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LES ANARCHISTES DANS LA VILLE – Chris Ealham. Notes de lecture

28 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé (…)

Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé intellectuellement et politiquement dans le contexte du mouvement punk, des luttes antifascistes et de l’opposition aux politiques néolibérales de Margaret Thatcher. Se présentant comme libertaire, il s’intéresse particulièrement à la révolution espagnole qu’il considère comme « la plus profonde de l’histoire de l’humanité dans le domaine participatif »[1]. Dans le sillage de Paul Preston, historien de gauche spécialiste de la Guerre d’Espagne, Ealham pratique une « histoire par le bas » interdisciplinaire qui mobilise les champs de l’anthropologie, de la géographie et de la psychologie. Cherchant à combler les manques de l’histoire politique et sociale, il développe la « spatialité de l’histoire », avec une focale sur l’espace public qui joue un rôle crucial pour les mouvements sociaux, en les influençant, mais aussi en augmentant leur pouvoir lors de la conquête de ces espaces. Le livre Les anarchistes dans la ville, traduit en 2020 par l’éditeur marseillais Agone, est la version française du livre Class, Culture and Conflict in Barcelona, 1898-1937 paru originellement en 2005, puis réédité en 2010. L’ouvrage vise à montrer l’agentivité des bases militantes de l’anarchisme catalan qui n’obéirent pas aveuglément aux directions des différentes organisations libertaires, mais forgèrent leur propre destin.

Dans le premier chapitre, l’enquête débute en 1898, alors que Barcelone est en pleine croissance démographique et industrielle. Dans ce contexte, les élites catalanes rêvent de créer une ville interclassiste où régnerait l’unité et l’égalité. Ce plan utopique est voué à l’échec à cause des forces non réglementées du marché, de la spéculation foncière et de la corruption qui contribuent à renforcer la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie dans l’espace urbain. La classe ouvrière est entassée dans de petits logements insalubres avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, ce qui pousse un nombre grandissant de citadin·e·s dans la rue. Pour leur part, les migrant·e·s qui affluent vers Barcelone sont présenté·e·s par les idéologues bourgeois comme des « intru·e·s » qui importent des valeurs « anti-catalanes ». Suivant une logique discursive raciste, socio-darwiniste et colonialiste, ceux-ci sont dépeint·e·s comme des personnes inaptes, vivant dans un « barbarisme primitif ».

Chez les élites catalanes, l’utopie urbaine cède le pas à une contre-utopie ancrée dans une phobie des attentats à la bombe et des « désordres » liés aux différentes grèves générales qui caractérisent le climat social barcelonais. L’idéalisme utopique d’une société pacifiée est rapidement remplacé par une philosophie urbaine explicitement répressive et par une militarisation du contrôle de l’espace. Ce nouveau projet urbain conservateur est incarné par le célèbre architecte Antonio Gaudí qui développe la ville dans un souci de contraindre les comportements de la classe ouvrière à l’extérieur des lieux de travail. Ainsi, les classes bourgeoises développent une vision manichéenne entre le « bon » ouvrier – respectable, sobre, économe et travaillant – et le « mauvais » ouvrier – alcoolique, criminel, syphilitique et paresseux. La militarisation de la ville rend impossible une résolution pacifique des conflits sociaux. Au début des années 1920, le pistolerismo fait craindre le pire aux classes moyennes et bourgeoises qui accueillent à bras ouverts la dictature de Primo de Rivera en 1923 et la « sécurité militaire » qu’elle propose.

Dans le deuxième chapitre, Ealham présente « l’autre ville », soit la ville ouvrière. On y aborde le processus d’urbanisation désordonné dans les barris (quartiers) prolétariens qui comptent sur des services municipaux insuffisants. Les milieux de travail ne sont guère sécuritaires et les salaires ne suivent pas l’inflation galopante. Abandonnées par les autorités, les classes populaires développent une « solidarité des opprimé·e·s » entre les familles des quartiers afin de compenser la carence de services sociaux propres au capitalisme du début du XXe siècle. La culture ouvrière engendre une dynamique où les « crimes sans victimes » sont approuvés par les communautés dans une affirmation du « droit à la vie » qui justifie bien des moyens. L’opposition à l’État se manifeste souvent par une résistance violente à la police et par le constat que l’appareil législatif joue le rôle de gardien des différences de classe. Cette résistance non théorisée contre le « système » se transforme progressivement en conscience de classe révolutionnaire grâce à l’implantation des ateneus dans les barris, des écoles ouvrières pour former les classes populaires à la pensée critique, à l’anticléricalisme et à l’anticapitalisme.

Semaine tragique, 1909

Manifestation à Barcelone Source : https://labarcelonaoblidada.blogspot.com/2017/02/dada-corrupta-xii-vaga-de-la-canadenca.html

Barcelone en flammes pendant la Semaine tragique de 1909.

Dans ce contexte, une tendance anarchiste individualiste gagne de l’influence à Barcelone au début du XXe siècle. Cependant, le mouvement manque de cohérence, en réponse de quoi est créée l’organisation syndicale régionale de Solidaridad Obrera en 1907, rapidement suivie d’une organisation nationale en 1910, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). La nouvelle confédération possède une structure souple et décentralisée pour éviter les pratiques bureaucratiques du syndicalisme réformiste. Les structures informelles des barris sont peu à peu intégrées à ces assemblées syndicales. Le nombre d’adhérent·e·s de la CNT monte en flèche à la suite d’une série de grèves générales en 1917 et en 1919. En outre, les anarcho-syndicalistes incluent les sans-travail et les groupes marginalisés de Barcelone dans leurs rangs, contribuant à leur popularité dans les quartiers les plus pauvres. Leur ancrage dans les barris permet à l’organisation de résister aux nombreux passages de la légalité à la clandestinité au courant du XXe siècle. Incontestablement, la CNT constitue l’organisation syndicale et politique la plus influente au sein du prolétariat barcelonais.

Le troisième chapitre présente le projet de « ville républicaine » défendue par l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui lui vaut un appui massif aux élections municipales d’avril 1931. La « ville jardin » de Macià laisse entrevoir un avenir plus radieux pour les classes populaires. Mais ces promesses déçoivent rapidement avec l’instauration d’une « république de l’ordre » répressive et militarisée. La « paix sociale » promise par l’ERC se traduit plutôt par une augmentation considérable du ratio de policiers par habitant. L’espoir que la Guardia Civil, rétrograde et impitoyable, soit dissoute, se bute à un refus des autorités. À cela s’ajoute la création du corps des Guardias de Asalto qui applique une nouvelle méthode répressive « moins aveugle, plus ciblée, mais aussi plus inexorable ». Au lieu d’investir dans un programme de réformes ambitieuses pour apaiser les tensions sociales, la République mobilise des ressources faramineuses dans le domaine sécuritaire. Le régime se dote également d’un arsenal législatif draconien pour affermir son pouvoir et poursuivre les politiques d’exclusion sociale héritées de la période monarchique.

Dans le quatrième chapitre, l’auteur aborde l’euphorie collective qui s’empare des cercles ouvriers à la suite de l’avènement de la République. Même parmi les libertaires les plus radicaux, on considère dans un premier temps le nouveau régime comme représentant de « la volonté du peuple » et de « l’aspiration la plus sacrée à la liberté et à la justice ». Toutefois, l’instauration de la « république de l’ordre » entraîne un désenchantement qui mène à d’importants débats au sein des instances confédérales entre les partisans de l’anarcho-syndicalisme plus modérés et les tenants d’une ligne insurrectionnelle. Ces derniers imposent leurs vues en avril 1931 et créent des comités de defensa confederal, des unités paramilitaires vues comme le « bras armé de la révolution violente ». Le contexte suivant « l’été chaud » de 1931, caractérisé par de nombreuses grèves visant l’amélioration des conditions matérielles du prolétariat, ainsi que par une dure répression par les « forces de l’ordre » républicaines, amplifie la popularité des insurrectionnalistes. De fait, ils n’hésitent pas à employer la violence révolutionnaire pour terroriser la bourgeoisie et consolident leurs comités sans toutefois établir de programme très clair.

Dans le cinquième chapitre, Ealham présente les nouvelles méthodes employées par les chômeur·euse·s, dont le pillage des fermes environnantes, le rançonnage de riches passants, les attaques contre les riches propriétés, la vente à la sauvette, etc. Ils et elles organisent également une lutte efficace en lançant des grèves des loyers pour dénoncer les hausses abusives. Les manifestations dans la rue deviennent le moyen d’expression par excellence pour ces chômeur·euse·s qui n’ont pas d’autre endroit pour faire valoir leurs revendications auprès des autorités. Les républicains au pouvoir refusent de concéder quoi que ce soit au prolétariat de peur que cela n’encourage de nouvelles réclamations. Au contraire, la République mobilise d’importantes ressources pour réprimer ces nouvelles méthodes de lutte, donnant lieu à de nombreux conflits urbains. Cette augmentation de la répression mène à une rupture définitive entre les factions modérée et radicale de la CNT. Les modérés publient le « manifeste des Trente » en septembre 1931, jugé contre-révolutionnaire, et se voient montrer la porte par les tenants de la ligne insurrectionnelle. Pour leur part, les radicaux se lancent dans les combats de rue ou d’usines en entrant dans une phase illégaliste glorifiant la vie de hors-la-loi.

Dans le sixième chapitre, l’auteur présente le cycle insurrectionnel et la militarisation de l’anarchisme espagnol entre 1932 et 1934. Les anarchistes, croyant pouvoir faire la révolution seul·e·s, s’isolent dans une série d’insurrections ratées qui accentuent la répression contre la confédération et la base militante. Les membres des groupes de défense (grupistas) se montrent efficaces dans les quartiers ouvriers, mais sont incapables d’organiser la guérilla urbaine souhaitée. Cette période de l’anarchisme espagnol, souvent appelée « gymnastique révolutionnaire », n’a pas vraiment d’objectifs définis. On espère naïvement que les appels à l’insurrection et la répression qui suivra entraîneront une radicalisation des masses. En réalité, le cycle insurrectionnel contribue à créer une importante vague de défections au sein de la CNT qui perd la moitié de ses membres entre 1931 et 1932. À la recherche de nouvelles sources de financement, les grupistas lancent une campagne d’expropriations qui consiste à piller les caisses de paie des usines, à braquer des banques ou bien à voler les propriétés de riches commerçants.

Dans le septième chapitre, on présente la panique chez les élites sociales, économiques et politiques en réaction au mouvement d’expropriations. Les journaux conservateurs et républicains consacrent de larges sections aux actes de pillage et de cambriolage dans leurs publications dans le but de créer un sentiment d’insécurité parmi la population. Pour sa part, la presse libertaire réplique en développant un argumentaire dénonçant le « capitalisme criminel » qui force les factions défavorisées de la société à des actes illégaux pour survivre. La dernière partie du chapitre se concentre sur les débats qui ont lieu dans les instances de la CNT. La ligne insurrectionnelle étant grandement fragilisée, on développe une rhétorique de la « révolution constructive » appelant à former des alliances circonstancielles avec les autres tendances de gauche. La confédération bénéficie de cette modération et voit un retour d’adhésions sans toutefois retrouver le niveau de 1931. Ce changement de tactique implique une baisse des actes illégaux commis par des cénétistes vers 1935-1936. Stratégiquement, la CNT n’appelle pas au boycottage des élections de février 1936, préférant miser sur la potentielle élection du Frente Popular. Sa victoire effective ouvre la porte à une amnistie pour un grand nombre de prisonnier·ère·s politiques incarcéré·e·s lors de la période insurrectionnelle. Même si des désaccords surviennent entre le gouvernement du Front populaire et la direction cénétiste, les libertaires refusent de s’opposer directement aux autorités afin de favoriser le rétablissement de l’organisation confédérale. Alors qu’une menace de putsch des forces réactionnaires plane, la CNT se concentre sur un « plan de défense » pour s’y opposer.

Dans le huitième et dernier chapitre, on présente la réaction efficace de la CNT au soulèvement des militaires contre le gouvernement de la République en juillet 1936 qui déclenche la Guerre civile espagnole. Le plan de défense élaboré par les cénétistes permet de repousser efficacement les militaires fascisants. Le pouvoir du gouvernement central de Madrid et de la Generalitat est éclipsé par les comités mis sur pied par les forces révolutionnaires à Barcelone. Dans ce contexte, l’auteur présente trois pouvoirs majeurs dans la zone républicaine : celui des organes de l’ancien État, celui de la direction de la CNT et celui des comités révolutionnaires et d’usines. Malgré le triomphalisme révolutionnaire dans les rues, le pouvoir ouvrier reste fragmenté et éclaté, ce qui permet un rétablissement progressif de l’autorité républicaine. Le gouvernement central met en place plusieurs décrets qui viennent réduire le pouvoir des comités révolutionnaires. Ce processus culmine lors des célèbres affrontements de mai 1937, où l’on observe une confrontation armée entre le gouvernement et les forces révolutionnaires anarchistes. Militairement, aucune faction ne l’emporte vraiment, alors que la direction cénétiste se fait promettre qu’il n’y aurait « ni vainqueurs ni vaincus » pour qu’elle invite ses membres à déposer les armes. Cependant, sur le plan politique, ces événements sonnent le glas de la révolution anarchiste espagnole.

L’originalité du livre Les anarchistes dans la ville repose sur sa présentation du monde social et du quotidien des militant·e·s anonymes et des dépossédé·e·s qui ont employé l’anarcho-syndicalisme comme une arme pour défendre leurs intérêts matériels. Le travail d’Ealham contribue judicieusement à déconstruire le mythe d’une République progressiste, alors qu’elle est caractérisée par une vague répressive inédite. L’alternance habile des chapitres entre le point de vue des élites catalanes et celui des classes populaires nous offre un excellent aperçu du contexte catalan du début du XXe siècle et de la lutte de classe qui s’y joue. L’œuvre permet d’éclaircir le développement du mouvement libertaire en Catalogne, tout en offrant une réplique bien étayée aux historien·ne·s révisionnistes qui tentent d’associer vulgairement l’anarchisme à la criminalité et de le sortir de son contexte propre. D’un point de vue contemporain, les différentes luttes organisées par les anarchistes catalan·e·s permettent de réfléchir à nouveaux frais les questions d’auto-organisation et d’implantation dans les milieux populaires. Leur capacité à mobiliser dans les quartiers est particulièrement à étudier, alors que leurs réticences organisationnelles et leur aventurisme sont à revoir, d’autant que ces deux derniers points semblent en bonne partie responsables de la défaite des anarchistes. Enfin, notons l’intérêt qu’il y aurait à mener une telle recherche sur l’action des communistes, eux aussi actifs dans l’organisation révolutionnaire en Espagne à la même époque, mais souvent moins étudiés.


Notes

[1] De Miguel Capell, Jordi (mai 2016). « Chris Ealham, historiador » in Directa, page 12, en ligne : https://directa.cat/app/uploads/2019/04/directa407.pdf

*Les photos couleur de l’article proviennent de la page La Guerra Civil Española en Color.

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975

13 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi (…)

Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili

Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)

Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?

CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.

Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?

CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.

Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.

Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?

CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.

Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?

CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.

Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».

Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.

Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.

CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.

Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.

Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.

On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.

Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?

CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.

On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.

Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?

CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.

En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.

Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.

Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.

Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?

CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.

Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.

De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.

Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?

CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.

Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?

CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.

Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.

A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.

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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).

* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

Le Front commun de 1972 contre l’État bourgeois

7 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en (…)

Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en offrons ici une version augmentée en français.  

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En avril 1972, la plus grande grève de l’histoire du Canada paralyse le Québec. Les trois principales organisations syndicales de la province – la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – s’unissent dans un front commun rassemblant 210 000 employé·e·s du secteur public. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral provincial de Robert Bourassa promulgue une loi spéciale qui impose le retour au travail et qui mène à l’emprisonnement des dirigeants syndicaux. La réponse des travailleur·euse·s ne se fait pas attendre : en mai, les actions illégales se multiplient à travers la province. Qu’est-ce que le Front commun et quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd’hui ? Quels sont ses éléments clés ? Que nous apprend-il sur le syndicalisme, l’organisation politique et le pouvoir des travailleurs et travailleuses aujourd’hui ?

