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Heures et promesses d’un débat : les analyses de classes au Québec (1960-1980)
Archives Révolutionnaires republie ici un article d’Anne Legaré (née en 1941), militante et théoricienne marxiste. Suivant les travaux de Nicos Poulantzas, elle a mené les plus ambitieuses études sur les classes sociales au Québec dans la seconde partie du XXe siècle, notamment à travers son ouvrage Les classes sociales au Québec (1977). Dans cet article publié en 1980 dans Les Cahiers du socialisme, Legaré propose un bilan des principales contributions théoriques sur le sujet des classes au Québec depuis 1960, en critiquant le double écueil du nationalisme et de l’économisme. L’article est joint d’une bibliographie chronologique qui recense les contributions les plus importantes sur le sujet (les notes sont mises entre parenthèses).


Aujourd’hui, la revalorisation des travaux de Legaré semble nécessaire à un moment où les études sur les classes se font rares, alors que leur importance pour comprendre la réalité sociale, elle, n’a pas diminué. Qui fait partie du prolétariat ? De(s) classe(s) moyenne(s) ? De la bourgeoisie ? Quels sont leurs intérêts, leurs secteurs d’activité ? Quelles fractions de classes sont pertinentes à considérer ? Quelles alliances de classes sont (im)possibles ? Voilà autant de questions préliminaires sur lesquelles nous laisse Legaré pour comprendre notre cycle de lutte actuelle.
Archives Révolutionnaires tient à souligner l’important travail d’archivage numérique des Classiques des sciences sociales de l’UQAC, d’où est tirée la version de cet article.
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Introduction
L’heure est aux bilans. En effet, la conjoncture nous presse de réfléchir et les quelques mois qui viendront, quelle qu’en sera leur issue, pèseront lourd d’expérience dans la lente démarche du mouvement socialiste au Québec. J’aimerais joindre à ce cheminement une réflexion rétrospective sur l’évolution de la contribution des intellectuels de gauche sur les classes sociales québécoises depuis quinze ans.
Le bilan que je me propose de faire comprendra deux grandes parties. La première tentera de situer dans leur contexte les textes partant de la Révolution tranquille à la victoire péquiste de 76 et rappellera à travers leur chronologie, le cheminement parcouru par ces analyses. La deuxième partie fera la synthèse du débat sur la bourgeoisie qui a dominé la période du règne péquiste jusqu’à maintenant en s’efforçant de dégager sommairement les propositions idéologico-politiques qui lui sont reliées.
Le questionnement sur les classes depuis le début de la Révolution tranquille a été, à mon avis, scandé par quatre grandes questions, chacune d’elle révélant les préoccupations majeures des intellectuels à partir de leur lien aux diverses phases organisationnelles du mouvement ouvrier.
La première question fut celle posée par Dofny et Rioux en 1962 : qu’est-ce qui sépare et qu’est-ce qui unit les classes sociales au Québec ? À cela, ils répondaient qu’il y avait au Québec une seule classe unie par l’ethnicité. Ensuite, Bourque et Frenette ouvrirent en 1970 deux questions : la première fut celle de la composition sociale de la petite bourgeoisie québécoise et la seconde, en creux, fut celle de l’existence d’une bourgeoisie québécoise, question qui sera en fait, dans l’histoire récente, reprise à partir de 1976-1977. Enfin, Céline St-Pierre en 1974 avait posé celle du lieu de division sociale entre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie.
Trois éléments conjugués ont à mon avis, présidé à ce découpage :
1) le rapport de ces questions à la conjoncture du moment (soit : a) d’abord la scission du NPD et la formation du PSQ ; b) la création du M.S.A. puis celle du PQ ; c) la période précédant l’élection du PQ, caractérisée par l’électoralisme et par le développement de l’extrême gauche ; d) le règne du Parti Québécois ;
2) la spécificité des thèmes évoqués touchant chacun des aspects théorico-politiques de l’analyse des rapports sociaux ;
3) enfin, la pertinence de ces textes et leur répercussion dans la mémoire politique des dernières années.
1. Le contexte historique général
Tant les thèmes que les approches ont grandement évolué depuis 15 ans. La question nationale fut cependant au cœur de toutes ces analyses. Parfois considérée comme étant le seul aspect important de la division sociale, parfois au contraire greffée aux classes comme aspect second, plus récemment, enfin, l’oppression nationale fut étudiée en tant qu’élément constitutif de la structure de classes elle-même ou de la division sociale du travail. Ces trois temps dans l’évolution du rapport entre classes et nation indique un remarquable progrès dans la pensée socialiste et marxiste au Québec, progrès commandé par l’évolution des rapports de classes eux-mêmes.
Cette évolution dans les rapports de classes fut consolidée par la démonstration de plus en plus irréfutable effectuée par le PQ lui-même de son conservatisme socio-politique fondamental. Autour de cette lente et progressive mise à jour, poursuivie à travers l’exercice du pouvoir jusqu’à maintenant, les intérêts des classes et fractions se sont progressivement précisés et continuent de le faire.
Cependant, la démarche intellectuelle fut tributaire des transformations dans les rapports de classes d’un double point de vue. En effet, les chercheurs qui s’appliquèrent à faire progresser les analyses de classes eurent d’abord comme souci majeur, et avec raison, de lier leur démarche à ce qu’ils percevaient comme questions stratégiques pour l’organisation du mouvement ouvrier québécois. Parfois, leurs résultats furent pertinents, parfois leurs observations s’avérèrent mal orientées. Et de plus, ces textes furent souvent débordés par les aléas du mouvement lui-même. Car on ne peut encore parler jusqu’à ce jour de prise à son compte par le mouvement de ces travaux. Ceci ne peut être imputé ni aux chercheurs ni aux organisations. Les intellectuels sont ni à côté ni au-dessus de l’histoire, ils sont dedans et en tant que tels, ils en subissent les conditions. Les quinze dernières années ont été éprouvantes pour les travailleurs québécois. La question nationale, sacralisée par le PQ, a brouillé les cartes. Le mouvement ouvrier a été freiné dans son organisation et les travaux des intellectuels de gauche ont été mêlés à cette difficile naissance.
La démarche intellectuelle fut donc tributaire des rapports de classes dans la mesure où, comme on le verra plus loin, les études sur les classes sociales se sont nouées à la conjoncture organisationnelle du moment ouvrier en tentant à travers leur diversité, de répondre finalement à une seule question : comment, et par quel parti, seront satisfaits, à tel ou tel mouvement, les intérêts des classes dominées, question à laquelle le mouvement ouvrier lui-même n’apportait pas de réponse claire.
Ensuite on peut dire que cette démarche de recherche et de réflexion fut tributaire des étapes suivies par le mouvement ouvrier dans la mesure où ces travaux demeurèrent isolés et ne furent pas inscrits d’une manière directe dans sa démarche. Ce n’est que depuis peu de temps que les conditions se précisent pour une collaboration organique entre les intellectuels et les organisations ouvrières au Québec.
Les rapports de classes ont donc été dominés pendant cette période par un gigantesque effort de clarification des intérêts de chaque parti, clarification effectuée d’abord en rapport avec la scène politique par l’expérience négative du pouvoir sous le gouvernement péquiste. Mêlés à ce cheminement historique, les travaux des intellectuels québécois ont tenté de fournir une connaissance étayée des différentes étapes que traversait le mouvement nationaliste.
C’est ainsi que témoignait de ces préoccupations idéologiques l’article de Rioux et Dofny. Cet article, repris à son propre compte par J. Marc Piotte en 1966 [1] (3) pour être ensuite critiqué surtout par Michel Van Schendel en 1969 et par Gilles Bourque et Nicole Frenette en 1970, témoignait des interrogations qui dominaient à ce moment-là en avançant des propositions d’analyse fortement teintées de nationalisme.
Qu’il suffise de se rappeler les nombreux événements qui accompagnèrent cette phase. On connut du côté des mouvements sociaux la fondation du R.I.N. en 1960 et sa transformation en parti en 1963, la formation de la CSN (1960), la fondation du NPD (1961), le Rapport Parent, l’émergence du FLQ, la scission au NPD–Québec et la formation du PSQ, puis le lancement de la revue Parti Pris en 1963 ; ensuite ce fut la création du ministère de l’Éducation, l’acquisition du droit de grève dans les services publics et para-publics, et la création de l’UGEQ en 1964 ; enfin les nombreuses grèves de 1965-66 et enfin, la fondation du MSA en 1967.
L’année de lancement de la revue Parti Pris, marqua en effet un effort particulier pour reconnaître les différences sociales et politiques qui s’affrontaient à travers la question nationale et pour dégager des intérêts correspondants, que ce soit dans le RN, le RIN, le MS A puis dans le PQ.
En 1968, suite à la fondation du MSA, les positions de ces intellectuels se divisèrent autour de l’analyse du rapport MSA/classes sociales. D’un côté, Jean-Marc Piotte encouragea un appui au MSA, pour qui « une large fraction des masses les plus politisées et les plus conscientes suivent Lévesque… Se situer hors du MSA, c’est se condamner à demeurer extérieur à la fraction la plus progressiste des masses populaires » disait-il [2] (7) (p. 132). Piotte reviendra sur cette position en 1975 lorsqu’il fera la critique de l’allégeance du PQ avec l’impérialisme en disant « actuellement, face au PQ et compte tenu de la faiblesse et de la division des organisations socialistes, il faut se démarquer clairement du projet indépendantiste et défendre la véritable solution aux problèmes fondamentaux des travailleurs : le socialisme » [3] (7) (p. 170)
D’un autre côté, à l’instar de Piotte et au même moment, soit à l’été 68, Gilles Bourque, Luc Racine et Gilles Dostaler fondent le Comité Indépendance-Socialisme (C.I.S.) et formulent une critique sévère des intérêts de Lévesque qu’ils disent représentant d’une « classe antagoniste à celle des travailleurs » [4] (6) (p. 30). Déjà, l’interrogation la plus angoissante et la plus décisive était au cœur des débats : en appuyant le MSA, ou plus tard le PQ, les travailleurs allaient-ils marcher à leur défaite comme classe ? Cette question n’a cessé de hanter les recherches qui furent faites par la suite.

A. Des analyses historiques
Avant de présenter les textes dont l’objet principal était de relier ponctuellement la scène politique aux classes en lutte, je fournirai une vue d’ensemble d’une série de travaux de portée historique plus large. Ces travaux doivent être mentionnés car ils fournissent un cadre général indispensable à la compréhension de l’étude des articles suivants. Ils permettent de voir également que cet aspect plus général de la recherche a subi des transformations et s’est acheminé aussi sur des terrains éminemment politiques. J’ai tenté, à travers toute cette étude, de respecter scrupuleusement la progression chronologique et de présenter tous les principaux travaux. S’il en est qui ont échappé à ma vigilance, je prie les auteurs de m’en excuser.
En 1967, un article d’Alfred Dubuc [5] (4) présentait le processus de formation de l’État canadien comme un moyen permettant la centralisation financière nécessaire au développement de la bourgeoisie. Selon cette thèse, l’État canadien n’a pas été le produit de rapports entre les classes mais plutôt l’instrument de la bourgeoisie commerciale et bancaire. En 1970 parut ensuite le premier ouvrage de Gilles Bourque intitulé Classes sociales et question nationale au Québec [6] (10). Cet ouvrage contient la thèse de la double structure de classes, se superposant et renvoyant à chacune des deux nations. Bourque fera la critique de cette thèse dans le numéro 1 des Cahiers du Socialisme disant, pour l’essentiel : « On ne peut produire une définition « classiste » de la nation sans tomber dans le réductionnisme et, curieusement, dans le nationalisme lui-même. On risque, en effet, dans ce dernier cas, de produire des analyses affirmant l’existence de structures de classes nationalement hétérogènes » [7] (25) (p. 195). Dans le même champ de préoccupations, une version refondue, corrigée et augmentée de Unequal Union de Stanley Ryerson, parue en anglais en 1968, sera traduite en 1972 [8] (13). Une des thèses centrales de cet ouvrage est que le mouvement national des Patriotes de 37 avait un « caractère démocratique et anti-impérialiste ». Ryerson y fait ressortir l’émergence « des manufactures domestiques, d’une industrie locale et autochtone » et la formation d’une « classe coloniale ».
En 1975, un article d’Hélène David [9] (15) met en rapport la scène politique et le mouvement ouvrier, et rompt avec la périodisation conventionnellement liée à la Révolution Tranquille en dégageant les conditions de « cinq moments conjoncturels » différents qui caractérisent cette période.
En 1978, Dorval Brunelle fournit, dans La désillusion tranquille [10] (22) des éléments nouveaux et originaux pour aborder l’analyse des relations des provinces entre elles ainsi que par rapport au gouvernement fédéral : la thèse qui s’en dégage tend à faire ressortir que « le Canada est surtout une somme de gouvernements » (provinciaux) caractérisée par « l’absence totale d’intégration au niveau des rapports économiques ». De plus, l’étude expose à travers l’histoire politique récente et en particulier celle du Conseil d’orientation économique, comment évoluèrent les conditions politiques de développement de la bourgeoisie québécoise au cours des années 60.
Nicole Laurin-Frenette en 1978 [11] (11) élabore un nouveau cadre conceptuel pour l’analyse de la nation et défend comme thèse que c’est le procès de production de l’État qui assigne sa place à la nation ainsi qu’aux appareils qui la reproduisent et à leurs agents. Le rôle du nationalisme est de « garantir la reproduction de la place de l’État (national) ». L’auteur applique son postulat théorique à l’analyse de six conjonctures depuis le Régime français, et s’inscrit en même temps en rupture avec la thèse qu’elle soutenait avec Gilles Bourque en 1970 sur le rapport de la petite bourgeoisie technocratique avec le projet de souveraineté-association.
Mai 79 vit d’abord la parution d’un ouvrage de Roch Denis [12] (37) qui met l’emphase sur les rapports entre le mouvement ouvrier et la question nationale et conclut sur les difficultés de formation d’un parti sans son intégration transitoire aux organisations syndicales. L’ouvrage aboutit à cette conclusion après une longue analyse des différentes phases traversées par le mouvement ouvrier, ses organisations et par le rôle des intellectuels depuis 1948.
Enfin, Gilles Bourque et moi-même [13] (38) avons tenté dans Le Québec–la question nationale, de lier les événements politiques survenus depuis la Conquête aux rapports de classes et aux transformations des modes et formes de production. Les principales thèses développées portent sur la résistance paysanne au développement du M.P.C., sur la formation de l’État canadien caractérisé par une tendance structurelle à l’éclatement sur le rapport privilégié de l’U.N. et de Duplessis avec la bourgeoisie locale, du P.L.Q. et de la Révolution tranquille avec la bourgeoisie canadienne, du projet de souveraineté-association et du gouvernement péquiste avec la bourgeoisie non monopoliste québécoise et enfin, sur l’issue de l’actuel enjeu référendaire.
B. De la Révolution tranquille jusqu’à la formation du P.Q. En 1968 : l’éveil du nationalisme de gauche
Pour aborder les textes portant plus spécifiquement sur le rapport classes/scène politique, cette première tranche de la périodisation s’imposait car les écrits de cette première période portaient en germe les questions qu’allait soulever plus tard la formation du Parti québécois.
C’est pourquoi, sans doute, l’article de Dofny et Rioux [14] (1) eut-il tant d’échos comme s’il réveillait, en quelque sorte, le subconscient de la pensée en gestation. La thèse principale qu’il contenait, consistait à poser que les Québécois forment ensemble une classe dite « ethnique », unifiée par l’originalité de sa stratification sociale face au groupe anglais dominant.
Un an après, Mario Dumais, comme Jacques Dofny et Marcel Rioux, veut « ouvrir la voie à une action politique cohérente » dans un article [15] (2) qui comporte d’abord une assez longue élaboration théorique sur le fait qu’existent des classes, puis sur une méthode qui se veut rigoureusement marxiste pour les analyser. Ce texte ne fait pas de différence entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie traditionnelle ; la classe des travailleurs y est composée de « ruraux, de manuels et de non-manuels », comprenant aussi des « employés de bureau, des techniciens et des intellectuels » ; les couches marquent une distinction entre hommes et femmes. Le texte représente alors la première recherche concrète de la période sur la division sociale du travail au Québec. Cependant, la faiblesse de son cadre conceptuel ne permit pas d’en faire une utilisation très large.
Piotte, lui, reprend ensuite à son compte [16] (1) les principales affirmations de Dofny, Rioux (1962) et de Dumais (1963) en tentant de les recouper. Il retient les « valeurs, les institutions, les comportements des Québécois » (comme le font Dofny et Rioux) pour démontrer d’abord comment ils sont souvent « nord-américains avant d’être canadiens ou canadiens-français »; ensuite, il fait sienne la thèse du Québec, classe ethnique à l’intérieur d’une société globale, le Canada. Ceci amènera Piotte à affirmer que « RIN a un rôle historique essentiel quoique transitoire en tant qu’avant-garde du processus de libération dirigé par « les collets blancs ». On voit dans ce texte que pour Piotte comme pour beaucoup d’autres, le concept de petite-bourgeoisie ne recouvrait à ce moment-là que les P.M.E., les professionnels et les artisans. Les collets blancs représentent une couche de la très large « classe des travailleurs ».
Réfléchissant sur l’esprit qu’avait animé l’équipe de Parti Pris durant les années 60, Jean-Marc Piotte écrivait récemment à propos de cette période : « Vivant la rupture comme une libération intellectuelle, nous n’étions guère pressés de nous trouver des racines historiques. Nous nous prenions pour l’avant-garde intellectuelle de la révolution… Me relisant, je fus littéralement étonné : je me croyais marxiste alors que ma catégorie fondamentale d’analyse demeurait – si on excepte Notes sur le milieu rural, d’ailleurs seule enquête menée sur le terrain – bel et bien la nation » [17] (3) (p. 14-15). Et commentant son texte de 1966, résumé plus haut, Piotte dira : « mon étude du Québec n’est pas centrée sur la lutte de classes à laquelle j’articulerais les mouvements de libération nationale, mais sur la nation que je cherche à éclairer à la lumière des classes sociales » [18] (3) (p. 16). Les six textes de la période de 68-76 qui suivent, marqueront un progrès notoire par rapport à cette dernière tendance.
Le premier texte de cette période, signé de Bourque, Racine et Dostaler [19] (6) contient d’abord une critique radicale du MSA, inspirée d’un texte de Bourque publié dans Parti Pris quelques mois plus tôt [20] (5). Bourque, à cette époque-là préparait déjà son ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec – 1760-1840. Par cet article, les trois auteurs posent comme élément central la persistance et la dominance des intérêts bourgeois dans la formation du MSA à travers la présence de Lévesque et de ses associés. Les auteurs y reconnaissent la présence dans le mouvement d’éléments de gauche « non organisés » mais ils posent que ceux-ci seront utilisés pour masquer l’aspect conservateur véritable du mouvement.
Paraît ensuite, signée de Michel Van Schendel [21] (8), la première critique de la thèse publiée par Dofny et Rioux en 1962. Michel Van Schendel tente de cerner ce qui définit « structurellement » la classe ouvrière québécoise. Ce texte contient en outre une critique serrée des notions de classe et de conscience ethnique utilisées par Dofny et Rioux et fondamentalement opposées au matérialisme historique. Michel Van Schendel joue alors un rôle important dans l’équipe de la revue Socialisme.
Un an plus tard, en 1970, paraît l’article de Luc Racine et de Roch Denis [22] (9) qui (avec l’éditorial de ce numéro qui avait été préparé par M. Van Schendel et Emilio de Ipola) est le premier de cette période à reconnaître l’existence d’une « moyenne bourgeoisie canadienne française. » Plus que par une simple allusion métaphorique, ce texte, quoique prudemment, précise que cette bourgeoisie est sous-traitante, et que le PQ est le représentant de sa fraction nationaliste. Ce texte fait aussi des distinctions très pertinentes entre bourgeoisie et petite-bourgeoisie. Cependant, si cette dernière indique une « prolétarisation graduelle », la classe ouvrière, elle, y recouvre indistinctement tous les travailleurs manuels et intellectuels, les ouvriers et les employés. Le PQ y est clairement vu comme un recul par rapport au MSA en autant qu’il est plus clairement pro-impérialiste que le RIN.
Après le texte de Jacques Dofny et de Marcel Rioux publié en 1962, celui de Bourque-Frenette [23] (10), quoique se voulant marxiste, représente la deuxième forte percée du nationalisme de gauche dans l’analyse sociologique québécoise. Même si ce texte se fixe comme objectif « de dégager au moins les éléments de base d’une théorie marxiste de la nation, du nationalisme et des rapports entre classes sociales, nations et idéologies nationalistes » et « s’inspire de la pratique du mouvement révolutionnaire au Québec au cours des dix dernières années », il contient quelques extrapolations dont l’utilisation sert aujourd’hui encore d’arguments aux thèses nationalistes. Gilles Bourque de son côté, a largement fait la critique des positions contenues dans ce texte en ce qui concerne le PQ comme parti de la petite-bourgeoisie en disant pour l’essentiel : « je ne peux suivre Niosi quand il déduit…le caractère exclusivement petit-bourgeois du Parti Québécois. Au-delà de désaccords théoriques spécifiques…, il me semble de plus en plus urgent de repenser la problématique implicite de la plupart des analyses proposées jusqu’ici » [24] (14) (p. 122).
Nicole Frenette a, elle, également pris ses distances (1978) en disant « nous recherchions les dites bases objectives de la nation et, comme bien d’autres, nous trouvions de tous côtés des mirages parmi lesquels nous tentions de distinguer l’objet, la nation, de son reflet dans le miroir du nationalisme » [25] (31) (p. 55). Pourtant, encore aujourd’hui, avertis de l’autocritique des auteurs, des auteurs comme Sales, Niosi et Monière continuent d’appuyer leurs propositions sur ce texte.
En même temps que Roch Denis et Luc Racine et un an à peine après la première parution du texte de Bourque-Frenette, Michel Van Schendel relève la confusion contenue dans le texte de Bourque-Frenette au sujet de la bourgeoisie [26] (12). Il affirme en effet qu’il existe une bourgeoisie québécoise qui accumule et tend, à travers ses porte-parole péquistes qui eux, sont d’origine petite-bourgeoise, à « prendre l’aspect d’une bourgeoisie d’État-Patron ». Michel Van Schendel souligne que cette « conséquence désarmante » de l’analyse de Bourque-Frenette était « décidément, dit-il, opposée à leurs prémisses théoriques ». Enfin, Van Schendel y définit la classe ouvrière québécoise comme « typique du capitalisme du centre dominant ». À partir de ce texte, un débat est lancé et deux problèmes majeurs s’imposent donc pour les recherches futures : l’existence de la bourgeoisie québécoise et la composition de la classe ouvrière.
À l’automne 1971 avait été formé au CFP un groupe de recherches sur les classes, groupe dans lequel on trouvait trois militants d’organisations populaires, Jean Roy du C.R.I.Q., Charles Gagnon du Conseil central de la C.S.N. à Montréal et Bernard Normand du CFP ainsi que trois intellectuels, Céline St-Pierre, Gilles Bourque et moi-même. C’est au cours de réunions qui s’échelonnèrent pendant huit mois que les critères de la division sociale du travail furent approfondis. Ainsi, le groupe avait dégagé la distinction entre travaux directement et indirectement productifs qui devint la clé de voûte de l’élaboration théorique que formula par la suite Céline St-Pierre [27] (14). Quelques-uns des aspects de la position à laquelle arrivait Céline St-Pierre ne faisant pas consensus, elle finalisa seule la démarche qui avait été jusque là collective. Ce texte fut important à plusieurs titres.
D’abord il répondait à des besoins très aigus des milieux militants et étudiants face à la théorie des classes. Ensuite, il contenait un certain nombre de notions nouvelles qui permettaient à ceux qui étaient engagés dans l’action d’établir une hiérarchie « théorico-stratégique » entre les couches de travailleurs auprès desquels ils oeuvraient. Il permet aussi de constater, à partir de sa large diffusion, que ces questions étaient à l’ordre du jour. La formation de ce groupe de recherche au CFP en témoigne d’ailleurs.
Dans ce texte, Céline St-Pierre posait que la classe ouvrière comprend les travailleurs directement productifs et la classe laborieuse, ceux qui le sont indirectement ainsi que tous les travailleurs manuels improductifs. Le prolétariat est donc l’ensemble de toutes ces places, soit la classe ouvrière et la classe laborieuse. La nouvelle petite-bourgeoisie, elle, comprend les travailleurs intellectuels affectés à la reproduction de la force de travail. La fonction politique de cette approche est donc d’étendre la classe ouvrière au plus grand nombre de salariés possibles. Cette élaboration eut et a encore une grande influence auprès des intellectuels québécois. Jean-Marc Piotte y ajoutait en 1978 quelques précisions. « Je me sépare donc de Céline St-Pierre sur les points suivants. L’utilisation gramscienne de la distinction travailleurs intellectuels/travailleurs manuels me permet de démarquer plus nettement la nouvelle petite-bourgeoisie des travailleurs improductifs, membres de la classe laborieuse qui oeuvrent eux aussi, à la reproduction des rapports sociaux nécessaires à la production de la plus-value… Je nomme classe laborieuse ce que Céline St-Pierre appelle « les classes laborieuses autres que la classe ouvrière »… [28] (17) (p. 212).
Le texte de Céline St-Pierre, avait, malgré les points de vue divers qu’il a pu entraîner, une qualité sans contredit : sa méthode claire permit aux chercheurs de trier avec adresse et cohérence parmi les couches de la division du travail celles qui correspondaient à leurs préoccupations idéologiques, ce qui permit à plusieurs de se démêler dans l’écheveau complexe des classes sociales en les sensibilisant à l’hétérogénéité du corps social.
À l’automne 1977 paraissait mon ouvrage Les classes sociales au Québec [29] (16). J’aimerais ici dégager ce qui constituait, à mes yeux, son apport principal, en faire une brève critique et dégager ce qui m’apparaît une priorité pour les analyses futures.
Ce travail se caractérise principalement par le fait que les classes et fractions qui y sont constituées condensent à la fois des distinctions économiques ainsi que des critères de domination/subordination, de sexes, de salaires, d’autorité/d’exécution, etc. La petite-bourgeoisie y est une classe déchirée. La contribution idéologique de ce texte consiste, selon moi, dans le fait d’avoir établi, tout au long de l’étude de la division sociale au Québec, un recoupement avec la place des femmes. Distinguer entre femmes et hommes de la classe ouvrière, entre ménagères et travailleurs productifs, entre la couche féminine du travail manuel improductif et la couche masculine est aussi important et litigieux que la démarcation entre petite-bourgeoisie et classe ouvrière. Non pas que les femmes forment une classe mais leur présence dans les classes reproduit doublement et d’une manière spécifique à chaque fois pour elles et pour les classes les rapports de pouvoir puisqu’elles sont les supports de la domination/subordination. Mon étude mettait l’accent sur cette question. Dans la représentation concrète que je donnais de la structure de classes, la répartition de l’ensemble tenait compte des ménagères, ce qui bouleversait les distributions statistiques conventionnelles. De plus, je conservais dans la couche prolétarisée de la petite-bourgeoisie les salariés manuels improductifs, ce qui correspondait à 7 % de la population et a semblé troubler la conscience prolétarienne de nombreux intellectuels.
Je ne crois pas, par ailleurs, avoir atteint l’objectif qui aurait consisté à fournir des représentations suffisamment empiriques de la structure sociale. Par « empiriques », je veux dire repérables spatialement et décrites localement. L’étude, en fait, n’a accompli que les deux premières étapes de son parcours, i.e. la démarche abstraite et théorique d’abord conduisant à la seconde, structurelle. La dernière étape non franchie aurait été de remonter au plus concret et d’opérer l’analyse de la fusion entre la structure et la conjoncture. Il est bien évident qu’on ne dispose pas des données historiques complètes permettant de finaliser cette phase de la recherche pour chaque classe sociale.
Enfin, une dernière réflexion s’impose à moi à propos des futures analyses de classes. Il me semble de plus en plus essentiel de tenir compte des modes concrets dans lesquels les ensembles sociaux vivent leur rapport à la société comme la question de l’identification à chaque sexe (dans la théorie, la classe ouvrière n’a pas de sexe). D’autre part, gommer l’existence des classes comme sujets m’apparaît aussi être une erreur politique et théorique : la dimension historiciste doit être présente aussi dans les analyses.
Car l’alliance large que les défenseurs du concept large de prolétariat ou de classe ouvrière étendu à tous les opprimés salariés recherchent devra témoigner de multiples différences sociales. Il n’y a pas dans le concret de classe ouvrière monolithique, classe sans sexe, sans âge, sans ethnie, sans espace physique propre. Seule existe la conjugaison de multiples déterminations et formes sociales singulières.
C’est confrontés à l’action politique et au changement que les partis de gauche traditionnels se heurtent à ces différences. C’est pourquoi, au sortir de la phase actuelle, nos recherches devront devenir de plus en plus spécifiques et reconnaître la pluralité du corps social.
C. Pendant le règne du Parti québécois jusqu’au référendum : des différences théorico-politiques
Contrastant avec les périodes précédentes, les quatre dernières années viennent de nous valoir une abondance exceptionnelle de textes. La période sera marquée par un questionnement qui porte sans contredit sur la composition de classes et sur l’hégémonie de l’alliance consacrée par le gouvernement péquiste. La réflexion sur la nature de classe de cette alliance présuppose évidemment une connaissance appropriée des ensembles socio-politiques composant la structure sociale et qui entrent en interaction dans les luttes politiques concrètes. Sur ce dernier point, les diverses étapes traversées par ce débat ont révélé des différences théoriques assez fondamentales.
La partie suivante du présent texte se développera donc à partir d’événements internes du cheminement de la gauche intellectuelle. En effet, contrairement aux deux périodes précédentes pour lesquelles les textes faisaient suite à l’actualité et étaient l’aboutissement surtout de collectifs fermés (Parti Pris, Socialisme, groupe de recherche du CFP), les travaux diffusés depuis novembre 1976 témoignent de préoccupations de plus en plus complexes, d’une écoute plus large et partant d’ailleurs de rencontres publiques. Deux colloques ont été à l’origine de la formulation des deux tendances qui allaient principalement s’opposer quant à l’analyse du PQ. Ces tendances, depuis les deux colloques qui eurent lieu en novembre 1977, ont donné suite à de nombreux textes sur la bourgeoisie québécoise et sur la question nationale. Pour illustrer ce phénomène, voici, à titre d’exemples, quelques-uns des titres des articles étudiés plus loin : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française »(Niosi), « Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise » (Fournier), « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse » (Bourque).
Je ferai donc une étude plus systématique des principaux articles directement liés à ces colloques, considérant que leur aspect polémique et l’évolution qui les a en même temps marqués leur confèrent, de par ce caractère dynamique, une importance idéologique majeure.
Les 10 et 11 novembre 1977, la Société canadienne de science politique et l’Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française organisèrent (par l’entremise de Jean-François Léonard) un colloque proposant comme thème un « bilan du gouvernement du Parti québécois » intitulé « Un an après ». Au cours de ce colloque, dans l’ensemble des interventions qui portèrent sur le PQ, les communications de Pierre Fournier, d’Arnaud Sales et de Gilles Bourque traitèrent plus exclusivement du PQ dans son rapport aux classes sociales. Ces trois communications furent publiées dans La chance au coureur [30] (19-20-21) et marquèrent le point de départ d’une longue course à la recherche d’un consensus. Une semaine plus tard avait lieu à Toronto, les 18 et 19 novembre 1977, le colloque « The American Empire and dependent States : Canada and the Third World ». Une session particulière y était consacrée au Québec et avait pour thème : « The Parti Québécois government, social classes and the state ». Jorge Niosi et moi-même y présentions des communications dont les commentateurs furent Pierre Fournier et Jean-Guy Vaillancourt. Plusieurs chercheurs québécois assistèrent à ce colloque et participèrent ensuite aux discussions dont Arnaud Sales, Carol Levasseur, Paul Bélanger et Gilles Bourque. La contribution de Jorge Niosi correspondait dans ses grandes lignes à l’article qu’il publia six mois plus tard dans le premier numéro des Cahiers du Socialisme [31] (24). En ce qui me concerne, le texte de ma communication fut repris par la Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie dans son numéro de mai 1978 [32] (23).
Par la suite, ces prolégomènes à l’étude du Parti québécois furent analysés, critiqués, nuancés dans les trois premiers numéros des Cahiers du Socialisme (1978-1979), dans un numéro spécial de la revue française Politique aujourd’hui paru au printemps 1978, ainsi que dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Pierre Fournier en décembre suivant. Les incidences idéologico-politiques exprimées dans ces colloques et contenues dans ces articles ayant des implications politiques pour l’étape dans laquelle nous entrons, elles méritent notre plus grande attention.
Avant, cependant, d’en amorcer l’analyse, je ne voudrais pas négliger de faire mention de quelques autres travaux non moins utiles à notre démarche. Je pense en particulier à des ouvrages comme celui de Dorval Brunelle La désillusion tranquille [33] (22) qui a été le premier à démontrer avec précision la capacité de la bourgeoisie québécoise de mettre en place des mesures concrètes assurant le développement de ses ressources économiques propres. Je pense aussi aux ouvrages de Jorge Niosi sur le capitalisme canadien et d’Arnaud Sales sur la bourgeoisie industrielle canadienne-anglaise et canadienne-française au Québec [34] (35) ainsi qu’à l’essai de Jacques Mascotto et de Pierre-Yves Soucy intitulé Sociologie politique de la question nationale [35] (36). Enfin, je voudrais souligner, parmi d’autres, l’excellent article de Carol Levasseur et de Jean-Guy Lacroix, « Rapports de classes et obstacles économiques à l’association » paru à l’automne 1978 dans le deuxième numéro des Cahiers du Socialisme [36] (30). Quoique je ne partage pas tous les points de vue exprimés dans l’ensemble de ces travaux, j’aurais souhaité pouvoir leur consacrer une étude approfondie à la lumière des récents débats sur la bourgeoisie québécoise. On comprendra que dans les limites du présent texte il me soit impossible de le faire.
2. Une problématique
Il est clair, je ne saurais m’en cacher, que l’analyse concrète des classes sociales au Québec ainsi que le développement et l’affermissement des prémisses conceptuelles qui la servent représentent pour moi un centre d’intérêt de toute première importance. Avec d’autres, j’ai consacré la majeure partie de ces dernières années à travailler ces questions et en ce qui concerne ma recherche personnelle sur la structure de classes au Québec, c’est en 1970 que je l’ai commencée.
C’est pourquoi je me permettrai de rappeler pour commencer les principaux éléments d’analyse de la bourgeoisie et du Parti québécois que j’avais élaborés dans mon ouvrage Les classes sociales au Québec [37] (16) paru au moment même où se tenaient les deux colloques mentionnés plus haut, soit en novembre 1977, dans la mesure aussi où il furent largement repris au cours de la réflexion qui allait s’ensuivre.
Cinq éléments définissaient alors pour l’essentiel mon analyse : 1) « Le PQ est le représentant des intérêts de la bourgeoisie non monopoliste au Québec » (p. 191) ; 2) « les aspects super-structuraux de détermination de la place de la bourgeoisie non monopoliste québécoise ont un effet de domination sur sa constitution. Sous sa seule détermination économique (malgré sa faiblesse structurelle, elle, surdéterminée), détermination s’accrochant inlassablement à des velléités autonomistes de couleurs multiples, la bourgeoisie québécoise n’aurait pas fait long feu » (p. 191) ; 3) « de son existence structurelle en intérêts et pratiques économiques, juridico-politiques et idéologiques distinctifs, ce capital devient une force sociale organisée, produisant ses effets sur toutes les classes et sur tous les partis au Québec et même au Canada tout entier… c’est la constitution de la bourgeoisie non monopoliste québécoise en fraction autonome de classe par cette formation en parti » (p. 192); 4) « les éléments canadiens-français qui participent aux rapports monopolistes s’amalgament à ceux-ci de telle sorte que leur caractère « ethnique » ne supporte encore aucun fractionnement » (p. 189); 5) « On voit bien que les politiques d’un parti ne s’analysent pas seulement quant aux caractères des agents qui le composent mais surtout par son rapport aux places de classes de la structure qu’il comble ou vise à combler. Ainsi, les analyses expliquant le PQ par sa composition dite « technocratique » conduisent à toutes sortes de méprises simplificatrices et évacuent le problème des luttes au sein de l’État, et, indirectement, du fédéralisme canadien… (le PQ est une) organisation de la bourgeoisie non monopoliste à clientèle ouvrière et petite-bourgeoise » (pp. 193-194).
Isoler ces éléments permet de saisir la trajectoire que suivit par la suite le débat sur les classes. On le verra plus loin, c’est successivement que s’inscrivirent les oppositions et les consensus face à ces éléments.
Pour commencer chronologiquement par la fin, je citerai, à titre d’illustration, la dernière pièce d’œuvre à date de cette réflexion, parue quand Denis Monière écrivit, il y a aussi peu longtemps qu’en octobre dernier « Est-il possible alors de parler d’une bourgeoisie « QUÉBÉCOISE » au sens plein du terme, quand celle-ci est à ce point liée qu’elle est absolument incapable d’influencer de façon autonome le développement économique du Québec ? Cette bourgeoisie liée et dépendante ne peut être qualifiée de québécoise par le simple fait qu’elle réside sur un territoire géographiquement situé, le Québec. Cette bourgeoisie résidant au Québec peut-elle réellement s’identifier à un projet national qui risquerait de compromettre sa position actuelle auprès et vis-à-vis du capital et de la bourgeoisie canadienne, dont elle ne représente qu’une fraction ethnique dépendante ? Il faut répondre par la négative » [38] (39) (p. 157). Et, conséquence de cette première position, « la souveraineté-association… implique qu’une plus grande part de pouvoir politique sera contrôlée par la nouvelle petite bourgeoisie qui pourra ainsi accéder à l’élite du pouvoir économique » [39] (39) (p. 157).
Les voies politiques opposant les positions citées sont claires, leurs prémisses théoriques, elles sont plus complexes et malheureusement je ne pourrai ici qu’en faire rapidement mention. Les fondements des différences méthodologiques et théoriques sont, bien entendu, idéologiques. Cependant, ces différences peuvent parfois témoigner de l’influence prévalente d’une approche sur une autre dans un contexte culturel scientifique à un moment donné et ne signifient pas nécessairement que ces positions n’évolueront pas ni que leurs auteurs en assument pleinement et définitivement à chaque fois toutes les conséquences. C’est pourquoi je m’efforcerai de traiter avec précaution de ces divergences, sans présumer de leur avenir. Cependant, avant d’en dégager l’évolution, il serait utile, me semble-t-il, de dégager à grands traits ce qui sous-tend ces interprétations de la conjoncture récente.
3. Des différences théoriques
Certes l’unanimité sur la structure des rapports sociaux au Québec aurait entraîné une plus grande unité au niveau de l’analyse du Parti québécois et, en conséquence, de la stratégie et des tactiques à mettre en œuvre dans la gauche québécoise.
Or il n’en fut pas ainsi. Ceux que j’appelle ici « les chercheurs universitaires de gauche » (sans connotation d’exclusivité, bien entendu, par rapport aux auteurs chercheurs marxistes dont les travaux ne sont pas étudiés ici) pour la commodité sociologique de l’expression, ces intellectuels d’appartenance large au matérialisme sont partagés quant à la définition de la division sociale du travail caractérisant le Québec, i.e. quant à l’existence, à la composition interne et à l’importance des unes et des autres classes sociales.
Les désaccords quant à la bourgeoisie, fondent sans doute les principaux débats. Pour les uns, il n’y a pas de bourgeoisie proprement québécoise, pour d’autres, la distinction entre la bourgeoisie canadienne-française d’un côté et québécoise de l’autre fait l’objet d’un litige ; pour d’autres encore la reconnaissance d’une bourgeoisie nationale et/ou d’une bourgeoisie compradore est acquise, pour d’autres elle, ne l’est pas ; enfin, quelques-uns trouvent essentielles les distinctions entre capital monopoliste et capital non monopoliste, entre petite bourgeoisie et PME : et d’autres les considèrent superflues. L’inclusion ou l’exclusion de l’un ou de l’autre de ces critères affecte la vision du PQ et les positions politiques conséquentes.
Un corollaire des divergences précédentes à propos de la bourgeoisie surgira d’ailleurs à propos de la petite-bourgeoisie. En effet, à cause de sa position intermédiaire entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, les critères qui délimitent cette classe, autant vers le haut que vers le bas, feront l’objet de désaccords. Du côté des frontières entre avec la bourgeoisie, et la petite-bourgeoisie les définitions seront diverses *. Certains y incluront par exemple, tous les professionnels, y compris ceux qui capitalisent et concentrent leurs ressources en complexifiant l’organisation du travail entre plusieurs niveaux et services ; dans ces cas, les chercheurs qui les rangent (malgré la concentration de leurs revenus) dans la petite bourgeoisie privilégient le critère de la « nature » abstraite de leur travail de professionnels, indépendamment de la transformation du rapport social. Les mêmes travaux seront portés à nier l’existence d’une bourgeoisie québécoise puisque la petite bourgeoisie nationaliste y tient lieu de classe dominante québécoise opposée à la bourgeoisie canadienne. Tomberont donc dans la petite bourgeoisie les gestionnaires du capital-action, des sommets de l’État et souvent les PME. Pour ce courant, la petite-bourgeoisie est une classe comportant une forte polarisation vers le haut. Pour ce courant également plusieurs couches de travailleurs intellectuels salariés (cols blancs), et tous les employés forment avec les travailleurs de la production la classe ouvrière. Ce schéma aboutit le plus souvent à deux classes proprement québécoises, une petite bourgeoisie d’artisan, de gestionnaires, de professionnels, de hauts fonctionnaires d’État et d’intellectuels de la reproduction et une classe ouvrière recouvrant le reste des salariés. Au niveau de l’analyse conjoncturelle, ce cadre conceptuel supportera l’analyse du PQ comme parti de la petite bourgeoisie avec alliance populiste de la classe ouvrière, c’est-à-dire le reste de la population québécoise. Les mêmes recherches nieront donc d’un côté l’existence d’une bourgeoisie québécoise et présenteront de l’autre le PQ comme parti à tendance sociale-démocrate sous la gouverne d’intérêts petits-bourgeois.
Dans un sens tout à fait différent, d’autres travaux reconnaissent l’existence d’une bourgeoisie québécoise ayant une place politique propre et une petite-bourgeoisie qui est moins la condensation des intérêts économiques d’une élite qu’une classe profondément contradictoire, comprenant un vaste ensemble de salariés socialement démarqués de la classe ouvrière et polarisés à la fois vers elle et vers la bourgeoisie. En conséquence, le Parti québécois présente pour ce 2e courant une configuration plus complexe dans laquelle son rapport propre à la bourgeoisie québécoise sera un facteur central dominant, une alliance plus contradictoire avec les couches sociales dominées, à la fois celles de la petite-bourgeoisie et celles de la classe ouvrière. Ce dernier courant ne voit pas le PQ comme parti social-démocrate puisque le rapport politico-idéologique de ce parti aux classes dominées est la légitimation des intérêts sous-jacents de la bou

