter Navarro (1949), conseiller économique de Trump, le qualifiant de « crétin » et de « plus bête qu'un sac de briques », après que Navarro l'a accusé d'opposer aux tarifs douaniers des objections intéressées (ce qui, au demeurant, est exact).[2]

Trump et les stratèges du camp MAGA considèrent que tous ces chocs sont le prix à payer pour restaurer l'hégémonie manufacturière étatsunienne. Une fois la tempête passée, affirment-ils, l'Amérique sera redevenue « grande ». La destruction du commerce mondial engendrerait selon eux un renouveau « créatif » — du moins pour les États-Unis. Mais cette vision relève de l'illusion. La chute annoncée de Trump ne fera que confirmer l'échec de cette stratégie.

En dépit de l'impasse évidente que représentent les droits de douane comme levier de réindustrialisation, Trump semble déterminé à poursuivre son agenda protectionniste jusqu'au bout. Cela ne peut qu'accélérer l'émergence d'une nouvelle crise — aux États-Unis comme dans les principales économies mondiales. Il ne s'agit pas d'un simple facteur aggravant, mais bien d'un déclencheur. Car ces économies, y compris celle des États-Unis, connaissent déjà un ralentissement structurel.

En période de récession imminente, il est d'usage que les investisseurs se tournent vers les obligations d'État, perçues comme des valeurs refuges. Mais cette fois, ce schéma ne se reproduit pas : les prix des obligations chutent, tout comme le dollar, sous l'effet conjugué des craintes d'inflation et des doutes croissants sur la sécurité des actifs libellés en dollars. La Chambre de Commerce Internationale des États-Unis est si alarmée par la situation qu'elle évoque un risque de krach comparable à celui de la Grande Dépression des années 1930, si Trump ne renonce pas à ses projets.

« Ce qui nous inquiète profondément, c'est que cela puisse marquer le début d'une spirale descendante nous ramenant à l'ère des guerres commerciales des années 1930 », a déclaré Andrew Wilson, secrétaire général adjoint de la CCI. Les mesures de Trump pourraient donc s'avérer bien plus qu'une « petite perturbation ».

Ashley Smith –Adam Tooze a mis en garde contre le « lavage de cerveau » que constituent les politiques tarifaires erratiques de Trump. Pourtant, au milieu de toutes les menaces et des volte-face, Stephen Miran — président du Conseil des conseillers économiques de Trump — a exposé un argumentaire cohérent en faveur des droits de douane.

Selon lui, ceux-ci permettraient de réduire le déficit commercial des États-Unis, de relocaliser la production industrielle, et d'affaiblir le dollar pour stimuler les exportations tout en maintenant son statut de monnaie de réserve mondiale. Il serait même question d'un accord à Mar-a-Lago visant à rééquilibrer les monnaies et les échanges commerciaux.

Que pensez-vous du plan de Miran ? Est-il viable ? Quels problèmes pourrait-il engendrer ?

Michael Roberts – Contrairement à ce que pense Adam Tooze (1967), je crois qu'il y a une méthode dans cette folie. [3]Sur le plan international, Trump cherche à « rendre sa grandeur à l'Amérique » en augmentant le coût des biens importés pour les entreprises et les ménages étatsuniens. En réduisant cette demande, il espère diminuer le déficit commercial abyssal du pays avec le reste du monde. L'objectif est aussi de contraindre les entreprises étrangères à produire et investir directement aux États-Unis plutôt que d'y exporter.

Même si Trump a momentanément renoncé à appliquer ses droits de douane « réciproques » à tous les pays du globe — y compris les îles Heard-et-MacDonald, peuplées uniquement de manchots et situées à deux mille kilomètres au sud-ouest de l'Australie —, la guerre tarifaire est loin d'être terminée. La trêve de quatre-vingt-dix jours s'achève début juillet.

Trump a reculé face à des signes croissants de tensions sur le marché obligataire, susceptibles d'entraîner un resserrement du crédit, notamment pour les fonds spéculatifs détenant d'importants volumes d'obligations étatsuniennes. Si les cours avaient plongé, de nombreuses entreprises auraient été menacées de faillite — en particulier les « entreprises zombies », surendettées, qui représentent environ 20 % du tissu entrepreneurial étatsunien. Un tel enchaînement aurait pu déboucher sur un krach financier et une récession majeure.

Ce n'était pas la seule menace. La hausse de 125 % des droits de douane sur les importations en provenance de Chine risquait d'entraver les exportations de produits de consommation high-tech des entreprises étatsuniennes implantées en Chine. Des firmes comme Apple, qui exportent massivement depuis la Chine, auraient été directement touchées : environ 90 % de la production et de l'assemblage des iPhones y sont localisés.

Pourtant, les travailleurs chinois ne représentent que moins de 2 % du coût total de production d'un iPhone, tandis qu'Apple dégage une marge brute estimée à 58,5 % sur ses téléphones. Rompre cette chaîne d'approvisionnement aurait davantage nui aux États-Unis qu'à la Chine. Les entreprises étatsuniennes ont protesté vivement, et Trump a dû faire marche arrière. Tous les produits technologiques grand public importés de Chine — soit 22 % du total des importations étatsuniennes depuis ce pays — ont été exemptés.

L'absurdité de la stratégie tarifaire de Trump se confirme encore par le fait que les composants entrant dans la fabrication des iPhones et iPads restent soumis à ces droits de douane, alors que les produits finis en sont exemptés. Or, selon la National Association of Manufacturers, 56 % des biens importés aux États-Unis sont en réalité des intrants industriels, dont une part importante provient de Chine. La hausse des prix sur ces composants rejaillira sur les produits finaux.

Par ailleurs, les exemptions accordées aux biens technologiques ne concernent que les droits « réciproques » ; toutes les importations chinoises, y compris les produits exemptés, restent soumises à une taxe additionnelle de 20 %. Et Trump prévoit encore d'alourdir les droits sur les semi-conducteurs — un coup dur pour des entreprises comme Apple.

Les États-Unis dépendent fortement de la Chine pour plusieurs catégories de produits : en 2024, 24 % de leurs importations de textiles et vêtements (soit 45 milliards de dollars), 28 % de leurs meubles (19 milliards), et 21 % de leurs équipements électroniques et machines (206 milliards) provenaient de Chine. Une hausse de 100 points de pourcentage sur ces droits de douane entraînera immanquablement une augmentation des prix pour les entreprises et les consommateurs étatsuniens.

Ainsi, loin de pénaliser la Chine, ces mesures frapperont surtout l'économie des États-Unis. En réalité, la Chine est peu dépendante des exportations vers les États-Unis, qui représentent moins de 3 % de son PIB. Ce sont les consommateurs et industriels étatsuniens qui subiront la hausse des prix — comme cela s'est déjà produit lors des précédentes offensives tarifaires.

Dans le cas actuel des États-Unis, la chute importante des prix du pétrole brut met déjà en péril la rentabilité de la production pétrolière étatsunienne. Les agriculteurs subissent de lourdes pertes sur les marchés mondiaux, la Chine se tournant vers le Brésil pour ses achats de denrées alimentaires et de céréales. La part des États-Unis dans les importations alimentaires de la Chine s'est déjà effondrée, passant de 20,7 % en 2016 à 13,5 % en 2023, tandis que celle du Brésil est passée de 17,2 % à 25,2 % au cours de la même période. Les ventes de bœuf du Brésil à la Chine ont augmenté d'un tiers au premier trimestre 2025 par rapport à l'année précédente, tandis que les expéditions agricoles étatsunienne vers la Chine ont chuté de 54 %.

La Chine représente 7 % des exportations de biens des États-Unis, soit à peine 0,5 % du PIB étatsunien. Selon le cabinet Pantheon Macroeconomics, les représailles agressives de Pékin provoqueront un manque à gagner supérieur aux éventuels gains de croissance que pourraient apporter les droits de douane « réciproques ». Trump et ses conseillers MAGA affirment que les recettes douanières serviront à financer des baisses d'impôts pour les entreprises et ainsi stimuler l'investissement.

Mais, selon les dernières estimations de la Tax Foundation — avant même l'annonce par Trump d'une taxe de 104 % sur les importations chinoises —, ces droits rapporteraient en moyenne 300 milliards de dollars par an, soit bien en deçà des 2 milliards par jour évoqués par Trump… et dérisoires au regard des pertes de revenus réels qu'ils occasionneraient.[4]

Vous évoquez les arguments économiques de Stephen Miran, conseiller de Trump à la Maison Blanche. Il soutient que les pays enregistrant un excédent commercial avec les États-Unis devraient compenser le « sacrifice » que ces derniers consentent en mettant à disposition le dollar comme monnaie de commerce et d'investissement mondiaux. Mais, comme l'a rétorqué Larry Summers, économiste keynésien influent

« Si la Chine veut nous vendre des choses à des prix très bas et que les transactions signifient que nous obtenons des capteurs solaires ou des batteries que nous pouvons mettre dans des voitures électriques et qu'en retour nous leur envoyons des morceaux de papier que nous imprimons, pensez-vous que c'est une bonne ou une mauvaise affaire pour nous ? » [5]

En 1959, l'économiste belgo-américain Robert Triffin (1911-1993) a prédit que les États-Unis ne pourraient pas continuer à enregistrer des déficits commerciaux avec d'autres pays et à exporter des capitaux à l'étranger tout en maintenant un dollar fort. Il écrivait : « Si les États-Unis continuaient à enregistrer des déficits, leurs engagements extérieurs finiraient par dépasser de loin leur capacité à convertir les dollars en or à la demande, provoquant une “crise de l'or et du dollar” ».

Selon Triffin, lorsqu'un pays dont la monnaie sert de monnaie de réserve mondiale — détenue par d'autres nations comme réserve de change pour soutenir le commerce international — doit fournir cette monnaie au reste du monde afin de satisfaire la demande mondiale en devises, cela entraîne un déficit commercial chronique.

Mais Triffin comme Miran présentent l'histoire à l'envers. Si les États-Unis ont pu, pendant des décennies, bénéficier d'importations bon marché tout en creusant leur déficit commercial, c'est parce que les pays exportateurs vers les États-Unis ont accepté d'être payés en dollars, et ont ensuite réinvesti ces dollars dans des obligations d'État étatsuniennes ou d'autres actifs libellés en dollars. Ce ne sont pas les pays en excédent commercial qui « imposent » un déficit aux États-Unis ; c'est simplement que les exportateurs étatsuniens ne parviennent pas à être compétitifs — du moins dans le domaine des biens (puisque, dans les services, les États-Unis affichent un excédent significatif).

Heureusement pour les entreprises et les consommateurs étatsuniens, les pays excédentaires ont accepté, jusqu'à présent, d'être payés en dollars. S'ils cessaient de le faire, l'économie étatsunienne se retrouverait en sérieuse difficulté — tout comme de nombreux pays pauvres qui ne disposent pas d'une monnaie internationalement reconnue. Les États-Unis seraient alors contraints de dévaluer le dollar ou d'emprunter à des taux d'intérêt plus élevés.

Dans le capitalisme, il existe toujours des déséquilibres commerciaux et de flux de capitaux entre les économies — non pas parce que les producteurs les plus efficaces « imposent » un déficit à ceux qui le sont moins, mais parce que le capitalisme est un système de développement inégal et combiné, dans lequel les économies dont les coûts de production sont les plus bas parviennent à capter de la valeur dans les échanges internationaux, au détriment de celles qui sont moins compétitives.

Ce qui inquiète réellement les capitalistes étatsuniens, ce n'est pas que les pays en excédent les « forcent » à émettre des dollars ; c'est que la Chine réduit progressivement l'écart de productivité et de technologie qui la sépare des États-Unis — et menace ainsi la domination économique étatsunienne.

Néanmoins, certains économistes du courant dominant reprennent à leur compte l'argument absurde de Miran ainsi que l'erreur d'analyse de Triffin. L'économiste Michael Pettis, installé en Chine et aujourd'hui très en vogue, affirme que des pays comme la Chine ont généré des excédents commerciaux parce qu'ils ont « réprimé la demande intérieure afin de subventionner leur propre secteur manufacturier ».

Par conséquent, l'excédent qui en découle « a été absorbé par leurs partenaires commerciaux, qui exercent beaucoup moins de contrôle sur leurs comptes courants et leurs flux de capitaux ». Selon cette logique, les déséquilibres commerciaux sont donc imputables à la Chine (et, jusqu'à récemment, à l'Allemagne), et non à l'incapacité de l'industrie manufacturière étatsunienne à rester compétitive sur les marchés mondiaux face à l'Asie — voire à l'Europe.

En l'absence de gouvernance mondiale ou de coopération internationale en matière de régulation monétaire, Pettis rejoint Miran : « Les États-Unis sont en droit d'agir unilatéralement pour ne plus être ceux qui s'adaptent aux distorsions politiques étrangères, comme c'est actuellement le cas. » Il ajoute que « la mesure la plus efficace consisterait probablement à imposer des contrôles sur le compte de capital étatsunien afin de limiter la capacité des pays excédentaires à équilibrer leurs excédents en acquérant des actifs étatsuniens ». Il ne s'agirait donc pas seulement d'imposer des droits de douane sur les importations chinoises, mais également de restreindre l'accès de ces pays aux actifs libellés en dollars

Au fond, cela revient à une autre manière de dévaluer le dollar afin de réduire l'avantage compétitif de la Chine en matière d'exportation et à favoriser les intérêts étatsuniens — autrement dit, une version dissimulée de la stratégie du « chacun pour soi » (beggar-thy-neighbor).

La proposition Miran-Pettis vise à faire baisser la valeur du dollar, comme l'ont fait les États-Unis à deux reprises dans le passé : d'abord en 1971, lorsque Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar en or ; puis en 1985, avec l'accord dit du Plaza en 1985, qui a contraint des pays excédentaires comme le Japon à relever leurs taux d'intérêt et à laisser s'apprécier leur monnaie, le yen, réduisant ainsi leurs exportations. Aujourd'hui, la réponse envisagée face au succès manufacturier et exportateur de la Chine consisterait à effacer ses avoirs en dollars et à affaiblir la monnaie étatsunienne.

Mais cette stratégie ne fonctionnera pas. Elle n'a pas permis de sauver l'industrie manufacturière étatsunienne dans les années 1970 et 1980. À l'époque, lorsque la rentabilité s'est effondrée, les industriels étatsuniens ont réagi en délocalisant leur production vers des pays à bas salaires pour restaurer leurs marges. Si cette politique était répétée aujourd'hui, un affaiblissement du dollar provoquerait une nouvelle flambée de l'inflation intérieure (comme ce fut le cas dans les années 1970), et les fabricants étatsuniens continueraient à chercher des sites de production moins coûteux à l'étranger — qu'il y ait ou non des droits de douane.

De plus, si le dollar perd de sa valeur par rapport à d'autres monnaies, les détenteurs étrangers de dollars — comme la Chine, le Japon ou l'Union Européenne — chercheront à diversifier leurs réserves vers d'autres devises. Cela signifie-t-il pour autant que la domination du dollar touche à sa fin et que nous entrons dans un monde véritablement multipolaire et multidevise ? Certains, à gauche, encouragent cette évolution. Mais nous en sommes encore loin. Le rôle international du dollar ne va pas disparaître de sitôt. Les alternatives ne sont pas plus sûres : toutes les grandes économies tentent elles-mêmes de maintenir leur monnaie à un niveau bas pour rester compétitives — d'où la ruée actuelle vers l'or sur les marchés financiers.

Quant aux « BRICS », ils ne sont pas en position de supplanter le dollar. Il s'agit d'un groupe hétérogène, sans véritable cohérence économique ou politique, si ce n'est une volonté commune de résister à l'hégémonie étatsunienne. Et malgré tous les discours sur un prétendu effondrement du dollar, la réalité est que celui-ci reste historiquement fort par rapport aux autres grandes monnaies d'échange, en dépit des zigzags de Trump.

Ce qui mettra véritablement fin au déficit commercial étatsunien, ce ne sont ni les droits de douane sur les importations, ni les contrôles sur les investissements étrangers aux États-Unis, mais un effondrement économique. Un tel effondrement impliquerait une chute brutale de la consommation et de l'investissement des ménages comme des entreprises, entraînant mécaniquement une diminution des importations — et donc une réduction du déficit extérieur. Autrement dit, Trump pourrait éliminer le déficit commercial… en provoquant une crise intérieure majeure.

Ashley Smith –Les tarifs douaniers imposés par Trump à la Chine vont faire grimper les prix de presque tous les biens de consommation, des voitures jusqu'aux poupées Barbie. Se posant en Marie-Antoinette des temps modernes, il a exhorté la population à tenir bon et a suggéré que les enfants se contentent de moins de jouets.

Au-delà de cette indifférence cruelle, ces droits de douane auront un effet classique : accroître l'inflation tout en freinant la croissance, voire en déclenchant une véritable récession. Cette dynamique a mis le régime Trump en conflit direct avec le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell (1953), qui a adopté une politique d'équilibre : maintenir les taux d'intérêt suffisamment élevés pour contenir l'inflation, mais pas au point d'étouffer la croissance économique.

Trump, quant à lui, exige des taux plus bas pour relancer l'économie — quitte à risquer une nouvelle flambée des prix. Il est même allé jusqu'à menacer de limoger Powell pour le remplacer par un banquier plus docile, avant de reculer sous la pression des marchés financiers.

Pourquoi Trump exerce-t-il une telle pression sur Powell ? Pourquoi Powell résiste-t-il ? Que révèle ce conflit sur les tensions internes au sein du capital ? Et vers quoi tout cela nous conduit-il ?

Michael Roberts –Les prix dans les magasins étatsuniens vont bientôt augmenter de manière significative, car les biens de consommation importés d'Asie deviennent plus chers — et les coûts des matières premières et des composants grimpent aussi pour les entreprises étatsuniennes. Une grande partie des hausses tarifaires les plus marquées visent des pays comme le Viêt Nam (produits alimentaires, biens courants) et Taïwan (semi-conducteurs)

Selon le Yale Budget Lab, les prix des légumes, fruits et noix — dont beaucoup sont importés du Mexique et du Canada — devraient augmenter de 4 %. De façon générale, ce groupe de réflexion estime que les ménages étatsuniens dépenseront en moyenne 3 800 dollars de plus par an à partir de 2026 à cause de l'inflation induite par les droits de douane.

L'objectif officiel de la Fed est de contenir l'inflation des prix à la consommation personnelle à 2 % par an. Or, en mars, les prix de base (hors alimentation et énergie) continuaient d'augmenter à un rythme annuel de 2,6 %. Lors de sa dernière réunion, la Fed a reconnu que « les risques d'une hausse du chômage et d'un maintien de l'inflation ont augmenté ». En d'autres termes, un parfum de stagflation commence à flotter dans l'air.

Et l'impact des droits de douane imposés par Trump se fait toujours sentir. La Fed se trouve désormais confrontée à un dilemme majeur : doit-elle maintenir des taux d'intérêt élevés pour tenter de contrôler l'inflation, ou bien les baisser pour éviter un effondrement de l'activité économique ? Trump réclame des baisses de taux pour stimuler la croissance. Mais l'élite financière, elle, souhaite que l'inflation reste sous contrôle. Le président de la Fed, Jerome Powell, résistera à Trump et continuera de défendre les intérêts du secteur financier — du moins pour l'instant.

Cependant, si la détresse de Main Street (l'économie réelle, des ménages et des petites entreprises) devient manifeste, il finira par abaisser les taux rapidement. Pour l'instant, l'économie étatsunienne semble stable, mais cette stabilité est illusoire : comme une boule posée au bord d'un précipice, elle pourrait basculer à tout moment.

Ashley Smith –Le protectionnisme de Trump constitue une rupture décisive avec le consensus néolibéral de Washington en faveur de la mondialisation fondée sur le libre-échange. Le néolibéralisme a été la stratégie capitaliste dominante adoptée pour surmonter la crise de rentabilité qui a frappé le capitalisme dans les années 1970. Par la guerre de classe, la restructuration industrielle, les politiques d'austérité et la mondialisation, le capital a pu restaurer en partie sa rentabilité — sans toutefois retrouver les niveaux atteints lors du boom d'après-guerre.

Mais cette expansion néolibérale a pris fin avec la crise financière mondiale de 2008, marquant le début de ce que vous avez appelé une longue dépression, caractérisée par une faible rentabilité, une stagnation prolongée, des crises périodiques et des reprises anémiques. Dans ce contexte, le protectionnisme de Trump semble être une tentative de restaurer la suprématie capitaliste étatsunienne et la rentabilité — mais cette fois au détriment des autres pays et de leurs entreprises.

Peut-il réussir à restaurer la rentabilité du capital ? Ou bien finira-t-il simplement par protéger des segments non compétitifs et non rentables du capital étatsunien ? Et selon vous, quelles conditions seraient nécessaires pour restaurer véritablement la rentabilité ?

Michael Roberts – Si Trump a effectivement rompu avec les politiques néolibérales de mondialisation et de libre-échange au nom du slogan « Make America Great Again », ce tournant ne s'applique qu'à l'international. À l'intérieur du pays, il n'a pas abandonné les fondamentaux néolibéraux. Trump veut libérer la grande entreprise étatsunienne de toute contrainte, hormis celle de faire du profit. Pour lui, le seul objectif légitime est la rentabilité, non la satisfaction des besoins sociaux ou la préservation de l'environnement.

Cela implique aucune dépense jugée inutile pour atténuer le changement climatique ou réduire les dégâts écologiques. Les entreprises doivent simplement générer davantage de profits, sans se soucier des « externalités ». Dans la vision de Trump, les États-Unis sont une grande entreprise capitaliste, et lui-même en est le PDG. Comme dans son émission The Apprentice, il se voit comme un patron qui embauche et licencie à volonté.

Il dispose d'un conseil d'administration — composé d'oligarques étatsuniens, de quelques économistes et politiciens MAGA — chargé de le conseiller et de lui obéir. Quant aux institutions traditionnelles de l'État (Congrès, tribunaux, gouvernements des États), il les considère comme des obstacles à contourner, ou comme des organes exécutifs chargés d'appliquer les directives du chef.

En bon agent immobilier, Trump pense que la meilleure manière d'accroître les profits de son « entreprise » est de négocier des accords : soit pour prendre le contrôle d'autres entités, soit pour conclure des accords commerciaux avantageux, garantissant des profits maximaux aux firmes étatsuniennes. Comme toute grande entreprise, Trump S.A. ne veut pas voir ses concurrents gagner des parts de marché à ses dépens.

Il s'emploie donc à renchérir les coûts des entreprises rivales — européennes, canadiennes, chinoises — en augmentant les droits de douane sur leurs exportations. Il multiplie aussi les pressions sur des pays plus faibles pour les contraindre à importer davantage de biens et services étatsuniens — dans les secteurs de la santé, de l'armement, de l'agroalimentaire, de l'énergie, etc. — dans le cadre de traités commerciaux bilatéraux, comme avec le Royaume-Uni.

Il ambitionne enfin d'accroître les investissements étatsuniens dans des secteurs à forte rentabilité : les énergies fossiles (Alaska, fracturation hydraulique, forage offshore), les technologies dites exclusives — c'est-à-dire contrôlées par quelques grandes firmes comme Nvidia, dans l'intelligence artificielle, etc. — et surtout l'immobilier, y compris dans des territoires aussi divers que le Groenland, le Panama, le Canada… ou même Gaza.

Toutes les entreprises cherchent à réduire leurs impôts sur les revenus et les bénéfices, et c'est précisément ce que Trump entend faire pour sa propre « entreprise étatsunienne ». Lui et son « conseiller » Elon Musk (1971) se sont attaqués aux ministères, à leurs fonctionnaires et à toutes les dépenses publiques, avec pour objectif affiché de « faire des économies ». En réalité, il s'agissait de réduire les coûts — autrement dit, diminuer les impôts sur les bénéfices des entreprises et sur les ultra-riches qui siègent au conseil d'administration de Trump S.A. et exécutent ses ordres exécutifs.

Mais il ne s'agit pas seulement de réduire les impôts ou le rôle de l'État. L'« entreprise étatsunienne » doit aussi être libérée de toutes les “petites” réglementations qui entravent l'activité capitaliste : qu'il s'agisse des normes de sécurité, des conditions de travail dans la production, des lois contre la corruption, des règles contre les pratiques commerciales déloyales, de la protection des consommateurs contre les fraudes, ou encore des contrôles sur la spéculation financière et les actifs risqués comme le bitcoin et les cryptomonnaies. Dans la vision de Trump, l'entreprise étatsunienne ne doit être soumise à aucune contrainte. La déréglementation totale est une condition essentielle pour « rendre sa grandeur à l'Amérique ».

Trump a demandé au ministère de la Justice de suspendre pendant 180 jours toutes les mesures d'application du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) — une loi anticorruption adoptée en 1977, qui encadre les pratiques comptables des entreprises étatsuniennes à l'étranger et interdit le versement de pots-de-vin à des agents publics étrangers, afin de garantir l'intégrité des transactions commerciales internationales.

Il vise par ailleurs à supprimer dix réglementations pour chaque nouvelle règle édictée, au nom de la « libération de la prospérité par la déréglementation ». Il a également limogé le directeur du Consumer Financial Protection Bureau(CFPB) et ordonné à ses employés de cesser toute activité de supervision et d'examen. Le CFPB, créé à la suite de la crise financière de 2007-2008, est chargé de rédiger et faire appliquer les règles encadrant les sociétés de services financiers et les banques, en veillant à protéger les consommateurs, notamment en matière de prêts.

Trump souhaite encourager le développement de cryptomonnaies spéculatives, y compris celles lancées par ses propres fils. Il a même lancé sa propre cryptomonnaie. Les révisions récemment proposées aux normes comptables permettraient aux banques et aux gestionnaires d'actifs de détenir plus facilement des crypto-actifs, rapprochant ainsi cet actif extrêmement volatile du cœur du système financier.

Pourtant, il y a à peine deux ans, les États-Unis se sont retrouvés au bord de la plus grave vague de faillites bancaires depuis la tempête financière de 2008. Plusieurs banques régionales se sont effondrées, dont certaines étaient aussi grandes que les principaux établissements européens. La chute de la Silicon Valley Bank, en particulier, a failli déclencher une crise systémique.

Cet effondrement a eu plusieurs causes immédiates : la valeur des obligations détenues par la banque s'érodait à mesure que les taux d'intérêt étatsuniens augmentaient. En quelques clics sur une application, la clientèle technophile, interconnectée et affolée de la banque a retiré ses dépôts à un rythme insoutenable, poussant des multimillionnaires à supplier l'intervention du gouvernement fédéral.

Pendant ce temps, les impôts sont réduits pour les grandes entreprises et les ultra-riches, mais l'objectif déclaré est aussi de réduire la dette fédérale et les dépenses publiques — sauf bien sûr pour le budget militaire. Cette année, le déficit budgétaire étatsunien devrait atteindre près de 2 000 milliards de dollars, dont plus de la moitié correspond à des intérêts nets, soit un montant équivalent à celui que les États-Unis consacrent à leur armée. La dette publique totale atteint désormais 30 200 milliards de dollars, soit 99 % du PIB. Exprimée en pourcentage du PIB, la dette étatsunienne va bientôt dépasser son niveau record atteint pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon les projections du Congressional Budget Office, la dette publique dépassera 50 000 milliards de dollars d'ici 2034, soit 122,4 % du PIB. À ce moment-là, les seuls paiements d'intérêts annuels atteindront 1 700 milliards de dollars.

Trump a laissé Elon Musk s'attaquer aux dépenses de l'État fédéral, fermer des ministères (comme, potentiellement, celui de l'Éducation) et licencier des milliers de fonctionnaires pour « réduire les gaspillages ». Mais le problème pour Musk, c'est que la majorité des “gaspillages” budgétaires se trouvent dans la défense, un secteur qui ne sera évidemment pas touché. Il poursuivra donc ses coupes dans les services civils et même dans des « programmes sociaux » comme Medicare.

Trump a pour objectif de « privatiser » autant que possible le gouvernement fédéral. Le Bureau de gestion du personnel de son administration déclarait d'ailleurs

« Nous vous encourageons à trouver un emploi dans le secteur privé dès que possible. »

Pour Trump, le secteur public est improductif, contrairement — bien sûr — au secteur financier. Il affirme :

« Le chemin vers une plus grande prospérité américaine consiste à faire passer les gens d'emplois à faible productivité dans le secteur public à des emplois à plus forte productivité dans le secteur privé. »

Sauf que ces “emplois formidables” n'ont jamais été identifiés. Et si le secteur privé cesse de croître à mesure que la guerre commerciale s'intensifie, ces prétendus emplois à plus forte productivité risquent fort de ne jamais voir le jour.

Ashley Smith –La guerre commerciale menée par Trump semble s'inscrire dans une nouvelle stratégie radicale de l'impérialisme étatsunien. Au lieu que les États-Unis continuent à superviser l'ordre international fondé sur les règles de la mondialisation néolibérale et du libre-échange, Trump s'est engagé dans une stratégie nationaliste et unilatérale, sous le slogan « America First ». Il cherche à tailler une sphère d'influence propre, allant jusqu'à menacer d'annexer le Groenland et le Panama, et entre en compétition directe avec d'autres grandes puissances comme la Chine, la Russie et l'Union Européenne.

Mais cette stratégie est fondamentalement contradictoire, car les sphères d'influence de ces puissances se chevauchent, notamment en Asie et en Europe. Tout cela rappelle étrangement les années précédant la Première Guerre mondiale, avec une longue dépression, des guerres commerciales, une intensification de la concurrence géopolitique, et une hausse spectaculaire des dépenses militaires.

Sommes-nous engagés dans une trajectoire qui pourrait mener à une guerre impérialiste, en particulier entre les États-Unis et la Chine ? Quels sont les facteurs de dissuasion qui pourraient empêcher une telle issue ? Et quels conflits pourraient jouer le rôle de détonateur ?

Michael Roberts –Dans les années 1930, la tentative des États-Unis de protéger leur base industrielle via les droits de douane Smoot-Hawley n'a fait qu'accentuer la contraction de la production, dans le contexte de la Grande Dépression qui frappait alors l'Amérique du Nord, l'Europe et le Japon. À l'époque, les grandes entreprises et leurs économistes ont vivement condamné ces mesures. Henry Ford (1863–1947) a tenté de convaincre le président Hoover de leur opposer son veto, les qualifiant de « stupidité économique ».

Aujourd'hui, des critiques similaires sont formulées par les porte-parole du capital financier, comme le Wall Street Journal, qui a qualifié les droits de douane de Trump de « guerre commerciale la plus stupide de l'histoire ». Il est vrai que la Grande Dépression des années 1930 n'a pas été provoquée par le protectionnisme étatsunien, mais les tarifs douaniers ont exacerbé la crise, contribuant à une dynamique de repli nationaliste. Entre 1929 et 1934, le commerce mondial s'est effondré de 66 %, alors que de nombreux pays adoptaient des mesures de rétorsion commerciales.

La stratégie de Trump est en réalité l'aboutissement logique des transformations de l'économie mondiale depuis la Grande Récession de 2008 et la longue dépression des années 2010. La Chine, de son côté, n'a pas joué le jeu en ouvrant pleinement son économie aux multinationales occidentales. En réaction, les États-Unis sont passés d'une politique d'engagement à une politique d'endiguement vis-à-vis de Pékin.

Parallèlement, les États-Unis et leurs alliés européens ont renforcé leur volonté d'étendre leur influence vers l'Est, afin d'empêcher la Russie d'imposer sa domination sur ses voisins et de l'affaiblir durablement comme puissance rivale du bloc impérialiste occidental. Cette dynamique a conduit à l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Et elle a aussi mené à la destruction massive de Gaza et à la tragédie infligée à des millions de Palestiniens, qui y vivent — et y meurent.

La mondialisation et la coopération entre les puissances capitalistes ne reviendront que si — et seulement si — le capitalisme retrouve un nouveau souffle, fondé sur une rentabilité accrue et durable. Or, cela semble hautement improbable sans qu'intervienne un nouvel effondrement majeur — voire une nouvelle guerre.

On peut ici reprendre les propos lucides de Christine Lagarde (1956), présidente de la Banque centrale européenne :

« Cela signifie que la forte domination militaire et financière des États-Unis et de leurs alliés repose sur des pieds d'argile, faits d'une productivité, d'un investissement et d'une rentabilité relativement faibles. C'est la recette d'une fragmentation et d'un conflit à l'échelle mondiale. »

La longue dépression actuelle ne pourra se transformer en nouvel âge d'or que si des mesures d'ampleur comparable à celles prises en temps de guerre sont engagées : des investissements publics massifs, la propriété publique de secteurs stratégiques, et une direction planifiée des secteurs productifs par l'État.

Même John Maynard Keynes (1883–1946) reconnaissait que l'économie de guerre avait démontré, je cite :

« Il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d'organiser les dépenses à l'échelle nécessaire pour faire les grandes expériences qui prouveraient mon point de vue — sauf dans des conditions de guerre. »

Ashley Smith –L'espoir, dans ce scénario terriblement sombre de dépression et de conflits impérialistes, réside dans les vagues de soulèvements des travailleurs et des opprimés à travers le monde. Aux États-Unis, une nouvelle résistance sociale s'est réellement manifestée depuis les mobilisations du 5 avril. Nous venons d'assister, le 1er mai, à des manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes, mêlant migrants et syndicalistes dans les rues.

L'un des grands défis de cette résistance le positionnement politique qu'elle adopte, notamment sur la question des droits de douane. De nombreux membres du mouvement ouvrier sont persuadés que le commerce international est responsable de la désindustrialisation et de la perte d'emplois dans le secteur manufacturier. Sean Fain, président réformateur du syndicat United Auto Workers, est même allé jusqu'à soutenir le protectionnisme de Trump.

Quel est le problème avec cette analyse ? Et pourquoi ce soutien aux droits de douane risque-t-il de plonger le mouvement ouvrier dans le piège du nationalisme des grandes puissances, du racisme et du militarisme incarnés par Trump ? Quelle alternative la gauche internationale devrait-elle proposer face au faux choix entre protectionnisme et libre-échange néolibéral ?

Michael Roberts –Les dirigeants syndicaux ne doivent pas se laisser berner par l'idée que les droits de douane pourraient « sauver les emplois » ou protéger l'industrie nationale. L'histoire elle-même dément ce mythe, comme le montre la propagande tarifaire menée par William McKinley (1843–1901) dans les années 1890. Trump s'est d'ailleurs référé explicitement à McKinley en annonçant ses propres décrets tarifaires :

« Sous sa direction, les États-Unis ont connu une croissance économique rapide et une période de prospérité, accompagnées d'une expansion territoriale. McKinley a défendu les droits de douane pour protéger l'industrie manufacturière, stimuler la production nationale et porter l'industrialisation américaine à de nouveaux sommets. »

Mais cette présentation est un détournement historique. En 1890, alors qu'il était représentant au Congrès, McKinley a proposé une série de droits de douane destinés à protéger l'industrie étatsunienne, qui furent adoptés. Toutefois, ces mesures n'ont pas empêché une grave dépression, qui a commencé en 1893 et duré jusqu'en 1897.

Élu président en 1896, McKinley a instauré une nouvelle vague de tarifs douaniers via le Dingley Tariff Act de 1897. Comme cette période a coïncidé avec une reprise économique, McKinley a pu revendiquer à tort que les droits de douane en étaient la cause. Surnommé le « Napoléon du protectionnisme », il a lié sa politique commerciale à l'expansion militaire étatsunienne, avec la prise de contrôle de Porto Rico, de Cuba et des Philippines — un peu à la manière de Trump aujourd'hui, mêlant commerce, impérialisme et nationalisme.

Mais cette politique a aussi attisé la colère populaire : au début de son second mandat, McKinley a été assassiné par un anarchiste qui le tenait pour responsable des souffrances des ouvriers agricoles pendant la récession de 1893–1897. Le protectionnisme n'a jamais sauvé d'emplois ni augmenté les revenus des travailleurs.

L'idée selon laquelle l'augmentation des dépenses militaires créerait des emplois pour les travailleurs de l'industrie de l'armement constitue un nouveau leurre, destiné à détourner l'attention des travailleurs de leurs véritables intérêts. Mais, plus fondamentalement, le keynésianisme militaire est antagonique aux intérêts des travailleurs et de l'humanité tout entière. Peut-on sérieusement soutenir qu'il est acceptable de fabriquer des armes pour tuer des êtres humains… simplement pour créer des emplois ? C'est pourtant ce que défendent certains dirigeants syndicaux, qui font passer l'argent avant la vie.

John Maynard Keynes disait un jour :

« Le gouvernement devrait payer les gens pour qu'ils creusent des trous, puis les rebouchent. »

Ce à quoi on lui rétorquait :

« C'est absurde. Pourquoi ne pas les payer pour construire des routes ou des écoles ? »

Et Keynes répondait :

« Très bien, qu'ils construisent des écoles. L'important, c'est que le gouvernement crée des emplois. Peu importe lesquels. »

Mais Keynes avait tort. Cela a de l'importance.

Le keynésianisme se contente de creuser des trous pour les reboucher afin de créer de l'emploi. Le keynésianisme militaire, lui, consiste à creuser des tombes pour les remplir de cadavres — toujours pour créer des emplois. Et si la manière dont on crée des emplois n'a pas d'importance, pourquoi ne pas relancer massivement l'industrie du tabac, et promouvoir l'addiction, pour créer de l'emploi ? La plupart des gens s'opposeraient à cela aujourd'hui, car ils considèrent à juste titre que c'est directement nocif pour la santé.

Eh bien, la fabrication d'armes — conventionnelles ou non — est tout aussi nuisible. Et il existe d'innombrables alternatives socialement utiles qui permettraient de créer des emplois et des revenus : écoles, logements, infrastructures sociales. Pour élever le niveau de vie et répondre aux besoins sociaux, il ne faut ni droits de douane, ni dépenses militaires. C'est l'investissement public dans l'industrie, la technologie et les services collectifs qui est décisif. Et la condition pour que les travailleurs aient accès à de bons emplois, avec des salaires décents et une formation de qualité, c'est de construire des syndicats combatifs qui luttent pour eux.

Mais cet investissement public ne peut réussir que s'il repose sur la propriété publique des principales institutions financières et industrielles. Ce n'est qu'alors qu'un plan de production et d'investissement pourra fournir des services publics universels, des pensions suffisantes, un accès gratuit à la santé et à l'éducation, et soutenir les petites entreprises pour qu'elles offrent des emplois dignes et de bonnes conditions de travail.

Les syndicats des États-Unis doivent étendre leurs alliances avec les travailleurs du reste des Amériques, d'Europe et d'Asie. L'avenir des travailleurs des États-Unis ne réside pas dans la destruction des économies étrangères, mais dans la construction d'organisations ouvrières à l'échelle internationale, capables de conquérir un véritable pouvoir politique — pour briser l'emprise du capital, combattre le nationalisme, le militarisme et l'impérialisme, et poser les bases d'une alternative socialiste mondiale.

*

Cet entretien a été publié initialement par la revue états-unienne Spectre. Traduit de l'anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Ashley Smith est un écrivain et militant socialiste basé à Burlington, dans le Vermont. Il a contribué à de nombreuses publications de gauche, notamment Truthout, International Socialist Review, Socialist Worker, ZNet, Jacobin, New Politics, Harper's et Against the Current. Il est également membre de l'équipe éditoriale de la revue Spectre.

En juin 2024, il a coécrit l'ouvrage China in Global Capitalism : Building International Solidarity Against Imperial Rivalry (La Chine dans le capitalisme mondial : construire une solidarité internationale face aux rivalités impérialistes, Haymarket Books) avec Eli Friedman, Kevin Lin et Rosa Liu. Il travaille actuellement à un nouvel ouvrage, intitulé Socialism and Anti-Imperialism, à paraître chez Haymarket Books.

Michael Roberts a travaillé pendant plus de quarante ans comme économiste à la City de Londres. Il a observé de près les machinations du capitalisme mondial depuis l'antre du dragon. En parallèle, il s'est engagé durablement dans le mouvement syndical britannique. Une fois à la retraite, il s'est consacré à la recherche marxiste et à la publication d'ouvrages d'économie politique.

Parmi ses principaux livres :

– The Great Recession : A Marxist View (Lulu, 2009).

– The Long Depression : Marxism and the Global Crisis of Capitalism (Haymarket Books, 2016).

– Marx 200 : A Review of Marx's Economics :200 Years After His Birth (Lulu, 2018).

– World in Crisis : A Global Analysis of Marx's Law of Profitability, codirigé avec Guglielmo Carchedi (Haymarket Books, 2018).

Michael Roberts est également l'auteur de nombreux articles scientifiques et de tribunes publiées dans des revues marxistes ou de gauche. Il anime depuis plusieurs années un blog : thenextrecession.wordpress.com.

Notes

[1] Jared Bernstein and Dean Baker, “Tariffs Won't Bring a Boom in American Manufacturing,” Wall Street Journal, March 26, 2025. https://www.wsj.com/opinion/tariffs-wont-bring-a-boom-in-american-manufacturing-risk-recession-trade-policy-d37c7dca

[2] Tweet by Gorklon Rust (@elonmusk), X, April 8, 2025, 9:47 a.m. https://x.com/elonmusk/status/1909604085025956133 ; Tweet by Gorklon Rust (@elonmusk), X, April 8, 2025, 9:52 a.m., https://x.com/elonmusk/status/1909605316121198860.

[3] Adam Tooze, “Chartbook 363 Stockholm syndrome in Mar-A-Lago : The belief that “something must be done” and the sanewashing of economic policy in the age of Trump,” Chartbook(substack), March 19, 2025, https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-363-stockholm-syndrome.

[4] War,” Tax Foundation, May 9, 2025, https://taxfoundation.org/research/all/federal/trump-tariffs-trade-war/.

[5] “Tariffs, Decline, and the Promise of AI,” YouTube video, 112:56, posted by “University of Austin (UATX),” April 9, 2025,https://www.youtube.com/watch?v=Sy-fn5MWFIk.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

« La crise de l’hégémonie libérale est la raison pour laquelle tant de gens se tournent vers l’extrême droite. »

3 juin, par Ilya Budraitskis — ,
Dans cette interview, Ilya Budraitskis, politologue et militant russe en exil, explique les causes de la montée de l'extrême droite, les objectifs poursuivis par les nouveaux (…)

Dans cette interview, Ilya Budraitskis, politologue et militant russe en exil, explique les causes de la montée de l'extrême droite, les objectifs poursuivis par les nouveaux fascistes et les leçons que la gauche radicale devrait tirer du 20e siècle dans la lutte contre le fascisme. Enfin, il formule des suggestions sur les pistes à explorer aujourd'hui pour une politique antifasciste. Entretien avec Ilya Budraitskis ; par Philipp Schmid (BFS Zurich)

Tiré de Inprecor
18 mai 2025

Par Ilya Budraitskis

L'évolution politique en Europe est extrêmement préoccupante. Le parti fasciste Alternative pour l'Allemagne (AfD) a obtenu 20,8 % des voix aux élections fédérales de 2025. Lors des manifestations en Allemagne, les gens disent qu'il n'est pas minuit moins cinq, mais 17h33. Cette panique est-elle justifiée ?

Oui, je pense que ces craintes sont justifiées. Nous pouvons observer comment l'influence des différents partis d'extrême droite en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, etc. ne cesse de croître. Bien sûr, cette tendance mondiale se manifeste différemment selon les contextes nationaux, mais le danger est réel. En effet, elle est liée à la volonté de certaines fractions des élites de changer radicalement les configurations politiques du pouvoir bourgeois et d'instaurer un régime politique différent. Cela s'est déjà produit en Russie et le processus est en cours aux États-Unis. En Europe occidentale, l'extrême droite a remporté des succès électoraux majeurs, mais la transformation du pouvoir politique ne s'est pas encore concrétisée. Compte tenu de sa force croissante, cela reste toutefois un scénario possible pour l'avenir.

Quel ordre politique visent-ils ?

C'est aux États-Unis que cela se voit le mieux. Avec Trump, l'extrême droite est de retour au pouvoir. Elle contrôle les rouages les plus importants de l'appareil d'État, tels que le Sénat, la Chambre des représentants et la Cour suprême. Et maintenant, elle tente de restructurer le système politique par le haut pour le faire évoluer vers un régime autoritaire. Celui-ci doit être organisé comme une entreprise capitaliste. C'est l'objectif de Trump et de Musk. Cela implique la suppression de la démocratie libérale et son remplacement par une sorte de monarchie moderne. Ils aspirent à un régime dans lequel l'autorité ne repose pas sur la légitimité démocratique, mais sur le principe du pouvoir personnalisé et d'un dirigeant autoritaire.

Quel est le programme idéologique de l'extrême droite, outre la restructuration autoritaire de la société ?

Le cœur de leur programme idéologique est que la démocratie libérale est arrivée à son terme. Elle serait factice et ne serait qu'un gouvernement fantoche derrière lequel se cacherait une élite mondiale secrète, guidée par de faux principes tels que le droit international et la tolérance. L'extrême droite critique la morale et les valeurs supposées de l'élite libérale parce qu'elles protègeraient les faibles et non les forts.

Selon l'extrême droite, le seul principe de la politique internationale devrait être la loi du plus fort. C'est la manière « naturelle » de gouverner la société. C'est la logique qui sous-tend la manière dont Trump et Poutine gouvernent. On le voit dans l'exemple de la critique de Poutine à l'égard du soutien à l'Ukraine : dans son esprit, les petites nations qui ne peuvent pas se défendre n'ont pas le droit d'exister. Et donc, leur souveraineté, c'est-à-dire leur existence en tant que pays indépendants, est artificielle aux yeux de l'extrême droite.

Comment expliquez-vous la montée des forces d'extrême droite et fascistes en Europe au cours des dix dernières années ?

Il y a de nombreuses raisons qui expliquent le succès électoral croissant des partis d'extrême droite en Europe. L'une des plus importantes est la transformation des sociétés européennes à la suite des réformes néolibérales de ces dernières décennies. L'atomisation sociale progressive des populations, le démantèlement des syndicats et d'autres formes d'auto-organisation des travailleurs vont de pair avec le déclin des traditions démocratiques, qui doivent être comprises non seulement comme un système d'institutions libérales, mais aussi comme la capacité de la société à se défendre collectivement et de manière organisée.

C'est là le fondement matériel de la crise idéologique des élites libérales, car les citoyens sont de plus en plus désabusés par la démocratie libérale bourgeoise et ses institutions. Ils se sentent non représentés et non entendus. L'extrême droite exploite habilement ces sentiments largement répandus.

L'analyse marxiste classique du fascisme a toujours considéré le fascisme comme une réaction à la crise du capitalisme et comme la réponse de la bourgeoisie au renforcement du mouvement ouvrier. Cette analyse est-elle toujours valable ?