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

La grève de 1972

Au Québec, les années 1960 sont marquées par le développement de l’État-providence sous l’impulsion du Parti libéral du Québec (PLQ), mais aussi par le dynamisme des mouvements sociaux qui remettent en question l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les principales organisations syndicales se révèlent insatisfaites des mesures anti-grève prises par le gouvernement provincial, alors piloté par l’Union Nationale reportée au pouvoir en 1966[1]. Les centrales se politisent rapidement. En 1970, elles participent à des colloques régionaux intersyndicaux qui lient les miliant·e·s des syndicats et les groupes populaires, où elles adoptent des résolutions qui s’inscrivent dans un programme résolument social-démocrate. Influencées par les idées socialistes, les centrales mettent de plus en plus de l’avant l’idée de la lutte des classes et se montrent favorables aux nationalisations, à la planification économique et à l’extension des politiques sociales[2]. Ces positions s’expriment dans des textes comme Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), qui proposent une réorganisation de la société sur des bases démocratiques et socialistes. Dans ce contexte, l’idée d’un front commun intersyndical qui unifierait les luttes des travailleur·euse·s du secteur public fait son chemin.

Alors que les conflits de travail se multiplient au Québec au début des années 1970, les syndicats font face à un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa, premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994. La tension monte entre les syndiqué·e·s et le gouvernement sur la question des salaires. En janvier 1972, le Front commun est créé, avec comme slogan « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale revendication : un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous·te·s les employé·e·s du secteur public, afin de les sortir de la pauvreté et d’établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires de tous·te·s les travailleur·euse·s, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité[3]. Devant le refus du gouvernement de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement Bourassa répond par des injonctions pour forcer les travailleur·euse·s à retourner au travail. Le 21 avril, il adopte une loi spéciale, la Loi 19, qui interdit la poursuite de la grève et permet au gouvernement d’imposer des conventions collectives dans le secteur public si aucune entente n’est conclue avant le 1er juin. Les dirigeants syndicaux décident de suspendre le débrayage et de reprendre les négociations ; les grévistes sont invités à retourner au travail. Cette capitulation mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la Loi[4]. Belliqueux, le gouvernement poursuit les dirigeants syndicaux qui avaient déclaré, avant de se raviser, vouloir inciter les grévistes à passer outre les injonctions. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison chacun[5].

De gauche à droite : Positions, l’ouvrage rassemblant les propositions politiques de Marcel Pépin (1968) ; L’État rouage de notre exploitation, le manifeste politique de la FTQ (1971) (photos Archives Révolutionnaires) ; manifestation du Front Commun (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

À cette provocation, le mouvement ouvrier réagit par des grèves impromptues dans les secteurs privés et publics, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Initiées par les ouvriers des ports et de la construction, ces grèves se transforment bientôt en un débrayage massif et généralisé, dépassant l’initiative des centrales syndicales. Le gouvernement libéral est lui aussi débordé, tandis que le Parti québécois (PQ) incite les travailleurs à privilégier la paix sociale plutôt que de poursuivre leur lutte[6]. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleur·euse·s en grève occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Enseignant·e·s, fonctionnaires, métallurgistes, mineurs, journalistes et infirmières se joignent au même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne forme l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[7].

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine par l’occupation des grévistes. Les 9 et 10 mai, les travailleurs de la construction affiliés à la FTQ ferment le chantier Mille 3. Ils bloquent avec leurs camions la seule route menant à la ville et obstruent l’accès aux lieux de travail des employé·e·s du secteur public, ce qui facilite grandement la reprise du débrayage par ces dernier·ère·s. Les mineurs choisissent de se joindre au mouvement de grève, suivis par les métallurgistes de toute la Côte-Nord. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels à Sept-Îles et un groupe de syndiqué·e·s prend le contrôle de la radio locale. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s se rassemblent devant le palais de justice et défient les policiers : ils les attaquent d’abord avec des cocktails Molotov (ce à quoi les policiers répondent par des gaz lacrymogènes) puis les forcent à se replier à l’intérieur du palais de justice. Les travailleur·euse·s proclament alors la ville « sous le contrôle des travailleurs » ! Baie-Comeau et Port-Cartier sont aussi occupées par les travailleur·euse·s.

La victoire de Sept-Îles est de courte durée. La manifestation se termine brusquement lorsqu’un ivrogne anti-grève fonce dans la foule à bord de sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4 000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force s’inverse rapidement. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et finit par reprendre le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

À l’instar de la mobilisation de Sept-Îles, le Front commun dans son ensemble se désagrège peu à peu. La mobilisation s’essouffle, notamment face à la répression, à la stagnation des négociations, aux conflits entre syndicats ainsi qu’entre les syndiqué·e·s voulant retourner au travail et ceux voulant continuer la grève. Cerise sur le gâteau, la CSN fait face à une scission. Le 22 mai, en pleine mobilisation sociale, trois dirigeants favorables au syndicalisme d’affaires ainsi que les membres qui les appuient décident de fonder leur propre syndicat, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[8]. Face à un ennemi désuni et à un rapport de force renversé, le gouvernement Bourassa impose une série d’ententes négociées par secteur à l’été et à l’automne 1972. Mais le Front commun, en particulier les actions autonomes du mois de mai, ne sont pas vains.

D’une part, les travailleur·euse·s du secteur public obtiennent leur principale revendication, le100 dollars minimum par semaine, bien que cette hausse soit étalée sur quatre ans. Ils et elles obtiennent aussi que les salaires soient indexés au coût de la vie et certaines protections sociales. D’autre part, malgré son bilan mitigé, le Front commun insuffle une forte combativité aux mouvements ouvriers et syndicaux des années 1970. C’est durant cette décennie que les conflits de travail au Québec sont les plus nombreux et les plus combatifs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Par contre, après 1972, beaucoup de militant·e·s cherchent une manière plus efficace de lutter. Une grande partie des travailleur·euse·s, sans délaisser leurs syndicats, parient plutôt sur le Parti québécois comme véhicule politique pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Ce Parti se présente d’ailleurs comme ayant un « préjugé favorable » aux travailleur·euse·s, sans que cela se vérifie dans les faits.

L’impact du Front commun s’est surtout fait sentir au Québec, puisqu’il s’agissait avant tout d’une grève provinciale du secteur public. Cependant, de nombreuses autres grèves ont éclaté dans tout le Canada au cours de la première moitié des années 1970, dans les secteurs public, industriel et culturel. Confrontés à la récession économique et à l’inflation, les travailleur·euse·s sont amené·e·s à lutter pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, cette vague de grèves à travers le pays, qui se poursuit jusqu’en 1976, est progressivement contenue par l’imposition de lois spéciales forçant le retour à l’emploi, comme cela a aussi été le cas en Europe.

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

Le « deuxième front » et le syndicalisme de combat

Le Front commun de 1972 est le résultat de la radicalisation des centrales syndicales québécoises, qui ont affiné leurs positions politiques depuis la fin des années 1960. Au tournant des années 1970, le contexte international est marqué par l’influence des modèles socialistes (URSS, Cuba, Chine, etc.) et un renouveau du militantisme québécois, marqué par les traditions de lutte syndicale, socialiste et anti-impérialiste. Alors que les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance dans la province, les grands syndicats adoptent une position critique à l’égard de l’État et du capitalisme[9]. Les centrales, en particulier la CSN sous la présidence de Marcel Pepin, se fixent comme objectif stratégique la création d’un « socialisme démocratique », c’est-à-dire un socialisme québécois construit par le bas, respectueux des libertés individuelles et de la liberté de la presse. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats espèrent devenir les vecteurs de la construction du pouvoir politique et économique des salarié·e·s[10].

Marcel Pepin présente cette nouvelle approche lors du congrès du syndicat en octobre 1968, dans son rapport intitulé Le deuxième front. L’idée du « deuxième front » est que le mouvement syndical ne doit pas se limiter à la négociation des conditions de travail et des salaires, mais qu’il doit prendre en charge l’ensemble des questions sociales qui touchent les travailleur·euse·s. Cet élargissement doit se traduire par des initiatives politiques. Comme l’écrit Pepin dans son livre Positions (1968), « le syndicalisme, c’est le peuple organisé »[11]. Suivant ce principe, les militant·e·s de la CSN participent à la création des Comités d’action politique (CAP), des groupes citoyens qui portent les revendications populaires par rapport au logement, à l’alimentation, aux soins de santé, au transport, etc. En 1970, ils jouent également un rôle dans la formation du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal montréalais qui regroupe tous les CAP de la ville. Le FRAP vise à construire un pouvoir populaire, fondé sur la participation des salarié·e·s ordinaires à la gestion de leur milieu de vie et de travail. En ce sens, le parti propose une série de réformes structurelles : une réorganisation plus démocratique de l’administration municipale, l’introduction d’un contrôle des loyers et la création de cliniques médicales communautaires cogérées par les habitants du quartier et les travailleur·euse·s de la santé, entre autres initiatives.

La FTQ, tout comme la CSN, reconnaît les limites des luttes sectorielles et des revendications purement économiques. Dans son rapport L’État, rouage de notre exploitation, la FTQ dénonce l’État comme facilitateur et agent de l’exploitation des travailleurs en régime capitaliste, rôle qu’il joue à travers ses appareils politiques, juridiques et idéologiques. Cependant, contrairement à la CSN, la FTQ ne traduit pas ses conceptions en action politique.

Les grands syndicats québécois des années 1970 prônent un syndicalisme centré sur l’action – les grèves et manifestations – et cherchent à construire le pouvoir des travailleur·euse·s organisé·e·s contre les patrons et l’État. C’est ce qu’ils appellent le « syndicalisme de combat ». Dans cette conception, le syndicat constitue la principale organisation démocratique des travailleur·euse·s conscient·e·s de leurs intérêts. À travers cet organe, les travailleur·euse·s prennent en charge les luttes économiques et les revendications politiques de leur classe. Toujours dans Positions, Marcel Pepin affirme que l’objectif est de « construire un pouvoir populaire en profondeur »[12] et qu’au lieu de soutenir passivement un parti politique, la population active « doit se structurer politiquement »[13]. Ainsi, le syndicat qui rassemble la classe ouvrière organisée joue un rôle catalyseur et devient un vecteur de l’action politique, voire révolutionnaire. L’objectif du syndicalisme de combat est de limiter l’exploitation capitaliste puis, à terme, de remplacer le système économique capitaliste et la propriété privée des moyens de production par un système d’inspiration socialiste, où les travailleur·euse·s organisés démocratiquement détiendront le pouvoir économique et politique.

Photos Archives Révolutionnaires

Quel avenir pour le syndicalisme de combat ?

Les grandes centrales syndicales québécoises réalisent d’autres tentatives de front commun en 1976, 1979 et 1982-1983, mais jamais avec l’ampleur de 1972. L’adoption systématique de lois spéciales anti-grève par les partis au pouvoir, suivie de l’offensive violente du Parti québécois contre les revendications des travailleur·euse·s en 1982-1983, a contribué à détruire le mouvement syndical combatif. Depuis, les principaux syndicats québécois se sont concentrés sur la négociation des salaires et la défense des acquis des travailleur·euse·s selon le principe de la « cogestion » avec les employeurs, où l’objectif du syndicat est de trouver un terrain d’entente avec les patrons plutôt que d’établir un rapport de force contre eux. Seul le mouvement étudiant a maintenu en vie la théorie et la pratique du syndicalisme de combat au Québec, jusqu’à ce que, vers 2015, les syndicats étudiants qui prônaient cette stratégie, comme l’ASSÉ, s’effondrent.

Il n’en demeure pas moins que les syndicats québécois rejoignent et ont la capacité de mobiliser un grand nombre de travailleur·euse·s. Quel rôle ces syndicats peuvent-ils jouer dans les luttes actuelles ? Dans le contexte québécois, la politique de cogestion des grands syndicats rend peu probable que ceux-ci puissent jouer un rôle révolutionnaire à court ou moyen terme. Les crises économiques des années 1980 ont poussé les syndicats à investir les fonds de pension des syndiqué·e·s dans des entreprises privées d’ici, dans le but de sauvegarder des emplois : c’est le principe du Fonds de solidarité de la FTQ et du Fondaction de la CSN. Cette forme de cogestion particulièrement déroutante rend les travailleur·euse·s dépendant·e·s des profits de ces entreprises pour protéger la croissance de leurs fonds de retraite. Cette politique bloque structurellement les possibilités militantes des syndicats, dont les membres sont désormais enferrés dans les intérêts des employeurs qu’ils doivent défendre pour assurer leur propre accès à une retraite décente.

Peut-on imaginer que les syndiqué·e·s reprennent le contrôle des syndicats et de leurs finances, puis se désengagent de la stratégie de la cogestion ? Pourraient-ils élire une direction politique affirmative au sein de ces syndicats et investir leurs fonds de pension dans des coopératives ? Difficile à imaginer. Certaines sections locales pourraient se désaffilier et se doter d’une direction politiquement révolutionnaire. Cette option est plus réalisable, mais elle pose le problème de la désunion entre les sections locales d’un syndicat. Elle risque d’atomiser les travailleur·euse·s et de les rendre plus vulnérables. L’effort nécessaire pour transformer les syndicats existants ou pour en créer de nouveaux semble énorme. Une telle masse d’efforts serait peut-être mieux investie dans la construction d’une autre forme d’organisation politique basée sur la confrontation de classe.

Il semble que les syndicats au Québec ne puissent plus fournir une structure organisationnelle viable pour une classe ouvrière révolutionnaire ou servir de véhicule pour l’établissement d’un « socialisme démocratique », comme certaines factions du mouvement syndical de la province avaient aspiré à le faire dans les années 1970. La question qui se pose donc à nous est la suivante : quelle forme d’organisation ouvrière est la plus apte à relever les défis fondamentaux de notre époque ? Quel type d’organisation pourrait être capable de confronter le système capitaliste, responsable de la misère généralisée et de la crise écologique, et de prendre en charge le projet de construction d’une société égalitaire ?

Bien que le Front commun de 1972 ait été la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Canada, avançant des propositions radicales par le biais d’actions autonomes, d’occupations et de blocages à travers le Québec, il s’est avéré incapable de se maintenir et de s’intensifier. Les trois principaux syndicats ont fini par reculer devant la répression de l’État, ce qui a entraîné, à terme, la fin du mouvement. Peut-on attribuer cet échec aux limites de la forme syndicale elle-même ? À l’inachèvement des projets politiques des syndicats québécois de l’époque ? Aux divisions internes ? À la fragilité du Front commun face à l’État uni, organisé et militarisé ? Probablement que tous ces facteurs ont joué un rôle. Aujourd’hui, la mémoire du Front commun nous invite à nous poser des questions de fond sur le syndicalisme et à construire une nouvelle stratégie révolutionnaire, enracinée dans l’organisation et la combativité, et capable de triompher dans les conditions actuelles. Ce qui demeure certain, c’est qu’il faut unir la classe ouvrière afin qu’elle soit en mesure non seulement d’établir un rapport de force avec la bourgeoisie et l’État, mais aussi de mener à terme un processus révolutionnaire.  

De gauche à droite : manifestation syndicale de la CSN, vers 1974 (Archives CSN) et Vivre à notre goût (1974), le rapport moral de Marcel Pépin (Archives Révolutionnaires)


Notes

[1] Jacques Rouillard. « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19-2, 2011, p. 167.

[2]Ibid., p. 172.

[3] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte, Jean Reynolds. Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 56-68.

[4]Ibid., p. 97.

[5]Ibid., p. 103.

[6] « Nous contre le gouvernement (sept jours de lutte) », déclaration du 12 mai 1972, bulletin spécial FTQ.

[7] « Cette grève est exemplaire à plusieurs niveaux : 1- elle unit ensemble ouvriers, collets blancs et petits-bourgeois syndiqués dans une grève qui tend à se généraliser malgré son caractère illégal ; 2- l’occupation des villes – dont le cas le plus typique est Sept-Îles – qui place de facto un grand nombre d’activités urbaines sous le contrôle des travailleurs, au grand effroi des notables de la place qui se voient, pour quelques jours, relégués à l’arrière-plan ; 3- l’occupation des postes de radio qui se succède quotidiennement dans différentes régions et qui donne la parole aux forces syndicales ; 4- enfin, phénomène isolé, mais non moins important, les salariés de l’Institut Albert-Prévost, qui mettent à la porte le Conseil d’administration et qui font fonctionner l’Institut sous le modèle de l’autogestion. » Voir Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 105.

[8]Ibid., p. 110.

[9] Jacques Rouillard. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.

[10] Jacques Rouillard. Histoire de la CSN (1921-1981), Montréal, Boréal / CSN, 1981 p. 227-230.

