Revue Droits et libertés

Publiée deux fois par année, la revue Droits et libertés permet d’approfondir la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Réalisée en partenariat avec la Fondation Léo-Cormier, la revue poursuit un objectif d’éducation aux droits.

Chaque numéro comporte un éditorial, les chroniques Un monde sous surveillance, Ailleurs dans le monde, Un monde de lecture, Le monde de l’environnement, Le monde de Québec, un dossier portant sur un thème spécifique (droits et handicaps, droits des personnes aînées, police, culture, droit à l’eau, profilage, mutations du travail, laïcité, etc.) ainsi qu’un ou plusieurs articles hors-dossiers qui permettent de creuser des questions d’actualité. Les articles sont rédigés principalement par des militant-e-s, des représentant-e-s de groupes sociaux ou des chercheuses ou chercheurs.

Créée il y a 40 ans, la revue était d’abord diffusée aux membres de la Ligue des droits et libertés. Depuis, son public s’est considérablement élargi et elle est distribuée dans plusieurs librairies et disponible dans certaines bibliothèques publiques.

Bonne lecture !

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À l’ère du capitalisme de surveillance

31 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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À l’ère du capitalisme de surveillance

Dominique Peschard, militant à la LDL et président de la LDL de 2007 à 2015

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L’intrusion du numérique dans toutes les facettes de nos vies a permis une cueillette de données sans précédent qui touche tous nos champs d’activités, privés et sociaux. Tout est prétexte à cette captation de données qui ne cesse de s’étendre avec le développement de l’Internet des objets, la multiplication des applications de gestion de la vie courante, les capteurs corporels, les villes intelligentes, etc. Ce modèle d’affaires fondé sur l’extraction des données, initié par les Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft (GAFAM), est maintenant repris par toutes les entreprises et services publics. Les gouvernements, dépassés par l’expertise et les moyens des géants du numérique, ont abandonné toute velléité de souveraineté numérique et cèdent de plus en plus à l’entreprise privée la gestion et le stockage dans le nuage des données qu’ils recueillent sur les citoyens. Ces données sont utilisées à des fins de surveillance et de contrôle, pour analyser et influencer nos comportements. Elles servent tant pour nous solliciter à des fins lucratives que pour évaluer le risque que nous représentons. Cette masse immense de données est traitée par des systèmes de décision automatisés (SDA) qui placent les individus dans des catégories qui leur sont favorables ou défavorables. Les algorithmes derrière ces SDA sont opaques et souvent biaisés. Ces entreprises s’approprient notre expérience personnelle afin de comprendre et d’influencer nos comportements. C’est ce que Shoshana Zuboff appelle le commerce de l’avenir humain1. Les systèmes de protection de ces données sont déficients et on assiste régulièrement à des fuites, des vols de données et à de l’extorsion par rançongiciel. Les victimes de ces actes criminels ont peu de recours et la protection offerte par l’anonymisation des données n’est pas très fiable. La guerre au terrorisme menée par les États après les attentats du 11 septembre 2001 a certainement contribué à ce que le capitalisme de surveillance puisse se développer sans entraves de la part des gouvernements. Les États ont eux aussi mis en place un système de surveillance généralisé des populations en prétextant que c’était le seul moyen d’assurer notre sécurité. Comme l’a révélé Edward Snowden, les agences de renseignements se sont généreusement abreuvées, à l’insu des populations, à même les données amassées par le capitalisme de surveillance. Les techniques d’identification biométriques se développent sans encadrement adéquat. Le développement de banques d’ADN et d’outils de reconnaissance faciale menace toute prétention à l’anonymat. Ces outils sont utilisés de manière opaque par les forces policières et permettent de faire des enquêtes en ayant recours à des moyens intrusifs sans mandat judiciaire. Le modèle d’affaires des GAFAM repose non seulement sur la captation de données sur l’usager, mais aussi sur la capacité de capter son attention et de l’inciter à visiter le plus de sites possible. Plus de clics égalent plus de revenus publicitaires. Une conséquence est que l’usager se voit orienter vers des sites sensationnalistes qui reflètent ses biais. Ces mécanismes favorisent la propagation de fausses nouvelles et l’enfermement de l’internaute dans des chambres d’écho qui renforcent ses préjugés. Ils empoisonnent le débat démocratique et facilitent la polarisation des extrêmes. Une autre conséquence est de développer la dépendance aux écrans, phénomène particulièrement nocif pour les jeunes, au point de devenir un problème de santé publique. La distanciation et l’anonymat que permettent les plateformes ont favorisé l’humiliation, le harcèlement et l’intimidation en ligne de nombreuses personnes, la plupart du temps des filles et des femmes, laissées à elles-mêmes face à leurs agresseurs. Des adolescent-e-s vulnérables se sont suicidés. La croissance du capitalisme de surveillance repose sur un développement sans limites de communication de données, y compris pour des usages les plus superficiels. A-t-on vraiment besoin d’une application qui envoie un message pour nous avertir que la pinte de lait dans le frigidaire est à moitié vide ou d’envoyer une photo de notre assiette à tous nos amis ? Notons qu’un simple courriel avec pièce jointe a une empreinte carbone d’environ 20 grammes ! Cette transmission sans limites de données entraîne une explosion des infrastructures, telles que la 5G et les mégas centres de données, la consommation de matières premières comme les métaux rares et d’énergie avec des effets désastreux sur l’environnement. Comme on le constate, ces développements soulèvent de nombreux enjeux de droits qui dépassent le seul droit à la vie privée. La surveillance et la manipulation des comportements sont des atteintes à l’autonomie des individus et à la vie démocratique. Le manque de transparence dans la collecte de données et les SDA qui servent à la prise de décision sont source de discrimination, portent atteinte au droit à l’information et accentuent le déséquilibre de pouvoir entre les individus et les géants du numérique et les gouvernements. Le développement en catimini de l’identité numérique par le gouvernement Legault en est un exemple. La notion qu’il existe une solution technique à chaque problème et l’idéalisation de l’intelligence artificielle (IA) – pensons à l’application de traçage COVID – permet d'escamoter le débat public sur les enjeux sociaux sous-jacents. Les phénomènes de dépendance et l’impact environnemental du capitalisme de surveillance portent atteinte au droit à la santé et à un environnement sain.

Le défi des années à venir

À ses débuts, dans les années 1990, Internet était source d’espoir. Internet allait briser le monopole des grands médias écrits et électroniques traditionnels sur le débat public et permettre à des voix qui n’avaient pas accès à ces moyens de se faire entendre et de s’organiser. Pour ce faire, Internet devait demeurer neutre, accessible à tous et à l’abri d’interférence étatique. Cet espoir n’était pas sans fondement et Internet a effectivement permis à de nombreux mouvements sociaux (MeToo, Black Lives Matter, la campagne pour l’abolition des mines antipersonnel…) de se développer à une échelle mondiale et d’avoir un impact. Les réseaux sociaux permettent de diffuser et de dénoncer en temps réel les violations de droits aux quatre coins de la planète. On a aussi vu comment ces moyens de communication pouvaient être utiles en temps de pandémie. Ceci ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue que, si nous n’intervenons pas, le développement du numérique sous la gouverne du capitalisme de surveillance, comporte de graves dangers pour les droits humains. Nous devons pouvoir utiliser Internet et les plateformes de communication et d’échange à des fins socialement utiles. Le défi des prochaines années est de se réapproprier ces outils numériques afin de les mettre au service du bien commun. Le capitalisme de surveillance n’est pas une fatalité et les nouveaux moyens d’information et d’échange sont devenus tellement névralgiques qu’ils constituent un commun qui doit être soustrait au capitalisme de surveillance. Les marchés qui font le commerce de l’avenir humain entrainent des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques, et causent des préjudices intolérables dans une société démocratique. Ils devraient être illégaux tout comme le commerce d’organes et d’êtres humains est illégal. Nous devons définir un droit qui garantisse à chacun la protection de son expérience personnelle. Nous devons aussi refuser les moyens de fichage et de surveillance biométriques, tout particulièrement, la reconnaissance faciale. La croissance débridée du numérique à des fins socialement néfastes et inutiles induit un impact environnemental majeur qui est encore largement méconnu. Le numérique est présenté comme quelque chose d’immatériel et la population est maintenue dans l’ignorance de la vaste quantité de ressources et d’énergie que requièrent ces infrastructures. Les considérations environnementales sont une partie intégrante de la réappropriation du numérique dans un objectif de promotion du bien commun. Nous sommes au tout début de la prise de conscience de l’existence du capitalisme de surveillance et de ses effets. L’enjeu de la prochaine période est de dénoncer et de s’opposer au développement d’une société de surveillance et de revendiquer la mise en place d’un cadre règlementaire qui fait primer les droits humains sur les intérêts de tous les acteurs qui tirent profit du capitalisme de surveillance, qu’il s’agisse des États, des entreprises ou des acteurs du secteur privé.
  1. En ligne : https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/421/ETHI/Brief/BR10573725/br-external/ZuboffShoshanna-10073190-f.pdf

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Essor de la société de surveillance

31 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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L'essor de la société de surveillance

Dominique Peschard, militant à la LDL et président de la LDL de 2007 à 2015

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Le droit au respect de la vie privée enchâssé dans les constitutions des premiers États démocratiques visait à protéger les citoyens contre les fouilles abusives. Cependant, les États, mêmes réputés démocratiques, n’ont jamais renoncé à mettre en place des systèmes de surveillance, souvent au nom de la préservation de l’ordre établi et de la sécurité nationale. Cette menace est plus réelle que jamais alors que ces pouvoirs ont connu un développement sans précédent au nom de la guerre au terrorisme. La pandémie a une fois de plus démontré comment il était facile d’instaurer un régime d’exception porteur de violations de droits en situation de crise.

Les premières décennies

Dans le cadre de l’Opération liberté, lancée le 1er mars 1978, la Ligue des droits de l’homme a organisé un colloque sur le thème Police et Liberté, les 26, 27 et 28 mai de la même année. Considéré comme la plus importante initiative du genre à ce jour au Québec, ce colloque a réuni plus de 400 participants. Son objectif est la défense et l’élargissement des droits démocratiques et des libertés fondamentales attaqués par l’État à tous ses niveaux (fédéral, provincial, municipal), par les lois et règlements répressifs, par l’utilisation des tribunaux et par le renforcement des services de sécurité et de renseignements de la police et de l’Armée canadienne, qui emploient des méthodes illégitimes. Le développement de systèmes informatiques à partir des années 1960 introduit une nouvelle menace à la vie privée : la constitution par les entreprises et les gouvernements de vastes banques de données et la possibilité d’utiliser ces données à d’autres fins que celles nécessaires pour fournir le service, ouvrant ainsi la porte à la marchandisation des données. En 1982, Radio-Canada dévoile l’existence d’un registre informatisé qui fiche les locataires qui ont recours à la Régie, rendant inopérantes les mesures de protections de la Régie du logement. Pire, d’autres systèmes permettent aux propriétaires d’éviter de louer à des citoyens sur la base de critères discriminatoires. En réaction, le Regroupement des comités de logement et associations de locataires du Québec, avec l’appui de la Ligue des droits et libertés (LDL) et des associations de consommateurs, obtiennent que le gouvernement du Québec adopte le projet de loi 24 en juin 1983 qui inscrit une nouvelle disposition au Code civil, soit « l’interdiction de la discrimination fondée sur l’exercice d’un droit1». Dans la foulée de cette mobilisation, les groupes impliqués mettent sur pied une table de concertation Télématique et libertés animée par la LDL dont l’objectif est d’examiner les implications du développement de l’informatique sur les libertés. En 1985, la table de concertation et ses alliés font campagne pour une loi de protection des renseignements personnels et, en 1986, la LDL publie la brochure Gérard et Georgette, citoyens fichés afin de sensibiliser la population. Enfin, après 10 ans de lutte, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé est adoptée le 15 juin 1993. C’est la première du genre dans les Amériques.

