Revue Droits et libertés

Publiée deux fois par année, la revue Droits et libertés permet d’approfondir la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Réalisée en partenariat avec la Fondation Léo-Cormier, la revue poursuit un objectif d’éducation aux droits.

Chaque numéro comporte un éditorial, les chroniques Un monde sous surveillance, Ailleurs dans le monde, Un monde de lecture, Le monde de l’environnement, Le monde de Québec, un dossier portant sur un thème spécifique (droits et handicaps, droits des personnes aînées, police, culture, droit à l’eau, profilage, mutations du travail, laïcité, etc.) ainsi qu’un ou plusieurs articles hors-dossiers qui permettent de creuser des questions d’actualité. Les articles sont rédigés principalement par des militant-e-s, des représentant-e-s de groupes sociaux ou des chercheuses ou chercheurs.

Créée il y a 40 ans, la revue était d’abord diffusée aux membres de la Ligue des droits et libertés. Depuis, son public s’est considérablement élargi et elle est distribuée dans plusieurs librairies et disponible dans certaines bibliothèques publiques.

Bonne lecture !

Le Canada contre les enfants des Premières Nations

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Anne Levesque, professeure adjointe, programme de Common Law français, Université d’Ottawa Le 29 septembre 2021, la Cour fédérale du Canada rendait une décision dans laquelle elle refusait d'annuler une ordonnance du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) rendue en 2019, imposant au Canada d'indemniser certains des enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins contre lesquel-le-s il avait discriminé de façon délibérée et inconsidérée (ordonnance d'indemnisation). Cette décision de la Cour fédérale est la dernière d'une série de plus de 25 victoires judiciaires d'enfants des Premières Nations dans le litige de près de 15 ans les opposant au gouvernement du Canada en exercice pour discrimination raciale et violation de leurs droits. Tard dans l'après-midi du vendredi 29 octobre 2021, le gouvernement du Canada dépose un appel de la décision de la Cour fédérale. Selon l’avis d’appel, le Procureur général est d’avis que l’ordonnance du Tribunal est incompatible avec la nature de la plainte, la preuve, la jurisprudence et la Loi canadienne sur les droits de la personne. Quelques heures plus tard, il annonce son intention de mettre le litige en pause afin de travailler avec les parties pour parvenir à un règlement à l’amiable. Cet article donne un aperçu de l’ordonnance d'indemnisation de 2019 du point de vue des droits des enfants. Il explique ensuite ce qui est en jeu si le gouvernement du Canada décide de poursuivre son appel devant la Cour d'appel fédérale et de poursuivre son litige contre les enfants des Premières Nations.

Pourquoi l'ordonnance d'indemnisation est-elle si importante?

L'ordonnance d'indemnisation de 2019 est basée sur les conclusions initiales du TCDP en 2016 , selon lesquelles le Canada fait preuve de discrimination à l'égard des enfants des Premières Nations et de leur famille en raison de leur race et de leur origine ethnique, contrairement à l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP). En particulier, le TCDP constate que le financement et la prestation de services de protection de l’enfance par le Canada créent des incitatifs à la prise en charge des enfants par l'État et perpétuent les désavantages historiquement subis par les Premières Nations au Canada.
En vertu de la LCDP, une fois que le TCDP conclut à l'existence d'une atteinte à la loi, il dispose de vastes pouvoirs de réparation pour rendre des ordonnances visant à mettre fin à la conduite, empêcher toute discrimination similaire et indemniser les victimes.
C'est dans ce contexte que le TCDP a rendu son ordonnance d'indemnisation en septembre 2019. Conformément aux objectifs de la LCDP visant à éradiquer la discrimination dans la société canadienne et à indemniser les victimes, le TCDP ordonne au Canada de verser 20 000 $ à certains des enfants de Premières Nations qui ont été inutilement retirés de leur famille et de leur foyer, ainsi qu’à leurs parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins, de même qu’aux enfants à qui des services ont été refusés en vertu du principe de Jordan en compensation de la peine et des souffrances qu'elles et ils ont subies. L'ordonnance d'indemnisation contraint aussi le Canada à verser à ces victimes un montant supplémentaire de 20 000 $ étant donné que sa discrimination était délibérée et inconsidérée. Le Canada a demandé le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. La Cour fédérale a rejeté la demande du Canada, concluant que l’ordonnance du TCDP était raisonnable.

Deux bonnes raisons pour indemniser

L'ordonnance d'indemnisation est importante du point de vue des droits de l'enfant pour deux raisons principales. Premièrement, le TCDP décrit la discrimination de l'État envers les enfants, et les enfants des Premières Nations en particulier, comme le pire des cas de discrimination en vertu de la LCDP. Bien que cette conclusion puisse sembler évidente pour les défenseur-euse-s des droits des enfants, elle est majeure dans le contexte des lois sur les droits de la personne au Canada. Peu de plaintes pour discrimination ont été déposées au nom d'enfants au Canada. En fait, certaines lois sur les droits de la personne au Canada excluent expressément les distinctions fondées sur l'âge contre les enfants et les jeunes de la définition de ce qui constitue une discrimination illégale.
Dans ce contexte statutaire, il est important de souligner la reconnaissance des enfants en tant que détentrices et détenteurs de droits et la discrimination à l'encontre des enfants et des jeunes comme étant particulièrement répréhensible.
Les raisons impérieuses du TCDP expliquant pourquoi la discrimination de l'État envers les enfants et les jeunes des Premières Nations constitue le pire des cas de discrimination en vertu de la LCDP seront un encouragement pour celles et ceux qui veulent contester les lois sur les droits de la personne qui ne protègent pas les enfants et les jeunes contre la discrimination. Deuxièmement, le TCDP a statué que les victimes de discrimination au Canada, tant les enfants que leurs parents, ne sont pas tenus de témoigner de la douleur et des souffrances subies pour être admissibles à une indemnisation. Le TCDP a noté à juste titre que la LCDP n'exige pas des victimes ce témoignage. Il a ainsi jugé que « le risque de victimiser à nouveau les enfants l’emporte sur les difficultés que comporte l’établissement d’un processus visant à indemniser l’ensemble des victimes et survivants et sur le besoin que la preuve comporte le témoignage d’enfants sur les sentiments qu’a provoqués chez eux la séparation d’avec leur famille et leur communauté ».
Il est intéressant de noter que le TCDP a souligné que la preuve directe de la victime n'était même pas nécessaire étant donné que la douleur et la souffrance qu'elle a subies avaient été bien établies par d'autres sources de preuve devant lui.
Par exemple, Mary Wilson, l'une des trois commissaires de la Commission de vérité et réconciliation, a fourni des preuves incontestées que les « enfants retirés de leurs parents pour être placés en famille d'accueil ont vécu des expériences similaires à celles [des enfants] qui sont allés dans les pensionnats ». De plus, de nombreux responsables canadiens ont fait des déclarations publiques soulignant que les enfants des Premières Nations et leur famille avaient subi des préjudices en raison de la discrimination raciale au Canada. La conclusion du TCDP selon laquelle les enfants des Premières Nations ne sont pas tenus de témoigner afin d'obtenir une indemnisation pour le préjudice qu'ils subissent en raison de la discrimination est un pas en avant marquant pour les droits des enfants au Canada. Il est conforme aux orientations fournies par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme qui appelle les États à développer des procédures judiciaires adaptées aux enfants. Bien que les règles de procédure de la LCDP et du TCDP ne disent rien sur la question, l'ordonnance d'indemnisation montre que les membres du panel peuvent et devraient en fait s'assurer que les procédures impliquant des enfants se déroulent en tenant compte des enfants. Il est souhaitable que l'ordonnance d'indemnisation serve de feuille de route aux autres tribunaux des droits de la personne au Canada lorsqu'ils statueront sur des plaintes de discrimination impliquant des enfants.

Les gains menacés par l’appel

Comme nous l'avons vu, en considérant la discrimination contre les enfants des Premières Nations comme le pire des cas en vertu de la LCDP et grâce à sa procédure adaptée aux enfants, l'ordonnance d'indemnisation représente un grand pas en avant pour les droits des enfants au Canada. L'appel du Canada de la décision de la Cour fédérale confirmant l'ordonnance d'indemnisation menace ces gains. L’ordonnance d'indemnisation de 2019 crée également une incitation pour le Canada à cesser sa conduite discriminatoire. Des documents gouvernementaux internes obtenus au cours du litige ont révélé que le Canada savait que son financement et sa prestation inéquitables de services d'aide sociale aux Premières Nations nuisaient aux enfants et aux familles.
Malgré cela, il a fait le choix en toute connaissance de cause de poursuivre son comportement préjudiciable, car il considérait que le coût financier de mettre fin à ce comportement était trop élevé.
Même après qu'il ait été jugé qu'il enfreignait la LCDP, des documents internes démontrent que le Canada a délibérément choisi de ne pas tenir compte des décisions juridiquement contraignantes du TCDP lui ordonnant de cesser son comportement discriminatoire envers les enfants des Premières Nations, parce qu'il considérait que se conformer coûtait trop cher. Les recours en matière de droits humains visent à s'attaquer au cœur des causes des violations. Face à un intimé qui s'est montré indifférent à ses obligations morales et légales, l'ordonnance d'indemnisation du TCDP fait en sorte que la discrimination envers les enfants des Premières Nations implique des conséquences monétaires notables. Cela vise à supprimer l'incitatif budgétaire à court terme pour le gouvernement, qui s'est montré focalisé sur des considérations financières pour discriminer les enfants des Premières Nations. À cet égard, l'ordonnance d'indemnisation a pour effet de dissuader les gouvernements de se livrer à d'autres formes de discrimination contraires aux lois sur les droits de la personne au Canada. Les droits humains de tous les Canadien-ne-s qui sont membres de groupes en quête d'équité sont menacés si le Canada donne suite à l'appel.

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Les enfants : des citoyens d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
DOSSIER | Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants   Avec ce dossier consacré aux droits relatifs à l'enfance, la LDL vise en premier lieu à (…)

DOSSIER Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants

 

Avec ce dossier consacré aux droits relatifs à l'enfance, la LDL vise en premier lieu à souligner que les enfants sont détenteurs de droits comme toute personne. La revue vise à exposer des violations de droits humains auxquelles ils et elles sont confronté-e-s pour ensuite présenter certaines stratégies assurant la prise en compte et le respect de leurs droits.

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Les articles de la revue sont illustrés avec des dessins réalisés par 21 enfants, de 6 à 16 ans, dont la sélection s’est effectuée au terme d’un concours organisé par la LDL à l’automne 2021.

