Archives Révolutionnaires

Diffuser les archives et les récits militants. Construire les luttes actuelles.

NOS PERSPECTIVES POLITIQUES – Archives Révolutionnaires

24 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. » Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec (…)

« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. »

Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec l’objectif de revisiter le passé militant pour informer les luttes actuelles. Notre choix de traiter les luttes révolutionnaires est partisan et vise à renforcer le mouvement révolutionnaire actuel grâce aux apports des générations qui nous précèdent. Notre attention se focalise d’abord sur l’histoire du Québec, le lieu où nous luttons. Le projet se déploie selon trois axes : la mission archivistique, la réflexion historique et l’arrimage avec les luttes actuelles. Au-delà du choix de notre objet de recherche, nous menons notre travail archivistique et historique avec le plus de rigueur et d’objectivité possible, selon les normes disciplinaires actuelles. Nous transmettons ensuite nos résultats aux mouvements contemporains afin d’animer une réflexion critique avec nos camarades, permettant de voir quels usages peuvent être faits de nos découvertes.

Notre travail s’inscrit dans une perspective non dogmatique : nous collectons, préservons et analysons la totalité des documents produits par les mouvements révolutionnaires, d’extrême-gauche et de gauche au Québec depuis l’Âge des Révolutions (vers 1775-1840) jusqu’à nos jours. Nous privilégions les archives liées aux mouvements communistes, socialistes et anarchistes, car elles sont généralement sous-étudiées par les grandes institutions alors même qu’elles offrent de nombreuses leçons pour les révolutionnaires aujourd’hui. Notre travail d’analyse historique se fait dans une perspective matérialiste, inspirée par Karl Marx, avec les apports de la méthode contextualiste développée par Quentin Skinner, qui cherche à comprendre un discours ou une pratique dans son contexte, sans y projeter nos propres valeurs. Par ailleurs, nous désirons informer l’ensemble des mouvements actuels se réclamant de la pensée révolutionnaire et de gauche. Nous visons à développer la réflexion commune afin d’ouvrir un horizon stratégique à même de renverser le système capitaliste et d’instaurer une société gérée par et pour le peuple, dans le respect de la dignité de toutes et de tous.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

Malgré notre volonté d’objectivité quant à notre travail archivistique et historique, il nous faut reconnaître certaines influences politiques. Notre travail et les membres de notre collectif adoptent une perspective marxiste entendue au sens large, matérialiste, anti-capitaliste et visant l’établissement d’une société sans classe. Nous sommes sensibles aux apports de divers théoriciens de la tradition marxiste (Vladimir Ilitch Lénine, Antonio Gramsci, Nikos Poulantzas, Georges Labica, etc.) ainsi qu’à de nombreux autres courants révolutionnaires, dont les conseils ouvriers, le syndicalisme révolutionnaire, la gauche maoïste, l’opéraïsme ou encore l’Autonomie italienne. La pensée anti-impérialiste demeure fondamentale pour nous dans la lutte contre le capitalisme et pour la libération des peuples, qu’elle soit communiste (Ho Chi-Minh, Fidel Castro, Black Panther Party) ou libertaire (PYD au Rojava, mouvement zapatiste).

De manière plus située, nous nous intéressons aux différents partis communistes canadiens et québécois, aux mouvements ouvriers et populaires, comme la One Big Union (OBU), aux grandes grèves des années 1930-1950, à la période socialiste des centrales syndicales québécoises, aux expériences des Comités d’action politique (CAP) ou encore aux luttes de solidarité internationale. Une conjoncture importante dans nos recherches et comme inspiration reste le mouvement ouvrier et populaire multiforme des années 1970 au Québec, avec ses groupes militants de base et ses nombreuses publications, mais aussi sa volonté stratégique d’établir un véritable mouvement révolutionnaire uni, en mesure de rompre avec le système de classe et d’instaurer un socialisme original.

Nous considérons que le capitalisme est actuellement le système le plus structurant et qu’il est responsable de la majorité des inégalités, oppressions et violences subies par les peuples du monde entier. Cela dit, nous restons sensibles aux jonctions entre oppressions de classe, de race et de sexe. Dans la continuité des pensées de Claudia Jones, d’Angela Davis ou de Québécoises Deboutte !, nous tentons de saisir la complexité des rapports sociaux de domination pour trouver des moyens de les dépasser. Nous accordons aussi une large place dans nos recherches archivistiques et historiques aux groupes ayant subi un faisceau d’oppressions interreliées, en privilégiant les expériences révolutionnaires à même d’enrichir les luttes contemporaines.

En raison du conflit idéologique qui se joue entre les tenants du libéralisme-capitalisme et les militant-e-s révolutionnaires, nous faisons usage de différents corpus sociologiques et « culturels » à même de nous outiller. Nous nous inspirons de la pensée d’Antonio Gramsci pour comprendre la guerre de positions qui se joue actuellement, et pour travailler à la construction d’une contre-hégémonie. Ainsi, notre travail se veut un apport, par l’entremise de l’histoire, à la (re)construction d’une conscience de classe devant supporter une action révolutionnaire à venir. Nous croyons que la pensée gramscienne permet de figurer une organisation révolutionnaire pertinente grâce à l’arrimage qu’elle propose entre le travail intellectuel et le travail militant. La pensée de Pierre Bourdieu nous sert aussi pour comprendre le fonctionnement des structures sociales actuelles et la manière dont il est possible de les saper. Enfin, nous nous appuyons sur différentes revues québécoises, notamment Chroniques (1975-1978), qui ont tenté dans les années 1970 de comprendre le rôle de la culture dans la domination bourgeoise.

Au regard de la crise climatique provoquée par le capitalisme, nous sommes sensibles à la pensée écologiste radicale des cinquante dernières années. Nous nous inspirons d’André Gorz, de l’écomarxisme et de la pensée critique de la technologie. Pourtant, notre critique de la technologie n’est pas un rejet de la technique : nous critiquons la manière dont certaines techniques et technologies ont été mises en forme par le capitalisme, les rendant ainsi aliénantes pour les travailleuses et les travailleurs. Dans la mesure où une technologie n’est ni destructrice pour la nature ni aliénante pour les humains, et qu’elle procure un meilleur niveau de vie, nous y sommes favorables. Notre pensée politique globale répond d’ailleurs à cet impératif : la création d’un monde écologiquement viable, à même de supporter une société non aliénante.

Nous souhaitons le développement d’une société réellement démocratique, gérée par et pour le peuple à tous les niveaux. Nous voulons que les enjeux relatifs à une rue soient pris en charge par les habitant-e-s concerné-e-s, et que toutes et tous puissent participer aux décisions globales affectant leur province ou leur pays. Une telle démocratie ne s’oppose pas à une certaine représentativité, accompagnée de la redevabilité et de la révocabilité. Cette société doit garantir une égalité réelle entre toutes et tous, économiquement, politiquement et en dignité. L’ensemble des personnes égales pourra gérer la production socialisée et les structures politiques afin que toutes et tous jouissent d’un niveau de vie acceptable. Enfin, un travail et des activités épanouissantes devront être fournis à chaque personne, dans un cadre écologique.