Les années 2000

Le début du 21e siècle est marqué par les attentats du 11 septembre 2001. En réaction, les États adoptent une série de lois et de mesures antiterroristes liberticides. Ces mesures remettent en question des droits jusque-là tenus pour acquis : l’Habeas corpus, la présomption d’innocence, le droit à un procès juste et équitable, l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants. Les musulman-e-s sont la principale cible de ces mesures et la LDL n’aura de cesse de dénoncer l’hystérie islamophobe et les discriminations dont sont victimes les musulman-e-s. De plus, les définitions vagues des crimes de terrorisme permettent que ces mesures puissent être utilisées pour cibler des activités militantes qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. Dès son dépôt à l’automne 2001, la LDL s’oppose au projet de loi antiterroriste C-36 du gouvernement fédéral et lance une déclaration, signée par 200 organisations et 310 personnalités, pour demander le retrait du projet de loi. Au printemps 2002, la LDL participe à la création d’une large coalition pancanadienne, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), pour organiser une résistance aux mesures liberticides. De son côté, en 2004, la LDL lance une campagne, Nos libertés sont notre sécurité, et organise une conférence avec Maher Arar et des invités internationaux, Ben Hayes (Statewatch, UK) et Jameel Jaffer (American Civil Liberties Union, US). Une infrastructure de surveillance de masse et de partage de renseignements est mise en place par les États. Sur la base de ces données, des centaines de milliers de personnes sont placées sur des listes de suspects et certaines sont renvoyées vers la torture, bloquées aux frontières ou empêchées de prendre l’avion, sans savoir pourquoi et sans recours efficace. La LDL dénonce ces atteintes à la présomption d’innocence et fait campagne de 2002 à 2011 contre les différents projets du gouvernement fédéral de donner aux forces policières de nouveaux pouvoirs de surveillance des communications. Elle participe à la Campagne contre la surveillance globale lancée en 2005 par une large coalition d’organisations de plusieurs pays. En 2007, la LDL publie un dépliant afin d’alerter la population et l’inviter à s’opposer à la mise en place d’une liste d’interdiction de vol au Canada. En 2009, la LDL participe à un projet de la CSILC afin de documenter les cas de personnes (y inclus de jeunes enfants !) placées sur la liste d’interdiction de vol. Dans la revue Droits et libertés de 2009, la LDL fait le point sur la surveillance et l’érosion de la vie privée et organise une conférence On nous fiche, ne nous en fichons pas sur le sujet au printemps 2010. À partir des années 2010, la LDL tourne son regard vers le rôle des entreprises privées dans le phénomène de la surveillance. La marchandisation des données a connu un bond qualitatif au 21e siècle. Le numérique envahit tous les aspects de la vie, et pratiquement tout ce que nous faisons - achats, champs d’intérêt, liens sociaux, déplacements – laisse une trace dans l’univers numérique. La numérisation de l’ensemble de nos activités et échanges a permis à de nouveaux joueurs de mettre en place un système de surveillance de nos comportements extrêmement profitable : le capitalisme de surveillance. Des compagnies créées au tournant du siècle – Amazon (1994), Google (1998) et Facebook (2004) – sont devenues des géants dont le modèle d’affaires est fondé sur l’appropriation de ces données à des fins d’analyse comportementale qui permet de cibler les individus et d’influencer leur comportement à des fins commerciales ou même politiques. La population n’est en général pas encore consciente de l’ampleur du phénomène et n’en voit pas les conséquences. Dans le but d’alerter la population face à cette nouvelle menace, la LDL a fait de La surveillance des populations, le thème de sa revue de l’automne 2014. Elle a également offert des ateliers Je n’ai rien à cacher mais… tout à craindre à des groupes communautaires dans plusieurs régions du Québec. Depuis 2019, la LDL s’attaque à la menace que représente le capitalisme de surveillance, non seulement pour nos droits individuels, mais aussi pour le tissu social et la démocratie. La revue du printemps 2022 fait le point sur le capitalisme de surveillance. Pour la LDL, les moyens de communication et d’échanges numériques sont devenus un bien commun trop important pour être abandonné sans contrôle à l’entreprise privée. Depuis 2022, la LDL offre un atelier : Capitalisme de surveillance : ce qui se passe derrière l’écran. Les lois de protection des renseignements personnels adoptées au siècle dernier s’avèrent complètement dépassées pour faire face à cette nouvelle réalité. À l’automne 2021, le gouvernement du Québec adopte le projet de loi 64 pour moderniser la loi québécoise. La LDL intervient lors de l’étude du projet de loi et démontre que tout en apportant certaines améliorations à la loi, celui-ci ne remet pas en question les fondements de cette nouvelle économie basée sur la marchandisation des données. La LDL dénonce également le manque de réglementation efficace de l’utilisation de la biométrie, et en particulier de la reconnaissance faciale, dont le déploiement rend toute prétention à l’anonymat illusoire. À l’instar de nombreuses autres organisations au Canada et à travers le monde, la LDL demande un moratoire sur l’utilisation de cette technologie. Au fil des 60 dernières années, la Ligue des droits et libertés est intervenue à maintes reprises pour dénoncer le développement d’un vaste système de surveillance portant atteinte aux libertés civiles ainsi qu’à la démocratie elle-même. Nous devons poursuivre cette lutte car une société de surveillance n’est pas une fatalité!
  1. En ligne : https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/421/ETHI/Brief/BR10573725/br-external/ZuboffShoshanna-10073190-f.pdf

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Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits ?

26 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits?

Diane Lamoureux, professeure émérite, Université Laval et membre du CA de la LDL Lynda Khelil, responsable de la mobilisation de la LDL

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Au cours des dernières années, le profilage social et racial, l’usage systématique de la force dans les manifestations, la judiciarisation des problèmes sociaux ou l’usage de la violence lors des interventions policières nous ont amenés à réfléchir plus avant sur le rôle de la police dans une société démocratique et sur les limites de l’impunité de facto dont jouissent les membres des divers corps policiers dans l’exercice de leurs fonctions.

Une police imputable

La Ligue des droits et libertés (LDL) souligne depuis plusieurs années l’absurdité et l’insuffisance des mécanismes de contrôle démocratique sur les corps policiers. Un exemple central, c’est l’absence de mécanismes d’enquête indépendants en cas d’abus de pouvoir présumé de membres des forces policières. Actuellement, c’est au Bureau des enquêtes indépendantes d’investiguer sur les cas de bavures policières. Or, ce bureau porte bien mal son nom puisqu’il peut être composé d’un grand nombre d’anciens policiers, ce qui ne lui garantit que peu d’indépendance face à une institution où l’esprit de corps est fort développé et entretenu à la fois par les hiérarchies policières et les syndicats policiers. Ensuite, c’est aux individus ou aux groupes qui portent plainte de porter le fardeau de la preuve en cas d’abus de pouvoir policier. La médiatisation de certains cas d’interception routière sans motif ou d’interpellation policière abusive montre bien que le système est loin d’être équitable : d’un côté une institution, de l’autre des individus. Lorsque ces derniers réussissent à faire reconnaître les abus policiers, comme dans l’affaire Luamba, les mécanismes d’appel font traîner l’affaire en longueur et épuisent la patience des citoyen-ne-s et les ressources temporelles et financières qu’elles et ils doivent y consacrer. Enfin, même le contrôle des élu-e-s, que ce soit au niveau municipal ou national, sur les agissements des policiers et sur l’utilisation des crédits accordés à la police à même les fonds publics est très aléatoire et se transforme trop souvent en opération de relations publiques pour les corps policiers. À quand des séances publiques de reddition de compte, où les citoyen-ne-s et même les élu-e-s pourraient exiger que l’on réponde véritablement à leurs questions? Tout ceci pose la question de la déontologie policière. Quelle place est faite, dans la formation policière, à la primauté et à l’interdépendance des droits? Quelle est l’attitude de la hiérarchie face aux bavures? Comment s’assurer que tous les membres des corps policiers comprennent ce que sont le sexisme, le racisme ou l’homophobie comme systèmes sociaux et s’abstiennent d’en faire preuve, à tout le moins dans l’exercice de leur fonction? Cela soulève également la question de qui doit enquêter et la manière de le faire lorsqu’il y a décès au cours d’une intervention policière.

Définancer la police?

Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, on a vu s’élever des voix pour réclamer un définancement de la police ou questionner ses méthodes d’intervention. En fait, deux questions sont sous-jacentes à ce mouvement de définancement : la première concerne la judiciarisation des problèmes sociaux et la seconde la militarisation des forces policières et de leur armement. Les coupes dans les services publics au cours des trente dernières années ont produit des effets délétères non seulement dans les domaines de la santé et de l’éducation, mais également en ce qui concerne la santé mentale, l’itinérance ou la consommation de drogues. Plutôt que de s’attaquer aux causes réelles de ces problèmes, la tendance a été à la répression des populations et à la judiciarisation des problèmes dont l’aspect le plus pathétique est probablement l’imposition d’amendes à des personnes sans abri au moment du couvre-feu durant la pandémie. Cette façon de procéder a indirectement été la cause de la mort de Rafael André. Et qui dit répression et judiciarisation confère un rôle central à la police dans la gestion de ces enjeux, ce qui entraîne trop souvent des morts évitables, comme nous avons pu le voir dans les cas d’Alain Magloire ou de Jean-René Junior Olivier, entre autres. Toutes les recherches nous montrent que les forces policières ne sont pas formées et souvent incompétentes pour faire face à ces situations et qu’elles contribuent à les envenimer plutôt qu’à les désamorcer. Pourquoi ne pas mieux utiliser les fonds publics en les remettant à des organismes communautaires ou à des services publics de santé et de services sociaux, ce qui serait plus susceptible de garantir la dignité des personnes inscrite dans la Charte? Ne pourrait-on pas proscrire l’envoi de forces policières pour traiter les personnes présentant des problèmes de santé mentale? Il est par ailleurs fort probable que les interventions de groupes communautaires comme le Café multiculturel de Montréal-Nord sont plus efficaces pour prévenir la violence que les patrouilles policières. En effet, ce groupe, comme les  autres  groupes  communautaires engagés dans des pratiques similaires, permet d’établir des liens avec des jeunes que les rapports sociaux inégalitaires marginalisent, les aident à accéder aux ressources disponibles et à exercer leurs droits pour en revendiquer d’autres. Bref, elles favorisent un apprentissage citoyen plutôt que d’engendrer le profilage. Par ailleurs, une part importante des budgets de la police est consacrée à l’achat d’équipements qui devraient être prohibés pour la gestion de manifestations dans une société démocratique. Les robocops des manifestations altermondialistes ou de celles du printemps érable ont blessé grièvement des personnes qui exerçaient un droit démocratique fondamental à coup d’armes non létales comme les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc ou les bombes assourdissantes.

Conclusion

Il n’y a pas de solution miracle aux problèmes posés par l’institution policière, mais il y a de nombreuses pistes de réflexion porteuses de changement auxquelles il faudrait prêter l’oreille et qu’on devrait mettre en pratique. Il est également nécessaire de se questionner sur les enjeux sociaux sous-jacents aux problèmes que l’on qualifie d’insécurités ou d’incivilités et de voir que la répression n’est pas le moyen à privilégier pour assurer la sécurité de toutes et tous dans notre société. L’institution policière a besoin de réformes sérieuses dès maintenant, comme l’arrêt des pratiques porteuses de profilage social, racial et politique, une plus grande imputabilité quant à ses pratiques et un contrôle démocratique sur les fonds qui y sont affectés. Cela ne concerne pas seulement les personnes qui en sont les principales victimes, mais l’ensemble de la population. Plus profondément, il serait fallacieux de voir dans la répression et la judiciarisation une solution garantissant la sécurité des citoyen-ne-s. Diminuer les inégalités sociales, assurer le droit à une éducation de qualité, garantir des ressources suffisantes dans le domaine de la santé et des services sociaux, mettre fin à la marginalisation des populations autochtones et des populations racisées sont des mesures beaucoup plus porteuses de sécurité.