Pour entamer cette réflexion, le numéro met en lumière la Convention relative aux droits de l'enfance (Convention), ratifiée par le Canada en 1991 et les recommandations du Comité, examine le rapport de la Commission Laurent, etc.

En deuxième partie, des enjeux qui empêchent la pleine réalisation des droits des enfant sont présentés.

Finalement, des pistes porteuses pour l'exercice des droits des enfants comme la participation citoyenne, l'intérêt supérieur de l'enfant, la non-discrimination et le droit à la vie sont présentées en conclusion de ce dossier.

 

Éditorial

Pluralité, démocratie et droits humains
Philippe Néméh-Nombré et Alexandra Pierre

Un monde sous surveillance

Reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat?
Anne Pineau

Ailleurs dans le monde

Congo : L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques
Geneviève Thériault

Le monde de Québec

Un automne sous le signe de la diversité
Maxim Fortin

Un monde de lecture

Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang
Catherine Guindon

Dossier | Les enfants : des citoyens d'aujourd'hui porteurs de droits vivants

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Présentation du dossier

Les enfants : des citoyens d’aujourd’hui porteurs de droits vivants
Lucie Lamarche

Institutions, lois et historique

30 ans de mise en oeuvre, mais où est l'égalité?
Mona Paré

L'enfant : plus qu'un adulte de demain, un citoyen d'aujourd'hui
Équipe du Bureau international des droits des enfants

Évaluer les répercussions sur les droits de l'enfant
Christian Whalen et Clara Bateller

Le Canada contre les enfants des Premières Nations
Anne Levesque

Discriminations et exclusions

Au-delà des besoins, quelle prise en compte des droits des enfants ?
Bianca Nugent

ENvironnement JEUnesse devant les tribunaux pour la justice climatique
Catherine Gauthier

Le respect et la protection des droits des enfants, vraiment?
Regroupement Espace

Le surpartage parental
Marie-Pier Jolicoeur
Andréa Lahaie

Pour leur bien? Displicine et droits dans les unités d'enfermement pour jeunes contrevenants
Nicolas Sallée

Stratégies d'égalité

Les filles ont-elles droit aux parcs?
Nathalie Boucher
Sarah-Maude Cossette

#meetooscolaire : plaidoyer pour une loi-cadre dans les écoles
La voix des jeunes

Mino Obigiwasin : pour l'intégrité et l'identité des enfants Anicinape
Entrevue avec Peggie Jerome, Mino Obigiwasin par Rodrigue Turgeon et Alexandre Carrier

L'importance d'une approche fondée sur les droits de l'enfant dans l'éducation aux droits humains
Équipe d'Equitas

Quelle démocratie pour les élèves à l'école?
Francis Dupuis-Déri

Identité de genre et droits de l'enfant
Annie Pullen Sansfaçon et Charles-Antoine Thibeault

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Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang

10 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Catherine Guindon, enseignante, Cégep de Saint-Laurent Chronique Un monde de lecture Pour (…)

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Catherine Guindon, enseignante, Cégep de Saint-Laurent

Chronique Un monde de lecture Pour cesser de reléguer le travail des femmes au second rang

Les écarts de salaire entre les hommes et les femmes peuvent-ils être justifiés en fonction des particularités de leur physiologie ? Les femmes doivent-elles se comporter comme les hommes pour mériter un salaire égal ? Par exemple, doivent-elles soulever les mêmes charges que leurs confrères masculins ? La division du travail selon le sexe ou l’identité de genre est-elle dans l’intérêt des femmes ? Ne renforce-t-elle pas les stéréotypes et la discrimination à leur égard ? Comment obtenir leur égalité avec les hommes tout en protégeant leur santé au travail ? Il s’agit là de quelques-unes des nombreuses questions liées au travail des femmes qu’aborde Karen Messing dans son ouvrage Le deuxième corps[1]. Professeure émérite du Département des sciences biologiques de l’UQAM, Karen Messing a travaillé au fil de sa carrière auprès de nombreux comités syndicaux afin de mieux comprendre la réalité des femmes au travail et de promouvoir de meilleures conditions pour elles, notamment en ce qui a trait aux travaux manuels. Formée en biologie et, plus tardivement, en ergonomie, Messing a cofondé le CINBIOSE, un groupe de chercheuses ergonomes qui étudie les enjeux liés au sexe et au genre dans le monde du travail, et qui combat la discrimination à l’égard des femmes.
La thèse percutante de Karen Messing pourrait être résumée ainsi : il faut cesser de traiter le corps des femmes sur le marché du travail comme le « deuxième corps ».
En effet, l’environnement, les équipements, la formation des travailleuses sont trop souvent mésadaptés à celles-ci. De plus, dans les secteurs traditionnels, les femmes occupent fréquemment un travail moins bien rémunéré que celui des hommes puisque considéré comme plus « léger ». En outre, le travail des femmes comporte parfois des risques cachés ou sous-estimés, et leurs problèmes de santé liés au travail sont dès lors moins bien reconnus car moins spectaculaires que ceux des hommes. On constate que les femmes ont la particularité de développer plus de troubles musculosquelettiques que les hommes : cela est lié au fait que leurs occupations – pensons au métier de couturière – exigent généralement plus de mouvements répétitifs et rapides que chez leurs collègues accomplissant des travaux dits « lourds ». Les troubles des femmes sont donc moins visibles que ceux des hommes qui se blessent lorsqu’ils soulèvent des charges élevées. De facto, les tâches qu’elles accomplissent sont souvent peu appréciées à leur juste valeur. Autre facteur reléguant le corps des femmes au second rang : la recherche en ergonomie dans le secteur des métiers traditionnels s’accomplit souvent sans tenir compte du genre et du sexe, prenant comme étalon « l’homme moyen » afin de fixer des normes de santé et sécurité au travail. Pourtant, les exemples de situations où l’on gagnerait à mieux adapter le milieu de travail aux femmes sont nombreux. On ne soulève pas une échelle de façon sécuritaire selon que l’on est une femme de petite taille ou un homme plus grand. Les femmes ne réagissent pas de la même façon à la toxicité des substances chimiques que les hommes. Messing croit donc qu’il serait souvent bénéfique de prendre en considération le sexe dans les études en ergonomie. Cela permettrait de mieux adapter les normes de sécurité et les outils de travail à la physiologie des femmes.
Karen Messing ne croit toutefois pas que le sexe ou l’identité de genre doivent déterminer automatiquement la répartition des tâches et des emplois.
Ainsi, attribuer les quarts de nuit au travail aux hommes plutôt qu’aux femmes sous prétexte qu’elles doivent s’occuper des enfants le soir, à la maison, ne peut qu’accentuer les stéréotypes. Aussi, après tout, les variations physiologiques d’un individu à un autre sont très grandes. Ces variations peuvent être tributaires d’autres facteurs comme l’origine ethnique, par exemple. Les solutions apportées par l’autrice au problème du « deuxième corps » sont nombreuses. Par exemple, il importe de tenir compte du sexe, du genre et de l’identité de genre non binaire dans la recherche scientifique lorsque cela est source d’oppression ou de discrimination au travail. De plus, il faut ajuster les normes de santé à la diversité de corps au travail afin de viser le bien-être de tous et toutes. Messing propose aussi de privilégier des équipes de travail dans lesquelles les employés et employées sont complémentaires afin de tirer profit de la variété des corps sans renforcer les stéréotypes. Et enfin, il s’agit avant tout de renforcer les liens de solidarité entre les travailleurs et les travailleuses afin de mettre fin à la discrimination entre eux et elles.
[1] Karen Messing, traduction de Geneviève Boulanger, Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité, Les Éditions Écosociété, 2021. Retour à la table des matières

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La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ?

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022 Chronique Un monde de surveillance La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ? Anne (…)

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Chronique Un monde de surveillance La reconnaissance faciale : La fin de l’anonymat ?

Anne Pineau, membre du comité sur la surveillance des populations, Ligue des droits et libertés

Les commissaires à la vie privée du pays mènent une consultation sur la reconnaissance faciale

En 2010, Éric Schmidt, alors PDG de Google, affirmait : « Dans un monde où les menaces sont asynchrones, il est trop dangereux qu'on ne puisse pas vous identifier d'une manière ou d'une autre[1] ». Sa déclaration concernait l’anonymat sur Internet. Mais elle résume bien l’argumentaire des supporteurs de la reconnaissance faciale (RF) : la sécurité de nos sociétés commanderait qu’on sacrifie un anonymat pernicieux et dépassé… Cet anonymat périlleux s’avère toutefois une composante essentielle de la vie privée, elle-même au cœur « de la liberté dans un État moderne[2] ». Dans nos activités publiques, comme le souligne le juge La Forest de la Cour suprême « … nous ne nous attendons pas à être identifiés personnellement et soumis à une surveillance intensive, mais nous cherchons plutôt à passer inaperçus[3] ». Dans une autre affaire, la Cour suprême rapporte : « Le droit à la vie privée (…) permet à une personne de fonctionner au quotidien dans la société tout en bénéficiant d’un certain degré d’anonymat indispensable à son épanouissement personnel ainsi qu’à l’épanouissement d’une société ouverte et démocratique[4] ». La RF remet en cause ce droit à l’anonymat. Le déploiement de cette technologie[5] par les corps policiers fait donc naitre les plus grandes craintes. Et la menace n’a rien de théorique. Les forces de l’ordre de 11 pays européens utilisent déjà cette technologie[6]. De son côté, la Sûreté du Québec (SQ) a conclu en juin dernier un contrat de 4.4 M de dollars avec la société Idemia pour une « Solution d’empreintes digitales et de reconnaissance faciale en mode infonuagique ». Le cas Clearview AI a par ailleurs révélé l’emploi de la RF par 34 corps policiers au pays, dont la Gendarmerie Royale Canadienne (GRC). Heureusement, l’enquête conjointe des commissaires à la vie privée fédéral et provinciaux (les commissaires) a permis de parer au pire.

Reconnaissance faciale et services de police : le cas Clearview

Le 2 février 2021, les commissaires ordonnaient à Clearview de cesser d’offrir son dispositif de reconnaissance faciale aux clients au Canada[7] parce qu’il contrevenait aux lois de protection des renseignements personnels[8]. Le 10 juin 2021, le Commissaire fédéral à la protection de la vie privée (CPVP) complétait le travail en déclarant illégale l’utilisation du logiciel Clearview par la GRC.

