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Attaque au droit de grève : la FAE conteste la loi 14 devant la Cour supérieure

9 décembre, par Fédération autonome de l'enseignement (FAE) — , ,
La Fédération et ses syndicats affiliés a déposé la semaine dernière à la Cour supérieure du Québec un recours pour contester la Loi visant à considérer davantage les besoins (…)

La Fédération et ses syndicats affiliés a déposé la semaine dernière à la Cour supérieure du Québec un recours pour contester la Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out ou Loi 14 (avant sa sanction, il s'agissait du projet de loi numéro 89).

Selon nous, certains aspects de cette Loi sont inconstitutionnelles puisqu'ils constituent une attaque notamment à la liberté d'association protégée par la Charte des droits et libertés de la personne québécoise et la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu'à la liberté d'expression.

En élargissant la notion de services essentiels pour restreindre le droit de grève afin de préserver le « bien-être de la population », le gouvernement de François Legault cherche à modifier unilatéralement le rapport de force entre les personnes enseignantes et l'État, soit le patron avec qui nous négocions nos conditions de travail.

Au fil des négociations, les tribunaux ont interdit plusieurs moyens de pression puisque ceux-ci étaient susceptibles de priver les élèves et leurs parents des services auxquels ils ont droit. Au final, il ne reste que le recours à la grève comme moyen efficace pour nous permettre d'exprimer nos revendications lors de la négociation collective.

Avec cette Loi, le gouvernement cherche donc à limiter de façon significative et importante l'impact de l'exercice du droit de grève pour tous les enseignantes et enseignants du secteur public et concentre le pouvoir entre les mains du ministre du Travail. Ce dernier oublie que nos revendications concernant nos conditions de travail sont intrinsèquement liées aux conditions d'apprentissage de nos élèves. Les services d'enseignement n'ont jamais été considérés comme étant des services essentiels en droit québécois, canadien et international et cette Loi vient entraver de façon importante le droit de grève des travailleuses et travailleurs.

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Entrée en vigueur de la Loi no 14 – Contestations déposées par les organisations syndicales

9 décembre, par Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Centrale des syndicats démocratiques (CSD), Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Confédération des syndicats nationaux (CSN), Fédération des travailleurs et des travailleuses du Québec (FTQ) — ,
La FTQ, la CSN, la CSQ, la CSD et l'APTS, qui représentent ensemble plus d'un million de travailleuses et de travailleurs, annoncent le dépôt de contestations juridiques (…)

La FTQ, la CSN, la CSQ, la CSD et l'APTS, qui représentent ensemble plus d'un million de travailleuses et de travailleurs, annoncent le dépôt de contestations juridiques coordonnées.

TIré de l'infolettre de la CSN En Mouvement

1 décembre 2025

À peine entrée en vigueur le 30 novembre 2025, la Loi no 14, Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out qui a été adoptée par le gouvernement de François Legault le printemps dernier, est déjà contestée devant les tribunaux. La FTQ, la CSN, la CSQ, la CSD et l'APTS, qui représentent ensemble plus d'un million de travailleuses et de travailleurs, annoncent le dépôt de contestations juridiques coordonnées.

« La Loi no 14 brime le droit de grève des travailleuses et des travailleurs, brise l'équilibre des relations de travail et remet trop de pouvoirs entre les mains du ministre du Travail. Dès le départ, nous avions prévenu que la Loi no 14 conforterait les employeurs à laisser traîner les négociations dans l'attente de l'intervention du ministre, qu'elle envenimerait les relations de travail et aurait une incidence importante sur les conflits de travail. Non seulement la Loi no 14 compromet gravement, à notre avis, les droits des travailleuses et des travailleurs, mais elle est aussi inconstitutionnelle, en plus d'être un élément toxique pour le climat social au Québec, dénoncent d'une voix commune les porte-paroles syndicaux Magali Picard (FTQ), Caroline Senneville (CSN), Éric Gingras (CSQ), Luc Vachon (CSD) et Robert Comeau (APTS).

« Nous l'avons signifié à maintes reprises : la Loi no 14 est une atteinte à l'action collective des travailleuses et des travailleurs. Elle modifie les règles du jeu unilatéralement sur de fausses prémisses. À vouloir faire taire, ce gouvernement attise la grogne. La voix que nous portons, c'est celle des membres que nous représentons. Et que le gouvernement se le tienne pour dit : ça fait pas mal de monde ! »

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Enjoindre les victimes à porter plainte et les abandonner ensuite : Le gouvernement du Québec asphyxie le CALACS Longueuil

9 décembre, par Carole Boulebsol , Sandrine Ricci — , ,
À l'occasion de la manifestation du 20 novembre et dans diverses interventions médiatiques tenues au fil des dernières semaines, la coordonnatrice du Centre d'aide et de lutte (…)

À l'occasion de la manifestation du 20 novembre et dans diverses interventions médiatiques tenues au fil des dernières semaines, la coordonnatrice du Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de Longueuil a lancé un signal d'alarme : il ne reçoit que 98 000 $ par année pour desservir une population d'environ 273 000 femmes et adolescentes de 14 ans et plus. Pour assurer sa mission, l'organisme aurait besoin d'au moins 450 000 $, car on ne combat pas la violence sexuelle avec des fonds de tiroirs.

par Sandrine Ricci (UQAM) et Carole Boulebsol (UQO), chercheuses spécialisées en violence sexuelle, appuyées par une centaine de collègues, intervenantes et citoyennes
Photo : S. Ricci, manifestation du 20 nov. 2025

Ce sous-financement chronique du gouvernement provincial n'a rien d'une anomalie : il témoigne plutôt du manque persistant de reconnaissance accordé au travail des femmes, et à ces organismes communautaires majoritairement portés par des femmes.

Au CALACS Longueuil, le manque de moyens engendre des conséquences lourdes, anciennes et immédiates : intervenantes débordées, heures d'ouverture réduites, services fragilisés et 64 survivantes inscrites sur des listes d'attente depuis presque 11 mois… après avoir trouvé le courage de briser le silence.

Faute de fonds, deux intervenantes ne verront pas leur contrat renouvelé et la coordonnatrice se retrouvera seule en poste dès le 1er avril, épaulée uniquement d'une intervenante chargée pour quelques semaines des ateliers de prévention dans les écoles. Ces ateliers sont essentiels pour parler de consentement et de sexualité respectueuse, mais ils ne remplacent pas l'accompagnement dont ont besoin les femmes et les adolescentes aux prises avec la violence.

Un financement dérisoire qui met en péril un service indispensable

Selon les responsables, le CALACS devra fermer ses portes s'il ne reçoit pas de nouveau financement d'ici le 31 mars 2026. Depuis les années 1970, les CALACS jouent un rôle essentiel au Québec : soutien psychosocial, accompagnement judiciaire, défense des droits, prévention et contribution à l'avancement des connaissances scientifiques. Leur existence est un pilier de la lutte contre la violence sexuelle, construit à force de mobilisation féministe.

Le rapport Rebâtir la confiance (2020), produit par un comité mandaté par le gouvernement, constatait déjà un manque de services, menant à de longues listes d'attente et, dans certaines régions, une absence pure et simple de CALACS. C'est pour répondre à cette lacune structurelle que le CALACS Longueuil a enfin été créé en 2022, grâce au travail de militantes et de bénévoles. La recommandation 3 du rapport était sans équivoque, mais cinq ans plus tard, elle demeure largement ignorée :

« Accorder aux organismes d'aide aux personnes victimes le financement nécessaire à la réduction des listes d'attente et à la bonification des services d'accompagnement psychosocial/judiciaire, et ce, dans toutes les régions du Québec. » (p. 49)
Le ministre Jolin-Barrette doit aligner ses paroles et ses actions

Depuis quelques années, Simon Jolin-Barrette se présente comme un défenseur des victimes de violence sexuelle. En 2017, en plein #MeToo/#Moiaussi, alors porte-parole de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en matière de justice, il déclarait :
« La CAQ appuie ces victimes dans leur dénonciation. […] La société est là pour vous soutenir. [...] J'encourage les victimes à demander du support aux CALACS. »
(Point de presse, 19 octobre 2017)

Le message était clair : dénoncer est important et les CALACS sont essentiels. Mais encourager les victimes à porter plainte tout en laissant mourir les organismes censés les soutenir, c'est une incohérence politique majeure.

Encore plus troublant : inviter les victimes à se tourner vers un CALACS au seuil du bris de service revient à leur tendre une main vide. Quand les moyens ne suivent pas, les promesses deviennent des mensonges et le cynisme, la norme.

Le modèle du Programme de soutien aux organismes communautaires du Québec (PSOC), fondé sur l'« ancienneté » des organismes, place les CALACS récents tout en bas de l'échelle de ce financement public, même lorsqu'ils répondent à un besoin urgent identifié par un comité mandaté par le gouvernement. L'existence du CALACS Longueuil est menacée par ce système inéquitable, incompatible avec l'ambition de mieux soutenir, défendre et informer les femmes victimes.

Le financement du CALACS Longueuil, un test de crédibilité pour la CAQ
Si le gouvernement veut réellement :

être cohérent avec son propre discours,
respecter les recommandations de Rebâtir la confiance,
mieux soutenir les personnes survivantes,
réduire les listes d'attente dans les CALACS,
permettre des conditions de travail décentes aux intervenantes en première ligne,
reconnaissant la valeur, l'expertise et le rôle essentiel du travail qu'elles accomplissent,
alors il doit augmenter immédiatement et substantiellement le financement du CALACS Longueuil.
Ne pas agir, c'est renoncer à construire un Québec où la violence sexuelle est réellement combattue.

Pour ajouter votre signature à cette tribune, remplissez le registreICI

Nous vous invitons aussi à signer une pétition initiée par Diane G, une survivante : https://www.change.org/.../soutenir-la-survie-du-calacs...
#SauvonsLeCALACSLongueuil
#justicepourlessurvivantes

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France : Vitrines brisées, démocratie fissurée : les libraires et le monde du livre lancent l’alerte

9 décembre, par Collectif de Libraires — , ,
« Les attaques dont nous sommes la cible et l'instrumentalisation partisane des financements dépassent la lutte contre l'antisémitisme ou les positions divergentes sur le (…)

« Les attaques dont nous sommes la cible et l'instrumentalisation partisane des financements dépassent la lutte contre l'antisémitisme ou les positions divergentes sur le conflit israélo-palestinien ». Plus de 400 libraires, éditeurs, auteurs et collectifs dénoncent des actes de vandalisme et des pressions liés notamment à « l'exacerbation des antagonismes » sur le conflit israélo-palestinien.

Tiré du blogue de l'auteur.

Tribune initialement publiée dans le Nouvel Obs

Les libraires ont de la mémoire, ça fait partie du métier. Nous, libraires antifascistes cosignataires d'une tribune en juin 2024 face au danger imminent que représentait la possible formation d'un gouvernement d'extrême droite, rejoint.e.s aujourd'hui par des acteur.ice.s de la chaîne du livre, souhaitons dénoncer le vandalisme antidémocratique, les atteintes à la liberté d'expression dont certain.e.s de nous ont été victimes et qui nous affectent tou.te.s dans l'exercice de notre métier, ainsi que le basculement dont elles sont le signe.

L'assaut prend différentes formes : agressions, intimidations, diffamations, dégâts matériels, cyberharcèlements, pressions d'élu.e.s, etc. Toutes ces pratiques s'inscrivent dans le sillon d'une dégradation de la vie démocratique qui se manifeste notamment par un accroissement de la polarisation partisane.

Depuis plus de deux ans, nos librairies sont particulièrement affectées par les intimidations liées à l'exacerbation des antagonismes résultant des attaques meurtrières du Hamas, de la recrudescence de la colonisation israélienne dans les Territoires occupés, et de la guerre génocidaire toujours en cours à Gaza.

Nos librairies sont ciblées pour divers motifs : la présence d'un photographe et de son livre sur les refuzniks israélien.ne.s (Les Jours heureux, Rosny-sous-Bois), d'un livre de coloriage sur la Palestine (Violette and Co, Paris), d'une voix juive critique d'Israël (Transit, Marseille), d'une rapporteuse spéciale de l'ONU (Petite Egypte, Paris), l'accueil d'une partie du colloque sur la Palestine annulé par le Collège de France (La Libre Pensée, Paris). Nos vitrines ont été souillées, taguées ou brisées, nos locaux vandalisés à Marseille (Petit Pantagruel), à Périgueux (Les Bullivores), à Nantes (Les Vagues), Paris (La Brèche, La Tête ailleurs, Rerenga) – et cette liste est non exhaustive.

A la suite de ces multiples actes de vandalisme, il faut désormais ajouter la pression économique et politique employée par la droite parisienne. En effet, le 20 novembre, plutôt que de condamner ces violences, le groupe politique de la ministre de la Culture et candidate à la mairie de Paris Rachida Dati a profité de l'absence de la majorité municipale (réunie au sommet international des maires contre l'antisémitisme) et a obtenu le rejet d'une importante subvention à quarante librairies au seul motif que parmi elles figurait la librairie Violette and Co, harcelée et vandalisée cet été, et depuis prise pour cible de manière répétée par la droite parisienne. Que Violette and Co soit une nouvelle fois désignée comme responsable du vote de la droite et de l'annulation de près de 500 000 euros de subventions relève d'un acharnement désormais manifeste, et interroge sur les motivations réelles d'un ciblage qui s'exerce contre la seule librairie ouvertement lesbienne de Paris.

Il faut prendre la mesure des faits : que des élu.e.s se fassent le relais d'une campagne de haine et de diffamation plutôt que de défendre la liberté éditoriale – que l'on apprécie ou non l'ouvrage en question (qui n'est frappé d'aucune interdiction) –, cela devrait toutes et tous nous inquiéter sur le projet politique qui est à l'œuvre, et ce d'autant plus que toute la manœuvre procède d'une falsification.

Le livre incriminé chez Violette and Co est le même qui a servi de prétexte, le 9 février, à la perquisition par les forces israéliennes de la librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est, et à l'arrestation des deux libraires Mahmoud et Ahmed Muna, pour « trouble à l'ordre public ». Trouble provoqué, à Jérusalem comme à Paris, par le titre du livre de Nathi Ngubane : « From the River to the Sea ».

L'intitulé de ce livre réfère à un slogan qui – s'il est de nos jours associé au peuple palestinien et à ses soutiens – a fait l'objet d'une circulation et d'appropriations plurielles par différents protagonistes du conflit au fil des années. Selon l'historien Vincent Lemire, ce slogan recouvre d'abord une réalité israélienne, celle d'une pratique et d'un discours visuel qui interdit toute représentation de la ligne verte (qui sépare Israël et les Territoires occupés) sur les cartes dans les écoles, les administrations, les stations-service, etc., du pays. Il reflète donc un projet expansionniste et colonial israélien, décliné sous de multiples formes jusqu'au titre d'un chant patriotique chanté par des enfants israéliens dans le film « Happy Birthday, Mr Mograbi ! » (Avi Mograbi, 1998). Son emploi par les Palestinien.ne.s précède, lui, de plusieurs décennies la création du Hamas (1987) et recouvre dans son usage le plus courant une double revendication : l'autodétermination dans les Territoires palestiniens occupés et l'égalité des droits en Israël.

Il est dès lors non seulement fallacieux d'attribuer uniquement à ce slogan « la volonté de détruire Israël », mais également une preuve de pure manipulation lorsque certain.e.s opèrent un glissement entre antisionisme et antisémitisme, dès lors qu'il s'agit de revendiquer des droits pour les Palestinien.ne.s. Ces glissements de sens et ces pressions politiques contribuent tour à tour à délégitimer la primauté du droit international et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ; à entraver la diversité des lignes éditoriales et la diffusion des savoirs – y compris académiques – sur un conflit dont la complexité et la sensibilité ne sont plus à démontrer ; et à affaiblir la vie démocratique en attaquant le rôle que jouent nos librairies dans l'accès à la pluralité des idées.

Les attaques dont nous sommes la cible et l'instrumentalisation partisane des financements dépassent la lutte contre l'antisémitisme ou les positions divergentes sur le conflit israélo-palestinien, elles dépassent bien sûr la chaîne du livre. Ces pressions politiques témoignent d'un basculement toujours plus manifeste dans une forme de gouvernement où l'opinion peut se substituer au droit comme aux faits, où la violence et l'intimidation deviennent des outils prisés pour restreindre la diversité des points de vue, et où les polémiques servent à jeter le discrédit sur toute la production de connaissances.

Si la droite ou quelque autre parti choisit, dans sa course à l'échalote, d'appliquer les fondamentaux de l'extrême droite, qu'ils n'espèrent ni notre silence, ni notre peur, ni encore moins notre « vote utile ». Nous continuerons à défendre fermement le rôle des librairies indépendantes dans la diffusion des savoirs et leurs potentialités émancipatrices dans une société démocratique.

*

Pour signer cette tribune : librairies.antifascistes@gmail.com

Premiers signataires

Librairies : A la marge (Montreuil), L'Affranchie (Lille), After 8 Books (Paris), Albertine (Concarneau), Arborescence (Massy), L'Astrolabe (Rennes), L'Atelier (Paris), Autonome (Forbach), Autour du Monde (Metz), Aux Bavardages (Poitiers), Aux Bons Mots (Le Pouzin), Le Baron perché (Saint-Gengoux-le-National), Le Bateau livre (Pénestin), Le Bazar utopique (Bagneux), La Belle Aventure (Dol-de-Bretagne), La Belle Aventure (Poitiers), La BElle Image (Reims), La Bicyclette bleue (Paris), Les Bien-Aimé.e.s (Nantes), Le Biglemoi (Lille), La Bouillotte (Saint-Jean-en-Royans), Boucan (Pont-Aven), Le Cadran lunaire (Mâcon), La Carline (Forcalquier), Carpe diem (Munster), Charybde Ground Control (Paris), Le Chat perché (Colmar), Chez Simone (Bayonne), La Cité du vent (Saint-Flour), Combo (Roubaix), Le Comptoir (Santiago), La Confiserie (Rabastens), Culture & Co Bookstore (Dubaï), La Curieuse (Arudy), Dans la forêt (Chaise-Dieu), De Beaux Lendemains (Bagnolet), De fil en page (Château-Arnoux), Le Delta (Paris), Des Femmes (Paris), La Dispersion (Genève), Divergences (Quimperlé), Du coin (Rians), Du Québec (Paris), Du Sabot (Le Chambon-sur-Lignon), L'Echappée belle (Sète), El Ghorba mon amour (Nanterre), L'Escapade (Oloron-Sainte-Marie), Esperluette (Lyon), L'Etabli (Alfortville), La Fleur qui pousse à l'intérieur (Dijon), Flora lit (Paris), Folies d'encre (Saint-Ouen), Française de Florence (Florence), La Friche (Paris), Le Genre urbain (Paris), Grenouille (Langeac), La Gryffe (Lyon), Les Guetteurs de vent (Paris), L'Histoire de l'œil (Marseille), L'Ile aux mots (Marseille), Les Insolites (Tanger), L'Instant (Paris), L'Interstice (Besançon), Jaimes (Barcelone), Jean-Jacques-Rousseau (Chambéry), Les Jolies Pages (Nantes), Les Journées suspendues (Nice), Les Jours heureux (Rosny-sous-Bois), Kyralina (Bucarest), L'Arbre généreux (Soissons), Libertalia (Montreuil), La Libre Pensée (Paris), Libreria Stendhal (Rome), Lilosimages (Angoulême), Lire à l'os (Arles-sur-Tech), La Lisette (Schirmeck), Un Livre et une tasse de thé (Paris), Longtemps (Paris), Lune et l'autre (Saint-Etienne), Majo (Paris), La Malle aux histoires (Pantin), La Marge (Haguenau), Le Monte-en-l'air (Paris), Mots (de) pas sage (Niederbronn-les-Bains), Les Mots à la bouche (Paris), Mymylibri (Ussel), Myriagone (Angers), Nordest (Paris), Le Nouvel Equipage (Paris), Nouvelle Librairie Internationale V.O. (Lille), Nozika (Marseille), L'Œil cacodylate (Lyon), L'Oiseau tempête (Saint-Nazaire), L'Ombre du vent (Niort), L'Ours et la vieille grille (Paris), Oxymore (Port-Vendres), La Phénicie (Beyrouth), La P'tite Denise (Saint-Denis), Pantagruel (Marseille), Les Parages (Paris), Les Parleuses (Nice), Paysages humains (Toulouse), Petite Egypte (Paris), La Petite Gare (Rezé), La Petite Ourcq (Paris), Le Pied à terre (Paris), Pied-de-biche Marque-page (Le Puy-en-Velay), Les 400 coups (Bordeaux), Quai des Brumes (Strasbourg), Les Rebelles ordinaires (La Rochelle), Refuge (Guichen), La Régulière (Paris), Renaissance (Toulouse), Les Saisons (La Rochelle), Sandales d'Empédocle (Besançon), Les Sauvages (Marseille), Le Silence de la mer (Vannes), La symbolique du poulet (Montpellier), La Tache noire (Strasbourg), La Tanière (Lyon), Tapage (Toulouse), Les Temps modernes (Orléans), Terra Nova (Toulouse), Le Tiers Temps (Aubenas), Le Trait d'union (La Rochefoucauld), Transit (Marseille), L'Usage du papier (Trouville), Les Vagues (Nantes), Les Villes invisibles (Clisson), Violette and Co (Paris), La Virevolte (Lyon), Vocabulaire (Paris), Youpi ! (Avignon), Zaïzaï (Lambesc), Zoème (Marseille).

Editions : Abrüpt, Adverse, Agone, Amsterdam, Anacaona, Anacharsis, Anamosa, Antidata, L'Arachnéen, L'Arche, Argonautes, Asphalte, Astérisques, L'Atelier, Atelier du poisson soluble, Atelier téméraire, Au diable vauvert, Aux Forges de Vulcain, B42, La Baconnière, Blancs volants, Burn Août, Chemin de Fer, La Chouette imprévue, Copie gauche, Corti, CotCotCot, Créaphis, Cris écrits, La Découverte, Dépaysage, La Dispute, Divergences, Les Editions du Bout de la Ville, Les Editions du Bunker, Les Editions du Commun, Les Editions du Faubourg, Les Editions du Sonneur, Les Editions sociales, Elyzad, Eric Pesty, La Fabrique, Goater, Le Grand Os, Héros-Limite, Hors d'atteinte, Hourra, Inéditions métèque (CNBL), Invendable, iXe, JOU, LansKine, Laure et Amon, L'Extrême contemporain, La Déferlante, Libertalia, Les Lisières, Lorelei, Lucca, Lux, Macula, Marest, Même Pas L'hiver, Mémoire d'encrier, Métailié, MF, Les Monts métallifères, Nada éditions, Nouriturfu, Nous, Le Nouvel Attila, L'Œil d'or, L'Ogre, Paraguay Press, Le Passager clandestin, Raisons d'agir, Les Règles de la Nuit, Ròt-Bò-Krik, Rue de l'Echiquier, La Rue de l'Ouest, Oui'Dire, Sahus Sahus, Série discrète, Shed Publishing, Station Zapata, Super Loto éditions, Terrain (revue), Terres de Feu, Tusitala, Le Typhon, Le Ver à soie, Virginie Kremp, Virginie Symaniec, Trou Noir éditions, Editions La Tempête, La Volte, Les Venterniers, Verticales, Vues de l'esprit, YBY Editions, Ypsilon, Zoème, 10 pages au carré.

Auteur. ice.s et acteur.ice.s du livre : Julien d'Abrigeon, Gilbert Achcar, Maxime Actis, Jean-Michel Agasse, Frédérique Aït-Touati, Constantin Alexandrakis, Sarah Al-Matary, Marijosé Alie, Annabelle Allouch, Eleonore Alquier, Sergio Aquindo, Eric Arlix, Lola Arrouasse, Philippe Artières, Ariella Aïsha Azoulay, Céline Bagault, Alex Baladi, Ludivine Bantigny, Samantha Barendson, Lucie Barette, Martin Barzilai, Gorge Bataille, Rim Battal, Jean-Marc Baud, Brigitte Baumié, Nour Bekkar, Hortense Belhôte, Hajer Ben Boubaker, Olivier Beraud Martin, Alice Beriot, Jean-François Bert, Delphine Bertholon, Léonard Bertos, Antoine Bertrand, Sophie Bessis, Guillaume Blanc, Véronique Blanchard, Camille Blommfeld, Justine Bo, Léa Boisset, Mélie Bolz Nasr, Bombyx Mori, Jacques Bonnaffé, Thomas Bouchet, Christopher Bouix, Seloua Luste Boulbina, Samuel Bouron, Hugo Bouvard, Margot Bouvet, Elsa Boyer, Jean-Baptiste Brenet, Magali Brénon, Béatrice Brérot, Fleur Breteau, Eloïse Broc'h, Vincent Broqua, Olivier Bruneau, Frédérique Bruyas, Victor Cachard, Sabrina Calvo, Giulia Camin, Cécile Canut, Dominique Cerf, Guillaume Chamanadjian, Sébastien Charbonnier, Mona Chollet, David Christoffel, Frédéric Ciriez, Pauline Clochec, Déborah Cohen, Marie Cosnay, Frédérique Cosnier, Antoine Daer, Alain Damasio, Grégoire Damon, Séverine Daucourt, Sonia Dayan-Herzbrun, Laurence De Cock, Justine Defrance, Pierre-Aurélien Delabre, Léonor Delaunay, Quentin Deluermoz, Caroline Deyns, Giovanni di Benedetto, Clément Dirié, Thomas Dodman, Etienne Douat, Marion Dubreuil, Antoine Dufeu, Arthur Duhé, Dominique Dupart, Amélie Durand, Claire Duvivier, Vincent Edin, Yara El Ghadban, Ilana Eloit, Eric Fassin, Azélie Fayolle, Wolf Feuerhahn, Sébastien Fontenelle, Benjamin Fouché, Marin Fouqué, Bernard Friot, Marion Gastaldo, Olivier Gaudin, Hélène Gaudy, Hélène Giannecchini, Sylvie Gomez, Delphine Gorregues, Laurent Grisel, Olivier Grondeau, Christophe Grossi, Marie-Anaïs Guégan, Bertrand Guillot, Kaoutar Harchi, Catherine Hass, Serge Hastom, Samuel Hayat, Léo Henry, Pauline Hillier, Thomas Hochmann, Jacques Houssay, Antonin Iommi-Amunategui, Marc Joly, Patrick K. Dewdney, Karim Kattan, Célia Keren, Danièle Kergoat, Aurélie Knüfer, Anouche Kunth, Emmanuelle Laborit, Vincent Lafaille, Adrien Lafille, Virginie Lalucq, Thomas D. Lamouroux, Jérôme Lamy, Victor Lazlo, Christian Laval, Elisabeth Lebovici, Noémi Lefebvre, Laurent Le Gall, Wenceslas Lizé, Ernest London, Amélie Lucas-Gary, Jessie Magana, Chowra Makaremi, Georgia Makhlouf, Eva Mancuso, Valérie Manteau, Joëlle Marelli, Margorito, Nicolas Mariot, André Markowicz, Julien Marsay, Constance Micalef Margain, Sarah Mazouz, Eugénie Mérieau, Marie Morel, Edouard Morena, Frida Morrone, Vanina Mozziconacci, Amélie Muller, Mariette Navarro, Olivier Neveux, Emilie Notéris, Lucile Novat, Gaëlle Obiégly, Aurélie Olivier, Camille Pageard, Ugo Palheta, Isabelle Paquet, Camille Paulian, Etienne Penissat,Clément Perrin, Marc Perrin, Eric Pessan, Emilia Petrakis, Marine Peyrard, Manon Pignot, Sylvain Piron, Gennaro Pollaro, Ezra Pontonnier, Elio Possoz, Loïc Pottier, Serge Quadruppani, Fanny Quément, Mathias Quéré, Zahia Rahmani, Tiphaine Rault, Candice Raymond, Jacques Rebotier, Emmanuel Régniez, Fanny Renard, Jean-Yves Reuzeau, Sarah Rey, Julienne Richard, Guillaume Richez, Juliette Riedler, Farhann Riou, Florence Rivières, Charles Robinson, Michael Roch, Chloé Ronsin Le Mat, Adeline Rosenstein, Allan Ryan, Gabrielle Schaff, Clara Schulmann, Johanna Siméant-Germanos, Marie Simon, Corentin Simon, Yves Sintomer, Hélène Stevens, Fabienne Swiatly, Amandine Tamayo, Federico Tarragoni, Pierre Tevanian, Gaëlle Théval, Zoé Théval, Anne Tournieroux, Louise Tourret, Claire Touzard, Enzo Traverso, Victoire Tuaillon, Anouchka Vasak, Antoine Vauchez, Sylvain Venayre, Nicolas Vermeulin, Olivier Villepreux, Nadir Yacine, Nina Yargekov, Karel Yon, Dork Zabunyan, Elvan Zabunyan, Stéphane Zékian, Alice Zeniter, Lamia Ziadé.

Collectifs : Les Désirables, Groupe Volodia, agence Les Ardentes, la branche Métiers du livre de SUD Culture Solidaires, le Syndicat des Travailleurs.euses unis.es de la Culture et du Spectacle (CNT-SO STUCS), association MéditerrAction, Des livres et vous.

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« Face aux attaques de l’extrême droite, le monde du livre tient son rang dans la résistance »

9 décembre, par Jean Morisot, Stella Magliani-Belkacem — , ,
Dans une tribune au « Monde », Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot alertent sur la multiplication des menaces qui pèsent sur le monde de l'édition, et s'inquiètent du « (…)

Dans une tribune au « Monde », Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot alertent sur la multiplication des menaces qui pèsent sur le monde de l'édition, et s'inquiètent du « climat de chasse aux sorcières qui s'instaure à tous les échelons de la société française ».

Lettre des Éditions de la Fabrique

Il existe plusieurs façons pour la droite et l'extrême droite, chaque jour plus indiscernables l'une de l'autre, de s'en prendre au monde du livre que, par nature, elles craignent. Elles peuvent par exemple racheter à coups de millions des maisons d'édition pour tenter d'en faire les officines de leurs idéologies ou s'en prendre à ce qui leur résiste en multipliant les agressions et les campagnes calomnieuses. Que l'on soit victime de l'une ou l'autre de ces stratégies, il faut garder à l'esprit qu'elles sont complémentaires et même, en un sens, parfaitement alignées.

La dénonciation des crimes commis à Gaza par l'armée israélienne a fourni une nouvelle prise à ces opérations de dénigrement quand des publications ou des personnalités ancrés très à droite de l'échiquier politique se sont brusquement découvert une vocation pour la lutte contre l'antisémitisme – sans trop d'égards pour les premiers concernés. Les voilà qui se lancent dans l'exégèse empressée, à travers des campagnes de presse qui visent désormais des livres, leurs éditeurs et leurs auteurs, et valent condamnation sur la place publique. Notre maison d'édition, comme d'autres, en a régulièrement fait les frais suivant des motifs qui ont varié. C'était l'« éco-terrorisme » il n'y a pas si longtemps, c'est le « révisionnisme historique » aujourd'hui.

Un livre a pourtant le caractère de la pérennité : on ne supprime pas ses pages comme on supprime un tweet. Ce qui s'écrit est encadré par des lois et des instances juridiques veillent à leur respect. Chacun, chacune peut en consulter librement le contenu grâce au service public des bibliothèques. Et il reste encore possible, par un débat public rigoureux, de confronter les points de vue divergents qui s'y expriment. Il existe donc diverses manières de vérifier que ces campagnes sont mensongères. Qu'importe pour ceux qui en sont à l'origine, car l'objectif de la manœuvre est ailleurs : faire taire incessamment toute expression de solidarité envers le peuple palestinien, clouer au pilori les voix subversives, protéger le statu quo climatique, éloigner toute perspective de transformation sociale.

Mais le plus alarmant dans l'affaire, c'est la conjonction, aucunement fortuite, entre des saillies trumpiennes – « les antiracistes sont des racistes, les écologistes des terroristes », etc… – la prolifération des agressions contre les librairies et le durcissement répressif des pouvoirs publics à l'égard du livre et des pensées critiques. Ne serait-ce qu'au cours des dernières semaines, on a vu plusieurs dizaines de librairies attaquées, leurs vitrines dégradées, leurs soirées perturbées par des individus ou groupes qui se sentent autorisés à censurer des livres par voie de fait alors même que les autorités compétentes n'y ont rien trouvé à redire ; on a vu un colloque scientifique sur la Palestine suspendu par le Collège de France – du jamais vu depuis le Second Empire – ; on a vu des élus au Conseil de Paris obtenir l'annulation d'une subvention à 40 librairies indépendantes ; on a vu encore une dessinatrice italienne refoulée à l'aéroport de Toulouse et empêchée de participer à un festival de bande dessinée au prétexte que sa venue constituerait une « menace pour l'ordre public » du fait de ses prises de position antifascistes. Il y a là de nombreux motifs d'inquiétude et au moins un motif de satisfaction. Sous le climat de chasse aux sorcières qui s'instaure à tous les échelons de la société française, le livre tient son rang dans la résistance.

Il le fait grâce aux éditeurs indépendants qui garantissent la diversité éditoriale et la diffusion des opinions minoritaires ; il le fait grâce aux libraires qui ne cèdent pas aux pressions des censeurs encagoulés et abritent vaille que vaille un indispensable espace de discussion ; il continuera de le faire par la solidarité active de tous ses acteurs et actrices quand l'un ou l'une se trouve malmené par le pouvoir comme par les groupuscules fascisants. N'est-ce pas d'ailleurs une leçon de l'antifascisme historique ? Ne jamais baisser la tête.

Stella Magliani-Belkacem, cogérante de la maison d'édition La fabrique
Jean Morisot, cogérant de la maison d'édition La fabrique

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Savoir, temps et institution : réflexions critiques sur l’anthropologie de la connaissance proposée par Bernard Lahire

9 décembre, par Laurent Melito — , ,
Le court essai que Bernard Lahire vient de publier, intitulé Savoir ou périr (aux éditions du Seuil), aborde les questions de formation, de production et transmission des (…)

Le court essai que Bernard Lahire vient de publier, intitulé Savoir ou périr (aux éditions du Seuil), aborde les questions de formation, de production et transmission des connaissances, d'apprentissages, en scrutant la façon dont les systèmes scolaires et universitaires engendrent des effets de plus en plus délétères par rapport aux nécessites vitales des sociétés humaines.

Le sociologue Laurent Melito en fait ici une lecture élogieuse tout en pointant les possibles prolongements à l'ouvrage.

4 décembre 2025 | tiré de contretemps.eu

Bernard Lahire, Savoir ou périr, Ed du Seuil, 96 p., 6.90 euros

L'essai de Bernard Lahire, Savoir ou périr, se distingue, dans un format pourtant bref, par l'ampleur de son ambition théorique et la radicalité de son propos politique. En situant la question de la connaissance à l'intersection de la biologie évolutive, de l'anthropologie et de la sociologie des institutions, le sociologue propose un cadre d'analyse original qui mérite d'être examiné avec attention. Son texte n'est pas un simple pamphlet contre les dysfonctionnements du système éducatif français, mais une tentative de refondation conceptuelle de notre compréhension des enjeux liés à la transmission et à la création des savoirs.

La question centrale que pose Lahire peut être formulée ainsi : dans quelle mesure la création et la transmission des connaissances constituent-elles des nécessités vitales pour les collectivités humaines, et quelles conséquences doit-on tirer de ce constat pour l'organisation de nos institutions éducatives et scientifiques ? Cette interrogation, apparemment simple, ouvre en réalité sur des problématiques théoriques et pratiques d'une grande complexité, que l'auteur aborde avec une rigueur conceptuelle remarquable.

L'intérêt majeur de cet essai réside dans sa capacité à articuler différents niveaux d'analyse habituellement disjoints : le niveau phylogénétique de l'évolution des espèces, le niveau ontogénétique du développement individuel, le niveau sociologique des institutions, et le niveau politique des transformations souhaitables. Cette architecture théorique ambitieuse mérite d'être explorée dans ses différentes dimensions pour en saisir la portée et les implications.
L'inscription du savoir dans l'évolution du vivant

Le premier déplacement conceptuel opéré par Lahire consiste à inscrire la question du savoir dans le cadre plus large de l'évolution du vivant. En mobilisant les travaux de Bartlett et Wong sur les propriétés fondamentales de toute forme de vie, il établit que l'apprentissage constitue l'un des quatre piliers du vivant, au même titre que la dissipation, l'autocatalyse et l'homéostasie. Cette perspective présente l'avantage considérable de sortir la question de la connaissance du cadre étroitement culturaliste dans lequel elle est souvent confinée.

Cette naturalisation du besoin de savoir pose néanmoins des questions théoriques importantes. Comment penser la continuité entre les formes élémentaires d'apprentissage observables chez les organismes unicellulaires et les formes hautement sophistiquées de création scientifique propres à l'espèce humaine ?

Lahire ne verse jamais dans le réductionnisme, mais les médiations conceptuelles qui permettent de passer d'un niveau à l'autre méritent d'être interrogées. L'apprentissage au sens biologique large désigne la capacité à prélever et mémoriser des informations sur l'environnement pour améliorer sa survie. La création scientifique suppose certes cette capacité, mais elle implique également des propriétés supplémentaires : l'usage de systèmes symboliques complexes, la transmission cumulative des connaissances, l'organisation institutionnelle de la recherche.

Ce qui constitue une force de l'argumentation est précisément la conscience de ces niveaux de complexité croissante. L'auteur ne prétend pas réduire la science à un mécanisme biologique élémentaire, mais montre plutôt comment certaines propriétés fondamentales du vivant se spécifient et se complexifient dans l'espèce humaine. L'apprentissage biologique devient curiosité enfantine, puis questionnement scientifique, sans cesser pour autant de relever d'une même logique adaptative fondamentale.

La mobilisation de Norbert Elias renforce cette perspective en rappelant qu'aucune société humaine n'a pu survivre sans disposer d'un fonds suffisant de connaissances congruentes à la réalité. Cette thèse, apparemment simple, a des implications considérables pour notre compréhension des enjeux éducatifs contemporains. Elle permet notamment de sortir le débat sur l'école et la recherche du cadre étroit des considérations économiques ou utilitaristes pour le replacer dans une perspective anthropologique de long terme.

La survie collective comme horizon du savoir

Les exemples historiques et ethnographiques mobilisés pour étayer cette thèse présentent un intérêt heuristique majeur. L'expédition Franklin dans l'Arctique montre comment des individus issus d'une société technologiquement avancée peuvent périr faute de disposer des savoirs spécifiques à un environnement donné. À l'inverse, la tradition du smong en Indonésie illustre comment un savoir ancestral transmis oralement a permis de sauver des dizaines de milliers de vies lors du tsunami de 2004. Ces cas démontrent que l'intelligence ne constitue pas une capacité universelle abstraite, mais une réalité fondamentalement collective et située.

Cette conception de l'intelligence comme phénomène collectif et contextualisé entre en résonance avec les travaux récents en anthropologie cognitive et en psychologie culturelle. Elle permet de dépasser les conceptions individualisantes et essentialisantes qui dominent encore largement les pratiques éducatives. Si l'intelligence dépend des types de problèmes à résoudre et des systèmes de transmission culturelle disponibles, alors l'obsession évaluative de notre système scolaire, fondée sur la mesure comparative des performances individuelles, apparaît doublement problématique : elle repose sur une conception erronée de l'intelligence et détruit les conditions mêmes de son développement.

Reste que les sociétés modernes se caractérisent par un rapport particulier à la connaissance qui complique le tableau. L'environnement auquel elles doivent s'adapter est pour une large part le produit de leurs propres activités technoscientifiques. La question écologique contemporaine illustre ce paradoxe : les sociétés industrielles font face à des menaces environnementales qui sont largement le produit de leur propre développement technologique. Dans ce contexte, la création de nouvelles connaissances scientifiques apparaît simultanément comme une nécessité vitale pour faire face à ces menaces et comme un processus dont il faut interroger les orientations et les finalités.

Lahire ne développe pas cette tension, mais elle traverse implicitement son propos lorsqu'il distingue les sciences de la matière, de la vie et de la société. La nécessité vitale de la connaissance ne peut se réduire à un développement technoscientifique linéaire. Elle implique également, et peut-être surtout dans le contexte actuel, le développement des sciences humaines et sociales capables d'éclairer les modes d'organisation collective et d'imaginer des transformations culturelles et institutionnelles.

L'enfance et la question de la curiosité

L'analyse que propose Lahire de l'enfance et de la libido sciendi qui la caractérise constitue l'un des apports les plus stimulants de l'essai. En s'appuyant sur la psychologie du développement et sur les réflexions d'Alexandre Grothendieck, il élabore une conception de la curiosité enfantine qui échappe aussi bien à l'idéalisation rousseauiste qu'au dénigrement traditionnel.

La description des différentes phases du développement de cette curiosité (exploration sensori-motrice, jeu, questionnement verbal) ne constitue pas une simple reprise de théories connues. Elle prend toute sa signification lorsqu'elle est mise en regard du paradoxe suivant : l'institution scolaire, chargée officiellement de cultiver cette curiosité native, parvient en réalité à l'étouffer méthodiquement. Les études montrant la diminution drastique du niveau de curiosité des enfants lors de l'entrée à l'école primaire puis au collège constituent un constat particulièrement troublant.

Cette observation soulève une question théorique importante : comment expliquer que l'institution spécialement dédiée à l'apprentissage produise l'effet inverse de celui qu'elle vise officiellement ? Lahire identifie plusieurs facteurs convergents : programmes surchargés, classes surdimensionnées, réduction du temps d'interaction individuelle, accélération des séquences d'enseignement, discipline collective imposant le silence, obsession de l'évaluation. Mais au-delà de ces facteurs immédiats, c'est la question de la logique d'ensemble du système qui se pose.