De manière générale, nous essayons d’articuler une pensée scientifique dans nos travaux avec une sensibilité pour les traditions nommées qui peuvent selon nous inspirer les mouvements actuels et les aider à gagner en puissance puis à triompher. Nous devons prendre au sérieux notre passé, grâce à une pratique matérialiste rigoureuse, afin de nous (re)constituer en tant que force révolutionnaire pour atteindre l’émancipation. Ce travail, nous souhaitons le partager avec celles et ceux qui mènent des luttes anti-impérialistes, décoloniales, anti-capitalistes et écologiques, ainsi qu’avec la jeunesse militante et les mouvements ouvriers, populaires et syndicaux. Ensemble, nous sommes la révolution en marche.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

TRANSNATIONAL 1968 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

17 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles.

L’exposition Transnational 1968 (créée en 2018) présente des photos et des affiches produites lors des nombreux mouvements sociaux qui ont marqué l’année 1968 à travers le monde. Cinquante ans plus tard, l’écho des revendications provenant du Québec, du Mexique, des États-Unis, de la Palestine, de l’Afrique du Sud, de l’Italie, du Japon, de la Tchécoslovaquie, d’Espagne ou d’Allemagne trouvent leur chemin jusqu’à nous.

TRANSNATIONAL 1968


68 est un rêve de grève sans trêve. Quelques drapeaux en lambeaux de ces luttes passées qui nous traversent encore aujourd’hui ont été réunis ici. Comme les vêtements des pauvres qui ont été usés jusqu’à la corde, ces témoins de 68 étaient difficiles à repérer. Ils ne trouvent pas leur place aux Beaux-Arts de ce monde ou dans tout autre régurgit de bonne volonté commémorative qui converti ces œuvres en simples objets de consommation historique. Nous tenions aussi à rappeler que les renégats de cette époque sont légion, du Québec aux États-Unis, en passant par la République tchèque et le Mexique.

Ces enfants de la Deuxième Guerre mondiale auront été les meilleurs agents de propagande du néo-libéralisme triomphant : « On a fait 68 pour ne pas devenir ce qu’on est devenu. » Tu parles, yuppie !

Qu’à cela ne tienne, nous souhaitons rappeler qu’un bon nombre d’affiches et de photos accrochées ici ont été réalisées collectivement, anonymement, dans une perspective transocéanique et dans une esthétique radicalement anti-spectaculaire. Elles n’appartiennent à personne. Si les possibilités d’appropriation de 68 se sont multipliées pour les uns ces derniers temps, nous avons fait le pari de s’en servir à nos fins.

Commençons ici, avec l’expo. Pour chaque pays auquel nous nous sommes intéressés parmi tant d’autres, nous avons reproduit une grande affiche et d’autres plus petites. Nous avons aussi imaginé des titres à ces œuvres, qui faisaient écho à des livres écrits en 68 ; les affiches politiques parlent souvent d’elles-mêmes, mais à quoi nous font-elles penser, en 2018 ?


QUÉBEC

« Collaborer, c’est s’faire fourrer ! »
Affiche de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)

Ancêtre de la CLASSE, l’UGEQ rassemble à partir de novembre 1963 les étudiants de l’Université Laval, de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke. En 1966, l’association milite déjà pour la gratuité scolaire. En février 1968, elle fait paraître Université ou fabrique de ronds-de-cuir, un manifeste corrosif et inégal où l’on célèbre le fait de dénoncer de ce qui ne va pas dans la société : « Nous pensons que parler c’est déjà agir, si la parole contribue à é-motiver et à motiver. » Prenant le pouls de la colère qui gronde et dont ils auront des échos français quelques mois plus tard, ces jeunes mettent la table pour deux moments marquants dans l’histoire du Québec. Le Lundi de la matraque, cette émeute à la veille d’une élection fédérale lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin 1968 à Montréal, où 290 personnes furent arrêtées et 125 blessées. Dans cette rafle, il y avait entre autres Paul Rose et Jacques Lanctôt. Ils en tireront un livre, Le lundi de la matraque (Parti pris, 1968). Dans un deuxième temps, l’été a continué de chauffer les esprits. En octobre, un vaste mouvement de grève étudiante est déclenché. Le Parti québécois est fondé. En novembre, une charge de dynamite détruit un garage. Plus tard le même mois, une bombe cause pour 25 000 $ de dommages au magasin Eaton du centre-ville de Montréal. Ce n’est qu’un début…

« J’abolirai le gouvernement / Avec le métier de président »*
Pub pour L’Osstidcho, renommé « … de chaux » pour éviter la censure de l’époque (La Presse, 25 mai 1968) + Deuxième page de la bande dessinée sur L’Osstidcho avec entre autres Claudine Monfette, Mouffe, qui « FESSE ! » (Magazine Maclean de novembre 1968. Illustration : Jacques Delisle, Graphisme : Richard Désormeau)

Inspiré par la contestation états-unienne et de la jeunesse québécoise en beau joual vert, le Chaud show est créé à la dernière minute pour remplacer Les belles-sœurs de Michel Tremblay au Théâtre de Quat’Sous. Le happening fou furieux de Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier et Mouffe, sur une musique du Quatuor de jazz libre du Québec, est un électrochoc. Scrutant l’actualité, les camarades créent lLossticho king size en septembre 68. En décembre, la même troupe se rassemble pour une revue de l’année intitulée Peuple à genoux. En 69, c’est leur chant du cygne avec L’ossticho meurt à la Place des Arts… avec pour finale le I Have a Dream de Martin Luther King, suivi par un coup de feu.

* La marche du président, chanson de Gilles Vigneault et Robert Charlebois.


MEXIQUE

Los filósofos de la destrucción
Lithographie provenant de L’Atelier populaire (École des Beaux-arts de Paris, France)*

À l’été 1968, les manifestations étudiantes se multiplient au Mexique, avec le soutien du recteur de l’UNAM. Même s’il n’y a pas de cours durant cette saison, tout le dispositif entourant les Jeux olympiques d’été à Mexico a de quoi faire enrager…même la date d’ouverture, le 12 octobre, qui a été choisie parce qu’elle commémore la découverte de l’Amérique ! Le 2 octobre, quelques jours avant l’ouverture des Jeux, 10 000 policiers et militaires tirent sur une foule d’étudiants non armés sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco pour protester contre l’autoritarisme du gouvernement de Gustavo Diaz Ordaz. L’omerta règne encore à ce jour à propos du nombre de victimes : 200 et 300 morts d’un côté, « 4 morts, 20 blessés » selon les officiels…

* Des copies de cette affiche furent faites partout France et affichées à Paris avec des inscriptions de manifs de solidarité deux jours après le massacre. Ces copies raturées se vendent plus de 300 euros.

Los dioses del estadio
Photographie, anonyme, Associated Press / SIPA

Les athlètes afro-américains des Jeux de Mexico, mais aussi beaucoup de leurs compatriotes Blancs, affichaient sur leur veston un macaron portant l’inscription « Olympic project for human rights », comme l’Australien Peter Norman qu’on peut voir sur la photo. Le 16 octobre, les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos protestent contre la ségrégation raciale aux États-Unis en baissant la tête et en pointant, lors de l’hymne américain, leur poing ganté de noir vers le ciel. Ils montrent ainsi leur soutien au Black Panthers et au Black Power. Les sprinteurs ont aussi posé sur le podium leurs paires de Puma Suede pour rappeler que les Afro-américains n’avaient même pas les moyens de s’offrir ce type de chaussures. Les deux sportifs vivent un enfer après ce geste : boycottage de toute compétition sportive, menaces de mort, renvoi… leur geste ne sera reconnu que dans les années 1990.


