Revue Droits et libertés

Publiée deux fois par année, la revue Droits et libertés permet d’approfondir la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Réalisée en partenariat avec la Fondation Léo-Cormier, la revue poursuit un objectif d’éducation aux droits.

Chaque numéro comporte un éditorial, les chroniques Un monde sous surveillance, Ailleurs dans le monde, Un monde de lecture, Le monde de l’environnement, Le monde de Québec, un dossier portant sur un thème spécifique (droits et handicaps, droits des personnes aînées, police, culture, droit à l’eau, profilage, mutations du travail, laïcité, etc.) ainsi qu’un ou plusieurs articles hors-dossiers qui permettent de creuser des questions d’actualité. Les articles sont rédigés principalement par des militant-e-s, des représentant-e-s de groupes sociaux ou des chercheuses ou chercheurs.

Créée il y a 40 ans, la revue était d’abord diffusée aux membres de la Ligue des droits et libertés. Depuis, son public s’est considérablement élargi et elle est distribuée dans plusieurs librairies et disponible dans certaines bibliothèques publiques.

Bonne lecture !

Forces policières et capitalisme de surveillance

8 juillet 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Dominique Peschard, militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains et (…)

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Dominique Peschard, militant au comité surveillance des populations, IA et droits humains et président de la LDL de 2010 à 2015 Dans les mois suivant les attentats du 11 septembre 2001, le Pentagone, à travers son agence de recherche Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), mettait sur pied le projet Total Information Awareness (TIA). Dirigé par l’Amiral à la retraite John Poindexter, le projet visait, ni plus ni moins, qu’à compiler toutes les informations disponibles sur chaque individu : achats, transactions financières, lectures, sites Web fréquentés, appels téléphoniques, réseau d’ami-e-s, activités, voyages, prescriptions médicales, etc. En reliant toutes ces informations, Poindexter prétendait pouvoir identifier le prochain terroriste et l’arrêter avant qu’il ne prenne l’avion.

Sécurité nationale et agences de renseignements

Le tollé qui a suivi la révélation et la dénonciation de ce programme par le New York Times a entrainé l’abolition du projet par le Congrès en 2002. Le projet n’était pas mort pour autant – il allait simplement être poursuivi secrètement par la National Security Agency (NSA). Et le développement du capitalisme de surveillance dans les deux décennies suivantes allait fournir aux agences les masses de données sur les populations dont rêvait Pointdexter. En 2013, Edward Snowden dévoilait l’étendue de l’appareillage d’espionnage de la NSA et l’existence d’outils, comme XKeyscore qui permet à la NSA d’avoir accès à presque tout ce qu’un-e internaute fait sur Internet, et PRISM qui donne accès aux données de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, PalTalk, AOL, Skype, YouTube, Apple. Rappelons que la NSA est le chef de file d’un consortium de partage de renseignements, les Five Eyes, formé des agences d’espionnage des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada (le Centre de la sécurité des télécommunications). Depuis l’adoption du PL C-59 en 2017, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) peut légalement recueillir des ensembles de données sur les Canadien-ne-s. Il suffit que le SCRS juge ces renseignements « utiles » et qu’il ait « des motifs raisonnables de croire » qu’ils sont « accessibles au public ». Un pouvoir défini de manière aussi vague ouvre la voie à la constitution de banques de données sur l’ensemble de la population. Et ce, alors que les services policiers et de renseignements ne cessent de prétendre que les informations personnelles perdent leur caractère privé à partir du moment où elles sont accessibles dans l’espace virtuel.

Forces policières et centres de surveillance

La mise sur pied de centres de surveillance ne se limite pas aux agences de renseignements et de sécurité nationale. Les forces policières se dotent de plus en plus de centres d’opération numérique qui analysent en temps réel toutes les informations disponibles pour diriger les interventions des policiers sur le terrain1. Ces centres s’inspirent des fusion centres mis en place par le Homeland Security aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les informations traitées proviennent autant des banques de données des services de police, que d’images de caméras de surveillance publiques et privées, et d’informations extraites des réseaux sociaux par des logiciels conçus à cette fin. Notons que les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyen-ne-s qui n’ont jamais été condamné-e-s pour un quelconque crime, y compris des données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.
Notons que les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyen-ne-s qui n’ont jamais été condamné-e-s pour un quelconque crime, y compris des données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.

Systèmes de décisions automatisées et maintien de l’ordre prédictif

Les forces policières ont de plus en plus recours à des systèmes de décisions automatisées (SDA) pour exploiter les masses croissantes de données dont elles disposent. Des SDA sont utilisés, entre autres, pour cibler les lieux où des délits sont susceptibles de se produire, ou les individus susceptibles d’en commettre. Ces systèmes sont particulièrement d’espaces privés pour socialiser. En ciblant ces quartiers, on arrête des personnes pour des infractions qui passent inaperçues dans des quartiers plus favorisés. Le SDA est alimenté de données qui renforcent un biais répressif envers certaines populations. Comme le dit Cathy O’Neil, dans son livre sur les biais des algorithmes, « Le résultat, c’est que nous criminalisons la pauvreté, tout en étant convaincu que nos outils sont non seulement scientifiques, mais également justes2 ». Les quartiers pauvres sont également ceux où on retrouve une plus grande proportion de personnes racisées, ce qui alimente également les biais racistes des SDA et des interventions policières.
Le système de décisions automatisées (SDA) est alimenté de données qui renforcent un biais répressif envers certaines populations.

Le rôle des entreprises privées

Les logiciels de SDA nécessaires pour interpréter ces masses de données sont fournis par des compagnies comme IBM, Motorola, Palantir, qui ont des liens avec l’armée et les agences de renseignements et d’espionnage. Des compagnies, comme Stingray, fabriquent des équipements qui permettent aux forces policières d’intercepter les communications de téléphones cellulaires afin d’identifier l’usager et même d’accéder au contenu de la communication. Le logiciel Pégasus de la compagnie israélienne NSO permet même de prendre le contrôle d’un téléphone. D’autres entreprises comme Clearview AI et Amazon fournissent même les données de surveillance aux forces policières. Clearview AI a collecté des milliards de photos sur Internet et offre aux forces policières de relier l’image d’une personne à tous les sites où elle apparait sur le Net. Le Commissaire à la vie privée du Canada a déclaré illégales les actions de Clearview AI au Canada ainsi que l’utilisation de ses services par la Gendarmerie royale du Canada (GRC). La compagnie Amazon est emblématique du maillage entre le capitalisme de surveillance et les forces policières. Amazon héberge dans son nuage plusieurs programmes de surveillance du U.S. Departement of Homeland Security. La compagnie a une relation incestueuse avec les forces policières et les agences de renseignement, incluant le partage d’information sur ses utilisateur-trice-s et des contrats gouvernementaux confidentiels3. Aux États-Unis, le système Ring d’Amazon est en voie de constituer un vaste système de surveillance de l’espace public par les forces policières. Les sonnettes Ring sont dotées de caméras qui scrutent en permanence l’espace public devant le domicile. L’usager-ère d’une sonnette Ring accepte par défaut qu’Amazon rende les images de sa sonnette accessibles aux services de police — pour s’y soustraire l’usager-ère doit avoir recours à une procédure de désinscription (opting out), ce que beaucoup de personnes ne font pas. Plusieurs millions de ces sonnettes ont déjà été installées aux États-Unis et environ 2 000 services policiers ont déjà conclu des ententes avec Amazon pour avoir accès à ces caméras4 — le tout sans mandat judiciaire! Bien que Ring n’utilise pas la reconnaissance faciale, Amazon a développé cette technologie et l’a déjà vendue à des forces policières. Avec le projet Sidewalk5, Amazon pousse l’intégration des données issues des appareils « intelligents » encore plus loin6. Avec Sidewalk, chaque appareil consacre une petite partie de sa bande passante et devient un pont dans un réseau de communication parallèle relié aux serveurs d’Amazon. Des compagnies, par exemple de vêtements connectés, peuvent choisir de devenir des partenaires d’Amazon et de rendre leurs dispositifs compatibles avec Sidewalk. Selon l’American Civil Liberties Union (ACLU), les documents d’Amazon indiquent que la politique d’utilisation des données sera la même avec Sidewalk qu’avec Ring. Pour l’ACLU, ce système est un véritable cauchemar pour les droits et libertés.
Bien que le système Ring n’utilise pas la reconnaissance faciale, Amazon a développé cette technologie et l’a déjà vendue à des forces policières.

Le manque de transparence

Tous ces développements se font dans un contexte d’absence de transparence des forces policières et de débats publics. Lorsque confrontées à des demandes portant sur leurs pratiques et sur les outils qu’elles utilisent, le réflexe premier des forces policières est de refuser de répondre sous prétexte qu’elles n’ont pas à dévoiler leurs méthodes d’enquête, ou de mentir, comme l’a fait initialement la GRC à propos de son utilisation de Clearview AI. Que savons-nous des outils informatiques utilisés par les forces policières pour définir leurs priorités d’intervention, organiser leurs patrouilles, et que font-ils avec les données recueillies lors d’interpellations, effectuées sans fondement légal? Quels impacts ces outils ont-ils sur les différentes formes de profilage pratiquées par les corps de police comme le Service de police de la Ville de Montréal? Les pratiques des forces policières et les outils qu’elles utilisent doivent respecter les droits reconnus dans les chartes. Ces pratiques et ces outils sont d’intérêt public et les forces policières ne doivent pas se soustraire à leur obligation de rendre des comptes en invoquant des arguments fallacieux.
Tous ces développements se font dans un contexte d’absence de transparence des forces policières et de débats publics.
Des pratiques à débattre et à encadrer
La masse de données que le capitalisme de surveillance a engendrée à des fins lucratives constitue une mine d’or pour les services de police et de sécurité nationale qui fonctionnent de plus en plus selon une logique de surveillance généralisée des populations et de maintien de l’ordre prédictif. Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motifs. Elles contournent également l’exigence d’un mandat judiciaire pour les formes de surveillance intrusives. En ciblant les quartiers et les populations jugés à risque, elles renforcent les différentes formes de profilage policier discriminatoire. Il n’est pas suffisant de savoir si les forces policières utilisent tel ou tel système de décision automatisé et à quelles fins. Les algorithmes doivent aussi être publics et soumis à un examen règlementaire indépendant permettant d’en repérer les failles et les biais. L’argument du secret commercial n’est pas recevable alors que l’utilisation de ces algorithmes soulève des enjeux de droits humains. Les tribunaux et les organismes de protection de la vie privée ont statué à maintes reprises que la protection de la vie privée ne disparait pas du moment qu’une personne se trouve dans l’espace public, qu’il soit physique ou virtuel7. Il faut cependant beaucoup plus que des décisions à la pièce, comme celle du Commissaire à la vie privée du Canada dans l’affaire Clearview AI, pour encadrer le travail policier dans ce nouvel environnement. Le cadre légal qui gouverne la police doit être mis à jour pour protéger la population contre une surveillance à grande échelle. La surveillance de masse doit être proscrite et des techniques particulièrement menaçantes, comme la reconnaissance faciale, doivent être interdites tant qu’il n’y aura pas eu de débat public sur leur utilisation.
Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motifs.