Malgré les différences historiques, il existe certainement des similitudes entre les années 1920/1930 et la situation actuelle. La crise des institutions politiques de la République de Weimar, la Grande Dépression à partir de 1929 et les bouleversements sociaux considérables qui l'ont accompagnée ont constitué le terreau fertile de la montée et de la prise du pouvoir par le fascisme allemand. Même s'il n'y avait pas de danger immédiat de révolution prolétarienne, le mouvement ouvrier allemand était l'un des plus puissants au monde. Le SPD social-démocrate et le KPD communiste étaient des partis de masse avec lesquels les fascistes se disputaient l'influence. En raison de la crise sociale générale, la population était massivement désabusée par le système de la démocratie libérale bourgeoise. Nous pouvons également observer cela dans la situation actuelle, qui se caractérise également par une crise multiple de l'ordre capitaliste. Il existe toutefois une différence fondamentale.

Laquelle ?

Dans les années 1920 et 1930, les fascistes rivalisaient avec le mouvement ouvrier pour proposer des visions alternatives à l'avenir du système capitaliste. Ils propageaient une vision d'un avenir sans conflits de classe, où la gloire nationale unirait la population. Et ils avaient l'ambition de créer un homme nouveau, lié à la société dans un esprit de solidarité nationale et une sorte de collectivisme fasciste. C'est pourquoi cette utopie fasciste réactionnaire était si attrayante pour beaucoup de gens en Europe dans les années 1920 et 1930. Et c'est pourquoi elle était en concurrence avec l'utopie socialiste et la vision socialiste d'un autre type de relations humaines. Aujourd'hui, je ne vois aucune concurrence entre des visions alternatives de l'avenir.

Mais les fascistes ne propagent-ils pas toujours une société différente, avec des frontières nationales, un peuple homogène et des genres clairement définis ?

Oui, mais le sens et la compréhension du temps sont très différents de ce qu'ils étaient il y a cent ans en Europe. À l'époque, la question d'un avenir meilleur et du progrès social était au cœur des aspirations sociales. Sous le règne du capitalisme tardif depuis les années 1980, l'idée d'avenir a disparu. Les gens sont principalement préoccupés par le présent et les interprétations du passé qui ont conduit à la situation actuelle. Nous vivons dans le présent, où un avenir alternatif est inimaginable. C'est précisément le résultat de la réorganisation néolibérale de la société. La célèbre phrase de Margaret Thatcher « il n'y a pas d'alternative » (TINA) est plus ou moins devenue le consensus social. Le programme politique de Trump le montre clairement. Il ne fait aucune proposition concrète et ne propage pas de vision claire de l'avenir. Il se contente de nier le « présent libéral » au nom d'une « vérité » qu'il définit lui-même.

Revenons à la caractérisation de la nouvelle extrême droite. Dans son livre publié en 2017, Les nouveaux visages du fascisme, le célèbre chercheur marxiste spécialiste du fascisme Enzo Traverso propose le terme « post-fascisme » pour caractériser les nouveaux fascistes. Qu'entend-il par là ?

Enzo Traverso estime que les partis post-fascistes d'aujourd'hui, contrairement à leurs modèles historiques, ne cherchent pas à rompre avec les mécanismes de la démocratie libérale bourgeoise. Au contraire, ils utilisent avec succès les mécanismes de la démocratie pour étendre leur influence. Ils veulent seulement utiliser le système pour arriver au pouvoir. L'exemple de l'Italie en est une illustration. La post-fasciste Giorgia Meloni n'a pas renversé le système politique pour le remplacer par un régime fasciste. Un tel scénario est également peu probable en cas de participation de Marine Le Pen au gouvernement français ou de l'AfD en Allemagne. Ils tenteront plutôt de changer progressivement la mentalité des sociétés et des élites. Il n'existe toujours pas de consensus dans les cercles dirigeants pour transformer le système politique en une nouvelle forme de fascisme autoritaire. Cependant, cela pourrait changer sous la pression soutenue de l'extrême droite.

Aujourd'hui déjà, les gouvernements libéraux et conservateurs adoptent les revendications de l'extrême droite. Nous devons comprendre que l'utilisation des institutions bourgeoises libérales et des élections par l'extrême droite pourrait représenter un point de transition pour tous ces mouvements sur la voie de la réalisation de leur projet politique final. Pour ces raisons, je pense que le terme « post-fascisme » est utile pour décrire les similitudes et les différences entre l'extrême droite contemporaine et les fascistes historiques.

Cette analyse peut-elle également s'appliquer à la Russie et au régime de Poutine ?

Oui, la Russie a traversé exactement ce processus et est aujourd'hui un régime ultra-autoritaire. Au cours des 25 dernières années du gouvernement Poutine, le régime russe a fondamentalement changé. Au cours de la première décennie, dans les années 2000, la Russie était plutôt un régime autoritaire, technocratique et néolibéral. La crise économique mondiale de 2007/2008 a entraîné une crise politique générale non seulement dans le monde arabe, mais aussi en Russie. Des manifestations massives contre la réélection de Poutine ont eu lieu à Moscou et dans d'autres villes russes en 2011/2012. Ces manifestations de la société civile ont été perçues comme une menace politique et idéologique et ont conduit les élites russes à croire qu'une transformation autoritaire de leur régime était nécessaire.

Quel a été l'impact de cette transformation ?

L'idée que des mouvements sociaux issus de la base puissent renverser un gouvernement constitue une menace existentielle pour les régimes autocratiques. C'est pourquoi le retour de Poutine à la présidence en 2012 s'est accompagné d'un glissement idéologique vers des valeurs dites traditionnelles et antidémocratiques. Ces éléments antidémocratiques reposaient sur l'idée que l'État russe n'était pas le résultat d'un contrat social, mais le fruit de l'histoire. La Fédération de Russie est la continuation directe de l'Empire russe et de l'Union soviétique. Cela signifie que Poutine n'a pas besoin d'être élu par le peuple, mais qu'il est conduit par le destin à diriger le pays. Poutine se considère comme le successeur direct de Pierre le Grand et de Staline. Ces idées ont finalement été inscrites dans la Constitution russe en 2020. Au fond, ces convictions sont également responsables de la réaction violente aux événements en Ukraine lors des manifestations du Maïdan en 2013/2014.

Pourquoi ?

Les Ukrainiens du Maïdan protestaient contre l'influence de la Russie et en faveur de la souveraineté nationale de l'Ukraine. Les manifestations ont non seulement été qualifiées par le régime russe de « mises en scène depuis l'extérieur », mais elles ont également été perçues comme une menace interne pour la « Russie historique ». Au cours de cette deuxième décennie du règne de Poutine, l'intervention militaire en Ukraine a commencé, avec notamment l'annexion de la Crimée. Elle s'est accompagnée d'une croissance de l'autoritarisme du régime de Poutine et de son installation à la tête du pays à vie.

Comment la population civile russe, attachée à la démocratie, a-t-elle réagi à ces développements ?

Poutine a été une nouvelle fois confronté à un mouvement de protestation démocratique croissant et au mécontentement d'une grande partie de la société russe. Il a également vu dans cette vague de protestation une combinaison de menaces externes et internes. Toutes les révolutions, y compris la révolution russe de 1917, auraient été secrètement contrôlées par les ennemis extérieurs de la Russie. L'Occident aurait empoisonné la société russe avec des idées fausses, libérales ou socialistes. La réponse de Poutine aux nouvelles manifestations a été d'envahir l'Ukraine en février 2022. Pour Poutine, la question ukrainienne n'est pas seulement une question d'intérêts géostratégiques de l'État russe sur la scène mondiale. Il n'était pas seulement préoccupé par la concurrence avec l'OTAN, mais aussi par l'existence de son propre régime. C'est pourquoi l'invasion de l'Ukraine a marqué un tournant. Poutine a utilisé la guerre pour transformer le régime en une dictature répressive.

Alors, décrivez-vous le régime de Poutine aujourd'hui comme fasciste ?

Oui, pourquoi pas ? Bien sûr, le fascisme d'aujourd'hui diffère du fascisme historique à bien des égards. En Russie, contrairement à l'Allemagne et à l'Italie, le fascisme n'a pas de modèle historique. Il existe plutôt diverses autres traditions autoritaires dont le régime de Poutine peut s'inspirer. Par exemple, Poutine utilise la tradition extrêmement conservatrice et cléricale de l'Empire russe pour justifier son autocratie. Des pratiques répressives issues du passé stalinien ont également été reprises, comme le montre le rôle des services secrets du FSB (successeur du KGB). Aujourd'hui, le FSB est l'élément le plus influent du régime russe.

Une partie de la gauche radicale occidentale ignore – ou pire, nie – le danger que représente le régime fasciste en Russie.

Exactement, et ce qui est encore plus tragique, c'est qu'elle n'est absolument pas préparée à la montée du fascisme dans ses propres pays. La montée du nouveau fascisme est un défi majeur pour la gauche. Aux États-Unis, par exemple, avant la réélection de Trump, la gauche radicale concentrait ses critiques principalement sur Biden et le Parti démocrate, oubliant le danger réel que représente le trumpisme. Aujourd'hui, elle est complètement perdue. Cela peut également se produire dans d'autres pays. L'histoire nous enseigne que la gauche n'était pas préparée à la montée du fascisme au 20esiècle. L'Internationale communiste stalinienne a trop longtemps banalisé la menace fasciste. La différence avec aujourd'hui est que la gauche radicale est beaucoup plus faible qu'il y a cent ans.

Quelles autres leçons peut-on tirer de la résistance antifasciste au 20e siècle ?

La leçon la plus importante de l'histoire est que le fascisme conduit toujours à la militarisation et à la guerre. Les antifascistes européens ne s'en sont pas rendu compte au début de la montée au pouvoir des fascistes dans les années 1920 et 1930. Aujourd'hui, cela est beaucoup plus évident et nous devons donc combiner notre propagande antimilitariste et anti-impérialiste avec une propagande antifasciste. La gauche ne doit pas se limiter à critiquer l'augmentation des dépenses militaires. Un régime comme celui de Poutine rejette toute forme de coexistence pacifique et glorifie la guerre comme moyen de diriger le pays et d'étendre son influence. C'est la logique qui sous-tend le concept de « monde multipolaire », un monde dans lequel il n'y a plus de droits ni de règles universels, mais où la nation la plus forte prévaut.

Sur quoi devrait se fonder un antifascisme du 21e siècle pour lutter plus efficacement contre le (post-)fascisme ?

Nous devons former de larges coalitions contre la montée de l'extrême droite. Cependant, celles-ci ne doivent pas invoquer la défense des institutions bourgeoises libérales. Ce n'est pas notre tâche et cela serait vain. Après tout, la crise de l'hégémonie libérale est l'une des raisons pour lesquelles tant de personnes perdent confiance dans les structures existantes et se tournent vers l'extrême droite.

À mon avis, la gauche radicale devrait poursuivre deux lignes d'attaque : Premièrement, nous devons répondre au mécontentement social, mais proposer d'autres solutions. L'extrême droite veut faire croire aux gens que l'immigration est la cause de tous leurs problèmes. Le fait que cela ne soit pas objectivement vrai est démontré par le fait que l'AfD a remporté le plus grand nombre de voix lors des élections fédérales de 2025 dans les circonscriptions où la proportion d'immigrés était la plus faible. Cela ouvre un vide politique potentiel que la gauche doit combler en mettant en évidence les véritables causes des problèmes réels des gens.

Et deuxièmement ?

Deuxièmement, nous devons nous concentrer sur la défense de la « démocratie », et non d'une « démocratie » limitée aux institutions démocratiques bourgeoises et à leur fonctionnement. Nous devons combiner la défense de la « démocratie » avec la revendication de l'égalité et de la participation, car c'est là tout le sens de son émergence aux 18e et 19e siècles : la lutte des classes populaires pour l'influence politique et la représentation. Une telle conception de gauche ou socialiste de la démocratie comme « pouvoir d'en bas » peut servir de base commune à une large coalition antifasciste qui rassemble les partis de gauche, les syndicats et les diverses formes d'auto-organisation féministe, antiraciste, écologique et de quartier. Ce sont précisément ces projets que les post-fascistes et les néo-fascistes veulent détruire, car ils contredisent leur idée d'un ordre étatique hiérarchique structuré comme une entreprise capitaliste.

Publié le 15 mai par Socialismus

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Sur les cinq prochaines années, le réchauffement moyen risque de dépasser 1,5 °C, alerte l’OMM

3 juin, par Magali Reinert — ,
Si les deux dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées, les cinq suivantes le seront encore plus, démontre un rapport de l'Organisation météorologique (…)

Si les deux dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées, les cinq suivantes le seront encore plus, démontre un rapport de l'Organisation météorologique mondiale.

28 mai 2025 | itré de reporterre.net
https://reporterre.net/Sur-les-cinq-prochaines-annees-le-rechauffement-moyen-devrait-depasser-1-5-oC-alerte-l

Le seuil de 1,5 °C, inscrit comme objectif dans l'Accord de Paris en 2015, restera un vœu pieux. La température moyenne sur la période 2025-2029 dépassera de 1,5 °C par rapport aux températures préindustrielles, avec une probabilité de 70 %, selon le nouveau rapport de l'Organisation météorologique mondiale (OMM) publié le 28 mai.

Certes, le rapport rappelle que pour confirmer ce dépassement, il faut attendre deux décennies, le réchauffement étant mesuré à long terme par rapport à la période 1850-1900. Mais, alors que les émissions de gaz à effet de serre ont continué de progresser à l'échelle du globe en 2024, la tendance est là.

« Nous venons de vivre les dix années les plus chaudes jamais enregistrées. Malheureusement, ce rapport ne fournit aucun signe de répit dans les années à venir », a déclaré Ko Barrett, secrétaire générale adjointe de l'OMM, dans un communiqué. L'enchaînement des records donne le tournis. L'année 2024 était déjà l'année la plus chaude jamais enregistrée depuis 175 ans, battant le record de 2023…

Faire le deuil du seuil de 1,5 °C ? La question agace Gerhard Krinner, directeur de recherche à l'Institut des géosciences de l'environnement (IGE) et coauteur de plusieurs rapports du Giec : « 1,4 °C est mieux que 1,5 °C, qui est mieux que 1,7 °C… Cette idée de seuil est trompeuse puisque chaque dixième de degré en plus aggrave les impacts du changement climatique. » Les scientifiques ne cessent de rappeler que plus la planète se réchauffe, plus les vagues de chaleur, les inondations, sécheresses et tempêtes vont se multiplier.

Prêcher dans le désert

L'année 2024 nous en a déjà donné un funeste aperçu. Dans son rapport sur l'état du climat global cette année-là, l'OMM rappelait l'intensité inédite des catastrophes, qui ont conduit au déplacement de plus de 800 000 personnes, le plus haut chiffre depuis 2008.

Les prévisions de l'OMM sont fiables, explique Juliette Mignot, directrice de recherche au laboratoire Locean qui a contribué aux travaux de l'Organisation : « Nos simulations à cinq ans sont robustes, puisque nos modèles utilisent les données du climat de 2024. On s'appuie en particulier sur l'état actuel de l'océan qui a une influence forte sur le climat dans les prochaines années. »

Mais publication après publication, qui n'a pas l'impression de prêcher dans le désert ? D'autant que les États-Unis sont sortis de l'Accord de Paris et que leur président coupe les recherches sur le climatet entend « forer, forer » tout le pétrole disponible. Et si le gouvernement français s'était félicité de son rôle dans les négociations climatiques il y a dix ans, il a publié en mars dernier le plan national d'adaptation au changement climatique pour préparer une France à +4 °C en 2100, ce qui correspond à +2,7 °C au niveau global.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

La croisade automobile contre l’écologie

3 juin, par Zetkin Collective — ,
Une vaste offensive des droites est en cours, prétendant s'opposer à « guerre contre la voiture ». Le Zetkin Collective décrypte ce combat politico-culturel contre l'écologie, (…)

Une vaste offensive des droites est en cours, prétendant s'opposer à « guerre contre la voiture ». Le Zetkin Collective décrypte ce combat politico-culturel contre l'écologie, dans lequel l'extrême droite carbofasciste est hégémonique, mobilisant aussi bien des partis institutionnels que les mouvances conspirationniste et masculiniste, en alliance avec le capital fossile et des représentants plus classiques de la droite.

26 mai 2025 | tiré de la revue contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/croisade-automobile-capitalisme-fossile-ecologie-zetkin-collective/

L'apocalypse est dans l'air. Durant l'été, un groupe surnommé les « Blade Runners [1] » a commencé à saboter les infrastructures des zones à très faibles émissions (ULEZ) autour de Londres. Vêtus de noir de la tête aux pieds, ils s'en prennent aux caméras qui scannent les plaques d'immatriculation des voitures pour déterminer si elles respectent les normes environnementales minimales ou doivent s'acquitter d'une taxe journalière de 12,50 livres sterling.

Certains Blade Runners démontent entièrement les installations, décrochent les caméras de leur support et les enferment dans des caisses. D'autres tranchent les poteaux, laissant la gravité précipiter l'appareil sur le trottoir. Les plus habiles arrivent sur place armés de longs sécateurs et coupent les câbles avant de repartir dans une mise en garde macabre. L'un d'eux s'est filmé en pleine action, s'adressant aux autorités contre lesquelles il lutte :

Vos gars mettent peut-être une demi-journée à en installer une. Il me faut moins d'une minute pour la démonter. Alors allez-vous faire foutre avec vos putains de zones à très faibles émissions, bande d'enculés. C'est notre pays et on est en train de le reprendre.

Qu'est-ce qui motive exactement le sabotage des Blade Runners ? Les discussions en ligne entre les partisans les plus actifs révèlent que leur mobilisation ne repose ni sur la qualité de l'air, ni véritablement sur le coût financier. Ce sont des espaces où toutes sortes d'angoisses culturelles et politiques contemporaines se mêlent. Hostiles aux vaccins, aux « confinements climatiques », aux sociétés sans argent liquide, à « l'idéologie du genre », aux réseaux 5G et aux identités numériques, les Blade Runners se considèrent comme des combattants de la liberté, résistants face à un État totalitaire animé par ce qu'ils perçoivent comme un programme mondial.[2]

Pourtant, il serait erroné de les considérer comme des marginaux farfelus. S'ils s'en prennent en partie à des dispositifs souvent dénoncés par la gauche — comme l'expansion des technologies de surveillance étatique et privée —, leur diagnostic et leurs remèdes plongent la politique dans les terrains conspirationnistes de l'extrême droite. Leur opposition aux politiques de décarbonation devient rapidement l'un des nouveaux fronts majeurs du déni organisé de la science climatique — un front structuré par l'extrême droite, qui diffuse ses discours, et qui synthétise le nationalisme fossile avec une forme radicale de libertarianisme.

Si les mobilisations de rue de droite étaient déjà en hausse avant 2020, la pandémie a accéléré et transformé des dynamiques préexistantes. Le tourbillon d'anxiété, de désinformation et de polarisation qu'elle a déclenché a attiré des pans inattendus de la population — notamment issus de la petite bourgeoisie — dont beaucoup ont participé pour la première fois à un mouvement social, en ligne ou dans la rue.

Elles y ont croisé des militants plus aguerris, des médias alternatifs et des théoriciens du complot, disposant de l'expérience organisationnelle et des cadres idéologiques pour interpréter la situation comme une crise d'ampleur apocalyptique — et y apporter des « solutions Parallèlement, la pandémie a mis un coup d'arrêt à la dynamique du mouvement mondial pour la justice climatique : les manifestations se sont muées en webinaires, les blocages en débats stratégiques, et l'élan brisé ne s'est pas encore reconstitué.

Si la xénophobie anti-migrants et l'islamophobie étaient les fondements incontournables de l'extrême droite avant la pandémie, l'hostilité grandissante envers les politiques de santé publique a reconfiguré et diversifié ses modes d'expression. La frontière est évidemment restée un point de crispation. Mais la suspension des flux migratoires et de l'accueil des réfugiés, imposée par les restrictions sanitaires, a temporairement déplacé le foyer de l'attention : il ne s'agissait plus tant de limiter la liberté de mouvement des Autres perçus comme menaçants, que de « libérer le peuple » de ses propres entraves internes.

Dans ce climat oppressant, les groupes dits de « défense de la liberté » ont proliféré. Des figures issues du monde de l'entreprise ont glissé vers une forme d'entrepreneuriat politique. Restaurateurs, prédicateurs, professionnels de santé en rupture, assistants juridiques, travailleurs indépendants, petits patrons et gestionnaires de tous horizons ont trouvé un terrain d'union.

Certains se sont reconvertis en influenceurs sur les réseaux sociaux, en animateurs de podcasts, en marchands de médecines alternatives et de produits de bien-être, en orateurs dans les rassemblements anti-confinement, voire en dirigeants de partis politiques émergents. Pour plusieurs d'entre eux, cela signifiait délaisser – ou combiner – leur activité professionnelle avec l'« activité » militante, estompant un peu plus encore la frontière, déjà floue, entre engagement politique et entreprise opportuniste à l'extrême droite.

À mesure que les effectifs de l'extrême droite ont augmenté, son influence dans le courant dominant s'est elle aussi intensifiée. Des concepts et théories du complot autrefois confinés à la marge fasciste – du prétendu contrôle malthusien de la population au fantasme du « Grand Remplacement » – se sont banalisés jusqu'à structurer le discours ordinaire. C'est par ces récits que la pandémie et la crise climatique s'articulent désormais.

Ainsi, les critiques des confinements sanitaires ont progressivement laissé place à des mises en garde contre une future dystopie de « confinements climatiques ». Les dispositifs de dénégation portés par les instituts privés de lobbying et les groupes de pression soutenus par les intérêts fossiles ont, quant à eux, joué un rôle clé dans la réorientation du mouvement dit de la « liberté » vers la bataille contre les politiques climatiques.

Pour les capitalistes fossiles — et leurs alliés souvent involontaires —, le monde se découpe selon une série d'oppositions binaires : vérité contre mensonge, nationalistes contre mondialistes, défenseurs de la liberté contre tyrans, banlieue contre ville, automobilistes ordinaires contre militants pour le climat. En nourrissant l'imaginaire conspirationniste de l'extrême droite, ces dichotomies alimentent ce que l'on peut qualifier de « crise inversée ».

Cette dernière reflète tout en dissimulant la réalité matérielle du dérèglement climatique, en diffusant des récits étroitement alignés sur les intérêts du capital fossile. Dans ce cadre, la véritable crise n'est pas celle du climat, mais ce que « ils » — les élites « mondialistes » et les foules « woke » — prétendent imposer pour y répondre. Les solutions écologiques deviennent ainsi perçues comme la crise elle-même. Au cœur de cette rhétorique se trouve la prétendue « guerre contre la voiture ».

La ville verrouillée

Le concept de « ville du quart d'heure » a été formulé en 2015 par Carlos Moreno (1959), professeur franco-colombien en sciences de gestion à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s'agit de concevoir des villes où les habitant·es peuvent accéder, à pied ou à vélo et en moins de quinze minutes depuis leur domicile, à tous les services essentiels — y compris leur lieu de travail.

Anne Hidalgo (1959), maire socialiste de Paris, a fait de ce concept un slogan de campagne lors de sa réélection en 2020, promettant notamment la création d'« une piste cyclable dans chaque rue » d'ici 2024, au prix de la suppression de 60 000 places de stationnement en surface. Ces propositions prolongeaient la politique urbaine engagée dès 2014. Résultat : entre 2019 et 2020, le nombre de cyclistes a doublé dans la capitale, et les émissions ont baissé de 20 % entre 2004 et 2018. Hidalgo entend désormais interdire les voitures diesel d'ici 2024, et tous les véhicules non électriques à l'horizon 2030.

Ces projets n'ont toutefois pas été mis en œuvre sans opposition. Un hashtag équivalant à #SaccageParis a rencontré un certain écho sur Twitter, où des internautes ont publié photos et vidéos illustrant la prétendue « décadence » urbaine — seringues, poubelles débordantes, campements de sans-abri —, accusant directement Hidalgo. Comme l'a rapporté Politico, une manifestation tenue en octobre 2021 a rassemblé plusieurs centaines de personnes dénonçant l'état de saleté de la ville et la « promotion désordonnée des trottinettes électriques et des vélos au détriment des piétons ».

Face aux critiques croissantes sur les trottinettes, Hidalgo a organisé un référendum en avril 2023 concernant leur usage. Les Parisien·nes ont alors voté en faveur de leur interdiction. Malgré l'audace de ses politiques, les protestations visant ses mesures de restriction de la voiture et de promotion de la marche et du vélo sont restées relativement marginales.

La situation se présente différemment au Royaume-Uni. À Oxford, les tentatives de mise en place de « quartiers à faible trafic » (Low Traffic Neighbourhoods, ou LTN), dispositifs consistant essentiellement à installer des bornes ou jardinières pour restreindre l'accès aux voitures et favoriser la piétonnisation — ont suscité une vague de vandalisme. En 2022, une seule borne, située dans l'est de la ville et qualifiée de « la plus détestée de Grande-Bretagne », a été vandalisée à vingt reprises : des voitures sont passées dessus, certains l'ont arrachée, d'autres l'ont incendiée. La municipalité a alors tenté de renforcer le dispositif en la remplaçant par une structure en bois plus robuste, avant d'installer des versions en acier dans d'autres secteurs. Ce type de sabotage s'est répété dans diverses régions du pays.

Sur le plan discursif, les villes du quart d'heure, les zones à très faibles émissions (comme celles de Londres) et les « quartiers à circulation réduite » (comme ceux expérimentés à Oxford) tendent à se confondre dans un ensemble confus d'obsessions conspirationnistes que Naomi Klein (1970) a qualifié de « cocktail complotiste du Great Reset ». Jordan Peterson (1962), l'un des principaux relais de cette rhétorique toxique, a largement contribué à viraliser la notion en partageant, le 31 décembre 2022, un message se moquant des « bureaucrates tyranniques idiots » à l'origine de ce projet, tout en avertissant : « ne vous y trompez pas, cela fait partie d'un plan bien documenté ».

Pour dissiper tout doute sur l'identité des responsables de ce plan dystopique, il relayait également un tweet de Don Keiller affirmant : « c'est déjà en marche… #GreatReset #JailSchwab », accompagné de photos des dispositifs de circulation à Canterbury et Oxford, ainsi que d'une infographie accusant l'ONU et le Forum économique mondial d'être les instigateurs de la ville du quart d'heure « parce qu'ils se soucient de vous et veulent que vous conduisiez moins ». Ce tweet a été vu plus de sept millions de fois.

Deux mois plus tard, une nouvelle manifestation contre les villes du quart d'heure a rassemblé 2 000 personnes à Oxford. Une fillette de douze ans, transformée pour l'occasion en anti-Greta, a pris le micro pour lancer à la foule :

« Comment osez-vous voler mon enfance et mon avenir, ainsi que celui de nos enfants, en nous réduisant en esclavage dans votre folle prison numérique de surveillance ! » Des tracts distribués sur place présentaient le projet comme un vaste complot visant à enfermer les habitants dans des prisons à ciel ouvert. Barbelés, surveillance permanente par caméras, régimes alimentaires à base d'insectes : telle serait, selon ces documents, la nouvelle norme imposée sous couvert d'écologie. Une pancarte, plus sobre mais tout aussi évocatrice, résumait l'ambiance paranoïaque : les villes du quart d'heure seraient « le coin d'une lame mondiale qui restreindra notre liberté de mouvement ».

Ces craintes ont trouvé un écho jusqu'à la Chambre des communes, où le député conservateur Lee Anderson (1967) a dénoncé les projets d'Oxford comme une « conspiration socialiste internationale ». Quant à Nigel Farage (1964), il a appuyé cette interprétation alarmiste en affirmant : « Les confinements climatiques arrivent. »

Portées par le marché mondial de la désinformation, les théories conspirationnistes sur les villes du quart d'heure ont rapidement gagné le Canada. En février 2023, à Edmonton (Alberta) — capitale de cette province pétrolière —, un rassemblement s'est ouvert par une prière chrétienne. Au cours de la réunion, une coorganisatrice a sorti une imposante Bible de son sac à dos pour la tendre à un urbaniste présent, l'interpellant ainsi : « Jurez-vous sur la Bible que nous ne serons pas verbalisés, que nous n'aurons pas à présenter nos papiers à des points de contrôle ou à faire scanner nos plaques d'immatriculation ? »

L'urbaniste a souri, visiblement amusé, et éludé la question. Mais lorsqu'elle lui fut posée de nouveau, cette fois sur la tribune et devant la foule, il a fini par accepter. Il posa d'abord sa main gauche sur la Bible, avant d'être interrompu par Chris « Sky » Saccoccia, militant anti-confinement, qui lui enjoignit d'utiliser la droite. « Mec, je ne jure pas tous les jours sur la Bible », plaisanta l'urbaniste, avant de déclarer : « Moi, Sean Bohle, urbaniste principal à la ville d'Edmonton, je jure solennellement » — puis, se tournant vers Saccoccia : « c'est bon ? » — et poursuivit : « que si la ville d'Edmonton tente un jour d'imposer un contrôle sur les déplacements des gens, je m'y opposerai fermement dans le cadre de mes fonctions. » La foule éclata en applaudissements.

Avant 2020, Saccoccia, fils de trente-neuf ans d'un riche promoteur immobilier installé dans la banlieue de Toronto, ne semblait avoir aucune expérience politique si ce n'est un goût prononcé pour les provocations d'extrême droite en ligne. D'après le Canadian Anti-Hate Network, il a notamment affirmé que « les Noirs n'ont pas la sophistication nécessaire pour créer une civilisation avancée », que « les musulmans et le viol d'enfants vont ensemble comme les hamburgers et les frites » et que Mein Kampf était « parfaitement exact » à propos des efforts des Juifs pour contrôler le monde, « comme si Hitler avait une boule de cristal ».

Lorsque la pandémie a éclaté, Saccoccia a canalisé cette vision du monde dans un activisme virulent contre les vaccins et les confinements, fédérant un large public en ligne, accumulant inculpations pénales et milliers de dollars d'amendes, tout en devenant l'un des visages les plus visibles du mouvement pour la « liberté ». Il a aussi acquis une notoriété internationale comme invité régulier d'InfoWars[3] et, au moment où nous écrivons ces lignes, prévoit de se rendre à Oxford pour tourner un documentaire sur les villes du quart d'heure.

Lors de son discours à Edmonton, Saccoccia a recyclé le message qu'il diffusait pendant la pandémie pour l'adapter à son nouveau combat climatique :

« Ils ont utilisé le Covid pour vous habituer à l'idée de ne pas vous éloigner de plus de cinq kilomètres de chez vous… Maintenant, ils savent qu'une pandémie ne peut pas durer éternellement, mais qu'est-ce qui le peut ? Une crise climatique, oui ! Une crise climatique dure des générations. Le Covid a donc servi de cheval de Troie pour vous reconditionner, vous préparer à accepter un nouvel agenda de contrôle total imposé au nom du climat — un agenda qui passera par la suppression de la propriété privée de la voiture. »

Le discours, l'influence et la notoriété de Saccoccia sont ainsi remobilisés pour alimenter une guerre culturelle contre les automobilistes. L'idée que « la pandémie ne pouvait durer éternellement, mais qu'une crise climatique le peut » semble être, pour lui, moins un avertissement qu'une opportunité : la précédente crise lui a apporté une reconnaissance — pourquoi ne souhaiterait-il pas que la suivante dure encore plus longtemps ?

Le rassemblement d'Edmonton peut être vu comme une attaque préventive contre les politiques urbaines d'atténuation du changement climatique, visant à attiser une controverse paranoïaque alors même qu'aucune mesure concrète — comme celles en vigueur en Europe — n'était prévue. S'inspirant de l'exemple d'Oxford, Saccoccia a électrisé la foule : « Vous savez ce qu'ils font en ce moment ? Ils défoncent les bornes avec leurs voitures. Ils coulent du béton. Ils arrachent les caméras… Et c'est ce qu'on va faire ici ». Cela, alors même qu'aucune zone à très faibles émissions (ULEZ) n'était envisagée à Edmonton. Pourtant, la foule restait en état d'alerte, prête à s'opposer au moindre soupçon de restriction de la mobilité automobile individuelle.

Ces théories farfelues ne se limitent pas à des activistes de rue comme Sky Saccoccia. On assiste plutôt à une chorégraphie entre le mouvement « ascendant » venu de la rue et la guerre culturelle « descendante » menée par les élites médiatiques, dans laquelle des influenceurs d'extrême droite s'allient à des groupes climatosceptiques bien implantés pour propager la paranoïa. Selon une enquête de DeSmog, le groupe Not Our Future – l'un des principaux opposants aux villes du quart d'heure à Oxford – entretient de nombreux liens avec des réseaux organisés de négation du climat, dont des membres affiliés à la Global Warming Policy Foundation, principale organisation climatosceptique du Royaume-Uni.

Ces groupes bénéficient par ailleurs d'une audience croissante grâce à des figures comme Jordan Peterson, que le climatologue Michael Mann qualifie de « rouage central de la machine à nier », notamment par sa diffusion systématique de ces discours sur X/Twitter et YouTube. Au Canada, l'organisation climatosceptique de longue date, Friends of Science, relaie les mêmes récits conspirationnistes. Sa porte-parole, Michelle Stirling, est intervenue sur Rebel News et d'autres plateformes d'extrême droite pour affirmer que la pandémie aurait « conditionné le public à vivre en quinze minutes », en avertissant que les passeports vaccinaux seraient bientôt transformés en outils de rationnement du carbone à l'échelle individuelle.

Dans le discours de ces coalitions, la tyrannie prétendument imminente agit à toutes les échelles : des sommets « mondialistes » de Davos jusqu'à l'intimité de la chambre à coucher.

Le sexe dans la ville du quart d'heure

#JustSayNo to WEF. #JustSayNo to the fake climate crisis. #JustSayNo to Climate Change Lockdowns. #JustSayNo to fifteen-minute cities / Smart cities. #JustSayNo to the Alphabet Gang. (« Dites simplement non au Forum économique mondial. Dites non à la fausse crise climatique. Dites non aux confinements liés au climat. Dites non aux villes du quart d'heure et aux villes intelligentes. Dites non au gang de l'alphabet » – cette dernière formule étant un code insultant visant la communauté LGBTQ.)

Si cette étrange litanie publiée par Saccoccia sur Telegram – dont la dernière invective cible les personnes LGBTQ – peut sembler relever du pur délire démagogique, elle n'en pose pas moins une question essentielle : pourquoi les queerphobes s'acharnent-ils autant contre les villes du quart d'heure ? Est-ce un simple inventaire à la Prévert des obsessions réactionnaires du moment, ou bien une logique plus profonde les relie-t-elle ?

À l'occasion du mois des fiertés[4], – une figure en vue du mouvement pour la « liberté » et farouche opposante aux villes du quart d'heure – a lancé une campagne pour empêcher la peinture d'un passage piéton arc-en-ciel dans sa petite ville du nord de l'Alberta, près d'Edmonton. Plus au sud, à Leduc – site de la première grande découverte pétrolière de la province – quelqu'un a fait crisser ses pneus sur un passage arc-en-ciel fraîchement peint, le recouvrant de marques noires : une image saisissante de queerphobie fossilisée.

La politologue Cara Daggett a interprété de tels événements comme une « convergence catastrophique » entre la crise climatique, un système fondé sur les combustibles fossiles en déclin, et une hypermasculinité occidentale de plus en plus fragile. « Les remises en question des systèmes fondés sur les énergies fossiles – et, plus largement, des modes de vie saturés de pétrole et de gaz – sont perçues comme des attaques directes contre le pouvoir patriarcal blanc », explique Daggett.

Dans cette convergence, des alliances aussi surprenantes qu'opportunistes se forment. Ainsi, des musulmans conservateurs se sont retrouvés aux côtés d'évangéliques et de figures illuminées de l'extrême droite, dont beaucoup affirmaient encore, quelques années plus tôt, que la crise migratoire n'était qu'un prétexte à une « invasion musulmane » de l'Occident. Ces coalitions cyniques et instables – car l'extrême droite rechigne à renoncer longtemps à l'islamophobie – détournent temporairement leur attention des frontières pour cibler un nouveau front : les conseils scolaires, où il s'agit de « reprendre le contrôle ».

« Si votre liberté vous autorise à interférer avec ma vie privée, avec la manière dont j'élève mon enfant, alors ce n'est pas de la liberté », déclare Mahmoud Mourra, figure de proue d'un rassemblement anti-LGBTQ à Calgary. Dans un entretien accordé au Toronto Star, il déclare sans détour : « Si mon fils décidait d'être gay demain, j'en serais blessé pour le reste de ma vie. »

Il ressort de ces propos que la « liberté » est envisagée ici comme le droit absolu d'exercer un contrôle sur sa « propriété » — qu'il s'agisse de ses voitures ou de ses enfants. Il existe un parallèle révélateur entre le slogan « Laissez nos enfants tranquilles », devenu central dans la croisade anti-LGBTQ, et un tweet de Jordan Peterson enjoignant les élites à « laisser nos voitures tranquilles ».

Cette logique libertarienne – version dévoyée du célèbre Don't tread on me (« Ne me marche pas dessus »), – conçoit l'État comme une force oppressive, et érige le droit à polluer ou à imposer des normes hétéronormatives en principes sacrés. « Change de vitesse, pas de sexe » : tel est le slogan d'un mème devenu autocollant de pare-chocs. Dans ce cadre, le contrecoup anti-trans se déploie à l'échelle de la société : des transitions de genre aux transitions énergétiques, l'enjeu, pour détourner la formule de Marx[5], devient d'empêcher tout changement.

La famille fossilisée

Si, comme l'affirme Michelle Esther O'Brien, la famille constitue « l'un des lieux de la reproduction élargie du capitalisme », que dire alors de la voiture familiale ? Lorsqu'il a annoncé une révision des « mesures anti-automobiles à l'échelle nationale », le Premier ministre britannique, Rishi Sunak (1980) a choisi de se faire photographier assis sur le siège avant de l'ancienne Rover de Margaret Thatcher. « Parlons de liberté », pouvait-on lire en légende.

Dans une tribune publiée dans le Telegraph, Sunak exprimait son inquiétude quant aux jardinières et aux bornes, comme celles installées à Oxford, qui empêcheraient selon lui « tout véhicule plus large qu'un vélo de passer », entravant ainsi le quotidien des voitures familiales. Il déclarait savoir « à quel point les voitures sont importantes pour les familles ».

Dans le numéro précédent de Salvage, Alva Gotby s'appuyait sur les campagnes Wages for Housework ( Des salaires pour le travail ménager) et Wages Due Lesbians (WDL, Salaires dus aux lesbiennes) des années 1970 pour formuler une critique matérialiste de l'hétérosexualité, conçue comme un « mode de vie institutionnalisé fondé sur le désir social d'un certain type d'existence et sur les infrastructures matérielles qui le rendent possible ». Cela transparaît dans l'analyse de la division sexuelle du travail formulée par WDL : « la femme aide l'homme à travailler davantage, à acheter une maison plus grande, une voiture, etc., et à subordonner ses propres besoins aux siens, qui sont ceux du capital ».

De la même manière que le capitalisme a besoin de produire des voitures, il a besoin de produire des « femmes » et des « épouses » disciplinées, chargées de soutenir le salaire masculin, de constituer des « familles » capables d'absorber, par leur surconsommation, la production excédentaire de biens à forte intensité matérielle et destructeurs sur le plan écologique. L'effet combiné du discours pro-voiture, pro-famille et anti-LGBTQ — amalgame que l'on pourrait nommer « panique sexuelle du quart d'heure » — est de diaboliser et d'ostraciser celles et ceux qui échappent à l'hétéropatriarcat, et qui osent construire d'autres formes de désirs sociaux et de supports matériels. Refuser la voiture individuelle, c'est donc aussi, d'une certaine manière, refuser le modèle familial dominant.

Les liens entre natalisme d'extrême droite et déni climatique foisonnent dans les tweets de Jordan Peterson, qui semble s'être reconverti en poète, avec le sérieux affecté d'un adolescent en pleine crise mystique. Dans l'un de ses poèmes, il prête sa voix aux « élites mondialistes alarmistes », bien décidées à nous faire la leçon depuis leurs hauteurs :

Crève de faim dans le noir,

paysan,

toi et ta horde grouillante

d'enfants émetteurs de carbone

qui encombrent la planète.

Le Forum économique mondial (WEF – World Economic Forum) et l'Organisation des Nations unies (ONU), explicitement nommés dans ses publications, sont dépeints comme des fanatiques génocidaires, obsédés par la réduction des émissions de gaz à effet de serre au point d'envisager le meurtre de masse. L'expression forgée par Peterson — « enfants émetteurs de carbone » — sert à instiller un sentiment d'attaque existentielle contre la famille fossilisée : « ils » ne veulent pas que nous ayons d'enfants ; « ils » veulent nous exterminer en nous privant de combustibles fossiles.

Cette construction discursive est également mobilisée par David Parker, fondateur de Take Back Alberta (« Reprendre Alberta »), l'un des groupes d'extrême droite les plus influents au Canada. À un public presque exclusivement blanc et majoritairement rural, Parker ne cesse de marteler qu'ils sont confrontés à un programme « anti-humain ».

La plupart des femmes de mon âge pensent que la pire chose qui pourrait leur arriver, c'est de tomber enceintes. Très bien, leur carrière passe avant. Plus importante que la survie de l'espèce humaine… Que vous soyez pour ou contre l'avortement, nous sommes en train de massacrer nos enfants dans l'utérus. Nous vivons dans une société anti-humaine qui enseigne littéralement à nos enfants qu'ils sont une maladie pour cette planète. Que la meilleure chose à faire, c'est de dépeupler. Vous êtes le carbone qu'ils essaient de réduire.

La survie de l'espèce humaine serait menacée – non par le changement climatique, mais par les féministes et les écologistes, dont les idéologies jugées dévoyées contribueraient à la chute des taux de natalité. Cette perception du monde est également centrale dans l'idéologie long-termiste, prisée par certaines figures ultra-riches de la Silicon Valley, comme Elon Musk — régulièrement encensé par Parker et d'autres figures de l'extrême droite. « Une espèce qui refuse même de se reproduire ne survivra pas », déclare-t-il à la foule, ajoutant que « le taux de natalité en Amérique du Nord n'assure même pas le renouvellement des générations ».

Entre Peterson et Parker — qui ont partagé une scène en mai 2023 — émerge une forme de natalisme fasciste fossile, où les obsessions traditionnelles du fascisme pour la reproduction nationale et la place des femmes se doublent désormais d'un déni climatique actif.

C'est à travers cette chaîne d'équivalence — une identification complète du « peuple » au carbone — que l'anti-écologisme se fond dans l'ultra-nationalisme, et réciproquement. Dans cette logique, brûler des énergies fossiles, rejeter les politiques et technologies de transition énergétique, ou encore défendre la famille nucléaire deviennent autant d'actes de loyauté nationale. Le slogan « Vous ne nous remplacerez pas » cède ainsi la place à une version fossile : « Vous ne remplacerez pas les combustibles fossiles ».

Cette construction discursive n'a rien d'anecdotique : elle s'ancre dans des mutations historiques et matérielles profondément liées au capital fossile, cristallisées autour de l'un de ses emblèmes marchands les plus puissants : l'automobile.

Le moteur de l'histoire

On dit parfois que l'histoire du capitalisme au XXe siècle peut se lire à travers celle de la voiture. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les excédents de production militaire ont été reconvertis à des fins civiles. Les programmes de reconstruction nationale, conçus pour relancer des économies dévastées, ont mis l'accent sur les industries automobiles publiques ou sur des « champions nationaux ». Les constructeurs étaient associés à une identité nationale : Volkswagen en Allemagne, Leyland au Royaume-Uni, Renault en France, Fiat en Italie.

Mais cette apparence de souveraineté industrielle masquait une forte dépendance. Les États-Unis fournissaient les équipements pour les usines et les capitaux nécessaires pour « amorcer les pistons ». Les ressources coloniales assuraient l'approvisionnement en caoutchouc, métaux et pétrole jusqu'aux chaînes de montage, et les voitures produites — parfois par une main-d'œuvre immigrée — étaient principalement destinées à l'export. C'est cette dynamique, moteur du « miracle économique » de l'après-guerre, que la voiture fétichisée a contribué à dissimuler.

Mais dans les années 1970 et 1980, les marchés automobiles se sont progressivement saturés. Cette surcapacité a comprimé les marges et contraint les constructeurs à abandonner les modèles standardisés, en multipliant les variantes pour répondre aux goûts supposément plus raffinés des consommateurs. Grâce à une palette quasi infinie de laques, cuirs, tissus, toits ouvrants, jantes ou systèmes audio, aucune voiture identique ne sortait de la chaîne de production de Volkswagen un même jour. Et à mesure que les options de personnalisation se multipliaient, la taille des véhicules augmentait elle aussi.

Face aux nouvelles réglementations sur l'efficacité énergétique adoptées par le Congrès à la suite des chocs pétroliers des années 1970, les lobbyistes de l'industrie automobile ont obtenu des exemptions pour les « camionnettes légères » et les « véhicules utilitaires ». Ce qui deviendra plus tard la « faille des SUV » a poussé les constructeurs à produire des véhicules plus lourds, plus hauts et moins économes en énergie, tout en les reclassant comme camions. Ces véhicules massifs ont ensuite été commercialisés de manière agressive auprès du grand public, à travers des images de machines escaladant des montagnes — alors même qu'ils étaient principalement utilisés pour les trajets domicile-école en banlieue.

Au-delà des incitations initiales créées par cette faille juridique, le prix plus élevé des SUV promettait des profits bien supérieurs à ceux des voitures particulières classiques, ce qui explique en partie pourquoi un phénomène d'abord limité aux États-Unis est devenu mondial. Aux États-Unis, SUV et camions légers représentent désormais près des trois quarts des ventes de voitures neuves. Et à l'échelle mondiale, leur part est passée de 20 % à plus de 50 % des ventes en seulement dix ans.

Dans le même temps, les SUV sont devenus le deuxième facteur d'augmentation des émissions mondiales de CO₂, derrière le secteur de l'électricité, mais devant le transport maritime, l'aviation et l'industrie lourde. Si les SUV formaient un pays, ils seraient aujourd'hui le sixième plus gros émetteur de gaz à effet de serre au monde.

Par ailleurs, leur gigantisme a des conséquences dramatiques non seulement sur le climat, mais aussi sur les autres usagers de la route. Les chaînes de production actuelles fabriquent des voitures de la taille de chars d'assaut de la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, le nombre de piétons tués a atteint un sommet de quarante ans aux États-Unis. De manière perverse, ce risque accru est parfois invoqué pour justifier l'achat de véhicules encore plus massifs, censés protéger leurs occupants — une logique de « course aux armements » semblable à celle des amateurs d'armes à feu. Si l'on produit des chars, il faut s'attendre à des morts.

Il n'est pas anodin que le XXe siècle soit couramment divisé en deux grandes périodes : le fordisme et le post-fordisme. La voiture en est le symbole par excellence — la marchandise suprême. Chargée de qualités fétichisées et présente aux quatre coins du globe, elle incarne la valeur en expansion perpétuelle, activant des circuits d'accumulation avant, pendant et bien après sa sortie d'usine : pièces détachées, construction de routes, commerces en bordure de chaussée, compagnies d'assurance, stations de lavage, etc.

