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KOLLONTAÏ. Défaire la famille, refaire l’amour

28 mars 2024, par Archives Révolutionnaires
Archives Révolutionnaires : À l’occasion de leur tournée des bonnes librairies de France dans le cadre du lancement de leur livre Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (…)

Archives Révolutionnaires : À l’occasion de leur tournée des bonnes librairies de France dans le cadre du lancement de leur livre Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (Éd. La Fabrique, 2024), Matthieu Renault et Olga Bronnikova nous ont fait parvenir un texte d’introduction à leur ouvrage. Tirées de leurs notes de présentation, l’autrice et l’auteur reviennent sur la contribution de la pensée d’Alexandra Kollontaï au féminisme révolutionnaire. Leur démarche se propose de situer Kollontaï dans son contexte historique, marqué par les Révolutions russes. Il et elle identifient les forces de son travail pionnier, notamment le thème de l’abolition de la forme-famille, sans manquer de pointer ce qui leur semble des écueils en regard de la pensée féministe contemporaine, dont celui du « bioproductivisme ». Renault et Bronnikova font le pari d’un retour critique à Kollontaï, faisant valoir l’actualité de son œuvre, autant sur un plan intellectuel que stratégique.

Matthieu Renault et Olga Bronnikova

Pourquoi lire ou relire aujourd’hui une féministe du début du XXe siècle, russe, marxiste, bolchevique, comme Alexandra Kollontaï ? On peut pour commencer donner une double réponse. Premièrement, et tout simplement, parce qu’elle est une figure largement oubliée, et néanmoins nodale dans la longue généalogie mondiale du féminisme, et parce qu’au-delà de toute préoccupation d’antiquaire, l’immense tâche, en cours, de reconstitution des archives du féminisme est partie intégrante d’une lutte, à laquelle nous voulions modestement apporter notre contribution avec les connaissances dont nous disposions. Deuxièmement, parce qu’il suffit de feuilleter un livre de Kollontaï (disons par exemple le recueil Marxisme et révolution sexuelle, publié il y a déjà un demi-siècle aux éditions Maspero dans la foulée de Mai 68), pour se rendre compte qu’y est déjà formulé tout un ensemble d’idées, de mots d’ordre et de perspectives de lutte que les féminismes matérialistes et marxistes – des décennies 1960-1970 et suivantes, jusqu’aujourd’hui – reprendront, réactualiseront et approfondiront. Ne cachons cependant pas, et il convient de le reconnaître d’emblée, que si l’on s’en tient au seul point de vue d’une Kollontaï vue comme précurseure, au féminin, ou pionnière de la théorie féministe contemporaine, on sera peut-être déçu tant les développements de ladite théorie au cours du dernier siècle ont été prodigieux. Si on endosse de telles lunettes « progressistes », les thèses de Kollontaï pourront sembler lacunaires, parfois problématiques, du fait par exemple de leur hétéronormativité jamais remise en question, bref en partie datées, dépassées.

Cependant, et telle était notre hypothèse directrice, ce qui fait l’intérêt et toute l’originalité, aujourd’hui encore, de la pensée et de la trajectoire de Kollontaï se situe ailleurs. Ils résident d’abord dans le fait qu’on est, avec Kollontaï, en présence d’une contribution majeure à ce qu’on peut appeler la tradition des féminismes en révolution. Toutes choses égales par ailleurs, et pour prendre un exemple mieux connu, cela avait été le cas avec les écrits d’Olympe de Gouges au cours de la Révolution française. Le féminisme de Kollontaï émerge au lendemain de la révolution inachevée de 1905 et atteint son point culminant au cours de la Révolution de 1917 dont elle est une actrice de premier plan, occupant notamment la fonction de Commissaire du peuple à l’Assistance publique (ministre de la Santé) dans le premier gouvernement soviétique. On est plus précisément en présence d’une tentative, semée d’embûches, pour articuler étroitement révolution sociale – prolétarienne en l’occurrence – et lutte pour l’émancipation des femmes. Or, ce que nous avons trouvé chez Kollontaï, c’est une volonté indéfectible de faire du combat féministe une partie intégrante du processus révolutionnaire général, mais aussi, et non moins essentiellement une partie douée d’autonomie à la fois pratique et théorique ; perspective qui remettait fondamentalement en cause les rapports de subordination entre les luttes, la hiérarchie des priorités révolutionnaires, et l’idée aussi fruste que répandue que l’émancipation des femmes, conçue comme secondaire, découlerait mécaniquement de celle de la classe ouvrière.