« Cette conclusion est fondée sur le fait que la collecte de renseignements personnels sur les Canadiens par Clearview contrevenait aux lois canadiennes en matière de protection des renseignements personnels. Il s’ensuit donc que la GRC a contrevenu à la Loi lorsqu’elle a par la suite recueilli ces renseignements personnels illégalement obtenus par Clearview[9] » .

Consultation des Commissaires sur la RF et les services policiers

Dans la foulée du rapport Clearview-GRC, les commissaires ont lancé une consultation sur l’utilisation de la technologie de RF par l’ensemble des services de police (SP) au pays[10]. Le document d’orientation (DO) « vise à clarifier les responsabilités et obligations légales, telles qu’elles existent actuellement, afin de veiller à ce que toute utilisation de la RF par les services de police ne contrevienne pas à la loi, de limiter les risques d’atteinte à la vie privée et de respecter le droit à la vie privée ». Le cadre suggéré par les commissaires repose « sur l’application de principes acceptés mondialement en matière de protection de la vie privée, dont un grand nombre sont repris dans les lois sur la protection des renseignements personnels ». La LDL a soumis un mémoire sur ce document d’orientation : en voici les grandes lignes.

Mémoire de la LDL

1)   Le cadre proposé par les Commissaires Le cadre proposé par les commissaires pose plusieurs difficultés, dont celle de l’assise légale du recours à la RF. Le DO invite les SP à obtenir un avis légal avant de recourir à la RF. Or, aucune loi n’autorise spécifiquement l’utilisation de la RF au pays, du moins sans consentement. Et comme le signale le DO, les « tribunaux canadiens n’ont pas eu l’occasion d’établir si l’utilisation de la RF par les policiers est autorisée par la common law. »
L’obtention préalable d’un mandat judiciaire ne présente pas non plus de garantie suffisante selon nous vu l’absence de balises légales précisant les conditions d’utilisation de la RF par les SP.
Enfin, le cadre suggéré soustrait au débat public les questions de nécessité et de proportionnalité dans l’usage de la RF. Il renvoie l’évaluation de ces éléments aux SP, aux Commissaires à la vie privée et aux juges. Il s’agit pourtant d’enjeux qui intéressent et concernent l’ensemble de la société. Pour la LDL, il n’appartient ni aux SP, ni aux Commissaires à la vie privée, ni aux juges de poser les jalons d’une utilisation acceptable de la RF. 2)   Manque d’encadrement légal Le DO expose les obligations légales des SP, telles qu’elles existent actuellement. Or, le déficit d’encadrement légal de la RF est patent. Les lois de protection des RP ne sont pas à même de régir convenablement cette technologie[11], comme l’indique la Commission d’accès à l’information (CAI)[12] :

« La Loi sur l’accès et la Loi sur le privé n’ont pas été conçues pour encadrer des pratiques aussi intrusives que la biométrie, dont la reconnaissance faciale, ni pour protéger les citoyens de nouveaux modèles d’affaires de géants du Web, fondés sur la marchandisation des renseignements personnels. »

Malheureusement, le projet de loi 64, Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels, adopté en septembre 2021 par l’Assemblée nationale, s’avère inadéquat pour répondre aux défis posés par ce nouveau contexte[13]. Une réforme législative s’impose donc afin d’établir des règles spécifiques. 3)   Nécessité d’un débat public Cela nécessite la tenue d’un débat public éclairé et transparent. Pour mener à bien cette discussion, le secret entourant l’utilisation de la RF par les SP doit être levé et un portrait détaillé et exhaustif de la situation doit être dressé. La population est en droit de connaître l’usage actuel ou projeté de la RF par les SP. 4)   Usages à proscrire Pour la LDL, trois usages de la RF devraient faire l’objet d’une interdiction immédiate. Ces usages, dont on peut douter de la légalité, devraient être clairement interdits par la loi. A)   La surveillance de masse des lieux et endroits publics La LDL demande de proscrire l’identification biométrique à distance dans un espace public, soit en temps réel ou en différé à partir d’images tirées de vidéos. Ce faisant la LDL joint sa voix à celles de nombreuses organisations qui réclament le bannissement d’une telle pratique[14]. Ainsi, le 6 octobre dernier, le Parlement européen adoptait une résolution visant :

« l’interdiction de tout traitement des données biométriques, y compris des images faciales, à des fins répressives conduisant à une surveillance de masse dans les espaces accessibles au public[15] ».

B)   La surveillance de masse en ligne (plateformes numériques, réseaux sociaux, etc.) La même interdiction permanente devrait viser la surveillance en ligne par les SP. Dans Clearview, les commissaires canadiens ont statué qu’une photo postée sur Internet ne constituait pas un renseignement public. Ceci étant, nous estimons que les SP ne peuvent recueillir d’images sur Internet pour les soumettre à la RF. Cela fait d’ailleurs partie de la résolution du Parlement européen qui « appelle de ses vœux l’interdiction de l’utilisation des bases de données privées de reconnaissance faciale dans le domaine répressif ». C)   L’utilisation de banques d’images constituées par des organismes publics ou ministères Les SP ne devraient pas utiliser les banques d’images constituées par les organismes publics ou ministères pour leurs fins propres (permis de conduire, cartes d’assurance-maladie, etc.). Les renseignements personnels recueillis par les organismes publics ou ministères doivent l’être à une fin précise. Ils ne peuvent être utilisés ou communiqués qu’à cette fin (ou à une fin compatible). Le détournement de banques gouvernementales à des fins de RF par les SP doit être strictement prohibé. D)   L’imposition d’un moratoire sur toute autre utilisation de la RF par les SP jusqu’à l’établissement d’un cadre législatif assurant le respect des droits humains Faute d’un encadrement légal, assurant le respect des droits humains, posant des limites sévères, garantissant notamment la transparence, la reddition de compte et le contrôle judiciaire de cette technologie, il y a lieu d’imposer un moratoire à son utilisation ; et cela même concernant les banques d’identités judiciaires (mug-shot).
Les banques d’identité judiciaire ne sont pas anodines. Elles incluent les photos de personnes condamnées mais aussi de personnes acquittées ou qui ont simplement fait l’objet d’enquête.
Un autre élément à considérer : les biais discriminatoires de telles banques. Dans la mesure où les populations autochtones, racisées et marginalisées sont surreprésentées dans le système judiciaire et carcéral, elles risquent aussi d’être l’objet d’une surveillance par RF disproportionnée. Cette demande de la LDL rejoint celle du Parlement européen, qui dans sa résolution du 6 octobre 2021, « demande toutefois un moratoire sur le déploiement des systèmes de reconnaissance faciale à des fins répressives destinés à l’identification, à moins qu’ils ne soient utilisés qu’aux fins de l’identification des victimes de la criminalité, jusqu’à ce que les normes techniques puissent être considérées comme pleinement respectueuses des droits fondamentaux, que les résultats obtenus ne soient ni biaisés, ni discriminatoires, que le cadre juridique offre des garanties strictes contre les utilisations abusives ainsi qu’un contrôle et une surveillance démocratiques rigoureux, et que la nécessité et la proportionnalité du déploiement de ces technologies soient prouvées de manière empirique; relève que lorsque les critères susmentionnés ne sont pas remplis, les systèmes ne devraient pas être utilisés ou déployés ». (Nous soulignons.)

Conclusion

La RF menace la vie privée, la démocratie, et partant, de nombreux autres droits pour lesquels l’anonymat est essentiel. Les libertés d’expression et de réunion pacifique s’accommodent mal d’une surveillance policière. Le même effet paralysant peut s’étendre au droit de manifester ou de s’assembler. La RF peut de même stigmatiser certains groupes et communautés en les soumettant à une surveillance disproportionnée sur la base de données historiques biaisées. La liberté de circulation et le droit à la liberté sont aussi concernés. De faux matchs peuvent entraîner de graves conséquences : interpellation policière abusive, arrestation illégale, détention arbitraire.
L’argument sécuritaire tient largement du mirage. Ni l’efficacité, ni surtout la nécessité de cette technologie n’ont été démontrées.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les mesures de contrôle des populations s’intensifient (caméras vidéo, surveillance des médias sociaux, drones, etc.) sans que notre Monde s’en trouve plus sécuritaire. Au contraire, des personnes innocentes ont été victimes de ces systèmes. Malgré leur inefficacité, ces systèmes d’espionnage s’incrustent. L’utilisation de la RF par les SP conduit à une banalisation de la surveillance et comme le note les commissaires dans le DO « une fois enclenchée, il peut être difficile de limiter cette capacité de surveillance accrue ». Pour la LDL un moratoire sur toute utilisation de la RF par les SP s’impose jusqu’à l’adoption d’une législation à la mesure des enjeux, fondée sur un débat public informé et transparent.  
  [1] En ligne : https://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/08/05/le-pdg-de-google-predit-la-fin-de-l-anonymat-sur-internet_1396083_651865.html [2] R. c. Dyment, [1988] 2 RCS 417, par. 17. [3] R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, p. 558. [4] R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 48. [5] Permettant d’identifier un visage humain à partir d’une image numérique ou d’une vidéo. [6] https://www.euractiv.fr/section/economie/news/les-technologies-de-reconnaissance-faciale-sont-deja-utilisees-dans-11-pays-de-lunion-europeenne-selon-un-rapport/ [7] Voir notre article précédent. En ligne : https://liguedesdroits.ca/dangereux-visages-reconnaissance-faciale/ [8] Le logiciel Clearview utilisait une base de données de plus de trois milliards d’images de visages glanées sur Internet, sans le consentement des personnes fichées. [9] Rapport de conclusions : Enquête sur le recours par la GRC à la technologie de reconnaissance faciale de Clearview AI pour la collecte de renseignements personnels. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/mesures-et-decisions-prises-par-le-commissariat/ar_index/202021/sr_grc/#toc1 [10] Document d’orientation préliminaire sur la protection de la vie privée à l’intention des services de police relativement au recours à la reconnaissance faciale. En ligne : https://www.priv.gc.ca/fr/a-propos-du-commissariat/ce-que-nous-faisons/consultations/gd_frt_202106/ [11] Pour le Québec, voir aussi la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. LRQ, c. C-1.1. Articles 44 et 45. Ces dispositions sur les données biométriques (préavis sur la constitution d’une banque de données et consentement) n’assurent pas non plus l’encadrement nécessaire. [12] Mémoire de la CAI sur le projet de loi 64. Voir p.3. En ligne : https://www.cai.gouv.qc.ca/documents/CAI_M_projet_loi_64_modernisation_PRP.pdf [13] http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-64-42-1.html/ [14] Notamment : Amnistie Internationale, European Data Protection Supervisor et la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. [15] Résolution du Parlement européen sur l’intelligence artificielle en droit pénal et son utilisation par les autorités policières et judiciaires dans les affaires pénales. Paragraphe 31. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2021-0232_FR.html/   Retour à la table des matières