  1. En ligne : https://breachmedia.ca/canadian-police-expanding-surveillance- powers-via-new-digital-operations-centres/
  2. Cathy O’Neil et Cédric Villani, Algorithmes, La bombe à retardement. Les Arenes Ed,
  3. ACLU, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure. En ligne : https://www.aclu.org/news/privacy-technology/sidewalk-the-next- frontier-of-amazons-surveillance-infrastructure/
  4. En ligne : https://wtheguardian.com/commentisfree/2021/may/18/ amazon-ring-largest-civilian-surveillance-network-us
  5. Ne pas confondre avec le projet de quartier intelligent Sidewalk Labs de Google.
  6. ACLU, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure. En ligne : https://www.aclu.org/news/privacy-technology/sidewalk-the-next- frontier-of-amazons-surveillance-infrastructure/
  7. En ligne : https://liguedesdroits.ca/droit-a-la-vie-privee-la-jurisprudence-de- la-cour-supreme/

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Le sel de la Terre

23 juin 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Rémy-Paulin Twahirwa, militant abolitionniste et doctorant en sociologie à la London School of (…)

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Rémy-Paulin Twahirwa, militant abolitionniste et doctorant en sociologie à la London School of Economics

« Europe pushes against me, I push back. » (Selina Thomspon, salt)

« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » (Matthieu, 5 :13) Le 24 février 2022, la Russie entamait l’invasion de l’Ukraine, une étape que plusieurs avaient prédite, mais dont peu avaient correctement évaluée la proportion et la durée. Ainsi, il est estimé que, depuis le début du conflit, plus de 11 millions de personnes ont fui l’Ukraine[1]  ou été forcées de se déplacer à l’intérieur de leur pays faisant du conflit la plus importante crise de refugié-e-s en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. Depuis le début de l’invasion, les pays de l’Europe occidentale et leurs alliés ont déployé des efforts pour soutenir et accueillir les réfugié-e-s ukrainien-ne-s. À l’exception du mouvement Réfugiés Bienvenus qui a connu un succès mitigé en Allemagne alors que le pays a accueilli plus de 1.7 millions de demandeurs d’asile[2] entre 2015 et 2017, le vent de solidarité envers les Ukrainien-ne-s est particulièrement surprenant considérant les attitudes et discours anti-réfugiés et anti-(im)migration qui ont dominé l’espace médiatique et la scène politique en Europe depuis la fin des années 1990. Ainsi, au Royaume-Uni où je réside en ce moment, de nombreuses compagnies invitent leurs employé-e-s et/ou client-e-s à faire un don pour soutenir l’Ukraine et les Ukrainien-ne-s. De même, bon nombre de pays soutiennent militairement et économiquement les forces ukrainiennes, notamment par l’accueil de réfugié-e-s et l’adoption de sanctions économiques contre la Russie et ses oligarques. Force est de constater que le traitement des personnes réfugiées dans la présente crise n’est pas équitable. Ainsi, de nombreuses personnes non-blanches, en particulier celles d’origine africaine[3], les personnes roms[4] et celles du Moyen-Orient[5], ont dénoncé leur traitement en Ukraine et dans les pays voisins. Les témoignages font état de refoulement à la frontière[6], de détention[7] – notamment en Ukraine et en Pologne – d’abus physiques et d’insultes à caractère racial. En somme, ce que le sociologue afro-américain W. E. Du Bois appelait la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue[8] et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte. De fait, en raison des rémanences du colonialisme et de l’impérialisme qui hantent encore nos sociétés, les constructions ontologiques qui structurent encore notre compréhension de l’humain et du non-humain, du vivant, du mort et du vivant-mort, transparaît dans la manière dont le réfugié blanc, qu’il soit Ukrainien ou autre, constitue pour les populations européennes et nord-américaines, le bon réfugié, celui qui, à terme, est accueilli les bras ouverts, celui dont la vie, sans être aisée, demeure envisageable et souhaitée. Dans l’ombre de ce bon réfugié, nous retrouverons ce que certains ont qualifié de vies jetables[9], à savoir ces hommes et femmes, issues en grande partie d’anciennes colonies et/ou de territoires annexés par les empires européens et américains qui finissent trop souvent sur l’autel du capitalisme dans des emplois jugés tout récemment essentiels, mais dont les conditions de travail demeurent somme toute misérables et indignes. L’indignité, la vie morte, est bien sûr combattue quotidiennement par celles et ceux qui la rejettent en protestant qu’elle n’est pas le seul horizon de leur existence. Or, ce qui importe de mettre de l’avant ici, c’est que cette condition n’est pas le résultat d’une quelconque conspiration, d’un hasard, d’une opération mystique ou magique, ou alors d’une volonté malsaine, mais bien une continuation de la manière dont la Terre a été partagée et les vies humaines, hiérarchisées.
la ligne de couleur continue de partager la Terre, même en temps de conflits, et de classifier notre espèce entre celles et ceux dont la vie est digne d’être vécue et celles et ceux voué-e-s à vivre une vie fantomatique, une demi-vie, une vie morte.

Du partage de la Terre et la désignation de l’humain

En ce sens, le double standard dans l’accès au refuge met en lumière deux processus teintés par le colonialisme et l’impérialisme, à savoir le partage de la Terre et la désignation de l’humain. D’une part, le statut de réfugié, dès sa création en 1951, était un dispositif de classification des vies humaines qui excluait sciemment les personnes vivant dans les colonies et les empires. Le gouvernement britannique, par exemple, s’opposait à toute institutionnalisation des droits humains par l’Organisation des Nations Unies qui menacerait ses intérêts coloniaux et impériaux à la fin des années 1940. Ainsi, les diplomates britanniques proposaient une clause coloniale (devenue clause territoriale) permettant d’exclure les sujets (non-blancs) de la Couronne vivant dans une colonie. L’argument étant que les colonies n’étant pas à même de se gouverner elles-mêmes nécessitaient encore de la protection de l’Empire et que celui-ci assurerait leur bien-être. Le droit à l’asile, dès lors, était réellement destiné qu’à préserver la conscience des puissances européennes face à ce qu’Aimé Césaire appelait, dans son Discours sur le colonialisme, le « crime contre l’homme blanc » qu’était l’hitlérisme et la solution finale, c’est-à-dire « d’avoir appliqué à l’Europe les procédés colonialistes et dont ne se relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ». Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain. Entre le début de la marchandisation et l’exploitation du corps indigène en Afrique, dans les Amériques et en Asie et le processus de décolonisation entamée après la Deuxième guerre mondiale, la désignation de l’humain est donc effectivement liée à la déshumanisation du colonisé. D’autre part, la gestion – dans le langage des bureaucrates néolibéraux  des réfugiés non-blancs issus de l’Ukraine met en évidence la manière dont la Terre a été partagée par les grandes puissances : c’est-à-dire qu’il trouve sa racine dans la frontière. Les êtres, la matière animale et végétale, la surface de la Terre comme son ventre, les eaux et l’atmosphère, tout est soumise à la ligne frontalière qui catégorise les appartenances culturelles et nationales, qui octroie les droits d’extraction, de commercialisation, de transformation et d’exploitation du vivant comme du non-vivant. L’espèce humaine, elle-même, a été soumise aux cartes et à la géographie du Colon[10]. Celui-ci fit du monde un monde de nations, de cultures, de peuples, définitivement fixés à un territoire, à un espace, une cage dont les barreaux étranglent en ce moment celles et ceux dont l’unique crime est d’être nés du mauvais côté de la frontière. Les cris, les sifflements et les grincements qui hantent nos nuits dans nos forteresse-nations, n’est nul autre celui des hommes, femmes et enfants qui rongent les fers de la frontière et contestent l’assignation à résidence.
Il aura fallu attendre le début de la chute des empires coloniaux européens et le cycle des indépendances pour qu’enfin, dans le droit international, soit reconnu à l’ensemble de l’humanité le statut d’être humain.
Le surgissement des Monstres « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. », écrivait Antonio Gramsci dans Les Cahiers de prison. Or, nous voilà à nouveau (ou toujours ?) dans ce clair-obscur où les Monstres établissent leur règne funeste et sanglant. L’ordre crépusculaire du Monde s’établit avec l’érection de murs, la construction et le placement de machines à vagues[11] et l’envoi de bateaux militaires dans la fosse commune qu’est la Méditerranée pour repousser les personnes exilées, l’achat et le déploiement de technologies de traç[qu]age, bref le renforcement du fantasme sécuritaire[12]. À terme, il nous faudra bien atteindre ce qu’Octavia Butler appelle dans sa dystopie La Parabole du Semeur et La Parabole des Talents l’« âge adulte de notre espèce ». La crise ukrainienne se présente donc comme une occasion pour restructurer notre planète à partir de valeurs et de principes qui assurent à tou-te-s une vie digne d’être vécue où toutes les vies comptent réellement. Pour ce faire, il est urgent de redéfinir l’humain et ses droits pour que ces derniers ne soient pas dictés par l’appartenance à une nation, à un statut de citoyenneté ou à un territoire. Le clair-obscur n’a d’entreprise que parce qu’il précède le jour ; lutter pour faire jaillir la lumière et la vie n’a de prix que nos chaînes.
[1] En ligne : https://www.bbc.co.uk/news/world-60555472 [2] En ligne : https://www.unhcr.org/5ee200e37 [3] En ligne : https://www.nytimes.com/2022/03/01/world/europe/ukraine-refugee-discrimination.html [4] En ligne : https://www.aljazeera.com/news/2022/3/7/ukraines-roma-refugees-recount-discrimination-on-route-to-safety [5] En ligne : https://www.reuters.com/world/arab-refugees-see-double-standards-europes-embrace-ukrainians-2022-03-02/ [6] En ligne : https://www.irishtimes.com/news/world/africa/africans-trying-to-flee-ukraine-complain-of-being-blocked-and-of-racist-treatment-1.4813571 [7] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/world/europe/ukraine-refugees-detention-international-students-b2041310.html [8] Sur ce thème, voir Judith Butler. Vie précaire: les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Ed. Amsterdam, 2005. [9] En ligne : https://www.historiesofviolence.com/disposablelife [10] En ligne : https://revueliberte.ca/article/1645/au-sortir-de-la-matrice-crepusculaire [11] En ligne : https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/english-channel-crossings-wave-machine-island-b1765077.html [12] En ligne : https://liguedesdroits.ca/carnet-abolir-frontieres-fantasme-securitaire/

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Une crise pour les démocraties