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Une police en porte-à-faux avec les droits

26 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Une police en porte-à-faux avec les droits

Lynda Khelil, Responsable de la mobilisation de la LDL

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Dès les premières années d’existence de la Ligue des droits et libertés (LDL), les événements mettant en cause des violences policières se succèdent. La LDL réclame la tenue d’enquêtes indépendantes à plusieurs occasions; que l’on pense au Samedi de la matraque en 1964 lors de la visite de la reine Elizabeth II, aux interventions policières lors de la fête de la Saint-Jean-Baptiste en 1971, et aux descentes policières dans les bars gais, dont celle au Truxx en 1977. Les revendications pour des mécanismes d’enquêtes indépendantes sur la police demeurent un champ d’intervention tout au long de l’histoire de la LDL, pour la protection des droits civils et politiques et du droit à l’égalité. [caption id="attachment_18290" align="alignright" width="257"] LDL et le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) ont réuni, les 10 et 11 juin 2010, dans le cadre d’un colloque, des expert-e-s, des intervenant-e-s et des victimes de différentes formes de profilage (racial, social et politique), les invitant à mettre en commun leurs analyses et leurs expériences et à proposer des pistes d’interventions communes. Nous souhaitions ainsi contribuer à unir les efforts entrepris pour mettre fin aux diverses pratiques de profilage discriminatoire dans l’espace public.[/caption] En 1978, les agissements de la police secrète au Québec sont sous la loupe, alors que la LDL lance l’Opération liberté. Cette campagne d’envergure vise à sensibiliser la population au sujet des actes illégaux commis par la Gendarmerie royale du Canada, la Sûreté du Québec et le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal – en particulier l’infiltration des syndicats et des groupes de gauche – au nom de la sécurité nationale. Cette même année, un colloque réunissant 400 participant-e-s conduit à la création d’une coalition de citoyen-ne-s et d’organisations, regroupés autour d’une déclaration de principes que l’on retrouve dans le livre La police secrète au Québec. La tyrannie occulte de la police (1978). La brutalité policière à l’égard des citoyen-ne-s préoccupe tout autant la LDL, qui met sur pied en 1979 le Comité contre la brutalité policière. Son mandat est d’informer les citoyen-ne-s sur leurs droits, d’aider les victimes de brutalité et de contrecarrer ce type de pratiques. La LDL publie d’ailleurs plusieurs brochures au fil des ans : Arrestation et Détention (1970) et Le citoyen face à la police (1982), pour informer les citoyen-ne-s sur leurs droits, et Les jeunes face à la police (1985), pour dénoncer le harcèlement policier et les fouilles abusives dans la rue, dans les parcs et à l’école. Cette dernière réalité est toujours présente à ce jour, particulièrement pour les jeunes racisés ou en situation de marginalité dans l’espace public.

Racisme policier

Cette période est aussi marquée par un racisme policier décomplexé. Parmi les événements marquants, celui du 20 juin 1979 retient l’attention, alors que des policiers donnent arbitrairement l’ordre de quitter les lieux à de jeunes Haïtiens jouant au soccer dans un parc du quartier Rosemont à Montréal. Ils tabassent, matraquent et arrêtent les jeunes, et profèrent des insultes racistes. L’événement suscite l’indignation et un débat sur le racisme policier. Le Comité du 20 juin est mis sur pied, regroupant des organisations de la communauté haïtienne et de défense des droits, dont la LDL, pour exiger des actions fermes – qui ne seront pas au rendez-vous. La violence policière à l’égard des personnes noires à Montréal est persistante. Plusieurs hommes noirs sont tués par la police dans les années suivantes : Anthony Griffin en 1987, Preslie Leslie en 1990 et Marcelus François en 1991. Toutes ces violences policières posent la question incontournable des mécanismes  d’enquêtes  et  de  plaintes concernant la police. À cet égard, la LDL intervient à plusieurs reprises devant des instances politiques. En 1979, par exemple, elle présente un mémoire en commission parlementaire sur un projet de loi modifiant la Loi de police, dont le titre est évocateur : « Limiter les pouvoirs policiers : une exigence démocratique ». La LDL critique vivement la Commission de police du Québec créée en 1968, et dénonce l’exonération systématique de policiers faisant l’objet d’une enquête. Elle réclame du même souffle que le pouvoir d’enquêter sur leurs actions soit confié à un organisme indépendant et civil. La Commission sera abolie près de 10 ans plus tard, à la suite de l’adoption de la Loi sur l’organisation policière, en 1988, qui mène aussi à l’instauration d’un système de déontologie policière basé sur un Code de déontologie applicable à l’ensemble des corps policiers. Or, la réforme est minée dès le départ et ne répond pas aux attentes et aux besoins des victimes d’abus policiers – et c’est encore le cas aujourd’hui.

Luttes à poursuivre

Au cours des deux dernières décennies, la LDL poursuit les dénonciations de violations de droits par la police, en l’articulant comme un phénomène systémique, et non le fait d’incidents isolés commis par quelques policiers. Les décès de citoyen-ne-s aux mains de la police demeurent nombreux au Québec. En août 2008, le décès de Fredy Villanueva, abattu à l’âge de 18 ans lors d’une intervention policière à Montréal-Nord, suscite la colère. Le rapport de l’enquête publique du coroner qui s’ensuit met en lumière le manque flagrant d’impartialité de l’enquête menée par la Sûreté du Québec. La pression est grande pour mettre fin aux enquêtes de la police sur la police. La LDL est très active dans cette lutte, aux côtés de militant-e-s antiracistes et de groupes dénonçant la brutalité policière. Après plusieurs années de mobilisation, le gouvernement crée en 2013 le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). Cet organisme porte toutefois mal son nom : il n’est pas indépendant du milieu policier, d’anciens policiers pouvant y être désignés. En 2020, la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) et la LDL publient un rapport d’envergure faisant le bilan des trois premières années d’activités du BEI, depuis son entrée en activité en 2016. En s’appuyant sur un travail de recherche et les expériences de plusieurs familles de personnes tuées par la police, le rapport établit un constat clair : le BEI n’est pas l’organisme indépendant, impartial et transparent qu’il prétend être. Une réforme en profondeur est nécessaire et la mobilisation se poursuit pour obtenir un vrai BEI. Entre 2009 et 2011, la LDL dénonce aussi le fait que l’État ne soutient pas financièrement les familles de Fredy Villanueva et de Mohamed Anas Bennis, tué en 2005 à Montréal, qui souhaitent participer à l’enquête publique du coroner. Cette revendication est remise à l’avant-plan par la LDL entre 2019 et 2022, alors que plusieurs enquêtes sont annoncées sur les décès, à Montréal, de Pierre Coriolan et de Koray Kevin Celik en 2017, et celui du jeune Riley Fairholm en 2018 à Lac-Brome. Cette lutte mène à l’adoption en 2022 d’un règlement basé sur le régime de l’aide juridique… une autre demi-mesure, qui donne l’apparence d’avoir agi, sans assurer pleinement la représentation juridique des familles. En 2019, une demande de consultation publique initiée par la LDL et appuyée par 24 organisations est transmise à la Ville de Montréal afin d’examiner les méthodes d’intervention de la police, incluant l’utilisation d’armes et l’usage de la force, en tenant compte du fait que les personnes tuées par la police ont souvent des enjeux de santé mentale et/ou sont racisées. L’administration municipale rejette la demande, préférant tenir plusieurs séances publiques de la Commission de la sécurité publique, un exercice sans vision globale et sans remise en question des pratiques policières. La question des armes policières est pourtant cruciale et légitime : par exemple, depuis le Sommet des Amériques en 2001 à Québec, la LDL demande le retrait des balles de plastique en contexte de contrôle de foule, et depuis 2009, le retrait de l’arme à impulsion électrique (Taser), suites aux décès de Quilem Registre et Claudio Castagnetta en 2007. La LDL est aussi active dans la lutte contre les profilages discriminatoires. En 2010, elle co-organise un colloque sur les profilages racial, social et politique avec le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). La même année, elle participe à une consultation publique de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) sur le profilage racial, une dimension du racisme systémique. Parmi les revendications exprimées, la LDL appelle à tenir compte des liens entre le profilage racial et l’exclusion sociale des communautés racisées. En clair, le droit à l’égalité implique aussi d’agir pour la réalisation des droits économiques et sociaux.
La pression est grande pour mettre fin aux enquêtes de la police sur la police. La LDL est très active dans cette lutte, aux côtés de militant-e-s antiracistes et de groupes dénonçant la brutalité policière.
Depuis 2019, la LDL porte une attention plus soutenue à la pratique de l’interpellation policière, alors qu’un rapport1 confirme que les personnes autochtones, noires et arabes sont sur-interpellées à Montréal. En février 2023, la LDL lance une campagne, appuyée par 85 organisations, pour exiger l’interdiction des interpellations par le gouvernement du Québec, car cette pratique viole les droits et libertés, est source de profilage racial et social et n’a pas de fondement juridique. Cette campagne s’inscrit dans un contexte où le pouvoir d’interception routière sans motif est aussi contesté devant les tribunaux, parce qu’il mène à du profilage racial. Le 22 octobre 2022, dans une décision historique, Luamba c. Procureur général du Québec, la Cour supérieure invalide ce pouvoir en vigueur depuis 1990 – une décision portée en appel par le gouvernement.

Conclusion

Aujourd’hui, la LDL poursuit les luttes pour accroître le contrôle civil sur la police, obtenir des mécanismes d’enquêtes indépendantes, réduire le pouvoir discrétionnaire des policiers et leurs moyens de répression, ainsi que pour faire reconnaître la responsabilité des autorités politiques et retirer le fardeau de la preuve aux victimes d’entorses à leurs droits. Ce combat nécessite une mobilisation constante et sans relâche de toutes les organisations et les personnes préoccupées par la défense des droits humains.
  1. Armony, Hassaoui et Mulone, Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial.,

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Concrétiser l’autodétermination

5 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Droits des peuples autochtones

Elisabeth Dupuis, responsable des communications Nous avons discuté avec Me Alexis Wawanoloath, chargé de cours en droit des peuples autochtones à l’Université Laval, co-animateur à la radio Kwé-Bonjour au Canal M et député à l’Assemblée nationale de 2007 à 2008. Nous voulions connaitre son point de vue sur quelques enjeux actuels et futurs, comme les langues autochtones, qui pourraient favoriser ou non le respect du droit à l’autodétermination des peuples autochtones.

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Pour l’avenir des peuples autochtones, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) représente un instrument important pour reconnaitre les droits des Autochtones et influer sur les législations. Or, comme le souligne Me Wawanoloath, celle-ci reste non contraignante sur le plan juridique interne. En vertu de l’article 3 de la DNUDPA, les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. Ainsi, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel1. Si le Canada a finalement ratifié la DNUDPA et adopté, par la suite, différentes mesures pour mettre en œuvre certaines de ses dispositions, le gouvernement du Québec n’a pas véritablement enclenché le processus de sa mise en œuvre. Pourtant, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (Commission Viens) avait formulé un appel à l’action à ce sujet. Le gouvernement du Québec résiste à établir un véritable dialogue de nation à nations, à adopter le Principe de Joyce, à admettre l’existence du racisme systémique et à accepter que les nations autochtones exercent une pleine souveraineté dans différents domaines comme la protection de la jeunesse. [caption id="attachment_12070" align="aligncenter" width="731"] Crédit photo : André Querry[/caption]

Les droits ancestraux

Les droits ancestraux découlent de l’héritage exclusif et spécifique d’un groupe autochtone, comme une pratique, une tradition ou une coutume2. Comme l’explique Me Wawanoloath, ils sont protégés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et, depuis son adoption, la Cour suprême s’est prononcée à leur sujet notamment avec l’arrêt Sparrow. « Il y a des enjeux importants à résoudre car la preuve est très difficile à établir sur ce qu’est ou non un droit ancestral ». Il considère que, pour les communautés autochtones, faire valoir leurs droits ancestraux implique souvent des coûts juridiques importants, de l’ordre de plusieurs millions. D’autres voies de passage pourraient être possibles comme celles de procéder par des revendications territoriales globales, qui portent sur des affaires non réglées dans des traités canadiens, afin d’arriver à un traité moderne. « Ainsi, plusieurs nations au Canada seraient en mesure d’améliorer les conditions de vie de leurs membres en développant des opportunités économiques intéressantes et une certaine autonomie, selon les traités qui pourraient être conclus entre les peuples autochtones et les gouvernements fédéral ou provinciaux ».