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République démocratique du Congo – L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Geneviève Thériault, avocate, membre du CA de la Ligue des droits et libertés

Chronique Ailleurs dans le monde République démocratique du Congo L’exploitation des travailleurs derrière les véhicules électriques

Une transition vers une énergie plus « verte » — oui, mais à quel prix ? Voici la question que nous devrions tous nous poser. Vouloir éliminer les voitures à combustion en faveur des nouveaux véhicules électriques (« VE ») est honorable cependant, nous devons nous assurer que cette transition ne se fasse pas au détriment de certaines populations. Les véhicules électriques, le cobalt et le Congo Le cobalt est un métal bleu argenté qui est venu définir notre monde technologique moderne. Un élément clé de nos téléphones portables, ordinateurs portables et tablettes, c’est le minéral utilisé dans les batteries lithium-ion rechargeables créé pour alimenter les dispositifs portables. Il est considéré comme un matériau essentiel dans de nombreux secteurs allant de l’industrie chimique à l’aéronautique, et peut être trouvé dans les dispositifs médicaux de tous les jours, les drones et montres intelligentes. Dans un énorme changement propulsé par l’attention croissante portée à la crise climatique, la demande de cobalt ne devrait qu’augmenter au cours des 30 prochaines années[1]. Plus de 70 % du cobalt mondial est présentement extrait en République démocratique du Congo (« Congo »)[2]. L’accélération de la production de VE est cruciale pour la transition vers une économie à faible émission de carbone. Toutefois, elle semble liée à de graves violations des droits des travailleuses et des travailleurs congolais. Le secteur minier est essentiel à l’économie congolaise, représentant approximativement 30 % du produit intérieur brut (PIB) du pays en 2019[3] et 95 % des exportations totales (constitué presque entièrement de cuivre et de cobalt) en 2020[4]. En 2019, le secteur extractif représentait un quart de l’emploi total du Congo[5]. Malgré ses richesses minérales extraordinaires, le Congo reste l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 73 % de la population, soit 60 millions de personnes, vivant sous le taux de pauvreté, soit 1,90 $ par jour[6]. Environ 20 % de la production du cobalt provient de l’économie informelle — de l’exploitation artisanale — tandis qu’environ 80 % provient de compagnies industrielles minières[7]. Plusieurs de ces entreprises ont été la cible de poursuites judiciaires internationales et de critiques de la société civile sur leur impact négatif sur l’environnement, les communautés et les droits des travailleuses et des travailleurs dans le monde[8]. Ces entreprises s’efforcent de démontrer publiquement leurs engagements envers les droits de l’homme, y compris, parmi les plus importants, les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et droits de l’homme (UNGP), les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et le Guide de diligence raisonnable pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque (Guide de l’OCDE pour des chaînes d’approvisionnement responsables). Violation des droits des travailleuses et des travailleurs Une grande partie des recherches menées à ce jour sur les violations des droits humains dans le secteur du cobalt au Congo se sont concentrées sur l’exploitation minière artisanale[9]. Les problèmes de la protection du droit des travailleuses et des travailleurs et les problèmes de main-d’œuvre dans le secteur industriel — représentant les 80 % de l’exploitation du cobalt — sont donc restés largement ignorés. Ce déséquilibre a été aggravé par des efforts concertés des sociétés minières internationales afin de créer une perception selon laquelle l’exploitation minière industrielle du cobalt est « propre » et exempte des pratiques hautement abusives qui caractérisent l’exploitation artisanale. Or, il appert que plusieurs multinationales minières présentes au Congo utilisent des techniques afin d’éroder le droit des travailleuses et des travailleurs congolais[10]. Une d’entre elles est le fait d’engager une grande partie de leur main d’œuvre via des sous-traitants. Ces employé-e-s « indirects » peuvent finir par travailler à une mine pendant plusieurs années, voir décennies, sans toutefois avoir accès aux mêmes bénéfices et droits que les employé-e-s engagés directement par la mine. Alors que le recours à des sous-traitants ou à des agences de placement est normal et nécessaire pour des tâches de courte durée ou pour le recrutement de spécialistes, il existe des preuves suggérant que les sociétés minières utilisent des sous-traitants afin de fournir du personnel pour leurs activités de base de long terme. Les organisations de la société civile ont décrit le recours croissant à la sous-traitance par les multinationales minières comme « très problématique au regard des droits fondamentaux des travailleuses et des travailleurs »[11]. « Ce phénomène provoque une précarisation inquiétante de la main-d’œuvre car il laisse les travailleuses et les travailleurs sans niveau de vie suffisant, rémunération égale pour un travail de valeur égale, égalité des chances dans les postes, la sécurité d’un contrat à durée indéterminée, la retraite et l’assurance maladie et, en pratique, le droit de former ou d’adhérer à un syndicat.[12] » Cette pratique a comme conséquence directe de mettre ces employé-e-s sous grande précarité d’emploi. Ils sont presque toujours employé-e-s sous contrats à durée déterminée, mais renouvelés chaque année, ou même transférés de compagnies sous-traitantes à une autre. Elles et ils n’ont donc pas accès à l’augmentation obligatoire des salaires et peuvent être congédiés à tout instant — même après 10 ans d’emploi à la même mine — sans compensation. De plus, cette précarité rend difficile leur adhésion à un syndicat et diminue encore plus leur pouvoir de négociation face à leur employeur. De plus, les employé-e- s de sous-traitants sont payés à un taux grandement plus bas que les employé-e-s « direct-e-s » de la mine. Leur salaire se situe majoritairement en dessous du salaire de subsistance. Plutôt que d'augmenter les salaires – et le niveau de vie général des congolais-e- - l'utilisation par les entreprises de sous-traitants contribue à réduire des salaires déjà très bas les laissant dans un cycle générationnel de pauvreté. Le recours systématique à des sous-traitants par les sociétés minières a également poussé ces travailleuses et ces travailleurs à travailler de manière significative au-delà de la limite légale congolaise de 45 heures par semaine, généralement sans rémunération des heures supplémentaires[13]. Ultimement, en sus de réduire les coûts pour les multinationales et de transférer la charge aux travailleuses et aux travailleurs, cette pratique permet de protéger ces entreprises contre des poursuites judiciaires futures et de limiter leur responsabilité légale et réputationnelle. Ils peuvent dévier les critiques vers ces compagnies sous-traitantes et « se laver les mains » de tous problèmes ou violations des droits des travailleurs. Toutefois, cette rhétorique n’est valable que si les deux parties sont à pouvoir égal. Or, dans le contexte congolais, les compagnies sous-traitantes — majoritairement locales et petites — n’ont que peu de pouvoir de négociation envers les multinationales qui dictent souvent les termes de leur accord. À défaut de lois internationales contraignantes, il revient donc aux consommatrices et aux consommateurs d’exiger que leurs achats — ici, des véhicules électriques — profitent aux pays, et à leurs travailleuses et travailleurs, où nous extrayons les ressources naturelles primaires et essentielles à ces biens.
  [1] Kirsten Lori Hund et Daniele La Porta, « Changing mining practices and greening value chains for a low carbon-world », World Bank Group, 2019. En ligne : https://www.worldbank.org/en/news/feature/2019/10/07/changingmining-practices-and-greening-value-chains-for-a-low-carbon-world [2] US Geological Survey, « Mineral Commodity Summaries 2020 », 2020. [3] Jean Pierre Okenda, « Democratic Republic of the Congo : Updated Assessment of the Impact of the Coronavirus Pandemic on the Extractive Sector and Resource Governance », Natural Resource Governance Institute, 2020. En ligne : https://resourcegovernance.org/analysis-tools/publications/drc-updated-assessmentimpact-coronavirus [4] International Monetary Fund (IMF), « Democratic Republic of the Congo: Technical Assistance Report – Governance and Anti-Corruption Assessment » Country Report No 2021/095, 25 mai 2021. En ligne : https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2021/05/25/Democratic-Republic-of-the-Congo-Technical-Assistance-ReportGovernance-and-Anti-Corruption-50191 [5] Comité exécutif ITIE-RDC, « Rapport Assoupli ITIE-RDC 2018, 2019 et 1er semestre 2020 », 16 mars 2021. [6] World Bank, « The World Bank in DRC: Overview », 2 avril 2021. En ligne : https://www.worldbank.org/en/country/drc/overview [7]Amnesty International et AfreWatch, « This Is What We Die For - Human Rights Abuses in the Democratic Republic of the Congo Power the Global Trade in Cobalt », 2016. En ligne : https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/AFR6231832016ENGLISH.pdf [8] Voir par exemple: RAID, « DR Congo: Mine Workers at Risk During Covid-19 », 11 juin 2020. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/dr-congo-mine-workers-risk-during-covid-19;  Kate Hodal, « Mining giant Glencore faces human rights complaint over toxic spill in Chad », The Guardian, 28 janvier 2021. En ligne : https://www.theguardian.com/global-development/2021/jan/28/mining-giant-glencore-faces-human-rights-complaint-over-toxic-spill-in-chad; RAID, « Rights group says Glencore’s sustainability report lack credibility », 2 juin 2020. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/rights-groups-say-glencore-sustainability-report-lackscredibility; IndustriALL, « IndustriALL raises Glencore human rights violations with UN Human Rights Council », 28 juin 2018. En ligne : http://www.industriall-union.org/industriall-raises-glencore-humanrights-violations-with-un-human-rights-council [9] Amnesty International et AfreWatch, « This Is What We Die For - Human Rights Abuses in the Democratic Republic of the Congo Power the Global Trade in Cobalt », 2016. En ligne : https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/05/AFR6231832016ENGLISH.pdf [10] RAID, « The Road to Ruin? Electric vehicles and workers’ rights abuses at Congo’s industrial cobalt mines », novembre 2021. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/cobalt-workers-exploitation [11] Traduction libre de : UN Human Rights Council, « Written statement submitted by Centre Europe - tiers monde, a nongovernmental organization in general consultative status », 38th Session, Item 3, 14 juin 2018. En ligne : https://www.cetim.ch/wp-content/uploads/Written_statement_CETIM_Glencore_ENG.pdf [12] Id. [13] RAID, « The Road to Ruin? Electric vehicles and workers’ rights abuses at Congo’s industrial cobalt mines », novembre 2021. En ligne : https://www.raid-uk.org/blog/cobalt-workers-exploitation   Retour à la table des matières