Les pays en périphérie du système mondial ne sont pas seulement des réservoirs de ressources nécessaires à la production des voitures destinées aux pays du centre : ils deviennent aussi les dépotoirs de ces cages métalliques une fois qu'elles ne répondent plus aux normes réglementaires ou aux goûts esthétiques du Nord global. Qu'elles continuent à rouler ou qu'elles finissent à la casse, ces voitures prolongent leur pouvoir de nuisance bien au-delà de leur première vie, en dépossédant les territoires exploités de leurs ressources naturelles et en perpétuant la pollution. La voiture — et sa défense — cristallise ainsi l'expression la plus achevée du mode de vie impérial.

Alors que les ouvriers des usines automobiles ont été soumis aux cadences imposées par la machine, la nature et l'espace ont eux aussi été subordonnés à la logique de l'automobile, bouleversant au passage les relations sociales. Les rues résidentielles ont cédé la place aux rocades et aux parkings ; les paysages ont été éventrés sur des kilomètres pour construire des autoroutes ; les réseaux de trains et de tramways ont été systématiquement démantelés ; et les zones pavillonnaires ont été repoussées toujours plus loin, aux marges des villes, où la dépendance à la voiture ne fait que s'accentuer. S'il existait un large consensus social sur la direction générale à suivre — de nouvelles subjectivités se formant en phase avec ces transformations — la dépendance totale à l'automobile s'est néanmoins imposée sans véritable participation démocratique.

Cela ne veut pas dire que la suprématie de la voiture n'a jamais été contestée. Tout au long de son histoire — plus longue encore que celle du capitalisme contemporain — des vagues de résistance ont dénoncé l'engorgement des rues, la mise en danger des vies humaines, et la destruction des campagnes, tous effets du système d'automobilité. Mais avec l'effondrement écologique désormais en ligne de mire — et le transport représentant souvent la première source d'émissions dans un pays donné — la voiture, ainsi que le carburant qui l'alimente, font aujourd'hui l'objet de leur contestation la plus déterminée.

Le capital répond à ce défi par une solution technologique relativement simple : remplacer le moteur à combustion interne par une batterie au lithium. Les États soutiennent cette électrification en interdisant progressivement les moteurs thermiques et les véhicules diesel. Mais cette transition vers une mobilité individuelle électrifiée traverse aussi un champ de mines géopolitiques, économiques et subjectifs.

Il faut d'abord composer avec des intérêts économiques profondément enracinés. Les industries pétrolière et automobile restent imbriquées dans une relation symbiotique : la moitié de la consommation mondiale de pétrole sert à alimenter les véhicules routiers. Une électrification totale de la mobilité personnelle représenterait donc une menace existentielle pour le capital fossile.

Le paysage de la production automobile, quant à lui, a été profondément transformé. Alors qu'il était historiquement centré sur l'Europe et les États-Unis, il s'est déplacé vers l'Asie de l'Est, la Chine dominant désormais le marché mondial des voitures neuves. Même la production de ce qui était autrefois le fleuron de l'industrie allemande — l'automobile — a été délocalisée dans des pays à main-d'œuvre bon marché et à réglementation plus souple : la majorité des véhicules de marques allemandes ne sont plus fabriqués en Allemagne.

Le plan actuel d'électrification offre toutefois au capital fossile de nombreuses occasions de piloter la transition à son avantage. Aux États-Unis comme dans l'Union européenne, en raison d'un mode de calcul propre aux normes d'efficacité énergétique, la montée en puissance des véhicules électriques profite en réalité aux segments les plus polluants de l'industrie automobile.

Adoptées par le Congrès des États-Unis dans les années 1970 après le premier choc pétrolier, les normes CAFE (Corporate Average Fuel Economy) exigent que la conformité ne soit pas mesurée à l'échelle d'un modèle de véhicule, mais en fonction de la moyenne des émissions sur l'ensemble de la flotte produite par un constructeur. Ainsi, plutôt que d'évaluer la consommation d'un véhicule spécifique – comme un Chevrolet Suburban de trois tonnes –, les autorités calculent une moyenne pondérée de tous les modèles commercialisés par la marque.

Cela signifie qu'en vendant davantage de véhicules économes en carburant, une entreprise peut compenser la production de véhicules beaucoup plus polluants. Le même système de calcul par flotte est appliqué dans l'Union européenne, bien que les normes y soient plus strictes. Dans ce cadre réglementaire, les constructeurs mettent en avant leurs modèles « verts » pour gagner en flexibilité, tout en maintenant leur accès aux segments les plus polluants – et les plus rentables – du marché.

Et ce n'est pas tout : dans un autre détour de la réglementation, les moyennes d'émissions ne correspondent pas forcément à celles d'un constructeur pris isolément. Une entreprise qui dépasse son plafond peut compenser ses excès en achetant des crédits à des fabricants plus sobres. En exploitant ces failles réglementaires croisées, Tesla génère souvent plus de revenus en vendant ces crédits aux fabricants de voitures façon blindés qu'en commercialisant ses propres modèles électriques. En somme, plus il y a de voitures électriques sur les routes, plus il est possible de vendre des 4×4.

Mais d'autres fractions du capital ont également des intérêts dans cette transition. La majeure partie de la valeur ajoutée des véhicules électriques réside désormais dans leurs batteries, dont l'écrasante majorité est produite en Asie de l'Est. À mesure que les logiciels deviennent un élément central des voitures de nouvelle génération, les alliances entre les constructeurs automobiles et les géants de la tech se multiplient. De cette convergence émergent de nouvelles sources de revenus : les conducteurs deviennent des gisements de données, tandis que des constructeurs comme Volkswagen, Toyota ou Tesla proposent des abonnements payants pour accéder à certaines fonctionnalités, des sièges chauffants à l'accélération améliorée.

On retrouve des traces discursives de ces dynamiques changeantes et de ces tensions dans la rhétorique autour de la « guerre contre l'automobiliste ». En résistant à l'interdiction des moteurs à combustion interne, au Royaume-Uni comme ailleurs en Europe, les responsables politiques reprennent l'idée selon laquelle leur industrie automobile, perçue comme exceptionnelle, serait injustement sacrifiée sur l'autel d'une politique écologique dévoyée. Nourris par la nostalgie, des imaginaires nationalistes sont mobilisés pour défendre la voiture.

Mais une autre bataille symbolique s'engage, cette fois contre « l'Orient ». Selon la presse britannique conservatrice, les constructeurs chinois auraient déclaré une « guerre à leurs rivaux occidentaux » ; leurs véhicules seraient sur le point « d'envahir » l'Europe, permettant au Parti communiste de surveiller les populations. Cette menace serait inévitable si les dirigeants s'obstinaient dans leur trahison écologique.

Une telle rhétorique est constamment recyclée par l'extrême droite, qui décrit les voitures électriques comme des machines castratrices, placées sous le contrôle de régimes autoritaires. Une crainte souvent exprimée est que ces véhicules puissent être désactivés à distance dès qu'un conducteur ou une conductrice oserait franchir les limites de sa « prison de quinze minutes ». Ainsi, si la guerre contre l'automobiliste est perçue comme une guerre contre la nation fossile, elle serait menée à la fois par des ennemis extérieurs et des traîtres de l'intérieur.

Les rues de qui ?

La couverture de Der Spiegel, principal magazine d'information allemand classé au centre-droit, publiée à la mi-août 2023, montre une militante de La Dernière Génération [Letzte Generation] coiffée d'un bob délavé, portant un foulard turquoise et un gilet orange haute visibilité. Assise sur la chaussée face à une Porsche, encadrée par un policier, elle incarnait la figure centrale d'un dossier titré : « Les nouveaux ennemis de l'État – Au cœur d'une organisation radicale ».

Qualifier La Dernière Génération d'« organisation radicale » est, pour être franc, une description pour le moins inadaptée. Formé en Allemagne à l'été 2021, ce collectif est aujourd'hui l'un des plus visibles du mouvement climat dans le pays — après Fridays for Future, qui occupait cette position avant la pandémie. Fort d'environ 900 membres, La Dernière Génération recourt principalement à des blocages de la circulation, souvent en se collant au sol, pour faire pression sur les pouvoirs publics afin qu'ils prennent enfin des mesures face à la crise climatique.

Dans une volonté affichée de pragmatisme, le mouvement s'est limité à trois revendications officielles : instaurer une limitation de vitesse sur les autoroutes allemandes, rétablir le ticket national à 9 euros pour les trajets en train, et mettre en place un « conseil de la société » (Gesellschaftsrat) composé de quelques centaines de citoyen·nes issu·es d'horizons divers, qui, s'appuyant sur l'expertise scientifique, débattraient des propositions d'atténuation à soumettre ensuite au parlement. Au vu de l'accélération visible de l'effondrement climatique rien qu'au cours de cet été, qualifier ces revendications de timides et insuffisantes serait encore en dessous de la réalité. Ce qui ne fait que rendre plus révoltants encore l'hostilité et les mesures répressives auxquelles La Dernière Génération est confrontée.

À l'exception de quelques blocages d'aérodromes et de jets de peinture occasionnels sur des jets privés, le groupe s'est refusé à toute escalade de ses actions, restant fidèle à son engagement de non-violence et à sa stratégie initiale. Cela ne l'a pas empêché de devenir une cible privilégiée des récits réactionnaires dans les médias, ainsi que de certaines critiques provenant de la gauche. Ces dernières lui reprochent l'absence de cadrage anticapitaliste, une sous-estimation du pouvoir des lobbies et un choix tactique qui pénalise de façon disproportionnée les travailleur·ses ordinaires.

Quant aux médias dominants — à l'image de la couverture de Der Spiegel —, ils le présentent désormais comme un groupe « extrémiste de gauche » ou un « mouvement écoterroriste », en légitimant au passage une conception libertarienne de la liberté et un usage autoritaire du pouvoir d'État. Ainsi, le gouvernement, les grands médias et l'extrême droite convergent de plus en plus autour d'un même cadrage : celui des militant·es climatiques comme « ennemis de l'État ».

Le fait de faire des mouvements militants des boucs émissaires joue un rôle central dans la formation politique du nationalisme fossile contemporain. En 2019, alors qu'Extinction Rebellion (XR) occupait le devant de la scène avec ses blocages de rues et de ponts, le déni climatique pur commençait à perdre en crédibilité — sans pour autant que les intérêts qu'il défendait faiblissent.

La machine du déni a donc adopté un nouveau cadrage : l'opposition binaire entre « acceptation » et « déni » a été remplacée par celle entre « alarmistes » et « réalistes ». Être « réaliste » sur le climat, c'est reconnaître la validité de la science… pour mieux conclure qu'aucune mesure radicale n'est nécessaire. Être « alarmiste », en revanche, c'est exiger l'action — preuve d'une hystérie supposée, d'un excès d'émotion et d'un manque de rationalité. Ce glissement s'accorde parfaitement avec les fondements exclusifs du nationalisme.

Aujourd'hui, lorsque des groupes d'activistes organisent des sit-in ou des « marches lentes » dans les centres-villes, ils déclenchent la fureur de conducteurs immobilisés, qui klaxonnent sans relâche, font rugir leur moteur ou percutent les corps assis. Souvent, la colère déborde de l'habitacle : des automobilistes furieux traînent, bousculent ou frappent parfois les manifestant·es. Des passants filment la scène, et ce spectacle de violence se diffuse en ligne, accumulant des millions de vues. Les commentaires débordent d'indignation, parfois dirigée contre les activistes eux-mêmes, mais plus souvent contre les policiers accusés de les protéger.

Cette défense acharnée de « l'automobiliste ordinaire » se trouve encore renforcée lorsque l'on voit un conducteur violent maîtrisé par la police. « Comment peuvent-ils arrêter ce type qui veut juste aller bosser, et laisser ces abrutis gâcher la vie du reste d'entre nous ? » Dès lors, cette « éco-tyrannie » qui entraverait la vie quotidienne des gens semble soutenue par l'État — une association que l'extrême droite exploite avec empressement.

Toute illusion d'une alliance entre l'État et les militants pour le climat est bien sûr trahie par le durcissement de l'appareil répressif dans les États capitalistes avancés. Au Royaume-Uni, une série de lois a restreint le droit de réunion et élargi les pouvoirs policiers, notamment à l'encontre des militants écologistes. Pour favoriser les automobilistes, l'« obstruction délibérée de la voie publique » est désormais un délit pénal ; il en va de même pour le fait de « s'attacher » à une personne ou à un objet. Lors d'un événement estival, Rishi Sunak a remercié un groupe de réflexion lié au secteur des énergies fossiles pour son rôle dans la rédaction de cette législation.

Aux États-Unis, la répression étatique et la législation locale sanctionnent et encouragent le vigilantisme motorisé contre les manifestants pour la justice raciale. En 2017, le meurtre de la militante antifasciste Heather Heyer, percutée par une voiture lors du rassemblement « Unite the Right » à Charlottesville, a été puni d'une peine de prison à perpétuité. Toutefois, les homicides par automobile sont en hausse, et de tels verdicts deviennent de plus en plus improbables.

En Floride, le gouverneur Ron DeSantis a promulgué une loi « anti-émeute » qui permet d'inculper pour crime au troisième degré tout rassemblement public de trois personnes ou plus. En réaction directe aux manifestations « Defund the Police » (Couper les fonds à la police) et Black Lives Matter, cette loi accorde également l'immunité aux automobilistes ayant blessé ou tué des manifestants — pourvu qu'ils prétendent avoir craint pour leur vie. Ce raisonnement tordu fait écho à la loi « Stand Your Ground » de Floride, qui protège les porteurs d'armes à feu contre les poursuites pour homicide s'ils affirment avoir été en danger imminent, comme ce fut tristement le cas pour Trayvon Martin.

Une approche similaire a été adoptée dans l'Oklahoma, où les législateurs républicains ont adopté une loi criminalisant l'obstruction de la voie publique et protégeant les automobilistes responsables de blessures ou de décès — à condition qu'ils prétendent avoir voulu fuir ou avoir eu peur. Ce projet de loi a été présenté après qu'un pick-up a foncé dans un groupe de manifestants à Tulsa en mai 2020, lors d'un rassemblement contre le meurtre de George Floyd, paralysant l'un d'eux à partir de la taille. Le bureau du procureur du comté de Tulsa a refusé de poursuivre le conducteur, estimant que les manifestants étaient les véritables fauteurs de troubles et que le conducteur était la victime.

Le Verfassungsschutz allemand – — l'agence chargée de la « protection de la Constitution » et adepte notoire de la théorie du fer à cheval — a envisagé de classer La Dernière Génération comme organisation « criminelle » et « anticonstitutionnelle ». La répression policière, déjà intense, s'est étendue des arrestations sur la voie publique à des perquisitions domiciliaires préventives, accompagnées d'une surveillance des courriels, discussions et appels téléphoniques du groupe. En France, le collectif écologiste Les Soulèvements de la Terre, déjà cible de violences policières, a fait l'objet d'un décret de dissolution, finalement annulé par les tribunaux pour inconstitutionnalité. Cela n'a pas empêché l'État d'interpeller à la frontière des militant·es climatiques venu·es d'Italie, au nom des lois dites « antiterroristes ».

En Espagne, sous un gouvernement de coalition de centre-gauche, le procureur général a qualifié les groupes Extinction Rebellion et Futuro Vegetal comme étant des organisations « terroristes ». Aux États-Unis, soixante et un membres du mouvement Stop Cop City (aussi connu sous le nom de Defend the Atlanta Forest) ont été inculpés en vertu de la loi RICO – habituellement utilisée contre les mafias – afin de permettre la destruction de la forêt et la construction du centre d'entraînement militarisé de la police, d'une valeur de 90 millions de dollars, comme prévu.

En réalité, en présentant les militants écologistes comme des alarmistes et des terroristes menaçant la cohésion sociale de la nation, c'est une alliance sous-jacente entre l'extrême droite et la droite classique qui se forme. Tandis que la « crise inversée » laisse croire qu'un État totalitaire se prépare à restreindre la mobilité automobile alimentée aux énergies fossiles — et donc les libertés individuelles —, c'est en fait l'État lui-même qui comprime les libertés civiles pour protéger le capital fossile. La violence exercée par l'automobiliste furieux à l'encontre du militant écologiste reflète celle de l'État ; d'une certaine manière, le premier devient supplétif du second. Les militant·es pour le climat se retrouvent ainsi pris·es en étau, exposé·es à la fois à une répression venue d'en haut et à une hostilité surgie d'en bas.

Si les militant·es pour le climat doivent affronter cette alliance, il en va de même pour les politiques climatiques et les technologies d'atténuation, même les plus timides. À la veille de l'extension de la zone à faibles émissions (ULEZ) au Grand Londres, quelques centaines de manifestant·es se sont rassemblé·es devant Downing Street avec de fausses plaques d'immatriculation où l'on pouvait lire « NO 2 ULEZ ». De leur côté, les Blade Runners ont marqué l'événement en désactivant plusieurs dizaines de caméras, dans ce que certains ont qualifié de « Nuit des longs couteaux » — une référence à leurs sécateurs emblématiques, sans égard pour la charge historique du terme.

Ils ont été acclamés par des influenceurs d'extrême droite, des députés conservateurs et des médias de la droite dure. Une carte Google recensant les caméras ULEZ de Londres a circulé sur les chaînes Telegram d'extrême droite : les icônes rouges indiquaient les caméras fonctionnelles, les noires celles qui avaient été sectionnées ou mises hors service. « Le sud de Londres » – entièrement couvert de noir – « se porte bien », a écrit Tommy Robinson. « Je suis content qu'ils le fassent », a approuvé l'ancien chef du Parti conservateur Iain Duncan-Smith, en référence aux exploits des Blade Runners. De nombreux autres députés conservateurs ont également été associés à des groupes Facebook encourageant les actions de justiciers autoproclamés des Blade Runners – des espaces en ligne où Sadiq Khan, le maire de Londres, était régulièrement la cible d'insultes racistes et islamophobes.

Pendant ce temps, la manifestation devant Downing Street — malgré une faible participation — a été relayée en une du Telegraph et du Daily Mail. Peu importe que les sondages indiquent que la majorité des Londoniens, y compris dans le Grand Londres, soutiennent l'ULEZ : cette boucle de rétroaction médiatique contribue à légitimer, amplifier et nourrir un mouvement populaire dont les ancrages dans l'extrême droite sont de plus en plus visibles. Ce mouvement prépare le terrain à des politiques anti-écologiques.

À la fin d'un été marqué par les protestations et les actes de sabotage, les dirigeants conservateurs ont adressé un clin d'œil complice au mouvement de rue lors de leur conférence annuelle. Le ministre des Transports, Mark Harper, a profité de la tribune pour dénoncer le concept des villes du quart d'heure, affirmant que ces dernières permettraient aux municipalités de « décider de la fréquence de vos courses, de rationner l'usage des routes et de tout surveiller par vidéosurveillance ».

Après avoir déjà reporté l'interdiction des voitures essence et diesel prévue pour 2030, Rishi Sunak a annoncé vouloir « freiner les mesures anti-voitures dans toute l'Angleterre ». Le gouvernement a publié son « plan pour les automobilistes », qui vise à limiter les pouvoirs des collectivités locales en matière de réduction des limitations de vitesse, de sanction des infractions routières (conduite et stationnement), de mise en place de quartiers à trafic limité(LTNs, ou Low Traffic Neighbourhoods) ou encore de réserves de voies de bus aux seuls bus.

Une autre mesure vise à empêcher les autorités locales d'utiliser les villes du quart d'heure comme outil de contrôle sur la vie quotidienne des gens. Le dernier jour de la conférence, Sunak a également annoncé l'annulation de la portion nord de la ligne à grande vitesse censée relier Birmingham à Manchester. Que faire des 36 milliards de livres ainsi « économisés » ? Près d'un quart de cette somme sera réaffectée à l'entretien et à l'élargissement du réseau routier. C'est « la bonne décision pour faciliter la vie des familles qui travaillent dur », a déclaré le Premier ministre. « Nous sommes du côté des automobilistes », a renchéri Mark Harper. En signe de mépris envers les ambitions de réduction des inégalités territoriales, il a également été annoncé que 250 millions de livres seraient alloués… au rebouchage des nids-de-poule sur les routes de Londres.

Il est difficile de prendre au sérieux l'idée que les conservateurs britanniques croient réellement que les zones à faibles émissions ou les plans de réduction du trafic — pourtant largement mis en place sous leurs propres mandats — annoncent l'avènement d'une future dystopie de « confinement climatique ». Le véritable enjeu, derrière l'activation de l'imaginaire autoritaire, est d'ordre électoral : il s'agit d'instrumentaliser la voiture comme levier de polarisation entre centres urbains et périphéries suburbaines.

Pour les Blade Runners (saboteurs de caméras anti-pollution) et les manifestants de rue, l'ombre d'un État mondial de surveillance piloté par le Forum économique mondial (WEF) et l'ONU ne fait guère de doute : un régime dans lequel chaque activité ou consommation serait scrutée et restreinte selon ses émissions. Le programme politique — ou plutôt la vision du monde — qui découle d'un tel fantasme est bien plus radical que celui de la majorité des conservateurs, et tend vers une forme de renaissance ultra-nationaliste. Pourtant, malgré leurs divergences idéologiques et stratégiques, l'alliance fonctionne — et elle fonctionne efficacement pour chacun.

Alors que le capital fossile exerçait jusqu'ici son pouvoir politique par des moyens plus classiques — lobbying, capture réglementaire, financement de médias climatosceptiques ou de groupes d'experts dociles — il s'appuie désormais sur de nouvelles formes de levier. Non plus seulement dans les conseils d'administration, mais aussi dans la rue, se développe une stratégie délibérée visant à cultiver une avant-garde prête à agir comme « la pointe de la lance » — ou du sécateur, en l'occurrence — pour défendre la nation fossilisée.

L'apocalypse automobile

La plupart des analyses du fascisme s'accordent à dire qu'une forme de « crise » est nécessaire à son émergence. Les crises écologiques et climatiques interconnectées, en s'intensifiant, offrent un terreau particulièrement fertile au développement de politiques fascistes. Dans un monde marqué par la pénurie, les déplacements forcés de population et la démagogie, on conçoit aisément comment l'ultra-nationalisme peut servir d'outil pour préserver et accaparer les ressources, en opérant une sélection entre les vies à protéger et celles à sacrifier.

Mais la crise climatique constitue aussi, bien sûr, une crise pour le capital fossile — d'une nature différente. La transition des énergies fossiles vers les renouvelables met en péril certains des secteurs les plus puissants de l'économie. Dès lors, quelles stratégies ces acteurs peuvent-ils mobiliser pour prolonger l'accumulation capitaliste ? Quels récits, quelles figures ou quels imaginaires peuvent-ils déployer pour faire partager à d'autres cette angoisse existentielle ?

L'une des réponses explorées dans cet essai est celle de la « crise inversée ».

La stratégie de l'inversion est aujourd'hui omniprése

« Les guerres de métaux risquent de devenir la tragédie du siècle » - Fabien Lebrun

3 juin, par Laurent Ottavi — , ,
Le Congo se situe au centre de l'économie numérique mondialisée et en révèle les nombreuses horreurs. Dans Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté (…)

Le Congo se situe au centre de l'économie numérique mondialisée et en révèle les nombreuses horreurs. Dans Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté (L'Échappée), Fabien Lebrun, docteur en sociologie, avance une contre-histoire du numérique à partir du Congo qui remonte jusqu'aux origines du capitalisme.

25 mai 2025 | tré d'Élucid
https://www.lechappee.org/actualites/les-guerres-de-metaux-risquent-de-devenir-la-tragedie-du-siecle

Laurent Ottavi (Élucid) : Votre livre bat en brèche l'idée que nous vivrions au temps de la « dématérialisation ». Avant d'en venir au cas du Congo, pouvez-vous expliquer en quoi il s'agit d'un « concept mensonger » ?

Fabien Lebrun : Le mot dématérialisation fait partie d'un ensemble de termes comme « cloud », « virtuel », et « cyberespace », qui véhiculent l'idée d'une moindre emprise physique sur le monde. Il promet moins, peu ou pas de matérialité. C'est pourtant l'exact opposé qui se produit dans le secteur électronique.
Dématérialiser signifie numériser et informatiser, car tous les services dits dématérialisés font appel à des équipements informatiques, donc à du matériel, autant pour les terminaux que pour les usines digitales nécessaires à leur fonctionnement. La dématérialisation invisibilise un nouveau stade de production capitaliste, sa transformation technologique qui repose notamment sur l'ensemble de cette infrastructure matérielle.

Élucid : Pouvez-vous donner quelques exemples de l'accroissement de matérialité qu'induit le numérique ?

Fabien Lebrun : Dans les années 1950-1960, la fabrication des premiers téléphones fixes requérait une dizaine de métaux. Dans les années 1990, l'avènement de la téléphonie mobile s'accompagne des téléphones à clapet ou à touche, dont la fabrication nécessitait une trentaine de métaux. Dans les années 2020, le smartphone exige une soixantaine de matières premières. Par exemple, le dernier iPhone 16 en engloutit 64 dont une cinquantaine de métaux.
Plus on avance dans le temps, plus la « dématérialisation » a tendance à recouvrir la table de Mendeleïev, qui recense tous les éléments naturels présents dans la croûte terrestre, et dont les éléments métalliques sont au nombre de 88. Nous sommes arrivés à exploiter les 2/3 de ce qui est disponible dans le sol et le sous-sol pour satisfaire la révolution numérique, sans compter la composition métallique des appareils connectés qui requièrent toujours plus de métaux en quantité, en qualité et en diversité.
Le smartphone et la voiture électrique, respectivement composés de 60 et 70 métaux, sont des symboles de la mondialisation. Rien que pour construire un smartphone, il faut environ 1 000 usines dans le monde.

« Les institutions financières internationales et le secteur extractif avaient identifié l'Afrique comme le continent pourvoyeur en ressources de l'informatisation du monde. »

En quoi le Congo parle-t-il de la matérialité du numérique ?

Le Congo-Kinshasa (ou République démocratique du Congo) est un territoire quatre fois plus grand que la France, l'un des seuls pays au monde – si ce n'est le seul – à avoir un sous-sol aussi varié et fourni en minerais et autres ressources naturelles (agricoles, forestières), qui font l'objet de convoitise.
Dans les années 1990, les institutions financières internationales et le secteur extractif mondial avaient identifié l'Afrique comme le continent pourvoyeur en ressources de cette nouvelle révolution industrielle que constitue l'informatisation du monde.
Sur l'aspect local, Mobutu, au pouvoir depuis 30 ans, a affaibli l'appareil de production congolais (baisse de la production de cuivre et de cobalt) de par sa kleptocratie. Cela était inacceptable pour les puissances mondiales, pour le capitalisme en général et pour sa transition technologique au cours des années 1990, un contexte favorable au déclenchement de la Première guerre du Congo.

Quels sont les principaux minerais de sang au Congo ?

Il y a quatre minerais de sang qu'on appelle aussi minerais de conflits, faisant l'objet de législations états-uniennes et européennes.
Le premier est le coltan qui, une fois transformé, devient le tantale. 80 % de sa production mondiale est dédiée au secteur électronique. Il permet notamment de fabriquer des condensateurs, ces petits composants au cœur de la miniaturisation de nos appareils connectés. C'est un métal stratégique de par sa résistance à la corrosion et à la chaleur. Sans lui, votre smartphone vous exploserait dans la main ou prendrait feu en quelques minutes ! Plus de la moitié des réserves mondiales se trouvent dans le Kivu, région orientale du Congo. La mine de Rubaya, contrôlée depuis avril 2024 par le M23, groupe armé anti-gouvernemental appuyé par le Rwanda, est la plus grande mine de coltan du monde.
Le second minerai de sang est la cassitérite qui, une fois transformée, donne l'étain, métal indispensable pour souder les circuits électroniques. Associé à l'indium, il rend les écrans tactiles. Courant mars, le M23 a également mis la main sur la troisième mine d'étain au monde qui se trouve à Bisie, au Nord-Kivu.
Le troisième minerai est le wolfram qui, une fois transformé, devient le tungstène logé au sein des vibreurs et des haut-parleurs.
Le quatrième et dernier minerai de sang est l'or. 10 % de la production aurifère mondiale est utilisée par l'industrie électronique, notamment pour fabriquer des cartes-mères et des circuits imprimés. On trouve beaucoup d'or dans la partie nord-est du pays, largement pillée par l'Ouganda.
Ces quatre minerais ont fait naître une économie de guerre. Leur exploitation et leur commercialisation financent des groupes armés congolais et étrangers, et alimentent les conflits depuis 30 ans dans la région des Grands Lacs. Ces minerais attirent au Congo de multiples acteurs africains et internationaux, des entités privées congolaises et des firmes européennes, états-uniennes, chinoises, etc.
On pourrait évoquer d'autres minerais. Au Katanga, province du Sud-est congolais, on trouve 80 % des réserves de cobalt qui sert à fabriquer les batteries des téléphones et ordinateurs portables, et des voitures électriques. 75 % de la production mondiale de cobalt est assurée par le Congo et contrôlée par la Chine. Il y a aussi le lithium, dont on a récemment découvert un immense gisement.
Le Congo est par ailleurs l'un des plus grands exportateurs mondiaux de germanium qui compose la technologie Wi-Fi et la fibre optique. Le cuivre, enfin, dont le Congo est le 1er producteur africain, sert à construire les câbles sous-marins et souterrains, et sert plus généralement à l'électrification du monde.

« 27 millions de Congolais sur une population d'environ 100 millions d'habitants sont en situation de malnutrition aiguë, pour ne pas dire de quasi-famine. »

Maintenant que vous avez présenté ces minerais de sang et quelques autres, pouvez-vous expliquer à quels drames ils ont donné lieu après 25 années de « révolution numérique » ? Pouvez-vous commencer par les conséquences sur l'écologie qui participent aux désastres humains ?

Le « coût » humain et écologique s'est amplifié depuis trois ans, davantage avec l'intensification de la guerre en janvier dernier.
Au Congo comme ailleurs, l'exploitation minière est intrinsèquement polluante, dévastatrice pour les écosystèmes : des cours d'eau sont pollués sur des dizaines de km², les nappes phréatiques sont contaminées aux métaux lourds (mercure et plomb) et par des produits chimiques comme l'arsenic.
Le désastre environnemental est aussi un désastre sanitaire. Selon des épidémiologistes de Lubumbashi (Katanga), la faune et la flore sont exterminées par cette pollution minière qui se retrouve dans la chaîne alimentaire. La population peut boire cette eau, se laver ou cuisiner avec, provoquant des cancers, de l'infertilité, voire des malformations congénitales.
D'autre part, les parcs et les réserves naturelles qui abritent une biodiversité exceptionnelle sont régulièrement envahis par des bandes armées et des creuseurs. Des espèces en voie d'extinction, comme le gorille des plaines et des montagnes, sont davantage fragilisées. La forêt congolaise, devenue le premier poumon mondial devant l'Amazonie, est ravagée : 500 000 hectares disparaissent chaque année. L'activité minière n'est pas la seule responsable, les hydrocarbures et les activités agricoles y participent aussi.
Il y a également la question foncière. Chaque parcelle, territoire ou site extrait, rend les terres non cultivables. Dans le Kivu, on observe des trous les uns à côté des autres sur des km2 alors que ce sont des terres nourricières, fertiles qui pourraient servir une production agricole conséquente. Rappelons que 27 millions de Congolais sur une population d'environ 100 millions d'habitants sont en situation de malnutrition aiguë, pour ne pas dire de quasi-famine.

Qu'en est-il des violations humaines ? Quelle est la situation des déplacés et des réfugiés ?

On compte 7 millions de déplacés internes suite aux différentes attaques de groupes armés (on peut en ajouter 500 000 rien que pour le mois de janvier dernier). Ils vivent au sein de camps dans des conditions d'hygiène déplorables, avec très peu de nourriture et d'eau potable. Depuis quelques mois, on observe la résurgence de maladies comme le choléra. Les réfugiés, ceux qui fuient la guerre, sont au nombre de 4 millions sur les 20 dernières années.
La comptabilisation des morts au Congo exige de prendre en compte toutes les morts indirectes. La situation de conflit au Congo empêche en effet tout développement d'infrastructure, y compris sanitaire, donc la moindre pathologie ou maladie devient mortelle. On ne parvient cependant pas à établir le nombre de morts de façon précise, car il n'y a pas eu de recensements depuis des années. Les études évoquent 4 à 6 millions de morts, ce qui fait de ce conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale.
S'ajoute le travail forcé, pour ne pas dire l'esclavage moderne, d'enfants, mais pas uniquement. Le rapport d'Amnesty International de 2016, « Voilà pourquoi on meurt », citait le chiffre de 40 000 enfants pour la seule province minière du Katanga et convoquait la responsabilité de 16 multinationales des secteurs informatique et automobile.
La prostitution et l'esclavage sexuel se sont également imposés autour des sites miniers. Denis Mukwege, qui m'a fait l'honneur d'une préface, parle de centaines de milliers de femmes et de jeunes filles violées, jusqu'à des atrocités commises sur des bébés. Le viol est une arme de guerre afin de terroriser les populations, les humilier et les chasser de leurs territoires. Il s'agit d'une stratégie politique à des fins économiques visant à s'accaparer et à contrôler des terres riches en minerais.

« Le continuum historique entre le trafic d'êtres humains et le pillage du territoire congolais est intrinsèquement lié à l'histoire de la mondialisation, autrement dit du capitalisme. »

Toutes ces horreurs, et il y aurait malheureusement encore beaucoup d'autres choses à dire, ont des racines profondes. En quoi le Congo a-t-il occupé une place majeure dans le dispositif du capitalisme depuis ses débuts et en quoi les structures coloniales perdurent-elles aujourd'hui ?

Le continuum historique entre le trafic d'êtres humains et le pillage du territoire congolais est intrinsèquement lié à l'histoire de la mondialisation, autrement dit du capitalisme. Les guerres qui ont commencé dans les années 1990 sont liées à l'informatisation du monde et à l'évolution du mode de production capitaliste.
Les origines du capitalisme remontent, à mon sens, au XVIe siècle. Le commerce triangulaire relie alors l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. On assiste en même temps à la naissance de l'extractivisme avec les conquistadors espagnols et portugais qui pillent l'or et l'argent de ce qu'on appelle l'Amérique latine aujourd'hui. Tout cela se fait à partir d'une accumulation du travail, qui définit aussi le capital, effectué par des esclaves.
C'est là qu'interviennent les populations africaines, massivement déportées. Une grande partie des esclaves partent de l'embouchure du fleuve Congo, en Afrique centrale. Les Kongolais (du royaume Kongo) sont envoyés sur des bateaux négriers de l'autre côté de l'Atlantique, forment la main-d'œuvre de l'économie de plantations au cœur de l'enrichissement des États européens et participent ainsi au décollage du capitalisme. Ce territoire devient un lieu de prélèvement (d'êtres humains, puis de ressources naturelles) à partir de pratiques criminelles, avec l'aide des élites locales qui fournissent des esclaves aux négriers. Ces routes commerciales ont posé les bases d'interrelations, de complicités entre puissances mondiales et élites africaines, de structures de pouvoir et de formes d'organisations sociales, qui se sont reproduites et altérées jusqu'à aujourd'hui.
Fin XIXe siècle, en pleine révolution industrielle et expansion coloniale, pour ne pas dire impériale, les puissances occidentales lorgnent de plus en plus vers l'Afrique. Afin d'éviter une guerre, elles décident de se partager le continent (le « gâteau africain » comme disait Léopold II, roi des Belges). Lors de la Conférence de Berlin de 1885 qui scelle le sort de tout un continent, des lignes sont tracées sans aucun Africain autour de la table. L'enjeu principal est déjà le Congo. Il offre une position centrale à partir du fleuve Congo pensé comme moyen de transport des matières premières hors du continent, afin d'évacuer les marchandises qui vont alimenter l'Europe et plus largement l'Occident.
Pour le dire avec Alain Deneault, le Congo est en quelque sorte le fruit d'un traité commercial ou traité libéral avec pour objectif de faire produire le Congo et les Congolais et ainsi fournir différents marchés. Le Congo a notamment du caoutchouc dont dépend l'industrie du pneu, qui va faire émerger l'industrie du vélo et surtout celle de l'automobile – et par extension l'économie carbonée qui relève du pétrole. La plus grande partie de caoutchouc extraite pour l'automobile provient ainsi du Congo entre 1885 et 1908, période où Léopold II est le propriétaire personnel du Congo, sans jamais y avoir mis les pieds !
Toute une administration et une bureaucratie se mettent alors en place pour piller les forêts du Congo. Les populations autochtones jugées improductives se font couper les mains ou sont assassinées. Des terres sont accaparées, des villages incendiés, et les pratiques criminelles originelles du capitalisme refont surface.
Le Congo accompagne et génère les transformations de la mondialisation. Le colonialisme s'exerce ainsi à travers de nombreuses sociétés étrangères, non sans rappeler ou annoncer les actuelles multinationales. La force publique de Léopold II est, de son côté, composée de soldats de différentes nationalités, en écho à ce qu'on appelle aujourd'hui des mercenaires ou des sociétés de sécurité privée.
Le Congo est également un acteur incontournable des guerres mondiales du XXe siècle. Son sol fournit les métaux qui servent à produire la guerre. L'uranium du Congo participe à fabriquer les bombes atomiques déversées sur Hiroshima et Nagasaki. Autrement dit, le Congo, malgré lui, fait entrer l'humanité dans l'âge atomique !
Pendant la Guerre froide et la course à l'armement, l'uranium et le cobalt sont l'objet d'une rivalité entre les États-Unis et l'URSS. C'est la raison pour laquelle Patrice Lumumba, qui voulait socialiser les ressources naturelles afin qu'elles bénéficient aux Congolais, est assassiné.

« En décembre dernier, l'État congolais a également porté plainte contre Apple pour pratiques commerciales trompeuses, recel de biens volés, crimes de guerre et trafic de minerais de sang. »

Maintenant que vous avez resitué à grands traits à la fois la place du Congo dans l'histoire du capitalisme et la persistance des structures coloniales, pouvez-vous évoquer la convergence d'intérêts qui existe actuellement entre les groupes armés et les entreprises occidentales ?

Il existe plusieurs cas de figure. Il y a de nombreux acteurs, locaux, régionaux et internationaux, qui rendent opaque le tracé du minerai. La multitude de sous-traitants et d'intermédiaires dilue les responsabilités.
On trouve des groupes armés en augmentation (environ 250 actuellement) qui sont parfois des milices d'une cinquantaine de personnes. Dans la partie orientale du Congo, ces groupes armés se financent avec les minerais et plus généralement des ressources naturelles (agricoles, forestières). Ils laissent les populations locales extraire les minerais tout en administrant l'exploitation (contrôle des mines et taxation des produits miniers). Ils gèrent différentes étapes de la commercialisation (négociants, transports, etc.) et participent de la contrebande avec des complices congolais et étrangers en faisant passer les minerais de l'autre côté de la frontière, principalement au Rwanda.
La chaîne d'approvisionnement des matières premières expose le capitalisme mondialisé. Tout un tas de trafiquants qui viennent du monde entier. Il y a des entités issues des FARDC (forces armées de la République démocratique du Congo) – armée et police congolaises très impliquées au sein de cette criminalité minière. Elles s'octroient des territoires par elles-mêmes ou les obtiennent par la corruption, le détournement de fonds, ou par la violence, parfois avec l'appui des autorités locales et, souvent, de sociétés étrangères.
Le lien entre les groupes armés et les multinationales, européennes, sud-africaines, états-uniennes, ou encore australiennes, est facilité par l'État congolais et les voisins pillards que sont le Rwanda et l'Ouganda. Il l'est aussi par les pouvoirs provinciaux de façon illégale, c'est-à-dire sans rendre de compte à personne, par exemple dans le cas des firmes chinoises. L'argent que se font ces milices permet de financer leur armement, d'avoir un pouvoir économique qu'elles essaient ensuite de traduire en pouvoir politique.
Si l'on se base sur les sources publiques, tels que les rapports d'ONG et des Nations Unies, on tombe sur les mêmes noms d'entreprises. Ce sont, en bout de chaîne, les acteurs du secteur électronique et du secteur automobile qui dépendent des mêmes métaux : Apple, Microsoft, Samsung et Huawei ; Tesla, BMW, Renault et Volkswagen. En 2019, une organisation de juristes a porté plainte devant un tribunal de Washington contre certaines d'entre elles pour complicité de morts d'enfants dans des mines de cobalt congolaises. En décembre dernier, l'État congolais a également porté plainte contre Apple pour pratiques commerciales trompeuses, recel de biens volés, crimes de guerre et trafic de minerais de sang.
Leurs responsabilités doivent être établies. Des militants des droits de l'Homme au Congo et ailleurs plaident pour un tribunal pénal international afin de faire reconnaître des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, voire de crimes de génocide.

« Si nous continuons dans cette configuration technologique, il nous reste trois ou quatre décennies de numérique devant nous. »

Le Congo, écrivez-vous, permet d'étudier le début et la fin du capitalisme, il contribue à déceler l'un et l'autre. Vous avez parlé du début. Qu'en est-il de la fin du capitalisme ? Craignez-vous une explosion de l'autoritarisme, voire pire ?

L'objectif de ce livre est de remonter aux débuts du capitalisme pour montrer qu'il a émergé, comme l'écrit Marx, dans le sang et la boue, à partir de pratiques criminelles et meurtrières. Celles-ci perdurent et s'intensifient aujourd'hui également par des cols blancs. Ce système repose sur l'accumulation de production et de marchandises, et réciproquement sur une accumulation d'exactions et de destructions.
Les projets de numérisation et de transition actuels impliquent une production métallique démentielle. Si nous continuons dans cette direction, qui exige également une production d'énergie, donc une extraction conséquente d'hydrocarbures (charbon, gaz et pétrole) et toujours plus d'eau ponctionnée et souillée, il nous reste trois ou quatre décennies de numérique devant nous. L'avenir est donc, comme on le voit en Ukraine ou au Congo, aux guerres de ressources. Or, les guerres sont produites à partir… de ressources. Si l'on ne change pas de paradigme, les guerres de métaux pour des métaux de guerre et vice-versa seront la réalité du XXIe siècle.

La sécurisation de ces ressources risque d'être administrée par des gouvernements autoritaires, des systèmes fascistes ou totalitaires (qu'il reste à conceptualiser). La jonction entre un Donald Trump et un Elon Musk dit quelque chose de ce qui nous attend en termes de régime politique.

Les Big Tech ont besoin de territoires comme le Congo pour leurs projets d'extraction qui ne sont plus seulement terrestres mais aussi sous-marins, sous les pôles, et pourquoi pas sur les astéroïdes ou sur les autres planètes. Elles renouent ainsi avec l'imaginaire des découvertes et explorations des conquistadors et des colons. La numérisation tous azimuts et plus généralement le développement technologique intensifient le rythme de l'accumulation, de la croissance et de la production de marchandises, synonyme d'autodestruction de la planète, avec pour horizon l'auto-extermination de l'espèce humaine. Le Congo en constitue l'un de leurs champs d'expérimentation les plus cruels.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

K6, le « chantier modèle » de la décarbonation qui carbure aux travailleurs chinois

Pour réduire les émissions de CO2 de sa cimenterie de Lumbres (Pas-de-Calais), Eqiom a sous-traité la construction d'un four bas carbone à l'entreprise d'État chinoise CBMI, (…)

Pour réduire les émissions de CO2 de sa cimenterie de Lumbres (Pas-de-Calais), Eqiom a sous-traité la construction d'un four bas carbone à l'entreprise d'État chinoise CBMI, qui emploie 250 travailleurs chinois travaillant 12 heures par jour, six jours sur sept, hébergés dans des conditions précaires. Des violations manifestes du droit du travail qui viennent entacher ce « chantier modèle » de la décarbonation, subventionné par plus de 200 millions d'euros d'argent public.

Tiré de l'Humanité

Publié le 22 mai 2025
Simon Guichard

Depuis près d'un an, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, vêtus de leurs tenues jaune fluo, casques de chantier vissés sur la tête, des ouvriers chinois montent et descendent les escaliers qui ceinturent l'échafaudage du four K6, en construction à la cimenterie Eqiom de Lumbres (Pas de Calais).

D'en haut, ils sont aux premières loges pour observer le ballet quotidien des camions qui viennent chaque jour se fournir dans la seule usine à produire du clinker dans le nord de la France, ce matériau fortement émetteur de CO2 nécessaire à la fabrication du ciment.

À Lumbres, la filiale du géant irlandais du ciment CRH s'est engagée dans une ambitieuse transformation de son modèle de production, afin de réduire l'impact environnemental du 19e site industriel le plus polluant de France. Il pourrait ainsi se targuer d'être la première cimenterie neutre en carbone d'Europe dès 2050.

Un chantier massivement subventionné

Le projet K6 vise à remplacer les deux fours datant des années 1970, alimentés en énergie fossile par une nouvelle ligne de production de clinker fonctionnant à l'aide de combustibles « alternatifs » : des déchets, du biogaz et du gaz naturel permettant de réduire sensiblement les émissions de CO2 de la cimenterie. Un investissement chiffré à plus de 200 millions d'euros.

Entre préservation du tissu industriel et innovation de pointe, K6 a tout de suite tapé dans l'œil des responsables politiques. Pour eux, cet équipement représente l'opportunité de mettre en scène leur action en faveur du climat et de l'emploi. La ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher s'est par exemple rendue sur le site en 2022, quand Eqiom dévoilait les contours du projet.

Si CRH, la maison mère d'Eqiom a réalisé des profits records ces dernières années (30 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2024, avec un résultat net de 2,6 milliards, en hausse de 15 % sur un an), ce « chantier modèle » de la décarbonation a été massivement soutenu par l'État et l'Europe.

Eqiom a d'abord bénéficié de 40 millions d'euros du plan France Relance, avant de signer en novembre 2023 avec l'État un contrat de transition écologique. K6 a aussi bénéficié d'une subvention de 153 millions d'euros du fonds européen pour l'innovation, en vue d'un hasardeux projet de stockage carbone en mer du Nord, censé entrer en service à l'horizon 2030.

Pour construire son nouveau four, Eqiom a fait appel à l'allemand IKN, qui sous-traite le chantier à l'entreprise d'État chinoise CBMI. Selon nos informations, c'est bien le prix proposé qui a été déterminant pour choisir le duo IKN-CBMI au détriment de leurs concurrents européens.

Ces entreprises étaient pourtant présentées par le cimentier comme les seules au monde capables de construire un tel ouvrage. Mais l'offre germano-chinoise bénéficiait surtout d'un avantage certain : une main-d'œuvre qualifiée à un prix défiant toute concurrence. Le contrat de transition écologique signé par Eqiom avec l'État « n'a pas vocation à encadrer les conditions de travail des éventuels sous-traitants du projet », nous précise le ministère de l'Industrie.

À Lumbres, pas de trace d'IKN. Ce sont 250 ouvriers, manœuvres et contremaîtres originaires du sud de la Chine qui ont débarqué dans le Pas-de-Calais fin 2024. Leur mission : construire le four bas carbone en deux ans. Un délai serré, car Eqiom vise une mise en service dès 2026.