[11] Marcel Pepin. Positions, Montréal, CSN, 1968, p. 8.

[12]Ibid., p. 9.

[13]Ibid., p. 9.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie II

15 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Partie I. Bâtir un pouvoir populaire Introduction. Exposer les luttes du passé Les années 1960. Le Québec en changement 1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le (…)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972. Le Front commun
1972-1975. luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion. Vers de nouveaux combats

Manifestation et piquetage lors du Front commun de 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972. Le Front commun

« Le syndicalisme, c’est le peuple organisé. »

Marcel Pepin, Positions (1968)

Les grandes centrales syndicales québécoises, qui avaient bien accueilli les réformes de la Révolution tranquille, durcissent le ton face à l’État et affinent leurs positions politiques vers la fin des années 1960. Le syndicalisme de combat, centré sur la construction d’un rapport de force avec l’État et le patronat, influence la perspective des grandes centrales qui critiquent « l’État bourgeois » et ébauchent un projet de société socialiste. On cherche à dépasser l’esprit corporatiste et à faire valoir les intérêts des travailleur·euse·s face aux classes dominantes « protégées par leur État[1] ». Une partie des syndiqué·e·s espère que leurs organisations deviennent l’outil de la classe ouvrière pour affronter la bourgeoisie, mais plusieurs membres restent en désaccord avec ces propositions radicales. Cette contradiction éclatera lors du Front commun intersyndical de 1972[2].

Les trois manifestes des centrales syndicales

Peu avant le premier Front commun, les centrales publient chacune un manifeste exprimant leurs nouvelles conceptions politiques. En 1971, la CSN publie Ne comptons que sur nos propres moyens, alors que la FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation. En 1972, la CEQ, qui rassemble les enseignant·e·s, publie L’école au service de la classe dominante.

Ne comptons que sur nos propres moyens, publié par la CSN, dénonce l’impérialisme américain au Québec. L’analyse des structures de production montre comment l’économie québécoise et sa bourgeoisie nationale sont soumises à la grande bourgeoisie étrangère. Les investisseurs étrangers achètent les entreprises québécoises, faisant en sorte que les profits engendrés grâce aux ressources et à la main-d’œuvre d’ici aboutissent aux États-Unis. Le manifeste affirme que les réformes du parti libéral qui prétendaient nous rendre « maîtres chez nous » ont échoué : l’État québécois continue à être au service de Toronto et de Wall Street. Les instruments de « libération économique » créés durant la Révolution tranquille – comme la Caisse de dépôt et placement ou l’étatisation de l’électricité – sont insuffisants pour émanciper le Québec du capitalisme anglo-américain. Pour que ces instruments atteignent leur objectif libérateur, il faudrait qu’ils soient contrôlés par les travailleurs et non par la bourgeoisie nationale vassalisée. Le manifeste expose par conséquent la nécessité de renverser le capitalisme et d’établir une économie planifiée socialiste, prise en charge par « les travailleurs québécois et démocratiquement gérée[3] ».

L’État rouage de notre exploitation, produit par la FTQ, rassemble quatre documents de travail adoptés lors de son 12e congrès en 1971. Le plus intéressant est le Manifeste pour une nouvelle stratégie qui propose un dépassement du système socio-économique capitaliste. Le Manifeste constate l’échec des luttes isolées, avant de souligner qu’elles devraient être liées parce qu’elles concernent toutes le conflit capital / travail. Le problème c’est « le système capitaliste monopoliste organisé en fonction du profit de ceux qui contrôlent l’économie, jamais en fonction de la satisfaction des besoins de la classe ouvrière[4] ». L’État est un rouage essentiel dans le fonctionnement de ce système d’exploitation en vertu de ces appareils politiques, juridiques et idéologiques. Il faut s’organiser pour remplacer le système capitaliste et l’État libéral qui le soutient « par une organisation sociale, politique et économique dont le fonctionnement sera basé sur la satisfaction des besoins collectifs[5] ». Par contre, les actions concrètes proposées par la FTQ ne sont pas à la hauteur de la radicalité de son analyse du système. La centrale suggère des actions qui pourraient être menées à court terme par le gouvernement (suivant la pression des travailleurs) afin de « contenir » les dégâts du système capitaliste. Il s’agit principalement de renforcer les institutions économiques québécoises et de nationaliser l’épargne grâce à la Caisse de dépôt et placement.

Enfin, L’école au service de la classe dominante, produit par la CEQ, analyse le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales et de classe au Québec. La centrale considère que l’éducation en régime capitaliste vise à former une main-d’œuvre docile, ce qui implique la discipline, la hiérarchie et la compétition entre élèves. Le système scolaire prépare, dès leur plus jeune âge, les « futurs exploiteurs » et les « futurs exploités ». L’analyse de la CEQ, bien que pertinente, reste plus limitée que celle de la CSN (la plus audacieuse quant aux actions proposées) et celle de la FTQ.

En bref, les trois manifestes contestent la capacité de l’État québécois, dominé par une bourgeoisie nationale soumise aux capitaux étrangers, à répondre aux besoins du peuple. Selon les centrales, l’État et ses institutions, ainsi que le monde de l’entreprise privée, sont incapables d’assurer le bien-être collectif. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir le pouvoir des travailleur·euse·s, voire un régime socialiste.

Les trois manifestes des centrales syndicales (Photos AR).
En bas, on peut voir un exemplaire du journal La [Presse] libre, produit par les lock-outés de La Presse lors du conflit de 1964. Un autre conflit éclate au début des années 1970 et dure sept mois, de juillet 1971 à février 1972 (Source : Archives de la CSN).

Le Front commun de 1972

En janvier 1972, les trois grands syndicats (CSN, FTQ et CEQ) décident de s’unir dans un Front commun pour négocier les conditions de travail dans le secteur public. Le slogan du Front commun : « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tout·e·s les employé·e·s du secteur public québécois, pour les sortir de la pauvreté et établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires des travailleur·euse·s du secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité. Lorsque le gouvernement de Robert Bourassa refuse de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement impose des injonctions qui forcent le retour au travail, puis promulgue une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d’imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic. De lourdes sanctions sont prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier ; cet appel au retour au travail mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la loi[6]. Malgré cela, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient déclaré vouloir inciter leurs membres à ne pas respecter les injonctions d’avril. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison[7].

Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleurs organisés occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Malgré l’illégalité de la grève, des enseignants, des métallurgistes, des mineurs, des journalistes, des commerçants et des infirmières s’unissent dans un même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne constitue l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[8].

Trois affiches du Front Commun de 1972 présentées lors de l’exposition d’Archives Révolutionnaires en mars 2023 au Bâtiment 7 (Photos AR).

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine en raison de son occupation par les travailleur·euse·s. Les ouvriers de la construction, rejoints par les mineurs puis les métallos de toute la Côte-Nord, se joignent au mouvement de grève. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles et un groupe de syndiqués prend le contrôle de la radio locale[9]. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s rassemblé·e·s devant le palais de justice affrontent les policiers. Ceux-ci, incapable de contenir les grévistes, sont forcés de se barricader, tandis que les travailleur·euse·s proclament la ville « sous contrôle ouvrier » ! L’euphorie est de courte durée : au cours de la manifestation, un citoyen anti-grève percute la foule avec sa voiture, blessant plus de 40 personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force est rapidement inversé. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et reprend le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

Le Front commun dans son ensemble se désagrège progressivement, des scissions se formant au sein des centrales syndicales, donnant notamment naissance à la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) qui rejette les orientations radicales de la CSN. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, reprend le contrôle des évènements et impose, à l’été et à l’automne, une série de conventions négociées par secteur. Le Front commun se termine ainsi dans l’amertume. Au lendemain des évènements de 1972, un constat s’impose : les centrales syndicales n’ont pas su dépasser les limites imposées par la légalité bourgeoise ni aller au-delà du modèle de la négociation des conditions de travail[10]. Alors que les centrales optent pour le repli devant les menaces légales, elles sont dépassées par une base ouvrière combative qui refuse le retour au travail dans plusieurs villes du Québec, ce qui s’exprime en particulier lors des affrontements de mai. Ces mobilisations autonomes ont montré aux travailleur·euse·s qu’ils et elles peuvent s’organiser par eux-mêmes, en créant leurs propres groupes et en menant leurs propres actions.

Le Front commun a démontré aux travailleur·euse·s en lutte « la nécessité de la solidarité ouvrière, la nécessité de l’unité syndicale, la nécessité de la démocratisation des structures syndicales, la conscience de la nature et du rôle de l’État pro-monopoliste et pro-impérialiste[11] ». L’idée d’un mouvement populaire de masse qui place les travailleur·euse·s au cœur de l’action fait son chemin dans l’imaginaire militant[12]. Bien sûr, cette voie radicale est contrebalancée par celles et ceux qui restent attachés au syndicalisme traditionnel ou au Parti Québécois, deux options étapistes et considérées comme plus réalistes pour donner un certain pouvoir aux classes populaires dans la société québécoise[13]. Mais la table est mise pour une séquence particulièrement puissante des luttes populaires.

Rassemblement du Front Commun au Forum de Montréal le 7 mars 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972-1975. Luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste

« Comme on se battait contre les boss, c’était logique de se battre aussi contre le système qui permet aux boss de nous exploiter. Gagner une grève ça n’empêche pas les boss de venir gruger, avec l’inflation d’un bord, ce qu’ils sont forcés de nous donner en augmentation de l’autre bord… »

La solidarité des gars de Firestone égale victoire (1974)

Les années 1970 sont marquées par les grèves et l’activité intense des mouvements ouvriers. Le Front commun a permis, pour une partie des militant·e·s syndicaux·ales et d’extrême gauche, de figurer une recomposition plus radicale du mouvement, au-delà des syndicats[14]. Malgré son ampleur, le Front commun est perçu par certain·e·s comme un échec pour ce qui a trait aux revendications immédiates[15]. De plus, le mouvement a été incapable de se poursuivre pleinement sur le terrain politique. En conséquence, dans les villes de Montréal, Sept-Îles, Joliette ou Saint-Jérôme, se développe un mouvement ouvrier qui se veut plus indépendant des grandes centrales syndicales tout comme des partis politiques. Les Comités d’action politique et les groupes d’extrême gauche se reconfigurent, en adoptant de plus en plus une perspective marxiste-léniniste. Ces groupes de travailleur·euse·s en lutte avancent le projet d’un Québec socialiste et capable de s’autodéterminer, en s’inspirant du mouvement anti-impérialiste mondial. La révolution ne viendra pas d’en haut : elle sera faite par les masses, par la classe ouvrière auto-organisée au sein des lieux de travail et de la communauté.

Les années de grèves (1973-1975)

Les années 1970 au Québec sont marquées par de nombreuses grèves et une affirmation des revendications ouvrières dans le secteur public comme privé[16]. La plupart des travailleur·euse·s se battent contre des multinationales américaines qui sous-paient leurs employé·e·s, répriment ceux et celles qui tentent d’y instaurer des syndicats ou refusent la formule Rand. À partir de 1973, le contexte économique est, de plus, marqué par une période de « stagflation » : la croissance stagne et les emplois se font plus rares, tandis que les prix augmentent. Le salaire réel moyen est à la baisse et le chômage augmente[17]. Nombre de travailleur·euse·s luttent pour leurs conditions de vie, tout en mettant de l’avant des propositions politiques. Au cours de ces grèves, les travailleur·euse·s produisent des journaux et se lient avec des groupes politiques qui les soutiennent.

Au printemps 1973, la ville de Joliette est le théâtre de deux grèves très dures. En mars, les 315 travailleurs de l’usine Firestone Tire and Rubber débraient afin de négocier une nouvelle convention collective[18]. Au Québec, ce géant du caoutchouc emploie une main-d’œuvre qualifiée, mais lui offre un salaire beaucoup plus bas qu’en Ontario ou aux États-Unis. Ce sont des ouvriers radicaux de l’usine qui poussent pour la grève, dépassant leur propre syndicat jugé trop mou. Ils créent le Comité des 30 pour organiser la négociation : ils exigent une augmentation salariale, de travailler en français, une limitation du temps supplémentaire, la sécurité d’emploi et l’extension du droit de grief. Le comité offre des formations aux ouvriers en grève ainsi qu’à leur famille et organise un boycottage pour mettre de la pression sur l’entreprise. Fait notable, les femmes des grévistes organisent aussi des formations afin d’expliquer le conflit en cours et s’organisent en tant que femmes de grévistes sur la base de leurs propres problèmes[19]. Des groupes militants de l’extérieurs supportent les grévistes et les aident à se former politiquement, tout en maintenant la liaison avec d’autres camarades en lutte à Joliette, notamment ceux de la Consolidated Textile, de Joliette-Construction et de la Canadian Gypsum[20].

En mai 1973, les ouvriers de la Canadian Gypsum déclenchent une grève[21]. Ces travailleurs font face à une administration anti-syndicale qui refuse – en toute illégalité – la formule Rand. L’administration américaine, intransigeante, utilise la violence ainsi que des briseurs de grève afin de stopper le mouvement. Cette grève de 21 mois est racontée dans le film Debout face au mépris (2017) produit par le collectif Ferrisson[22]. Des comités de solidarité se forment dans plusieurs villes, tandis que les grévistes font appel à des groupes politiques pour se former[23]. Ce printemps-là est marqué par de nombreuses manifestations de solidarité avec les grévistes à Joliette, dont la manifestation du 11 juin qui rassemble quelque 2 500 personnes[24].

À gauche, manifestation du 1er mai 1974 à Joliette. Au centre, manifestation du 1er mai 1970 à Montréal (Pierre Gaudard, Musée des Beaux-Arts du Canada). À droite, une altercation avec la police lors de la grève d’United Aircraft, à Longueuil en 1975.

En septembre 1973, les 750 ouvriers de la Canadian Steel Foundries de Montréal déclenchent une grève illégale suite au congédiement de deux de leurs collègues qui avaient soulevé les problèmes de santé et de sécurité auxquels faisaient face les travailleurs[25]. Environ 17 % des employés de la Canadian Steel étaient atteints de silicose. Ce fait est découvert lorsque deux militants du CAP Saint-Jacques, établis dans ce milieu pour y mener du travail politique, font massivement passer des tests aux ouvriers de l’usine réputée pour ses mauvaises conditions de travail[26]. La grève est menée à l’initiative du Comité de travailleurs de la Steel, un groupe autonome qui s’organise depuis décembre 1972 à l’extérieur du syndicat local des Métallos. Le comité s’oppose à la gestion conciliatrice du syndicat et mène sa grève avec des objectifs politiques plus larges, ce qui déplaît au syndicat qui tente de briser leur lutte[27]. Suite à la grève, les militants du CAP sont mis à pied par la direction, mais leur travail politique a donné lieu à la création du journal d’usine À nous la parole.

En novembre 1973, 40 travailleurs de l’usine Shellcast, une entreprise de métallurgie de Montréal-Nord qui fabrique des pièces pour l’industrie aéronautique et électronique, font la grève pour obtenir la reconnaissance syndicale. La plupart des employés de Shellcast sont des immigrants d’origine latino-américaine, grecque et haïtienne. L’entreprise profite de leur statut précaire et du fait qu’ils n’ont pas de syndicat pour abuser d’eux. Malgré une intense mobilisation en faveur des employés de Shellcast, cette grève se termine par un échec en raison de la répression du patronat et du ministère de l’Immigration, qui intervient directement contre les grévistes.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie I

8 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique (…)

L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique au Québec y étaient présentées, en montrant la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. L’exposition présentait divers artéfacts tirés du fonds documentaire Robert-Demers, produits par les groupes populaires et les comités d’action politique, ainsi que de nombreux « journaux d’usine » produits par les travailleurs et les travailleuses en lutte, parfois même à la marge des syndicats.

Le présent texte est issu de la brochure qui accompagnait l’exposition. Nous tenons à remercier la succession de feu Robert Demers (1950-2020) pour la donation du fonds documentaire Robert-Demers, à partir duquel nous avons pu réaliser cette exposition et la recherche qui l’accompagne. Nous tenons aussi à remercier Marc Comby et Yves Rochon pour leur aide précieuse et pour nous avoir fourni documents, témoignages et photos. Leur contribution à notre recherche et à la réalisation de ce texte est immense.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972 : le Front commun
1972-1975 : luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion

De gauche à droite : Le Faubourg à m’lasse en 1963, un quartier populaire canadien-français du centre-sud de Montréal maintenant détruit. La construction de l’hôtel Château-Champlain et de la Place Bonaventure en 1965. Victoriatown en 1963, un quartier du sud-ouest de Montréal qui accueille les familles ouvrières irlandaises, rasé en 1964. Source : Archives de la ville de Montréal.