CAMPAGNE DE FINANCEMENT D’ARCHIVES RÉVOLUTIONNAIRES
Un local pour Archives Révolutionnaires
Un nouveau local pour accueillir la jeunesse engagée, organiser des ateliers et faciliter l’accès à nos collections d’archives
Du 25 avril au 2 juin 2024



Notre campagne de sociofinancement vise à concrétiser l’ouverture d’un local public à Montréal afin d’y accueillir la jeunesse engagée et de pérenniser l’activité d’Archives Révolutionnaires. Aidez-nous à atteindre notre objectif de 10 000$ !
Vos contributions permettront de meubler le local, de rendre accessibles nos archives inédites et d’organiser six ateliers éducatifs en 2024-2025 destinées aux étudiant(e)s et travailleur(euse)s de 15 à 29 ans. Cet espace d’échange et d’apprentissage que nous mettons sur pied permettra aux jeunes – et moins jeunes – de découvrir l’héritage des luttes populaires et de développer leur esprit critique. Contribuez à former une nouvelle génération consciente de son histoire et prête à transformer le monde en soutenant notre projet. Aidez-nous à assurer notre avenir !
Pour chaque contribution, vous aurez droit à une contrepartie, qu’il s’agisse d’autocollants, de livres, d’une affiche exclusive ou d’un sac en tissu en édition limitée. Il est aussi possible de simplement donner, sans rien attendre en retour. Nous fournirons régulièrement plus d’informations sur le déroulement de la campagne.
La période d’inscription pour notre campagne est maintenant ouverte ! Inscrivez-vous pour être tenus au courant du lancement officiel de notre collecte de fonds.



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LANCEMENT DE LA CAMPAGNE DE FINANCEMENT D’ARCHIVES RÉVOLUTIONNAIRES

« La nature du capital » par Frédéric Monferrand
Archives Révolutionnaires publie l’introduction du livre La nature du capital (Éd. Amsterdam, 2024). L’auteur, Frédéric Monferrand, part du postulat que la crise écologique du capitalisme mène la pensée contemporaine à un véritable vertige ontologique. Pour ce dernier, un retour à Marx, et plus particulièrement aux Manuscrits de 1844, est une nécessité pour recadrer les débats contemporains portant sur le rapport Nature / Société. Cette intervention marxiste dans le domaine de l’ontologie développe une défense d’un « naturalisme historique », où l’appropriation de la vie matérielle par le travail représente un espace stratégique de transformation et d’émancipation sociale.

Introduction :
Capitalisme, naturalisme, ontologie
Printemps 2016 : les rues de Paris sont le théâtre d’importantes manifestations contre la réforme du Code du travail prévue par la « loi El Khomri », et le mouvement gagne une ampleur telle qu’on se prend pour un temps à rêver d’abolir « la “loi Travail” et son monde ». Hiver 2018 : la « loi Travail » est passée, mais les rues s’animent de nouveau, parcourues de Gilets jaunes qui s’opposent à la taxe carbone par laquelle le gouvernement entend faire payer au travail le coût des dégâts environnementaux causés par le capital. « Fin du monde, fin du mois : même combat ! » est cette fois le slogan sous lequel convergent prolétaires endetté·es et écologistes conséquent·es. Printemps 2020 : le monde n’a pas pris fin, mais il est à l’arrêt. Les rues sont étrangement désertes, vidées par un virus qui parvient mieux que les mouvements sociaux à contraindre tous les États du globe à alléger le poids que l’économie fait ordinairement peser sur la nature et la vie. Et pourtant, « le monde d’après » le confinement ressemble à s’y méprendre au « monde d’avant », à ceci près que les fins de mois y sont plus difficiles encore. Le bilan politique de la séquence qui vient de s’achever est donc globalement déprimant, raison pour laquelle elle s’avère théoriquement stimulante et riche d’enseignements. Car si l’histoire était le lieu de la félicité, il y aurait mieux à faire que de philosopher.
« Contre la “loi Travail” et son monde », « fin du monde, fin du mois : même combat », « le monde d’après », « le monde d’avant » : que nous disent donc de philosophiquement significatif ces expressions et ces slogans ? D’abord, que les différentes réformes imposées pour relancer la croissance, c’est-à-dire renforcer l’exploitation, s’inscrivent dans une totalité plus large où elles s’articulent à des manières de produire et d’échanger, de vivre et de se déplacer qui, prises ensemble, dessinent quelque chose comme un monde historique. Ensuite, que ce monde n’est pas vraiment le nôtre. C’est le monde des lois antisociales et des grands projets inutiles, des villes marchandisées et des zones périurbaines désolées : un monde organisé par et pour l’accumulation du capital, que la majorité d’entre nous habite en étranger·ères parce que nous avons été dépossédé·es du pouvoir de l’aménager d’une manière qui nous permettrait d’y séjourner dignement. Enfin, que ce monde court à sa perte parce qu’outre des populations humaines aliénées, il comprend des êtres et des milieux autres qu’humains épuisés par un mode de vie dont ils indiquent à leur manière l’insoutenabilité : en l’occurrence, en y faisant irruption sous la forme d’un virus dont l’expansion mondiale épouse et allégorise les circuits du capital.
Pour qui conçoit la philosophie comme une activité aux prises avec le présent, comme une manière d’enchaîner théoriquement sur des problèmes qui se posent pratiquement, la conjoncture actuelle apparaît ainsi comme un moment d’interrogation collective sur le capitalisme et sa tendance à composer un monde à son image. Comment rendre compte de cette tendance ? Quels concepts mobiliser, quelle méthode employer, quel type d’argumentation déployer pour comprendre et critiquer la propension du capital à se mondialiser tout en se mondanéisant, à s’étendre à l’échelle du globe tout en se fondant dans des paysages qu’il produit et dégrade en même temps ? Le problème est ontologique : il porte sur la nature du capital, au double sens des caractéristiques essentielles des sociétés capitalistes et du type de rapport qu’on y entretient à la Terre et à ses habitants. C’est à ce problème qu’est consacré cet ouvrage, dont l’objectif est d’expliciter l’ontologie sociale sous-jacente à la critique du capitalisme contemporain. J’opérerai, pour ce faire, un détour par la lecture d’un texte où, pour la première fois, le jeune Karl Marx érige la nature du capital en objet central de sa réflexion : les Manuscrits économico-philosophiques de 1844. Car il me semble que les problèmes qui nous occupent actuellement prennent une acuité nouvelle lorsqu’on les aborde à partir de textes du passé, et que ceux-ci ne nous parlent vraiment que lorsqu’on les lit à l’aune des préoccupations du présent. Il y a là comme un cercle herméneutique – élaborer d’un même élan un cadre théorique permettant de lire Marx à nouveaux frais, et de se donner prise sur l’actualité – dont la productivité ne peut être établie a priori, mais seulement éprouvée, et dans lequel il convient donc d’entrer sans plus tarder.
Vertiges ontologiques
Que l’époque soit prise de vertiges ontologiques, c’est ce dont suffit à convaincre un simple regard jeté sur les étals des librairies. On y trouve de nombreux ouvrages qui traitent frontalement de la nature du réel, que ce soit en nous assurant de notre capacité à connaître le monde tel qu’en lui-même il est, c’est-à-dire tel qu’il serait si nous n’y étions pas, en pluralisant les contextes sous lesquels nous en éprouvons la réalité, ou en le peuplant d’une foule d’objets réels ou imaginaires, naturels ou artificiels, dont les différences s’estompent à mesure qu’on les dote d’agentivité. Ces propositions sont assurément loin de se recouper. Ainsi, là où le « réalisme spéculatif » dépeint un monde d’après la finitude, comme déserté par ses occupant·es humain·es[1], les « ontologies orientées vers l’objet » ou les « nouveaux matérialismes » le décrivent à l’inverse comme densément peuplé, voire grouillant d’entités hybrides et bigarrées dont l’agentivité remet en question nos partages conceptuels établis[2]. Quant au « réalisme contextuel », il rappelle de manière plus sobre, mais non moins radicale, que le réel n’est pas un espace extérieur dont on pourrait rater l’entrée, mais ce à quoi se mesure toute action efficace ou toute parole sensée[3]. Si l’on ajoute à cet inventaire à la Prévert les multiples études sur le vivant qui nous apprennent que la Terre est moins habitée que produite par les plantes et les animaux, les bactéries et les champignons avec lesquels nous la partageons[4], on conclura que la philosophie est de nouveau animée d’un souci du réel qui tranche avec la fascination toute kantienne qu’elle a longtemps éprouvée pour les constructions intellectuelles ou les productions de l’esprit. C’est du monde qu’elle veut parler, du monde réel, et non de la manière dont nous nous le représentons.
Le marxisme semble être resté étranger à cette passion nouvelle ou renouvelée pour le réel, et on peut le regretter. Non pas parce que la tradition intellectuelle et politique inaugurée par l’auteur du Capital serait un vivier d’arguments métaphysiques époustouflants à faire valoir dans les débats que l’on vient brièvement d’évoquer. Plutôt parce que Marx, avec d’autres il est vrai, nous a appris à adopter une attitude réflexive à l’égard des controverses philosophiques, c’est-à-dire à les envisager comme autant de symptômes ou d’échos plus ou moins affaiblis des préoccupations qui agitent une société à un moment donné de son histoire. S’engager en marxiste dans le tournant ontologique amorcé par la pensée contemporaine, c’est donc d’abord interroger ce qui, dans le monde social tel que nous le connaissons, peut bien pousser les philosophes à s’inquiéter à ce point de la nature de ce qui est. Une hypothèse possible, et suggérée par les différents slogans précédemment évoqués, est que cette inquiétude témoigne d’une volonté de se réapproprier en pensée un monde dont on s’est vu déposséder, dans lequel on ne se reconnaît plus vraiment, voire qui nous apparaît carrément « étranger et hostile[5] ». En d’autres termes, c’est l’expérience contemporaine de l’aliénation qu’exprimeraient à leur manière les efforts déployés par nos contemporain·es pour s’assurer de la réalité du monde ou en dénombrer les composants[6].
De cette hypothèse, on aurait tort de conclure que la spéculation serait vaine et qu’elle devrait laisser place nette à la seule critique des dispositifs sociaux aliénants. Car, telle est en tout cas la conviction sous-jacente à ce livre, l’exercice de la critique sociale est lui-même ontologiquement engageant : il présuppose une certaine conception de ce que « social » signifie et implique à ce titre une prise de parti à l’égard, non pas de la réalité en général, mais de la réalité sociale en particulier. Pour le dire naïvement : on ne dénoncerait pas certains arrangements sociaux comme des obstacles au bonheur ou à la liberté si l’on n’y voyait pas des formes déterminantes de notre rapport au monde et surtout, si l’on ne pensait pas possible de les transformer. La réflexion sur les présupposés les plus généraux de la critique sociale débouche ainsi rapidement sur une idée qui, dans sa désarmante simplicité, relève de plein droit de l’ontologie : l’idée selon laquelle « social » se dit de cet ensemble de choses et de relations, de normes et d’institutions qui conditionnent nos actions et peuvent être modifiées par nos actions.
L’enjeu du naturalisme
Le plus souvent, c’est par distinction d’avec la nature que l’on fait ressortir ce caractère essentiellement transformable des phénomènes sociaux. L’idée de nature peut alors aussi bien renvoyer à la permanence, comme lorsqu’on souligne que le marché n’est pas un mode naturel, mais historique ou transitoire de satisfaction des besoins, qu’au donné, comme lorsqu’on rappelle que la capacité qu’ont certaines personnes dotées d’un utérus fonctionnel à porter des enfants n’explique ni ne justifie leur assignation aux tâches reproductives. Est-ce à dire que le propre de faits sociaux tels que le marché ou la division sexuelle du travail serait à l’inverse d’être non seulement changeants, mais aussi construits, changeants parce que construits ? C’est assurément la position la plus intuitive, et elle suffit souvent à rappeler qu’il y a tant de manières de faire société qu’aucune ne peut être jugée plus naturelle, au sens cette fois de nécessaire, que les autres. Et pourtant, il n’est, à la réflexion, pas certain que la métaphore architecturale de la « construction » soit la mieux à même de rendre compte de ce que l’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il est possible de défaire les liens sociaux que nous refaisons quotidiennement par nos actions.
Cette métaphore a ceci d’insatisfaisant qu’elle implique la position d’une instance qui précéderait le social comme sa condition et le produirait en quelque sorte de l’extérieur. C’est ainsi que dans la Construction de la réalité sociale, un ouvrage déjà ancien, mais qui domine encore les débats en ontologie sociale, John Searle fait de l’esprit, c’est-à-dire de notre capacité à nous représenter les choses autrement qu’elles ne sont, l’origine et le fondement des faits sociaux : si nous utilisons par exemple des morceaux de papier comme moyens de paiement alors même que rien, dans leur composition physique, n’appelle cette fonction, explique Searle, c’est que nous nous accordons à croire qu’il s’agit « d’argent[7] ». On voit ici à quel point la métaphore de la construction devient égarante lorsqu’on la transpose du registre critique qui lui confère un sens à un registre ontologique. Elle mène à réduire le social à la croyance, si ce n’est à la fiction, c’est-à-dire à déréaliser ce dont on voulait pourtant penser la réalité contraignante. Et elle suggère finalement qu’il suffirait de suspendre notre croyance en l’existence de cette contrainte pour qu’elle cesse de s’exercer[8]. Animé·es d’un désir de transformer le monde, nous sommes une fois de plus renvoyé·es à son interprétation.
Faut-il en conclure alors qu’au-delà même de la version qu’en propose Searle, le problème du constructivisme est de présupposer l’existence d’une réalité « naturelle » sur laquelle nous projetterions différents phénomènes « sociaux » ? C’est notamment ce que soutiennent celles et ceux qui s’emploient aujourd’hui à tirer toutes les conséquences ontologiques du fait que la réflexion sur le social est historiquement solidaire de l’expansion économique et coloniale de l’Occident : les modernes n’ont pris conscience de la relativité de leurs mœurs qu’en dévalorisant celles des autres, selon un mouvement spéculaire qu’il s’agit aujourd’hui d’inverser, ou plutôt de symétriser. À suivre des anthropologues comme Eduardo Viveiros de Castro ou Philippe Descola, il n’est ainsi plus suffisant d’insister sur l’égale dignité des formes de vie collectives offertes à l’enquête ethnographique. Car c’est l’existence même du pôle d’invariance autour duquel on les a jusqu’à présent faire varier, la croyance en une « nature » universelle à laquelle chaque « culture » se rapporterait sur un mode particulier, qui se révèle problématique dès lors que l’on adopte le point de vue des enquêté·es.
Adopter ce point de vue, celui des Arawatés du Brésil ou des Achuars d’Équateur, c’est voir s’ouvrir devant soi d’autres mondes et d’autres manières d’y séjourner : des mondes dans lesquels les plantes que l’on cultive et les animaux que l’on chasse ne sont ni perçus, ni traités comme des choses appartenant à une « nature » uniforme, ou plutôt uniformisée par le simple fait que l’humanité civilisée s’en serait retirée, mais comme des personnes incarnant elles-mêmes un point de vue sur la réalité et susceptibles à ce titre d’être intégrées aux jeux équivoques de la socialité[9]. Si l’on ajoute alors que ces mondes humains et autres qu’humains sont menacés de disparition par la mondialisation du capital, on conclura que le tournant ontologique pris par de larges pans de la pensée contemporaine ne répond pas seulement à l’angoisse d’arpenter la Terre en étranger. Il exprime également la conscience du fait que cette Terre s’appauvrit en mondes en même temps qu’elle se réchauffe, qu’elle se dérobe sous nos pieds à mesure que s’étend l’extractivisme ou que s’accumulent les déchets. L’ontologie sociale recoupe ainsi l’écologie politique, de sorte qu’un même mouvement doit nous mener à interroger la réalité de la nature et la nature de la société.
Or, là encore, il n’est pas certain que le pur et simple abandon des catégories de « nature » et de « société » soit la meilleure stratégie à adopter pour s’engager sur cette voie. Certes, nul·le ne peut plus ignorer que le découpage du réel en une partie naturelle et une partie sociale ne représente qu’une manière parmi d’autres de composer un monde doté de sens et offrant prise à l’action. Mais l’on aurait tort d’en conclure que les entités que nous autres modernes avons pris l’habitude de qualifier de « naturelles » n’existent pas davantage que celles qu’on qualifie spontanément de « sociales ». Car, pour comparer le traitement que réservent différents collectifs aux milieux et aux êtres vivants qui les peuplent, il faut bien présupposer que ces derniers témoignent d’une altérité réelle à l’égard des pratiques de soin, de prédation ou de production à travers lesquelles ils nous sont donnés, ce qui est une définition minimale de la naturalité. Par corrélat : pour critiquer certaines de ces pratiques comme injustes ou insoutenables, irrationnelles ou violentes, il faut bien présupposer qu’elles relèvent de manières de faire auxquelles on pourrait collectivement renoncer, ce qui est cette fois une définition possible de la socialité. Aussi la véritable leçon qu’à travers les anthropologues, nous administrent les Achuars ou les Arawatés n’est-elle pas que n’existent dans le monde ni entités naturelles, ni comportements sociaux. Elle est qu’il y a quelque chose d’absurde à penser le naturel et le social comme deux régions de l’être entre lesquelles les êtres humains pourraient transiter.
À bien y réfléchir, cette métaphore spatiale s’avère plus déroutante encore que la métaphore architecturale pour penser la vie collective. C’est elle, après tout, qui nourrit la croyance proprement idéaliste selon laquelle l’humanité serait « sortie » de la nature pour entrer dans la société. Et c’est sur elle que se fondent les discours idéologiques pour lesquels certaines parties de l’humanité – les travailleur·euses, les femmes et les colonisé·es – n’auraient pas vraiment franchi les frontières de la socialité ou végéteraient encore dans cette zone naturelle qui accueille tout ce que l’humanité moderne, blanche, mâle et bourgeoise, s’est jamais proposé de dominer. À tel point qu’on peut avancer que la naturalisation de la domination, sa transfiguration en une nécessité éternelle ou sa justification biologisante, est secrètement solidaire d’une forme d’antinaturalisme qui exprime le point de vue des dominants sur les dominé·es. Comme l’explique Ariel Salleh, il faut en effet s’être libéré, c’est-à-dire déchargé sur d’autres, des tâches productives et reproductives nécessaires à la vie pour avoir le privilège d’oublier que les êtres humains sont des êtres naturels et vivants[10]. C’est pourquoi la critique de la domination présuppose l’adoption d’une position pour laquelle les formes sociales de la vie humaine sont, non pas de pures et simples constructions, mais des médiations qui structurent les rapports que nous entretenons les un·es à l’égard des autres et de la nature en nous (nos corps, nos besoins et nos capacités) aussi bien que hors de nous (les milieux et les autres vivants). Elle présuppose, en d’autres termes, l’adoption d’une position naturaliste en ontologie sociale[11].
Ce naturalisme, on l’aura compris, n’a pas grand-chose à voir avec l’ontologie dualiste que Bruno Latour ou Philippe Descola attribuent aux modernes pour la relativiser[12]. Il en représente même l’exact opposé, puisqu’il consiste à refuser d’installer la société dans une transcendance radicale à l’égard de la nature pour la restituer à l’immanence d’une nature dont nous faisons tou·te·s, quoique sous différentes modalités, l’expérience incarnée et qui se trouve toujours, quoique à différents degrés, investie de sens ou pratiquement transformée. En conséquence, il ne s’agit pas non plus d’un naturalisme essentialiste ou réductionniste, qui réduirait les comportements sociaux à des invariants biologiques ou à des lois d’évolution du vivant, puisqu’il invite à l’inverse à concevoir les formations sociales qui se succèdent ou coexistent dans l’histoire comme autant de manières plus ou moins aliénantes de donner forme à la nature humaine et non humaine, d’en prolonger les tendances ou de les inhiber, d’en épouser la souplesse ou de les mutiler. Que le jeune Marx ait été le premier à combiner des arguments naturalistes et historicistes de ce type, qu’il ait, en d’autres termes, formulé ce que j’appellerai avec d’autres un naturalisme historique[13] et qu’il l’ait fait dans une perspective résolument critique, voilà qui convaincra peut-être de l’intérêt d’une relecture des Manuscrits de 1844.

