Revue Droits et libertés
Publiée deux fois par année, la revue Droits et libertés permet d’approfondir la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Réalisée en partenariat avec la Fondation Léo-Cormier, la revue poursuit un objectif d’éducation aux droits.
Chaque numéro comporte un éditorial, les chroniques Un monde sous surveillance, Ailleurs dans le monde, Un monde de lecture, Le monde de l’environnement, Le monde de Québec, un dossier portant sur un thème spécifique (droits et handicaps, droits des personnes aînées, police, culture, droit à l’eau, profilage, mutations du travail, laïcité, etc.) ainsi qu’un ou plusieurs articles hors-dossiers qui permettent de creuser des questions d’actualité. Les articles sont rédigés principalement par des militant-e-s, des représentant-e-s de groupes sociaux ou des chercheuses ou chercheurs.
Créée il y a 40 ans, la revue était d’abord diffusée aux membres de la Ligue des droits et libertés. Depuis, son public s’est considérablement élargi et elle est distribuée dans plusieurs librairies et disponible dans certaines bibliothèques publiques.
Bonne lecture !

Luttes abolitionnistes et féminisme carcéral
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Luttes abolitionnistes et féminisme carcéral
Entrevue avec Marlihan Lopez, cofondatrice de Harambec et militante féministe Noire Propos recueillis par Delphine Gauthier-Boiteau, doctorante en droit et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés
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Qu’en est-il des systèmes carcéraux et des abolitionnismes ?
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Qu’en est-il des systèmes carcéraux et des abolitionnismes?
Entrevue avec Marlihan Lopez, cofondatrice de Harambec et militante féministe Noire Propos recueillis par Delphine Gauthier-Boiteau, doctorante en droit et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés
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Coup d’oeil sur la justice alternative à Kahnawà:ke
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Coup d'oeil sur la justice alternative à Kahnawà:ke
Entrevue avec Dale Dione, fondatrice et ex-coordonnatrice du programme de justice alternative Sken:nen A'Onsonton à Kahnawà:ke Propos recueillis par Nelly Marcoux, membre du comité Droits des peuples autochtones de la Ligue des droits et libertésComment le programme Sken:nen A’Onsonton a-t-il été créé?
Le projet est né d’un effort populaire. Les membres de notre communauté estiment que le système judiciaire n’est pas représentatif de la justice au sein de notre culture. Des recherches ont donc été menées sur les méthodes et philosophies Haudenosaunee1 pour aborder les conflits. Une vaste consultation communautaire a également eu lieu, au cours de laquelle on a demandé aux gens ce qui serait le plus utile à la communauté en matière de justice. Le programme a débuté en 2000. À l’époque, des membres de la communauté ont suivi des formations en justice réparatrice et ont endossé cette approche comme moyen de développer un programme de justice alternative à Kahnawà:ke. La justice réparatrice est une méthode autochtone de gestion des conflits, très proche de nos méthodes traditionnelles. Nous ne l’avions simplement pas utilisée pendant de nombreuses années, étant bombardés par le système judiciaire occidental.Que signifie le nom Sken:nen A’Onsonton?
En anglais, Sken:nen A’Onsonton se traduit par to become peaceful again (redevenir paisibles). Dans notre langue2, ce terme a une signification très profonde. Supposons qu’un conflit survienne entre deux personnes qui avaient une relation proche, une amitié, ou qui étaient de simples connaissances. Le conflit brise la sken:nen (la paix). Comment pouvons-nous revenir à la situation antérieure ? Il faut que les gens se réunissent et, le mieux possible, essaient d’arranger les choses. Nous avons toujours vécu dans de petites communautés. Si un problème survenait, nous devions nous réunir et apporter des changements pour pouvoir avancer en tant que communauté ou en tant que nation. C’était une question de survie.Comment le programme fonctionne-t-il? Quels en sont les principes fondamentaux?
La guérison collective est la pierre angulaire de la justice réparatrice. Cette approche encourage les gens à se parler, à assumer la responsabilité de leurs actes et à résoudre les problèmes ensemble. Le programme vise donc à rassembler les gens, à leur donner les moyens de prendre des décisions ensemble et à atteindre la paix et la guérison. Nous proposons des services non contradictoires, notamment la médiation et les cercles de justice. Le processus de médiation commence par une rencontre individuelle entre chacune des parties et les personnes facilitatrices. Les parties racontent leur histoire et expriment leurs attentes par rapport au processus. Les personnes facilitatrices analysent le conflit et identifient les points d’entente. Au cours de ces rencontres, vous entendrez souvent la douleur des parties. Lorsqu’elles se réunissent dans le cadre de la médiation, une grande partie de cette douleur s’est estompée. C’est une première étape très utile. Dans les cercles de justice, chaque partie est accompagnée d’une personne qui la soutient. Il peut s’agir d’un-e membre de la famille, d’un-e ami-e ou d’une personne affectée par la situation. Dans un premier temps, le processus est expliqué à chaque personne individuellement et des questions lui sont posées avant la tenue du cercle afin qu’elle puisse se préparer. Par exemple, on lui demande ce qui s’est passé, ou ce qu’elle pensait à ce moment-là. Chaque personne peut alors réfléchir à ce qu’elle veut communiquer au moment du cercle de justice. Pendant le déroulement des cercles, les personnes facilitatrices posent des questions et aident les participant-e-s à trouver une entente. Toutes les personnes présentes entendent ce qui s’est passé et ont leur mot à dire, ce qui est très important. Une personne n’aurait peut-être jamais imaginé l’impact de ses actions sur les autres, mais le fait d’entendre une autre personne exprimer à quel point elle a été profondément affectée peut aider à reconnaître cela. Tout est dit et entendu. À la fin, les participant-e-s sont invité-e-s à partager les suggestions qui, selon elles et eux, pourraient améliorer les choses. Tout le monde est inclus. Les deux parties reçoivent une copie de l’accord. En général, les parties elles-mêmes et les personnes accompagnatrices veillent à ce que l’accord soit respecté. En s’engageant dans ce processus, les gens assument la responsabilité de leurs actes, ce qui est une condition pour avoir accès au programme; à partir de là, l’emphase est sur la guérison collective. Il s’agit en outre d’un processus volontaire : toutes les parties doivent accepter d’y participer. Nous recevons des dossiers de notre propre cour et de la cour de Longueuil. Les gens peuvent également demander de l’aide pour vivre les situations. Le service est offert gratuitement par la communauté.Pourquoi est-ce important d’avoir un programme de justice par la communauté, pour la communauté?
J’ai toujours considéré que la justice et l’éducation sont étroitement liées. Je crois qu’un système judiciaire doit refléter la culture et les valeurs d’une société. Nos valeurs ne sont pas reconnues ou soutenues dans le système occidental, un système qui crée des gagnant-e-s (généralement celles et ceux qui ont de l’argent et du pouvoir) et des perdant-e-s. Le système dont je parle est basé sur l’égalité de toutes et tous, sur le fait que chacun-e a son mot à dire et sur la recherche de solutions sur lesquelles il est possible de s’entendre.La guérison collective est la pierre angulaire de la justice réparatrice. Cette approche encourage les gens à se parler, à assumer la responsabilité de leurs actes et à résoudre les problèmes ensemble.Dans le système judiciaire occidental, on conseille souvent aux accusé-e-s de plaider non coupable, même si elles ou ils ont en réalité participé à l’évènement. C’est un principe qui va à l’encontre des façons d’être et des valeurs autochtones, notamment le principe de dire la vérité et d’être responsable de ses actes. Cela va à l’encontre de qui nous sommes. C’est très dommageable. Dans notre processus, c’est la victime qui est la plus importante. Dans le système occidental, si un événement violent se produit, on lui demande de porter plainte, souvent au pire moment possible, alors qu’elle peut être traumatisée. Ses déclarations écrites peuvent ensuite être utilisées pour mettre en doute sa crédibilité. Je n’ai jamais pu comprendre cela. Pour donner un autre exemple : les tribunaux traditionnels ne tiennent pas compte des possibles conséquences d’une décision sur la famille d’une personne. Un juge peut imposer une amende qui pourrait nuire à la capacité d’une famille à se nourrir et à payer son loyer. Dans notre processus, nous demandons : « Cette solution est-elle acceptable pour vous? » « Pouvez-vous faire cela? », car il ne sert à rien de donner des ordres si la personne ne peut pas les appliquer! Les parties respectent généralement leur entente parce qu’elles se sont réellement engagées. Finalement, les tribunaux extérieurs ne sont pas conscients de notre culture, de l’endroit où nous vivons, de la manière dont nous vivons. Les juges sont formés sur la base des réalités caractéristiques de populations plus nombreuses. Les Autochtones vivent dans leurs communautés, dans les réserves ; elles et ils se voient tous les jours dans la rue, dans les magasins. C’est une grande différence. Dans ce contexte, le processus accusatoire favorise la division au sein des communautés.