Partage

Au-delà de la reconnaissance des droits ancestraux, la reconnaissance de l’autodétermination des peuples autochtones implique leur souveraineté sur leurs territoires. Comme le souligne Me Wawanoloath, seules trois nations, les Eeyou (Cris), les Naskapis et les Inuit, sont concernées par la Convention de la Baie James et la Paix des Braves, qui sont des traités modernes. Si les gouvernements du Québec et du Canada utilisent ces traités pour pavoiser à l’échelle internationale, il faut quand même se rappeler « qu’au départ, la Convention de la Baie James n’a pas été faite dans le but d’être équitable envers les Eeyou. C’est plutôt à la suite de l’arrêt Malouf et l’arrêt des travaux, qui représentait une menace à la réalisation de ce projet du siècle. Et on se devait de régler et d’avoir une prévisibilité juridique pour exploiter ce territoire-là. On ne fait pas des ententes de bonne foi pour respecter les droits ancestraux et les droits autochtones ; ce fut toujours fait dans l’intérêt de l’État colonial ». Aujourd’hui, malgré la cession de territoires au gouvernement du Québec, les Eeyou détiennent plus de pouvoirs que beaucoup d’autres nations grâce aux moyens mis en place pour la consultation sur le territoire et l’entrée en fonction du Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James, le 1er janvier 2014. D’un autre côté, certains problèmes restent entiers si on examine les conditions de vie chez les Inuit en particulier, rappelle l’avocat Waban-Aki. Le partage des ressources, des territoires et des pouvoirs reste à être défini pour la majorité des nations autochtones au Québec. Certaines nations vont préférer garder les titres ancestraux qui sont en fait des droits collectifs fondés sur l’usage et l’occupation traditionnels par un groupe autochtone d’une portion de terre3. Certaines nations, comme les Innus, ont un point de vue différent sur leur territoire, comme nous l’explique Me Wawanoloath : « Selon la logique des cessions des droits, on cède notre titre ancestral sur notre territoire pour les remplacer par quelque chose d’autre qui est inscrit dans une convention. Ce fut l’un des grands points d’achoppement avec les Innus à travers l’Approche commune ». Néanmoins, pour le Regroupement Petapan, qui rassemble les communautés Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan, un pas de géant pourrait être franchi dans les prochaines années en termes d’autodétermination. L’Approche commune est une entente de principe initiée en 2000 entre les Innus et le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. Le Regroupement Petapan représente les Premières Nations innues de Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan dans le processus de négociation territoriale globale en cours avec les gouvernements du Canada et du Québec pour la signature d’un traité. Ce processus se déploie vers la finalisation de la négociation du texte du projet de traité, prévue le 31 mars 2023, mais dont le gouvernement du Québec tarde encore à finaliser le projet4. Dans les prochains mois, les populations formant le regroupement seront consultées sur le projet de traité et un référendum sera par la suite organisé. Les enjeux de cession de territoire pourraient toutefois refaire surface.

Le génocide

Me Wawanoloath insiste aussi sur l’importance de reconnaitre le terme génocide : « si certaines nations s’en sortent mieux économiquement, les effets du génocide se font encore sentir chez les peuples autochtones. Les impacts intergénérationnels du système des pensionnats, des politiques relatives à la rafle des années 1960, des enfants du millénaire, de la perte de la langue, de l’acculturation sont à prendre en compte, tout comme les enjeux de justice sociale ». La définition de génocide5 s’applique aussi à la stérilisation imposée6 aux femmes autochtones au Québec dont la dernière procédure aurait été effectuée en 2019. Pour Me Wawanoloath, « c’est important de parler avec les bons mots car, encore aujourd’hui, beaucoup de personnes ont de la difficulté à reconnaitre le génocide des Premières Nations. Selon les conclusions de l’enquête nationale des femmes disparues et assassinées, ce génocide des Premières Nations se poursuit. Par le biais de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), on prend encore nos enfants ! Il faut aussi se rappeler que le gouvernement du Québec n’a pas voulu participer aux travaux7 du Comité sénatorial permanent des droits de la personne en disant que “ ça ne se passait pas ici ” ».

La Décennie internationale des langues autochtones

La Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032) déclarée par l’Organisation des Nations unies pourrait représenter un tremplin pour revitaliser les langues autochtones au pays. Cependant, pour Me Wawanoloath, « il faudrait accepter que les langues autochtones aient le même statut que la langue française au Québec, elles devraient être protégées et donc, ne pas les percevoir comme une menace. C’était un engagement de François Legault de faire une Charte des langues autochtones ». Selon lui, il serait aussi possible que les autochtones rédigent leurs propres lois pour protéger leurs langues8. Pour la revitalisation, la préservation et la reconnaissance des langues autochtones, de grands défis se posent comme le financement, les transferts intergénérationnels, le faible nombre de locuteurs et, aussi, le placement de jeunes autochtones dans des familles d’accueil allochtones.

La protection de la jeunesse

La protection de la jeunesse représente l’un des champs de pratique de Me Wawanoloath à son cabinet. Il nous explique que la Nation Atikamekw a gagné une certaine autonomie en matière de protection de la jeunesse après 18 ans de négociations. Cette entente en vigueur depuis 2018 permet d’appliquer le Système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA) de façon indépendante du directeur de la DPJ9 et, surtout, elle assure de faire respecter les droits des enfants concernant leur culture, leur tradition, leur langue et leur identité. Maintenant, de nouvelles voies se tracent avec la loi fédérale C-9210 qui affirme, par processus déclaratoire, la compétence autochtone en matière de services à l’enfance et à la famille comme un droit ancestral générique. De son côté, le gouvernement du Québec considère qu’il faudrait déterminer s’il s’agit réellement d’un droit ancestral et conteste l’application de C-92, déplore Me Wawanoloath. Pour lui, il faut retenir un élément important avec C-92 : une communauté a un an pour essayer de s’entendre avec la province. Si, au bout d’un an, elle n’a pas réussi à s’entendre, la loi autochtone prend effet et trouve application sans avoir besoin d’entente avec le gouvernement du Québec. Tout comme Opitciwan, il y a plusieurs communautés au Québec et au Canada qui sont en train de développer leurs propres lois, en faisant un avis d’intention suivi d’une entente de coordination11. Si la protection de la jeunesse est l’un des domaines d’intervention qui requiert une reconnaissance de l’autodétermination, il faut aussi considérer une reconnaissance constitutionnelle.

Le chemin constitutionnel

La discussion avec Me Wawanoloath se termine sur l’enjeu constitutionnel. « Si on veut vraiment respecter les autochtones en tant que peuples, il va falloir nous faire une place constitutionnelle dans le régime canadien, non comme des sujets de droits, mais comme des acteurs de droits. Lorsque j’étais député péquiste, ma vision était que la création d’un nouvel État inclurait, pour de vrai, les peuples autochtones ». Ratifiée par le Canada, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones affirme haut et fort le droit des peuples autochtones de disposer d’eux-mêmes. Pour ce faire, le chemin qui mène à une transformation de la Constitution du Canada devrait s’ouvrir dans l’avenir afin d’établir de véritables rapports de nation à nations.
  1. En ligne : https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf
  2. Ghislain Otis, La revendication d’un titre ancestral sur le domaine privé au Québec. Les cahiers du droit, 62, no 1, 2021, p. 277–323. En ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/2021-v62-n1-cd05902/1076011ar/
  3. En ligne : https://www.rcaanc-gc.ca/fra/1100100028608/1551194795637
  4. En ligne : https://petapan.ca/donnees/protected/communique/files/PETAPAN_Communique_Entente%20Canada_Attente%20Qc_2023-03-pdf
  5. Voir la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide à l’article 2. En ligne : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide
  6. Voir le rapport Consentement libre et éclairé et les stérilisations imposées de femmes des Premières Nations et Inuit au Québec. Suzy Basile et Patricia Bouchard de l’Université de l’Abitibi-Témiscamingue, novembre 2022. En ligne : https://cssspnql.com/produit/consentement-libre-et-eclaire-et-les-sterilisations-imposees-de-femmes-des-premieres-nations-et-inuit-au-quebec/
  7. En ligne : https://sencanada.ca/content/sen/committee/432/RIDR/reports/2021-06-pdf
  8. En avril 2023, l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador (APNQL) et le Conseil en Éducation des Premières Nations (CEPN) ont déposé une demande de contrôle judiciaire pour contester la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, aussi appelée loi 96, devant la Cour supérieure du Québec. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/2023-04-20/loi-96-sur-le-francais/les-premieres-nations-s-adressent-aux-tribunaux.php
  9. En ligne : https://www.atikamekwsipi.com/fr/services/service-sociaux-atikamekw-onikam/services/systeme-dintervention-dautorite-atikamekw-siaa
  10. La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis
  11. En ligne : https://www.sac-gc.ca/fra/1608565826510/1608565862367?wbdisable=true

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Les mobilisations des peuples autochtones

5 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Droits des peuples autochtones

Gérald McKenzie, président de la LDL de 1983 à 1995

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C’est au cœur de cette décennie agitée que naît, au Québec, la première organisation visant à regrouper et représenter l’ensemble des communautés autochtones de la province : l’Association des Indiens du Québec (1965-1977). Influencés par ces développements, par le mouvement de décolonisation qui secoue le Québec et par les débats qui ont cours à l’échelle mondiale sur le colonialisme et le droit des peuples à l’autodétermination, les militant-e-s de la Ligue des droits et libertés (LDL) s’intéressent à la question du colonialisme au Québec. Cette prise de conscience ouvre la porte à la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Autrement dit, nous prenions conscience que, dans notre pays, des peuples souffraient depuis des siècles de dépossession et de racisme. C’est principalement à compter de la fin des années 1970 que la LDL s’implique aux côtés des Autochtones et qu’elle prend une position radicale – qu’elle poursuivra jusqu’à aujourd’hui – en faveur de leur combat pour le droit à l’autodétermination. À l’époque, l’American Indian Movement influence plusieurs dirigeant-e-s des Premières Nations. Plusieurs organisations autochtones menaient alors des luttes contre la Loi sur les Indiens, pour la reconnaissance de leurs territoires, contre les entreprises publiques ou privées qui empiètent sur ces territoires, pour l’amélioration de leur situation socio-économique et contre le racisme. Au début des années 1970, le projet pharaonique de la Baie James lancé par le gouvernement libéral de Robert Bourassa est un moment marquant non seulement pour la nation québécoise, mais aussi pour les Eeyou (Cris) et les Inuit. À la suite d’une demande présentée par les Cris, le juge Malouf, se basant sur la Proclamation royale de 1763, ordonne au gouvernement d’interrompre les travaux et de négocier avec les nations autochtones. Au terme des négociations, la Convention de la Baie James et du Nord québécois est signée en 1975.
[caption id="attachment_18144" align="aligncenter" width="560"]Povungnituk, [ca 1980]. Archives UQÀM Povungnituk, [ca 1980]. Archives UQÀM, Fonds LDL, 24P-630:24:F3/35[/caption]En 1970, lorsque le gouvernement Bourassa lance le projet de la Baie James, il se heurte à l’opposition des Autochtones, notamment les Eeyous et les Inuit, fortement touchés par le projet. En 1973, le jugement Malouf, qui fait suite à une plainte de l’Association des Indiens du Québec, oblige le gouvernement à négocier avec les Autochtones. Celui-ci n’accepte de le faire qu’avec le Grand Council of the Crees et le Northern Quebec Inuit Association. 30% des Inuit se dissocient de cette dernière association, qu’ils accusent de désinformation. Les Inuit dissidents, soutenus par la LDL, refusent notamment l’extinction de leurs droits ancestraux prévue à l’entente de la Baie James et valorisent des formes d’organisation autonomes, comme des coopératives, notamment à Povungnituk, Ivujivik et Sugluk. Regroupés dans l’association Inuit Tungavingat Numani (ITN) qui a pour objectif la création d’un gouvernement autonome pour les Inuit, ils mènent la lutte contre la Convention de la Baie James.