ÉTATS-UNIS

« Do It! »*
Affiche, anonyme, Chicago

Les Chicago 8 étaient Abbie Hoffman, Jerry Rubin, David Dellinger, Tom Hayden, Rennie Davis, John Froines, Lee Weiner et Bobby Seale. Ils furent accusés de conspiration, d’incitation à la révolte, et d’autres charges, à cause des émeutes contre la guerre du Vietnam qui se sont déroulées à Chicago lors de la Convention démocrate d’août 68. Seale, membre des Black Panthers et faisant initialement partie du Chicago 8, a été jugé séparément lors du procès. La répression des manifestations a été tellement violente que huit policiers ont été inculpés pour violation des droits civiques. Le procès des militants commença le 20 mars 1969 et fut largement médiatisé dû à la défiance, l’outrage et l’arrogance des prévenus. Le 18 février 1970, tous les inculpés furent acquittés des charges de conspiration. Cinq d’entre eux furent néanmoins reconnus coupables d’avoir franchi la frontière d’un État pour inciter à la révolte, un crime en regard d’une loi de 1968 contre les émeutes.

* Do It ! Scénarios de la révolution est un livre de Jerry Rubin. Avant de devenir ce qu’il honnissait, c’est-à-dire un yuppie, il a écrit : « Une société qui abolit toute aventure, fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible. »

« La Guerre, Yes Sir ! »*
Fuck the draft, de Kuromiya Kiyosh (sous le nom fictif de « Dirty Linen Corp »), New York, dans le journal contestataire Berkeley Barb

Durant la guerre du Vietnam (1955-1975), plusieurs jeunes Américains ont tenté d’échapper à la conscription. En 1965, David Miller, membre du « Pacifist Catholic Worker Movement » est le premier américain à brûler son avis de circonscription (draft). Un projet de loi est voté, menant à une forte criminalisation de cet acte, soumettant les dissidents à une amende de 10 000 $ et/ou à 5 ans de prison. En octobre 1967, lors du « Stop the draft week », plus de 1000 hommes retournent aux acteurs concernés leur avis de circonscription. À la fin de la guerre, l’État américain recense que plus de 600 000 hommes ont défié la « Selective service law », qui contraint tout Américain en âge de combattre et en bonne condition physique à se soumettre à la circonscription. L’avis de circonscription a été un symbole marquant de la lutte contre la guerre au Vietnam, surtout pour les étudiants, pour qui le brûler est devenu l’acte symbolique ultime de défiance.

En 1968, Kuromiya distribue l’affiche par la poste en suggérant de l’offrir en cadeau pour la fête des Mères. Il est par la suite arrêté par le FBI. Plus tard cette année-là, Kuromiya défie encore l’autorité en distribuant plus de 2000 copies de ces affiches à la Convention démocrate à Chicago.

* La Guerre, Yes Sir ! est un roman de Roch Carrier paru en 1968 sur la conscription et les relations entre francophones et anglophones.


PALESTINE

* رجال في الشمس
Affiche par l’artiste Shukri pour le Fatah

Moins d’un an après la Guerre de Six jours (juin 1967), Israël attaque, le 21 mars 1968, des bases du Fatah situées près du village jordanien de Karameh, où se trouve Yasser Arafat. Si la résistance palestinienne y est défaite militairement, elle bénéficiera, à la suite de cet affrontement, d’une reconnaissance symbolique et politique décisive.

Localement, cette bataille deviendra un symbole d’héroïsme pour toute une génération de fedayin, incitant des milliers de jeunes palestiniens à grossir les rangs du Fatah (dont les effectifs passeront, en quelques mois, de 2000 à près de 15 000). À l’international, elle contribuera fortement à ce que la cause palestinienne ne soit plus comprise que d’une perspective purement humanitaire, mais comme une lutte de libération populaire et anticoloniale. Tout au long de l’année 1968, des comités de soutien propalestiniens essaimeront dans quelque 80 pays.

* Des hommes dans le soleil est un recueil de nouvelles de Ghassan Kanafani, auteur et porte-parole du FPLP en 1967, assassiné en 1972 par le Mossad.

Soldat rêvant de lis blancs*
Affiche, par l’artiste Natheer Nabah. Selon plusieurs sources, il s’agirait d’une des premières affiches du Fatah.

Après la bataille de Karameh, l’enterrement des « martyrs » à Amman le lendemain prend des allures de triomphe pour les fedayin. Ces derniers sont en tête du cortège funèbre, le visage masqué par un keffieh. En Occident, les combattants palestiniens sont encensés à gauche. Le voyage à Amman devient un incontournable pour la gauche de 68. Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville et les membres du Groupe Dziga Vertov viennent tourner Ici et ailleurs dans un camp de réfugiés palestiniens en 1969-1970…

* Poème écrit par Mahmoud Darwich après sa rencontre avec l’historien Schlomo Sand en 1968.


AFRIQUE DU SUD

« Which Side Are You On? »*
Affiche et programme d’un concert au Royal Albert Hall de Londres le 26 juin 1968 pour amasser des fonds pour la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

Le 21 mars 1960, des centaines de personnes non armées se sont rassemblées devant un commissariat de Sharpeville, en Afrique du Sud, contre les « pass », ces documents d’identité imposés par le régime pour contrôler les déplacements des personnes à la peau noire. La police a tiré à bout portant sur les manifestants, faisant près de 70 morts. Le massacre de Sharpeville a convaincu Nelson Mandela des limites des campagnes pacifiques de désobéissance civile. Il fondera la branche armée de l’ANC, l’Umkhonto we Sizwe (Le fer de lance de la nation) en 1961.

Depuis 1956, des exilés sud-africains en sol britannique appelaient au boycottage des produits du pays. Après le massacre, ils fondèrent l’AAM, le Mouvement Anti-Apartheid (1956 à 1998), pour lutter contre toutes les formes de collaboration militaire, bancaire, commerciale, touristique, sportive avec l’Afrique du Sud et appuyer les mouvements de libération.

En 1968, ils furent particulièrement actifs durant l’Affaire D’Oliveira (plusieurs incidents au cours desquels le joueur de cricket métis Basil D’Oliveira était écarté des compétitions) et la sélection de l’Afrique du Sud aux Jeux olympiques de Mexico. Ils organisèrent des centaines de manifestations et des concerts pour récolter des fonds pour les militants incarcérés.

* Chanson écrite en 1931 par Florence Reece pour soutenir son mari et ses camarades dans une grève de mineurs dans le Kentucky (États-Unis).