Pour réaliser ce tour de force, CBMI s'occupe de tout : de l'importation de matériel de chantier et de machines-outils directement depuis la Chine jusqu'au recrutement des ouvriers, sans oublier le logement et les repas, l'entreprise d'État n'a rien laissé au hasard. C'est un morceau de l'empire du Milieu qui s'est installé au cœur des marais d'Opale, apportant avec lui sa propre conception du droit du travail.

« Système 966 » et logement précaire

Sur le chantier d'Eqiom, les travailleurs chinois turbinent six jours sur sept, à raison de 12 heures par jour, une déclinaison du « système 996 » (de 9 heures à 21 heures, six jours par semaine), pourtant interdit théoriquement dans le droit du travail local. À Lumbres, du lundi au samedi, les ouvriers embauchent à 6 h 30 et terminent leur tâche aux alentours de 18 h 30. Une vie de forçat, encadrée par CBMI dans tous les instants de la vie. Interrogés sur ces amplitudes horaires, ainsi que sur le montant des rémunérations de ces ouvriers, ni Eqiom, ni CBMI n'ont répondu à l'Humanité.

L'entreprise chinoise s'est elle-même chargée de loger ses ouvriers aux environs de l'usine. Ses cadres et ses contremaîtres ont pris leurs quartiers au moulin de Mombreux, un hôtel-restaurant bucolique à la sortie de la ville. Les ouvriers, eux, sont relégués dans deux campings à une quinzaine de kilomètres du chantier, sur les communes d'Arques et d'Audinchtun. Sur ces conditions d'hébergement, ni Eqiom ni CBMI n'ont donné suite à nos questions.

Leurs repas sont préparés par des cuisiniers chinois au camping d'Audinchtun, avant d'être livrés sur le chantier le midi. Derrière les cuisines, une trentaine de mobile-homes hébergent les travailleurs. Le dimanche aux aurores, les plus téméraires d'entre eux rallient à pied le Carrefour Contact de Fauquembergues, à cinq kilomètres du camping.

À Arques, un autre camping accueille officiellement 56 ouvriers, à raison de deux personnes par chambre. Mais lorsque nous y sommes allés, ils étaient 67 à descendre du bus qui les ramenait du chantier K6.

Un secret de polichinelle

Si CBMI a érigé la discrétion en valeur cardinale, la venue des 250 ouvriers à Lumbres n'est pas passée inaperçue. Dès fin 2024, la Voix du Nord a publié plusieurs articles sur leur arrivée et les lieux dans lesquels ils sont logés. Selon nos informations, l'inspection du travail a réalisé un contrôle sur la cimenterie de Lumbres fin avril, sans se rendre sur les lieux d'hébergement de ces travailleurs.

Contacté, Eqiom affirme que « le chantier est réalisé en totale conformité avec le droit français et les valeurs de notre entreprise. » Un argumentaire balayé par Lionel Salomon, de la FNSCBA-CGT : « Si des travailleurs étrangers, chinois en l'occurrence, viennent travailler en France, cela doit se faire dans le respect du droit du travail. Encore plus quand les projets sont arrosés d'argent public. »

En tant que donneur d'ordre, le cimentier est tenu de s'assurer que son sous-traitant CBMI respecte ses obligations sociales, en vertu de l'obligation de vigilance prévue par la loi. Contacté, le ministère du Travail n'a pas répondu à nos questions.

Au camping d'Audinchtun comme au moulin de Mombreux, les cadavres de bouteille de Bordeaux premier prix s'entassent dans les cagettes de légumes vides. Un expédient pour ne jamais lâcher la cadence. Car les jours des chinois sont comptés à Lumbres. Affiché à l'entrée, l'arrêté municipal accordant aux ouvriers le droit de séjourner au moulin stipule qu'ils devront avoir rendu les clefs en septembre prochain.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Afrique du Sud : des femmes mineurs forcées de se dévêtir à la mine d’or de Kopanang

Le Syndicat national des mineurs (NUM), affilié à IndustriALL Global Union, condamne les fouilles au corps déshumanisantes que les femmes mineurs doivent subir quotidiennement (…)

Le Syndicat national des mineurs (NUM), affilié à IndustriALL Global Union, condamne les fouilles au corps déshumanisantes que les femmes mineurs doivent subir quotidiennement à la mine d'or de Kopanang, à 170 km au sud-est de Johannesburg.

Tiré de Entre les lignes et les mots

La mine de Kopanang a été vendue en 2018 par Anglogold Ashanti à la société Heaven-Sent SA Sunshine Investment basée à Hong Kong.

12 femmes au moins ont dénoncé des violations sous forme de fouilles corporelles avilissantes, les obligeant à se présenter complètement nues devant les agents de sécurité sous le prétexte de la recherche d'or volé. Ce chiffre pourrait être plus élevé, certaines travailleuses ayant subi des intimidations et craignant de parler. Celles qui ont contesté ces fouilles humiliantes à la fin de leur service ont été suspendues. L'une d'elles, par exemple, l'a été après avoir refusé d'enlever ses sous-vêtements et d'écarter les jambes pendant la fouille.

En outre, ces femmes déclarent travailler de longues heures sans être autorisées à emporter de la nourriture en sous-sol. Le NUM envisage de porter plainte contre la mine de Kopanang et de demander une enquête du ministère des Ressources minérales. Le syndicat rencontre aussi la direction de la mine pour réclamer l'arrêt de ces violations. Il ajoute que des technologies existent pour rendre ces fouilles respectueuses des droits des travailleuses à l'intimité et à la dignité plutôt que de les obliger à se mettre à nu devant des agents de sécurité. Le ministère de la Femme, de la Jeunesse et des Personnes handicapées, les communautés avoisinantes de la mine et des organisations de la société civile ont également condamné ces violations dégradantes.

À la conférence des femmes du NUM, qui s'est tenue en mars, Magrett Gabanele, la présidente de la structure des femmes, a rappelé la détermination du syndicat « à combattre la violence et le harcèlement fondés sur le sexe à l'encontre des femmes mineurs. »

« Il ne s'agit pas seulement de violations au travail et de la vie privée, mais aussi de violence fondée sur le sexe la plus invasive et brutale. Il s'agit de traiter les corps des femmes comme des objets au nom de la sécurité. Il s'agit du silence et du consentement de ceux qui profitent de systèmes qui permettent une telle déshumanisation. Lorsque les corps des femmes sont soumis à la surveillance, la suspicion et la violence, ce n'est pas seulement un problème de mauvaise gestion, c'est la manifestation d'un patriarcat bien ancré sur le lieu de travail » écrivent Tania Bowers et Lebo Mncayi-Poloko, anciennes membres de la structure des femmes du NUM au Sowetan.

La secrétaire régionale d'IndustriALL pour l'Afrique subsaharienne, Paule France Ndessomin, déclare :

« Les actes répréhensibles des agents de sécurité de la mine de Kopanang, qui violent gravement la dignité féminine, doivent être condamnés sans équivoque. La direction doit appliquer d'urgence de solides politiques pour stopper cette humiliation et cette violence fondée sur le sexe. »

22 mai 2025
https://www.industriall-union.org/fr/afrique-du-sud-des-femmes-mineurs-forcees-de-se-devetir-a-la-mine-dor-de-kopanang
South Africa : Women miners stripped naked at Kopanang gold mine

https://www.industriall-union.org/south-africa-women-miners-stripped-naked-at-kopanang-gold-mine
Sudáfrica : obligan a mineras a desnudarse en la mina de oro de Kopanang

https://www.industriall-union.org/es/sudafrica-obligan-a-mineras-a-desnudarse-en-la-mina-de-oro-de-kopanang

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Au Cap-Haïtien, la matraque contre la craie : chronique d’une violence d’État contre l’éducation

Cap-Haïtien, 18 mai 2025 – Tandis que les rues de la deuxième ville du pays vibraient au rythme des fanfares, des discours officiels et des parades à l'occasion de la fête du (…)

Cap-Haïtien, 18 mai 2025 – Tandis que les rues de la deuxième ville du pays vibraient au rythme des fanfares, des discours officiels et des parades à l'occasion de la fête du Drapeau, une scène autrement plus brutale se déroulait en marge des festivités. Un professeur, figure locale de la mobilisation pour de meilleures conditions de travail dans le secteur éducatif, a été violemment battu par des agents de la POLIFRONT et de l'USGPN. Son seul crime : réclamer le respect de sa dignité professionnelle.

Par Smith PRINVIL

Cette agression, survenue en plein centre-ville, n'est pas un simple débordement. Elle est le symptôme d'un système qui choisit de réprimer plutôt que de dialoguer, de parader plutôt que de réformer. Ce que ce professeur demandait, comme des milliers d'autres à travers le pays, ce n'était pas une faveur : c'était un salaire à temps, une salle de classe décente, une reconnaissance à la hauteur de la mission d'enseigner dans un pays en crise.

Ce même jour, l'État haïtien a mobilisé près de 400 millions de gourdes pour organiser les festivités dans le Nord. Déploiement logistique impressionnant, effets de communication à grande échelle, distributions de T-shirts, de drapeaux et de slogans vides de contenu. Pendant ce temps, dans les écoles publiques, la craie se fait rare, les enseignants désabusés et les élèves de plus en plus absents.

Plusieurs professeurs de la région témoignent anonymement. L'un d'eux confie : « Ma carte de débit est bloquée depuis des semaines. Je ne peux même pas acheter à manger. Et ils osent parler de valorisation de l'enseignement ? » Un autre, épuisé, soupire : « Ils veulent des cérémonies, pas des cerveaux. »

Depuis des années, les gouvernements successifs promettent la revalorisation du métier d'enseignant. Sur le terrain, la situation empire. Les grèves s'enchaînent, les écoles ferment, les élèves décrochent. Et désormais, revendiquer des droits peut valoir des coups. Le message est clair : enseigner en Haïti est non seulement une vocation sans reconnaissance, mais aussi une activité à risque.

Au-delà de l'indignation, cette affaire révèle une fracture fondamentale dans le contrat social haïtien. Un État qui matraque ses professeurs, c'est un État qui renonce à son avenir. Un gouvernement qui préfère financer des shows symboliques plutôt que de garantir l'éducation, choisit l'obscurantisme contre la lumière.

Le drapeau haïtien est né d'un acte de libération. Il est censé symboliser la dignité, la justice, la souveraineté populaire. Le voir brandi par ceux-là mêmes qui piétinent les droits les plus élémentaires de ceux qui forment les générations futures, c'est le voir trahi. Le sang versé par les ancêtres pour la liberté ne saurait justifier la violence d'un régime contre ses éducateurs.
Au Cap-Haïtien, ce 18 mai 2025, pendant que les puissants s'enivraient de patriotisme de façade, un professeur gisait au sol, frappé pour avoir osé parler. Ce n'est pas seulement un homme qu'on a humilié. C'est l'école. C'est le savoir. C'est l'espoir.
Et tant que ces injustices seront maquillées en célébrations, tant que l'État préférera les projecteurs à la réforme, le pays continuera de danser au bord du gouffre, sous les tambours de la démagogie.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Souffrances invisibles et esclavage moderne : Regard sur la situation des travailleuses en Iran

3 juin, par Wncri.org — ,
Un regard sur la situation des travailleuses en Iran à l'occasion de la Journée internationale des travailleurs Les femmes travailleuses en Iran, aux mains calleuses et aux (…)

Un regard sur la situation des travailleuses en Iran à l'occasion de la Journée internationale des travailleurs

Les femmes travailleuses en Iran, aux mains calleuses et aux corps épuisés, portent le poids des inégalités sociales et de genre imposées par le régime clérical.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/01/souffrances-invisibles-et-esclavage-moderne-regard-sur-la-situation-des-travailleuses-en-iran/?jetpack_skip_subscription_popup

Dans le système juridique iranien, les femmes ne sont pas reconnues comme cheffes de famille. Pourtant, elles sont contraintes de travailler de longues heures, bien au-delà de la durée légale, dans des ateliers de production.

Le soir venu, elles rentrent chez elles pour s'occuper de leurs enfants et des membres malades de la famille, assumant également les tâches ménagères malgré une profonde fatigue.
Télécharger le rapport

Aperçu de la condition des travailleuses en Iran

Il n'existe aucune statistique fiable sur le nombre exact de femmes travailleuses en Iran. Les rares données disponibles proviennent des agences gouvernementales et sont incomplètes. Une grande partie de ces femmes exercent dans desemplois informels ou travaillent à domicile, ce qui les rend encore plus vulnérables. Employées sous des contrats flous, parfois signés à blanc avant même de commencer, elles perçoivent souvent un salaire inférieur au minimum légal [1]. (Source : Site “Empowerment of the Government and Society” – 8 février 2022)

Problèmes et défis rencontrés par les travailleuses

Salaires injustes et écart salarial entre les sexes

Survivre face aux difficultés économiques — logement, soins de santé, éducation — est un défi pour la majorité de la population iranienne sous le régime clérical. En 2025, le salaire minimum mensuel a été fixé à 10,39 millions de tomans (environ 111 USD). D'après les médias d'État, ce montant ne suffit même pas à couvrir les dépenses hebdomadaires d'une famille de trois personnes.

Le prix du panier alimentaire minimum a grimpé de plus de 340 % en quatre ans. Des produits de base comme le sucre, l'huile et les pommes de terre ont augmenté de plus de 400 %, tandis que la viande rouge a vu son prix exploser de plus de 800 %. (Source : Site d'État Eṭla'e Ma – 15 mars 2025)

Le coût des médicaments et des soins de santé a bondi de 400% ces cinq dernières années, si bien que de nombreuses personnes renoncent à remplir leurs ordonnances. (Source Journal Arman-e Melli – 3 mars 2025)

Malgré cela, de nombreuses travailleuses, souvent cheffes de famille, perçoivent un salaire encore inférieur au minimum légal. L'agence ILNA a reconnu, dans un rapport du 19 décembre 2019, que l'Iran se situe au bas du classement mondial en matière d'inégalités salariales entre hommes et femmes.

Dans les ateliers iraniens, les femmes sont privées de nombreux droits fondamentaux : elles ne bénéficient ni de congés maternité, ni de pauses allaitement, ni d'indemnités. (Source : Journal E'temad – 22 novembre 2022)

Emploi informel et double oppression des femmes travailleuses

En 2022, une militante estimait à plus de 2 millions le nombre de femmes travailleuses dans le secteur informel en Iran. Ces femmes, exclues de toute protection sociale, ne perçoivent même pas le salaire minimum et sont privées de la moindre prestation ou avantage professionnel. (Source : Site Fararu – 11 janvier 2023)

Cette exploitation invisible des travailleuses iraniennes génère d'énormes profits pour leurs employeurs. En échange de leur labeur épuisant, nombre d'entre elles doivent se contenter d'un salaire mensuel dérisoire, compris entre 2 et 3 millions de tomans (environ 213 à 320 USD). (Source : Fararu – 11 janvier 2023)

Déjà en 2018, Ahmad Amirabadi Farahani, membre du conseil parlementaire, qualifiait les conditions de travail des femmes devéritable esclavage moderne, déclarant : L'injustice exercée dans certains centres de production, notamment en matière de non-paiement des salaires et de longues heures de travail, représente une forme d'esclavage moderne envers les femmes. »

Pression de travail intense et insécurité professionnelle

En l'absence de protection juridique adéquate, et exposées à l'exploitation même par les employeurs publics, de nombreuses femmes travailleuses en Iran sont contraintes de travailler 12 heures par jour ou d'accepter des horaires de nuit. (Source : IRNA – 30 avril 2024)

Hassan Habibi, militant syndical, a souligné que : « Les femmes subissent davantage de préjudices que les hommes en raison de l'insécurité de l'emploi. Certaines sont cheffes de famille, et malgré leur rôle essentiel, elles sont confrontées à de nombreuses difficultés : salaires très faibles, absence de congé maternité, et discrimination. La majorité des entreprises privées mettent fin à leur contrat dès qu'elles apprennent qu'une femme est enceinte. » (Source : ISNA – 29 juillet 2024)

Absence de sécurité au travail pour les femmes travailleuses

Selon un rapport de l'agence ILNA daté du 26 mars 2025, environ 50 travailleurs meurent chaque semaine en Iran à cause d'accidents professionnels, de la négligence des employeurs et du manque de contrôle des inspecteurs du travail. Rien que pour le premier semestre de 2025, 1 077 travailleurs ont trouvé la mort sur leur lieu de travail, soit près de 200 décès par mois.

Une étude récente du Centre de recherche du Parlement iranien rapporte qu'en 2021 et 2022, 84 638 travailleurs ont été victimes d'accidents du travail en Iran, dont 3 826 décès. Ces chiffres concernent uniquement les travailleurs assurés, enregistrés par l'Organisation de la sécurité sociale.

En parallèle, l'Organisation de médecine légale iranienne a déclaré que 1 900 personnes sont mortes dans des accidents de travail en 2022. Cette divergence statistique met en lumière l'ampleur du travail informel en Iran et le nombre élevé de travailleuses non assurées. (Source : Hammihan Daily – 14 avril 2025)

Les femmes travailleuses en Iran n'ont généralement ni assurance, ni accès au transport professionnel, ni services de restauration. Certaines, malgré 15 années de service, n'ont ni contrat de travail, ni couverture sociale, ce qui les rend extrêmement vulnérables face aux accidents professionnels.

La plupart de ces femmes exercent dans des lieux de travail non contrôlables par les inspections officielles, ou bien leurs horaires de travail ne coïncident pas avec la présence des inspecteurs. Le nombre de blessures et d'accidents professionnels chez les femmes est en constante augmentation.

Le 20 décembre 2022, un fourgon transportant des travailleuses d'un entrepôt frigorifique à Bahar a pris feu. Les femmes, confrontées au manque de chauffage, avaient allumé un réchaud à gaz dans le véhicule. Celui-ci a déclenché un incendie, bloquant les portes, et a causé la mort de 5 femmes.

Le 31 décembre 2022, une ouvrière d'une usine située dans un parc industriel à Yazd est morte noyée dans un bassin d'eau. Les accidents de travail chez les femmes iraniennes sont bien plus fréquents qu'on ne le pense, mais à cause de leur invisibilité sociale et de l'absence de syndicats féminins, ces chiffres ne sont ni recensés ni médiatisés. (Source : Fararu – 11 janvier 2023)

En juin 2022, une ouvrière de 26 ans à Nishapur a perdu la vie lorsqueson foulard s'est pris dans une machine à injection plastique. Elle était mère de deux jeunes enfants. Ce drame évitable est survenu en raison du port de vêtements non conformes aux normes de sécurité.

Le 8 mai 2022, une femme de 4 ans est morte asphyxiée dans une boulangerie à Babol, happée par une machine après qu'un morceau de vêtement s'y soit accroché.

Le 7 novembre 2021, Marzieh Taherian, une jeune femme de 21 ans, est décédée à l'usine textile Kavir à Semnan. Son voile s'est coincé dans une machine, tirant violemment sa tête à l'intérieur. (Source : ILNA – 7 novembre 2021)

Dans certains ateliers, les travailleuses sont privées d'équipements de protection : pas de casques, ni de bouchons d'oreilles, les exposant à des lésions auditives et neurologiques.

Sous prétexte d'une meilleure rémunération, certains employeurs forcent ces femmes à travailler sans assurance sociale. Normalement, le système prévoit une cotisation répartie entre l'employeur (20%), l'employée (7%) et l'État (30%), mais dans la réalité, aucun versement n'est effectué, et les travailleuses ne reçoivent rien en retour.

Les travailleuses dans les usines pharmaceutiques sont confrontées à des polluants chimiques et hormonaux. Ces substances provoquent des lésions pulmonaires, des déséquilibres hormonaux et d'autres troubles physiologiques. Certaines femmes développent une pilosité excessive au visage, ou souffrent d'un excès de testostérone, ce qui entraîne également des troubles psychologiques graves.

Et pourtant, malgré tous ces dangers, ces femmes acceptent des salaires dérisoires, parfois inférieurs à 3 millions de tomans par mois, ou des paiements journaliers instables, avec une menace permanente de licenciement immédiat.

Leurs contrats sont souvent des feuilles vierges pré-signées, sans aucune garantie. Les employeurs ne les informent pas des risques liés à leur poste, et elles ignorent les dangers qu'elles encourent au quotidien. (Source : Fararu – 11 janvier 2023)

Manque de protection juridique pour les travailleuses

Dans une déclaration de mai 2022, l'Union nationale des travailleuses dénonçait :
« Certains employeurs, pour des motifs illogiques et illégaux, embauchent des femmes à des salaires inférieurs à ceux des hommes. Faute de choix et confrontées à la pauvreté, les femmes acceptent ces rémunérations en dessous du minimum légal, malgré l'interdiction formelle de telles discriminations par le code du travail iranien. »
Mais dans les faits, à cause de la corruption endémique au sein du régime, la loi écrite a peu de valeur pour les femmes dans le monde du travail.

Témoignages poignants de travailleuses iraniennes

Dans l'ombre des chiffres et des lois ignorées, ce sont les voix des femmes travailleuses iraniennes qui révèlent la brutalité du quotidien. Ces témoignages, rares et précieux, illustrent avec force les conditions de travail oppressantes et l'injustice structurelle qu'elles subissent.

Zahra, 43 ans, fait partie des millions de femmes iraniennes qui effectuent un travail épuisant sans reconnaissance. Elle vit en banlieue de Téhéran et doit parcourir de longues distances chaque jour pour atteindre son lieu de travail. Le visage marqué par la fatigue, elle confie : « Mon mari est également ouvrier. Pourtant, même à deux, nous ne parvenons pas à couvrir nos frais de vie. Son salaire ne suffit que pour le loyer. Je pars de chez moi à 5h du matin pour arriver à 8h au travail, et je travaille jusqu'à 19h30.
Nous travaillons aussi dur que les hommes, mais nos salaires et nos droits ne sont jamais égaux. Pas de primes d'heures supplémentaires, pas d'avantages sociaux équitables. Et quand on proteste, on nous montre la sortie de l'usine…
Après un accouchement, on est automatiquement écartées il n'y a ni congé allaitement, ni aménagement des horaires.
» (Source : Jamaran – 24 novembre 2022)

Soudabeh, mère de deux jeunes enfants, est ouvrière sur chaîne d'assemblage dans une usine proche de Téhéran. Son témoignage est tout aussi bouleversant : « Avec mon salaire minimum, je ne peux même pas inscrire mes enfants à la crèche. Les frais mensuels de garde équivalent à mon salaire complet. » Elle travaille plus de 50 heures par semaine, bien que la loi iranienne limite le travail à 44 heures. Pour conserver son poste, elle doit accepter ces conditions illégales. Perdre cet emploi signifierait entamer un parcours du combattant pour en retrouver un. L'un des principaux critères de recrutement dans le secteur privé repose sur le statut marital des femmes. Les employeurs privilégient les femmes célibataires sans projet de mariage ou celles dont les enfants sont grands et n'envisagent plus d'en avoir. (Site Web Jamaran– Novembre 24, 2022)

Simin, employée dans une entreprise de fabrication de pièces automobiles, témoigne avec une lucidité bouleversante : « Une ouvrière, c'est une femme qui pleure chaque jour sur la tombe de ses rêves.
Je travaille depuis l'âge de 18 ans. Mes parents sont devenus handicapés après un accident, et mon frère et moi avons dû assumer toutes les dépenses du foyer.
Lors de mon embauche, la condition était d'être célibataire. J'ai accepté.
D'année en année, je suis devenue de plus en plus dépendante de mon salaire et de cet emploi. Et sans m'en rendre compte, j'avais 48 ans, j'étais toujours célibataire, et ma vie était entre les mains de mon employeur.
» L'environnement masculin et dominateur des ateliers industriels a toujours joué contre Simin et ses collègues. Malgré leurs compétences, elles ne bénéficient ni d'évolution professionnelle ni d'augmentation de salaire.

Vahideh de son côté, se présente simplement comme « une femme » et « une ouvrière ». Elle travaille de 7 h à 19 h dans la zone industrielle de Kaveh, où elle est la seule femme parmi 17 hommes dans son département. Elle affirme :« Être derrière un bureau et défendre l'égalité entre hommes et femmes, ce n'est pas très compliqué.
Mais quand on est ouvrière et qu'on revendique cette égalité, c'est un combat de tous les instants
. » Depuis 9 ans et demi, Vahideh travaille dans ce complexe industriel.
Son seul souhait ? « Avoir des nuits moins épuisantes… et un portefeuille un peu plus rempli. » (Source : IRNA – 30 avril 2024)

S'attaquer à la racine du problème

En Iran, les problèmes des travailleuses ne peuvent être résolus ni par des réformes, ni par la création de syndicats, contrairement à la majorité des pays du monde. Le régime en place depuis 46 ans, une dictature misogyne fondée sur le cléricalisme, a démontré dans tous les domaines que son seul objectif est de maintenir son pouvoir illégitime et d'intensifier le pillage du pays. Avec cet objectif cynique, le régime n'hésite pas à profiter de la souffrance et de la misère du peuple iranien, comme cela s'est vu pendant la pandémie de COVID-19, lorsque l'importation de vaccins a été interdite, condamnant des milliers de personnes à mourir pour préserver ses intérêts. Cette stratégie vise à épuiser la population, à l'affamer et à l'accabler, afin qu'elle n'ait plus la force de se révolter. Dans ces conditions, la seule voie possible pour soutenir les femmes iraniennes, c'est de reconnaître leur résistance organisée pour renverser cette dictature. Il est aussi crucial d'isoler le régime sur le plan international, pour que le peuple – et en particulier les femmes – puisse poser les bases d'un avenir prospère et libre, à travers une révolution démocratique.

[1] Un « contrat vierge pré-signé (connu en persan sous le nom de « contrat signé en blanc ») est un contrat de travail signé par le travailleur avant que les termes essentiels tels que le salaire, la durée ou la description du poste ne soient remplis, ce qui permet à l'employeur de compléter ou de modifier le contrat à sa guise. Cette pratique est illégale ou relève de l'exploitation dans de nombreuses juridictions et prive les travailleurs de protections fondamentales.

https://wncri.org/fr/2025/04/28/regard-sur-la-situation-des-travailleuses-en-iran/

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

VIH : La dette morale d’un État absent

Port-au-Prince, 19 mai 2025 — Il est 10 heures du matin à Musseau. Le soleil tape fort sur le bitume. Mais ni la chaleur ni l'indifférence des passants n'ont dissuadé celles et (…)

Port-au-Prince, 19 mai 2025 — Il est 10 heures du matin à Musseau. Le soleil tape fort sur le bitume. Mais ni la chaleur ni l'indifférence des passants n'ont dissuadé celles et ceux qui, ce lundi, ont décidé de faire entendre leur voix. Devant la barrière grise de la Primature, des dizaines de personnes vivant avec le VIH (PVVIH), réunies sous les bannières de Housing Works Haïti, de la Fédération Haïtienne des PVVIH (FEDHAP+) et du Comité National de Plaidoyer des Populations Clés, occupent symboliquement l'espace public. Pancartes en main, visages déterminés, elles exigent une chose simple : que l'État haïtien prenne ses responsabilités.

Par Smith PRINVIL

Depuis des décennies, la réponse haïtienne face au VIH repose majoritairement sur des fonds internationaux. Environ 80 % du financement est assuré par des partenaires comme le PEPFAR (President's Emergency Plan for AIDS Relief) et l'USAID. Mais cette aide, bien que précieuse, n'est pas éternelle. Sa réduction progressive place le pays au bord d'une crise sanitaire majeure. Et pour les PVVIH, chaque jour d'attente est un risque de plus.

« Nou pa mandé charite. Nou mandé jistis ! » scande une militante, le regard tourné vers les bâtiments muets du gouvernement. Elle est séropositive depuis 12 ans. Grâce à l'accès régulier à son traitement antirétroviral, elle a pu travailler, élever ses enfants, vivre. Mais aujourd'hui, elle craint que tout cela ne s'effondre.

Les manifestants ne réclament pas la lune. Ils demandent une politique de santé publique digne de ce nom : un plan de transition clair, un budget alloué à la prise en charge des PVVIH, un engagement visible pour préserver les acquis de la lutte contre le VIH. Ils réclament aussi le respect de leur dignité, souvent piétinée dans une société encore marquée par la stigmatisation.

« C'est une lutte pour exister », confie Junior, 28 ans, militant de longue date. « Tant que l'État ne planifie rien, c'est comme s'il attendait qu'on disparaisse. Mais nou la. Nou egziste. Nou pap fè silans. »

Ce sit-in est bien plus qu'un simple rassemblement. C'est une déclaration de résistance. Une manière de dire que les PVVIH ne seront pas les victimes silencieuses de l'austérité budgétaire ou du désengagement étatique. À travers leurs chants, leurs slogans, leurs témoignages, ils rappellent que la santé n'est pas un luxe, mais un droit fondamental.

Mais ce lundi 19 mai, la Primature est restée sourde. Aucun représentant officiel n'a daigné rencontrer les manifestants. Une absence lourde de sens, dans un pays où le mépris politique se confond trop souvent avec l'oubli.

Les organisations présentes promettent de ne pas lâcher prise. D'autres actions sont prévues. Des campagnes de sensibilisation, des mobilisations décentralisées, des recours juridiques si nécessaire. «  On ne laissera pas mourir le combat que nous avons mené pendant 20 ans. Pas maintenant. Pas comme ça. »

Et pendant ce temps, derrière les grilles du pouvoir, le silence continue.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Haïti : le gouvernement intérimaire aurait signé un contrat avec Blackwater pour lutter contre les gangs armés

Port-au-Prince, 27 mai 2025 — Selon une enquête du New York Times publiée ce week-end, le gouvernement intérimaire haïtien aurait conclu un contrat confidentiel avec Erik (…)

Port-au-Prince, 27 mai 2025 — Selon une enquête du New York Times publiée ce week-end, le gouvernement intérimaire haïtien aurait conclu un contrat confidentiel avec Erik Prince, fondateur de la société militaire privée Blackwater, pour mener des opérations contre les gangs armés qui terrorisent plusieurs quartiers de la capitale et d'autres zones urbaines du pays.

Par Smith PRINVIL

Le document, que le journal américain affirme avoir consulté, établirait une collaboration directe entre les autorités haïtiennes et la firme de sécurité, tristement célèbre pour son rôle controversé dans des opérations militaires en Irak et en Afghanistan. Blackwater, aujourd'hui connue sous le nom de Constellis, a vu plusieurs de ses employés condamnés pour leur implication dans le massacre de 14 civils irakiens à Bagdad en 2007.

Le contrat aurait été négocié au plus haut niveau avec l'appui de conseillers étrangers proches de l'administration américaine, selon la même source. Il prévoit l'envoi d'unités paramilitaires spécialisées dans la guerre urbaine, avec mission de "neutraliser" des groupes criminels armés jugés incontrôlables par la Police Nationale d'Haïti (PNH), dont les effectifs sont largement dépassés par l'ampleur de la crise sécuritaire.

Erik Prince, entrepreneur militaire privé et ancien conseiller officieux de l'ex-président américain Donald Trump, est considéré comme un acteur influent du secteur de la sécurité privée internationale. Sa présence dans un contexte aussi explosif qu'Haïti inquiète plusieurs observateurs.

« Confier la sécurité nationale à une société privée, c'est franchir une ligne rouge », estime un analyste haïtien du secteur des droits humains joint par Le Concret Info. « Blackwater, ce n'est pas une ONG. C'est une machine à faire la guerre, sans obligation de rendre compte à la population. »

La société civile, pour l'heure, n'a pas été consultée sur la question. Les autorités n'ont pas encore officiellement réagi aux révélations du New York Times, et aucun détail n'a été publié par le Bureau du Premier ministre ni par le Ministère de la Justice.

Haïti est confrontée depuis plus de trois ans à une montée en puissance des gangs armés qui contrôlent de larges pans du territoire, en particulier dans l'aire métropolitaine de Port-au-Prince. Kidnappings, assassinats, violences sexuelles et déplacements forcés se multiplient, dans un contexte de vide institutionnel et d'affaiblissement chronique des forces de sécurité.

Face à l'incapacité de l'État à reprendre le contrôle, plusieurs puissances étrangères, dont les États-Unis, le Canada et l'ONU, appellent à une « réponse robuste » contre les gangs. Mais le recours à une entreprise militaire privée, déjà controversée, pourrait aggraver la défiance de la population et attiser la colère populaire, prévient une source diplomatique en poste à Port-au-Prince.

L'ampleur du contrat, ses modalités d'exécution, et son financement restent à ce stade inconnus.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Argentine. Milei, l’audace et le calcul

3 juin, par Mariano Schuster, Pablo Stefanoni — , ,
Javier Milei aurait pu se présenter, le 18 mai 2025, aux élections législatives locales de la ville de Buenos Aires en alliance avec la droite libérale-conservatrice de (…)

Javier Milei aurait pu se présenter, le 18 mai 2025, aux élections législatives locales de la ville de Buenos Aires en alliance avec la droite libérale-conservatrice de l'ancien président Mauricio Macri [décembre 2015-décembre 2019]. S'ils s'étaient présentés ensemble, les partis Propuesta Republicana (Pro, Mauricio Macri) et La Libertad Avanza (Javier Milei) auraient peut-être obtenu un résultat proche de 50% des voix. Mais le dirigeant libertarien a décidé de rechercher une position hégémonique pour la droite dure, et pour cela, il devait vaincre le macrisme dans son bastion électoral, où il gouverne sans interruption depuis 2007. La capitale argentine était le seul territoire véritablement macriste de la géographie électorale et Milei a décidé de s'y attaquer, au risque de diviser le vote de la droite et de permettre une victoire du péronisme.

24 mai 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/argentine/argentine-milei-laudace-et-le-calcul.html

Au final, il a obtenu plus que ce qu'il espérait : non seulement il a détrôné les forces de Macri, reléguées à une lointaine troisième place avec 15,9% des voix, mais son candidat, le porte-parole présidentiel Manuel Adorni, est arrivé en tête avec 30,1% des suffrages, contre 27,3% pour le candidat péroniste de centre-gauche Leandro Jorge Santoro (Es Ahora Buenos Aires). Le taux de participation le plus bas de l'histoire (53% tenant compte du vote obligatoire) témoigne toutefois d'une forte désaffection politique et des limites de l'engouement pour le libertarianisme [en 2021, la participation pour les élections législatives dans la Ciudad Autónoma de Buenos Aires-CABA était de 73,4% et en 2017 elle a atteint 78%].

Les résultats des élections législatives de Buenos Aires du dimanche 18 mai auraient été importants, mais de nature locale (il s'agissait d'élire le Conseil législatif de la ville), si le chef du gouvernement, Jorge Macri, cousin de Mauricio, ne les avait pas séparées des élections nationales, fixées dorénavant du 26 octobre, afin que les enjeux municipaux pèsent davantage que les enjeux nationaux. Mais l'effet a été inverse : plusieurs partis ont décidé de placer en tête de liste des personnalités de premier plan et le gouvernement s'est lancé dans une campagne visant à transformer ces élections en référendum pour le président. « Adorni, c'est Milei », a insisté la campagne libertarienne, qui a également cherché à unifier sous ses drapeaux le camp anti-péroniste : « Kirchnerisme ou liberté » était son autre slogan de campagne, afin d'attirer le « vote utile » de la droite, craignant une victoire de Leandro Jorge Santoro [Es Ahora Buenos Aires] dans une ville qui fait office de « vitrine » politique importante.

Milei s'est personnellement impliqué dans l'élection et tous ses ministres ont participé au meeting de clôture de campagne d'Adorni, le porte-parole présidentiel à l'esthétique troll qui fait partie du cercle restreint de Karina Milei, la puissante sœur du président, et qui est un rouage important de la machine discursive et propagandiste du gouvernement. En quête de victoire, le président n'a pas hésité à s'en prendre frontalement à Macri, dont le soutien avait été décisif dans sa large victoire au second tour en 2023 et pour faire adopter les lois les plus importantes de son gouvernement, étant donné que le pouvoir exécutif dispose d'une faible représentation parlementaire. La sale guerre a atteint son paroxysme lorsque, à la veille des élections, une vidéo réalisée à l'aide de l'intelligence artificielle a été publiée, dans laquelle on pouvait voir l'ancien président déclarer que sa candidate, Silvia Gabriela Lospennato [Buenos Aires Primero], se retirait de la course et appelait à voter pour Adorni afin d'éviter une victoire du kirchnérisme. Un message similaire a été diffusé par Lospennato elle-même, dans une autre vidéo tout aussi frauduleuse. Le jour même des élections, Macri a dénoncé une « fraude numérique » orchestrée par le gouvernement lui-même et son armée de trolls financés par l'Etat. Milei a répondu, implacable envers son ancien allié : « Macri est devenu un pleurnichard. »

Dès le début, Lospennato s'est révélée être une candidate idéologiquement floue pour la bataille en cours. Pour une partie des électeurs et électrices, la députée est une sorte de « wokiste », terme à la mode pour disqualifier le progressisme, car elle a été l'une des promotrices les plus visibles de la loi sur la légalisation de l'avortement en 2018. Tout le monde se souvient d'elle avec son foulard vert au poignet, défendant avec un discours héroïque et le poing levé le droit des femmes à disposer de leur propre corps. Pour une autre partie des électeurs, c'est la parlementaire qui, avec un discours anti-kirchnériste radical, a défendu avec la même ferveur le vote de la Ley Bases, la méga-loi d'austérité qui soutient le « projet tronçonneuse » à la Milei. Elle se souciait peu à ce moment-là des velléités anti-woke du président, qui le mènent sur la voie du discours homophobe lors du World Economic Forum de Davos [janvier 2025].

Déjà en campagne, acculée par la propagande officielle agressive, qui comprenait de violentes attaques personnelles, la députée candidate a tenté sans succès de se distancier du mileisme et de retrouver le discours institutionnel et républicain du Pro contre le style brutaliste de Milei. Mais il était trop tard. Macri lui-même a tenu un curieux discours défaitiste tout au long de la campagne, même lorsqu'il accompagnait sa candidate dans les médias, incapable de réagir face à la guerre sans merci menée par le gouvernement : l'ancien président sait que s'il se montre plus critique à l'égard du président, de nombreux dirigeants de son parti, ainsi que beaucoup de ses électeurs, ne le suivront pas : la base sociologique d'une droite anti-mileiste ou non mileiste s'est réduite et pourrait encore se réduire si Milei parvient à maintenir la stabilité économique, même précaire et socialement exclusive. De plus, plusieurs des figures les plus importantes du gouvernement sont issues des rangs du macrisme, y compris son équipe économique.

Ce n'est pas la première fois que la droite pense pouvoir utiliser l'extrême droite pour atteindre ses objectifs et se retrouve peu après dévorée par la spirale de la radicalisation. C'est ce qui est arrivé à Macri. Milei s'en est pris à eux et leurs défenses se sont effondrées face à l'offensive libertarienne. La stratégie de Milei est claire : d'abord vaincre le Pro dans son fief (ce qu'il a déjà fait), puis coopter tous les dirigeants possibles dans la province de Buenos Aires, un bastion électoral décisif en cette année électorale. Il s'agit d'un territoire gouverné par Axel Kicillof [ministre de l'Economie de novembre 2013 à décembre 2015 et gouverneur de la province de Buenos Aires depuis le 10 décembre 2019], candidat potentiel à la présidence pour le péronisme, que Milei a qualifié de « nain communiste ». La crise du macrisme est évidente ; ses deux candidats à la présidence pour 2023 ont quitté le parti : Patricia Bullrich est ministre de la Sécurité de Milei et l'une de ses armes contre Macri, et l'ancien chef du gouvernement de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta [de décembre 2015 à décembre 2023], s'est présenté sur une liste séparée qui a fait perdre huit points au Pro lors des élections de dimanche 18 mai 2025.

Le message de La Libertad Avanza au macrisme était clair : « Nous, nous pouvons, vous avez essayé et vous avez échoué », « Vous, lorsque vous avez gouverné entre 2015 et 2019, vous avez échoué parce que vous manquiez d'audace idéologique. Nous, nous sommes en train de changer les choses, il n'y a pas de place pour les tièdes ni pour les bonnes manières. » Pour les partisans de Milei, le macrisme représente un « antikirchnérisme inefficace », qui aboie mais ne mord pas assez et qui, en définitive, n'ose pas entreprendre la tâche de destruction qu'ils revendiquent. De plus, les partisans de Milei savent qu'en fin de compte, Pro n'a d'autre choix que de les accompagner. Macri lui-même l'a dit dans une interview télévisée après la défaite électorale : « Je pense que les deux partis qui soutiennent le changement devraient pouvoir cohabiter. » Presque résigné par la défaite, il s'est prononcé en faveur du « changement », mais avec des nuances, et a timidement insisté sur « l'institutionnalité républicaine », qu'il a jugée nécessaire pour « attirer les investisseurs ». Mais à aucun moment il n'a remis en cause le gouvernement. Il ne peut pas le faire. Toute opposition à Milei fait peser sur le macrisme l'ombre de la « complicité avec le kirchnérisme », ce qui est un risque impossible à assumer, même si l'alternative – continuer à soutenir Milei – met en péril sa propre survie, comme on l'a vu ce 18 mai.

La droite au discours institutionnel et républicain, au-delà de sa cohérence lorsqu'elle est arrivée au pouvoir, semble appartenir au passé face à la « révolution libertarienne ». Le publiciste Agustín Laje, fer de lance du discours contre-révolutionnaire culturel du gouvernement, a résumé la situation le 18 mai dernier : « [Au sein du macrisme], ils pensaient que la clé résidait dans les bonnes manières et non dans les idées, que la forme primait sur le fond. La clé était la bataille culturelle, détruire culturellement l'ennemi. Le battre sur le terrain des idées, des symboles, du langage, des histoires et des représentations. » Laje qualifie les centres droits démocratiques – comme celle de Sebastián Piñera au Chili ou de Luis Lacalle Pou en Uruguay – de « petites droites lâches ».

Javier Milei lui-même s'est lancé dans une campagne virulente contre la presse, y compris le quotidien Clarín, autrefois vilipendé par le kirchnérisme, mais jamais avec un tel niveau de violence verbale. « Les gens ne détestent pas assez les journalistes », a déclaré le président. Et il leur a lancé des épithètes telles que « ordures menteuses », « merde humaine », « tueurs à gages du micro ». Une fois au pouvoir, et après avoir conclu des accords avec une partie de la classe politique traditionnelle, notamment les gouverneurs, Milei semble avoir largement remplacé les politiciens par les journalistes dans la fameuse « caste » qu'il était venu démanteler. Dans le même temps, il a commencé à tenir un discours anti-kirchnériste virulent, autrefois davantage utilisé par le macrisme, afin d'hégémoniser le bloc anti-péroniste. Milei aspire ainsi à représenter 50% de la société et à ne plus être cantonné à un tiers de l'électorat.

Pendant presque toute la campagne, les sondages donnaient Leandro Santoro en tête avec environ 30% des voix, le résultat habituel du péronisme dans la CABA, mais qui pouvait cette fois être valorisé compte tenu de la division de la droite. Cependant, dans la dernière ligne droite de la campagne, on a perçu un enlisement, parallèlement à la montée en puissance de Manuel Adorni, soutenu par l'activisme de la Casa Rosada [Palais présidentiel]. Milei, sa sœur et son obscur conseiller Santiago Caputo n'hésitent pas à utiliser toutes les ressources de l'Etat pour construire leur projet politique, malgré l'idéologie prétendument « anarcho-capitaliste » de Milei. Au final, « détester » l'Etat depuis les marges de la politique n'est pas la même chose que depuis le centre du pouvoir, lorsque cela s'avère très utile pour construire sa propre hégémonie. De plus, lors des sommets nationalo-conservateurs auxquels il participe, Milei peut voir comment ses alliés, tels que Viktor Orbán ou désormais Donald Trump, font appel au damné Etat pour promouvoir leur projet réactionnaire et « illibéral ».

Face au déclin de Cristina Fernández de Kirchner [présidente de 2007 à 2015 et vice-présidente de 2019 à 2023] – qui doit en outre faire face à son ancien dauphin Kicillof – et à un péronisme à la dérive, Leandro Jorge Santoro a choisi de provincialiser sa campagne, de prendre ses distances avec les dirigeants nationaux et de miser sur un espace de centre gauche organisé à partir du péronisme local par de vieux politiciens. La ville de Buenos Aires est un territoire historiquement difficile depuis l'époque de Juan D. Perón, et ce n'est qu'à de très rares occasions, notamment sous l'hégémonie de Carlos Menem [président de 1989 à 1999], que le péronisme a réussi à y remporter une victoire. C'est pourquoi, si Adorni était Milei et Lospennato était Macri, Santoro s'est contenté d'être Santoro. Mais ce qui pouvait être une force, le fait de ne pas dépendre de parrains ou marraines politiques, était aussi une faiblesse : pour de nombreux électeurs, Santoro ne faisait que cacher les dirigeants d'une force politique qui souffre aujourd'hui d'un rejet social généralisé, surtout après la présidence ratée d'Alberto Fernández [décembre 2019 à décembre 2023] – dont Santoro faisait partie – et qui est plongée dans des conflits, comme la lutte entre Cristina et Kicillof, que personne ne comprend en dehors des cercles étroits du pouvoir.

Le candidat péroniste, issu de l'aile gauche d'une Union civique radicale (UCR) presque éteinte en tant que parti, a mené une campagne aux accents municipaux, critiquant la gestion inefficace du maire Jorge Macri – entachée en outre d'affaires douteuses – avec un discours contre la « politique de la brutalité ». Un spot dans lequel il démontait une tronçonneuse visait à renforcer son slogan visant à freiner Milei depuis la ville. Bien qu'il ait recueilli un bon nombre de voix, y compris celles d'électeurs trotskisants de gauche qui ont opté pour le vote utile, il n'a pas réussi à obtenir la première place qui aurait changé l'équation symbolique de l'élection. [La candidate du Frente de Izquierda y de Trabajadores Unidad, Biasi Vanina, a obtenu 3,2% des voix, soit 51'925 suffrages.]

Une donnée marginale mais significative : les deux courants du péronisme anti-woke (ou du moins non woke), qui attribuaient le recul électoral à l'excès de progressisme culturel, comme celui représenté par Alejandro Kim – le candidat d'origine coréenne qui répond à Guillermo Moreno [secrétaire d'Etat au commerce extérieur de 2006 à 2013 et antérieurement à la communication de 2003 à 2006, sous Nestor Kirchner] – et l'ancien chef de cabinet de Cristina Kirchner, Juan Manuel Abal Medina (un nom emblématique du péronisme), ont obtenu respectivement 2,03% et 0,51% des voix, malgré leur forte présence dans les streaming [audios et vidéos en ligne] surtout dans le cas de Kim.