En appui aux nations autochtones

En 1977, la LDL crée le Comité d’appui aux nations autochtones (CANA) à la suite d’une demande présentée par l’anthropologue Rémi Savard. Celui-ci et ses étudiant-e-s Anne Panasuk et Jean-René Proulx, travaillant pour le Conseil des Atikamekws et des Montagnais (CAM), sont témoins des conflits concernant la pêche au saumon entre les communautés innues de la Côte-Nord et les clubs privés qui monopolisaient l’accès aux rivières. Au cours de l’été 1977, deux Innus sont retrouvés morts sur les berges de la rivière Moisie. Selon les Innus et plusieurs observatrices et observateurs, l’enquête qui s’ensuivit a été bâclée. La LDL, appuyée par le CAM, demande une nouvelle enquête sur la mort d’Achille Volant et de Moïse Régis. En 1978, la LDL publie une brochure intitulée Mistapishu pour faire connaître ces événements au grand public. Dès sa création, le CANA appuie les femmes autochtones revendiquant l’abrogation des dispositions de la Loi sur les Indiens en vertu desquelles leurs enfants et elles-mêmes, contrairement aux hommes, perdent leur statut lorsqu’elles épousent un homme n’étant pas reconnu comme Indien selon la Loi. En 1980, le CANA organise à Montréal une semaine de rencontres publiques avec des représentant-e-s de diverses nations : Anichinabés, Dénés, Indiens du Yukon, Inuit (dissidents à la Convention de la Baie James et du Nord québécois), Mohawks, Attikameks et Innus. À cette occasion, le CANA publie une brochure intitulée Les Autochtones et nous, Vivre ensemble. [caption id="attachment_18143" align="alignright" width="391"]Archives UQÀM, Fonds d’archives LDL, Archives UQÀM, Fonds d’archives LDL, 24P-660:02/3[/caption] En juin 1981, 500 policier-ère-s de la SQ envahissent littéralement la réserve micmaque de Restigouche (aujourd’hui Listuguj). Ils saisissent des filets et arrêtent plusieurs Micmacs accusés de pêcher illégalement sur la rivière Restigouche. Les Micmacs soutiennent qu’ils ont le droit de pratiquer une pêche de subsistance avec des filets. Interpellée dès le début du raid, la LDL envoie sur place des membres du CANA accompagnés d‘un représentant de la Commission des droits de la personne du Québec pour observer les injustices criantes vécus par les membres de la communauté. Le CANA poursuit ses activités de mobilisation en organisant une tournée en 1981 pour rencontrer des Inuit qui ont refusé de signer la Convention de la Baie James et du Nord québécois (Inuit Tungavingat Nunamini). En effet, trois villages s’opposent aux termes du traité, en particulier à l’article 2.1 en vertu duquel les Inuit-e et les Cri-e-s perdent leurs droits sur leurs territoires. Le Comité publie, en collaboration avec ITN et les Publications la Maîtresse d’école, Les Inuit Dissidents, un document sur cette lutte majeure. En 1981, au moment des négociations constitutionnelles conduisant au rapatriement de la Constitution canadienne, une soirée publique de la LDL portant sur les Autochtones et la Constitution offre à des représentant-e-s de premières nations l’occasion de présenter leurs points de vue sur les questions constitutionnelles, notamment en ce qui a trait à la reconnaissance des traités.

Vers la reconnaissance de l’autodétermination

En 1982, la LDL et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) organisent, en collaboration avec des organisations autochtones, la conférence Rompre le silence dont un des thèmes est le droit des peuples autochtones. Les représentant-e-s des Algonquins, des Dénés, des Inuit, des Mohawks, des Quichés, des Mapuches, des Innus, des Atikamekws présents démontrent qu’elles et ils font face aux mêmes ennemis : les États et les sociétés multinationales qui exploitent les richesses de leurs territoires. Cette conférence est une étape importante du processus qui a mené à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. En effet, la conférence recommande notamment1 :

- Que la Déclaration de principe de Genève adoptée par plus de 100 nations autochtones fasse partie intégrante du droit international; - Que la Constitution canadienne garantisse le droit à l’autodétermination des peuples autochtones; et - Que le Conseil économique et social de l’ONU instaure un groupe de travail sur les droits des peuples autochtones avec leurs représentants.

Crise d'Oka

Au printemps 1990, la LDL et la Commission des droits de la personne suivent de près une situation de plus en plus tendue à Kanesatake et Oka. Les Kanien’kehá:ka de Kanesatake occupent la pinède d’Oka pour empêcher l’implantation d’un terrain de golf et de condos, projet défendu par le maire d’Oka Jean Ouellette, sur le terrain d’un cimetière considéré comme un territoire ancestral. Les promotrices et promoteurs, la municipalité d’Oka et le gouvernement fédéral restent sourds aux mises en garde des porte-parole mohawks dont Ellen Gabriel, de la Commission des droits de la personne, de la LDL, de politicien-ne-s libéraux et péquistes et de citoyen-ne-s d’Oka. La Sûreté du Québec menace d’évincer les occupant-e-s en vertu de l’injonction obtenue par la municipalité. C’est alors que des Mohawks armés (Warriors) s’invitent en renfort dans la pinède. La LDL demande, dans une lettre publique au premier ministre Robert Bourassa, de ne pas envoyer la Sûreté du Québec. En vain, le 11 juillet, aux petites heures du matin, la charge policière a lieu. Un policier de la Sûreté du Québec est tué lors d’un échange de coups de feu. Des barricades sont levées, des autos de police renversées, des arbres installés en travers de la route. Le territoire est bouclé. Le siège durera près d’un mois avec l’appui des Mohawks de Kahnawake qui bloqueront l’accès au pont Mercier, ce qui aura pour effet d’entraîner dans le conflit la population de Montréal et de la rive sud du Saint-Laurent. La LDL invite la FIDH à envoyer une mission le plus rapidement possible. En premier lieu, la FIDH délègue un juriste qui rencontre toutes les parties et recommande la tenue de négociations. Les Mohawks posent comme condition que des observatrices et observateurs européens soient présents à toutes les barricades pour assurer la circulation des biens essentiels et des personnes. Une fois la mission de la FIDH mise en place dans l’urgence par la LDL, les négociations ont lieu à l’abbaye d’Oka. Des ambassadrices et ambassadeurs autochtones de tout le continent viennent rencontrer les leadeuses et leaders mohawks et près de 70 observatrices et observateurs européens se relaient pendant environ trois semaines jusqu’à ce que le gouvernement du Québec demande leur départ, mette un terme aux négociations et demande à l’armée d’intervenir. Il importe de rappeler qu’un deuxième décès est survenu durant la Crise d’Oka. Le 28 août 1990, des manifestant-e-s non autochtones lancent des pierres aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées lorsqu’elles et ils tentent de fuir Kahnawake. Parmi eux, Joseph Armstrong, un résident de 71 ans de Kahnawake, reçoit une pierre à la poitrine et meurt le lendemain d’un infarctus.

Rétablir les ponts

Ces évènements marquent profondément autant les Québécois-e-s que les Autochtones. Plusieurs organisations, dont la Fédération des femmes du Québec, Femmes autochtones du Québec et la LDL organisent à l’automne un grand rassemblement à Kahnawake pour contribuer à rétablir les ponts entre les communautés. En collaboration avec plusieurs organisations autochtones du continent américain, la LDL a joué un rôle actif dans le groupe de travail sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, notamment en représentant la FIDH à Genève en 1995 pour l’étude du projet de la Déclaration. Cette déclaration a finalement été adoptée en 2007. Le Canada a tardé à la ratifier et ne l’a fait qu’au prix de réserves importantes. En 2019, la LDL a également déposé un mémoire dans le cadre des audiences de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (Commission Viens). La LDL s’est aussi réjouie de l’émergence d’un mouvement comme Idle No More qui mettait en pratique ce que nous avançons depuis plusieurs années sur l’interdépendance des droits, en conjuguant droits des peuples autochtones, droit à l’environnement et droits des femmes. Nous avons également appuyé plusieurs revendications de Femmes autochtones du Québec, notamment pour que cesse l’impunité face aux féminicides pudiquement appelés femmes autochtones disparues ou assassinées. De plus, dans ses luttes pour le droit à l’environnement, la LDL a souvent été amenée à lier droits environnementaux et droits autochtones puisque de nombreux développements hydro-électriques et miniers se situent dans des territoires revendiqués par les Autochtones. Les Autochtones luttent pour leurs droits depuis longtemps, mais leurs voix sont rarement entendues. Le soutien de la LDL et d’autres organismes a contribué à les amplifier et à mettre de la pression pour qu’elles soient réellement écoutées, et ce, même lorsque cela allait à contre-courant de l’opinion publique. Aujourd’hui encore, la LDL poursuit son travail de sensibilisation et intervient régulièrement auprès des gouvernements pour dénoncer les violations de droits et soutenir les revendications des peuples autochtones. Comme elle le rappelle dans son dossier Décolonisation et droits des Peuples autochtones, publié en 2015: « La LDL situe l’ensemble de [son] travail dans une perspective de reconnaissance réciproque de nation à nation et de recherche de stratégies communes sur des questions d’intérêt commun. » Or, cette approche passe d’abord par le respect du droit des Autochtones à l’autodétermination, comme condition essentielle à la reconnaissance des droits humains de toutes et tous.
  1. Dans la mêlée, LDL 1985.

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L’inestimable valeur des droits humains

22 septembre 2023, par Revue Droits et libertés
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L’inestimable valeur des droits humains

Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés

Bien commun

Les droits humains sont un bien commun. La COVID-19 a montré, de façon brutale, à quel point les droits humains concernent l’ensemble de la collectivité et combien ils ne peuvent être conçus et compris de manière strictement individuelle, mais requièrent très souvent des modes de mise en œuvre collective. L’impossibilité pour certaines personnes de faire respecter leurs droits au logement, à la santé, à la protection sociale, à un revenu décent et à la sécurité ainsi que la difficulté à rendre effectif le droit d’asile ou à de bonnes conditions de travail, tout cela met en péril, non seulement les droits des personnes, mais l’ensemble de la société. Pour développer une société plus juste, en mesure de surmonter ou d’éviter les crises, les droits humains servent de guide. Ils ne sont cependant pas la panacée : ils nécessitent que les États fassent face à leurs obligations de respect et de promotion des droits humains,  qu’ils  soient  déterminés à soutenir la participation de leurs populations (particulièrement celle des groupes les plus marginalisés), comme l’exigent les différentes déclarations, pactes, conventions ou chartes et qu’ils soient imputables. Dans ce contexte, la compréhension de ce que sont les droits humains est primordiale, tout comme l’est  le  travail  de  résistance  contre l’instrumentalisation du discours des droits humains à des fins contraires au principe d’interdépendance des droits.