Relire les Manuscrit de 1844
Plus encore que Le Capital ou L’Idéologie allemande, les Manuscrits de 1844 furent au cœur de grandes querelles interprétatives dont l’enjeu n’était rien de moins que la définition de l’identité théorique et politique du marxisme. Il y a à vrai dire là quelque chose d’étonnant, puisque ces manuscrits sont en fait un artefact éditorial, composé de manière plus ou moins arbitraire à partir de trois cahiers rédigés par Marx entre la fin du mois de mai et celle du mois d’août 1844 lors de son séjour parisien, et dont il n’eut jamais l’intention de faire un livre[14]. Mais l’histoire a tranché et notre rapport à Marx et aux marxismes reste, qu’on le veuille ou non, médiatisé par la réception de ce (non-)texte à l’égard duquel tout·e intellectuel·le critique digne de ce nom se dut, pendant un temps, de définir ses positions.
Dès 1932, Herbert Marcuse propose ainsi une longue recension des Manuscrits de 1844 dans laquelle il présente leur publication simultanée par les sociaux-démocrates Landshut et Mayer et les communistes de l’Institut Marx-Engels comme un événement susceptible « de placer la discussion relative à l’origine et au sens initial du matérialisme historique, voire de la théorie tout entière du “socialisme scientifique”, sur un terrain nouveau ». Ce terrain nouveau, précise Marcuse, n’est autre que celui d’une « ontologie de l’homme » destinée à justifier philosophiquement le projet politique d’un dépassement intégral de l’aliénation[15]. L’enthousiasme est alors à son comble et durera une trentaine d’années. Louis Althusser y met en effet un bémol en 1965, année de parution d’un ensemble d’articles dans lesquels il présente la philosophie des Manuscrits de 1844 comme le principal obstacle dont Marx dû se libérer pour devenir le rigoureux théoricien que l’on connaît : « ce texte de la presque dernière nuit est paradoxalement le texte le plus éloigné qui soit, théoriquement parlant, du jour qui allait naître[16] ». Or, c’est précisément le fait que Marx y fonderait sa critique de l’aliénation sur une « théorie de l’essence de l’homme[17] » qu’invoque Althusser pour reléguer « ce texte de la presque dernière nuit » dans la préhistoire idéologique du marxisme. Un cycle d’interprétation des Manuscrits de 1844 s’achevait ainsi, au cours duquel la question de « l’humanisme » a accaparé toute l’attention, jusqu’à s’imposer comme la seule digne d’être adressée au jeune Marx.
Certes, Marcuse et Althusser n’entendent pas exactement la même chose par « humanisme ». Pour Marcuse, qui fut un temps l’assistant de Heidegger, il s’agit au fond d’une ontologie existentielle. En qualifiant l’être humain d’« être générique » (Gattungswesen), Marx voudrait dire qu’il est cet être du monde par et pour lequel il existe quelque chose comme un monde, c’est-à-dire une totalité de choses qui ont un sens parce qu’elles ont été produites ou peuvent être utilisées dans un processus de production. Le travail apparaît ainsi chez Marcuse comme l’activité humaine par excellence, celle au moyen de laquelle le donné naturel se trouve transcendé, dépassé et transformé en un monde historique renvoyant aux êtres humains l’image de leur vocation à la liberté[18]. Althusser souligne lui aussi cette affinité, explorée entre-temps par Trần Đức Thảo ou Maurice Merleau-Ponty, entre l’humanisme jeune-marxien et l’existentialisme post-husserlien[19]. Mais c’est pour présenter ces positions comme deux variations possibles sur le vieux thème idéaliste du « propre de l’homme » ou de l’exceptionnalité du sujet humain. L’idée « d’être générique » renvoie en effet selon lui à une essence générale logée au cœur d’individus particuliers, lesquel·les partageraient ainsi un petit nombre de propriétés telles que la rationalité, la liberté ou la propension à travailler qui les excepteraient de l’ordre commun de la nature[20].
Aussi opposés soient-ils, les jugements portés par Marcuse et Althusser sur la valeur des Manuscrits de 1844 reposent donc sur un même présupposé : le présupposé antinaturaliste selon lequel les réflexions consacrées par le jeune Marx à la nature humaine visent à fixer une différence radicale entre l’humanité et le reste de la nature. Et les deux auteurs s’accordent en conséquence à présenter cette différence comme le principe ultime ou le fondement nécessaire de toute critique de l’aliénation. C’est parce que le travail arracherait les êtres humains à la nature pour les livrer à l’histoire et à la liberté qu’il faudrait voir plus, ou autre chose, qu’une injustice économique dans l’appropriation capitaliste des moyens de production : une « perte de l’homme », voire une « catastrophe de l’essence humaine[21] ». La problématique des Manuscrits de 1844, le sens des arguments qui y sont avancés et la démarche qui préside à leur formulation, se trouvait ainsi et pour longtemps manquée ou, à tout le moins, déformée.
Comme souvent en philosophie, tout se joue dès le commencement. Disons-le donc immédiatement : Marx ne part pas de la nature humaine. Il « par[t] d’un fait économique, d’un fait actuel : le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production s’accroît en puissance et en extension[22] ». Ce fait, il en propose alors différentes descriptions que l’on peut schématiquement qualifier de « phénoménologiques » en ce qu’elles visent toutes à critiquer les institutions du capital (la division du travail et l’échange marchand, l’industrie et la propriété privée) du point de vue de leurs effets sur l’expérience vécue en première personne par les prolétaires. Ce que révèlent ces descriptions, ou ce qui se dévoile à mesure que progresse l’enquête ouvrière qui constitue le véritable point de départ des Manuscrits de 1844, ce n’est dès lors pas que les travailleur·euses incarneraient en négatif la figure exemplaire de la « condition humaine », ou qu’elles et ils seraient dépossédé·es d’une « essence humaine » dont on pourrait lister les propriétés idéales. C’est plus prosaïquement que l’organisation actuelle des rapports sociaux condamne la majeure partie de l’espèce humaine – un terme qui traduit aussi fidèlement que possible le concept de Gattungswesen – à accomplir chaque jour un travail épuisant pour pouvoir payer le loyer d’un logement insalubre. L’aliénation, puisque c’est de cela qu’il est ici concrètement question, ne consiste donc pas à être privé·es de ce qui nous distingue de la nature. Elle consiste à l’inverse à devenir étranger·ères à ce qui nous rattache au reste de la nature : le fait d’être des vivants qui éprouvent des besoins, tels que le besoin d’évoluer dans un environnement sain, de s’engager dans des activités variées et de pouvoir déployer librement ses forces ou ses capacités. L’équation jeune-marxienne « l’humanisme est = au naturalisme[23] » ne dit rien de plus, ou rien de moins. Elle indique à sa manière que les êtres humains sont des Terriens, qui font inexorablement partie d’une nature à laquelle elles et ils se rapportent sous des formes sociales plus ou moins aliénantes.
Il faut donc s’y résoudre : la critique de l’aliénation formulée dans les Manuscrits de 1844 ne repose pas sur une anthropologie philosophique aux accents existentialistes. Elle débouche, au contraire, sur une ontologie sociale sobrement naturaliste. Car ce n’est pas parce qu’il aurait décidé a priori que « l’être de l’homme » est de travailler que Marx critique les institutions du capital comme un facteur d’injustice ou de non-liberté. C’est parce qu’il voit dans le capitalisme une vaste entreprise de mise au travail des corps et des milieux qu’il le conçoit finalement comme un processus historiquement particulier, et particulièrement aliénant, de socialisation de la nature humaine et non humaine. La critique est donc première. C’est elle qui nous contraint à soulever des questions ontologiques relatives à la nature de la société. Elle, aussi, qui nous pousse à transformer la manière dont on affronte généralement ces questions, en partant pour ce faire des expériences négatives au cours desquelles les rapports sociaux se manifestent dans leur écrasante objectivité. Elle, enfin, qui nous mène à reconnaître que chaque société peut être définie par la manière dont les vivants humains y activent les forces propres à leur nature en s’appropriant collectivement celles qui sont à l’œuvre dans la nature. Alors certes, nul·le n’est tenu·e d’adopter une perspective critique sur la société. Mais il y a fort à parier que quiconque se risquera à le faire avec Marx et au-delà de lui finira par soutenir que l’appropriation matérielle de la nature, parce qu’elle est constitutive de toute vie sociale, représente à la fois le lieu stratégique d’une transformation radicale du monde où nous vivons et l’enjeu historique d’une libération du monde dont nous vivons.
[1] Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.
[2] Graham Harman, L’Objet quadruple, trad. fr. O. Dubouclez, Paris, PUF, 2010 ; D. Coole et S. Frost (eds.), New Materialisms. Ontology, Agency, and Politics, Durham, Duke University Press, 2010.
[3] Jocelyn Benoist, Éléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011 et, plus récemment, L’Adresse du réel, Paris, Vrin, 2017.
[4] Pour trois exemples différents de ce type de travaux, voir Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019 ; Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Acte Sud, 2020 ; Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde, trad. fr. Ph. Pignarre, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017.
[5] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. fr. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 121. Je serai parfois amené à modifier cette traduction à partir du texte publié dans Marx-Engels Gesamtausgabe. Erste Abteilung, Band 2 (MEGA2 I/2), Berlin, Dietz Verlag, 1982.
[6] Sur l’idée que l’aliénation consiste en une « perte du monde », voir Franck Fischbach, La Privation de monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011.
[7] John Searle, La Construction de la réalité sociale, trad. fr. Cl. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1995, p. 57-64.
[8] Comme l’écrit Marx dans un passage dirigé contre Stirner, mais qui convient étonnamment bien aux positions de Searle : « Ici, Jacques le bonhomme s’imagine qu’il dépend des “bourgeois” et des “travailleurs”, qui sont dispersés dans tous les États civilisés de l’univers, de faire établir du jour au lendemain une attestation selon laquelle “ils ne croient pas” à la “vérité” de l’argent ; à supposer même que cela soit possible, il croit que cela changerait quelque chose. » Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, trad. fr. H. Augier, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 185. Là encore, je serai parfois amené à modifier cette traduction en fonction du texte publié dans Marx Engels Werke (MEW), Band 3, Berlin, Dietz Verlag, 1978.
[9] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. fr. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
[10] Ariel Salleh, Ecofeminism as Politics. Nature, Marx and the Postmodern, Londres, Zed Books, 1997.
[11] Pour la compatibilité entre naturalisme et critique sociale, voir Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006, un ouvrage auquel les réflexions développées ici doivent beaucoup.
[12] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, op. cit. ; Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004.
[13] Pour d’autres usages de ce concept, voir Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Amsterdam, 2021 ; Arvi Särkelä, Immanente Kritik und Soziales Leben. Selbsttransformative Praxis nach Hegel und Dewey, Francfort-am-Main, Klostermann, 2018 ; Jean-Baptiste Vuillerod, Theodor W. Adorno. La domination de la nature, Paris, Amsterdam, 2021.
[14]Jürgen Rojahn, « Marxismus-Marx-Geschichtswissenschaft. Der Fall der sog. „ökonomisch-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844” », International Review of Social History, vol. XXVIII, no 1, 1983, p. 2-49.
[15] Herbert Marcuse, « Les Manuscrits économico-philosophiques de Marx. Nouvelles sources pour l’interprétation des fondements du matérialisme historique », Philosophie et révolution, trad. fr. C. Heim, Paris, Denoël/Gonthier, 1969, p. 43 et 59.
[16] Louis Althusser, Pour Marx, Paris, La Découverte, 1996, p. 28.
[17] Ibid., p. 159.
[18] Voir Herbert Marcuse, « Les Manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 64, ainsi que les précisions apportées dans « Les fondements philosophiques du concept économique de travail », Culture et société, trad. fr. G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, p. 21-60.
[19] Voir Louis Althusser, « Sur Feuerbach », Écrits philosophiques et politiques, t. II, Paris, Stock/IMEC, 1997, p. 212 ; Trần Đức Thảo, « Marxisme et phénoménologie », Revue internationale, no 2, 1946, p. 168-174 ; Maurice Merleau-Ponty, Non et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 221-241. Sur les rapports de Trần Đức Thảo, Merleau-Ponty et Sartre au marxisme, voir Alexandre Feron, Le Moment marxiste de la phénoménologie française, Cham, Springer, 2022.
[20] Louis Althusser, « La querelle de l’humanisme », Écrits philosophiques et politiques, t. II, op. cit., p. 519 ; Pour Marx, op. cit., p. 234.
[21] Ibid., p. 232 ; Herbert Marcuse, « Les Manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 88.
[22] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 117.
[23] Ibid., p. 146.

Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour
Archives Révolutionnaires : À l’occasion de leur tournée des bonnes librairies de France dans le cadre du lancement de leur livre Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (Éd. La Fabrique, 2024), Matthieu Renault et Olga Bronnikova nous ont fait parvenir un texte d’introduction à leur ouvrage. Tirées de leurs notes de présentation, l’autrice et l’auteur reviennent sur la contribution de la pensée d’Alexandra Kollontaï au féminisme révolutionnaire. Leur démarche se propose de situer Kollontaï dans son contexte historique, marqué par les Révolutions russes. Il et elle identifient les forces de son travail pionnier, notamment le thème de l’abolition de la forme-famille, sans manquer de pointer ce qui leur semble être des écueils aux yeux de la pensée féministe contemporaine, dont celui du « bioproductivisme ». Renault et Bronnikova font le pari d’un retour critique à Kollontaï, faisant valoir l’actualité de son œuvre, autant sur un plan intellectuel que stratégique.