Quels sont les plus grands défis vécus par votre équipe dans l’accomplissement de votre travail ?
Renoncer à la punition pour aller vers la guérison et revenir aux anciennes façons de faire a été un véritable changement de paradigme. Au début, c’était très nouveau et très difficile car tout le monde est formé aux processus accusatoires, autant au sein de la police, que des Peacekeepers et des tribunaux, et même dans les écoles et les lieux de travail. Les gens avaient l’impression que ce processus était une solution facile, elles et ils étaient réticent-e-s à l’idée d’avoir à parler de leurs sentiments, ce genre de choses. Il était difficile de changer les façons de penser. Mais au fil des ans, les conséquences des problèmes multigénérationnels que nous avons vécus ont été de plus en plus reconnues. La colonisation. La perte de notre langue. La perte du territoire. La perte de notre eau, de notre rivière3. Nous avons subi tant de pertes au cours de notre histoire. Aujourd’hui, les gens se rendent compte que nous devons pouvoir parler de ces choses et que nous avons le droit de trouver des solutions entre nous. Grâce à l’éducation, les gens pensent différemment et la plupart d’entre eux sont désormais disposé-e-s à parler de ces choses. Les personnes qui participent aux processus de médiation ou aux cercles de justice sont étonnées de constater à quel point les choses ont changé pour elles. Elles voient les choses différemment. Elles laissent aller l’anxiété, la colère et tout ceQuels sont vos espoirs pour l’avenir de la justice dans votre communauté ?
Lorsque j’ai commencé ce travail, je ne m’attendais pas à ce que les choses changent automatiquement. Je me suis dit que cela se produirait peut-être à la prochaine génération ou à la suivante, peut-être quand je ne serais plus là. Au moins, les semences de la paix seront plantées, il y a un processus qui peut être développé pour l’avenir. Il faut beaucoup de temps pour que les gens changent, surtout après des siècles d’imposition de ces systèmes accusatoires et punitifs dans nos communautés. Il faudra beaucoup de temps pour démanteler ces systèmes. J’espère que le programme Sken:nen A’Onsonton ramènera notre peuple à ses valeurs originelles, en travaillant ensemble pour éradiquer les divisions qui nous sont imposées. À l’heure actuelle, tout arrive du sommet de la pyramide. Nos valeurs originelles, elles, parlent d’un cercle où tout le monde est égal et où nous travaillons ensemble pour maintenir qui nous sommes pour les générations à venir. Mais aussi, pour retrouver tout ce que nous avons perdu — notre langue, notre territoire, notre culture. Je sais que c’est un grand souhait. Mais comme je l’ai dit, nous plantons des semences. J’ai des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. Je me préoccupe du monde dans lequel elles et ils vivront lorsque je ne serai plus là.- Le peuple Haudenosaunee, peuple des maisons longues communément appelé Iroquois ou Six Nations, forme une confédération de six Nations dont est membre la Nation Kanien’kehá:ka (communément appelée Mohawk), dont fait partie la communauté de Kahnawà:ke.
- Langue Kanien’kéha
- Pour en apprendre plus sur les impacts de la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent sur la communauté de Kahnawà:ke, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=aTRIqCgSxYQ
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La prison, l’antichambre de la déportation
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La prison, l’antichambre de la déportation
Propos recueillis par Laurence Lallier-Roussin, anthropologue et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés La double peine est un concept utilisé pour désigner le fait de subir deux fois la conséquence d’un acte criminel : purger une peine à la suite à une condamnation criminelle, puis être expulsé du Canada après avoir purgé sa peine. Seules les personnes non citoyennes subissent cette double peine, puisqu’après avoir été déjà punies par le système judiciaire criminel, elles sont interdites de territoire et déportées. Comme en témoigne l’organisation Personne n’est illégal, les personnes qui sont renvoyées peuvent être des résident-e-s permanents depuis leur enfance, avoir une vie établie au Canada, un emploi et une famille et n’avoir peu ou pas de lien avec le pays vers lequel elles sont déportées1. Il s’agit en quelque sorte d’un système de justice à deux vitesses : en fonction de leur statut, les personnes vivant au Canada subissent des conséquences bien différentes pour un même acte criminel. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) stipule que les résident-e-s temporaires peuvent être interdits de territoire pour criminalité, et les résident-e-s permanents pour grande criminalité. Cela dit, Mᵉ Coline Bellefleur, avocate en immigration et criminaliste, souligne :« La grande criminalité n’est pas toujours celle à laquelle on pourrait penser… Par exemple [...], conduire avec les facultés affaiblies par l’alcool ou le cannabis constitue de la grande criminalité, même si vous êtes juste condamné à payer une amende. Pourquoi? Parce qu’en théorie, il est possible d’être condamné à 10 ans de prison pour cela. La même règle s’applique pour toutes les infractions qui pourraient mener jusqu’à ce fameux 10 ans d’emprisonnement (ou plus), même si la personne concernée a dans les faits été poursuivie par procédure sommaire et n’a pas mis un seul orteil en prison2. »
Témoignage : dénoncer un système injuste
Le texte qui suit présente le témoignage d’Alexe, partenaire de Théo, un résident permanent qui a été déporté à cause de sa condamnation pour un acte criminel. Toutes les citations sont d’Alexe.« Ils ont déporté le père de mes enfants. »
Alexe est en couple avec Théo depuis 14 ans et ils élèvent ensemble trois enfants quand il est accusé au criminel. S’il est reconnu coupable, sa peine sera double : la prison, puis la déportation. Théo est arrivé au Canada à 16 ans pour rejoindre son père qui avait obtenu le statut de réfugié. À la mi-trentaine, il avait toujours le statut de résident permanent. Il aurait pu demander la citoyenneté, ce qui lui aurait permis d’éviter la déportation.« Son seul tort là-dedans, ça a été d’être procrastineux ou négligent. Si j’avais su la situation depuis day one, moi, j’aurais agi en conséquence, pour faire ses papiers pour devenir citoyen. »
Théo plaide coupable et est condamné à une sentence de deux ans moins un jour.« Il a fait sa peine au grand complet, puis la journée de la libération, ils l’ont échangé de mains, puis il est reparti pour être détenu par l’immigration. »
Séparation de la famille et intérêt des enfants
La double détention de Théo (au provincial, puis par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au Centre de surveillance de l’immigration à Laval) suivie de sa déportation, le séparent de sa famille et de ses enfants. Cette séparation démontre le peu d’égards du système d’immigration canadien envers les droits des enfants, alors même que l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe inscrit dans la LIPR.« C’est quoi le plan après ? On déporte les gens, mais ils ont des enfants.
« L’UNICEF, c’est juste pour ramasser des cennes noires à l’Halloween ? Qu’est qui est prévu pour nous ? Pour mes enfants ?
« Ça faisait 14 ans qu’on était en couple et qu’on habitait ensemble. On a deux filles ensemble et mon fils, il l’appelle papa et il le considère comme tel. On travaillait ensemble.
« Comment je fais pour prouver qu’il n’est pas juste un nom sur un certificat, que c’était une partie prenante de la famille ? C’est lui qui était à la première journée de prématernelle de mon fils. Tout le temps... on était toujours ensemble. »
Théo a d’ailleurs continué à soutenir sa famille durant sa détention en prison provinciale, en leur envoyant l’argent qu’il faisait en travaillant.« Il a fallu qu’ils inventent une procédure à la prison, parce que lui, quand il travaillait, il faisait sortir de l’argent. Les gars, d’habitude, demandent de l’argent, en reçoivent, mais lui, il dit, : ‘’Moi, j’ai une famille, je travaille, bien j’envoie de l’argent.’’ »
Alexe était enceinte durant la détention de Théo au provincial.« Je me souviens, c’était le jour de mon premier rendez-vous de grossesse pour notre dernière fille. Il est parti en taxi pour rentrer en prison, puis moi, je suis partie de l’autre bord à mon rendez-vous. »
Leur fille naît alors que son père est toujours détenu.