Décrédibiliser, banaliser, opposer

D’abord, la nature de ce que sont les droits humains est souvent manipulée et semble indéfiniment extensible. Toute situation est l’occasion d’évoquer un droit. Pensons à l’évocation politicienne des droits collectifs de la population québécoise pour imposer des décisions sur la base d’une majorité toute puissante, excluant ainsi une bonne partie de ceux et celles qui composent notre société. Par exemple, au nom des droits collectifs de la majorité, sans jamais pouvoir démontrer d’objectif réel et urgent pour la société québécoise en matière de laïcité, la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) a sacrifié les droits et libertés des personnes de confession musulmane, particulièrement des femmes musulmanes, sur la base d’un discours erroné. Attaqués sur plusieurs fronts, les droits et libertés doivent être défendus. Pensons aux changements à la Charte par une simple majorité, à l’utilisation préemptive de la clause dérogatoire comme l’a fait le gouvernement du Québec avec la Loi 21, escamotant ainsi les débats tant dans l’arène politique que judiciaire, aux mobilisations du droit à la liberté d’expression, instrumentalisé par les mouvements de la droite identitaire pour justifier la propagation de leurs discours haineux à l’endroit des minorités, et notamment des personnes immigrantes et racisées. Les exemples sont aussi nombreux qu’inquiétants. Un autre des mécanismes de banalisation des droits humains consiste à les considérer comme optionnels. On l’a vu lors du recours prolongé à l’état d’urgence sanitaire durant la pandémie où la gouvernance autoritaire était peu compatible avec le respect de l’ensemble des droits humains : ces derniers n’étaient jamais évoqués lors des prises de décisions. Même scénario au moment venu de la relance : malgré les violations massives de droits subies durant la pandémie par les personnes aînées, dans les quartiers racisés, par les personnes en quête de logement adéquat ou en situation d’itinérance, par les personnes dont le travail était dit essentiel, etc., la nécessité d’assurer les droits, notamment les droits sociaux garantis par la Charte, ne faisait pas partie des priorités. Une autre manière de décrédibiliser les droits humains consiste à les opposer entre eux. Dans les prochaines négociations entre le gouvernement et les personnes employées dans le secteur public, on se fera certainement servir l’argument de la mise en concurrence entre le droit d’association (c’est-à-dire le droit d’exister des syndicats) et le droit de la population à des services de santé abordables. De même, à l’été 2021, les personnes habitant près de la Fonderie Horne étaient souvent mises devant ce faux dilemme : droit à la santé ou droit au travail ? Droit à un environnement sain ou droit à un revenu décent? Ainsi, les droits humains sont souvent dépeints comme des obstacles au développement économique ou à la prise de décision rationnelle. Dans cette même veine, un certain vocabulaire entourant les droits humains participe aussi à la tentative de disqualification : droits fondamentaux, droits de base, etc. Les droits humains doivent être traités sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. Par exemple, le droit à l’éducation ne peut exister sans le droit à la santé et ce dernier ne peut s’accomplir sans droit au logement. De même, les mauvaises conditions de logement, de travail ou environnementales affecteront le droit à la dignité comme celui à la sécurité. Sans nier les tensions qui restent à résoudre, qui doivent être résolues, il est erroné (et risqué) d’opposer les droits entre eux comme on l’entend souvent dans l’espace public. La dignité humaine n’est pas morcelable : le seul équilibre se trouve dans le principe de l’interdépendance des droits où il n’existe pas de hiérarchie entre les droits.

Promotion des droits

Ces différentes façons de banaliser le cadre de référence des droits humains illustrent à quel point la promotion des droits est essentielle pour comprendre les potentialités et l’importance des outils nationaux et internationaux existants. Déclarations, pactes, conventions ou chartes, tribunaux, commissions sont des outils précieux, mais encore faut-il en comprendre la portée et savoir comment ils peuvent être utiles pour assurer la dignité de tous et toutes. Ces mécanismes de décrédibilisation des droits humains démontrent aussi l’importance de pleinement saisir le principe d’interdépendance des droits, pour ne pas tomber dans certains pièges et pour rappeler les gouvernements à l’ordre lorsque nécessaire. Ainsi l’avenir des droits humains passe par la promotion des droits pour en saisir la puissance, pour les défendre, les étendre et, pourquoi pas, en assurer de nouveaux. Ce potentiel de puissance sera fort utile pour relever les défis des discriminations systémiques, des violations des droits sociaux et des crises environnementales ; bref, pour tendre vers la justice sociale. Ces luttes pour les droits et pour la promotion des droits ne peuvent être que collectives ; elles demandent discussions et délibérations. Les citoyen-ne-s (au sens civique du terme), les syndicats, les établissements d’éducation, et évidemment les organismes communautaires comme la Ligue des droits et libertés ont bien sûr un rôle à jouer dans ce chantier. Pour la suite du monde, l’heure n’est pas à la banalisation ou à la fragilisation des droits humains, mais bien à leur valorisation et à celle des outils qui les protègent pleinement ; cela passe aussi par la mobilisation continue de tous les groupes et mouvements sociaux engagés dans leur promotion.    

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La liberté d’expression dans tous ses états

8 septembre 2023, par Revue Droits et libertés
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Liberté d'expression et droit de manifester

Laurence Guénette, Coordonnatrice de la LDL

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La défense du droit de manifester a été au cœur du travail de la Ligue des droits et libertés (LDL) en matière de liberté d’expression, étant donné qu’il s’agit d’une condition essentielle à la vitalité des mouvements sociaux et à l’émergence de puissantes mobilisations pour défendre les droits humains. Il est évident que les efforts pour protéger ce droit se poursuivront, s’adaptant aux enjeux contemporains et à venir, et que la vigilance est de mise devant toute limitation à ce droit à travers l’encadrement des manifestations ou devant la répression multiforme subie par les personnes qui manifestent. Cependant la liberté d’expression ne se limite pas à ce droit. Il s’agit aussi du droit d’exprimer des idées et des opinions, et de connaitre et d’entendre les idées et les opinions des autres1. Dans les dernières années, plusieurs débats ont secoué l’espace public, tentant de situer la frontière légale, légitime ou souhaitable entre cette expression des idées et opinions, et le respect des droits des personnes à ne pas subir de propos méprisants, haineux ou incitant à la violence à leur égard. Le débat a occupé tant l’arène publique et médiatique que l’arène judiciaire. On pense notamment à l’affaire Mike Ward, un humoriste s’étant moqué publiquement d’un jeune en situation de handicap, cas pour lequel un tribunal a dû déterminer s’il avait subi une discrimination fondée sur son handicap ou non. On pense aussi aux débats entourant l’utilisation du mot en N qui continuent de faire couler beaucoup d’encre à ce jour, par exemple à savoir si ce mot devrait être banni du vocabulaire utilisé par les réseaux publics de radiodiffusion, ou encore à savoir si un mot en N contenu dans le titre d’une œuvre littéraire demeure pour sa part acceptable. Pour la LDL, ces débats entourant la liberté d’expression invitent à des questionnements plus vastes qu’il est essentiel de réfléchir en cohérence avec d’autres luttes pour les droits humains. Les paragraphes suivants proposent en toute humilité certaines réflexions qui semblent pertinentes pour l’avenir.

Assiste-t-on à une instrumentalisation de la liberté d’expression ?

Ces dernières années, la notion de liberté d’expression a été brandie par plusieurs pour justifier de tenir des propos qui participent d’une violence vécue, pour protéger coûte que coûte le droit de quiconque de dire ce qui lui chante. L’expression coûte que coûte revêt son importance ici, car les impacts sont parfois graves. Pour les personnes marginalisées ciblées directement ou indirectement par ces propos, le fardeau est considérable. Dans le cas du « mot en N », des personnes Noires entendent ce mot qui porte un héritage ultra-brutal d’exactions déshumanisantes, un bagage révoltant nourri des violences racistes et colonialistes qui perdurent encore aujourd’hui. Certaines personnes choisissent d’exprimer publiquement leur malaise, de l’expliquer patiemment et de revendiquer de ne plus avoir à entendre ce mot violent. Finalement, certaines d’entre elles subissent dans l’espace public un contrecoup ou backlash virulent et attentatoire à leurs droits. Ainsi, un fardeau susceptible d’être porté en trois temps. Mais d’envisager toute limitation, et même autolimitation, dans l’usage de certains propos est perçue par certaines personnes comme une censure absolument intolérable. En 2018, la LDL constatait déjà que la liberté d’expression était au cœur de l’argumentaire des personnes souhaitant coûte que coûte préserver la possibilité de dire n’importe quoi : «nous observons actuellement une montée des discours racistes, anti-immigration, islamophobes et autres en dissonance avec le respect des droits humains. Lorsque critiqués, les porteurs de ces discours brandissent souvent leur liberté d’expression comme bouclier2». Par exemple, en 2017, des groupes de droite et d’extrême droite s’opposaient à une Motion contre l’islamophobie déposée à la Chambre des communes du Canada (M-103), alléguant que celle-ci bafouait leur liberté d’expression3. Dans ce contexte, la liberté d’expression n’est-elle pas instrumentalisée pour délégitimer les revendications des populations marginalisées pour le respect de leur droit à la dignité et à la non-discrimination ? Dans la foulée des luttes contre les différentes dimensions et manifestations du racisme systémique, il est nécessaire de reconnaitre qu’il existe aussi des inégalités dans l’accès à la prise de parole dans l’espace public. Certaines voix sont plus entendues et écoutées que d’autres ; certaines, les personnes racisées en l’occurrence, subissent un backlash déferlant que d’autres n’ont pas à craindre… Dans une perspective d’interdépendance des droits humains et de lutte contre le racisme systémique, la liberté d’expression doit être mobilisée davantage dans sa dimension collective et démocratique, et préservée de cette regrettable instrumentalisation. Là où elle aide à amplifier la voix des communautés marginalisées ; là où elle contribue positivement aux luttes sociales ; là où elle permet de garder vivant un discours critique, de contestation sociale, de contre-pouvoir, c’est là que la liberté d’expression est un atout pour une société juste et inclusive.

La liberté d’expression et les technologies numériques

Notre époque témoigne aussi du foisonnement de propos haineux et de contenus dommageables en ligne, alors que les réseaux sociaux servent de tribune et d’amplificateur à tous les discours existants, y compris les discours racistes et misogynes. La LDL s’intéresse d’ores et déjà à ces questions, dans le cadre de son implication dans le mouvement de vigilance face à la surveillance des populations et aux usages de l’intelligence artificielle potentiellement attentatoires aux droits et libertés. La législation, ici comme ailleurs, accuse un important retard en ce qui a trait à l’encadrement de l’univers numérique et des réseaux sociaux, pendant que les nouvelles technologies et plateformes foisonnent sans balises et à une vitesse folle. Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement fédéral planche toujours sur un projet de loi visant à limiter les dommages en ligne. La LDL et plusieurs groupes, forts de leur travail et de leurs analyses en coalition, interviennent en amont des propositions législatives pour identifier et exiger certaines balises essentielles pour garantir la liberté d’expression dans la foulée de ce besoin d’encadrement. On peut aisément imaginer les écueils : que les encadrements, trop généraux, trop intrusifs ou délégués aux plateformes numériques, aient pour effet de limiter l’expression de certaines positions politiques (par exemple, que des positions critiques de l’État d’Israël soient censurées, car qualifiées à tort de terroristes ou d’antisémites). La LDL et d’autres groupes s’intéressant à cette nouvelle menace à la liberté d’expression soutiennent que les efforts de limitation des dommages en ligne doivent aller de pair avec des efforts de lutte contre le racisme systémique en amont et de façon vaste, dans un contexte où l’islamophobie et d’autres racismes particuliers se manifestent de façon accentuée depuis plusieurs années. De même, il importe de combattre les diverses manifestations du sexisme pour contrer la misogynie en ligne. En somme, l’avenir des luttes pour défendre la liberté d’expression, si on souhaite ces luttes porteuses de justice sociale et d’inclusivité, passe probablement par la dimension collective de ce droit, et non par le droit de quiconque d’exprimer toute chose, aussi offensante soit-elle. Elle devra être intimement liée à la lutte contre le racisme systémique et les autres systèmes d’oppression à l’œuvre dans nos sociétés, qui provoquent de nombreuses violations de droits. Sinon, nous risquons fort d’assister à une instrumentalisation de la liberté d’expression, qui nous éloignerait de la perspective de l’interdépendance des droits humains qui nous est chère.
  1. Inspiré de la définition simplifiée proposée par Éducaloi.
  2. Vidéo, La liberté d’expression : pour tout le monde ? LDL, décembre En ligne : https://liguedesdroits.ca/liberte-dexpression-monde/
  3. Des manifestants de partout au Canada dénoncent la motion contre l’islamophobie, Radio-Canada, 4 mars 2017 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1020369/manifestations-motion-islamophobie-canada-montreal