14 juin 2022, par Revue Droits et libertés

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Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School et auteure de L’Âge du capitalisme de surveillance C’est avec la permission de Shoshana Zuboff et du New York Times que nous publions cette traduction du texte initialement publié le 12 novembre 2021 dans le New York Times[1]. Facebook n'est pas une entreprise quelconque. Elle a atteint le cap du billion de dollars[2] en une seule décennie en appliquant la logique de ce que j'appelle le capitalisme de surveillance — un système économique construit sur l'extraction et la manipulation secrètes des données humaines — à sa vision d’un monde interrelié. Facebook et d'autres grandes entreprises du capitalisme de surveillance contrôlent désormais les flux de l'information et les infrastructures de communication dans le monde entier. Ces infrastructures sont essentielles pour qu’une société démocratique soit possible, mais nos démocraties ont permis à ces entreprises de posséder, d'exploiter et d'arbitrer nos espaces d'information sans contraintes légales. Ceci a donné lieu à une révolution sournoise dans la manière dont l'information est produite, diffusée et son impact. Une série de révélations depuis 2016[3], appuyées par le témoignage personnel et les preuves fournies par la lanceuse d'alerte Frances Haugen[4], montrent les conséquences de cette révolution. Les démocraties libérales à travers le monde sont maintenant confrontées à la tragédie des biens non-communs. Les espaces d'information que les gens supposent être publics sont régis uniquement par des intérêts commerciaux privés en vue d’un profit maximum. Internet, en tant que marché autoréglementé, s'est révélé être un échec. Le capitalisme de surveillance laisse dans son sillage une traînée de dégâts sociaux : la destruction massive de la vie privée, l'augmentation des inégalités sociales, l'empoisonnement du discours public par des informations non factuelles, la démolition des normes sociales et l'affaiblissement des institutions démocratiques. Ces préjudices sociaux ne sont pas le fruit du hasard. Ce sont des effets étroitement liés à l’enchainement des opérations économiques. Chaque préjudice ouvre la voie au suivant et dépend de ce qui l'a précédé. Il n'y a aucun moyen d'échapper aux systèmes de surveillance, que nous soyons en train de magasiner, de conduire ou de nous promener dans le parc. Toutes les avenues de participation économique et sociale passent désormais par la maximisation du profit du capitalisme de surveillance, une situation qui s'est aggravée pendant presque deux ans de pandémie. La violence numérique de Facebook déclenchera-t-elle enfin notre engagement à nous réapproprier les biens non-communs? Allons-nous continuer d’ignorer les enjeux fondamentaux d'une civilisation de l'information : comment devrions-nous organiser et gouverner les espaces d'information et de communication du siècle numérique de manière à soutenir et promouvoir les valeurs et principes démocratiques ?
Le capitalisme de surveillance laisse dans son sillage une traînée de dégâts sociaux : la destruction massive de la vie privée, l'augmentation des inégalités sociales, l'empoisonnement du discours public par des informations non factuelles, la démolition des normes sociales et l'affaiblissement des institutions démocratiques.

Recherche et saisie

Facebook, tel que nous le connaissons aujourd'hui, a été façonné à partir de la côte de Google. L'entreprise de Mark Zuckerberg n'a pas inventé le capitalisme de surveillance. Google l'a fait. En 2000, alors que seulement 25 % des informations mondiales étaient stockées numériquement[5], Google était une petite entreprise avec un excellent produit de recherche, mais peu de revenus. En 2001, pendant l'éclatement de la bulle technologique, les dirigeants de Google ont fait une percée avec une série d'inventions qui allaient transformer la publicité. Leur équipe a appris à combiner des flux massifs de données et d'informations personnelles avec des analyses informatiques avancées pour prédire où une publicité devrait être placée pour obtenir un maximum de clics. Au début, les prédictions étaient calculées en analysant les traces de données que les utilisateur-trice-s laissaient sur les serveurs de l'entreprise sans le savoir lorsqu'ils effectuaient des recherches et parcouraient des pages de Google. Les scientifiques de Google ont appris à extraire des métadonnées prédictives de ces traces numériques et à les utiliser pour analyser des modèles probables de comportement futur. La prédiction était le premier impératif qui déterminait le deuxième impératif : l'extraction. Les prédictions lucratives nécessitaient des flux de données humaines à une échelle inimaginable. Les utilisateur-trice-s ne se doutaient pas que leurs données étaient secrètement recherchées et capturées dans tous les recoins de l'Internet et, plus tard, dans les applications, les téléphones intelligents, les appareils, les appareils photo et les capteurs. L'ignorance des utilisateur-trice-s était considérée comme étant essentielle à la réussite. Chaque nouveau produit était un moyen d'accroître l'engagement, un euphémisme utilisé pour dissimuler des opérations illicites d'extraction. À la question « Qu'est-ce que Google? », le cofondateur Larry Page a expliqué en 2001, dans un récit détaillé de Douglas Edwards, premier responsable de la marque Google, dans son livre I'm Feeling Lucky: « Le stockage est bon marché. Les appareils photo sont bon marché. Les gens généreront d'énormes quantités de données », a déclaré M. Page. « Tout ce que vous avez déjà entendu, vu ou vécu deviendra consultable. Votre vie entière sera consultable ». Plutôt que de faire payer la recherche aux utilisateur-trice-s, Google a survécu en transformant son moteur de recherche en un moyen de surveillance sophistiqué pour saisir des données humaines. Les dirigeant-e-s de l'entreprise ont travaillé pour maintenir ces opérations économiques secrètes, dissimulées aux utilisateur-trice-s, aux législateur-trice-s et aux concurrents. M. Page s'est opposé à tout ce qui pouvait « agiter l'enjeu de la vie privée et mettre en danger notre capacité de collecter des données », a écrit M. Edwards.
L'ignorance des utilisateur-trice-s était considérée comme étant essentielle à la réussite. Chaque nouveau produit était un moyen d'accroître l'engagement, un euphémisme utilisé pour dissimuler des opérations illicites d'extraction.
Les opérations d'extraction à grande échelle ont été le fondement du nouvel édifice économique et ont supplanté d'autres considérations, à commencer par la qualité de l'information, car dans la logique du capitalisme de surveillance, l'intégrité de l'information n'est pas la source des revenus. C'est dans ce contexte économique que la désinformation l'emporte. Pas plus tard qu'en 2017, Eric Schmidt, président-directeur général de la société mère de Google, Alphabet[6], a reconnu le rôle des opérations de classement algorithmique de Google dans la diffusion d'informations corrompues. « Il y a une ligne que nous ne pouvons pas vraiment franchir »[7], a-t-il déclaré. « Il est très difficile pour nous de comprendre la vérité ». Une entreprise dont la mission est d'organiser et de rendre toutes les informations du monde accessibles en utilisant les systèmes informatiques les plus sophistiqués ne peut pas discerner l’information corrompue.

Facebook, le premier disciple

Zuckerberg a commencé sa carrière d'entrepreneur en 2003, alors qu'il était étudiant à Harvard. Son site Web, Facemash, invitait les visiteurs à évaluer l'attractivité d'autres étudiants. Il a rapidement suscité l'indignation de ses pairs et le site a été fermé. Puis vinrent TheFacebook en 2004 et Facebook en 2005[8], quand M. Zuckerberg a attiré ses premiers investisseurs professionnels. Le nombre d'utilisateurs de Facebook a rapidement augmenté, mais pas ses revenus. Comme Google quelques années plus tôt, M. Zuckerberg ne pouvait pas transformer la popularité en profit. Au lieu de cela, il est allé de gaffe en gaffe[9]. Ses violations flagrantes des attentes des utilisateur-trice-s en matière de confidentialité ont provoqué une intense réaction du public[10], des pétitions et des actions collectives. M. Zuckerberg semblait comprendre que la réponse à ses problèmes se trouvait dans l'extraction de données humaines, sans consentement, au profit des annonceurs, mais les complexités de cette nouvelle logique lui échappaient. Il s'est tourné vers Google pour obtenir des réponses. En mars 2008, M. Zuckerberg a embauché la directrice de la publicité en ligne de Google, Sheryl Sandberg[11], comme bras droit. Mme Sandberg avait rejoint Google en 2001 et jouait un rôle clé dans la révolution du capitalisme de surveillance. Elle a dirigé[12] la mise en place du moteur publicitaire de Google, AdWords, et de son programme AdSense, qui ont généré ensemble la majeure partie des 16,6 milliards de dollars de revenus de l'entreprise en 2007. Multimillionnaire chez Google au moment où elle a rencontré M. Zuckerberg, Mme Sandberg avait une appréciation avisée des immenses opportunités de Facebook pour l'extraction de riches données prédictives. « Nous avons de meilleures informations que quiconque. Nous connaissons le sexe, l'âge, l'emplacement, et ce sont des données réelles, contrairement à ce que les autres déduisent », a expliqué Mme Sandberg, selon David Kirkpatrick dans The Facebook Effect. L'entreprise avait de meilleures données et des données réelles parce qu'elle était au premier rang de ce que M. Page avait appelé votre vie entière. Facebook a ouvert la voie à l'économie de la surveillance en adoptant de nouvelles politiques de confidentialité à la fin de 2009. L'organisation Electronic Frontier Foundation[13] a averti que les nouveaux paramètres tout le monde éliminaient les options qui restreignaient la visibilité des données personnelles, les traitant plutôt comme étant des informations accessibles au public. TechCrunch[14] a résumé la stratégie de l'entreprise : « Facebook oblige les utilisateur-trice-s à choisir leurs nouvelles options de confidentialité pour promouvoir la nouvelle option tout le monde et pour se dédouaner de tout méfait potentiel à l'avenir. En cas de contrecoup important contre le réseau social, il peut prétendre que les utilisateur-trice-s ont volontairement fait le choix de partager leurs informations avec tout le monde ». Quelques semaines plus tard, M. Zuckerberg a défendu ces décisions[15] auprès d'un intervieweur de TechCrunch. « Plusieurs entreprises seraient piégées par les conventions et leurs héritages. Nous avons décidé ce que seraient les normes sociales désormais et nous avons foncé », s'est-il vanté. Zuckerberg a juste foncé parce qu'il n'y avait pas de lois pour l'empêcher de se joindre à Google dans la destruction totale de la vie privée. Si les législateur-trice-s voulaient le sanctionner en tant qu'impitoyable et insatiable profiteur, prêt à utiliser son réseau social contre la société, alors les années 2009 et 2010 auraient été le bon moment de le faire.