Introduction. Exposer les luttes du passé

De 1970 à 1975, soit la période comprise entre la Crise d’Octobre et le deuxième Front commun intersyndical (1975-1976), les groupes politiques de gauche, populaires et ouvriers québécois connaissent une reconfiguration puis une activité inouïe, dont cette exposition rend compte. Elle montre l’imbrication et la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. Les militant·e·s naviguent alors entre les organisations qui débattent du meilleur moyen de changer le monde. Pour présenter cette vitalité, l’exposition suit un plan chrono-conceptuel, en recoupant la présentation chronologique par des ensembles thématiques : les groupes citoyens, la Crise d’Octobre, le syndicalisme puis les organisations marxistes-léninistes.

Après une mise en contexte sur le climat nationaliste et progressiste des années 1960, nous traitons de l’émergence des groupes populaires à Montréal qui se transforment en Comités d’action politiques (CAP) au début de la décennie 1970. Ces groupes qui cherchent à bâtir un pouvoir populaire vont s’organiser au sein du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal qui lie les groupes populaires et le mouvement syndical. La Crise d’Octobre marque un tournant pour ces groupes qui constatent leur fragilité face à la répression de l’État. Les groupes populaires et ouvriers doivent repenser leurs tactiques et développer une stratégie sur le long terme. Entre 1970 et 1972, les militant·e·s se concentrent sur la consolidation politique et théorique en approfondissant leur connaissance du marxisme inspiré par la Chine maoïste. Celle-ci semble proposer un socialisme anti-impérialiste et anti-bureaucratique qui pallie aux insuffisances du modèle soviétique. Parallèlement, les syndicats lancent leur premier Front commun (avril 1972), rapidement dépassé par les actions de leur base ouvrière (mai 1972). Dans les mêmes années, une myriade d’organisations socialistes se développent pour appuyer ou pour participer aux luttes des travailleur·euse·s. Plus largement, les ouvrier·ère·s commencent à s’organiser politiquement en dehors des syndicats. Au milieu des années 1970, une partie du mouvement ouvrier choisit de s’organiser dans des groupes marxistes-léninistes (révolutionnaires) ou dans le Parti Québécois (PQ, réformiste), deux options aux antipodes.

Ce travail se veut un panorama qui ne prétend pas rendre compte de l’entièreté des groupes et activités de la période. Il a pour but de présenter une certaine dynamique à l’œuvre : celle qui animait les groupes populaires et ouvriers.

De gauche à droite : L’intersection des rues Peel et Sainte-Catherine en 1968 (Source : Archives de la ville de Montréal). Une statue de la reine Victoria, dynamitée par le Front de libération du Québec (FLQ) à l’été 1963 (Source : Globe and Mail).

Les années 1960. Le Québec en changement

Avec l’élection du Parti libéral de Jean Lesage en juin 1960, une nouvelle ère de réformes économiques, politiques et sociales s’ouvre au Québec. Lesage souhaite dépasser le laissez-faire économique de son prédécesseur Maurice Duplessis et entreprend de grands projets afin de rendre le Québec semblable aux autres économies modernes de l’Amérique et de l’Europe. La province est laïcisée et la santé comme l’éducation sont étatisées, à la suite de quoi les réseaux des polyvalentes et des cégeps sont mis en place. Le gouvernement intervient dans l’économie par le biais des sociétés d’État et la fondation d’institutions comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ces réformes s’accompagnent de la montée des luttes pour les droits civiques – avec des gains notamment pour les femmes et la classe ouvrière – et du mouvement indépendantiste.

En septembre 1960, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est formé. En 1962, il lance le journal L’Indépendance (1962-1968), puis devient un parti politique en mars 1963. Le RIN propose une souveraineté à gauche, qu’il souhaite obtenir par la voie électorale. Rapidement, une extrême gauche indépendantiste se forme à l’initiative des membres les plus radicaux du RIN : c’est la naissance du Front de libération du Québec (FLQ). Entre 1963 et 1972, ce groupe pluriel commet plusieurs attentats à la bombe ainsi que d’autres actions armées révolutionnaires. Dans la foulée de Mai 68 en France, un grand mouvement étudiant de tendance libertaire se constitue dans la province. Face à l’insuffisance des réformes libérales, les luttes ouvrières et les grèves dans la fonction publique se multiplient dès les années 1960.

Les luttes pour l’indépendance, les droits civiques et de meilleures conditions de travail s’entremêlent au cours de la décennie dans un mouvement contestataire marqué par de grandes manifestations et des émeutes, comme celles de la Saint-Jean-Baptiste en 1968 et en 1969. Par contre, les organisations qui animent ce mouvement durent seulement quelques mois, tout au plus quelques années. Le Mouvement de libération populaire (MLP, 1965-1966) puis le Front de libération populaire (FLP, 1968-1970), qui publie le journal La Masse, sont au cœur de ces luttes. Le ralentissement des réformes étatiques à partir de 1966-1967[1] n’entraîne pas une diminution des luttes populaires. Au contraire, celles-ci continuent dans une opposition de plus en plus marquée face à l’État québécois maintenant dominé par une « bourgeoisie nationale » qui tente de s’affirmer.

De gauche à droite : L’Indépendance, journal du RIN. Publications diverses, dont le manifeste du P’tit Québec Libre, une commune révolutionnaire indpendantiste dans les Cantons-de-l’est. La Cognée, organe du FLQ.

1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)

« Le FRAP est dans la lignée des nombreux groupes citoyens qui, depuis 1963, se sont attaqués dans leurs quartiers respectifs à des problèmes précis (équipement scolaire dans Saint-Henri, clinique médicale dans Saint-Jacques, etc.). Peu à peu, cependant, l’absence de pensée politique et l’insuffisance des moyens de lutte et de regroupement ont amené ces comités à se regrouper dans un front commun, le FRAP, où ils ne se contenteront plus de critiquer le pouvoir, mais où ils tenteront de l’exercer. »

Les salariés au pouvoir !, programme du FRAP, 1970

Au début des années 1960, dans plusieurs quartiers de Montréal ainsi qu’à Québec, Sherbrooke et Hull, des comités de citoyens se développent dans les communautés les plus pauvres. À l’époque, près de 38 % de la population de la ville de Montréal vit « soit dans la misère, dans un état de pauvreté ou dans la privation[2] ». Alors que la ville est composée à 75 % de locataires, les grands projets d’infrastructures et de modernisation de la ville impulsés par le maire Jean Drapeau entraînent une destruction massive de logements dans les quartiers populaires[3]. La spéculation foncière et l’absence de plan de développement cohérent contribuent à accentuer les problèmes de logement. Pour faire face aux enjeux d’habitation, d’éducation et de santé, des animateurs sociaux lancent des projets de mobilisation citoyenne dans les quartiers défavorisés, en s’adressant principalement aux chômeur·euse·s et aux assisté·e·s sociaux·ale·s[4].

Les Comités citoyens et les Comités d’action politique

À Montréal, des comités de citoyens sont créés dans les quartiers de Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Saint-Jacques, inspirés par le principe d’organisation communautaire du sociologue américain Saul Alinsky. Les comités encouragent l’auto-organisation des habitant·e·s des quartiers populaires afin qu’il·le·s puissent prendre en charge leurs problèmes. De 1963 à 1968, une vingtaine de comités de citoyens se constituent dans la région de Montréal pour revendiquer l’ouverture de nouvelles écoles et de cliniques, ou pour s’opposer aux expropriations[5]. Ces associations regroupent des travailleur·euse·s salarié·e·s et des chômeur·euse·s qui veulent participer aux décisions concernant les aménagements et les services dans leur quartier[6].

Confrontés à des administrations récalcitrantes, les comités se politisent rapidement[7]. Le 19 mai 1968, plus de 20 comités de citoyens du Québec se rencontrent pour discuter des limites de leurs actions et leurs nouveaux objectifs. L’assemblée affirme :

  1. Nous avons tous les mêmes grands problèmes
  2. Nous devons sortir de l’isolement et de l’esprit de clocher
  3. Les gouvernements doivent devenir nos gouvernements
  4. Nous n’avons plus le choix, il nous faut passer à l’action politique[8]

À partir de ce moment, les comités citoyens s’orientent vers des perspectives plus clairement sociales-démocrates et mettent sur pied des projets autonomes s’adressant à l’ensemble de la population. Le but est de lier les travailleur·euse·s présent·e·s dans les quartiers ouvriers comme Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve et les chômeur·euse·s majoritaires dans les quartiers populaires de Saint-Henri ou de Saint-Jacques[9]. L’appellation de « comité de citoyens » est abandonnée au profit de celle de « groupes populaires » ou « comité de travailleurs ». C’est le cas du Comité des citoyens de Mercier qui devient le Comité des travailleurs de Mercier à l’été 1970. Certains groupes deviennent des « comités d’action politique » (CAP). Cette appellation s’inspire directement d’une initiative de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui souhaite étendre son action au-delà de la négociation des conventions collectives en créant des comités d’action politique dans divers quartiers[10]. Les CAP et les groupes populaires se multiplient dans les années suivantes et deviennent la pierre de touche de l’organisation populaire et ouvrière au Québec.

De gauche à droite : Groupe de citoyens en faveur de l’implantation d’une clinique communautaire, réunis au St-Columba’s Hall dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal (Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry). Rassemblement de citoyens de la Petite-Bourgogne, expulsés de leurs logements alors que leur quartier s’apprête à être rasé (Source: Archives de la Ville de Montréal). Manifestation du Comité de citoyens de Milton Parc (Source : Mémoire des montréalais).

La construction de l’autonomie citoyenne

Un des premiers projets communautaires d’envergure est la Clinique des citoyens de Saint-Jacques qui ouvre ses portes le 28 octobre 1968, au 1764 rue Saint-Christophe à Montréal[11]. La clinique, organisée par les citoyen·ne·s du quartier en collaboration avec des médecins bénévoles, offre des services gratuits aux habitant·e·s du quartier, un des plus pauvres de Montréal, dans un contexte où l’assurance maladie n’existe pas encore[12]. La clinique autogérée veut briser le rapport de pouvoir entre les soignant·e·s et les soigné·e·s. Les décisions sont prises par consensus et les médecins doivent accomplir plusieurs tâches afférentes, comme laver les planchers. En contrepartie, les citoyen·ne·s sont impliqué·e·s dans le fonctionnement de la clinique et accomplissent certaines tâches habituellement réservées au personnel spécialisé. La médecine, jusqu’alors réservée aux élites, se démocratise. Les docteurs de la clinique se perçoivent comme de simples travailleurs dont la fonction est de soigner les gens, à l’image des mécaniciens dont la fonction est de réparer les voitures[13]. Bientôt, la clinique ouvre une Maison des citoyens qui accueille le Comité des citoyens de Saint-Jacques[14]. Peu après, une autre clinique est créée dans le quartier Saint-Henri. Des centres d’aide légale, comme la Clinique Pointe-Saint-Charles ou la Clinique Saint-Louis, ouvrent leurs portes vers 1970[15]. En 1971, cinq cliniques communautaires du genre existent à Montréal et on en retrouve aussi à Québec, Sherbrooke et Hull.

On compte, parmi les diverses initiatives mises sur pied au tournant des années 1970 des « maisons du chômeur », des coopératives d’alimentation, des associations de locataires, des garderies, etc. Les comités d’action politique et les groupes populaires s’intéressent à la plupart des enjeux qui touchent la vie quotidienne matérielle des classes populaires, tout en appuyant sporadiquement des groupes de travailleur·euse·s en grève[16]. En créant ces institutions en toute autonomie, les communautés rompent avec la simple revendication : elles se donnent les services dont elles ont besoin. Elles passent de l’impuissance à l’action. Ces comités poursuivent leur travail tout au long des années 1970, avec des perspectives plus ou moins radicales selon les cas.

À gauche : un dessin représentant les cliniques populaires qui se multiplient à Montréal dans les années 1970 (Solidaire, no.5, sept 1973, photo par Archives Révolutionnaires). À droite : à l’intérieur de la Clinique Saint-Jacques, qui reste en activité jusqu’aux années 1980 (Bulletin populaire, vol.4, no.10, 15 mai 1975).

Le Front d’action politique (FRAP)

En 1970, les groupes populaires et des syndicalistes s’unissent pour créer un parti municipal à Montréal : le Front d’action politique (FRAP). Les premiers cherchent à s’allier pour augmenter leur capacité d’action, alors que les seconds prennent acte de l’ébullition dans le domaine social. Les centrales syndicales cherchent à élargir leur champ d’action au-delà de la défense des droits des travailleur·euse·s dans les entreprises. Alors que les luttes sociales prennent de plus en plus d’importance, les grandes centrales (CSN, FTQ, CEQ[17]) critiquent l’État et le capitalisme. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats souhaitent devenir les véhicules à travers lesquels les travailleur·euse·s construisent leur pouvoir politique et économique. C’est l’idée du « deuxième front » développée par la CSN.

Cette nouvelle conception est présentée au congrès de la CSN d’octobre 1968 par Marcel Pepin, alors président, dans son rapport intitulé Le deuxième front. Il vise à ce que les travailleur·euse·s, par l’entremise de leurs syndicats, prennent en charge l’entièreté des questions sociales et politiques. Si les syndicats assurent l’ordre dans les entreprises – par la négociation des conditions de travail et des salaires – ils n’ont pratiquement aucun pouvoir à l’extérieur des usines et des shops[18].Cette ouverture aux questions sociales hors des lieux de travail se concrétise dans la participation de militants de la CSN à la création de plusieurs Comités d’action politique (CAP) et de groupements citoyens.

Les groupes populaires de Montréal, quant à eux, sont conscients qu’en restant désunis et en travaillant chacun sur leurs enjeux spécifiques, ils limitent leur capacité d’action. Ils décident donc de se fédérer et de s’allier avec les syndicalistes du « deuxième front ». Tous ont la volonté de prendre en charge les problèmes de la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses, de promouvoir une démocratie par le bas et de construire sur le long terme le pouvoir des salarié·e·s. Les colloques régionaux intersyndicaux d’avril et de mai 1970 cristallisent la volonté de fonder un parti politique comme moyen d’expression et d’action permanent pour les militant·e·s[19]. En mai 1970, le Front d’action politique (FRAP) est créé. Il rassemble des militant·e·s de gauche, des syndicalistes et des membres des groupes populaires[20]. Pour ses dirigeants, ce parti municipal est la première étape qui doit mener à la création d’une organisation politique à l’échelle du Québec. Le premier congrès du FRAP se tient en août 1970 et rassemble près de 400 membres. Fait notable, si le FRAP est un parti montréalais, son projet suscite l’intérêt de plusieurs organisations d’autres villes au Québec : le Mouvement des locataires de Québec, les comités des citoyens de Saint-Sauveur et de Saint-Jean-Baptiste, le Comité anti-pauvreté de la Rive-Sud de Montréal et le comité ouvrier de Saint-Jérôme sont notamment présents au congrès[21].

Le FRAP agit comme organe de coordination des différents groupes qui décident de leurs orientations et de leurs priorités organisationnelles en congrès. L’objectif est de construire un « pouvoir populaire[22] », soit une « véritable démocratie économique et politique[23] ». La lutte au niveau municipal est une première étape qui a l’avantage d’être à « échelle humaine[24] ». Alors que la politique est dominée par les intérêts du grand capital, les travailleur·euse·s sont toujours à risque de perdre leurs acquis. Le logement est aux mains de spéculateurs immobiliers et de firmes, la culture et l’information sont dominées par les grandes entreprises médiatiques, tandis que tout le domaine de la consommation est soumis à l’entreprise privée. En lutte sur trois fronts (la politique, le travail et la consommation), le parti propose dans son programme Les salariés au pouvoir ! (1970) une série de réformes structurelles : refonte de l’administration municipale, instauration d’un contrôle des loyers, création de cliniques populaires cogérées par les habitant·e·s des quartiers et les travailleur·euse·s de la santé, mesures favorisant l’extension du mouvement coopératif, etc.[25] Si le FRAP ne se dit pas socialiste, il est par contre résolument critique du capitalisme[26]. D’ailleurs, son projet motive les classes populaires, alors que 35 % des membres du FRAP à sa fondation sont des ouvriers spécialisés, des techniciens ou des travailleurs non qualifiés ; les ménagères représentant 4 % des membres[27].