« I Write What I Like »
Stephen Bantu Biko, photographie de Mark Peters pour l’agence Liaison

Dégoûté par le « libéralisme blanc » qu’il avait expérimenté au sein de plusieurs mouvements étudiants multiraciaux, Stephen Bantu Biko décide de fonder, fin décembre 1968, l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Student Organisation, SASO). La SASO, dont Biko devient le président en 1969, défend l’idée que les Noirs peuvent se définir et s’organiser eux-mêmes tout en décidant de leur propre destin à travers une nouvelle identité politique et culturelle qui tire ses racines de la « conscience noire ». La SASO s’associe ainsi aux mouvements de Black Power et d’humanisme africain. Elle lit Fanon, Césaire, Sartre, Kaunda, Nyerere, James Cone et Paulo Freire. La SASO sera entre autres derrière les émeutes des élèves noirs de Soweto en 1976. Arrêté, déshabillé, attaché, frappé, mutilé par le régime, Steve Biko meurt au bout de ses souffrances le 12 septembre 1977. Mandela dira plus tard : « Biko a été le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » On laisse à Biko les derniers mots, compilé dans l’ouvrage I Write What I Like : « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé. »


ITALIE

Le miracle italien
Affiche, Avola, Viareggio, Roma, Bologna: le pagherete tutte! Manifesto dei Comitati Unitari di Base (Manifeste des comités de l’unité de base)

Le 68 italien se caractérise par la réussite de l’alliance entre la lutte étudiante et ouvrière. Lorsqu’arrive mai 68 en France, le gros des affrontements est déjà survenu en Italie. La jeunesse étudiante en était déjà à explorer des manières de se lier avec d’autres révolutionnaires. Dès le début de l’année, des échanges fertiles se font entre grévistes et étudiants, notamment à Turin et à Pise. Le slogan ‘Étudiants et ouvriers unis dans la lutte’ et le pont vertueux 1968-69 entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l’âpre race païenne, fut un miracle italien. « Démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne », écrit Tronti en 1998 dans La politique au crépuscule. Des syndiqués des usines Marzotto à Valdagno et Pirelli à Milan, notamment, se révoltent contre leurs syndicats et forment des cellules autonomes appelées Comités unitaires de base. À titre d’exemple de cette collaboration, une manifestation ouvrière, le 3 juillet 1969 attire un nombre surprenant de participants. Toutefois, ce ne sont pas les syndicats qui en ont fait la promotion, mais une assemblée mixte constituée d’ouvriers et d’étudiants.

« Maggio strisciante »
Modeste affiche dessinée dans un livre provenant de la petite ville d’Udine, dans la région du Frioul. La ville n’ayant pas d’université, les groupes de gauche et l’extrême gauche sur place s’alignaient sur les différentes orientations des groupes universitaires.

Le printemps 68 italien est l’un des plus longuement mûris : d’où son appellation de « Maggio strisciante », ou « Mai rampant ». Dès 1966, des étudiants de sciences sociales de l’Université de Trente songent à créer une « contre-université » en protestation contre ce qu’ils qualifient « d’université de classe ». En 1967, la grogne prend de l’ampleur, notamment grâce à la contestation contre la guerre du Vietnam. Mais c’est en 1968 que l’impact sera le plus grand : à l’hiver, des occupations ont déjà lieu dans des universités de presque toutes les grandes villes du pays. Les affrontements violents avec les forces policières sont fréquents. En février, les étudiants occupent la faculté d’Architecture de l’Université de Rome. Ils seront délogés par la police le 29 février, à la suite d’une plainte du recteur.

Le lendemain, le 1er mars, survient la « Battaglia di Valle Giulia », la bataille de la rue Giulia dans laquelle près de 4000 étudiants se rassemblent Piazza di Spagna pour protester contre l’évacuation de la veille. Le rassemblement se scinde rapidement en deux : l’un des groupes se dirigera vers la faculté d’Architecture pour reprendre les lieux des mains de la police. De violents affrontements surviendront, faisant 500 blessés parmi les étudiants. Dans la mêlée, militants communistes et fascistes s’opposent. Les étudiants de gauche finiront par occuper la faculté des Lettres, ceux de droite, la faculté de Droit. Le « Maggio strisciante » perdura jusqu’à « l’automne chaud » de 1969, trois mois qui ont marqué l’Italie par son enchaînement de grèves et de luttes sociales dans la péninsule.


JAPON

胎児が密猟する時*
Affiche, CIRA-Japan

Sur l’affiche, on peut lire « Écrasez le régime sécuritaire des États-Unis et du Japon par l’action directe ouvrière ! » ; « N’allez pas au Parlement ; manifestations contre les usines et les marchands de la mort ! ».

Cette affiche du Comité d’Action directe contre la Guerre du Vietnam appelle à la perturbation de la production d’armes (mortiers et canons de chars d’assaut) à l’usine Toya à Nagoya, le 19 octobre 1966. Tout en se présentant comme une nation pacifique, le Japon fait fleurir son économie à en approvisionnant les États-Unis en armes diverses pour les Guerres en Corée et au Vietnam. Après 1965, l’armée américaine commence à attaquer le Vietnam ; des mouvements contre cette guerre pullulent au Japon. À cette époque, au Japon comme ailleurs, la plupart des actions étaient basées sur la croyance que l’on pouvait faire changer les politiques parlementaires. Les gens se limitaient à protester contre le gouvernement japonais devant le parlement. Plus d’une dizaine d’arrêtés ont reçu de lourdes charges criminelles suite à l’action de perturbation que nous voyons sur l’affiche, mais cet événement a ouvert une nouvelle dimension à l’engagement militant du mouvement social de 1968 au Japon.

* Quand l’embryon part braconner est un film de Kōji Wakamatsu, 1966. À la sortie du film, Wakamatsu dit : « Pour moi, la violence, le corps et le sexe sont partie intégrante de la vie. »

春雪*
Photo du 31 mars 1968 prise par un journaliste du quotidien japonais Asahi Shimbun.

En 1962, le gouvernement japonais souhaite construire un nouvel aéroport international. Prévu au départ à Tomisato, le projet a été déplacé à 5 km au nord-est, à Sanrizuka, où la famille impériale possédait une grande ferme… ce qui facilita la confiscation des terres, sans empêcher la colère. Les expropriations commencèrent en même temps que de violents affrontements. Officiellement, on dénombre 13 morts, dont 5 policiers, 291 paysans arrêtés. Plus d’un millier d’étudiants venus soutenir les paysans sont blessés et arrêtés lors des combats. Sur notre photo, des étudiants armés de 2×4 se battent contre la police antiémeute le 31 mars 1968 lors d’une manif contre la construction de l’aéroport. L’aéroport devait être inauguré en mars 1978, mais la résistance retarda le projet de deux mois. Le 1er avril 2004, l’aéroport est privatisé.

L’année 1968 au Japon sera agitée. Les mouvements étudiants luttent contre l’augmentation des frais de scolarité, grèvent et occupent leurs universités. Le paroxysme est atteint le 21 octobre avec l’« assaut de Tokyo ». La gare de Shinjuku est mise à sac pour bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant. Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

* Neige de printemps est le premier tome de la tétralogie de l’écrivain Yukio Mishima, La Mer de la fertilité.


TCHÉCOSLOVAQUIE

DIRECT ACTION – Une expérience radicale au Canada (1980-1983)

10 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie (…)

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C’est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d’attaques contre l’État et l’industrie de 1980 à 1983. Retour sur une expérience radicale[1].

À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970, marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l’Autonomie[2] ainsi que l’anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l’URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l’impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·e·s, ainsi que la délocalisation, nuisent aux groupes qui s’organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l’Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, plusieurs groupes militants cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c’est le cas de Direct Action au Canada.