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Défendre des espaces de contestation sociale

8 septembre 2023, par Revue Droits et libertés
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Liberté d'expression et droit de manifester

Lynda Khelil, Responsable de la mobilisation de la LDL

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Dès les années 1960, la Ligue des droits et libertés (LDL) s’est penchée sur plusieurs cas de censure menaçant alors l’essor de perspectives progressistes, et féministes en particulier, au Québec. De tous temps, la LDL a dénoncé la répression policière et politique des contestations sociales. [caption id="attachment_17895" align="alignright" width="396"] Québec-Presse, Archives UQÀM, Fonds LDL, 24p_630_02_D2_18[/caption] Les mobilisations de la LDL pour le droit de manifester ont commencé dès sa création, en collaboration avec d’autres groupes, et avec des retombées concrètes pour l’exercice de ce droit. Dès 1969, la LDL s’oppose à l’adoption du règlement 3926 qui restreint le droit de manifester à Montréal. Sitôt adopté, sitôt utilisé : à la demande du chef de police de l’époque, l’administration de Jean Drapeau interdit la tenue de toute manifestation pour une durée de 30 jours. Le nouveau règlement est défié dans la rue et contesté devant les tribunaux, mais la Cour suprême confirme sa validité en 1978. En 1994, il devient le règlement P-6, modifié en mai 2012 par l’administration du maire Gérald Tremblay pour obliger la divulgation de l’itinéraire à la police et interdire le port du masque. La LDL s’oppose à la modification de P-6 et exige son abrogation complète. La mobilisation s’échelonne sur plusieurs années, jusqu’à ce qu’enfin, le conseil municipal abroge le règlement P-6 en 2019, 50 ans après l’adoption de sa première mouture !

Répression effarante des grands événements

En avril 2001, le Comité de surveillance des libertés civiles de la LDL organise une mission d’observation indépendante au Sommet des Amériques à Québec et témoigne d’une répression policière effarante. 900 balles de plastique sont tirées et 5 000 bombes de gaz lacrymogènes sont lâchées sur les manifestant-e-s et dans la ville. 430 personnes sont blessées et 480 sont arrêtées. La LDL publie un rapport exigeant l’interdiction immédiate de l’usage des balles de plastique lors de manifestations. La LDL est sur un pied d’alerte lors d’autres grands événements tels que le Sommet du G-20 à Toronto en 2010, où 1 140 personnes sont arrêtées et détenues, subissant des conditions de détention humiliantes et dégradantes incluant des fouilles à nu systématiques. Avec la Clinique internationale de défense des droits humains de l’UQÀM, la LDL présente un rapport à la Commission interaméricaine des droits de l’Homme à Washington, dénonçant cette répression sur la scène internationale. La LDL orga- nise aussi une mission d’observation conjointe avec Amnistie internationale Canada lors des manifestations en marge du G-7 à La Malbaie et à Québec en 2018. Entre 1996 et 2006, environ 3 000 personnes sont arrêtées lors de manifestations au Québec. La LDL se tourne vers le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture des Nations Unies pour dénoncer l’emploi d’armes de contrôle de foule et la pratique de l’arrestation de masse par encerclement. Les recommandations des Nations Unies sont toutefois ignorées par les autorités, aucune enquête n’est décrétée, et l’usage de ces pratiques et armes de contrôle de foule décriées se poursuit. Au printemps 2012, le Québec est marqué par la plus longue grève étudiante de son histoire, qui est le théâtre d’une répression policière considérable. 3 500 personnes sont arrêtées et de nombreuses autres sont gravement blessées par la police. La LDL dénonce cette répression brutale ainsi que la judiciarisation de ces mobilisations d’envergure et réclame la tenue d’une commission d’enquête publique et indépendante sur les stratégies d’interventions policières et les violations de droits. Une pétition initiée par la LDL récolte plus de 11 000 signatures et est déposée à l’Assemblée nationale. En 2013, le gouvernement met en place une Commission d’examen des événements du printemps 2012 chargée d’analyser les circonstances des manifestations et des actions de perturbation survenues en 2012. La LDL dénonce aussitôt le détournement de sa demande qui était d’examiner les violations de droits commises par les forces policières et refuse d’y participer.

Contestation et sensibilisation

Dans les années qui suivent, la LDL publie deux rapports importants sur le sujet : Répression, discrimination et grève étudiante (2013) en collaboration avec l’Association des juristes progressistes et l’Association pour une solidarité syndicale étudiante, et Manifestations et Répression (2015), un bilan du droit de manifester au Québec depuis 2011. En 2013, la LDL intervient devant les tribunaux dans la contestation de la constitutionnalité de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, une disposition utilisée par la police depuis 2011 pour faire des arrestations de masse. En 2015, la Cour d’appel invalide 500.1, une victoire importante ! En 2017 et 2022, la LDL s’investit dans le projet Le droit de manifester : les règlements municipaux sous la loupe en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQÀM et le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ). Motivé par les préoccupations et besoins exprimés par divers groupes, le projet se penche sur les limites réglementaires imposées à l’exercice du droit de manifester. En plus de la publication d’un guide en 2017 et d’une tournée d’ateliers, le site Web droitdemanifester.ca est lancé en 2021. Près de 1 000 municipalités sont contactées et invitées à réviser leur règlementation afin de retirer les dispositions qui entravent l’exercice du droit de manifester. Plusieurs victoires s’en suivent, certaines municipalités répondent à l’appel en abrogeant des dispositions réglementaires problématiques, telles que Terrebonne en avril 2023.

Luttes contre les poursuites-bâillons

Au cours des années 2000, la LDL se mobilise autour du phénomène des poursuites-bâillons, une entrave majeure à la liberté d’expression, menaçant la participation démocratique et l’espace de contestation occupé par les mouvements sociaux. Ce sont des poursuites abusives contre des groupes participant au débat public et constituant « une instrumentalisation, même un détournement, du système judiciaire1 ». Plusieurs cas emblématiques ont alimenté les analyses et mobilisations, notamment la poursuite contre l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) en 2005 qui a engendré la campagne Citoyens, Taisez-vous !. Puisque les groupes écologistes sont souvent la cible de poursuites abusives, cette mobilisation d’envergure s’est faite en coalition avec le Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), notamment. L’adoption de la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, en 2009, est indéniablement le fruit de cette lutte qui est parvenue à doter le Québec d’une loi parmi les plus robustes au monde ! La LDL et le RQGE mènent alors une tournée de formation à travers la province pour aider les groupes à se saisir de ce nouvel outil juridique. Depuis 2009, l’efficacité de la loi a été constatée à de nombreuses reprises, protégeant effectivement certains militant-e-s et groupes contre des tentatives de poursuites-bâillons. Néanmoins, la loi comporte aussi certaines limites. La LDL et les groupes écologistes, entre autres, doivent donc demeurer vigilant-e-s et mobilisé-e-s devant toutes les tentatives de recours judiciaires qui n’ont pas « pour premier but de gagner en cour, mais plutôt de réduire l’adversaire au silence, de l’épuiser financièrement et psychologiquement […] et de décourager d’autres personnes de s’engager dans le débat public2 ».
  1. Audition de la LDL à la Commission des institutions, le 8 avril 2008, vidéo : https://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-8327.html?support=video
  2. Lucie Lemonde, Lutte contre les poursuites-bâillons : une réforme à poursuivre dans Marie-Pier Arnault et al, dir, L’accès à la justice, quelle justice ?, Nouveaux Cahiers du Socialisme, vol 16, 2016

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60 ans de luttes pour les droits humains

25 août 2023, par Revue Droits et libertés
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Dossier

Paul-Etienne Rainville, Chercheur postdoctoral aux départements d'histoire de l'Université de Toronto et de l'Université de Montréal, membre du CA de la LDL et co-directeur du dossier de la revue

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Aux origines d'un mouvement...

Si les droits humains sont en mouvements, c’est d’abord parce que leur reconnaissance (faut-il le rappeler?) ne se cantonne pas aux avancées juridiques et législatives, aussi essentielles soient-elles. Tributaire des rapports de pouvoir qui traversent nos sociétés, leur avancement est le fruit des combats contre tous les systèmes de domination et d’oppression qui empêchent leur réalisation pleine et entière. C’est pourquoi l’histoire de la Ligue des droits et libertés (LDL), loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au cœur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion. La fondation de la Ligue des droits de l’homme, le 29 mai 1963, est intimement liée à l’évolution des mouvements sociaux au Québec, dans la foulée de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Dès 1937, Frank R. Scott, Jean-Charles Harvey et Raymond Boyer mettent sur pied la Société canadienne des droits de l’homme, en réaction à l’adoption de la loi du cadenas de Maurice Duplessis. Après la Deuxième Guerre mondiale, Frank R. Scott est toujours à l’avant-scène du combat contre cette loi anticommuniste arbitraire et liberticide, qu’il réussit à faire invalider dans une victoire retentissante en Cour suprême du Canada, en 1957. La célèbre militante féministe et fondatrice de la LDL, Thérèse Casgrain, milite également aux côtés de Frank R. Scott pour défendre les droits des femmes, les libertés civiles, les droits des minorités religieuses, et combattre la politique canadienne de déportation des citoyen-ne-s d’origine japonaise1. Engagés dans les cercles libéraux, socialistes et réformistes des années 1950, les militant-e-s de la première heure à la LDL sont parmi les premier-ière-s au Québec à réclamer l’adoption d’une charte des droits et des enquêtes de l’Organisation des Nations Unies pour violations de droits humains dans la province. Pierre Trudeau, Jean Marchand, Gérard Pelletier, Gérard Rancourt et Jean-Louis Gagnon, parmi d’autres, fondent plusieurs groupes – dont le Rassemblement (1956) et l’Union des forces démocratiques (1958) – regroupant des militant-e-s de différents milieux engagés dans un combat commun contre ce qu’ils perçoivent comme une dégradation généralisée de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur2.
C’est pourquoi l’histoire de la LDL, loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au coeur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.
La première décennie d’histoire de la Ligue des droits de l’homme (comme elle s’appellera jusqu’en 1978) est fortement marquée par l’héritage des luttes contre les lois répressives, antiouvrières et liberticides de l’ère duplessiste. Formée d’avocat-e-s, de journalistes et d’intellectuel-le-s des milieux réformistes, la LDL s’implique principalement dans la défense des droits individuels, du droit à l’égalité, des droits des femmes et des droits civils et politiques. À travers cet engagement, ses membres prennent une part active dans les mouvements sociaux et dans les principaux chantiers de réforme de la Révolution tranquille. Dès sa fondation, la LDL accorde une attention soutenue aux enjeux qui touchent l’administration de la justice dans la province. Elle est en grande partie à l’origine de la mise sur pied, en 1967, de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale (Commission Prévost3). Ses membres dénoncent alors les procédures illégales, le mauvais traitement des détenu-e-s et les violations des droits civils et juridiques commises par la police, les procureur-e-s, les enquêtrices et enquêteurs et les magistrat-e-s dans l’application des lois et des procédures pénales au Québec. À la même période, la LDL réclame la mise sur pied d’un poste de Protecteur du citoyen (ombudsman) chargé de protéger les droits des citoyen-ne-s face à l’administration publique et l’instauration d’un système d’aide juridique destiné à favoriser l’égalité de toutes et tous dans l’accès au système de justice. Les membres de la LDL s’impliquent aussi activement dans les débats de l’époque sur la révision du Code civil. Après avoir défendu sans succès un projet de Charte des droits, présenté en 1964 par le constitutionnaliste Jacques- Yvan Morin, la LDL réclame l’inclusion de 10 articles (décalogue) énumérant les droits fondamentaux au sein du Code civil. À l’initiative des membres de son Comité sur les droits de la femme, la LDL lutte pour la reconnaissance de l’égalité juridique des femmes mariées, l’interdiction des discriminations dans l’accès aux professions et la révision des régimes matrimoniaux. Elle appuie également la campagne initiée depuis l’après-guerre par des membres des syndicats et des minorités ethniques et racisées pour réclamer l’interdiction de la discrimination raciale et religieuse au Québec. Période d’avancées majeures en matière de protection des droits humains, les années 1960 et 1970 sont aussi marquées par la surveillance et la répression des forces de la contestation et du changement social. Militant contre la censure et pour la liberté d’expression, la LDL se porte à la défense de militant-e-s nationalistes et de la gauche radicale arrêtés et emprisonnés (dont des membres du FLQ), qualifiés par plusieurs à l’époque de prisonniers politiques. Elle dénonce les brutalités commises par la police lors de plusieurs manifestations violentes, notamment celles du Samedi de la matraque dans le cadre de la visite de la reine Elizabeth II au Québec, en 1964, et de l’opération McGill français, en 1969. Cette année-là, la LDL multiplie les interventions pour dénoncer le règlement 3926 de l’administration du maire Jean Drapeau, qui confère au Comité exécutif le pouvoir arbitraire d’interdire toute manifestation sur le territoire montréalais. Ces combats pionniers pour la sauvegarde de la démocratie, de l’État de droit et des droits civils et politiques plongent au cœur des luttes sociales et politiques de l’époque. Ils sont, jusqu’à aujourd’hui, l’une des matrices fondamentales de l’histoire de la LDL et de son engagement pour la défense des droits humains.