« J’ai accouché toute seule. Ils sont venus avec lui quand elle est née. Il avait les menottes aux pieds, aux mains, avec un masque dans la face. Ils ne l’ont même pas démenotté. Je lui ai mis ma fille dans les bras, mais il n’a même pas pu la toucher. Elle était juste posée. J’ai demandé si je pouvais prendre une photo. Ils m’ont dit non. Il devait avoir une sortie de plusieurs heures, mais il est resté 45 minutes. Ils l’ont fait marcher entre la maternité avec les deux agents, les menottes, les entraves. J’entendais dans le corridor : Cling, cling, cling. »
Quand Théo a pu revoir sa fille, elle avait un an. Alexe nous parle des conséquences sur ses enfants de la séparation d’avec leur père.« C’est mes enfants qui réclament leur père ; ils ne comprennent pas pourquoi il n’est pas là... Tu sais, ma petite, elle dit : ’’Papa, il est plus loin, il est plus loin comme les dinosaures.’’ C’est lui qui était très joueur avec les enfants et il est très calme. On s’équilibrait. Toute seule, je trouve ça vraiment dur de donner du temps à trois enfants. Il n’y a personne d’autre pour les garder, je les ai tout le temps. Pendant la COVID, c’était infernal.
« Je suis pas du genre à faire des promesses, mais pendant ses détentions, je croyais tellement qu’il allait revenir, on a tellement tout essayé pour qu’il ne soit pas déporté que je leur disais qu’il allait revenir. Et là, il n’est pas là ; je me sens mal.
« Toutes les procédures, les avocats, les appels, ça a pris beaucoup de temps, je les ai presque comme négligés, tu sais... Je dormais pas la nuit pour faire les papiers, pour travailler sur ses dossiers. Ça a donné un coup à la famille en général. Puis là, bien, c’est les enfants qui me voient fatiguée, c’est moi qui est plus irritable... »
Expulsé hors du pays, Théo continue de jouer son rôle parental à distance, comme il peut. « Les enfants, ils s’ennuient. Même si on est plus down ou stressé, dès qu’il sait que les enfants sont là ou que je tourne le téléphone vers un kid, il sourit, il joue avec eux. Ils jouent à la cachette au téléphone. Moi, je tiens le téléphone, les enfants se cachent et lui il me dit : ’’droite-gauche’’. Nous, on est les quatre ensembles, puis on s’ennuie, mais lui il est tout seul depuis tellement longtemps. »Connaître les conséquences
Lors de son procès, l’avocat criminaliste n’était pas certain des conséquences qu’aurait sa condamnation sur son statut au Canada.« Théo, il savait pas que s’il plaidait coupable, ça allait à l’immigration. C’est pas tous les avocats qui sont sensibles à ça, puis qui sont intéressés par ça.
« On n’était pas certains si ça allait affecter son statut d’immigration. C’est quand on a passé en cour, l’avocat m’a appelée parce que le juge lui a demandé : ‘’Est-ce que votre client préfère 2 ans moins 1 jour ou 2 ans?‘’ L’avocat, il n’y avait jamais personne qui lui avait demandé ça. On a pensé qu’au provincial ce serait mieux, que ça toucherait pas à l’immigration. Mais en fait, ça change rien. Parce que, pendant sa détention, il a reçu une lettre disant qu’ils allaient devoir l’arrêter après, puis procéder aux mesures de renvoi. »
Alexe croit que les personnes non citoyennes et les avocat-e-s devraient être mieux informés des conséquences de certaines condamnations sur le statut d’immigration. C’est aussi ce qu’écrit l’avocate en immigration et criminaliste Coline Bellefleur3. Alexe souligne également l’injustice de ce double standard.« Théo n’a eu aucun avis pendant toute sa détention en prison, ni pendant la détention par l’immigration, y compris les cinq tentatives de renvoi. Il n’a aucun truc de violence, aucun mémo, aucune note à son dossier. C’est comme, tu vois, il a fait toutes les thérapies qui étaient en son pouvoir.
« Tu sais, je comprends, t’as fait une erreur, c’est correct. Tu fais de la prison. Mais quand tu fais les thérapies, quand tu fais ton temps plein, quand t’as aucun manquement, quand t’as une famille, quand t’as une stabilité... c’est de l’acharnement.
« Les gens disent : s’ils l’ont déporté, c’est parce qu’il le méritait. Mais tu sais, les autres criminels, eux ? C’est comme si le statut surpasse la personne, ses actions, sa valeur.
« Pourquoi on te fait passer par le système carcéral si on n’a pas l’intention de toute façon de continuer ton séjour au pays ou quoi que ce soit ? »
Violations de droits en détention
Le conjoint d’Alexe est détenu par l’ASFC « mais ils n’arrivent pas à le renvoyer dans son pays d’origine, parce qu’il n’a pas de document de voyage ; l’immigration a perdu son dossier d’arrivée ». Une fois qu’il est clair que l’ASFC cherche à expulser Théo, la famille multiplie les démarches pour trouver un moyen légal de le faire rester au Canada. Ils contactent de nombreux avocat-e-s et des associations de soutien. Ils reçoivent notamment une aide précieuse de l’adjoint de circonscription de leur député fédéral, qui s’efforce de les soutenir. Durant sa détention par l’immigration, Théo collabore avec l’ASFC pour fournir son certificat de naissance et il est alors remis en liberté en attendant sa date de renvoi. À ce moment, il prend la décision désespérée de devenir sans statut afin de rester avec sa famille. Il ne se présente pas à l’aéroport pour son renvoi. Mais l’ASFC harcèle sa famille et il finit par retourner au centre de détention. « Ce n’était pas une vie, de se cacher tout le temps. » En détention, il est tellement désespéré qu’il fait une tentative de suicide.« C’est là qu’ils m’ont appelée puis qu’ils m’ont juste dit : ‘’Votre conjoint est transporté dans un centre hospitalier, je peux pas vous dire où, je peux pas vous dire son état de santé.’’ J’ai dit : ‘’Mais il est encore en vie?’’ – ‘’Je peux pas vous le dire’’, qu’ils m’ont répondu. »
Il aura fallu cinq tentatives de renvoi avant que Théo soit finalement renvoyé dans son pays d’origine. Pendant sa détention par l’immigration, Alexe raconte comment Théo est victime de violations de droits, tant pour les soins de santé que pour l’accès à son avocat et à sa famille. Il subit notamment de la violence physique de la part des agent-e-s de l’ASFC lors de ses tentatives de renvoi, pour le forcer à collaborer.« Mais ils auraient fini par le tuer ! Je suis convaincue qu’il y en a déjà, mais qu’on ne le sait pas parce qu’ils n’ont pas de personne comme moi qui est ici. Ce sont des gens qui viennent d’arriver ou qui n’ont pas de famille ou qui ne parlent pas la langue puis qui se font... Imagines-tu ceux qui n’ont même pas personne pour parler, ce qu’ils vivent? »
Cette séparation démontre le peu d’égards du système d’immigration canadien envers les droits des enfants, alors même que l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe inscrit dans la LIPR.
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Prison et déficience intellectuelle, ça ne va pas !
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Prison et déficience intellectuelle, ça ne va pas!
Samuel Ragot, analyste aux politiques publiques, Société québécoise de la déficience intellectuelle et candidat au doctorat en travail social à l’Université McGill Guillaume Ouellet, professeur associé, École de travail social, UQAM et chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) Jean-François Rancourt, analyste aux politiques publiques, Société québécoise de la déficience intellectuelle Dans les dernières décennies, les personnes ayant une déficience intellectuelle occupent de plus en plus leur place en société et y sont davantage incluses à part entière, que ce soit au travail, dans les activités de loisirs, ou dans leur rôle de citoyen. S’il est vrai que la déficience intellectuelle compte désormais ses ambassadrices et ses ambassadeurs en matière d’inclusion sociale, sur le terrain la situation est souvent moins rose. En effet, nos recherches et les échos qui nous parviennent des intervenant-e-s témoignent du fait qu’un nombre croissant de personnes ayant une déficience intellectuelle vivent dans des conditions d’extrême précarité (résidentielle, financière, relationnelle, judiciaire, etc.). Un profond fossé existe entre l’idéal projeté par les politiques sociales et les conditions objectives de vie dans lesquelles ces personnes évoluent.
Une société inclusive, vraiment?