Dans l’ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·e·s de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·e·s relancent le débat sur les causes de l’oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l’injustice. Acculés à la marginalité, les mouvements d’extrême-gauche arrivent toutefois à se maintenir au sein des milieux contre-culturels en Occident, en particulier au sein de la scène punk.

À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue donc un rôle important dans le renouveau d’une pensée révolutionnaire au Canada. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes, afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d’un mouvement de masse, Direct Action est un petit groupe qui souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.

Dessin par Julie Belmas. Source.

Repenser le rapport de force

Direct Action s’inscrit dans la pensée anarchiste et critique le développement technique ainsi que l’État. En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, de s’attaquer aux infrastructures de l’État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, etc. Direct Action tente de s’intégrer à l’ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d’éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu’un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l’action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, il souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d’avant-garde tactique ». Par son analyse politique et par les méthodes de lutte qu’il propose, Direct Action peut être associé au courant de l’anarchisme vert, qui se développe au cours des années 1980 en réponse à l’institutionnalisation des mouvements écologistes en Occident.

Direct Action procède d’abord à des actes de vandalisme contre l’entreprise minière Amax puis les bureaux du ministère de l’Environnement. Une première attaque d’envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l’île de Vancouver. Cette station fait partie d’un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l’environnement que les luttes populaires n’avaient pas été en mesure de bloquer. L’attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.

Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L’attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·ne·s, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires-du-Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l’appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L’attaque est annoncée par Direct Action afin d’éviter de faire des victimes, mais Litton n’écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l’attaque, dont une rassemblant 15 000 personnes à Ottawa en octobre. De plus l’usine finit par perdre son financement gouvernemental.

Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin’s Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise alors dans la distribution de films pornographiques hardcore pirates. Au nom de la « liberté de choix » elle rend disponible une sélection de vidéos violentes et dégradantes qui mettent en scène viols et torture. En un an, la chaîne était passé d’une succursale à treize. L’attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne.

Six mois de luttes légales contre l’entreprise (pétions, soirées d’information, appels à la justice, manifestations) se butaient à la soude-oreille du gouvernement. Le coup d’éclat, accompagné d’un communiqué, s’attire donc la sympathie marquée du mouvement féministe qui refuse, malgré les pressions politiques et médiatiques, de « condamner la violence » de l’action. Le succès de l’initiative, selon plusieurs journaux militants de l’époque, s’explique par la complémentarité de celle-ci avec la campagne publique légale. Pendant plusieurs mois, des militantes avaient pris le temps de faire un travail d’information et porté leurs revendications dans l’espace public, créant ainsi un bassin de personnes conscientisées et déterminées à combattre cet affront capitaliste, sexiste et violent contre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l’opération ; les autorités, d’abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer.

En janvier 1983, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·e·s, interpellé·e·s sur la route par des agents de la GRC déguisés en travailleurs routiers dans le cadre d’une opération policière élaborée. Le procès de ceux qu’on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines. Ann Hansen, Brent Taylor, Juliet Belmas, Doug Stewart et Gerry Hannah écopent tous de plusieurs années de prison.

De la lutte armée à la lutte populaire

L’arrestation des membres de Direct Action témoigne d’une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L’usage de l’action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d’attirer l’attention sur un enjeu précis, voire d’instaurer un rapport de force direct avec l’État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·e·s moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, la tactique de Direct Action était-elle suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et participait-elle d’un horizon stratégique à même d’ébranler l’État canadien et le régime capitaliste ? Le réseau d’appui du groupe, ancré surtout dans la scène punk, constituait-il un bassin suffisant pour donner de la légitimité et de la visibilité aux actions qu’il posait ?

À propos de l’expérience de Direct Action et des enjeux tactiques et stratégiques autour des actions de propagande armée, le journal torontois Prison News Service (1980-1996), écrivait :

« Les actions de guérilla ne sont pas une fin en soi ; un acte unique, ou même une série d’actions coordonnées, a peu probabilité d’atteindre autre chose qu’un objectif immédiat. De telles actions sont problématiques si l’on suppose qu’elles peuvent être substituées au travail légal, mais si elles peuvent être comprises dans une politique plus large, comme une tactique parmi tant d’autres, alors elles peuvent donner aux mouvements légaux plus de marge de manœuvre, les rendre plus visibles et plus crédibles. […]

Pour la plupart des activistes nord-américains, la lutte armée est réduite à une question morale : “Devrions-nous ou ne devrions-nous pas utiliser des moyens violents pour faire avancer la lutte ?” Bien que cette question soit pertinente sur le plan personnel, elle ne fait que brouiller une question qui, dans les faits, est politique. La plupart des radicaux, de toute façon, à ce stade, ne participeront pas directement à des attaques armées. Mais, à mesure que les mouvements de résistance se développeront en Amérique du Nord – et ils doivent se développer, ou nous sommes tous perdus – il est inévitable que des actions armées seront entreprises par certains. La question demeure si ces actions armées seront acceptées dans le spectre des tactiques nécessaires. […]

Loin d’être “terroriste”, l’histoire de la lutte armée en Amérique du Nord montre que les groupes de guérilla ont été très prudents dans la sélection de leurs cibles. Il y a une différence majeure entre attaquer une cible militaire, corporative, […] et poser une bombe dans les rues encombrées de la ville. La gauche en Amérique du Nord n’a jamais posé d’actes de terreur aléatoires contre la population en général. Dénoncer ceux qui voudraient choisir d’agir en dehors des limites étroitement définies des “actions pacifiques” pour paraître moralement supérieur, ou pour soi-disant éviter de s’aliéner la population, c’est donner à l’État le droit de déterminer quelles sont les limites admissibles de la protestation.»

Ce qui est certain, c’est que le groupe a su renouveler avec originalité l’analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l’audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l’écologie, du sexisme et de l’impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires : l’anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet’suwet’en depuis 2019. L’activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu’une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l’empêchent objectivement d’avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?

Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n’avons pas d’armées, d’armement, de pouvoir ou d’argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu’ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l’exige. Cette stratégie évite l’isolement d’un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l’État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.

L’affiche en couverture, présentée aussi à droite ici, est l’œuvre de Matt Gauck (2013). Ses œuvres sont disponibles sur le site de la coopérative d’artistes engagé.es Justseeds.

Pour en savoir plus sur l’expérience de Direct Action, on consultera l’autobiographie d’Ann Hensen Direct Action. Memoirs of an Urban Guerrilla (2001). En 2018, cette militante publiait Taking the Rap: Women Doing Time for Society’s Crimes, un ouvrage portant à la fois sur son expérience en prison ainsi que sur celle des nombreuses femmes qu’elles y a rencontrées. Pour une discussion extensive sur le contexte politique, culturel et idéologique dans lequel évoluait le groupe Direct Action, on consultera la thèse d’Eryk Martin Burn it Down! Anarchism, Activism, and the Vancouver Five, 1967–1985. On lira aussi avec profit les textes et écrits des Vancouver Five ainsi que le pamphlet War on Patriarchy, War on The Death Technology. Toutes ces ressources sont en anglais (quelques traductions en français sont aussi disponibles, mais éparses).