Pour remporter cette victoire, qui est toutefois loin d'être une vague électorale imparable et n'a pas empêché une abstention historique, Milei a profité de la conjoncture économique. Même si l'inflation reste élevée (2,8% en avril), il peut montrer qu'elle est « en baisse ». En outre, il parvient à maintenir le dollar à un niveau bas, même après la levée partielle du « cepo » [verrou] (restrictions sur l'achat de devises), ce qui constitue un frein à l'inflation et permet aux classes moyennes d'acheter des biens importés en grande quantité et de voyager plus facilement à l'étranger. Son gouvernement, de plus, a évité de sabrer dans les allocations sociales, ce qui a conjuré la menace d'une explosion sociale, toujours présente en Argentine. Bien que de nombreux économistes, même libéraux, doutent de la viabilité du modèle, le récent crédit accordé par le Fonds monétaire international (FMI) lui a donné un peu de répit financier – ou du moins, c'est ce que l'on croit – pour arriver aux élections d'octobre sans trop de remous et sans dévaluer le peso. Mais il ne s'agit pas seulement d'économie. Le « mileisme » représente un état d'esprit plus global, dans lequel les « rébellions du public », comme les appelle Martín Gurri [La rebelión del público. La crisis de la autoridad en el nuevo milenio, Ed. Adriana Hidalgo, 2023] contre les élites traditionnelles, notamment politiques et culturelles, bouleversent les champs politiques dans une grande partie de l'Occident, mettant en crise la droite conventionnelle et alimentant diverses formes de réaction anti-progressiste.

L'essayiste Beatriz Sarlo a écrit un livre sur Néstor Kirchner intitulé La audacia y el cálculo (L'audace et le calcul), qui rendait compte de la manière dont l'ancien président avait construit son pouvoir et son discours politique. Milei fait preuve d'une audace démesurée. Il reste à voir comment ses calculs, et ceux de son « triangle de fer », formé avec sa sœur Karina et Santiago Caputo, fonctionneront pendant le reste de cette année électorale, et si l'élection à Buenos Aires deviendra un tremplin pour construire une nouvelle hégémonie, comme l'imagine Milei, actuellement triomphant. (Article publié par la revue Nueva Sociedad, mai 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Fatou Sow : Les femmes, l’État et le sacré

Dans le débat sur la laïcité, c'est devenu une habitude dans le raisonnement d'associations islamiques, à propos des revendications sur les libertés de la personne et (…)

Dans le débat sur la laïcité, c'est devenu une habitude dans le raisonnement d'associations islamiques, à propos des revendications sur les libertés de la personne et singulièrement celles de la femme, de voir opposer, au citoyen et à la citoyenne qui revendiquent des droits, comme aux décideurs et à l'État qui cherchent à gérer et légiférer sur ces mêmes préoccupations, l'argument péremptoire et absolu du sacré.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/26/fatou-sow-les-femmes-letat-et-le-sacre/?jetpack_skip_subscription_popup
Avec l'aimable autorisation de l'autrice

Introduction

La polygamie ou l'inégalité filles et garçons en matière d'héritage : on ne peut en réviser les dispositions car elles relèvent du sacré. Pour prendre un exemple extrême, le trafic contemporain des esclaves entre le Nigeria du Nord, la Mauritanie, le Niger, le Soudan, l'Arabie Saoudite ou les pays du Golfe, bien que régulièrement dénoncé par les organisations de droits humains tels que SOS-Esclaves-Mauritanie [2], American Anti-Slavery Group (AASG) ou Amnesty International, est rarement discuté par les autorités.

L'abolition de l'esclavage en Mauritanie, (ordonnance n°81-234 du 9 novembre 1981) rencontre encore des difficultés d'application) Les « ayant droits » réclament des dommages et intérêts, arguant du fait que l'esclave a statut dans le Coran. Le Coran est parole de Dieu ! La femme, le citoyen et l'État ont bel et bien un problème avec la sharî'a ou la lecture que l'on peut en donner à Kano (Nord Nigeria), Madina Gounas (Sénégal) ou Riad (Arabie Saoudite) !

Le Sénégal, faut-il le rappeler, est un État laïc. La laïcité est inscrite dans toutes les constitutions dont le pays s'est doté depuis 1960. Pourtant, la discussion est périodiquement engagée entre les défenseurs de la laïcité comme insigne de la République et les tenants de son abolition, qui se prévalent de l'identité religieuse musulmane de la majorité des citoyens sénégalais. Elle a été vive lors de l'élaboration de la nouvelle constitution votée en 2001, quelques mois après l'arrivée au pouvoir du Parti démocratique sénégalais et d'une large coalition des forces de l'opposition au Parti socialiste sénégalais. La tradition juridique héritée de la colonisation française s'est finalement maintenue : le Sénégal demeure un État laïc. Les institutions politiques et les textes juridiques qui ont géré le pays depuis une quarantaine d'années, ne font pas, dans l'ensemble, de référence explicite comme source de réglementation, à une obédience religieuse ou même à l'islam, religion dominante. Ce n'est pas le cas des républiques islamiques de Mauritanie ou du Soudan ni celui de certains États du Nord Nigeria qui se proclament islamiques malgré l'inconstitutionnalité d'une telle disposition dans le cadre de la Fédération nigériane. D'autres États, comme le Tchad et le Niger, tout en se réclamant de la laïcité, n'ont pas promulgué de code de la famille, pour ne pas « enfreindre la sharî'a ». Dans de nombreux pays subsahariens à majorité musulmane, le retour à la sharî'a est une revendication émergente qui devrait intéresser les études sur l'islam politique en Afrique subsaharienne.

La contestation évidente de la laïcité et la présence forte ou en filigrane de la loi coranique dans l'Afrique musulmane, de même que le redéploiement de la question de l'islam dans le monde actuel invitent à s'interroger sur son évolution comme fait religieux et culturel, à la fois identitaire et politique.

La résurgence du discours islamique des années 1970-1980 avait, en partie, été liée à l'avènement de la révolution iranienne et au renforcement du pouvoir des monarchies du Golfe et autres États d'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Enrichis par la crise du pétrole et le boum des prix, ces pays ont largement financé les associations islamiques dans le monde, notamment en Afrique subsaharienne. Cette résurgence tient aussi à l'exigence de nombreuses communautés musulmanes, face à la crise contemporaine de la modernité, de penser pouvoir à l'occasion reconstruire leur identité et leur foi. Ces phénomènes ont eu un impact certain sur la vie religieuse et associative des musulmans africains et sénégalais.

Nous partirons, dans cet article, d'une part, des revendications multiples des femmes, ces deux trois décennies (1970-2000), à plus d'égalité notamment en matière de droit de la famille et, d'autre part, des reproches d'anti-islam et d'atteinte à la volonté divine proférés à leur encontre par certains groupes musulmans. Le débat sur l'islam et les droits des femmes est souvent dénoncé comme une polémique importée du féminisme occidental et aggravée par le discours antimusulman récurrent. Les attentats, en septembre 2001, contre les tours du World Trade Center de New York et la vive riposte américaine contre un ‘fondamentalisme' musulman accusé de terrorisme n'ont fait qu'envenimer, voire embrouiller la controverse dont il était déjà difficile de poser clairement les termes. L'atmosphère qui a entouré les campagnes internationales de presse dénonçant les cas extrêmes d'amputation de la main de voleur, en Mauritanie, dans les années 1980, et les peines de mort punissant l'adultère et la grossesse ‘illégitime' de femmes hausa du Nord Nigeria, au début de ces années 2000 témoignent du poids des passions. Tous ces cas ont vivement interpellé l'opinion africaine et internationale.

En ce qui concerne les droits humains des femmes, l'étude de l'islam politique africain et sénégalais d'hier à aujourd'hui ne peut faire l'économie d'une réflexion critique sur son impact sur leurs statuts et conditions de vie dans les pays musulmans. Cette question constitue un volet essentiel des interrogations portant, sur l'importance du mouvement de renaissance de l'islam.

L'islam politique renvoie ici à l'utilisation de la religion comme argument politique, soit par la société elle-même, notamment ses confréries et associations religieuses, soit par l'État dont le pouvoir législatif s'inspire volontiers du Coran pour le code de la famille tout en utilisant les communautés musulmanes et leurs leaders comme masses de manœuvre électorales pour l'accession ou le maintien au pouvoir politique. Dans un contexte aussi ambigu, laïcité et religion se côtoient et font l'objet de débats épisodiques.

Les communautés musulmanes du Sénégal colonial ont exprimé une vive hostilité à l'application du Code civil, en raison des valeurs judéo-chrétiennes qu'elles impliquaient à leurs yeux (monogamie par exemple), malgré les efforts de laïcisation que représentait cette initiative [3]. De Durand Valentin (élu en 1848), Carpot (1904), Blaise Diagne (1914), à Lamine Guèye (1946), leurs représentants au parlement français ont soutenu leur volonté de leurs électeurs de maintenir la sharî'a repense selon leurs coutumes, comme source de gestion des relations familiales. Les autorités coloniales ont ainsi été amenées à reconnaître les décisions rendues sur les questions relevant de lafamille par le tribunal musulman présidé par un cadi. Mais ce recours d'ordre théologique et juridique qui était une revendication aussi bien religieuse qu'identitaire contre les colons est devenu un appel au sacré qu'il est de plus en plus difficile de contester dans le Sénégal contemporain. Le débat dans ce contexte, porte rarement sur une analyse des mutations et des aspirations sociales contemporaines. Elle se réduit à une polémique autour de leur caractère religieux. On est ramené à la parole de Dieu !
Mustafa Kemal, comme Bourguiba, avaient dû, dans la même atmosphère, trancher ces questions.

Le présent article participe d'une double réflexion sur les femmes, les lois et l'islam en Afrique. La première est personnelle et procède d'un ensemble de travaux de recherche sur les femmes et les rapports sociaux de sexe dans la société sénégalaise. La seconde, de nature collective, a été initiée par le Groupe de recherche sur les femmes et les lois au Sénégal, membre du réseau international Femmes sous lois musulmanes (Women Living Under Muslim Laws – WLUML). Elle étudie l'impact de l'islam sur les lois affectant les relations hommes/femmes dans le cadre familial et social. Cette réflexion revêt une importance particulière, car le religieux est une dimension incontournable de la vie des femmes musulmanes. « Les paramètres de la vie d'une femme sont déterminées par une combinaison de dispositions statutaires formelles et de pratiques coutumières informelles qui peuvent chacune être fondées sur la religion, les coutumes traditionnelles de la région et sur d'autres sources telles que la réglementation coloniale ou les tendances mondiales »[4]. Or, à l'étude, on s'aperçoit que toutes ces dispositions participent d'une hiérarchisation sociale inégalitaire entre les sexes qui pousse à des interrogations : Quelle est la part de l'État et quelle est celle du sacré dans l'élaboration des règles et des politiques qui gèrent la vie des femmes, leur position dans la société et leurs relations avec les hommes ? Pourquoi le recours au sacré ? Comment en dépasser les contradictions dans un contexte qui se veut laïc ?

1- Le débat laïcité/religion dans le contexte sénégalais

Sans entrer dans un débat théologique inapproprié dans cet article, il convient cependant de définir quelques termes pour mieux asseoir la réflexion.

Le Coran, comme parole de Dieu révélée au Prophète Muhammad, est considéré comme un code de conduite religieux, moral et social pour tout musulman. Il est la source fondamentale de la Loi islamique. « La Loi, ensemble de prescriptions juridico-religieuses qui doivent de tous temps régir la communauté des croyants, repose sur le Coran » [5]. Face à l'évolution historique et politique des communautés musulmanes et à l'obligation de répondre à leurs nouvelles interrogations, les ulémas, savants de la Loi, ont dû recourir à la sunna comme deuxième source de la Loi. La sunna rassemble les traditions orales (hadith) rapportant les pratiques de l'époque de Prophète Muhammad et de ses compagnons. L'ijtihad, comme effort de réflexion et d'interprétation, a permis, au cours des siècles, de discuter, de (re)construire et de renforcer le discours musulman, en permettant de procéder à certaines adaptations, de recourir à une certaine flexibilité face aux coutumes locales. Il habilite, des personnes qualifiées par leur érudition coranique, de raisonner et d'établir les liens qui ne sont pas toujours explicites entre le texte coranique et les règles de la sharî'a qui en découlent. L'ijtihad est un moyen de répondre aux questionnements des fidèles sur leurs pratiques religieuses, en se référant au Coran et à la sunna. La sharî'a, comme « 'ensemble des prescriptions cultuelles et sociales (au sens large) tirées du Coran et de la sunna » [6], organise la vie religieuse et sociale des fidèles et réglemente aussi bien la prière, le jeûne, le code vestimentaire que le mariage, le divorce, le veuvage ou l'héritage. Elle est au cœur, du débat actuel sur l'islam et la modernité, car son application est critiquée pour son opposition à la ‘modernisation' sociale.

Les termes islamisme, intégrisme et fondamentalisme sont ceux qui prêtent le plus à controverse aujourd'hui qu'ils ont un sens politique plus marqué en relation avec des mouvements actifs.

Les islamistes appartiennent à un courant politico-religieux, conservateur et intégriste de l'islam. Leur revendication majeure est d'une islamisation totale des lois, du gouvernement et des institutions. L'islamisme est souvent associé au fondamentalisme dont le concept a d'abord désigné des courants protestants de l'Amérique des années 1920 attachés au respect scrupuleux de la Bible, face à une société américaine en pleine transformation politique et sociale. C'était une manière de réaffirmer leur identité sur une base raciale et religieuse. Il faut constater « la difficulté de traiter des formes contemporaines d'extrémisme religieux [qui] tient surtout à la variété et à l'émiettement des systèmes de sens et des confessions à travers le monde, à la disparité des catégories qu'ils recouvrent, aux réputations qui leur sont faites, aux exclusions dont on les frappe, aux déformations dont ils sont victimes »[7]. Ainsi, on qualifie, aujourd'hui, de fondamentalistes, intégristes ou extrémistes des groupes aussi hétérogènes que les Wahhabites, les Talibans, les Hezbollah, les Frères musulmans, les Pentecôtistes, Adventistes et télévangélistes américains, les Hassidim juifs ou les intégristes catholiques de Mgr Lefebvre, ancien archevêque français de Dakar entre 1948 et 1962.

On peut cependant reconnaître que tous ces mouvements ont en commun de respecter une pensée, un texte ou un livre de référence absolue. Ils prétendent en garantir l'interprétation et en protéger l'immuabilité contre toute critique ou révision moderniste. Ils en viennent à un ‘fondamentalisme politique' qui guide leur action à partir d'un respect qui se veut strict de principes religieux, avec un degré très variable d'intolérance, voire de violence. Les partisans de la révolution islamique en Iran, comme les défenseurs de la foi chrétienne qui appuient l'administration actuelle du Président George W. Bush proclament leur foi comme base de leur action politique. L'administration républicaine tente, par exemple, de revenir sur de nombreux droits sexuels et reproductifs obtenus de haute lutte, au cours de deux décennies de conférences mondiales des Nations Unies pour les femmes [8]. La communauté internationale s'apprête à célébrer le dixième anniversaire de la Conférence sur la Population et le développement, communément appelé Caire 1994. Or, le gouvernement américain menace de se retirer du programme d'action du Caire, adopté par 179 pays, si les termes de services de santé reproductive et de droits en matière de reproduction n'en sont pas supprimés ou, à défaut, remplacés. Or ceux-ci relèvent de droits humainsfondamentaux. Le fait pour les États-Unis de récuser ces engagements auprès des Nations Unies et de la communauté internationale prêtent à de graves conséquences pour toutes les femmes dans le monde qui ont besoin d'informations et de services efficaces et sans risques en matière de contraception et d'avortement, notamment les adolescentes exposées à des grossesses précoces non désirées. Le gouvernement américain refuse de financer les programmes de santé qui en traitent, dans les pays qui bénéficient de leur appui. Les efforts de lutte, en Afrique, contre la mortalité maternelle due à des taux de fécondité trop élevés ou des avortements dans de mauvaises conditions de sécurité risquent d'en être annihilés.

Le ‘fondamentalisme culturel' s'appuie sur la religion, la culture, la langue ou autre spécificité, comme gages d'une identité communautaire, ethnique ou raciale à préserver. Les retours imposés à la tradition de Tombalbaye, président du Tchad entre 1960 et 1975 ou à « l'authenticité » de Mobutu du Zaïre en sont de bons exemples. Ils ont obligé des populations entières à se plier à des règles vestimentaires ou de conduite pour témoigner de leur identité culturelle. L'authenticité fut la révolution culturelle enclenchée par Mobutu à partir de 1971, avec notamment l'adoption de noms africains pour les personnes, les villes et même le pays devenu Zaïre. Interdits de se vêtir à l'occidentale, les hommes furent tenus de porter l'abascos et les femmes, le pagne [9]. Le port obligatoire du voile pour de très jeunes filles, comme dans les écoles primaires et secondaires de Zanzibar ou sur le campus de l'Université de Dakar, relève du même fondamentalisme.

Enfin, le ‘fondamentalisme global' témoigne de l'expansion et de la complexité du phénomène et des relations créés entre ces groupes dans le monde. Il fait d'abord référence à ces mouvements qui constitueraient un ensemble « nébuleux » à travers les continents. C'est souvent l'épithète attribué à Al Qaida que les discours actuels contre le terrorisme fustigent. Pour notre propos, le fondamentalisme global représente sur un ensemble de groupes et d'institutions dont les actions se fondent sur des revendications identitaires religieuses, culturelles ou nationalistes. Ils constituent une alliance forte lors d'évènements précis. On pense ici à l'alliance entre les représentants du Vatican et ceux de l'Iran lors de l'élaboration du programme d'action du Caire, en 1994, et la plate-forme d'action des femmes de Beijing, en 1995. Ils ont en commun d'être des groupes conservateurs et combattu de toutes leurs forces l'adoption de textes favorables aux droits sexuels et reproductifs des femmes.

Les interrogations sur l'islam soulèvent plusieurs questions d'importance. Le débat sur la religion et la laïcité est-il concevable dans la société musulmane africaine, notamment celle du Sénégal ? Peut-on en admettre une lecture critique du message islamique, au nom de principes éthiques universels ? Une réinterprétation du Coran en faveur des droits humains des femmes est-elle possible ? Comment interpréter le port du hijab qui ne défraie pas encore la chronique au Sénégal, comme c'est le cas actuellement en France. Les femmes portent-elles volontairement le hijab en soumission à la tradition islamique ? Y sont-elles obligées ?

Dans le débat laïcité/religion, on observe généralement deux positions qui s'opposent volontiers dans le champ politique sénégalais.

Pour la première, la laïcité est la base même de la démocratie, et ce, quelle que soit la religion. « La gestion de la cité et du politique ne peut être que laïque ». C'est en ces termes que s'exprimait l'ancien Président du Sénégal, Abdou Diouf, lors de sa nomination au poste secrétaire général de l'Organisation de la Francophonie, lors du Sommet de Beyrouth, le 20 octobre 2002. A la question du journaliste de Radio France International « Est-ce significatif qu'un musulman soit nommé à la tête de l'organisation ? », le Président répondait avec sérénité : « Ma religion n'a rien voir avec ma nomination. Elle relève du privé et exclusivement du privé ».

La laïcité a été et reste en vigueur dans toutes les institutions politiques, judiciaires, économiques et financières sénégalaises. La France, « fille aînée de l'Église », y avait donné le ton, comme dans ses anciennes colonies. Toute discrimination en fonction de la religion est anticonstitutionnelle et aucun parti politique ne peut être fondé sur la religion. A aucun moment, les droits constitutionnel, commercial ou pénal ne sont influencés par le droit musulman. Les dispositions légales relevant de la sharî'a (ou de l'esprit de la sharî'a) [10] ne s'appliquent qu'à la famille. L'autorité coloniale s'est pliée à cette exigence communautaire et a juxtaposé droit civil et ‘coutume' africaine islamisée. Les nouvelles autorités de l'indépendance ont agi de à ce niveau, même si elles renforcent la culture de laïcité en supprimant les tribunaux musulmans.

L'avancée des confréries musulmanes dans l'arène politique n'a jamais été aussi forte [11]. Tous les partis politiques qu'ils soient de tendance libérale ou se disent de gauche, qu'ils aient été autrefois communiste, maoïste ou trotskyste, entretiennent des relations suivies avec les leaders religieux. Leurs dirigeants leur rendent visite, assistent à leurs manifestations religieuses (magal [12], veillées de prière, etc.), sans doute pour attester de leur prise en compte du pouvoir de la religion.

Pourtant, lors des élections présidentielles de mars 2000, l'opinion publique sénégalaise, comme le démontrent les résultats officiels du vote, rejetait les programmes des trois candidats qui avaient affirmé leur obédience musulmane. Interrogé par un électeur, lors de campagne électorale, sur le retour souhaité à la sharî'a, l'un d'eux, professeur d'université en fonction, répondait que la suspension du Code de la famille serait l'une des décisions majeures de son septennat. Il soutenait que le Code actuel de la famille était contraire aux principes islamiques. Il le jugeait d'inspiration chrétienne, trop proche du code civil français que les Saint-Louisiens avaient rejeté à l'époque coloniale. Malgré le recours à l'islam comme argument de campagne, aucun de ces candidats n'obtenait plus de 1% des votes.

Cette même opinion publique avait été choquée de voir le khalife des mourides, Saliou Mbacké, porté en tête de la liste régionale du Parti démocratique sénégalais [13], lors des élections municipales et régionales de mai 2002. La question de savoir si un chef religieux pouvait occuper un poste politique électif était au cœur de la polémique. Même si le Président Abdoulaye Wade observait qu'il n'y avait pas forcément d'incompatibilité entre les deux rôles, le khalife, face à l'hostilité ouverte des Sénégalais, avait rapidement exigé le retrait de son nom de la liste [14].

La seconde position, dans le débat laïcité/religion, plus qu'elle ne remet en question la laïcité, réclame une plus grande participation du religieux au politique. L'ancien Président Léopold Sédar Senghor avait toujours négocié, mais contrôlé les relations de l'État avec les ‘marabouts de l'arachide' qui l'avaient porté au pouvoir [15]. L'État d'Abdou Diouf paraît relativement ‘débordé' par ces relations avec les classes maraboutiques [16]. Les lobbies tijaan et surtout mouride renforcent leur position de pouvoir en usant de leur influence électorale et économique. Les activités agricoles et entrepreneuriales de la communauté mouride essaimée au Sénégal, en Afrique et ailleurs dans le monde (Europe, États-Unis) ont connu, en une vingtaine d'années, une expansion considérable, ce qui donne une emprise plus forte de la ville de Touba, capitale économique et politique du mouridisme et de son khalife [17].

Les pouvoirs religieux mouride, tijaan et même layeen étaient déjà politiques. Ils ont remplacé les aristocraties du Baol, du Cayor et du Cap-Vert éliminées par la colonisation. Les populations locales se sont attachées à eux comme autorités de référence autant religieuses que politiques. Ces pouvoirs recherchent aujourd'hui une participation plus affirmée à la direction du pays et fondent leur légitimité sur le fait que le Sénégal est un pays à dominante musulmane. Cette ambition est confortée par un double courant intellectuel plus revendicatif : Il y a d'une part, des groupes d'intellectuels qui, déçus des partis politiques de ces quarante dernières années [18], se refont une ‘virginité' politique avec l'adhésion à l'islam politique (exemples du CERID ou de Jamra.19) Il y a de l'autre, les associations musulmanes [20] auxquelles il convient de joindre les diplômés de l'enseignement arabe soucieux de faire reconnaître leur valeur [21]. Tous ces mouvements ont certes connu des fortunes diverses, mais nombre d'entre eux se développent avec le renouveau islamique dans le monde et en Afrique. Ils organisent de très nombreuses conférences et causeries, en français ou dans les langues nationales, dans des salles et mosquées [22] ou sur la place publique, sur les thèmes islam et … développement, science, enseignement, femmes, SIDA et autres grandes questions d'actualité, etc.

Les radios privées, qui ont connu un formidable essor à partir des années 1990, sont investies par les causeries sur la religion. Les débats de société y prennent rapidement une tournure religieuse, dans le ton, les salutations, la morale, les conseils donnés, les références à l'islam, etc. Certaines stations se sont, dès leur création, proclamées d'influence musulmane : Wal Fadjri, Radio Dunya. D'autres, Sud FM, ont fini par incorporer des émissions religieuses dans leurs programmes on ne peut plus laïcs, pour capter l'attention des auditeurs, rejoignant ainsi ces chaînes privées et la radio et la télévision sénégalaises. Les animateurs se livrent à des prêches tous les jeudi soir, durant le vendredi (jour de la grande prière). Ils commentent des passages du Coran et instruisent les fidèles sur les pratiques religieuses (prière, jeûne, piété, aumône, pèlerinage à la Mecque…). Ils organisent des débats quotidiens sur des questions de société (polygamie, mariage, vie conjugale, droits et devoirs des femmes, rôle du chef de famille, divorce, code de la famille, etc.). Les émissions interactives entre animateurs et auditeurs se poursuivent une bonne partie de la nuit et semblent connaître du succès,vu le nombre d'appels téléphoniques. Tous ces programmes produisent un discours ‘conformiste', voire réactionnaire de retour à l'islam et de soumission à Dieu, porteur d'arguments usés sur le péché, l'enfer et le paradis, l'absence de valeurs morales, la crise religieuse et contemporaine, les méfaits de la laïcité, les ennemis de l'islam, etc. Certains programmes prônent aussi la soumission à un chef religieux sensé être un intercesseur entre le croyant et Dieu, voire son envoyé.

Les messages en direction des femmes n'ont jamais été archaïques et … dévalorisants. Le fait que quelques femmes, notamment des arabisantes, figurent parmi les animateurs ne modifie guère le message ‘d‘enfermement' dans une position subordonnée à l'homme, chef de famille, et le rôle d'épouse et de mère. Lors d'une émission de Radio Dunya, en septembre 2003, l'animateur définissait la relation de l'être humain au divin sur la base d'une hiérarchie dont le marabout est le maillon central : La femme doit obéir à son mari qui lui-même obéit à son marabout, intercesseur entre lui et Dieu. D'autres, lors d'émissions relatives aux pratiques cultuelles, dénient la validité de la prière aux femmes qui ne veulent pas se mouiller les cheveux ou le cuir chevelu, lors des ablutions rituelles, afin de ne pas déranger leur coiffure. On traite de même celles qui sont coiffées de mèches ou se mettent du vernis à ongles. Les mèches empêchent l'eau de toucher le cuir chevelu, comme le vernis isole l'ongle. Et de citer une parole attribuée au Prophète : « Tout partie non lavée sera purifiée par le feu ».

Les femmes reçoivent, aussi bien à travers les émissions que dans les écrits musulmans sur la vie en société, des recommandations les ‘enfermant' dans leurs rôles d'épouse et de mère, comme en attestent les enseignements de Serigne Mor Diop dont l'une des daara se situe dans la Médina de Dakar. Le mariage et la maternité sont des obligations religieuses pour tout musulman. On reste cependant sceptique sur les conduites recommandées, tant ce type de relations conjugales paraît d'un autre âge comparées à la pratique dans les familles sénégalaises contemporaines.

« […] Assister son mari est supérieur en bienfaits au fait de donner en aumône l'équivalent de toutes les richesses du monde. Le simple fait de regarder aimablement son mari équivaut à glorifier Dieu. L'agrément du mari entraîne celui de Dieu. Tout franc ou dirham donné ou toute dette pardonnée (au bénéfice du mari) équivaut aux bienfaits obtenus en effectuant un pèlerinage et une oumra [23] agréés. Le simple fait de servir à manger à son mari équivaut en bienfaits à faire le pèlerinage et la oumra. De même lorsqu'une femme offre un habit à son mari, elle est considérée comme ayant effectué le pèlerinage et la oumra. Cela équivaut également à un an d'adoration décompté pour chaque cheveu du mari, donc autant d'années décomptées que de cheveux. Préparer soi-même à manger à son époux correspond en grâces aux bienfaits découlant d'une mort pour la cause de Dieu (martyrs dans la vie de Dieu). De même, une telle épouse n'ira jamais en enfer. Enfin Dieu désignera 1000 anges qui demanderont pardon pour votre compte » [24]

Il en est de même des « bienfaits » de la maternité :

« Toute musulmane mariée qui tombe enceinte a les bienfaits d'un shahid (martyr dans l'islam). De même pour chaque douleur liée ou provoquée par la grossesse, elle est considérée comme ayant affranchi un esclave. Enfin elle est considérée durant la grossesse comme quelqu'un qui a passé son temps à : jeûner en permanence, prier en permanence, faire la guerre sainte. Si la femme fait un avortement, elle aura en compensation de cet enfant perdu une place au paradis. Si la femme accouche, elle est lavée de tout péché. Lorsqu'elle allaite son enfant (au sein bien entendu), pour chaque tétée, elle est considérée comme ayant affranchi 10 esclaves en vue de l'agrément de Dieu. Si l'enfant est sevré, tous les péchés de la maman sont pardonnés. Si elle est décédée au cours de l'accouchement, le paradis lui est garanti ». […] De même, laver le linge de son enfant, coudre ses habits, s'occuper de son enfant, tous ces actes constituent un mur entre elle et l'enfer et seront considérés comme un combat dans la voie de Dieu (jihad) au cours duquel on meurt martyr (shahid) » [25]

C'est au niveau des questions de la famille que se situe le débat sénégalais sur la laïcité et le retour à la sharî'a. A aucun moment, la gestion de l'État ou des affaires n'est passée au crible islamique par les associations religieuses. Celles-ci ne remettent en question ni le droit commercial ni les pratiques bancaires (taux d'intérêt), ni le droit constitutionnel, ni même le droit pénal, comme en République islamique de Mauritanie.

C'est dans le domaine du privé que la confrontation laïcité/religion est la plus tangible, avec le droit de la famille comme socle de la contestation. Le retour à la sharî'a est, à ce niveau, une prise de position politique qui engage les dirigeants d'associations religieuses et les arabisants qui ciblent particulièrement l'encadrement des femmes et des jeunes. C'est leur manière de participer au politique et de se donner une base de légitimité.

2. Repenser le sacré : la remise en question de la sharî'a est-elle un débat possible ?

En raison de leur identité musulmane, des communautés dans le monde revendiquent le droit de gérer leur État et leur société selon des lois conformes aux principes de l'islam, tant au niveau constitutionnel, politique, judiciaire que commercial. C'est une exigence des partis fondamentalistes d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient ou d'Asie. Des pays comme l'Arabie Saoudite, l'Iran, le Pakistan ou le Soudan se proclament islamiques et en appliquent les principes. Ce n'est pas le cas du Sénégal.

Face à cette quête, une autre position, qui n'est pas non plus celle du Sénégal, se dessine. Tout en reconnaissant que le besoin de vivre selon les règles de sa foi est légitime, elle préconise cependant, pour toute application des règles de la sharî'a, des révisions, des adaptations ou des reformulations afin de les rendre conformes aux exigences de l'époque contemporaine. Nombre de pays (y compris les pays musulmans) ont hérité, avec la colonisation européenne, de l'État-nation comme système de gouvernance et de la laïcisation des lois qui l'accompagne. Aussi, avec les multiples crises politiques et économiques et la résurgence actuelle de l'islam, on ne peut guère s'étonner, remarque Abdullahi Ahmed An-Na'im, « de voir les Musulmans réaffirmer leur identité culturelle et rechercher des forces dans leur foi et leur tradition pour combattre les causes de la désorganisation sociale, de la faiblesse politique et de la frustration économique » [26] Musulman d'origine soudanaise, Abdullahi Ahmed An-

Na'im, professeur de Droit à Emory University (USA), appartient à une culture politique islamique qui ne fait pas de différence entre les lois qui réglementent le privé et celles du public. Sa démarche qui est une remise en cause globale est importante, voire incontournable, du fait de l'actualité des questions qu'il soulève, à propos de l'évolution de l'islam dans le monde. Le Soudan, ancienne colonie britannique devenue république islamique, connaît de vives tensions [27]. Il est tenaillé entre la nécessité de gérer l'État-nation contemporain et la volonté de légiférer avec la sharî'a. Tout au long de son argumentation, An-Na'im propose, aux communautés musulmanes contemporaines qui désirent appliquer la Loi islamique, d'en réformer la nature et la signification et de l'adapter à la modernité. Ceci n'est possible dit-il qu'en retournant au Coran et a la Sunna comme source fondatrice a réinterpréter et en s'éloignant de la sharî'a historique, celle des textes de l'époque de Médine. Or la plupart des fondamentalistes s'enferment dans ces textes. La réforme nécessaire de la sharî'a est possible, malgré les difficultés d'ordre à la fois théologique et politique. Il conclut :

« A moins d'éloigner la base de la loi islamique moderne de ces textes du Coran et de la sunna de l'époque de Médine, il n'existe pas de manière d'éviter une sérieuse violation du standard universel des droits humains. On ne peut en aucune façon abolir l'esclavage comme institution légale et éliminer toutes les formes et ombres de discrimination contre les femmes et les non musulmans, aussi longtemps que l'on reste enfermé dans le cadre de la sharî'a » [28].

A propos de la sharî'a, la société africaine en général et la société sénégalaise en particulier avaient déjà procédé à des relectures du Coran. Il ne s'agissait pas tant de l'adapter à la modernité que de le mettre au registre de leurs valeurs culturelles et de leurs contextes socio-historiques propres. Même si les ulémas locaux que sont les tierno, modibo, serigne ou mallam, refusent, aujourd'hui, un débat critique sur la sharî'a, pour ne pas tomber dans le piège de la modernité, les faits sont là. Nous en donnerons quelques exemples.

On sait que l'islam, dès la disparition du Prophète Muhammad, l'interprétation des textes a fait l'objet de multiples contestations signifiant des rapports de pouvoir entre groupes. Plusieurs écoles juridiques se sont formées autour de personnalités prestigieuses [29], pour donner naissance aux malékisme, hanafisme, chafiisme, hanbalisme. Ces écoles juridiques se sont construites autour de controverses sur l'interprétation des sources. On peut constater des divergences sur une question ou une pratique donnée au sein de la même école.

Parlant de l'islam en Afrique subsaharienne, il est important de souligner que les sociétés musulmanes de cette région ne sont pas arabes, malgré la présence de populations métisses et la prégnance d'une culture arabe ou arabo-berbère. De ce fait, le vécu culturel de l'islam affiche de fortes différences. Elles se traduisent par des nuances parfois profondes au niveau des droits et des liens entre le religieux et l'environnement socio-économique. On retiendra que l'islam africain, qui est une réalité spécifique et incontournable, tout en reposant sur les cinq piliers fondateurs, ne s'est jamais assimilé à cet islam trop marqué par sa naissance dans la péninsule arabique. Il s'est enraciné, durant des siècles, dans des expériences socioculturelles propres qui ont été en rupture avec la sharî'a classique, ses règles, ses institutions et ses écoles de pensée arabe. Alors que les prières continuent d'être dites en arabe et que les récitations du Coran sont de mise, les imams et les guides religieux traduisent et commentent aussi les textes dans les langues nationales [30]. Ces traductions sont en langues africaines avec des caractères arabes ou latins : exemple du wolofal, mais aussi en pulaar, du mandeng, du hausa, etc. Elles permettent de lire et d'interpréter les textes auprès des disciples.

Les chefs religieux influents auprès des populations musulmanes, marginalisent ou excluent ce qui, dans le Coran, est trop différent, voire en opposition avec les valeurs des civilisations locales. Ils ne font généralement pas référence à la validation religieuse et juridique de l'esclavage, l'application de la loi du talion comme base d'un code pénal qui ne respecte pas l'intégrité physique de la personne humaine (lapidation à mort pour adultère, ablation de la main des voleurs, etc.). Serigne Abdoul Aziz Sy, khalife des Tijaan, avait coutume de dire, à ses fidèles, que « la sharî'a autorise ce que l'honneur (africain) refuse » [31], reconnaissant implicitement la spécificité culturelle du discours coranique, face à des valeurs vécues par les fidèles. En fait, les principales valeurs acceptées sont fondées sur l'acceptation de l'unicité de Dieu reconnue dans nombre de religions africaines, la piété, l'honnêteté, le pardon, la charité qui sous-tendent les pratiques religieuses.

Dans l'espace religieux sénégalais, on note des ruptures importantes avec l'avènement des confréries musulmanes mourides et layeen. Cheikh Amadou Bamba donne à la ville de Touba qu'il fonde au début du siècle le caractère sacré de la Mecque. Les fidèles n'ont plus besoin de se rendre en pèlerinage dans la ville sainte du Coran. Touba en prend la place. Alors que la Tijaania est encore tournée vers le monde arabo-musulman, il se démarque en fixant les termes d'un Islam plus ancré dans la culture wolof. Il utilise aussi la religion à des fins politiques et fonde une aristocratie politico-religieuse. Dans le Cap-vert, Limamou Laye, un marabout lébu, se déclare mahdi (prophète) et fonde, en 1865, la confrérie layeen essaimée entre les villages de Ouakam, Ngor, Yoff et Cambérène, sur la côte Nord de la péninsule. Dans sa profession de foi, le Khalife des Layeen supprime l'esclavage et le système inégalitaire des castes, au nom de l'égalité des hommes devant Dieu.

Pourquoi le débat sénégalais sur la sharî'a s'avère-t'il si difficile aujourd'hui, alors que l'étude de l'islam sénégalais montre que les communautés musulmanes n'ont, dans l'ensemble, pas retenu les règles de la sharî'a opposées à leurs identités culturelles et à leurs pratiques sociales. Au cœur de ce débat qui porte principalement sur la gestion patriarcale de la famille, le caractère sacré de plusieurs dispositions coraniques en rend la remise en cause délicate. L'impact du sacré est manifeste dans nombre de législations et de politiques de l'État en direction des femmes. C'est ce rapport de l'État au sacré à propos des femmes qu'étudie cette troisième partie.

3. Les femmes, l'État, et le sacré

Nombre de sociétés musulmanes sont encore régies par des législations écrites et des règles non écrites qui, dérivées d'interprétations du Coran, sont imbriquées dans les coutumes locales et acceptées ouvertement ou tacitement. Ces interprétations varient selon les lieux et les contextes et peuvent avoir un impact considérable sur la vie des femmes et l'exercice de leurs droits citoyens.

La résurgence du discours musulman, dans un Sénégal à la pratique islamique ancienne, profondément ancrée dans la culture et ‘paisible' a contribué à l'essor de nombreuses dahira [32] féminines. Certains mouvements ‘fondamentalistes' (Jama'atu Ibaadu Rahman,dahira de Madina Gounas) ont favorisé le port du voile féminin dans de nombreuses catégories de la population, pratique jusqu'alors inconnue, dans les milieux urbanisés et estudiantins. Dans la même veine, la pression sociale islamique en est arrivée à empêcher les hommes et les femmes de se serrer la main, comme c'en était l'usage. On assiste à une pratique religieuse de plus en plus ostentatoire. Les employésinterrompent leur service ou quittent les salles de réunion sous prétexte de prier à l'heure.

Le discours islamique se renforce dans les media, ainsi qu'au niveau du pouvoir politique. Le Président Abdoulaye Wade ne proposait-il pas la suppression du terme laïcité lors de l'élaboration de la nouvelle constitution, peu après son élection ? Même le sport en est imprégné. Lors des premières rencontres de la Coupe mondiale du football (mai-juin 2002), les succès de l'équipe sénégalaise qui n'était pas classée parmi les favorites ont largement été imputés à Dieu, grâce aux prières des grands leaders religieux mourides et tijaan. Les effigies des ‘stars' du football sénégalais (El Hadj Diouf, Henri Kamara, Ferdinand Coly, Khalilou Fadiga, Salif Diaw, …) ont côtoyé celles de Cheikh Bamba Mbacké et de Babacar Sy, chefs charismatiques des confréries mouride et tijaan. Jésus-Christ a lui-même fait plus qu'une timide apparition.

Quelques exemples sur le débat sur les droits des femmes illustrent la collusion entre le politique et le sacré pour renforcer le système patriarcal.
L'accès à l'école est devenu un droit élémentaire. L'école coloniale a enrôlé les fils de chefs ou otages, deux à trois générations avant de faire place aux femmes. Malgré les progrès accomplis en en matière de scolarisation des filles, dans les années 1990, le Sénégal a dû leur établir, avec l'appui d'organisations internationales dont l'UNICEF, un programme spécifique à leur intention. Le programme SCOFI [33] a pour objectif non seulement d'organiser des campagnes d'inscription, mais également de les y maintenir. Aujourd'hui il faut encore pour qu'elles n'en soient pas arrachées mineures, soit pour leur donner les tâches domestiques, soit pour les mettre sur le marché du travail ou les marier. En avril 2002, une fillette de 12 ans d'un village de la vallée du fleuve était retirée de l'école primaire pour être donnée en mariage à son cousin âgé d'une trentaine d'années, et ce malgré le refus de son père travailleur émigré et de sa mère restée sur place. Suite à de violentes hémorragies lors de la consommation du mariage, elle tombait malade et décédait quelques jours plus tard. L'affaire ne fut divulguée dans la presse, que grâce à la vigilance de la RADHO [34]. Le conjoint déféré au Parquet a été condamné à trois mois d'emprisonnement. Ni la famille, ni l'Imâm qui avait célébré le mariage n'ont été inquiétés par la justice. Pourtant le mariage n'aurait jamais dû être célébré : la fillette était mineure et non consentante. L'âge légal au mariage est fixé à 16 ans pour les filles et le consentement au mariage est obligatoire.

Depuis avril 2002, le principe de l'enseignement de la religion dans toutes écoles publiques a été accepté officiellement, sous la pression des associations islamiques. L'introduction de cet enseignement avait été une question épineuse, lors des États généraux de l'éducation de 1982, à l'avènement d'Abdou Diouf [35]. Il s'agissait clairement d'introduire l'enseignement des religions, notamment du Coran, à l'instar des établissements privés catholiques. Afin de s'assurer que les élèves musulmans apprendraient le Coran [36], on en était à lui réserver des heures en fin d'après-midi. La recommandation n'avait pas été retenue, de peur de contrevenir à la laïcité. On ne peut s'empêcher de ressentir les mêmes inquiétudes aujourd'hui. Il est évident que l'étude du fait religieux est importante dans l'éducation, si elle ne suscite pas de dérives qui enfreignent la laïcité, notamment de voir les filles contraintes à porter le voile lors des cours de Coran, d'imposer un code vestimentaire, de supprimer la mixité scolaire, de respecter les heures de prière, etc.

La loi abrogeant les mutilations génitales féminines a fait l'objet d'un immense tollé dans la société sénégalaise, avant son adoption en février 1999. L'excision, qui en est un aspect, était généralement présentée comme une pratique initiatique culturelle africaine. Dans les régions où elle est pratiquée, elle est élément marqueur de la féminité. Il a fallu plus d'une trentaine d'années de polémiques internationales pour en arriver à élaborer la loi. Au cours des débats, des arguments culturels et religieux ont été brandis contre les féministes occidentales et leurs consœurs africaines dont le discours, plus tardif, de rejet ne pouvait être qu'occidental [37]. L'argument, auquel se sont accrochés les communautés musulmanes hal pulaar, soninké et mandeng, était que les femmes non excisées étaient impures et ne pouvaient prier, d'où un fort ostracisme à leur endroit. C'est certainement la dénonciation des conséquences médicales néfastes de ces pratiques qui fait voter la loi, alors que celles qui altèrent la jouissance sexuelle sont tout aussi importantes.

C'est sur les lois relatives à la famille que l'impact du sacré est le plus marquant. Aussi, les Sénégalaises sont-elles fréquemment accusées de porter atteinte à la parole de Dieu, lorsqu'elles tentent de faire avancer leurs droits démocratiques de citoyennes, droits déniés ou non appliqués, malgré les dispositions claires et sans équivoque de l'actuelle Constitution.

Le Sénégal s'est appuyé sur l'ancien Code civil français et le Coran pour promulguer, en 1973, le premier Code de la famille de l'État indépendant. Ce Code a été vivement contesté au sein de la communauté musulmane, dès sa promulgation en 1973. On mobilisa contre ses percées. Une certaine opinion parlera de code contre la sharî'a et ses règles, contre le Musulman et sa foi. On l'accusera d'être le Code des femmes. Vingt-cinq ans plus tard, aux élections présidentielles de 2000, l'un des candidats religieux, sans doute le plus excessif, allait jusqu'à promettre sa suppression pure et simple pour rétablir la sharî'a ? Il fut sanctionné par ses faibles résultats qui ont témoigné du désaveu populaire. Ce code, que ses détracteurs dénoncent comme celui des femmes, montre, en de nombreux articles, son assise patriarcale. Chaque revendication des femmes pour en éradiquer les dispositions discriminatoires à leur endroit a été dénoncée par les hommes comme une remise en cause de la religion. Le sacré est sans cesse avancé comme argument de légitimité des emprunts à la sharî'a.

Pourtant le Code de la famille procédait du principe de miséricorde et de protection des femmes affirmée par le Coran. Il exprimait la volonté de ‘modernisation' juridique de la société sénégalaise, à partir de ses valeurs supérieures. Il était voulu par le Président Léopold Sédar Senghor qui légiférait en même temps sur la réforme administrative et territoriale et sur un domaine national qu'il estimait devoir protéger pour un usage communautaire. C'est vrai que le code protégeait les femmes. Il obligeait, notamment, les conjoints à enregistrer le mariage à l'état-civil pour assurer le consentement de la femme. Il tentait de réduire les excès d'une polygamie qui revient souvent à la simple sujétion d'épouses souvent commises pour entretenir elles-mêmes leur ménage, leur époux et leurs enfants. C'était le sens de l'option matrimoniale. La polygamie a été supprimée dans d'autres pays musulmans tels que la Turquie, la Tunisie et la Côte d'Ivoire. En Irak, la demande de polygamie doit être faite devant la justice.

Seule le juge est habilité à prononcer le divorce et à fixer les obligations réciproques et les conditions de la garde des enfants et de la pension alimentaire, etc.

Des dispositions contraignantes sont encore maintenues dans ce code dit des femmes. Certaines injustices ont été corrigées au fil des revendications féminines, toujours décriées à travers les media. Ainsi la polygamie, qui relève de la seule initiative de l'homme, même si elle est négociée par les options du code de la famille, n'a pu être supprimée. Il en sera de même pour le partage inégal de l'héritage entre garçons et filles. Et ce, au nom de la sharî'a, texte juridique qu'il ne faut pas confondre avec le Coran. Pourtant les Sénégalais et les Sénégalaises devraient savoir que :

« [si la polygamie est répandue au Sénégal, elle concernait], selon les résultats de l'EDSIII (1997), 45,5% des femmes mariées. On observait même une légère diminution de la fréquence de ces unions, car le pourcentage était de 48,5%, en 1978. Cette baisse est probablement liée à l'instruction et à l'urbanisation. On retrouve des personnes sans instruction et des femmes rurales dans les mêmes proportions (48-49%), en unions polygames. En 1992, 50,5% des femmes sans instruction, 32% du niveau de l'enseignement primaire et 29% des femmes du niveau secondaire ou supérieur étaient engagées dans la polygamie. En 1997, leur pourcentage était, respectivement, à 49,4%, 34,4% et 27,1%. Les femmes sans instruction constituent le seul groupe, dans lequel, la fréquence de la polygamie ne semble pas avoir baissé, dans la période (49-50%). De même, le pourcentage de femmes en union polygame diminue avec le degré d'urbanisation. Alors qu'en milieu rural, la baisse est de 50% à 48% de 1978 à 1997, elle se révèle plus rapide en ville, avec des taux passant de 46% à 41%, pour cette même période » [38].