Ce fossé est notamment lié à la tension entre, d’une part, la promotion de l’équité, de la diversité et de l’inclusion (EDI) dans toutes les sphères du monde social, et, d’autre part, les appels à être plus indépendant-e, plus productif, plus self-made, qui marquent nos imaginaires collectifs en lien avec ce qu’est la réussite dans une société capitaliste. En somme, l’aspiration à bâtir une société plus inclusive se heurte à un système de normes sociales qui demeure profondément capacitaire. Le capacitisme, comme le racisme, le sexisme ou l’âgisme, est un système d’oppression qui fait en sorte que bien des personnes en situation de handicap demeurent socialement stigmatisées et structurellement discriminées. Conséquemment, malgré un apparent progrès sur le plan des droits, nous vivons encore et toujours dans une société capacitiste, pensée par et pour les personnes qui ne se trouvent pas en situation de handicap. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une part croissante de personnes ayant une déficience intellectuelle peinent à satisfaire les marqueurs de la réussite sociale. En fait, les personnes ayant une déficience intellectuelle se trouvent de plus en plus à l’intersection de systèmes d’oppression multiples qui les rendent plus susceptibles de vivre de la violence1, du sous-emploi2, de la pauvreté3 et de l’exclusion sociale4. Combinés, ces facteurs peuvent entraîner des conséquences graves pour les personnes ayant une déficience intellectuelle.La déficience intellectuelle est un état, non une maladie, qui se manifeste avant l’âge de 18 ans. Elle se caractérise par des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif, notamment dans les habiletés conceptuelles, sociales et pratiques. Ces limitations peuvent, par exemple, se traduire par des difficultés à comprendre des concepts abstraits, à établir des interactions sociales ou à accomplir certaines activités quotidiennes. Ces difficultés varient d’une personne à l’autre en fonction du niveau de la déficience intellectuelle. |
Capacitisme : Attitude ou comportement discriminatoire fondé sur la croyance que les personnes ayant une déficience, un trouble ou un trouble mental ont moins de valeur que les autres (Office québécois de la langue française). Voir aussi le texte de Laurence Parent sur le capacitisme publié dans Droits et libertés au printemps 2021. Le capacitisme permet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées. |
La double peine
Bien entendu, la prison n’est pas la solution aux échecs sociétaux. Elle ne fait souvent qu’empirer le sort des personnes. Les personnes ayant une déficience intellectuelle se trouvent de plus en plus à l’intersection de systèmes d’oppression multiples qui les rendent plus susceptibles de vivre de la violence, du sous-emploi, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. D’abord, dans les établissements provinciaux au Québec, les personnes n’ont pas davantage accès aux services dont elles ont besoin, tant à l’intérieur des murs de la prison qu’à l’extérieur. Non seulement le personnel n’est pas formé pour intervenir auprès des personnes ayant une déficience intellectuelle, mais le fonctionnement même de la prison exacerbe la vulnérabilité des personnes concernées. Pensons ici aux requêtes que doivent rédiger à la main les détenu-e-s pour avoir accès à des soins de santé ou encore aux nombreux codes sociaux implicites qui régissent les interactions entre les détenu-e-s. De plus, contrairement au système fédéral, où les informations d’un diagnostic sont intégrées sur le plan correctionnel, qui comprend des interventions et des programmes adaptés aux besoins du détenu, il n’existe aucun programme spécialisé pour la déficience intellectuelle au Québec. L’ensemble des normes capacitaires de la société continuent également de sévir au sein même de la prison, rendant difficile, voire impossible, la réadaptation et la réinsertion sociale.[…] une meilleure prise en compte de la déficience intellectuelle au sein du système pénal […] ne viendrait toutefois pas remplacer la nécessité d’un filet social fort situé bien en amont de la filière pénale.Par ailleurs, l’incarcération mène automatiquement à la perte des prestations d’assistance sociale et à la fin des services quand il y en a. Privées de tout soutien financier et psychosocial à leur sortie de prison, les personnes retombent souvent dans la criminalité de subsistance et dans des dynamiques menant à leur exclusion sociale. Le cycle se répète donc inlassablement : pauvreté, exclusion sociale, judiciarisation, prison, pauvreté, etc.
Quelles alternatives à la prison ?
Au Québec, au cours des trois dernières décennies, les dispositifs dédiés aux personnes composant avec des enjeux de santé mentale se sont multipliés. Successivement des équipes spécialisées en intervention de crise, des patrouilles composées de policières, de policiers, et d’infirmières et d’infirmiers, des tribunaux spécialisés en santé mentale sont apparus6. Ces initiatives, associées à ce qui se présente comme un tournant thérapeutique de la justice, témoignent d’une volonté d’offrir à ces personnes un traitement judiciaire plus juste et équitable. S’il est vrai qu’à travers ces nouveaux dispositifs, la justice tend à présenter un visage plus humain, peu d’indices laissent à penser que les conditions de vie dans lesquelles évoluent les personnes concernées s’en trouvent pour autant nettement améliorées. Ainsi, bien qu’une meilleure prise en compte de la déficience intellectuelle au sein du système pénal soit souhaitable et pourrait probablement rendre certains parcours moins désastreux pour les personnes ayant une déficience intellectuelle, cela ne viendrait toutefois pas remplacer la nécessité d’un filet social fort situé bien en amont de la filière pénale. Il semble clair que de simplement injecter plus d’argent dans le système pénal et carcéral n’est pas une solution pour régler les manques de services. Si les mesures d’adaptation du système de justice peuvent être utiles, elles doivent être accompagnées d’une intervention étatique cohérente et soutenue pour restaurer un vrai filet de sécurité. Ce dont bien des personnes ont besoin, ce sont des services sociaux universels et de qualité, des mesures visant à rendre réellement inclusive notre société, et des programmes d’assistance sociale qui permettent de mener une vie réellement digne. Pas de plus de répression, de judiciarisation et de prison. En somme, ce dont ces personnes ont besoin, c’est que l’on reconnaisse leur humanité et qu’on leur permette de faire partie elles aussi de la collectivité d’égal à égal. La prison n’est certainement pas la solution pour y arriver.- Codina, N. Pereda, G. Guilera. Lifetime Victimization and Poly-Victimization in a Sample of Adults With Intellectual Disabilities. Journal of Interpersonal Violence 37, no 5-6, 2022. En ligne : https://doi.org/10.1177/0886260520936372.
- Statistique Canada, Caractéristiques de l’activité sur le marché du travail des personnes ayant une incapacité et sans incapacité en 2022 : résultats de l’Enquête sur la population active, En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/230830/dq230830a-fra.htm.
- Eric Emerson, Poverty and People with Intellectual Disabilties, Mental Retardation and Developmental Disabilities Research Reviews 13, 2007. En ligne : https://doi.org/10.1002/mrdd.20144.
- Nathan J. Wilson et al., From Social Exclusion to Supported Inclusion: Adults with Intellectual Disability Discuss Their Lived Experiences of a Structured Social Group, Journal of Applied Research in Intellectual Disabilities 30, no 5, 2017. En ligne : https://doi.org/10.1111/jar.12275.