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Pluralité, démocratie et droits humains

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

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Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés Philippe Néméh-Nombré, vice-président de la Ligue des droits et libertés

Pluralité, démocratie et droits humains

Comme toute collectivité, la société québécoise est traversée d’une multiplicité de courants politiques, de tendances idéologiques et de perspectives sur la manière de mener les affaires publiques. Ces visions distinctes, faut-il le rappeler, sont elles-mêmes informées par une pluralité tout aussi grande d’expériences, déterminées notamment par la position que l’on occupe dans les rapports de pouvoir (de sexe et de genre, de race, de classe, de capacité, de religion, d’origines géographiques, etc.). Et dans l’espace public, les différentes perspectives occupent une place souvent correspondante à celle occupée par la personne ou le groupe qui les formule. C’est à partir de ces lignes ou, peut-être plus justement, à partir de ces tensions, pour ne pas dire fractures, que se négocient, en continue, la façon de formuler les enjeux auxquels nous faisons face ainsi que les réponses à y donner. Or, l'expression d'opinions, même divergentes, ainsi que la délibération qu’elle implique sont des droits humains déconsidérés et mal compris, alors même qu'elles sont des conditions nécessaires à une société réellement démocratique. L’expression de la pluralité En affirmant l’égalité et la liberté des individus, la Déclaration universelle des droits de l’Homme (sic), les différents pactes internationaux, tout comme les chartes canadienne et québécoise, reconnaissent de facto la pluralité des opinions ainsi que celle des personnes et groupes les formulant. Autrement dit, les droits humains contribuent, au moins en principe, à l’expression libre d’idées puisqu’ils reconnaissent que des personnes et groupes occupent des positions différentes dans la société, tout en partageant les mêmes droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Cela inclut d’avoir accès à l’expression et à la possibilité de participer au dialogue public. Ainsi, les droits humains représentent un socle, un cadre où les délibérations sont facilitées, voire possibles. De même, en retour, le débat est essentiel à la défense et au respect des droits humains. Pourtant, depuis un moment déjà, des attaques répétées sont déclenchées contre l’expression de la pluralité des voix et, incidemment, contre ce qui tend à la garantir et ce qu’elle permet de défendre. Au Québec, le gouvernement caquiste s’évertue, sans gêne, à bloquer, court-circuiter ou invalider des idées sous prétexte d’une préséance de la majorité et de ses volontés. Il évoque régulièrement d’hypothétiques valeurs dites « communes », dangereusement entendues comme « consensuelles », pour tenter de clore des discussions et il assimile tout débat d’idées ou de contestation à la négation du droit d’exister de la nation québécoise. Ainsi, de manière tout à fait assumée et avec une inquiétante aisance, une certaine construction du « nous » est utilisée pour faire taire. Débattre pour les droits humains Face à ces manœuvres, il faut continuer à marteler que garantir l’expression de la pluralité exige le respect et la défense des droits humains. C’est à travers la délibération que se forme un monde commun et, en dehors des discours haineux que la loi interdit déjà, le principe suggère que toutes opinions puissent être exposées, débattues et contestées. Tenter de résoudre cette tension normale entre pluralités et horizon collectif, c’est bien cela « faire société ». Dans cette perspective, la manière de penser le collectif a nécessairement un impact sur les droits humains tout comme la prise en compte des droits humains a un impact sur la manière de concevoir le collectif. Ces derniers sont ainsi une condition nécessaire à l'exercice démocratique. Il y a danger à croire que l’expression réelle ou fantasmée de l’opinion de la majorité, ou de ceux et celles qui prétendre la représenter, légitimerait l’absence de débats collectifs ou le fait de les expédier. Entraver l’expression du divers et du contradictoire parce qu’« ici c’est comme ça qu’on vit », parce que prendre le temps de débattre est une perte d’efficacité dans une vision technocratique de l’État ou parce que les pouvoirs exceptionnels deviennent la règle, constitue une négation des droits humains – qui prônent la participation libre et égale à sa société – ainsi qu’une limitation de la capacité à défendre les droits humains précisément par la participation au débat. Pour toutes ces raisons, la Ligue des droits et libertés réitère l’importance de penser conjointement droits humains et délibération, de favoriser et défendre la participation dans les prises de décision tout comme l’importance, aujourd’hui, de mettre fin à l’état d’urgence au Québec. Retour à la table des matières

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Présentation du dossier – Les enfants : des citoyen-ne-s d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

9 décembre 2021, par Revue Droits et libertés

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Lucie Lamarche, professeure, département des sciences juridiques, UQÀM Membre du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés

Les enfants : des citoyen-ne-s d’aujourd’hui porteurs de droits vivants

Personne ne s’objecte à l’idée que les enfants sont des personnes au sens où les droits humains sont souvent introduits par la formule « toute personne a droit à … ». Et pourtant, un bref examen de conscience nous amène à conclure que les enfants ne sont souvent, dans notre imaginaire personnel et politique, que des fractions de personnes. En effet, leur personnalité juridique est souvent réduite à la portion congrue de leur besoin de protection et de sécurité. Cette idée de la pleine citoyenneté des enfants est pourtant à la clé de la proposition révolutionnaire contenue dans la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE). Ce catalogue exhaustif de droits qui comporte 54 articles confère notamment aux enfants le droit à l’exercice immédiat – bien qu’adapté - des libertés fondamentales. Ce catalogue ne se limite pas à la protection contre les vulnérabilités qui leur sont propres. Les enfants sont donc des citoyen-ne-s d’aujourd’hui dont les adultes et les institutions ont la responsabilité maintenant. Ils ne sont pas que des citoyen-ne-s de demain. La proposition est cependant plus facile à énoncer qu’à respecter. Et le défi est de taille alors que pleuvent les exemples québécois de dérapage et de faillite de la prise en compte des besoins des enfants : la protection de la jeunesse; l’absence de prise en compte des enfants à besoins particuliers dans le contexte pandémique de la fermeture des écoles; l’acharnement du gouvernement fédéral à ne pas respecter l’ordonnance des tribunaux appelant une indemnisation des enfants autochtones privés de leur enfance en raison notamment du sous-financement des services sociaux les concernant. Ces thèmes sont développés dans le présent numéro de la Revue (voir l’article de Anne Lévesque; celui de la Coalition d’enfants à besoins particuliers; et celui du Collectif Jeunesse La voix des jeunes compte). À vrai dire, la difficulté d’appréhender et de mettre en œuvre tous les droits des enfants ainsi que celle de vivre avec les conséquences de l’énonciation universelle de leurs droits s’explique en partie par le poids de l’histoire et du droit. Dès les premières grandes enquêtes sociales sur la condition ouvrière au XIXe siècle, l’enfant est apparu, à juste titre, comme un être à protéger. Par exemple, l’Organisation internationale du travail (OIT) a adopté en 1919 la Convention no 6 interdisant dans l’industrie le travail de nuit des enfants. Déjà, le Factory Act de 1833 en Grande-Bretagne avait interdit le travail des enfants de moins de neuf ans et leur travail de nuit. Dans le droit fil de ce premier jalon, l’OIT a aussi adopté en 1999 la Convention no 182 sur les pires formes de travail des enfants en exigeant l’interdiction immédiate de la vente, de la traite, de la prostitution, de la participation à la pornographie et des travaux qui sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant. L’UNICEF, une organisation internationale née des tristes conséquences de la Seconde Guerre mondiale, a aussi orienté ses premières interventions dans l’optique de la protection des enfants vulnérables. D’ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUH) est fort économe à l’égard des enfants, ne prévoyant à l’article 25 que le seul droit pour la maternité et l’enfance à une aide et à une assistance spéciales. Le saut qualitatif de la DUH (1948) à la CDE (1989) est remarquable et ne s’est pas fait sans heurts. L’État s’apprêtait à s’immiscer dans la famille de l’enfant et plus encore, devait lui reconnaître une voix autonome. Cela était-il bien réaliste ? Encore aujourd’hui, on doute parfois que l’enfant soit une personne titulaire de tous les droits humains. Et pour reprendre les propos d’un auteur (Nicolas Sallée), on le fractionne « pour son bien ». Le droit québécois, pour sa part, souffle le chaud et le froid quant à la proposition principale de la CDE, et ce, malgré des progrès contemporains. Le Code civil du Québec, droit de référence, consacre trois articles (Chapitre II du Livre premier) aux droits de l’enfant. En premier lieu, l’enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner (art 32). De plus, les décisions concernant l’enfant doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits (art 33). En conséquence, le tribunal doit donner la possibilité à l’enfant d’être entendu dès lors qu’une demande met en jeu son intérêt (art 34). Notons toutefois combien restreints sont les droits conférés à l’enfant par le Code civil, dans lequel il est visiblement perçu comme un être vulnérable. La Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) est plus prolixe. Le Chapitre II de la Loi, intitulé Principes généraux et Droits des enfants, énonce que dans l’éventualité où on en vient à la conclusion que son intérêt est compromis, l’enfant doit participer activement au choix des mesures lorsque les circonstances sont appropriées. De même, les intervenant-e-s doivent traiter l’enfant dans le respect de ses droits et s’assurer que des informations adaptées lui soient transmises, dans son intérêt et dans le respect de ses droits (art 2.2 à 5). Comme l’ont révélé les conclusions de la Commission Laurent[1], le régime québécois de la protection de la jeunesse trahit les enfants et leur famille. Toutefois, il trahit aussi l’esprit de la CDE en faisant peu de cas de l’ensemble de ses droits et en limitant l’objet du droit pertinent aux interventions en matière de compromission. Or, on le sait, celles-ci sont largement déterminées par les expert-e-s, qui peuvent étouffer l’opinion de l’enfant et ignorer les particularités de son environnement. C’est pourquoi on apprécie les récentes ententes convenues entre certaines Premières Nations et les CIUSSS afin de confier enfin aux Premiers Peuples la gestion des services à l’enfance (voir l’entrevue de Rodrigue Turgeon avec Peggie Jérôme). Dans ce contexte, l’enfant, qui fait corps avec sa communauté, sera considéré et entendu selon et en fonction des valeurs de celle-ci. La Loi sur l’instruction publique (LIP), pour sa part, réserve la première section du Chapitre I aux droits de l’élève. Mais ici, ces droits se limitent à celui de bénéficier de services éducatifs gratuits sous condition de ressources. On peut s’étonner du silence de cette loi en ce qui concerne l’exercice d’une certaine citoyenneté des enfants dans un milieu tel que l’école. Certes, les adolescent-e-s ont leur place au Conseil d’établissement. Mais cela n’emporte pas en soi une reconnaissance des libertés fondamentales de tous les enfants dans l’école. En d’autres mots, la LIP n’est pas construite en fonction de la reconnaissance de tous les droits des enfants et des adolescent-e-s. Ainsi, les libertés fondamentales de l’enfant sont ramenées au programme pédagogique destiné à former les citoyen-ne-s du futur. Nicolas Salée nous propose pour sa part un article sur le quotidien des unités de garde fermées où sont incarcérés des jeunes en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents. Il nous démontre comment, malgré un langage édulcoré, les mesures d’isolement et de retrait sont encore aujourd’hui imposées au nom du bien de l’adolescent-e par une équipe clinique peu inspirée par les droits de l’enfant ou encore, ne disposant pas des moyens pour ce faire. Complétons ce bref inventaire législatif avec la Charte des droits et libertés de la personne. L’article 39 de la Charte reprend à son compte les protections offertes par l’article 32 du Code civil. On s’étonnera toutefois de retrouver cet article sous le chapeau du Chapitre IV réservé aux droits économiques et sociaux. L’affaire est d’autant plus étonnante que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a pour mission, selon l’article 57, de veiller au respect des principes énoncés dans la Charte et des droits reconnus à l’enfant par celle-ci et par la LPJ. Ces limitations illustrent la difficulté de s’attaquer, sans base juridique solide, à l’ensemble des discriminations vécues par les enfants dans l’exercice de tous leurs droits. Bref, le droit québécois est à son tour victime d’une compréhension fragmentée et parcellaire de l’enfant et de ses droits. On résiste donc à l’image de la citoyenne ou du citoyen d’aujourd’hui exerçant ses libertés fondamentales tout autant que porteur de son droit à la protection et à la promotion de son intérêt supérieur. C’est pourquoi on dit à juste titre de ce droit et des pratiques qui en découlent qu’elles sont aussi paternalistes que colonialistes. En dépit de ces constats, l’esprit et la lettre de la CDE s’immiscent avantageusement dans les pratiques citoyennes et ce, malgré la frilosité du droit domestique. EQUITAS développe des approches éducatives fondées sur les droits des enfants. Le Bureau international des droits des enfants défend le droit des enfants d’être effectivement entendus dans toutes les sphères de leur vie. REsPIRE revendique un usage adapté et légitime de l’espace urbain par les adolescentes. Environnement Jeunesse mobilise les tribunaux en matière de changements climatiques. Et on remet carrément en cause le paternalisme institutionnel à la clé du développement de la citoyenneté en milieu scolaire (voir l’article de Dupuis-Déri). Ces initiatives traduisent concrètement l’ambition de la CDE en mettant en tension l’exercice autonome par les enfants de leurs libertés fondamentales et leur besoin de protection. Elles constituent donc de nécessaires activités perturbatrices. Elles bousculent les a priori « des adultes » qui sont à la clé des encadrements législatifs et institutionnels destinés à la jeunesse. Elles ne peuvent toutefois porter à elles seules le devenir des droits de l’enfant. À cet égard, il convient de s’intéresser à notre voisin, le Nouveau-Brunswick, qui a créé l’institution du Défenseur des enfants et des jeunes (voir l’article que signe le bureau du Défenseur). Sous la rubrique du mandat apparaissant au site web du Défenseur[2], le premier élément se lit comme suit : Nous écoutons les enfants et les jeunes de notre région parler de leurs besoins et de leurs préoccupations. Et un peu plus loin : Nous suivons de près continuellement les lois et les politiques afin de nous assurer que, non seulement elles sont justes pour vous, mais aussi qu’elles sont appliquées comme il se doit. Le Défenseur est aussi responsable de la procédure de l’ERDE (Évaluation des Répercussions sur les Droits de l’Enfant) à laquelle est soumis l’ensemble des initiatives de l’action gouvernementale. Cette institution originale et indépendante fait éclater la fracture entre le besoin de protéger les enfants et celui de respecter leurs libertés fondamentales. Rappelons que tant les droits-protection que ceux faisant écho aux libertés fondamentales (s’exprimer, s’associer, croire, ne pas croire, etc.) sont garantis par la CDE. Tous les droits des enfants sont interdépendants. Le Défenseur des enfants et des jeunes du Nouveau-Brunswick inscrit l’enfant dans la société en encourageant d’une part, l’information et la prise de parole, et d’autre part, une prise en compte systématique des droits de l’enfant dans toutes les politiques publiques. Rien à ce jour ne laisse croire que le Québec se dirige vers une pleine prise en compte de tous les droits de l’enfant. Les urgences en matière de protection de la jeunesse expliquent peut-être cet aveuglement. Mais d’autres facteurs sont aussi à considérer. Peut-être a-t-on tendance à considérer l’enfant comme la propriété de sa famille. Le débat sur les punitions corporelles le laisse croire, mais aussi, cette idée ancrée dans le droit que la famille est l’élément naturel d’appartenance de l’enfant et donc, qu’elle aurait le dernier mot sur son présent. Comment la famille peut-elle partager cette aspiration avec l’enfant lui-même, titulaire de droits humains ? C’est la question subversive posée par l’affirmation de tous les droits de l’enfant dans la CDE. L’enfant est un titulaire de droits humains de type particulier. Ceci n’en fait pas pour autant un demi-titulaire de droits ou un être privé de citoyenneté. Au moment où ces lignes sont écrites, on prend acte du dépôt devant l’Assemblée nationale du Québec du projet de loi no 15 qui modifie notamment la LPJ. Ce projet de loi affiche des signes encourageants non seulement en donnant préséance en tout cas à l’intérêt de l’enfant dans la prise de décision mais aussi, en renforçant les dispositions destinées à la prise en compte de ses opinions dans un tel contexte. Un fait demeure. Ce projet de loi s’inscrit dans la logique de protection des enfants et des adolescent-e-s. Il ne tend donc pas à résoudre la tension inhérente entre les besoins de l’enfant et ses droits fondamentaux, indépendamment d’un besoin de protection. Il sera intéressant de suivre les travaux de la Commission parlementaire sur le projet de loi 15. Nous espérons que le présent numéro de la Revue Droits et libertés vous aide à y voir plus clair et plus grand. Et comme toujours, bonne lecture !  
  [1] Rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes, avril 2021. En ligne : https://www.csdepj.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport_final_3_mai_2021/2021_CSDEPJ_Rapport_version_finale_numerique.pdf [2] https://www.dejnb.ca/notre-mandat-ce-que-nous-faisons   Retour à la table des matières

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Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

21 octobre 2021, par Revue Droits et libertés

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Élections municipales 2021

Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

  Jérôme Saunier, militant pour les droits des personnes en situation de handicap La sous-représentation politique des personnes ayant des incapacités nuit au respect de leurs droits par les villes, dont le cadre bâti reste difficilement accessible. Le 7 novembre, aux élections municipales générales, il leur faudra accéder à des postes électifs pour accélérer le changement. Judy Heumann, la grande militante américaine pour les droits des personnes handicapées, dit que la seule façon de changer les choses, c’est d’être impossible à ignorer1. L’envers de la médaille, c’est que notre invisibilité sociale, médiatique et politique chronique nous rend faciles à oublier. Comme les autres groupes minoritaires, nous sommes largement sous-représenté-e-s dans les sphères du pouvoir. Peu de recherches ont été menées à ce sujet, mais on sait que les candidat-e-s handicapé-e-s aux élections provinciales tenues de 2003 à 2015, toutes provinces confondues, ne comptaient que pour 1,2 % des candidat-e-s en lice, et que la moitié ont été élu‑e‑s2. Nous représentons environ le quart de la population3!

Concrétiser nos droits

C’est dans les villes que les atteintes à nos droits à l’égalité et à la dignité sont peut‑être les plus flagrantes. Dans un environnement physique, sensoriel et communicationnel truffé d’obstacles handicapants, comment vivre de façon autonome, travailler, étudier, se divertir et participer à la vie de la communauté comme les autres citoyen-ne-s ? En dépit de la Charte des droits et libertés de la personne, le capacitisme ambiant entrave les progrès et entraîne des reculs4. Notre participation sociale et la reconnaissance de nos droits sont sérieusement compromises5.
Les villes ont indéniablement un rôle à jouer dans la mise en œuvre des droits de la personne parce qu’elles disposent souvent des compétences pertinentes6.
Or, si un droit aussi fondamental que le droit au logement reçoit un petit peu plus d’attention ces jours‑ci, la situation laisse à désirer pour ce qui est du respect de notre dignité, de notre liberté de choix et de notre droit à l’égalité. L’Office des personnes handicapées du Québec indiquait en 2009 que « l’égalité de principe doit se traduire en égalité de fait », car « posséder des droits que l’on ne peut concrètement exercer, c’est comme ne pas en avoir7 ». Il faut encore le rappeler douze ans plus tard. Les villes prennent des mesures d’accessibilité universelle plus ou moins timides, essentiellement dans le domaine public. Elles doivent avant tout cesser de violer nos droits et se demander comment les concrétiser. L’accessibilité est un moyen d’y parvenir, mais donner préséance aux droits permettrait d’éviter de considérer le handicap dans ce cadre étroit ou de tomber dans le piège de questions accessoires telles que le financement et les normes de construction désuètes, entre autres manifestations tangibles et persistantes de la discrimination systémique. Non seulement les villes doivent-elles s’engager à respecter les droits de la personne8, mais cet engagement doit se traduire dans la réalité.