Le détour par Grothendieck s'avère particulièrement fécond. En insistant sur la nécessité pour le chercheur de retrouver le don d'émerveillement de l'enfant, sa capacité à poser les questions les plus naïves sans crainte du ridicule, le mathématicien ne verse pas dans un infantilisme naïf mais identifie avec justesse certaines dispositions psychologiques nécessaires à l'innovation scientifique véritable. L'enfant est celui qui ignore les consensus muets, qui ose s'étonner de ce qui paraît évident, qui questionne sans relâche.

Cette figure de l'enfant-chercheur permet à Lahire de construire une critique originale du conformisme académique. Les grandes découvertes scientifiques ont souvent résulté de la capacité à porter un regard neuf sur des phénomènes apparemment bien compris, à questionner ce qui allait de soi, à explorer des directions jugées improbables. Or le système éducatif, tel qu'il fonctionne actuellement, tend à produire non pas des explorateurs mais des exécutants, capables de reproduire des procédures établies mais peu enclins à remettre en question les cadres de pensée hérités.

Les témoignages de Marie Curie et d'Einstein sur le lien entre science et émerveillement enfantin viennent confirmer cette analyse. Mais ils soulèvent également une question délicate : dans quelle mesure cette capacité d'émerveillement peut-elle être cultivée institutionnellement, ou résulte-t-elle de dispositions individuelles forgées dans d'autres contextes ? Cette question renvoie à la tension, présente tout au long de l'essai, entre l'analyse des conditions institutionnelles de la création scientifique et la reconnaissance du fait que certains individus parviennent à créer malgré des conditions défavorables.

L'inversion des priorités comme pathologie institutionnelle

L'analyse la plus incisive du livre concerne ce que Lahire nomme l'inversion des priorités : l'évaluation, qui ne devait être qu'un moyen de vérifier la bonne acquisition des connaissances, est devenue la fin ultime qui oriente et structure toute l'activité pédagogique. Ce diagnostic rejoint et actualise les observations formulées par Marc Bloch en 1943 sur le bachotage et ses ravages.

Cette inversion apparemment anodine produit des effets en cascade sur l'ensemble du système. Lorsque l'enseignement est piloté par l'objectif d'évaluation plutôt que par l'objectif d'apprentissage, toute la logique pédagogique se trouve transformée. Les enseignants doivent couvrir l'intégralité des programmes pour préparer aux examens, quitte à survoler les questions et à empêcher toute compréhension approfondie. Les élèves apprennent à identifier les attentes des évaluateurs plutôt qu'à comprendre véritablement les objets de savoir. Le système fabrique des individus dociles et performants dans des situations standardisées, mais dépourvus de curiosité indisciplinée et de capacité d'émerveillement.

Cette analyse soulève toutefois des questions complexes. L'évaluation n'est pas seulement un moyen de vérifier les acquisitions, elle est également un mécanisme de sélection et de distribution des positions sociales. Le système éducatif ne peut échapper totalement à cette fonction de tri, qui correspond à des attentes sociales réelles, même si l'on peut juger celles-ci légitimes ou non. Comment articuler l'exigence d'une transmission authentique des savoirs avec la nécessité de certifier les compétences et de distribuer les diplômes qui ouvrent l'accès à différentes positions professionnelles ?

Lahire ne développe pas explicitement cette tension, mais elle traverse son propos. Sa critique de l'esprit de compétition comme moteur de la perversion du système touche à des enjeux politiques fondamentaux. La mise en concurrence généralisée (des élèves, des établissements, des universités, des pays) transforme radicalement la nature de l'activité éducative en substituant la logique de la position relative à celle de l'apprentissage effectif. Cette logique produit ce qu'il nomme, en référence à Hoggart, les bêtes à concours : des individus parfaitement adaptés aux épreuves scolaires mais dépourvus d'initiative intellectuelle.

Les témoignages d'Einstein et de Grothendieck sur leur propre expérience scolaire sont mobilisés pour montrer que certains des plus grands esprits scientifiques n'étaient pas de brillants élèves au sens scolaire du terme. Ces exemples ne visent pas à glorifier l'échec scolaire, mais ils révèlent l'incapacité du système à reconnaître et à cultiver certaines formes d'excellence qui ne se conforment pas aux critères standardisés de performance. Einstein confesse avoir été dégoûté de la science pendant une année entière après avoir dû ingurgiter des programmes prohibitifs. Grothendieck se décrit comme lourd et pataud, à rebours de ses camarades plus brillants mais qui n'ont finalement pas marqué les mathématiques de leur temps.

Ce paradoxe soulève une question épistémologique importante : quels sont les critères pertinents pour identifier les dispositions à la création scientifique ? La rapidité d'assimilation, la capacité de mémorisation, la performance aux épreuves standardisées constituent des indicateurs partiels, mais ils ne rendent pas compte de qualités tout aussi importantes : la profondeur de compréhension, l'originalité de la pensée, la capacité à poser de nouvelles questions, l'audace théorique, la persévérance face aux problèmes difficiles.

Le temps comme ressource fondamentale de la création

L'analyse de la question temporelle constitue probablement l'apport le plus important de l'essai pour penser les conditions de la création scientifique. Lahire établit de manière convaincante que la réduction du temps constitue le mécanisme principal par lequel les institutions académiques détruisent les conditions de possibilité de l'innovation véritable.

Cette destruction s'opère à plusieurs niveaux qu'il détaille avec précision. Au niveau de l'enseignement supérieur, la semestrialisation fragmente les parcours et réduit drastiquement le temps d'approfondissement. Au niveau doctoral, l'injonction à soutenir en trois ou quatre ans maximum transforme la thèse en permis de conduire plutôt qu'en permis d'explorer, pour reprendre la distinction de Basil Bernstein que Lahire mobilise judicieusement.

L'analyse de cette réduction du temps de thèse est particulièrement pénétrante. Il ne s'agit pas simplement de produire des travaux plus courts, mais de transformer radicalement la nature même de la recherche. Confrontés à une limite temporelle stricte, les doctorants anticipent les difficultés, limitent leurs ambitions, s'interdisent les sujets risqués, et se replient sur l'application de recettes éprouvées. Cette standardisation précoce conduit à privilégier ce que Pierre Bourdieu nommait les stratégies de succession sur les stratégies de subversion.

La question de l'inflation des publications scientifiques illustre une autre dimension de cette problématique temporelle. L'augmentation exponentielle du nombre d'articles (47% entre 2016 et 2022 selon l'étude citée) alors que le nombre de chercheurs n'a pas crû proportionnellement révèle une intensification de la pression productive. Cette inflation se traduit par une diminution de l'apport informationnel de chaque publication et par une augmentation des pratiques de plagiat et d'autoplagiat.

Les témoignages de chercheurs éminents convergent pour souligner le caractère contre-productif de cette accélération. Einstein se félicitait de n'être pas entré trop tôt à l'université dont les exigences de publication constituaient une incitation à la superficialité. Peter Higgs reconnaissait qu'avec une dizaine d'articles seulement, il ne serait probablement pas recruté aujourd'hui. Carlo Rovelli insiste sur la nécessité du temps pour flâner et acquérir l'ouverture d'esprit nécessaire aux bonnes idées nouvelles.

Ces convergences suggèrent que le système actuel d'évaluation repose sur des critères qui non seulement ne garantissent pas l'excellence, mais tendent activement à la décourager. Un chercheur qui prendrait le temps de mûrir ses idées, de lire largement au-delà de sa spécialité, d'explorer des pistes incertaines, se trouverait rapidement pénalisé. Cette observation soulève une question politique cruciale : comment construire des dispositifs d'évaluation qui reconnaissent la valeur du temps long et de la recherche fondamentale non immédiatement productive ?

Lahire identifie également les forces de dispersion qui fragmentent le temps de recherche : enseignements, séminaires, colloques, réunions, sollicitations administratives. Cette fragmentation n'est pas anodine car elle empêche la concentration prolongée nécessaire à l'émergence de pensées véritablement nouvelles. Le simple découpage du temps détermine ce qu'il est possible ou non de penser. Certains problèmes ne peuvent être appréhendés que dans la longue durée et la continuité de l'effort intellectuel.

Le paradoxe qu'il souligne est que les institutions académiques, qui devraient protéger leurs membres du flux des sollicitations extérieures, contribuent elles-mêmes à l'émiettement du temps créateur. Cette observation rejoint les analyses historiques sur la création des institutions séparées (monastères, collèges) qui avaient précisément pour fonction de rendre possible le travail savant. Le système contemporain semble avoir oublié cette leçon historique.

La création scientifique comme processus collectif

La réflexion sur l'organisation collective du travail scientifique constitue un autre apport significatif. Lahire développe une conception de la création scientifique qui échappe à la mythologie du génie individuel sans verser dans un collectivisme indifférencié. Toute innovation majeure résulte d'un processus de connexion, combinaison et synthèse d'éléments préexistants produits par de nombreux chercheurs.

Cette loi de la connexion/combinaison/synthèse permet de comprendre que les révolutionnaires scientifiques sont toujours de grands synthétiseurs. Newton, Maxwell, Einstein, Darwin n'ont rien de simples compilateurs : ils ont su relier et mobiliser d'une façon claire et féconde une masse considérable de travaux spécialisés. Darwin s'appuie sur des centaines de recherches dans différents domaines pour élaborer sa théorie. Einstein synthétise les apports de la mécanique newtonienne, de l'électromagnétisme maxwellien et des géométries non-euclidiennes.

Cette analyse conduit à une revalorisation du travail de synthèse théorique, trop souvent dénigré comme exercice plat et sans originalité. Lahire montre au contraire que synthèse et spécialisation sont dans un rapport de solidarité nécessaire : les synthétiseurs n'auraient rien à synthétiser sans les connaissances spécialisées minutieusement établies, et les spécialistes ne produiraient pas d'aussi bons travaux sans les cadres paradigmatiques qui structurent leurs observations.

La mobilisation de Marc Bloch sur l'histoire comparée renforce cette perspective. Bloch soulignait en 1928 que l'analyse ne serait utilisable pour la synthèse que si elle l'avait en vue dès le principe. Il appelait les auteurs de monographies à lire non seulement ce qui concerne leur région d'étude, mais aussi les travaux portant sur des sociétés plus lointaines, pour permettre l'émergence de synthèses comparatives fécondes.

Ce plaidoyer pour une conception coopérative du travail scientifique se heurte à l'esprit de compétition qui imprègne le monde académique contemporain. Lahire montre que la mise en concurrence généralisée des chercheurs, loin de stimuler l'excellence comme le prétendent ses promoteurs, détruit les conditions de possibilité de la collaboration et de la circulation des idées. Dans un univers où chacun cherche à protéger ses données et ses hypothèses pour publier le premier, les opportunités de fertilisation croisée se raréfient.

Cette analyse soulève néanmoins des questions délicates. Comment organiser concrètement une division du travail scientifique qui articule efficacement spécialisation et synthèse ? Comment reconnaître et valoriser également des contributions de natures différentes ? Comment éviter que la hiérarchisation entre travaux spécialisés et synthèses théoriques ne reproduise des rapports de domination symbolique au sein du champ scientifique ? Ces questions ne sont pas résolues par Lahire, mais son propos ouvre des pistes de réflexion fécondes.

Résistance et création dans un contexte défavorable

La réflexion sur les dispositions nécessaires à la création scientifique dans un contexte institutionnel défavorable constitue l'un des aspects les plus stimulants de l'essai. Plutôt que de se limiter à décrire les conditions objectives idéales, Lahire s'interroge sur les dispositions subjectives qui permettent aux chercheurs de créer malgré les obstacles.

La notion de résistance occupe ici une place centrale. Les chercheurs véritablement innovants sont ceux qui ont développé une capacité à résister : résister aux forces de dispersion, aux sollicitations contre-productives, aux modes intellectuelles, aux autorités et aux consensus établis, aux tentatives de découragement, à l'enfermement disciplinaire, à la tentation de plaire à tous.

Cette capacité de résistance ne constitue pas un trait de caractère exceptionnel. Elle se forge dans des contextes spécifiques et s'appuie souvent sur des dispositions acquises dans des univers extra-académiques. Lahire cite l'observation de Bourdieu selon laquelle les institutions scientifiques d'État contribuent à détruire le travail scientifique, et que la recherche autonome suppose beaucoup d'esprit rétif. Cet esprit de rébellion, inégalement distribué par la naissance sociale, peut toutefois se cultiver.

Cette analyse conduit à une réflexion sur le paradoxe de l'institution scientifique. Celle-ci cherche à se reproduire et à maintenir les doxas établies, tout en ayant officiellement pour objectif de faire avancer la connaissance. Le cas de Grothendieck, dont la chaire au Collège de France ne fut pas reconduite mais qui est salué à sa mort comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, illustre cruellement ce paradoxe.

Une politique rationnelle de la recherche devrait prendre acte de ce paradoxe et veiller à soutenir aussi bien la science normale que la science révolutionnaire, pour reprendre les catégories de Thomas Kuhn que Lahire mobilise implicitement. Elle devrait créer les conditions permettant aux chercheurs d'être rebelles sans être marginalisés, d'innover sans être punis, de rompre avec les consensus sans être excommuniés.

Le conformisme qui s'installe progressivement au cours de la carrière constitue l'un des obstacles majeurs à l'innovation. Lahire montre comment, de l'école primaire au professorat universitaire, les individus apprennent à se conformer aux attentes, à ne pas faire de vagues, à donner des gages de docilité pour obtenir validation, diplôme, publication, poste, financement, promotion. Les occasions de résister sont multiples mais les raisons de céder le sont tout autant.

Les témoignages de Feynman refusant les honneurs, de Grothendieck déclinant le prix Crafoord, de Perelman rejetant la médaille Fields témoignent de la possibilité d'un rapport désintéressé à la science qui refuse la logique de la distinction. Ces attitudes, loin d'être anecdotiques, révèlent une hiérarchie de valeurs alternative où le plaisir de découvrir prime sur la reconnaissance institutionnelle.

Cette thématique de la résistance soulève toutefois des questions difficiles. Dans quelle mesure peut-on exiger des chercheurs qu'ils résistent individuellement à des logiques institutionnelles puissantes ? N'y a-t-il pas un risque à faire reposer la possibilité de l'innovation sur des dispositions héroïques plutôt que sur des transformations structurelles des institutions ? Comment articuler l'éloge de la résistance individuelle et la nécessité de transformations collectives ?

Vers une politique révolutionnaire de la connaissance

Le dernier enjeu majeur de l'essai concerne les propositions pour une transformation radicale des institutions éducatives et scientifiques. Lahire ne se contente pas d'un diagnostic critique mais esquisse les grandes lignes d'une politique véritablement rationnelle.

S'agissant de l'enseignement, plusieurs orientations sont préconisées. La plus urgente consiste à remettre le système sur ses pieds en cessant de le piloter à partir de l'objectif d'évaluation. Il s'agit de redonner la priorité à l'apprentissage sur l'examen, à la compréhension sur la performance, au sens sur le classement. Cette réorientation suppose de réduire drastiquement le poids des examens et des concours, de transformer les modalités d'évaluation pour en faire des outils de diagnostic au service de l'apprentissage.

L'allègement substantiel des programmes constitue une autre mesure fondamentale. Rejoignant les préconisations de Marc Bloch dès 1943, il s'agit de privilégier la qualité sur la quantité, la profondeur sur l'étendue, la solidité des acquisitions sur le survol encyclopédique. Cette réduction quantitative doit s'accompagner d'une réflexion qualitative sur les contenus fondamentaux à conserver.

Le ralentissement du rythme d'enseignement apparaît comme une conséquence logique des mesures précédentes. Prendre le temps de l'exploration, du tâtonnement, de l'approfondissement, de la consolidation suppose de renoncer à l'obsession de la couverture exhaustive des programmes dans des délais contraints.

Sur le plan pédagogique, Lahire plaide pour une approche qui articule stimulation de la curiosité, recherche semi-autonome accompagnée, formulation collective des résultats et retours réguliers sur les acquis. Cette voie évite l'écueil d'une pédagogie de l'autonomie qui abandonnerait les élèves les moins dotés culturellement, tout en refusant l'autoritarisme d'une transmission verticale qui ignore la libido sciendi de l'enfant.

S'agissant de la recherche, les propositions sont tout aussi radicales. La protection du temps de recherche implique de renoncer à l'obsession de la productivité mesurée au nombre de publications, de cesser d'imposer des limites temporelles strictes pour les thèses, et de reconnaître que la création scientifique nécessite du temps long et la possibilité d'explorer des pistes incertaines.

La réduction des forces de dispersion constitue un autre chantier majeur. Les institutions devraient limiter les sollicitations administratives, réguler le nombre de réunions obligatoires, et créer les conditions permettant aux chercheurs de se soustraire périodiquement au flux des sollicitations. L'idée de périodes sabbatiques régulières ou de structures protégées devrait être généralisée.

La transformation des critères d'évaluation de la recherche apparaît comme une nécessité. Plutôt que de privilégier systématiquement le nombre de publications, il faudrait diversifier les indicateurs pour reconnaître aussi bien les contributions empiriques spécialisées que les synthèses théoriques, les travaux de longue haleine que les percées ponctuelles, les recherches fondamentales que les investigations appliquées.

Ces propositions dessinent les contours d'une véritable révolution des institutions du savoir. Reste à savoir comment une telle transformation pourrait s'opérer dans le contexte actuel marqué par l'austérité budgétaire et par une idéologie managériale dominante. Lahire conclut sur l'idée que ceux qui attaquent les institutions du savoir ou réduisent leurs moyens ne sont pas de simples conservateurs mais des destructeurs de nos conditions de survie collective. Cette formulation forte souligne l'ampleur des enjeux, mais elle soulève également la question des conditions politiques d'une telle transformation.

Un manifeste pour la pensée

Savoir ou périr se présente comme un manifeste au sens plein du terme : un texte qui rend manifeste des enjeux occultés et qui appelle à une transformation radicale. L'essai de Bernard Lahire se distingue par la cohérence de son architecture théorique, articulant de manière convaincante des niveaux d'analyse habituellement disjoints, de la biologie évolutive à la sociologie des institutions en passant par la psychologie du développement.

Sa force principale réside dans sa capacité à désenclaver la question de l'éducation et de la recherche du cadre étroit des considérations économiques ou utilitaristes pour la replacer dans une perspective anthropologique de long terme. En montrant que la création et la transmission des savoirs constituent des nécessités vitales pour les collectivités humaines, il fonde en raison l'exigence d'une politique ambitieuse de soutien aux institutions du savoir.

Les analyses qu'il propose des pathologies contemporaines du système éducatif et de la recherche (inversion des priorités, obsession évaluative, esprit de compétition, réduction du temps, forces de dispersion) sont d'une grande acuité et convergent pour montrer comment ces institutions détruisent actuellement les conditions mêmes de leur mission officielle. Les témoignages de grands savants qu'il mobilise (Einstein, Grothendieck, Curie, Feynman, Higgs, Rovelli et d'autres) viennent confirmer ces analyses et leur confèrent une légitimité scientifique incontestable.

Les propositions qu'il formule pour une transformation radicale des institutions éducatives et scientifiques (réorientation des priorités, allègement des programmes, ralentissement des rythmes, protection du temps de recherche, transformation des critères d'évaluation) dessinent les contours d'une politique véritablement rationnelle de la connaissance. Ces propositions ne constituent pas un programme détaillé mais des orientations générales qui mériteraient d'être approfondies et discutées.

Reste que certaines questions soulevées par l'essai demeurent ouvertes. Comment articuler l'exigence d'une transmission authentique des savoirs avec la fonction de sélection et de certification que remplit nécessairement le système éducatif ? Comment penser les médiations conceptuelles entre les formes élémentaires d'apprentissage biologique et les formes sophistiquées de création scientifique ? Comment éviter que la division du travail scientifique entre spécialistes et synthétiseurs ne reproduise des rapports de domination symbolique ? Comment concilier l'éloge de la résistance individuelle et la nécessité de transformations structurelles collectives ? Quelles sont les conditions politiques concrètes d'une révolution des institutions du savoir dans le contexte actuel marqué par l'austérité budgétaire et l'hégémonie managériale ?

Ces questions non résolues ne constituent pas des faiblesses de l'essai mais plutôt des invitations à prolonger la réflexion. Un manifeste n'a pas vocation à épuiser tous les problèmes théoriques qu'il soulève, mais à ouvrir des pistes et à déplacer les termes du débat. De ce point de vue, Savoir ou périr accomplit pleinement sa mission en proposant un cadre d'analyse renouvelé et en appelant à une transformation radicale des institutions éducatives et scientifiques.

L'actualité d'un combat centenaire

L'un des gestes les plus féconds de Lahire consiste à inscrire sa réflexion dans une généalogie intellectuelle longue, en convoquant régulièrement Marc Bloch et son appel de 1943 à une révolution de l'enseignement. Ce geste permet de montrer que les pathologies qu'il diagnostique aujourd'hui ne sont pas nouvelles, mais qu'elles se sont considérablement aggravées au cours des dernières décennies. Le bachotage que dénonçait Bloch il y a plus de quatre-vingts ans, cette hantise de l'examen qui transforme l'éducation en préparation aux épreuves plutôt qu'en acquisition de connaissances, s'est amplifié et systématisé sous l'effet de la multiplication des dispositifs d'évaluation et de classement. L'obsession du rendement immédiat que critiquait Einstein dans les années 1930 s'est intensifiée avec la généralisation des logiques gestionnaires et l'imposition de critères quantitatifs de performance. Cette inscription dans une tradition critique permet à Lahire d'éviter le piège du présentisme tout en montrant l'acuité renouvelée de ces questions anciennes dans le contexte contemporain.

Quelques prolongements possibles

L'essai de Lahire ouvre plusieurs chantiers théoriques et pratiques qu'il serait fécond de développer. Le premier concerne la question de l'articulation entre nécessité vitale du savoir et orientation des recherches. Si la création de connaissances est effectivement une condition de survie collective, comment penser une politique scientifique qui prendrait au sérieux cette dimension vitale sans verser dans un utilitarisme à courte vue qui ne reconnaîtrait que les recherches immédiatement applicables ? Lahire montre bien que les grandes synthèses théoriques ont des implications pratiques considérables à long terme, même si elles ne visaient pas initialement des applications immédiates. La distinction classique entre recherche fondamentale et recherche appliquée se trouve ainsi complexifiée. Comment construire une politique scientifique qui préserve la possibilité de la recherche désintéressée tout en prenant au sérieux l'urgence de certains défis (écologiques, sanitaires, sociaux) qui requièrent des connaissances nouvelles ?

Un deuxième prolongement concerne la question de la démocratisation de l'accès au savoir et de la participation à sa création. Lahire insiste à juste titre sur les inégalités sociales dans la préparation familiale à la culture scolaire et dans la stimulation de la curiosité enfantine. Ces inégalités précoces se traduisent par une sélection sociale tout au long du parcours scolaire et universitaire, qui aboutit à une forte homogénéité sociale du monde académique. Cette homogénéité n'est pas qu'une question de justice sociale : elle constitue également un appauvrissement pour la science elle-même, qui se prive ainsi d'une diversité de perspectives et d'expériences susceptibles de nourrir l'innovation. Comment concevoir des politiques éducatives qui créent réellement les conditions d'une égalisation des possibilités d'accès aux savoirs les plus élaborés ? Cette question implique une transformation profonde des pédagogies, des rythmes d'apprentissage, des modalités d'évaluation, mais aussi probablement une réflexion sur les contenus eux-mêmes et sur les formes de légitimité culturelle qui structurent le système éducatif.

Un troisième prolongement, que Lahire évoque sans le développer pleinement, concerne la dimension internationale de ces enjeux. Les logiques qu'il critique (obsession évaluative, mise en concurrence, course aux publications, réduction du temps) ne sont pas spécifiques à la France mais caractérisent de manière croissante l'ensemble des systèmes académiques dans le monde. Cette dimension soulève des questions stratégiques : comment articuler la nécessité d'une transformation globale et la possibilité d'initiatives locales ? Comment construire des solidarités internationales entre chercheurs et enseignants pour résister collectivement aux logiques destructrices ?

Une contribution majeure

Savoir ou périr constitue une contribution importante au débat contemporain. L'originalité du cadre théorique proposé, qui inscrit la question du savoir dans une perspective anthropologique et évolutive de long terme, renouvelle profondément les termes du débat et sort la discussion du cadre étroit des considérations économiques ou utilitaristes. En établissant que la création et la transmission des savoirs constituent des nécessités vitales, Lahire fonde en raison l'exigence d'une politique ambitieuse de soutien aux institutions du savoir et établit un critère de jugement robuste pour évaluer les réformes : contribuent-elles ou non à renforcer nos capacités collectives d'adaptation et de survie ?

Le diagnostic des pathologies contemporaines est d'une grande acuité. L'identification de l'inversion des priorités comme mécanisme central de dysfonctionnement permet de comprendre comment l'évaluation, qui ne devait être qu'un moyen, est devenue une fin en soi qui structure toute l'activité pédagogique et scientifique. Les propositions qu'il formule dessinent les contours d'une politique véritablement rationnelle : réorientation des priorités, allègement des programmes, ralentissement des rythmes, protection du temps de recherche, transformation des critères d'évaluation. Un manifeste n'a pas vocation à épuiser tous les problèmes théoriques, mais à ouvrir des pistes et à déplacer les termes du débat, ce que cet essai accomplit pleinement.

En guise de conclusion

Dans un contexte de crises multiples où les sciences sont attaquées, où l'obscurantisme progresse, où les moyens alloués à l'éducation et à la recherche sont constamment réduits au nom de contraintes budgétaires présentées comme inéluctables, Savoir ou périr constitue un rappel salutaire : le savoir n'est pas un luxe dont on pourrait se passer, mais la condition même de notre survie collective.

Ce message, porté par l'autorité scientifique d'un des sociologues français les plus importants de sa génération, mérite d'être entendu par tous ceux qui, à différents niveaux de responsabilité, ont le pouvoir d'infléchir le cours actuel des choses. Car ce qui se joue dans la transformation de nos institutions éducatives et scientifiques n'est rien de moins que notre capacité collective à comprendre le monde dans lequel nous vivons et à inventer les formes d'organisation sociale qui nous permettront d'y survivre dignement. En définitive, Savoir ou périr n'est pas seulement un essai sur l'éducation et la recherche, mais une contribution à la réflexion sur les conditions de possibilité d'une vie véritablement humaine dans les sociétés contemporaines.

Fin des leaders charismatiques en politique tels que connus ou règne du pragmatisme économique

9 décembre, par Guylain Bernier, Yvan Perrier — ,
Qui serait capable de nommer deux ou seulement un chef ou une cheffe de parti pouvant être qualifiéE de charismatique en ce moment présent ? Certes, la tâche s'avère ardue, (…)

Qui serait capable de nommer deux ou seulement un chef ou une cheffe de parti pouvant être qualifiéE de charismatique en ce moment présent ? Certes, la tâche s'avère ardue, puisque nous risquons de nous disputer sur les noms qui ressortiront, alors que la principale bataille porterait sur une définition rassembleuse de la notion de « charisme ». Ce constat semble peut-être exagéré, dans la mesure où nous avons généralement une facilité à reconnaître cette qualité à de grands personnages issus de l'Histoire. Ces Jules César, Alexandre, Charlemagne, Gengis Khan, Napoléon, De Gaule, Gandhi, sinon ces Moïse, Jésus, Bouddha, Mahomet, pour ne pas ignorer non plus ces Élisabeth Ière, Isabelle de Castille, Catherine de Russie, Christine de Suède ou Jeanne d'Arc, en étant donc très modeste dans notre énumération, possédaient à n'en point douter une prestance peu commune ; autrement dit, ces grands personnages dégageaient quelque chose qui incitait à les écouter.

À cause de leur charisme, ces personnages sont associés à des avancées souvent majeures pour l'avenir des populations qu'ils et elles représentaient. Par contre, cette qualité peut également revêtir les apparats de la tyrannie, lorsqu'un charlatan s'accapare le pouvoir, comme l'ont démontré malheureusement de trop nombreux épisodes de désolation au cours de ces mêmes âges. Ainsi, le leader charismatique se révèle capable du meilleur comme du pire, tout dépendant, ce qui démontre bien sa nature humaine à la base.

Après avoir défini le charisme et cheminé dans l'histoire pour ainsi comprendre comment cette notion sert désormais à caractériser habituellement les grands hommes et les grandes femmes, la suite voudra reconnaître dans ce même cheminement une transformation sociétale à ne point négliger. En effet, nous nous questionnerons sur la valeur du charisme dans la politique actuelle, qui balance d'ailleurs entre le pragmatisme économique et le populisme. Cela suggère même l'hypothèse d'un processus en cours de « détotalisation » (sorte d'effritement de la forme antérieure de l'État) par laquelle un courant tente de réaliser l'idéal d'un État pragmatique où les calculs l'emportent sur la subjectivité des leaders (sur la base d'une croyance en une économie politique objective et d'un âge d'or par cette façon d'assurer la croissance), puis un autre qui craint plutôt la perte de l'autorité véritable de l'État par ses leaders (sur la base souvent d'un populisme qui ramène la philosophie de l'âge d'or issu d'un moment passé). On s'apercevra rapidement de l'impossibilité de rendre le monde entièrement calculable et objectif, puisqu'il réside dans la nature humaine un besoin de conviction, voire même un pendant subjectif suffisamment fort pour espérer un retour du chef ou de la cheffe charismatique. Par contre, le populisme cherchant à ramener au goût du jour des slogans à saveur de nostalgie cache la volonté de vouloir ramener la grandeur de l'État comme autrefois, ce qui prend souvent l'allure d'une nouvelle tyrannie.


Charisme ou propriété charismatique

Qu'est-ce que le charisme ? Le sociologue allemand Max Weber (1995[1922], p. 320) a peut-être été le premier à nous en donner une définition éclairée, alors qu'il fait reposer le charisme sur une :

« qualité extraordinaire (à l'origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d'un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles aux communs des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé de Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un ‘‘chef'' [Fûhrer] ».

Cette qualité extraordinaire peut donc être considérée comme un don ou quelque chose d'innée, non acquise, qui s'expliquerait alors sur la base d'une bénédiction venant d'ailleurs, d'où pourquoi il se révèle souvent approprié de l'envisager comme étant divine, tout dépendant, effectivement, de la croyance ou pas en une réalité extérieure ou un être supérieur. En effet, cette supériorité attractive fait en sorte d'accorder à la personne qui la possède « naturellement » ou « divinement » une reconnaissance sociale et, par surcroît, le droit de diriger une population. Et le terme « charismatique » provient d'ailleurs du grec « charisma », c'est-à-dire « grâce », « bienfait » et, bien entendu, « don », qui tient compte à l'origine de ce que Weber mentionne, dans la mesure où la qualité charismatique « s'applique à quelqu'un qui a reçu des dieux, des démons ou de la nature un don que les autres n'ont pas reçu » (Ellul, 2025, s.p.). Ce don procure alors des aptitudes exceptionnelles, créant sur autrui ce que nous avons souligné en termes d'attraction, puisque la parole de l'être charismatique semble incarner l'éloquence sincère et donc, jusqu'à l'extrême perçu, la vérité.

Mais le qualificatif « charismatique » n'a été véritablement en usage dans le langage que tardivement. Sans vouloir entreprendre ici un parcours historique exhaustif, nous nous bornerons à quelques éléments de ce récapitulatif à partir duquel apparaîtra finalement la notion.

Un dirigeant idéal et talentueux inspirant le héros

En débutant avec les philosophes grecs antiques surgit cette volonté de façonner le dirigeant idéal, voué à la sagesse et aux vertus, au point d'augurer, dès lors, la recherche de ce que nous appelons de nos jours le chef charismatique. Dans sa République, Platon a tenté d'exposer le moyen de garantir la prise du pouvoir par les meilleurs dirigeants de la Grèce ainsi que d'assurer leur continuité, dans une sorte de transposition des aptitudes et des qualités de Périclès sur ces futurs chefs appelés à s'éloigner du gouvernement des tyrans. En revanche, si les vertus et la sagesse semblent pouvoir s'enseigner, le meilleur dirigeant peut aussi être né en possédant des qualités qui ne s'enseignent pas, voire qui sont intimement rattachées à sa personne et son caractère. Aristote reconnaissait l'importance de la Vertu pour commander, mais certaines choses contribuaient à élever des individus au statut de dirigeant. En ce sens, il souligne les différences individuelles (également comprises par Platon) selon lesquelles tous et toutes ne sont pas douéEs pareillement ; autrement dit, certaines personnes bénéficient de talents que la majorité n'a pas. Et c'est par le talent reconnu, toujours selon Aristote, que doit se faire d'abord la sélection des meilleures personnes pour la tâche convenue et qui méritent, sur cette base, d'être les mieux outillées (ou de recevoir les meilleurs enseignements), afin de bien orienter leur talent destiné à en faire profiter plus efficacement la majorité. Ce talent qui peut être comparé ici à une qualité supérieure reconnue. Et, bien entendu, l'origine divine apparaît à titre de justification.

La croyance aux dieux et, par ricochet, à la possibilité d'attribuer à des êtres humains des forces ou des capacités qui dépassent celles du commun des mortels a contribué à garnir les légendes et les mythes dans lesquels apparaissaient des demi-dieux ou des héros divins qui, à la base, étaient humains. Dans son Culte des Héros (1888), Thomas Carlyle offre une perspective intéressante de l'évolution de la qualité charismatique des leaders d'autrefois, sans employer le terme, mais en cherchant à caractériser l'héroïsme. Son travail pouvait même augurer le désenchantement de monde de Weber (qu'il nomme à sa manière, tel le « crépuscule des dieux »), alors que les héros d'origine passant pour des divinités, comme Odin dans la mythologie scandinave, inspirait selon lui, les qualités exceptionnelles des « Grands Hommes », dont les réalisations ont été immortalisées à l'intérieur de mythes transmis de génération en génération par des chants. Cette tendance à élever des mortels s'est quelque peu transformée dans les grandes religions monothéistes, de façon à en faire des porte-parole de Dieu ou ses messagers. Toujours subsistait cette difficulté à saisir et à nommer correctement ce don de supériorité attribuable à une personne. Carlyle voit ce talent ou ce don non seulement chez les hommes-dieux, les guerriers ou les rois héroïques, mais chez n'importe quelle personne qui se démarque dans sa discipline, à savoir à titre de prophète, de poète, d'écrivainE, de prêtre, de politicienNE, etc., et dont l'engagement au sein de sa population, dans le but de corriger des erreurs de parcours ou des faussetés, expose la vérité qui campe en elle. Son discours reflète l'éloquence et la justesse de ce qui doit être suivi, d'où pourquoi il faudrait, selon Carlyle, lui obéir. Chose certaine, le héros qu'il décrit se compare à un être charismatique.

À vrai dire ce que Carlyle a mis en relief repose sur la grandeur de la « subjectivité » humaine. La raison, qui ne représente qu'un élément de l'intelligence, se voit en quelque sorte reléguée au second plan, puisque la question éthique et morale — voire même religieuse ou plutôt spirituelle — prend le dessus. En ce sens, les Grands Hommes (expression qui inclut aussi les Grandes Femmes) profitent de dons, sont les plus vertueux, dégagent quelque chose d'autre que la froide objectivité. En eux se définissent la bravoure, la rigueur ou émanent un feu ou une lumière clairvoyante, une pitié, un amour, une sympathie. Il y a en eux une profondeur, une sincérité même, justement parce que leurs réalisations souvent grandioses, mémorables, proviennent du cœur. Là prend tout son sens la maxime de Pascal voulant que « le cœur a ses raisons que la raison ne peut comprendre ». Ainsi, les héros dépeints par Carlyle ne le sont toutefois pas tant par leurs actions posées, mais par la façon dont ils mènent, conduisent et sont ; par leur patience et la confiance qu'ils inspirent. Car ils sont en mission, veulent donc mener à terme leurs quêtes transformatrices de la face de leur monde et du monde. Par contre, ils ne cherchent pas à tout prix la violence et la révolution. S'ils en ont toutefois besoin pour redresser les choses, dans ce cas ils s'y verseront, puisque leur but, comme déjà dit, est de corriger l'erreur, la fausseté et le mensonge.

Ces « Grands Hommes » auraient été envoyés pour partager avec nous leur vision du monde et, par conséquent, nous montrer la réalité ; il s'agit pour eux de garantir un ordre dans le désordre pour le bien-être d'une collectivité. Avec autant de prestance et de volonté, ils devraient s'enorgueillir d'eux-mêmes. Or, habituellement ce n'est pas le cas, puisque ce sont les autres qui les élèvent à la place qu'ils doivent occuper. Souvent leur talent est ignoré d'eux-mêmes. Ils foncent avec cette conviction ou cette foi du cœur, impossible à contenir ou à arrêter. Ils ont une prestance, un prestige, qui ne peut faire autrement que de rappeler le charisme défini plus tôt, renvoyant encore ici à ce don, ce talent, voire cette qualité subjective qui mène une population à prêter attention au héros ou à cet être charismatique, à le vénérer, à lui établir jusqu'à un certain point un culte, duquel peut découler une adoration et un fanatisme.

En définitive, la chronologie du héros, passant de dieu, à l'homme inspiré par dieu, puis à l'homme divinisé offre une prise de vue complémentaire à cette quête de l'Homme Idéal et de sa Cité la Meilleure, telle une utopie ou une espérance qui ne cesse d'habiter la nature humaine, malgré les calculs cherchant souvent à réduire le monde à une machine à corriger.

Le meneur de prestige

Avec la sécularisation des États et la démocratisation des régimes, les héros prennent d'autres formes, au point souvent de les minorer au simple statut de chef ou de meneur. Gustave Le Bon (1895, p. 3) y voyait d'ailleurs le moment où « [l]e droit divin des foules va remplacer le droit divin des rois ». À ce titre, les futurs chefs (aussi futures cheffes), souvent meneurs (ou meneuses) au départ et par la suite, doivent s'attirer les faveurs de ces foules, pas toujours rationnelles. Le héros qui peut alors y émerger nous rappelle les propos de Carlyle sur la légende et le mythe, puisque ces discours participent à son ascension même dans une société désenchantée. D'ailleurs, comme le disait Le Bon (1895, p. 36), l'imagination est plus forte que la raison pour solliciter les foules, dans la mesure où ce n'est pas le quotidien banal des héros qui captive les gens, bien plutôt la façon dont « la légende populaire les a fabriqués », parce que « ce sont les héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné l'âme des foules ». Susciter l'imagination, suggérer des pistes d'orientation qui captiveront les foules, à partir de mots qui excitent et de formules appropriées et répétées, afin de créer un effet de contagion favorisant son adoration et son autorité, le héros de Le Bon — qui a été fabriqué — doit avant tout être un meneur équipé de ces moyens de persuasion, doit donc être instruit pour le devenir, prenant ainsi appui sur les recommandations de Platon, d'Aristote et d'Isocrate notamment qui eux, toutefois, souhaitaient avoir à la tête d'une population le meilleur des meneurs.

Mais où se trouve le don ou le talent chez le meneur de Le Bon ? Pour être en mesure de fasciner et de créer la « foi », cela prend du « prestige ». Car le prestige contribue largement à donner « aux idées propagées par l'affirmation, la répétition et la contagion, une puissance très grande » (Le Bon, 1895, p. 117). Il est décrit comme un « pouvoir mystérieux », « une force irrésistible », une « sorte de domination » et Le Bon (1895, p. 118) a su ajouter :

« Cette domination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d'étonnement et de respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et les femmes n'auraient jamais régné sans lui ».

Le médecin et sociologue français divisa ensuite le prestige entre une forme acquise ou artificielle, attribuée surtout à l'hérédité, la fortune ou la réputation, et une autre plus personnelle, faisant ou non le pont avec la première, mais qui se veut surtout indépendante « de tout titre, de toute autorité, que possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entendent […] » (Le Bon, 1895, p. 120). Et ce héros par le prestige n'a pas besoin d'être glorifié par la guerre et ses victoires, simplement d'être considéré tel en vertu de son don particulier.

À la lumière de ces descriptions données par Le Bon, ne voyons-nous pas se dessiner ici le portrait de l'être charismatique ?

Du prestige au surhumain finalement charismatique

Certes, on semble y voir le surhumain professé par Friedrich Nietzsche, qui toutefois n'a jamais été annoncé comme un héros, dans la mesure où le philosophe ne lui attribuait pas cette relation nécessaire entre le Grand Homme et une population admirative. Autrement dit, ce spécimen ne cherche pas nécessairement à devenir un meneur de foule ou un chef, mais à exprimer son existence de façon différente du commun, c'est-à-dire par « volonté de puissance » (Nietzsche, 2002). Il s'agit donc d'un être qui a été en mesure de se soustraire des illusions et faussetés du monde, qui ne veut pas dominer, qui ne désire pas le pouvoir, bien plutôt la maîtrise de soi qui délivre du manque. Sans être identifié au héros, le surhumain de Nietzsche possède néanmoins quelque chose du héros de Carlyle, puisqu'en lui se manifeste ce don de vision, cette parole de vérité. Un tel humain sera donc rapidement aperçu et écouté, sans vouloir signifier le renoncement à un engagement social ou à une carrière politique, comme on semble le prétendre.