Le journal libertaire Open Road nous fournit plus d’informations sur l’actualité, les débats et les procès entourant Direct Action, notamment dans le #15, Printemps 1983 et le #16, Printemps 1984.

Enfin, le site d’archives bilingue sur les Vancouver Five recense (presque) tout ce qui existe et se publie sur le groupe.


Notes

[1] Cet article est une version bonifiée de l’article « Direct Action : une expérience radicale », paru dans le numéro 94 de la revue À Bâbord !

[2] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s’inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d’action à d’autres thèmes que le travail.

RENDEZ-VOUS DES MÉDIAS CRITIQUES DE GAUCHE

3 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se (…)

Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se rencontrer et de discuter des défis que nous vivons. Au cœur de cette première journée : les enjeux de fabrication, les questions politiques et l’idée d’une coopération afin de nous entraider, de dynamiser nos pratiques et de contribuer à l’instauration d’une société plus juste.

Aux origines d’une rencontre

Depuis longtemps, la nécessité pour les médias québécois de gauche de mieux se connaître s’impose. Face au fractionnement de notre milieu, et alors que l’isolement ordonné par l’état d’urgence sanitaire accentuait nos solitudes, l’idée de créer un événement rassembleur s’est développée avec plus de netteté. Imaginée par Pierre Beaudet (1950-2022)[1], militant socialiste de premier plan, la convergence a commencé à se structurer, dans le but de nous rapprocher et surtout de favoriser la mutualisation des ressources afin d’augmenter notre force de frappe.

À la suite du décès de Pierre, le projet s’est construit dans la continuité de sa vision, soit d’organiser une rencontre des médias permettant de surmonter l’éloignement et de nous renforcer collectivement. De janvier à juillet 2022, le comité organisateur s’est mis en place, rassemblant des représentant·es de six différents médias. Durant l’été, les médias québécois écrits, ayant une édition papier ou en ligne, et se réclamant de la gauche, ont été contactés. Le premier objectif était de nous connaître : partant, il deviendrait possible de trouver des horizons communs, voire des possibilités d’alliance.

Une journée de réflexions

Le 19 novembre, dès 9 h, les artisan·es des différents médias se retrouvaient au café l’Exode du Cégep du Vieux Montréal. Après nous être toutes et tous présenté·es, nous sommes entré·es dans le vif du sujet. La matinée, réservée aux membres des médias, était composée de deux tables rondes portant respectivement sur les enjeux de fabrication et sur les rapports que nous entretenons avec les mouvements et organisations politiques. Durant l’après-midi, qui était ouvert au public, une conférence intitulée Écrire et agir. Revues, journaux et organisations de gauche au Québec (1959-2001) était présentée par le collectif Archives Révolutionnaires[2]. En parallèle, une foire aux kiosques a permis aux médias de s’adresser au public tout en vendant leurs publications. La journée s’est terminée par un moment de réflexion quant aux suites à donner à la rencontre puis par une soirée festive où se poursuivirent les discussions.

En tout, seize médias se sont rassemblés, liés par leur ancrage commun à gauche, tout en représentant une grande diversité d’approches et de moyens déployés pour transmettre leurs idées. Il y avait des médias imprimés, des médias uniquement en ligne, de « grands » titres à l’histoire au long cours, de toutes nouvelles revues, des groupes s’identifiant comme révolutionnaires, d’autres plus réformistes, des publications à vocation scientifique ou encore des périodiques directement rattachés à des organisations politiques. Cette pluralité n’a pas été un frein à la discussion, au contraire. Par-delà nos différences, plusieurs enjeux nous sont communs, dont ceux de la participation à nos médias, de notre « santé financière » et de notre diffusion, ainsi que des problèmes engendrés par notre statut de militant·es de gauche dans une société néolibérale. Pareillement, notre vocation progressiste implique pour toutes et pour tous de réfléchir à notre relation avec les mouvements populaires et les organisations politiques. Par-delà notre hétérogénéité, nous avions donc beaucoup à nous dire[3].

Défis de la fabrication des médias de gauche

Un important défi, peut-être le plus fondamental, demeure celui de la fabrication d’un média reposant largement sur le travail bénévole de personnes ayant par ailleurs d’autres obligations. La question du travail bénévole se décline de deux manières : d’abord, la difficulté à recruter et à garder des membres, ensuite, l’épuisement des artisan·es de longue date. Il nous faut, pour recruter, miser sur le dévouement des militant·es, et nous imposer une surcharge de travail, souvent en soirée et les fins de semaine, afin de maintenir nos médias à flot. La nécessité de maîtriser de nombreuses compétences (théoriques, linguistiques, informatiques, etc.) complique aussi le recrutement tout en maintenant la pression sur celles et ceux qui produisent les médias. L’exigence d’une telle implication est parfois rebutante. De plus, un défi demeure autour de l’inclusion d’une diversité culturelle dans nos médias.

C’est pourquoi nous devons porter une attention particulière au recrutement, à la formation des nouvelles personnes impliquées, à la répartition des tâches moins gratifiantes, ainsi qu’à de possibles aménagements avec nos différentes obligations. Nous ne devons pas cacher le fait qu’en régime capitaliste, nous sommes forcé·es de travailler de façon salariée pour vivre et que le bénévolat n’est pas à la portée de toutes et de tous. La question monétaire se pose malheureusement pour les individus ainsi que pour le financement même de nos médias : services informatiques, graphiques, frais d’impression, de diffusion, etc. La tension entre nos valeurs anticapitalistes et les nécessités financières du monde actuel reste difficile à surmonter.

De nombreux médias, en raison de leur mode de fonctionnement alternatif, constatent que leur réalité n’est comprise ni par les organismes subventionnaires ni par les entreprises d’impression ou de diffusion. Plusieurs sont inadmissibles aux subventions même s’ils aimeraient en bénéficier. Dans ce contexte, les frais de production sont un enjeu constant. Certains se questionnent aussi sur l’avantage ou non d’une version papier considérant les frais d’impression et d’expédition. Pourtant, la baisse d’intérêt envers les revues papier, que l’on aurait pu soupçonner a priori, ne semble pas se concrétiser. Les abonnements permettent en fait une fidélisation et un revenu prévisible, ce qui est un avantage au final.

Quelques bonnes pratiques

Au-delà des enjeux liés au bénévolat et au financement, plusieurs pistes intéressantes ont émergé lors des discussions concernant la production. Il a été rappelé à plusieurs reprises l’intérêt de travailler en collaboration pour limiter le dédoublement du travail et pour mieux profiter des expertises les un.e·s des autres. La communisation de certaines ressources est une option réaliste et porteuse. Ainsi, nous pourrions acheter ensemble une imprimante, louer un local ou encore partager les frais d’un·e graphiste.

L’importance de la communauté a été soulignée, et pas seulement au sein des médias et entre nous. Le lien avec le lectorat est à valoriser, car ce sont les lectrices et les lecteurs qui nous font, en dernière instance, exister. Nous pourrions créer plus d’événements, suggérer un tarif d’abonnement solidaire, appeler directement au lectorat pour qu’il écrive dans nos médias, etc. Comme cela a été dit, nous avons aussi constaté que les abonnements forment la meilleure source de financement pour les médias payants, notamment imprimés. Nous avons tout à gagner à nous rendre mutuellement service pour favoriser la production de nos médias, leur visibilité et donc leur portée. En plus de diminuer notre charge de travail, cela augmentera notre influence sociale.