Un ordre économique déferlant

Facebook a été le premier disciple, mais pas le dernier. Google, Facebook, Amazon, Microsoft et Apple sont des empires de surveillance privée, chacun avec des modèles commerciaux distincts. Google et Facebook sont des entreprises de données et de surveillance capitaliste à l’état pur. Les autres opèrent dans d’autres secteurs d’affaires, par exemple, le secteur des données, des services, des logiciels et des produits physiques. En 2021, ces cinq géants américains de la technologie représentent cinq des six plus grandes entreprises[16] cotées en bourse dans le monde. À l’aube de la troisième décennie du 21e siècle, le capitalisme de surveillance est l'institution économique dominante de notre époque. En l'absence de lois pour le contrebalancer, ce système gère presque tous les aspects de l'activité humaine dans le monde numérique. Les bénéfices de la surveillance propulsent maintenant l'économie de la surveillance dans l'économie normale, soit celle de l'assurance, du commerce de détail, du secteur bancaire et de la finance, de l'agriculture, de l'automobile, de l'éducation, des soins de santé et plus. Aujourd'hui, toutes les applications et tous les logiciels, aussi anodins qu'ils puissent sembler, sont conçus pour maximiser la collecte de données. Historiquement, de grandes concentrations de pouvoir corporatif ont été associées à des préjudices économiques. Mais quand les données humaines sont la matière première et que les prédictions du comportement humain en sont le produit, alors les dommages sont sociaux plutôt qu'économiques. Le problème est que ces nouveaux dommages sont habituellement vus comme des phénomènes distincts, sans liens les uns avec les autres, ce qui les rend impossibles à résoudre. En fait, chaque étape de dommages engendre les conditions pour l'étape suivante.
À l’aube de la troisième décennie du 21e siècle, le capitalisme de surveillance est l'institution économique dominante de notre époque. En l'absence de lois pour le contrebalancer, ce système gère presque tous les aspects de l'activité humaine dans le monde numérique.
Tout commence par l'extraction. Pour un ordre économique basé sur l'extraction de données humaines, à grande échelle et de manière cachée, la destruction de la vie privée est une condition inéluctable de ses opérations commerciales. Une fois la vie privée mise au rancart, ces données humaines mal acquises sont concentrées dans les entreprises privées, où elles sont considérées comme des actifs d'affaires à déployer à volonté. L'effet social est une nouvelle forme d'inégalité, reflétée par l'asymétrie colossale entre ce que ces entreprises savent de nous et ce que nous savons d'elles. L'ampleur de cette asymétrie est illustrée dans un document de Facebook coulé en 2018[17], qui décrit son centre d'intelligence artificielle comme ingérant des billions de points de données comportementales chaque jour et produisant six millions de prédictions comportementales chaque seconde. Ensuite, ces données humaines sont transformées en armes, sous forme d'algorithmes de ciblage conçus de manière à maximiser l'extraction, ces algorithmes sont alors retournés contre les sources humaines de ces données, sans qu’elles s’en doutent afin d’accroître leur engagement. Les mécanismes de ciblage ont un impact dans la vraie vie, parfois avec de graves conséquences. Par exemple, selon les Facebook Files[18], M. Zuckerberg utilise ses algorithmes pour renforcer ou perturber le comportement de milliards de personnes. La colère est récompensée ou ignorée. Les reportages journalistiques deviennent plus fiables ou déjantés. Les éditeurs prospèrent ou dépérissent. Le discours politique devient plus laid ou plus modéré. Les gens vivent ou meurent. Parfois, le brouillard se dissipe et révèle le dommage ultime : le pouvoir croissant des géants de la technologie prêts à utiliser leur contrôle sur les infrastructures essentielles d'information afin de concurrencer les législateur-trice-s démocratiquement élu-e-s pour la domination de la société. Au début de la pandémie, par exemple, Apple et Google[19] ont refusé d'adapter leurs systèmes d'exploitation pour héberger des applications de recherche des contacts développées par les autorités de santé publique et soutenues par des élu-e-s. En février, Facebook a fermé plusieurs de ses pages en Australie comme marque de refus de négocier[20] avec le Parlement australien au sujet des redevances pour les contenus d'information. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit du triomphe de la révolution du capitalisme de surveillance, ce sont les législateur-trice-s de toutes les démocraties libérales, en particulier des États-Unis, qui portent le plus lourd fardeau de responsabilité. Ils ont permis au capital privé de gouverner nos espaces d'information pendant deux décennies de croissance spectaculaire, sans aucune loi pour l'entraver. Il y a cinquante ans, l'économiste conservateur Milton Friedman[21] exhortait les cadres américains : « Il n'y a qu'une seule et unique responsabilité sociale de l'entreprise : utiliser ses ressources et s'engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits tant qu'elles respectent les règles du jeu ». Même cette doctrine radicale n’envisageait pas la possibilité d'une absence de règles.
Parfois, le brouillard se dissipe et révèle le dommage ultime : le pouvoir croissant des géants de la technologie prêts à utiliser leur contrôle sur les infrastructures essentielles d'information afin de concurrencer les législateur-trice-s démocratiquement élu-e-s pour la domination de la société.

La contre-révolution de la démocratie

Les sociétés démocratiques déchirées par les inégalités économiques, la crise climatique, l'exclusion sociale, le racisme, les urgences de santé publique et l'affaiblissement des institutions ont un long chemin à parcourir avant d’atteindre la guérison. Nous ne pouvons pas résoudre tous nos problèmes en même temps, mais nous n'en résoudrons jamais aucun, à moins de nous rétablir le caractère sacré de l'intégrité de l'information et de la fiabilité des communications. Le fait d'abdiquer nos espaces d'information et de communication au capitalisme de surveillance est à l’origine de la métacrise de toute démocratie, car elle fait obstacle à la résolution de toutes les autres crises. Ni Google, ni Facebook, ni aucune autre entreprise dans ce nouvel ordre économique n'avait comme objectif de détruire la société, pas plus que l'industrie des combustibles fossiles n'avait comme objectif de détruire la Terre. Par contre, comme pour le réchauffement climatique, les géants de la technologie et leurs compagnons de route sont prêts à traiter leurs effets destructeurs sur les personnes et la société comme étant des dommages collatéraux, le produit malheureux, mais inévitable, d'opérations économiques parfaitement légales qui ont produit certaines des entreprises les plus riches et les plus puissantes de l'histoire du capitalisme. Où en sommes-nous aujourd’hui? La démocratie est le seul ordre institutionnel doté de l'autorité et du pouvoir légitimes pour nous faire changer de trajectoire. Si l'idéal de l'autogouvernance humaine doit survivre au siècle numérique, alors toutes les solutions pointent vers une seule solution : une contre-révolution démocratique. Mais à la place des habituelles listes d’épicerie de solutions, les législateur-trice-s doivent procéder avec une compréhension claire de l'adversaire : une hiérarchie unique des causes économiques et de leurs dommages sociaux. Nous ne pouvons pas nous débarrasser des dommages sociaux ultérieurs à moins de rendre illégaux leurs fondements économiques. Cela signifie que nous devons aller au-delà des moyens pris actuellement qui visent les conséquences, comme la modération des contenus et le contrôle des contenus illégaux. De tels remèdes ne traitent que les symptômes, sans contester la légitimité de l'extraction des données humaines, alors que celle-ci finance le contrôle privé des espaces d'information de la société. De la même manière, des solutions structurelles, telles que le démantèlement des géants de la technologie, peuvent être utiles dans certains cas, mais elles n'affectent pas les opérations économiques sous-jacentes du capitalisme de surveillance. Les débats autour de la réglementation des géants de la technologie devraient plutôt se concentrer sur les fondements de l'économie de surveillance, c'est-à-dire l'extraction secrète de données humaines à partir de domaines de la vie qui étaient autrefois considérés privés.
Où en sommes-nous aujourd’hui? La démocratie est le seul ordre institutionnel doté de l'autorité et du pouvoir légitimes pour nous faire changer de trajectoire.
Les solutions centrées sur la réglementation de l'extraction sont neutres. Elles ne menacent pas la liberté d'expression. Au contraire, elles libèrent le discours social et les flux de l'information de la sélection artificielle d'opérations commerciales qui visent à maximiser le profit et favorisent la corruption de l'information au détriment de son intégrité. Elles restaurent le caractère sacré des communications sociales et de l'expression individuelle. Sans extraction secrète, il n’y a pas de concentration illégitime de connaissances sur les personnes. S’il n’y a pas de concentration des connaissances, il ne peut y avoir d’algorithmes de ciblage. Sans ciblage, des entreprises ne peuvent plus contrôler et gérer les flux de l'information et le discours social, ni façonner le comportement humain pour favoriser leurs intérêts. La réglementation de l'extraction éliminerait les dividendes de la surveillance et donc les incitatifs financiers. Alors que les démocraties libérales ont commencé à relever le défi de réglementer les espaces d'information d'aujourd'hui, détenus par des intérêts privés, nous avons besoin de législateur-trice-s prêts à s'engager dans une réflexion unique autour de questions bien plus fondamentales. Comment devons-nous structurer et gouverner l'information, la connectivité et la communication dans un siècle numérique démocratique ? Quelles nouvelles chartes des droits, quels nouveaux cadres législatifs et quelles nouvelles institutions sont requis pour garantir que la collecte et l'utilisation des données servent les besoins véritables des individus et de la société? Quelles mesures protégeront les citoyens contre un pouvoir non redevable sur l'information, qu'il soit exercé par des entreprises privées ou par des gouvernements? Les démocraties libérales devraient prendre les choses en main, car elles ont le pouvoir et la légitimité pour le faire. Mais elles doivent savoir que leurs alliés et collaborateurs incluent les peuples de toutes les sociétés qui luttent contre un futur dystopique. L'entreprise qu'est Facebook peut changer de nom ou de dirigeant-e-s, mais elle ne changera pas volontairement son modèle économique. Est-ce que l'appel à réglementer Facebook dissuadera les législateur-trice-s de procéder à une remise en cause plus approfondie? Ou provoquera-t-il un sentiment d'urgence accru? Allons-nous enfin rejeter les vieilles réponses et nous libérer pour poser les nouvelles questions, en commençant par celle-ci : que faut-il faire pour que la démocratie survive au capitalisme de surveillance?
Allons-nous enfin rejeter les vieilles réponses et nous libérer pour poser les nouvelles questions, en commençant par celle-ci : que faut-il faire pour que la démocratie survive au capitalisme de surveillance?

[1] En ligne : https://www.nytimes.com/2021/11/12/opinion/facebook-privacy.html [2] En ligne : https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-07-01/facebook-fb-reaps-1-trillion-reward-for-grow-at-any-cost-culture? [3] En ligne : https://www.propublica.org/article/facebook-doesnt-tell-users-everything-it-really-knows-about-them [4] En ligne : https://www.nytimes.com/2021/10/03/technology/whistle-blower-facebook-frances-haugen.html [5] En ligne : https://rss.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/j.1740-9713.2012.00584.x [6] En ligne : https://www.cnbc.com/2017/11/21/alphabets-eric-schmidt-why-google-can-have-trouble-ranking-truth.html [7] En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=X3VQro6q3u0&t=5131s [8] En ligne : https://www.nytimes.com/2005/05/26/business/students-startup-draws-attention-and-13-million.html [9] En ligne : https://www.wsj.com/articles/SB120465155439210627 [10] En ligne : https://www.theguardian.com/technology/blog/2009/sep/21/facebook-privacy [11] En ligne : https://money.cnn.com/2008/04/11/technology/facebook_sandberg.fortune/ [12] En ligne : https://www.nytimes.com/2008/03/04/technology/04cnd-facebook.html [13] En ligne : https://www.eff.org/deeplinks/2009/12/facebooks-new-privacy-changes-good-bad-and-ugly [14] En ligne : https://tcrn.ch/3NeZLgI [15] En ligne : https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/external/readwriteweb/2010/01/10/10readwriteweb-facebooks-zuckerberg-says-the-age-of-privac-82963.html [16] En ligne : https://www.visualcapitalist.com/the-biggest-companies-in-the-world-in-2021/ [17] En ligne : https://theintercept.com/2018/04/13/facebook-advertising-data-artificial-intelligence-ai/ [18] En ligne : https://www.wsj.com/articles/the-facebook-files-11631713039 [19] En ligne : https://www.politico.eu/article/google-apple-coronavirus-app-privacy-uk-france-germany/ [20] En ligne : https://www.ft.com/content/cac1ff54-b976-4ae4-b810-46c29ab26096 [21] En ligne : https://www.nytimes.com/1970/09/13/archives/a-friedman-doctrine-the-social-responsibility-of-business-is-to.html

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Lancement – Revue Le capitalisme de surveillance

10 juin 2022, par Revue Droits et libertés

https://www.youtube.com/watch?v=--I9_marEis

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Pour une lucidité collective vis-à-vis des GAFAM

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Delphine Gauthier-Boiteau, avocate criminaliste et candidate à la maîtrise en droit et société (…)

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Delphine Gauthier-Boiteau, avocate criminaliste et candidate à la maîtrise en droit et société à l’UQÀM

Tandis que les Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft (GAFAM1) aimeraient se passer de toute réglementation et de cadre juridique et qu’ils défient constamment l’autorité des États, Alain Saulnier nous incite ici à prendre part à une mobilisation et une action collective pour faire face à ces entreprises privées. Dans ce plaidoyer pour le bien commun et la responsabilisation des instances concernées, l’auteur nous force à comprendre le caractère transversal de la menace que représentent ces géants.