C'est en ce sens d'ailleurs que Weber a développé la notion de charisme, en reprenant plusieurs éléments décrits par les précédents auteurs cités, dont encore celle allusion à un don divin à défaut de l'appeler un don charismatique. Par contre, Weber l'appliquait davantage au domaine politique pour ses besoins, en y accordant une légitimité de domination, qui rappelle bien la puissante domination exercée par le prestige de Le Bon, mais cette fois-ci concentrée dans les relations avec l'État et le gouvernement. Cette domination charismatique suggère l'obéissance d'une population à l'endroit de la personne qui bénéficie de cette qualité, justifiée à nouveau sur le « caractère sacré », la « vertu héroïque » ou la « valeur exemplaire » qu'on lui attribue (Weber, 1995[1922], p. 289). Reconnue comme étant le chef (ou la cheffe), cette personne jouit alors d'une admiration par laquelle la foule exprimera tout autant sa loyauté à son égard, faisant même un devoir de la respecter tant et aussi longtemps que durera son charisme magnétique. Le sociologue allemand reconnaissait cet attribut chez les chefs de tribu ou en lien avec les héros du passé décrits par Carlyle, supposant alors un affaiblissement de la domination charismatique dans les États modernes. Or, ce n'est pas le cas totalement, puisque la relation entre le Grand Homme et sa population demeure subjective, ce qui signifie son omniprésence dans les États actuels en se mélangeant avec les autres formes de domination (traditionnelle et légale-rationnelle). Ainsi, le charisme persiste malgré le désenchantement du monde ou le crépuscule des dieux, d'ailleurs reprit par Nietzsche de façon péremptoire en parlant directement de la « mort de Dieu ». Néanmoins, cela n'empêche en rien la tendance à élever une personne charismatique, alors que les allusions au divin ou au sacré servent, à tout le moins, à rappeler comment le charisme était interprété auparavant ; une façon de le décrire aussi qui continue d'être utilisée pour parler de la vedette ou de la star.

La star-produit-divin qui déclasse la politique

Ainsi, ce qui a été interprété comme un prestige personnel par Le Bon s'expose en charisme chez Weber. En revanche, le désenchantement du monde ou le crépuscule des dieux se sont aussi répercutés sur l'État et la politique, au point où le héros de Carlyle, le meneur de Le Bon et le surhumain de Nietzsche ont été commercialisés sous la forme de la vedette ou plutôt de la star, selon Edgar Morin (1972). L'affection, l'admiration, la vénération, par le pouvoir des écrans, ont permis l'apparition de nouveaux héros (et héroïnes), dont les suggestions incitent les foules à s'y identifier et à consommer souvent comme le feraient les stars. Autrement dit, ce Grand Personnage des écrans, autant acteurTRICE, animateurTRICE, chanteurEUSE que sportifIVE — et ajoutons désormais influenceurEUSE —, a donc pris le relai des leaders et des meneurs politiques d'autrefois, qui soudainement « désenchantés » revêtent plus souvent qu'autrement le pragmatisme de l'État économique. Les nouvelles divinités et idoles s'inscrivent alors dans les lois du marché ; la bonne nouvelle étant transmise à partir de messages communiqués par les stars et donc le système qui souvent les a créées.

En définitive, le politicien ou la politicienne n'a plus besoin de charisme, mais d'être pragmatique et, à la rigueur, populiste en répétant les idées à la mode ou celles qui savent exciter les craintes ou les préoccupations de la population ou encore d'être à la remorque des idées de son chef ou de sa cheffe ou de son parti politique.

Intermède pragmatique au réenchantement de l'État et de la politique

En considérant tous les efforts consacrés à l'organisation de l'État, une prise de conscience amène à y voir davantage que la seule force des lois ; une population ressent encore de nos jours le besoin de suivre une voie qui s'incarne dans une voix qui saura résonner en elle. À ce titre, le sentiment d'être de moins en moins interpellé par les représentantEs politiques accroît en conséquence la méfiance et la perte d'intérêt envers les questions de cet ordre, pour finalement défier l'autorité ou choisir de suivre d'autres meneurEUSEs, sinon d'agir soi-même pour son milieu, indépendamment des affinités politiques. L'effritement de l'intérêt politique, augurant peut-être jusqu'à un certain point le « crépuscule des politicienNEs », laisse certainement entendre un affaiblissement en cours de l'État. De là peut être exposée cette comparaison entre la sécularisation de l'État, qui l'a fait gagner sur la religion, et la sécularisation de lui-même, exigeant alors l'usage d'un autre terme, tel que sa « détotalisation », afin d'augurer l'avènement de la Société… Or, bien que le chef ou la cheffe charismatique ait bien servi au règne de l'État, la difficulté à en trouver un ou une présage un changement de régime. Avant d'entrevoir donc la vraie sortie de l'État, d'après sa désignation du passé, il faudra vivre l'apogée de son Économie Politique, provoquant la fin de sa transformation en l'Entreprise de la Nation et l'avènement d'une totale domination légale-rationnelle 2.0, favorable à l'élection de leaders calculateurs et pragmatiques. Cet intermède risque d'éloigner le moment où la Société différemment gouvernée prendra place.

Pour l'instant et encore, le calcul rationnel donne l'heure juste sur les revenus et les dépenses budgétaires. Les leaders pragmatiques procèdent d'ailleurs de façon à rendre leur vision d'avenir capitalisable, justifiant ainsi, par leurs calculs soi-disant précis, les investissements à entreprendre en vue d'un enrichissement individuel et collectif présenté comme patent, du moins sur les écrans et les tableaux. En revanche, ce pragmatisme avant tout économique fait passer les chiffres et donc l'argent avant les gens. Une vision d'avenir basée sur une planification financière annonce, dès le départ, que ladite planification aussi réussite soit-elle ne se réalisera pas. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons tout prévoir avec des chiffres. Plus important encore, ce ne sont plus les leaders politiques à qui l'on accorde un pouvoir charismatique, mais aux chiffres dévoilés. Ainsi, les programmes électoraux deviennent tout simplement des produits achetables ; l'électorat choisissant leurs représentantEs en fonction des chiffres, voire des montants d'argent investis dans différentes catégories de services et de secteurs d'activités qui semblent mieux correspondre à leurs préférences : un endettement plus élevé pour améliorer les infrastructures ou plutôt une réduction de la dette, des investissements dans les oléoducs ou en santé, des dépenses supplémentaires en défense ou dans le but d'assurer la transition énergétique, ainsi de suite, ainsi de suite.

Sous le régime du pragmatisme économique, le leadership repose sur le programme jugé le meilleur (ou le moins pire), donc sur la confiance en une compétence mathématique qui se veut tributaire de l'avenir de la nation. Sur cette base, pouvons-nous vraisemblablement suivre cette voix du 1, 2, 3… en pensant résoudre nos problèmes sociétaux, dont les coûts ne font que croître souvent à un rythme surpassant la croissance économique qui, avouons-le, représente notre seul but d'avenir ? Une réponse catégorique à cette question serait illusoire ; mieux vaut en imaginer quelques-unes variant d'une personne à l'autre. Car l'interpénétration de l'État avec l'économie et la science « dure » convainc de nombreux fidèles à ce pouvoir objectif des chiffres. En revanche, si cette domination pragmatique s'avère à ce point providentielle, pourquoi n'atteignons-nous pas l'idéal tant vanté de l'équité dans la redistribution de la richesse ? Par un étrange paradoxe, on attribuera la faute à l'humain et non au régime des chiffres ; réapparaît alors ici Aristote qui soulignait les inégalités en termes de talents qui avantagent certaines personnes seulement. Que peut faire l'État ? Disons soutenir du mieux de ses capacités, sans trop faire souffrir les échanges commerciaux, la production et toutes les activités jugées productives pour le bien du Trésor commun. Or, il n'y pas que le talent qui entre en ligne de compte, puisqu'il faut savoir aussi comprendre les règles du jeu de l'enrichissement. L'État actuel s'est construit sur ceux du passé, avec leurs forces et leurs faiblesses ; parmi les dernières, l'erreur derrière les lois numériques comme l'a soulignée Nietzsche[1]. Entre dirigeantEs et dirigéEs, le fossé qui les sépare reste immuable, à défaut de connaître mieux. Voilà que désormais la démocratisation du pragmatisme économique favoriserait une mobilité sociale, au sein toutefois d'une structure demeurée pyramidale qui assure le tri nécessaire afin de maintenir l'ordre des choses ; car les dirigeantEs doivent toujours être moins nombreuxEUSES que les dirigéEs, dans la mesure où il faut considérer le marché du travail avec chaque pion placé à la bonne case. À nouveau ici, pouvoir, argent et structure prennent les devants sur l'humain et son environnement. Le renversement nécessaire, pour sortir de l'intermède de l'Entreprise de la Nation dominée de plus en plus par des leaders adeptes du pragmatisme économique, exigerait peut-être l'avènement d'une nouvelle légitimité charismatique faisant passer l'Humain et la Nature en avant-plan, pour ainsi entendre une voix qui résonne avec les espérances de voir un jour une Société véritablement prospère[2].

Résistance du populisme

Or, les leaders charismatiques des régimes totalitaires du XXe siècle demeurent dans l'imaginaire, autant à titre de préoccupation que d'admiration. Cette double réaction contribue à faire en sorte de tenir à l'écart de la politique certaines personnes au don particulier ou, à l'inverse, d'en pousser d'autres — armées des outils pour convaincre les foules — à vouloir s'imposer comme le chef ou la cheffe désiréE. Or, les leaders charismatiques positifs présentent une vision d'avenir qui détonne avec celle en place, même si souvent perçue comme subversive. On s'apercevra rapidement de leurs intentions généreuses, puisqu'elles ne visent pas leur élévation au pouvoir, mais la réalisation de leur mission dédiée au bien-être commun. Voilà une différence notable en comparaison aux leaders charismatiques négatifs qui useront d'ailleurs d'un vocabulaire populiste et, une fois au pouvoir, exposeront leur caractère tyrannique. À noter également la façon dont ces individus bourrés de faussetés chercheront à gagner les foules, c'est-à-dire souvent en excitant les craintes des gens et en identifiant un âge d'or passé et presque sans défaut. Les formules ou slogans employés sont révélateurs en ce sens. Mais que cherchent à faire ces individus qui, bien que jugés charismatiques, demeurent des charlatans et faussent alors leur sincérité, en voulant minorer ici l'explication facile d'une satisfaction de leurs intérêts personnels ? La réponse simple se résume à leur désir du maintien de l'État, de cet ordre grâce auquel ils peuvent assouvir leurs besoins de pouvoir et de domination. Ce qui représente l'opposé de la démarche effectuée par les leaders charismatiques positifs, dont les efforts sont consacrés à redresser l'erreur, comme a dit Carlyle, à reconnaître les bons coups du passé, mais à viser un progrès ou un essor qui doit permettre à une population d'atteindre un niveau supérieur. Ainsi, ces Grands Hommes regardent de leur œil éclairé l'horizon, au point d'y discerner une destinée difficilement concevable pour le commun des mortels et qui peut, à la rigueur, faire peur. Leur regard est porté vers le présent et l'avenir, non pas vers le passé ou l'allusion à un soi-disant ancien âge d'or qui, d'ailleurs, ne pourra jamais revenir.

En bref, l'évocation populiste expose la résistance au maintien de l'État tel que connu, au point de préférer la voie pragmatique — qui assure des richesses — au lieu de viser une évolution qui ne peut apparaître sans une volonté, osons dire, providentielle, visionnaire et sincère, de l'ordre d'un meneur ou d'une meneuse charismatique. Parce que le changement passe toujours par de grands personnages qui insufflent l'inspiration, au point de se répandre sur une population, avivant ainsi des forces endormies. C'est la chaleur de la subjectivité humaine qui rend la chose possible, non la froide objectivité qui peut seulement en mesurer l'ampleur.

Conclusion

Que voyons-nous, lorsque nous regardons un grand personnage ou une personne charismatique ? Au-delà de l'image captée, il y a plus ; cette seule image transcende, suggère, inspire… Nous sommes conscientEs d'être face à une présence différente de n'importe quelle autre. Platon et Aristote cherchaient à en créer une, en éduquant un être talentueux aux vertus de l'âme et du corps, afin qu'il devienne le leader idéal. Mais ce don divin, ou ce talent, ne s'acquiert point. Carlyle y voyait la donne explicative de son Culte des Héros, mélangeant même le Grand Homme au Héros, malgré leurs distinctions, parce que ce qui les unit assurément se résume à leur qualité subjective extraordinaire, à savoir cette propriété transcendante baptisée par Le Bon de prestige personnel. Nous nous approchons ainsi du surhumain de Nietzsche, qui s'évade des faussetés pour voir la réalité et combler ses attentes autrefois insatisfaites. Mais le terme servant à tout résumer reste encore dissimulé. Weber le mit à la lumière, corrigeant le prestige de Le Bon et parlant alors du charisme, à savoir effectivement ce don particulier, voire cette façon de faire de la douceur une arme de conviction, de transformer un feu visionnaire en une incarnation capable de la rendre concrète en soulevant les foules. À première vue, le personnage politique devrait être de nos jours celui le plus en vue avec cette importante qualité. Or, la vedette ou la star des écrans a pris le dessus. Et ce constat n'est pas surprenant.

L'objectivation de la subjectivité a contribué à faire du charisme un objet à marchander. Il ne s'agit plus de personnes authentiques, mais de stars fabriquées ou de programmes électoraux à vendre. Le Grand Homme du passé, capable de transformer les sociétés, semble ne plus exister ou avoir été contraint d'abandonner la sphère politique. S'il y en a un quelque part, souvent on s'apercevra de son charlatanisme ou de son populisme, alors que le charisme qu'on lui attribuait peut-être masquait ses intentions tyranniques ou absolutistes. Bien qu'Aristote reconnût l'impossibilité d'enseigner les talents, ce qu'il semblait dire au bout du compte, et qui peut aider le Grand Homme ou le Héros, se réduit à apprendre à bien communiquer son message au monde. Ce facteur communicationnel devient essentiel pour garantir le succès de sa mission ; ce facteur d'ailleurs qui ressort chez Carlyle, si nous tenons compte des exemples qu'il a choisis où se constatent les difficultés immenses vécues par plusieurs héros, avec la pauvreté et la misère endurées, la persécution subie et souvent la nécessité de l'exil. Car leur message trouble l'ordre établi, un ordre jugé en effet par le héros comme étant dans l'erreur, afin de proposer des changements que les petits gens, y compris les dirigeantEs, ont de la difficulté à saisir dans leurs tenants et aboutissants. Cela s'explique : ces personnes ne possèdent pas ce talent ou ce don de vision du héros, son aptitude à porter un jugement à ce point éclairé, à voir la réalité telle qu'elle est, et de projeter une solution de redressement (une réforme) pour le présent et l'avenir. Et voilà pourquoi les Grands Hommes sont souvent reconnus seulement après leur mort, sinon plusieurs décennies plus tard, malheureusement. Quel paradoxe de l'Histoire !

Il n'empêche que l'intuition de Carlyle se révèle en elle-même réformatrice, surtout pour l'époque dans laquelle nous nous trouvons, époque vantant l'objectivité avec son culte de la raison et du scepticisme. On y retrouve même les bases à la fois du désenchantement du monde de Weber, lorsqu'il parle du crépuscule des dieux, de son facteur persistant et du réenchantement dans la mesure où l'humain demeure avant tout un être subjectif. Pour aspirer à la détotalisation de l'État et surpasser le pragmatisme économique destructeur de notre planète, alors qu'au contraire ces calculs devraient plutôt nous permettre de préserver le plus longtemps possible nos ressources, une lueur d'espoir demeure. À son époque, Carlyle dénonçait la périclité du Culte des Héros, alors qu'il y en a eu d'autres qui se sont levés plus tard. Par ailleurs, ce qui donne du poids à son espérance — qui peut être aussi la nôtre — prend appui sur la réponse qu'il donne à notre question posée comme suit : la loyauté, l'adoration et la vénération dans et de la personne humaine… s'effritent-elles ? Et il a affirmé : « Que l'homme, en quelque sens ou autre, adore les Héros ; que nous, que nous tous, nous révérions et qu'il faille que nous révérions toujours les Grands Hommes : ceci est, pour moi, le roc vivant parmi tous les écroulements possibles ; le seul point fixe dans l'histoire révolutionnaire moderne, autrement pour ainsi dire sans fond et sans bords », en plus d'ajouter : « Le Culte des Héros jamais ne meurt, ni ne peut mourir. La Loyauté et la Souveraineté sont éternelles dans le monde : — et il y a de ceci en elles, qu'elles sont fondées non sur des garnitures et des semblants, mais aussi des réalités et des sincérités » (Carlyle, 1888, pp. 25-26 et 201). Autrement dit, parce que l'être humain est un être subjectif, il jouira toujours de la chance d'hériter du charisme par lequel il s'élèvera en chef capable de transformer le monde.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

3 décembre 2025

11h45

Notes

[1] Nous pouvons voir dans le charisme des chiffres une fausseté grossière. Nietzsche (1988[1878], p. 46) nous a éclairé sur ce point :

« L'invention des lois numériques s'est faite à partir de l'erreur qui régna dès les origines, savoir qu'il existerait plusieurs choses identiques (mais en fait il n'y a rien d'identique), que du moins il existerait des choses (mais il n'existe pas de ‘‘chose''). Admettre une pluralité, c'est toujours postuler qu'il y a quelque chose qui se présente plusieurs fois : mais c'est là justement que l'erreur est déjà maîtresse, là que nous feignons entités et unités qui n'existent pas. — Nos perceptions de l'espace et du temps sont fausses parce qu'elles conduisent par un examen conséquent à des contradictions logiques. Toujours, dans toutes nos formules scientifiques, nous faisons inévitablement entrer quelques grandes fausse[té]s en ligne de compte ; mais ces grandeurs étant du moins constantes, comme par exemple notre perception de l'espace et du temps, les résultats de la science en reçoivent malgré tout une exactitude et une certitude parfaites dans leur enchaînement entre eux ; on peut continuer à bâtir sur eux — jusqu'à ce terme ultime où l'erreur du postulat fondamental, où ces fautes constantes entrent en contradiction avec les résultats […] ».

[2] La prospérité représente ici une réussite qui dépasse l'idée de la seule richesse économique, afin de considérer le développement humain sur tous ses plans, d'assurer la satisfaction des besoins sans hypothéquer l'avenir, d'éviter donc la surabondance inutile et de consentir à l'harmonie humaine en respect des règles de la nature.

Références

Aristote. (1881). La Politique. Traduction française de Thurot. Nouvelle édition revue par A. Bastien et précédée d'une introduction par Ed. Laboulaye. Paris, France : Garnier Frères, Libraires-éditeurs.

Carlyle, T. (1888). Les Héros. Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire. Traduction et introduction par J. B. J. Izoulet-Loubatières. Paris, France : Armand Colin et Cie, Éditeurs.

Ellul, J. (2025). CHARISMATIQUE Pouvoir. Dans Encyclopaedia Universalis. Repéré à

https://www.universalis.fr/encyclopedie/pouvoir-charismatique/

Le Bon, G. (1895). Psychologie des foules. Paris, France : Ancienne Librairie Germer Baillière et Cie, Félix Alcan, Éditeur.

Morin, E. (1972). Les stars. Paris, France : Seuil.

Nietzsche, F. (1988[1878]). Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres (Tome I). France, Paris : Gallimard.

Nietzsche. (2002). Dans Françoise Kinot (Dir.), Philosophie de l'existence. Nietzsche. Freud. Bergson (pp. 11-282). Paris, France : France Loisirs.

Platon. (1993). La République. Du régime politique. Paris, France : Gallimard.

Weber, M. (1995[1922]). Les catégories de la sociologie. Dans Économie et société (Tome I). Paris, France : Plon/Pocket.

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Comptes rendus de lecture du mardi 9 décembre 2025

9 décembre, par Bruno Marquis — , ,
Palestine Noam Chomsky et Ilan Pappé Traduit de l'anglais Cet essai a été publié il y a neuf ans. J'avais auparavant beaucoup apprécié « Israël, Palestine, États-Unis : (…)

Palestine
Noam Chomsky et Ilan Pappé
Traduit de l'anglais

Cet essai a été publié il y a neuf ans. J'avais auparavant beaucoup apprécié « Israël, Palestine, États-Unis : le triangle fatidique » de Noam Chomsky. Dans « Palestine », Noam Chomsky et Ilan Pappé procèdent à des échanges éclairants sur la situation palestinienne, en faisant ressortir que le problème est depuis le début le colonialisme et la dépossession que l'État d'Israël fait subir comme une descente aux enfers au peuple palestinien. Sans le soutien des États-Unis à Israël, affirment-ils tous deux, c'en serait fait de cette situation d'apartheid…

Extrait :

Dans la bande de Gaza, la normale pour les Palestiniens consiste à tenter de survivre, dans la misère, au blocus cruel et dévastateur qu'impose Israël.

Mégantic, un train dans la nuit
Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel

Je connaissais Anne-Marie Saint-Cerny pour avoir lu son excellent essai « Mégantic » publié lui aussi chez Écosociété. Je connais d'autre part Christian Quesnel, un ami de la famille et un de nos plus grands bédéistes, depuis près d'une trentaine d'années. Je ne peux que vous recommander chaudement la lecture de cet album, si admirablement illustré, qui nous explique, dans le détail, au-delà des faits rapportés par les médias, les dessous et les conséquences de cette terrible tragédie. Vous le découvrirez, il s'agit d'un terrible réquisitoire contre le capitalisme, contre la cupidité des uns et la connivence des autres. Qui sait, ça vous donnera peut-être aussi le goût de lire ou de relire « La stratégie de choc » de Naomi Klein, dont il est fait mention dans ce livre ? Pour ma part, je songe surtout à mettre la main sur « Dédé », sorti en novembre dernier...

Extrait :

Rien n'a changé dans les lois ferroviaires au Canada depuis la tragédie : les compagnies s'auto-réglementent, s'auto-surveillent et, en cas d'accident, s'auto-enquêtent. Ainsi, c'est le CP lui-même qui a enquêté sur la mort de trois de ses employés lors d'un accident survenu en février 2019 en Colombie-Britannique. L'enquêteur du CP, empêché d'enquêter, a dénoncé son employeur et réclamé une enquête indépendante de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) e du Bureau de la Sécurité des transports du Canada (BST), une enquête immédiatement acceptée par l'enquêteur en chef responsable du cas au BST. Le jour même, cet enquêteur du BST a été démis de ses fonctions. L'enquêteur du CP a conclu sur un no-fault du CP.

Une femme aimée
Andreï Makine

J'avais particulièrement aimé « Le testament français » et bien aimé « Le pays du lieutenant Schreiber » ; j'ai aussi beaucoup aimé ce roman-ci. Un jeune cinéaste russe d'origine allemande entreprend de réaliser un film honnête et réaliste sur Catherine II. En raison de changements politiques, le projet n'aboutira pas… L'histoire de la Grande Catherine se mêle alors à la sienne et à celle de ses parents, nous faisant découvrir le dix-huitième siècle russe, mais aussi les réalités des années qui suivirent la révolution d'Octobre, puis surtout la vie en Russie après l'effondrement de l'URSS. Un roman d'un grand réalisme qui nous dépeint l'humanité dans ce qu'elle a de pire et de meilleur. Somme toute, un très bon roman !

Extrait :

Son retour dans la ruche communautaire l'aide à évaluer la brutalité de la course où s'est lancée la Russie. Avant, l'appartement était habité par des gens certes modestes mais qui avaient tous un travail ou une retraite. Y nichaient aussi des artistes venus conquérir Leningrad, des divorcés espérant trouver mieux rapidement. A présent, s'entassent ici des laissés-pour-compte, les perdants du triage entre les forts et les faibles, seule façon d'exister dans ce nouveau pays. Leur pauvreté se voit au linge qui sèche, aux plats cuisinés sur le fourneau.e contre l'apartheid – sud-africaine celle-là – Nelson Mandel

a.

Entretiens avec ses disciples
Confucius
Traduit du chinois

Confucius, qui vécut de 551 à 479 avant Jésus-Christ, aura été le philosophe qui aura le plus marqué la civilisation chinoise. Ces entretiens avec ses disciples, qui ne furent compilés que sur le tard et qui sont souvent répétitifs, ont aujourd'hui surtout une valeur historique. Il en existe de nombreuses traductions, dont les résultats parfois éloignés nous montrent bien les différences importantes entre les langues chinoise et française et entre les cultures chinoise et européenne. Ce fut une belle immersion dans le passé lointain de la Chine…

Extrait :

Le Maître dit : « Étudier sans réfléchir est une occupation vaine ; réfléchir sans étudier est dangereux.

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Une loyauté oui, mais dans quel sens ?

9 décembre, par Mohamed Lotfi — , ,
Idéalement le Québec devait disposer de tous les pouvoirs liés à sa culture et à son immigration, même au sein d'une fédération. Le Québec devait être maître de son souffle (…)

Idéalement le Québec devait disposer de tous les pouvoirs liés à sa culture et à son immigration, même au sein d'une fédération. Le Québec devait être maître de son souffle culturel, de son battement de coeur démographique, de ses portes ouvertes et de ses frontières. Seul le gouvernement du Québec à travers ses propres institutions devait soutenir ses créateurs, ses poètes, ses musiciens, ses rêveurs qui transforment l'air en beauté. Aussi longtemps que cette dépendance au Canada perdure, le risque demeure, celui d'une dilution progressive, d'un vaste fleuve où les artistes deviennent en quelque sorte monnaie d'échange, où les nouveaux arrivants sont intégrés non pas pour enrichir la nation québécoise, mais avec la subtile intention de la dissoudre dans le sirop tiède du multiculturalisme canadien. Une sorte de colonialisme à peine maquillée.

Or, pendant qu'on se déchire autour d'une controverse, le quotidien est moins flamboyant pour beaucoup d'artistes québécois. Leur salaire moyen tourne autour de 17 €0.00/année, mince revenu pour alimenter les rêves, payer les cordes de guitare, remplir le frigo ou acheter les pinceaux. Pas étonnant que plusieurs se tournent vers l'aide fédérale, vers les subventions qui, après tout, proviennent de l'argent québécois, de nos impôts, de nos poches, cet argent ne tombe pas du ciel d'Ottawa, il revient au Québec, il devrait servir ceux qui portent la culture à bout de bras.

La nomination d'un nouveau ministre de la Culture et de l'identité canadienne, figure déjà connue pour ses déclarations peu flatteuses envers le Québec, méritait un discours plus subtil, plus calculé, presque chirurgical, de la part d'un chef souverainiste. Il fallait condamner la nomination, bien sûr, rappeler ses propos passés, oui sans hésiter, mais il fallait surtout éviter de brandir l'accusation lourde et blessante de manque de loyauté envers certains organismes et représentants du milieu artistique qui, par diplomatie ou par simple réflexe institutionnel, ont salué sa prise de fonction. Dans un contexte aussi fragile, où chaque mot peut devenir blessure ou pont, cette dénonciation frontale sonne comme une maladresse stratégique, car la souveraineté ne se bâtira pas en accusant de manque de loyauté ceux qui donnent voix, chair et lumière à la culture québécoise. Accuser trop vite c'est risquer de fracturer, de refroidir, de renvoyer des alliés potentiels dans l'autre camp, or, pour rallier tout un peuple à l'idée d'un pays, il faut éviter de traiter comme suspects ceux qui font vibrer son imaginaire, un mouvement national a besoin de ses artistes comme un poumon a besoin d'air, et reprocher une simple politesse protocolaire c'est jouer contre son propre camp, ce n'est pas la meilleure stratégie pour rassembler un morceau essentiel de la nation en marche, mieux vaut offrir la nuance que la réprimande. L'indépendance ne grandit jamais dans la méfiance envers les siens, mais dans le rassemblement.

Moi, je leur aurais murmuré tout autrement, les invitant à prendre cet argent, à en vivre, à créer encore plus fort, en toute liberté, à s'épanouir avec ces fonds qui sont aussi les leurs. Je leur aurais rappelé que chaque dollar reçu du fédéral a d'abord le goût du Québec, que ce n'est pas le fédéral qui donne, mais la nation qui récupère, discrètement, sans renier son désir d'indépendance. Le Québec n'est pas encore libre, il navigue entre deux rives, il avance avec prudence. Dans ce contexte, les artistes essayent de protéger leur propre indépendance.

Si un chef indépendantiste veut garder près de lui ceux et celles qui façonnent l'imaginaire collectif, il doit trouver les mots qui rassemblent, il doit aussi tendre la main aux minorités, aux communautés nouvelles, il doit marcher avec elles, les rencontrer, dialoguer, s'afficher à leurs côtés, poser des gestes symboliques forts et doux à la fois. Des gestes qui disent simplement que le Québec souverain sera le Québec de tous les Québécois, inclusif et chaleureux. C'est au chef d'un parti historiquement souverainiste de donner l'exemple en affichant sa loyauté vers tous ceux qui font le Québec, sinon il pourrait devenir, malgré lui, l'adversaire de la cause qu'il prétend défendre, un obstacle involontaire planté sur le chemin de la liberté nationale.

Je ne suis pas le seul souverainiste au Québec à penser ainsi, nous sommes nombreux à porter cette inquiétude. Nous avons une espérance, nous voulons un pays, oui, mais avec l'appui et le souffle indéfectible de ses artistes, de ses minorités culturelles, de tous ceux et celles qui tissent le récit collectif, un pays qui sait parler à ceux qui créent le visage même de son histoire, son avenir. Nous voulons un Québec libre et vivant, pas un Québec fâché contre lui même. Nous voulons grandir ensemble, et il serait temps que ceux qui nous dirigent ou aspirent nous diriger apprennent aussi cet art là.

Dans ces moments où le Québec se ranime pour décider, à nouveau, de son avenir, il reste à choisir :

1- On fait du Québec un pays, pour nous ou contre les autres ?

2- On le bâtit dans la peur et la rancoeur ou avec la confiance tranquille de ceux qui n'ont plus honte d'espérer, qui ne s'excuse pas d'exister ?

La souveraineté n'est pas un cri, c'est un horizon, et il faudra y marcher ensemble, sans oublier personne, PERSONNE, surtout pas ceux qui écrivent, peignent et chantent ce que nous sommes.

Mohamed Lotfi

5 Décembre 2025

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La gauche et la droite dans un duel frontal !

9 décembre, par Omar Haddadou — , ,
L'impossible coexistence politique entre le bloc de Gauche, la Droite républicaine et le Rassemblement national au sein de l'Assemblée, est plus que jamais consommée. C'est une (…)

L'impossible coexistence politique entre le bloc de Gauche, la Droite républicaine et le Rassemblement national au sein de l'Assemblée, est plus que jamais consommée. C'est une guerre de lutte entre partisans du Peuple et défenseurs de la minorité bourgeoise qui s'engage, « couteau entre les dents » ! Mélenchon sauve sa peau par le vocable « Laïcité ! ».

De Paris, Omar HADDADOU

Comment la Gauche va-t-elle s'y prendre ?

Redondance de flagellation, acharnement épidémique au quotidien au sein des Républicains « patriotes » et les Extrémistes du Rassemblement national, de plus en plus obsessionnels, dans l'unique dessein de torpiller l'Union de Gauche !
Ce corps de Résistance, a pour crédo, la Défense de la Personne humaine, quand la Droite et son bras dur Le Pen - Bardella, celui de l'entre - soi et des privilèges verrouillés !
Un seul est unique carburant à donner du relief à la vacuité piteuse du discours superfétatoire et stigmatisant des Elus (es) français xénophobes : L'immigration et l'Islamisme !

L'Union européenne tombe dans le piège de la hantise de l'immigration invasive et ratifie le texte. Marine jubile !
Champions de la fuite en avant, les représentants du Peuple cisèlent leur rhétorique dans la diabolisation de l'Etranger (e) et du Musulman (e).
Le matraquage médiatique dont contribuent activement séides et nervis des formations précitées, a porté ses fruits. Les murs de Paris, supports de tags xénophobes, témoignent de l'impact du lynchage et des velléités de l'excommunication.

L'exécutif et les partis « néocoloniaux » rechignent à admettre le bien-fondé et les paradigmes de la genèse de la cause à effet. A moins qu'ils aient des œillères, ils ne sont pas sans savoir que : « Plus les humiliations sont profondes à l'égard de la communauté musulmane et les Immigrés (es), plus leur solidarité est renforcée ».
Blessés dans leur dignité, en l'absence d'un respect mutuel, les Musulmans de France et les Immigrés s'affirment par la contribution substantielle en guise de réponse à leurs détracteurs. Plus ils sont accusés de tous les maux, mieux ils se fédèrent.

Les Ultras de la République, Ciotti, Retailleau, Larcher, Le Pen, Bardella, Vauquier et compagnie, s'émancipent dans leur haine vers l'autre par la politique du Charter et le bannissement de l'échange. Leur seul fait d'arme - et l'on doute qu'ils en soient conscients – est de booster les OQTF, cochant ainsi leur case d'Elu (e) déconnecté de la réalité, mais foncièrement investi dans l'épuration de l'espace vital républicain.
En France, le Politique sait se muer en génie du mal pour trouver un coupable à sa forfaiture. C'est à cette pathologie dont est confrontée la Gauche française, victime de son combat humanitaire, comme le fut Victor Hugo pour les masses laborieuses, poussé par la monarchie despotique vers l'exil amer.
Triste réalité, la France voit ses idéaux, Liberté, Egalité, Fraternité s'évanouir dans l'intolérance et l'exécration naissantes.
Le racisme est là ! La Démocratie débridée doit composer avec le monstre qu'elle a nourri. Des communautarismes cravatés, aux multiples facettes, adoubés de réseaux sociaux offensants.

La France ne s'en sortira pas de son malaise de sitôt, tant que des mains occultes consignent la profanation, à travers une tête de porc, une croix gammée, une injure au pays d'accueil, etc

Jean-Luc Mélenchon, Porte étendard de la France Insoumise (LFI), ancien Député européen n'échappera à la lubie des ennemis de la Gauche. Lui tailler des croupières et le réduire au silence. La Droite et ses mentors vindicatifs se chargeront de la mission pour le mettre sous éteignoir. Le tribun a été auditionné, le samedi 6 décembre, devant la Commission d'enquête, lancée par les Républicains sur les liens supposés entre mouvements politiques et réseaux islamistes.

C'est dire le contexte et les traquenards procéduraux combinés pour écraser le Mouvement. Une audition d'environ 1 heure trente où Mélenchon est qualifié d'évasif par ses adversaires : « Il a tourné en rond par des circonlocutions sur certaines questions, le charge la Secrétaire EPR, Prisca Thevenot. Si vraiment il n'a rien à se reprocher, qu'il le dise, le documente. Qu'il réponde ! Il ne l'a pas fait ! »
Fidèle à ses tournures académiques et ses digressions coutumières, le cofondateur de LFI s'est adressé à la Commission avec aplomb pour plaider sa cause : « Aucun des responsables de services auditionnés ne fait le lien entre le mouvement (LFI-NFP) et les Islamistes, atteste Jean-Luc Mélenchon ».
Face au test sur les convictions laïques et républicaines de son mouvement, l'intéressé s'est payé l'aisance de prodiguer un long cours d'Histoire sur les Religions.

Dissipant tout amalgame sur le prosélytisme et ses ramifications, le fondamentalisme subversif, il s'en défend sereinement : « Jamais d'entrisme religieux à LFI, assure -t-il. Au nom de ce pays, nous ne confondons pas l'Islamisme avec le terrorisme ! Nous passons notre temps à expliquer que la Liberté républicaine est une Liberté absolue ! ».

Mise en demeure ou intimidation, Jean-Luc Mélenchon, le mastodonte de la Gauche française, reste un dur à cuire !
O.H

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Faux médias

9 décembre, par Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC–CSN) — , ,
Au cours des dernières semaines, des journalistes membres de la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC–CSN) se sont vu voler leur travail par de (…)

Au cours des dernières semaines, des journalistes membres de la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC–CSN) se sont vu voler leur travail par de nouveaux « journaux » générés par l'intelligence artificielle (IA), qu'on appelle aussi faux médias. Ça soulève beaucoup d'inquiétude chez les syndicats concernés.

Tiré de l'infolettre En mouvement
https://www.csn.qc.ca/actualites/les-vampires-de-linformation/
27 novembre 2025

Photo Un autre site de nouvelles entièrement générées par IA.

Les vampires de l'information

« L'exemple du Journal de Sherbrooke est très préoccupant : on y trouvait le nom et la photo à peine modifiée, probablement par l'IA, d'un journaliste de La Tribune Tommy Brochu, qui devenait Tommy Brodeur sur le média généré par l'IA. Un journaliste qui n'existe pas.

« Pire encore, dans l'article également généré par IA, on trouvait des citations recomposées des autres médias qui avaient eux-mêmes mené les entrevues. Or, ça contrevient clairement à l'éthique journalistique, de citer quelqu'un à qui l'on n'a jamais parlé », affirme le président du Syndicat unifié de la presse écrite régionale (SUPER–CSN), Olivier Bossé.

La présidente de la FNCC, Annick Charette, s'interroge également sur les enjeux éthiques : « Ces faux médias ne sont pas soumis à l'obligation professionnelle de la vérification des faits. L'IA n'est pas capable de faire un pas de côté ni de regarder un problème sous tous les angles. Elle n'a pas la dissidence que peut avoir la pensée humaine face à ce qui apparaît comme un consensus. »

« Nos membres sont soumis à un code de déontologie et à des règles d'éthique inscrites dans nos conventions collectives et reconnues par le Conseil de presse du Québec. De nature à ne pas tromper le public, le travail de nos membres se veut conforme aux faits. »

Et les revenus publicitaires

« C'est clairement de l'avenir de l'information dans sa forme actuelle dont il est question. L'information juste qui suit la déontologie de notre profession a besoin d'une source de financement stable et pérenne. Or, ces “ médias ” vont bien évidemment chercher à récolter des revenus tirés des annonceurs qui ont déjà fondu comme neige au soleil à cause des GAFAM, ce qui privera davantage les vrais médias de ces sommes essentielles à leurs activités », ajoute Olivier Bossé.

« Les géants du web ont déjà accaparé 80 % du marché publicitaire. On voit maintenant apparaître ces petits joueurs sans vergogne utiliser le travail de nos membres pour voler des revenus publicitaires à leur employeur », ajoute Annick Charette.

La FNCC ne restera pas là sans broncher, car des solutions existent. Elle souhaite entre autres que les gouvernements ne placent aucune publicité dans ces « journaux » et qu'ils soient identifiés comme n'étant pas des médias d'information. Il faut que les publicitaires sachent où ils mettent leur argent.

La fédération demande également que ces faux médias soient retirés des plateformes de Meta, comme c'est le cas pour les vrais médias. En 2023, Meta a retiré les nouvelles canadiennes de ses plateformes Facebook et Instagram, en réponse au projet de loi C-18 qui demandait aux géants du web de verser une compensation financière aux médias pour l'utilisation de leur contenu.

Source(s)
csn, Fédération nationale des communications et de la culture - FNCC-CSN

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Quand une certaine gauche participe à la campagne de l’extrême droite contre Mamdani

9 décembre, par Yorgos Mitralias — , ,
Par où commencer et où finir ? Dans nos pays, beaucoup de gens de gauche semblent ignorer ce que tout le monde sait, au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest. 8 (…)

Par où commencer et où finir ? Dans nos pays, beaucoup de gens de gauche semblent ignorer ce que tout le monde sait, au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest.

8 décembre 2025
yorgos mitralias
Tiré de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/081225/quand-une-certaine-gauche-participe-la-campagne-de-lextreme-droite-contre-mamdani

Que partout dans le monde, l'extrême droite, les néofascistes et les néonazis perdent les pédales rien qu'en entendant le nom de George Soros. Que plusieurs d'entre eux ont déclaré que le grand spéculateur Soros, âgé de 95 ans, est leur ennemi numéro un et le principal subversif du capitalisme. Que Netanyahou lui a déclaré la guerre, le qualifiant d'ennemi juré du sionisme et d'Israël, et de financeur des « terroristes » palestiniens. Que Trump accuse Soros d' avoir "causé de grands dommages au pays » et de « payer » les « psychopathes d'extrême gauche », qu'il s'agisse d'étudiants solidaires des Palestiniens, de citoyens engagés dans des mouvements de solidarité avec les migrants ou avec d'autres mouvements tels que Black Lives Matter, No Kings, etc. Que Netanyahou et Trump mettent leurs accusations à exécution par des poursuites (« pour terrorisme » !) et d'autres mesures répressives/punitives contre Soros et ses organisations...

Mais il ne s'agit pas seulement du duo Trump-Netanyahu. En fait, toute la fine fleur de l' Internationale Brune en gestation s'acharne contre Soros, l'accusant de détruire leurs pays et de saper la « civilisation occidentale » et ses « valeurs ». Citons quelques-uns d'entre eux : en premier lieu, le « meilleur ami de Netanyahu et d'Israël », le Hongrois Orban, qui va jusqu'à voter une loi intitulée... « Stop Soros », tout en couvrant Budapest d'affiches reproduisant les clichés antisémites les plus extrêmes, avec en vedette un Soros tirant les ficelles d'une conspiration (évidemment juive) internationale. Et aussi le Britannique Farage, qui qualifie Soros de « plus grand danger auquel est confronté l'ensemble du monde occidental », l'Italien Salvini, qui accuse Soros de « vouloir remplir l'Europe d'immigrants qu'il considère comme ses esclaves », la Française Le Pen, qui le qualifie d'« ennemi de la France », les franquistes espagnols de Vox, qui accusent Soros de financer le mouvement indépendantiste catalan, mais aussi l'Indien Modi, qui le considère comme « l'ennemi numéro 1 de l'Inde », ainsi que Musk, qui voit Soros derrière la campagne contre ses voitures Tesla. Et bien sûr, Poutine qui, avant tout le monde, a pris des mesures contre lui, le qualifiant de « menace pour les fondements de l'ordre constitutionnel et la sécurité nationale de la Russie ».