Médias de gauche et militantisme politique

Plusieurs questions se sont posées d’emblée quant aux liens entre nos médias, le militantisme, les mouvements sociaux et les organisations politiques. D’abord, quelle ligne éditoriale adopter : doit-on privilégier une ligne ferme ou miser, à l’intérieur d’un même média, sur le pluralisme ? Ensuite, quelle position adopter face aux groupes politiques : faut-il se lier à eux, est-ce une « nécessité » des médias de gauche ? Et puis, comment favoriser l’accessibilité à nos contenus, pour ne pas prêcher uniquement à des convaincu·es ? Quel niveau de langage adopter pour s’adresser à différentes classes sociales ?

Un point a clairement émergé : si nous tenons à produire un contenu rigoureux, nous avons vocation à donner une lecture progressiste et militante des faits traités. Nous assumons toutes et tous une posture engagée. L’objectivité des faits rapportés ne nous exonère pas d’un traitement politique de ceux-ci, au contraire. Nous existons parce que nous croyons qu’une lecture gauchiste des faits est plus à même de rendre compte du réel et de nous aider à le transformer, en vue d’instaurer une société plus juste. L’enrichissement de la lecture des faits par l’accrétion des traitements médiatiques multiples a aussi été souligné, éclairant le fait que notre variété est une force. Par contre, notre fractionnement n’aide pas nécessairement à notre visibilité, chacun·e ne rejoignant que « son » public particulier. D’où l’idée de ne pas fusionner (afin de préserver la richesse de notre diversité), mais de chercher des horizons communs, et possiblement de produire des textes ensemble sur des enjeux importants, afin d’augmenter l’impact de nos idées. Une question reste toutefois en suspens : comment augmenter notre influence sans nous plier aux diktats de la culture bourgeoise ?

De plus, nous avons discuté de l’importance de maintenir une perspective politique de transformation sociale. Il est important que notre travail reste axé, au final, sur la diffusion des idées de gauche dans le but avoué de changer la société. En ce sens, l’idée d’une coalition est intéressante, à la fois respectueuse de la diversité et unificatrice. L’ennui principal est de trouver un terrain d’entente suffisamment solide pour qu’une collaboration pérenne puisse en découler. Jusqu’où sommes-nous prêt·es à nous lier et quels compromis cela impliquerait ? D’un autre côté, la crainte, pour plusieurs, reste de perdre leur autonomie. C’est donc un travail de funambule – entre un degré d’unité idéologique fonctionnel et la volonté d’une majorité de médias de rester indépendants – qui nous attend si nous prenons au sérieux l’idée de nous coaliser.

Deux voies, non exclusives, se dessinent. La première, tenant pour acquis que nos positionnements à gauche sont suffisants pour entamer une collaboration, propose une mise en commun de certaines ressources, telle qu’énoncée plus haut, ou encore la création d’une plateforme web qui rediffuserait l’ensemble des articles des médias afin de permettre une consultation « unifiée ». La seconde suppose des orientations politiques communes qui permettaient de créer un organe de liaison, voire une structure fédérative, ralliant les médias de gauche. Un tel processus nécessitera, s’il se produit, une discussion transparente et minutieuse impliquant tous les médias intéressés, afin de déterminer précisément ce qui nous lie, ce que nous pouvons écrire et faire en commun, la manière dont nous pouvons nous fédérer et le fonctionnement technique que cela impliquerait. Enfin, il nous faudrait aussi, individuellement et collectivement, renforcer nos liens avec les milieux syndicaux, politiques, communautaires, universitaires et internationaux, afin d’affirmer notre présence et notre portée.

Pour la suite ?

À la fin de ce premier Rendez-vous des médias critiques de gauche, la nécessité de poursuivre le dialogue a fait consensus. Une prochaine rencontre aura donc lieu en mars 2023 afin de voir quelles formes de collaborations nous souhaitons nous donner. En resterons-nous à un dialogue courtois ou choisirons-nous de nous liguer plus sérieusement ? Allons-nous demeurer des analystes de la situation ou déciderons-nous de nous lier organiquement à des groupes politiques ? Peu importe la voie choisie, la nécessité de maintenir le dialogue et l’entraide resteront. Nous poursuivons donc le travail, de notre côté et ensemble, et espérons densifier les liens qui nous unissent. Nous sommes encore loin de la société juste à laquelle nous aspirons : il faudra travailler ensemble pour l’atteindre. Si vous faites partie d’un média qui était absent, n’hésitez pas à nous écrire pour vous joindre au mouvement. On se retrouve très vite pour continuer le combat.


Ce texte est originellement paru dans le no. 95 de la revue À bâbord. Un bilan complet de la journée du 19 novembre 2022 est également disponible.


Notes

[1] Le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme (no 29, printemps 2023) sera entièrement consacré au parcours de Pierre Beaudet.

[2] Le contenu de cette conférence sera diffusé sous la forme d’un article sur le site d’Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com) au printemps 2023.

[3] Un bilan détaillé du Rendez-vous sera disponible au printemps 2023 sur les sites de plusieurs des médias impliqués.

8 MARS. LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES FEMMES – Québécoise Deboutte ! (1973)

7 mars 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a été publié au mois de mars 1973 dans le journal de théorie féministe et révolutionnaire Québécoises Deboutte ! (QD). D’abord l’organe du Front de libération des (…)

Cet article a été publié au mois de mars 1973 dans le journal de théorie féministe et révolutionnaire Québécoises Deboutte ! (QD). D’abord l’organe du Front de libération des femmes (FLF, 1969-1971), Québécoise Deboutte ! devient ensuite la revue du Centre des femmes (1972-1975). Fondé par des militantes du FLF et du Comité ouvrier de Saint-Henri, le Centre des femmes est à la fois un groupe politique et un lieu d’organisation féministe qui s’adresse aux ménagères, aux travailleuses et aux étudiantes. L’équipe du Centre anime notamment une clinique de conseils en avortement dans un contexte où cette pratique médicale est illégale et inaccessible aux femmes des classes populaires, tout en éditant leur journal qui rejoint à l’époque plus de 2000 abonnées.

Par le biais d’enquêtes sur le terrain et sur les luttes des femmes à travers le monde, Québécoises Deboutte ! théorise l’exploitation capitaliste et l’oppression sexiste que vivent les femmes d’ici. Par leurs recherches historiques, les militantes de QD cherchent aussi à mettre en valeur les luttes passées, l’intelligence et la combativité des ouvrières, ainsi que l’engagement révolutionnaire de nombreuses militantes.

Voici donc, en réédition, un article publié par QD en 1973 qui rend compte de l’origine révolutionnaire de la journée du 8 mars et du lien qui existe entre cette journée et les luttes des ouvrières, qui dès la fin du XIXe siècle réclamaient de meilleures conditions de travail, le droit de vote et, plus globalement, l’égalité et la fin des discriminations à leur égard. L’article propose un historique succinct des grèves menées par les travailleuses d’ici depuis 1900.