Page couverture du livre d’Alain Saulnier, Les barbares numériques, Écosociété

Cet essai fouillé et percutant rend compréhensibles plusieurs des enjeux soulevés par la prolifération et l’accroissement des géants numériques, et il illustre la mesure de l’influence de ceux-ci sur les différentes sphères de notre société qu’ils traversent. Plus particulièrement, Alain Saulnier y appelle à une prise de conscience et à une mobilisation collective vis-à-vis des GAFAM, lesquelles s’avèrent nécessaires pour forcer une responsabilisation et une prise d’action concrète des structures gouvernementales. Force est de constater que sans l’implication de ces organisations, il parait illusoire de penser rétablir le rapport de pouvoir foncièrement inégal qui caractérise notre relation avec ces géants.

Il importe donc notamment que nos gouvernant-e-s actualisent les conditions règlementaires dans lesquelles nous permettons à ces entreprises d’évoluer, ce qui implique a priori de reconnaître ces géants numériques pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une menace transversale et face à laquelle nous nous trouvons en situation de dépendance (laquelle n’a pu que s’accentuer et se cristalliser par la pandémie de la COVID-19).

D’abord, le libéralisme et le laisser-faire qui caractérisent la posture de plusieurs États (sinon tous) à travers le monde permettent à ces superpuissances de cumuler une richesse inégalée dans l’Histoire, tout en bénéficiant d’évitement fiscal et de taux d’imposition dérisoires. L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).

En outre, l’impérialisme américain véhiculé par le biais de ces plateformes numériques porte aussi atteinte à notre spécificité et à notre patrimoine culturel, tandis que les artistes et le contenu culturel francophones et/ou issus des Premières Nations ou métis occupent une place bien réduite dans l’espace culturel et parmi l’offre de contenu mise de l’avant par ces géants.

L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).

Tout cela s’accompagne de la difficulté des médias traditionnels à offrir des plateformes ou une offre de contenus comparables, notamment en raison du retard à agir qu’accuse le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC), du caractère vétuste de Loi sur la radiodiffusion et de la Loi sur les droits d’auteur, qui se révèle dépassé par l’avènement desdites plateformes2. Alors que d’une part, ces nouveaux médias peuvent agir sans grande contrainte, d’autre part, les médias traditionnels (notamment locaux et/ ou publics) ne peuvent que pâtir de cet indubitable laisser-faire. Par ailleurs, il va sans dire que l’importance d’agir est redoublée, tandis que la désinformation et la propagation de fausses nouvelles par ces plateformes n’ont jamais été aussi visibles que dans le contexte de la pandémie que nous traversons. Pour l’auteur, il importe de repenser la forme des médias et de recentrer la mission de ces derniers qui doivent « se démarquer de la désinformation » ambiante, notamment par des pratiques de gouvernance transparentes et l’indépendance journalistique.

Ensuite, contrairement à ce que l’on pourrait penser, plateforme numérique ou virtuelle ne rime pas avec faible empreinte écologique et à ce titre les GAFAM (tant les installations que les structures sur lesquelles ils reposent) représentent une véritable catastrophe sur le plan écologique alors qu’internet est en voie de devenir la première source mondiale de pollution et que le numérique consomme pas moins de 10 à 15% de l’électricité mondiale.

Et enfin, si les enjeux de surveillance, de collecte et de monétisation des données personnelles des utilisatrices et utilisateurs des plateformes participent à un capitalisme de surveillance3 qui devrait tous nous inquiéter, il appert, au passage, pertinent de mentionner que les personnes judiciarisées (notamment en matières criminelle et carcérale, mais pas uniquement) sont dorénavant exposées à un système judiciaire qui mobilise de plus en plus, et à différents niveaux, ces plateformes et les outils qui en découlent ou qui s’y rapportent4.

Le déséquilibre de pouvoir à l’œuvre ne pourra être rétabli que si les gouvernements et les gouvernant-e-s mettent un terme à leur complaisance, adaptent leurs pratiques et réagissent promptement aux développements de ces géants. Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.

Ce plaidoyer pour le bien commun et la mobilisation des instances concernées permet également de saisir l’ampleur de la menace actuelle, mais aussi de celle qui se profile à l’horizon. Alors qu’Amazon s’infiltre maintenant dans nos universités, qu’il contracte avec le gouvernement du Québec et que les partis politiques ont recours à nos données personnelles (fournies par ces plateformes) pour influencer les élections, il devient tous les jours un peu plus urgent d’opposer une résistance à ces géants numériques pour lesquels, comme le dit Saulnier, l’univers est à conquérir et les frontières n’existent pas.

Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.

Trop peu de personnes semblent saisir l’ampleur des maux et travers suscités par ces plateformes et leur influence grandissante. Cela laisse à penser que notre relation le plus souvent volontaire et de consommation vis-à-vis des services que nous offrent ces entreprises (et qui nous lient à celles-ci) peut expliquer qu’une forme de dissonance cognitive émerge de ce rapport. La contribution à la fois déconcertante et nécessaire proposée par cet ouvrage nous incitera, il faut l’espérer, à rompre de telles attaches.

  1. L’acronyme GAFAM renvoie à Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft, mais l’auteur renvoie dans cet ouvrage à plusieurs autres plateformes, notamment à YouTube, Netflix, Alphabet, Disney +, etc.
  2. À la suite de l’élection fédérale de 2021, le Gouvernement du Canada a repris l’engagement de faire adopter une Loi modiant la Loi sur la diffusion et d’autres conséquences.
  3. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Honfleur, Zulma Essais, 2019.
  4. On peut penser à l’emploi de la visioconférence par les tribunaux judiciaires qui est beaucoup plus largement répandu depuis la pandémie, mais aussi aux liens qui existent entre différents outils qui émanent de la collecte de données personnelles et la justice actuarielle (Bernard E. Harcourt, Against prediction : proling, policing and punishing in an actuarial age, The University of Chicago Press, 2007)

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Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec I Profilage racial

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

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Maxim Fortin, coordonnateur de la Ligue des droits et libertés – Section Québec et politologue Mélina Chasles, stagiaire à la Ligue des droits et libertés – Section Québec et organisatrice communautaire Le profilage racial est l’une des formes de racisme systémique   les   plus   fréquentes   et   constitue   en   soi une violation de droits. Pire, lorsqu’une interpellation policière tourne mal, ce profilage est souvent accompagné de violences et de brutalités qui mettent en danger la liberté, la sécurité et même la vie des personnes racisées. Nous avons pu le constater avec le cas de George Floyd aux États-Unis et avec celui de Fredy Villanueva au Québec. Depuis plusieurs décennies déjà, des voix s’élèvent partout dans le monde pour dénoncer cette forme de racisme. À l’automne 2021, un cas de profilage racial et de brutalité policière dans la Ville de Québec a relancé le débat et provoqué une polémique qui a fait de cette question un enjeu désormais central dans le dossier du vivre-ensemble. Le 28 novembre 2021, des policiers du Groupe de relations et d’intervention policière auprès de la population (GRIPP) interpellent des jeunes afro-descendants sur la Grande Allée à Québec, à la sortie des bars. Les agents interviennent dans ce qui apparaît être une dispute entre fêtards éméchés, mais, rapidement, la tension monte d’un cran : les jeunes sentent alors qu’ils sont l’objet d’une attention démesurée de la part des forces de l’ordre. Un jeune homme et une jeune femme sont violemment interpellé-e-s. Le jeune homme est immobilisé au sol et un policier lui envoie de la neige au visage… La jeune femme est elle aussi maîtrisée et immobilisée. Le jeune homme a subi des blessures. Les images de l’arrestation montrant des agents largement supérieurs en nombre rudoyant des jeunes racisé-e-s et utilisant des techniques rappelant celles qui ont causé le décès de George Floyd par arrêt respiratoire ne passent pas : leur publication sur les réseaux sociaux déclenche une salve de dénonciations. Rapidement, le nouveau maire Bruno Marchand fait part de sa volonté de faire la lumière sur cette histoire. L’affaire prend même une dimension nationale alors que le journaliste Antoine Robitaille1, l’humoriste Eddie King2 et le député fédéral Joel Lightbound3 expriment publiquement leurs préoccupations quant à ce dossier. Cinq policiers impliqués dans les événements sont suspendus et une enquête interne est déclenchée. La diffusion des images et la dénonciation des actions du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) ont un effet inattendu. De nouvelles images sont alors rendues publiques, montrant cette fois-ci des agents du SPVQ brutalisant des personnes blanches dans des contextes où le suspect ne représente pas une menace directe. Le 30 novembre 2021, une nouvelle vidéo est publiée sur les réseaux sociaux. On peut cette fois-ci y voir des agents du SPVQ, membres de l’escouade GRIPP, malmener et blesser un client d’un restaurant du secteur Sainte-Foy lors de son arrestation4. Une autre vidéo est publiée pendant la semaine. Celle-ci montre un client d’un bar du centre-ville se faire projeter contre un mur5. Deux autres vidéos, moins médiatisées, témoignent quant à elles du niveau d’hostilité et d’agressivité des agents du SPVQ à l’égard des citoyen-ne-s lorsqu’ils sont contrariés. C’est donc la diffusion des vidéos de ces arrestations violentes qui mettent en lumière une problématique qui s’ajoute et se lie à celle du profilage racial : la brutalité policière flagrante du SPVQ et plus particulièrement de l’escouade GRIPP.

Pour la reconnaissance du profilage racial

Dans la foulée des événements, le collectif d’organisations à l’origine de la fresque publique La vie des noir-e-s compte/ Black Lives Matter Qc6, réalisée à l’été 2021, lance un appel à la mobilisation. La Ligue des droits et libertés – Section Québec, le Collectif 1629 et des groupes de la communauté afro-descendante de Québec organisent une marche le 4 décembre. Cette marche Contre le prolage racial et la brutalité policière réclame notamment la reconnaissance du profilage racial et des engagements fermes pour y mettre un terme. Le 5 décembre, le gouvernement du Québec annonce qu’une Formation pour contrer le racisme et le prolage racial et social sera mise en place pour l’ensemble des corps policiers de la province. La Ville de Québec, visiblement ébranlée par cette histoire, annonce de nouvelles mesures pour rétablir la confiance envers son service de police. Un Plan de développement pour de meilleures pratiques policières est annoncé le 9 décembre. Le SPVQ s’associe à la Chaire de recherche sur l’intégration et la gestion des diversités en emploi (CRIDE) de l’Université Laval afin d’améliorer ses compétences culturelles et se pencher sur la question des possibles biais inconscients7. Elle annonce aussi l’embauche d’un examinateur externe en la personne de Mario Bilodeau. La Ville se montre aussi ouverte à la création d’un registre des interpellations et à une révision du mandat de l’unité GRIPP8.