Matthieu Renault et Olga Bronnikova
Pourquoi lire ou relire aujourd’hui une féministe du début du XXe siècle, russe, marxiste, bolchevique, comme Alexandra Kollontaï ? On peut pour commencer donner une double réponse. Premièrement, et tout simplement, parce qu’elle est une figure largement oubliée, et néanmoins nodale dans la longue généalogie mondiale du féminisme, et parce qu’au-delà de toute préoccupation d’antiquaire, l’immense tâche, en cours, de reconstitution des archives du féminisme est partie intégrante d’une lutte, à laquelle nous voulions modestement apporter notre contribution avec les connaissances dont nous disposions. Deuxièmement, parce qu’il suffit de feuilleter un livre de Kollontaï (disons par exemple le recueil Marxisme et révolution sexuelle, publié il y a déjà un demi-siècle aux éditions Maspero dans la foulée de Mai 68), pour se rendre compte qu’y est déjà formulé tout un ensemble d’idées, de mots d’ordre et de perspectives de lutte que les féminismes matérialistes et marxistes – des décennies 1960-1970 et suivantes, jusqu’aujourd’hui – reprendront, réactualiseront et approfondiront. Ne cachons cependant pas, et il convient de le reconnaître d’emblée, que si l’on s’en tient au seul point de vue d’une Kollontaï vue comme précurseure, au féminin, ou pionnière de la théorie féministe contemporaine, on sera peut-être déçu tant les développements de ladite théorie au cours du dernier siècle ont été prodigieux. Si on endosse de telles lunettes « progressistes », les thèses de Kollontaï pourront sembler lacunaires, parfois problématiques, du fait par exemple de leur hétéronormativité jamais remise en question, bref en partie datées, dépassées.
Cependant, et telle était notre hypothèse directrice, ce qui fait l’intérêt et toute l’originalité, aujourd’hui encore, de la pensée et de la trajectoire de Kollontaï se situe ailleurs. Ils résident d’abord dans le fait qu’on est, avec Kollontaï, en présence d’une contribution majeure à ce qu’on peut appeler la tradition des féminismes en révolution. Toutes choses égales par ailleurs, et pour prendre un exemple mieux connu, cela avait été le cas avec les écrits d’Olympe de Gouges au cours de la Révolution française. Le féminisme de Kollontaï émerge au lendemain de la révolution inachevée de 1905 et atteint son point culminant au cours de la Révolution de 1917 dont elle est une actrice de premier plan, occupant notamment la fonction de Commissaire du peuple à l’Assistance publique (ministre de la Santé) dans le premier gouvernement soviétique. On est plus précisément en présence d’une tentative, semée d’embûches, pour articuler étroitement révolution sociale – prolétarienne en l’occurrence – et lutte pour l’émancipation des femmes. Or, ce que nous avons trouvé chez Kollontaï, c’est une volonté indéfectible de faire du combat féministe une partie intégrante du processus révolutionnaire général, mais aussi, et non moins essentiellement une partie douée d’autonomie à la fois pratique et théorique ; perspective qui remettait fondamentalement en cause les rapports de subordination entre les luttes, la hiérarchie des priorités révolutionnaires, et l’idée aussi fruste que répandue que l’émancipation des femmes, conçue comme secondaire, découlerait mécaniquement de celle de la classe ouvrière.
Le Département des femmes du Parti bolchevique, le Jenotdel, fondé en 1919, fut l’incarnation même de cette volonté tenace. Mais cette dernière ne s’était pas moins continuellement heurtée aux résistances d’une majorité des hommes et d’une partie des femmes du Parti (social-démocrate d’abord, bolchevique ensuite) qui ne voyaient là que dangereuses concessions faites au féminisme en tant qu’idéologie bourgeoise. Notons que Kollontaï elle-même a toujours rejeté le terme de « féminisme », et ce qu’elle considérait être son principal mot d’ordre « femmes de toutes les classes de la population, unissez-vous ! ». Ce qui n’empêche pas a posteriori de lui appliquer le terme dans son acception contemporaine, autrement plus large, pour voir en elle, une instigatrice, aux côtés de Clara Zetkin, du féminisme socialiste. De ce point de vue, la trajectoire révolutionnaire de Kollontaï nous semblait potentiellement porteuse d’enseignements pour les débats qui animent aujourd’hui encore la gauche radicale, et ainsi dotée d’une puissante actualité sur le plan stratégique.
Mais, au-delà de cette dimension, un principe directeur de la conception et de la rédaction de notre livre a émané de la conviction qu’on ne pourrait pleinement saisir l’actualité de la pensée de Kollontaï qu’à condition d’en ressaisir l’inactualité, non bien sûr pour collectionner les fragments d’un passé dépassé, mais pour mettre au jour des idées et des projets que l’histoire a effacés, qui se sont érodés ou ont été refoulés avant même d’avoir pu se concrétiser, comme autant de « futurs passés » dans les termes de Reinhart Koselleck ; à condition autrement dit d’en révéler et d’en mettre en valeur l’intempestivité. Or, cela supposait d’en revenir à ce qui est le noyau autour duquel gravitent les thèses et les combats de Kollontaï dans leur hétérogénéité, à savoir l’impératif de l’abolition de la forme-famille, corollaire indispensable du processus de dépérissement de l’État – question qui a récemment fait l’objet d’un regain d’intérêt significatif dans la pensée féministe, en témoigne une série de publications comme l’ouvrage de Sophie Lewis, Abolish the Family. A Manifesto for Care and Liberation (2022) ou celui de M.E. O’Brien, récemment traduit en français aux Éditions de la Tempête, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin (2023).
Comme cherche à le démontrer Kollontaï dans un souci permanent d’historiciser les structures familiales pour dénaturaliser leur forme bourgeoise, monogamique et patriarcale, le processus de dissolution de la famille avait été entamé au sein même du monde capitaliste avec la « mise au travail » massive des femmes, des classes populaires d’abord, qui minait de l’intérieur la division sexuelle du travail productif et du travail reproductif. La société bourgeoise ne pouvait toutefois consentir à abandonner cette division qui lui fournissait ses assises. La femme épouse-mère, d’un côté, travailleuse de l’autre, se voyait imposer un double fardeau, raison pour laquelle ledit processus de dépérissement ne pourrait s’achever qu’avec l’avènement, par la révolution, de la société communiste. C’est la problématisation par Kollontaï de ce processus, et ses inlassables efforts pour y intervenir qui constitue le fil rouge de notre livre, lequel suit chronologiquement son itinéraire révolutionnaire. Le livre se donne comme premiers matériaux de travail les textes que nous a légués Kollontaï. Il repose essentiellement, pour les aspects plus strictement biographiques, sur des fragments autobiographiques de l’autrice et sur une littérature de seconde main de langue anglaise, d’une grande richesse quoique datant déjà de plusieurs décennies (Cathy Porter, Barbara Clements, Beatrice Farnsworth[1]). Ce que nous voulions faire, c’est la biographie d’une pensée, plutôt qu’une biographie intellectuelle en un sens plus classique.
Sans reprendre un par un le contenu des différents chapitres du livre, et en tâchant de le restituer de manière plus transversale, on pourrait synthétiser le programme théorique et politique d’abolition de la famille portée par Kollontaï, en disant qu’il se développe dans deux directions principales qui correspondent aux deux types de liens constitutifs de la famille. Il s’agit d’une part de révolutionner les rapports parents-enfants, et plus spécifiquement le rapport mère-fils/fille en transformant radicalement la maternité. L’objectif est d’apporter aux femmes-mères la plus grande aide dans le soin des nourrissons et des jeunes enfants et de déléguer la responsabilité de l’ensemble des tâches d’éducation et d’instruction au collectif ouvrier tout entier. Cet impératif s’inscrit dans celui plus général d’une socialisation intégrale de la reproduction, corollaire du processus de socialisation de la production et qui implique non le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, que Kollontaï et les Bolcheviks considèrent au mieux comme un pis-aller, que leur entière prise en charge par la société communiste en tant que telle : « Dans l’histoire de la femme, la “séparation de la cuisine et du mariage” est une réforme non moins importante que la séparation de l’Église et de l’État[2]». Il s’agit, d’autre part, de révolutionner les rapports homme-femme, en œuvrant à la destruction des relations de dépendance, non seulement matérielle-économique, mais aussi et indissociablement spirituelle-psychique qui enchaînent un sexe à l’autre. Esquissant de manière précoce une théorie du point de vue ou du positionnement, Kollontaï défend l’idée que, du fait de leur expérience intime des ressorts de l’oppression masculine et dans une situation où les hommes, aussi révolutionnaires soient-ils en politique, demeurent pour l’extrême majorité, des bourgeois en amour, les femmes sont destinées à être les fers de lance d’une révolution sexuelle en l’absence de laquelle le communisme restera un vain mot. C’est dans cette perspective qu’elle en appelle à substituer à l’amour-un du couple monogamique, ce qu’elle appelle un amour-camaraderie, fondé sur la pluralité des liens érotiques, non moins psychiques que physiques, et dont Michael Hardt a parfaitement résumé la formule : « un amour défini par la multiplicité selon deux axes : aimer beaucoup de monde de beaucoup de manières[3]».
Cette « camaraderie », Kollontaï n’en mobilise pas le nom comme élément d’une vulgate marxiste. Elle la thématise scrupuleusement jusqu’à en faire le fondement de la « morale communiste » ou de ce qu’elle appelle encore l’« éthique prolétarienne » en tant que celle-ci ne s’impose pas verticalement, mais se construit, se tisse horizontalement, de proche en proche. Selon Kollontaï, le principe de camaraderie se teste, s’éprouve d’abord dans le domaine des rapports intimes, amoureux, lesquels forment en quelque sorte le laboratoire de la société communiste toute entière. Ce que dit Kollontaï, en substance, c’est que la camaraderie, c’est d’abord de l’affect. Or, c’est également, et de manière non moins importante, sur ce plan affectif-sensible que la logique de la propriété privée qui gouverne la société capitaliste doit être combattue. En effet, cette logique régule les structures familiales bourgeoises au même titre que la sphère économique et sociale : les rapports conjugaux y sont fondés sur l’idée de la possession exclusive, en corps mais aussi en esprit, du partenaire amoureux et sexuel. À cette structure monogamique, doit se substituer selon Kollontaï un vaste réseau amoureux s’étendant tendanciellement à tout le collectif ouvrier. Similairement, il faut transformer radicalement les rapports parentaux qui, en contexte capitaliste, réservent la sollicitude et l’intérêt des parents à leur seule progéniture, et qui sont en ce sens encore des rapports de propriété : « Désormais, la travailleuse mère […] doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs[4]». C’est par conséquent en un sens littéral qu’il faut entendre une notion qu’affectionne particulièrement Kollontaï, et dans laquelle elle voit le terme de la révolution socialiste comme révolution psychique, affective, celle de « grande famille prolétarienne ». Or, il apparaît à l’examen que, pour Kollontaï, cette famille d’un tout autre type fait retour, rejoue à une tout autre échelle l’organisation qui prévalait au sein du supposé « communisme primitif » dans laquelle la famille élargie, clanique, s’identifiait à la société tout entière. En empruntant l’hypothèse matriarcale ou gynocratique – tirée de Bachofen et Engels et en vogue à l’époque dans les mouvements féministes et au-delà –, elle soutient que les femmes occupaient dans tous les domaines (économie, politique, savoirs) une position égale, voire supérieure à celle des hommes.
Mais dès le début des années 1920, les idées de Kollontaï sont ardemment combattues après avoir été réduites à une prétendue « théorie du verre d’eau » selon laquelle, dixit Lénine brandissant le spectre d’un communisme sexuel grossier, la « satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau[5]». Pour contrer cette pseudo-théorie du verre d’eau, des cadres du Parti et du gouvernement, comme Anatoli Lounachartski, prônent les vertus de l’abstinence sexuelle tandis qu’un psychiatre comme Aron Zalkind énonce, caricaturalement certes, « les douze commandements sexuels du prolétariat révolutionnaire » en recommandant d’œuvrer à une planification de la vie sexuelle de la population soviétique. La contre-révolution sexuelle est en cours et elle triomphera définitivement avec le Thermidor stalinien. Cette morale puritaine, antisexe, est nourri par un discours hygiéniste qui prolifère pendant et au lendemain guerre civile (1917-1921), à une période où la « santé de la population » et la lutte contre la propagation des maladies vénériennes, est considéré comme un enjeu révolutionnaire à part entière. Allant toutefois à contre-courant d’interprétations à notre sens trop binaires, nous avons cherché à montrer que les positions révolutionnaires de Kollontaï trouvaient aussi, ponctuellement, à se traduire en un néo-moralisme prônant la soumission des intérêts individuels à ceux du collectif et revendiquant les impératifs de l’« hygiène de la race ». Si c’est au nom de celle-ci que Kollontaï, renversant la rhétorique bourgeoise, défend subversivement la pratique d’une sexualité libre et épanouie, car bonne pour la santé, elle lui sert également à dénoncer ses « excès » et les formes de sexualité qu’elle qualifie de « contre-nature », sans qu’on ne sache précisément à quoi elle se réfère. De manière plus problématique encore, Kollontaï, sur la base de thèses anti-malthusiennes, assigne aux femmes un devoir de maternité, de procréation, une obligation de répondre à leur prétendue vocation naturelle, qui est aussi une tâche sociale : donner des enfants à la patrie du communisme. La reproduction de l’espèce est ainsi conçue par elle comme partie intégrante du processus de production, selon ce que nous avons appelé un bioproductivisme dont témoignent les formules suivantes, particulièrement inquiétantes :
La femme doit observer […] toutes les règles d’hygiène prescrites pendant la grossesse et se rappeler que, pendant neuf mois elle cesse d’une certaine manière de s’appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps “produit” un nouveau membre pour la république ouvrière. [6]
Si nous citons ici ces mots, c’est pour bien signifier que nous n’avons pas cherché dans notre livre à dissimuler les « zones d’ombre » de la pensée de Kollontaï, très rarement mises en avant dans la littérature qui lui est consacrée. Et il y en a d’autres. On ne saurait certes reprocher qu’anachroniquement à Kollontaï ne pas avoir su concevoir la prostitution comme un travail du sexe, et on peut lui reconnaître le mérite d’avoir identifié dans sa condamnation morale un pur symptôme de la duplicité hypocrite d’une bourgeoisie qui en a besoin comme d’un « paratonnerre contre la débauche ». Il n’en reste pas moins perturbant de voir Kollontaï concevoir la prostitution comme une forme, parmi d’autres il est vrai, de « désertion du travail », et partant de parasitisme, même si c’est pour déclarer que cette désertion n’est pas différente, et pas plus ni moins répréhensible que celle pratiquée par les « femmes entretenues par leur mari ou leur amant »[7]. De même, on ne peut qu’être rétrospectivement critique vis-à-vis de la stratégie-femme élaborée par Kollontaï et le Jenotdel dans les périphéries « orientales » de l’ex-empire russe : une stratégie qui consistait à éveiller la conscience soi-disant assoupie depuis des siècles des femmes musulmanes pour la retourner contre leurs oppresseurs de l’intérieur : affermir les femmes pour affaiblir les hommes. Cette stratégie faisait des femmes musulmanes un « prolétariat de substitution » ; elle réduisait symboliquement leur libération à l’acte cérémoniel du dévoilement et faisait dépendre cette émancipation, à venir, de l’émancipation, déjà actée, des féministes blanches du centre. Une hétéro-émancipation en somme qui s’oppose terme à terme à l’impératif d’auto-émancipation des femmes que n’avait pourtant cessé de prôner Kollontaï selon laquelle il ne pourrait y avoir d’émancipation effective des femmes qu’à condition que celles-ci prennent une part active, dirigent même les organisations œuvrant à cette émancipation.
En tant que membre de l’Opposition ouvrière, Kollontaï avait courageusement étendu, contre les leaders du Parti, cette position « autonomiste » à l’ensemble de la classe ouvrière lors du débat de 1921 sur les syndicats. Celui-ci allait entériner sa marginalisation au sein des instances du pouvoir soviétique et la contraindre à quitter la Russie deux ans plus tard pour endosser des fonctions diplomatiques à l’étranger, où elle deviendra, en Norvège, la première femme ambassadrice du monde. Destin exceptionnel, sur lequel les biographes de Kollontaï aiment mettre l’accent, mais dont il ne faut pas oublier qu’il fut la conséquence d’un « exil » douloureuxqui l’avait presque entièrement privée du pouvoir d’influer sur les politiques internes du régime soviétique et l’avait forcé à mettre entre parenthèses ses aspirations les plus authentiquement révolutionnaires.
Force est cependant de reconnaître que – suivant une tension caractéristique du bolchevisme, mais nulle part plus exacerbée que chez Kollontaï, nous a-t-il paru – cet impératif d’auto-émancipation « par le bas » avait été contrebalancé par la conviction que l’État soviétique, incarné par le Parti communiste et ses idéologues, était appelé à accompagner et diriger, au sens d’abord d’orienter, « par le haut », le processus révolutionnaire, et cela en matière de transformation des rapports entre les sexes et de morale sexuelle comme ailleurs. Si une telle contradiction, encore dialectiqueau tournant des années 1920, allait bientôt se résoudre au profit du second terme, étatique, de l’opposition, il est légitime de penser que Kollontaï, quant à elle, entrevoyait et espérait une issue inverse. C’est ce que suggère un court récit utopique de 1922, le seul du genre émanant de sa plume à notre connaissance, intitulé « Bientôt (dans 48 ans) ». La scène se déroule en 1970, dans un monde qui est dépeint comme une fédération de communes autogérées, où l’État s’est évanoui au même titre que le foyer familial ; des communes où les enfants et les jeunes ont leurs propres habitations dédiées, et où les adultes « vivent de manière communale des différentes façons qui leur conviennent [8]», c’est-à-dire selon la multiplicité des combinaisons affectives et érotiques possibles, sans imposition d’un modèle unique. Ce schème communaliste, puisant des racines profondes dans l’œuvre et la vie de Kollontaï, cette dernière aura en définitive voulu l’appliquer à la nature humaine elle-même, pour qu’il régule jusqu’à la vie la plus intime, corporelle, sexuelle, psychique, des individus, et libère cette même nature, et ses « instincts » des pesantes chaînes que lui avait imposées le capitalisme ; perspective authentiquement révolutionnaire de renaturalisation de la société qui n’en était pas moins sans porter la menace d’un renversement en son contraire, une biologisation de la communauté aux conséquences potentiellement dévastatrices, ainsi que les décennies suivantes le démontreraient.
[1] Barbara E. Clements, Bolshevik Feminist. The Life of Aleksandra Kollontai, Bloomington et Londres, Indiana University Press, 1979 ; Beatrice Farnsworth, Aleksandra Kollontai. Socialism, Feminism, and the Bolshevik Revolution, Stanford, Stanford University Press, 1980 ; Cathy Porter, Alexandra Kollontai. A Biography, Londres, Virago, 1980 .
[2] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, trad. B. Spielman, Paris, La Brèche, 2022 (1921), p. 251.
[3] Michael Hardt, « Red Love », in Maria Lind, Michele Masucci et Joanna Warsza (dir.), Red Love. A Reader on Alexandra Kollontai, Stockholm et Berlin, Konstfack Collection et Sternberg Press, p. 81.
[4] Alexandra Kollontaï, « Communism and the Family » (1920), in Selected Writings, éd. et trad. A. Holt, New York et Londres, W. W. Norton & Company, 1977, p. 210.
[5] Clara Zetkin, « Souvenirs sur Lénine (suite) », Cahiers du bolchevisme, n° 29, 15 octobre 1925, p. 1995.
[6] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., p. 258-261.
[7] Ibid., p. 219.
[8] Alexandra Kollontaï, Soon (in 48 Years’ Time), in Selected Writings, op. cit., p. 232-233.

KOLLONTAÏ. Défaire la famille, refaire l’amour
Archives Révolutionnaires : À l’occasion de leur tournée des bonnes librairies de France dans le cadre du lancement de leur livre Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (Éd. La Fabrique, 2024), Matthieu Renault et Olga Bronnikova nous ont fait parvenir un texte d’introduction à leur ouvrage. Tirées de leurs notes de présentation, l’autrice et l’auteur reviennent sur la contribution de la pensée d’Alexandra Kollontaï au féminisme révolutionnaire. Leur démarche se propose de situer Kollontaï dans son contexte historique, marqué par les Révolutions russes. Il et elle identifient les forces de son travail pionnier, notamment le thème de l’abolition de la forme-famille, sans manquer de pointer ce qui leur semble des écueils en regard de la pensée féministe contemporaine, dont celui du « bioproductivisme ». Renault et Bronnikova font le pari d’un retour critique à Kollontaï, faisant valoir l’actualité de son œuvre, autant sur un plan intellectuel que stratégique.

Matthieu Renault et Olga Bronnikova
Pourquoi lire ou relire aujourd’hui une féministe du début du XXe siècle, russe, marxiste, bolchevique, comme Alexandra Kollontaï ? On peut pour commencer donner une double réponse. Premièrement, et tout simplement, parce qu’elle est une figure largement oubliée, et néanmoins nodale dans la longue généalogie mondiale du féminisme, et parce qu’au-delà de toute préoccupation d’antiquaire, l’immense tâche, en cours, de reconstitution des archives du féminisme est partie intégrante d’une lutte, à laquelle nous voulions modestement apporter notre contribution avec les connaissances dont nous disposions. Deuxièmement, parce qu’il suffit de feuilleter un livre de Kollontaï (disons par exemple le recueil Marxisme et révolution sexuelle, publié il y a déjà un demi-siècle aux éditions Maspero dans la foulée de Mai 68), pour se rendre compte qu’y est déjà formulé tout un ensemble d’idées, de mots d’ordre et de perspectives de lutte que les féminismes matérialistes et marxistes – des décennies 1960-1970 et suivantes, jusqu’aujourd’hui – reprendront, réactualiseront et approfondiront. Ne cachons cependant pas, et il convient de le reconnaître d’emblée, que si l’on s’en tient au seul point de vue d’une Kollontaï vue comme précurseure, au féminin, ou pionnière de la théorie féministe contemporaine, on sera peut-être déçu tant les développements de ladite théorie au cours du dernier siècle ont été prodigieux. Si on endosse de telles lunettes « progressistes », les thèses de Kollontaï pourront sembler lacunaires, parfois problématiques, du fait par exemple de leur hétéronormativité jamais remise en question, bref en partie datées, dépassées.
Cependant, et telle était notre hypothèse directrice, ce qui fait l’intérêt et toute l’originalité, aujourd’hui encore, de la pensée et de la trajectoire de Kollontaï se situe ailleurs. Ils résident d’abord dans le fait qu’on est, avec Kollontaï, en présence d’une contribution majeure à ce qu’on peut appeler la tradition des féminismes en révolution. Toutes choses égales par ailleurs, et pour prendre un exemple mieux connu, cela avait été le cas avec les écrits d’Olympe de Gouges au cours de la Révolution française. Le féminisme de Kollontaï émerge au lendemain de la révolution inachevée de 1905 et atteint son point culminant au cours de la Révolution de 1917 dont elle est une actrice de premier plan, occupant notamment la fonction de Commissaire du peuple à l’Assistance publique (ministre de la Santé) dans le premier gouvernement soviétique. On est plus précisément en présence d’une tentative, semée d’embûches, pour articuler étroitement révolution sociale – prolétarienne en l’occurrence – et lutte pour l’émancipation des femmes. Or, ce que nous avons trouvé chez Kollontaï, c’est une volonté indéfectible de faire du combat féministe une partie intégrante du processus révolutionnaire général, mais aussi, et non moins essentiellement une partie douée d’autonomie à la fois pratique et théorique ; perspective qui remettait fondamentalement en cause les rapports de subordination entre les luttes, la hiérarchie des priorités révolutionnaires, et l’idée aussi fruste que répandue que l’émancipation des femmes, conçue comme secondaire, découlerait mécaniquement de celle de la classe ouvrière.
Le Département des femmes du Parti bolchevique, le Jenotdel, fondé en 1919, fut l’incarnation même de cette volonté tenace. Mais cette dernière ne s’était pas moins continuellement heurtée aux résistances d’une majorité des hommes et d’une partie des femmes du Parti (social-démocrate d’abord, bolchevique ensuite) qui ne voyaient là que dangereuses concessions faites au féminisme en tant qu’idéologie bourgeoise. Notons que Kollontaï elle-même a toujours rejeté le terme de « féminisme », et ce qu’elle considérait être son principal mot d’ordre « femmes de toutes les classes de la population, unissez-vous ! ». Ce qui n’empêche pas a posteriori de lui appliquer le terme dans son acception contemporaine, autrement plus large, pour voir en elle, une instigatrice, aux côtés de Clara Zetkin, du féminisme socialiste. De ce point de vue, la trajectoire révolutionnaire de Kollontaï nous semblait potentiellement porteuse d’enseignements pour les débats qui animent aujourd’hui encore la gauche radicale, et ainsi dotée d’une puissante actualité sur le plan stratégique.
Mais, au-delà de cette dimension, un principe directeur de la conception et de la rédaction de notre livre a émané de la conviction qu’on ne pourrait pleinement saisir l’actualité de la pensée de Kollontaï qu’à condition d’en ressaisir l’inactualité, non bien sûr pour collectionner les fragments d’un passé dépassé, mais pour mettre au jour des idées et des projets que l’histoire a effacés, qui se sont érodés ou ont été refoulés avant même d’avoir pu se concrétiser, comme autant de « futurs passés » dans les termes de Reinhart Koselleck ; à condition autrement dit d’en révéler et d’en mettre en valeur l’intempestivité. Or, cela supposait d’en revenir à ce qui est le noyau autour duquel gravitent les thèses et les combats de Kollontaï dans leur hétérogénéité, à savoir l’impératif de l’abolition de la forme-famille, corollaire indispensable du processus de dépérissement de l’État – question qui a récemment fait l’objet d’un regain d’intérêt significatif dans la pensée féministe, en témoigne une série de publications comme l’ouvrage de Sophie Lewis, Abolish the Family. A Manifesto for Care and Liberation (2022) ou celui de M.E. O’Brien, récemment traduit en français aux Éditions de la Tempête, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin (2023).
Comme cherche à le démontrer Kollontaï dans un souci permanent d’historiciser les structures familiales pour dénaturaliser leur forme bourgeoise, monogamique et patriarcale, le processus de dissolution de la famille avait été entamé au sein même du monde capitaliste avec la « mise au travail » massive des femmes, des classes populaires d’abord, qui minait de l’intérieur la division sexuelle du travail productif et du travail reproductif. La société bourgeoise ne pouvait toutefois consentir à abandonner cette division qui lui fournissait ses assises. La femme épouse-mère, d’un côté, travailleuse de l’autre, se voyait imposer un double fardeau, raison pour laquelle ledit processus de dépérissement ne pourrait s’achever qu’avec l’avènement, par la révolution, de la société communiste. C’est la problématisation par Kollontaï de ce processus, et ses inlassables efforts pour y intervenir qui constitue le fil rouge de notre livre, lequel suit chronologiquement son itinéraire révolutionnaire. Le livre se donne comme premiers matériaux de travail les textes que nous a légués Kollontaï. Il repose essentiellement, pour les aspects plus strictement biographiques, sur des fragments autobiographiques de l’autrice et sur une littérature de seconde main de langue anglaise, d’une grande richesse quoique datant déjà de plusieurs décennies (Cathy Porter, Barbara Clements, Beatrice Farnsworth[1]). Ce que nous voulions faire, c’est la biographie d’une pensée, plutôt qu’une biographie intellectuelle en un sens plus classique.
Sans reprendre un par un le contenu des différents chapitres du livre, et en tâchant de le restituer de manière plus transversale, on pourrait synthétiser le programme théorique et politique d’abolition de la famille portée par Kollontaï, en disant qu’il se développe dans deux directions principales qui correspondent aux deux types de liens constitutifs de la famille. Il s’agit d’une part de révolutionner les rapports parents-enfants, et plus spécifiquement le rapport mère-fils/fille en transformant radicalement la maternité. L’objectif est d’apporter aux femmes-mères la plus grande aide dans le soin des nourrissons et des jeunes enfants et de déléguer la responsabilité de l’ensemble des tâches d’éducation et d’instruction au collectif ouvrier tout entier. Cet impératif s’inscrit dans celui plus général d’une socialisation intégrale de la reproduction, corollaire du processus de socialisation de la production et qui implique non le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, que Kollontaï et les Bolcheviks considèrent au mieux comme un pis-aller, que leur entière prise en charge par la société communiste en tant que telle : « Dans l’histoire de la femme, la “séparation de la cuisine et du mariage” est une réforme non moins importante que la séparation de l’Église et de l’État[2]». Il s’agit, d’autre part, de révolutionner les rapports homme-femme, en œuvrant à la destruction des relations de dépendance, non seulement matérielle-économique, mais aussi et indissociablement spirituelle-psychique qui enchaînent un sexe à l’autre. Esquissant de manière précoce une théorie du point de vue ou du positionnement, Kollontaï défend l’idée que, du fait de leur expérience intime des ressorts de l’oppression masculine et dans une situation où les hommes, aussi révolutionnaires soient-ils en politique, demeurent pour l’extrême majorité, des bourgeois en amour, les femmes sont destinées à être les fers de lance d’une révolution sexuelle en l’absence de laquelle le communisme restera un vain mot. C’est dans cette perspective qu’elle en appelle à substituer à l’amour-un du couple monogamique, ce qu’elle appelle un amour-camaraderie, fondé sur la pluralité des liens érotiques, non moins psychiques que physiques, et dont Michael Hardt a parfaitement résumé la formule : « un amour défini par la multiplicité selon deux axes : aimer beaucoup de monde de beaucoup de manières[3]».
Cette « camaraderie », Kollontaï n’en mobilise pas le nom comme élément d’une vulgate marxiste. Elle la thématise scrupuleusement jusqu’à en faire le fondement de la « morale communiste » ou de ce qu’elle appelle encore l’« éthique prolétarienne » en tant que celle-ci ne s’impose pas verticalement, mais se construit, se tisse horizontalement, de proche en proche. Selon Kollontaï, le principe de camaraderie se teste, s’éprouve d’abord dans le domaine des rapports intimes, amoureux, lesquels forment en quelque sorte le laboratoire de la société communiste toute entière. Ce que dit Kollontaï, en substance, c’est que la camaraderie, c’est d’abord de l’affect. Or, c’est également, et de manière non moins importante, sur ce plan affectif-sensible que la logique de la propriété privée qui gouverne la société capitaliste doit être combattue. En effet, cette logique régule les structures familiales bourgeoises au même titre que la sphère économique et sociale : les rapports conjugaux y sont fondés sur l’idée de la possession exclusive, en corps mais aussi en esprit, du partenaire amoureux et sexuel. À cette structure monogamique, doit se substituer selon Kollontaï un vaste réseau amoureux s’étendant tendanciellement à tout le collectif ouvrier. Similairement, il faut transformer radicalement les rapports parentaux qui, en contexte capitaliste, réservent la sollicitude et l’intérêt des parents à leur seule progéniture, et qui sont en ce sens encore des rapports de propriété : « Désormais, la travailleuse mère […] doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs[4]». C’est par conséquent en un sens littéral qu’il faut entendre une notion qu’affectionne particulièrement Kollontaï, et dans laquelle elle voit le terme de la révolution socialiste comme révolution psychique, affective, celle de « grande famille prolétarienne ». Or, il apparaît à l’examen que, pour Kollontaï, cette famille d’un tout autre type fait retour, rejoue à une tout autre échelle l’organisation qui prévalait au sein du supposé « communisme primitif » dans laquelle la famille élargie, clanique, s’identifiait à la société tout entière. En empruntant l’hypothèse matriarcale ou gynocratique – tirée de Bachofen et Engels et en vogue à l’époque dans les mouvements féministes et au-delà –, elle soutient que les femmes occupaient dans tous les domaines (économie, politique, savoirs) une position égale, voire supérieure à celle des hommes.
Mais dès le début des années 1920, les idées de Kollontaï sont ardemment combattues après avoir été réduites à une prétendue « théorie du verre d’eau » selon laquelle, dixit Lénine brandissant le spectre d’un communisme sexuel grossier, la « satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau[5]». Pour contrer cette pseudo-théorie du verre d’eau, des cadres du Parti et du gouvernement, comme Anatoli Lounachartski, prônent les vertus de l’abstinence sexuelle tandis qu’un psychiatre comme Aron Zalkind énonce, caricaturalement certes, « les douze commandements sexuels du prolétariat révolutionnaire » en recommandant d’œuvrer à une planification de la vie sexuelle de la population soviétique. La contre-révolution sexuelle est en cours et elle triomphera définitivement avec le Thermidor stalinien. Cette morale puritaine, antisexe, est nourri par un discours hygiéniste qui prolifère pendant et au lendemain guerre civile (1917-1921), à une période où la « santé de la population » et la lutte contre la propagation des maladies vénériennes, est considéré comme un enjeu révolutionnaire à part entière. Allant toutefois à contre-courant d’interprétations à notre sens trop binaires, nous avons cherché à montrer que les positions révolutionnaires de Kollontaï trouvaient aussi, ponctuellement, à se traduire en un néo-moralisme prônant la soumission des intérêts individuels à ceux du collectif et revendiquant les impératifs de l’« hygiène de la race ». Si c’est au nom de celle-ci que Kollontaï, renversant la rhétorique bourgeoise, défend subversivement la pratique d’une sexualité libre et épanouie, car bonne pour la santé, elle lui sert également à dénoncer ses « excès » et les formes de sexualité qu’elle qualifie de « contre-nature », sans qu’on ne sache précisément à quoi elle se réfère. De manière plus problématique encore, Kollontaï, sur la base de thèses anti-malthusiennes, assigne aux femmes un devoir de maternité, de procréation, une obligation de répondre à leur prétendue vocation naturelle, qui est aussi une tâche sociale : donner des enfants à la patrie du communisme. La reproduction de l’espèce est ainsi conçue par elle comme partie intégrante du processus de production, selon ce que nous avons appelé un bioproductivisme dont témoignent les formules suivantes, particulièrement inquiétantes :
La femme doit observer […] toutes les règles d’hygiène prescrites pendant la grossesse et se rappeler que, pendant neuf mois elle cesse d’une certaine manière de s’appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps “produit” un nouveau membre pour la république ouvrière. [6]
Si nous citons ici ces mots, c’est pour bien signifier que nous n’avons pas cherché dans notre livre à dissimuler les « zones d’ombre » de la pensée de Kollontaï, très rarement mises en avant dans la littérature qui lui est consacrée. Et il y en a d’autres. On ne saurait certes reprocher qu’anachroniquement à Kollontaï ne pas avoir su concevoir la prostitution comme un travail du sexe, et on peut lui reconnaître le mérite d’avoir identifié dans sa condamnation morale un pur symptôme de la duplicité hypocrite d’une bourgeoisie qui en a besoin comme d’un « paratonnerre contre la débauche ». Il n’en reste pas moins perturbant de voir Kollontaï concevoir la prostitution comme une forme, parmi d’autres il est vrai, de « désertion du travail », et partant de parasitisme, même si c’est pour déclarer que cette désertion n’est pas différente, et pas plus ni moins répréhensible que celle pratiquée par les « femmes entretenues par leur mari ou leur amant »[7]. De même, on ne peut qu’être rétrospectivement critique vis-à-vis de la stratégie-femme élaborée par Kollontaï et le Jenotdel dans les périphéries « orientales » de l’ex-empire russe : une stratégie qui consistait à éveiller la conscience soi-disant assoupie depuis des siècles des femmes musulmanes pour la retourner contre leurs oppresseurs de l’intérieur : affermir les femmes pour affaiblir les hommes. Cette stratégie faisait des femmes musulmanes un « prolétariat de substitution » ; elle réduisait symboliquement leur libération à l’acte cérémoniel du dévoilement et faisait dépendre cette émancipation, à venir, de l’émancipation, déjà actée, des féministes blanches du centre. Une hétéro-émancipation en somme qui s’oppose terme à terme à l’impératif d’auto-émancipation des femmes que n’avait pourtant cessé de prôner Kollontaï selon laquelle il ne pourrait y avoir d’émancipation effective des femmes qu’à condition que celles-ci prennent une part active, dirigent même les organisations œuvrant à cette émancipation.
En tant que membre de l’Opposition ouvrière, Kollontaï avait courageusement étendu, contre les leaders du Parti, cette position « autonomiste » à l’ensemble de la classe ouvrière lors du débat de 1921 sur les syndicats. Celui-ci allait entériner sa marginalisation au sein des instances du pouvoir soviétique et la contraindre à quitter la Russie deux ans plus tard pour endosser des fonctions diplomatiques à l’étranger, où elle deviendra, en Norvège, la première femme ambassadrice du monde. Destin exceptionnel, sur lequel les biographes de Kollontaï aiment mettre l’accent, mais dont il ne faut pas oublier qu’il fut la conséquence d’un « exil » douloureux qui l’avait presque entièrement privée du pouvoir d’influer sur les politiques internes du régime soviétique et l’avait forcé à mettre entre parenthèses ses aspirations les plus authentiquement révolutionnaires.
Force est cependant de reconnaître que – suivant une tension caractéristique du bolchevisme, mais nulle part plus exacerbée que chez Kollontaï, nous a-t-il paru – cet impératif d’auto-émancipation « par le bas » avait été contrebalancé par la conviction que l’État soviétique, incarné par le Parti communiste et ses idéologues, était appelé à accompagner et diriger, au sens d’abord d’orienter, « par le haut », le processus révolutionnaire, et cela en matière de transformation des rapports entre les sexes et de morale sexuelle comme ailleurs. Si une telle contradiction, encore dialectique au tournant des années 1920, allait bientôt se résoudre au profit du second terme, étatique, de l’opposition, il est légitime de penser que Kollontaï, quant à elle, entrevoyait et espérait une issue inverse. C’est ce que suggère un court récit utopique de 1922, le seul du genre émanant de sa plume à notre connaissance, intitulé « Bientôt (dans 48 ans) ». La scène se déroule en 1970, dans un monde qui est dépeint comme une fédération de communes autogérées, où l’État s’est évanoui au même titre que le foyer familial ; des communes où les enfants et les jeunes ont leurs propres habitations dédiées, et où les adultes « vivent de manière communale des différentes façons qui leur conviennent[8]», c’est-à-dire selon la multiplicité des combinaisons affectives et érotiques possibles, sans imposition d’un modèle unique. Ce schème communaliste, puisant des racines profondes dans l’œuvre et la vie de Kollontaï, cette dernière aura en définitive voulu l’appliquer à la nature humaine elle-même, pour qu’il régule jusqu’à la vie la plus intime, corporelle, sexuelle, psychique, des individus, et libère cette même nature, et ses « instincts » des pesantes chaînes que lui avait imposées le capitalisme ; perspective authentiquement révolutionnaire de renaturalisation de la société qui n’en était pas moins sans porter la menace d’un renversement en son contraire, une biologisation de la communauté aux conséquences potentiellement dévastatrices, ainsi que les décennies suivantes le démontreraient.
[1] Barbara E. Clements, Bolshevik Feminist. The Life of Aleksandra Kollontai, Bloomington et Londres, Indiana University Press, 1979 ; Beatrice Farnsworth, Aleksandra Kollontai. Socialism, Feminism, and the Bolshevik Revolution, Stanford, Stanford University Press, 1980 ; Cathy Porter, Alexandra Kollontai. A Biography, Londres, Virago, 1980 .
[2] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, trad. B. Spielman, Paris, La Brèche, 2022 (1921), p. 251.
[3] Michael Hardt, « Red Love », in Maria Lind, Michele Masucci et Joanna Warsza (dir.), Red Love. A Reader on Alexandra Kollontai, Stockholm et Berlin, Konstfack Collection et Sternberg Press, p. 81.
[4] Alexandra Kollontaï, « Communism and the Family » (1920), in Selected Writings, éd. et trad. A. Holt, New York et Londres, W. W. Norton & Company, 1977, p. 210.
[5] Clara Zetkin, « Souvenirs sur Lénine (suite) », Cahiers du bolchevisme, n° 29, 15 octobre 1925, p. 1995.
[6] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., p. 258-261.
[7] Ibid., p. 219.
[8] Alexandra Kollontaï, Soon (in 48 Years’ Time), in Selected Writings, op. cit., p. 232-233.