Le handicap est politique

Pour en finir avec la ségrégation et l’exclusion, garantir notre autonomie et dépasser la condition dominée que nous partageons, quelles que soient nos incapacités, pour cesser d’être de simples objets de politiques publiques et devenir des citoyen‑ne‑s à part entière, nous devons pouvoir parler pour nous‑mêmes. Nous devons prendre et exercer le pouvoir pour participer aux décisions qui nous touchent. Personne ne prétend que les personnes en situation de handicap soient les seules à pouvoir recentrer l’action publique sur le respect des droits parce que nous subissons une ou plusieurs formes d’oppression. Nous avons beaucoup d’allié-e-s formidables. Force est cependant de constater que la majorité des élu-e-s et des haut-e-s responsables non handicapé‑e‑s — et titulaires d’autres privilèges — ne sont pas suffisamment informé‑e‑s ou motivé‑e‑s pour faire le nécessaire. Ces personnes ne partagent pas notre compréhension intime des enjeux ni le même sentiment d’urgence. La sensibilisation trouve vite ses limites. Malgré toute la bonne volonté du monde, il est facile de perpétuer la ségrégation : un équipement public aussi important que le nouveau Biodôme, inauguré en 2020, n’est que partiellement accessible. Aux commandes, nous pourrons influer sur les autres élu‑e‑s, faire tomber les préjugés, mettre notre expérience et notre sensibilité au service de l’administration et surveiller la mise en œuvre d’une réglementation renforcée — bref, transformer le système de l’intérieur afin de changer la façon dont les villes nous (mal)traitent — sans pour autant négliger les autres dossiers qui sollicitent l’attention des responsables politiques9. Comme le dit à juste titre Carla Qualtrough, ancienne championne paralympique et actuelle ministre de l’Inclusion des personnes handicapées au sein du gouvernement fédéral, « [n]ous pouvons passer du principe «rien de ce qui nous concerne ne doit se faire sans nous» au principe, plus simple, «rien ne doit se faire sans nous», car tout nous concerne10 ». Tout comme les enjeux du handicap concernent les personnes non handicapées : à l’instar du racisme systémique, le capacitisme est une responsabilité collective.
Il faut briser le plafond de verre de la représentation politique pour normaliser la notion de politicien-ne en situation de handicap, ne serait-ce que parce que le « principe de diversité […] garantit la meilleure prise de décision possible pour la collectivité11 » — une évidence qui, vu la composition des conseils municipaux, tarde à se frayer un chemin dans l’esprit de la majorité.
Les partis doivent recruter des candidat‑e‑s handicapé‑e‑s pour les présenter dans des districts gagnables. Ce serait le signe d’une volonté de rendre les villes plus égalitaires, car il ne fait aucun doute que notre représentation effective dans les processus décisionnels aura des conséquences décisives sur leur avenir, en les rendant plus accueillantes, non seulement pour les personnes en situation de handicap, mais aussi pour les familles, et en les préparant à affronter le vieillissement démographique.

Pour une loi québécoise sur l’accessibilité

En 2022, les partis politiques provinciaux devront aussi faire de l’accessibilité universelle et du capacitisme des thèmes de campagne. Ils devront rechercher des candidat-e-s ayant des incapacités, car nous aurons besoin de ministres vivant nos réalités pour que soit enfin votée une loi sur l’accessibilité universelle applicable dans nos champs de compétence. La Loi canadienne sur l’accessibilité aurait-elle vu le jour sans la ministre Qualtrough? Soyons impossibles à ignorer sur la scène politique pour que tous nos droits soient enfin respectés.
  1. Judy Heumann et Kristen Joiner, Being Heumann: An Unrepentant Memoir of a Disability Rights Activist, Boston, Beacon Press, 2020.
  2. Mario Lévesque, Searching for Persons with Disabilities in Canadian Provincial Office, Canadian Journal of Disability Studies, vol. 5, no 1, 2016.
  3. Office des personnes handicapées du Québec, Prévalence de l’incapacité. Population québécoise de 15 ans et plus, 2021; Statistique Canada, Un profil de la démographie, de l’emploi et du revenu des Canadiens ayant une incapacité âgés de 15 ans et plus, 2017; Institut de la statistique du Québec, Enquête québécoise sur les limitations d’activités, les maladies chroniques et le vieillissement 2010-2011, 2013.
  4. Jérôme Saunier, La discrimination fondée sur le handicap se porte bien au Québec, site Web de la Ligue des droits et libertés, « Carnets », 2020.
  5. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Rapport de suivi de l’exercice de sensibilisation sur l’accessibilité des commerces au Québec, 2015.
  6. Nevena Dragivenic et Bruce Porter, Human rights cities: The power and potential of local government to advance economic and social rights, Maytree, 2020.
  7. Office des personnes handicapées du Québec, À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité, 2009.
  8. Voir la Charte montréalaise des droits et responsabilités. https://portail-m4s.s3.montreal.ca/pdf/charte_montrealaise_en_francais_.pdf Ce texte a été modifié en avril 2021 par l’ajout du capacitisme aux formes de discrimination que la Ville s’engage à combattre.
  9. Brynne Langford et Mario Lévesque, Nature symbolique et nature concrète de la présence de politiciens en situation de handicap : étude de cas de la C.-B., Revue parlementaire canadienne, vol. 40, no 2, 2017.
  10. Débats de la Chambre des communes, 2018.
  11. David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, collection « Documents », 2020.

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Le handicap comme trait imposé par la société

28 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Karine-Myrgianie Jean-François, directrice des opérations et des projets chez Réseau d’action (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Karine-Myrgianie Jean-François,
directrice des opérations et des projets chez Réseau d’action des femmes handicapées du Canada/DisAbled Women’s Network of Canada (DAWN)

Propos recueillis par Catherine Descoteaux,
coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés

La notion de handicap est souvent associée dans l’imaginaire collectif à un aspect physique comme la mobilité réduite ou une différence de vision ou d’audition. Il s’évalue pourtant comme un vaste spectre partant de la différence physique visible, par exemple le déplacement en fauteuil roulant, au trouble invisible comme l’autisme, la santé mentale, les douleurs chroniques et les sensibilités environnementales.

Dans le champ d’études sur le handicap, deux angles d’approche pour définir le handicap dominent : l’angle social et l’angle médical. Pour DAWN, le handicap doit être approché selon le premier angle : il ne correspond pas en soi à une caractéristique inhérente à la personne qui le possède, mais plutôt à la façon dont la société handicape cette personne en ne lui permettant pas d’y participer de manière pleine et entière. Cette approche implique de valoriser l’autodiagnostic, afin de reconnaitre que l’obtention d’un diagnostic médical peut être longue ou plus ardue pour certains groupes sociaux que d’autres. Par exemple, une femme pourrait être diagnostiquée comme ayant un trouble de personnalité limite, alors qu’un homme présentant les mêmes symptômes se ferait diagnostiquer comme étant sur le spectre
de l’autisme. L’obtention d’un diagnostic médical ouvrant la porte aux programmes de soutien, le fait que certains groupes sociaux aient de la difficulté à obtenir un diagnostic s’ajoute à la montagne d’embûches auxquelles font face les personnes en situation de handicap.

Le capacitisme : un système d’oppression qui ne vient généralement pas seul

Se trouver en situation de handicap, c’est se heurter à des murs pour faire valoir ses droits. Outre le capacitisme, qui correspond à la discrimination systémique ou personnelle basée sur le handicap, les personnes en situation de handicap font souvent face à d’autres systèmes d’oppression comme le racisme, le colonialisme, l’homophobie, le classisme, le sexisme ou la transphobie.

On ne peut pas parler de capacitisme sans parler de l’importance qu’y jouent les classes sociales. Effectivement, les personnes en situation de handicap se retrouvent souvent en précarité financière. Par exemple, la plupart des femmes en situation d’itinérance dans la région de Toronto présentent un handicap, souvent un traumatisme crânien lié à la violence conjugale ou à d’autres violences familiales. Or, ces mêmes femmes sont souvent expulsées des maisons d’hébergement en raison de leur difficulté à s’adapter aux règles du milieu de vie, alors qu’elles ont simplement une difficulté à manoeuvrer avec ce traumatisme.

Les femmes, et en particulier les jeunes filles, sont particulièrement visées par le capacitisme. Le handicap est lié à un isolement, peu importe l’âge de la personne. Cet isolement est cependant encore plus marqué lorsque la personne est mineure, car elle est alors plus dépendante de ses parents. Ces derniers, généralement bien intentionnés, exercent un important contrôle sur sa vie. Ainsi, les jeunes filles sont particulièrement à risque de subir de la discrimination liée à leur handicap.

Les jeunes filles en situation de handicap et le consentement aux soins

Le contrôle parental s’exprime de diverses manières, mais particulièrement en ce qui a trait au consentement aux soins. Alors que le droit permet aux personnes mineures de plus de 14 ans de refuser des soins non requis par leur état de santé, le système médical assume de manière générale que les parents savent ce qui est le mieux pour leur enfant. Cela se traduit par exemple par l’altération du développement physique de l’enfant avec des bloqueurs d’hormones pour s’assurer qu’une fois devenue adulte, elle demeure facile à manoeuvrer. Les jeunes filles subissent également des interventions de stérilisation forcée de manière plus fréquente que les jeunes garçons. À la demande des parents, elles sont souvent obligées de porter des timbres contraceptifs qui peuvent entrainer une infertilité permanente, et ce, malgré qu’elles n’en connaissent pas elles-mêmes les conséquences.

Les personnes en situation de handicap peuvent être des personnes non verbales, ce qui fait en sorte que leurs opinions ne sont généralement pas prises en compte lorsque vient le temps de prendre une décision médicale à leur sujet. Pourtant, elles demeurent tout de même capables de communiquer leurs besoins lorsqu’on leur fournit des outils appropriés. Ces jeunes filles gagneraient à ce que le système médical reconnaisse davantage leur capacité à agir en leur propre nom.

Les femmes en situation de handicap et l’agentivité sexuelle

Dans les dernières années, plusieurs études ont démontré que les jeunes filles nées avec un handicap sont aussi plus à risque d’avoir subi des violences sexuelles de la part de proches parents que celles sans handicap. Au sein de ce groupe, les femmes vivant avec une déficience intellectuelle sont elles-mêmes beaucoup plus à risque d’en avoir vécu que les autres femmes en situation de handicap, car elles sont considérées comme des proies faciles.

Leur prise de parole est souvent remise en question sous prétexte qu’elles ne seraient pas en mesure de comprendre ce qu’est une agression sexuelle. Pourtant, la Cour suprême a déterminé qu’elles sont bel et bien capables de nommer les violences sexuelles qu’elles vivent : il n’y a pas lieu de se questionner sur leur compréhension de l’événement tant qu’elles sont capables de le relater de manière crédible.

De plus, les cours d’éducation sexuelle offerts partout au Québec ne sont souvent pas offerts aux jeunes personnes en situation de handicap parce que leurs écoles considèrent qu’il n’est pas important de leur fournir cette éducation. On se retrouve donc dans une situation où le désir sexuel des jeunes filles en situation de handicap est minimisé, voire complètement écarté.

En conclusion

Le capacitisme, ça isole. Il est difficile pour les personnes en situation de handicap de réaliser que ce qu’elles vivent n’arrive pas seulement qu’à elles. Cet isolement rend la mobilisation et la diffusion de la lutte beaucoup plus difficile. Des organismes comme DAWN aident à mettre en lumière ces réalités et ces violences.