Au moment où paraît le programme du FRAP, le parti coalise quatorze CAP. Parmi eux, les CAP de Saint-Henri, Sainte-Anne, Saint-Louis, Saint-Jacques, Papineau, Maisonneuve, Saint-Édouard, Villeray, Rosemont, Ahuntsic et Mercier[28]. Six des CAP qui composent le FRAP sont des organisations qui existaient avant la création du parti, alors que les autres sont créés expressément en vue des élections municipales d’octobre 1970[29]. Le FRAP est alors très populaire. Le nombre d’adhérents passe de 600 en août 1970 à près de 1 100 en octobre[30]. Ce mouvement d’enthousiasme est stoppé net par un évènement majeur qui ébranle tout le Québec : la Crise d’Octobre et l’invasion de la province par l’armée canadienne.

SÉPARATION ÷ 2 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

1er mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles, dont Transnational 1968 (créée en 2018) et l’exposition ci-dessous.

L’exposition Séparation ÷ 2 (créée en 2016) se veut une réflexion historique et théorique sur deux séparatismes présents au Québec, celui des francophones et celui des peuples autochtones. Ces deux mouvements, parfois parallèles, parfois en chassés-croisés, parfois en confrontation, éclairent l’histoire des luttes d’ici. La présente version de l’exposition est légèrement modifiée en regard de l’évolution de nos recherches dans les dernières années.

SÉPARATION ÷ 2


De deux séparatismes, l’un : blanc-bec du Québec, qui de tricoté serré en terroir, s’en va en beau joual vert, frustré qu’il est d’un pays pour le monde, jusqu’à ravir des ministres et les asseoir en coffre de chars.

Et l’autre : anishinabé ou onkwehonwe, peuples premiers, décimés par intoxication, spoliation et acculturation, mais d’autant plus résolus à reprendre leur dû sur l’île de la Tortue, de blocages de sentiers en caporaux Lemay.

À partir de documents d’époque, le collectif Anarchives met côte à côte, face à face et dos à dos ces séparations divisées qui mettent à mal l’unité nationale.


LIEUX COMMUNS

Québec

Le séparatisme québécois se sépare, entre autres, sur la question de la séparabilité du territoire. D’un côté, la tendance électorale, d’abord incarnée par le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) puis par le Parti Québécois (PQ), s’inspire du centralisme français, contre l’esprit « communautariste » du Commonwealth britannique. Le basculement du centre de gravité idéologique sur la métropole parisienne entraîne ce souverainisme québécois à reprendre pour son compte la devise d’une nation indivisible, en cela farouchement opposée à toute séparation ultérieure.

D’un autre côté, par contre, il y a eu tous ces groupes qui ont refusé de remettre la souveraineté aux mains de l’éventuelle fondation d’une république constituante, préférant une réalisation immédiate de l’indépendance dans une perspective révolutionnaire et socialiste, avec les moyens du bord. Le FLQ, notamment, dans le cadre sa campagne de l’été 1970 pour sortir le séparatisme de son isolement insulaire à Montréal, a réalisé une véritable extension tentaculaire d’espaces sécessionnistes, que ce soit à la ferme du Petit Québec libre (Cantons-de-l’Est), à la Maison du pêcheur (Gaspésie) ou dans une myriade d’autres lieux collectifs parsemés sur le territoire.

Ces espaces servaient à la fois de points de contact et de propagande auprès des populations défavorisées par l’économie coloniale, et de lieux de rassemblement pour toute une jeunesse effervescente, en quête de subversion festive. Les Comités d’action politique (CAP), qui s’étaient installés dans une bonne partie des quartiers de Montréal, visant la prise de territoires et de ses leviers économiques et sociaux, étaient aussi liés aux « communes révolutionnaires » des campagnes.

Après la Crise d’octobre 1970, la répression des zones de luttes qui s’étaient créés autant en milieu rural qu’en zone urbaine laisse place à l’éclosion d’un vaste réseau de communes, où le partage de moyens matériels et économiques se perpétue, dans une ambiance néanmoins résolument convertie de la politique indépendantiste à la sous-culture hippie. Sur un autre plan, le mouvement se réorganise selon des perspectives socialistes, dans les syndicats ou des organisations marxistes-léninistes.

Le Petit Québec libre, Manifeste, 1970. 

En 1970, le Quatuor de jazz libre du Québec acquiert, via les réseaux felquistes, une ferme dans les Cantons-de-l’Est qui devient le lieu de rencontres foisonnantes entre politique et contre-culture, jusqu’à ce que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) y provoque un incendie en 1972.

Communes dans Lanaudière. Extrait de la revue Mainmise, été 1978. 

Le mouvement des communes et des coopératives prend son essor dans les années 1970, constituant un véritable réseau de vie collective à la campagne. Ce réseau, de plus en plus contre-culturel, existe en parallèle des organisations politiques classiques.

Maison du pêcheur. Photographie, été 1969, Percé.

Lancée par des militants du FLQ – dont on distingue Paul Rose en avant plan – l’expérience tumultueuse de la Maison du pêcheur est marquée par le lien avec les travailleurs et les jeunes de la Gaspésie, mais fait face aux attaques de la police et de riches propriétaires de campings dans les environs. En se rapprochant des pêcheurs gaspésiens, elle visait à exporter la Révolution hors de Montréal.

Le Village du Carré Saint-Louis. Couverture, vol.2, no.1, 11 mars 1970

La population étudiante contestataire du Montréal d’alors se concentre beaucoup dans le quartier du carré Saint-Louis, haut lieu de la vente de drogue. Un bulletin bimensuel sera produit pour donner des nouvelles de la vie du quartier, à l’imprimerie du coin. On y parle politique, indépendance et contre-culture.

Autochtones

Du point de vue autochtone, la question du territoire implique un conflit fondamental avec la conception européenne d’une souveraineté nationale délimitée par des frontières étanches. Parmi les centaines de peuples qui vivaient, souvent de manière nomade, sur l’île de la Tortue, l’identité était partagée entre une appellation générique comme « êtres humains » (onkwehonwe en langue iroquoienne et anishinabe en algonquin) et un nom directement lié au territoire (Kanienke’haka pour « ceux de la terre du silex », Onöndowága pour « ceux des collines », etc.). Ainsi ces peuples entretenaient un rapport distinct aux territoires, tout en ayant une conception différenciée de celle des Européens quant à la propriété privée. Dès leur arrivée, les Européens tentent de remplacer ces appellations territoriales par des noms propres de nations, divisant les Anishinabés en une multitude de races, Outaouais, Potawatomis, Mississaugas, Ojibwés, etc. – et tirent avantage des différends entre peuples, les entremêlant aux conflits entre les empires coloniaux.

C’est pourquoi la résistance autochtone a souvent pris la forme d’une transgression des frontières dessinées par les empires européens, notamment par la pratique de l’occupation et la réappropriation de terres. Depuis l’occupation du parc national de la Pointe-Pelée en 1922, les Premières nations n’ont jamais cessé d’appuyer, voire de réaliser leurs revendications territoriales par des prises de territoire.

En 1969, l’occupation du pont frontalier d’Akwesasne, réserve mohawk stratégiquement divisée entre les États-Unis, le Québec et l’Ontario, a lancé le mouvement séparatiste iroquois sur une stratégie autonomiste qui aboutira à la reprise, armes à la main, d’un vaste camp de vacances abandonné à Moss Lake, dans l’État de New-York, en 1974. Rebaptisée Ganienkeh, cette terre sera déclarée territoire indépendant auprès des Nations Unies, au prix de grandes tensions avec des groupes suprématistes blancs locaux, dont des échanges de coups de feu. Cela n’empêchera cependant pas Ganienkeh de continuer à exister jusqu’à nos jours.

De l’occupation du Anishinabe Park par l’Ojibway Warrior Society en 1974 au blocage du développement immobilier à Caledonia, près de la réserve de Six Nations, en 2006, en passant par les crises d’Oka, Ipperwash ou Gustafsen Lake, c’est toujours la question de l’appropriation et de l’usage du territoire qui est en litige dans les affrontements les plus tendus avec la police coloniale.

Anishinabe Park. Kenora, Ontario, 1974. 

En juillet 1974, l’Ojibway Warrior Society entreprend une occupation dans le parc Anishinabe, qui avait été vendu à la ville de Kenora par le gouvernement fédéral sans le consentement des Autochtones, en 1959. Pour près d’un mois, plus de 150 Autochtones, dont plusieurs armés de fusils et de bombes artisanales, affrontent les forces coloniales.

Defend, support Ganienkeh. Affiche pour une campagne internationale de dons, 1974. 

La réappropriation d’un ancien camp de vacances pour filles fortunées, près de Moss Lake dans l’État de New-York, attire des centaines de Mohawks pour refaire leur vie dans un cadre traditionnel. Au début des années 1980, des négociations avec le gouverneur de l’État, Mario Cuomo, mèneront les Mohawks à obtenir une autre terre près de Plattsburgh.

Ganienkeh Manifesto. Manifeste adressé à l’ONU, 1974. 

Si les gouvernements coloniaux font tout pour oublier l’illégalité de leur vol des terres autochtones, ces derniers s’adressent souvent aux instances internationales pour faire reconnaître leurs droits ancestraux.

Occupation du Bureau des affaires indiennes, à Washington. Photo, 1972. 

Après avoir fait le tour des États-Unis dans le cadre du Trail of Broken Treaties, un groupe d’environ 500 Autochtones de l’American Indian Movement (AIM) se rassemble au Bureau of Indian Affairs, dans la capitale américaine. Ils y resteront plus d’une semaine, causant près d’un million de dollars en dommages.

Caledonia. Photo, 2006.

La construction d’un important développement immobilier à Caledonia, sur des terres réclamées par la réserve de Six Nations, près de Brantford, en Ontario, cause une gronde immense. Un appel est lancé pour occuper le terrain contesté, et des milliers d’Autochtones érigent des barricades. Après de violents affrontements, le projet est abandonné.

Occupation du pont frontalier international d’Akwesasne, 1968. Images tirées du film You are on Indian Land, de Micheal Kanentakeron Mitchell, 1969, ONF. 

La réserve d’Akwesasne, Saint-Régis de son nom colonial, est divisée entre le Québec, l’Ontario et les États-Unis, ce qui complique grandement les déplacements de ses résidents. En 1969, ils ont entrepris le bloquer son pont frontalier, relançant une intense vague de contestation dans les territoires mohawks.

RESSOURCES INHUMAINES

Québec

C’est bien connu, la résurgence du souverainisme québécois coïncide avec l’entreprise de rénovation institutionnelle, politique, culturelle et économique qu’on appelle la Révolution tranquille. Ce projet, à l’origine, lie largement l’intelligentsia progressiste, comme en témoigne la proximité de certaines figures-clés du mouvement souverainiste et libéral au début des années 1960 – le felquiste Pierre Vallières et le futur premier ministre Pierre Elliot Trudeau écrivant tous deux dans la revue Cité Libre –, mais leur relation était à l’origine des plus ambiguës. L’insistance, en l’espèce, de la revue Parti Pris sur la nécessité de laïciser l’État québécois la positionne dans une alliance de fait avec les colombes du parti libéral, dressés tous deux contre le clergé conservateur. Mais la question du séparatisme aura tôt fait de les repousser aux antipodes de l’échiquier politique. Une certaine tendance, dans les années 1960, à concevoir le rattrapage du Québec à l’égard des autres pays occidentaux comme un passage obligé, a cependant continué de réunir les grands partis politiques (Union nationale, Parti libéral, Parti québécois), quitte à entrer en conflit avec les populations autochtones.

Ce phénomène relève du caractère développementaliste commun aux nationalismes québécois et au libéralisme canadien, à une époque où la critique de la société industrielle restait très minoritaire. La nationalisation de l’électricité, sous le slogan « Maître chez nous ! », tout comme la réalisation de chantiers hydroélectriques massifs (Baie-James, Manic 5, etc.), s’inscrit par ailleurs dans la conception selon laquelle la modernisation est essentielle à l’émancipation (sociale et nationale). Le contentieux entre les partis semble plutôt porter sur la question de la redistribution des richesses issues de l’exploitation des ressources, alors que Maurice Duplessis n’hésitait pas à les brader aux Américains. À l’exception des quelques épisodes où le mouvement syndical – malgré l’intérêt certain qu’il portait au développement – a pu suspendre, retarder, voire saccager les infrastructures extractives (grève d’Asbestos, destruction du chantier de la Baie James en 1974), le progressisme technique a fait l’objet d’un singulier consensus au Québec, offrant aux uns comme aux autres le rêve d’un « New Deal » pouvant régler le problème de la jeunesse chômeuse excédentaire, dans la perspective du plein emploi.

Maîtres chez nous, affiche du Parti libéral, 1962. 

C’est Jean Lesage, lors de la campagne électorale de 1962, qui lance ce slogan à saveur nationaliste. La nationalisation de l’électricité est alors un enjeu majeur et le slogan réussit à associer ferveur nationale, développement et modernisation.

Projection d’un film promotionnel montrant le progrès du chantier de la Baie-James.

Annoncé par Robert Bourassa en 1971, le « projet du siècle » devait venir répondre aux problèmes du chômage et fournir en électricité les nouvelles industries. Rapidement contesté par les Cris, le projet devient l’emblème de la résistance des Autochtones du Nord.

La plus grande mine d’or au Canada. Malartic, Abitibi-Témiscamingue.

Au Québec, l’économie de régions entières tient sur l’extraction. Au cours des années 1930, dans le contexte de la crise économique, une cinquantaine de familles partent de Montréal vers l’Abitibi-Témiscamingue pour extraire les ressources – bois et minerai – de ce territoire anishinabé, bientôt rejointes par des travailleurs d’Europe de l’Est. Le Canada est le chef de file mondial dans l’industrie minière, faisant notamment des ravages dans les territoires autochtones d’Amérique latine.

(Courtoisie / Osisko)

Nouveau-Québec, La Presse, 23 mai 1912. 

En 1912, le Parlement canadien transfère le district d’Ungava à la province de Québec, après que le Dominion du Canada l’ait acheté à la compagnie de la Baie d’Hudson. Si le Québec double son territoire administratif, bien peu de Blancs s’y aventureront avant les années 1960.

Grève de l’amiante. Photo d’un camion de vivres du CTCC, 1949.

Quand la grève d’Asbestos éclate, en février 1949, les demandes sont simples : une augmentation de 15 cents de l’heure du salaire horaire et l’élimination de la poussière d’amiante sur les lieux de travail. Mais lorsque la Johns-Mansville engage des briseurs de grève, les grévistes ripostent et barrent les voies d’accès à la ville. En prônant la tempérance face aux grévistes, Pierre Elliot Trudeau lancera sa carrière politique.

Faire le plein d’emplois. Congrès de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), 1983. 

Renouant avec le syndicalisme d’affaires et le principe de la concertation à la fin des années 1970, la FTQ lance son Fonds de solidarité en 1983. Il vise à investir dans des entreprises québécoises afin de préserver des emplois, dans le contexte de la récession. Le Fonds de solidarité est aujourd’hui un investisseur majeur dans les infrastructures extractives, détenant notamment plus de 16 % des parts du plus grand pipeline aux USA, le Colonial pipeline.

Autochtones

À bien y regarder, le développement des infrastructures représente un moyen par lequel les Européens ont pu triompher des Autochtones d’Amérique. Au prix de la mort de 90 % des Autochtones dans les premières 300 années de la colonisation, le continent s’est vu traversé par les rails, puis asphalté d’un océan à l’autre, en découvrant sur le chemin des ressources autrefois insoupçonnées. Dans le cas paradigmatique des Métis du Nord-Ouest, par exemple, l’insurrection n’a pu être matée que lorsque le chemin de fer du Grand Tronc a permis d’y acheminer une quantité suffisante de troupes canadiennes.

Or, si cette hécatombe a principalement considéré le mode de vie des indigènes d’Amérique comme un obstacle au développement capitaliste, c’est sans doute parce que celui-ci présente de profondes incompatibilités avec celui-là. Le mode de vie semi-nomade, tout particulièrement, suppose une religiosité « animiste », où les être humains doivent entretenir des échanges « diplomatiques » avec les esprits animaux afin que les proies acceptent de s’offrir à eux. D’où le caractère profondément spirituel de la résistance autochtone au développement industriel – dont la résistance au pipeline DAPL à Standing Rock offre un exemple frappant –, et qui ne cède en rien au chantage du développement.