Problèmes du « capital algorithmique » dans la théorie de la périodisation
Une critique du livre de Durand Folco et Martineau
Cet article est une recension critique du livre Le capital algorithmique de Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco (Écosociété, 2023). Il cherche à mettre en lumière les lacunes du diagnostic proposé par les auteurs concernant une hypothétique fin du néolibéralisme. Durand Folco et Martineau avancent que le régime d’accumulation néolibéral aurait été dépassé par une nouvelle phase désignée comme « le capitalisme algorithmique » à la suite de la crise financière de 2007-2008. Cet article défend plutôt l’idée que les algorithmes s’ajoutent et s’intègrent à la dynamique d’accumulation et aux formes institutionnelles du capitalisme néolibéral. La question de la focale sur la technique, la réification du concept d’algorithme, le manque de consistance avec l’analyse des anciens régimes d’accumulation, une amplification des logiques de pouvoir algorithmiques, le portrait inexact des classes et la thèse de la soi-disant supplantation de la finance par l’accumulation de données sont au nombre des arguments qui militent en faveur du rejet de la thèse du capitalisme algorithmique comme nouvelle phase du capitalisme.
Un article de Nathan Brullemans, candidat à la maîtrise en sociologie (UQAM) et membre du collectif Archives Révolutionnaires

On doit d’abord accueillir avec enthousiasme la parution du livre Le capital algorithmique, co-écrit par Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau. Les auteurs, déjà connus pour leur contribution à la théorie critique québécoise après leurs ouvrages À nous la ville[1] et L’ère du temps[2], nous surprennent maintenant avec une thèse audacieuse portant sur l’affinité élective entre le capitalisme et l’intelligence artificielle (IA). La publication des « deux Jonathan » frappe par son caractère programmatique[3] et ses allures de grand theory. Ils cherchent en effet à établir un programme de recherche qui se réfléchit explicitement comme une « théorie critique des algorithmes[4] ». Ce projet serait l’occasion de construire, comme le précisent les auteurs, « une démarche interdisciplinaire qui vise à comprendre les multiples ramifications de la logique algorithmique, ses dispositifs et sa dimension idéologique[5] ». Dans le sillage de cette bonne vieille dialectique entre théorie et pratique que l’on peut faire remonter à la 11e thèse sur Feuerbach, le but assumé de leur théorie des algorithmes est la transformation sociale dans un horizon émancipateur. En faisant le pari de réfléchir les phénomènes sociaux particuliers à partir du point de vue de la totalité, Martineau et Durand Folco nous invitent à saisir l’explosion inédite de l’intelligence artificielle depuis la dernière décennie comme une partie constitutive des rapports sociaux capitalistes, et du rôle que jouent la science et la technique dans l’élargissement de l’accumulation.
Pour ce faire, ils se proposent de poursuivre le chantier entamé par la théorie critique du capitalisme de surveillance. De ce point de vue, Le capital algorithmique se veut une tentative plus ou moins ouverte de « marxiser » le classique instantané L’âge du capitalisme de surveillance (2018), écrit par Shoshana Zuboff[6]. Reprenant les prémisses de l’autrice sur une base matérialiste, Durand Folco et Martineau évitent les dérives potentiellement complotistes de certains discours sur la « société de surveillance », où le concept de pouvoir devient évanescent, insaisissable, avant d’être renvoyé à une soif irrationnelle du contrôle de la part d’une élite technocratique anonyme. Loin de ce virage conspi que l’on peut déjà faire remonter à certaines thèses de Michel Foucault[7], les chercheurs insistent au contraire sur les impératifs sociaux du développement des technologies algorithmiques, à savoir : le principe de concurrence entre les capitalistes et la quête effrénée de profit qui s’en dégage.
En plus, la méthode matérialiste des auteurs se tient à distance du réductionnisme et ouvre la voie à l’analyse de l’articulation du « capital algorithmique » avec le pouvoir d’État, les différents systèmes de domination (racisme, sexisme, colonialisme) et la crise écologique. À partir de leur position méthodologique et normative qu’ils qualifient de « techno-sobre », Durand Folco et Martineau passent au crible l’avalanche de buzzwords et d’idéologies creuses qui émanent des meilleurs cerveaux de la Silicon Valley. Ces discours apologétiques de l’intelligence artificielle semblent animés d’une même logique : le techno-solutionnisme, soit l’idée selon laquelle tous les problèmes sociaux connaîtraient en fait des réponses techniques. D’après ce corps de doctrines, la crise écologique pourrait par exemple être réglée par la soi-disant bienfaisance de la « dématérialisation de l’économie ». Le marché mondial, nous affirment les disciples de l’IA, se développerait désormais dans l’univers parallèle des clouds et des réseaux de données. Durand Folco et Martineau relèvent que, bien au contraire, l’industrie extractive est au cœur du projet économique des capitalistes de la Big Tech, en sécurisant les minéraux critiques par l’impérialisme et en repoussant éternellement les limites biophysiques de l’extraction. Cela ne va pas sans rappeler que, loin d’un espace propre et éthéré, les centres de données sont des infrastructures colossales, énergivores et polluantes. Toujours très matérielle, l’accumulation ne nous a pas amenés aux portes d’une société pleinement robotisée, annonçant la « fin du travail » ; la génération d’algorithmes commande encore l’exploitation du prolétariat, quand elle ne vampirise pas le temps d’attention de sujets bien réels[8]. La technique n’est pas neutre : elle est mobilisée pour stimuler et reconduire l’accumulation de valeur[9].
Ce parti pris des auteurs est d’autant plus crucial à l’heure où ce ne sont pas que les idéologues de la « quatrième révolution industrielle » du Forum économique mondial qui sont charmés par les promesses de l’IA, mais aussi une certaine gauche qui, sous des figures comme celle d’Aaron Bastani, défend le mirage d’un « fully automated luxury communism », soit l’utopie candide d’une société post-rareté où les forces productives seraient enfin libérées du capitalisme[10]. En ce sens, le duo de théoriciens s’efforce de dénoncer ce qu’ils appellent le « caractère fétiche de l’algorithme ». En calquant le concept de « fétichisme de la marchandise » conçu par Marx dans le premier livre du Capital, Durand Folco et Martineau nous invitent à ne pas confondre le caractère social, qui traverse et constitue les différents gadgets algorithmiques, avec ces objets eux-mêmes[11]. Il faudrait ainsi toujours débusquer les rapports sociaux qui se cachent derrière les algorithmes, plutôt que de leur faire revêtir le manteau anthropomorphique de « l’autonomie ». En tombant dans ce faux-semblant, ce serait la pratique humaine que l’on viendrait ici réifier. Après tout, un algorithme n’est pas « intelligent » comme l’est un esprit humain (ou animal). Dans sa version simplifiée, un algorithme n’est rien d’autre qu’une suite de règles formelles, comme une recette de cuisine[12]. Dans sa version complexe, cet ensemble de fonctions opératoires s’ajuste rétroactivement face aux données qu’il est capable de recueillir.
Problèmes de la périodisation à partir du concept de « capital algorithmique »
Toutefois, Martineau et Durand Folco s’avancent sur une thèse qui semble entrer en tension avec cette prudente critique du fétichisme de l’algorithme. Les auteurs affirment en effet que le « capitalisme algorithmique » formerait ni plus ni moins qu’une nouvelle phase historique du capitalisme. Comme ils le disent eux-mêmes :
Notre hypothèse, loin de la simple poursuite du capitalisme numérique ou du néolibéralisme, encore moins d’un retour vers le futur « néoféodal » [un capitalisme numérique-rentier], est plutôt que nous amorçons la plus récente phase du mode de production capitaliste, le capitalisme algorithmique, qui s’appuie sur, et dépasse, le capitalisme néolibéral.[13]
En parlant en termes de phases, d’étapes ou de régimes d’accumulation, les auteurs s’inscrivent dans une théorie de la périodisation du capitalisme qui — partant de Hilferding, Lénine, Luxemburg et Boukharine — a connu une longue tradition jusqu’à la théorie de la dépendance latino-américaine et les théories marxistes de l’impérialisme des années 1960 et 1970[14]. Si les premières générations de théoriciens et de théoriciennes se focalisaient principalement sur la dynamique endogène de l’accumulation, des contributions plus récentes comme celles de l’École de la régulation et certaines nouvelles approches marxistes ont aussi insisté sur les formes sociales et institutionnelles qui s’y combinent (division du travail, paradigme technologique, formes de l’État et des régulations sociales, etc.)[15]. En se positionnant face à ces différents systèmes, Durand Folco et Martineau avancent une thèse provocatrice : le régime d’accumulation néolibéral (ou « post-fordiste », selon le langage régulationniste) serait maintenant chose du passé. Qu’est-il arrivé de son modèle de travail flexible et précaire, de la puissance des compagnies transnationales, de la soumission des États aux forces du marché, de la financiarisation de l’économie et de sa forme spécifique de division internationale du travail ? Tous ces éléments constitutifs de l’accumulation néolibérale depuis les chocs pétroliers des années 1970 et 1980 seraient tombés en crise après 2007-2008. En empruntant le langage hégélien du Aufhebung, les auteurs nous disent que le néolibéralisme aurait été à la fois supprimé et conservé, dans un « dépassement » qui annonce une logique d’accumulation et de régulation sociale dominée par les algorithmes[16]. Selon eux, l’accumulation du « capital algorithmique » formerait « une réponse à la crise du néolibéralisme, tout en représentant le nouveau cœur du système capitaliste[17] ».
Tableau 1 : Principales différences entre néolibéralisme et capitalisme algorithmique selon Durand Folco et Martineau[18]
Stade du capitalisme | Capitalisme régulé par l’État (fordisme) | Capitalisme néolibéral financiarisé | Capitalisme algorithmique |
Période | ~ 1945-1980 | ~ 1980-2007 | ~ 2007– … |
Forme d’entreprise | Corporation | Entreprise multinationale | Plateforme |
Forme de travail | Travail de masse | Travail flexible | Travail algorithmique |
Moteur(s) d’accumulation | Pétrole, secteur des services | Spéculation financière et immobilière | Données algorithmiques |
Type de capital dominant | Capital industriel | Capital financier | Capital algorithmique |
Marchés prédominants | Biens de masse | Marchés financiers | Marchés prédictifs |
Relations de classes | Managers / cols bleus et cols blancs | Actionnaires / classes moyennes endettées | Overclass ou cloudalist / précariat, travail digital |
Dynamique sociétale dominante | Consumérisme / protection sociale | Mondialisation / privatisation | Datafication / automation |
Logique globale | Logique technocratique | Logique néolibérale | Logique algorithmique |
Forme d’État | État-providence | État néolibéral | État algorithmique |
Notre argument est que cette idée de la fin du néolibéralisme et du début d’un nouveau régime d’accumulation dit « algorithmique » est fortement exagérée : l’importance du secteur des nouvelles technologies n’apporte pour l’instant aucune remise en cause des règles qui forment la dynamique fondamentale de l’accumulation néolibérale. On lui a simplement surajouté l’intelligence artificielle, les algorithmes et les données massives. Mais ici, Martineau et Durand Folco semblent précisément tomber dans ce qu’ils critiquent et se concentrent d’abord sur la dimension technique du procès de travail pour caractériser le régime d’accumulation actuel, plutôt que de se focaliser sur ses aspects sociaux. En commençant par refuser le déterminisme technologique et la réification de l’algorithme, la technologie revient après coup dans leur théorie pour fonder le critère principal d’une nouvelle phase du capitalisme.
De plus, ce portrait d’un capitalisme dirigé par et pour les algorithmes est inadéquat : la structure de classe du néolibéralisme, dominée par le travail informel et précaire, n’apparaît pas ébranlée par l’intervention d’une nouvelle dynamique d’accumulation. En termes de classes sociales, Durand Folco et Martineau nous tracent les contours d’une division du travail dominée par le « travail digital », une « armée de travailleurs du clic » et un prolétariat de plateforme. Sur ce terrain, le duo offre trop peu de statistiques pour appuyer leur démonstration. En attendant cette preuve, c’est encore la force de travail de 2 milliards de personnes qui est captée par l’économie informelle, loin devant l’emploi industriel chiffré à 758 millions (et dont le continent asiatique absorbe à lui seul les deux tiers)[19]. Le travail informel, majoritairement contenu dans le Sud global, accueille une hétérogénéité de situation d’emplois autour d’un trait distinctif : il échappe à la médiation du contrat de travail[20]. Si la littérature montre bien que l’économie informelle n’est pas un parfait synonyme de pauvreté[21], elle avale la majorité des travailleurs pauvres du monde entier. Il s’agit d’un modèle de travail irrégulier, semi-intégré, tâcheronnisé et précaire (parfois subsumé sous du capital, parfois assigné à la subsistance)[22]. Ce dernier ne date pas d’hier, avec la fondation d’Uber en 2009. L’informalité, si elle est inscrite dans l’ADN de l’armée de réserve du capital, a été décuplée avec les grandes thérapies de choc des programmes d’ajustement structurel du FMI dans les années 1980, notamment en Amérique latine[23]. Parallèlement, l’explosion du secteur des services, souvent modelé sur un contrat de travail court et à temps partiel (le fameux « précariat »), a aussi créé dans les pays du Nord une main-d’œuvre corvéable[24].
Pour nous, s’il est possible d’établir une périodisation du capitalisme, ce projet doit prendre comme critère principal les formes sociales dominantes par lesquelles l’accumulation se poursuit. Évidemment, cela ne peut pas se faire sans considérer les éléments matériels (nature, corps humains, technologie, etc.) qui forment les conditions de possibilité de l’accumulation en général. Cependant, régler une périodisation principalement à partir de ces éléments matériels risque de chosifier les rapports sociaux qui les médiatisent. Bien sûr, nous ne pouvons pas nier que l’IA représente une importante source d’investissements et que l’incorporation de ces technologies au procès de production pourrait potentiellement constituer la base d’un modèle original d’exploitation du travail. En revanche, il ne semble pas qu’à l’heure actuelle l’IA soit mobilisée de manière à ce qu’elle augmente significativement le taux d’exploitation ni qu’elle relance systématiquement le modèle d’exploitation sous de nouvelles formes (par exemple : par une modification de la division internationale du travail, l’érection d’un modèle industriel inusité, etc.).
Les équivoques du concept de « capital algorithmique »
De plus, il faut soulever l’équivoque quant aux concepts de capital versus capitalisme algorithmique. Les auteurs n’emploient pas ces notions comme des synonymes. D’un côté, le capital algorithmique renvoie à « une nouvelle façon de produire, d’échanger et d’accumuler de la valeur via l’extraction massive de données, l’exploitation du travail digital et le développement accéléré de machines algorithmiques[25] ». De l’autre, le capitalisme algorithmique réfère à une totalité sociale concrète, un « ordre social institutionnalisé », selon l’expression empruntée à Nancy Fraser, qui ne peut qu’exister en interaction constante avec la nature et le travail de reproduction sociale[26]. Autrement dit, le capital algorithmique serait l’une des composantes — sans doute la principale — d’une structure historique, le capitalisme algorithmique, tout comme le capital financier serait la variable économique centrale de la société néolibérale. Ce diagnostic de la fin du néolibéralisme implique que nos auteurs pourraient prouver :
dans quelle mesure le capital algorithmique devient prédominant à notre époque (par contraste avec le capital financier, industriel ou commercial), et fournir d’autres arguments pour justifier la transition vers un nouveau stade du capitalisme, en précisant le moment et les causes exactes de ce basculement[27].
Dans cette citation, nos auteurs se trompent néanmoins de plan d’analyse. Le concept de « capital algorithmique » ne peut pas être considéré sur le même niveau d’abstraction que celui du capital industriel, commercial ou financier. En fait, la notion de capital algorithmique possède un statut analogue à celle de « capital fossile » forgée par Andreas Malm, où l’expression est surtout heuristique et insiste sur la rencontre entre les éléments matériels du procès de travail avec ses éléments sociaux. Dans d’autres contextes, l’expression de Malm réfère plus simplement aux fractions de la classe capitaliste dont les intérêts matériels sont liés à l’exploitation de combustibles fossiles et à la chaîne de dépendance de l’accumulation face à ce type d’énergie[28]. Selon sa conception plus directement matérielle, le concept de capital fossile désigne justement « l’appropriation de la nature comme substrat matériel de la valeur d’échange[29] ». L’expression de capital algorithmique doit se poser sur ce même niveau de discours (le plan matériel), car il réfère à la combinaison entre le savoir technique et le procès de travail. Il en va de même pour le « capital numérique » que les auteurs associent au couplement de l’ordinateur et de l’accumulation. Cela dit, même avec cet exemple, le capital numérique ne saurait avoir « remplacé » le capital industriel ou financier après l’intégration systématique des ordinateurs aux chaînes de production dans les années 1990. Le capital numérique n’existe qu’à travers les moments de transformations du capital que sont l’industrie, le commerce et la finance.
C’est ainsi que le capital algorithmique (tout comme le capital fossile ou numérique) revêtira en alternance les différentes formes du capital (productif, commercial, financier). Dans la formule générale du capital A–M… P… M’–A’ que l’on peut tirer du livre 2 du Capital[30], l’argent (A) doit se transformer en marchandise (M) qui doit être consommée productivement (P), ce qui veut dire qu’elle doit être couplée à un procès de travail qui exploite le travail vivant, afin de produire une nouvelle marchandise qui possède un incrément de valeur (M’). La vente de cette dernière sur le marché réalisera la plus-value qu’elle contient (A’) et, enfin, une partie de la plus-value devra être réinvestie productivement dans le procès de production[31]. Si telle ou telle entreprise peut se spécialiser dans la sphère de la production, de l’échange ou de la finance (de l’usine, à la banque, en passant par le transport), le capital comme rapport social n’existe que comme totalité, par sa métamorphose entre ces différents moments. Ce principe concerne autant le capital fossile de Shell que le capital algorithmique de Facebook ou d’Apple. La marchandise algorithmique devra tôt ou tard passer par la sphère de la production, puis sous la forme de l’argent, etc.
Donc, si l’expression de « capital algorithmique » a un sens — ce qui est certainement le cas — c’est uniquement quand on la mobilise pour référer à l’aspect technique du procès de travail. Les auteurs négligent précisément ce contrôle des niveaux d’abstraction : le capital algorithmique nous est présenté à la fois comme une composante technique du procès de travail et à la fois comme une « nouvelle forme de capital ». Si l’on reprend l’analogie du capital fossile, on se rend bien compte qu’on ne peut pas dire que le pétrole incarne une « nouvelle forme de production de valeur ». Les forces productives demeurent le support et la voie de conduction de la valeur d’échange.
Il est néanmoins clair que l’usage de données massives (Big data), vendues à des entreprises à des fins de publicités ciblées, décrit un événement inédit dans l’histoire du capitalisme. La question est pourtant de savoir si ce modèle économique correspond à plus qu’une nouvelle source de débouchés. La marchandisation d’aspects de la vie sociale autrefois épargnés ne témoigne pas ipso facto d’une transition de stade. Autrement dit, est-ce que la structure du procès de travail est transformée par la présence de l’algorithme ? Nous reviendrons plus loin sur le cas du travail digital qui ne représente pas selon nous une nouveauté, mais bien la continuité du capitalisme numérique néolibéral.
Une théorie de la périodisation ancrée dans les « conditions générales de production »
Au début de leur chapitre 8, Durand Folco et Martineau affichent déjà leur couleur théorique en précisant qu’ils s’inspirent de la théorie du « capitalisme IA » et du livre Inhuman Power de Nick Dyer-Whiteford, Mikkola Kjøsen et James Steinhoff. Ce groupe d’auteurs insisterait en effet sur :
le rôle déterminant des conditions générales de production dans l’évolution du capitalisme, c’est-à-dire les technologies, institutions et pratiques qui constituent l’environnement dans lequel prend forme la production capitaliste dans un lieu et une époque déterminée, en devenant progressivement les facteurs essentiels communs à toute production. L’énergie, les moyens de transport et de communication, comme les chemins de fer, le téléphone, l’électricité ou l’automobile, sont quelques exemples de conditions générales de production qui ont eu une incidence importante sur les formes de production, de distribution et de consommation au sein du capitalisme.[32]
Les rapports sociaux capitalistes ne se manifestent certainement pas in abstracto. Pour exister concrètement, ils ont besoin d’un ensemble de conditions de possibilités historiques : l’accès à une nature bon marché (cheap nature, selon l’expression de Jason Moore), à des sources de travail gratuit (le travail ménager des femmes, pour commencer), le recours à la violence d’État, la dépossession des producteurs et productrices directes, et à un certain nombre de connaissances techniques que permet la science à un moment déterminé de l’histoire. À la rigueur, les marxistes peu charitables dans leur orthodoxie nous diront que le concept classique de « forces productives » — qui, chez Marx, dépasse largement la simple question des outils et des machines, et englobe autant la nature que le savoir technique[33] — implique déjà analytiquement celui de « conditions de production ». Donc, s’il s’agit de dire que les algorithmes et de nouvelles technologies analogues sont des forces productives ou des conditions de production, il n’y a évidemment aucun problème à les recenser au nombre des facteurs qui sont incorporés dans le procès d’accumulation.
Mais Dyer-Whiteford et consorts ne s’arrêtent pas là : ils caractérisent, tout comme Durand Folco et Martineau, le stade actuel du capitalisme comme étant celui du « AI capitalism ». Ce choix conceptuel frappe néanmoins par son caractère arbitraire. En regardant de près le texte, on s’aperçoit que les régimes d’accumulation précédents décrits par Dyer-Whiteford et ses collègues — 1) la grande industrie, 2) le fordisme, 3) le post-fordisme — ne reçoivent aucune surdétermination conceptuelle en termes technologiques. En effet, seul l’IA fait l’objet d’un traitement analytique différentié où c’est l’aspect technologique qui devient le critère principal de la périodisation. Suivant ce critère, pourquoi le capitalisme de la grande industrie du début du XIXe siècle ne s’appellerait-il pas plutôt « capitalisme vapeur » ou « capitalisme chemin de fer » si les conditions de production sont si déterminantes ? L’invention du train représente assurément une révolution technologique tout à fait inédite aux yeux d’une paysannerie qui avait jusqu’alors parcouru les campagnes des empires européens à pied et en charrette[34].
De la même manière, on pourrait très bien faire l’analyse du fordisme en le décrivant comme le « capitalisme automobile », puisque la marchandise-voiture formait l’un des piliers centraux de l’accumulation du capitalisme de l’entre-deux-guerres. Or, ce qui fait la spécificité historique du fordisme, ce n’est pas tant la forme matérielle des marchandises qu’il produisait, mais sa dynamique sociale d’accumulation (basée sur les fameux « partages de gains de productivité » et l’accès de la classe ouvrière des pays du Nord à la consommation de masse), son rapport à l’intervention de l’État (sous une forme keynésienne) et le capitalisme de monopole qui lie la grande firme à une accumulation nationale, etc.[35] Le fordisme constituait une nouveauté importante par rapport au capitalisme concurrentiel qui était encore au XIXe siècle fortement ancré dans le modèle de la manufacture (basé sur la plus-value absolue), opérant dans des économies avec de forts bassins de population rurale en processus de migration et avec un pouvoir d’État bourgeois non démocratique qui réprimait férocement les organisations ouvrières (interdiction du droit de vote universel, du syndicalisme, etc.). Le prétendu « capitalisme algorithmique » produirait-il une transformation sociale et historique d’une ampleur aussi considérable ? Une révolution nous est-elle discrètement passée sous le nez au tournant de 2007-2008 ? Si l’unique indice est celui de la technologie, on a de sérieuses raisons d’en douter.
En somme, les critères employés par Dyer-Whiteford et consorts pour définir les trois premières étapes du capitalisme sont différents de ceux mobilisés pour décrire la nature de la phase actuelle. Or, si une méthode scientifique se veut cohérente, elle doit utiliser les mêmes critères épistémologiques pour approcher les mêmes phénomènes, ce qui oblige ou bien à reformuler une périodisation du capitalisme à partir de ses éléments techniques (l’une de ses fameuses « conditions générales de production »), ou bien à penser la possible transition du post-fordisme ou du néolibéralisme selon des variables relatives à l’organisation des composantes structurantes du mode de production capitaliste.
La régulation algorithmique : une voie de sortie de la périodisation techniciste ?
Du reste, on peut dire que Durand Folco et Martineau se dissocient de la thèse techniciste de Dyer-Whiteford et consorts, car ils jugent explicitement — et avec raison — que cette dernière ne s’intéresse pas assez aux « dimensions sociales et institutionnelles pour expliquer le passage entre les différents stades du capitalisme[36] ». C’est à ce moment de leur exposé que Durand Folco et Martineau recourent explicitement au concept de régime d’accumulation théorisé par l’École de la régulation (initiée par Michel Aglietta, Robert Boyer et Gérard Destanne de Bernis), concept qui recoupe partiellement celui déjà évoqué d’ordre social institutionnalisé de Nancy Fraser[37]. Le duo d’auteurs précise que la réalité de l’accumulation du capital dépasse largement la technologie, dans la mesure où le fonctionnement d’une économie de marché nécessite des institutions spécifiques, un rapport salarial particulier, des formes de régime monétaire, des systèmes d’innovation, etc.[38] L’argument de Durand Folco et Martineau stipule que les algorithmes seraient incorporés de manière spécifique à ces différentes institutions, formant ce que les chercheurs appellent une « gouvernementalité algorithmique », établissant une discipline par la prédiction du risque[39].
Mais en soulignant la dimension institutionnelle des régimes d’accumulation (ce qui est souhaitable dans un projet de périodisation du capitalisme), les auteurs sont-ils pour autant libérés d’une conception techniciste de la périodisation ? Tout comme avec l’exemple précédent de Dyer-Whiteford, le même problème épistémique persiste : les modes de disciplines attachés aux précédents régimes d’accumulation ne sont jamais décrits à partir de la technologie. Les anciennes logiques de pouvoir sont dites « coloniale, technocratique, néolibérale »… alors que la logique de pouvoir actuel possède ce curieux privilège d’avoir des critères de périodisation ad hoc : elle est une forme de pouvoir social décrit comme un « mode de régulation algorithmique[40] ». Il est clair que la militarisation de la police — en pleine expansion depuis le 11 septembre et les contre-sommets des années 2000 — a reposé sur une intégration de la technologie militaire pour parfaire l’exercice de sa discipline sociale. De manière plus récente, nous voyons aussi l’incorporation d’un certain nombre de gadgets à vocation de contrôle et de surveillance qui fonctionnent à partir d’algorithmes. Par contre, aux yeux de nos auteurs, la technologie militaire pré-IA ne paraît pas digne d’intérêt pour agir comme critère de la périodisation (gaz lacrymogènes, armes d’assauts, bombes nucléaires, etc.)… contrairement à la technologie de répression « intelligente ».
Autrement, il est évident que l’application de la logique algorithmique représente une transformation des relations de pouvoir fondées jadis sur la domination directe. Le modèle classique de l’hégémonie gramscienne, comprise comme la combinaison de la force et du consentement, semble quelque peu inadéquat pour rendre compte de la domination impersonnelle et autorégulée de l’algorithme. Celui-ci se passe bien du moment de la légitimation morale et idéologique. Il procède par conditionnement béhavioral et prédiction des comportements. Toutefois, on peut se questionner sur l’originalité de cette forme de pouvoir que les auteurs voient comme généralisée depuis 2007-2008. Le sociologue Michel Freitag écrivait déjà en 1986 dans son premier volume de Dialectique et société, que le « mode de régulation décisionnel-opérationnel » tend à saper la médiation symbolique et normative dans l’exercice du pouvoir. La discipline sociale serait réduite à un contrôle opéré par des mécanismes automatiques[41]. Freitag associe cette forme de régulation à l’époque « postmoderne », c’est-à-dire grosso modo au capitalisme néolibéral[42]. Les auteurs ne disent pas autre chose quand ils voient en Gilles Deleuze le théoricien précoce de la « société de contrôle ». L’algorithme semble donc le parachèvement des tendances et des formes de pouvoir du néolibéralisme, plutôt qu’une rupture stadiale. Les chercheurs le confessent eux-mêmes lorsqu’ils concèdent du bout des lèvres que la logique d’administration publique algorithmique s’appuie sur les « visées d’efficacité du précédent modèle [néolibéral][43] ».
Finalement, il paraît prématuré, voire téméraire, de dire que les logiques de pouvoir actuelles seraient majoritairement algorithmiques. Le fait que l’État et la police aient de plus en plus recours aux nouvelles technologies ne constitue pas une preuve que la régulation sociale fonctionne principalement à partir d’une logique algorithmique[44]. On ne retrouve pas non plus de démonstrations comme quoi cette forme de régulation sociale serait sui generis ou qu’elle sortirait des sentiers battus du contrôle néolibéral. L’exemple du populisme, présenté comme une expression de la restructuration algorithmique en cours, ne semble pas non plus aller dans le sens de l’argument des auteurs[45]. Le récemment élu Javier Milei ira de l’avant avec un agenda néolibéral sur stéroïdes, dans la grande tradition des Tatcher et Reagan de ce monde. En brandissant sa tronçonneuse en plein bain de foule, l’obsession du nouveau président argentin n’est pas la lubrification de l’accumulation algorithmique, mais l’angoisse néolibérale classique : la taille du budget de l’État. Si l’on scrute à la loupe le programme de casse sociale du Rassemblement national en France ou le copinage de Bolsonaro avec les capitalistes du Brésil, on y voit sans doute plus une logique d’État néolibéral vieux jeu qu’une manifestation du pouvoir algorithmique.