Ceci pour souligner que si la polygamie est une pratique légale et religieuse, le Sénégal est aussi un pays de monogamie.

Toujours en matière de discriminations à l'endroit des femmes dans le Code de la famille, on peut citer l'ancien droit pour le mari de s'opposer à l'exercice d'une profession, par son épouse, s'il la jugeait susceptible d'entacher l'honneur de la famille. Cette clause qui ne pouvait être remise en cause que par l'intervention du juge a mis dix ans à être abolie (1984). On était à la veille de la dernière Conférence de la Décennie mondiale des femmes de Nairobi, ce qui donnait à Maïmouna Kane, Ministre chargée de la question des femmes, une écoute particulière auprès du gouvernement. Malgré cela, les journalistes (des hommes) de la presse locale [39] qui venait de se voir accorder la liberté de parole en avaient fait des gorges chaudes. Ils avaient mis de gros titres accusant les femmes de vouloir se livrer à la prostitution, en rejetant le droit de ‘veto' conjugal à leur emploi. Aujourd'hui, les ménages sénégalais ont de plus en plus besoin des revenus de tous leurs membres et ne peuvent plus se priver de celui de l'épouse. Le droit de l'homme d'autoriser sa femme à sortir du territoire national, quel que soit son statut professionnel, n'est devenu caduc qu'avec la suppression de l'autorisation de sortie pour tous les Sénégalais, à l'avènement de la présidence d'Abdou Diouf, en 1981.

Contre toute attente, certains consulats, dont celui de la France, continuent, à leur manière de l'exiger, en demandant un certificat de mariage et l'attestation des biens du mari. Les célibataires ont peu de chance d'obtenir un visa, à cause de leur statut. Enfin, les revendications féminines ont permis de négocier, avec la première révision du Code de la famille, en 1984, la fixation du domicile conjugal qui relevait uniquement de l'autorité maritale.

Ce que les personnes qui s'opposent à la loi redoutent le plus, c'est fondamentalement le contrôle, par les femmes elles-mêmes, de leur propre corps, de leur sexualité et de leur fécondité. Ce contrôle de la fécondité que permet l'utilisation de méthodes contraceptives fait régulièrement réagir. Les agences internationales comme le FNUAP qui encouragent la planification des naissances sont accusées de vouloir dépeupler la planète et d'avoir trompé les Sénégalais et leurs guides religieux et d'avoir agi contre la volonté divine [40]. En effet, l'utilisation de la contraception donne en même temps aux femmes le pouvoir de contrôler leur fécondité : choix de faire (ou de ne pas faire) d'enfants, la décision du nombre, l'espacement des naissances, etc. Il est vrai que l'islam autorise l'espacement des naissances et même l'avortement à des fins exclusivement thérapeutiques [41]. C'est la position des chefs religieux qui, malgré tout, ne s'accommodent pas de la maîtrise par les femmes de leur sexualité et de leur fécondité.

Au-delà du désir propre d'enfant, la maternité reste une obligation du mariage. On attend d'elles qu'elles assurent leur fonction de reproduction. La femme stérile sera marginalisée, car elle ne contribue pas à la « fabrication » de cette descendance nombreuse que tout homme « doit » avoir, pour assurer sa masculinité et asseoir son pouvoir social. Dans la société hausa, comme dans nombre de sociétés africaines, « l'accumulation d'enfants participe de manière active à l'acquisition de prestige » [42]. Ce prestige passe par le corps des femmes, dont la sexualité et la fécondité sont contrôlées par des règles sociales définies dans chaque groupe : virginité, circoncision, surveillance, mariage, soumission au désir du conjoint, gestion de la fertilité, etc. D'où la difficulté à discuter de la fécondité non en termes médicaux, mais en termes de droit élémentaire à faire des enfants et à décider du nombre pour celles qui les portent, en accouchent et les entretiennent. Malgré les injonctions du Vatican, les Italiennes ont détiennent actuellement le taux de natalité le plus bas d'Europe.

Le débat actuel sur l'autorité parentale est un autre exemple qui illustre la collusion entre le politique et le sacré pour renforcer le système patriarcal. Plusieurs articles ont été comme des cris du cœur exprimant l'indignation d'une partie de l'opinion sénégalaise devant les requêtes de liberté et d'égalité des Sénégalaises [43].

La proposition de loi sur l'autorité parentale est en instance de vote, depuis 2001. La question est débattue dans les familles, dans la presse, au cours de débats laïcs ou religieux dans les radios et à la télévision. La loi veut remédier à la situation actuelle en passant de l'autorité paternelle, dans laquelle le père de famille est seul responsable légal de l'enfant à l'autorité parentale. L'autorité maternelle n'est légale que si le père est décédé ou déclare son incapacité à le prendre en charge. En cas, il doit en faire la déclaration devant le juge.

La revendication de l'autorité parentale n'est pourtant que l'une portant sur les discriminations affectant les femmes mariées. Les associations professionnelles et syndicats de femmes dénoncent aussi bien le caractère discriminatoire de l'impôt des salariées que la difficulté de prendre en charge leur famille en termes de sécurité sociale. L'impôt est individuel et est prélevé à la source par l'employeur. L'épouse salariée ne peut bénéficier des déductions sur l'impôt dues au nombre d'enfants, comme son mari. Elle est imposée comme célibataire sans enfant. Elle ne peut prendre en charge médicalement, ni ses enfants, ni son conjoint, car elle n'est pas le chef de famille. Les détracteurs de la proposition de loi sur l'autorité parentale, qu'il s'agisse departiculiers ou d'associations islamiques, accusent ouvertement les femmes de vouloir rejeter, par toutes ces revendications, l'autorité maritale. Ici le Code de la famille ne fait que respecter les prescriptions coraniques qui renforcent le pouvoir des hommes sur les femmes.

Plus que l'abolition de la puissance paternelle et de l'autorité maritale, ce qui est mis en cause relève de la reconnaissance et l'établissement de l'égalité réelle entre les hommes et les femmes. Cette égalité a été garantie par toutes les constitutions depuis l'indépendance ; elle est renforcée par celle de l'an 2001, votée par la majorité des Sénégalais. Plusieurs articles sur l'accès à l'éducation, à l'emploi ou à la terre, par exemple, font une mention explicite de l'égalité entre hommes et femmes. La source de nombreuses contraintes subies par les femmes dans l'espace familial et qui a souvent des répercussions dans l'espace public provient de deux articles du Code de la famille qui déterminent que l'homme est le chef de la famille et que la femme lui doit soumission et obéissance. L'anti-constitutionalité de ces deux articles a été dénoncé par les Sénégalaises, renforcées dans leurs convictions par les dispositions de la nouvelle constitution, votée lors d'élections transparentes.

Le 11 juillet 2003, l'Union africaine adoptait le Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l'homme relatif aux droits des femmes qui résulte d'une longue lutte des femmes pour leurs droits au niveau continental. La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, agréée en 1993, ne faisait aucune place particulière aux préoccupations des femmes, d'où la nécessité d'ajouter un protocole spécifique qu'il a bien fallu une dizaine d'années à mettre en place. Le Protocole reconnaît les droits des femmes à l'accès égal à l'emploi et au salaire (equal pay for equal work), au congé de maternité dans les secteurs public et privé. Il met un accent particulier sur la protection des femmes handicapées et en détresse, femmes âgées, veuves, femmes en détention, etc. Mais dans le domaine des droits sexuels et reproductifs que les acquis sont le plus marquants, notamment le droit à l'avortement en cas de viol et d'inceste, l'abolition des mutilations génitales féminines, et la protection contre les violences physiques et sexuelles. Le Protocole attend encore d'être ratifié par les États.

La famille dont se prévalent les religieux et les politiques n'existe plus, même en milieu rural. Les données ont changé sous l'impact des diverses transformations sociales, pas toujours négatives depuis l'indépendance, pour prendre une date récente. L'urbanisation, la scolarisation, les nouvelles activités économiques, les changements juridiques et politiques ont aussi contribué à changer la famille sénégalaise. D'aucuns souhaitent que les hommes continuent de s'accrocher à la domination masculine, en évoquant comme dernier recours, non plus l'esprit du Livre saint, mais sa littéralité. Cela, pour pouvoir exercer ‘pleinement' une autorité légitimée par la culture et les religions du Livre. La réalité sociale incontournable est que l'on compte de plus en plus de femmes chefs de famille. Nombre d'entre elles couvrent les hommes du pagne de la sutura(pudeur). Ce rôle est renforcé à la fois par les progrès de l'éducation, l'initiative féminine et l'aggravation actuelle de la crise économique et de la pauvreté.

Conclusion

Le débat sur l'exigence de laïcité face à une certaine réislamisation agressive et intolérante des sociétés africaines et sénégalaise en particulier est essentiel quand on lutte pour l'égalité entre les sexes et l'avancement du statut des femmes. Les liens entre l'État et la religion, le politique et le sacré sont complexes dans une société où la religion et la culture sont profondément imbriquées. Le soubassement religieux qu'il soit préislamique, islamique ou chrétien reste tissé dans les actes de la vie quotidienne.

La résurgence du discours musulman dans le monde a eu des impacts considérables alors que la laïcité, comme principe de base avait accusé des progrès en matière de lois. A ce niveau, les femmes restent prises entre un État chargé de garantir l'égalité entre citoyens et une élite religieuse, dont le souci est de préserver un ordre patriarcal révélé et immuable. La famille est le dernier bastion à prendre. Seule la laïcisation de l'État et celle de ses lois peut résoudre la contradiction.

Fatou Sow [1]
in Muriel Gomez-Perez (dir.) L'Islam politique en Afrique subsaharienne, Karthala, Paris, 2007.

[1] Chercheure au CNRS, membre du Laboratoire SEDET, Université Paris 7 Denis Diderot.
[2] SOS–Esclaves, fondé en 1995, en Mauritanie, par Boubacar Messaoud, architecte d'origine harratine, dénonce « Le vide juridique ainsi maintenu favorise la perpétuation de la pratique d'esclavage en toute impunité, d'autant plus que les esclaves ne disposent d'aucune juridiction de recours et qu'aucun texte ne prévoit des pénalités criminelles contre ceux qui pratiquent l'esclavage. »
[3] Rappelons que le code civil a lui-même été en butte aux revendications de l'Église, dans la mesure où il rendait le mariage civil obligatoire avant la célébration religieuse, pouvait remplacer le mariage religieux, autorisait le divorce, etc.
[4] Women Living under Muslim Laws / Femmes sous lois musulmanes. Femmes et lois, Initiatives dans le monde musulman. « Femmes, lois, initiatives dans le monde musulman ». Débats tirés de la réunion internationale : Sur le chemin de Beijing : Femmes, lois et statut dans le monde musulman, 11-12 décembre 1994, Lahore (Pakistan), Montpellier, WLUML, 1996, p.7.
[5] Sourdel, D. L'Islam, Paris, PUF, 1984, p. 42.
[6] Ramadan, T. Islam, Le face à face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité ? Lyon, Editions Tawhid, 2001, p. 64.
[7] Tincq. H. « La montée des extrémismes dans le monde » in Delumeau, J., (sous la dir. de), Le fait religieux, Paris, Fayard, 1993, p. 716.
[8] Les deux décennies mondiales des Nations Unies pour la femme ont été ponctuées de grandes conférences : Mexico (1975), Copenhague (1980), Nairobi (1985) et Beijing (1995). Les débats contradictoires menés par les femmes, au cours de ces conférences, ont influencé les débats et les décisions sur la contraception, l'avortement et la liberté sexuelle comme à la conférence sur la Population et le développement du Caire (1994). C'est la première fois que les questions démographiques étaient discutées en termes de droits sexuels et reproductifs.
[9] L'abacos (à bas le costume) était un veston à col fermé à porter sans cravate. Le pagne féminin s'esttransformé en jupe longue. Il était interdit aux femmes de porter une robe ou jupe courte, et un pantalon.
[10] Les dispositions utilisées ne sont pas une application stricte de la sharî'a.
[11] Des confréries ont donné, à leurs tâlibés, des consignes (ndigël mouride) de vote en faveur de candidats, lors d'élections présidentielles. Falilou Mbacké, khalife des mourides dans les années 1960, donnait un ndigël discret en faveur de Léopold Sédar Senghor. Ce ndigël prit une dimension que l'on a pu juger outrancière, tant il détonnait sur la prudence habituelle des mourides. Serigne Abdou Lahad Mbacké, khalife des mourides, affirmait à ses fidèles, notamment lors des élections présidentielles de 1988 :
« Voter pour Abdou Diouf, c'est suivre les recommandations de Serigne Touba ». Les dirigeants de la confrérie tijaan, tout en appuyant les hommes du pouvoir, ont généralement été plus mesurés, du fait de la plus grande autonomie de leurs fidèles, surtout urbains
[12] Commémoration du départ en exil forcé de Cheikh Amadou Bamba Mbacké, fondateur de la confrérie mouride, en 1906.
[13] La visite du candidat Abdoulaye Wade, au lendemain de sa victoire aux élections présidentielles, pour remercier son marabout, l'actuel khalife de la confrérie des mourides de ses prières avait été diversement commentée par les Sénégalais, comme en ont témoigné les media de l'époque relatant ces évènements.
[14] P

Introduction par les coordinatrices du livre : Violences envers les femmes en Europe

3 juin, par Monika Schröttle, Ravi K. Thiara, Stéphanie Condon — ,
L'idée de ce recueil, le premier à réunir des travaux de recherche et des écrits consacrés aux liens entre les violences faites aux femmes et la thématique de l'« ethnicité » (…)

L'idée de ce recueil, le premier à réunir des travaux de recherche et des écrits consacrés aux liens entre les violences faites aux femmes et la thématique de l'« ethnicité » en Europe, a pris forme en 2005, lors de conversations entre les coordinatrices. Elles participaient alors au projet européen d'action de coordination sur les violations des droits humains (Cahrv), financé par la Commission européenne et dont l'objectif principal a été d'ancrer la question des violences faites aux femmes sur l'agenda européen.

Tiré de Entre les lignes et les mots

À cette époque-là, dans bon nombre de pays européens, les universitaires et pouvoirs publics commençaient à peine à s'intéresser aux violences à l'encontre des femmes sous l'angle de l'ethnicité, et cette question n'était évoquée qu'à la marge dans les débats plus larges sur les violences de genre. C'est donc la préoccupation vis-à-vis de l'absence de visibilité de la thématique des violences faites aux femmes et de la condition des femmes migrantes ou des minorités immigrées ou « ethniques », et aussi le fait que ces femmes étaient rarement présentes pour exposer ces questions lors des conférences européennes et d'autres événements consacrés aux violences envers les femmes, qui ont motivé l'élaboration de ce volume.

Comme l'ont démontré de nombreux travaux de recherche et l'évolution de la prise en compte de la question dans les politiques publiques, les violences faites aux femmes sont extrêmement répandues, et coûtent chaque année plusieurs milliards aux services sociaux, judiciaires et de santé. Le coût humain dont elles s'accompagnent, qui va des problèmes de santé chroniques, des blessures graves, de la détresse mentale et affective jusqu'aux décès, est encore plus lourd que leur coût économique. La reconnaissance du caractère persistant de ces violences et de leur coût pour la société, le militantisme concerté de la part des mouvements de défense des femmes, ainsi que les évolutions dans les instances internationales, au sein des Nations unies, notamment, ont commencé à influer sur les mesures prises pour remédier à ce problème en Europe. Au début des années 1990, à la suite de l'adoption de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Cedaw) ainsi que de la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, les Nations unies ont assimilé les violences à l'encontre des femmes à une violation des droits humains. Cette évolution a culminé avec la création du mandat de « rapporteuse spéciale » des Nations unies chargée de la question de la violence contre les femmes (UNSRVAW), laquelle a pour mission de surveiller la situation dans ce domaine à travers le monde (UNSRVAW, 2009). Non sans difficultés, ce mandat de rapporteuse spéciale instauré en 1994 a donné l'élan et l'impulsion nécessaires pour que les autorités nationales s'attaquent aux violences faites aux femmes, dont la définition et l'étendue évoluent au fil du temps. De plus, lors de sa conférence ministérielle de Rome en 1993, le Conseil de l'Europe a explicitement reconnu que l'élimination des violences faites aux femmes jouait un rôle central dans le respect de la démocratie et des droits de la personne humaine. De manière générale, bien que les violences à l'encontre des femmes ne soient plus considérées comme une affaire strictement familiale, elles n'en demeurent pas moins un problème inextricable, malgré des évolutions et des avancées non négligeables dans de nombreux pays, y compris en Europe.

Si les rapports sociaux ethnicisés et le genre ne peuvent pas être réduits respectivement à la question des minorités ethniques1 ou à celle des femmes, le présent recueil étudie l'ethnicité et les violences faites aux femmes sous l'angle des problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique subissant des violences de genre. Ce recueil est le premier de ce type et il rassemble une grande partie des travaux existants sur ce sujet. De ce fait, il remédie en quelque sorte au silence qui régnait jusqu'ici sur ces questions et à leur marginalisation, ainsi que du socle de savoirs fragmenté dans ce domaine. Il apportera ainsi une contribution aux débats sur les idées, sur les politiques publiques et sur la pratique dans de nombreux pays d'Europe.

Migration et ethnicité

Dans la plupart des pays européens, on retrouve une population de migrants récents qui côtoie des descendants de migrations plus anciennes, la majorité de ces derniers étant citoyens européens. La diversité de ces populations est le résultat de courants migratoires de provenances différentes, se produisant au cours de périodes et donc dans des contextes sociopolitiques et économiques distincts. Le tableau est notamment marqué par les relations historiques entre les anciennes puissances coloniales et les territoires colonisés, qui expliquent les flux depuis les ex-colonies vers les anciens pays colonisateurs. Le rôle des femmes dans ces processus migratoires n'a pas toujours reçu une grande attention de la part de la recherche, bien que la féminisation de la migration en direction de nombreux pays européens soit mise en évidence depuis le début des années 19802.

De même que la migration, les dynamiques et la composition de minorités ethniques présentent des différences d'un pays européen à l'autre, on observe également des disparités dans les politiques publiques et dans le discours officiel à propos de l'incorporation de ces minorités dans la société d'accueil, fréquemment dominé par le débat assimilation/intégration contre multiculturalisme, ainsi que dans l'accueil que leur réserve la population majoritaire (Favell, 1998). Les modes d'intégration institutionnelle des immigrés et leurs descendants ont, à leur tour, façonné les moyens utilisés pour s'auto-organiser et militer contre leur marginalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, forts de leur expérience de la lutte contre le colonialisme, les migrants caribéens ou sud-asiatiques ont entrepris très tôt de s'organiser et de créer des formations politiques afin de contester le traitement discriminatoire dont ils faisaient l'objet. Dans le cadre de ce mouvement, les féministes noires ont aussi commencé à mettre sur pied leurs propres organisations autonomes dès le début des années 1970. Quelques-unes de ces organisations existent encore et jouent un rôle essentiel dans la lutte contre les violences faites aux femmes migrantes ou des minorités ethniques. Pour des raisons historiques et politiques, dans de nombreux pays européens, ces femmes ne se sont pas aussi bien organisées qu'au Royaume-Uni et cette question reste considérée comme marginale. Malgré ces différences non négligeables, on peut également déceler de nombreuses similitudes dans la construction de l'immigrant comme « autre » et dans les discours y afférents.

Genre, ethnicité et violences faites aux femmes

À quelques exceptions près, de nombreux chercheurs ont relevé une séparation entre les approches exclusivement théoriques et empiriques dans l'étude des relations entre genre et ethnicité en Europe3. Des travaux importants ont été consacrés à la question du genre et de l'ethnicité. Ils ont été influencés par les développements théoriques dans les études sur la « race » et les études ethniques, ainsi que par le féminisme postcolonial, lequel a cherché à contester la construction négative et homogène des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique (Lutz, 1997). Dans le corpus théorique plus large sur l'ethnicité et le genre dans une grande partie de l'Europe, malgré l'abondance de la littérature consacrée au thème de l'immigration et de l'ethnicité, l'étude des liens entre genre, ethnicité et violences faites aux femmes brille par son absence (Condon, 2005).

Les violences faites aux femmes, que l'on ne désigne pas toujours sous ce terme, constituent une priorité des luttes féministes en Europe depuis les années 1970. Cependant, ces luttes peuvent revêtir des formes variables, suivant l'environnement local et les influences internationales, de même que la nature et les objectifs des mouvements de défense des femmes et de lutte contre les violences qu'elles subissent. Les évolutions, y compris au niveau législatif, ainsi que les mesures juridiques et d'aide visant à combattre ces violences, varient également d'un pays d'Europe à l'autre, mais sur ce continent, c'est essentiellement aux violences conjugales que l'on s'attache4. Tous les pays n'interviennent pas de la même manière pour aider les femmes victimes de violences. Par exemple, en Autriche et en Allemagne, les centres d'accueil des victimes de violences conjugales sont gérés par des organisations non gouvernementales (ONG) mais financés par les ministères fédéraux de l'intérieur, des affaires sociales et de la Famille. Aux Pays-Bas, les victimes reçoivent une aide spécialisée dans des centres d'aide polyvalents. Au Royaume-Uni, Women's Aid, une fédération de refuges indépendants et d'autres formes de services d'aide aux victimes de violences conjugales, ainsi que Refuge, organisation nationale proposant des services à l'échelon local, demeurent les principales sources de soutien5. Au lieu de s'intéresser aux détails des mesures prises pour aider les migrantes subissant des violences en Europe, le présent recueil s'attache à l'impact de ces mesures, au niveau à la fois symbolique et matériel, sur les femmes migrantes ou des minorités ethniques subissant des violences sous toutes leurs formes.

En Europe, plusieurs études se penchent sur la question des violences faites aux femmes dans divers contextes nationaux et renferment des données intéressantes6. À quelques exceptions près (voir la contribution de Condon, Lesne et Schröttle dans le présent recueil), ces études ne s'intéressent pas à la place des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans ces débats et ces évolutions. Le programme Daphné, qui finance de nombreux projets de recherche sur les violences conjugales et les violences faites aux femmes, apporte, lui aussi, des informations précieuses (Commission européenne, 2009). Globalement, dans la majeure partie des débats sur l'ethnicité et l'immigration ainsi que sur le genre et les violences faites aux femmes, les femmes migrantes ou des minorités ethniques sont, soit absentes, soit occupent une place marginale, ou, depuis peu, sont construites et représentées de manière particulière. Ce n'est que récemment que certains chercheurs se sont mis à étudier les problèmes spécifiques rencontrés par ces femmes. Leurs travaux ont donné lieu à des publications qui commencent à mettre en évidence ces interdépendances et ces intersections7. D'ailleurs, il est vrai qu'à l'exception des travaux rassemblés dans le présent recueil, les recherches et les informations disponibles en Europe sont extrêmement restreintes, si bien que le socle de savoir est très inégal d'un contexte à l'autre. Les données qui existent portent souvent sur l'expérience de formes de violences culturellement spécifiques ou construisent les violences faites aux femmes davantage comme une question de culture que de genre. Le Royaume-Uni, où l'histoire de l'immigration et du militantisme est plus ancienne pour les femmes migrantes ou des minorités ethniques, constitue peut-être une source d'informations et de savoir plus riche à cet égard.

En abordant la question des violences faites aux femmes dans différents groupes et contextes nationaux, la rapporteuse spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes (SRVAW) joue un rôle significatif car elle élargit et nuance le débat sur les causes et les conséquences de ces violences, ainsi que sur la responsabilité des États dans le traitement des vastes effets de ces violences sur différentes catégories de femmes. Par exemple, en contestant le clivage public/privé et en « élargissant la responsabilité de l'État au-delà des acteurs privés pour les actes de violence commis dans la sphère privée », la SRVAW demande aux États de remédier aux facteurs extérieurs qui exacerbent les violences conjugales pour des catégories particulières, y compris le racisme, la marginalisation socio-économique et les politiques d'immigration restrictives (UNSRVAW, 2009 : 12). Dans des pays tels que la Suède, dotés d'une politique d'égalité de genre bien établie, cette évolution s'est traduite par un appel à remédier aux lacunes restantes pour atteindre l'égalité ainsi qu'aux carences de la protection de certaines catégories de femmes, y compris les immigrées, les réfugiées ou les demandeuses d'asile. Aux Pays-Bas, l'attention se porte non seulement sur les actions de l'État neutres du point de vue du genre (dans le cadre de l'approche de l'intégration systématique de la dimension de genre, également appelée gender mainstreaming), mais aussi sur les « réactions culturelle essentialistes » (ibid. : 13) aux violences dans les communautés de migrants. De manière générale, on estime que pour être efficaces, les ripostes aux violences faites aux femmes requièrent des « stratégies multifacettes » face aux multiples formes de violence, et notamment une révision de la législation qui interdit aux femmes d'accéder à une aide et à une protection en raison de leur statut d'immigrées8.

Le présent recueil intègre les discours parallèles sur les violences faites aux femmes et l'ethnicité en Europe afin d'étudier cette question du point de vue particulier des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Bien que pour certains pays, le corpus de données soit plus fourni que pour d'autres, la sélection des contributions s'est attachée à mettre en lumière les expériences de plusieurs pays, même s'il reste de nombreuses disparités. Par conséquent, les débats diffèrent et dans certains pays, l'expérience des femmes migrantes ou des minorités ethniques commence à peine à être rapportée tandis que dans d'autres, le débat est inextricablement lié aux critiques plus larges adressées à la politique, à l'action publique et à la pratique, tant générales que dans le domaine de la lutte contre ces violences. Bien que les données sur lesquelles les expériences des violences et sur le recours à l'aide juridique ou sociale soient extrêmement limitées, les recherches montrent que ces femmes connaissent davantage l'exclusion et pâtissent d'un accès nettement réduit aux recours juridiques par rapport aux femmes immigrantes en situation régulière. Une étude autrichienne montre que les immigrantes sont souvent dans l'incapacité de contacter la police parce qu'elles ne parlent pas la langue ou parce qu'elles ont peur de faire intervenir les autorités9. De nombreuses femmes migrantes demandent donc de l'aide aux refuges ou aux centres d'accueil pour femmes, dans lesquels elles sont souvent surreprésentées10. Or, cette surreprésentation en amène certains à affirmer que les femmes migrantes ou des minorités ethniques ne rencontrent guère de problèmes pour accéder à l'aide. Cependant, ces arguments ignorent que la majorité des femmes européennes (blanches) ont souvent davantage recours à d'autres actions et mesures que les femmes migrantes ou des minorités, qui sont socialement et économiquement marginalisées, qui dépendent davantage des hommes et de leur famille et dont les possibilités sont probablement réduites. Ainsi, le statut d'immigrée, ou l'absence de citoyenneté, demeure l'une des principales causes des inégalités dans l'accès à la protection pour les femmes victimes de violences en Europe. Les pays ont adopté des textes et une législation variés à ce sujet. Par exemple, l'étude du Cahrv considère que l'immigration constitue une « quatrième planète » qui détermine l'accès des femmes à la justice et à la protection (Humphreys et col., 2006). En effet, le statut d'immigrée prolongé revient à une violation des droits humains et ne protège pas les femmes contre les violences. De plus, sous prétexte de protéger les femmes contre les violences, réelles ou potentielles, y compris le mariage forcé, les pouvoirs publics restreignent l'immigration (Bredal, 2005).

Toutefois, aucune étude n'a encore été menée à l'échelle européenne pour faire le point sur la nature des réponses aux problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. Faute de ces données, il est difficile d'affirmer avec une quelconque certitude que l'on répond correctement aux besoins d'aide et de protection de ces femmes. Même dans les pays qui communiquent sur les mesures prises pour remédier aux problèmes des migrants et desminorités ethniques, les évolutions récentes laissent à penser que ces mesures s'érodent plus qu'elles ne se renforcent. Le présent recueil a pour objectif de constituer un socle de savoir plus cohérent sur ce qui se passe à l'intersection entre ethnicité, genre et violences faites aux femmes, tout en axant résolument le cadre du discours sur ces violences sur les spécificités des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Il cherche également à mettre en évidence la complexité et les interconnections entre les différentes catégories de violences dont sont victimes les femmes. Les contributions présentes dans ce recueil permettent également de comprendre l'absence d'écrits sur ces questions par les femmes de ces minorités dans de nombreux pays d'Europe. Si des lacunes demeurent et qu'il faut pousser bien plus avant les recherches pour explorer la spécificité des violences vécues par ces femmes, ainsi que les réponses apportées à ces violences, ce recueil décrit les particularités de plusieurs contextes européens s'agissant de la construction des discours sur les violences faites aux femmes et l'ethnicité. Ces discours revêtent des formes distinctes en Europe, bien que l'on observe également des traits communs. Par ailleurs, depuis peu, on souligne de plus en plus, quoique de manière essentialiste, la discrimination intersectionnelle, qui exacerbe les risques pour les femmes appartenant à des communautés marginalisées ou racialisées.

Violences faites aux femmes et ethnicité

L'intersection entre violences faites aux femmes et ethnicité donne lieu à un débat intéressant depuis quelques années. Les violences perpétrées sur les femmes immigrées ou leurs descendantes sont devenues un thème récurrent dans les débats politiques, dans l'élaboration de l'action publique et dans les médias. Cela étant, on reproche dans une large mesure à ces débats de considérer les cultures et les communautés migrantes/minorisées de manière essentialiste et de les percevoir comme intrinsèquement violentes11. D'ailleurs, la rapporteuse spéciale a problématisé cette approche en ces termes :

La particularisation des violences conjugales entre immigrants non occidentaux comme une question culturelle [est] problématique, car elle ramène la relation entre désavantage socio-économique et politique restrictive de l'immigration à celle des violences dans la famille (UNSRVAW, 2009 : 13).

La progression du fondamentalisme religieux et du « terrorisme musulman », avec la panoplie des mesures sécuritaires adoptées depuis le 11-Septembre et les tendances politiques conservatrices qu'elle a alimentées, ajoute un angle particulier aux débats sur les violences à l'encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La polarisation entre les pays et les communautés, qui s'est accentuée après le 11-Septembre, procure un terreau fertile pour les discours culturels qui remettent gravement en question l'égalité de genre et les droits des femmes, à la fois au sein de leur communauté et dans les discours nationalistes extérieurs12. Ainsi, dans certains contextes nationaux, les discours sur les « pratiques traditionnelles néfastes », telles que le mariage forcé, les violences perpétrées au nom de l'honneur et les mutilations génitales, se tiennent parfois en parallèle de façon distincte à celui sur les violences faites aux femmes, malgré les tentatives de nombreuses femmes migrantes ou des minorités ­ethniques et d'autres mouvements féministes de contrer cette évolution et de conceptualiser ces pratiques comme des violences de genre dans laquelle l'intersection entre culture et genre est prépondérante13.

Il est possible de cerner et problématiser deux tendances dans les discours « culturels14 ». D'un côté, on distingue les arguments, sous-tendus par le relativisme culturel, qui rejettent les droits humains universels et portent atteinte à l'égalité des femmes (exprimés depuis l'intérieur des « communautés culturelles »). De l'autre, on discerne des approches essentialistes culturelles, lesquelles, dans le processus d'altérisation, perçoivent certaines cultures, certaines communautés et certains pays comme intrinsèquement et uniformément toxiques pour les femmes, perception qui s'est imposée dans l'imaginaire populaire dans une grande partie de l'Europe. Cette perception sert également à concevoir les violences dans les sociétés majoritaires comme des aberrations individualisées15. Ces deux tendances placent les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, subjectivement et structurellement, dans des positions extrêmement difficiles et contradictoires. De plus, ces réactions n'améliorent pas le sort de ces femmes, qui se retrouvent souvent contraintes de nier certains aspects de leur culture et de leurs traditions auxquelles elles sont attachées pour être construites comme des victimes des violences dites « traditionnelles » et patriarcales. Il ne reste ainsi à ces femmes guère de possibilités, car beaucoup d'entre elles veulent être protégées contre les violences perpétrées par les hommes sans faire le choix de « sortir » de leur communauté (Gill et Mitra-Khan, 2010). Ensemble, ces deux perspectives ne remédient en rien aux causes sous-jacentes des violences que subissent les femmes. Afin d'établir des connexions au sein de ce thème et entre différentes femmes et les violences faites aux femmes, ce recueil souligne l'importance d'exposer les schémas de domination au sein des cultures plutôt que les différences entre les cultures, d'interroger les interprétations hégémoniques de la culture et de s'intéresser aux intérêts politiques et socio-économiques patriarcaux, intérieurs et extérieurs, qui bénéficient de ces interprétations. Dans certains pays, les migrants et les minorités ethniques se sont ménagé un troisième espace pour se faire entendre et ont même été les premiers à critiquer la montée du fondamentalisme religieux (comme au Royaume-Uni via le groupe Women Against Fundamentalism).

Ainsi, les discours « culturels » (qu'ils soient relativistes culturels et essentialistes culturels) s'opposent aux droits des femmes et maintiennent l'ordre patriarcal, d'un côté, tout en « figeant » les communautés culturelles par des constructions homogénéisantes, de l'autre. Ce point est étudié plus en détail à la section consacrée au clivage « leur » culture, « notre » honneur dans la dernière partie de ce recueil. D'ailleurs, comme on le voit dans plusieurs pays d'Europe, l'essentialisme culturel sert à justifier l'action ou l'inaction de l'État face aux violences subies par les femmes migrantes ou des minorités ethniques. En mettant en avant des discours renforçant l'idée que ces femmes sont davantage touchées par les violences, certains États européens resserrent leur politique d'immigration sous prétexte de protéger ces femmes. Ils imposent aussi des critères d'intégration sociale et culturelle qui ne tiennent aucun compte de la marginalité politique et socio-économique de ces femmes (Hester et col., 2008).

Culture contre genre

Comme indiqué plus haut, l'utilisation de la « culture » par certains projets politiques culturo-religieux, qui recourent à des justifications culturelles pour restreindre les droits des femmes, est de plus en plus documentée et critiquée. Les auteurs féministes s'inquiètent tout particulièrement de voir que les pouvoirs publics et les acteurs politiques, et parfois les féministes, acceptent non seulement les voix patriarcales dominantes au sein des communautés qui marginalisent les voix (divergentes) des femmes, mais aussi un point de vue qui privilégie la culture pour justifier les violences à l'encontre des femmes migrantes ou des minorités ethniques (comme au Royaume-Uni par exemple16). D'ailleurs, certains travaux insistent sur l'importance et sur l'intérêt de mettre en avant la voix des femmes à titre de contre-récit qui exprime la contestation au sein des communautés et perturbe les explications homogénéisantes de la culture, par opposition aux interprétations hégémoniques de la culture et de l'identité, qui peuvent servir à restreindre les espaces laïcs (Patel et Siddiqui, 2010). Ces récits concurrents émanant des femmes font apparaître que « la menace pour les droits humains des femmes vient du monopole de l'interprétation et de la représentation de la culture détenu par une poignée de puissants et non de la culture elle-même » (UNSRVAW, 2009 : 29)

Depuis un certain temps, des auteurs soulignent le rôle d'entrepreneurs culturels joué par les femmes, qui n'ont de cesse de négocier et de renégocier les normes et valeurs culturelles, ce qui se traduit, dans le contexte de la migration, par des formes culturelles syncrétiques ou hybrides. C'est la raison pour laquelle il importe de considérer la culture comme un terrain non pas statique, mais en évolution permanente, perpétuellement contesté et renégocié. Considérer uniquement les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique comme des « victimes » de leur culture, ce qui constitue un point de vue largement contesté, dessert par conséquent le rôle positif que la culture joue aussi dans la vie de beaucoup de ces femmes. De plus, la vision simpliste de femmes victimes d'une culture dont il faudrait les protéger, qui est la résultante logique de l'acceptation de l'argument des « pratiques traditionnelles néfastes », est largement remise en cause, car elle essentialise les communautés de migrants ou les minorités ethniques en les présentant comme arriérées et non civilisées. C'est par exemple la raison pour laquelle la rapporteuse spéciale a rejeté le terme de « pratiques traditionnelles néfastes » au profit de celui de « pratiques néfastes » (harmful practices) pour désigner les pratiques culturelles qui érodent les droits des femmes (UNSRVAW, 2009).

Se borner à considérer les violences faites aux femmes comme une facette des communautés culturelles revient aussi à dissocier ces violences des inégalités structurelles qui sous-tendent les systèmes de « race », de classe et de genre et à engendrer des explications conceptuelles inadaptées. Au niveau international, le fait que les Nations unies se soient employées à s'attaquer aux causes et aux conséquences des violences faites aux femmes permet de mettre en avant les inégalités de genre et de s'interroger sur les approches qui dissocient les violences faites aux femmes de la subordination des femmes en général. Ainsi, lorsque les violences faites aux femmes sont considérées comme le résultat de la discrimination fondée sur le genre, elles deviennent le produit inéluctable de l'inégalité des structures socio-économiques, culturelles et politiques. Cette perspective permet de voir les femmes non simplement comme des victimes vulnérables qui ont besoin d'être protégées, mais de considérer les violences faites aux femmes comme la résultante d'un ordre genré, fréquemment contesté au niveau individuel et collectif, qui accorde un privilège à la violence masculine, individuelle et collective, laquelle sert à obtenir que les femmes respectent la norme. Cette situation est exacerbée pour les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, car elles se situent à l'intersection de multiples axes d'oppression et de discrimination. Cependant, comme l'indiquent plusieurs contributions dans ce volume, les discours sur les violences commises au nom de l'honneur et le mariage forcé ont tendance à privilégier la culture plutôt que le genre dans des explications qui s'appuient sur des notions essentialisées de culture et de tradition, et servent à stigmatiser les femmes migrantes ou des minorités ethniques ainsi que leurs communautés. Ces discours ont engendré un binôme composé de la femme blanche émancipée et de la femme migrante/minorisée opprimée, qui servent toutes deux à normaliser la violence et la discrimination des femmes blanches et à marginaliser les femmes migrantes ou des minorités (UNSRVAW, 2009 : 36).

Depuis quelques années, il est devenu courant d'invoquer les violences commises au nom de l'honneur pour expliquer le niveau élevé de contrôle et de violence dans la vie des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La force du discours sur le mariage forcé/les violences d'honneur apparaît avec évidence lorsque l'on constate que les professionnels et les autorités évoquent l'« honneur » pour expliquer ce que l'on aurait pu appeler des violences conjugales il n'y a encore pas si longtemps. Ce rhabillage de l'éventail des violences vécues par les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique peut servir à dissocier ces expériences de la question plus large des violences faites aux femmes et à ghettoïser ces dernières dans leurs enclaves de « pratiques traditionnelles et culturelles ». En guise de contre-argument à ces explications culturelles, plusieurs auteurs montrent du doigt les violences d'honneur et leurs liens avec le contrôle sur la sexualité des femmes et mettent en évidence la manière dont les arguments religieux et culturels perçoivent les femmes comme des marqueurs et des gardiennes de l'honneur de la communauté, ce qui les contraint à se conformer à l'idée de la femme idéale/honorable et à éviter les violences masculines en se gardant de toute transgression sexuelle17. Ces auteurs avancent ainsi que le genre doit occuper une place prépondérante dans toute explication de ces formes de violences faites aux femmes. Malgré quelques différences, cette forme de contrôle n'est pas spécifique aux femmes migrantes ou desminorités ethniques, car la plupart des formes de violences faites aux femmes sont utilisées comme instrument pour contrôler et réguler le comportement sexuel des femmes. C'est ce que confirme une grande partie de la recherche sur les violences conjugales, puisque les femmes évoquent souvent la jalousie sexuelle comme cause ou justification principale à la violence des hommes.

Intersectionnalité

Être opprimé […] est toujours construit et imbriqué dans d'autres divisions sociales (Yuval-Davis, 2006 : 195).

Si les critiques adressées à ceux qui utilisent la culture pour expliquer/justifier les violences faites aux femmes nous aident à privilégier le genre comme explication dominante, l'intersectionnalité permet de comprendre la particularité de la violence perpétrée à l'encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et de définir des mesures contre cette violence. Plusieurs auteurs indiquent combien il importe de recourir à une approche intersectionnelle pour repérer les effets du fonctionnement simultané de systèmes multiples d'oppression/discrimination et d'y remédier plutôt que de s'attaquer à chacun d'entre eux isolément18. Si le débat sur l'intersectionnalité entre auteurs féministes est riche, nous n'avons pas ici pour objectif de le répéter. Toutefois, tout comme plusieurs contributeurs au présent volume, nous privilégions l'outil que constitue le concept d'intersectionnalité pour désembrouiller la complexité des questions relatives aux violences faites aux femmes, car ces questions produisent un impact sur la vie et l'expérience des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique qui se situent au sein de structures de discrimination et de pouvoir qui sont interconnectées et se chevauchent.

En bref, l'« intersectionnalité », ou l'analyse intersectionnelle, suggère que dans une société fondée sur des systèmes multiples de domination, l'expérience individuelle n'est pas façonnée par une identité/un emplacement structurel unique (en tant que femme ou personne rattachée à une minorité ethnique). Elle reconnaît donc que l'expérience de certaines femmes est marquée par de multiples formes d'oppression et de position de soumission et qu'il est possible d'affiner davantage les catégories sociales individuelles de façon à situer « les femmes » en termes de pouvoir/d'impuissance les unes vis-à-vis des autres (Crenshaw, 1991). Il faut pour cela chercher à savoir comment le pouvoir est inscrit dans les systèmes individuels d'oppression et entre eux19, et ce qui peut créer à la fois de l'oppression et une opportunité20. On a utilisé il y a peu l'intersectionnalité, ou analyse intersectionnelle, pour examiner les violences faites aux femmes au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada (Sokoloff et Pratt, 2005), même si l'on débat toujours pour savoir si cela ne reproduit pas certaines notions additives de l'oppression, surtout lorsque l'on utilise l'intersectionnalité de manière limitée dans le cadre d'une mobilisation politique (Yuval-Davis, 2006).

Si de nombreuses explications apportées aux violences faites aux femmes ou à la relation entre genre et ethnicité, soit homogénéisent les expériences diverses des femmes, soit fragmentent l'expérience individuelle de la violence de chaque femme, l'intersectionnalité tient compte de l'universalité des violences faites aux femmes sans perdre ces particularités de l'expérience des femmes, qu'elle soit individuelle ou collective. En s'attachant à l'intersection des divisions sociales et des multiples systèmes de domination/oppression, l'intersectionnalité a le potentiel d'expliquer la complexité et la différence sans recourir à des explications essentialistes (Phoenix et Pattynama, 2006).

Note sur la traduction et la terminologie

Sachant qu'il serait difficile d'harmoniser les termes et les définitions relatifs à l'ethnicité et aux violences faites aux femmes utilisés tout au long du présent recueil et dans le souci d'éviter d'imposer nos propres définitions et nos disciplines de recherche, nous avons, dans un premier temps, décidé de permettre aux auteurs de s'exprimer en leur propre nom dans les termes employés dans les contextes nationaux à propos desquels elles écrivent, et à se référer aux cadres politiques dans leur contexte qu'elles décrivent et l'action publique y afférente. Ce volume comprend donc des contributions de militant·es et de chercheur·euses relevant de diverses disciplines des sciences sociales, ce qui transparaît invariablement dans les concepts et les termes employés. Ce livre apporte également des informations plus nuancées et plus riches sur les débats actuels à propos des violences faites aux femmes et de la question des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans les différents contextes européens.

Deuxièmement, convaincues de la nécessité de rendre ces écrits sur les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et sur les violences faites aux femmes accessibles aux personnes travaillant dans le domaine de la prévention de la violence et de l'aide aux victimes, ainsi qu'aux chercheurs, nous avons jugé utile de produire le présent volume dans les trois principales langues européennes, le français, l'allemand et l'anglais. Nous avons incité les auteur·trices à écrire dans la langue dans laquelle elles ou ils se sentaient le plus à l'aise. Cette décision allait entraîner de nouvelles difficultés, non seulement pour la coordination et le financement du travail de traduction, mais aussi pour la définition conjointe d'équivalences terminologiques pour les concepts et les catégories relevant socialement et politiquement de contextes nationaux spécifiques. Grâce à notre collaboration au programme du Cahrv, nous étions sensibilisé·es aux problèmes sémantiques qui se posent lorsque l'on compare les résultats des travaux de recherche, et aussi aux complexités de la traduction des termes en anglais. S'est ensuite posée la question de quel « anglais » choisir, sachant que de nombreux chercheur·euses européens en dehors du Royaume-Uni publient en anglais sans pour autant utiliser forcément les termes employés par les chercheurs·euses écrivant au Royaume-Uni. Connaissant les différents points de vue qui prévalent en Europe sur la manière de catégoriser les personnes immigrées et leurs descendant·es, nous avions anticipé que la traduction des contributions rédigées en français ou en allemand poserait un certain nombre de problèmes. Nous avons choisi de ne pas généraliser le recours à une terminologie unique, par exemple le terme de « minorité ethnique », lequel non seulement ne correspond pas aux conceptualisations théoriques ou politiques de l'intégration et ne cadre pas avec les références aux migrant·es et à leurs descendant·es, mais se révèle également inapproprié dans des contextes tels que l'Allemagne, où de nombreux migrant·es d'Europe de l'Est ou de Russie sont considéré·es comme appartenant à des « ethnies germaniques ».

Ce recueil constitue une première étape importante vers la synthèse des écrits et des débats sur l'ethnicité, le racisme et les violences faites aux femmes en Europe. Nous espérons qu'il sera utilisé par les chercheurs, les décideurs et les professionnels lorsqu'elles ou ils s'efforceront d'élaborer des mesures efficaces pour remédier à la situation des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique victimes de violences de genre. En outre, nous espérons qu'il donnera à d'autres l'envie de poursuivre l'initiative engagée ici, et d'explorer ces mécanismes et processus complexes, ainsi que leurs conséquences au niveau individuel, collectif et sociétal.

Stéphanie Condon, Monika Schröttle, Ravi K. Thiara (cordinatrices) : Violences envers les femmes en Europe
Editions Syllepse, Paris 2025, 532 pages, 28 euros
https://www.syllepse.net/violences-envers-les-femmes-en-europe-_r_22_i_1123.html

1. Par la suite, dans ce chapitre de présentation de l'ouvrage, on conservera (en italiques) ce terme utilisé notamment dans le contexte britannique de la recherche et des politiques.

2. Morokvasic (1984) ; Phizaclea (1983, 2003) ; Andall (2003).

3. Voir Lloyd (2000) ; l'ouvrage d'Andall (2003) sur le genre, l'ethnicité et la migration a contribué très tôt à établir un lien entre ces aspects en prenant acte de l'expérience sociale, culturelle et politique des femmes des minorités ethniques en Europe.