D’un autre côté, que ce soit par leur dispersion dans des territoires éloignés voués à l’extraction ou par une stratégie coloniale consciente de division des territoires, les réserves autochtones servent souvent de point de passage pour quantité d’infrastructures. La réserve mohawk de Kahnawake, par exemple, est traversée autant par des autoroutes que la voie maritime du Saint-Laurent, des lignes haute tension, des ponts et des chemins de fer. Il n’est donc pas étonnant que la résistance indigène a tôt fait d’adopter la tactique du blocage de ces voies de communication. Le blocage représente certainement la tactique la plus répandue parmi les luttes autochtones contemporaines. Il ne se passe pas une année sans qu’un blocage de chemin forestier vienne compromettre une mine à ciel ouvert ou des coupes forestières en territoire innu, attikamekw, cri ou algonquin. Sur ces vastes terres où l’homme blanc n’apparaît que pour piller les ressources sans compter les dégâts, le spectre des résistances autochtones pèse lourd sur des infrastructures cruciales. Ainsi les Cris ont pu bloquer pendant de longues années le projet pharaonique du barrage de la Baie-James, et les Innus ont pu mettre un frein aux vols à basse altitude des chasseurs de l’OTAN en occupant le tarmac de la base militaire de Goose Bay, au Labrador. C’est que, comme le disait Karionaktajeh, le théoricien fondateur de la Mohawk Warrior Society, « davantage de technologie signifie davantage de points faibles pour les grandes puissances. »

NOS PERSPECTIVES POLITIQUES – Archives Révolutionnaires

24 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. » Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec (…)

« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. »

Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec l’objectif de revisiter le passé militant pour informer les luttes actuelles. Notre choix de traiter les luttes révolutionnaires est partisan et vise à renforcer le mouvement révolutionnaire actuel grâce aux apports des générations qui nous précèdent. Notre attention se focalise d’abord sur l’histoire du Québec, le lieu où nous luttons. Le projet se déploie selon trois axes : la mission archivistique, la réflexion historique et l’arrimage avec les luttes actuelles. Au-delà du choix de notre objet de recherche, nous menons notre travail archivistique et historique avec le plus de rigueur et d’objectivité possible, selon les normes disciplinaires actuelles. Nous transmettons ensuite nos résultats aux mouvements contemporains afin d’animer une réflexion critique avec nos camarades, permettant de voir quels usages peuvent être faits de nos découvertes.

Notre travail s’inscrit dans une perspective non dogmatique : nous collectons, préservons et analysons la totalité des documents produits par les mouvements révolutionnaires, d’extrême-gauche et de gauche au Québec depuis l’Âge des Révolutions (vers 1775-1840) jusqu’à nos jours. Nous privilégions les archives liées aux mouvements communistes, socialistes et anarchistes, car elles sont généralement sous-étudiées par les grandes institutions alors même qu’elles offrent de nombreuses leçons pour les révolutionnaires aujourd’hui. Notre travail d’analyse historique se fait dans une perspective matérialiste, inspirée par Karl Marx, avec les apports de la méthode contextualiste développée par Quentin Skinner, qui cherche à comprendre un discours ou une pratique dans son contexte, sans y projeter nos propres valeurs. Par ailleurs, nous désirons informer l’ensemble des mouvements actuels se réclamant de la pensée révolutionnaire et de gauche. Nous visons à développer la réflexion commune afin d’ouvrir un horizon stratégique à même de renverser le système capitaliste et d’instaurer une société gérée par et pour le peuple, dans le respect de la dignité de toutes et de tous.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

Malgré notre volonté d’objectivité quant à notre travail archivistique et historique, il nous faut reconnaître certaines influences politiques. Notre travail et les membres de notre collectif adoptent une perspective marxiste entendue au sens large, matérialiste, anti-capitaliste et visant l’établissement d’une société sans classe. Nous sommes sensibles aux apports de divers théoriciens de la tradition marxiste (Vladimir Ilitch Lénine, Antonio Gramsci, Nikos Poulantzas, Georges Labica, etc.) ainsi qu’à de nombreux autres courants révolutionnaires, dont les conseils ouvriers, le syndicalisme révolutionnaire, la gauche maoïste, l’opéraïsme ou encore l’Autonomie italienne. La pensée anti-impérialiste demeure fondamentale pour nous dans la lutte contre le capitalisme et pour la libération des peuples, qu’elle soit communiste (Ho Chi-Minh, Fidel Castro, Black Panther Party) ou libertaire (PYD au Rojava, mouvement zapatiste).

De manière plus située, nous nous intéressons aux différents partis communistes canadiens et québécois, aux mouvements ouvriers et populaires, comme la One Big Union (OBU), aux grandes grèves des années 1930-1950, à la période socialiste des centrales syndicales québécoises, aux expériences des Comités d’action politique (CAP) ou encore aux luttes de solidarité internationale. Une conjoncture importante dans nos recherches et comme inspiration reste le mouvement ouvrier et populaire multiforme des années 1970 au Québec, avec ses groupes militants de base et ses nombreuses publications, mais aussi sa volonté stratégique d’établir un véritable mouvement révolutionnaire uni, en mesure de rompre avec le système de classe et d’instaurer un socialisme original.

Nous considérons que le capitalisme est actuellement le système le plus structurant et qu’il est responsable de la majorité des inégalités, oppressions et violences subies par les peuples du monde entier. Cela dit, nous restons sensibles aux jonctions entre oppressions de classe, de race et de sexe. Dans la continuité des pensées de Claudia Jones, d’Angela Davis ou de Québécoises Deboutte !, nous tentons de saisir la complexité des rapports sociaux de domination pour trouver des moyens de les dépasser. Nous accordons aussi une large place dans nos recherches archivistiques et historiques aux groupes ayant subi un faisceau d’oppressions interreliées, en privilégiant les expériences révolutionnaires à même d’enrichir les luttes contemporaines.

En raison du conflit idéologique qui se joue entre les tenants du libéralisme-capitalisme et les militant-e-s révolutionnaires, nous faisons usage de différents corpus sociologiques et « culturels » à même de nous outiller. Nous nous inspirons de la pensée d’Antonio Gramsci pour comprendre la guerre de positions qui se joue actuellement, et pour travailler à la construction d’une contre-hégémonie. Ainsi, notre travail se veut un apport, par l’entremise de l’histoire, à la (re)construction d’une conscience de classe devant supporter une action révolutionnaire à venir. Nous croyons que la pensée gramscienne permet de figurer une organisation révolutionnaire pertinente grâce à l’arrimage qu’elle propose entre le travail intellectuel et le travail militant. La pensée de Pierre Bourdieu nous sert aussi pour comprendre le fonctionnement des structures sociales actuelles et la manière dont il est possible de les saper. Enfin, nous nous appuyons sur différentes revues québécoises, notamment Chroniques (1975-1978), qui ont tenté dans les années 1970 de comprendre le rôle de la culture dans la domination bourgeoise.

Au regard de la crise climatique provoquée par le capitalisme, nous sommes sensibles à la pensée écologiste radicale des cinquante dernières années. Nous nous inspirons d’André Gorz, de l’écomarxisme et de la pensée critique de la technologie. Pourtant, notre critique de la technologie n’est pas un rejet de la technique : nous critiquons la manière dont certaines techniques et technologies ont été mises en forme par le capitalisme, les rendant ainsi aliénantes pour les travailleuses et les travailleurs. Dans la mesure où une technologie n’est ni destructrice pour la nature ni aliénante pour les humains, et qu’elle procure un meilleur niveau de vie, nous y sommes favorables. Notre pensée politique globale répond d’ailleurs à cet impératif : la création d’un monde écologiquement viable, à même de supporter une société non aliénante.

Nous souhaitons le développement d’une société réellement démocratique, gérée par et pour le peuple à tous les niveaux. Nous voulons que les enjeux relatifs à une rue soient pris en charge par les habitant-e-s concerné-e-s, et que toutes et tous puissent participer aux décisions globales affectant leur province ou leur pays. Une telle démocratie ne s’oppose pas à une certaine représentativité, accompagnée de la redevabilité et de la révocabilité. Cette société doit garantir une égalité réelle entre toutes et tous, économiquement, politiquement et en dignité. L’ensemble des personnes égales pourra gérer la production socialisée et les structures politiques afin que toutes et tous jouissent d’un niveau de vie acceptable. Enfin, un travail et des activités épanouissantes devront être fournis à chaque personne, dans un cadre écologique.

De manière générale, nous essayons d’articuler une pensée scientifique dans nos travaux avec une sensibilité pour les traditions nommées qui peuvent selon nous inspirer les mouvements actuels et les aider à gagner en puissance puis à triompher. Nous devons prendre au sérieux notre passé, grâce à une pratique matérialiste rigoureuse, afin de nous (re)constituer en tant que force révolutionnaire pour atteindre l’émancipation. Ce travail, nous souhaitons le partager avec celles et ceux qui mènent des luttes anti-impérialistes, décoloniales, anti-capitalistes et écologiques, ainsi qu’avec la jeunesse militante et les mouvements ouvriers, populaires et syndicaux. Ensemble, nous sommes la révolution en marche.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

TRANSNATIONAL 1968 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

17 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles.

L’exposition Transnational 1968 (créée en 2018) présente des photos et des affiches produites lors des nombreux mouvements sociaux qui ont marqué l’année 1968 à travers le monde. Cinquante ans plus tard, l’écho des revendications provenant du Québec, du Mexique, des États-Unis, de la Palestine, de l’Afrique du Sud, de l’Italie, du Japon, de la Tchécoslovaquie, d’Espagne ou d’Allemagne trouvent leur chemin jusqu’à nous.

TRANSNATIONAL 1968


68 est un rêve de grève sans trêve. Quelques drapeaux en lambeaux de ces luttes passées qui nous traversent encore aujourd’hui ont été réunis ici. Comme les vêtements des pauvres qui ont été usés jusqu’à la corde, ces témoins de 68 étaient difficiles à repérer. Ils ne trouvent pas leur place aux Beaux-Arts de ce monde ou dans tout autre régurgit de bonne volonté commémorative qui converti ces œuvres en simples objets de consommation historique. Nous tenions aussi à rappeler que les renégats de cette époque sont légion, du Québec aux États-Unis, en passant par la République tchèque et le Mexique.

Ces enfants de la Deuxième Guerre mondiale auront été les meilleurs agents de propagande du néo-libéralisme triomphant : « On a fait 68 pour ne pas devenir ce qu’on est devenu. » Tu parles, yuppie !

Qu’à cela ne tienne, nous souhaitons rappeler qu’un bon nombre d’affiches et de photos accrochées ici ont été réalisées collectivement, anonymement, dans une perspective transocéanique et dans une esthétique radicalement anti-spectaculaire. Elles n’appartiennent à personne. Si les possibilités d’appropriation de 68 se sont multipliées pour les uns ces derniers temps, nous avons fait le pari de s’en servir à nos fins.

Commençons ici, avec l’expo. Pour chaque pays auquel nous nous sommes intéressés parmi tant d’autres, nous avons reproduit une grande affiche et d’autres plus petites. Nous avons aussi imaginé des titres à ces œuvres, qui faisaient écho à des livres écrits en 68 ; les affiches politiques parlent souvent d’elles-mêmes, mais à quoi nous font-elles penser, en 2018 ?


QUÉBEC

« Collaborer, c’est s’faire fourrer ! »
Affiche de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)

Ancêtre de la CLASSE, l’UGEQ rassemble à partir de novembre 1963 les étudiants de l’Université Laval, de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke. En 1966, l’association milite déjà pour la gratuité scolaire. En février 1968, elle fait paraître Université ou fabrique de ronds-de-cuir, un manifeste corrosif et inégal où l’on célèbre le fait de dénoncer de ce qui ne va pas dans la société : « Nous pensons que parler c’est déjà agir, si la parole contribue à é-motiver et à motiver. » Prenant le pouls de la colère qui gronde et dont ils auront des échos français quelques mois plus tard, ces jeunes mettent la table pour deux moments marquants dans l’histoire du Québec. Le Lundi de la matraque, cette émeute à la veille d’une élection fédérale lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin 1968 à Montréal, où 290 personnes furent arrêtées et 125 blessées. Dans cette rafle, il y avait entre autres Paul Rose et Jacques Lanctôt. Ils en tireront un livre, Le lundi de la matraque (Parti pris, 1968). Dans un deuxième temps, l’été a continué de chauffer les esprits. En octobre, un vaste mouvement de grève étudiante est déclenché. Le Parti québécois est fondé. En novembre, une charge de dynamite détruit un garage. Plus tard le même mois, une bombe cause pour 25 000 $ de dommages au magasin Eaton du centre-ville de Montréal. Ce n’est qu’un début…

« J’abolirai le gouvernement / Avec le métier de président »*
Pub pour L’Osstidcho, renommé « … de chaux » pour éviter la censure de l’époque (La Presse, 25 mai 1968) + Deuxième page de la bande dessinée sur L’Osstidcho avec entre autres Claudine Monfette, Mouffe, qui « FESSE ! » (Magazine Maclean de novembre 1968. Illustration : Jacques Delisle, Graphisme : Richard Désormeau)

Inspiré par la contestation états-unienne et de la jeunesse québécoise en beau joual vert, le Chaud show est créé à la dernière minute pour remplacer Les belles-sœurs de Michel Tremblay au Théâtre de Quat’Sous. Le happening fou furieux de Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier et Mouffe, sur une musique du Quatuor de jazz libre du Québec, est un électrochoc. Scrutant l’actualité, les camarades créent lLossticho king size en septembre 68. En décembre, la même troupe se rassemble pour une revue de l’année intitulée Peuple à genoux. En 69, c’est leur chant du cygne avec L’ossticho meurt à la Place des Arts… avec pour finale le I Have a Dream de Martin Luther King, suivi par un coup de feu.

* La marche du président, chanson de Gilles Vigneault et Robert Charlebois.


MEXIQUE

Los filósofos de la destrucción
Lithographie provenant de L’Atelier populaire (École des Beaux-arts de Paris, France)*

À l’été 1968, les manifestations étudiantes se multiplient au Mexique, avec le soutien du recteur de l’UNAM. Même s’il n’y a pas de cours durant cette saison, tout le dispositif entourant les Jeux olympiques d’été à Mexico a de quoi faire enrager…même la date d’ouverture, le 12 octobre, qui a été choisie parce qu’elle commémore la découverte de l’Amérique ! Le 2 octobre, quelques jours avant l’ouverture des Jeux, 10 000 policiers et militaires tirent sur une foule d’étudiants non armés sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco pour protester contre l’autoritarisme du gouvernement de Gustavo Diaz Ordaz. L’omerta règne encore à ce jour à propos du nombre de victimes : 200 et 300 morts d’un côté, « 4 morts, 20 blessés » selon les officiels…

* Des copies de cette affiche furent faites partout France et affichées à Paris avec des inscriptions de manifs de solidarité deux jours après le massacre. Ces copies raturées se vendent plus de 300 euros.

Los dioses del estadio
Photographie, anonyme, Associated Press / SIPA

Les athlètes afro-américains des Jeux de Mexico, mais aussi beaucoup de leurs compatriotes Blancs, affichaient sur leur veston un macaron portant l’inscription « Olympic project for human rights », comme l’Australien Peter Norman qu’on peut voir sur la photo. Le 16 octobre, les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos protestent contre la ségrégation raciale aux États-Unis en baissant la tête et en pointant, lors de l’hymne américain, leur poing ganté de noir vers le ciel. Ils montrent ainsi leur soutien au Black Panthers et au Black Power. Les sprinteurs ont aussi posé sur le podium leurs paires de Puma Suede pour rappeler que les Afro-américains n’avaient même pas les moyens de s’offrir ce type de chaussures. Les deux sportifs vivent un enfer après ce geste : boycottage de toute compétition sportive, menaces de mort, renvoi… leur geste ne sera reconnu que dans les années 1990.