Du mirage du capitalisme cognitif au mirage du capitalisme algorithmique : une conception défaillante des classes
Après, Durand Folco et Martineau savent que les usages de l’appareil conceptuel de l’École de la régulation peuvent être très inégaux. C’est le cas du prétendu « capitalisme cognitif », une théorie qui affirme que les mécanismes d’extraction de la survaleur se fonderaient dorénavant sur le monopole du savoir et la captation de connaissance à partir des stratégies de copyrights et de brevetages en tout genre. Promue par des figures comme celle d’Antonio Negri, cette école insiste sur l’existence d’un soi-disant « cognitariat » et même de « communs numériques » (comme quoi le jargon des capitalistes du Big Tech vaut parfois celui de la gauche académique). Cette théorie porte, en plus de son charabia, un regard techno-enthousiaste sur le capitalisme numérique, sans égard aux dispositifs de domination et d’exploitation qui le traversent, comme le notent justement Durand Folco et Martineau[46].
Avec ses communs numériques et son capitalisme « Calinours », Antonio Negri n’en était pas à sa première caricature sociologique. Au début des années 2000, dans son livre Empire, co-écrit avec Michael Hardt, il brossait un portrait lourdement exagéré de la mondialisation, dépeinte comme un phénomène complet d’aplatissement de la compétition entre capitalistes. Les classes dominantes auraient fusionné en une giga-classe capitaliste globale et apatride. La distinction entre centres et périphéries serait rendue caduque dans un monde unipolaire, gouverné par la logique de coopération de l’ultra-impérialisme présagée par Kautsky. Martineau et Durand-Folco ne vont certainement pas aussi loin qu’Hardt et Negri dans la caricature. Leur tableau est plus nuancé, mais ils nous laissent néanmoins miroiter l’image d’une structure de classe dominée par le « travail digital » ou une « armée de travailleurs du clic ». Pour l’instant du moins, il est loin d’être clair que les emplois prolétarisés soient en majorité absorbés par le secteur des plateformes, ou plus largement du numérique. Avec cela, il ne faut pas oublier de préciser qu’une grande partie du secteur numérique a recours à une main-d’œuvre qualifiée, effectuant bien souvent un travail intellectuel grassement rémunéré. Les digital nomads de classe moyenne qui peuplent les auberges de jeunesse de la périphérie ne forment pas exactement une nouvelle classe dangereuse. Comme l’a souligné John Smith dans son livre Imperialism in the 21st century avec l’exemple du iPod 30 GB en 2006, sur les 13 920 employé·e·s d’Apple aux États-Unis, un peu moins de la moitié (6 101 personnes) avaient le statut de « professionnels ». Les fiches de paie de ces derniers comptaient un salaire annuel moyen de 85 000 $, supérieur de plus du deux tiers de la masse salariale moyenne des emplois américains. On ne peut évidemment pas dire une chose pareille des quelque 12 250 prolétaires en Chine qui étaient attaché·e·s à la chaîne de montage pour un salaire moyen de 30 $ par semaine[47].
En forçant le trait, Martineau et Durand Folco citent même, non sans audace, La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward P. Thompson, ouvrage bien connu pour sa conception historiciste des classes. Selon Thompson, les classes sont d’abord des entités vivantes et subjectives, construites à partir des expériences de luttes communes effectuées contre les groupes dominants. Suivant cette idée, nos auteurs déclarent que les « travailleurs du travail digital développent une subjectivité collective dans l’adversité de leurs conditions et dans des luttes visant à améliorer leur sort[48] ». La fable du cognitariat, pourtant critiquée par les auteurs quelques pages auparavant, semble revenir par infraction dans leur théorie du capitalisme algorithmique. Moins historiens que Thompson sur cette question (qui nous livre quand même sa conception de la subjectivité du prolétariat anglais au bout de 900 pages), Durand Folco et Martineau nous doivent encore la démonstration de l’émergence de la conscience de classe des digital workers. En effet, à partir de quelle expérience de lutte concrète les travailleurs et les travailleuses du digital se sont-ils construit une identité de classe participant à une forme plus large de subjectivité collective ? Faire une bonne sociologie marxiste ne peut pas consister à plaquer mécaniquement les concepts classiques sur la réalité contemporaine, qui plus est sans examens de cas.
Les deux auteurs pourraient rétorquer que nous les avons mal lus, car, nuance de taille, ils ne considèrent pas les travailleurs et travailleuses du digital comme le centre du travail algorithmique, mais uniquement l’un de ces quatre « moments », aux côtés du travail industriel, extractif et domestique[49]. On pourrait s’attarder longuement sur la valeur analytique de ce tableau quadriptyque du travail algorithmique. Premier problème, du point de vue de la sociologie des classes, on voit mal où y ranger tous les prolétaires du secteur des services. Sont-ils extérieurs au « capital algorithmique » (alors même que les services offrent à ce jour la majorité des emplois prolétarisés dans les pays impérialistes) ? De plus, rien ne garantit que le travail de reproduction sociale soit un maillon automatiquement inscrit dans la chaîne du travail algorithmique ; les prolétaires élevé·e·s aux petits soins de leur mère peuvent très bien aller se vendre à une entreprise du secteur de la construction. Tout travail domestique ne peut donc pas être compté comme un organe du « travail algorithmique ». Ensuite, cette division n’est pas propre à l’intelligence artificielle. Elle existe au moins depuis l’intégration de l’ordinateur à la production. On ne comprend pas alors ce que fait vraiment le capital algorithmique comme type de restructuration des classes, si ce n’est d’augmenter le nombre de travailleuses et de travailleurs du clic. Et encore là, il nous manque les statistiques pour apprécier pleinement l’étendue de cette révolution.
De manière générale, c’est toute l’entreprise de description des classes qui fait fausse route dans Le capital algorithmique. En revenant au tableau 1 (ci-dessus), on peut constater que, selon Durand Folco et Martineau, le conflit de classe du néolibéralisme serait formé de l’opposition entre les « actionnaires » et… « les classes moyennes endettées ». La profonde ambiguïté d’une telle proposition est tributaire de la conception qu’ont nos auteurs des classes moyennes endettées. La notion de classe moyenne au sens de « salarié·e·s ayant accès à la consommation de masse » ne concerne qu’une minorité de personnes à l’international (dans les pays impérialistes essentiellement). L’accumulation néolibérale se nourrit très largement de l’accroissement des inégalités sociales (à l’échelle Nord-Sud, mais aussi à l’intérieur des économies nationales)[50]. Il est utile de rappeler que l’un des traits caractéristiques des délocalisations dans les années 1980 dans les pays du Nord a été l’intégration des classes populaires au travail manuel, souvent pénible, du secteur des services. Qui sait, peut-être qu’un travailleur ou une travailleuse chez McDonald’s ou Tim Hortons constitue une forme de « classe moyenne » aux yeux de Durand Folco et Martineau ? Après, il est évident que les classes moyennes sont endettées sous le néolibéralisme, mais comme le sont les ménages des classes populaires. Certes, la catégorisation n’a que des prétentions schématiques et idéals typiques, ce que ne manquent pas de rappeler explicitement les auteurs[51]. N’empêche qu’un idéal-type, comme instrument de connaissance, doit être capable de livrer le portrait le plus fidèle possible de la réalité étudiée. Sans quoi, plutôt que de jeter de la clarté sur le réel, il aura la fâcheuse conséquence de l’embrouiller davantage.
Un autre exemple de l’incapacité de l’ouvrage à traduire de manière réaliste le conflit de classe se présente lorsque Martineau et Durand Folco nous disent que le régime d’accumulation algorithmique se structure autour de l’opposition entre les prétendus « cloudalist » — les capitalistes du cloud, soit Elon Musk et sa bande de technophiles — et le précariat / le travail digital. Les deux Jonathan suggèrent-ils donc, à l’instar de Guy Standing (ancien président de l’Organisation internationale du travail), que le précariat serait une invention de la crise de 2007-2008[52] ? Les classes moyennes auraient croulé sous le poids de l’endettement, avant de tomber dans les rangs du précariat après la crise des subprimes[53]? Cette idée est irrecevable lorsqu’on se penche sur le fait que le néolibéralisme s’est, dès son origine, structuré autour de la fluidification du contrat de travail[54], cette « médiation formelle » entre le capital et le travail selon l’expression de Marx[55]. Le diktat du néolibéralisme est celui du « hire and fire » (« engager et renvoyer »). Ce phénomène de la précarité a été d’autant plus aggravé avec le phénomène des délocalisations qui permet de coupler des capitaux hautement productifs à une armée de réserve abondante[56]. Rappelons qu’avec un réservoir rural de prolétaires en puissance de près d’un demi-milliard de personnes en Chine et d’un milliard en Inde, la hausse des salaires fait face à d’importantes contre-tendances[57]. L’armée de réserve des pays du Sud — composée du travail informel, flexible et précaire — est une camisole de force qui maintient à la baisse le coût de reproduction de la force de travail. L’intégration des formations sociales précapitalistes dans le bassin global des forces de travail depuis la chute de l’URSS, l’entrée de la Chine sur le marché mondial et la soumission de la production agricole de la périphérie aux traités de libre-échange sont des facteurs qui viennent saper la tendance à l’augmentation des salaires que connaissait le fordisme (et sa forte intégration salariale des populations européennes)[58].
Tout compte fait, en l’absence de concepts opératoires et d’éléments empiriques suffisants pour démontrer la transformation de la structure de classe, on doit considérer que le fardeau de la preuve concernant l’existence d’un nouveau stade du capitalisme, algorithmique, demeure dans le camp du tandem Martineau / Durand Folco.

Finance, industrie et algorithmes… quels sont les moteurs de la relance ?
Comme nous l’avons mentionné, pour Durand Folco et Martineau, la crise financière des années 2000 aurait constitué le détonateur de la restructuration algorithmique. Les luttes post-2008 — Occupy, les Indignados et les luttes de la classe ouvrière chinoise et indienne — auraient enfoncé le dernier clou dans le cercueil du néolibéralisme[59]. Très « orthodoxes » sur cette question (ce qui n’est pas forcément une insulte), nos camarades se rapprochent d’Ernest Mandel dans Les ondes longues du développement capitaliste. Ce dernier y avance que les restructurations n’interviennent qu’après une période de crise économique majeure, ce qu’il appelle le « retournement d’une onde longue ». Les causes de la crise sont selon lui internes aux paramètres d’accumulation d’un ordre productif donné, mais la reprise de l’économie n’est quant à elle jamais garantie. Pour ça, tout un ensemble de stratégies doit être déployé afin que la machine économique redémarre. Comme le précise Michel Husson :
L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif »[60].
Autrement dit, les changements d’ordre productif sont toujours des potentialités offertes par les crises, jamais leurs conséquences mécaniques. Le fait que 2007-2008 soit bel et bien une crise économique ne pourrait donc pas ipso facto former une preuve de l’émergence d’un nouvel ordre productif. Ensuite, comme nos théoriciens, Mandel avance que les changements de paradigme d’accumulation sont mobilisés par les capitalistes pour contourner l’insubordination ouvrière[61]. Diverses stratégies peuvent être déployées pour casser les conditions de cette conscience commune. Mandel relève par exemple la question des révolutions technologiques qui naîtraient de l’effort conscient de briser la résistance politique du prolétariat à la hausse du taux d’exploitation[62]. La transformation du procès de travail aurait par exemple permis de défaire la solidarité ouvrière internationale après la Deuxième Guerre mondiale, puis pendant la grande période d’insubordination de Mai 68 et des années 1970. Maintenant, on en conviendra, comparer Occupy Wall Street à de tels mouvements est assez fort de café. Jamais l’occupation des places publiques — somme toute très peinardes — n’aura fait trembler les profits des capitalistes (pour ça, il faudra faire plus que des menaces de taxation envers le 1 % le plus fortuné de la population). Mais nos auteurs persistent et signent : « Les machines algorithmiques peuvent à la fois discipliner et déplacer une classe ouvrière trop revendicatrice, et ouvrir des canaux pour l’investissement, et même mener à une réindustrialisation du Nord autour de la production intelligente. »[63]
Les capitalistes rêvent certainement d’une réindustrialisation du Nord, mais Durand Folco et Martineau ont l’air de prendre ces rêves pour des réalités, car ils n’avancent pas de statistiques pour illustrer la réindustrialisation en cours. À en croire les chiffres des pays de l’OCDE, la valeur ajoutée de l’industrie sur le PIB est passée de 26,8 % à 24,6 % entre 1997 et 2007. Cette descente ne s’est pas renversée suivant la crise de 2007-2008, au contraire. En 2021, ce taux était tombé à 21,9 %. Dans la même période, les États-Unis, première puissance impérialiste et grand champion de l’accumulation algorithmique, sont passés de 21,6 % à 17,9 % en termes de valeur ajoutée par l’industrie[64]. La réindustrialisation se fait encore attendre. En cette matière, le « fix » technologique du capital algorithmique est encore bien loin de quelque miracle. Sur l’aspect industriel, Amazon fait cavalier seul, en employant une importante main-d’œuvre dans ses entrepôts du Nord global (et d’ailleurs) – mais la manutention n’est pas non plus une industrie productive de marchandises au sens propre.
S’il semble ainsi exagéré de dire que le capital algorithmique relance « la logique industrielle et de l’automation[65] » à une échelle globale, Durand Folco et Martineau cherchent à nous livrer un ultime indice de la supplantation du néolibéralisme par le capital algorithmique : les plus grandes compagnies cotées en bourse sont les GAFAM[66]. Toutefois, cet indicateur pourrait très bien servir l’argument inverse : puisque la financiarisation de l’économie est un des traits caractéristiques du néolibéralisme, le fait que les Big Techs doivent absolument passer par la finance pour opérer semble plutôt approfondir le modèle néolibéral. Les auteurs tombent ni plus ni moins dans l’hyperbole lorsqu’ils avancent que le capital algorithmique « remplace progressivement la logique d’accumulation financiarisée par une logique algorithmique basée en grande partie sur l’extraction et l’analyse des données[67] ». Faisons abstraction un instant des indications données dans la première section de cette critique à propos de la distinction des niveaux d’analyse entre « capital algorithmique » et les autres formes du capital (industriel, commercial, financier), puisqu’il est clair que les auteurs opèrent ici une fausse opposition entre la finance et les données. Maintenant, posons-nous concrètement la question dans les mêmes termes que ceux des auteurs : les données rapportent-elles plus de profit que la finance ? Une source rapporte que les profits du marché du Big data en 2023 étaient de 77 milliards $ US[68]. Ce chiffre n’est clairement pas insignifiant et témoigne du fait qu’il s’agit sans doute d’un secteur profitable à plusieurs égards. Il demeure néanmoins inférieur au budget de l’État québécois qui gravite quant à lui autour des 115 milliards. À comparer des profits des pétrolières, cela semble être de l’argent de poche.
On ne peut pas non plus considérer que le capital algorithmique soit par nature industriel ou même simplement productif. La finance avait déjà cette réputation d’avoir un fonctionnement improductif, alimentant les spéculations d’un « capitalisme drogué[69] ». Le capital algorithmique s’impose-t-il donc comme un champion de la production ? Les auteurs nous donnent quelques chiffr

Le parcours militant de Charles Gagnon (1939-2005) – Balado
Charles Gagnon est un des plus importants militants révolutionnaires de la seconde moitié du XXe siècle au Québec. Né au Bic (Bas-Saint-Laurent) en 1939, il est élevé dans une famille d’agriculteurs pauvres, avant d’avoir la chance d’étudier au Séminaire de Rimouski en raison de ses aptitudes (1952-1960). Il étudie ensuite à l’Université de Montréal où il est aussi chargé de cours en lettres (1963-1966). Durant cette période, il s’implique au sein de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) et dans plusieurs revues (Cité libre, Socialisme, Parti Pris), avant de fonder Révolution québécoise (1964-1965) avec Pierre Vallières. Cette revue prône une révolution socialiste et l’indépendance du Québec.
À la fin de l’année 1965, Gagnon et Vallières adhèrent au Front de libration du Québec (FLQ) dont ils deviennent les principaux théoriciens. En voyage aux États-Unis afin de rencontrer d’autres organisations révolutionnaires, les deux Québécois apprennent l’arrestation des membres de leur cellule et décident de manifester pour leur libération devant le siège de l’ONU à New York, avant d’entamer une grève de la faim. Ils sont arrêtés et extradés au Canada. Charles Gagnon passe les trois années suivantes en prison, où il lit et écrit, notamment son manuscrit Feu sur l’Amérique (1968).
Après une brève relaxation (février à octobre 1970), Gagnon est à nouveau incarcéré pour un an, jusqu’à sa libération définitive en juin 1971. Il se tourne alors plus résolument vers le marxisme et désire créer un parti révolutionnaire, comme il l’exprime dans Pour le parti prolétarien (automne 1972). Au printemps 1973, il participe au lancement du journal EN LUTTE ! qui devient une organisation marxiste-léniniste l’année suivante. Charles Gagnon en assume la direction jusqu’à sa dissolution en 1982. Après plusieurs voyages en Amérique latine (Mexique, Bolivie) afin d’y étudier le « mode de production asiatique » (selon les termes marxistes), il se consacre à des réflexions théoriques et à des interventions publiques, tout en publiant deux livres (Ne dites pas à mon père que je suis Québécois, 1992 et Le référendum, un syndrome québécois, 1995). Ses dernières années sont consacrées à préparer l’édition de ses Écrits (trois volumes) qui paraîtront après son décès survenu en novembre 2005.
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En tant que figure majeure du mouvement révolutionnaire québécois, le parcours et la pensée de Charles Gagnon intéressent depuis longtemps le collectif Archives Révolutionnaires. C’est pourquoi, en décembre 2023, nous avons été invités à discuter de sa vie et de son influence à l’émission Sans faire d’histoire, le balado de l’Association des étudiants diplômés du Département d’histoire de l’Université de Montréal (AÉDDHUM). Durant plus d’une heure, nous nous sommes entretenus de Charles Gagnon, avec un intérêt particulier pour ses idées politiques et leur portée actuelle. Une émission à écouter et à faire circuler !

Photo de couverture : Libération de Charles Gagnon, 13 février 1970 (Guy Turcot / Archives CSN)
Photo de fin : Écrits politiques de Charles Gagnon (Lux, trois volumes, 2006-2011)

L’émergence du prolétariat et les luttes ouvrières dans la vallée de l’Outaouais (1820-1840)
Durant la première moitié du XIXe siècle, le capitalisme s’impose peu à peu dans ce qui deviendra le Canada. La crise économique des années 1820-1830 et la difficulté à obtenir de nouvelles terres accélèrent la formation d’un prolétariat urbain bas-canadien[1]. Les premières grandes industries de type capitaliste – impliquant une division du travail réalisé par des ouvriers peu ou pas qualifiés – se mettent en place. L’historien Robert Tremblay indique trois secteurs caractéristiques de ce nouveau mode de production : les chantiers de construction navale à Québec, le secteur de la transformation du cuir et des métaux à Montréal, et les scieries de l’Outaouais[2]. Cette dernière région retiendra notre attention afin de comprendre l’émergence du prolétariat comme classe exploitée et la réaction immédiate des travailleurs, qui luttent pour leurs droits politiques et économiques ou développent diverses formes d’insubordination. L’histoire de la vallée de l’Outaouais permet de constater ce double mouvement de constitution forcée et de résistance, notamment lors de la construction du canal Rideau (1826-1832) et de la « guerre des Shiners » (vers 1835-1845).



À gauche : bûcherons du camp Aylen, 1895 (source). Au centre : représentation d’une glissoire à bois érigée par Ruggles Wright sur la rive québécoise des Chutes des Chaudières, vers 1829. Ruggles Wright, fils de Philémon Wright, est à l’origine de cette innovation technologique importante pour l’industrie forestière de l’Outaouais (source). À droite : des draveurs (source).
La formation du prolétariat
Dans les années 1810-1820, la paysannerie demeure le groupe le plus nombreux, alors que le prolétariat est une classe sociale minoritaire, encore mal définie économiquement et sociologiquement. La situation s’inverse pourtant au cours du XIXe siècle, avec le développement du capitalisme industriel. Au Bas-Canada, l’effondrement de la production de blé, en raison de techniques agricoles déficientes (notamment la rotation inadéquate des cultures) ébranle le monde rural. Le blé bas-canadien, insuffisant et trop coûteux, n’est plus compétitif sur les marchés mondiaux face à la concurrence britannique, américaine et du Haut-Canada. En 1765, environ 66 % des paroisses bas-canadiennes étaient composées de fermes produisant en moyenne 100 minots de blé ou plus par année. Cette proportion passe à 23 % en 1831 et à zéro en 1841. Inversement, la proportion de paroisses où la production moyenne par ferme était inférieure à 50 minots annuels passe de 1,9 % en 1765 à 37,9 % en 1831, puis à 98,3 % en 1844, indiquant un repli de la production à des fins de subsistance (ou de commerce local) plutôt que pour l’exportation[3]. Le secteur est clairement en déclin quant à son rôle économique.
Outre les conséquences sur les marchés, c’est la famine qui guette les Bas-Canadiens dans les années de mauvaise récolte. En 1829, à Lotbinière (sur la rive sud de Québec), sur 300 familles, « 83 n’ont pas récolté suffisamment pour leur subsistance, 34 n’ont aucun moyen de subsistance, 49 familles n’ont à manger que pour un mois »[4]. Les déficits commerciaux et les famines sont encore accentués par les épidémies de choléra de 1832 et de 1834 qui déciment la main-d’œuvre. Face à ces problèmes, le régime seigneurial (toujours en usage au Bas-Canada) se braque. Les grands propriétaires terriens essaient à la fois de maintenir leur statut social face aux capitalistes urbains, et désirent sauver la valeur de leurs possessions en forçant le maintien de la productivité aux dépens des travailleurs agricoles. Les seigneurs augmentent les rentes, lésinent à octroyer de nouvelles terres en usufruit, ressuscitent des taxes tombées en désuétude ou exigent des censitaires de nouvelles concessions (sur le revenu de bois, de pêche, etc.). Les paysans s’appauvrissent et la colère gronde.[5]
Les censitaires deviennent de plus en plus des « prolétaires agricoles », c’est-à-dire des ouvriers salariés sans attache à une terre spécifique ni droits afférents à celles-ci (perte des droits d’usufruit, d’usage du bois ou des cours d’eau, etc.). Les petits propriétaires s’endettent et doivent souvent vendre leurs terres. En 1831, dans plus de la moitié des paroisses du Bas-Canada, le nombre de non-propriétaires représente 30 % ou plus de la population, une situation alarmante alors que les censitaires étaient historiquement propriétaires d’au moins un lopin[6]. Dans ces circonstances, on voit se développer une première vague migratoire des campagnes vers les centres urbains canadiens, mais aussi américains.
Ces transformations dans les seigneuries de la vallée du Saint-Laurent forcent plusieurs fils d’agriculteurs à se déplacer loin de leur foyer natal afin de trouver un emploi. Plusieurs d’entre eux se tournent vers l’industrie du bois, alors en plein essor[7]. Cette industrie profite de la disponibilité de la main-d’œuvre : il y a plus de 700 scieries au Bas-Canada en 1831 et plus de 900 en 1844[8]. L’Outaouais est l’une des régions où l’industrie du bois se développe et de nombreux Canadiens-français s’installent à Wright Town (actuelle Gatineau, fondée par l’américain Philemon Wright en 1800) pour y travailler. À la fin des années 1820, c’est plus de 2 000 travailleurs forestiers de l’Outaouais qui viennent chercher du travail à Montréal ou à Québec durant l’été, lorsque les camps sont fermés, ce qui signifie qu’ils n’ont plus de terres où retourner[9].
Ce prolétariat canadien naissant est renforcé par l’arrivée massive d’immigrant·e·s des îles irlando-britanniques (plus de 25 000 par année[10]). Ces familles voient elles aussi leur mode de vie transformé par les enclosures et la ruine des petits propriétaires et artisans en ce début de Révolution industrielle. Les autorités britanniques en métropole encouragent cette émigration, qui permet de débarrasser l’espace métropolitain du surplus de démunis créé par ces transformations économiques[11]. Plusieurs migrant·e·s se dirigent vers le Haut-Canada, qui offre la promesse d’un travail et – éventuellement – d’une terre. Toutefois, le coût de la traversée les endette lourdement, ce qui les force, une fois arrivé·e·s, à accepter n’importe quel travail. Les milliers d’Irlandais·e·s fuyant la crise de l’industrie textile dans la province de l’Ulster sont de ce nombre, dont les hommes seront nombreux à s’engager dans la construction du canal Rideau à partir de 1826[12].
En somme, les seigneurs au Bas-Canada, incapables de faire face aux nouvelles réalités économiques, pressurisent sans mesure leurs censitaires, qui prennent la voie de la prolétarisation, ce qui renforce la crise du modèle féodal. Les transformations économiques en Angleterre et en Irlande entraînent la migration de nombreuses personnes en Amérique du Nord britannique, alors qu’elles cherchent à améliorer leur sort. Les capitalistes canadiens, dans le bois, les chantiers et les industries naissantes, ont alors accès à une main-d’œuvre nombreuse et peu coûteuse. C’est dans ce contexte qu’émergent les grands projets d’infrastructures tels le canal Rideau, ainsi que les premières révoltes d’un prolétariat canadien en formation.