Documenter les interpellations

La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues. La Ville de Québec et le SPVQ continuent de nier l’existence du profilage racial, sur la base d’un manque de données probantes permettant de le démontrer. Au même moment, la Ville de Québec refuse de produire des données sur l’ethnicité, l’origine ou la couleur de peau des personnes interpellées. Dans le cadre de la Semaine d’actions contre le racisme de mars 2022, les groupes antiracistes de Québec ont lancé une nouvelle mobilisation. Deux des trois revendications de cette mobilisation s’adressent directement à la Ville de Québec. Si la reconnaissance du racisme systémique par le gouvernement québécois fait toujours partie du programme, l’accent, cette année, a été mis sur la demande de documenter les interpellations faites par le SPVQ en utilisant la méthodologie développée par l’équipe de recherche dirigée par les chercheur-se-s Victor Armony, Mariam Houssaoui et Massimiliano Mulone. Précisons que c’est grâce à cette méthodologie qu’il a été démontré que, durant les dernières années, les personnes racisées ont été 2 à 3 fois9 plus interpellées à Montréal et à Repentigny10. La troisième et dernière revendication concerne la tenue d’une nouvelle consultation des groupes de la diversité ethnique et culturelle. Une marche a lieu le 27 mars.
La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues.
Quelques semaines avant, la Ville de Québec avait convoqué en comité plénier le SPVQ afin qu’il réponde aux questions des élu-e-s sur son travail. Loin d’avoir à se défendre ou à se justifier, le SPVQ a bénéficié de trois heures d’encensement par des membres du conseil municipal. La Ligue des droits et libertés – Section Québec et l’organisme communautaire Droit de cité11 ont d’ailleurs dénoncé haut et fort cet exercice de promotion. « Les élu-e-s de la Ville de Québec semblent préférer ignorer le sujet du profilage racial dans leurs questions posées au directeur du SPVQ. Bien que le comité plénier portait principalement sur le plan d’action mis en place à la suite des arrestations de l’automne dernier, plus de la moitié des questions posées concernait des sujets ayant pu être abordés à d’autres moments – les plaintes sur le bruit dans les rues, par exemple12». Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées. Le député solidaire Sol Zanetti a organisé une assemblée publique en mars sur la question du profilage racial. Plusieurs acteurs et groupes du mouvement antiraciste ont participé à la rencontre. La conseillère municipale Jackie Smith (Transition Québec), seule élue à aborder le profilage lors du comité plénier, a déposé le 21 mars dernier une proposition afin qu’une étude sur l’ethnicité, l’origine et la couleur de peau des personnes interpellées par la police soit réalisée à Québec et que cette étude utilise la méthodologie Armony13. Or, sa proposition ne fut ni appuyée par le comité exécutif ni par aucune autre personne élue du Conseil municipal; elle a donc été rejetée le 4 avril.
Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées.

La mobilisation pour faire pression

Que conclure de la crise au SPVQ et des mobilisations récentes contre le profilage racial? Premièrement, soulignons le manque de volonté politique de la Ville de Québec et de ses élu-e-s. Bien que sensibles à la question du racisme, les élu-e-s du Conseil municipal semblent sous-estimer la réalité du profilage racial et le degré de méfiance/défiance qu’il suscite au sein des populations racisées. Deuxièmement, la Ville de Québec semble ne pas vouloir s’opposer à ce que le SPVQ nie l’existence du profilage racial, tout en refusant de produire les données qui attesteraient de son ampleur. Troisièmement, les mobilisations contre le profilage racial ont fait en sorte que les communautés afro-descendantes de Québec sont plus mobilisées, qu’une perspective sociopolitique centrée sur la défense collective des droits et libertés émerge au sein des groupes racisés et que nous pouvons désormais construire un rapport de force avec les autorités afin de maintenir et d’accentuer la pression.
  1. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/11/30/il-sappelle- pacifique-1
  2. En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2021/11/29/arrestation- musclee-de-pacifique-eddy-king-annule-des-spectacles-a-quebec
  3. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/12/01/arrestations- musclees-a-quebec-une-enquete-externe-serait-mieux-selon-lightbound
  4. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844000/enquete- independante-spvq-protofino-police-quebec-intervenation-arrestation
  5. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844406/quatrieme-video- spvq-crise-interventions-musclees-district-saint-joseph
  6. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/08/16/black-lives- matter-une-fresque-inauguree-dans-une-rue-de-quebec
  7. En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/653046/le-spvq-se-penchera- sur-ses-possibles-biais-inconscients
  8. Ibid.
  9. En ligne : https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf En ligne : https://cridaq.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/09/Rapport- Armony-Hassaoui-Mulone-SPVR.pdf
  10. À Montréal, les personnes noires, autochtones et arabes avaient respective- ment 4,2 fois, 4,6 fois et 2 fois plus de chances d’être interpellées que les per- sonnes blanches, selon le À Repentigny, les personnes noires avaient 2,5 à 3 fois plus de chance d’être interpellées que les personnes blanches.
  11. En ligne : https://www.lesoleil.com/2022/03/06/un-exercice-dautopromotion-qui-fait-fi-des-abus-policiers-a-legard-de-certaines-citoyenes-52d4d2b93ef3d464a4126c543c931e42
  12. En ligne : En ligne : http://liguedesdroitsqc.org/2022/03/comite-plenier-des-fleurs-pour-le-spvq-et-des-elu-e-s-qui-tournent-autour-du-pot/
  13. En ligne : https://wchttp://www.carrefourdequebec.com/2022/03/jackie-smith-veut-documenter-le-profilage-racial-a-quebec/

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Les ficelles du capitalisme de surveillance

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Cynthia Morinville, Ph. D., militante au comité environnement L’importance du capitalisme de surveillance en émergence a été soulignée par l’hebdomadaire britannique The Economist qui titrait en 2017 « Data is the new oil » – les données sont le nouveau pétrole. Si la publication libérale saluait le potentiel de croissance et de productivité d’une économie basée sur les données, leur parallèle vaut aussi pour le côté moins reluisant de l’or noir. Si le pétrole nous a précipités dans une crise sociale et environnementale, les données risquent de nous y enfoncer. Ce système économique a évidemment une empreinte écologique. Mais au-delà de l’impact environnemental d’une consommation effrénée encouragée par le capitalisme, quelle est l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance? Quelles infrastructures soutiennent cette économie? Le capitalisme de surveillance repose d’abord sur l’exploitation de mégadonnées, souvent mieux connues sous l’appellation Big Data. Pour que ce système d’exploitation fonctionne, ces données doivent circuler et elles doivent être assemblées en banques à partir desquelles des analyses peuvent être tirées. L’internet est une condition nécessaire à l’émergence d’un capitalisme de surveillance, mais ce sont les récents développements de connectivité accélérée qui ont permis de réaliser le véritable potentiel des données massives. [caption id="attachment_14084" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption] Il est difficile de concevoir l’infrastructure physique d’une technologie accessible par un simple balayage de doigts sur un téléphone portable. Pourtant l’internet, malgré une accessibilité sans fil pour la vaste majorité des utilisateurs contemporains, repose bel et bien sur une infrastructure physique et matérielle. L’ampleur de ces infrastructures est telle qu’il est difficile d’en imaginer la magnitude. Le Big Data requiert une quantité de données gigantesque se déversant en torrent effréné. Un réseau immense de filage et de fibre optique connecte le routeur de chaque utilisateur au monde numérique permettant ainsi la copie et rediffusion de données connues sous l’appellation de packets à un intervalle de quelques millisecondes. Ces packets forment une série de relais qui permet à l’information de voyager sur des routes bien établies à travers le globe1. À cela s’ajoutent des centres de données, des tours et des antennes. Cette infrastructure dépasse même les frontières de notre atmosphère alors que les constellations de microsatellites se multiplient.

L’expansion de la sphère de connectivité

Le capitalisme de surveillance ne se nourrit pas seulement du volume des données, mais aussi de leur type et de leur qualité. On cherche donc constamment à extraire des informations toujours plus précises sur nos habitudes quotidiennes. Des données plus variées demandent aussi plus de connectivité. En terme absolu, on assiste à ce qu’on pourrait appeler une expansion de la sphère de notre connectivité. Bien sûr, les bases de données sont nourries par notre utilisation de la téléphonie mobile et ses nombreuses applications. Elles le sont également par l’intermédiaire d’une collection de cartes de points et de privilège présentées chez les détaillants qui cartographient méticuleusement nos   habitudes   d’achat. La liste de nos points de connexion s’agrandit rapidement pour inclure certains modèles de voiture, les poignées de porte opérationnelles à distance, les électroménagers dits intelligents nous permettant de cuisiner à partir du bureau ou encore un réfrigérateur nous rappelant d’acheter du lait. L’internet des objets promet de connecter une panoplie d’outils du quotidien à l’internet et offre des gains en efficacité en échange d’un flux ininterrompu de données. Pour réaliser ce monde connecté, il faut produire des appareils supportant la connectivité. En plus de l’empreinte écologique liée à la production d’électroménagers traditionnels, la connectivité de ces nouveaux produits à l’internet requiert de grandes quantités de matériaux et minéraux dits critiques, allant du lithium au cobalt en passant par les terres rares2. En terme simple, plus de connectivité va de pair avec plus de production et d’extraction.
Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation.
Toutefois, l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance ne se limite pas à la production d’appareils technologiques. En effet, l’utilisation de ces technologies a aussi un impact environnemental. Le capitalisme de surveillance repose sur le stockage massif de données qui nécessite un volume grandissant de serveurs. Selon la firme allemande Statista, spécialisée en données concernant les marchés et la consommation, à la fin de 2021, 79 zetabytes3 de données avaient été générées mondialement. On s’attend à ce que ce volume, qui atteignait à peine 2 zetabytes en 2010, surpasse les 180 zetabytes en 2025. Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation. [caption id="attachment_14085" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption] L’International Energy   Agency   estime   que   les   centres de données et leurs réseaux de transmission étaient responsables d’approximativement 2 % de la consommation mondiale d’électricité en 2020. Cette grande consommation énergétique a poussé les entreprises du secteur des technologies de l’information et des communications à augmenter, au cours des dernières années, leur efficacité énergétique et leur consommation d’énergies renouvelables. Bien que les géants du web aient fait des gains importants en efficacité énergétique, leur consommation d’énergie en terme absolue continue d’augmenter. Le dernier rapport4 publié par Google chiffre cette consommation pour 2016 à 6,5 térawatts heures (TWh), 5 ans plus tard, en 2021, cette consommation atteignait 15,4 TWh. Au niveau mondial, alors que le trafic internet a triplé entre 2015 et 2020, la consommation d’énergie attribuée aux centres de données est restée plus ou moins stable et se chiffrait en 2020 à près de 200 TWh, selon l’International Energy Agency5. Ce plafonnement malgré les gains énergétiques s’explique entre autres par un effet rebond, appelé le paradoxe de Jevons, selon lequel les gains en efficacité sont annulés par une plus grande utilisation des technologies. Par exemple, alors que l’autonomie des batteries de nos téléphones portables s’est nettement améliorée au cours des dernières années, nous passons beaucoup plus de temps connecté au téléphone mobile en 2022 qu’on ne le faisait il y a à peine 5 ans. De ce fait, notre consommation d’énergie reliée à la téléphonie portable ne baisse pas ou augmente même. Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils. L’adoption du 5G, par exemple, promet de rendre caduques non seulement tous les appareils compatibles uniquement avec le 4G – ce qui inclus la majorité des téléphones portables que nous utilisons présentement – mais aussi toute l’infrastructure de ce réseau incluant les tours, les antennes et les transmetteurs. Notons que le volume de déchets électroniques produit mondialement en 2019 était déjà estimé à 53,6 millions de tonnes. Juxtaposés, ces déchets formeraient une mosaïque plus grande que l’île de Manhattan. En termes de volume, ils seraient équivalents à près de 5 300 Tour Eiffel6!
Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils.
Les changements technologiques sont tels que le réseau 5G ne pourra passer par la même grille de connexion que son prédécesseur. Qu’adviendra-t-il alors de l’infrastructure actuelle? Dans certains endroits, comme les grands centres urbains où l’espace est un enjeu, elle sera remplacée, mais elle sera sans doute aussi laissée en place dans d’autres endroits où son démantèlement serait moins rentable. Dans ces endroits où le recyclage ne saurait générer de nouvelles opportunités économiques, elle deviendra l’artéfact d’une ère révolue un peu comme les stations radars du réseau d’alerte avancé (aussi appelé réseau DEW) qui parsème le territoire nordique de l’Alaska à l’Islande en passant par le Canada et le Groenland. Construites dans les années 1950, ces stations avaient nécessité plus de 30 000 tonnes de matériel acheminées par bateaux et avions afin de construite une ligne de défense visant à détecter les bombardiers soviétiques. Aujourd’hui, ce legs d’une autre époque et cette conception de la surveillance sont principalement laissés à une désintégration millénaire au gré des éléments et cela nous rappelle que la durée de vie courte de nos technologies ne raccourcit pas leur pérennité lorsqu’elles atteignent la fin de vie. Alors qu’on nous promet des gains en efficacité et durabilité, la facture environnementale des technologies de l’information qui soutiennent le capitalisme de surveillance est appelée à grossir de pair avec la croissance de ce modèle économique.
  1. Pour une exploration fascinante de l’envers de l’internet voir Andrew, Blum, 2012, Tubes: A Journey to the Center of the Internet. New York : Ecco.
  2. Anthony Y. Ku, 2018. Anticipating critical materials implications from the Internet of Things (IOT): Potential stress on future supply chains from emerging data storage Sustainable Materials and Technologies, 15, 27-32. Le terme « terres rares » désigne un ensemble de 17 éléments du tableau périodique reconnus pour leurs propriétés magnétique et conduc- trice. Les gisements de terres rares coïncident souvent avec ceux d’autres éléments plus dangereux tels que l’uranium, le thorium, l’arsenic, le fluor et divers métaux lourds pouvant rendre leur extraction particulièrement dommageable pour l’environnement.
  3. Un zetabyte est égal à 1 000 000 000 000 gigabites (GB), mille milliards de GB, ou 1012
  4. En ligne : https://wgstatic.com/gumdrop/sustainability/google-2021- environmental-report.pdf
  5. En ligne : https://www.itu.int/en/ITU-T/climatechange/Documents/ITU%20 AI4EE%20-%20George%20KAMIYA.pdf
  6. Ces équivalences sont tirées du Global E-Waste Monitor 2017, et ajustées avec les données mises à jour en 2019