- En ligne : https://theconversation.com/au-quebec-comme-ailleurs-au-canada-les-programmes-dassistance-sociale-sont-des-trappes-a-pauvrete-211968
- G. Ouellet, E. Bernheim, D. Morin, “VU” pour vulnérable : la police thérapeutique à l’assaut des problèmes sociaux, Champ pénal, 2021. En ligne : http://dx.doi.org/https://doi. org/10.4000/champpenal.12988
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Un portrait de la population carcérale
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Dérouler le fil des logiques carcérales
Aurélie Lanctôt, doctorante en droit, membre du comité de rédaction et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertésÉtablissements de détention au Québec
Au Québec, en 2021-2022, 19 976 personnes ont été prises en charge par les services correctionnels provinciaux, ce qui représentait une augmentation de 10 % par rapport à l’année précédente. Plus de deux tiers (68 %) des personnes admises en détention avaient entre 25 et 49 ans, une tranche d’âge qui regroupe 33 % de la population1, et seules 10 % de ces personnes étaient des femmes2. Une proportion de 11 % des personnes incarcérées avaient un problème de santé physique ou mentale, et 12 % vivaient avec un trouble de santé mentale seulement; 4 % des personnes étaient en situation d’itinérance déclarée; 4,5 % étaient des personnes autochtones et 3 % étaient Inuit, ce qui constitue une surreprésentation par rapport à leur poids dans la population totale (selon les données du recensement de 2021, les personnes autochtones représentaient 2,5 % de la population québécoise et les Inuit, 0,2%). Plus du tiers (38 %) des personnes avaient des antécédents judiciaires, et plus de la moitié (53 %) purgeaient des courtes peines (en moyenne 47 jours). Les Inuit et les personnes ayant un niveau secondaire d’études présentent les taux d’incarcération les plus élevés par rapport à leur population totale respective. Les causes d’incarcération les plus fréquentes étaient les infractions commises en contexte conjugal (16 %) – une catégorie qui a connu une augmentation de 5 % depuis 2020 –, le défaut de se conformer à une ordonnance de probation ou une omission de se conformer à un engagement, représentant 19 % des causes d’incarcération. Pour l’année 2022-2023, les peines discontinues (c’est-à-dire les peines purgées par périodes plutôt que de manière continue, parfois appelées peines de fin de semaine) constituaient la réalité d’une importante proportion des personnes incarcérées au Québec. Ces peines étaient purgées par des hommes dans 89 % des cas, et 15,75 % des personnes purgeant une peine discontinue déclaraient être en situation d’itinérance.Surreprésentation des Autochtones et Inuit
Partout au Canada, Autochtones et Inuit sont surreprésentés au sein de la population carcérale, tant dans les prisons provinciales que dans les pénitenciers fédéraux. En 2020-2021, selon les données compilées par Statistique Canada, les adultes autochtones représentaient 33 % des admissions en détention, tant dans les établissements provinciaux que fédéraux, alors qu’elles et ils représentent environ 5 % de la population canadienne. On note aussi que les mineur-e-s autochtones représentaient 50 % des placements sous garde (alors qu’elles et ils ne sont que 8 % de la population totale des jeunes)3. Les données disponibles les plus récentes sur les Autochtones des Premières Nations incarcérées dans un établissement de détention provincial au Québec remontent à 2018-20194. Cette année-là, 629 Autochtones des Premières Nations purgeaient une peine en établissement de détention (hausse de 5 % par rapport à l’année précédente), 406 purgeaient une peine dans la communauté (augmentation de 40 %) et 322 purgeaient une peine discontinue. La grande majorité (81 %) purgeaient des courtes peines, et les infractions les plus fréquentes étaient le défaut de se conformer à une ordonnance de probation ou à un engagement. Au Québec, en 2018-2019, 5,1 % des femmes incarcérées étaient Inuit et 4,5 % étaient membres d’une Première Nation5. Si cela constitue une surreprésentation par rapport à leur poids au sein de la population québécoise, c’est au sein du système correctionnel fédéral que leur surreprésentation est la plus marquée. En effet, en 2019, alors que les femmes représentaient 6 % des personnes détenues dans les établissements du Service correctionnel Canada (SCC) à travers le Canada, les femmes autochtones constituaient 42 % de la population carcérale féminine, et 27 % des femmes placées sous surveillance dans la collectivité6. En 2023, le rapport de l’Enquêteur correctionnel (Enquêteur) soulignait que la situation s’était encore aggravée, alors que les femmes autochtones constituaient désormais près de 50 % de la population pénitentiaire féminine. On remarque par ailleurs que les femmes autochtones sont largement plus susceptibles de se voir attribuer une cote de sécurité plus élevée que les autres femmes.Surreprésentation des personnes noires
Le ministère de la Sécurité publique du Québec ne transmet pas d’information quant à l’appartenance raciale des personnes détenues, outre les personnes autochtones. Les données compilées par Statistique Canada à partir des données transmises par certaines provinces esquissent cependant une tendance au sein de la population carcérale canadienne. En 2020-2021, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique compilaient des renseignements sur les adultes appartenant à une minorité visible admis en détention. Les personnes appartenant à une minorité visible représentaient 17 % des admissions, et, de manière saillante, parmi ce groupe, 61 % étaient des personnes noires. Au total, 10 % des admissions d’adultes en détention dans ces provinces concernaient des personnes noires, alors qu’elles ne représentent que 4 % de la population adulte dans ces provinces7. À noter que la représentation des personnes racisées était beaucoup plus importante chez les hommes admis en détention (18 %) que chez les femmes (9 %). En 2013, l’Enquêteur a indiqué que le nombre de personnes noires incarcérées avait bondi de 80 % en une décennie, (et de 46 % chez les personnes autochtones). Les personnes noires représentaient alors 9,5 % des personnes détenues dans un pénitencier fédéral, alors qu’elles ne formaient que 2,9% de la population. Les personnes noires étaient également plus susceptibles d’être placées en établissement à sécurité maximale, réduisant ainsi leur accès à différents programmes durant leur détention, et plus nombreuses à être placées en isolement. En 2022, l’Enquêteur soulignait que la tendance s’était maintenue : la représentation des personnes noires en détention dans un établissement fédéral a peu varié (9,2 %), tout comme leur poids au sein de la population totale. De plus, les incidents de racisme et de discrimination subis par des personnes noires détenues signalés au Bureau de l’enquêteur correctionnel ont augmenté dans les dernières années. Quant aux femmes noires, si elles étaient, en 2022, moins nombreuses que dans la décennie précédente à purger une peine dans un établissement fédéral, l’Enquêteur rapportait néanmoins qu’elles subissaient de nombreuses discriminations en détention (par exemple, une suspicion et une surveillance accrues, ou encore un accès défaillant à des articles d’hygiène corporelle appropriés).- En ligne :https://statistique.quebec.ca/fr/document/population-et-structure-par-age-et-sexe-le-quebec/tableau/estimations-de-la-population-selon-lage-et-le-sexe-quebec#tri_pop=30
- Données issues du Profil de la clientèle carcérale 2021-2022, ministère de la Sécurité publique, Québec.
- Statistique Canada, Statistiques sur les services correctionnels pour les adultes et les jeunes, 2020-2021. En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220420/dq220420c-fra.htm
- Profil des Autochtones des Premières Nations confiées aux services correctionnels en 2018-2019, ministère de la Sécurité publique, Québec.
- Profil des femmes confiées aux services correctionnels en 2018-2019, ministère de la Sécurité publique, Québec.
- Service correctionnel Canada, Statistiques et recherches sur les délinquantes. En ligne : https://www.canada.ca/fr/service-correctionnel/programmes/delinquants/femmes/statistiques-recherches-delinquantes.html
- Statistique Canada, Statistiques sur les services correctionnels pour les adultes et les jeunes 2020-2021. En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220420/dq220420c-fra.htm
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Dérouler le fil des logiques carcérales
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Dérouler le fil des logiques carcérales
Delphine Gauthier-Boiteau et Aurélie Lanctôt, doctorantes en droit, membre du comité de rédaction et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés À l’automne 2022 se tenait le colloque De l’Office des droits des détenu-e-s (1972- 1990) à aujourd’hui : perspectives critiques sur l’incarcération au Québec, organisé par la Ligue des droits et libertés et son comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention. Cet évènement a donné lieu à des discussions autour d’enjeux passés et présents en lien avec l’incarcération et les luttes anticarcérales au Québec. L’évènement, marquant à plu- sieurs égards, embrassait une définition large des systèmes et institutions que les luttes anticarcérales prennent pour objet. Il s’agissait alors de stimuler une réflexion vaste sur les transformations sociales visant à dépasser et à défaire les logiques qui produisent et reproduisent l’enfermement au sein de notre société. Ce dossier s’inscrit dans le sillon des réflexions qui ont émergé lors de cette journée. [caption id="attachment_19978" align="alignright" width="438"]
[à] reconnaître les violences inhérentes à la prison et aux institutions carcérales ainsi que ce que leur existence empêche, c’est-à-dire une prise en charge des problèmes sociaux à leur racine.atteintes graves aux droits humains relatées comme les effets délétères d’un système brisé. Les contributions démontrent plutôt que ces atteintes font partie intégrante de ce système ; en d’autres mots que la prison est un lieu de violations de droits et que l’on peut et doit juger ce système avant tout à partir de ses effets. Plutôt que comme des exceptions, nous devons les concevoir comme le résultat du croisement des systèmes d’oppression sur lesquels les logiques carcérales s’érigent. Enfin, ce dossier se veut une invitation à imaginer ce que pourrait être un autre monde, un ailleurs politique qui dépasse l’horizon de la carcéralité. Il s’agit en quelque sorte d’un exercice de répétitions pour vivre2. Le dossier adopte deux temporalités : l’ici et maintenant — pour réagir aux violences infligées au présent par les logiques carcérales — et l’avenir souhaité — pour repenser notre rapport à la carcéralité et à tout ce qui la permet.