Le délire d'extrême droite contre Soros est cependant sans fin et la liste des exemples pertinents pourrait remplir des pages entières... que nous n'avons pas à notre disposition. Nous clôturons donc ce chapitre en rappelant que l'extrême droite grecque, Aube Dorée en tête, a toujours eu comme passe-temps favori de dénoncer Soros, qu'elle qualifie volontiers de « pro-Skopjen » (c'est-à-dire pro-République de Macédoine), comme voulant détruire la Grèce. Sans oublier le voisin des Grecs Erdogan, qui attribue à Soros un plan diabolique similaire, à la différence près que dans son cas, Soros qui « envoie ses hommes partout dans le monde pour diviser et démembrer les nations », finance et dirige ses opposants turcs ...

Étant donné que la fabrique des mensonges et autres calomnies extravagantes contre Soros de l'extrême droite a une longue histoire de près de 30 ans et qu'il s'agit d'un travail bien rodé à tous égards, il n'est pas surprenant que son dernier « produit » soit l'invention et la diffusion de "l' information » selon laquelle Soros serait derrière l'élection du maire de New York, Zohran Mamdani. Cela n'est pas surprenant pour une raison simple : parce que Mamdani représente le casse-tête et l'adversaire numéro un de Trump, mais aussi de tout l'establishment d'extrême droite, qu'il faut donc discréditer et écraser ! Et pour cela, quoi de plus pratique et facile que d'avoir recours pour la énième fois à la recette éprouvée qui veut que Soros le satanique soit derrière tous les adversaires de l'extrême droite. Pour le reste, c'est-à-dire la diffusion maximale des « révélations » qui veulent faire passer Mamdani pour un simple homme de paille de Soros, s'en charge l'armée des grands et très grands médias contrôlés par l'extrême droite internationale à travers le monde...

Ce n'est donc pas surprenant pour la simple raison que l'extrême droite nord-américaine et internationale ne fait, dans ce cas, que son travail. Mais quel est le travail de ces gens de gauche, ou plutôt pour qui travaillent-ils quand ils s'empressent d'adopter (souvent mot pour mot !) et de répandre l'incroyable calomnie selon laquelle ce Mamdani, qui dénonce ses adversaires d'être financés par des milliardaires, est lui-même financé par un milliardaire, Soros ! Et tout cela sans la moindre preuve, mais uniquement sur la base de « on dit », « on entend dire » et « la rumeur veut que ». Et en même temps, avec un soulagement et une satisfaction manifestes pour la démythification du soi-disant vertueux et irréprochable Mamdani qui sème des innovations démocratiques et sociales qui ne sont pas de leur goût...

En réalité, cela aussi n'a rien de surprenant. Cette convergence et cette alliance de fait apparemment paradoxales ne tombent pas du ciel. Elles ont des racines et un passé (tristement célèbre). Comme par exemple, il y a quelques années, lorsqu'une certaine gauche lancait une série d'attaques calomnieuses contre Greta Thunberg, avec des « arguments » et des « révélations » provenant directement de l'entourage d'extrême droite de Trump. À l'époque, nous nous étions contentés de révéler – « avec nom et adresse » – les inspirateurs, organisateurs et financeurs américains d'extrême droite de cette campagne ignoble contre Greta, (1) tout en évitant délibérément de mentionner les gens de gauche qui ont reproduit, et certains continuent de reproduire, ces calomnies monstrueuses dans nos pays. Mais aujourd'hui, nous ne pouvons plus faire de même. Aujourd'hui, la situation est complètement différente et bien plus critique, et l'enjeu est autrement plus important, avec une extrême droite internationale qui a monté en flèche jusqu'à constituer aujourd'hui une menace existentielle pour l'humanité et la planète. Et qui a dans son viseur en toute priorité un Zohran Mamdani, qui incarne aux yeux de millions de ses compatriotes mais aussi de citoyens du monde entier, le principal espoir de résistance massive et de contre-attaque de ceux d'en bas au cœur même de la bête néofasciste, aux États-Unis d'Amérique de l'apprenti dictateur Donald Trump !

Pour appeler les choses par leur nom, la présente campagne de dénigrement contre Mamdani, menée par une certaine gauche qui emprunte ses « arguments » à l'extrême droite américaine et internationale, n'est ni fortuite ni occasionnelle. En réalité, elle constitue le dernier maillon de la chaîne de cette lamentable « convergence » observée depuis des années, et elle se fonde sur les affinités sélectives qui existent et se renforcent avec le temps entre cette gauche et l'extrême droite internationale de nos temps. Des affinités sélectives et des prises de position souvent identiques sur des questions et des événements d'une importance absolument capitale, tels que la catastrophe climatique que tant l'extrême droite que « une certaine gauche » nient catégoriquement, la qualifiant même de « plus grande escroquerie de l'impérialisme » pour les uns et simplement de « plus grande escroquerie » tout court pour les autres, de la bouche même de Trump lui-même. La cause profonde de cette position identique est visible à l'œil nu : l'extrême droite et cette « gauche » servent les intérêts du grand capital et des régimes qui ont lié leur destin aux combustibles fossiles, en Occident pour les uns et en Orient pour les autres. Et c'est d'ailleurs la raison profonde et très matérielle pour laquelle tant l'extrême droite que cette gauche haïssent à mort Greta et son mouvement de jeunes… lequel leur rend la pareille !

Ce qui fait que les uns et les autres partagent à peu près les mêmes positions sur des questions cruciales comme, par exemple, la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine. Dans ce conflit, tous deux se rangent du côté de l'agresseur Poutine, contre le peuple ukrainien agressé et bombardé sans merci, auquel ils exigent des concessions territoriales et autres au nom de... la paix. Tout comme ils se sont tous deux rangés du côté du dictateur Assad contre le peuple syrien en révolte, certains de ces gens de gauche allant même jusqu'à manifester -dans le centre d'Athènes- en faveur de celui qui est à juste titre considéré comme le tyran le plus sanguinaire de notre époque.

Le dénominateur commun de toutes ces alliances de fait cyniques et immorales est le mépris que les uns et les autres affichent pour les droits humains et les libertés démocratiques. Rien d'étonnant pour l'extrême droite, qui a pour tradition de violer les droits individuels et collectifs les plus élémentaires. Mais quelle surprise et quelle déception de voir des gens de gauche, avec lesquels on a souvent eu l'occasion de lutter ensemble pour défendre ces droits fondamentaux dans son pays, fermer obstinément les yeux, garder le silence et refuser leur soutien, par exemple aux citoyens russes condamnés à de longues peines de prison pour avoir critiqué la guerre de Poutine ou tenté de créer un syndicat sur leur lieu de travail...

Nous nous arrêtons ici, car nous constatons que cette convergence et cette alliance de fait entre ces -bien bizarres- gens de gauche et l'extrême droite internationale conduit déjà certains d'entre eux à suivre l'exemple de leur chef de file, l'Allemande Sahra Wagenknecht, et à faire le pas décisif qui les éloigne définitivement de la gauche et les pousse dans les bras de l'extrême droite. Ils ne peuvent provoquer que la nausée. Et aussi la colère. Quant à Mamdani lui-même, et à ceux qui aimeraient bien le voir trahir ses promesses et son mouvement de masse, nous n'avons d'autre choix que de leur offrir un petit aperçu de ce qu'il fait non pas avant, mais maintenant, après son triomphe électoral. Nous mettons donc à leur disposition la vidéo suivante, qui présente certaines des actions quotidiennes de Zohran Mamdani en tant que maire élu de New York. Que ceux et celles dont le cœur bat vraiment à gauche, s'en régalent : https://www.youtube.com/watch?v=rTWxRrcJrTI

Notes

1. La haine contre Greta : voici ceux, avec nom et adresse, qui la financent ! : https://www.cadtm.org/La-haine-contre-Greta-voici-ceux-avec-nom-et-adresse-qui-la-financent

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Brésil : Bolsonaro enfin derrière les barreaux Le bolsonarisme ne peut être vaincu que par une lutte « à chaud »

9 décembre, par Israel Dutra — , ,
Grand jour. Le matin du 22 novembre, la police fédérale a arrêté chez lui l'ancien président génocidaire Jair Bolsonaro, après avoir constaté une tentative de violation de son (…)

Grand jour. Le matin du 22 novembre, la police fédérale a arrêté chez lui l'ancien président génocidaire Jair Bolsonaro, après avoir constaté une tentative de violation de son bracelet électronique. Un nouveau chapitre s'ouvre dans une conjoncture nationale brésilienne agitée, avec des implications importantes pour l'immédiat et la préparation de la campagne électorale de 2026.

25 novembre 2025 | tiré d'Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article77159

Un revers pour les putschistes

Après les manifestations du 21 septembre [1], Bolsonaro et les putschistes les plus radicaux se sont retrouvés sur la défensive.

L'extrême droite s'est orientée vers un nouveau programme à la suite du massacre perpétré par la police sous l'administration du gouverneur de Rio, Claudio Castro, et de son appel à lutter contre les prétendus « gangs ». La semaine dernière, le Congrès a adopté le projet de loi dit « anti-crime organisé », rédigé par Guilherme Derrite (député de droite et secrétaire à la Sécurité publique de São Paulo), qui a attiré l'attention du pouvoir législatif et tenté de proposer de nouvelles orientations pour le programme national.

Un autre élément a été le recul relatif de Trump, après sa rencontre avec Lula, et la suspension d'une partie des sanctions tarifaires et, pour l'instant, son éloignement du clan Bolsonaro.

L'arrestation de Bolsonaro a affaibli le secteur le plus dur du coup d'État. La tendance est à l'isolement de Bolsonaro et de ses fils, tendance renforcée par la fuite de Ramagem [2] ; l'extrême droite devra accélérer une « sortie du bolsonarisme » pour préserver une chance dans la course à présidentielle de 2026.

D'autre part, un secteur va tenter de s'appuyer sur les contradictions entre Motta et Alcolumbre [respectivement Présidents du l'Assemblée et du Sénat] et le gouvernement fédéral pour relancer le débat sur l'amnistie [des putchistes], ce qui pourrait à nouveau polariser l'agenda de la Chambre.

Une dispute politique

Pour faire face à la situation, il faut immédiatement se polariser sur deux axes :

• Poursuivre le démantèlement du bolsonarisme, sans relâcher la pression après l'emprisonnement de Jair Bolsonaro, mais aussi en avançant sur toute la chaîne des putschistes (financiers, articulateurs économiques et politiques) et en luttant contre toute tentative d'amnistie

• Affronter la discussion sur le problème des « factions ». La solution, contrairement à la caricature du projet de Derrite, ne consiste pas à criminaliser les territoires, mais à lutter contre le crime organisé en costume-cravate, comme l'ont clairement montré l'opération Carbono Oculto et l'emprisonnement du propriétaire de la banque Master.

Affronter l'extrême droite sur tous les terrains

Il faut s'appuyer sur le sentiment de célébration que de nombreux militants ont éprouvé après l'annonce de l'arrestation de Bolsonaro pour poursuivre la lutte politique, sur les réseaux sociaux, dans les rues, dans les structures de la société.

Les exemples ne manquent pas. La lutte des indigènes et des jeunes à la COP-30, dénonçant le capitalisme vert, l'hypocrisie du gouvernement lui-même et la privatisation des fleuves ; l'action de la négritude lors du novembre noir, avec l'acte du 20, la marche des femmes noires à Brasilia et le lancement de la collatérale de la négritude du MES, la Maré Negra.

Seule la lutte « à chaud » peut vaincre le bolsonarisme et préparer le terrain pour la bataille qui suivra, sur le terrain électoral, en 2026.

Israel Dutra

Notes

[1] Alors que la droite et l'extrême droite venaient d'approuver la PEC de l'impunité et ouvrait la voie au vote de l'amnistie aux putschistes de janvier 2023, le 1 septembre, une mobilisation d'ampleur nationale, réunissant des millions dans les principales villes du Brésil, obligeait le Sénat à enterrer le projet [NdT]..

[2] Alexandre Ramagem faisait partie du noyau central de préparation de la tentative de coup d'Etat. Ami personnel de la famille Bolsonaro, il dirigeait jusqu'en 2022 l'ABIN (Agence Brésilienne d'Information, les services secrets brésiliens). En septembre il franchit clandestinement la frontière terrestre entre l'État de Roraima et la Guyane avant de se réfugier à Miami [NdT].
P.-S.

• 26 nov 2025, 10:47 :
https://movimentorevista.com.br/2025/11/bolsonaro-enfin-derriere-les-barreaux/

Un paragraphe a été retraduit de la version anglaise.

• Israel Dutra é sociólogo, Secretário de Movimentos Sociais do PSOL, membro da Direção Nacional do partido e do Movimento Esquerda Socialista (MES/PSOL).

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En Tanzanie, la GenZ est déterminée

9 décembre, par Julie Déléant — , ,
Un mois après la proclamation de la victoire de Samia Suluhu Hassan, élue présidente le 1er novembre avec plus de 97 % des voix, et des manifestations qui ont fait des (…)

Un mois après la proclamation de la victoire de Samia Suluhu Hassan, élue présidente le 1er novembre avec plus de 97 % des voix, et des manifestations qui ont fait des centaines de morts, les jeunes Tanzanien·nes entendent poursuivre le mouvement pour faire « renaître » leur pays.

Tiré d'Afrique XXI.

À Dar es-Salaam, Damian (le prénom a été changé) n'avait rien vu venir avant le vote du 29 octobre. Ce jour-là, « des amis » lui racontaient les bourrages d'urnes (1) depuis les bureaux. Puis la rue s'est enflammée. Et il garde un chiffre en tête : deux jours plus tard, le 1er novembre, il y a eu « quatre morts » dans la rue perpendiculaire à la sienne. Le même jour, Samia Suluhu Hassan remportait officiellement l'élection présidentielle tanzanienne avec 97,66 % des suffrages. Le trentenaire a, comme une partie des 31,9 millions de votant·es, appris la nouvelle sur son téléphone, dont la connexion « a été rétablie quarante-cinq minutes, le temps d'annoncer les résultats », après plusieurs jours de coupure.

Même les « TikTok Challenges », qui incitaient à dénoncer les exactions du gouvernement, et les quelques militant·es autonomes qui invitaient à se réunir dans les rues dès 6 heures, ne l'avaient pas préparé « à un mouvement d'une telle ampleur ». Comme tout le monde, pendant des jours, il a vu des milliers de Tanzanien·nes dans les rues de Dar es-Salaam, de Mwanza, de Mbeya, de Tunduma et d'Arusha, les poubelles et les bâtiments incendiés, les arrestations de masse, les tirs à balles réelles de la police.

Le pays s'est soulevé comme un seul homme dans un contexte de crise de confiance grandissante entre l'État et ses citoyen·nes, nourrie par des dizaines de disparitions inexpliquées d'opposants politiques au cours de la campagne et par la disqualification des adversaires de la présidente.

« Les Tanzaniens sont lâches »

« Les leaders de l'opposition étant pour la plupart en prison ou ayant disparu, la coordination du mouvement est essentiellement venue de militants exilés aux États-Unis ou à Nairobi, via les réseaux sociaux », explique Festo Mulinda, expert en communication politique basé à Dar es-Salaam. Son témoignage concorde avec celui de Damian : la foule a commencé à investir les rues en fin de matinée le 29 octobre, « après la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux », dont « certaines postées par des membres du CCM » (le parti au pouvoir) raillant l'immobilisme des Tanzaniens. « Du genre : “Les Tanzaniens sont lâches”, ou “ce n'est pas dans leur ADN de manifester” », précise Damian. Il poursuit :

  1. Peu à peu, les gens ont commencé à sortir et se sont rassemblés dans les grandes artères. Certains partageaient leur position en direct, ce qui a dû motiver plus de personnes à sortir.

Très vite, internet est coupé. « J'imagine que, dans l'urgence, c'était pour le gouvernement la meilleure solution pour reprendre le contrôle de la situation et désorienter les manifestants qui n'avaient plus accès aux informations des coordinateurs, poursuit Festo Mulinda. Mais le blackout n'a fait qu'envenimer le rapport déjà critique entre les citoyens et la police, impliquée dans trop d'enlèvements d'opposants politiques en toute impunité », analyse-t-il.

« La situation est devenue incontrôlable »

Face à la détermination des manifestant·es, dont une grande majorité de (très) jeunes hommes (70 % des habitants ont moins de 30 ans dans le pays et 50 % sont mineurs, selon les chiffres de l'Unicef), la police commence, selon Damian et Festo, mais aussi selon plusieurs sources concordantes, à user de bombes lacrymogènes. Viennent ensuite les premières barricades et les premiers incendies de bâtiments officiels. Damian se remémore :

  1. En début d'après-midi, un ami m'a appelé d'Arusha pour me dire que les routes étaient toutes coupées, que des manifestants jetaient des pierres sur la police. C'est là que j'ai compris qu'il se passait vraiment quelque chose. Après ça, la situation est devenue incontrôlable.

En réponse, le gouvernement serre à nouveau la vis et fait parvenir une note par texto aux Tanzanien·es, qui leur enjoint d'éviter « de diffuser des images ou des vidéos susceptibles de causer de la détresse ou de porter atteinte à la dignité d'autrui », rappelant qu'un « tel comportement constitue une infraction pénale et fera l'objet de poursuites judiciaires ». Alors que les cadavres s'empilent dans les rues, la télévision continue de diffuser les programmes habituels, et la radio, de la musique. Un couvre-feu est imposé à partir de 18 heures. « Je pense qu'il est responsable à 90 % de tous les morts qui se sont ensuivis », estime Festo Mulinda.

Des personnes « tuées dans leur jardin »

Si les autorités éludent encore aujourd'hui la question du bilan humain, le principal parti d'opposition, Chadema, disqualifié de l'élection et dont le leader, Tindu Lissu, dort toujours en prison, a d'abord avancé le chiffre de 800 morts. « Nous sommes beaucoup à penser que c'est plutôt plusieurs milliers, glisse Damian. Ils tiraient sur tout le monde, la plupart des personnes n'étaient même pas des manifestants. » De nombreuses personnes auraient, selon l'expert en communication, « été tuées par la police après 18 heures alors qu'elles se trouvaient dans leurs jardins, à l'abri du regard des témoins ».

Des pertes par ailleurs « probablement accentuées par le blackout » qui a semé la confusion dans tout le pays, ajoute Festo Mulinda : « Ici, la plupart des gens effectuent leurs transactions bancaires avec le téléphone, donc tout le monde s'est précipité dans les banques, les magasins fermaient les uns après les autres. » La coupure a également touché de plein fouet les hôpitaux, où plusieurs machines requièrent une connexion internet. « Plein de personnes auraient certainement pu être sauvées si la connexion avait été rétablie », lâche le chercheur.

Trois semaines plus tard, le décompte, comme le reste, reste flou. Face à l'opacité des institutions, Maria Sarungi Tsehai, une journaliste tanzanienne exilée à Nairobi, a mis en ligne un formulaire pour recueillir des témoignages et centraliser les signalements. Elle confie à Afrique XXI que « plus d'une centaine » lui étaient parvenus, trois semaines après les élections. Soutenue par d'autres organisations et activistes autonomes, elle prévoit de lancer un site internet sur lequel les chiffres seront rendus disponibles. En l'absence d'un bilan officiel des pertes humaines, les Tanzanien·nes se tournent aujourd'hui vers une récente enquête de CNN, menée avec le soutien d'un enquêteur spécialisé dans les sources ouvertes. Cette enquête y atteste, vidéos géolocalisées ou analyses audio à l'appui, de tirs sur des personnes visiblement non armées, de dizaines de corps entassés dans les morgues ou encore de remaniements récents du sol (2) dans le cimetière de Kondo, au nord de Dar es-Salaam, laissant penser que des corps y auraient été enterrés dans une fosse commune.

« Bulletins empilés » et « bourrage d'urnes »

Autre interrogation en suspens : que s'est-il réellement passé dans les bureaux de vote le 29 octobre ? Dans un rapport préliminaire publié le 3 novembre, la SADC (The Southern African Development Community) pointe des irrégularités en série : difficulté d'accéder aux informations, absence d'observateurs nationaux dans la plupart des bureaux de vote, des « bulletins empilés » dans certains, « qui donnent l'impression d'un bourrage d'urnes » ou « de votes multiples pour certaines personnes ». Ce à quoi s'ajoute le constat d'un « taux de participation très faible dans tous les bureaux de vote observés ». L'instance affirme qu'en raison des débordements, la plupart de ses observateurs n'ont pas été en mesure d'assister au dépouillement. Festo Mulinda était également assigné le jour de l'élection en tant qu'observateur. « Rien à voir avec les files d'attente des précédentes élections. Sur les cinq bureaux de vote visités en l'espace de deux heures, j'ai dû croiser cinq votants », assure-t-il.

Et maintenant ? Le pays est comme sonné. La journaliste Maria Sarungi Tsehai, bien que très active sur les réseaux sociaux, ne désire pas s'épandre. Un chercheur en sciences sociales basé à Nairobi finira aussi par décliner un entretien : « J'ai été trop personnellement affecté. » Enfin, Godless Lema, figure historique du parti Chadema, a également cessé de répondre à nos sollicitations.

Le 14 novembre , Samia Suluhu a finalement reconnu dans un discours au Parlement que des Tanzanien·nes étaient mort·es lors des violences liées à l'élection. Elle a annoncé l'ouverture d'une commission d'enquête « indépendante » composée de huit membres – pour la plupart, d'anciens hauts fonctionnaires ou responsables de la sécurité à la retraite, tous membres du CCM, ainsi que la création d'un ministère dédié à la jeunesse et l'amnistie (3) de centaines de manifestants arrêtés durant les élections. Cette commission d'enquête a aussitôt été rejetée par l'opposition, qui estime qu'un gouvernement accusé de fraude électorale et de violations des droits humains n'est pas en position de nommer ses propres enquêteurs. D'autant plus que le président de cette commission se réserve le droit de ne pas partager les résultats du rapport.

La détermination de la « GenZ Tanzania »

« L'accusé ne peut pas être juge du crime qu'il a commis », tranche, dans un communiqué officiel (4), John Heche, le vice-président de Chadema. Il réclame l'intervention des Nations unies, de la Cour pénale internationale ou de l'Union africaine. De son côté, la Tanganyika Law Society (TLS), l'association du barreau du pays, a déposé une requête constitutionnelle contre le gouvernement. Elle conteste la légalité du couvre-feu de cinq jours imposé à Dar es-Salaam à la suite des élections, pointant de nombreuses violations constitutionnelles dans son exécution. Le gouvernement n'a pas tardé à réagir. Dans un (très long) communiqué émis le 23 novembre, le porte-parole du gouvernement fustige l'enquête de CNN, à qui il reproche de « déformer les informations » dans le but « d'inciter les Tanzaniens à la haine envers leur gouvernement et à provoquer des conflits entre les Tanzaniens eux-mêmes », et pointe une « instrumentalisation du récit » visant à faire fuir les touristes et les investisseurs. Et, une nouvelle fois, invite ses ressortissants à limiter la diffusion de contenus qui pourraient « menacer » l'unité nationale.

Cette propagande ne convainc pas la population, désormais déterminée à se faire entendre. Outre les principaux partis d'opposition, Chadema et l'ACT-Wazalendo, des collectifs d'activistes autonomes se forment. Parmi eux, la « GenZ Tanzania », du surnom attribué à la génération née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010, qui se fait aussi entendre dans d'autres pays de la région, comme au Kenya, en Ouganda ou à Madagascar. « La plupart des Tanzaniens appartiennent à la génération Z, et la plupart des personnes qui ont participé aux manifestations étaient issues de cette génération », explique l'un de ses membres, qui préfère rester anonyme. Trois mois après sa création, le compte officiel du mouvement est déjà suivi par plus de 15 000 personnes sur Instagram.

Afin de protester contre l'élection dont ils contestent les résultats, mais aussi les enlèvements et meurtres d'opposants politiques, ils invitent à un rassemblement pacifique le 9 décembre. « Nous sommes convaincus que des changements sont en cours. La Tanzanie est en train de renaître », poursuit le jeune homme. Outre la création d'une nouvelle Constitution (réclamée depuis des années par les partis d'opposition), le mouvement réclame également plus de mesures envers la jeunesse tanzanienne, dont un soutien plus appuyé à l'éducation et un meilleur accès à l'emploi. « Nous espérons que les revendications des jeunes seront écoutées, car nous ne céderons pas tant que nous n'aurons pas renversé le CCM », promet le jeune homme.

À rebours, l'Union européenne projette le gel de l'aide

À l'international, les relations semblent également se tendre. Le Parlement européen a approuvé le 27 novembre une résolution visant à couper une partie des aides destinées à la Tanzanie, qui devrait avoir pour conséquence (en cas de validation par le Conseil de la Commission européenne) le blocage d'un premier versement de 156 millions d'euros. Un soutien en demi-teinte qui laisse Festo Mulinda, l'expert en communication cité plus haut, perplexe : « Quand tu coupes les aides, ce n'est pas la classe politique qui souffre. Ce qu'on attend des pays solidaires, ce sont des sanctions qui pénalisent le gouvernement, pas les citoyens : empêcher Samia Suluhu de voyager en Europe, geler les actifs des dirigeants dans les pays européens… » Le 5 décembre, dans un communiqué commun, les services diplomatiques de seize pays ainsi que le délégation européenne (5) ont appelé les autorités « à remettre d'urgence tous les corps des défunts à leurs familles, à libérer tous les prisonniers politiques et à permettre aux détenus de bénéficier d'une assistance juridique et médicale ».

Notes

1- Voir notamment cette vidéo sur Instagram.

2- Voir notamment ces vidéos, ici et ici, sur Instagram.

3- « Treason Charges Dropped Against Hundreds of Tanzanian Youths Following Presidential Directive », The Chanzo Reporter, 25 novembre 2025.

4- Le communiqué est disponible ici.

5- British High Commission, Canadian High Commission, ainsi que les ambassades de Norvège, Suisse, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Irlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, Slovaquie, Espagne, Suède et la délégation de l'Union européenne. Communiqué disponible ici.

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Dossier spécial Décentralisation : Décentralisation et développement territorial

9 décembre, par Marc Simard
La décentralisation vise à donner aux collectivités territoriales des compétences propres, distinctes et complémentaires de celles de l’État. Elle rapproche le processus de (…)

La décentralisation vise à donner aux collectivités territoriales des compétences propres, distinctes et complémentaires de celles de l’État. Elle rapproche le processus de décision des citoyens, favorisant l’émergence d’une gouvernance de proximité. Décentralisation et développement régional (…)

Guerre impérialiste, militarisme environnemental et stratégie écosocialiste à l’heure du capitalisme des catastrophes

9 décembre, par Alexis Cukier — , ,
Dans ce texte, Alexis Cukier développe une analyse du rôle de la guerre dans l'Anthropocène ainsi que du développement du militarisme environnemental, puis une lecture (…)

Dans ce texte, Alexis Cukier développe une analyse du rôle de la guerre dans l'Anthropocène ainsi que du développement du militarisme environnemental, puis une lecture écomarxiste de la guerre impérialiste en Ukraine et de la guerre génocidaire au Palestine dans le contexte de ce qu'il nomme le capitalisme des catastrophes, avant de proposer à la discussion des éléments pour une stratégie écosocialiste combinant lutte contre le militarisme et soutien aux résistances anti-impérialistes, y compris armées.

Alexis Cukier est philosophe et membre de la rédaction de Contretemps. Ce texte est issu d'une intervention dans le cadre du panel « Guerre, impérialisme et écologie » qui s'est tenu le samedi 28 juin 2025 dans le cadre de la conférence internationale Historical Materialism Paris.

11 septembre 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/militarisme-environnemental-ecosocialisme/

Guerre à la guerre ! Et donc soutien à celles et ceux qui sont en guerre contre les impérialismes !

Pour « agir contre la guerre et le militarisme », comme le propose Guerre à la Guerre[1], et mettre fin aussi à ses usages génocidaires et à ses conséquences écocidaires comme le souligne à juste titre cette importante coalition, il est nécessaire de « désarmer la machine de guerre et relancer un anti-militarisme populaire », et notamment « de faire grève, de déserter, de perturber, de démanteler la logistique de leurs guerres ».

Mais ce n'est pas suffisant, et ce texte défend que ce n'est pas l'essentiel : s'en prendre aux moyens de la guerre restera inefficace si on ne s'attaque pas à ses causes et si on ne fait pas alliance d'abord avec celles et ceux qui en subissent les effets. Autrement dit, un antimilitarisme concret implique – comme la coalition l'affirme clairement en ce qui concerne les États-Unis, Israël et la France, et le débat doit avoir lieu aussi concernant la Russie notamment – un anti-impérialisme militant, et donc de viser à défaire les puissances impériales, et la logique capitaliste qui les portent, et de soutenir concrètement celles et ceux qui sont en première ligne pour y résister. Or pour elles et eux, la première urgence est de s'autodéfendre, ce qui suppose des armes.

C'est la raison pour laquelle il me semble urgent de mettre en débat cette proposition : il faut inclure le blocage de la logistique militaire dans une stratégie écosocialiste d'autodéfense, de soutien aux résistances anti-impérialistes, y compris armées, et donc aussi de réappropriation démocratique et de socialisation internationaliste des armes.

Ce texte défend trois thèses, développées d'un point de vue écomarxiste, qui sont des contributions aux débats en cours, dans cette coalition, dans la gauche internationaliste et au-delà, sur les moyens et les fins de l'antimilitarisme et de l'anti-impérialisme aujourd'hui.

Premièrement, les guerres impérialistes et l'industrie et la logistique militaires qui leur sont liées[2] jouent depuis le XIXe siècle un rôle majeur parmi les causes des catastrophes écologiques mais sont aussi devenues, depuis le début du XXIe siècle, une des principales modalités de réponse à ces catastrophes – c'est ce qu'on peut appeler le militarisme environnemental[3].

Deuxièmement, les guerres en cours, et en premier lieu la guerre impérialiste de la Russie en Ukraine et la guerre impérialiste et génocidaire d'Israël, des Etats-Unis et de leurs alliés en Palestine, s'inscrivent dans une nouvelle phase émergente du capitalisme mondialqui réorganise la production de profit, l'appareil productif et l'impérialisme autour de l'adaptation sélective – au profit des riches et en sacrifiant les classes populaires et les peuples des pays sous domination impériale – aux catastrophes écologiques, en premier lieu le réchauffement climatique – c'est ce que je propose d'appeler le capitalisme des catastrophes[4].

Ce capitalisme des catastrophes doit être compris dans le cadre de la crise économique de longue durée du capitalisme, et particulièrement de la séquence qui a suivi la crise financière de 2008, ainsi que de la montée de la rivalité impérialiste entre les États-Unis et la Chine[5], qui ont constitué des facteurs majeurs de développement du capitalisme vert[6] et de militarisation[7]. Mais je fais l'hypothèse qu'avec le « tournant dans l'histoire mondiale[8] » des années 2020, prenant le relai du capitalisme néolibéral de la période précédente et l'intégrant dans une nouvelle formule économico-politique, ce capitalisme des catastrophes émergent réalise le scénario le plus sombre qu'anticipait Mike Davis en 2010 : « L'atténuation globale, dans ce scénario encore inexploré mais non improbable, serait tacitement abandonnée — comme elle l'a déjà été dans une certaine mesure — au profit d'un investissement accéléré dans une adaptation sélective destinée aux passagers de première classe de la Terre[9]. » Je défends que cette logique d'adaptation sélective permet de comprendre l'économie et l'écologie politiques communes de plusieurs ensembles de phénomènes typiques de la période :

— le capitalisme vert : marchés et compensation carbone, finance verte, Plans Verts, « dérisquage » (atténuation des risques financiers) des technologies vertes ou des matériaux considérés comme critiques, et tous les outils de la « transition »énergétique, qui est en réalité une accumulation d'énergies compatible avec la relance de l'extractivisme fossile, ainsi que du néo-industrialisme vert, dirigés par la Big Tech, les États et le marché… ;

— le technosolutionnisme climatique : technologies à émission négative, géo-ingénierie, « villes résilientes » mettant le modèle des « smart cities » et des « safe cities » et leurs objets connectés au service de l'adaptation aux catastrophes… ;

— le fascisme fossile : les idéologies et pratiques de gouvernement carbofascistes, écofascistes, de l'accélérationnisme néoréactionnaire (« dark Enlightenment » décliné en « dark MAGA »), du nationalisme vert… ;

— les nouvelles guerres impérialistes dont l'enjeu principal, comme on va le montrer, est la reconfiguration conjointe du marché mondial de l'énergie, de l'hégémonie technologique et du militarisme environnemental au sein de ce capitalisme des catastrophes[10].

Troisièmement, en raison même de l'entrée dans ce capitalisme des catastrophes, il est aujourd'hui moins que jamais réaliste d'appeler, en l'état actuel des choses, à abolir la guerre (c'est un pacifisme abstrait et idéaliste, sans prise sur la réalité) mais il nous faut construire collectivement un antimilitarisme matérialiste, qui passe aussi centralement par le soutien aux résistances anti-impérialistes armées du peuple palestinien et du peuple ukrainien, et nécessite une stratégie alliant désarmement de l'ennemi et autodéfense populaire. Il ne s'agit pas de remplacer la lutte des classes et sa dimension spécifiquement politique, notamment à l'échelle nationale, par le combat militaire internationaliste, mais de les penser ensemble, ni d'opposer au pacifisme abstrait un bellicisme qui le serait tout autant mais de ne pas détourner le regard de ce qu'implique concrètement l'autodéfense anti-impérialiste et antifasciste, particulièrement en ce qui concerne la question des conflits armés. C'est ce que j'appelle une stratégie écosocialiste de démantèlement, reconversion et socialisation des armes.

Dans ce texte, je propose de faire quelques rappels au sujet du caractère écocidaire de la guerre en l'inscrivant dans le développement du militarisme environnemental à l'heure du capitalisme des catastrophes (I), puis d'analyser la guerre impérialiste en Ukraine (II) et la guerre génocidaire en Palestine (III) dans cette perspective, avant de finir par présenter quelques éléments de stratégie écosocialiste visant à allier antimilitarisme et anti-impérialisme (IV).

I. Guerre, Anthropocène et militarisme environnemental

Dans leur ouvrage de référence, Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ont soutenu l'argument selon lequel « l'Anthropocène est aussi (et peut-être avant tout) un thanatocène[11] », pour souligner l'importance de la guerre parmi les causes de l'Anthropocène – ce qu'on peut reformuler dans une perspective marxiste en termes de double centralité de la guerre (impérialiste) et du travail (capitaliste) parmi les causes des catastrophes écologiques[12]. Je m'en tiendrai ici à montrer que 1. les guerres et l'industrie militaire impérialistes ont joué depuis le XIXe siècle et jouent toujours un rôle majeur parmi les causes du réchauffement climatique, et 2. la stratégie et l'intervention militaires sont aujourd'hui une des principales modalités de réaction aux catastrophes écologiques.

Premièrement, le fait militaire est une des principales causes du dépassement des limites planétaires, et en premier lieu du changement climatique. Rappelons quelques faits. On estime qu'en 2022 « la totalité de l'empreinte carbone militaire représente environ 5,5 % des émissions mondiales[13] », en ne comptant que l'industrie militaire et pas les guerres elles-mêmes ni les reconstructions rendues nécessaires par les destructions militaires. Cela représente, par exemple, plus d'émissions que l'ensemble du continent africain, ou que les secteurs de l'aviation civile et du transport maritime réunis. La plus grande armée du monde, celle des Etats-Unis, consommait en 2019 autant de combustibles fossiles qu'un pays comme le Portugal[14]– en comptant cette fois aussi bien la production d'armes que les interventions militaires et opérations stratégiques ultérieures en passant par la production, l'usage et l'entretien du réseau mondial des navires contenaires, avions cargos, tanks et camions, etc. En remontant à la période de la première « grande accélération » des catastrophes écologiques (après 1945), les estimations indiquent que, pendant la Guerre froide, entre 10 à 15% de l'ensemble des émissions états-uniennes étaient le fait du complexe militaro-industriel[15]. En ce qui concerne les guerres elles-mêmes, on rappellera seulement que c'est à propos de la guerre du Vietnam que la catégorie d'écocide a été développée (voir le texte de Tom du collectif Vietnam Dioxine dans cette même série d'articles sur Contretemps), et d'autre part, comme on le montrera aussi à propos de l'Ukraine et de la Palestine, que toutes les guerres ont des effets écocidaires, en détruisant, polluant et dégradant les vies des êtres humains, des vivants et des écosystèmes.

Cependant, ce n'est pas seulement de manière directe que le complexe militaro-industriel a contribué à l'Anthropocène, mais aussi de manière indirecte, du fait du rôle qu'ont joué les armées dans l'expansion des énergies fossiles dont elles tirent pour l'essentiel leur puissance[16]. De nombreuses recherches récentes, dans le champ du marxisme écologique notamment, ont montré ce rôle moteur des industries militaires occidentales liées à leurs impérialismes – au premier rang desquels ceux du Royaume-Uni au XIXe siècle et des Etats-Unis au XXe siècle – dans le développement des énergies fossiles au sein des secteurs civils[17]. On peut, par exemple, souligner les moments de la conversion de la flotte du Royaume-Uni au pétrole en 1911, ou encore de la guerre de Corée (1950-1953) à l'occasion de laquelle des centaines de milliards de dollars consacrés à la production d'armement ont constitué autant d'investissements qui ont servi le développement ultérieur de l'industrie fossile civile, en particulier de la voiture à essences et des infrastructures énergétiques. On rappellera pour finir le rôle majeur de l'industrie militaire dans l'invention et le développement de technologies agricoles écocidaires, de l'extractivisme et de procédés et composés chimiques polluants, tels que les PFAS, développés initialement dans les années 1940 par l'industrie chimique états-unienne pour un usage militaire ou l'insecticide DDT, à propos duquel Rachel Carson publia, dans l'ouvrage classique de l'écologie politique Printemps silencieux, son plaidoyer à l'encontre de la « guerre contre la nature »[18].

Deuxièmement, la guerre est aujourd'hui une des principales modalités de réponse aux catastrophes écologiques. Depuis les années 1990, les institutions militaires, notamment états-uniennes mais aussi françaises[19], ont produit des analyses du changement climatique et de leurs conséquences en termes de sécurité qui placent l'armée en première ligne de la réponse aux conséquences des catastrophes écologiques. C'est le cas par exemple du rapport de la Maison Blanche de 1993 qui donne à l'armée la responsabilité d'anticiper et de répondre à « la gamme de risques environnementaux suffisamment graves pour compromettre la stabilité internationale qui va des migrations massives de populations dues à des catastrophes humaines ou naturelles, telles que Tchernobyl ou la sécheresse de l'Afrique de l'Est, jusqu'aux dommages écologiques à grande échelle causés par la pollution industrielle, la déforestation, la perte de biodiversité, la déplétion de la couche d'ozone, et finalement le changement climatique. »[20]. Comme l'a montré Razmig Keucheyan à partir d'une analyse d'une série de discours militaires sur la guerre, la « militarisation de l'écologie » est, avec sa financiarisation, l'une des deux principales réponses du capitalisme face à la crise écologique. Il s'agit principalement d'anticiper et organiser une réponse militaire aux catastrophes que sont le « surcroît de catastrophes naturelles, la raréfaction de certaines ressources, des crises alimentaires, une destabilisation des pôles et des océans, et des ‘réfugiés climatiques' par dizaine de millions à l'horizon 2050[21] ». Ce militarisme environnemental, qui exprime une logique de « racisme environnemental »[22] mais aussi potentiellement d'« apartheid environnemental[23] », est la dimension militaire du capitalisme des catastrophes.

Cette adaptation sélective, qui est d'abord une stratégie d'accumulation du capital implique aussi une idéologie spécifique. Selon cette idéologie « planifier l'adaptation[24] » nécessite non seulement de renoncer à contenir le réchauffement climatique et donc à décarboner l'économie mais encore d'en accepter les conséquences catastrophiques, inégalement réparties : « Dépasser (Overshooting) les 1,5 °C ne condamne pas la planète. Mais c'est une condamnation à mort pour certaines personnes, modes de vie, écosystèmes, voire certains pays[25] ». Or cet objectif d'une adaptation au service des plus riches et d'un abandon ou d'un sacrifice des classes populaires, notamment dans les suds globaux, a aussi, c'est l'objet principal de ce texte, des implications militaires : « parce qu'elles s'attendent à une exacerbation des conflits dans un monde redéfini par le changement climatique, les puissances militaires du Nord ont opté pour l'adaptation militaire[26] ». Contrairement à la plupart des analyses du capitalisme vert, qui ne pensent pas sa dimension guerrière et impérialiste, et aux approches écologistes dominantes des guerres en cours, qui ne la replacent pas dans la dynamique d'évolution du capitalisme et de ses échanges écologiques inégaux, cette analyse en termes de capitalisme des catastrophes permet donc aussi de penser le renouvellement en cours de l'impérialisme et d'en saisir les enjeux écologiques. En ce qui concerne les guerres impérialistes, on fera donc ici l'hypothèse qu'à 1. l'impérialisme écocide qui tue les populations, détruit leurs économies de subsistance et conquiert leurs terres pour le projet de colonialisme de peuplement ou d'esclavagisme ; et à 2. l'impérialisme vert, qui vise à contrôler et tirer profit des productions et des richesses issues du travail de la terre par le peuple colonisé, succède aujourd'hui 3. l'impérialisme écologique, qui vise la reconfiguration du marché mondial de l'énergie et constitue un laboratoire de l'adaptation sélective aux catastrophes écologiques. Autrement dit : les guerres impérialistes n'ont plus seulement pour objectif la prédation pour le profit au sein d'un monde fini mais aussi désormais la survie et la préservation du mode de vie capitaliste, et plus seulement pour fonction de détruire la nature et de l'administrer, mais d'adapter à sa dégradation les conditions d'existence des puissances impériales, et en leur sein des plus riches

II. Écologie politique de la guerre impérialiste en Ukraine

La guerre impérialiste menée par la Russie en Ukraine depuis l'invasion du 24 février 2022 a causé des destructions humaines, naturelles et infrastructurelles de très grande ampleur. Elle a fait à ce jour — fin août 2025 — plus d'un million de victimes, morts ou blessés, a donné lieu à d'innombrables crimes de guerre commis par l'armée russe, parmi lesquels des viols[27] et des déportations d'enfants[28] perpétrés comme des armes de guerre systématiques. Elle a causé de très nombreuses destructions de villes, habitats naturels protégés, infrastructures vitales et terres agricoles ukrainiennes — comme lors de la destruction intentionnelle par l'armée russe du barrage de Khakhovka le 6 juin 2023 —, multiplié les feux de forêt, tué d'innombrables animaux, contaminé l'air, les eaux et les sols[29]. En ce qui concerne l'écologie politique des motifs de la guerre, si l'invasion et la guerre peuvent s'expliquer par de nombreux facteurs[30] — l'histoire de la domination coloniale de la Russie à l'égard de l'Ukraine, l'idéologie expansionniste et suprémaciste du régime de Vladimir Poutine, la crainte d'un effondrement du soutien régional à la Russie dans d'autres pays satellites, la compétition interimpérialiste avec les autres grandes puissances mondiales (et en premier lieu les États-Unis dans le cadre de la rivalité désormais surdéterminante avec la Chine), une fuite en avant autoritaire sur le plan de la politique intérieure, etc. —, on soutiendra que le facteur surdéterminant est lié au devenir du capitalisme fossile russe au sein du capitalisme des catastrophes.