Des Irlandais quittent la Grande-Bretagne pour venir en Amérique.
Les travailleurs du canal Rideau
À cette époque, de nombreux projets de canalisation voient le jour en Amérique du Nord, tant pour des raisons économiques (on veut joindre directement les différentes villes par bateau) que pour des raisons militaires (faciliter le déplacement des troupes). Dans le cas canadien, on désire à la fois fluidifier la voie maritime reliant les Grands Lacs au Saint-Laurent, et augmenter la mobilité militaire pour faire face à une potentielle attaque des États-Unis, qui ont tenté d’envahir le Canada lors de la Guerre de 1812-1815. Le canal Rideau, construit entre 1826 et 1832, répond plus spécifiquement à cet objectif militaire, reliant les casernes de Kingston et de Montréal. L’emploi de « cheap labour » canadien et irlandais permet aux autorités britanniques d’économiser de grandes sommes, et à leurs associés privés (tels John Redpath ou Philemon Wright) de faire des profits mirobolants. En effet, un ouvrier gagne sur le chantier à peine de quoi se nourrir ainsi que sa famille[13], rien de plus. La main-d’œuvre est tellement bon marché qu’il est moins coûteux de faire creuser le canal (conçu pour des navires de guerre) manuellement plutôt qu’à l’aide de machines à vapeur. Le canal Rideau est creusé à la pioche et à la pelle, par des travailleurs qui triment de 14 à 16 heures par jour, 6 jours par semaine, toute l’année. Autrement, les travailleurs sont parqués dans des camps insalubres où la malaria est endémique, tuant ou incapacitant un grand nombre de personnes[14].
En réponse à ces conditions, plusieurs grèves ont lieu lors de la construction. Les sources étant rares quant à ces premières luttes ouvrières canadiennes, il faut faire preuve de prudence dans notre interprétation. Nous pouvons cependant dire que : 1) au moins trois grèves ont lieu au printemps 1827[15], 2) qu’elles portent sur les conditions de travail et les salaires, 3) qu’elles incluent tous les travailleurs du canal, indépendamment des divisions ethniques ou religieuses, et s’étendent même à la région (notamment à l’industrie du bois), et 4) que nous n’avons pas connaissance d’une ou de plusieurs organisation(s) à l’origine des grèves. Il faut cependant noter que les premières organisations syndicales font leur apparition au Bas-Canada dans la décennie 1830[16], tandis que dans les années 1840 des sociétés secrètes ouvrières coordonnent les luttes des Irlandais dans les chantiers, comme lors de la grève du canal de Beauharnois en 1843[17]. La répression des troupes britanniques, appelées en renfort pour surveiller les travailleurs, a cependant raison de ce cycle de lutte. En sus, de nombreux conflits ont opposé les travailleurs et les entrepreneurs autour de la vente de denrées essentielles, dont la nourriture et le bois de chauffage. Selon les témoignages de l’époque, les travailleurs irlandais sont principalement à l’origine de ce type d’actions, calquant certaines pratiques de leur terre natale.
Lors de la « bataille de Merrickville » en 1829, un certain Thomas Foley, travailleur irlandais au canal Rideau, entreprend de couper du bois sur une ferme adjacente afin de se chauffer. Le propriétaire s’y oppose et alerte les autorités. Foley et certains de ses confrères repoussent un constable, un shérif et son adjoint, et ne doivent se rendre qu’après l’intervention d’une compagnie entière de la milice locale. Ils seront acquittés à leur procès faute de témoins[18] : une action directe réussie en somme. Malgré qu’une certaine historiographie canadienne (par exemple Clare Petland) ait eu tendance à voir dans ces affrontements un trait culturel propre aux Irlandais, qui sont stéréotypés comme prompts à la bagarre, à l’insubordination et aux conflits ethniques et religieux, il est clair qu’ils relèvent plutôt de facteurs socio-économiques. Les conditions difficiles imposées aux travailleurs du canal, irlandais comme canadiens-français, sont la cause première de leurs grèves et des affrontements avec leurs patrons[19]. Des débrayages spontanés, les ouvriers passeront, quelques années plus tard, à l’organisation syndicale puis, pour certains, à la volonté révolutionnaire.

Lower Bytown,1845. Archives de l’Ontario.
La guerre des Shiners
« Bytown [Ottawa], au milieu de ses forêts, était l’épouvantail du Canada. « Il n’y a pas de Dieu à Bytown », disait le proverbe. Le fait est qu’on n’y pensait guère à Dieu. Revenir de Bytown signifiait revenir de la caverne du lion. Quand une famille restait sans nouvelles d’un enfant parti pour les chantiers, on le pleurait comme mort et l’on se disait tout bas : il aura été tué à Bytown.
Les anciens racontent que souvent, la nuit, on entendait là-bas au pont des Chaudières des voix désespérées et des cris lamentables. C’étaient des voyageurs attardés que les chêneurs [shiners] jetaient dans l’abîme, ou des chêneurs qui, rencontrant plus forts qu’eux, allaient rejoindre, à leur tour, leurs victimes au fond de la rivière. »[20]
L’imposition progressive du capitalisme dans la vallée de l’Outaouais et l’afflux de populations migrantes prolétarisées entraîne son lot de conflits interethniques. En effet, l’extrême paupérisation des Irlandais·e·s et des Canadien·ne·s-français·e·s, ainsi que l’entretien volontaire d’une rivalité entre les deux groupes par le patronat entraînent de violentes bagarres dans les années 1830. Ce phénomène, connu sous le nom de guerre des Shiners[21], atteint son paroxysme vers 1835-1837 dans la région de Bytown (actuelle Ottawa).
Le développement de Bytown est intimement lié à l’essor de l’industrie du bois et à la construction du canal Rideau. La colline qui surplombe la rivière des Outaouais est considérée comme stratégique pour la protection des colonies canadiennes après la guerre de 1812. Sous les ordres du gouverneur, le colonel John By y fait donc construire un camp, qui servira d’avant-poste militaire en vue de la construction du canal Rideau. Lorsque la construction du canal prend fin, en 1832, Bytown s’est profondément transformée. Ce qui est maintenant devenu une ville est divisé en deux parties : la Upper Town, contrôlée par la bourgeoisie anglaise et écossaise, et la Lower Town, peuplée par les travailleurs migrants canadiens-français et irlandais ayant travaillé à la construction du canal.
Les Shiners, d’origine irlandaise, s’étaient principalement reconvertis comme travailleurs forestiers ou draveurs après la fin de la construction du canal Rideau, mais plusieurs d’entre eux étaient aussi réduits au chômage et à l’indigence. Suivant une séparation raciale du travail, ces ouvriers irlandais étaient au bas de l’échelle sociale, considérés comme plus « sauvages ». Les Canadiens-français, ayant meilleure réputation, étaient préférés par les patrons à l’embauche dans l’industrie forestière, tandis que les postes de notables étaient réservés aux Écossais.
Dans ces circonstances, les Shiners recourent à la violence, d’abord pour « chasser » les Canadiens français de l’industrie forestière et s’assurer leurs emplois, mais aussi pour intimider leurs employeurs et instaurer un rapport de force leur permettant d’améliorer leurs conditions de vie. L’action des Shiners est telle que, vers 1837, il est fréquent d’entendre « qu’ils ont pris le contrôle de la ville », une exagération qui témoigne toutefois de l’impunité dont jouissent les Shiners et de la peur qu’ils inspirent, y compris à leurs patrons (moins à la troupe britannique par contre). Le phénomène demeure toutefois complexe, puisque vers 1835, ces « insurgés » sont menés par Peter Aylen, un des plus riches marchand de bois dans la région et « roi des Shiners » autoproclamé. Celui-ci suscite l’adhésion des travailleurs irlandais en leur fournissant des emplois, de la nourriture et des femmes au retour des chantiers. Il faut ainsi noter le caractère criminel, voire de bande organisée, des Shiners, dont la révolte a souvent des airs de grand banditisme sur fond de misère endémique et de manque d’autorités policières dans la région.
L’armée ayant quitté Bytown après la fin des travaux au canal Rideau en 1832, l’endroit se transforme en véritable « ville-frontière ». Les attaques et les intimidations contre des travailleurs canadiens-français restent impunies, entraînant la formation de bandes rivales. C’est dans ce contexte que l’homme fort et héros populaire Jos Montferrand forge sa légende de dur à cuire et de protecteur de sa communauté. Les Shiners s’en prennent également à diverses personnalités s’opposant à eux, allant jusqu’à assassiner publiquement l’avocat Daniel McMartin. À moyen terme, les dénonciations ne suffisent plus et une sorte de panique s’empare de la bourgeoisie locale, voire régionale. Ces inquiétudes des classes privilégiées sont justifiées de leur point de vue : les Shiners agissent en toute impunité, ils prennent le contrôle du péage du pont de l’Union sur la rivière des Outaouais, ils intimident les magistrats censés les arrêter et ils libèrent leurs camarades de prison le cas échéant. Depuis 1835, ils détiennent le contrôle de la Société agricole de Bytown, un club de la bonne société locale, grâce à l’intimidation physique de ses membres, notamment lors des assemblées annuelles. Le premier échec des Shiners survient lorsqu’ils tentent de faire la même chose en janvier 1837 à l’assemblée du comté de Nepean, ne réussissant finalement qu’à provoquer une bagarre générale. Il n’empêche qu’ils continuent de commettre de nombreux actes de violences publiques, dont des viols, et instaurent de manière générale un climat d’anarchie dans la ville.



Jos Montferrand défendant sa communauté. Illustrations d’Henri Julien, parues dans Montferrand, conte canadien (Benjamin Sulte, 1919, Librairie Beauchemin).
Pour rétablir l’ordre (et leurs privilèges), les notables de la région mettent sur pied la Bytown Association for the Preservation of the Peace, une milice armée prête à affronter les Shiners. De plus, la répression des rébellions patriotes de 1837-1838 par l’armée britannique, sans lien direct avec la guerre des Shiners, permet aux autorités locales de demander du même coup la répression des criminels irlandais, avec un succès certain. Le phénomène des Shiners est beaucoup plus faible à partir de ce moment, disparaissant définitivement vers 1845. Leur chef Peter Aylen quitte Bytown après 1837 pour Aylmer, de l’autre côté de la rivière des Outaouais. Il se dissocie des Shiners et mène une vie « d’honnête citoyen » jusqu’à sa mort trente ans plus tard. Ses descendants forment une véritable dynastie légale, étant avocats sur cinq générations successives, fournissant un juge à la Cour d’appel de l’Ontario et fondant le cabinet Scott & Aylen, à l’origine de Borden, Ladner, Gervais, LLP, un des plus grands cabinets d’avocat au Canada actuellement[22]. En somme, la guerre des Shiners incarne bien les violences et les contradictions propres à l’émergence du capitalisme : la révolte justifiée des prolétaires, mais aussi les violences interethniques et la duplicité d’un certain nombre d’individus prêts à tout pour une ascension.
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La période de transition entre le féodalisme et le capitalisme est marquée, au niveau international, par une brutalité rarement observée. Au Canada, ce phénomène est renforcé par la crise agricole des années 1830 et par les violences paniquées des seigneurs en perte de pouvoir. Ainsi, une large frange de la population se trouve appauvrie et dépossédée, dans l’obligation de vendre sa force de travail dans les industries naissantes. Avec cette main-d’œuvre abondante, les capitalistes se trouvent en position de force afin d’exploiter ces nouveaux prolétaires, à tel point qu’ils peuvent faire creuser le canal Rideau à la main plutôt qu’à l’aide de machinerie à vapeur, quitte à sacrifier des milliers de vies ouvrières. Parallèlement, les travailleurs entament de premiers actes de défiance, notamment sous la forme de grèves illégales, mais aussi de violences diverses contre la bourgeoisie locale. De telles actions se multiplieront dans les années 1840, comme lors de la grève des canneliers de Beauharnois (juin 1843). Malheureusement, la division des prolétaires selon des normes raciales entraîne aussi de violents conflits interethniques, comme à Bytown, d’autant plus brutaux qu’ils sont alimentés par des préjugés déjà existants.
De nombreuses recherches sont encore nécessaires pour mieux comprendre les grands chamboulements sociaux et économiques des années 1830 au Canada, cet article n’étant qu’un premier effort. Un travail de plus longue haleine permettra de mieux saisir comment les travailleur·euse·s se sont organisés pour faire face à ces nouvelles conditions – passant des guildes aux organisations clandestines puis au syndicalisme révolutionnaire. Le tout éclairera les choix qui furent faits, pour quelles raisons et avec quels effets, dans l’objectif d’éclairer l’enjeu de l’organisation ouvrière passée et présente.
Notes
[1] Pour en savoir plus sur la formation du prolétariat au Bas-Canada, on consultera RUDDEL, David-Thierry. « La main-d’œuvre en milieu urbain au Bas-Canada : conditions et relations de travail » dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 41-3, hiver 1988, pages 389-402.
[2] TREMBLAY, Robert. « Un aspect de la consolidation du pouvoir d’État de la bourgeoisie coloniale : la législation anti-ouvrière dans le Bas-Canada » dans Labour/Le Travail, vol. 8-9, automne 1981-printemps 1982, page 244.
[3] OUELLET, Fernand. Histoire économique et sociale du Québec (1760-1850), Montréal, Fides, 1971, page 337.
[4] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 332.
[5] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 354.
[6] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 348.
[7] Le commerce du bois procure un revenu à environ 12 % de la population. OUELLET. Histoire économique, 1971, page 402.
[8] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 399.
[9] WYLIE, William. « Poverty, Distress, and Disease: Labour and the Construction of the Rideau Canal, 1826-1832 » dans Labour/Le Travail, vol. 11, printemps 1983, page 9.
[10] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 9.
[11] BAEHRE, Rainer, « Pauper Emigration to Upper Canada in the 1830s » dans Histoire sociale/Social History, Vol. 14 No. 28, novembre/décembre 1981.
[12] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 8.
[13] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 14.
[14] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 25.
[15] Le Congrès du travail du Canada (CTC) atteste d’une émeute ouvrière ayant eu lieu dans les rues de Bytown le 2 mars 1829 sur les mêmes bases que les actions du printemps 1827. Nous n’avons cependant pas trouvé d’autres sources corroborant cette affirmation. Voir en ligne.
[16] Pour en savoir plus, lire TREMBLAY, Robert. « Les pionniers du mouvement ouvrier au Québec : quelques pistes de réflexion sur la première génération de militants des années 1830 » dans le Bulletin du RCHTQ, vol. 38-1, printemps 2012, pages 20-27.
[17] BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals of Upper Canada in the 1840s » dans Labour/Le Travail, vol. 7, printemps 1981, page 28.
[18] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 27.
[19] « Clustered around construction sites in almost exclusively Irish communities, they engaged in violent confrontations with each other, local inhabitants, employers, and law enforcement agencies. Observers of these confrontations accepted as axiomatic the stereotype of violent Paddy, irreconcilable to Anglo-Saxon norms of rational behaviour, and government reports, private letters, and newspaper articles characterized the canallers as « persons predisposed to tumult even without cause .’*’ As one of the contractors on the Lachine Canal put it: « they are a turbulent and discontented people that nothing can satisfy for any length of time, and who never will be kept to work peaceably unless overawed by some force for which they have respect »». BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals, page 9.
[20] DE BARBEZIEUX, Alexis. Histoire de la Province ecclésiastique d’Ottawa et de la colonisation de la Vallée de l’Ottawa, vol. 1, Ottawa, Compagnie d’imprimerie d’Ottawa, 1897, page 165.
[21] Voir notamment CROSS, Michael. « The Shiners’ War: Social Violence in the Ottawa Valley in the 1830s » dans The Canadian Historical Review, vol. 102, supp. 2, 2021, pages 364-386.
[22] Voir POWELL, James. « The Shiners War », The Historical Society of Ottawa, en ligne.

NORMAN LAFORCE (1952-2023)
Le 5 octobre 2023, c’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de notre ami et camarade, le militant Norman Laforce (1952-2023). Norman était un ami fidèle, sensible, bienveillant, un camarade dévoué, combatif, prêt à tout donner. C’est en sa mémoire que nous présentons cet article biographique à son sujet : pour que ses engagements ne soient pas oubliés et qu’ils servent d’inspiration aux jeunes générations.
Norman est né dans la ville ouvrière de Jacques-Cartier (maintenant intégrée à Longueuil) le 25 mars 1952. Mis au monde par le médecin militant Jacques Ferron, il fréquente la même école que Paul et Jacques Rose, futurs membres du Front de libération du Québec (FLQ). Au début des années 1960, la famille de Norman déménage dans l’État New York, d’abord dans un quartier populaire de la métropole puis dans la ville de Corning où il fréquente la Corning Painted Post West High School qu’il délaisse pour travailler. Norman a rapidement été conscient de l’injustice qui fonde notre monde. À l’adolescence, sa réflexion se consolide par la lecture du Rat Subterranean News, un journal contre-culturel adoptant des positions anti-capitalistes, pacifistes et écologistes.
De retour à Montréal, Norman structure de plus en plus sa pensée au contact des mouvements marxistes en pleine ascension. En tant que plombier (et plus tard déménageur), il constate quotidiennement la pauvreté dans les appartements dont il doit s’occuper. D’ailleurs, il fait régulièrement des travaux gratuitement pour ses voisin·e·s pauvres ayant des propriétaires négligents. Norman acquiert ainsi une conviction durable comme quoi le système capitaliste entraîne une lutte des classes qui oppose la bourgeoisie au prolétariat. Dans le but de faire avancer la cause du peuple, Norman s’investit dans les années 1970 au sein du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), étant même candidat au poste de conseiller municipal à l’élection de 1978.
Au tournant des années 1980, Norman s’intègre de plus en plus à la scène punk et skinhead émergente de Montréal. Il participe à l’organisation de concerts locaux (Genetic Control, SCUM) et de groupes internationaux (dont Angelic Upstarts et Dead Kennedys), assure la sécurité dans les spectacles et compose quelques chansons. En plus de son implication musicale, Norman assume le leadership d’une bande de skinheads marquée à gauche – les East End Skins – qui combat manu militari les groupes fascistes de la métropole. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, Norman devient un des piliers de la lutte anti-fasciste à Montréal. Il mène ce combat avec succès, notamment contre l’éphémère section montréalaise du KKK dirigée par Michel Larocque. Grâce à ses nombreuses contributions à la scène musicale et au combat anti-fasciste, Norman continuera d’entretenir de forts liens de camaraderie avec les Red and Anarchist Skinheads (RASH) de Montréal et d’ailleurs. Il est salué personnellement par Roddy Moreno, chanteur de The Oppressed, lors du passage du groupe à Montréal en décembre 2021.



De gauche à droite : Norman Laforce en 2019, vers 1982 et en 2022.
Norman contribue aussi grandement aux luttes des locataires des années 1990 jusqu’à son décès en 2023. Il est membre du Comité logement Ville-Marie où il intègre le conseil d’administration de 2012 à 2014, et participe au POPIR Comité Logement dont il est vice-président en 2016, tout en écrivant pour son journal Le Canal. Il s’implique en sus au Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), au Comité logement du Plateau Mont-Royal, au Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dont il est président aussi en 2016 et, enfin, au Regroupement information logement (RIL). Installé dans Pointe-Saint-Charles depuis 2013, Norman participe aux mobilisations pour que la communauté récupère les terrains et la bâtisse qui deviendront le Bâtiment 7 (B7). Lorsque nous obtenons gain de cause en 2017, Norman poursuit son implication dans les différents cercles du B7, à l’épicerie communautaire Le Détour et au regroupement Action-Gardien. Ces dernières années, il était au cœur du grand projet communautaire qu’est le B7.
Au fil du temps, Norman évolue du marxisme à l’anarchisme « lutte de classes » qu’il découvre dans les années 1980 grâce au livre L’anarchisme (Daniel Guérin, 1965). Norman s’investit beaucoup dans le mouvement montréalais, faisant régulièrement des permanences à la librairie L’Insoumise puis à la Bibliothèque DIRA (toutes deux situées sur la rue Saint-Laurent). Il assume deux mandats comme membre du conseil d’administration de l’Association des espèces d’espaces libres et imaginaires (AEELI) qui gère le bâtiment abritant ces deux « institutions ». Norman donne des ateliers lors de plusieurs Salons du livre anarchiste de Montréal et aide diverses initiatives militantes révolutionnaires. Il mène plusieurs actions conjointement avec la branche montréalaise du Industrial Workers of the World (IWW), dont il devient officiellement membre en 2014. Pour souligner sa longue implication dans la défense de la classe ouvrière, la branche le nomme « membre à vie » en 2019 ; Norman est la première et seule personne ayant obtenu ce statut honorifique à ce jour.



De gauche à droite : le Bâtiment 7 en deuil, 6 octobre 2023 ; Norman en 2022 ; graffiti-hommage, octobre 2023.
Norman participe aussi à l’Association pour la liberté d’expression (ALE), dont il sera président, qui met sur pied la Commission populaire sur la répression politique (CPRP) en 2014-2015. L’objectif est de documenter et dénoncer les abus policiers, et le projet débouche sur la publication de l’ouvrage collectif Étouffer la dissidence. Vingt-cinq ans de répression politique au Québec (Lux, 2016). En 2017, il cofonde le Collectif d’éducation et de diffusion anarcho-syndicaliste (CÉDAS) qu’il anime jusqu’en 2021, traduisant la brochure La libération queer est une lutte de classe. Dans les dernières années, Norman a consacré beaucoup de temps et d’énergie aux luttes LGBTQ+, notamment à la défense des droits des personnes trans. Peu avant son décès, il a joint le Comité queer de Pointe-Saint-Charles à titre d’homme bisexuel pro-transidentités. Il cherchait toujours une manière de lier les luttes afin qu’ensemble, nous puissions détruire le capitalisme et instaurer une société égalitaire. Enfin, que ce soit contre l’extrême droite, au sujet du logement, pour le 1er Mai (Journée internationale des travailleuses et des travailleurs), pour des actions de désobéissance civile ou contre la répression, Norman a participé à des centaines de manifestations partout au Québec : il était littéralement de tous les combats.
Depuis 2018, Norman a contribué au collectif Archives Révolutionnaires, en achetant des ouvrages pour le collectif, en numérisant des archives et en éclairant nos lanternes sur les luttes passées. Il était plus qu’un compagnon de route pour nous : c’était un véritable ami. La collaboration devait se poursuivre puisque Norman voulait faire des permanences à notre local, mais la mort en aura décidé autrement. Atteint de la maladie de Forestier et d’un cancer, Norman Laforce est décédé le 5 octobre 2023 à Pointe-Saint-Charles. Qu’importe, son esprit revendicateur continuera d’habiter notre projet et nous poursuivrons notre mission de documenter les luttes passées pour dynamiser les luttes actuelles. Longue vie cher ami, c’est maintenant à nous de continuer le combat pour l’égalité.
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Par ce texte, nous voulons pérenniser l’héritage de Norman Laforce. Si vous constatez des erreurs ou que vous souhaitez nous informer de faits absents du texte, n’hésitez pas à nous contacter.
Le dessin en couverture est l’œuvre de Maxime Archambault (2020)

DAVID FENNARIO PERSISTE ET SIGNE – Entrevue, suivie d’un extrait de Bolcheviki
Le 16 septembre 2023 s’éteignait le dramaturge et militant David Fennario (1947-2023). Issu de la classe ouvrière du sud-ouest de Montréal, Fennario a utilisé son art pour faire connaître les conditions des classes populaires de Pointe-Saint-Charles et de Verdun durant plus de 40 ans. Militant marxiste, il s’est aussi engagé au sein de l’Union des forces progressistes puis dans Québec solidaire à ses débuts. Ses œuvres, inspirées du travail didactique de Bertolt Brecht, s’adressent directement aux classes populaires, afin que celles-ci puissent, par l’entremise du théâtre, réfléchir à leurs conditions et, surtout, à leur dépassement. Dans sa vie et dans son œuvre, Fennario s’est résolument rangé du côté du peuple. C’est pour mieux le faire connaître que nous republions cette entrevue, suivi d’un extrait de la pièce Bolcheviki, écrite en 2009. L’entrevue et l’extrait sont parus initialement en 2016, dans le numéro 15 des Nouveaux Cahiers du socialisme.