Dérouler le fil
Afin de refléter une pluralité de réflexions au sujet des tensions qui traversent la critique radicale du recours à l’enferme- ment et des logiques qui rendent cette pratique possible, nous mettons de l’avant les voix et les savoirs des personnes touchées directement par les phénomènes carcéraux, leurs proches et les personnes œuvrant à leurs côtés pour la défense des droits humains. Le premier volet a pour objectif de dévoiler les violences dont la prison est le nom, en mettant en lumière le caractère mortifère de cette institution ainsi que l’indifférence des autorités à l’égard des dénonciations pourtant continuelles des atteintes aux droits et des violences qui surviennent derrière les murs. Il sera question du caractère cyclique et de la nature carcérale de la prise en charge des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale ou avec une condition de déficience intellectuelle, ainsi que des enjeux soulevés par le paradigme de l’isolement en milieu carcéral. Il sera aussi question des conditions d’incarcération des femmes dans les prisons provinciales, des expériences des proches de personnes incarcérées ainsi que des limites de l’action du Protecteur du citoyen pour assurer le respect des droits des personnes incarcérées et intervenir sur le plan systémique au Québec. Le second volet pose un regard critique sur d’autres réalités d’enfermement : de la détention administrative des personnes migrantes au système dit de protection de la jeunesse, en passant par les formes de détention en lien avec la psychiatrie. Celui-ci montre bien comment la position de certaines personnes dans l’espace social favorise, à leur encontre, l’exercice de formes de contrôle qui découlent de plusieurs systèmes, parfois de façon simultanée. Le troisième volet tente finalement d’articuler une critique plus fondamentale du recours à l’incarcération et à l’enfermement, en explorant notamment l’apport des théories et pratiques abolitionnistes carcérales et pénales. Il sera question, notamment, du rôle du capitalisme racial et de l’organisation patriarcale et coloniale de la société dans la production du caractère jetable (disposable) de certaines personnes. Le dossier se conclut par des contributions sur le thème de la justice transformatrice, pour penser une saisie non pénale et non carcérale des violences patriarcales. Ces contributions, s’appuyant sur des expériences collectives et individuelles, montrent comment le système pénal et carcéral fait défaut de réparer les torts vécus par les personnes victimisées et d’ébranler les racines structurelles des violences commises. Elles traduisent qu'il perpétue les logiques des systèmes mortifères sur lesquels il repose, et confine les personnes victimisées, ainsi que leurs besoins, à la marge.C'est là tout le paradoxe et de l'État pénal : l'architecture juridique pénale et constitutionnelle confère nécessairement aux personnes victimisées un statut de considération secondaire.Mariame Kaba, militante féministe et abolitionniste, écrit que les structures pénale et carcérale s’opposent à la responsabilisation (accountability) individuelle et collective. D’un côté, la structure de ce système décourage la reconnaissance de torts causés, puisque reconnaître sa culpabilité emporte son lot de discriminations pour les personnes accusées et leurs proches. De l’autre, l’individualisation qui prévaut contredit une compréhension systémique et une réponse commune, à portée transformatrice. Pour finir, il va sans dire que ce numéro n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Ce dossier se veut une contribution humble, ouverte, et forcément imparfaite, aux luttes collectives pour la défense des droits des personnes incarcérées et enfermées, ainsi qu’aux luttes anticarcérales. Nous avons pensé l’ensemble de ces contributions comme une parenthèse ouverte, qui traduit une nécessité et un désir de poursuivre le travail de réflexion critique sur la carcéralité, pour mieux contribuer aux luttes collectives toujours plus nécessaires. Bonne lecture !
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Regards critiques sur l’incarcération
[caption id="attachment_19730" align="alignleft" width="336"] Artiste : Eve[/caption]
La Ligue des droits et libertés consacre son nouveau numéro de Droits et libertés aux enjeux liés à l'incarcération au Québec.
Disponible dès juin 2024, ce numéro rassemble des perspectives critiques sur plusieurs facettes de l'incarcération à travers unevingtaine d'articles.
Page après page, le fil des logiques carcérales se déroule. Ces logiques ont beau constituer la norme, elles révèlent leurs noeuds et leurs failles en matière de réparation envers les victimes, de réinsertion sociale, de dissuasion et de la diminution de la violence. L'incarcération produit et reproduit des violations de droits, de la détresse et des discriminations que les réformes du système carcéral ne peuvent pas enrayer.
Dans bien des cas, le recours à l'enfermement est une réponse punitive et restrictive de liberté à des enjeux sociaux, résultat d'un désengagement de l'État quant à ses obligations en matière de droits économiques et sociaux. Le dossier se termine en dégageant de nouvelles avenues, plaçant les victimes d'actes criminels au coeur de la justice transformatrice.
Bonne lecture!
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Dans ce numéro
Éditorial
Les services publics et les droits humains : deux faces d'une même médailleAlexandre Petitclerc
Chroniques
Ailleurs dans le monde
La Palestine, un test pour l'humanitéZahia El-Masri
Un monde sous surveillance
Un trio législatif… accommodant pour l'industrieAnne Pineau
Le monde de l'environnement
Fonderie Horne : une allégorie de l'opacitéLaurence Guénette
Un monde de lecture
Un autre soi-mêmeCatherine Guindon
Dossier principal
** Des articles du dossier seront ajoutés au site Web à chaque semaine jusqu'au 30 septembre 2024. **REGARDS CRITIQUES SUR L'INCARCÉRATION
Présentation
Dérouler le fil des logiques carcéralesDelphine Gauthier-Boiteau
Aurélie Lanctôt Un portrait de la population carcérale
Aurélie Lanctôt
Violations de droits
Rien ne change pour les femmes incarcéréesJoane Martel Prison et déficience intellectuelle, ça ne va pas!
Samuel Ragot
Guillaume Ouellet
Jean-François Rancourt Portes tournantes : une spirale sans fin
Philippe Miquel Quand la prison fait mourir
Catherine Chesnay
Mathilde Chabot-Martin Être en prison dans une prison
Lynda Khelil
Me Nadia Golmier Contre vents et marées : liens avec un proche incarcéré
Sophie Maury Le Protecteur du citoyen, un pouvoir limité
Daniel Poulin-Gallant Le politique, le Code criminel et la prison
Jean Claude Bernheim
D'autres formes d'enfermement
La prison, l'antichambre de la déportationPropos recueillis par Laurence Lallier-Roussin L'enfermement en centre jeunesse
Ursy Ledrich Pinel : Les cas complexes crient au secours !
Jean-François Plouffe
Remise en question de l'incarcération
La prison comme institution colonialeEntretien avec Cyndy Wylde
Propos recueillis par Alexia Leclerc Qu'en est-il des systèmes carcéraux et des abolitionnismes?
Entretien avec Marlihan Lopez
Propos recueillis par Delphine Gauthier-Boiteau Nouvelles prisons, mêmes enjeux?
Mathilde Chabot-Martin
Karl Beaulieu Courtes peines ou recours excessif à l'incarcération
Jean Claude Bernheim Comparutions virtuelles, droits virtuels ?
Me Khalid M'Seffar
Me Nicolas Lemelin
Me Ludovick Whear-Charrette Coup d'oeil sur la justice alternative à Kahnawà:ke
Entrevue avec Dale Dione
Propos recueillis par Nelly Marcoux Luttes abolitionnistes et féminisme carcéral
Entretien avec Marlihan Lopez
Propos recueillis par Delphine Gauthier-Boiteau La justice transformatrice, s'organiser pour guérir
Propos recueillis par Laurence Lallier-Roussin
Reproduction de la revue
L'objectif premier de la revue Droits et libertés est d'alimenter la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Ainsi, la reproduction totale ou partielle de la revue est non seulement permise, mais encouragée, à condition de mentionner la source.
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L’éducation à la citoyenneté, au cœur de la mission éducative
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L’éducation à la citoyenneté, au cœur de la mission éducative
Alexis Legault, étudiant-chercheur en éducation à l’Université de Sherbrooke Ronald Cameron, enseignant à la retraite Les mandats de l’éducation se résument traditionnellement à trois mots clés : instruire, socialiser et qualifier. Ce sont là les grandes missions qui visent à concrétiser que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits1». C’est suivant cette mission que les jeunes des pays occidentaux, mais aussi de plus en plus des pays des Suds sont aujourd’hui scolarisés, comme le souhaitait la Déclaration universelle des droits de l’homme. La valorisation du droit à l’éducation et à son accessibilité universelle a favorisé une participation citoyenne accrue des jeunes générations aux transformations sociales dans la deuxième moitié du XXe siècle. Néanmoins, progressons-nous vers une société plus égalitaire et plus juste ? L’égalité des chances permet-elle la mobilité sociale ? En dépit d’un certain recul de l’extrême pauvreté dans le monde au cours des années précédant la pandémie, le XXIe siècle est globalement synonyme d’accroissement des inégalités dans des proportions inouïes. Par ailleurs, les capacités des populations adultes de pays pourtant pleinement scolarisées demeurent insuffisantes pour relever les défis contemporains d’une ampleur inédite. Le dernier rapport du Programme pour l’évaluation interna tionale des compétences des adultes (PEICA)2 révélait que la moitié de la population adulte du Québec présente un niveau de littératie ne leur permettant pas de comprendre et d’intégrer des textes denses. Aussi une personne sur cinq présente des niveaux si faibles que leur capacité de participer à la vie en société est entravée. Il s’agit d’une forme d’exclusion au cœur du respect de leurs droits.La faute au système scolaire ?