Les objectifs de la guerre ont été exprimés clairement par le régime de Poutine : il s'agit d'annexer toute l'Ukraine si possible, sinon de remplacer le régime par un autre favorable aux intérêts russes, sinon d'annexer une partie du territoire national ukrainien, en commençant par la Crimée et le Donbass. L'hypothèse ici développée est qu'il ne s'agit pas seulement d'une guerre impérialiste classique de prédation des ressources naturelles (notamment les terres agricoles et les métaux rares ou critiques tels que le titane indispensable pour la « transition énergétique » comme pour l'aviation civile et militaire, le zirconium, le molybdène et le gaz néon purifié employé dans les puces électroniques et les semi-conducteurs) et de contrôle des infrastructures (notamment énergétiques, nucléaires et électriques), mais aussi d'une guerre d'hégémonie au sein de la nouvelle période du capitalisme, pour éviter le déclin du capitalisme fossile russe en réorientant ses exportations de pétrole et de gaz et se positionner dans la course des bouleversements du mix énergétique mondial.

Rappelons que la Russie produisait, en 2022, 13 % de la production mondiale de pétrole, se plaçant ainsi à la troisième place, le capitalisme fossile russe étant considéré par le leader états-unien comme « un partenaire junior, pas un ennemi politique[31] ». Cette intégration dans l'économie fossile mondiale a fait l'objet de conflits politiques importants dans la Russie post-soviétique, par exemple entre Vladimir Poutine et Mikhail Khodorkovski, emprisonné en 2003 alors qu'il organisait une entrée massive au capital de la compagnie pétrolière Ioukos des géants états-uniens Exxon Mobil et Chevron-Texaco[32]. Il faut ajouter que d'immenses gisements de gaz ont été découverts, en 2012, en Mer noire dans la zone exclusive ukrainienne, tandis que l'Ukraine s'est tournée vers le britannique Royal Dutch Shell plutôt que vers les sociétés pétrolières russes pour forer dans un autre gisement à l'est du pays — faisant de l'Ukraine un concurrent dont la sujétion politique ou l'annexion partielle constituent des objectifs majeurs pour le capital fossile russe. Ce contexte immédiat doit cependant être replacé dans le cadre plus large de l'adaptation capitaliste aux catastrophes écologiques.

Dans Klimat. Russia in the Age of Climate Wars, publié quelques mois avant l'invasion de l'Ukraine, le politiste Thane Gustafson fournit à cet égard des arguments décisifs en répondant à ces questions :

« Comment le territoire de la Russie — ainsi que son système politique, son économie et sa société — seront-ils affectés par le changement climatique ? Comment ces changements liés au climat modifieront-ils le statut de la Russie en tant que grande puissance ? Quelles seront, en effet, les sources de la “grandeur” d'une puissance d'ici 2050 ? Le rôle futur de la Russie dans l'économie mondiale lui permettra-t-il de rivaliser en tant que grande puissance ? Et comment réagira-t-elle si elle n'y parvient pas[33] ? »

On peut résumer ainsi les arguments du livre qui éclairent l'inscription de la guerre en Ukraine au sein du capitalisme des catastrophes.

1. L'économie russe est directement menacée par la chute probable de ses exportations en hydrocarbures, et par la perspective d'un pic du pétrole dans les prochaines années ou décennies. Or ce sont principalement les puissances importatrices du pétrole russe, l'UE et la Chine, qui ont les cartes en main à cet égard puisqu'elles portent des projets de régulation des énergies fossiles et de transition énergétique qui menacent le capitalisme russe. À ce problème, la guerre apporte une réponse à court terme, car elle donne l'opportunité de nouveaux débouchés pour le capitalisme fossile russe, notamment vers les suds globaux, tout en visant une consolidation des flux vers la Chine.

2. Une nouvelle contradiction est apparue dans ce contexte entre le secteur fossile russe et de nouveaux acteurs des énergies renouvelables et du capitalisme vert, comme Anatoly Chubais, favorable au développement des « technologies vertes » en Russie. La guerre en cours permet d'asphyxier un tel projet dans le cadre d'une économie de guerre ultracarbonée.

3. La Russie doit faire face à des risques climatiques impliquant des catastrophes de grande ampleur d'ici 2050, avec notamment l'aggravation de la fonte du pergélisol, qui recouvre deux tiers du territoire russe, et risque de provoquer l'effondrement des infrastructures (routes, pipelines, ponts, bâtiments) sur une vaste échelle. À cet égard aussi, la stratégie d'adaptation privilégiée par le régime de Poutine pour ses périphéries arctiques est très offensive[34] : plutôt que d'investir massivement dans des infrastructures à travers l'arrière-pays sibérien afin de lui permettre de résister aux effets du réchauffement climatique, l'option privilégiée est celle de l'ouverture du développement économique du littoral arctique permise par la fonte de la glace le long de la côte nord de la Russie, ouvrant la perspective d'une nouvelle voie maritime majeure vers l'Asie, qu'un contrôle partagé de l'Alaska avec les États-Unis pourrait faciliter. La guerre permet ainsi d'ouvrir la voie à des projets d'annexion au-delà de l'Ukraine, de se placer en partenaire de taille aux côtés des projets expansionnistes du partenaire états-unien, et de renforcer aussi l'autoritarisme étatique nécessaire pour imposer ce type de choix socio-économiques et les sacrifices corrélatifs pour la population.

Dans la conclusion de son ouvrage, Gustafson souligne les deux enjeux majeurs pour endiguer le déclin, selon lui déjà entamé et inévitable à court terme, du capitalisme russe : la force militaire et les nouvelles technologies[35]. Ce sont les deux principaux moteurs du capitalisme des catastrophes : le militarisme environnemental et l'adaptation technosolutionniste. La stratégie expansionniste agressive du régime de Poutine, qui vise à enrayer le déclin économique de son capital fossile et à rétablir son État comme un acteur impérialiste majeur, s'explique par la compétition entre grandes puissances pour l'hégémonie au sein du capitalisme des catastrophes.

III. Écologie politique de la guerre génocidaire en Palestine

La guerre menée par Israël à Gaza et en Palestine constitue un génocide, notamment au sens des trois premiers articles de la Convention sur le génocide de 1948 : « le meurtre, des atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale, ainsi que l'imposition délibérée aux Palestiniens de Gaza de conditions de vie visant à entraîner leur destruction physique, en totalité ou en partie[36]. » En juin 2025, le Ministère de la santé à Gaza estimait que la guerre avait fait plus de 132 000 blessés et causé la mort de plus de 56 000 personnes palestiniennes, dont plus de 18 000 enfants, sans compter les personnes disparues et non identifiées ni les morts liées à la destruction des hôpitaux et infrastructures vitales et à la famine organisée par l'armée israélienne. La guerre a provoqué le déplacement de plusieurs centaines de milliers d'habitants de Gaza, considéré comme un objectif tactique par le régime de Benjamin Netanyahou. Elle a donné lieu à d'innombrables cas de tortures, viols et violences sexuelles, et implique notamment ce qu'on peut qualifier de « fémi-génocide[37] » et de génocide reproductif, dans la mesure notamment où les maternités et infrastructures de soin gynécologique et de support à la santé reproductive ont été systématiquement ciblées afin d'empêcher la reproduction du peuple palestinien[38]. C'est aussi une guerre contre l'agriculture palestinienne prolongeant la guerre contre la subsistance inhérente à la colonisation de la Palestine depuis la première Nakba[39]. Et cette guerre est aussi, de manière indissociable, écocidaire[40] :

« À Gaza, où elle dure maintenant depuis des mois, cette destruction prend des proportions apocalyptiques : les gens qui n'ont pas encore été tués par les bombes vivent sur une étendue en friche d'eau non potable, de munitions non explosées, d'effluents d'égouts non traités, de décharges débordantes, de sol contaminé, de décombres toxiques, de vergers et de champs réduits en poussière. Sur cette base de terre hyperpolluée, la vie humaine est rendue impossible à long terme. Écocide et génocide se confondent ici comme jamais auparavant[41]. »

Cette destruction du peuple de Palestine et des terres palestiniennes par Israël ne peut être comprise que dans le cadre de sa politique au long cours de colonisation, de nettoyage ethnique et d'apartheid, ainsi que de l'idéologie raciste et suprémaciste du gouvernement Netanyahou et d'une partie du peuple israélien. Mais il y a aussi, dans cette guerre génocidaire annoncée par un processus continu d'atrocités et de catastrophes, des éléments nouveaux liés au développement du capitalisme fossile et à la mise en pratique du militarisme environnemental d'Israël, des États-Unis et de leurs alliés.

D'une part, cette guerre s'est déclenchée alors qu'Israël se positionne comme un acteur majeur du capitalisme fossile au niveau mondial. En 2022, l'année même du début de la guerre en Ukraine et donc de la crise sur le marché du gaz, Israël s'est imposé comme un exportateur majeur de combustibles fossiles, en fournissant l'Allemagne et l'UE en gaz et en pétrole bruts extraits sur les sites de Leviathan et Karish, découverts récemment et revendiqués par le Liban. Fin octobre 2023, Israël a accordé douze licences pour l'exploration de nouveaux champs gaziers, notamment au géant pétrolier britannique BP, tandis qu'une compagnie basée à Tel-Aviv, Ithaca Energy, a investi dans l'exploration pétrolière dans le secteur britannique de la mer du Nord. Autrement dit, « le génocide se déroule à un moment où l'État d'Israël est plus profondément intégré dans l'accumulation primitive du capital fossile que jamais[42] ». Cette orientation de l'économie israélienne doit elle-même se comprendre dans le cadre de la politique états-unienne de partenariat économique et d'alliance politique avec les puissances pétrolières du Golfe, garantie notamment par l'accord de libre-échange et la normalisation diplomatique des accords d'Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn en 2020. C'est ce qui explique que « dans le contexte actuel du génocide en cours, un accord de normalisation entre l'Arabie saoudite et Israël constitue sans aucun doute l'objectif principal de la stratégie américaine pour l'après-guerre[43] ». Le projet annoncé d'un contrôle de la bande de Gaza par une alliance d'États arabes partenaires d'Israël (associé le cas échéant à certaines organisations palestiniennes et complété par la reconnaissance d'un État palestinien réduit à certaines parties de la Cisjordanie) permettrait ainsi, par exemple, de développer un réseau ferroviaire entre Gaza et le projet urbain futuriste Neom en cours de développement sur les bords de la Mer rouge en Arabie Saoudite — et, au-delà, de consolider cette reconfiguration du capitalisme fossile au niveau mondial.

D'autre part, certains aspects de la guerre génocidaire à Gaza peuvent se comprendre dans le cadre du militarisme environnemental et du technosolutionnisme caractéristiques du capitalisme d'adaptation aux catastrophes écologiques. C'est le cas du projet, mis en avant par Donald Trump, de prise de contrôle de la bande de Gaza par les États-Unis afin d'y construire une « magnifique Riviera du Moyen-Orient[44] » , reprenant ainsi le projet « Gaza 2035 » conçu par l'administration Netanyahou pour développer sur les ruines de Gaza un projet urbain futuriste combinant extraction d'énergies fossiles, néotechnologies vertes (telles que des « villes de fabrication de voiture électronique ») et économie touristique de luxe[45], qui réaliserait le scénario d'une table rase complète des territoires et cultures des pauvres pour la remplacer par un paradis hypertechnicisé des riches. Si on a pu analyser ce projet en termes de « nouvelle expérimentation néolibérale[46] », il doit se comprendre dans la continuité du laboratoire militaire et technologique du colonialisme israélien à Gaza. Ainsi, dans le contexte des pénuries en eau provoquée et attendues dans la région du fait de l'accélération du réchauffement climatique, le contrôle colonial de l'accès à l'eau puis la destruction des infrastructures hydrauliques[47] constituent un laboratoire de l'apartheid environnemental permettant d'assurer l'adaptation climatique des uns au détriment de la vie des autres :

« L'occupation a ainsi engendré des politiques et des pratiques inadaptées qui compromettent la résilience des Palestiniens et leur capacité à faire face aux menaces liées aux changements climatiques. En revanche, Israël est bien mieux préparé pour s'adapter aux effets du changement climatique et se trouve, de ce fait, moins vulnérable[48]. »

En ce qui concerne la guerre, si l'un de ses objectifs est de faire la preuve de la « suprématie technologique » israélienne et états-unienne au moyen d'une « exhibition désinhibée des capacités de destruction[49] » de leurs armées, cette démonstration de force ne doit pas être comprise seulement dans le contexte de l'histoire au long cours de l'impérialisme fossile et de la colonisation occidentale de la Palestine, mais aussi de la réalisation du militarisme environnemental contemporain. Ainsi, le déplacement forcé de centaines de milliers d'habitants de Gaza et la gestion des camps de réfugiés survivant dans des conditions apocalyptiques[50] renforcent l'expérience militaire du contrôle des migrations, enjeu majeur du militarisme environnemental qui anticipe une augmentation massive du nombre de réfugiés climatiques dans les prochaines décennies. La guerre a aussi permis un usage militaire des nouvelles technologies de surveillance mises en œuvre par l'administration coloniale : ainsi, les systèmes d'intelligence artificielle « Evangile », « Lavender » et « Where's Daddy ? » traitent des données de masse au sujet des individus et infrastructures pour proposer des cibles à l'armée d'occupation et aux bombardements[51]. Or ce laboratoire militaire du capitalisme des catastrophes est une source de profit pour un grand nombre d'entreprises israéliennes, états-uniennes et occidentales, comme le montre un rapport récent de Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations-Unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, au sujet de l'économie politique de l'occupation et du génocide :

« En mettant en lumière l'économie politique d'une occupation devenue génocidaire, le rapport révèle comment cette occupation perpétuelle est devenue un terrain d'essai idéal pour les fabricants d'armes et les grandes entreprises technologiques — offrant une demande et une offre illimitées, peu de surveillance et aucune responsabilité — tandis que les investisseurs ainsi que les institutions publiques et privées en tirent librement profit[52]. »

Ce rapport permet ainsi de constituer la liste d'une partie importante de la constellation des acteurs économiques et politiques internationaux qui ont aujourd'hui intérêt au développement du militarisme environnemental et du capitalisme des catastrophes. On voit que l'analyse de l'économie et de l'écologie politiques de la guerre à Gaza peuvent contribuer aussi à éclairer les raisons de la complicité ou de la passivité de la grande majorité des États du monde face au génocide du peuple palestinien.

IV. Quelle stratégie écosocialiste face aux guerres aujourd'hui ?

J'en viens à quelques conséquences stratégiques de ces analyses, que je résumerai sous la forme de trois propositions :

1. Aussi longtemps que durera le capitalisme, et en particulier le capitalisme des catastrophes, les guerres impérialistes seront inévitables, si bien qu'il faudra s'en défendre, y compris par les armes. Il y aura d'autres guerres, même si nous ne le voulons pas, car l'impérialisme est désormais multipolaire, la géopolitique instable, le militarisme environnemental déjà inséparable du technosolutionnisme climatique – autrement dit, comme je l'ai montré dans la première partie, en raison de la stratégie d'adaptation sélective aux catastrophes écologiques choisies par les puissances capitalistes. Nous sommes entrés, pour reprendre les mots de Claude Serfati, dans un monde en guerres – sans doute depuis la crise financière de 2008, et plus encore depuis le tournant mondial des années 2020, avec sa succession de catastrophes mondiales formant un cocktail explosif, et notamment : pandémie de Covid-19, invasion de l'Ukraine, guerre génocidaire en Palestine, ouverture par les Etats-Unis de la guerre commerciale, le tout accompagné par le développement des intelligences artificielles génératives qui constitue également un facteur de militarisation : « les technologies qui reposent sur l'IA transforment simultanément les données en source d'accumulation de profits, elles renforcent le pouvoir sécuritaire des États et elles introduisent de nouvelles formes de guerre grâce à leur utilisation par les militaires[53] ». Mais alors, si la guerre est inévitable, faut-il se résigner ?

Certainement pas. En tant qu'écologistes et anticapitalistes, nous devons refuser que les militaires s'emparent de l'écologie (et je rejoins en cela la critique importante de « l'écologie de guerre » par Vincent Rissier dans cette série d'articles sur Contretemps). Mais en tant qu'anti-impérialistes, nous ne pouvons pas souhaiter, ni encore moins exiger, que les peuples qui subissent des agressions des forces impériales déposent les armes. Au final, en tant qu'écosocialistes, nous devons nous demander, pour savoir dans ce nouveau contexte contre quoi et comment nous battre : à quoi tenons-nous, c'est-à-dire, que voulons-nous défendre ? Pour reprendre les mots de l'historienne et militante marxiste ukrainienne Hanna Perekhoda, « nous devons garder à l'esprit que ni la vie humaine, ni les droits des travailleurs, ni l'environnement ne peuvent être protégés dans un État qui tombe dans la ‘zone d'influence' de puissances impérialistes extractivistes autocratiques comme la Russie de Poutine, les États-Unis de Trump ou la Chine du Parti-État de Xi Jinping.”[54]. Cela ne signifie pas qu'il faille défendre le bloc « Europe » – ou encore la structurellement néolibérale Union européenne – contre le reste du monde, comme le suggère par exemple Pierre Charbonnier[55]. Le capitalisme des catastrophes, le militarisme environnemental, le technsolutionnisme climatique, la barbarie génocidaire, sont bien aussi entretenus, développés et soutenus par les Etats européens. Mais cela signifie qu'il faut à la fois s'opposer à la course capitaliste aux armements du plan Rearm Europe, et au militarisme qui est au cœur de la construction de l'Etat français[56] et de son impérialisme en Afrique, dans les dernières colonies d'outre-mer et ailleurs, et soutenir une autre politique de défense et de production d'armes, orientée vers les intérêts des classes populaires, écosocialiste et résolument internationaliste. Ce qui implique, j'y insiste à nouveau, qu'il faut, pour l'Ukraine comme pour la Palestine, et pour le reste du globe sans aucune exception, soutenir les peuples qui se défendent contre les guerres impérialistes, ou contre les conséquences des politiques impérialistes de leurs Etats. Et cela passe – les habitant.e.s et militant.e.s des pays des Suds colonisés l'ont toujours su, et aussi les générations précédentes des marxistes des pays du Nord qui ont lutté contre l'oppression nazie ou contre la répression anticommuniste – par l'autodéfense, et donc la résistance, y compris par les armes. C'est pourquoi, il faut faire la différence entre le militarisme, à combattre, et la défense, à soutenir[57]. C'est ce que le slogan « guerre à la guerre » ne dit pas, et même, s'il était mal interprété, pourrait empêcher de soutenir – et c'est notamment ce débat auquel ce texte voudrait contribuer – : il y a la guerre des impérialistes et la guerre de celles et ceux qui y résistent et s'en défendent ; nous devons empêcher la première, et soutenir la seconde. Nous ne pouvons pas militer pour la vie, la liberté, l'égalité et l'autodétermination des peuples, et nous opposer à la guerre d'autodéfense anti-impérialiste. Face à la violence militaire impérialiste, le droit international, la diplomatie ont toujours été impuissants – c'est la résistance armée qui protège. J'appellerai cette position, par opposition au bellicisme de « l'écologie de guerre » libérale[58] comme au pacifisme abstrait des « abolitionnistes de la guerre », l'anti-militarisme anti-impérialiste (qui est donc aussi, nécessairement, un anti-impérialisme armé).

2. Il faut lutter contre le complexe militaro-industriel et imposer un contrôle démocratique des armes pour les mettre à la disposition des luttes anti-impérialistes et antifascistes – autrement dit, il faut à la fois démanteler, reconvertir et socialiser la production d'armes et de technologies militaires. Tant qu'il continuera d'y avoir des guerres impérialistes, la vie et la dignité des personnes dans les pays agressés par les puissances impérialistes continueront de tenir notamment au fait que soit mise à leur disposition des armes – ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu'elles seront toujours utilisées de manière moralement et politiquement soutenable par la résistance. En l'état actuel des choses en Palestine, il semble que seule une intervention militaire – sous la forme par exemple d'une rupture du blocus de l'aide humanitaire sous escorte militaire, c'est le problème que pose en ce moment-même la défense de la Global Sumud Flottila face aux menaces et agressions israéliennes, ainsi que de la livraison d'armes aux forces de la résistance palestinienne – pourrait mettre fin à la famine, au nettoyage ethnique et au génocide organisés par l'Etat d'Israël et ses alliés à Gaza.

Or ce qui vaut pour la Palestine vaut aussi pour l'Ukraine – comme le formulait clairement Gilbert Achcar en décembre 2022 : « Tout le reste découle de là : ceux/celles qui sont pour une paix juste, qui s'opposent aux guerres de conquête tout en soutenant les guerres de libération en tant que guerres de légitime défense, ne sauraient s'opposer à la livraison d'armes défensives aux victimes de l'agression et de l'invasion. »[59] Bien sûr, cette position de principe ne règle pas tous les problèmes, mais au contraire soulève des questions difficiles et concrètes, et notamment : comment faire la distinction entre armes défensives et offensives, et plus généralement entre les armes qu'il faudra démanteler et celles qu'il faudra socialiser ? comment éviter les usages contre-productifs de ces armes, les escalades militaires et l'extension et la mondialisation des conflits ? comment protéger en même temps les populations civiles vivant dans les Etats qui mènent la guerre impérialiste[60] ? Et si on se centre sur les luttes de libération nationale, ou qu'on se projette dans la perspective d'une révolution écosocialiste : que signifie une armée du peuple ou sous contrôle démocratique, et comment éviter que les militaires s'accaparent les décisions et finissent par jouer, comme cela a été si souvent le cas au XXe siècle, un rôle contre-révolutionnaire ? Mais ces questions épineuses, et au sujet desquelles on ne peut que constater un manque de formation collective dans notre camp, ne doivent pas décourager la réflexion stratégique à ce sujet. Au contraire elles signalent qu'il est nécessaire de ne pas laisser la connaissance des questions militaires aux ennemis impérialistes, néolibéraux et néofascistes, et qu'il est besoin d'en proposer une appropriation populaire et écosocialiste.

A cet égard, je suivrai ici le modèle général de la révolution de l'appareil productif dans le cadre d'une décroissance écosocialiste, proposé notamment par Michael Löwy et Daniel Tanuro[61], qu'on peut résumer ainsi : il faut démanteler certaines productions (par exemple le nucléaire) ou réduire drastiquement certains secteurs (par exemple la production de viande), en reconvertir et réorienter d'autres (par exemple l'agro-industrie vers l'agro-écologie) et en socialiser une autre part (par exemple la production de médicaments). Cette stratégie de « démantèlement/redirection/socialisation » doit s'appliquer aussi à la production d'armes. Le Certaines armes et parties de l'industrie militaires doivent, c'est la première dimension de cette stratégie, être démantelées et leur production et livraison interrompues : c'est ce à quoi correspondent, par exemple, les actions syndicales et militantes, tout à fait nécessaires et urgentes, de blocage des ventes et envois d'armes vers Israël[62], ainsi que l'objectif toujours aussi crucial du désarmement nucléaire et de l'abolition des armes nucléaires[63]. Mais ces initiatives, fondamentales, ne peuvent constituer l'ensemble d'une politique antimilitariste et anti-impérialiste, notamment parce que se posent les questions de la redirection des armes vers les luttes anti-impérialistes, d'une part, et de la reconversion des emplois et savoir-faires dans ce secteur pour répondre aux besoins populaires, d'autre part.

La deuxième dimension d'une stratégie écosocialiste concernant la production d'armes, celle de la redirection, signifie à la fois la réorientation de certaines armes vers les besoins d'autodéfense et la reconversion de certains secteurs de l'industrie militaire. D'un côté, la solidarité internationaliste exige qu'on soutienne activement les résistances, armées et non armées, des luttes anti-impérialistes et de libération nationale, comme celles que mènent aujourd'hui le peuple ukrainien contre l'Etat russe qui l'envahit et le peuple palestinien contre l'Etat israélien qui le colonise, l'envahit et le détruit. Dans cette perspective, une partie des armes – par exemple produites en France – devraient être envoyées vers la Palestine, ou utilisées par une coalition militaire visant à mettre fin à la guerre génocidaire contre le peuple palestinien, comme c'est le cas d'une partie de la production d'armes livrée à la résistance ukrainienne. D'un autre côté, aucune forme de démantèlement ou de redirection ne peut se faire sans les travailleurs et travailleuses du secteur, ce qui souligne l'urgence de l'engagement antimilitariste et anti-impérialiste des syndicats, mais aussi nécessite qu'on soutienne les réflexions et initiatives syndicales et des salariées en faveur de la reconversion d'une partie des emplois et technologies du secteur vers d'autres besoins. On mentionnera à cet égard la position de la CGT Thalès au sujet de « La réorientation de l'activité de Thalès vers une plus grande part des activités civiles par rapport aux activités militaires »[64], liée aussi au projet alternatif de sauvegarde et développement de l'activité d'imagerie médicale, notamment sur le site de Moirans en Isère[65].

Cette question de la participation des travailleuses et travailleurs à la redirection écologique de leurs activités – qui est, dans tous les secteurs et à toutes les échelles, centrale, selon moi, dans la perspective de la nécessaire révolution écologique et sociale[66] – souligne la nécessité d'une troisième dimension de la stratégie écosocialiste, celle de la socialisation de la production d'armes. D'abord, parce qu'elle est dans les faits nécessaires au deux premières : c'est seulement un processus de réappropriation du contrôle démocratique sur les armes, et donc leur socialisation économique (démarchandisation) et politique (décision sur les moyens et fins de leur production), qui pourrait permettre effectivement de démanteler la part de l'industrie militaire à abolir et de les rediriger vers les luttes anti-impérialistes. Ensuite, parce que cette socialisation est nécessaire pour que l'enquête, la délibération et la décision populaire puissent déterminer quelle part de l'industrie militaire doit être supprimée, transformée ou mise à disposition des besoins sociaux des populations des pays producteurs comme des pays qui doivent se défendre des guerres impérialistes. Enfin, puisqu'une partie de la production d'armes est nécessaire, il faut qu'elle soit, comme toute production répondant à des besoins sociaux, sous contrôle démocratique. Une telle socialisation ne doit pas être considérée comme une perspective lointaine, reportée au lendemain d'une révolution victorieuse : il s'agit d'un processus qui peut s'ancrer dans des exigences immédiates (par exemple l'utilisation des armes défensives pour escorter les flottilles anti-blocus, ou leur livraison pour soutenir les armées de résistance et les guérillas anti-impérialistes, ou les batailles syndicales pour que ne soient produites que des armes destinées à la défense), qui doit être compris dans un programme de transition et dans une stratégie antimilitariste de longue durée. C'est aussi ce que nous rappellent les guerres en Ukraine et en Palestine – et il faudrait bien entendu analyser aussi concrètement les enjeux des guerres en cours au Yémen et au Soudan, notamment – avec toutes leurs différences et les problèmes politiques que soulèvent les armées et organisations qui y défendent les peuples contre l'impérialisme et le néofascisme : sur le long chemin de l'autodéfense et de la révolution écosocialistes, il y aura malheureusement, qu'on le veuille ou non, de nombreux drones et chars à abattre, et pour cela il faudra des armes.

3. La dernière proposition est la plus importante : les militant.e.s et organisations écologistes, et antifascistes, devraient considérer comme prioritaires le soutien aux luttes anti-impérialistes, qui sont de facto en première ligne du combat contre le capitalisme des catastrophes, qui a déjà commencé son œuvre d'hyperaccélération de la destruction de la nature, de l'exploitation des travailleurs et travailleuses (de la production et de la reproduction) et du développement du néofascisme au niveau mondial. C'est en effet sur le terrain de ces guerres impérialistes que se construisent, tactiquement, les moyens du militarisme environnemental et du technosolutionnisme militarisé, et stratégiquement les projets expansionnistes, suprémacistes et d' « adaptation sélective » – c'est-à-dire, Wim Carton et Andreas Malm ont raison d'employer ce terme, car c'est bien littéralement de l'abandon et du sacrifice des classes populaires qu'il s'agit, de « paupéricide[67] » – qui caractérisent l'alliance entre néolibéraux et néofascistes autour de la poursuite du capitalisme des catastrophes. C'est donc aussi par le soutien aux résistances anti-impérialistes, visant leurs victoires à moyen terme et pour commencer leur résistance dans la durée et les capacités à faire reculer les, que doit passer aujourd'hui une stratégie écologiste et antifasciste au niveau mondial.

De ce point de vue, puisque « le génocide du capitalisme tardif avancé donne des munitions au paupéricide[68] », c'est-à-dire que la guerre Israël et des Etats-Unis contre la Palestine est un tournant vers l'adaptation des plus riches et le sacrifice des pauvres et des racisé.e.s face aux catastrophes climatiques, alors soutenir le peuple palestinien est aussi un moyen de sauver la Terre, comme le soutient à juste titre Andreas Malm. Ou encore, comme l'exprime Adam Hanieh, auteur d'un livre important sur l'histoire du capitalisme fossile[69], dans un article traduit en 2024 par Contretemps : « Nous devons également mieux comprendre comment le Moyen-Orient s'inscrit dans l'histoire du capitalisme fossile, et dans les luttes contemporaines pour la justice climatique. La question de la Palestine est indissociable de ces réalités. En ce sens, l'extraordinaire combat pour la survie que mène aujourd'hui la population palestinienne dans la bande de Gaza représente l'avant-garde de la lutte pour l'avenir de la planète. » Je souscris complètement à cette conclusion importante, à laquelle je pense qu'il faut ajouter : c'est aussi le cas de la lutte anti-impérialiste du peuple ukrainien, qui s'oppose aussi au fascisme fossile de Poutine (et de son principal allié sur la nouvelle scène du capitalisme des catastrophes : Trump), et de toutes les luttes contre les puissances impérialistes (qu'il s'agisse des Etats impérialistes historiques : notamment les États-Unis, la Russie, Israël, la France, ou de ceux en passent de le devenir au niveau mondial, comme la Chine, ou au niveau régional, comme l'Arabie Saoudite ou la Turquie)[70] – y compris bien sûr contre l'impérialisme français dans les pays du Sahel et dans les dernières colonies françaises et notamment en Kanaky.

L'alternative « socialisme ou barbarie » – ou plutôt « écosocialisme ou barbarie » -, et donc aussi « révolution ou cataclysme » est plus que jamais valable. Mais il ne peut être question dans ce processus d'abandonner ni les peuples opprimés des pays des Suds, ni les classes populaires des pays du Nord, dont le sacrifice face aux catastrophes écologiques et sociales est le cœur même de la politique du capitalisme des catastrophes. De ce point de vue, les alliances entre mouvements écologistes, anti-impérialistes, antifascistes, antiracistes, féministes, telles que la coalition Guerre à la guerre, représentent l'avenir du mouvement réel qui doit abolir le capitalisme et l'impérialisme, et pour cela défaire leur stratégie d'adaptation sélective aux catastrophes. A condition d'être concrètement anti-impérialiste, ce qui suppose – c'est un débat en cours dans cette coalition, comme ailleurs, auquel ce texte voudrait contribuer – de ne pas abandonner le terrain militaire aux ennemis, de ne pas abandonner celles et ceux qui sont obligés de faire la guerre pour survivre et résister à la violence du capital et des Empires, et de comprendre la communauté de leur situation et de celle des mouvements sociaux, notamment écologistes et antiracistes, confrontés désormais y compris dans les pays du Nord à la répression militarisée. Cela renvoie, d'une manière générale, à une des principales leçons de Marx, et des mouvements marxistes pour l'émancipation depuis 150 ans : le matérialisme, qui rappelle que « l'arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes, que le pouvoir matériel ne peut être abattu que par un pouvoir matériel[71] ». C'est-à-dire, pour la question qui nous concerne, qu'il ne faut pas se payer de mots (« abolissons la guerre ! », « finissons-en avec les armes ! »), mais œuvrer concrètement à ce que celles et ceux que les guerres impérialistes veulent soumettre puissent survivre, résister et défaire l'ennemi. C'est alors seulement qu'on pourra défaire le militarisme et ses effets mortifères et écocidaires. Il n'y aura pas de fin à la guerre contre les êtres humains et contre la nature, si on ne défait pas tous les impérialismes.

Notes

[1] La coalition Guerre à la guerre a été initiée par un appel publié le 16 janvier 2025, dont sont extraites les deux citations qui suivent. La première citation est extraite de la présentation de la coalition, qui regroupe les organisations suivantes (premiers signataires) : Action Antifasciste Paris Banlieue, Assemblée féministe Paris Banlieue, Collectif Vietnam Dioxine, Comités étudiants pour la Palestine, Contre Attaque, CSP 75, Désarmons les Féministes révolutionnaires, Gilets noirs, Inverti-es, Kessem, Lectures anti-impérialistes, Le nuage était sous nos pieds, Le Poing levé, Marche des Solidarités, Palestine Action, Relève féministe, Réseaux antifascistes régionaux, Réseau Vérité et Justice, Samidoun, Soulèvements de la Terre, Soulèvements de Mars, Stop Arming Israel France, Survie, Technopolice Marseille, Tsedek !, UJFP, Urgence Palestine, Young Struggle. Voir en ligne : https://guerrealaguerre.net/

[2] Toujours dans l'appel de la Guerre à la guerre, on trouver cet important rappel à propos de la « logistique de leurs guerres » : « Car celles-ci reposent sur des infrastructures matérielles, des institutions financières, des centres de recherche et développement, des laboratoires, des bureaux, des usines, des chantiers, des centres de formation et d'entraînement, des stands de recrutement, de la publicité, des salons ».

[3] Voir notamment le chapitre 4 du livre important de Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d'écologie politique, Paris, La Découverte, 2014, qui utilise le terme de « militarisation de l'écologie » pour désigner ce que j'appellerai ici « militarisme environnemental ».

[4] Une partie de cet article reprend les arguments présentés, de manière plus académiques, dans Alexis Cukier, « Guerre impérialiste, destruction écologique et capitalisme des catastrophes. Perspectives écomarxistes sur le tournant mondial des années 2020 », in Alexis Cukier et Arnaud François-Mansuy (dir.), Ecologie et philosophie politiques, à paraître.

[5] Voir Benjamin Bürbaumer, Chine / États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.

[6] On rappellera que le fondateur de l'écomarxisme James O'Connor avait, dès la fin des années 1980, anticipé un « scénario selon lequel la destruction de l'environnement peut conduire à de vastes nouvelles industries conçues pour le restaurer » (James O'Connor, « Capitalism, Nature, Socialism : A Theoretical Introduction », Capitalism Nature Socialism, vol. 1, 1988).

[7] Comme le montre Claude Serfati, « la détérioration de la conjoncture économique depuis 2008 est un puissant vecteur de développement de la militarisation de la planète » (Claude Serfati, Un monde en guerres, Paris, Textuel, 2024, p. 248).

[8] Je reprends le terme de Gilbert Achcar, Gaza, un génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale, Paris, La Dispute, 2025.

[9] Mike David, « Who will build the Ark ? », New Left Review, n° 61, janvier-février 2010, p. 38, je traduis.

[10] Cette hypothèse ne doit pas être confondue avec celle du « capitalisme du désastre » de Naomi Klein (La stratégie du choc. La montrée du capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2008), caractérisée par les opérations politiques d'instrumentalisation des crises, ni avec celle du « capitalisme de l'apocalypse » de Quinn Slobodian (Le capitalisme de l'apocalypse. Le rêve d'un monde ou le rêve d'un monde sans démocratie, Paris, Seuil, 2025), caractérisée par les opérations de dérégulation économique et leur idéologie. La différence réside notamment dans le peu d'importance accordée par ces argumentations aux catastrophes écologiques, et dans le fait qu'elles portent principalement sur la période précédente du capitalisme, le néolibéralisme, né dans les années 1970 et dont on fait ici l'hypothèse qu'elle s'achève dans les années 2020.

[11] Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L'évènement Anthropocène. La Terre, l'Histoire et Nous, Paris, Seuil, 2016, p. 145.

[12] Je développe cette thèse dans le chapitre « Guerre et impérialisme » d'un ouvrage Écologie politique du travail vivant. Catastrophes, écomarxisme et révolution, à paraître aux Editions sociales.

[13] Scientists for Global Responsibility and the Conflict and Environment Observatory, « Estimating the Military's Global Greenhouse Gas Emissions », en ligne, 2022, p. 2.

[14] Oliver Belcher, Patrick Bigger, Ben Neimard, Cara Kennelly, « Hidden carbon costs of the ‘everywhere war' : Logistics, geopolitical ecology and the carbon boot-print of the US military », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 45, 2020.

[15] Charles Closmann (dir.) War and the Environment, Austin, University of Texas Press, 2009.

[16] Neta Crawford nomme « cycle profond » cette interaction entre dépendance des armées aux énergies fossiles et stratégies militaires centrées sur la sécurisation des sources d'hydrocarbure dans le cas de l'armée états-unienne dans The Pentagon, Climate Change, and War : Charting the Rise and Fall of U.S. Military Emissions, Cambridge, MIT Press, 2022.

[17] Voir notamment Timothy Mitchell, Carbon Democracy : Political Power in the Age of Oil, Londres, Verso, 2011 ; Andreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Londres, Verso, 2016 ; Adam Hanieh, Crude Capitalism. Oil, Corporate Power and the Making of the World Market, Londres, Verso, 2024.

[18] Rachel Carson, Printemps silencieux [1962], Marseille, Wildproject, 2009, p. 49.

[19] Voir notamment Adrien Estève, Guerre et écologie. L'environnement et le climat dans les politiques de défense, Paris, PUF, 2022.

[20] The White House, « A National Security Strategy of Engagement and Enlargement », en ligne, juillet 1994, p. 15, je traduis.

[21] Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit., p. 16.

[22] Voir ibid., p. 19-85.

[23] Ian Angus, Face à l'Anthropocène. Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre, Montréal, Ecosociété, 2018, p. 216-220.

[24] « Nous devrions planifier l'adaptation à au moins 4 degrés de réchaufffement » (Martin Parry, Jason Lowe, Hanson Clair, , « Overshoot, Adapt and Recover », Nature, n° 458, 2009, cité dans l'important livre de Wim Carton et Andreas Malm, Overshoot. How the World Surrendered to Climate Breakdown, Londres, Verso, 2024.

[25] « The World Is Going to Miss the Totemic 1.5°C Climate Target », éditorial de The Economist, 5 novembre 2022, cité ibid., p. 97.

[26] Christian Parenti, « The Catastrophic Convergence : Militarism, Neoliberalism and Climate Change », in Buxton Nick et Hayes Ben (éd.), The Secure and the Disposessed, Londres, Pluto Press, 2016, p. 33, je traduis.

[27] Voir Stand Speak Rise Up, We Are Not Weapons of War et Women's Information Consultative Center, White Paper. Conflict-Related Sexual Violence in Ukraine : Where Are We Now ?, novembre 2024.

[28] Humanitarian Research Lab at Yale School of Public Health, « Russia's systematic program of coerced adoption and fostering of Ukraine's children », 3 décembre 2024.

[29] Voir notamment Darya Tsymbalyuk, Ecocide in Ukraine. The Environmental Cost of Russia's War, Cambridge, Polity Press, 2025.

[30] Voir Karine Clément, Denys Gorbach, Hanna Perekhoda, Catherine Samary et Tony Wood, L'invasion de l'Ukraine. Histoire, conflits et résistances populaires, Paris, La Dispute, 2022.

[31] Simon Pirani, « The causes of the war in Ukraine », Labour Hub, 17 octobre 2022.

[32] Voir Gustafson Thane, Wheel of Fortune. The Battle for Oil and Power in Russia, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2017.

[33] Thane Gustafson, Klimat. Russia in the Age of Climate Change, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2021, p. 3-4, je traduis.

[34] Ibid., voir le chapitre 8 « A Tale of Two Arctics »..

[35] Ibid., p. 221-224.

[36] Amnesty International, « ‘You feel like you are subhuman'. Israel's genocide against Palestinians in Gaza », 5 décembre 2024, p. 283, je traduis.

[37] « Gaza : UN expert denounces genocidal violence against women and girls », UN Human Rights, 17 juillet 2025.

[38] Sara Ihmoud, « Countering Reproductive Genocide in Gaza : Palestinian Women's Testimonies », Native American and Indigenous Studies, vol. 12, 2025.

[39] Paul Kohlbry, « Agrarian Annihilation : Israel's war on Gaza is war upon both land and people », Agrarian Conversations. Journal of Peasant Studies, 2021.