ÉTATS-UNIS

« Do It! »*
Affiche, anonyme, Chicago

Les Chicago 8 étaient Abbie Hoffman, Jerry Rubin, David Dellinger, Tom Hayden, Rennie Davis, John Froines, Lee Weiner et Bobby Seale. Ils furent accusés de conspiration, d’incitation à la révolte, et d’autres charges, à cause des émeutes contre la guerre du Vietnam qui se sont déroulées à Chicago lors de la Convention démocrate d’août 68. Seale, membre des Black Panthers et faisant initialement partie du Chicago 8, a été jugé séparément lors du procès. La répression des manifestations a été tellement violente que huit policiers ont été inculpés pour violation des droits civiques. Le procès des militants commença le 20 mars 1969 et fut largement médiatisé dû à la défiance, l’outrage et l’arrogance des prévenus. Le 18 février 1970, tous les inculpés furent acquittés des charges de conspiration. Cinq d’entre eux furent néanmoins reconnus coupables d’avoir franchi la frontière d’un État pour inciter à la révolte, un crime en regard d’une loi de 1968 contre les émeutes.

* Do It ! Scénarios de la révolution est un livre de Jerry Rubin. Avant de devenir ce qu’il honnissait, c’est-à-dire un yuppie, il a écrit : « Une société qui abolit toute aventure, fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible. »

« La Guerre, Yes Sir ! »*
Fuck the draft, de Kuromiya Kiyosh (sous le nom fictif de « Dirty Linen Corp »), New York, dans le journal contestataire Berkeley Barb

Durant la guerre du Vietnam (1955-1975), plusieurs jeunes Américains ont tenté d’échapper à la conscription. En 1965, David Miller, membre du « Pacifist Catholic Worker Movement » est le premier américain à brûler son avis de circonscription (draft). Un projet de loi est voté, menant à une forte criminalisation de cet acte, soumettant les dissidents à une amende de 10 000 $ et/ou à 5 ans de prison. En octobre 1967, lors du « Stop the draft week », plus de 1000 hommes retournent aux acteurs concernés leur avis de circonscription. À la fin de la guerre, l’État américain recense que plus de 600 000 hommes ont défié la « Selective service law », qui contraint tout Américain en âge de combattre et en bonne condition physique à se soumettre à la circonscription. L’avis de circonscription a été un symbole marquant de la lutte contre la guerre au Vietnam, surtout pour les étudiants, pour qui le brûler est devenu l’acte symbolique ultime de défiance.

En 1968, Kuromiya distribue l’affiche par la poste en suggérant de l’offrir en cadeau pour la fête des Mères. Il est par la suite arrêté par le FBI. Plus tard cette année-là, Kuromiya défie encore l’autorité en distribuant plus de 2000 copies de ces affiches à la Convention démocrate à Chicago.

* La Guerre, Yes Sir ! est un roman de Roch Carrier paru en 1968 sur la conscription et les relations entre francophones et anglophones.


PALESTINE

* رجال في الشمس
Affiche par l’artiste Shukri pour le Fatah

Moins d’un an après la Guerre de Six jours (juin 1967), Israël attaque, le 21 mars 1968, des bases du Fatah situées près du village jordanien de Karameh, où se trouve Yasser Arafat. Si la résistance palestinienne y est défaite militairement, elle bénéficiera, à la suite de cet affrontement, d’une reconnaissance symbolique et politique décisive.

Localement, cette bataille deviendra un symbole d’héroïsme pour toute une génération de fedayin, incitant des milliers de jeunes palestiniens à grossir les rangs du Fatah (dont les effectifs passeront, en quelques mois, de 2000 à près de 15 000). À l’international, elle contribuera fortement à ce que la cause palestinienne ne soit plus comprise que d’une perspective purement humanitaire, mais comme une lutte de libération populaire et anticoloniale. Tout au long de l’année 1968, des comités de soutien propalestiniens essaimeront dans quelque 80 pays.

* Des hommes dans le soleil est un recueil de nouvelles de Ghassan Kanafani, auteur et porte-parole du FPLP en 1967, assassiné en 1972 par le Mossad.

Soldat rêvant de lis blancs*
Affiche, par l’artiste Natheer Nabah. Selon plusieurs sources, il s’agirait d’une des premières affiches du Fatah.

Après la bataille de Karameh, l’enterrement des « martyrs » à Amman le lendemain prend des allures de triomphe pour les fedayin. Ces derniers sont en tête du cortège funèbre, le visage masqué par un keffieh. En Occident, les combattants palestiniens sont encensés à gauche. Le voyage à Amman devient un incontournable pour la gauche de 68. Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville et les membres du Groupe Dziga Vertov viennent tourner Ici et ailleurs dans un camp de réfugiés palestiniens en 1969-1970…

* Poème écrit par Mahmoud Darwich après sa rencontre avec l’historien Schlomo Sand en 1968.


AFRIQUE DU SUD

« Which Side Are You On? »*
Affiche et programme d’un concert au Royal Albert Hall de Londres le 26 juin 1968 pour amasser des fonds pour la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

Le 21 mars 1960, des centaines de personnes non armées se sont rassemblées devant un commissariat de Sharpeville, en Afrique du Sud, contre les « pass », ces documents d’identité imposés par le régime pour contrôler les déplacements des personnes à la peau noire. La police a tiré à bout portant sur les manifestants, faisant près de 70 morts. Le massacre de Sharpeville a convaincu Nelson Mandela des limites des campagnes pacifiques de désobéissance civile. Il fondera la branche armée de l’ANC, l’Umkhonto we Sizwe (Le fer de lance de la nation) en 1961.

Depuis 1956, des exilés sud-africains en sol britannique appelaient au boycottage des produits du pays. Après le massacre, ils fondèrent l’AAM, le Mouvement Anti-Apartheid (1956 à 1998), pour lutter contre toutes les formes de collaboration militaire, bancaire, commerciale, touristique, sportive avec l’Afrique du Sud et appuyer les mouvements de libération.

En 1968, ils furent particulièrement actifs durant l’Affaire D’Oliveira (plusieurs incidents au cours desquels le joueur de cricket métis Basil D’Oliveira était écarté des compétitions) et la sélection de l’Afrique du Sud aux Jeux olympiques de Mexico. Ils organisèrent des centaines de manifestations et des concerts pour récolter des fonds pour les militants incarcérés.

* Chanson écrite en 1931 par Florence Reece pour soutenir son mari et ses camarades dans une grève de mineurs dans le Kentucky (États-Unis).

« I Write What I Like »
Stephen Bantu Biko, photographie de Mark Peters pour l’agence Liaison

Dégoûté par le « libéralisme blanc » qu’il avait expérimenté au sein de plusieurs mouvements étudiants multiraciaux, Stephen Bantu Biko décide de fonder, fin décembre 1968, l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Student Organisation, SASO). La SASO, dont Biko devient le président en 1969, défend l’idée que les Noirs peuvent se définir et s’organiser eux-mêmes tout en décidant de leur propre destin à travers une nouvelle identité politique et culturelle qui tire ses racines de la « conscience noire ». La SASO s’associe ainsi aux mouvements de Black Power et d’humanisme africain. Elle lit Fanon, Césaire, Sartre, Kaunda, Nyerere, James Cone et Paulo Freire. La SASO sera entre autres derrière les émeutes des élèves noirs de Soweto en 1976. Arrêté, déshabillé, attaché, frappé, mutilé par le régime, Steve Biko meurt au bout de ses souffrances le 12 septembre 1977. Mandela dira plus tard : « Biko a été le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » On laisse à Biko les derniers mots, compilé dans l’ouvrage I Write What I Like : « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé. »


ITALIE

Le miracle italien
Affiche, Avola, Viareggio, Roma, Bologna: le pagherete tutte! Manifesto dei Comitati Unitari di Base (Manifeste des comités de l’unité de base)

Le 68 italien se caractérise par la réussite de l’alliance entre la lutte étudiante et ouvrière. Lorsqu’arrive mai 68 en France, le gros des affrontements est déjà survenu en Italie. La jeunesse étudiante en était déjà à explorer des manières de se lier avec d’autres révolutionnaires. Dès le début de l’année, des échanges fertiles se font entre grévistes et étudiants, notamment à Turin et à Pise. Le slogan ‘Étudiants et ouvriers unis dans la lutte’ et le pont vertueux 1968-69 entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l’âpre race païenne, fut un miracle italien. « Démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne », écrit Tronti en 1998 dans La politique au crépuscule. Des syndiqués des usines Marzotto à Valdagno et Pirelli à Milan, notamment, se révoltent contre leurs syndicats et forment des cellules autonomes appelées Comités unitaires de base. À titre d’exemple de cette collaboration, une manifestation ouvrière, le 3 juillet 1969 attire un nombre surprenant de participants. Toutefois, ce ne sont pas les syndicats qui en ont fait la promotion, mais une assemblée mixte constituée d’ouvriers et d’étudiants.

« Maggio strisciante »
Modeste affiche dessinée dans un livre provenant de la petite ville d’Udine, dans la région du Frioul. La ville n’ayant pas d’université, les groupes de gauche et l’extrême gauche sur place s’alignaient sur les différentes orientations des groupes universitaires.

Le printemps 68 italien est l’un des plus longuement mûris : d’où son appellation de « Maggio strisciante », ou « Mai rampant ». Dès 1966, des étudiants de sciences sociales de l’Université de Trente songent à créer une « contre-université » en protestation contre ce qu’ils qualifient « d’université de classe ». En 1967, la grogne prend de l’ampleur, notamment grâce à la contestation contre la guerre du Vietnam. Mais c’est en 1968 que l’impact sera le plus grand : à l’hiver, des occupations ont déjà lieu dans des universités de presque toutes les grandes villes du pays. Les affrontements violents avec les forces policières sont fréquents. En février, les étudiants occupent la faculté d’Architecture de l’Université de Rome. Ils seront délogés par la police le 29 février, à la suite d’une plainte du recteur.

Le lendemain, le 1er mars, survient la « Battaglia di Valle Giulia », la bataille de la rue Giulia dans laquelle près de 4000 étudiants se rassemblent Piazza di Spagna pour protester contre l’évacuation de la veille. Le rassemblement se scinde rapidement en deux : l’un des groupes se dirigera vers la faculté d’Architecture pour reprendre les lieux des mains de la police. De violents affrontements surviendront, faisant 500 blessés parmi les étudiants. Dans la mêlée, militants communistes et fascistes s’opposent. Les étudiants de gauche finiront par occuper la faculté des Lettres, ceux de droite, la faculté de Droit. Le « Maggio strisciante » perdura jusqu’à « l’automne chaud » de 1969, trois mois qui ont marqué l’Italie par son enchaînement de grèves et de luttes sociales dans la péninsule.


JAPON

胎児が密猟する時*
Affiche, CIRA-Japan

Sur l’affiche, on peut lire « Écrasez le régime sécuritaire des États-Unis et du Japon par l’action directe ouvrière ! » ; « N’allez pas au Parlement ; manifestations contre les usines et les marchands de la mort ! ».

Cette affiche du Comité d’Action directe contre la Guerre du Vietnam appelle à la perturbation de la production d’armes (mortiers et canons de chars d’assaut) à l’usine Toya à Nagoya, le 19 octobre 1966. Tout en se présentant comme une nation pacifique, le Japon fait fleurir son économie à en approvisionnant les États-Unis en armes diverses pour les Guerres en Corée et au Vietnam. Après 1965, l’armée américaine commence à attaquer le Vietnam ; des mouvements contre cette guerre pullulent au Japon. À cette époque, au Japon comme ailleurs, la plupart des actions étaient basées sur la croyance que l’on pouvait faire changer les politiques parlementaires. Les gens se limitaient à protester contre le gouvernement japonais devant le parlement. Plus d’une dizaine d’arrêtés ont reçu de lourdes charges criminelles suite à l’action de perturbation que nous voyons sur l’affiche, mais cet événement a ouvert une nouvelle dimension à l’engagement militant du mouvement social de 1968 au Japon.

* Quand l’embryon part braconner est un film de Kōji Wakamatsu, 1966. À la sortie du film, Wakamatsu dit : « Pour moi, la violence, le corps et le sexe sont partie intégrante de la vie. »

春雪*
Photo du 31 mars 1968 prise par un journaliste du quotidien japonais Asahi Shimbun.

En 1962, le gouvernement japonais souhaite construire un nouvel aéroport international. Prévu au départ à Tomisato, le projet a été déplacé à 5 km au nord-est, à Sanrizuka, où la famille impériale possédait une grande ferme… ce qui facilita la confiscation des terres, sans empêcher la colère. Les expropriations commencèrent en même temps que de violents affrontements. Officiellement, on dénombre 13 morts, dont 5 policiers, 291 paysans arrêtés. Plus d’un millier d’étudiants venus soutenir les paysans sont blessés et arrêtés lors des combats. Sur notre photo, des étudiants armés de 2×4 se battent contre la police antiémeute le 31 mars 1968 lors d’une manif contre la construction de l’aéroport. L’aéroport devait être inauguré en mars 1978, mais la résistance retarda le projet de deux mois. Le 1er avril 2004, l’aéroport est privatisé.

L’année 1968 au Japon sera agitée. Les mouvements étudiants luttent contre l’augmentation des frais de scolarité, grèvent et occupent leurs universités. Le paroxysme est atteint le 21 octobre avec l’« assaut de Tokyo ». La gare de Shinjuku est mise à sac pour bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant. Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

* Neige de printemps est le premier tome de la tétralogie de l’écrivain Yukio Mishima, La Mer de la fertilité.


TCHÉCOSLOVAQUIE

DIRECT ACTION – Une expérience radicale au Canada (1980-1983)

10 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie (…)

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C’est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d’attaques contre l’État et l’industrie de 1980 à 1983. Retour sur une expérience radicale[1].

À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970, marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l’Autonomie[2] ainsi que l’anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l’URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l’impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·e·s, ainsi que la délocalisation, nuisent aux groupes qui s’organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l’Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, plusieurs groupes militants cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c’est le cas de Direct Action au Canada.

Dans l’ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·e·s de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·e·s relancent le débat sur les causes de l’oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l’injustice. Acculés à la marginalité, les mouvements d’extrême-gauche arrivent toutefois à se maintenir au sein des milieux contre-culturels en Occident, en particulier au sein de la scène punk.

À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue donc un rôle important dans le renouveau d’une pensée révolutionnaire au Canada. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes, afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d’un mouvement de masse, Direct Action est un petit groupe qui souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.

Dessin par Julie Belmas. Source.

Repenser le rapport de force

Direct Action s’inscrit dans la pensée anarchiste et critique le développement technique ainsi que l’État. En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, de s’attaquer aux infrastructures de l’État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, etc. Direct Action tente de s’intégrer à l’ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d’éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu’un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l’action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, il souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d’avant-garde tactique ». Par son analyse politique et par les méthodes de lutte qu’il propose, Direct Action peut être associé au courant de l’anarchisme vert, qui se développe au cours des années 1980 en réponse à l’institutionnalisation des mouvements écologistes en Occident.

Direct Action procède d’abord à des actes de vandalisme contre l’entreprise minière Amax puis les bureaux du ministère de l’Environnement. Une première attaque d’envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l’île de Vancouver. Cette station fait partie d’un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l’environnement que les luttes populaires n’avaient pas été en mesure de bloquer. L’attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.

Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L’attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·ne·s, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires-du-Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l’appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L’attaque est annoncée par Direct Action afin d’éviter de faire des victimes, mais Litton n’écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l’attaque, dont une rassemblant 15 000 personnes à Ottawa en octobre. De plus l’usine finit par perdre son financement gouvernemental.

Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin’s Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise alors dans la distribution de films pornographiques hardcore pirates. Au nom de la « liberté de choix » elle rend disponible une sélection de vidéos violentes et dégradantes qui mettent en scène viols et torture. En un an, la chaîne était passé d’une succursale à treize. L’attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne.

Six mois de luttes légales contre l’entreprise (pétions, soirées d’information, appels à la justice, manifestations) se butaient à la soude-oreille du gouvernement. Le coup d’éclat, accompagné d’un communiqué, s’attire donc la sympathie marquée du mouvement féministe qui refuse, malgré les pressions politiques et médiatiques, de « condamner la violence » de l’action. Le succès de l’initiative, selon plusieurs journaux militants de l’époque, s’explique par la complémentarité de celle-ci avec la campagne publique légale. Pendant plusieurs mois, des militantes avaient pris le temps de faire un travail d’information et porté leurs revendications dans l’espace public, créant ainsi un bassin de personnes conscientisées et déterminées à combattre cet affront capitaliste, sexiste et violent contre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l’opération ; les autorités, d’abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer.

En janvier 1983, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·e·s, interpellé·e·s sur la route par des agents de la GRC déguisés en travailleurs routiers dans le cadre d’une opération policière élaborée. Le procès de ceux qu’on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines. Ann Hansen, Brent Taylor, Juliet Belmas, Doug Stewart et Gerry Hannah écopent tous de plusieurs années de prison.