Beaucoup s’en prennent au système scolaire. Et il est vrai qu’il présente d’énormes travers. Entre instruire et qualifier, la fonction de socialiser peine à trouver sa place à l’école. Le développement de l’agir citoyen y occupe un espace limité, coincé entre les matières dites prioritaires, considérées plus neutres et évaluées par des examens ministériels. Les apprentissages sociaux (ex. citoyenneté, environnement, médias), devant en principe s’intégrer dans chacune des matières, ne se retrouvent finalement nulle part, quand ils ne sont pas le théâtre de controverses. Le débat public autour du cours Culture et citoyenneté québécoise, qui a remplacé l’Éthique et culture religieuse, en est un exemple. Il constitue d’ailleurs l’un des seuls refuges pour ces types d’apprentissage citoyen, dans un contexte où la neutralité éducative sert trop souvent d’argument pour limiter l’espace à la réflexion critique, ce qui contribue à favoriser le choix du statu quo du système en place. Cependant, le travers le plus lourd dans un projet d’école émancipatrice et dans la perspective de l’égalité en droit est le choix décomplexé d’un système à trois vitesses. L’écart au sein du système public se creuse entre le niveau scolaire des personnes les plus favorisées et celui des plus vulnérables. La persistance des écoles privées assure encore et toujours l’avantage aux familles qui ont les moyens. Au Québec, on constate d’ailleurs une tendance à l’accroissement de la place du privé3. L’école à trois vitesses ramène un système foncièrement discriminatoire. Il s’agit d’un obstacle majeur au respect du droit à une éducation de qualité pour toutes et tous. Ce droit est concrètement mis en péril par les nombreuses inégalités d’accès offertes aux élèves selon la vitesse à laquelle ils ont accès : services psychosociaux ; personnel de soutien ; installations sportives ; maté riel pédagogique ; sorties culturelles ; activités parascolaires ; etc.Comme quoi l’école n’est pas neutre. Il est alors impératif de s’assurer que chacun puisse bénéficier d’une éducation citoyenne de qualité, laquelle vise à permettre à toutes et tous d’agir socialement et politiquement dans leur communauté.En ce sens, ce système constitue un recul majeur, à l’instar de l’accroissement des inégalités sociales auxquelles il contribue. Comme quoi l’école n’est pas neutre. Il est alors impératif de s’assurer que chacun puisse bénéficier d’une éducation citoyenne de qualité, laquelle vise à permettre à toutes et tous d’agir socialement et politiquement dans leur communauté.
Pour transformer la société
Même si l’éducation à la citoyenneté devait prendre l’espace qu’elle mérite dans les écoles et qu’elle porte à conséquence sur la jeunesse scolarisée, devons-nous attendre que ces jeunes atteignent l’âge adulte pour changer la société ? Pour relever les défis auxquels font face les populations – enjeux écologiques et climatiques, de justice sociale, de discriminations, de pauvreté, de conditions de vie et de logement, de compétences numériques, d’accès à l’information, de santé publique – pouvons-nous attendre que ces jeunes soient en position d’agir ? L’urgence est maintenant ! Nous avons besoin de mobiliser les jeunes et les adultes dans un projet de transformation sociale. Or, le droit à l’éducation tout au long de la vie subit les mêmes pressions sociales que l’école publique. L’éducation populaire occupe la fonction de socialisation en éducation des adultes. Or, cette mission peine cependant à trouver sa place entre celle d’instruire en formation de base et celle de qualifier en formation liée à l’emploi. Force est de constater que l’éducation populaire est à l’éducation des adultes, ce que cette dernière est au système éducatif : parent pauvre, puisque lentement définancé et invariablement sous-considéré dans les politiques éducatives gouvernementales ! Dans un monde dominé par la diplomation, les compétences et la performance, les parcours non formels en éducation populaire sont perçus comme peu utiles.L’éducation à la citoyenneté en mouvements
Il est vrai que l’explosion des mécanismes d’éducation informelle, surtout avec la révolution technologique, élargit l’accessibilité à des connaissances et favorise le développement des capacités des individus pour agir sur leur vie quotidienne. Toutefois, au-delà du développement culturel personnel, l’éducation populaire de transformation sociale, plus particulièrement dans sa forme contemporaine d’éducation à la citoyenneté, est indissociable de ses dimensions collectives et communautaires.En amont du désengagement de l’État, on constate aussi le retrait du financement public des activités de formation syndicale, qui pourtant font partie intégrante du champ de l’éducation populaire.Les mouvements sociaux et les réseaux qui les réalisent sont des milieux présentant un riche potentiel éducatif, mais dont le sous-financement et la marginalisation restreignent la portée. Le milieu communautaire, mais aussi de nombreuses personnes chercheuses en éducation, appelle depuis des décennies à une meilleure reconnaissance financière et symbolique de ces groupes systématiquement sousfinancés et sous sollicités4. Ce sont ces mouvements qui favorisent le respect des droits humains. En amont du désengagement de l’État, on constate aussi le retrait du financement public des activités de formation syndicale, qui pourtant font partie intégrante du champ de l’éducation populaire5. C’est un exemple du refus du système de soutenir le développement des apprentissages de contestation. C’est aussi le cas des organismes environnementaux, malgré les tentatives de l’école à fournir une éducation environnementale et écocitoyenne. Ils sont très peu mis à contribution, alors que leurs aptitudes éducatives ne sont plus à démontrer6.
Pour qu’un autre monde soit possible
Parmi les écrits les plus célèbres de Paulo Freire, on retrouve ce passage dans La pédagogie des opprimé.es, qui résume bien sa pensée : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque seul », les êtres humains s’éduquent ensemble7. La pédagogie de l’éducation populaire de conscientisation ne se réalise pas dans un rapport d’extériorité avec la réalité des personnes apprenantes. La connaissance des faits sert à démontrer l’évidence, mais, dissociée des réalités sociales, elle est impuissante à transformer le monde ! Dans l’optique de contrer la montée de l’intolérance et de l’autoritarisme et pour développer un projet social plus égalitaire et inclusif, la contestation sociale s’impose comme nécessaire à l’exercice d’une démocratie susceptible de permettre aux collectivités de transformer la société. Finalement, si l’éducation est émancipatrice, c’est parce qu’elle constitue un terreau à l’exercice de la citoyenneté. Pour Freire, l’éducation populaire de conscientisation permet justement une prise de conscience citoyenne qui fait corps avec l’agir collectif. Elle offre aux personnes les plus démunies des moyens de comprendre le monde pour pouvoir le transformer.- Organisation des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’homme, article premier, 1948.
- Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Perspectives de l’OCDE sur les compétences : premiers résultats de l’Évaluation des compétences des adultes, Éditions OCDE,
- Anne Plourde, Où en est l’école à trois vitesses au Québec ?. IRIS , Collectif Debout pour l’école !, Une autre école est possible et nécessaire, Del busso éditeur, 2022.
- Réseau québécois de l’action communautaire autonome, L’action communautaire autonome,
- Conseil supérieur de l’Éducation, L’éducation populaire : mise en lumière d’une approche éducative incontournable tout au long et au large de la vie,
- Sauvé, H. Asselin, C. Marcoux et J. Robitaille, Stratégie québécoise d’éducation en matière d’environnement et d’écocitoyenneté. Les Éditions du Centr’ERE, 2018.
- Freire, La pédagogie des opprimé·es. Éditions de la rue Dorion, 2021.
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Pour une éducation émancipatrice, équitable et de qualité
Retour à la table des matières Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024
Pour une éducation émancipatrice, équitable et de qualité
Suzanne-G. Chartrand, retraitée de l’enseignement secondaire et universitaire, et porte-parole de Debout pour l’école Jean Trudelle, retraité de l’enseignement collégial et président de Debout pour l’école 1948, une année qui connaît deux évènements majeurs de l’après-guerre : c’est l’année où le peuple de Palestine se voit dépossédé de sa terre par la création de l’État d’Israël sur son territoire. C’est également l’année de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme dont l’article 26 stipule : « Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire… L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».L’obligation de la fréquentation scolaire au Québec
C’est en 1943 que l’Assemblée législative de la province de Québec adopte l’obligation de fréquentation scolaire pour les enfants de 6 à 14 ans, une question débattue par les parlementaires depuis 1901. La loi abolit alors les frais de scolarité à l’élémentaire et instaure la gratuité des manuels. Malgré l’instauration de l’école obligatoire et la multiplication d’établissements scolaires à travers la province, cette mesure reste insuffisante pour assurer l’égalité de l’accès à l’école à tous et à toutes. Les années 1960 annoncent une époque de bouleversements sur le plan éducatif au Québec avec le rapport Parent, issu de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement, qui propose une vision de l’égalité des chances, entendue comme la possibilité pour toutes et tous d’acquérir les outils nécessaires pour s’émanciper, peu importe leur origine culturelle, sociale et économique.Dans les forums, on a donc exprimé la nécessité de se mobiliser pour obtenir à court et à moyen terme des changements substantiels du système d’éducation afin qu’advienne une école émancipatrice, inclusive, équitable et de qualité pour tous et toutes.Depuis le rapport Parent, l’éducation scolaire est non seulement un droit, mais elle est une obligation jusqu’à 16 ans1. Le rapport Parent avait bien saisi la portée du droit à l’éducation. L’éducation dans l’institution scolaire implique l’instruction qui se réfère à l’acquisition de connaissances et de compétences comme la lecture, l’écriture, la numératie et la capacité à débattre. Elle implique la socialisation des enfants qui doivent apprendre à apprendre et à vivre ensemble. Ce rapport favoriserait ce qu’il nommait l’égalité des chances entendue comme la possibilité pour toutes et tous d’acquérir les outils nécessaires pour s’émanciper, peu importe leur origine culturelle, sociale et économique.