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Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne – Proposition du gouvernement du Canada

7 juin 2022, par Ligue des droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des (…)

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC)

Au cours des deux dernières décennies, nous en sommes venu-e-s à dépendre des plateformes en ligne pour des besoins de base, la communication, l’éducation et le divertissement. En ligne, nous voyons le bon – l’accès à des informations autrement difficiles à trouver, la communication avec des êtres chers – et le mauvais. Le mauvais englobe souvent des méfaits que nous connaissons bien, notamment les discours haineux, le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, l’exploitation sexuelle de mineurs, l’intimidation et l’incitation à la violence, avec de nouvelles formes de harcèlement et d’abus qui peuvent se produire à une échelle beaucoup plus grande, et avec de nouveaux moyens de diffuser des contenus préjudiciables et illégaux.

Plusieurs sites de médias sociaux se sont engagés à remédier à ces méfaits. Toutefois, les modèles commerciaux axés sur la rétention de l’engagement de l’utilisateur, peu importe le contenu se sont avérés être incapables d’y parvenir. Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure. Par ailleurs, des gouvernements à travers le monde ont utilisé le prétexte de la lutte contre le discours haineux et les méfaits en ligne pour censurer et réduire au silence des opposants, notamment des défenseurs des droits humains.

Le gouvernement canadien promettait depuis 2019 de s’attaquer à ce problème, en le situant explicitement dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne. Fin juillet 2021, le gouvernement a finalement dévoilé son projet pour s’attaquer aux méfaits en ligne, en même temps qu’il amorçait une consultation publique. Le fait que la consultation ait lieu au cœur de l’été, avec une élection imminente à l’horizon, a immédiatement suscité des inquiétudes. Quand les élections ont été déclenchées quelques semaines plus tard, les tables rondes avec des représentant-e-s du gouvernement qui pouvaient répondre aux questions concernant le projet ont été annulées.

L’approche du gouvernement était mauvaise et le projet lui-même encore pire. Comme l’a décrit Daphne Keller, chercheuse en cyberpolitique, la proposition initiale du Canada était « comme une liste des pires idées dans le monde – celles que les groupes de défense des droits humains – combattent dans l’UE, en Inde, en Australie, à Singapour, en Indonésie et ailleurs ».

Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure.

Quels étaient certains de ces problèmes?

Tout d’abord, plusieurs groupes ont exprimé des inquiétudes sur la portée de la proposition qui tentait de créer un seul système pour traiter cinq types de méfaits très différents – le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, le matériel d’abus sexuel d’enfant, le contenu incitant à la violence et le contenu terroriste – et qui nécessitaient des solutions distinctes et spécifiques. En effet, ce qui est efficace dans un cas peut être inutile, voire nuisible, dans un autre.

Ensuite, l’inclusion du contenu terroriste était problématique en soi. Depuis que le Canada s’est joint à la guerre contre le terrorisme en 2001, nous avons vu comment l’application des lois sur le terrorisme a mené à la violation de droits humains, en particulier parce que la définition de terrorisme peut être détournée à des fins politiques. Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateurs-trices à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique, en particulier envers les musulman-e-s, les autochtones et d’autres groupes de personnes racisées, et la violation de leurs droits et libertés.

Troisièmement, le projet aurait créé un nouveau et vaste régime de surveillance, appliqué par les entreprises de médias sociaux. Ces entreprises seraient ainsi tenues de surveiller tout le contenu visible et publié sur leurs plateformes au Canada, de le filtrer pour détecter les méfaits et de prendre « toutes les mesures raisonnables » pour bloquer le contenu préjudiciable, même en utilisant des algorithmes automatisés. Les plateformes devraient aussi agir dans un délai de 24 heures contre tout contenu signalé par des personnes utilisatrices – un délai incroyablement court. Avec des pénalités pouvant atteindre des millions de dollars, les plateformes auraient été incitées à supprimer le contenu d’abord, quitte à en assumer les conséquences par la suite. Cela serait une incitation massive à la censure de contenus controversés, même légaux.

Comme quatrième problème identifié, notons celui des nouvelles règles qui obligeraient les plateformes à partager automatiquement des informations avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale, privatisant encore davantage la surveillance et la criminalisation des internautes. Cela signifiait non seulement que les plateformes décideraient quel contenu supprimer, mais aussi qui et quoi devrait être signalé à la police. Comme l’ont souligné plusieurs critiques, impliquer davantage la police et les agences de renseignement n’est pas une approche souhaitable quand il s’agit de traiter les préjudices causés à des groupes qui font déjà face à des niveaux de criminalisation plus élevés.

Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateur-trice-s à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique […]

Le projet a aussi avancé l’argument ahurissant, qu’on devrait accorder au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), sans justifications, une nouvelle forme de mandat qui simplierait le processus pour obtenir les données de base sur les abonnés, ceci afin de faciliter les enquêtes sur les méfaits en ligne. Cela survient à un moment où des tribunaux ont critiqué le SCRS pour avoir enfreint des exigences de mandats plus strictes déjà en place.

Finalement, l’une des leçons claires tirées d’autres pays est la nécessité d’établir des règles rigoureuses en matière de transparence et de reddition de comptes, tant pour les plateformes que pour l’organisme responsable d’appliquer la réglementation sur les méfaits en ligne. Malheureusement, le projet du gouvernement canadien ne prévoyait pas de divulgations publiques significatives et comportait très peu d’exigences de transparence et de reddition de comptes.

Derniers développements

En février 2022, le ministère du Patrimoine a publié un rapport intitulé Ce que nous avons entendu, dans lequel il reconnaissait plusieurs des questions valables   concernant   l’approche du gouvernement. Il a annoncé un nouveau processus de consultation mené par un nouveau groupe consultatif d’expert-e-s pour examiner ces questions et formuler des recommandations sur ce que devrait être l’approche du gouvernement. Il est important de noter que le processus et les délibérations du groupe seront rendus publics.

Nous en sommes maintenant aux toutes premières étapes de ce processus. D’un côté, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une victoire : des groupes issus de secteurs très différents ont ensemble fait part de leurs préoccupations concernant un projet législatif vicié, et le gouvernement a accepté de le revoir. Cependant, une première lecture des documents d’orientation du nouveau projet envoie des messages contradictoires.

Le gouvernement semble concéder qu’un système basé principalement sur la suppression de contenu et sur une surveillance accrue est inacceptable. Les documents d’information mettent aussi davantage l’accent sur la protection de la liberté d’expression et de la vie privée.

En même temps, ces documents s’appuient explicitement sur un nouveau modèle britannique, présenté dans un projet de loi sur la sécurité en ligne et connu sous le nom de devoir de diligence. Bien que ce modèle soit basé sur l’idée que les plateformes doivent assumer la responsabilité de leurs actions, il a aussi été l’objet de vives critiques pour cibler lui aussi les contenus lawful but awful (légal mais ignoble). Par légal mais ignoble, on entend des contenus et des activités qui, bien que légaux, peuvent être considérés comme préjudiciables. Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.

Parallèlement à la nouvelle approche, l’idée de traiter les cinq mêmes méfaits dans le cadre d’un seul système demeure envisagée ainsi que le signalement obligatoire aux forces de l’ordre, bien que formulée différemment.

Divers groupes, dont la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), continuent de travailler ensemble pour répondre aux propositions du gouvernement et pour développer des réflexions sur la meilleure façon de combattre les méfaits en ligne. Il s’agit manifestement d’un problème complexe, et il est plus facile d’en pointer les défauts que de développer des solutions concrètes. Ce qui semble clair, cependant, est que le fait de donner aux plateformes en ligne privées le pouvoir d’exercer une surveillance accrue et de supprimer du contenu non seulement ne résoudrait pas le cœur du problème, mais créerait davantage de dommages. Les gouvernements doivent plutôt investir dans des solutions hors ligne pour combattre les racines du racisme, de la misogynie, du sectarisme et de la haine. Il est tout aussi important que les gouvernements s’attaquent aux modèles commerciaux des plateformes de médias sociaux qui tirent profit de la surveillance et utilisent des contenus qui provoquent l’indignation et la division pour susciter l’engagement et fidéliser le public. Tant qu’il y aura des profits à faire en alimentant ces préjudices, nous ne pourrons jamais les éliminer vraiment.

Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.

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Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

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Stéphanie Mayer, Ph. D., enseignante de science politique au Cégep, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés Pour les fins de la mémoire collective, il importe de rappeler quelques pans de l’histoire pandémique des derniers mois. En vertu de la Loi sur la santé publique du Québec, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), par la voix du premier ministre François Legault, a déclaré le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire (EUS) dès les premiers moments de la pandémie de la COVID-19. Notons que l’EUS est une disposition exceptionnelle qui permet à l’État d’agir en contexte d’urgence, c’est-à-dire lors d’une situation extraordinaire qui demande une attention immédiate. Dans de telles circonstances, tous et chacun-e a la juste attente que le gouvernement y apporte toute son attention par-delà la partisanerie. De plus, très peu contestent qu’une fois la COVID-19 déclarée mondiale, il y avait urgence d’agir, ni la part d’improvisation que cette pandémie impliquait. Selon la Ligue des droits et libertés (LDL), cette situation n’excuse pas les dérapages et les violations de droits humains auxquels sa gestion a donné lieu (pensons aux couvre-feux, aux nombreux constats d’infraction, à la limitation du droit de manifester, au déni de droits aux personnes itinérantes ou incarcérées).
Banalisation de l’état d’urgence sanitaire et les tendances autoritaires de la CAQ
Deux ans plus tard, après des ressacs et des vagues de contagion ainsi que des variations sur les mesures populationnelles, l’EUS est encore en place, ayant été renouvelé 113 fois en date du 18 mai 2022, aux 10 jours environ comme le permet la loi, sans consulter les parlementaires. Pour la LDL, il est devenu évident que le gouvernement s’accommode bien des pouvoirs conférés par cette loi, qu’il considère les consultations citoyennes et les débats démocratiques comme du sable dans l’engrenage de sa gestion de la pandémie. Plusieurs des ténors de la CAQ – son chef a fortiori – agissent comme des chef-fe-s d’entreprises ou des pères de famille alliant autoritarisme et paternalisme – par chance, le discours guerrier contre la COVID-19 ne nous a pas été resservi. On nous a demandé d’être dociles, de respecter les consignes, de se faire vacciner, d’être patient-e-s. Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec. Sans nier le caractère extraordinaire de la pandémie, des voix se sont élevées depuis plus d’un an pour exiger la fin de l’EUS et le rétablissement des débats parlementaires à l’Assemblée nationale (AN). D’ailleurs, une campagne à l’initiative de la LDL a été lancée en mai 2021, appuyée par 128 organisations de divers horizons, pour réclamer la fin de l’état d’urgence au Québec. Malgré le soutien manifesté à l’endroit de notre campagne, il faut rappeler combien il était – et il demeure – difficile de formuler un discours critique à l’encontre des mesures du gouvernement sans se voir délégitimer ou reléguer à la posture fourre-tout de complotistes ou d’antivaccins. Plus encore il a fallu – et il faut encore – user d’une imagination communicationnelle pour susciter un peu d’indignation à l’égard du maintien banalisé de l’EUS. Or, il nous semble que ce dernier soit une normalisation d’une gestion autoritaire des questions sociales par le gouvernement et une perte évidente de pratiques démocratiques.
Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec.
[caption id="attachment_14076" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption]

« Fausse levée de l’état d’urgence sanitaire » : le projet de loi 28 est une illusion

Affirmer que le gouvernement de CAQ apprécie les pouvoirs conférés par l’EUS et qu’il y trouve son confort serait un euphémisme comme en atteste le PL 28 – Loi visant à mettre n à l’état d’urgence – déposé le 31 mars 2022 par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. On aurait tort de faire confiance au titre, car le PL 28 ne vise pas dans les faits à mettre fin à l’EUS; au contraire, il le prolonge. En l’état, le PL 28 permet au gouvernement de se prévaloir de différents pouvoirs discrétionnaires (résultant de décrets, mesures et arrêtés adoptés sous l’état d’urgence sans consultation parlementaire), jusqu’au 31 décembre 2022. La LDL n’a pas raté l’occasion d’aller devant la Commission de la Santé et des Services sociaux du Québec, le 6 avril 2022, pour dénoncer ce qui nous semble une aberration en termes de droits humains et de pratiques démocratiques. La LDL devant la Commission s’est exprimée en ces termes : À vrai dire, le PL 28 propose une sortie progressive de l’état d’urgence an de prolonger les mesures d’urgence qui avantagent et protègent le gouvernement et non la population. [Si le PL 28 est adopté, il aura] pour effet de maintenir un droit des rapports collectifs de travail d’exception dans les domaines de la santé et de l’éducation en conférant [au gouvernement] la noblesse d’un vote de l’Assemblée nationale. [Si le PL 28 est adopté, il] n’absout en rien deux années de gestion autoritaire et ne corrige d’aucune façon l’absence de débats ou de mécanismes consultatifs ayant entouré l’adoption effrénée d’une pléthore de décrets et d’arrêtés ministériels depuis mars 2020 (Mémoire de la LDL, avril 2022)1. Si le PL 28 est adopté à l’AN, ce sera parmi les premiers véritables débats parlementaires et probablement l’un des derniers, au sujet la gestion de la pandémie par le gouvernement de la CAQ, en raison de l’imminence du déclenchement des élections provinciales. Dans le parlementarisme québécois et devant un gouvernement majoritaire, le rôle conféré aux partis de l’opposition dans notre démocratie représentative reste réduit et depuis deux ans, quasiment nul. À ce titre, rappelons que François Legault s’est fait élire en promettant de réformer le mode de scrutin et que le PL 39 – Loi établissant un nouveau mode de scrutin – a été abandonné, lequel envisageait de mettre en place un mode de scrutin proportionnel avec compensation régionale. Le maintien de l’EUS a permis de mettre hors champ des débats parlementaires la question de la gestion par la CAQ de la pandémie et plus largement, celle de la santé et de son système public affaibli par des années de politiques néolibérales. Il ne faut pas être dupes du calendrier électoral automnal! Il est quasiment impossible que le ministre Dubé rende des comptes de sa gestion des deux dernières années devant l’AN dans les délais prévus par la Loi sur la santé publique du Québec avant que la chambre ne soit dissoute et les élections déclenchées. En d’autres mots, le gouvernement tente, avant les élections, d’avoir l’assentiment des parlementaires pour se laver les mains de toute reddition de compte concernant la gestion pandémique et de ses abus avérés de la disposition de l’EUS.

Prendre soin de nos solidarités pour lutter et faire société

Face à tous les gouvernements et plus particulièrement lorsqu’il se révèle être si ouvertement favorable à des politiques publiques d’austérité et lorsqu’il adopte des pratiques autoritaires de gestion de la population, comme c’est le cas pour la CAQ, les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir. Or, le maintien sur la durée de l’EUS illustre notre lente accoutumance à la gestion bureaucratique et autoritaire du social : ce qui est à l’antipode d’une l’école de la démocratie. Si le néolibéralisme altère subtilement les relations sociales, nous soumettant à des logiques de performance et de compétition mutuelle, la pandémie de la COVID-19 aura, pour sa part, exacerbé ce mouvement de manière pernicieuse en faisant des autres des dangers : des transmetteurs de la maladie. Le spectre de la contagion affectera durablement nos manières d’interagir, de s’approcher, de se soutenir, d’être ensemble, de s’aimer, de s’entraider... L’individualisme, l’isolement et la peur d’être contaminé-e-s par les autres ont mis à rude épreuve nos solidarités, des conditions qui laissent le champ libre à des gouvernements peu démocratiques.
Les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir.
Saviez-vous que la Ligue des droits et libertés fêtera en 2023 son 60e anniversaire? Le contexte nous force à admettre que la défense collective des droits humains et leur réalisation reste tributaire des mobilisations sociales. La pandémie de la COVID-19 aura brutalement rappelé la précarité structurelle des droits sociaux au Québec (par exemple : la santé, l’éducation, le logement, la culture, le travail) et pour la réalisation pleine et entière des droits humains, leur interdépendance demeure une condition. Alors que l’avenir est incertain, les luttes en faveur des droits humains devraient être un lieu de convergence afin que la société soit plus juste, inclusive et solidaire. Heureusement, le calendrier des activités du 60e anniversaire de la LDL permettra, entre autres, de prendre la mesure des luttes sociales et politiques conduites depuis 1963 et celles qui nous attendent collectivement, voilà déjà une belle manière de prendre soin de nos solidarités pour continuer à faire société.
  1. En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-le-pl-28-est-une-illusion-letat-durgence-continue/
 

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Qu’est-ce que le capacitisme ?

1er juin 2022, par Revue Droits et libertés

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Laurence Parent, Ph. D. en études critiques du handicap Le terme capacitisme est une traduction du terme anglais ableism qui tire ses origines des études du handicap anglo-saxonnes. Fiona K. Campbell, professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, définit le capacitisme comme un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un‑e citoyen‑ne typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une manière uniforme et standardisée (ex. : travailler 40 heures par semaine et plus, se nourrir sans aide humaine, comprendre les codes sociaux, etc.). Une des conséquences du capacitisme est la discrimination fondée sur le handicap telle que nous la connaissons dans les textes de droits de la personne. À l’instar d’autres systèmes d’oppression tels que le racisme et le sexisme, le capacitisme repose sur une panoplie de représentations stéréotypées et fausses (ex. : les personnes handicapées ont besoin d’être protégées, elles n’ont pas de vie sexuelle, etc.). Le collectif français féministe et anti‑capacitiste Les Dévalideuses définissent le capacitisme comme un « système d’oppression subi par les personnes handicapées du fait de leur non-correspondance aux normes médicales établissant la validité».
« L’idéologie validiste[1] postule que les corps non correspondants, jugés handicapés, ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminables[2]. »
Le capacitisme prend plusieurs formes puisqu’il infuse toutes les sphères de la société. « Il peut se manifester par un rejet franc (insultes, maltraitances, silenciation, stigmatisation, refus d’inclusion…) mais se cache aussi souvent sous des allures de validisme bienveillant » (infantilisation, pitié, aide non sollicitée…). », expliquent Les Dévalideuses. Talila «TL» Lewis, organisateur communautaire et avocat pour les droits des personnes handicapées aux États‑Unis, explique qu’il est impossible de dissocier le capacitisme des autres systèmes d’oppression puisque le capacitisme repose sur des idées construites qui sont « profondément enracinées dans le racisme anti‑noir, l’eugénisme, la misogynie, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme[3] ». En bref, les chercheur‑e‑s et militant‑e‑s anti‑capacitistes revendiquent la nécessité de déconstruire le capacitisme et ses impacts afin de créer un monde réellement accessible et inclusif. S’intéresser au capacitisme permet en effet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées.  
[1] En France, le terme validisme est employé. [2] En ligne : http://lesdevalideuses.org/les-devalideuses/notre-manifeste [3] En ligne : https://www.talilalewis.com/blog/january-2021-working-definition-of-ableism    

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