[40] Voir notamment United Nations Environment Program, « Environmental Impact of the Conflict in Gaza : Preliminary Assessment of Environmental Impacts », 18 juin 2024, je traduis.

[41]Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l'impérialisme fossile (2025), trad. Étienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2025, p. 97.

[42] Ibid., p. 79.

[43] Adam Hanieh, « (Re)contextualiser la Palestine : Israël, les pays du Golfe et la puissance US au Moyen-Orient », Contretemps. Revue de critique communiste, 8 juillet 2024.

[44] « Donald Trump, Benjamin Netanyahu full joint press conference (Feb. 4, 2025) », WFAA, 5 février 2025, je traduis.

[45] Ce plan, rendu public le 3 mai 2024, et qui comprend le projet de réseau ferroviaire précédemment mentionné, est accompagné « d'images générées par intelligence artificielle représentant des gratte-ciel ultramodernes, des plateformes pétrolières en mer, des champs d'énergie solaire, ainsi que divers éléments illustrant une vision technocratique standardisée du progrès urbain » (Wagner Kate, « The awful plan to turn Gaza into the next Dubai », The Nation, 9 juillet 2024, je traduis).

[46] Ziadah Rafeef et alii, « Disruptive Geographies and the War on Gaza : Infrastructure and Global Sol

Notre guerre n’est pas la leur, et nous la ferons !

9 décembre, par Vincent Presumey — , ,
Le nouveau « CEMA » (chef d'état-major des armées), le général Fabien Mandon, a fait des vagues en disant devant le congrès des maires de France que « La Russie se prépare à (…)

Le nouveau « CEMA » (chef d'état-major des armées), le général Fabien Mandon, a fait des vagues en disant devant le congrès des maires de France que « La Russie se prépare à une confrontation à l'horizon 2030 avec nos pays. », « Ce qu'il nous manque, c'est la force d'âme », « Si notre pays flanche parce qu'il n'est pas prêt à perdre ses enfants, (…) si on n'est pas prêts à ça, alors on est à risque ».

20 novembre 2025 | Tiré du site Arguements pour les luttes sociales

Ces propos ne sont pas isolés et sont distillés préférentiellement devant les maires : voici quelques semaines le préfet de l'Allier expliquait doctement au Congrès départemental des Maires ruraux qu'on allait vers la guerre, alors fini la rigolade, fini les subventions, et en avant vers les fermetures d'écoles !

Les maires n'ont pas aimé, et on les comprend. Bien entendu, le CEMA parle pour Macron et en accord avec lui, comme les préfets, mais Macron lui-même se garde d'aller aussi loin : est-ce parce que la continuité précaire de l'exécutif dont il est le chef dépend du RN, un parti de la V° République structurellement, historiquement, et financièrement, lié à … Moscou ?

A Aplutsoc, nous n'avons aucun état d'âme, car il faut en finir avec ce type d'états d'âmes, à envisager la guerre, et une politique militaire démocratique, prolétarienne, révolutionnaire et féministe. Et c'est précisément pour cela que nous devons caractériser les propos du CEMA et en général ce type de discours comme totalement contre-productifs, et analyser pourquoi ils le sont.

Totalement contre-productif, pas seulement parce qu'évidemment, çà permet de déclencher un concert d'imprécations soi-disant « pacifistes » , où une grande partie de la gauche et de l'extrême-gauche débite ce qu'elle prend pour de l'internationalisme, et adopte la posture faussement héroïque du « Non à la guerre ».

Totalement contre-productif, pas seulement parce qu'évidemment, ça permet de déclencher aussi le concert de l'extrême droite et des prétendus souverainistes, qui n'ont pas manqué de réciter, sur CNews, que le « vrai danger » n'est pas russe, mais noir et arabo-musulman !

Il y a d'ailleurs un point commun aux imprécations de droite et aux imprécations de gauche : J.L. Mélenchon comme Sébastien Chenu ne manquent pas d'expliquer soit que la Russie n'est pas un danger, soi que c'est le bellicisme « de l'OTAN » et « de l'UE » qui la rend dangereuse, la pauvre, alors que l'on pourrait l'amadouer – comme le fait Trump, en fait : en essayant de lui livrer l'Ukraine !

Les propos du CEMA qui affolent la galerie en expliquant qu'il va falloir accepter que nos enfants se fassent tuer, ou des préfets qui énervent tout le monde en expliquant qu'il va falloir fermer des écoles car la dette « publique » et la défense nationale l'exigent, sont totalement contre-productifs d'abord et avant tout parce qu'ils ne préparent absolument pas les peuples, dont le peuple français, à la guerre qui vient.

Tout en semblant alarmistes, ils préviennent de fait Poutine qu'on a quatre ou cinq ans, au moins, avant d'être à même de lui tenir tête. L'appareil d'Etat russe est engagé dans une fuite en avant destructrice qui pourrait ne pas attendre autant. Cette guerre européenne dans quatre ou cinq ans semble conceptualisée par nos généraux dans des termes classiques : bref, ils sont encore en retard d'une guerre. Ils commencent à affoler tout le monde en expliquant qu'il va falloir mettre les jeunes dans des tranchées et s'attendre à de grandes offensives, matinées de la fameuse guerre « hybride », mal définie et servant surtout à se faire peur, car elle serait partout et nulle part. En fait, ils ne se préparent pas et ne préparent pas le pays à la guerre qui vient.

La guerre qui vient sera antifasciste, civile et internationale, et concernera autant les Etats-Unis que la Russie : elle a commencé en Ukraine et, à bas bruit comparé à elle, mais réellement, dans les rues des grandes villes américaines.

La guerre qui vient sera cybernétique et faite par des drones, ordinateurs, IA, supposant non pas l'automatisme, mais la conscience humaine émancipatrice de milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes aux commandes, motivés et prenant des initiatives : voila la première leçon ukrainienne !

Macron, le CEMA, les généraux et les préfets qui affolent les gens, ne préparent pas la même guerre que celle que notre camp social devrait, en toute indépendance, préparer. Ils font voter des sommes pharamineuses pour les trusts de l'armement, et promettent, très vaguement, la vente – ce n'est donc nullement désintéressé ! – de 100 Rafales à l'Ukraine pour 2033 voire 2035, alors que le besoin immédiat ce sont, beaucoup moins chers et ne nécessitant nulle « fermeture d'écoles », des drones, des batteries anti-aériennes, du renseignement, de l'aide aux équipes de saboteurs, et des avions non connectés au complexe militaro-industriel US (totalement vérolé par la firme Trump, Poutine and co) !

C'est une autre approche de l'armement, décentralisée, démocratique, et ne reposant pas sur le « gros matos » et sur le nucléaire, qui s'imposerait. Tout cela, tout de suite, éviterait la guerre semi-conventionnelle où « vos enfants iront » dans cinq ans, en renversant Poutine et en ouvrant la voie à la révolution !

Une autre approche aussi des soldats et du commandement. Même si l'encadrement des armées a évolué par rapport aux abrutis des années post-guerre d'Algérie, à laquelle la génération des appelés post-68 s'est durement heurtée et qui les a, en fait, vaincus (et c'est tant mieux), force est de constater que lorsqu'on entreprend de confier au corps des officiers des tâches « éducatives » ou de « liaison école-armée », le résultat est très vite un endoctrinement catastrophique et stupide. D'ailleurs, la préparation à la guerre qui vient ne requiert nul endoctrinement des jeunes. Les jeunes, filles et garçons, n'ont pas à être formatés, coachés, bridés, réveillés, mis au pas.

Les forces armées de la guerre qui vient ne gagneront que si toute mise au pas de la jeunesse est détruite. Mais évidemment, ce ne sont pas le président, le CEMA et les généraux de maintenant qui sont capables de miser sur les forces existantes réelles, celles de ces jeunes révoltés par la crise climatique, par le racisme et le sexisme, mobilisés pour sauver Gaza, et dont certains sont allés s'engager et se faire tuer en Ukraine, sans encadrement de scrogneugneu voulant leur inculquer de gré ou de force une prétendue « force d'âme ». Ils ont la force d'âme, ils savent que l'avenir est grave, ils veulent y faire face ! Que l'on arrête de prendre les jeunes pour des idiots !

En fait, nos gouvernants, parce qu'ils ont peur de la guerre antifasciste, démocratique, pour la liberté des peuples, de la guerre climatique et féministe qui vient, lui substituent l'image d'une guerre conventionnelle sous parapluie nucléaire des deux côtés « d'ici quatre ou cinq ans ».

Ils seront détrompés, cela pourrait aller plus vite, et en voulant nous programmer ainsi, ils se font les premiers saboteurs de la préparation à ce qui vient !

Une partie significative du corps des officiers et des généraux et officiers à la retraite, du corps préfectoral et de l'appareil d'Etat, attachée au nucléaire et aux dernières colonies françaises appelées « outremer », vise d'ailleurs en réalité à s'entendre avec Poutine, dans le cadre d'une Europe et d'une France dominées par l'extrême droite et l'union des droites.

Il ne restera alors plus, de la préparation à la guerre appelée de ses vœux par le CEMA, que la mise au pas de la jeunesse et du pays, au nom d'une « force d'âme » qui sera celle de la collaboration avec les Trump et les Poutine !

Et quand Nathalie Artaud cite les fières paroles de l'Internationale, S'ils s'obstinent ces cannibales, A vouloir faire de nous des héros, Ils sauront bientôt que nos balles, Sont pour nos propres généraux, elle oublie juste la conclusion : Paix entre nous, Guerre aux tyrans ! Guerre, oui, guerre : le couplet des généraux de l'Internationale est lui-même un cri de guerre, contre les tyrans !

Se contenter de dire que la Russie n'est pas une menace – avec Trump – contre les peuples d'Europe et du monde, et que tout vaut mieux que la guerre avec les tyrans, n'est pas une posture révolutionnaire, mais bien une forme de l'union sacrée : avec le puissant courant collaborationniste du capitalisme et de l'appareil d'Etat !

La rupture révolutionnaire, la rupture démocratique, l'indépendance de classe, l'auto-organisation, exigent une force politique abordant frontalement la question de la préparation à la guerre comme une nécessité pour notre camp social. Pas de guerre contre les peuples en effet, pas plus contre le peuple russe que contre tout autre : guerre aux tyrans, comme le dit l'Internationale !

Et c'est ainsi que nos enfants ne se feront pas tuer !

VP, le 20/11/25.

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Course à la militarisation : quelle armée veulent les classes dominantes en France ?

9 décembre, par Enzo Tresso — , ,
Alors que la Ve République traverse une crise historique et que le budget 2026 prévoit une saignée austéritaire pour financer la course à la militarisation, des débats intenses (…)

Alors que la Ve République traverse une crise historique et que le budget 2026 prévoit une saignée austéritaire pour financer la course à la militarisation, des débats intenses ont lieu au sein de l'état-major sur la suite à donner au réarmement et sur l'armée que l'impérialisme français veut reconstruire.

24 novembre 2025 | tiré du site de Révolution permanente | Illustration par Sara Yuki.

Après un rejet historique à l'assemblée, l'examen du budget 2026 se poursuit au Sénat. Au programme : une saignée austéritaire destinée à résorber le déficit et à financer l'augmentation des budgets militaires, marquant une augmentation de 6,7 milliards du budget de l'armée, qui atteindra 57,2 milliards en 2026. Mais la course à la militarisation ne fait que commencer : cette hausse se poursuivra en 2027 et des débats émergent au sein de l'armée française sur la suite à donner au réarmement impérialiste, comme en témoignent les sorties ultra-bellicistes de Fabien Mandon, le nouveau chef d'état-major des armées.

De fait, Paris s'est engagé dans un processus de réarmement qui dépasse de très loin le seul budget 2026. D'une part, Macron a accéléré le calendrier d'application de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030. En outre, alors que l'armée disposera en 2027 d'un budget propre d'environ de 64 milliards d'euros, le président a annoncé « une actualisation de la loi de programmation militaire à l'automne » et s'est engagé, lors du dernier sommet de l'OTAN, à augmenter ses dépenses militaires à 3,5% du PIB à l'horizon 2035, soit environ 120 milliards d'euros, un objectif qui sera probablement inscrit dans la version remodelée de la LPM. Quant à l'objectif des 5% avancé par Trump,il représenterait des dépenses annuelles de 172 milliards d'euros par an.

Les besoins de l'impérialisme français

Ces annonces témoignent des objectifs réactionnaires que se donne l'impérialisme français, synthétisés dans la nouvelle Revue Nationale Stratégique, un document cadre de l'impérialisme français : la perspective d'une guerre majeure, notamment face à la Russie, dont l'ancien chef d'état-major des armées juge qu'elle « a désigné la France comme son premier adversaire en Europe », et le renforcement de la présence militaire dans les colonies face aux mouvements indépendantistes.

Une réactualisation des missions de l'armée qui répond aux mutations très rapides de la situation internationale et à la crise profonde du capitalisme hexagonal. Cette crise historique de l'économie française, marquée par une stagnation du taux de profit et un endettement massif pour sauvegarder les profits du patronat, couplée au recul de l'impérialisme dans son pré-carré africain, met la bourgeoisie française dans une position difficile. Alors que la situation internationale se dégrade très rapidement, de la guerre en Ukraine au génocide à Gaza, et que le soutien militaire des États-Unis aux impérialismes européens est remis en cause, au moins en partie, la France est projetée au devant de la scène européenne. Une dynamique que le plan impérialiste de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine, largement favorable à la Russie, ne peut qu'attiser, ouvrant potentiellement la voie à un nouveau saut militariste, comme après l'humiliation de Zelensky dans le bureau ovale, au début de l'année.

Fort de l'arme atomique et d'une armée éprouvée sur le terrain qui n'a eu de cesse de mener des opérations sur les cinq continents, l'impérialisme français tente de profiter des circonstances pour jouer un rôle de direction sur le continent, comme en témoigne la signature du traité de Nancy avec la Pologne ou la proposition d'élargir le parapluie nucléaire français à d'autres pays européens, de peur que l'Allemagne ne devienne un concurrent gênant alors que Merz réarme à marche forcée le pays. Pour la bourgeoisie française, le réarmement est d'autant plus crucial que les États-Unis sont à la recherche de relais régionaux pour assurer à leur place la défense des intérêts réactionnaires du bloc impérialiste et de l'OTAN. En lice pour ce poste, la France espère donc surtout garantir sa position de première armée du continent afin de s'assurer du soutien de Washington, comme en témoigne, très récemment, l'annonce de la création d'un « centre d'excellence spatiale » de l'OTAN à Toulouse, à proximité du nouveau centre de commandement de l'espace.

Mais pour parvenir à cet objectif, les perspectives divergent entre les élites politiques et militaires. Pour les premières, l'armée française doit conserver sa vocation expéditionnaire qu'il s'agit surtout de renforcer, dans les limites imposées par le cadre néolibéral et les difficultés croissantes du capitalisme français. Pour les hauts gradés, il s'agit au contraire de construire une armée plus massive, qui tire les leçons de l'échec du Sahel, de l'opération Barkhane et de la guerre en Ukraine, capable de se confronter directement à des armées conventionnelles puissantes, comme la Russie. Si les différents chefs d'états-majors des armées (CEMA) ont négocié avec l'échelon politique en renonçant jusqu'ici à ses propositions les plus maximalistes, l'instabilité de la situation internationale pourrait accélérer la mutation de l'armée française.

De l'armée lourde au « modèle expéditionnaire »

Comme le note Louis Gautier, l'ancien secrétaire général de la Défense, « au cours de la Ve République, la politique militaire de notre pays a déjà connu deux grands cycles impliquant la mue de nos armées. Un troisième cycle est, de fait, engagé depuis bientôt trois ans. Il cherche encore sa direction ». Après le coup d'État qui a donné naissance à la Ve République [1], le cycle de réarmement, engagé dans le sillage des guerres d'Algérie et d'Indochine, s'est poursuivi, notamment avec le développement de l'arme atomique [2]. Entre 1958 et 1962, les dépenses militaires se situent ainsi systématiquement au-dessus de la barre des 5 %. Après une diminution à la fin des années 60 et pendant les années 70, les dépenses se stabilisent aux alentours de 3 % du PIB jusqu'en 1989 [3]. Après deux décennies de baisse, jusqu'à environ 2 % du PIB, elles repartent depuis plusieurs années à la hausse. Si l'objectif fixé par l'OTAN est atteint en 2035, les dépenses militaires françaises devraient atteindre un niveau jamais vu depuis les années 60.

Avant la chute de l'URSS, l'armée française était taillée pour assumer deux grands types de missions : résister le plus longtemps possible à une hypothétique invasion soviétique, grâce à une armée de masse sur le territoire national, et défendre ses positions coloniales ou néocoloniales dans son pré-carré africain et dans le monde, grâce à un corps expéditionnaire lourd. En 1991, au terme d'une décennie d'augmentation des budgets militaires pour contrer le pacte de Varsovie, l'armée française disposait de 1 349 chars, 686 avions de combat, 41 bâtiments de surface et 453 000 hommes (doublés d'une réserve de 420 000 hommes), mais ses capacités de projection demeuraient limitées. Au maximum de ses capacités, l'armée française n'a pu déployer, lors de la première guerre d'Irak en 1991, que 16 000 soldats. Une goutte d'eau par rapport aux 700 000 hommes mobilisés par les États-Unis, sur un effectif total de 900 000 soldats dans la coalition [4].

La spécialité de l'armée française demeurait ainsi les expéditions coloniales limitées et la projection d'une force d'attaque qui combine des troupes issues de différents régiments pour former des groupements polyvalents. Ce modèle fut notamment élaboré au Tchad, en avril 1978, pour combattre les forces du Frolinat qui menaçaient le pouvoir du général Malloum, allié aux Français : « Marsouins, légionnaires, artilleurs parachutistes composent deux escadrons de blindés légers, une compagnie d'infanterie portée sur camions et une section de mortiers. C'est la première fois que l'on forme une unité aussi composite provenant de régiments différents. Ce sera par la suite la norme [5] ». C'est l'acte de naissance des GTIA (Groupement tactique interarmées), qui reposent sur l'utilisation combinée de plusieurs de ces unités spécialisées, issues des rangs des trois armées.

Entre 1991 et 2014, les puissances européennes ont drastiquement diminué leurs dépenses militaires, du fait des politiques néolibérales : « Entre 1999 et 2014, les pays européens ont réduit de 66 % leurs parcs de chars de bataille, de 45 % leur aviation et de 25 % leur flotte de bâtiments de surface [6] ». Le concept d'« armée de masse » fut abandonné, avec la professionnalisation des troupes en 1994, et l'armée se recentra sur ses missions coloniales. Si cette nouvelle armée maîtrise toujours l'ensemble des systèmes d'armement, elle obéit à un « modèle expéditionnaire à “l'empreinte légère” [7] ». Depuis 2014 et l'invasion de la Crimée par la Russie, les budgets militaires ont recommencé à croître, surtout pour consolider ce modèle, comme le note Élie Tenenbaum à propos de la dernière LPM : « Le projet de loi pérennise essentiellement un format hérité de l'après-guerre froide visant à conserver des capacités sur tout le spectre, au prix d'un échantillonnage des moyens conventionnels qui n'est souhaitable qu'en temps de paix [8] ».

La LPM 2024-2030

En 2023, après la première LPM de la présidence Macron, l'armée française compte ainsi 200 chars, 177 avions de chasse (Rafale Marine et Air, Mirage 2000D), 16 grands bâtiments de surface [9] et 201 000 hommes, renforcés par 41 000 réservistes [10]. La nouvelle LPM, dont le calendrier a été avancé à 2027, prévoit surtout de moderniser ces équipements tout en faisant gagner en masse certaines composantes, les plus fréquemment utilisées pour le maintien de l'ordre colonial et les expéditions de pillage en Afrique, comme au Niger dont les sous-sols riches en uranium ont alimenté le programme nucléaire français.

Du côté de l'armée de terre, l'ensemble du parc de 200 chars doit être rénové : les augmentations concernent surtout les blindés légers produits par KNDS (les Jaguar passeront de 60 à 200, les Griffon de 575 à 1345, les Serval de 189 à 1405). Le nombre de canons Caesar devrait passer de 58 à 109. Les forces de la marine devraient rester inchangées tandis que l'aviation sera renforcée de 37 Rafale Air et de 12 Mirage rénovés supplémentaires, pour un total de 226 appareils. Du côté des nouveaux programmes, le PA-NG, un nouveau modèle de porte-avions, demeure la priorité de la marine [11], qui veut se doter d'un second appareil, tandis qu'un premier exemplaire du chasseur aérien SCAF devrait être testé à l'horizon 2030 dans un contexte d'intense rivalité entre les industries allemande et française [12]. Quant au projet du MGCS, le soi-disant « char du futur », il semble connaître beaucoup plus de retard.

Du côté des capacités de déploiement, la LPM prévoit au maximum de projeter ses forces sur 4 théâtres d'opérations en même temps – pour des opérations de « gestion de crise » de type colonial, comme en Kanaky par exemple – et définit une « hypothèse d'engagement majeur » (HEM) limitée. Derrière le jargon militaire, il s'agit de l'ensemble des forces que la France est capable de déployer au sein d'une coalition. En effet, « la doctrine interarmées française n'envisage les opérations de haute intensité que dans un cadre interallié. Implicitement, la masse est donc obtenue pour partie par l'agrégation des capacités et des ressources dans des coalitions [13] ». La dernière LPM fixe ainsi, pour contribution maximale des forces françaises à une coalition, le déploiement d'une « 1 division composée de 2 brigades interarmées, 1 brigade d'aérocombat et d'1 groupement de forces spéciales terre », soit environ entre 10 000 et 15 000 hommes.

Du côté des « plateformes », cette contribution maximale correspond au « déploiement de 1 porte-avions et de son groupe aérien, de 2 PHA, de 8 frégates de 1er rang et de 2 SNA », renforcé par « 1 AWACS, 40 avions de chasse, 8 avions de transport stratégiques et de ravitaillement et de 15 avions de transport tactique (ATT) [14] ». La nouvelle définition de l'hypothèse d'engagement majeur exclut ainsi que la France puisse mener un conflit de haute intensité sans bénéficier du soutien de ses alliés, et encore moins conduire une guerre par ses propres moyens : elle demeure spécialisée dans le maintien de l'ordre colonial et impérialiste et ne peut s'engager dans une guerre majeure qu'à la condition de bénéficier du multiplicateur de puissance de l'Union européenne ou de l'OTAN.

La LPM 2024-2030 vise ainsi, dans ses grandes lignes, à renforcer ce modèle expéditionnaire, comme le soulignait de manière critique un rapport du Sénat, publié en juin 2023 et rédigé par une sénatrice socialiste, qui juge que ce modèle est fondé sur un renouvellement qualitatif des équipements plutôt que sur l'acquisition de masse supplémentaire, et sur la poursuite du développement d'un large spectre de technologies parmi les plus avancées [15] ».

Un saut dans l'inconnu : vers la prochaine LPM

Dans sa trame générale, la Revue Stratégique juge que la LPM 2024-2027 est adaptée aux objectifs que se fixe l'impérialisme français et appelle à un programme de renforcement militaro-technologique de ce format d'armée [16]. Jugeant improbable toute guerre sur le territoire hexagonal, la RNS estime que le risque principal se situe en Europe et fait de la Russie son adversaire principal. Dans le même temps, elle accorde une importance particulière aux colonies, à la fois du fait du renforcement des mouvements indépendantistes et des menaces que « certains compétiteurs stratégiques » font peser sur les possessions françaises. D'autre part, ses auteurs notent qu'en cas de guerre majeure en Europe, l'armée française doit surtout servir de tête de pont et permettre à la France de commander une éventuelle coalition.

Cependant, l'actualisation de la Loi de programmation à l'automne et l'accélération du calendrier ouvrent, à l'horizon 2030-2035, la perspective d'une nouvelle loi. Dans ce contexte, l'augmentation des budgets militaires pousse certaines fractions de l'état-major à imposer un autre modèle d'armée, qui serait, selon eux, beaucoup plus à même de jouer un rôle continental, au service de l'OTAN et des États-Unis. Comme l'explique le chercheur de l'IFRI Élie Tenenbaum, « la qualité ne peut indéfiniment se substituer à la quantité – faute de quoi un modèle d'armée se heurte à des apories lorsqu'il est dépourvu d'épaisseur. Une armée sans masse interdit aussi toute possibilité de régénération, comme si elle ne pouvait être employée qu'une seule fois, limitant ainsi considérablement les options de l'autorité politique [17] ». Un constat également partagé par un militaire anonyme qui émettait de vives critiques au sujet de la situation des armées dans la revue ultra-militariste Le Grand Continent.

Dans ses « Notes pour une armée nouvelle », ce militaire fustige « le résultat de vingt ans d'errance organisationnelle et doctrinale » qui ont produit « des modèles d'armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain : ni haute intensité par manque de masse, ni expéditionnaire par manque d'enabler et de portée logistique [18] » et craint « la réelle possibilité d'une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde [19] ».

En d'autres termes, une partie de l'état-major se place d'emblée dans la perspective d'un affrontement interétatique direct entre la France et un de ses « compétiteurs ». Face à la dégradation de la situation internationale, ils craignent fondamentalement que l'impérialisme français soit incapable de se battre correctement pour contrôler des territoires riches en ressources, mettre la main sur des marchés pour ses capitalistes ou faire plier un vassal récalcitrant.

Le retour inquiétant de la masse

Les débats portent ainsi notamment sur la question du volume, comme le trahit le discours de Macron, le 13 juillet, qui expliquait qu'« il nous faut durcir le modèle, gagner aussi en masse ». Pour la plupart des analystes, les dernières lois visaient surtout à optimiser de manière insuffisante le rapport entre « masse brute » et « masse opérationnelle » [20], c'est-à-dire à faire mieux avec la même chose. En d'autres termes, en améliorant les capacités de projection (transports de troupes, bases à l'étranger, etc.) et le niveau technologique des équipements (missiles plus performants, mise en réseau des appareils de combat [21], etc.), il est possible, à partir d'un même volume de force, de mettre davantage de masse en mouvement grâce à des « multiplicateurs de force ».

Pour ces analystes, cette stratégie n'est plus adaptée à la situation, marquée par le retour des conflits de « haute intensité ». Comme le juge encore Élie Tenenbaum [22], les nouveaux champs de bataille, comme en Ukraine, référence constante des généraux français, sont marqués par la « concentration d'une forte énergie cinétique (soit tout objet en mouvement, du vaisseau de guerre à la munition explosive) » sur « un champ de bataille relativement réduit en volume et en durée [23] ». Pour les militaires, les nouveaux rivaux de l'impérialisme français disposent d'armées régulières et de « la capacité à générer une importante énergie cinétique », « structurellement liée à la complexité des équipements militaires, à leur sophistication technologique et donc à l'intensité en capital ».

Des affrontements dans lesquels l'armée française, après des décennies de combat contre des milices ou des adversaires non étatiques, ne tiendrait probablement que quelques jours, comme face à la Russie, une inquiétude fréquente des militaires français : « La létalité du champ de bataille de haute intensité se vérifie tous les jours en Ukraine. Dans le domaine terrestre, celle-ci résulte en grande partie des feux indirects lorsqu'ils sont appliqués en masse. En conséquence, l'attrition (tués, blessés, matériels détruits ou endommagés) y joue un poids majeur. Au bout d'un mois, plus de 200 chars de bataille ukrainiens avaient été détruits (soit l'ensemble du parc français de Leclerc) [24] ». Au sein de l'armée de l'air, le lieutenant-colonel Raphaël Briant fait remarquer qu'avec une attrition initiale de 1 %, la moitié des forces aériennes françaises serait clouée au sol en 24 jours. Si l'attrition atteint 5 %, la moitié de l'armée de l'air serait hors service en 5 jours [25].

Face à cette situation, Thierry Burkhard, ancien CEMA, juge qu'« on ne gagnera pas la guerre avec des Ferrari ». En un mot : la technologie ne fait pas tout et il faut renouer avec une armée de masse. Le nouveau chef d'état-major des armées est encore plus clair et fait monter la pression, jusqu'à déclarer que les Français devraient « accepter de perdre leurs enfants » face à un choc soi-disant inévitable, d'ici trois ou quatre ans, avec la Russie.

Macron a d'ores et déjà donné quelques gages au haut commandement ce sens, en militant pour un « réarmement moral de la nation et de la jeunesse », pour citer la Revue Nationale Stratégique. Le gouvernement a ainsi pris plusieurs initiatives réactionnaires, de la mise en place de la Journée Défense et Citoyenneté à des cursus scolaires de plus en plus contaminés par les discours bellicistes, en passant par l'augmentation de la réserve à 100 000 hommes et au service militaire volontaire, à l'horizon 2030-2035 [26]. Mais ces mesures apparaissent insuffisantes à certaines fractions de l'état-major.

Comme l'expliquait le militaire français anonyme que nous avons déjà cité, l'armée israélienne, dont il vante les « performances » pendant le génocide à Gaza, constitue un exemple du type de mobilisation de la société qu'il serait selon lui nécessaire de mettre en place :

L'objectif à atteindre n'est pas d'avoir des armées marginalement plus volumineuses mais toujours aussi incapables d'agir. […] L'un des aspects majeurs est une large mobilisation de réservistes en temps de guerre et une coopération étroite entre les forces et la société civile au sens large. Aussi est-il probablement nécessaire de revoir et d'adapter les schémas de ressources humaines pour générer plus de masse de bataille à moindre coût. De fait, le modèle d'armée de métier strict n'a pas fait la preuve de son efficacité. En l'état, les armées n'attirent pas assez de soldats, et surtout pas les bons profils pour permettre de réelles synergies entre les institutions et le monde civil.

Dans un autre article publié sur le Grand Continent, ce même officier rappelle que la centralité de l'infanterie ne saurait être éclipsée par les drones avant de fustiger « la transformation du rapport des individus au service de la nation en général, et au métier des armes en particulier. Dans les armées post-modernes des pays occidentaux, les institutions sont de plus en plus confrontées, comme les entreprises privées, à un individualisme croissant des recrues qui, de plus en plus, s'engagent “pour elles-mêmes” et ce que l'armée peut leur apporter et moins pour la défense d'une nation ou de valeurs ».

Affronter l'austérité XXL et le militarisme

Une analyse qui vise la principale contradiction du réarmement : après des années de néolibéralisme décomplexé et de culte des individus, les États impérialistes se trouvent confrontés à la nécessité de réarmer moralement des populations « post-héroïques », pour reprendre le jargon des militaires [27], c'est-à-dire des sociétés dont les travailleurs et la jeunesse ne veulent pas crever pour les intérêts de leurs classes dominantes. Un diagnostic qui laisse craindre une surenchère réactionnaire et nationaliste et des stratégies racistes, patriarcales et transphobes pour élever le niveau d'agressivité sociale de la population, afin de pouvoir la canaliser et la diriger, le moment venu, vers l'adversaire que désigneront les grands groupes capitalistes français. Un phénomène que Karl Liebknecht appelait en son temps « le militarisme à destination intérieure [28] ».

Il est de la première importance de suivre l'évolution de la politique militaire française, car c'est notre classe qui en paiera le prix. En effet, cette « nouvelle armée » dont discutent les classes dominantes sert à tout sauf à nous protéger : la France se réarme pour protéger leurs « intérêts vitaux » à elles, qu'il s'agisse du pillage de l'Ukraine, de la protection des colonies ou des conséquences du désengagement étasunien, qui les a mises aux premières loges d'un affrontement avec d'autres puissances.

Tandis que les classes dominantes veulent réaliser des milliards d'euros d'économies pour porter le budget de la défense à environ 57,2 milliards d'euros en 2027, l'objectif annoncé lors du sommet de l'OTAN de 120 milliards d'euros de dépenses annuelles pour l'armée doit nous servir d'avertissement : le budget Lecornu n'est que la première manche d'une bataille au long cours pour financer la course à la militarisation.

Si les directions syndicales ont d'ores et déjà renoncé à demander le retrait total du budget 2026, en s'accommodant d'une stratégie de pression très limitée dans le cas de la CGT, et que le PS s'apprête à valider une hausse colossale du budget de l'armée, force est de constater que La France insoumise n'a rien d'un frein face à la militarisation. Si le parti de Jean-Luc Mélenchon dénonce l'austérité brutale du budget 2026, il a voté contre les crédits militaires et la LPM en 2023, non pas par opposition au militarisme mais en critiquant le gouvernement qui n'irait pas suffisamment vite sur le chemin du réarmement.

Dans les discussions au sujet du budget 2026,LFI a ainsi déposé de nombreux amendements pour améliorer le plan de réarmement du gouvernement en demandant de nouvelles augmentations du budget de l'armée, par rapport à la copie initiale. Si le mouvement invoque la « défense de la paix » et de « l'intérêt général humain » pour justifier le réarmement, tout en fustigeant l'alignement sur les États-Unis, LFI parle un langage beaucoup plus cru dans ses textes programmatiques où elle invoque la nécessité de défendre une « sphère d'influence » spécifiquement française et « la rupture avec le choix d'alignement sur les États-Unis qu'implique le concept d' “Indopacifique”. Puissance de l'océan Indien et de l'océan Pacifique, la France y défendra ses propres intérêts. Elle ne se mettra à la remorque d'aucune superpuissance ». Derrière la dénonciation de l'impérialisme étasunien, il y a donc plus banalement la volonté de défendre une voie autonome pour la France qui demeure tout aussi impérialiste.

Face à ce consensus militariste, il y a urgence à ce que le mouvement ouvrier se donne un plan de bataille offensif pour arracher le retrait du budget et se dote d'un programme qui articule revendications sociales et mots d'ordre démocratiques contre Macron, les institutions pourries de la Ve République et la militarisation, en exigeant le transfert intégral des milliards destinés à l'armée aux services publics, la démilitarisation de toutes les sites de production des géants de l'armement et l'expropriation des industries de défense et leur transformation en industries civiles sous contrôle ouvrier. À l'instar de l'USB qui appelle en Italie à la grève générale le 28 novembre contre la finance de guerre, il est vital que les travailleurs se mobilisent contre les délires bellicistes des classes dominantes, qui ne servent que les intérêts réactionnaires du patronat français, et mettent à bas la machine de guerre de l'impérialisme français.

Notes

[1] Joshua Cohn et Enzo Tresso, « Ve République : autopsie d'une constitution bonapartiste », lire en ligne.

[2] Enzo Tresso, « La Ve République, une monarchie nucléaire au service de l'impérialisme français », RPDimanche, 22 mars 2025.

[3] Ces données sont issues de la SIPRI Military Expenditure Database, accès en ligne.

[4] Michel Goya, La guerre mondiale de la France : de 1961 à nos jours, Paris, Tallandier, 2023, p. 102-108.

[5] Ibid., p. 55.

[6] Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant et Michel Pesquer, La masse dans les armées françaises : un défi pour la haute intensité, Paris, IFRI, 2021, p. 11.

[7] Ibid., p. 12.

[8] Élie Tenenbaum, « Armées françaises : les limites de la stratégie de club », IFRI, 26 mai 2023.

[9] Rapport annexé à la loi de programmation militaire 2024-2030, Dossier législatif, 2023, p. 6-7.

[10] Ministère de la Défense, « Les chiffres clés de la Défense 2024 »,lire en ligne.

[11] Jean-Michel Jacques, « La profondeur stratégique d'une marine de combat, c'est l'industrie navale », Revue Défense Nationale, 9 octobre 2024, n° 873, no 8, p. 77‑81.

[12] Le SCAF (Système de combat aérien du futur) est un programme de développement industriel de plusieurs systèmes de combat. Le projet le plus abouti est le NFG (Next Fighter Generation), un avion de chasse de sixième génération destiné à concurrencer le F-47 étasunien en voie de développement. Si des divisions persistent entre Dassault et Airbus, le projet est également concurrencé par le GCAP (Global Combat Air Programme), mené par le Royaume-Uni, le Japon et l'Italie. Actuellement, plusieurs voix s'élèvent pour transformer le projet en un programme de construction de bombardiers furtifs plutôt que d'avions supersoniques furtifs. Relativement semblable au KF-1 sud-coréen ou au Kaan turc, un avion de chasse sur le modèle du Rafale aurait, selon certains experts, peu d'avantages comparatifs. Comme le milite Patrick Gaillard, « Les Rafale apporteraient la masse, la polyvalence, une certaine ubiquité pour œuvrer sur plusieurs théâtres. En retour, les bombardiers furtifs assureraient une connaissance de la situation sans commune mesure, grâce à leur capacité à pénétrer en profondeur le dispositif ennemi, à y collecter des renseignements, à y faire du ciblage et à transmettre les informations vers l'ensemble des parties prenantes du système de combat ». Un tel bombardier pourrait concurrencer le nouveau B-21, le dernier bombardier stratégique furtif des États-Unis. Il s'agirait ainsi de passer à un modèle de flotte faite d'appareils complémentaires (« Système de combat aérien futur : ne pas se tromper de cible », Revue Défense Nationale, 16 décembre 2024, n° 875, no 10, p. 115‑125).

[13] Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant et Michel Pesquer, La masse dans les armées françaises, op. cit., p. 21.

[14] Rapport annexé à la loi de programmation militaire 2024-2030, p. 4-5.

[15] Cédric Perrin et Hélène Conway-Mouret, Une LPM qui laisse de nombreux enjeux capacitaires en suspens, Sénat, 7 juin 2023, p. 8.

[16] La RNS note ainsi : « Concernant les armées, l'accélération des efforts capacitaires, appuyée par la révolution nécessaire dans ce domaine, portera sur le renforcement du socle de la protection, des moyens offensifs et des moyens de commandement (numérique et connectivité). Ces efforts porteront plus particulièrement sur les munitions, les drones et munitions téléopérées, la suppression des défenses adverses, la défense sol-air et lutte anti-drones, la guerre dans le champ électromagnétique, les feux dans la profondeur y compris les capacités de frappes de missiles conventionnels, les trames “contrôle de l'espace maritime” et “aviation de chasse”, l'aviation de transport et la capacité à commander, appuyer et soutenir la composante terrestre de niveau opératif d'une coalition (nation-cadre) » (§535, p. 94-95).

[17] Élie Tenenbaum, Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ?, p. 20.

[18] Robert-Henri Berger, « Notes pour une armée nouvelle », Le Grand Continent, 21 mars 2025.

[19] Un scénario inquiète tout particulièrement notre militaire : l'incapacité de la France à défendre ses colonies. Partant des revendications de l'administration Trump sur le Groenland, il juge que la France serait incapable de défendre correctement Tahiti ou la Nouvelle-Calédonie en cas d'invasion ou de mouvement insurrectionnel : « Situés à plusieurs milliers de kilomètres des territoires européens les plus proches, toute riposte nécessiterait un déploiement aéronaval d'ampleur dont la survie loin de ses bases, dans un environnement saturé de menaces, risquerait de s'avérer incertaine ».

[20] Tandis que « la masse brute représente les capacités permanentes du système de forces », la masse opérationnelle désigne la « concentration, dans un espace-temps donné, de la puissance de combat d'une force, résultant de toutes ses ressources de destruction ou de perturbation, pour réaliser des effets opérationnels » (Xavier Toutain, « Retour de la haute intensité : comment résoudre le dilemme entre masse et technologie ? », Revue Défense Nationale, 17 septembre 2021, Hors-série, n° HS4, p. 15‑28).

[21] Lionel Meny, « L'art de la guerre dans un monde hyperconnecté », Revue Défense Nationale, 17 septembre 2021, Hors-série n° 4, p. 155‑168. On pense notamment au programme SCORPION (Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l'infovalorisation) qui aspire à mettre en réseau les plateformes engagées sur le champ de bataille pour faciliter la collecte d'informations et améliorer, au niveau tactique, la génération de masse disponible, en renforçant notamment les appuis tactiques et la réactivité sur le champ de bataille.

[22] Voir aussi Thierry Berthier et Éloïse Berthier, « Mesurer la (haute) intensité d'un combat », Revue Défense Nationale, 3 mai 2023, n° 860, no 5, p. 61‑75.

[23] Élie Tenenbaum, Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ?, IFRI, 2023, p. 9.

[24] Ibid., p. 19.

[25] Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant et Michel Pesquer, La masse dans les armées françaises…, op. cit., p. 16.

[26] Roxane Sinigalia, « SNU, service militaire : les projets du gouvernement pour embrigader la jeunesse et comment y répondre », Révolution Permanente, 20 mai 2025.

[27] Voir Münkler Herfried, Der Wandel des Krieges : Von der Symmetrie zur Asymmetrie, Velbrück Wissenschaft, 2006.

[28] Karl Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution, Maspero, Paris, 1970, p. 82

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La Génération Z bouscule tout sur son passage

9 décembre, par Michel Rogalski — ,
Comme une traînée de poudre qui rappelle les prémices de 1968 ou les Printemps arabes, de fortes manifestations de jeunes, sans affiliation politique ou syndicale, ont gagné la (…)

Comme une traînée de poudre qui rappelle les prémices de 1968 ou les Printemps arabes, de fortes manifestations de jeunes, sans affiliation politique ou syndicale, ont gagné la planète, notamment le Sud global, de façon inopinée et empruntant des formes spécifiques selon le pays.

Tiré de La chronique de Recherches internationales
Novembre 2025

Michel Rogalski,
Directeur de la revue Recherches internationales

Sans lutte armée, sans putsch mais avec détermination impressionnante face à la répression. Utilisant les formes les plus modernes de communication, d'échanges et de coordination comme la plateforme « Discord » de messagerie américaine destinée aux adeptes de jeux en lignes instantanée et bien vite détournée. La plateforme Discord s'est révélée un formidable outil de communication et d'échanges politiques et affirme réunir 200 millions d'utilisateurs à travers le monde. Tik Tok et Instagram complètent le dispositif. Le mouvement s'est répandu à travers la planète, portant partout des revendications largement partagées pouvant se résumer à travers le mot d'ordre « Donnez-nous des droits, enlevez les privilèges ». À cela s'ajoute le refus contre la vie chère et le chômage élevé, l'indigence de services publics ou celui d'être considérés comme des parasites. Parfois avec violence de masse comme au Népal où le Parlement a été incendié et le gouvernement limogé Ce mouvement mondial s'est doté d'un symbole, une tête de pirate, inspiré du célèbre manga One Piece où le pirate Luffy libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.
Deux luttes emblématiques : Maroc et Madagascar

Ces deux pays illustrent bien la diversité de ces mouvements.