Une ségrégation scolaire inacceptable
Force est de constater que soixante plus tard, ce souhait n’est pas devenu réalité. Le système scolaire québécois est fortement ségrégé. Il marginalise les élèves des milieux modestes ou pauvres et les condamne souvent à l’échec et au décrochage. Que l’on pense aux élèves des Premières Nations et inuits, dont 50 % sont scolarisés dans le système québécois et dont les cultures ne sont prises en compte ni dans le programme d’études ni dans la vie scolaire ; aux élèves récemment arrivés qui ne reçoivent pas toujours l’accueil et le soutien nécessaire à leur intégration et scolarisation ; aux élèves vivant avec un handicap ou en difficulté dont les besoins ne sont pas comblés et, enfin, à trop de jeunes qui se retrouvent par défaut à la formation générale des adultes. L’école québécoise n’est ni inclusive ni équitable. Selon notre collectif, l’éducation scolaire doit viser l’émancipation, à savoir la capacité des élèves à s’affranchir de la dépendance intellectuelle et morale aux idées toutes faites et aux préjugés, grâce aux connaissances acquises et aux valeurs partagées dans l’institution scolaire. L’instruction vue ainsi implique la socialisation des élèves qui, ensemble, apprennent et se développent à travers les échanges avec leurs condisciples. L’école privée subventionnée et les projets particuliers sélectifs offerts dans les écoles publiques sont réservés aux élèves performants et, sauf quelques rares exceptions, aux élèves dont les parents ont la capacité de payer les frais ou acceptent de s’endetter : tout concourt à segmenter les effectifs scolaires. Les élèves qui présentent de meilleures chances de réussite se retrouvent dans les mêmes écoles, ce qui concentre dans les mêmes classes celles et ceux qui éprouvent davantage de difficulté et qui sont privés du même coup de toute forme d’émulation, plus encore du soutien pédagogique et psychologique nécessaire. Fréquenter l’école publique ordinaire est devenu une étiquette négative. L’iniquité du système scolaire est donc bien réelle, feu l’égalité des chances ! L’institution scolaire est de plus en plus pervertie, depuis les années 1990, par la gestion axée sur les résultats dans le cadre de la Nouvelle gestion publique (NGP) où domine l’objectif d’efficience (l’efficacité à moindre cout) qui se traduit par les critères de réussite chiffrée et de diplomation, quelle qu’en soit la qualité de l’éducation2. Les indices de performance des systèmes scolaires, par exemple les résultats de PISA, études réalisées par l’OCDE, ne sont pas sans faille et trop de facteurs entrent en compte pour qu’on puisse les considérer comme une valeur absolue3.Libérer la parole citoyenne : du jamais vu depuis les États généraux de 1995 !
Rappelons que la démarche de la Commission des États généraux sur l’éducation (ÉGÉ) a connu deux périodes. Des consultations populaires ont été menées pour faire état de la situation de l’éducation au Québec et en analyser les principaux éléments. Aussi, il y a-t-il eu des audiences citoyennes dans toutes les régions du Québec qui ont été marquées par une mobilisation exemplaire. La deuxième phase est celle des assises nationales, tenues en septembre 1996. Elles ont porté sur un nombre limité de questions soit pour tenter de mieux éclairer des zones d’ombre, soit pour tenter de dénouer des impasses qui subsistaient. Pour beaucoup des participants à la première phase, le Rapport final de la Commission des ÉG a édulcoré plusieurs revendications débattues dans les audiences citoyennes. Debout pour l’école a retenu des ÉGÉ qu’il est essentiel de donner la parole aux citoyennes et aux citoyennes et non seulement aux représentants des institutions lorsqu’il s’agit d’éducation, assise d’une société. Debout pour l’école a été, avec d’autres, à l’origine de Parlons éducation qui a tenu 20 forums dans 19 villes du Québec au printemps 2023 et une cinquantaine d’ateliers réunissant près de 650 jeunes d’écoles secondaires, de cégeps, de centres d’éducation aux adultes, de centres de formation professionnelle, de maisons des jeunes, de centres communautaires, d’équipes sportives et de maisons d’hébergement. Cette démarche était soutenue par une cinquantaine d’organisations communautaires, syndicales ou citoyennes. Les forums de Parlons éducation (PÉ) ont libéré la parole de plus 1 500 citoyens, jeunes et moins jeunes pour s’exprimer sur plusieurs thèmes, dont la mission de l’école, son iniquité, les conditions de travail des personnels et le piètre état de la démocratie scolaire. Partout, la qualité de l’accueil reçu et l’intérêt profond pour l’éducation montré par les participants ont confirmé la pertinence de ces rencontres. Les interventions ont confirmé le piètre état de l’école québécoise, colorant par de nombreux exemples le portrait proposé dans le Document de participation4 et avançant plusieurs pistes de solutions. Tout en exprimant un vif désir que leur parole soit entendue par les pouvoirs publics, bien que les participants aient bien peu d’espoir dans le niveau d’écoute de ces derniers. Le Document de participation brossait un état des lieux alarmants du système scolaire actuel. Du flou entourant la mission de l’école jusqu’aux effets délétères d’une ségrégation des effectifs que le ministère s’obstine à nier, en passant par le constat d’une démocratie scolaire étiolée, tous les constats présentés ont été avérés par le regard engagé des personnes venues contribuer à l’exercice. Faute de temps, certains sujets n’ont pas pu être approfondis, bien que soulevant un vif intérêt. Ainsi en est-il des pratiques actuelles d’intégration des élèves handicapés ou des élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, de la tendance actuelle au surdiagnostic et à la médication ou du rôle des projets particuliers dans les écoles. Ces derniers se développent actuellement sans balises et sans moyens, ce qui crée un véritable marché scolaire axé sur la performance individuelle. Est-ce bien là ce que l’on veut comme système d’éducation ? Dans les forums, on a donc exprimé la nécessité de se mobiliser pour obtenir à court et à moyen terme des changements substantiels du système d’éducation afin qu’advienne une école émancipatrice, inclusive, équitable et de qualité pour tous et toutes. En filigrane des milliers de prises de paroles qu’ont permis les forums, il y a un vibrant appel pour une école, disposant de plus de moyens pour offrir aux élèves un milieu de vie serein, convivial et un parcours éducatif de qualité pour tous. Dans une société où s’effritent les repères, n’est-ce pas une nécessité ? Pour ce que cela se réalise, il est primordial que les compétences professionnelles de tous les personnels scolaires soient respectées, que leurs conditions de travail s’améliorent grandement et, enfin, que l’institution scolaire soit réellement démocratique, c’est-à-dire, d’une part, qu’elle permette que tous les acteurs, des élèves au personnel de direction, de débattre et de prendre des décisions sur ce qui les concerne et, d’autre part, que la communauté environnante de l’école et la société en général puissent faire partie des délibérations, car l’éducation scolaire est un bien collectif qui joue un rôle déterminant dans une société.Vers un Rendez-vous national sur l’éducation, début 2025
C’est pour toutes ces raisons que Debout pour l’école travaillera dans les prochains mois à coaliser le plus grand nombre d’organisations de la société civile organisée et des milliers de citoyennes et citoyens afin qu’ensemble ils dégagent des revendications prioritaires à adresser aux pouvoirs publics qui, s’ils ont un tant soit peu le respect de la démocratie, devront les mettre en œuvre. Un Rendez-vous national sur l’éducation est prévu au début 2025 pour obtenir des transformations structurantes en éducation. Ensemble, mettons-nous debout pour l’école !- Pour un aperçu historique, voir https://www.journaldemontreal.com/2023/08/27/vous-savez-au-quebec-lecole-na-pas-toujours-ete-obligatoire
- Voir les chapitres 1 et 2 de l’ouvrage du collectif Debout pour l’école : Une autre école est possible et nécessaire, Del Busso, éditeur, 2022.
- Lire Daniel Bart, Bertrand Daunay, Les problèmes de traduction dans le PISA : les limites de la standardisation des tests de compréhension. En ligne : https://liseo.france-education-international.fr/index.php?lvl=bulletin_display&id=9889
- Voir l’onglet Parlons éducation sur le site de Debout pour l’école. En ligne : https://deboutpourlecole.org
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