4. Martinez et Schröttle et col., rapports Cahrv (2006-2007).

5. Humphreys et col. (2006, rapports Cahrv, 11).

6. Martinez et col. (rapports Cahrv, 2006-2007).

7. Hovarth et Kelly (2007) ; Sokoloff et Pratt (2005) ; Thiara et Gill (2010).

8. UNSRVAW (2009) ; Roy (2008) ; Thiara et Gill (2010).

9. Humphreys et col. (2006).

10. Voir Guiditta Creazo et col. dans le présent ouvrage, p. 265.

11. Voir Marion Manier dans le présent ouvrage, p. 351.

12. Voir Prgana Patel et Hannana Siddiquin dans le présent ouvrage, p. 309.

13. Bredal (2005, 201) ; Gill et Anitha (2011).

14. Voir Khatidja Chantler et Geetanjali Gangoli, dans le présent ouvrage, p. 421 ; Welchmann et Hossain (2005).

15. Voir Khatidja Chantler et Geetanjali Gangoli, p. 421.

16. Voir Prgana Patel et Hannana Siddiqui dans le présent ouvrage, p. 309.

17. Sen (2005) ; Welchmann et Hossain (2005).

18. Sauer (2011) ; Thiara et Gill (2010) ; Verloo (2006) ; Yuval-Davis (2006).

19. Razack (1998) ; Thiara et Gill (2010).

20. Hill Collins (1990) ; Zin et Dill (1996).

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

L’ombre et la fièvre

À Port-au-Prince, les nuits n'ont plus d'étoiles. Elles sont peuplées de sirènes, de rafales, de clameurs étouffées, et de corps qu'on vend. Ce n'est pas une métaphore. C'est (…)

À Port-au-Prince, les nuits n'ont plus d'étoiles. Elles sont peuplées de sirènes, de rafales, de clameurs étouffées, et de corps qu'on vend. Ce n'est pas une métaphore. C'est la réalité crue de centaines de jeunes filles – parfois mineures – qui, au cœur de l'insécurité chronique, s'adonnent au commerce sexuel pour assurer leur survie.

Par Smith PRINVIL

La capitale haïtienne, désormais fragmentée entre zones rouges et poches de résistance, abrite chaque soir un autre théâtre : celui de la faim, de l'abandon, de la débrouillardise extrême. Dans les rues de Pétion-Ville, au Carrefour de l'Aéroport, dans certains recoins de Delmas ou des places discrètes de Tabarre, des jeunes filles s'exposent au danger, plus par nécessité que par choix. Le sexe tarifé devient l'ultime ressource dans une économie de survie, là où l'État est absent, la famille impuissante, et l'avenir suspendu.

Elles ont 14, 15, parfois 20 ans. Étudiantes décrocheuses, déplacées internes, orphelines ou filles de familles effondrées. Certaines vivaient à Carrefour-Feuilles, à Solino, à Martissant ou à Bel-Air, territoires ravagés par les gangs et les incendies. D'autres viennent de camps d'infortune où les promesses humanitaires se sont évaporées. Elles vendent leur corps comme on vend des mangues au bord de la route – parce qu'il faut manger, se laver, aider les plus jeunes à survivre aussi.
Dans ce Port-au-Prince ravagé, il n'y a plus d'innocence. Il n'y a que la débrouille. Le commerce sexuel n'est pas ici un choix libertaire ou une revendication de pouvoir. Il est un appel au secours. Une stratégie de survie. Une transaction quotidienne entre précarité extrême et danger permanent.

On pourrait croire que la violence dissuade. Au contraire, elle fait partie du décor. Quand les filles sortent le soir, elles savent qu'elles risquent autant un viol qu'une rafle, un assassinat qu'un simple mépris. Mais elles y vont quand même. Parce que les besoins sont primaires : une bouteille d'eau, un peu de riz, une recharge pour le téléphone, un savon pour laver le peu de dignité qu'il leur reste.

Et qui paie ? Qui "consomme" ? Des policiers, des politiciens, des employés d'ONG, des petits commerçants, parfois même des bandits. La société toute entière. Celle-là même qui les juge en silence le matin, les désigne du doigt à l'église, mais les sollicite une fois la nuit tombée.

Ce n'est pas un simple fait divers. C'est une tragédie sociale. Une preuve accablante de la faillite de l'État haïtien, mais aussi de l'indifférence d'une société qui a normalisé l'exploitation des plus vulnérables. Là où il aurait fallu des bourses scolaires, on trouve des hôtels miteux. Là où il aurait fallu des centres d'accueil et de protection, on trouve des rues sombres et des trottoirs hostiles. Là où il aurait fallu une politique publique, on trouve le silence.

Il est temps de dire les choses. Ce pays ne peut pas continuer à tolérer l'indicible, à normaliser l'exploitation sexuelle des mineures, à détourner le regard face à une forme moderne d'esclavage. Il faut un sursaut, une levée d'indignation, une mobilisation collective pour que ces jeunes filles retrouvent ce qu'on leur a volé : leur avenir.

Chaque fois qu'une fillette est contrainte de vendre son corps pour manger, c'est toute la nation qui se prostitue un peu plus. C'est l'image de Dessalines que l'on piétine. C'est le rêve d'un peuple souverain qu'on prostitue sur l'autel du désespoir.
Port-au-Prince brûle, gémit, s'enfonce. Mais au cœur de cette nuit, il y a des voix qu'il faut entendre. Et des combats qu'il faut mener, non pas demain, mais aujourd'hui. Maintenant.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

« Black Box Diaries », la journaliste courageuse qui a lancé le mouvement #MeToo japonais

Le documentaire de la journaliste qui a initié le mouvement #MeToo au Japon continue de recevoir des prix ; le dernier en date au Fipadoc de Biarritz. Et bien qu'il puisse (…)

Le documentaire de la journaliste qui a initié le mouvement #MeToo au Japon continue de recevoir des prix ; le dernier en date au Fipadoc de Biarritz. Et bien qu'il puisse également remporter un Oscar, il reste censuré dans son pays. La plateforme de streaming Filmin vient de le sortir, et en mars il arrivera dans les salles françaises.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Lauréat le 31 janvier dernier du Grand Prix de la dernière édition du Fipadoc, le prix principal du festival du film documentaire de Biarritz, « Black Box Diaries » est également l'un des documentaires favoris pour remporter un Oscar dans sa catégorie. Après être passé par les principaux festivals spécialisés, on peut maintenant le voir sur Filmin, après que la plateforme de streaming vient de l'inclure dans son catalogue, tandis qu'en France, il sortira dans les salles commerciales le 12 mars.

En France, une pétition est également en cours sur Change.org, exhortant sa sortie au Japon, où il ne trouve toujours pas de distributeur. C'est assez gênant : le documentaire a été distribué dans 58 pays à travers le monde et continue de recevoir des prix. Mais dans son pays d'origine, « Black Box Diaries » reste un sujet inconfortable.

Le début du documentaire, qui se déroule comme un véritable thriller d'investigation, est si direct qu'il est percutant. Regardant la caméra, la journaliste Shiori Ito annonce qu'elle commencera à tout documenter en enregistrant des vidéos sur son iPhone et confesse sa peur de ce qui se passera lorsque le procès contre son agresseur commencera ; c'est-à-dire contre le célèbre journaliste qui l'a violée deux ans plus tôt. Et puis viennent les images réelles des caméras de l'hôtel, prises la nuit où le viol a eu lieu.

Saut dans le temps, deux ans en arrière : mai 2015, après le dîner auquel Shiori Ito, une jeune femme qui veut devenir journaliste, est invitée par Noriyuki Yamaguchi, ancien chef du bureau de Washington du Tokyo Broadcasting System. On les voit arriver à l'hôtel Sheraton de Tokyo en taxi.

Le véhicule est arrêté à la porte de l'hôtel et, tandis que le portier – qui sera un témoin essentiel – tient la porte ouverte, Yamaguchi tire et sort de force Shiori Ito de l'intérieur, qui résiste et chancelle. Il est évident qu'elle ne va pas bien, ne tient pas sur ses jambes, mais il la traîne à l'intérieur de l'hôtel. Le viol n'est pas montré, ce n'est pas non plus nécessaire.

La journaliste et cinéaste Shiori Ito est la réalisatrice et protagoniste de ce documentaire, un travail journalistique de premier ordre dans lequel elle raconte l'enquête courageuse et l'épreuve qu'elle a dû endurer jusqu'à ce qu'elle réussisse à traduire son agresseur en justice, sachant qu'il était peu probable qu'il soit poursuivi.

Car l'homme qui l'a agressée était connu pour être le journaliste le plus proche de l'ancien Premier ministreShinzo Abe, sur qui il a même écrit une biographie. Le même Shinzo Abe qui, en 2022, mourrait sous les balles lors d'un meeting.

« Je me suis concentrée, en tant que journaliste, sur la recherche de la vérité. Je n'ai pas eu d'autre choix. Mon travail a été la seule façon de me protéger », confesse Shiori Ito, regardant la caméra. Car ce qui est extraordinaire chez cette femme, c'est qu'elle a tout documenté, avec des vidéos ou des enregistrements secrets des conversations que, pendant les deux années d'enquête précédant le procès, elle a eues avec des procureurs et des enquêteurs. Elle savait que si elle ne conservait pas les preuves, personne ne la croirait.

« Quand je me suis réveillée, il était en train de me violer », l'entend-on dire en pleurant dans une déclaration. « Il n'y a pas de preuves », répond froidement le policier.

Les chances qu'une femme policière soit assignée à l'affaire étaient très rares : moins de 8% des forces de police japonaises sont des femmes. De plus, les victimes devaient reconstituer leur incident avec des poupées grandeur nature. Tokyo, une ville de 14 millions d'habitants, ne possédait alors qu'un seul centre d'aide aux victimes de viol et une ligne téléphonique d'assistance. C'est à cette société que Shiori Ito a dû faire face lorsqu'elle a décidé de porter plainte.

Par-dessus tout, il y avait la question culturelle. « Au Japon, où parler de viol reste tabou, seules 4% des victimes signalent leurs cas à la police. Les victimes et leur entourage peuvent être stigmatisés et même exclus de la société. Ma famille était contre mes actions », reconnaît-elle. Elle a découvert que le viol ne pouvait être prouvé que par une violence physique grave ou des menaces, en raison des systèmes judiciaires obsolètes du pays, où la législation sur les agressions sexuelles datait d'il y a 110 ans.

Le viol était moins punissable que le vol d'un sac à main. Socialement, il était également mal vu de le signaler. La législation devait changer. Et son cas est devenu un cas historique au Japon.

Le documentaire suit le chemin tortueux qu'elle a dû emprunter pour porter l'affaire devant la justice. Même lorsque la police était sur le point d'arrêter le violeur, un ordre est venu d'en haut pour le libérer, et ils ont retiré l'enquêteur principal de l'affaire. Le procès pénal ayant été rejeté, ils ont dû chercher une voie civile. Le dépôt de la plainte a été un choc total au Japon, le début d'un mouvement #MeToo auquel se sont également jointes ses collègues journalistes femmes. « Cela a choqué le public », explique la journaliste. « Il y a eu une réaction violente de l'extrême droite, avec une campagne en ligne de messages désobligeants et de menaces de mort, en plus des gens dans la rue qui critiquaient tout : mon apparence et mon passé. Pourquoi avais-je le bouton supérieur de mon chemisier déboutonné lors de la conférence de presse ? se demandaient-ils. C'était une preuve que j'étais une prostituée : une vraie Japonaise ne parlerait pas d'une telle honte. »

D'abord, elle a écrit un livre, intitulé « Black Box », puis ce documentaire, un journal audiovisuel. Pourquoi une boîte noire ? « Une boîte noire est définie comme un système dont le fonctionnement interne est caché ou n'est pas facilement compris », explique-t-elle. « Le Japon est une terre de boîtes noires, et j'ai appris ce qui se passe dans cette société quand on commence à les ouvrir. »

Shiori Ito a finalement gagné… bien que l'affaire soit actuellement en appel et que son documentaire ne soit toujours pas diffusé au Japon. Mais quelque chose a changé : la loi et, surtout, le soutien social à cette cause. « Plus tard, lorsqu'un changement historique dans la loi japonaise sur le viol a été adopté, j'ai senti que mon objectif principal avait été atteint et que je pouvais revenir à une vie normale », ajoute-t-elle. « Mais c'était trop tard. J'étais devenue une héroïne, une méchante, une icône, mais je ne pouvais pas vivre avec moi-même. » La blessure était trop grande. Elle continue de guérir du préjudice subi.

Amaia Ereñaga
https://vientosur.info/black-box-diaries-la-periodista-valiente-que-inicio-el-metoo-japones/
Traduit pour ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75080

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Pourquoi les femmes de Malaisie attendent encore l’égalité

Chaque année, la Journée internationale des femmes revient avec son mélange habituel de hashtags de célébration et de platitudes d'entreprise. Et bien que la Malaisie ait (…)

Chaque année, la Journée internationale des femmes revient avec son mélange habituel de hashtags de célébration et de platitudes d'entreprise.

Et bien que la Malaisie ait connu sa part de percées – comme la nomination historique de Tengku Maimun Tuan Mat en tant que première femme juge en chef du pays – la réalité pour la plupart des femmes reste un combat épuisant pour les droits fondamentaux.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/29/pourquoi-les-femmes-de-malaisie-attendent-encore-legalite/?jetpack_skip_subscription_popup

L'inégalité de genre profondément enracinée et les préjugés institutionnels jettent encore une longue ombre sur tout progrès accompli. Le plafond de verre peut avoir des fissures, mais il est loin d'être brisé.

Mirage de progrès

Oui, les femmes malaisiennes sont plus nombreuses que les hommes dans les universités – une statistique prometteuse qui semble excellente sur le papier.

Mais le pipeline de l'académie au leadership est obstrué par la discrimination systémique.

Les chiffres racontent l'histoire : la représentation féminine au Parlement a chuté à 13,6% en 2022 contre 14,4% en 2018 – loin de la moyenne mondiale de 25,5%. Le quota de 30% tant vanté pour la représentation politique féminine reste un objectif insaisissable, plus un slogan qu'une stratégie.

Cela ne s'arrête pas là. Une enquête de 2019 intitulée « Perceptions et réalités : les droits publics et personnels des femmes musulmanes en Malaisie » par Sisters in Islam (SIS) a révélé que 74% des répondants croient que les femmes font face à une discrimination institutionnalisée, tandis que 63% pointent du doigt les autorités religieuses qui policent de manière disproportionnée le comportement des femmes.

Les infractions des hommes, bien sûr, passent largement inaperçues. C'est un système à deux niveaux qui protège le patriarcat derrière une façade de piété.

Même les réformes légales qui semblaient être des pas en avant se sont avérées être un tour de passe-passe.

L'amendement récent permettant aux mères malaisiennes de transmettre la citoyenneté à leurs enfants nés à l'étranger est venu avec un piège : la révocation de la citoyenneté automatique pour les enfants nés en Malaisie de résidents permanents.

Pendant ce temps, les épouses étrangères d'hommes malaisiens risquent de perdre leur citoyenneté si elles divorcent dans les deux ans.

Ces politiques ne visent pas à protéger la souveraineté – elles visent à maintenir les femmes dépendantes.

Pandémie cachée : Violence domestique

Si vous pensez que la violence domestique est une « question privée », détrompez-vous.

Les cas signalés ont grimpé de 5 260 en 2020 à 7 468 en 2021. Ils ont légèrement diminué en 2022 et 2023 mais ont de nouveau augmenté en 2024 à 7 116.

Et ce ne sont que les cas que nous connaissons. Pour chaque femme qui signale des abus, d'innombrables autres restent silencieuses – piégées par la peur, la stigmatisation et un système judiciaire qui se range souvent du côté de l'agresseur.

La police est réticente à intervenir, les refuges sont sous-financés et le processus légal est un labyrinthe cauchemardesque. Les ordonnances de protection sont retardées, les affaires judiciaires traînent pendant des années et, au bout du compte, beaucoup de femmes se demandent si cela en valait même la peine. Justice différée est justice refusée – peu importe comment vous l'interprétez.

Le bureau n'est pas mieux

L'écart salarial entre les genres se situe à un énorme 21% – et c'est si vous avez la chance d'être embauchée en premier lieu.

Les préjugés de genre dans l'embauche et les promotions sont aussi communs que le café de bureau. Dans les bâtiments gouvernementaux, les femmes font face à des codes vestimentaires qui ont moins à voir avec le professionnalisme qu'avec le contrôle.

Les commentaires récents du mufti de Penang questionnant la participation des femmes aux activités de team-building révèlent un préjugé plus profond : les rôles des femmes dans la société devraient être confinés et secondaires.

Cette mentalité s'étend aussi au sport. Depuis 2019, Terengganu a interdit les gymnastes féminines, et les plongeuses musulmanes ont récemment été empêchées de concourir aux Jeux malaisiens (Sukma) en raison de leur tenue. Ce n'est pas à propos de moralité – c'est à propos de contrôle.

Divorce : Liberté refusée

Il n'a besoin que de trois mots ; je reçois des questions.
Je peux demander le fasakh, attendre des mois en file
Prouver la douleur, les cicatrices, chaque grief en nature

Ce vers résume les iniquités dans les lois familiales islamiques de Malaisie. Tandis que les hommes peuvent prononcer talaq trois fois et s'en aller, les femmes doivent endurer un marathon bureaucratique pour obtenir le fasakh – prouvant chaque cicatrice, chaque trahison, dans un détail exhaustif.

Une étude de 2024 par Sisters in Islam a trouvé qu'un nombre significatif de femmes musulmanes dans la communauté à faible revenu croient que ces lois favorisent massivement les hommes, avec plus de la moitié rapportant des difficultés à obtenir une pension ou une pension alimentaire pour enfants après le divorce.

Ce n'est pas la justice. C'est un système conçu pour épuiser les femmes jusqu'à la soumission, les piégeant dans des mariages toxiques ou de longs combats légaux.

Police de la moralité : Contrôle sous un autre nom

La police religieuse est devenue un instrument brutal pour faire respecter les normes patriarcales. La flagellation publique d'un homme malaisien à Terengganu en décembre 2024 pour khalwat (proximité étroite avec un non-mahram, c'est-à-dire quelqu'un qui n'est pas proche parent) était un avertissement stark à tous : les lois de moralité sont en hausse. Et soyons honnêtes – elles ciblent de manière disproportionnée les femmes.

Ces lois ne protègent pas la moralité publique ; elles l'instrumentalisent. Elles justifient la surveillance, codifient la discrimination basée sur le genre et privent les femmes de leur autonomie – tout en prétendant défendre les valeurs religieuses.

Réalité sombre : Mariage d'enfants

Malgré les affirmations de progrès, le mariage d'enfants reste une réalité sinistre en Malaisie, avec des filles musulmanes dès l'âge de 16 ans – ou même plus jeunes avec l'approbation du tribunal de la charia – étant mariées, souvent à des hommes plus âgés.

Selon le Département des statistiques de Malaisie, 1 124 mariages d'enfants ont été enregistrés en 2020, en baisse par rapport à 1 856 en 2018. De 2022 à 2024, près de 90 mariages d'enfants ont été enregistrés sous les tribunaux de la charia, avec les chiffres les plus élevés au Kelantan, Selangor et Kedah.

Ces mariages, souvent justifiés comme « protection » ou soulagement de la pauvreté, nient en vérité aux filles leurs droits à l'éducation, à la santé et à un avenir de leur choix.

Un rapport de 2018 par Sisters in Islam (SIS) et Arrow a mis en évidence les grossesses hors mariage comme un facteur majeur conduisant aux mariages d'enfants. Bien que certains États comme Selangor aient fait des progrès, le problème persiste à l'échelle nationale.

Les efforts pour interdire le mariage d'enfants ont été bloqués par des affirmations que cela violerait les normes religieuses et culturelles.

Nancy Shukri, la ministre du Développement des femmes, de la famille et de la communauté, a reconnu la complexité du problème en raison de la juridiction des États.

Elle a aussi révélé, en 2024, que 44 263 grossesses d'adolescentes ont été enregistrées au cours des cinq dernières années, avec 17 646 impliquant des adolescentes non mariées. Au Sarawak, 9 258 cas ont été signalés entre 2019 et 2023, en partie à cause des lois coutumières permettant les mariages d'enfants.

La persistance du mariage d'enfants ne reflète pas seulement un échec à protéger les filles de Malaisie mais expose aussi le besoin urgent d'une action fédérale complète pour mettre fin à cette pratique une fois pour toutes.

Plan pour un vrai changement

La Malaisie a besoin de plus que des gestes symboliques et des promesses vides. Il est temps pour une stratégie complète pour démanteler l'inégalité de genre.

Voici ce qui doit arriver
:

Réformer la loi familiale islamique – Assurer que les femmes aient des droits égaux dans les cas de mariage, divorce et garde d'enfants. Simplifier le processus de fasakh et éliminer le préjugé de genre dans les tribunaux de la charia

Renforcer les protections contre la violence domestique – Élargir les définitions légales d'abus domestique pour inclure le contrôle psychologique et financier. Augmenter le financement pour les refuges et rationaliser les ordonnances de protection

Faire respecter l'égalité salariale et l'égalité au travail – Implémenter et surveiller les lois d'égalité salariale et faire respecter les quotas de diversité de genre dans les postes de direction dans tous les secteurs

Mettre fin à la police de la moralité – Abroger les lois qui ciblent de manière disproportionnée les femmes et codifient le patriarcat sous le prétexte de moralité religieuse

Atteindre le quota de 30% – pour de vrai – Faire respecter le quota de 30 % pour la représentation politique féminine pour s'assurer que les voix des femmes ne soient pas seulement entendues mais qu'on agisse en conséquence

Plus de compromis

Les aspirations de modernité de la Malaisie sonnent creux tant que la moitié de sa population est retenue par des lois et des mentalités dépassées.

Les droits des femmes ne peuvent pas être relégués en marge des négociations politiques ou écartés comme des sensibilités culturelles.

Le temps du changement incrémentiel est fini. Si la Malaisie veut vraiment avancer, elle doit prendre une position décisive pour l'égalité de genre.

Tout autre chose est un compromis inacceptable.

Ameena Siddiqi
Ameena Siddiqi est directrice des communications chez Sisters in Islam (SIS). Avec une solide expérience en édition, médias et communications, elle joue un rôle central dans l'avancement de la mission de SIS de promouvoir les droits des femmes dans le cadre islamique en Malaisie. Son travail est motivé par un engagement à amplifier les voix, favoriser le dialogue et plaider pour un changement significatif.
Aliran
https://m.aliran.com/civil-society-voices/why-malaysias-women-are-still-waiting-for-equality
Traduit pour l'ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75089

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Ethiopie : la santé malade de l’austérité

3 juin, par Paul Martial — , ,
Malgré la répression, les grévistes de la santé continuent leur mobilisation et mettent en exergue leurs conditions déplorables de travail et de rémunération. Depuis le 12 (…)

Malgré la répression, les grévistes de la santé continuent leur mobilisation et mettent en exergue leurs conditions déplorables de travail et de rémunération.

Depuis le 12 mai, le personnel de santé des différents hôpitaux que compte le pays est en grève. Sur la dizaine de revendications avancées figure en bonne place la question des rémunérations. L'exigence est d'être au niveau du standard des pays d'Afrique de l'Est soit 1000 dollars par mois.

Réparer des années d'injustice

A cela, s'ajoute un temps de travail conforme aux recommandations de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) soit 45 heures avec le paiement des heures supplémentaires, des indemnités de transport et de logement, une prime de risque et des soins médicaux gratuits pour les professionnels et leurs familles. Cette dernière demande pourrait être surprenante, et pourtant selon le témoignage d'un médecin parlant de ses collègues, il explique : « Il y a eu des cas où ils n'avaient même pas les moyens de se faire soigner lorsqu'ils tombaient malades et étaient contraints de mendier ».

Le lancement de la grève a été précédé d'une intense mobilisation sur les réseaux sociaux autour des hashtags #HealthWorkersMatter (les travailleurs de la santé comptent) ou #PayHealthWorkersFairly (payer équitablement les travailleurs de la santé). A cette occasion les populations ont pu découvrir qu'un médecin spécialiste gagne 80 dollars par mois, un médecin généraliste 7600 birrs mensuel soit une cinquantaine d'euros, les autres personnels de santé, infirmiers ou aides-soignants, touchent des salaires encore bien moindres.

Un système de santé en lambeaux

Le seul moyen de s'en sortir est de cumuler plusieurs postes augmentant le nombre d'heures de travail comme l'indique un docteur de Black Lion Specialized Hospital : « Je viens de terminer mon service de nuit, j'ai travaillé la nuit précédente dans un hôpital privé et je suis de retour aujourd'hui. Nous sommes soumis à une pression intense. » avec un risque avéré de dégradation des qualités des soins prodigués aux patients. La situation est bien plus désastreuse dans les provinces du pays où les heures supplémentaires ne sont pas payées et les salaires arrivent avec retard, ce qui entraîne des vagues de démission aboutissant à des déserts médicaux.

La déclaration d'Abuja sur la santé fixe comme objectif un budget dédié à la santé équivalent à 15% du PIB. Pour l'Ethiopie on en est loin, la Banque Mondiale estimait en 2022 que ses dépenses représentaient 2,85% de son PIB.

La répression plutôt que la négociation

Au lieu de répondre aux revendications, les autorités ont eu un discours contradictoire. Affirmant que la grève a peu d'impact mais accusant les personnels de santé de tuer les patients. Elles ont emprisonné Mahlet Gush une anatomopathologiste renommée ainsi que huit autres collègues. La Dr Mahlet est accusée « d'incitation à l'émeute et aux troubles » et de « collaboration avec des forces hostiles à la paix pour fomenter une rébellion urbaine » puis d'autres accusations ont été portées à son encontre, notamment d'avoir « provoquer la mort de patients par la grève ». Sauf que depuis plus d'un an elle n'exerce plus d'activité clinique.

En fait, son incarcération est liée à l'interview qu'elle a donnée à la BBC critiquant l'état catastrophique de l'offre de soins dans le pays. Cette répression, habituelle pour le gouvernement qui n'hésite pas à étouffer les voix dissidentes, a conduit l'Ethiopian Human Rights Commission (Commission éthiopienne des droits de l'homme) organisme public, à marquer sa réprobation.
La répression s'est accentuée. Ainsi Amnesty International a reçu une liste de 121 salariés de la santé qui ont été arrêtés. D'autres subissent des intimidations et des menaces notamment le retrait de leur licence.

En dépit de ces pressions, la grève tient bon et les autorités ont commencé à négocier, mais le personnel met comme préalable à l'ouverture des pourparlers la libération des salariés emprisonnés et la levée de toutes les sanctions.
Une victoire des grévistes serait un encouragement pour d'autres secteurs notamment celui de l'enseignement, lui aussi fort mal traité.
Paul Martial

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Afrique : De l’OUA à la nécessité de la refondation souverainiste de l’UA !

3 juin, par Fode Roland Diagne — ,
Il y a 62 ans, 32 États indépendants d'Afrique se retrouvaient un 25 mai à Addis-Abeba pour fonder l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA). 1963, c'était trois ans après (…)

Il y a 62 ans, 32 États indépendants d'Afrique se retrouvaient un 25 mai à Addis-Abeba pour fonder l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA). 1963, c'était trois ans après l'accession au droit d'avoir un drapeau, un hymne, un État des deux courants indépendantistes national révolutionnaire panafricain dont les figures de proues étaient Kwame Nkrumah, Modibo Keita, Sékou Touré et Gamal Abdel Nasser et national réformiste à sa tête L. S. Senghor, Houphouët Boigny et Bourguiba. L'OUA fut ainsi baptisée par les chefs d'Etats qui voulaient « accomplir » et par ceux qui voulaient « trahir » la « mission » libératrice que « chaque génération doit découvrir » selon la formule de Franz Fanon.

Tiré d'Afrique en lutte.

Née d'un tel compromis entre indépendantistes radicaux et néocoloniaux, l'OUA prolongeait le piège de la seconde balkanisation qu'a été la « loi cadre » qui préfigurait l'implosion des entités panafricaines coloniales AOF et AEF en entités territoriales émiettées qui vont chacune aller, divisée, à l'indépendance. La « loi cadre » était donc une stratégie de division pour saboter le projet panafricain du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) de « l'indépendance dans l'unité ».

Ce compromis historique entre indépendantistes radicaux panafricains et néocoloniaux réformistes a été obtenu sur la base de « l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation » et la « coopération pour parachever la libération du continent du colonialisme ».

La petite bourgeoisie radicale indépendantiste progressiste a concédé à la bourgeoisie réformiste l'érection des frontières au sein de l'AOF/AEF de l'empire colonial français et au sein des territoires de l'empire colonial britannique en proclamant « intangibles les frontières Étatiques ». Pour parachever cette stratégie de division, les impérialistes et leurs laquais néo-coloniaux vont liquider les éphémères Fédération du Mali et l'Union Guinée Ghana Mali par les coups d'États contre Nkrumah et Modibo.

A l'actif de l'OUA, il faut signaler la reconnaissance de la République Saharouie et un soutien plutôt porté par les radicaux indépendantistes que les réformistes néocoloniaux aux luttes de libération nationale des colonies portugaises, de la Namibie, du Zimbabwe et anti-apartheid d'Afrique du Sud. Les unes après les autres les luttes armées anti-coloniales en Angola, Guinée Bissau-Cap-Vert, Mozambique, Zimbabwe, Namibie et Afrique du Sud avec l'apport de Cuba socialiste vont débarrasser l'Afrique du colonialisme direct.

L'OUA signe son arrêt d'inutilité politique et sa servilité néocoloniale par son silence face à l'appel de Thomas Sankara en 1987 de « refuser collectivement de payer la dette, car si je le fais tout seul je ne serai pas parmi vous au prochain sommet » et son laisser faire de l'assassinat de cet illustre président qui a fait un temps rêver d'une Afrique en voie de libération.

Au baptême de l'UA

Le cataclysme de la fin du monde bipolaire avec la fin de l'URSS et du camp socialiste d'Europe va assommer les courants révolutionnaires et progressistes souverainistes anti-impérialistes. L'impérialisme Euro-Atlantique/G7 et Israélien va se lancer dans le projet de « re-mondialisation » de son hégémonie séculaire sous l'égide de l'impérialisme Yankee. Cette « re-mondialisation » prend la forme du totalitarisme de la pensée unique libérale imposée au monde et à l'Afrique par le biais de la dette, des plans d'ajustement structurel du FMI/BM et le dévoiement des luttes populaires africaines vers la généralisation à travers « les conférences nationales de la démocratie multipartite » néocoloniale. Elle se manifeste aussi sous la forme du cycle des guerres d'agression de l'impérialisme contre l'Irak, la Yougoslavie, l'Afghanistan, la Côte d'Ivoire, la Libye, etc.

C'est dans ce contexte qu'est impulsée la mutation de l'OUA en UA par les États de la partie sud de l'Afrique et la Libye d'abord en 1999 au sommet de Syrte puis en 2002 à Durban en Afrique du Sud.

Se définissant comme « une Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique sur la scène internationale », l'UA se dote d'institutions spécialisées et d'organes spécialisés dont « la création d'institutions financières continentales : (la Banque centrale africaine (BCA), le Fonds monétaire africain (FMA) et la Banque africaine d'investissement (BAI)) ».

Panique à bord chez les impérialistes voyant que l'axe Libye et Afrique du Sud/Namibie/Angola/Mozambique s'orientait vers une coopération économique rompant avec la dépendance verticale extravertie aux économies impérialistes, il fut décidé de s'attaquer à la Libye en instrumentalisant le prétendu « printemps arabe » pour y prolonger la politique de la canonnière Otanienne ainsi qu'en Syrie. Pourquoi la Libye ? Parce que comme nous l'écrivions en août 2011 dans notre article intitulé « Guerre coloniale de la Françafric, de l'Eurafric et de l'Usafric contre le peuple Libyen », les impérialistes reprochaient à Khadafi : « D'avoir empêché jusqu'ici la mise en place de « l'union Europe-Méditerranée » par laquelle le grand patronat Français veut rééquilibrer la construction européenne dominée par l'Allemagne ; D'être à l'initiative du Fond Monétaire Africain (FMA) qui est un fond africain qui rompt le monopole quasi - exclusif qu'impose jusqu'ici le FMI et la Banque Mondiale à l'Afrique ; D'être l'une des parties à l'origine du projet en cours de réalisation du satellite à 100% africain ; D'avoir investi dans les pays d'Afrique notamment dans des infrastructures à des taux d'intérêts bas ; D'avoir transformé la Libye en pays d'Afrique avec un niveau de vie proche de celui des pays développés avec l'éducation et la santé gratuites ; D'avoir diversifié les fonds souverains en dollars, euros et surtout en réserve d'or ; D'avoir nationalisé le pétrole, le raffinage et expulsé les bases militaires US ; D'avoir doté la Libye d'un réservoir en eau unique au monde ; D'avoir soutenu les luttes de libération nationale en Afrique et dans le monde contre les colonialistes ».

et à l'AES et le Sénégal

Une fois la Libye ramenée à l'âge de pierre et le meurtre sauvage de Khadafi obtenu, les djihado-terroristes armés jusqu'au dents ont essaimé dans le Sahel se mêlant aux séparatistes et ethnicistes pour planter leurs griffes dans les États des bourgeoisies bureaucratiques néocoloniales dont la faillite réside dans la généralisation de la corruption et du vol impuni de l'argent public. C'est là un processus d'embourgeoisement de la petite bourgeoisie intellectuelle néocoloniale. Les classes politiques, y compris les gauches révolutionnaires et communistes, ont été happées par les capitulations et l'intégration des principaux leaders à la tête des partis dans les systèmes néocoloniaux dont pourtant les militants ont été les meneurs et sacrifiés des luttes pour la démocratisation des dictatures néocoloniales civiles et militaires qui ont sévi entre 1960 et 1990.

Ces vingt années, 1990 et 2010, ont révélé aux yeux d'une partie de plus en plus importante de l'intelligentsia et de nos peuples la faillite totale des dictatures néocoloniales soumises au FMI/BM, des alternances démocratiques qui font se succéder des régimes politiques ayant tous la même politique libérale apatride dictée par les plans libéraux d'ajustement structurel et qui en plus dans le cas du Mali, Burkina, Niger se sont révélés complices de la duplicité des impérialistes françafricains, eurafricains et usafricains dans leur prétendue « guerre contre le terrorisme » dans le cadre de leur stratégie réactionnaire de dupe de « choc, guerre de religions, de cultures, de civilisations » et « d'occupation militaire du Sahel » comme nous l'écrivions dès 2010.

Si dans les pays de l'AES, la corruption généralisée par l'intégration de la quasi-totalité de la classe politique dans le système néocolonial a empêché l'existence d'une offre politique alternative, malgré l'effort de certains des résistants de la gauche communiste comme nos camarades de Sanfin du Mali, c'est au Sénégal qu'a émergé, en plus d'une minorité de résistants de gauche communistes, une offre politique alternative à l'intégration des ex-gauches, notamment communistes au néocolonialisme.

Dans l'AES, c'est donc la fraction souverainiste des armées nationales qui est venue parachever les révoltes populaires contre les États faillis et au Sénégal, la rébellion souverainiste s'est dotée d'un parti-front et de leaders qui ont chassé dans les urnes le régime néocolonial.

L'actuelle seconde phase souverainiste de libération africaine voit donc s'opérer le développement plus ou moins rapide des prises de consciences inégales souverainistes, mais tendanciellement historiquement en hausse constante.

La crise de la CEDEAO/UEMOA avec le départ de l'AES préfigure la crise qui va progressivement atteindre l'UA dont les chefs d'États néocoloniaux sont de plus en plus confrontés aux exigences de souveraineté des peuples.

L'AES, qui rappelle la mort-née Union Guinée/Ghana/Mali, est l'antithèse du piège attrape-nigaud de « l'unité par la coopération » qui fut le sceau de naissance de l'OUA et de sa mutation en UA. L'AES est vite passée à la « confédération » qui doit être une phase de transition vers la « fédération » des peuples et États qui se sont libérés du néocolonialisme.

Que le Sénégal souverainiste confronté à une phase de transition dans laquelle une sous-phase de redressement des finances publiques se révèle incontournable, œuvre, nous l'espérons avec le nouveau gouvernement du Ghana, à empêcher la poursuite de l'utilisation par les impérialistes de la CEDEAO/UEMOA contre l'AES est déjà très positif et doit être considéré comme une étape préparatoire à la convergence puis à l'unité avec l'AES confédérée le moment venu.

C'est ainsi que nous tirerons les leçons des échecs de l'OUA pour refonder à terme l'UA en une confédération puis une fédération des États souverains d'une Afrique débarrassée du néocolonialisme.

25/05/25

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le plan hasardeux de l’Église catholique pour "réparer" le catholicisme américain

3 juin, par Jack Daniel Christie — , ,
Le catholicisme américain est devenu un champ de bataille. Le sédévacantisme — cette tendance opposée aux réformes libérales de l'Église issues du concile Vatican II dans les (…)

Le catholicisme américain est devenu un champ de bataille. Le sédévacantisme — cette tendance opposée aux réformes libérales de l'Église issues du concile Vatican II dans les années 1960 (messe en langue vernaculaire, hiérarchisation moins marquée, implication accrue des laïcs, accent mis sur la justice sociale) — gagne en popularité.

22 mai 2025 | tiré de Canadian Dimension | Photo : Messe d'inauguration du pape Léon XIV sur la place Saint-Pierre, Cité du Vatican. Photo courtoisie de la Conférence des évêques catholiques d'Angleterre et du Pays de Galles / Flickr.
https://canadiandimension.com/articles/view/maga-and-the-pope

Il constitue aujourd'hui la base du mouvement du « catholicisme traditionnel » ou TradCath, un courant profondément réactionnaire et de droite au sein de l'Église, particulièrement prégnant aux États-Unis, notamment chez les convertis protestants en quête de rigueur et d'autorité dans un christianisme hiérarchique, ainsi que chez certains jeunes hipsters post-ironiques (voir : Dasha Nekrasova du balado Red Scare).

Depuis la démission de Benoît XVI — un homme allant jusqu'à attribuer les abus sexuels commis par le clergé à un excès de relativisme moral en théologie —, les conservateurs de l'Église, très présents aux États-Unis, ont souvent eu le sentiment que leur voix était marginalisée dans les affaires ecclésiastiques. Depuis peu, les tensions longtemps souterraines au sein du catholicisme américain explosent au grand jour. Le réseau américain Eternal Word Television Network (EWTN), par exemple, est désormais connu pour son attitude passivement agressive envers la mise en œuvre de Vatican II. Des figures comme le cardinal Raymond Burke adoptent une posture intransigeante de guerre culturelle « anti-libérale », Burke allant même jusqu'à défier publiquement le défunt pape François et remettre en question son autorité.

Si le mouvement TradCath existe aussi dans plusieurs pays — notamment en France et en Pologne —, c'est aux États-Unis que les braises sont les plus vives. On craint depuis plusieurs années qu'un tel mouvement réactionnaire ne débouche sur un schisme majeur, qui pourrait mener à une sécession d'une partie de l'Église américaine du Saint-Siège — un courant parfois désigné sous le nom de « catholicisme MAGA ».

Avec l'élection du pape Léon XIV — un Américain modéré, synodaliste progressiste mais conservateur sur la doctrine —, on espère manifestement qu'il puisse utiliser son influence locale pour adoucir les angles les plus durs du catholicisme américain, tout en poursuivant les orientations pastorales et tournées vers le Sud global initiées par François, dont il était proche. Si les catholiques américains peuvent s'identifier à un pape qui est l'un des leurs, un homme bien connecté dans leur univers et intimement familier des conflits internes au catholicisme américain, alors peut-être pourra-t-il recoller les morceaux. Mais si cela vous évoque les ambitions centristes désastreuses du Parti démocrate, c'est peut-être que vous êtes plus perspicace que les cardinaux.

Les mouvements alignés sur MAGA ne peuvent être apaisés par une modération bienveillante. L'Église catholique ne peut plus rien faire pour apaiser les catholiques MAGA — tout comme leurs homologues politiques, ils sont allés trop loin dans l'abîme de l'irrationnel. Steve Bannon, qui avait qualifié François de « marxiste », a déjà lancé la même accusation contre le plus modéré Léon, l'accusant d'être « anti-Trump, anti-MAGA et pro-frontières ouvertes ». Les influenceurs MAGA sont déjà montés au front, déclarant que Léon est encore plus radical que François, l'accusant d'être atteint du « virus mental woke » parce qu'il a un jour retweeté un message sur George Floyd. Ce nouveau chef d'un ordre religieux international a même été accusé de ne pas être suffisamment « America First ». Et comme si cela ne suffisait pas, certains tentent maintenant, par des raisonnements pseudo-scientifiques, de prouver que le nouveau pape serait transgenre.

Voilà les personnes que l'Église catholique pense, à tort, pouvoir apaiser. Le mouvement catholique MAGA est voué à son propre sort, car ses fidèles se complaisent dans leur haine du Saint-Siège et ne montrent aucun désir d'en dévier, ce qui correspond parfaitement à leurs obsessions complotistes et à leur rejet de toute autorité en dehors de QAnon et Donald Trump. Prolongement de la Nouvelle Droite, ils se méfient de toute influence « étrangère » ou « globale », ce qui inclut le Vatican, souverain et éloigné.

L'Église pourrait annuler Vatican II, excommunier tous les Latinos, et publier une bulle pontificale déclarant qu'il est péché de boire de la bière « woke » — elle ne pourrait toujours pas les satisfaire. Si l'Église veut éviter d'éventuels schismes à venir, une voie plus prometteuse serait de chercher à combler le fossé avec le mouvement réformateur moderniste croissant en Allemagne. Autrement, il serait plus judicieux pour elle de concentrer ses efforts sur le maintien de son influence dans le Sud global, là où son impact est le plus important et porteur de sens. C'est ce que le pontificat de François avait bien compris : il a méthodiquement remodelé l'épiscopat mondial, en promouvant systématiquement des évêques d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, désormais influents au sein du Collège des cardinaux, au détriment des anciens centres européens de pouvoir.

L'avenir de l'Église se joue dans le Sud global. Et alors que ces régions affrontent des défis majeurs liés à l'instabilité politique et aux bouleversements climatiques, elles auront besoin d'une Église réformée pour répondre à leurs besoins. À la place, l'Église s'apprête à s'enliser dans le bourbier américain, ce qui pourrait lui coûter bien plus d'énergie et de ressources qu'elle ne peut se le permettre.

Jack Daniel Christie est écrivain et artiste d'origine anishinaabe, partageant son temps entre Toronto et Montréal. Sa poésie et sa prose ont été publiées notamment dans Commo, Bad Nudes et Calliope. Finaliste du prix Irving Layton en fiction, il est rédacteur en chef du fanzine de poésie et série d'événements Discordia Review. Il a déjà écrit sur le phénomène TradCath sur le blogue de Discordia.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Budget de Trump : plus d’inégalités et de corruption

3 juin, par Dan La Botz — , ,
La semaine dernière, la Chambre des représentantEs, dominée par le Parti Républicain, a adopté par 215 voix contre 214 le « Big Beautiful Bill », comme l'appelle le président (…)

La semaine dernière, la Chambre des représentantEs, dominée par le Parti Républicain, a adopté par 215 voix contre 214 le « Big Beautiful Bill », comme l'appelle le président Donald Trump, qui accorde de nouvelles réductions d'impôts aux riches et plus d'argent à l'armée tout en réduisant toute une série de programmes sociaux destinés aux classes ouvrières et aux pauvres.

29 mai 2025 | Hebdo L'Anticapitaliste - 756
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/budget-de-trump-plus-dinegalites-et-de-corruption

Le projet de loi, de plus de 1 000 pages, réduit Medicaid, qui fournit des soins de santé aux adultes et aux enfants à faible revenu, réduit le Supplemental Nutrition Assistance Program, qui fournit une aide alimentaire aux personnes ayant peu ou pas de revenus, et réduit le soutien à l'éducation à tous les niveaux, de l'école élémentaire à la recherche universitaire.

Une loi pour les riches qui augmente la dette

Selon les estimations de l'office budgétaire du Congrès, quelque 8,6 millions d'AméricainEs, hommes et femmes, risquent de perdre toute couverture de santé d'ici à 2034. Et Trump est en train de licencier 100 000 fonctionnaires fédéraux. Dans le même temps, le projet de loi prévoit plus d'argent pour l'armée et les autorités chargées de l'immigration.

Malgré les coupes dans les programmes sociaux, le projet de loi augmentera la dette nationale d'environ 3 300 milliards de dollars. Le projet de loi est maintenant transmis au Sénat, également à majorité républicaine, qui l'amendera ; les deux chambres devront ensuite concilier leurs divergences. Au bout du compte, la loi sera dévastatrice pour les pauvres et une aubaine pour les riches.

La monnaie de Trump et la corruption

Alors qu'il s'emparait de la nourriture et des soins médicaux des pauvres, Donald Trump organisait un dîner à son Trump National Golf Club, dans la banlieue de Washington, pour 250 milliardaires, les plus gros acheteurs de sa crypto­monnaie $TRUMP, une pièce numérique qui n'a d'autre fonction que la spéculation. Les convives présents ont acheté en moyenne 1,7 million de dollars de $TRUMP, les sept premiers achetant 10 millions de dollars et l'un d'entre eux, 40 millions de dollars. De nombreuses ­personnes présentes — dont un grand nombre sont originaires de pays asiatiques — ont déclaré avoir investi dans le $TRUMP afin de pouvoir influencer le président et la politique économique des États-Unis.

Depuis qu'il est devenu président, Donald Trump a ajouté des milliards à sa fortune personnelle, dont plus récemment 320 millions de dollars d'honoraires grâce à la vente de sa cryptomonnaie. Alors que les convives arrivaient, des dizaines de manifestantEs brandissaient des pancartes portant des slogans tels que « Crypto Corruption » et « Les États-Unis sont à vendre », et criaient : « Honte, honte, honte ».

Les démocrates ont critiqué l'utilisation par Donald Trump de sa fonction pour s'enrichir. « Le dîner de Donald Trump est une orgie de corruption », a déclaré la sénatrice Elizabeth Warren du Massachusetts lors d'une conférence de presse du parti démocrate organisée avant le dîner. « Donald Trump utilise la présidence des États-Unis pour s'enrichir grâce aux crypto-­monnaies et il le fait au vu et au su de tous. »

Trump intouchable

Des gouvernements et des hommes d'affaires du monde entier passent des accords avec Trump pour tenter d'influencer les politiques américaines. Donald Trump veut imposer des droits de douane de 46 % sur les importations vietnamiennes ; le gouvernement vietnamien coopère avec la famille Trump, qui construit un complexe de golf de 1,5 milliard de dollars à l'extérieur de Hanoï, la capitale du pays, peut-être pour tenter de réduire les droits de douane qui touchent environ un tiers des exportations vietnamiennes. Mais il y a 20 propriétés avec la marque Trump dans des pays du monde entier : coopérer avec les entreprises privées du président devient un moyen d'essayer ­d'­influencer les décisions politiques.