 

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Le rapport parallèle canadien portant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées

28 septembre 2021, par Revue Droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021 Yan Grenier, chercheur postdoctoral, Centre d’études sur le handicap, Université de New York (…)

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Yan Grenier,
chercheur postdoctoral, Centre d’études sur le handicap, Université de New York

Le Canada doit présenter en 2022 son rapport portant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). Le processus d’examen comprend la production d’un rapport parallèle ou alternatif. À des fins de compréhension, un rapport parallèle est un rapport rédigé par des organisations communautaires ou non-gouvernementales qui, dans un premier temps, ont pris connaissance du rapport officiel de l’État, et, dans un second temps, ont procédé à une analyse critique de ce dernier pour présenter une évaluation venant des personnes directement concernées. Ceci a pour buts de mettre en lumière des lacunes relatives à l’application des principes de la Convention au Québec et au Canada, et d’indiquer des solutions éventuelles aux problèmes constatés par la société civile. Dans la démarche de production de ce rapport parallèle, ce sont les organisations de personnes vivant des situations de handicap du Québec, autant les organisations nationales, régionales que locales, qui sont approchées afin de participer à sa préparation et à sa rédaction.

Pourquoi un rapport parallèle?

L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la CDPH et son Protocole facultatif le 13 décembre 2006. La CDPH est une loi internationale qui porte sur les droits humains et garantit des droits et des libertés aux personnes vivant des situations de handicap. Elle a pour objectifs de « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque. » (art. 1).

La CDPH est entrée en vigueur en mai 2008 et le Canada l’a ratifiée en 2010. Ce dernier doit maintenant rendre des comptes au Comité de la CDPH, un organe composé d’experts indépendants qui surveille l’application de la Convention par les États parties, soit la manière dont le pays met en oeuvre les droits et libertés qui y sont prévus.

Le Canada est donc tenu de présenter régulièrement au Comité des rapports sur la façon dont les droits sont mis en oeuvre. Le rapport initial du Canada devait être présenté au plus tard deux ans après avoir accepté la CDPH soit en 2012, et ensuite à tous les quatre ans. Le Comité examine les rapports du Canada et formule les recommandations générales qu’il estime appropriées ; il les achemine au Canada afin que celui-ci prenne les mesures adéquates.

Le Comité procède actuellement à son deuxième examen de la mise en oeuvre de la CDPH par le Canada. Dans le cadre de cet examen, débuté en 2019, le Comité a publié une version non révisée de sa Liste des problèmes avant la présentation de rapports (LOIPR[1]). Le Canada en est donc à l’étape de la rédaction de son rapport. Les organisations ont également la possibilité d’en rédiger un. Bien qu’il n’y ait pas de mention explicite du droit des organisations civiles de produire un rapport alternatif dans les conventions onusiennes, cette pratique est reconnue comme légitime et offre une forme de consultation et d’évaluation de la mise en oeuvre de la CDPH dans les pays qui l’ont ratifiée.

Les organisations de personnes vivant des situations de handicap et les organisations de la société civile sont donc invitées à participer à ce processus et à influencer les recommandations que l’ONU fait au Canada pour y améliorer le respect des droits des personnes vivant des situations de handicap.

En prévision de l’examen de 2022, les efforts actuellement déployés visent à informer les organisations à travers le Canada et à les inciter à participer à l’examen par l’ONU de la mise en oeuvre de la CDPH afin qu’elles fassent valoir leur expertise et leur point de vue sur les problèmes à résoudre. La coordination du rapport parallèle est assurée par la British Columbia Aboriginal Network on Disability Society, agissant en tant qu’organisation de secrétariat pour ce rapport, et elle est menée par Steve Estey, qui agit comme conseiller principal.

L’utilité des rapports parallèles face aux limitations traditionnelles des États nationaux

Bien entendu, les personnes vivant des situations de handicap ont toujours disposé des mêmes droits que toute autre personne dans la mesure où les droits découlent de leur appartenance à l’humanité. Mais, pour la première fois, leurs droits sont énoncés intégralement dans un instrument international juridiquement contraignant, ce qui peut poser un défi aux structures légalonormatives nationales et servir de levier pour des changements politiques. L’importance d’un rapport alternatif est donc cruciale, car des changements majeurs peuvent en découler dans l’exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap.

La CDPH incarne un changement de paradigme, passant d’une réponse au handicap par la protection sociale à une réponse fermement ancrée dans les droits humains.

Cette Convention reconnait que la responsabilité de l’inclusion et de l’accueil des différences de la personne se trouve du côté de la société. Dans cette doctrine inspirée du modèle social (Oliver, 1990; Shakespeare, 2006), ce sont donc les sociétés, et non la personne, que l’on cherche à faire évoluer. Pour parvenir à ce changement structurant, la CDPH propose une véritable feuille de route.

À titre d’exemple de ce changement de paradigme, l’article 12 oblige les pays signataires à reconnaître la capacité juridique et à offrir « des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique, » et ces mesures doivent respecter « les droits, la volonté et les préférences[2] » des personnes concernées. Ce plaidoyer affirme que les régimes de protection nationaux traditionnels, comme la tutelle et la curatelle, doivent être remplacés dans la plupart des pays par des mesures qui respectent les droits, la volonté et les préférences des personnes. Or, lors de la ratification, le Canada a émis une réserve sur ce point et a réitéré devant le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU son intention de maintenir
les mesures substitutives de décision, comme la tutelle ou la curatelle, dans les circonstances qu’il juge appropriées dans le cadre légal.

Par ailleurs, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar, a fait des remarques importantes sur l’état des droits au Canada en 2017 (Organisation des Nation Unies, 2017). D’une part, elle voyait d’un bon oeil les mesures prises par certaines provinces canadiennes, par exemple leur abandon du placement en institution et le fait que l’Ontario ait en 2009 fermé sa dernière institution pour les personnes ayant une déficience intellectuelle. D’autre part, elle faisait remarquer qu’au Québec, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Alberta, en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et sur les Territoires, les pratiques n’avaient guère changé. Ce conflit entre les orientations nationales et celles de la Convention montre à quel point le Canada est réticent à changer ses pratiques. Le modèle d’hébergement institutionnel est de plus en plus contesté par les groupes de personnes vivant des situations de handicap comme en témoignent la lutte de Jonathan Marchand et le projet pilote de la coop ASSIST au Québec, qui visent à offrir une alternative à l’institutionnalisation par un soutien à domicile suffisant pour que les personnes ne se retrouvent pas en institution.

Il demeure donc aux comités de la CDPH de plaider en faveur d’une réforme ou d’inciter les décideuses et décideurs à modifier leurs positions. Ces deux exemples montrent dans quelle mesure les pratiques qui paraissent naturelles dans notre environnement légal, politique et institutionnel peuvent être contestées à la lumière du paradigme de la Convention. Dans le cadre du rapport parallèle, les groupes et les organisations ont la possibilité de créer ces leviers politiques et de s’en servir pour favoriser le plein exercice des droits des personnes vivant des situations de handicap au pays.

Au Canada, certains droits de la Convention sont de compétence fédérale, mais beaucoup sont de compétence provinciale ou territoriale. Il en résulte une gamme inégale d’offre de services, de mesures de soutien, de programmes, de politiques, et de lois applicables aux personnes handicapées.

Au Canada, le potentiel d’influence de la CDPH passe par un effort de coordination de l’État fédéral et des provinces et territoires. Il est donc nécessaire de se doter d’un plan complet, harmonisé entre les paliers de gouvernement pour s’assurer que la CDPH soit pleinement mise en oeuvre. Les groupes de la société civile peuvent exercer une pression supplémentaire et assurer la conformité aux principes de la Convention par ce rapport alternatif, en demandant des changements nécessaires
aux processus nationaux et ainsi influencer les développements légaux et normatifs, ainsi que le déploiement de programmes et mesures. Bien entendu, c’est sur une base volontaire que s’engagent les groupes de personnes vivant des situations de handicap dans la tâche de produire un rapport parallèle en relevant les lacunes de l’application de la Convention et en fournissant des données et des propositions liées à leur champ d’expertise. Cet engagement relève à la fois d’une volonté d’assurer la pleine participation sociale et le plein exercice des droits citoyens des personnes vivant des situations de handicap au Canada.

Les activités entourant le rapport parallèle au Québec

Une première rencontre virtuelle a eu lieu pour les organismes du Québec le 7 avril 2021. Nous avons pu y observer la participation  de plus de 50 organisations ; les grandes lignes de la Convention et du processus y ont été présentées par un panel composé de Patrick Fougeyrollas, anthropologue spécialisé dans le champ des études sociales sur le handicap, Arbi Chouik, chercheur en apprentissage automatique au Département des systèmes d’information  organisationnels de l’Université Laval, ayant participé au rapport parallèle de la Tunisie, Melanie Benard, avocate et consultante spécialisée en droit du handicap, Kerri Joffe, avocate chez ARCH Disability Law Centre, ayant participé aux étapes antérieures de l’examen, et Yan Grenier, post doctorant au Centre de recherches sur le handicap de l’Université de New York.

La seconde rencontre est prévue le 12 mai 2021 et il y sera question de l’opérationnalisation du travail à réaliser dans la rédaction du rapport. Le panel sera composé entre autres de Gerard Quinn, rapporteur spécial du Conseil des droits humains et professeur en droit à l’Université de Leeds, et de Keiko Shikako-Thomas, professeur à McGill en pédiatrie, qui a participé au premier rapport alternatif canadien sur la question des enfants vivant des situations de handicap. Au cours de l’année à venir, plusieurs rencontres et comités de travail virtuels sont à prévoir. Les groupes qui représentent les personnes vivant des situations de handicap sont invités à y participer afin d’y faire valoir leur point de vue et de s’approprier le processus comme levier politique pour leurs propres revendications. Par souci d’accessibilité, ces activités sont offertes avec des transcriptions textuelles et orales en français et en anglais, ainsi qu’en LSQ et en ASL.

En raison de la COVID-19, l’ONU a annulé un certain nombre de réunions et la 23e session du Comité des droits des personnes handicapées. Nous ne savons pas encore comment cela affectera le calendrier du deuxième examen du Canada par le Comité. Ce retard nous offre toutefois une fenêtre temporelle plus large et la possibilité de rejoindre un plus grand nombre d’organisations et de travailler en profondeur les sujets qui seront soulevés lors des travaux et ainsi fournir un rapport parallèle solide, favorisant la pleine participation des personnes vivant des situations de handicap et l’exercice de leurs droits.

 


 

[1] List of issues prior to reporting.

[2] Organisation des Nations Unies, 2006.

 

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