Bien qu’elle naisse dans un contexte de luttes internationales au début du XXe siècle, la journée du 8 mars est célébrée uniquement par les pays socialistes jusqu’aux années 1960, la Russie soviétique étant le premier pays à l’officialiser en 1921. Les mouvements féministes qui émergent au tournant des années 1970 se réapproprient le 8 mars, avant que l’ONU en fasse une journée internationale en 1977. En insistant sur le caractère anticapitaliste de la Journée internationale des femmes, les militantes de QD réinscrivent les luttes féministes pour la dignité et l’égalité dans une perspective révolutionnaire. Elles cherchent ainsi la transformation radicale des structures sociales et du système économique qui permet d’envisager un monde débarrassé de l’oppression et de l’exploitation.

De gauche à droite : 10 mars 1984, par Robert Mailloux (BAnQ, fonds La Presse), manifestation en faveur du droit à l’avortement (BAnQ, Fonds Antoine Desilets), manifestation intersyndicale du 8 mars 1979 à Montréal, par Henri Rémillard (BAnQ, Fonds Ministère de la Culture et des Communications).

8 MARS : LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES FEMMES

Québécoises Deboutte ! (vol.1, no.4, mars 1973)

Comme le 1er mai pour les travailleur·euse·s québécois·e·s, le 8 mars revêt peu de signification pour la majorité des femmes québécoises. À peine soulignée par les médias, tristement célébrée par les organisations féminines réformistes, la Journée internationale des femmes passe en douce. C’est que les exploiteurs n’ont pas intérêt à ce que les Québécoises commémorent les luttes qu’elles ont menées contre eux. Ils n’ont pas intérêt non plus à ce qu’elles affirment bien haut leur volonté de continuer le combat, liant leur lutte contre toutes les formes d’exploitation à celles que mènent les femmes partout dans le monde.

Mais nos intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des exploiteurs. Les femmes d’ici et d’ailleurs ont toujours lutté pour le respect de leurs droits et l’amélioration de leurs conditions d’existence. Le combat que nous menons n’est donc pas nouveau et commémorer ces dures luttes ne peut que renforcir notre détermination à vaincre. C’est dans ce sens qu’il est important que nous fassions revivre la Journée internationale des femmes et que nous lui redonnions le contenu révolutionnaire qu’elle avait à ses origines.

8 mars : une tradition de luttes

Le 8 mars 1857 dans le Lower East Side de New York : des travailleuses du textile et du vêtement manifestent contre la journée de 12 heures, les bas salaires et les mauvaises conditions de travail. Quand le défilé sort des quartiers pauvres vers les secteurs plus riches de la ville, la police intervient et attaque les manifestantes. Plusieurs sont arrêtées, certaines sont piétinées par les chevaux dans la confusion qui s’ensuit. Trois ans plus tard, en mars 1860, ces femmes forment leur propre syndicat.

Le 8 mars 1908, sous l’instigation de militantes socialistes, des milliers de femmes de l’industrie de l’aiguille marchent de nouveau, encore à partir du Lower East Side de New York. À 51 ans de distance, les revendications sont sensiblement les mêmes : heures de travail plus courtes et meilleures conditions de travail. S’y ajoutent une condamnation du travail des enfants et la réclamation du droit de vote.

Deux ans plus tard, à Copenhague, au Congrès de la 2e Internationale socialiste, Clara Zetkin, une des dirigeantes du Parti socialiste allemand fait approuver une motion présentée par les militantes américaines proclamant le 8 mars, Journée internationale des femmes, en commémoration de la violente grève des travailleuses du textile de New York.

En 1911, pour la première fois, la Journée internationale des femmes est célébrée avec éclat en Allemagne, en Autriche, au Danemark, en Suisse et aux États-Unis.

Le 8 mars 1914, Clara Zetkin organise une manifestation à laquelle participent des milliers de femmes pour protester contre la course à la guerre en Allemagne, et l’arrestation de Rosa Luxembourg, militante socialiste (le Kaiser disait de Clara Zetkin qu’elle était « la plus dangereuse menace de l’Empire »).

Le 8 mars 1917, les travailleuses du textile de Petrograd se mettent en grève pour protester contre leurs mauvaises conditions de travail, la famine et les longues filées d’attente pour se procurer du pain. Des milliers de femmes descendent dans la rue. D’autres travailleurs manifestent leur solidarité avec la lutte des femmes et c’est bientôt la grève générale qui sera à l’origine de la révolution russe.

« les femmes

doivent conquérir

la moitié du ciel »

Mao

8 mars : la lutte continue

Le 8 mars, ça n’est donc pas une mini fête des Mères, ce seul jour dans l’année où l’on vient sanctifier notre rôle servile pour mieux nous y maintenir. Tout au contraire, la Journée internationale vient souligner l’extrême combativité des femmes à travers l’histoire et poser que c’est dans la lutte contre toute forme d’exploitation que nous trouvons notre dignité.

Travailleuses, ménagères, étudiantes québécoises rappelons-nous en ce jour les luttes héroïques des travailleuses québécoises, particulièrement celles des femmes du textile et du vêtement, qui depuis plus de cent ans s’opposent violemment à cette poignée de capitalistes qui surexploitent leur force de travail. Citons entre autres:

1900Grève de la Montreal Cotton Mills. 15 jours.
1900 Grève à la filature de Valleyfield. Les travailleuses doivent retourner au travail sous la pression de l’armée fédérale. L’année suivante, elles se remettront en grève.
1900- 
1908
Les travailleuses du textile mèneront plus de 40 grèves, extrêmement dures.
1934Les ouvrières de l’aiguille ferment 125 boutiques à Montréal. Matraquées par des fiers-à-bras, elles doivent « se défendre des charges policières, en enfonçant des épingles dans les chairs des chevaux ». Le lendemain, « les autorités publiques parlèrent d’émeutes et il y eut 12 arrestations: dix femmes et deux hommes[1] ».
1935-
1940
Le textile et la confection connaissent des grèves importantes. Trois-Rivières, Sorel, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Acton Vale, Louiseville sont touchées. À Montréal, 4 000 ouvrières de la robe se mettent en grève du 16 avril au 6 mai 1937.
1946Grève du textile à Valleyfield ; 99 jours. Violence.
1947Grève à Ayers de Lachute ; 152 jours. Grève à Shuttle de Lachute ; 132 jours. Madeleine Parent est accusée de conspiration séditieuse et condamnée à 2 ans de prison.
1952Grève du textile à Louiseville. 321 jours. Violence.
1972Regent Knitting : occupation.
1973Susa Van Heusen de la Canadian Converters. Pierrette Troie accuse la CSD de ne pas être intervenue à l’avis de fermeture de l’usine. Elle est expulsée de son syndicat pour avoir sollicité de l’aide de l’extérieur.

Travailleuses, ménagères, étudiantes québécoises proclamons en ce jour notre détermination à poursuivre le combat jusqu’à ce que tous nos droits soient respectés. Québécoises Deboutte ! travaillons à mettre fin à toutes les formes d’exploitation, y compris la discrimination sexuelle exercée envers les femmes sur le plan social, économique politique et culturel.

Québécoises Deboutte !

LA LUTTE DES FEMMES CONTINUE


[1] Dumas, Évelyne. Dans le sommeil de nos os. Leméac, 1971. Page 170.

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