Trump fait tout cela en toute impunité. Le président américain n'est pas tenu par les lois relatives aux conflits d'intérêts. La Cour suprême lui a accordé l'immunité. Sa loyale Pam Bondi contrôle le ministère de la Justice. Il est intouchable.

Alors que la résistance aux attaques de Trump contre les travailleurEs et les pauvres se développe lentement, il n'y a que peu ou pas de résistance à la corruption de Trump. Pourquoi ?

Certains, bien sûr, admirent l'homme d'affaires qu'est Trump, d'autres se laissent embobiner par lui. Quoi qu'il en soit, il contrôle l'exécutif, le législatif et bénéficie du soutien de la Cour suprême, si bien qu'il semble tout-puissant. De plus, dans l'histoire des États-Unis, nous n'avons sans doute jamais vu une corruption d'une telle ampleur. La rapidité des actions de Trump nous laisse pantois. En réponse, nous avons des critiques des démocrates, mais la direction de ce parti est à la fois divisée et impopulaire. Et nous avons quelques dizaines de manifestantEs qui crient « Honte ! » Que faudrait-il faire ? C'est à nous de le déterminer.

Dan La Botz,
traduction Henri Wilno

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Sur le mythe de l’abandon de l’hypocrisie par Washington

3 juin, par Gilbert Achcar — , ,
La visite de Donald Trump dans les États arabes du Golfe a donné lieu à beaucoup de commentaires sur un changement radical que le nouvel-ancien président américain aurait (…)

La visite de Donald Trump dans les États arabes du Golfe a donné lieu à beaucoup de commentaires sur un changement radical que le nouvel-ancien président américain aurait introduit dans la politique étrangère américaine. L'hypocrisie reste cependant une constante de cette politique.

28 mai 2025

Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Abonné·e de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/280525/sur-le-mythe-de-l-abandon-de-l-hypocrisie-par-washington
Ce blog est personnel, la rédaction n'est pas à l'origine de ses contenus.

La visite de Donald Trump dans les États arabes du Golfe a donné lieu à beaucoup de commentaires sur un changement radical que le nouvel-ancien président américain aurait introduit dans la politique étrangère américaine, en particulier envers la région arabe. Les commentaires se sont fondés sur les déclarations de Trump lors de la visite, en particulier son éloge de ce qu'il a décrit comme les succès remarquables des régimes du Golfe exportateurs de pétrole et de gaz, insinuant que la principale source de leur richesse était leur habileté à gérer les affaires. Il a accompagné cet éloge de l'affirmation répétée qu'il avait opéré un changement radical dans la politique étrangère de Washington, de sorte que l'Amérique dorénavant ne fasse plus la leçon à d'autres États sur la démocratie, ou ne tente plus d'en reconstruire certains sur des bases démocratiques, en référence aux échecs américains en Irak et en Afghanistan.

En réalité, la seule période de l'histoire moderne qui a vu un changement réel, bien que limité, dans la politique arabe de Washington a été durant le premier mandat de George W. Bush (2001-2005) et la première moitié de son second mandat (2005-2009). L'orgueil démesuré des États-Unis à l'apogée de l'hégémonie mondiale unipolaire qu'ils ont connue au cours de la dernière décennie du siècle dernier, après l'effondrement du système soviétique, a abouti à l'accession des « néoconservateurs » au pouvoir dans la nouvelle administration. Ceux-ci ont promu une politique « idéaliste » naïve, fantasmant sur une reproduction du rôle joué par l'Amérique dans la reconstruction de l'Europe occidentale et du Japon sur des bases prétendument démocratiques, mais cette fois dans la région arabe. En fait, l'idéologie néoconservatrice a fourni à l'administration Bush, pour la poursuite de son occupation de l'Irak, un prétexte qui a pris de plus en plus d'importance lorsque le prétexte principal originel – le mensonge selon lequel Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive – s'est effondré.

Washington s'est alors lancé dans une tentative de construire un système « démocratique » en Irak répondant à ses intérêts et a tenté de l'imposer au peuple irakien par le biais de législateurs de son choix – jusqu'à ce que le mouvement populaire répondant à l'appel de l'autorité religieuse chiite l'oblige à accepter une assemblée constituante élue au lieu d'une assemblée nommée par l'occupant. À ce stade, dans un effort visant à confirmer la sincérité de ses intentions, l'administration Bush, en particulier par l'intermédiaire de Condoleezza Rice après sa promotion de conseillère à la sécurité nationale au poste de secrétaire d'État, a déclaré que l'époque où la stabilité autoritaire avait la priorité sur les exigences de la démocratie était révolue et que le moment était venu d'inverser l'équation. Cette prétention s'est accompagnée de pressions sur le royaume saoudien, le Koweït et l'Égypte pour qu'ils mettent en œuvre des réformes limitées. Elle s'est rapidement estompée en Égypte lorsque Hosni Moubarak, au second tour des élections législatives de 2005, ferma la parenthèse démocratique limitée qu'il avait ouverte au premier tour, sachant pertinemment que les Frères musulmans en seraient les principaux bénéficiaires. Les résultats du premier tour furent suffisants pour confirmer son point de vue auprès de Washington, qui cessa par la suite d'exercer des pressions sur lui.

La perspective « idéaliste » des néoconservateurs s'est entièrement effondrée à la suite du déclenchement de la guerre civile irakienne en 2006. L'administration Bush s'est alors débarrassée des néoconservateurs les plus en vue dans la seconde moitié du second mandat du président (2007-2008). Elle revint au cours que les États-Unis avaient suivi à l'échelle mondiale depuis le début de la Guerre froide. Dans les pays du Nord mondial, ce cours a développé un discours idéologique démocratique presque exclusivement dirigé vers la sphère soviétique (pour rappel : Washington a accueilli le régime portugais quasi-fasciste parmi les membres fondateurs de l'OTAN en 1949, et le coup d'État en Grèce en 1967 n'a pas empêché ce pays de rester membre de l'alliance tout au long du régime militaire qui a pris fin en 1974).

Dans les pays du Sud mondial, le cours « réaliste » constituait la norme. En effet, Washington a joué un rôle clé dans le renversement par la force de plusieurs régimes démocratiques progressistes et leur remplacement par des dictatures de droite (le plus célèbre de ces nombreux cas est probablement le coup d'État militaire de 1973 contre Salvador Allende au Chili). Barack Obama et Joe Biden ont tous deux suivi le même cours hypocrite, quelles que puissent être leur prétention au contraire. L'hypocrisie a même atteint son paroxysme sous Biden, qui, en 2021 et 2023, a convoqué un « Sommet pour la démocratie » incluant des personnalités éminentes de la galaxie néofasciste, telles que le brésilien Bolsonaro, le philippin Duterte et l'indien Modi, sans oublier, bien sûr, l'israélien Netanyahu.

Dans la région arabe, les prétentions démocratiques de Washington depuis l'époque de la Guerre froide ne l'ont pas empêché de parrainer l'établissement d'un régime imprégné d'extrémisme religieux dans le royaume saoudien tout en exploitant ses richesses pétrolières. Washington a même poussé à l'accentuation de cet extrémisme ou à son raffermissement face à la « révolution islamique » de 1979 en Iran. C'est ce qu'a souligné le prince héritier Mohammed ben Salmane lui-même dans une célèbre interview donnée après son entrée en fonction, en réponse à une question sur l'extrémisme religieux qu'il avait entrepris de démanteler dans le royaume. Le prétexte utilisé par les États-Unis et d'autres pays occidentaux ayant des intérêts dans la région arabe pour justifier leur silence sur le despotisme était le « respect des cultures locales ». C'est le même prétexte qu'utilise Donald Trump pour justifier la priorité qu'il donne aux intérêts étatsuniens et à ses intérêts personnels et familiaux sur toute autre considération.

Si Trump a introduit un changement quelconque dans le cours de la politique étrangère américaine, c'est en abandonnant le discours démocratique que cette politique avait pratiqué en combinaison hypocrite avec un « réalisme » qui privilégiait les valeurs matérialistes sur toutes autres valeurs. Trump a ainsi abandonné l'un des outils de la soft power que l'Amérique imaginait exercer sur le monde entier jusqu'à son arrivée à la Maison Blanche. Le cours néofasciste que Washington a adopté au cours du second mandat de Trump n'est cependant pas moins hypocrite qu'auparavant. Le vice-président J.D. Vance a fait la leçon aux gouvernements européens libéraux sur la « démocratie » en défense des forces néofascistes dans leurs propres pays, et nous avons vu Trump lui-même se targuer d'offrir l'asile à une poignée de fermiers blancs sud-africains sous prétexte qu'ils subissaient un génocide, pur fruit de l'imagination de ses amis suprémacistes blancs, tout en incitant à un véritable et terrible génocide à Gaza. La morale de tout cela est que l'hypocrisie a été la caractéristique constante la plus éminente de la politique étrangère de Washington depuis des décennies et jusqu'à ce jour.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 27 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

La famine comme arme de génocide : Gaza 2025 - Union Soviétique 1941

Les images des enfants de Gaza, que la plupart des médias occidentaux refusent de montrer, ne laissent aucun doute : elles rappellent celles des camps d'extermination nazis (…)

Les images des enfants de Gaza, que la plupart des médias occidentaux refusent de montrer, ne laissent aucun doute : elles rappellent celles des camps d'extermination nazis filmées par des cinéastes comme John Ford, Samuel Fuller ou George Stevens juste après leur libération par l'armée américaine : des squelettes vivants, la peau collée sur les os, les yeux enfoncés dans les orbites, le regard embrumé !

Alors, force est de constater que le présent recours de l'État d'Israël a la famine comme arme de guerre contre la population de Gaza ressemble comme deux gouttes d'eau au « * Hungerplan* » (Plan de la faim) mise en œuvre par les nazis en Union Soviétique en 1941-1942, afin d'éliminer 30 millions de citoyens soviétiques. Dans les deux cas, même déshumanisation préalable des victimes, même volonté de ceux qui se posent en « * Herrenrasse* » (race des maîtres) d'exterminer leurs « * Untermenschen* » (sous-hommes) slaves et juifs alors, et palestiniens aujourd'hui, et même projet de vider le territoire de ses populations indigènes afin de l'occuper et le coloniser.

Et à Goering qui déclare à Galeazzo Ciano, ministre des affaires étrangères de Mussolini, que *« de 20 à 30 millions de personnes mourront de faim cette année en Russie. Et c'est sans doute très bien ainsi, car certains peuples doivent être décimés » *fait écho le ministre israélien Bezalel Smotrich qui déclare sans ambages qu'il serait *"justifié et moral de faire
mourir de faim 2 millions de Palestiniens à Gaza »…*

Ceci dit, il y a eu finalement « seulement » environ 6 millions de soviétiques (militaires, civils, juifs) morts de la faim, non pas parce qu'il a manqué aux nazis la volonté ou la détermination d'aller au bout de leur *Hungerplan*, mais en raison de la mauvaise tournure qu'a pris pour eux leur guerre contre l'URSS. Alors, Ernest Mandel a manifestement raison quand il constate que *« ce n'est pas vrai que les projets d'extermination des nazis étaient exclusivement réservés aux Juifs. Les Tziganes ont connu une proportion d'extermination comparable à celle des Juifs. À plus long terme, les nazis voulaient exterminer cent millions de personnes en Europe centrale et orientale, avant tout des Slaves ». (1)*

En somme, la Shoah n'est pas l'unique holocauste de l'histoire. Mais, s'il n'est pas unique, s'il y a eu d'autres avant ou en même temps que la Shoah, alors le meme Ernest Mandel a de bouveau raison de tirer la conclusion suivante : »Nous disons à dessein que l'holocauste est jusqu'ici le sommet des crimes contre l'humanité. Mais il n'y a aucune garantie que ce sommet ne soit pas égalé, ou même dépassé, à l'avenir. Le nier a priori nous semble irrationnel et politiquement irresponsable. Comme le disait Bertolt Brecht : « II est toujours fécond le ventre qui a accouché de ce monstre. »

En quelques mots Ernest Mandel non seulement invalide les arguments de tous ceux qui ont fait leur fortune en répétant que la Shoah est unique, « indicible » et « irrépétible », mais il nous avertit et nous prépare à la possibilité de nouveaux holocaustes. Et ce faisant, il répond d'avance aux deux réactions trop bien connues, aussi infondées et stupides l'une que l'autre : celle qui traite de « sacrilège » et interdit toute comparaison de la Shoah (2) avec ce qui arrive actuellement aux Palestiniens de Gaza, et l'autre qui s'interroge « comment est-ce possible que les juifs fassent aux Palestiniens ce qu'eux-mêmes ont subi des Allemands ? ». Tant que reste « fécond le ventre qui a accouché de ce monstre », c'est-à-dire tant qu'existent et se réunissent ce que Mandel appelle les « prémisses matérielles, sociales et idéologiques du génocide nazi », des nouveaux holocaustes sont possibles et notre devoir est de nous préparer à les prévenir en mobilisant toutes nos forces contre leurs « prémisses » !

Alors, que dire et que faire de tous ces dirigeants des 153 pays, dont les nôtres, qui bien que signataires de la « Convention sur le génocide », refusent ostensiblement de l'appliquer ? Que dire et que faire d'eux qui refusent le « devoir de prévenir le génocide » que leur impose cette Convention, un devoir « qui naît dès qu'un État a connaissance, ou aurait normalement dû avoir connaissance, d'un risque grave de génocide », qui comprend le « recours a la famine comme arme de guerre »,… « des actes constitutifs de crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, notamment l'extermination, et d'actes de génocide » ? (3) Que dire et que faire de ces complices de génocidaires et d'autres coupables de crimes contre
l'humanité ? …

Et la gauche dans tout ça, gauche israélienne en tout premier lieu ? Vu ce qu'elle ne dit pas et ce qu'elle ne fait pas en plein génocide des Palestiniens de Gaza, on ne peut que s'exclamer : cette gauche israélienne n'a que le nom ! (4) Car il n'y a nul besoin même d'être de gauche pour se révolter contre ce genocide, pour faire tout son possible pour le faire cesser, tout en luttant bec et ongles contre les génocidaires à la tête de ton propre pays.

Et pourtant, cette « gauche » israélienne ne fait rien de tout ça. Bien sûr, elle dénonce Netanyahou, elle va même jusqu'à l'appeler fasciste, mais elle ne dit rien des Palestiniens qui sont méthodiquement affamés, et systématiquement bombardés et massacrés par dizaines des milliers par l'armée de leur pays. Elle leur refuse sa solidarité. Elle s'en fout d'eux.

Comme d'ailleurs s'en foutent éperdument d'eux ses pareils de « gauche » dans la Diaspora qui parlent « en général » de paix et de coexistence avec les Palestiniens, mais n'osent même pas se démarquer des génocidaires et de leurs exécutants (militaires et autres) en faisant ce qu'avaient fait jadis les antifascistes allemands sous le Troisième Reich, et font, fort heureusement, aujourd'hui des milliers d'autres juifs aux Etats-Unis et de par le monde : descendre dans la rue aux côtés des Palestiniens, en brandissant publiquement les quatre mots qui sauvent l'honneur à la fois des juifs et de l'humanité : « not in my name » !

Notes

1. *Ernest Mandel » Prémisses matérielles, sociales et idéologiques du
génocide nazi* » :
https://ernestmandel.org/spip.php?page=article&id_article=183&lang=fr

2. Voir notre article *"**Auschwitz, la faillite de l'idée du progrès et
la réhabilitation de la dimension utopique du socialisme*" :
https://ujfp.org/auschwitz-la-faillite-de-lidee-du-progres/

3.
https://www.hrw.org/fr/news/2025/05/15/gaza-le-nouveau-plan-israelien-se-rapproche-de-lextermination

4. *Ce qu'un « sommet pour la paix » nous révèle sur l'état de la gauche
israélienne :*
https://agencemediapalestine.fr/blog/2025/05/12/ce-quun-sommet-pour-la-paix-nous-revele-sur-letat-de-la-gauche-israelienne/

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Gaza : un terrorisme d’Etat

L'attaque du Hamas le 7 octobre 2023 a été un acte terroriste et barbare. Mais la riposte du gouvernement israélien de Benjamin Netanyahou, massacrant plus de soixante mille (…)

L'attaque du Hamas le 7 octobre 2023 a été un acte terroriste et barbare. Mais la riposte du gouvernement israélien de Benjamin Netanyahou, massacrant plus de soixante mille habitants de Gaza, en leur majorité des femmes, des enfants et des personnes agées, a été cent fois plus terroriste.

Tiré du blogue de l'auteur.

1) Qui gouverne Israël ?

Benjamin Netanyahou et sa clique sont les héritiers d'un mouvement qui n'a jamais occulté sa nature criminelle.

En décembre 1948, lors de la visite de Menahem Begin, un des principaux leaders du parti Hérout, aux États-Unis, une trentaine de Juifs américains, plutôt "sionistes de gauche", parmi lesquels Hannah Arendt et Albert Einstein, ont envoyé au New York Times une déclaration qui dénonce catégoriquement ce personnage et son mouvement :

"Aux éditeurs du New York Times"

Parmi les phénomènes politiques les plus inquiétants de notre époque, est l'émergence, à l'intérieur de l'État d'Israël nouvellement créé, du "Parti de la Liberté" (Tnuat Haherut), un parti politique qui ressemble beaucoup, dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et ses prétentions sociales, aux partis politiques nazis et fascistes. Il a été créé par des membres et sympathisants de l'ancien Irgun Zvai Leumi, une organisation chauvine, droitière et terroriste, en Palestine. (...)

Un exemple choquant a été donné par ce qu'ils ont fait contre le village arabe de Deir Yassin. Ce village, situé à l'écart des routes principales et entouré de terres juives, n'a pris aucune part à la guerre et a même combattu des groupes arabes qui avaient l'intention d'y établir une base. Le 9 avril, selon le New York Times, des groupes terroristes ont attaqué ce paisible village, qui n'était en rien un objectif militaire dans ce conflit, tué la plupart de ses habitants (240 personnes, hommes, femmes et enfants), et gardé quelques-uns en vie, afin de les faire parader, en tant que prisonniers, dans les rues de Jérusalem. (...)

L'incident de Deir Yassin illustre le caractère et les actions du Parti de la Liberté. À l'intérieur de la communauté juive, ils prêchent un mélange d'ultra-nationalisme, de mysticisme religieux et de supériorité raciale. (...)" [1]

Le gouvernement actuel d'Israël, hégémonisé par le Likoud (héritier direct du Hérout de Begin), a cependant dépassé, de loin, les crimes commis par ses ancêtres dénoncés comme "fascistes" par Albert Einstein. C'est un gouvernement qui comporte d'ailleurs des personnages comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, qui vont bien au-delà, dans leur ultra-nationalisme raciste, de leurs alliés fascistes du Likoud. Ce gouvernement était devenu assez impopulaire – notamment par sa tentative d'évincer la Cour suprême – et était au bord de l'écroulement, menacé par de larges manifestations dans toutes les villes du pays. Il a été sauvé par l'attaque du 7 octobre 2023.

2) Que s'est-il passé le 7 octobre 2023 ?

Le Hamas, mouvement fondamentaliste et réactionnaire qui gouvernait la bande de Gaza, avait été longtemps soutenu par Netanyahou pour diviser le mouvement national palestinien. Lors d'une réunion du Likoud en mars 2019, Benjamin Netanyahou déclarait : "Ceux qui veulent empêcher la création d'un État palestinien doivent soutenir le renforcement du Hamas (...)".

Que s'est-il donc passé le 7 octobre ? On a pu lire et entendre les propositions les plus contradictoires, dans la plus grande confusion. Enzo Traverso propose une analyse sobre et objective :

"L'attaque du 7 octobre, qui a tué des centaines de civils israéliens, peut évidemment être qualifiée d'acte terroriste. Il n'était pas nécessaire d'assassiner et de blesser des civils, et de tels actes ont de surcroît toujours nui à la cause palestinienne. C'est un crime que rien ne peut justifier et qui doit être condamné. La réprobation nécessaire de ces moyens d'action ne remet cependant pas en cause la légitimité – reconnue par le droit international – de la résistance à l'occupation, une résistance qui implique aussi le recours aux armes." [2]

Un des aspects les plus tragiques de cette attaque barbare a été le fait que beaucoup de victimes appartenaient à des kibbutzim de gauche, pacifistes, et étaient même parfois directement engagées dans des actes de solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Si le Hamas avait attaqué seulement les bases militaires et pris deux cents soldats israéliens comme otages, cela aurait pu être une victoire politique. Mais le Hamas, depuis longtemps, avait choisi d'ignorer la distinction entre militaires et civils comme méthode de lutte.

3) La réponse d'Israël est un terrorisme d'État.

La riposte du gouvernement israélien a été cent fois plus terroriste que l'attaque du Hamas. Elle a résulté dans la destruction de Gaza, de ses maisons, écoles, hôpitaux, universités, et dans le massacre de plus de soixante mille Gazaouis (des milliers de corps ensevelis sous les décombres n'ont pas encore été pris en compte), dont la majorité étaient des femmes, des enfants et des personnes âgées. Parmi les civils ainsi assassinés, des médecins, des infirmières, des écrivains, des poètes, des musiciens, des journalistes, des cinéastes, des travailleurs des associations humanitaires, des employés des Nations Unies. On compte aussi plus de cent mille blessés, parmi lesquels de nombreux enfants mutilés. Netanyahou et sa clique ont aussi utilisé la faim comme arme de guerre, en bloquant l'entrée à Gaza des secours alimentaires et médicaux. Il s'agit, comme le constate dans son récent livre le politologue Gilbert Achcar, "du pire épisode du long calvaire du peuple palestinien". [3]

L'objectif maintenant déclaré de cette criminelle destruction est l'expulsion des deux millions de Palestiniens de la bande de Gaza, un nettoyage ethnique sans précédent. Malgré le soutien de Donald Trump, ce projet est irréalisable, aucun pays n'étant disposé à recevoir tout un peuple expulsé de sa terre.

Il s'agit d'un crime de terrorisme d'État, un véritable crime contre l'humanité. De nombreux universitaires israéliens, comme Raz Segal, parlent de génocide. Lee Mordechai, professeur à l'université de Jérusalem, après avoir rejeté ce terme, a changé d'avis : il s'agit de génocide.

4) L'opposition à la guerre se renforce, en Israël même.

La politique d'extermination du gouvernement israélien a rencontré une opposition croissante dans l'opinion publique internationale, y compris la diaspora juive. Des milliers de jeunes juifs ont participé aux protestations, notamment aux États-Unis. Il est ridicule de les accuser d'"antisémitisme". Les gouvernements européens, après deux années de complicité, commencent à prendre leurs distances.

Mais à l'intérieur même de l'État d'Israël, l'opposition à cette guerre s'étend. Les médias se réfèrent surtout aux familles des otages qui exigent un cessez-le-feu et des négociations avec le Hamas. Ces négociations ont permis la libération de plusieurs otages et un nombre important de prisonniers palestiniens, mais pas Marwan Barghouti, le "Nelson Mandela palestinien"...

Cependant, le refus de cette guerre barbare ne se limite pas à ces familles : il est beaucoup plus profond et ample. Il inclut des ONG comme B'Tselem, qui défendent les prisonniers palestiniens, Standing Together, qui réunit juifs et palestiniens dans l'opposition à la guerre, ou Breaking the Silence, qui publie des témoignages sur les crimes commis à Gaza ; les journalistes du quotidien Haaretz, comme Gideon Levy et Amira Hass ; des milliers d'officiers et soldats réservistes, notamment de l'aviation, qui ont publié des déclarations refusant de participer à la guerre (l'état-major de l'armée reconnaît que près de 40 % des réservistes ne répondent pas à l'appel) ; 3600 Israéliens qui ont signé un appel demandant des sanctions contre Israël. Les manifestations se multiplient, notamment sur les campus, où on a pu voir des pancartes proclamant : "Stop the Genocide", "Palestinian Lives Matter".

La principale force politique dans cette opposition est le Parti communiste israélien (Hadash), dont plusieurs députés, juifs comme Ofer Kassif, qui a appelé les soldats à refuser d'obéir aux ordres de participer au génocide, ou arabes, comme Ayman Odeh et Aida Touma-Souleiman, ont été suspendus de la Knesset (parlement) pour avoir dénoncé la guerre. Pour les communistes et pour les Israéliens les plus critiques, c'est toute l'entreprise colonialiste en Cisjordanie et à Gaza qu'il faut rejeter.

5) Quel avenir ?

Au-delà de la guerre et des massacres, peut-on imaginer un avenir commun pour Juifs israéliens et Arabes palestiniens ?

Pour le grand écrivain palestinien Elias Sanbar, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l'Unesco, le premier pas serait "une reconnaissance pleine et anticipée de la Palestine" (dans les frontières de la ligne verte de juin 1967) :

"Qu'est-ce qui interdirait à des nations souveraines de reconnaître pleinement un pays même si la souveraineté de ce dernier est captive d'un puissant occupant ?" [4]

La gauche en France et ailleurs est divisée entre partisans d'un État, de deux États, d'une fédération binationale, etc. J'aimerais ajouter une autre idée : une confédération démocratique, socialiste et multinationale des peuples du Moyen-Orient. Est-ce un rêve ? Certes, mais comme disait Lénine, "il faut rêver"...

Michael Löwy

Notes

[1] Le journaliste grec Giorgo Mitralias a re-découvert et publié dans son blog ce document.

[2] Enzo Traverso, Gaza devant l'histoire, Québec, Lux, 2025, p. 88.

[3] Gilbert Achcar, Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale, Paris, La Dispute, 2025.

[4] Elias Sanbar, "La dernière guerre ?". Palestine, 7 octobre 2023 - 2 avril 2024, Paris, Gallimard, "Tracts", n° 56, 2024

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

En l’espace d’une semaine, un avant-poste de colon efface toute une communauté palestinienne

Après avoir construit sur leurs terres, des colons israéliens ont attaqué et chassé les habitants de Maghayer Al-Dir, l'un des derniers villages du sud de la vallée du (…)

Après avoir construit sur leurs terres, des colons israéliens ont attaqué et chassé les habitants de Maghayer Al-Dir, l'un des derniers villages du sud de la vallée du Jourdain.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Le matin du 18 mai, des colons israéliens ont établi un avant-poste illégal au sein de la communauté palestinienne de bergers de Maghayer Al-Dir, dans la zone C de la Cisjordanie, à seulement 100 mètres des habitations des résidents.

En milieu de semaine, avant toute confrontation violente ou incident de vol de bétail, près de la moitié des villageois palestiniens avaient fait leurs bagages et pris la fuite, les autres se préparant à faire de même : sous le regard des colons, les familles ont commencé à charger leurs moutons, leurs meubles, la nourriture pour animaux et des réservoirs d'eau dans des camions.

Mais samedi après-midi, la « patrouille » habituelle des colons dans le village a dégénéré en une attaque organisée. Quatre colons ont commencé à bousculer de jeunes Palestiniens qui se tenaient sur les toits des bâtiments en cours de démantèlement. « [Les colons] cherchaient la bagarre », a déclaré Avishay Mohar, un militant et photographe qui se trouvait sur place.

Les colons et les Palestiniens ont commencé à se lancer des pierres. Alors que l'affrontement semblait avoir pris fin, les colons ont appelé des renforts : environ 25 colons supplémentaires, certains masqués, beaucoup armés de fusils d'assaut et de matraques, se sont joints à l'attaque contre les habitants et les militants internationaux, qui ont riposté.

Un colon a été touché à la tête par une grosse pierre, s'est effondré et a perdu connaissance. Un Palestinien a également été touché au visage par une pierre. Un deuxième colon, apparemment mineur, a saisi le pistolet dans le gilet de son ami inconscient et a commencé à tirer en l'air. « Un autre colon est arrivé avec un M16 et a commencé à tirer sur nous », se souvient Mohar. Alors que la panique se propageait, les habitants ont couru frénétiquement vers le village voisin de Wadi Al-Siq, dont la population avait été déplacée quelques mois plus tôt lors d'une vague de violence des colons soutenus par l'État en octobre 2023.

Les colons ont poursuivi les habitants en fuite dans la vallée, leur jetant des pierres et brisant leurs téléphones. Ils ont saisi les deux appareils photo, le téléphone, le portefeuille et la batterie externe de Mohar. Au sol, il a vu les colons frapper à coups de matraque un garçon palestinien de 15 ans à la tête. Mohar a commencé à avoir des vertiges à cause des coups et avait du mal à relever la tête. « J'ai dit aux colons : « Si vous continuez, vous allez me tuer ! » » Ils ont continué à le frapper violemment dans le dos.

Après l'arrivée tardive de l'armée et l'appel des ambulances, les recherches pour retrouver les 12 blessés— dont certains ont été retrouvés entre 500 et 600 mètres du village — se sont poursuivies jusque dans la nuit. Le lendemain matin, il ne restait plus un seul habitant à Maghayer Al-Dir. Les 23 familles, soit environ 150 personnes, avaient été contraintes de fuir.

« Cette attaque a envoyé un message aux communautés palestiniennes de toute la Cisjordanie », a déclaré Mohar. « Non seulement vous ne pouvez pas rester, mais vous ne pouvez même pas partir tranquillement. »

« Ici aussi, il y aura des Juifs »

Depuis octobre 2023, plus de 60 communautés de bergers palestiniens de Cisjordanie ont été déplacées, et au moins 14 nouveaux avant-postes ont été construits sur leurs ruines ou à proximité. Une communauté expulsée violemment, Wadi Al-Siq, a été victime d'abus, notamment d'agressions sexuelles, qui ont conduit à la dissolution de l'unité « Desert Frontier » de l'armée israélienne.

Comme dans le cas de Maghayer Al-Dir, la création d'avant-postes de colons éleveurs a été le principal facteur qui a poussé les Palestiniens à quitter leurs maisons dans la zone C. Selon un récent rapport des ONG Peace Now et Kerem Navot, les colons israéliens ont utilisé des avant-postes pastoraux pour s'emparer d'au moins 786 000 dunams de terres, soit environ 14 % de la superficie totale de la Cisjordanie. Au cours des deux dernières années et demie, sept communautés pastorales palestiniennes voisines de Maghayer Al-Dir ont été dépeuplées.

Maghayer Al-Dir était la dernière communauté palestinienne restante dans la périphérie de Ramallah, à l'est de la route Allon, une autoroute stratégique nord-sud construite par Israël dans les années 1970 pour relier les colonies et préparer l'annexion potentielle du territoire situé à l'est de la route, le long de la frontière jordanienne. Originaires du Naqab/Néguev, les familles de Maghayer Al-Dir ont été expulsées en 1948 vers une autre partie de la vallée du Jourdain, avant que l'État ne décide de construire une base militaire et de les déplacer une nouvelle fois vers leur site actuel.

Dans une vidéo tournée par le militant Itamar Greenberg le jour où les colons ont établi le nouvel avant-poste, on peut entendre un colon se vanter du nettoyage ethnique de Maghayer Al-Dir. « C'est le dernier endroit qui reste – Dieu merci, nous avons chassé tout le monde… Toute cette zone n'est plus que des Juifs », explique le colon en montrant du doigt l'étendue à sa gauche. La caméra se concentre ensuite sur le site où les jeunes du sommet de la colline s'affairent à construire l'avant-poste. « Ici aussi, il y aura des Juifs. »

Comme l'a rapporté +972 en août 2023, la plupart des communautés vivant dans le territoire situé entre Ramallah et Jéricho, une zone de 150 000 dunams, ont été contraintes de fuir au cours des mois précédents, lorsque les colons ont commencé à construire rapidement des avant-postes pour le bétail et à s'en prendre violemment aux habitants, avec le soutien de l'armée israélienne et des institutions de l'État. Aujourd'hui, seules deux communautés palestiniennes, M'arajat et Ras Al-Auja, subsistent dans toute la partie sud de la vallée du Jourdain.

Même avant la construction du dernier avant-poste, Maghayer Al-Dir était complètement encerclée par des colonies et des avant-postes israéliens. Au nord se trouve l'avant-poste semi-autorisé de Mitzpe Dani ; à l'est, Ruach Ha'aretz (« Esprit de la terre »), établi peu avant la guerre et agrandi par la suite ; et au sud, près du village désormais déserté de Wadi Al-Siq, se trouve l'un des avant-postes de Neria Ben Pazi. Bien que Ben Pazi ait été sanctionné par le gouvernement britannique la semaine dernière pour son rôle dans la construction d'avant-postes illégaux et l'expulsion de familles bédouines palestiniennes de leurs maisons, il a été vu en train de patrouiller dans le village dans les jours qui ont précédé le départ forcé de la communauté.

« Les colons sont venus préparés, avec un plan, pour s'emparer des terres et nous expulser », a déclaré un habitant du village qui a préféré rester anonyme par crainte de représailles de la part des colons.

Ces dernières années, les colons des avant-postes environnants ont commencé à ériger des clôtures qui isolent les maisons des habitants de la route principale menant à Maghayer Al-Dir. Ils volaient également de manière systématique l'eau du puits du village pour abreuver leurs moutons.

Un autre habitant, qui a également souhaité garder l'anonymat, explique qu'il n'y a aucune différence entre la violence des colons et celle de l'État. « Le problème, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a pas de loi », déclare-t-il à +972. « [Les colons] disent ‘Nous sommes le gouvernement', et la police est avec eux. » Il envisage désormais de vendre son troupeau de moutons, car les colons s'emparent de plus en plus des terres sur lesquelles les Palestiniens faisaient paître leur bétail.

« L'année dernière, des colons sont entrés dans le village et ont attaqué mes proches », a-t-il poursuivi. « Nous avons essayé de nous défendre en filmant, et j'ai été arrêté. Heureusement, le juge d'Ofer [tribunal militaire] m'a libéré en demandant [ironiquement] au procureur si nous étions censés servir le café aux colons qui envahissaient nos maisons. »

Une tactique familière

Le jeudi 22 mai, la famille Malihaat a passé la journée à faire ses cartons. Les colons avaient érigé leur dernier avant-poste à l'intérieur d'une bergerie appartenant à Ahmad Malihaat, 58 ans, père de neuf enfants. Quelques heures après sa mise en place, a-t-il raconté, les colons « ont rapidement essayé de s'emparer de nos moutons, afin de pouvoir ensuite prétendre [aux autorités israéliennes] qu'ils leur appartenaient et les emmener ».

Il s'agit d'une tactique bien connue de la communauté : début mars, des dizaines de colons armés de fusils et de gourdins ont volé plus de 1 000 moutons à la communauté de bergers de Ras Ein Al-‘Auja. Craignant que cela ne se reproduise, les habitants de Maghayer Al-Dir ont concentré leurs efforts initiaux sur l'évacuation du bétail du village dans les jours qui ont suivi la construction de l'avant-poste.

Pourtant, la famille Malihaat a témoigné que mercredi soir, les colons ont réussi à leur voler un âne et 10 sacs de nourriture pour animaux. Malihaat se souvient que les colons lui ont dit d'aller en Jordanie ou en Irak. « Ils veulent nous expulser, nous et les autres communautés bédouines, et s'emparer des terres par tous les moyens. »

Malgré l'ordre de l'administration civile du 18 mai de cesser leurs activités de construction, les colons ont agrandi l'avant-poste de Maghayer Al-Dir jour après jour, installant une grande tente et raccordant le site à l'eau courante d'un avant-poste voisin érigé peu avant la guerre.

Alors qu'ils rassemblaient leurs biens et se préparaient à partir, Malihaat raconte qu'il n'avait pratiquement pas dormi ni mangé depuis la construction de l'avant-poste. Il ajoute que son régime alimentaire se composait « principalement de cigarettes et d'eau ». À ce moment-là, il avait presque prédit l'attaque imminente. « On ne sait jamais ce que [les colons] vont faire. Ils vont peut-être frapper votre fils, puis appeler la police et vous arrêter, vous ou votre fils, et vous devrez payer une caution de 20 000 shekels. »

Malihaat ne sait pas encore où sa famille va s'installer. Il a indiqué qu'une fois qu'une communauté de bergers est déplacée, elle obtient parfois l'autorisation temporaire de s'installer sur des terres appartenant à d'autres communautés palestiniennes dans la zone B de la Cisjordanie. Mais ce n'est pas une solution à long terme.

« Quand votre voisin est gentil, tout va bien, mais eux [les colons], ils ne veulent pas la paix », a conclu Malihaat. « Ils veulent vous expulser, vous tuer et détruire votre maison. »

En réponse à la demande de +972, un porte-parole de l'armée israélienne a déclaré que le nouvel avant-poste était situé sur un terrain appartenant à l'État et n'empiétait pas sur la zone où réside la communauté. L'administration civile a également confirmé qu'un ordre d'arrêt des travaux avait été émis pour l'avant-poste, « en raison de la présence d'éléments de construction illégaux dans la zone ».

Une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call. Vous pouvez la lire ici.

Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call et membre fondateur du collectif de photographes Activestills.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine

Source : +972 Magazine

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Fondation Humanitaire de Gaza : le nouveau modèle israélien d’aide humanitaire militarisée

3 juin, par Amira Nimerawi, James Smith, Mads Gilbert, Sara el-Solh — , , , ,
‘De tels programmes ne font guère plus que maintenir l'illusion d'une préoccupation humanitaire au milieu des violences génocidaires et du nettoyage ethnique qui se (…)

‘De tels programmes ne font guère plus que maintenir l'illusion d'une préoccupation humanitaire au milieu des violences génocidaires et du nettoyage ethnique qui se poursuivent.‘

Tiré d'Agence médias Palestine.

En mars 2024, la principale initiative mondiale de surveillance de la sécurité alimentaire, l'IPC (Integrated Food Security Phase Classification) a averti que la famine était imminente à Gaza.

Aujourd'hui, près d'un demi-million de Palestiniens sont confrontés à une famine catastrophique, le reste de la population du territoire se trouvant en état de crise ou d'urgence.Des enfants, des personnes âgées et des malades, mais aussi des personnes qui étaient autrefois en bonne santé, meurent chaque jour de malnutrition, de déshydratation et de maladies qui pourraient être évitées.

Les bébés naissent dans un monde de précarité et de famine.

Il ne s'agit pas d'une catastrophe naturelle. C'est le résultat brutal de la violence orchestrée et de l'apathie collective mondiale. La famine à Gaza n'est pas un dommage collatéral, mais plutôt la conséquence intentionnelle des politiques conçues par le gouvernement israélien pour maximiser la souffrance et la mort.

L'utilisation de la nourriture et de l'aide humanitaire comme arme est depuis longtemps un pilier de la stratégie militaire d'Israël à Gaza et dans toute la Palestine occupée.

Depuis qu'Israël a imposé son blocus sur Gaza il y a 17 ans, les Palestiniens vivent sous un régime de contrôle total qui étouffe leur économie, paralyse leurs infrastructures et restreint la circulation des personnes et des biens.

En 2012, le gouvernement israélien a dû rendre public un document rédigé en 2008, qui révélait que son ministère de la Défense avait calculé l'apport calorique minimum nécessaire pour éviter la malnutrition tout en continuant à restreindre autant que possible l'accès à la nourriture. Comme l'a déclaré un haut responsable israélien en 2006, Gaza devait être maintenue « au régime ».

Des restrictions opaques

Depuis plus d'une décennie, les organisations de défense des droits humains et les experts indépendants de l'ONU ont condamné à plusieurs reprises ce blocus, le qualifiant de punition collective. Mais en l'absence de répercussions concrètes, les gouvernements israéliens successifs ont continué à renforcer et à étendre cette pratique de privation orchestrée.

Le refus systématique, le retard et la destruction de l'eau, de la nourriture, des fournitures médicales et des abris sont devenus les caractéristiques déterminantes de cette politique ; même les équipements de purification de l'eau, les béquilles et l'insuline ont été bloqués en raison des restrictions injustifiables et opaques d'Israël en matière de « double usage ».

Les prestataires de services publics palestiniens, les réseaux de la société civile et les organisations humanitaires se trouvent dans l'incapacité de répondre aux besoins les plus élémentaires des Palestiniens vivant à Gaza. Ces derniers mois, alors qu'Israël intensifiait son offensive, ce blocus s'est transformé en un siège à part entière.

Les conséquences inévitables de cette stratégie délibérée ont été catastrophiques. Des experts indépendants de l'ONU ont déclaré à la mi-2024 que la famine s'était propagée dans toute la bande de Gaza.

Des enfants et des personnes âgées meurent de faim et de déshydratation, tandis que l'Organisation mondiale de la santé a averti que la famine à Gaza menace de freiner de manière permanente la croissance et le développement cognitif de toute une génération d'enfants.

Au milieu de cette crise qui s'aggrave, la manipulation de l'aide dite humanitaire s'accélère. Au printemps 2024, les États-Unis ont construit un « quai humanitaire » au large des côtes de Gaza. Les Palestiniens ont exprimé leur scepticisme, craignant que ce quai ne serve à masquer des opérations militaires, tandis que les organisations humanitaires ont fait valoir que sa construction ne faisait que détourner l'attention de l'obstruction délibérée par Israël de tous les points de passage terrestres existants.

Au mois de juin, la zone entourant ce quai a été utilisée lors d'un raid israélien contre le camp de réfugiés de Nuseirat, déguisé en mission humanitaire. Près de 300 Palestiniens ont été tués et près de 700 autres blessés.

Les experts des droits de l'homme de l'ONU ont qualifié cette attaque d'exemple de barbarie sans précédent. Pourtant, aucune répercussion significative n'a été dirigée contre Israël ou son allié américain.

Les acteurs humanitaires établis ont été maintes fois discrédités, notamment l'Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), ce qui constitue une autre tactique dans cette guerre d'usure.

L'UNRWA joue depuis longtemps un rôle central dans la distribution de l'aide et la fourniture de services essentiels dans toute la bande de Gaza. Mais ces derniers mois, elle a fait l'objet d'une campagne de désinformation intensifiée, qui a conduit à des attaques directes contre son personnel, au retrait de financements et à une interdiction imposée par la Knesset israélienne, une mesure à la fois illégale et sans précédent dans l'histoire de l'ONU.

« Affamer pour soumettre »

Cet affaiblissement des infrastructures civiles et humanitaires à un moment où les besoins sont extrêmement élevés a encore isolé la population palestinienne de Gaza, renforçant sa dépendance à l'égard de programmes d'aide contrôlés de l'extérieur et largement irresponsables.

Le dernier programme en date d'Israël est la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), nouvellement créée et soutenue par Tel-Aviv et Washington. La GHF a été créée pour superviser la distribution de l'aide dans toute la bande de Gaza, dans le but de mettre à l'écart toutes les structures existantes, y compris l'ONU. Un ancien porte-parole de l'UNRWA a condamné cette initiative, la qualifiant d'« aide humanitaire de façade », une stratégie visant à masquer la réalité, à savoir « affamer la population pour la soumettre ».

Selon la proposition de la GHF, les plus de deux millions d'habitants de Gaza seraient contraints de se procurer de la nourriture dans l'un des quatre « sites de distribution sécurisés ». Aucun des sites proposés n'est situé dans le nord de Gaza, une région qu'Israël a attaquée et occupée dans le but de procéder à un nettoyage ethnique, ce qui signifie que les personnes qui y vivent encore seront contraintes de fuir vers le sud pour accéder à l'aide vitale. La privation de l'aide humanitaire comme moyen de transfert forcé d'une population est reconnue comme un crime contre l'humanité.

L'annonce officielle du GHF ne fait aucune mention des attaques répétées d'Israël contre des centres de distribution alimentaire, des boulangeries et des convois humanitaires, qui ont causé la mort de centaines de Palestiniens qui tentaient de nourrir leur famille, ni de l'obstruction délibérée par Israël du système humanitaire existant.

Cette forme de contrôle de l'aide renforce le siège plutôt que de l'alléger. Des solutions inhumaines et inadéquates, telles que les largages aériens de vivres ou les colis alimentaires conditionnés, ne font guère plus que maintenir l'illusion d'une préoccupation humanitaire, tandis que la violence génocidaire et le nettoyage ethnique se poursuivent. Les auteurs de ces privations se posent en sauveurs, tout en continuant à affamer une population pour la pousser au déplacement et à la soumission.

Il ne s'agit pas d'une critique marginale : le coordinateur des secours d'urgence de l'ONU, Tom Fletcher, a qualifié les plans présentés par le GHF de « feuille de vigne pour justifier davantage de violence et de déplacements ».

Malgré la décision rendue en janvier 2024 par la Cour internationale de justice, qui exigeait la protection immédiate des civils à Gaza et la fourniture généralisée d'une aide humanitaire, la situation a continué de se détériorer rapidement. Une enquête menée en janvier 2025 auprès de 35 organisations humanitaires travaillant à Gaza a révélé un consensus écrasant : 100 % d'entre elles ont déclaré que l'approche adoptée par Israël était inefficace, inadéquate ou avait systématiquement entravé l'acheminement de l'aide.

L'incapacité de la communauté internationale à agir de manière décisive a permis cette crise prévisible – non pas une crise humanitaire, mais une crise politique marquée par l'apathie, l'indifférence et l'impunité. Les avertissements concernant la malnutrition massive et l'effondrement des infrastructures sanitaires et sociales de Gaza ont été ignorés pendant des années. Que la famine frappe aujourd'hui une population qui a été systématiquement privée de nourriture ne devrait surprendre personne.

L'utilisation de l'aide et de la nourriture comme armes à Gaza n'est pas un accident tragique. C'est le résultat prévisible – et prévu – d'un siège destiné à contrôler et à déplacer la population. L'incapacité des États et des organismes multinationaux à mettre fin à ce processus n'est pas simplement le résultat d'un environnement politique complexe, c'est un échec de la volonté, de la responsabilité et de la gouvernance mondiale.

Les détracteurs du GHF et des derniers plans d'Israël visant à mener un nettoyage ethnique sous couvert d'aide humanitaire doivent reconnaître la longue histoire de l'occupant en matière d'instrumentalisation et de militarisation de l'aide. Nous pourrons ainsi nous détourner des efforts réformistes visant à garantir une apparence de conduite humanitaire prétendument éthique et dénoncer l'ensemble des moyens utilisés par Israël pour créer une dépendance à l'aide depuis des décennies, dans le seul but de manipuler le système humanitaire comme pilier central de ses ambitions coloniales plus larges.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.


Amira Nimerawi est PDG de Health Workers 4 Palestine (HW4P) et spécialiste de l'impact des programmes au sein de la Palestinian Medical Relief Society (PMRS), spécialisée dans les programmes de soins d'urgence et de santé sexuelle en Palestine.

Sara el-Solh est médecin et anthropologue. Elle travaille à l'échelle nationale et internationale sur diverses questions de santé publique, notamment la migration, la justice climatique et l'accès aux soins de santé.

James Smith est maître de conférences en politique et pratique humanitaires à l'UCL et médecin urgentiste basé à Londres. Il a travaillé à Gaza entre décembre 2023 et janvier 2024, puis d'avril à juin 2024.

Mads Gilbert est un médecin urgentiste norvégien qui se rend régulièrement dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, en Cisjordanie occupée et à Gaza depuis 1982.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine

Source : Middle East Eye

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

7533 résultat(s).
Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG)

gauche.media

Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.

En savoir plus

Membres