De la lutte armée à la lutte populaire

L’arrestation des membres de Direct Action témoigne d’une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L’usage de l’action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d’attirer l’attention sur un enjeu précis, voire d’instaurer un rapport de force direct avec l’État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·e·s moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, la tactique de Direct Action était-elle suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et participait-elle d’un horizon stratégique à même d’ébranler l’État canadien et le régime capitaliste ? Le réseau d’appui du groupe, ancré surtout dans la scène punk, constituait-il un bassin suffisant pour donner de la légitimité et de la visibilité aux actions qu’il posait ?

À propos de l’expérience de Direct Action et des enjeux tactiques et stratégiques autour des actions de propagande armée, le journal torontois Prison News Service (1980-1996), écrivait :

« Les actions de guérilla ne sont pas une fin en soi ; un acte unique, ou même une série d’actions coordonnées, a peu probabilité d’atteindre autre chose qu’un objectif immédiat. De telles actions sont problématiques si l’on suppose qu’elles peuvent être substituées au travail légal, mais si elles peuvent être comprises dans une politique plus large, comme une tactique parmi tant d’autres, alors elles peuvent donner aux mouvements légaux plus de marge de manœuvre, les rendre plus visibles et plus crédibles. […]

Pour la plupart des activistes nord-américains, la lutte armée est réduite à une question morale : “Devrions-nous ou ne devrions-nous pas utiliser des moyens violents pour faire avancer la lutte ?” Bien que cette question soit pertinente sur le plan personnel, elle ne fait que brouiller une question qui, dans les faits, est politique. La plupart des radicaux, de toute façon, à ce stade, ne participeront pas directement à des attaques armées. Mais, à mesure que les mouvements de résistance se développeront en Amérique du Nord – et ils doivent se développer, ou nous sommes tous perdus – il est inévitable que des actions armées seront entreprises par certains. La question demeure si ces actions armées seront acceptées dans le spectre des tactiques nécessaires. […]

Loin d’être “terroriste”, l’histoire de la lutte armée en Amérique du Nord montre que les groupes de guérilla ont été très prudents dans la sélection de leurs cibles. Il y a une différence majeure entre attaquer une cible militaire, corporative, […] et poser une bombe dans les rues encombrées de la ville. La gauche en Amérique du Nord n’a jamais posé d’actes de terreur aléatoires contre la population en général. Dénoncer ceux qui voudraient choisir d’agir en dehors des limites étroitement définies des “actions pacifiques” pour paraître moralement supérieur, ou pour soi-disant éviter de s’aliéner la population, c’est donner à l’État le droit de déterminer quelles sont les limites admissibles de la protestation.»

Ce qui est certain, c’est que le groupe a su renouveler avec originalité l’analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l’audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l’écologie, du sexisme et de l’impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires : l’anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet’suwet’en depuis 2019. L’activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu’une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l’empêchent objectivement d’avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?

Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n’avons pas d’armées, d’armement, de pouvoir ou d’argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu’ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l’exige. Cette stratégie évite l’isolement d’un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l’État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.

L’affiche en couverture, présentée aussi à droite ici, est l’œuvre de Matt Gauck (2013). Ses œuvres sont disponibles sur le site de la coopérative d’artistes engagé.es Justseeds.

Pour en savoir plus sur l’expérience de Direct Action, on consultera l’autobiographie d’Ann Hensen Direct Action. Memoirs of an Urban Guerrilla (2001). En 2018, cette militante publiait Taking the Rap: Women Doing Time for Society’s Crimes, un ouvrage portant à la fois sur son expérience en prison ainsi que sur celle des nombreuses femmes qu’elles y a rencontrées. Pour une discussion extensive sur le contexte politique, culturel et idéologique dans lequel évoluait le groupe Direct Action, on consultera la thèse d’Eryk Martin Burn it Down! Anarchism, Activism, and the Vancouver Five, 1967–1985. On lira aussi avec profit les textes et écrits des Vancouver Five ainsi que le pamphlet War on Patriarchy, War on The Death Technology. Toutes ces ressources sont en anglais (quelques traductions en français sont aussi disponibles, mais éparses).

Le journal libertaire Open Road nous fournit plus d’informations sur l’actualité, les débats et les procès entourant Direct Action, notamment dans le #15, Printemps 1983 et le #16, Printemps 1984.

Enfin, le site d’archives bilingue sur les Vancouver Five recense (presque) tout ce qui existe et se publie sur le groupe.


Notes

[1] Cet article est une version bonifiée de l’article « Direct Action : une expérience radicale », paru dans le numéro 94 de la revue À Bâbord !

[2] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s’inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d’action à d’autres thèmes que le travail.

RENDEZ-VOUS DES MÉDIAS CRITIQUES DE GAUCHE

3 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se (…)

Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se rencontrer et de discuter des défis que nous vivons. Au cœur de cette première journée : les enjeux de fabrication, les questions politiques et l’idée d’une coopération afin de nous entraider, de dynamiser nos pratiques et de contribuer à l’instauration d’une société plus juste.

Aux origines d’une rencontre

Depuis longtemps, la nécessité pour les médias québécois de gauche de mieux se connaître s’impose. Face au fractionnement de notre milieu, et alors que l’isolement ordonné par l’état d’urgence sanitaire accentuait nos solitudes, l’idée de créer un événement rassembleur s’est développée avec plus de netteté. Imaginée par Pierre Beaudet (1950-2022)[1], militant socialiste de premier plan, la convergence a commencé à se structurer, dans le but de nous rapprocher et surtout de favoriser la mutualisation des ressources afin d’augmenter notre force de frappe.

À la suite du décès de Pierre, le projet s’est construit dans la continuité de sa vision, soit d’organiser une rencontre des médias permettant de surmonter l’éloignement et de nous renforcer collectivement. De janvier à juillet 2022, le comité organisateur s’est mis en place, rassemblant des représentant·es de six différents médias. Durant l’été, les médias québécois écrits, ayant une édition papier ou en ligne, et se réclamant de la gauche, ont été contactés. Le premier objectif était de nous connaître : partant, il deviendrait possible de trouver des horizons communs, voire des possibilités d’alliance.

Une journée de réflexions

Le 19 novembre, dès 9 h, les artisan·es des différents médias se retrouvaient au café l’Exode du Cégep du Vieux Montréal. Après nous être toutes et tous présenté·es, nous sommes entré·es dans le vif du sujet. La matinée, réservée aux membres des médias, était composée de deux tables rondes portant respectivement sur les enjeux de fabrication et sur les rapports que nous entretenons avec les mouvements et organisations politiques. Durant l’après-midi, qui était ouvert au public, une conférence intitulée Écrire et agir. Revues, journaux et organisations de gauche au Québec (1959-2001) était présentée par le collectif Archives Révolutionnaires[2]. En parallèle, une foire aux kiosques a permis aux médias de s’adresser au public tout en vendant leurs publications. La journée s’est terminée par un moment de réflexion quant aux suites à donner à la rencontre puis par une soirée festive où se poursuivirent les discussions.

En tout, seize médias se sont rassemblés, liés par leur ancrage commun à gauche, tout en représentant une grande diversité d’approches et de moyens déployés pour transmettre leurs idées. Il y avait des médias imprimés, des médias uniquement en ligne, de « grands » titres à l’histoire au long cours, de toutes nouvelles revues, des groupes s’identifiant comme révolutionnaires, d’autres plus réformistes, des publications à vocation scientifique ou encore des périodiques directement rattachés à des organisations politiques. Cette pluralité n’a pas été un frein à la discussion, au contraire. Par-delà nos différences, plusieurs enjeux nous sont communs, dont ceux de la participation à nos médias, de notre « santé financière » et de notre diffusion, ainsi que des problèmes engendrés par notre statut de militant·es de gauche dans une société néolibérale. Pareillement, notre vocation progressiste implique pour toutes et pour tous de réfléchir à notre relation avec les mouvements populaires et les organisations politiques. Par-delà notre hétérogénéité, nous avions donc beaucoup à nous dire[3].

Défis de la fabrication des médias de gauche

Un important défi, peut-être le plus fondamental, demeure celui de la fabrication d’un média reposant largement sur le travail bénévole de personnes ayant par ailleurs d’autres obligations. La question du travail bénévole se décline de deux manières : d’abord, la difficulté à recruter et à garder des membres, ensuite, l’épuisement des artisan·es de longue date. Il nous faut, pour recruter, miser sur le dévouement des militant·es, et nous imposer une surcharge de travail, souvent en soirée et les fins de semaine, afin de maintenir nos médias à flot. La nécessité de maîtriser de nombreuses compétences (théoriques, linguistiques, informatiques, etc.) complique aussi le recrutement tout en maintenant la pression sur celles et ceux qui produisent les médias. L’exigence d’une telle implication est parfois rebutante. De plus, un défi demeure autour de l’inclusion d’une diversité culturelle dans nos médias.

C’est pourquoi nous devons porter une attention particulière au recrutement, à la formation des nouvelles personnes impliquées, à la répartition des tâches moins gratifiantes, ainsi qu’à de possibles aménagements avec nos différentes obligations. Nous ne devons pas cacher le fait qu’en régime capitaliste, nous sommes forcé·es de travailler de façon salariée pour vivre et que le bénévolat n’est pas à la portée de toutes et de tous. La question monétaire se pose malheureusement pour les individus ainsi que pour le financement même de nos médias : services informatiques, graphiques, frais d’impression, de diffusion, etc. La tension entre nos valeurs anticapitalistes et les nécessités financières du monde actuel reste difficile à surmonter.

De nombreux médias, en raison de leur mode de fonctionnement alternatif, constatent que leur réalité n’est comprise ni par les organismes subventionnaires ni par les entreprises d’impression ou de diffusion. Plusieurs sont inadmissibles aux subventions même s’ils aimeraient en bénéficier. Dans ce contexte, les frais de production sont un enjeu constant. Certains se questionnent aussi sur l’avantage ou non d’une version papier considérant les frais d’impression et d’expédition. Pourtant, la baisse d’intérêt envers les revues papier, que l’on aurait pu soupçonner a priori, ne semble pas se concrétiser. Les abonnements permettent en fait une fidélisation et un revenu prévisible, ce qui est un avantage au final.

Quelques bonnes pratiques

Au-delà des enjeux liés au bénévolat et au financement, plusieurs pistes intéressantes ont émergé lors des discussions concernant la production. Il a été rappelé à plusieurs reprises l’intérêt de travailler en collaboration pour limiter le dédoublement du travail et pour mieux profiter des expertises les un.e·s des autres. La communisation de certaines ressources est une option réaliste et porteuse. Ainsi, nous pourrions acheter ensemble une imprimante, louer un local ou encore partager les frais d’un·e graphiste.

L’importance de la communauté a été soulignée, et pas seulement au sein des médias et entre nous. Le lien avec le lectorat est à valoriser, car ce sont les lectrices et les lecteurs qui nous font, en dernière instance, exister. Nous pourrions créer plus d’événements, suggérer un tarif d’abonnement solidaire, appeler directement au lectorat pour qu’il écrive dans nos médias, etc. Comme cela a été dit, nous avons aussi constaté que les abonnements forment la meilleure source de financement pour les médias payants, notamment imprimés. Nous avons tout à gagner à nous rendre mutuellement service pour favoriser la production de nos médias, leur visibilité et donc leur portée. En plus de diminuer notre charge de travail, cela augmentera notre influence sociale.

Médias de gauche et militantisme politique

Plusieurs questions se sont posées d’emblée quant aux liens entre nos médias, le militantisme, les mouvements sociaux et les organisations politiques. D’abord, quelle ligne éditoriale adopter : doit-on privilégier une ligne ferme ou miser, à l’intérieur d’un même média, sur le pluralisme ? Ensuite, quelle position adopter face aux groupes politiques : faut-il se lier à eux, est-ce une « nécessité » des médias de gauche ? Et puis, comment favoriser l’accessibilité à nos contenus, pour ne pas prêcher uniquement à des convaincu·es ? Quel niveau de langage adopter pour s’adresser à différentes classes sociales ?

Un point a clairement émergé : si nous tenons à produire un contenu rigoureux, nous avons vocation à donner une lecture progressiste et militante des faits traités. Nous assumons toutes et tous une posture engagée. L’objectivité des faits rapportés ne nous exonère pas d’un traitement politique de ceux-ci, au contraire. Nous existons parce que nous croyons qu’une lecture gauchiste des faits est plus à même de rendre compte du réel et de nous aider à le transformer, en vue d’instaurer une société plus juste. L’enrichissement de la lecture des faits par l’accrétion des traitements médiatiques multiples a aussi été souligné, éclairant le fait que notre variété est une force. Par contre, notre fractionnement n’aide pas nécessairement à notre visibilité, chacun·e ne rejoignant que « son » public particulier. D’où l’idée de ne pas fusionner (afin de préserver la richesse de notre diversité), mais de chercher des horizons communs, et possiblement de produire des textes ensemble sur des enjeux importants, afin d’augmenter l’impact de nos idées. Une question reste toutefois en suspens : comment augmenter notre influence sans nous plier aux diktats de la culture bourgeoise ?

De plus, nous avons discuté de l’importance de maintenir une perspective politique de transformation sociale. Il est important que notre travail reste axé, au final, sur la diffusion des idées de gauche dans le but avoué de changer la société. En ce sens, l’idée d’une coalition est intéressante, à la fois respectueuse de la diversité et unificatrice. L’ennui principal est de trouver un terrain d’entente suffisamment solide pour qu’une collaboration pérenne puisse en découler. Jusqu’où sommes-nous prêt·es à nous lier et quels compromis cela impliquerait ? D’un autre côté, la crainte, pour plusieurs, reste de perdre leur autonomie. C’est donc un travail de funambule – entre un degré d’unité idéologique fonctionnel et la volonté d’une majorité de médias de rester indépendants – qui nous attend si nous prenons au sérieux l’idée de nous coaliser.

Deux voies, non exclusives, se dessinent. La première, tenant pour acquis que nos positionnements à gauche sont suffisants pour entamer une collaboration, propose une mise en commun de certaines ressources, telle qu’énoncée plus haut, ou encore la création d’une plateforme web qui rediffuserait l’ensemble des articles des médias afin de permettre une consultation « unifiée ». La seconde suppose des orientations politiques communes qui permettaient de créer un organe de liaison, voire une structure fédérative, ralliant les médias de gauche. Un tel processus nécessitera, s’il se produit, une discussion transparente et minutieuse impliquant tous les médias intéressés, afin de déterminer précisément ce qui nous lie, ce que nous pouvons écrire et faire en commun, la manière dont nous pouvons nous fédérer et le fonctionnement technique que cela impliquerait. Enfin, il nous faudrait aussi, individuellement et collectivement, renforcer nos liens avec les milieux syndicaux, politiques, communautaires, universitaires et internationaux, afin d’affirmer notre présence et notre portée.

Pour la suite ?

À la fin de ce premier Rendez-vous des médias critiques de gauche, la nécessité de poursuivre le dialogue a fait consensus. Une prochaine rencontre aura donc lieu en mars 2023 afin de voir quelles formes de collaborations nous souhaitons nous donner. En resterons-nous à un dialogue courtois ou choisirons-nous de nous liguer plus sérieusement ? Allons-nous demeurer des analystes de la situation ou déciderons-nous de nous lier organiquement à des groupes politiques ? Peu importe la voie choisie, la nécessité de maintenir le dialogue et l’entraide resteront. Nous poursuivons donc le travail, de notre côté et ensemble, et espérons densifier les liens qui nous unissent. Nous sommes encore loin de la société juste à laquelle nous aspirons : il faudra travailler ensemble pour l’atteindre. Si vous faites partie d’un média qui était absent, n’hésitez pas à nous écrire pour vous joindre au mouvement. On se retrouve très vite pour continuer le combat.


Ce texte est originellement paru dans le no. 95 de la revue À bâbord. Un bilan complet de la journée du 19 novembre 2022 est également disponible.


Notes

[1] Le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme (no 29, printemps 2023) sera entièrement consacré au parcours de Pierre Beaudet.

[2] Le contenu de cette conférence sera diffusé sous la forme d’un article sur le site d’Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com) au printemps 2023.

[3] Un bilan détaillé du Rendez-vous sera disponible au printemps 2023 sur les sites de plusieurs des médias impliqués.

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