David Fennario persiste et signe
Entrevue avec David Fennario
Propos recueillis par John Bradley
David Fennario est un dramaturge de Montréal bien connu des réseaux culturels et militants anglophones, mais assez peu des francophones, son travail ayant été très peu traduit et encore moins produit sur scène en français. Ses œuvres portent les titres suivants-: Sans parachute, On the Job, Nothing to Lose, Balconville, Joe Beef, Doctor Thomas Neill Cream, The Death of René Lévesque, Condoville, Bolcheviki, et la plus récente pièce, Motherhouse. Un film documentaire, réalisé par Martin Duckworth, The Good Fight (Fennario persiste et signe), a été réalisé en 2014 sur le parcours de Fennario ainsi que sur la préparation de Motherhouse. Ce film a été présenté à l’édition-2014 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal.
Afin de vous donner un aperçu de l’approche de Fennario, nous vous présentons ici deux textes. Tout d’abord, une entrevue réalisée avec lui récemment, par John Bradley, un de ses amis militants de Verdun. Ensuite, un extrait de la pièce de théâtre Bolcheviki, écrite par Fennario en 2009. Yves Rochon a assuré la traduction des deux textes de ce numéro.
JB – Pourquoi as-tu choisi d’écrire une pièce comme Bolcheviki qui porte sur la Première Guerre mondiale, cent ans après cet événement ?
DF – La première raison en est probablement que j’ai toujours eu un intérêt particulier pour cette guerre. J’y voyais aussi une opportunité politique de compléter divers projets que j’avais esquissés au fil des ans. L’un d’eux était basé sur des histoires que j’avais entendues, des histoires racontées soit par des membres de ma famille proche, soit par des hommes qui avaient participé directement à cette guerre, tel Harry Rowbottom, qui était, en plus, un excellent conteur. Le personnage de Rosie Rollins dans ma pièce Bolcheviki est basé sur ce Harry. Il se lançait souvent dans des histoires invraisemblables qui n’avaient rien à voir avec la guerre, mais de temps en temps j’arrivais à le faire parler des combats eux-mêmes et c’est comme s’il se retrouvait alors dans les tranchées, dans le pire que cela pouvait être. Je pense d’ailleurs que c’est pour fuir ces images-là qu’il en parlait si peu souvent.
Il faut se rappeler que la Première Guerre mondiale avait été une vraie folie dans laquelle les travailleurs de différents pays s’entretuaient afin que les élites nationales, dont celles du Canada, puissent accaparer la plus grande part possible des ressources du Moyen-Orient en leur faisant accroire que « nous sommes tous dans le même bateau, nous avons tous les mêmes intérêts ». Le même genre de discours qu’on nous sert aujourd’hui, celui de Harper et autres, qui cherchent à utiliser la guerre comme moyen supplémentaire pour faire de la business, pour ouvrir de nouveaux débouchés aux « faiseux de profits ».
J’ai donc écrit cette pièce Bolcheviki comme une intervention, comme un outil qui puisse servir dans la riposte contre cette militarisation croissante de notre société. Mais cette pièce est également basée sur l’expérience de ma mère. Elle ne reconnaissait plus du tout mon père quand il est revenu de la Seconde Guerre mondiale. Il était devenu un étranger. Une bonne partie de l’inspiration de mon travail récent vient donc de cela, aussi bien pour ce qui est de la rédaction de Bolcheviki que de la pièce qui a suivi, dont le titre est Motherhouse.
JB – Dans les notes de présentation du texte de Bolcheviki, vous écrivez que ce sentiment de deuil et de perte vécu par les soldats et leur famille était devenu omniprésent dans la façon dont les gens se comportaient après la guerre. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet et sur la manière dont vous traitez la question dans cette pièce ?
DF – Mon père relatait des épisodes horribles comme celui où il ramassait des morceaux de corps sur les champs de bataille pour ensuite les mettre dans des sacs, ou encore celui du gars mort sur le coup dans la couchette juste au-dessus de lui lorsque leur caserne a été bombardée pendant le Blitz en Angleterre. Puis il disait : « Plus vous voyez ce genre de choses, moins vous avez envie d’y penser et d’en parler ». C’est ce que nous appelons aujourd’hui le stress post-traumatique.
Les anciens combattants répriment continuellement leurs sentiments, c’est la seule façon de survivre. Quand mon père est rentré à la maison, il refoulait ses émotions. J’ai baigné dans ce contexte dès ma conception. J’ai hérité de la colère que ce climat d’horreur engendre. J’ai grandi dans ce climat, il fait partie de moi. Face à ce sentiment de perte, la douleur se transforme la plupart du temps en colère. On peut facilement dire que la colère était l’émotion la plus commune parmi mes amis de Verdun quand j’étais jeune, et certainement aussi celle de ma propre famille. On pourrait presque dire que la seule émotion avec laquelle les gens de ce milieu-là sont vraiment à l’aise, c’est la colère. Le côté positif de cela est qu’ils ont la couenne dure : chez nous les anglos, on dit qu’ils sont tough. Dans le français de Verdun, ce serait : « toffes ». Mais il y avait aussi une solidarité dans ces rues et ruelles de Verdun où j’ai grandi. Personne ne se considérait meilleur qu’un autre et personne ne se faisait d’illusion sur la possibilité de sortir de cet endroit, sauter la clôture des classes et se retrouver un jour dans la classe moyenne. Alors, très tôt, j’ai eu ce fort sentiment de faire partie d’une classe précise de la société, et cela a eu plusieurs conséquences importantes sur mon parcours, autant politique qu’artistique.
Les études sur l’histoire du quartier ont révélé que la plupart des militants syndicaux des usines de cette époque, tels le Canadian Pacifique, le CN, la Bell Telephone et autres, venaient de Verdun et de la Pointe-Saint-Charles. Deux personnages de ma pièce Bolcheviki, Rosie et Rummie, sont du même type que ces militants à bien des égards : ils luttent contre l’horreur et la bêtise de la machine de guerre qui se nourrissait de la chair des travailleurs pendant la Première Guerre mondiale, tout comme s’en nourrissaient ces compagnies durant les années 1940 et 1950.
JB – Vous parlez également dans ces notes de présentation de votre pièce Bolcheviki d’une nécessaire approche de « distanciation » dans la façon de la monter. Que voulez-vous dire par là ? Et pourquoi cette notion est-elle si importante pour vous ?
DF – Il y a un certain nombre d’années, je jouais ma pièce Banana Boots, qui était en fait un monologue sur moi-même, joué par moi-même. Le metteur en scène me demandait de jouer des scènes en essayant le plus possible de faire croire qu’elles se produisaient réellement. Alors je me suis efforcé de le faire, de donner cette illusion au spectateur et à la spectatrice. Et puis, un soir, je lui ai dit que j’avais la nette impression de perdre le public dès que je prétendais avoir des émotions que je n’avais pas réellement, ou que je faisais croire que des choses arrivaient réellement alors qu’elles n’arrivaient pas. Je lui ai aussi dit que je faisais rire davantage auparavant, avant qu’il ne m’apprenne à faire ce genre de choses, lorsque je me contentais de leur raconter une bonne histoire.
À partir de ce moment-là, nous avons décidé de faire le spectacle sans cette bullshit d’illusion et les rires sont immédiatement revenus. J’ai alors saisi ce phénomène de l’illusion et de la non-illusion, et depuis j’ai aussi compris celui de l’anti-illusion, de la « distanciation », comme cela se dit en français. Je me suis dit que ce que Brecht entendait par distanciation, c’est que l’acteur ne doit pas se prendre pour le personnage : vous restez froid à l’égard du personnage, mais vous êtes en contact intense avec les gens du public parce que ce sont eux vos émotions.
Ç’a été un long cheminement pour moi d’assumer pleinement cette approche et de la défendre. À bien des égards, je l’applique par défaut. Au début, je voulais tout simplement me concentrer sur l’écriture de mes pièces, puis les jouer et en assurer la mise en scène. Divertir, jouer, être un acteur, voilà tout ce que je voulais. Je préfère d’ailleurs nettement le titre d’entertainer à celui d’artiste. Je peux raconter une histoire et je peux le faire à ma manière, avec la voix qui m’est propre. Comme peuvent le faire tant de gens de Verdun d’ailleurs, une vraie mine de bons conteurs…
Il est clair que sans ma vision politique, cette approche théâtrale de l’illusion serait vite devenue un piège mortel pour moi. J’ai donc réussi à garder la voix qui m’est propre. Puis j’ai adapté mon écriture à cette voix. C’est devenu une caractéristique de mon style. J’étais alors en train de réinventer l’approche brechtienne du jeu théâtral, sans même le savoir !
J’avais lu certaines pièces de Brecht dans le passé et ça ne m’avait pas emballé, à vrai dire. Je n’ai jamais assisté à une production vraiment réussie d’une pièce de Brecht. C’était toujours ennuyeux, « plate à mort » comme on dit en français. Parce qu’ils faisaient du Brecht complètement à l’envers. Les acteurs s’adressaient à l’auditoire comme s’ils incarnaient réellement leurs personnages. Ce n’est pas du Brecht de faire ça. Dans la vision de Brecht, l’acteur doit rester lui-même quand il parle au public. Il doit jouer le personnage sans se départir de ce qu’il est, nous montrer le personnage tout en montrant également le processus de création de ce personnage, puis faire cela à partir de ses propres émotions à l’endroit de ce personnage.
Brecht ne voulait pas que ses acteurs jouent leur rôle en s’efforçant de créer l’illusion qu’ils étaient véritablement le personnage, là sur la scène devant nous. Cela ne fait que créer un mur entre les comédiens et l’auditoire, un mur émotif et politique. Le courant ne passe alors tout simplement pas entre les deux, bien que ce soit plus sécurisant pour tous.
Lorsque les enseignants en art dramatique disent aux étudiants : « vous devez faire vrai », ils signifient alors « prétendre faire vrai ». Et quand ces étudiants expérimentent la distanciation, le résultat est encore plus bizarre, car ils font alors semblant de ne pas être en train de faire semblant et cela devient complètement délirant. Faire réel devrait vouloir dire, pour un acteur, que lorsque vous êtes sur une scène de théâtre, vous n’essayez pas de faire croire au public que ce n’est pas le cas, vous n’essayez pas de lui faire croire que vous êtes ailleurs, dans la supposée réalité extérieure à ce théâtre. Je n’aime tout simplement pas que mes comédiens fassent semblant d’être différents de ce qu’ils sont, parce qu’ils créent alors une distance avec le public alors que le but est de s’en rapprocher.
Par la distanciation, l’acteur colore au contraire son jeu avec ses propres émotions, avec ses propres opinions, y compris ses opinions politiques. Il ne se borne pas à transmettre les opinions et les émotions de son personnage, il nous donne également les siennes. C’est ainsi que vous créez le personnage, mais vous le faites alors avec le public, ce qui fait en sorte que ce public participe lui-même à la création et qu’il ne se contente pas d’être assis là à vous regarder donner votre numéro. Il finit par faire partie du processus, de tout ce qui se passe sur la scène.
Ce qu’il faut, c’est revenir à ce qu’était le théâtre à l’origine, soit un lieu d’échange d’idées, un forum de discussion sur des enjeux qui concernent la communauté. Mais un forum amusant, en tout cas plus drôle qu’une session du parlement !

JB – Parlons maintenant un peu de votre façon d’utiliser cette technique de la distanciation dans votre pièce Bolcheviki, durant laquelle un acteur unique nous raconte tour à tour l’histoire du journaliste Jerry Nines, qui lui-même raconte l’histoire de Rosie Rollins, ce vétéran de la Première Guerre mondiale avec lequel il bavarde dans une taverne quelque part à la fin des années 1970.
DF – L’acteur ne doit pas prétendre être dans la peau de Jerry Nines. Il doit demeurer lui-même et montrer Jerry Nines qui est lui-même en train de montrer Rosie Rollins. Lors de la dernière production de cette pièce, l’acteur persistait à incarner Jerry Nines, malgré mes indications. Ça n’allait pas du tout. Il était là sur scène et tâchait de nous faire croire qu’il était Jerry Nines, puis dans les deux minutes qui suivaient, il se prenait pour Rosie. Dans certaines parties de la pièce, cela dérapait complètement parce qu’il s’efforçait de simuler les émotions du personnage. Ce qui nous intéresse, c’est le point de vue de l’acteur sur les personnages et non l’inverse. C’est dans cette mesure qu’il pourra alors créer véritablement le personnage, en compagnie du public.
Les acteurs doivent avoir une personnalité. Ils doivent avoir des opinions fortes. Ils doivent avoir des émotions fortes. Or les écoles de théâtre semblent les convaincre du contraire puisque la plupart du temps les finissants et les finissantes des écoles de théâtre en sont presque toujours tristement dépourvus, ou s’ils en ont, ils les cachent bien.
Mais évidemment, c’est plus compliqué de jouer son propre personnage que d’en créer un de toutes pièces ! Dans Bolcheviki, l’acteur devrait jouer sur trois tableaux. Il incarne d’abord Jerry Nines, puis il incarne Jerry Nines qui incarne Rosie, et il incarne aussi son propre rôle qui joue le rôle des deux autres. La pièce comporte tous ces éléments. C’est une des raisons pour lesquelles le théâtre de Brecht exige des répétitions plus longues, afin d’arriver à saisir toutes ces dimensions.
JB – Qu’envisagez-vous de faire durant les années à venir, quels sont vos projets ?
DF – J’ai réalisé récemment que j’étais dans une sorte d’impasse parce qu’en tant que dramaturge, le type de pièce que j’ai envie d’écrire, celles qui sont en chantier, risquent fort de ne pas pouvoir être produites correctement, sauf si les comédiens et les comédiennes qui les jouent ont des références et des opinions politiques. Ce que l’École nationale de théâtre ne leur fournit pas actuellement et qu’ils ne trouvent pas ailleurs non plus, semble-t-il.
J’ai besoin de travailler avec des gens qui ont à la fois une expérience théâtrale et politique, qui sont donc aussi des militants. Je lance ici un appel afin que des activistes qui apprécient mon travail m’aident dans cette démarche.
Je perçois mon rôle au sein de ce groupe théâtral (se rapprochant du Berliner Ensemble de Brecht) comme un agent de formation politique durant les répétitions.
Je vois cette approche comme une alternative à celle qu’on enseigne présentement dans les cours de théâtre et qui vise seulement à montrer aux étudiants comment imiter quelqu’un d’autre lorsqu’ils sont sur une scène. Peu importe l’objet et la raison de l’imitation en question, le jeu, dans ce cas, n’est rien d’autre que du jeu, un exercice de style scolaire. Dans cette optique de formation, on n’apprécie pas du tout l’expression des opinions politiques. Cette expression n’est pas interdite, elle est simplement exclue dans la pratique. La politique, dans le théâtre traditionnel, est toujours abordée sous l’angle de l’illusion totale. On n’a jamais recours à la distanciation.
JB – Quel lien faites-vous entre votre travail théâtral actuel, en particulier cette approche du théâtre de la distanciation, et les actions récentes de résistance comme la grève étudiante de 2012 et les mouvements Occupy ?
DF – Je pense qu’il y a en effet un lien important entre les deux. En ce sens que ces mouvements ont presque transformé Montréal et d’autres villes du monde en scènes de théâtre, du moins pendant de courtes périodes. C’était tout simplement stupéfiant et effectivement très inspirant pour moi; je me sentais comme si je venais de mourir et qu’on me transportait directement au paradis.
D’ailleurs, les Carrés rouges ont eu une influence importante sur l’écriture de ma dernière pièce, Motherhouse. Elle porte sur ces femmes qui ont travaillé à produire des munitions, ici même à Verdun, durant la Première Guerre mondiale. Sur leur quotidien, mais aussi sur leurs sentiments de révolte devant cette folie. Je l’ai écrite expressément pour qu’elle serve d’outil politique dans cette lutte, toujours en cours d’ailleurs, qui vise à mettre fin à un système fondé sur le profit et non sur le mieux-être des personnes. À cette époque comme à la nôtre, je pense qu’au lieu de tuer d’autres personnes dans une guerre, on doit résister contre ceux qui nous montent les uns contre les autres.
JB – Vous vous déplacez en fauteuil roulant depuis quelques années parce que vous êtes malade. Comment composez-vous avec cette situation, à la fois comme personne, comme dramaturge et comme activiste politique ?
DF – Les gens me disent souvent : « Dave, tu t’es étonnamment bien accommodé de ta maladie ». Alors oui, j’ai réfléchi à la question. Et je pense que cela est aussi une caractéristique du milieu d’où je viens, des gens de la classe ouvrière. Comme eux, j’ai l’habitude d’endurer ce qui me tombe sur la tête ainsi que toute cette marde qui nous entoure. On nous a appris à endurer. On nous a appris à vivre sans espoir, pognés dans un hostie de cul-de-sac. Et tout ça peut causer beaucoup de stress. Mais je pense qu’autant ce stress me tue à petit feu, autant c’est lui qui nourrit mon talent.
Et puis ce qui compte avant tout, c’est mon objectif politique, en tant que socialiste et révolutionnaire. Cela me donne des raisons de tenir le coup en public parce que je sais que tout ça dépasse ma petite personne mal en point. Vivre seulement pour soi-même est une impasse, en fauteuil roulant ou pas. Vivre pour les autres et avec les autres, voilà ce qui fait de chacun de nous un être humain.
J’essaie donc de garder le cap et de frapper le plus fort possible et à la bonne place, avec les ressources que j’ai.



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Bolcheviki
Pièce de théâtre [1] (extrait)
David Fennario
Traduit de l’anglais par Yves Rochon

Le comédien entre en scène et aide à terminer la mise en place des accessoires, en compagnie de l’accessoiriste, puis il s’assoit à une table. Il ouvre ensuite son carnet de notes et sa gestuelle se métamorphose pour devenir celle du personnage de Jerry Nines.
En tout cas, tout ça ramène à ma mémoire le jour du Souvenir de 1977, dans le temps où j’étais un petit nouveau journaliste à la pige de vingt-trois ans et qu’on m’avait demandé d’écrire un article pour le Montreal Gazoo Gazette, à l’occasion des cérémonies du 60e anniversaire du Vimy Ridge qui se tenaient ce jour-là dans le Square Dominion. Pas un reportage en fait, mais un papier de « human interest » comme on dit en anglais : des histoires vécues, qui font pleurer…
« Make sure ya get their address, kid… and the phone number... ».
« Ben oui… ben oui… » J’ai commencé par aller me promener dans la foule du Square Dominion en essayant d’attraper des commentaires, mais j’ai rien trouvé d’intéressant.
Ça fait que je me suis retrouvé icitte, à la taverne King Eddie, juste en face du parc. Dans ce temps-là, c’était encore la bonne vieille taverne King Eddie, pareille comme elle était depuis des dizaines d’années. Pas cette brasserie bon chic, bon genre que c’est devenu aujourd’hui. Oui, une bonne vieille taverne avec ses vieux waiters, ses vieilles chaises, ses vieilles tables et ses photos du bon vieux temps accrochées aux murs. Avec aussi un grand portrait du roi Édouard, le King Eddie lui-même en personne !
(Il pointe le portait du roi Édouard et le regarde)
Le King Edward, ou ben encore le Peacekeeper, comme ils l’appelaient. Mais ce fameux gardien de la paix n’a pas empêché la Première Guerre mondiale d’éclater à peine quatre ans après sa mort.
(Il regarde à nouveau le portrait du roi Édouard)
« Comment tu l’expliques celle-là, mon cher Eddie ?… Ya fat fuck… »
Ça fait donc que je me trouvais assis dans cette taverne avec une pinte de Molson et mon carnet sur la table, moi le ti-cul de vingt-trois ans qui s’imaginais devenir bientôt la grande vedette du nouveau journalisme international, pis je me suis dit : Ouais, ben ç’a pas l’air que je vais tirer grand-chose de ces vieux schnocks ici dedans. Ça fait que peut-être que je devrais plutôt faire un… ? Un background piece ? Un papier sur le contexte historique de ce temps-là ? Par exemple, sur d’où ça vient les fameux cénotaphes comme celui qu’il y a au Dominion Square ? Ouais… ah… non ? Cénotaphe ? Vous savez ce que c’est, vous autres, un cénotaphe, en anglais ou en français ?… Je vais voir ça…j’ai mes vieilles notes ici.
(Il lit dans son carnet de notes)
Ça veut dire « un monument en l’honneur de quelqu’un qui est enterré ailleurs que là où il est supposé l’être… » Ben ! ils sont au moins soixante-huit mille à qui c’est arrivé pendant la guerre 14-18, enterrés de l’autre côté de l’Atlantique, là où ils sont pas supposés être… ça commence à faire ben du monde dans un cénotaphe… doivent être tassés là-dedans… En passant, combien de soldats canadiens sont morts jusqu’ici en Afghanistan ?
Ouais, peut-être que je pourrais aborder le sujet de cette façon-là… Enterrés ailleurs… J’étais en train de griffonner ça dans mon carnet de notes, assis dans cette taverne, quand j’ai aperçu la silhouette de Pierre Elliot Trudeau sur l’écran de TV qui se trouvait au-dessus du comptoir…
Il était penché au pied d’un monument, en train de déposer une gerbe de fleurs… J’ai vite compris que ça devait se passer à Ottawa durant les cérémonies du Vimy Ridge Day qui se tenaient là au même moment qu’ici. Mais pendant que j’écoutais ce reportage-là, quelqu’un assis à la table juste à côté, un vieux monsieur avec des cheveux épais tout blancs s’est mis à me parler tout en faisant une grimace bizarre :
(Il mime la grimace, sorte d’imitation d’un pet qui serait fait avec les lèvres)
«… ppa… sshappppptt-ttt…»
(Il prend alors une voix grogneuse)
« Fuck you Trudeau…Va chier tabarnac… Je l’haïs, moé, c’te son of a bitch de frais chier avec son nez en l’air. Tu l’aimes-tu Trudeau, toé ? Ben, m’as te dire une affaire en tout cas, c’est qu’sa moman, elle l’habille pas mal funny son ti-PET! … Oh yeah ! »
Et le vieux monsieur se retourne vers moi, en disant :
(Il lève le bras)
« Eh ! Docteur ! Hey ! Doctor ! » … quand quelqu’un se met à appeler le waiter Docteur, qu’est-ce que ça veut dire ?… hummm ?
« Eh ! Docteur ! même chose icitte pour mon ami, pis un autre whisky Bushmills avec du cream soda pour moé… Non, pas une bière… un cream soda… »
(Il baisse son bras)
« La bière, ça me fait trop roter », qu’il rajoute…
« Ben oui, ben oui ! J’bois du cream soda parce que la bière me fait roter… ça dérange-tu quelqu’un, ça ? »
Et moi, qu’est-ce que je bois ? Ben je vais prendre la même chose que lui, correct ?… mais laisse donc faire le cream soda, par exemple. Et il se met alors à me raconter que sa chambre est juste au-dessus de la taverne King Eddie, qu’il vient toujours en ville pour l’occasion parce qu’il a fait lui-même la Première Guerre mondiale… Oh ?… OK, ça m’intéresse…
Ça fait que je lui dis – moi le ti-cul de vingt-trois ans qui a toujours dans la tête à ce moment-là de devenir un journaliste-vedette international – « Eh ! excusez-moi, monsieur, est-ce que je pourrais vous poser quelques questions tout de suite à propos de la Première Guerre mondiale, sur les raisons de cette guerre-là, parce que yeah… j’aimerais ça mettre dans mon journal ce que vous avez à dire là-dessus… Yeah, yeah, c’est ça l’idée… ça vous tente-tu d’être dans le journal ? » Il a alors pris son whisky et son cream soda… il les a mélangés… chacun ses goûts, pas vrai ?… et…
(Il prend une gorgée)
« Alright, qu’il me dit, where de ya wanna start ? Ousse tu veux que je commence pour ton paper, mon ti-gars ? Mon nom ? Tu veux que je dise mon nom dans ton tape recorder ? Tu veux-tu aussi ma fucking adresse pis mon numéro d’assurance sociale, un coup parti ! … »
« Je vais te donner mon nom, OK ?… Rosie… C’est comme ça qu’ils m’appellent, Rosie Rollins. Pour le vrai, mon nom officiel, c’est Harry mais pour mes vieux chums d’armée, c’est Rosie que je m’appelle. Ouais, ils m’appellent comme ça mes vieux chums d’armée, quand je les voué… mais ça arrive pas souvent, à vrai dire… Ça arrive pas souvent parce que je vas jamais aux meetings de la Légion ni à rien d’autre de ces patentes-là. J’y vas pas parce c’est d’la bullshit de faire accroire que c’te tite gang de vieux pépères ils se rappellent tous de comment ça s’est passé dans ce temps-là tandis que pour le vrai, ils se rappellent de rien pantoute, ils font juste répéter la bullshit qu’on leur a dit de se rappeler… Surtout que la plupart du temps, ils se rappellent même pas de ce qu’y ont fait hier au soir ! … »
« C’est-tu trop compliqué pour toé, ça, le kid ?… I mean… je veux dire qu’on peut tout arrêter ça drette-là pis juste s’asseoir pis prendre un verre, si t’aimes mieux ?… C’est-tu ce genre d’affaires-là que tu veux entendre ou ben d’autre chose ? »
(Il cogne sur la table)
« Eh ! tape recorder, c’est-tu ça que tu veux entendre ? … »
(Il fixe le public)
« De toute façon, qu’il me dit, je pourrais pas faire partie de la Légion même si je le voulais parce que quelqu’un a pas le droit de faire partie de la Légion si y a déjà été membre du Parti communiste… »
«Yah, yah… Ben oui, j’étais un communiste, un bol-shev-iki comme y disaient les blokes dans ce temps-là. Un vrai bolchevik en règle même si j’étais pas trop tranquille dans les réunions du parti. Toujours en train de me faire remettre à l’ordre par le président : « Out of order ! Hors d’ordre ! camarade Rosie ! », qu’y me disait toujours. C’est sûr que chu hors d’ordre, camarade président… sinon je serais pas un vrai bolcheviki, non ? »
(Il prend son verre de whisky et bois une gorgée)
« Ouais, bolsheviki : c’est comme ça qu’ils nous appelaient quand on est revenus icitte après la guerre pis qu’on s’est retrouvés toute la gang dans la rue, pas de job, rien. Pis on s’est dit que tant qu’à être dans la rue on était aussi ben de brasser de la marde… comme y disaient les French de la Pointe… Ça fait qu’on s’est mis à faire des émeutes, on s’est mis à tout casser parce qu’on était ben écœurés qu’ils nous aient fait accroire que tout irait mieux pour nous autres en revenant de là-bas, qu’on serait récompensés d’avoir sauvé… sauvé quoi, déjà ?… sauvé qui ?… le Kaiser ?… »
« Ah oui, le fameux Kaiser de mes gosses – ooo – celui qui avait des pics sur son beau casque – des pics aussi sur sa moustache – ooo – y avait l’air d’un good bad guy, monsieur le Kaiser, d’un vrai bum de bonne famille ! Pis c’t’autre bonhomme-là ben populaire, c’était quoi son nom déjà ?… Kitchener… ouais… c’est lui le gars qu’on voyait partout sur les posters d’avant la guerre, celui qui avait toujours le doigt en l’air pour nous dire qu’il fallait qu’on s’en aille tout le monde l’autre bord, qu’on aille combattre pour la patrie, le Union Jack… ouais, c’est lui… Kitchener… »
(En pointant du doigt)
« You. You. You. L’Angleterre veut que vous fassiez votre devoir toutes vous autres. Que vous fassiez votre « double duty overtime« , que vous donniez votre deux cents pour cent ou quèque chose dans c’te genre-là… »
« Mais, eh ! c’est vrai… c’est pas tout le monde qui s’est pitché là-bas… J’veux dire que les french peasoups d’icitte, du Québec, ils ont pas embarqué dans c’t’histoire-là de « double duty« , de devoir d’État pis de se sacrifier pour la patrie… »
« Aller sauver le roi au nom de Dieu, non marci pour eux autres… God save the king, que Dieu sauve le roi pis ce stuff-là, ils s’en caliçaient pas mal eux-autres, les peasoups… « Mange de la marde ostie », qu’ils ont dit au Kitchener, en y montrant leur finger… quand la police les voyait pas faire… »
« Mais nous autres, la gang de blokes de la Pointe, ben nous autres, on s’est dépêchés de signer nos cartes, on avait hâte de marcher dans les parades avec des beaux uniformes neufs et pis porter sur nos épaules des 303 flambant neuves itou. « Heroes of the night, we’d rather fuck than fight », qu’on disait en anglais. C’est pas traduisable en français, ça je pense, sinon par quèque chose comme : « Tant qu’à être un héros pendant la nuit, j’aime autant que ça soit pour fourrer plutôt que pour me faire transpercer ».
« Mais en fait moé non plus j’avais pas envie de tuer parsonne… I mean pour quessé que je voudras tuer quelqu’un que je connais même pas, dans un pays que je connais pas pantoute non plus, à part que ce pays-là s’appelle la Germany tandis que moé j’avais encore jamais mis les pieds de l’autre bord de l’île de Montréal. »
(C’est Jerry Nines qui parle)
J’avais oublié cette rencontre-là avec Rosie jusqu’au jour où on a entendu dans les nouvelles que des gars de la Pointe, du Vieux-Verdun et de Ville LaSalle, de Kahnawake et de Trenton, de Cobourg, de Glace Bay, de St-Jean Terre-Neuve et puis d’ailleurs, ils avaient recommencé à être envoyés dans une nouvelle guerre. C’est à ce moment-là que je me suis décidé à raconter cette partie-là de notre histoire qu’on ne nous a jamais racontée, ni à l’école ni dans les médias : celle de Rummie Robidou, de Rosie Rollins, de Marie-des-Neiges et de tous les autres bolchevikis de ce temps-là.
(Il lève son verre vers le public)
« No blood for oil… Troops out of Afghanistan now… Pas de tueries pour le pétrole… Sortez les troupes d’Afghanistan immédiatement »…
C’est probablement ça qu’elles diraient aujourd’hui, ces personnes-là…
Notes
[1] Écrite en 2009.