Tout d'abord le Maroc où rappelons-le la colère s'est propagée après la mort, en août, de huit femmes venues, la même semaine, accoucher par césarienne dans l'hôpital Hassan II d'Agadir dans le sud du pays. Des débordements violents entraînent la mort de trois manifestants. Les protestations s'enchaînent dans tout le pays et demandent la démission du premier ministre Aziz Akhannouch en poste depuis quatre ans. Par contre, le Roi du Maroc – 26 ans de règne - et le régime monarchique sont épargnés. La répression s'organise contre le mouvement qui s'est autoproclamé Gen Z 212 (c'est le numéro du code postal international du pays). La vague répressive atteint déjà plusieurs milliers d'arrestations dont un millier a abouti devant le procureur. Non seulement le mouvement n'a pas été cassé mais la presse s'est solidarisée avec les manifestants et stipendie le système oligarchique. Les mots d'ordre et les revendications s'étoffent et réclament de meilleurs services d'éducation et de santé et plus largement de services publics au service de tous. Le capitalisme de rente et de connivences, la corruption deviennent le centre des mots d'ordre. La bataille idéologique fait rage et pose la question du « patriotisme sportif » mis en avant par le régime pour désamorcer le ressentiment populaire. En effet le Maroc ambitionne d'accueillir la prochaine Coupe d'Afrique des Nations de football CAN) et la Coupe du monde de 2030 et s'attire la réponse cinglante des manifestants : « des écoles et des hôpitaux, plutôt que des stades ! ».

Et d'ajouter dans une feuille de route : « Nous exigeons que soit comblé le fossé béant entre le Maroc promis par les textes officiels et le Maroc que nous vivons au quotidien. » On assiste à la naissance d'un mouvement sans leader, mené par des jeunes, à la recherche d'un nouveau contrat social et bien décidé à affronter le pouvoir. L'image du royaume notamment à l'étranger a pris un sérieux coup et s'est déjà fissurée. Mais pour l'instant le régime tient bon grâce à la répression et bénéficie d'un large appui des États-Unis qui en ont fait leur principal allié militaire en Afrique ou de la France, son meilleur point d'appui au Maghreb. En outre le Maroc est le premier pays arabe à avoir eu des liens diplomatiques avec Israël, dès 2020, et rêve d'un rapprochement avec l'Union européenne. C'est dire combien le Maroc est un maillon important du système occidental.

À Madagascar, l'armée a désavoué la répression des manifestants par la gendarmerie – comme lors du printemps tunisien, lorsque l'armée a refusé de rejoindre la police entraînant la fuite de Ben Ali. Là encore le président en place depuis 2018 a été exfiltré dans un avion militaire français. Il se trouve aujourd'hui à Dubaï alors que ses collaborateurs les plus proches ont trouvé refuge, grâce à des avions privés, à l'île Maurice où certains d'entre eux ont étés arrêtés et inculpés pour blanchiment d'argent. Le mouvement de protestation s'est mobilisé fin septembre sur deux éléments qui empoisonnent et désorganisent la vie des habitants : les coupures d'eau et d'électricité qui témoignent du caractère obsolète et non-entretenu des réseaux d'équipement ainsi que du manque d'investissements de l'État et sa mauvaise gouvernance dans un pays où le taux de pauvreté touche 75 % de la population. 400 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année. C'est devenu une bombe à retardement qui explose aujourd'hui car l'économie ne créée pas suffisamment d'emplois, ce qui oblige ces jeunes à se tourner vers le secteur informel, sous-payé et précaire par définition.

Très vite les partis d'opposition et les syndicats ont épousé la cause de la jeunesse et ont appelé à la grève générale alors que les manifestations se sont transformées en émeutes, en pillage et en incendies. La situation est devenue insurrectionnelle et le président a dû lâcher du lest et limoger le gouvernement. La viralité des réseaux sociaux a contribué à l'extension du mouvement. Aujourd'hui les militaires ont pris le pouvoir. Le mouvement Gen Z essaie de les mettre sous surveillance tout en craignant lui-même d'être écarté du processus en cours. En signe de gage de bonne fois, les militaires ont confié à une quarantaine de magistrats de la Cour des comptes le mandat de procéder à un audit de l'État et de la gestion de l'ancien régime. Madagascar est un allié fidèle de Paris. Il faudra suivre avec attention l'évolution de l'avenir de la base navale de Diégo-Suarez, un temps tombée en désuétude mais que les autorités françaises voudraient remettre en activité – base essentielle pour surveiller le trafic qui transite par le canal de Mozambique.
*
***
Ces luttes multiples témoignent de la remise en cause du système partout dominant. Du Maroc au Népal, du Pérou au Bangladesh, du Sri Lanka au Kenya, de la Birmanie à Madagascar, d'Indonésie au Timor-Oriental ou aux Philippines, ces luttes, parfois insurrectionnelles partent à l'assaut des inégalités. Il faut reconnaître l'universel à travers chacune de ces situations particulières. Si la démocratie libérale et les régimes qui la portent sont partout conspués, ils ne sont pas pour autant tous défaits. Le contenu idéologique de ces mouvements reste flou, et s'il témoigne d'un « dégagisme » certain, la colère s'exprime en termes moraux mettant en avant la corruption, le népotisme, la dignité, la trahison, les dépenses fastueuses et l'incompétence.

Tous ces griefs s'ajoutant aux traits fondamentaux de ces régimes qui reposent sur l'injustice sociale, le déclassement, la précarité permanente, le chômage, la pauvreté de masse qui touchent l'ensemble de la population et surtout une jeunesse - dont le poids démographique est énorme - qui reste sans avenir et sans perspectives. La détresse et la colère de la jeunesse sont emblématiques d'une situation qui touche toute la population qui assiste à la privatisation des services publics. Les jeunes souvent plus éduqués et diplômés et aujourd'hui largement connectés ont très vite pris conscience, surtout en milieux urbains, de cette situation qui ne peut que les révolter.

Il ne faut pas s'étonner, en l'absence d'idéologie constituée et de structures organisées pour la porter, si les succès sont peu nombreux ou de courte durée et cèdent vite la place à des régimes autoritaires comme ce fut le cas en Tunisie ou en Égypte où des forces organisées de longue date ont su capter le mouvement à leur profit. Les réseaux sociaux – seuls outils de communication et d'organisation – efficaces pour la mobilisation, peuvent accompagner un mouvement mais ne pourront pas se substituer à lui s'il n'existe pas.

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d'analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd'hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
Site : http://www.recherches-internationales.fr/
https://shs.cairn.info/revue-recherches-internationales?lang=fr

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L’apprenti sorcier

9 décembre, par Yves Carrier — ,
L'humanité progresse dans son involution où les machines prennent le pas sur la plupart de nos actes créateurs. Certains remettent même en question l'altruisme, la (…)

L'humanité progresse dans son involution où les machines prennent le pas sur la plupart de nos actes créateurs. Certains remettent même en question l'altruisme, la bienveillance et la compassion, comme valeurs qui nuisent à l'avancement vers le néant.

Avec l'aide des micro plastiques que nous ingérons tous les jours à notre insu, des scientifiques prédisent que d'ici 25 ans, en occident, il n'y aura plus de procréation sans assistance médicale. Bienvenus dans la plus grande dystopie. Remarquez que cela aura au moins le mérite de réduire considérablement notre empreinte carbone.

La COP 30 au Brésil a été une grande déception pour plusieurs. Aucun accord contraignant n'a été entériné par les pays présents, comme si le réchauffement climatique n'existait pas. Qui plus est, on ne tient même pas compte du méthane contenu dans le pergélisol qui commence à apparaitre, une bombe climatique en devenir. Son impact ne durerait qu'une vingtaine d'années, mais toutes formes de vies animales auraient disparu de la planète.
Quand j'étais petit, deux modèles d'apocalypses nous étaient proposés : le nucléaire (plus probable) et le retour d'un Dieu vengeur venant régler ses comptes avec une humanité pécheresse. Aujourd'hui, nous avons la chance d'avoir à notre disposition une panoplie de propositions de fin du monde à portée de main. Qu'est-ce qu'on en a de la chance ! Même plus besoin de Dieu pour tout faire péter.

De toutes évidence, des pays qui se font la guerre ou nient les données de la science en leur opposant l'incontournable croissance économique, comme si on disait à un toxicomane que le salut se trouve dans l'accroissement de sa consommation, ne peuvent pas s'entendre sur rien.

La sagesse et le bon sens ne font pas partie de notre logiciel hédoniste destructeur. À moins que la mort de notre prochain ne soit devenue une source de joie comme au bon vieux temps de l'empire romain. Il semble y avoir un lien entre respect de la vie et le déni de l'avenir dans la poursuite de chimères comme la colonisation de Mars. Incapables de nous interroger sur le sens du progrès, les technologies nous enfoncent dans des fausses solutions qui ne font que repousser les problèmes au-devant de nous.

Ainsi, l'Intelligence artificielle consomme de telles quantités d'énergies et de ressources, -les serveurs ont une durée de vie de 5 ans à peine-, que bientôt les consommateurs d'électricité seront rationnés pour permettre sa croissance exponentielle. C'est comme si nous allions droit vers un capotage et que nous décidions d'accélérer. De toute évidence, la pratique de la sobriété est un blasphème pour l'Ordre économique mondial.

Heureusement qu'il y a Noël pour oublier tout ça….

Yves Carrier

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Larry Ellison, la face cachée du technofascisme californien

9 décembre, par Lonesome Cowboy — , ,
Le patron d'Oracle est en passe de construire un empire médiatique réactionnaire aux États-Unis. Qui est cet octogénaire, deuxième fortune mondiale, proche de Netanyahu et (…)

Le patron d'Oracle est en passe de construire un empire médiatique réactionnaire aux États-Unis. Qui est cet octogénaire, deuxième fortune mondiale, proche de Netanyahu et influent allié de Donald Trump ?

2 décembre 2025 | tiré du blogue de Lonesome Cowboy dans mediapart.fr
https://blogs.mediapart.fr/lonesome-cowboy/blog/021225/larry-ellison-la-face-cachee-du-technofascisme-californien
Cet article est republié depuis ma newsletter FakeTech.fr. La version originale est accessible ici.

Les Américains connaissent à peine son nom, encore moins son visage. La société qui l'a rendu immensément riche ne vend pas de produits au grand public, seulement aux entreprises et administrations. Elle ne construit pas de fusées ni de satellites, mais des data centers et des bases de données. Larry Ellison tweet rarement, ne fait pas les couvertures de magazines et ne s'épanche pas devant les caméras. S'il n'avait pas brièvement éclipsé Elon Musk au classement des plus grandes fortunes mondiales, il serait probablement resté dans l'ombre médiatique qu'il affectionne. Pourtant, le patron d'Oracle exerce une influence grandissante sur la Silicon Valley, la Maison-Blanche et le Monde.

Homme de l'ombre à l'influence grandissante

Donald Trump vient de lui transférer la cogestion de la filiale américaine de Tik Tok, au moment où son fils rachète le groupe Paramount. Cette acquisition place les studios de cinéma éponymes et les chaines de télévision MTV, Comedy Central, Showtime et CBS (une des trois grandes chaines américaines historiques, pilier du journalisme américain) sous le contrôle de la famille Ellison. Son conglomérat médiatique vise également à acquérir Warner Bros, ce qui lui conférerait le contrôle de CNN et HBO. Avant cela, Ellison avait encouragé Elon Musk à acquérir Twitter puis l'avait aidé financièrement à finaliser le rachat via une prise de participation d'un milliard de dollars. Le patron d'Oracle serait ainsi en passe de devenir un magnat de l'économie de l'information, après avoir occupé une position centrale dans le numérique via son contrôle de l'infrastructure sous-jacente.

Extrait des SMS entre Elon Musk et Larry Ellison versé au dossier judiciaire dans le procès opposant Musk à Twitter.

L'ombre d'Ellison plane sur de nombreux gros “deal” ayant jalonné l'Histoire de la Silicon Valley. En 1997, il aide Steve Jobs à reprendre le contrôle d'Apple puis occupe une place déterminante au sein de son conseil d'administration. En 1999, son protégé Mark Benioff fonde Salesforce avec son soutien professionnel et financier. La start-up devient rapidement le leader de la gestion de clientèle via des services de sous-traitance hébergés sur le cloud. La fortune de Benioff, figure centrale du forum économique de Davos, est désormais estimée à 10 milliards de dollars. En 2009, Oracle accroit son emprise sur l'infrastructure numérique en rachetant Sun Microsystems, leader des terminaux informatiques pour entreprise et propriétaire du langage de programmation Java.

Ellison a également compté parmi les tout premiers investisseurs dans Theranos, la start-up qui prétendait révolutionner les tests sanguins. Il avait personnellement conseillé à la cofondatrice Elizabeth Holmes de suivre la stratégie consistant à “construire l'avion en plein vol” ( “Build the plane while flying”). Si cette approche avait fait le succès d'Oracle, elle a conduit Theranos à mettre en danger d'innombrables patients ayant utilisé leurs tests sanguins défectueux. Au point d'expédier Elizabeth Holmes en prison pour fraude et escroquerie aggravées.

Larry Ellison en 2010 à San Francisco, photo Ilan Costica / Wikimédia

Souvent en retard d'un train sur les révolutions technologiques, Ellison a volé au secours d'OpenAI lorsque Microsoft commençait à tempérer son partenariat avec la start-up. Une manière efficace de placer Oracle dans la course à l'IA. L'entreprise d'Ellison joue désormais un rôle majeur dans la ruée sur les data centers, notamment via le projet“Stargate” qui doit permettre à OpenAI de bâtir l'infrastructure nécessaire à sa stratégie d'hypercroissance. Cette annonce avait été accompagnée d'une conférence de presse à la Maison-Blanche, où Ellison avait vanté le génie visionnaire de Trump. Une exposition médiatique inhabituelle : le centimilliardaire a beau mener un train de vie caricatural (collectionneur d'avion de chasses, de voitures de sports, de villas, propriétaire de yacht et d'une ile privé hawaïenne), il préfère opérer avec discrétion. Comme lorsqu'il organise des levées de fonds pour soutenir les campagnes présidentielles de Donald Trump. Grand argentier des causes conservatrices et du Parti républicain, il exerce une influence significative sur le champ politique américain.

Soutien indéfectible à la droite et l'extrême-droite israélienne

Selon le magazine Wired, qui le qualifie de président de l'ombre, Ellison serait l'homme d'affaires le plus écouté de Donald Trump. Au-delà de la défense des intérêts de la Silicon Valley, la Maison-Blanche semble prendre en compte les vues d'Ellison en matière de politique étrangère vis-à-vis d'Israël. Ce qui expliquerait pourquoi Trump lui a offert TikTok sur un plateau.

En 2024, Joe Biden avait promulgué une loi bipartisane pour forcer le réseau social chinois à cesser ses opérations aux États-Unis, sauf à revendre sa filiale à des intérêts américains. Pour justifier une telle mesure, les parlementaires du Congrès avaient avancé deux arguments balayés par les experts et spécialistes. Le premier tenait aux enjeux de sécurité nationale, le second aux intérêts d'Israël. En effet, avec les campus américains, le réseau social constituait un rare espace d'expression où la dénonciation du génocide palestinien s'exprimait librement. Cela valait à TikTok d'être régulièrement accusé par Israël et ses soutiens d'être la principale source du basculement de l'opinion publique américaine en faveur de la cause palestinienne. Anthony Blinken, le ministre des Affaires étrangères de Biden, avait justifié la loi anti TikTok comme un moyen de reprendre contrôle sur le narratif à Gaza. Une position partagée par son successeur Marco Rubio, qui avait occupé les avant-postes pour faire adopter le texte.

Au parlement israélien, le vote de cette loi avait été présenté comme un succès comparable “à la capture du Mont Hermon”. Dix-huit mois plus tard, l'attribution du réseau social à Larry Ellison a été publiquement célébrée par Netanyahou comme “déterminante” en expliquant qu'il s'agissait “de l'arme principale” pour défendre sa cause.

(media non disponible)

En effet, Ellison est connu pour son activisme en faveur de la droite israélienne et ses proximités avec Netanyahou. Il est le premier donateur privé de l'armée israélienne, qu'il a financé à hauteur de 26 millions de dollars, via des levées de fonds en 2014 et 2017. Il déclarait ainsi lors d'un de ces évènements “nous avons enfin notre pays (…) j'ai un lien émotionnel très fort avec Israël, j'ai rencontré plusieurs fois ses dirigeants”. En 2021, Ellison avait proposé à Netanyahou un poste de directeur grassement payé chez Oracle.

La reprise en main de TikTok, principale source d'information pour un tiers des Américains, s'accompagne d'une censure accrue des discours pro-palestiniens, selon de nombreux témoignages. De même, le rachat de CBS a été suivi par la nomination de l'éditorialiste Bari Weiss à la tête de la chaine. Cette dernière s'est fait connaitre en quittant le New York Times au prétexte que le journal était devenu trop “woke”. Depuis le 7 octobre, elle a continuellement défendu le génocide à Gaza en niant les crimes israéliens. Au point d'être accusée d'avoir provoqué l'assassinat du poète palestinien Refaat Alareer. Sa conception du journaliste, récemment déconstruite avec méthode par l'humoriste John Oliver dans le late show “Last week tonight”, se résume à confronter les points de vue opposés pour faire émerger la vérité. Comprendre : ignorer ou tordre les faits et donner du crédit aux obsessions de l'extrême-droite. L'annonce de sa nomination à la tête de CBS a été saluée par les dirigeants israéliens.

(media non disponible)

L'influence du milliardaire s'exerce via de nombreux canaux. En 2015, Larry Ellison avait personnellement “approuvé” la candidature du sénateur Marco Rubio à la primaire du Parti républicain, citant comme principale raison le fait qu'il sera “un très bon ami pour Israël” dans un échange de courriels avec l'ambassadeur israélien aux Nations-Unies, comme l'a révélé le site d'investigation américain Drop site news. Ellison a personnellement financé la campagne de Rubio et son soutien lui a permis de recevoir de nombreux financements au long de sa carrière politique. Un pari qui a fini par payer, Donald Trump l'ayant nommé à la tête du ministère des Affaires étrangères en janvier 2025.

Extrait d'une conversation par courriel où Larry Ellison “approuve” la candidature de Marco Rubio. Ellison mentionne également l'organisation d'une rencontre avec Tony Blair.

Enfin, Ellison financeà hauteur de 350 millions de dollars le Tony Blair Institute for Global Change (TBI), un organisme ouvertement pro-Israélien et véritable lobby d'Oracle à l'international. L'organisation participe fréquemment à des séminaires avec les cadres de l'entreprise et les principaux conseillers de Blair sont membres du conseil d'administration d'Oracle, comme le rapporte une enquête du New Stateman.

Ce n'est peut-être pas par hasard que Tony Blair est pressenti pour assurer la gouvernance de Gaza au terme du cessez-le-feu imposé par Donald Trump. De même, la vision consistant à ériger sur les champs de ruines de l'enclave une “riviera” inspirée de Doubaï ne vient pas de nulle part.

En tant que promoteur immobilier, Trump est certainement sensible à ces arguments. Mais ces derniers sont également avancés par le cabinet de Netanyahou et semblent inspirés des écrits de Curtis Yarvin, un penseur néo-réactionnaire américain proche des cercles libertariens de la Silicon Valley et du courant technofasciste. Quel lien avec Larry Ellison ? Pour y répondre, il est utile de revenir sur le parcours du patron d'Oracle.

Un “self-made-man” qui doit tout à la CIA

Après avoir abandonné ses études supérieures, Larry Ellison devient programmeur chez Ampex. En 1977, il travaille sur “Oracle”, un projet de mise en service d'une base de données pour le compte de la CIA. Dans le cadre de cette mission, il découvre les travaux de l'ingénieur d'IBM Edgard Codd sur les bases de données relationnelles. Cette approche doit permettre de mettre en relation des données issues de différents formats et environnements informatiques. Avec deux collègues et quelques milliers de dollars, Ellison fonde sa propre start-up. Après avoir testé trois noms différents, ils finissent par adopter Oracle. Ce qui ne manque pas d'irriter leurs partenaires de la CIA. L'organisation est néanmoins séduite par l'idée d'une base de données relationnelle, et devient le premier client d'Oracle. Ellison, moins bon programmeur que ses deux collègues, prend en charge le volet commercial. Selon les ingénieurs de la CIA de l'époque, “nous n'achetions pas un service, mais une idée”1. Ces derniers doivent souvent corriger les lignes de code d'Oracle et apportent une aide précieuse pour la conception du produit, qui devient commercialisable en 1979. Oracle reçoit l'aide de DonValentine, le capital-risqueur mythique de Sequoia Capital, pour étendre ses opérations puis planifier son entrée en bourse. Elle est effectuée en 1986 aux côtés de Sun Microsystems et Microsoft. Grâce aux capitaux récoltés, Ellison poursuit une stratégie agressive d'acquisition de ses concurrents pour bâtir un quasi-monopole dans le secteur des bases de données et logiciels d'entreprise. En parallèle, il accroit sa fortune en prenant la tête d'Oracle et en obtenant, en tant que PDG, des rémunérations records en stock-options qui lui permettent d'augmenter peu à peu ses parts dans l'entreprise.

La réputation d'Ellison comme homme d'affaires implacable transpire de la biographie de Steve Jobs, où le patron d'Oracle tente de convaincre le cofondateur d'Apple de réaliser une prise de contrôle hostile de la firme. Son basculement idéologique semble se confirmer après les années Clinton.

Larry Ellison (droite) rencontre Mike Pompeo (gauche), ministre de la Défense de l'administration Trump, en 2020. Photo By U.S. Department of State from United States - Secretary Pompeo Meets with the Oracle Leadership Team, Public Domain via Wikipedia.

Dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre, Ellison propose à Dick Chenney de bâtir une base de données ayant pour vocation de créer une carte d'identité virtuelle de chaque américain, avec les empreintes digitales et le scan de l'iris en option. Si la vision orwellienne d'Ellison n'est pas retenue, son entreprise récolte de nombreux contrats liés au ministère de la Défense. Pendant les années Bush, le chiffre d'affaires d'Oracle est multiplié par deux. Oracle devient peu à peu un acteur incontournable de l'infrastructure numérique et de la surveillance électronique. Ses services servent à mettre en place les outils d'espionnages de la NSA qui seront révélés par Edward Snowden. Ellison jugera sévèrement la décision du lanceur d'alerte, estimant que Snowden “n'a identifié aucun américain ayant injustement été touché par ce système”.

Ellison continue de promouvoir une dystopie basée sur un emploi totalitaire des technologies numériques. En septembre 2024, lors d'une conférence, il détaille sa vision d'un futur où chaque citoyen américain et policier est en permanence surveillé par une caméra envoyant ses images aux data-centers d'Oracle, pour être analysées en direct par une IA chargée d'alerter les autorités à la moindre infraction.

“La police adoptera un comportement exemplaire, parce que nous enregistrerons et analyserons tout ce qui se passe en permanence. (…) Les citoyens adopteront un comportement exemplaire parce que nous enregistrerons et rapporterons tout ce qui se passe. C'est imbattable.”

Ellison imagine utiliser les caméras qui sont déjà présentes dans les voitures et sur les portes des maisons et d'y ajouter des caméras de surveillance, des drones, des caméras portatives toujours activées par les officiers de police, et ainsi de suite . Il évoque l'usage de la vidéosurveillance pour sécuriser les écoles en recourant à la reconnaissance faciale afin d'identifier le moindre intrus. Il vante un système de drones autonomes contrôlés par l'IA pour effectuer des tâches de surveillance, de détection de crimes ou comme premier moyen d'intervention lorsqu'un délit est commis.

Ces outils sont déjà déployés à grands frais et avec des résultats mitigés dans de nombreuses juridictions américaines. Ellison propose avant tout de les intégrer dans un système digne de Big Brother, contrôlé par Oracle.

Ellison, la part immergée du technofascisme ?

Pendant qu'Elon Musk fait des saluts nazis et que Peter Thiel donne des conférences obscures sur l'antéchrist, Larry Ellison se fait discret. Ce qui ne l'empêche pas de profiter des liens qu'il a tissés avec Donald Trump pour continuer de signer de gros contrats avec la puissance publique. Et profiter des largesses du régulateur pour bâtir un empire médiatique. Y voir uniquement la marque d'un homme d'affaire habile et opportunisme reviendrait à manquer la dimension idéologique sous-jacente.

Proche du courant transhumaniste, Larry Ellison estime qu'il “est absurde d'accepter l'idée de la mort”. L'ile privée qu'il possède dans l'archipel d'Hawaï abrite un centre de soin procurant des thérapies expérimentales hors de prix, dans le but de ralentir le vieillissement. Ellison a, par ailleurs, investi dans diverses start-up impliquées dans ce secteur d'activité.

Comme le documentent méticuleusement les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet dans leur ouvrage “Apocalypse Nerds”, il existe un lien profond entre les courants fantasmant sur l'immortalité, les idées de Curtis Yarvin sur les cités-États privées que Tony Blair pourrait être chargé d'appliquer à Gaza, le soutien inconditionnel à l'extrême droite israélienne et la promotion de l'usage des technologies numériques pour mettre en place des régimes de surveillance de masse. Le penchant totalitaire, anti-humaniste et le rejet de la démocratie cimentent cette hétérogénéité idéologique. Et sur ce dernier point, les actions d'Ellison ne laissent guère de place au doute.

En novembre 2020, quelques jours après la victoire de Joe Biden à l'élection présidentielle, Trump a organisé une réunion pour parfaire son plan d'action visant à contester le résultat des élections. Parmi les participants figuraient un journaliste vedette de Fox News, des élus républicains influents et un seul patron de la Tech : Larry Ellison.

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Ce que signifie l’abolition de la kafala pour les travailleurs et les travailleuses domestiques kenyanes en Arabie saoudite

Les travailleurs et travailleuses domestiques kenyanes en Arabie saoudite subissent depuis de nombreuses années l'exploitation, le harcèlement et la violence dans le cadre du (…)

Les travailleurs et travailleuses domestiques kenyanes en Arabie saoudite subissent depuis de nombreuses années l'exploitation, le harcèlement et la violence dans le cadre du système de la kafala. Dans ce système de parrainage, la confiscation des passeports, les mauvais traitements, la servitude pour dettes et même la mort sont considérés comme des affaires privées entre le parrain et l'employé·e, ce qui est contraire aux principes du travail décent (Kalume, 2023 ; Council on Foreign Relations, s.d.).

Tiré de Entre les lignes et les mots

https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/12/02/ce-que-signifie-labolition-de-la-kafala-pour-les-travailleurs-et-les-travailleuses-domestiques-kenyanes-en-arabie-saoudite/?jetpack_skip_subscription_popup

Le système de la kafala [1] crée une vulnérabilité structurelle en fonctionnant en dehors du droit du travail et en concentrant le pouvoir entre les mains de « parrains » privés. La fuite est criminalisée, même lorsque la vie d'un·e travailleur/travailleuse est en danger. Les travailleurs/travailleuses sont contraint·es de mener à bien leur contrat, car les « parrains » ont déjà payé pour elles ou eux, ce qui leur laisse peu de recours lorsqu'elles ou ils fuient les abus. Beaucoup sont mort·es pour cette raison.

La récente annonce par l'Arabie saoudite de l'abolition du système de la kafala, en vigueur depuis cinquante ans, offre une lueur d'espoir. La réforme place l'emploi des migrant·es sur une base contractuelle, permettant de changer d'emploi sans le consentement de l'employeur et de quitter le pays sans visa de sortie. Les travailleurs/travailleuses ont désormais un accès élargi aux plateformes de plainte et aux tribunaux du travail. Auparavant, le travail domestique était considéré comme une affaire privée, et les travailleurs/travailleuses étaient laissé·es seul·es face à leur sort (ECDHR, 2025).

Si elle est bien mise en œuvre, cette réforme pourrait combler les lacunes laissées par l'initiative de réforme du travail de 2021 en Arabie saoudite, qui a amélioré la mobilité de certain·es travailleurs/travailleuses mais a exclu les travailleuses/travailleurs domestiques et n'a pas réussi à démanteler les principaux mécanismes de contrôle.

La trajectoire de réforme de l'Arabie saoudite

L'initiative de réforme du travail (LRI) du ministère saoudien des Ressources humaines et du Développement social, annoncée le 4 novembre 2020, a introduit trois changements clés pour les travailleurs/travailleuses migrant·es du secteur privé : le transfert d'employeur sans le consentement du « parrain », la sortie et la réadmission à l'initiative du travailleur/travailleuse, et la sortie définitive via des plateformes gouvernementales. L'initiative vise à faire évoluer l'emploi des migrant·es vers un modèle contractuel et à renforcer la protection des travailleurs/travailleuses migrant·es y compris les travailleurs/travailleuses domestiques.

Les mesures supplémentaires introduites en 2024-2025 comprennent un régime d'assurance salaire visant à garantir le paiement des salaires impayés et à aider les travailleurs/travailleuses à rentrer chez elles ou chez eux ; un délai de grâce de soixante jours avant que le statut « d'absence » ne soit activé, donnant aux travailleurs/travailleuses le temps de changer d'emploi, de quitter leur emploi ou de renouveler leur contrat ; et un contrat de travail numérique standardisé (Qiwa/Absher) conçu pour empêcher toute manipulation et promouvoir la transparence salariale.

Ces outils pourraient changer la donne pour les travailleurs/travailleuses domestiques en Arabie saoudite, mais seulement si les employé·es de maison sont pleinement inclus·es et si les règles sont réellement appliquées. Les données disponibles suggèrent que depuis la mise en œuvre de la LRI, les travailleurs/travailleuses domestiques ont été exclu·es des garanties essentielles en matière de mobilité. Les abus graves dont sont victimes les travailleurs/travailleuses domestiques kenyan·es (salaires impayés, confiscation de documents et représailles) persistent en 2025. Les réglementations en matière d'immigration et de statut personnel restent discriminatoires, en particulier pour les mères célibataires d'enfants nés dans le royaume : leurs enfants sont considérés comme apatrides et se voient refuser des visas, ce qui oblige les mères à rester même après la fin de leur contrat.

Le problème réside souvent dans la mise en œuvre et l'application. Le fossé entre la politique et la pratique montre que l'adoption de nouvelles lois ne suffit pas : une application rigoureuse est essentielle. Les abus à l'encontre des travailleurs/travailleuses domestiques kenyan·es restent omniprésents : vol de salaire, confinement au domicile des employeurs, confiscation des téléphones et des documents, et insultes racistes. Ces pratiques persistantes montrent que malgré les promesses de réforme, les problèmes sous-jacents restent largement sans réponse.

Les nouvelles réformes devraient explicitement inclure les travailleurs/travailleuses domestiques, ce qui constituerait une amélioration considérable par rapport aux restrictions antérieures. Si cela se confirme dans la pratique, cela pourrait affaiblir les trois principaux outils de contrôle : le consentement de l'employeur pour les changements d'emploi, les autorisations de sortie et la confiscation des documents. Cela marquerait un véritable changement de pouvoir pour les travailleurs/travailleuses domestiques, qui représentent une grande partie de la main-d'œuvre migrante. Mais les critiques soulignent à juste titre que ce sont les détails de la couverture et de l'application qui détermineront si ce changement démantèle réellement ces contrôles ou s'il se contente de les renommer.

Responsabilité bilatérale

En tant que pays d'origine, le Kenya a des obligations envers ses citoyen·nes. Le Kenya a pris des mesures pour renforcer les protections à la suite du tollé général suscité par l'exploitation, mais les progrès ont été inégaux. Le Sénat a fait avancer son projet de loi sur la migration et la gestion de la main-d'œuvre, qui prévoit la mise en place d'un contrôle du recrutement, de la préparation avant le départ et du soutien aux travailleurs/travailleuses à l'étranger. Le Kenya a également fait part de son intention de ratifier les conventions 189 (travailleurs/travailleuses domestiques) et 190 (violence et harcèlement) de l'Organisation internationale du travail.

Ces mesures peuvent être renforcées grâce à la coopération entre les deux pays. Les accords bilatéraux peuvent contribuer à combler les lacunes laissées par une application inégale, garantissant ainsi la protection effective des travailleurs domestiques/travailleuses kenyan·es. L'accord bilatéral entre les Philippines et l'Arabie saoudite offre un modèle utile qui s'est traduit par une protection réelle des travailleurs/travailleuses (Amnesty International, 2025).

Le Kenya a négocié des accords bilatéraux entre 2015 et 2022, mais malgré ces efforts, l'exploitation des travailleurs/travailleuses domestiques kenyan·es reste un problème non résolu. En août 2025, le Kenya a indiqué qu'il négocierait un accord révisé afin d'améliorer les conditions de travail en Arabie saoudite. Pour être efficace, ce nouvel accord devrait explicitement étendre les réformes aux travailleurs/travailleuses domestiques et garantir leur application effective.

Sur la base du modèle philippino-saoudien et des directives de l'OIT/ONU, un nouvel accord bilatéral sur le travail devrait :

1. Préciser clairement que les travailleurs/travailleuses domestiques sont couvert·es par les dispositions relatives au transfert, à la sortie et aux plaintes prévues par les réformes saoudiennes.

2. Exiger un contrat standard entre le Kenya et l'Arabie saoudite précisant le salaire minimum, le repos hebdomadaire, les conditions de repos et l'accès au téléphone, avec interdiction de retenir le passeport et le téléphone, vérifié et validé numériquement par les consulats kenyans avant le départ.

3. Étendre l'assurance salaire aux travailleurs/travailleuses domestiques avec une procédure de réclamation simple et une aide au rapatriement.

4. Veiller à ce que les travailleurs/travailleuses puissent facilement déposer plainte via les hotlines et les consulats kenyans, toute classification « absence/fugue » étant suspendue pendant le traitement des dossiers.

5. Créer un comité de surveillance conjoint doté d'un tableau de bord public permettant de suivre les transferts, les départs, le recouvrement des salaires, les sanctions pour confiscation de documents et l'utilisation des refuges.

6. Interdire les frais de recrutement à la charge des travailleurs/travailleuses en exigeant que les employeurs les paient par le biais d'un compte séquestre.

7. Garantir l'accès à un refuge, un soutien psychosocial et un transfert ou une sortie accélérés en cas d'abus.

8. Inclure un protocole pour aider les mères ayant des enfants non enregistrés à quitter le pays, ainsi qu'un examen indépendant facilité par l'OIT après douze mois.

La voie à suivre

La suppression du système de la kafala est une mesure positive, mais elle ne suffira pas à elle seule à mettre fin aux abus dont sont victimes les travailleurs/travailleuses domestiques kenyans·e en Arabie saoudite. La réforme établit un cadre juridique, mais son efficacité dépendra de qui pourra y avoir accès et de la manière dont il sera appliqué. Le test est simple : couverture explicite du travail domestique, liberté de se déplacer sans crainte de représailles, accès réel à la justice et conséquences réelles en cas de rétention du passeport et de confinement.

Le passage de l'Arabie saoudite à l'emploi contractuel, à l'assurance salaire, aux délais de grâce et aux contrats numériques peut être source de transformation, mais seulement si les travailleurs/travailleuses domestiques sont clairement inclus·es et si leurs droits sont respectés dans les maisons privées.

Le Kenya devrait adopter le projet de loi sur la migration et la gestion de la main-d'œuvre, ratifier les conventions C189 et C190 de l'OIT et finaliser un accord bilatéral fondé sur les droits avec l'Arabie saoudite qui soit accessible au public, comme l'accord avec les Philippines.

Les deux gouvernements devraient publier un tableau de bord trimestriel commun faisant état des transferts de travailleurs/travailleuses domestiques sans le consentement de leur employeur, des départs sans pénalité, des recouvrements de salaires volés, des sanctions pour confiscation de documents et de l'utilisation des refuges. La fin du système de la kafala ne mettra véritablement fin à l'oppression des travailleurs/travailleuses domestiques kenyans que lorsqu'elles et ils pourront changer d'emploi, quitter des situations abusives, récupérer leurs salaires impayés et demander justice sans crainte. Cela nécessite un nouveau système contractuel couvrant les travailleurs/travailleuses domestiques, des accords bilatéraux exécutoires et un contrôle transparent, le tout accessible en ligne pour garantir la responsabilité publique.

Maureen Chadi Kalume
Maureen Chadi Kalume est avocate spécialisée dans les droits humains et avocate à la Haute Cour du Kenya. Elle a travaillé comme juriste pour le Syndicat kenyan des hôtels et établissements d'enseignement (KUDHEIHA) et l'Initiative africaine pour mettre fin au harcèlement sexuel (AESHI). Elle est titulaire d'un master en mondialisation et politiques du travail de la Berlin School of Law and Economics, Université de Kassel, et d'un second master en droits humains et droit humanitaire de l'Université Europa, en Allemagne.
https://globallabourcolumn.org/2025/11/28/what-the-abolition-of-kafala-means-for-kenyan-domestic-workers-in-saudi-arabia/
Traduit par DE

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[1] « L'abolition de la kafala » signifie donc la fin de ce système de parrainage, ce qui impliquerait potentiellement une amélioration majeure des droits et libertés des travailleuses domestiques kenyanes en Arabie saoudite.

« Le regard des Français sur la prostitution »

Paris, le 27 novembre 2025 – Quelques jours après la journée de lutte contre les violences faites aux femmes et à l'approche du 10e anniversaire de la loi 2016-444 visant à (…)

Paris, le 27 novembre 2025 – Quelques jours après la journée de lutte contre les violences faites aux femmes et à l'approche du 10e anniversaire de la loi 2016-444 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituée, Ipsos bva publie les résultats de son enquête réalisée pour la Fondation Scelles sur le regard des Français à l'égard de la prostitution. Cette étude, réalisée en octobre dernier, met en lumière l'évolution des mentalités et des perceptions de la société face au phénomène prostitutionnel, 6 ans après la dernière enquête d'opinion sur cette thématique.

Tiré de Entre les lignes et les mots

La perception de la prostitution : une sensibilité au phénomène et une inquiétude qui progressent

Pour les personnes interrogées, la prostitution est clairement identifiée à une violence (76%) et un obstacle à l'égalité f/h (68%). 83% des Français pensent également que la prostitution a des conséquences graves sur la santé et le bien-être des personnes.

Les évolutions de la prostitution, comme le développement de la prostitution des mineurs et le rôle joué par les plateformes et les réseaux sociaux, sont perçues comme inquiétantes par les Français et appellent des réponses fortes : pour 86% des personnes interrogées, la lutte contre la prostitution est devenue un sujet sur lequel il est important et urgent d'agir.

La perception de la loi de 2016 : un soutien largement majoritaire

La perception de la loi dans sa globalité est positive : 92% considèrent que cette loi est « une bonne chose », dont 55% « une très bonne chose ».

Les Français font preuve d'un bon niveau de connaissance autour de la pénalisation des « clients » de la prostitution, mais 81% pensent encore que les personnes en situation de prostitution peuvent être poursuivies pour délit de racolage.

Pour 9 Français sur 10, les « clients » sont responsables du système prostitutionnel

77% des personnes interrogées savent que l'achat d'actes sexuels est interdit en France et en comprennent les raisons. Plus de 9 Français sur 10 (93%) pensent en effet que le « client » porte une responsabilité (entière ou partagée) dans le système prostitutionnel.

Pour autant, lorsqu'on les interroge sur les mesures à renforcer pour lutter contre la prostitution, les Français se disent plus en faveur de la sensibilisation (95%) et de l'accompagnement des personnes souhaitant quitter la prostitution (96%), que pour la pénalisation des clients (75%).

Les positionnements des 18-30 ans : des clivages radicaux entre les femmes et les hommes

Globalement au sein de l'enquête, les femmes et les hommes, tous âges confondus, expriment des perceptions différentes. Ainsi, 83% des femmes considèrent la prostitution comme une violence contre 69% des hommes. Et les différences sont en core plus nettes quand il est question d'achat d'actes sexuels : 87% des femmes mais seulement 67% des hommes demandent que l'on renforce les sanctions envers les « clients ».

On retrouve ces divergences, très accentuées, chez les moins de 30 ans. Les jeunes femmes se montrent particulièrement sensibles à la gravité du phénomène, davantage même que la moyenne générale des femmes : 97% des femmes de moins de 30 ans disent que la loi de 2016 est une bonne chose ; de même 51% d'entre elles seraient choquées si elles apprenaient qu'un proche était « client ».

Face à elles, les hommes de cette génération sont loin d'avoir la même approche. Ils ne sont que 56% à considérer la prostitution comme une violence et 41% à penser qu'il est urgent de lutter contre la prostitution contre 59% des femmes de leur âge. C'est d'autant plus inquiétant que 20% des garçons de cet âge ont déclaré avoir déjà eu une relation tarifée.

La recherche scientifique reste une forte source d'espoir pour les Français, une perception qui explique pour une part leur rapport à la recherche animale

La recherche scientifique inspire confiance et suscite de l'espoir chez 86% des Français (+1 point), de l'intérêt pour 76% et de la confiance pour 68% d'entre eux.

90% saluent les progrès dans le domaine de la santé (+2 points), 88% dans le traitement des maladies chroniques (+2 points) et 88% en biologie (+3 points).