Un virage social…en appui aux mouvements sociaux

Le début des années 1970 marque un virage à la LDL, qui se positionne comme alliée des luttes menées par les syndicats, les groupes d’action politique et les milieux communautaires pour les droits des groupes « les plus démunis dans l’exercice de leurs droits fondamentaux4 ». À l’époque, ce virage social est principalement orienté vers la défense des personnes âgées, handicapées, pauvres, assistées sociales, chômeuses, mais aussi des (ex)détenu-e-s, des femmes, des enfants, et des travailleurs-euse-s précaires. Le projet de charte des droits provinciale rendu public par la LDL en 1973 témoigne de cette nouvelle orientation. Imprimé à 500 000 exemplaires, ce document inspiré du droit international des droits humains reconnaît à la fois les droits civils et politiques (DCP), certains droits collectifs (notamment linguistiques) et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Appuyée par plusieurs groupes de la société civile, la campagne menée par la LDL est directement à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975, et de la mise sur pied de la Commission des droits de la personne, l’année suivante. Si cette loi quasi constitutionnelle est considérée encore aujourd’hui comme un document unique dans l’histoire législative canadienne, c’est en grande partie parce qu’elle incarne la conception progressiste des droits humains portée à l’époque par la LDL5. Cette dernière jouera d’ailleurs un rôle crucial dans les développements ultérieurs de ce document et dans la défense des principes qui y sont énoncés. L’engagement de la LDL pour défendre les droits des groupes discriminés et marginalisés l’amène à prendre des positions avant-gardistes, souvent impopulaires en leur temps. En 1972, elle met sur pied l’Office des droits des détenus (ODD), dans un contexte où la population se soucie peu du sort des prisonnier-ière-s et où l’incarcération est synonyme de suppression complète des droits fondamentaux. Se faisant la porte-parole des revendications des détenu-e-s, l’ODD contribue à attirer l’attention du public et des gouvernements sur la réalité opaque des prisons. Encore aujourd’hui, la LDL continue de se porter à la défense des droits des personnes incarcérées, comme en attestent notamment ses actions actuelles contre les conditions inhumaines de détention à la prison Leclerc à Laval, de même que ses positions récentes sur la situation des prisonnier-ière-s pendant la pandémie de COVID-19 et contre la détention administrative des personnes migrantes au Canada. La LDL soutient aussi très tôt les membres des communautés LGBTQ+ dans leur combat contre la discrimination, la criminalisation et la répression policière. En collaboration avec l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec, elle sera à l’origine de l’inclusion, en 1977, de l’orientation sexuelle parmi les motifs de discrimination prohibés dans la Charte québécoise. L’organisation soutient également les luttes pionnières contre le racisme et la discrimination menées par les communautés ethniques et racisées au Québec. Dans les années 1970 et 1980, elle appuie les combats de la communauté haïtienne contre le racisme et la discrimination en milieu de travail (notamment dans l’industrie du taxi) et s’implique activement dans les coalitions initiées par des membres des communautés racisées pour dénoncer le profilage racial et les abus commis par la police. Ces campagnes s’inscrivent dans le prolongement de l’engagement tenace de la Ligue dans la défense des droits des personnes réfugiées et sans-statut, qui a débuté dans la foulée de ses combats pour l’accueil des réfugié-e-s haïtiens et chiliens fuyant les dictatures des Duvalier et de Pinochet, au début des années 1970. Depuis plusieurs années, la LDL milite pour faire reconnaître et combattre le racisme systémique au Québec, passant d’une approche centrée sur le combat contre les pratiques discriminatoires vers une perspective plus large fondée sur le combat contre l’ensemble des violations de droits engendrées par le racisme, en tant que système.
La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis.
La période des années 1970 est aussi marquée par une implication croissante de la LDL dans la défense des droits ancestraux, territoriaux, issus de traités et à l’autodétermination des peuples autochtones. En plus de soutenir les revendications des Autochtones, de sensibiliser les allochtones à leur réalité et de favoriser l’établissement d’un dialogue de nations à nation, la LDL dénonce régulièrement les violations des droits commises envers les communautés, n’hésitant pas à faire appel à des organisations internationales comme la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) pour alerter la communauté internationale. Active à l’ONU dans les travaux entourant l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), la LDL continue aujourd’hui d’appuyer les Autochtones dans leur combat pour l’autodétermination, en dénonçant le (néo)colonialisme et les violations de droits humains qui lui sont inhérentes.

L’interdépendance des droits… et des luttes

La LDL se distingue d’autres organisations de défense des droits par l’importance qu’elle accorde aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Dans la foulée du tournant néolibéral des années 1980, particulièrement, elle dénonce régulièrement les saccages des politiques sociales et les pratiques de surveillance et de répression dirigées contre les prestataires de l’État. Aux côtés d’organismes comme le Front commun des personnes assistées sociales du Québec, le Front d’action populaire en réaménagement urbain ou le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, la LDL prend une part active dans la défense de l’ensemble des droits inscrits au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)6. Depuis le début des années 1990, la LDL a d’ailleurs présenté trois rapports alternatifs sur la situation des DESC au Canada devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC. Dans la foulée du Programme d’action de Vienne de 1993, la LDL inscrit le principe de l’interdépendance de tous les droits humains au cœur de sa mission. Cette approche, qui postule que les avancées et reculs en matière de protection d’un droit ont des conséquences sur l’ensemble des autres droits, appelle également une compréhension nouvelle de la complémentarité de nos luttes pour la défense collective de tous les droits. Appuyé par près d’une cinquantaine d’organisations, le Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada publié par la LDL en 2013 incarne la volonté de ses militant-e-s de créer un mouvement social large pour construire une société permettant la réalisation de l’ensemble des droits humains. Cet effort collectif apparaît d’autant plus crucial aujourd'hui, alors que nous assistons à une montée en force des mouvements anti-droits humains, à une récupération politique du discours des droits par des mouvements de droite et à des attaques répétées, de la part des gouvernements, aux droits humains et aux chartes qui sont censées les promouvoir et les protéger.

Crises et droits humains… une vigilance constante

La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis. L’histoire nous démontre en effet que, pour paraphraser la formule célèbre de Simone de Beauvoir, il ne suffit parfois que d’une crise (réelle, appréhendée ou même fabriquée) pour que ces droits soient remis en cause, fragilisés, voire carrément foulés aux pieds. À plusieurs reprises, la LDL et ses alliés ont été confrontés à cet état de fait. De nombreuses violations de droits ont notamment été commises à différentes époques au nom de la préservation de la sécurité nationale. Les entorses aux droits fondamentaux perpétrées au nom de la guerre au terrorisme, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, par exemple, ne sont pas sans rappeler les pratiques d’internement lors des deux guerres mondiales, les politiques liberticides contre les communistes pendant la guerre froide, l’emprisonnement des groupes nationalistes et radicaux dans les années 1960, les rafles de la Crise d’octobre 1970, ou encore la surveillance des syndicats et des groupes de gauche (y compris de la LDL) pendant les décennies 1970 et 1980. La crise d’Oka, à l’été 1990, témoigne aussi de l’extrême fragilité des droits lorsque l’état d’urgence est invoqué par les forces de maintien de l’ordre. Les six décennies d’histoire de la LDL montrent  aussi  combien  les  droits fondamentaux sont mis à mal en périodes de crises sociales ou politiques. Ainsi, lors du printemps érable de 2012, la LDL a dénoncé fermement la répression policière et les entorses aux droits fondamentaux de s’exprimer, de circuler, de manifester et de se réunir de manière pacifique. Cette lutte paraissait d’autant plus vitale qu’elle s’inscrivait alors en soutien à un mouvement pour la défense du droit à l’éducation. À plusieurs reprises, la LDL s’est portée à la défense des droits démocratiques; que l’on songe à son rôle d’observatrice des libertés civiles lors du Sommet des Amériques en 2001 et des Sommets du G20 à Toronto (2010) et du G7 à Charlevoix (2018). Plusieurs crises imaginaires ou fabriquées ont également servi de prétexte, à différentes époques, pour justifier des atteintes aux droits des minorités ou des groupes marginalisés. En 2007, par exemple, la soi-disant crise des accommodements raisonnables a favorisé la diffusion de discours islamophobes et contribué à créer un courant d’opinion favorable à l’adoption de lois discriminatoires contre les personnes musulmanes. L’actuelle crise migratoire sert des desseins analogues, étant instrumentalisée par l’État pour justifier la fermeture des frontières, le renforcement des logiques carcérales de gestion des personnes migrantes et la mise en place d’un arsenal répressif portant atteinte à leur dignité et à leurs droits. Bien que ses impacts délétères sur la santé et la vie humaines soient indéniables, la pandémie de la COVID-19 s’ajoute à cette longue liste d’exemples de violations disproportionnées des droits en période de crise, et en particulier à ceux des personnes les plus vulnérables. Tracer la généalogie de ces crises suffit à démontrer que ce qui est présenté comme urgent, temporaire ou exceptionnel, prend de fait des allures de permanence. Chaque fois, ces crises ont révélé la fragilité des droits humains, mais aussi la difficulté de les défendre lorsque le maintien de l’ordre, les intérêts de la majorité, les droits dits collectifs, la paix sociale ou la sécurité nationale sont invoqués pour justifier leur violation. L’histoire de la LDL et du mouvement des droits humains montre que le projet de société porté par cet idéal, par l’ampleur des défis qu’il impose, doit regrouper toutes les forces progressistes engagées dans le combat pour une société plus juste. Car, comme tout ce qui doit demeurer vivant, nos luttes se doivent d’être collectives, solidaires et en prise sur notre monde en mouvements.
  1. Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960. Toronto, University of Toronto Press, 2005, 523
  2. Paul-Etienne Rainville, De l’universel au particulier : les luttes en faveur des droits humains au Québec (1945-1964). Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2018, 596
  3. Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec; Yves Prévost. La société face au crime. Québec, Éditeur officiel du Québec,
  4. Ligue des droits de l’homme, Rapport annuel, mai 1973 à mai 1974, 13 ; Marie-Laurence B.-Beaumier, Le genre et les limites de l’universalité : La Ligue des Droits de l’Homme du Québec, 1963-1985, Mémoire (histoire), Université Laval, 2013, 153 p.
  5. Pierre Bosset, La Charte québécoise : Le rôle crucial de la Ligue, dans : Au cœur des luttes (1963-2013). La Ligue des droits et libertés, 50 ans d’action. Montréal, LDL, 2013, 21-24.
  6. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et Voir : Assemblée générale des Nations Unies, résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966. En ligne : http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CCPR.aspx

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