Les attentes restent principalement centrées sur la prévention et guérison des maladies humaines : vaincre le cancer (69%) et les maladies neurodégénératives (60%) constituent les principales aspirations, devant les défis environnementaux comme le dérèglement climatique (30%).

Méthodologie : Enquête réalisée par internet du 13 au 20 octobre 2025 auprès d'un échantillon national représentatif de la population vivant en France métropolitaine composé de 1 150 personnes âgées de 18 ans et plus, dont un suréchantillon de 150 jeunes âgés de 18 à 30 ans (portant le nombre total de jeunes à 321)

Rapport d'étude : Disponible sur le site Ipsos bva
Contact : Mathurin Gallice-Genty | mathurin.gallice-genty@ipsos.com

Lire la présentation complète avec graphiques sur le site de la Fondation Scelles
https://www.fondationscelles.org/fr/actualites/395-prostitution-que-pensent-vraiment-les-francais-es-en-2025-resultats-du-sondage-ipsos-bva-pour-la-fondation-scelles

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L’ombre et la fièvre

À Port-au-Prince, les nuits n'ont plus d'étoiles. Elles sont peuplées de sirènes, de rafales, de clameurs étouffées, et de corps qu'on vend. Ce n'est pas une métaphore. C'est (…)

À Port-au-Prince, les nuits n'ont plus d'étoiles. Elles sont peuplées de sirènes, de rafales, de clameurs étouffées, et de corps qu'on vend. Ce n'est pas une métaphore. C'est la réalité crue de centaines de jeunes filles – parfois mineures – qui, au cœur de l'insécurité chronique, s'adonnent au commerce sexuel pour assurer leur survie.

Par Smith PRINVIL

La capitale haïtienne, désormais fragmentée entre zones rouges et poches de résistance, abrite chaque soir un autre théâtre : celui de la faim, de l'abandon, de la débrouillardise extrême. Dans les rues de Pétion-Ville, au Carrefour de l'Aéroport, dans certains recoins de Delmas ou des places discrètes de Tabarre, des jeunes filles s'exposent au danger, plus par nécessité que par choix. Le sexe tarifé devient l'ultime ressource dans une économie de survie, là où l'État est absent, la famille impuissante, et l'avenir suspendu.

Elles ont 14, 15, parfois 20 ans. Étudiantes décrocheuses, déplacées internes, orphelines ou filles de familles effondrées. Certaines vivaient à Carrefour-Feuilles, à Solino, à Martissant ou à Bel-Air, territoires ravagés par les gangs et les incendies. D'autres viennent de camps d'infortune où les promesses humanitaires se sont évaporées. Elles vendent leur corps comme on vend des mangues au bord de la route – parce qu'il faut manger, se laver, aider les plus jeunes à survivre aussi.

Dans ce Port-au-Prince ravagé, il n'y a plus d'innocence. Il n'y a que la débrouille. Le commerce sexuel n'est pas ici un choix libertaire ou une revendication de pouvoir. Il est un appel au secours. Une stratégie de survie. Une transaction quotidienne entre précarité extrême et danger permanent.

On pourrait croire que la violence dissuade. Au contraire, elle fait partie du décor. Quand les filles sortent le soir, elles savent qu'elles risquent autant un viol qu'une rafle, un assassinat qu'un simple mépris. Mais elles y vont quand même. Parce que les besoins sont primaires : une bouteille d'eau, un peu de riz, une recharge pour le téléphone, un savon pour laver le peu de dignité qu'il leur reste.

Et qui paie ? Qui "consomme" ? Des policiers, des politiciens, des employés d'ONG, des petits commerçants, parfois même des bandits. La société toute entière. Celle-là même qui les juge en silence le matin, les désigne du doigt à l'église, mais les sollicite une fois la nuit tombée.
Ce n'est pas un simple fait divers. C'est une tragédie sociale. Une preuve accablante de la faillite de l'État haïtien, mais aussi de l'indifférence d'une société qui a normalisé l'exploitation des plus vulnérables. Là où il aurait fallu des bourses scolaires, on trouve des hôtels miteux. Là où il aurait fallu des centres d'accueil et de protection, on trouve des rues sombres et des trottoirs hostiles. Là où il aurait fallu une politique publique, on trouve le silence.

Il est temps de dire les choses. Ce pays ne peut pas continuer à tolérer l'indicible, à normaliser l'exploitation sexuelle des mineures, à détourner le regard face à une forme moderne d'esclavage. Il faut un sursaut, une levée d'indignation, une mobilisation collective pour que ces jeunes filles retrouvent ce qu'on leur a volé : leur avenir.

Chaque fois qu'une fillette est contrainte de vendre son corps pour manger, c'est toute la nation qui se prostitue un peu plus. C'est l'image de Dessalines que l'on piétine. C'est le rêve d'un peuple souverain qu'on prostitue sur l'autel du désespoir.

Port-au-Prince brûle, gémit, s'enfonce. Mais au cœur de cette nuit, il y a des voix qu'il faut entendre. Et des combats qu'il faut mener, non pas demain, mais aujourd'hui. Maintenant.

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L’affaire Epstein réveille une colère féministe familière

9 décembre, par Rachel Louise Snyder — , ,
Ma réaction ressemble à cette célèbre scène de Casablanca où le capitaine Renault déclare à Rick : « Je suis choqué — choqué — de découvrir qu'on joue ici », quelques secondes (…)

Ma réaction ressemble à cette célèbre scène de Casablanca où le capitaine Renault déclare à Rick : « Je suis choqué — choqué — de découvrir qu'on joue ici », quelques secondes avant qu'on ne lui remette ses propres gains. Mais ces courriels ne sont qu'un élément d'un problème plus vaste : jusqu'où ce pays et les systèmes que nous avons créés — de la plus petite juridiction jusqu'à la scène nationale — sont prêts à aller pour préserver le pouvoir des hommes au détriment du corps des femmes.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Nous avons toujours su que le président Trump devait figurer dans les dossiers Epstein. Le président a tenté d'en faire un problème « Démocrate » en exigeant que le ministère de la Justice enquête sur les Démocrates ayant des liens avec M. Epstein. Puis, percevant peut-être le mécontentement de sa base MAGA, il a annoncé son soutien à la publication des dossiers, écrivant sur son compte « Truth Social » : « Nous n'avons rien à cacher. »

M. Trump a raison. Il n'a rien à cacher puisqu'il n'a rien à perdre. Quel que soit le contenu de ces dossiers, cela ne suffira sûrement pas à le détrôner. Du moins pas encore. Même ceux qui ont exprimé une certaine forme de remords — Larry Summers, par exemple (ex-président de l'université Harvard) — ont mis des années. D'autres hommes cités, comme Steve Bannon, Peter Thiel, Noam Chomsky et Michael Wolff, ont cherché à se distancer de M. Epstein ou n'ont pas répondu aux demandes de la presse.

Nous avons déjà vécu cela. Pour beaucoup, la saga Epstein rappelle le mouvement#MeToo, autrefois porteur d'espoir, quand il semblait possible de réformer les systèmes dominés par les hommes qui maintenaient les femmes au sol. Le mouvement a conduit à la condamnation de quelques hommes, mais il a aussi nourri une réaction violente qui nous rappelle que notre pays n'a jamais réellement protégé les femmes. Cette réaction a également, peut-on dire, contribué à la réélection de M. Trump, qui a présidé une ère peut-être unique par sa volonté de sacrifier les institutions démocratiques et certaines normes américaines, dans le but de contrôler les femmes.

Au moment où j'écris ces lignes, une proposition de la Maison-Blanche vise à réduire le statut du Bureau de lutte contre les violences faites aux femmes au sein du ministère de la Justice et à en diminuer le budget déjà minimal de près de 30%. Cela dévasterait les centres d'hébergement, les programmes d'aide et les mesures de prévention de la violence, et accroîtrait le danger pour les victimes de violences conjugales et familiales dans tout le pays.

Dans le même temps, un rapport sur les décès violents de filles et de femmes entre 2014 et 2020 a constaté que l'adoption de lois restreignant l'accès à l'avortement étaient associées à une hausse de 3,4% des homicides liés à la violence conjugale. Nous mourons en raison de notre absence de choix. On estime qu'une femme sur 20 aux États-Unis tombe enceinte à la suite d'un viol ou d'une contrainte sexuelle — soit environ six millions de femmes ayant une grossesse due à la violence. Six millions. Les deux tiers des femmes tombées enceintes après un viol ont été blessées durant l'agression.

Êtes-vous aussi en colère que moi ? La misogynie, si banale dans l'ensemble du mode opératoire de M. Trump, légitime des systèmes qui privilégient les libertés masculines au détriment de la vie des femmes. Un jeune homme de l'Oklahoma, Jesse Mack Butler, risquait récemment des décennies de prison pour avoir agressé sexuellement deux adolescentes, lesquelles ont toutes deux affirmé qu'il les avait étranglées (il avait alors 16 et 17 ans, et en a aujourd'hui 18). Il a étranglé l'une d'elles si violemment que son médecin lui a dit qu'elle avait eu de la chance de survivre, selon l'organisation Oklahoma Watch. Mais un accord a été conclu et il a finalement écopé de travaux d'intérêt général et d'un suivi psychologique obligatoire.

Comparez son cas à celui d'une femme avec qui je me suis entretenue, actuellement incarcérée à l'établissement correctionnel pour femmes de Caroline du Nord. Une nuit de 2012, cette femme, Latina Ray, et son partenaire sexuel, Lawrence McQueen, se sont disputés. Elle m'a dit qu'il l'avait frappée à de nombreuses reprises. Mais cette nuit-là était différente. Ce soir-là, expliqua Mme Ray, M. McQueen utilisa la crosse d'une arme pour l'agresser. Elle dit qu'il l'a battue si violemment qu'il lui a fracturé un os du visage, la rendant aveugle d'un œil. Ils se sont battus pour prendre le contrôle de l'arme et elle a réussi à attraper cette arme et à tirer, le tuant. Elle a été assignée à un avocat commis d'office. Mais Latina Ray était noire et pauvre, et elle savait qu'elle ne pouvait pas confier son avenir au système judiciaire. Elle accepta donc un accord de plaider-coupable. Sur sa photo judiciaire, on distingue son œil mutilé.

Nos lois sur la légitime défense stipulent que si vous êtes sur le point d'être tué-e ou de subir de graves blessures, vous avez le droit de vous défendre. Pas Latina Ray. Elle, avait droit à encaisser les coups et à se taire. C'est ce que sa vie jusque-là lui avait appris. Beaucoup des victimes de M. Epstein — plus d'un millier — connaissaient aussi ces leçons.

La même violence perpétrée contre ces femmes dans la vie réelle est de plus en plus reproduite sur les plateformes en ligne. Sora 2, l'outil vidéo génératif d'OpenAI, aide des créateurs sur TikTok et X à produire de fausses vidéos d'étranglement mettant en scène des adolescentes représentées en train de se débattre, pleurer et tomber.

Les victimes de vidéos deepfakes sont majoritairement des femmes, et une étude de 2019 a révélé que 96% de ces vidéos étaient pornographiques et non consenties. Ces technologies servent d'outils de recrutement pour ceux qui veulent faire reculer les droits des femmes. Les femmes membres du Congrès ont 70 fois plus de risques d'être ciblées par de la pornographie deepfake que leurs homologues masculins. Jusqu'à présent, les entreprises technologiques n'ont guère montré de volonté de réguler leurs algorithmes de manière adéquate. Pendant ce temps, notre président dit à une journaliste : « Silence, grosse truie », sans conséquence.

Étant donné la domination masculine dans les entreprises technologiques, parmi les décideurs politiques, les juges, les policiers et même les joueurs sur les plateformes de jeux vidéo, peut-être devrions-nous nous y attendre, nous les femmes. Peut-être devrions-nous encaisser et nous taire. Est-ce là le prix à payer pour vouloir une vie au-delà des couches et des repas ? La question est rhétorique, bien sûr, car nous subissons la violence masculine depuis bien plus longtemps que nous n'avons nos belles petites carrières.

Des carrières que certaines femmes, de manière déroutante, estiment ne pas mériter. Le mois dernier, Helen Andrews, invitée récente du podcast Interesting Times de Ross Douthat, a écrit un article dans le magazine Compact affirmant que la féminisation du monde du travail avait entraîné la montée de la « cancel culture » et du « wokisme ». Ce phénomène, disait-elle, annonçait le déclin de nombreuses institutions, y compris notre système juridique. Elle cite comme preuve que près de 60% des étudiants en droit l'an dernier étaient des femmes. Elle écrit cela tout en sachant, je suppose, que les États-Unis ne disposent toujours pas d'une loi fédérale contre le viol conjugal — si bien que, si les femmes sont en train de « ruiner » notre système juridique par leurs émotions prétendument excessives, elles se montrent remarquablement lentes. Apparemment, notre simple présence annoncerait un effondrement systémique imminent.

Mme Andrews ignore un fait gênant : les femmes sont peut-être plus nombreuses à entrer en faculté de droit, mais leur carrière stagne souvent vers 30 ou 40 ans, période où elles souhaitent avoir des enfants. Mme Andrews suggère que les reculs en matière de féminisation du travail se résorberaient une fois que les hommes quitteraient les postes de pouvoir en politique, business et milieu universitaire. Mais si tel était le cas, le nombre d'institutions universitaires d'élite dirigées par des femmes ne serait pas aussi bas : en 2022, seulement 22% d'entre elles étaient dirigées par une femme. Les femmes ne représentent aussi que 14% des dirigeants du secteur technologique mondial, et l'ONU estime qu'il faudra près d'un siècle avant d'atteindre la parité dans les postes de direction.

Alors oui, j'ai le droit d'être en colère. Nous l'avons toutes et tous. Ces derniers jours, je ne compte plus le nombre d'amies qui m'ont confié être bouleversées par cette affaire Epstein, ravivant le souvenir de leurs propres agressions par des hommes. La promesse du mouvement#MeToo semble plus lointaine que jamais.

Parmi les femmes qui m'ont contactée se trouvait une amie et collègue, Rebecca Hamilton, qui a écrit dans The Washington Post qu'elle avait été violée des années auparavant par quelqu'un ayant un pouvoir et une autorité considérables sur elle. Elle expliquait qu'il lui avait fallu deux ans pour signaler son viol. « Ce qui est terrible dans l'actualité actuelle », m'a-t-elle écrit dans un courriel, « c'est l'impression que j'ai presque laissé ma vie dans la bataille pour empêcher un seul individu fortuné d'avoir un accès illimité aux jeunes femmes — un objectif déjà modeste — et qu'entre-temps, il n'était qu'un rouage d'une structure globale conçue pour permettre encore plus de violences. »

Son histoire nous rappelle que nous avons le droit d'exiger une vie à l'abri de la violence masculine. Nous avons le droit d'exiger davantage de nos dirigeants, d'exiger une enquête transparente sur les dossiers Epstein, d'exiger que les auteurs de ces crimes rendent des comptes, indépendamment de leur affiliation politique ou de leur influence culturelle, d'exiger justice pour les enfants et les femmes victimes du trafic orchestré par M. Epstein, et, peut-être plus que tout, d'exiger un changement réel forçant un système brisé à se réinventer.

En attendant, nous avons le droit d'exprimer toute notre colère, et, messieurs, franchement, nous apprécierions un moment de gratitude de votre part pour le fait que nous n'avons pas encore réduit en cendres cette foutue entreprise humaine.

Je ne m'attends pas à ce que les dossiers Epstein révèlent quoi que ce soit que nous ne sachions déjà, ni qu'ils aboutissent à des poursuites pénales. Mais, de la même façon que la misogynie venant d'en haut se réplique dans toute la culture, je crois encore qu'un changement significatif peut se produire. Peut-être que les dossiers Epstein serviront d'avertissement aux puissants : lorsque les fautes commises dans la vie privée sont aussi graves que celles révélées dans la saga Epstein, elles appellent des conséquences publiques.

La plupart des personnes ayant réussi à demander des comptes à M. Trump ont été des femmes, à commencer par E. Jean Carroll. Et il était encourageant de voir comment les représentantes Nancy Mace, Lauren Boebert et Marjorie Taylor Greene n'ont pas flanché face aux pressions de M. Trump. Ces femmes nous ont montré le courage d'exiger davantage de ces systèmes. Et plus que tout, elles nous ont montré que nos vies méritent d'être défendues.

Rachel Louise Snyder, professeure de littérature et de journalisme à l'American University et chroniqueuse au New York Times. Ce texte a paru en anglais dans le New York Times le 22 novembre 2025.
Traduction : Julie Drolet
https://tradfem.wordpress.com/2025/11/24/laffaire-epstein-reveille-une-colere-feministe-familiere/

Usa, il caso Epstein riaccende la rabbia femminista
https://andream94.wordpress.com/2025/11/28/usa-il-caso-epstein-riaccende-la-rabbia-femminista/
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Il est temps de reconnaître l’apartheid sexuel comme un crime contre l’humanité

La 69e session de la Vivre comme des êtres humains de seconde classe : l'apartheid sexuel en République islamique d'Iran Commission de la condition de la femme se tient au (…)

La 69e session de la Vivre comme des êtres humains de seconde classe : l'apartheid sexuel en République islamique d'Iran Commission de la condition de la femme se tient au siège des Nations Unies à New York du 11 au 22 mars 2025. Elle est principalement consacrée à l'évaluation de la mise en œuvre de la Déclaration et du Programme d'action de Beijing adoptés lors de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes il y a 30 ans.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/11/20/il-est-temps-de-reconnaitre-lapartheid-sexuel-comme-un-crime-contre-lhumanite/?jetpack_skip_subscription_popup

Le Programme d'action mentionne douze domaines critiques, notamment la pauvreté, la santé, les droits humains, la violence à l'égard des femmes et la participation économique, qui font tous l'objet de violations flagrantes de la part du régime islamique iranien et des talibans en Afghanistan. Prenons l'exemple de la violence à l'égard des femmes. Ces États, leurs lois, leurs institutions et leurs politiques sont les principaux auteurs de violences à l'égard des femmes. Les femmes et les filles sont victimes de violences simplement parce qu'elles sont des femmes. Avant même qu'elles n'ouvrent la bouche, leurs cheveux, leur voix, leur corps et leur sexualité sont considérés comme des actes de blasphème et criminalisés.

L'apartheid va au-delà de la discrimination et de la persécution. Il s'agit d'un régime institutionnalisé d'oppression et de domination systématiques. L'apartheid racial était la domination d'une race sur une autre et un système de suprématie blanche. Il est grand temps de reconnaître que l'apartheid sexuel existe, qu'il s'agit de la domination d'un sexe sur l'autre et d'un système de suprématie masculine.

Un régime d'apartheid sexuel contrôle TOUTES les femmes et les filles dès la puberté, voire plus jeunes, par une violence incessante dans le but de contrôler la société. Le hijab est la pierre angulaire de ces régimes. En Iran, par exemple, l'article 638 du code pénal islamique criminalise le port « inapproprié » du voile et le punit d'une peine pouvant aller jusqu'à deux mois d'emprisonnement ou 74 coups de fouet. 32 organismes publics se voient allouer un budget gouvernemental pour faire respecter le port obligatoire du hijab. Comme si cela ne suffisait pas, à la suite des manifestations qui ont suivi le meurtre de Mahsa Jina Amini en 2022, un groupe de travail conjoint, appelé « Hijab-baan » (les surveillants du hijab), a été créé. (Voir Sadr, S. (2024) Vivre comme des êtres humains de seconde classe : l'apartheid sexuel en République islamique d'Iran). En Afrique du Sud, les bantoustans (territoires séparés pour les Noir·es, censés « préserver la culture africaine ) ont joué un rôle clé dans le régime d'apartheid racial. De la même manière, le hijab est essentiel pour « préserver la modestie des femmes » et l'apartheid sexuel. Le hijab est le bantoustan de chaque femme et de chaque fille, qu'elle porte sur son dos depuis l'âge de la puberté jusqu'au jour de sa mort ou de son assassinat ».

Aucune religion, culture ou croyance ne peut prévaloir sur les droits des femmes.

La religion joue un rôle central dans l'apartheid racial et sexuel, même si cela n'est presque jamais mentionné. En Afrique du Sud, les calvinistes de l'Église réformée néerlandaise ont utilisé la Bible pour justifier l'apartheid, tandis qu'en Iran et en Afghanistan, l'islam est utilisé, via le Coran et les hadiths, pour justifier l'apartheid sexuel. Il convient de noter que les défenseurs des deux formes d'apartheid ont utilisé les mêmes arguments, à savoir que l'apartheid était et reste nécessaire pour « protéger le tissu moral de la société ». (Soit dit en passant, la réponse appropriée à l'utilisation de la religion pour asservir les femmes n'est pas de dire que « ce n'est pas l'islam en soi », mais d'affirmer clairement qu'aucune religion, culture ou croyance ne peut l'emporter sur les droits des femmes).

Le fait que l'actuel président de la Commission de la condition de la femme soit Abdulaziz Alwasil, membre du gouvernement saoudien, en dit long sur la situation déplorable en matière de réponse mondiale aux violations des droits des femmes. Les institutions internationales telles que l'ONU ont toujours reflété le point de vue masculin lorsqu'elles abordent la question des droits des femmes. Par exemple, Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ne condamne pas la discrimination sexuelle avec la même fermeté que les déclarations et conventions traitant de la discrimination raciale et de l'apartheid. Elle n'utilise pas de termes similaires, tels que domination ou oppression. Et la Convention des Nations unies relative au statut des réfugié·es mentionne cinq motifs justifiant le statut de réfugié·e : la race, la religion, la nationalité, l'appartenance à un groupe social et l'opinion politique, mais pas le sexe.

Malgré la guerre ouverte menée contre les femmes dans des pays comme l'Iran et l'Afghanistan, les crimes commis à leur encontre ont longtemps été considérés comme relevant uniquement de la sphère privée, et les femmes ont souvent été rendues responsables des violences dont elles étaient victimes. À l'instar des cas de viol où la longueur de la jupe de la victime est mise en cause, toute misogynie systématique est considérée comme le résultat de la désobéissance, de l'immodestie et du manque de savoir-vivre des femmes. Le relativisme culturelest également souvent utilisé comme excuse et justification.

Si aujourd'hui l'apartheid sexuel est progressivement reconnu comme un crime contre l'humanité, c'est le résultat d'une longue lutte menée par les femmes en Iran, en Afghanistan et ailleurs, qui ont manifesté dans les rues, et non le fruit de machinations dans les couloirs du pouvoir ou à l'ONU. Si l'apartheid sexuel est désormais considéré comme un crime contre l'humanité, c'est surtout grâce aux révolutions menées par les femmes dans les régions où elles ont été le plus opprimées. Citons notamment le Rojava, un bastion féministe situé au cœur d'une zone de guerre dans le Kurdistan syrien, la magnifique révolution « Femme, Vie, Liberté » en Iran et la confrontation des femmes afghanes avec les talibans. Le slogan « Femme, Vie, Liberté », lancé pour la première fois au Rojava, représente cette nouvelle vague de révolutions féminines. Il place les femmes au centre de la lutte dans des sociétés où elles ont été considérées comme des sous-humaines et valant la moitié des hommes. Il lutte pour la vie dans des sociétés régies par la mort et appelle à la liberté sous les régimes les plus autoritaires du monde.

En Iran, il existe une génération Z moderne, laïque, anticléricale, voire antireligieuse, qui ne souhaite pas d'État islamique. Les femmes sont soutenues par des hommes qui ont compris que la libération de la société dépend de la libération des femmes. Les révolutions féminines se multiplient, c'est pourquoi une campagne juridique visant à mettre fin à l'apartheid sexuelest désormais prise au sérieux. En vertu du droit international, l'apartheid racial est considéré comme un crime contre l'humanité et cette campagne (dont je suis signataire) soutient que le cadre juridique peut être transposé au contexte de l'apartheid sexuel. Elle propose un amendement modifiant la définition afin d'y inclure le sexe (genre).

Si la campagne se concentre sur la loi, c'est la pression venant de la base qui fait toute la différence. Cela ne veut pas dire que les changements législatifs ne sont pas importants dans la lutte pour les droits civiques, mais que ces changements sont le résultat de mouvements sociaux et politiques. C'est cette vague de résistance au niveau national et de solidarité à l'étranger qui rendra impossible d'ignorer les appels à mettre fin aux régimes d'apartheid sexuel, comme cela a été le cas pour l'apartheid racial.

Maryam Namazie
Maryam Namazie est une militante d'origine iranienne, écrivaine et porte-parole du Conseil des ex-musulmans de Grande-Bretagne et de One Law for All.
https://freethinker.co.uk/2025/03/it-is-time-to-recognize-sex-apartheid-as-a-crime-against-humanity/
Traduit par DE

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Afrique : quel modèle d’État pour résoudre les conflits ?

9 décembre, par Mohamed Ag ahmedou — , , ,
Un débat continental relancé par deux voix africaines : Abdoulahi Attayoub et Saïd Ourabah Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste et spécialiste des dynamiques politiques et (…)

Un débat continental relancé par deux voix africaines : Abdoulahi Attayoub et Saïd Ourabah

Par Mohamed AG Ahmedou, journaliste et spécialiste des dynamiques politiques et sécuritaires sahelo-sahariennes.

Le débat sur la construction d'une doctrine africaine de résolution des conflits s'est récemment intensifié, porté par deux interventions majeures : la tribune d'Abdoulahi
Attayoub, président de l'Organisation de la Diaspora Touarègue en Europe (ODTE), qui voit dans l'initiative marocaine d'autonomie une source d'inspiration pour repenser la gouvernance des périphéries africaines ; et la déclaration ferme de Saïd Ourabah, président de la Fédération des Travailleurs Africains en France et en Europe (FETAFE), dénonçant la résolution du Conseil de sécurité d'octobre 2025 sur le Sahara occidental, qu'il juge contraire au droit international et aux principes de la décolonisation.

L'enjeu est clair : face aux crises récurrentes, Sahara occidental, Azawad, Casamance, Tigré, Darfour, quel modèle d'État l'Afrique peut-elle inventer pour concilier souveraineté, diversité identitaire et stabilité territoriale ?

Le modèle marocain : pragmatisme politique ou dérive normative ?

Depuis que l'ONU a qualifié l'initiative marocaine d'autonomie pour le Sahara occidental de « base sérieuse et crédible », Rabat présente ce cadre comme une solution exportable, conciliant : souveraineté étatique, reconnaissance des identités locales et autonomie institutionnelle encadrée.

Pour Abdoulahi Attayoub, ce modèle introduit un paradigme nouveau :
« L'Afrique a besoin d'une troisième voie. Ni centralisation autoritaire, ni partition. Une autonomie encadrée adaptée aux réalités locales peut stabiliser durablement les territoires en crise. ».

Il estime que l'Afrique souffre de la reproduction aveugle des architectures héritées des États coloniaux, souvent incapables d'intégrer les identités périphériques, particulièrement au Sahel.

La contestation algérienne et sahraouie : le modèle marocain n'est pas exportable :
Face à cette montée en puissance du modèle marocain, la critique la plus structurée vient d'Alger et du mouvement sahraoui.

Saïd Ourabah : un rejet catégorique

Dans sa déclaration du 3 novembre 2025, Saïd Ourabah accuse la récente résolution de l'ONU d'agir comme un « précédent dangereux » en légitimant une solution imposée au Sahara occidental sans référendum d'autodétermination. Il écrit :

« En présentant le plan d'autonomie marocain comme base du processus politique, cette résolution piétine le droit fondamental du peuple sahraoui à l'autodétermination. »
Il poursuit :
« Ce choix politique, dicté par des intérêts géostratégiques, sacrifie la justice et la liberté d'un peuple sur l'autel du cynisme diplomatique. »

Pour Ourabah, ériger un modèle contesté en doctrine continentale reviendrait à légitimer des statuts imposés à des minorités dans d'autres pays africains.

Le Front Polisario partage cette inquiétude : autonomie différente de l'autodétermination.

Un responsable sahraoui résume :

« Une solution unilatérale ne peut devenir une doctrine. Sinon, demain, tout État pourra imposer un statut à une population périphérique, sans consentement démocratique. »

Vers une doctrine africaine ? Une idée séduisante, mais contestée :

L'idée d'une doctrine africaine de résolution des conflits repose sur plusieurs piliers :
Autonomie territoriale maîtrisée, gouvernance différenciée, implication locale forte, flexibilité institutionnelle, intégration des héritages culturels régionaux.

Pour certains chercheurs subsahariens, l'initiative marocaine a le mérite d'ouvrir ce débat :

« L'Afrique doit inventer son propre concept d'autonomie, qui ne soit ni une réplique occidentale, ni un outil de domination étatique. »

Mais l'obstacle demeure : peut-on partir d'un cas hautement contesté, le Sahara occidental, pour bâtir une doctrine continentale ?

Pour Saïd Ourabah, la réponse est sans appel : non.

L'Azawad : le véritable laboratoire africain :

C'est au nord du Mali, dans l'Azawad, que les limites et les possibilités du modèle marocain apparaissent le plus clairement.
Une région en conflit structurel depuis trente ans, effondrement de l'État, marginalisation historique des Touaregs, tensions entre nomades et sédentaires, prolifération des groupes armés, interventions étrangères, absence de mécanismes crédibles de gouvernance locale.

Pour Attayoub :

« L'Azawad ne survivra ni à la centralisation brutale ni à la sécession. Le Mali doit reconnaître la singularité socioculturelle de cette région. »

Les accords existants : un socle oublié :

De 1992 au Pacte national, de l'Accord d'Alger (2006) à l'Accord de paix de 2015, tout existe déjà : assemblées régionales élues, gestion de proximité de la sécurité, reconnaissance des identités sahéliennes, participation des communautés nomades.

Mais Bamako n'a jamais appliqué ces dispositions, affaiblissant la confiance des populations touarègues et arabes.

Un ancien diplomate algérien le rappelle :

« L'Accord de 2015 est le seul cadre légitime. Introduire le modèle marocain dans le débat malien est méthodologiquement risqué : Azawad et Sahara occidental n'ont ni le même statut ni la même histoire. »

Pourtant, l'Azawad est précisément l'espace où une doctrine africaine pourrait naître.
Avec une diversité ethnique et culturelle, immensité territoriale, continuités transsahariennes, enjeux géopolitiques touareg, arabe, peul, modèles concurrents : centralisation, partition, fédéralisme.

L'Azawad est un laboratoire grandeur nature pour penser :l'autonomie, la gouvernance différenciée, la reconnaissance identitaire et la stabilisation durable des périphéries africaines.
Un débat nécessaire, une doctrine encore à écrire :

L'Afrique se trouve à un moment charnière.

Le modèle marocain, appliqué au Sahara occidental, propose une voie pragmatique.
La critique sahraouie et syndicale, incarnée par Saïd Ourabah, rappelle que le droit international et l'autodétermination restent non négociables.L'Azawad montre l'urgence de penser un modèle africain de gouvernance des périphéries.

Une doctrine africaine de résolution des conflits devra : être collective, reposer sur le multilatéralisme africain, prendre en compte les réalités locales, garantir le consentement des populations et éviter toute transposition mécanique.L'Afrique peut inventer une nouvelle façon de gouverner ses marges.Cette doctrine n'est pas encore écrite, mais le débat vient enfin de commencer.

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Soudan : une guerre financée par les puissances régionales

9 décembre, par Paul Martial — , ,
La guerre au Soudan s'inscrit dans un jeu d'alliances de forces régionales aux options politiques divergentes, mais unies par la volonté d'écraser les mouvements populaires (…)

La guerre au Soudan s'inscrit dans un jeu d'alliances de forces régionales aux options politiques divergentes, mais unies par la volonté d'écraser les mouvements populaires porteurs de changements radicaux. ​

La prise de la ville d'El-Fasher, au Darfour, par les Rapid Support Forces (RSF), avec son cortège d'atrocités contre les civils, met en lumière qu'au Soudan se déroule l'une des plus grandes crises humanitaires au monde conséquence d'une guerre qui oppose Burhan, chef des Sudanese Armed Forces (SAF), à Hemedti, leader des RSF. Tous deux ont servi la dictature d'Omar Al-Bashir, écrasé dans le sang la révolution de 2019 et dévastent le pays pour s'emparer du pouvoir. ​​

Des pétrodollars qui financent la guerre

Les SAF bénéficient du soutien de l'Égypte, de la Turquie et de l'Arabie saoudite, tandis que les RSF sont massivement appuyées par les Émirats arabes unis (EAU). Pourquoi ce pays du Golfe, pourtant allié à l'Arabie saoudite, soutient-il si fortement les RSF ? Si les deux États pétroliers partagent des objectifs communs – lutte contre l'Iran, opposition au Qatar et à toute forme d'islamisme politique, promotion d'une gouvernance autoritaire censée garantir la stabilité régionale – leurs politiques étrangères divergent. Les EAU ambitionnent de devenir une puissance régionale et s'en donnent les moyens, en faisant de l'Afrique leur terrain de prédilection. Ils contrôlent nombres de ports du Continent, investissent dans les exploitations minières, l'agriculture et la logistique largement utilisée pour les opérations commerciales et militaires. ​

Le Soudan illustre parfaitement la synergie des différentes structures mises en place par l'Émirat, où se nouent trafics d'or, d'armes et de capitaux, avec des conséquences pour d'autres pays. Ainsi, le Tchad a choisi de rompre ses accords militaires avec la France pour s'allier aux EAU en devenant une base logistique de fourniture d'armes pour les RSF, gagnant au passage des centaines de millions de dollars. ​

Les alliés au détriment de la paix

La difficulté d'aboutir à une paix négociée s'explique en partie par le fait que les soutiens des deux belligérants sont des alliés du camp occidental. Les États-Unis ne peuvent se mettre à dos l'Égypte, qui a joué son rôle de partenaire docile pendant la guerre contre Gaza, pas plus que les EAU, pierre angulaire des accords d'Abraham et considérés comme la principale « victoire » diplomatique du premier mandat de Trump. Il en va de même pour l'Europe, qui tente timidement de jouer sa partition dans cette crise. Mais que peut dire Paris à Mohammed ben Zayed Al Nahyane, l'émir d'Abou Dhabi qui a acheté pour 18 milliards de dollars d'avions Rafale, ou que peut faire Londres, dont les exportations vers les EAU avoisinent les 15 milliards de livres, sinon organiser des conférences sans lendemain ? ​

L'autre dimension relève du pur cynisme. Un Soudan en guerre, avec des populations meurtries, reste le moyen le plus sûr d'étouffer toute velléité révolutionnaire susceptible de renverser les dirigeants honnis des RSF et de l'armée soudanaise. ​

Paul Martial

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Pologne - Révolte des machines et des hommes. Une grève générale a paralysé Valeo à Chrzanów

9 décembre, par Sierpień 80 — , ,
La patience des salariés du géant de l'automobile s'est épuisée. Le 20 novembre, une grève générale indéfinie a commencé dans les usines de Valeo à Chrzanów, Trzebinia et (…)

La patience des salariés du géant de l'automobile s'est épuisée. Le 20 novembre, une grève générale indéfinie a commencé dans les usines de Valeo à Chrzanów, Trzebinia et Mysłowice. Après l'échec des discussions de dernière minute et une série de grèves d'avertissement, l'équipe s'est éloignée des chaînes de production. L'enjeu n'est pas seulement une augmentation de 1 000 zlotys [235€], mais – comme le disent les salariés eux-mêmes – retrouver la dignité.

Tiré de Inprecor
23 novembre 2025

Par Sierpień 80

« Le respect commence par le salaire »

Exactement à 6h00 du matin, au lieu du bourdonnement des machines, des sifflets et des sirènes retentissaient devant les portes de l'usine Valeo Lighting Systems à Chrzanów. Des centaines de travailleurs, portant des gilets syndicaux, ont refusé de travailler, se rassemblant à l'entrée avec des banderoles. Les slogans sont clairs : « Assez d'exploitation », « Nous sommes des humains, pas des robots » et la clé de la manifestation : « Le respect commence par le salaire ».

La raison immédiate de l'escalade du conflit est le manque d'accord salarial avec la direction de l'entreprise. Le syndicat WZZ "August 80", qui coordonne la campagne, exige :

• Augmentations du salaire d'un montant brut de 1 000 zlotys [235€] pour chaque salarié.

• Augmentations de l'indemnité pour le travail dans le système à quatre équipes (de 280 zlotys [66€] actuellement à 600 zlotys [141,50€]).

•Introduction d'une allocation 'ancienneté et amélioration des conditions sociales.

Selon les rapports des salariés, beaucoup d'entre eux, malgré des années d'expérience et un travail dans des conditions difficiles, reçoivent une rémunération qui se situe dans les limites du salaire minimum.

« Les gens s'évanouissent à cause de la chaleur aux machines, et vous devez demander une pause. Nous sommes contrôlés tout le temps, même en allant aux toilettes le temps est mesuré avec un chronomètre à la main. C'est un camp de travail, pas une usine moderne »– rapporte l'un des travailleurs de la production qui protestent.

De l'avertissement à la paralysie

La route vers une grève générale a été longue. À la mi-novembre (12‑14 novembre), des grèves d'avertissement – des arrêts de deux heures pour chaque quart de travail ont eu lieu dans les usines. Ils étaient censés être un « carton jaune » pour l'administration. Malgré cela, les négociations n'ont pas permis d'avancer. La direction de Valeo, invoquant la situation difficile dans l'industrie automobile, a jugé impossible de répondre aux demandes sous leur forme actuelle.

La décision de faire une grève générale a été prise après un référendum dans lequel –selon les syndicalistes– plus de 90% de la main-d'œuvre a voté en faveur d'une forme radicale de protestation. L'action n'a pas seulement touché la plus grande usine de Chrzanów (qui produit des systèmes d'éclairage), mais s'est également étendue aux succursales de Trzebinia et Mysłowice, menaçant de perturber la chaîne d'approvisionnement des principales marques automobiles en Europe.

La position de l'entreprise : « irresponsabilité en temps de crise »

La direction de Valeo, dans un communiqué, a souligné qu'elle respectait le droit de grève mais a qualifié l'action en cours d'« irresponsable ».

« L'employeur espère qu'il tiendra plus longtemps que nous, que nous retournerons aux machines en raison du manque d'argent. Mais nous n'avons plus rien à perdre, car il est impossible de survivre avec les salaires actuels de toute façon », dit Katarzyna Jamróz, la dirigeante du mouvement.

Si la direction ne revient pas à la table des négociations avec une nouvelle proposition, la grève de Chrzanów pourrait devenir l'une des plus grandes manifestations d'employés dans l'industrie polonaise en 2025.

Les grévistes de Valeo partiront en France mardi prochain se rassembler devant les bureaux de la direction générale de Valeo.

Collecte de fonds pour soutenir les employés de valeo chrzanów pendant la grève (partagez, que ça circule partout)
Chrzanów, 21 novembre 2025. Publié par Sierpień 80

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France : « Quand la vérité offense, la solidarité s’impose ! » - Communiqué intersyndical en solidarité avec Sophie Binet, Secrétaire générale de la CGT

Vous trouverez ci-dessous la déclaration commune signée par les Secrétaires généraux et générales, président, et co-déléguées générales de la CFDT, FO, CFE-CGC, UNSA, FSU et (…)

Vous trouverez ci-dessous la déclaration commune signée par les Secrétaires généraux et générales, président, et co-déléguées générales de la CFDT, FO, CFE-CGC, UNSA, FSU et Solidaires affirmant leur solidarité avec Sophie BINET, Secrétaire générale de la CGT, inquiétée par la justice suite à l'usage d'un dicton populaire dans le débat social.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Ce texte réaffirme l'attachement commun à la liberté d'expression syndicale, notre refus de voir les échanges sociaux déplacés devant les tribunaux, ainsi que la détermination à dénoncer les comportements irresponsables de certains dirigeants économiques. Il rappelle également que la véritable force de notre économie repose sur les travailleuses et travailleurs qui, chaque jour, maintiennent « le navire à flot malgré les tempêtes. »

Nous, secrétaires générales, secrétaire généraux, président, co-déléguées, et responsables d'organisations syndicales, apprenons que Sophie BINET, Secrétaire Générale de la CGT, est inquiétée par la justice pour avoir usé d'un dicton imagé et bien ancré dans la sagesse populaire face à l'attitude de certains dirigeants économiques.

Nous refusons l'hypocrisie. Nous refusons que le débat social se tranche dans les prétoires.

À l'attention de ces chefs d'entreprises qui s'offusquent des mots tout en méprisant les actes : n'est-il pas violent de menacer de quitter le « vaisseau France » après avoir accumulé des fortunes grâce aux aides publiques, aux infrastructures et au système éducatif de notre pays ?

Considérant que les véritables héros de notre économie sont les « marins » — les travailleurs et travailleuses — qui s'activent avec constance pour faire avancer le navire, même dans la tempête ; Considérant que menacer de l'abandonner au moindre coup de vent budgétaire relève d'une ingratitude civique profonde ; Nous l'affirmons, « Les rats quittent le navire », n'est pas une injure, mais le constat amer d'un comportement irresponsable. Elle illustre une réalité : celle de la fuite des capitaux et des responsabilités face à l'effort collectif.

Si qualifier ainsi la déloyauté envers la Nation est un délit, alors nous sommes toutes et tous coupables de clairvoyance.

C'est sereinement et solidairement que nous attendons la réaction des esprits chagrins, dont la préoccupation devrait être de rendre des comptes à la collectivité plutôt que de bâillonner la parole syndicale.

Nous faisons nôtre cette liberté de ton.

Marylise Léon (secrétaire générale de la CFDT)
Frédéric Souillot (secrétaire général de FO)
François Hommeril (président de la CFE CGC)
Laurent Escure (secrétaire général de l'UNSA)
Murielle Guilbert (co-déléguée générale Solidaires)
Julie Ferrua (co-déléguée générale Solidaires)
Caroline Chevé (secrétaire générale de la FSU)

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