Le Département des femmes du Parti bolchevique, le Jenotdel, fondé en 1919, fut l’incarnation même de cette volonté tenace. Mais cette dernière ne s’était pas moins continuellement heurtée aux résistances d’une majorité des hommes et d’une partie des femmes du Parti (social-démocrate d’abord, bolchevique ensuite) qui ne voyaient là que dangereuses concessions faites au féminisme en tant qu’idéologie bourgeoise. Notons que Kollontaï elle-même a toujours rejeté le terme de « féminisme », et ce qu’elle considérait être son principal mot d’ordre « femmes de toutes les classes de la population, unissez-vous ! ». Ce qui n’empêche pas a posteriori de lui appliquer le terme dans son acception contemporaine, autrement plus large, pour voir en elle, une instigatrice, aux côtés de Clara Zetkin, du féminisme socialiste. De ce point de vue, la trajectoire révolutionnaire de Kollontaï nous semblait potentiellement porteuse d’enseignements pour les débats qui animent aujourd’hui encore la gauche radicale, et ainsi dotée d’une puissante actualité sur le plan stratégique.

Mais, au-delà de cette dimension, un principe directeur de la conception et de la rédaction de notre livre a émané de la conviction qu’on ne pourrait pleinement saisir l’actualité de la pensée de Kollontaï qu’à condition d’en ressaisir l’inactualité, non bien sûr pour collectionner les fragments d’un passé dépassé, mais pour mettre au jour des idées et des projets que l’histoire a effacés, qui se sont érodés ou ont été refoulés avant même d’avoir pu se concrétiser, comme autant de « futurs passés » dans les termes de Reinhart Koselleck ; à condition autrement dit d’en révéler et d’en mettre en valeur l’intempestivité. Or, cela supposait d’en revenir à ce qui est le noyau autour duquel gravitent les thèses et les combats de Kollontaï dans leur hétérogénéité, à savoir l’impératif de l’abolition de la forme-famille, corollaire indispensable du processus de dépérissement de l’État – question qui a récemment fait l’objet d’un regain d’intérêt significatif dans la pensée féministe, en témoigne une série de publications comme l’ouvrage de Sophie Lewis, Abolish the Family. A Manifesto for Care and Liberation (2022) ou celui de M.E. O’Brien, récemment traduit en français aux Éditions de la Tempête, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin (2023).

Comme cherche à le démontrer Kollontaï dans un souci permanent d’historiciser les structures familiales pour dénaturaliser leur forme bourgeoise, monogamique et patriarcale, le processus de dissolution de la famille avait été entamé au sein même du monde capitaliste avec la « mise au travail » massive des femmes, des classes populaires d’abord, qui minait de l’intérieur la division sexuelle du travail productif et du travail reproductif. La société bourgeoise ne pouvait toutefois consentir à abandonner cette division qui lui fournissait ses assises. La femme épouse-mère, d’un côté, travailleuse de l’autre, se voyait imposer un double fardeau, raison pour laquelle ledit processus de dépérissement ne pourrait s’achever qu’avec l’avènement, par la révolution, de la société communiste. C’est la problématisation par Kollontaï de ce processus, et ses inlassables efforts pour y intervenir qui constitue le fil rouge de notre livre, lequel suit chronologiquement son itinéraire révolutionnaire. Le livre se donne comme premiers matériaux de travail les textes que nous a légués Kollontaï. Il repose essentiellement, pour les aspects plus strictement biographiques, sur des fragments autobiographiques de l’autrice et sur une littérature de seconde main de langue anglaise, d’une grande richesse quoique datant déjà de plusieurs décennies (Cathy Porter, Barbara Clements, Beatrice Farnsworth[1]). Ce que nous voulions faire, c’est la biographie d’une pensée, plutôt qu’une biographie intellectuelle en un sens plus classique.

Sans reprendre un par un le contenu des différents chapitres du livre, et en tâchant de le restituer de manière plus transversale, on pourrait synthétiser le programme théorique et politique d’abolition de la famille portée par Kollontaï, en disant qu’il se développe dans deux directions principales qui correspondent aux deux types de liens constitutifs de la famille. Il s’agit d’une part de révolutionner les rapports parents-enfants, et plus spécifiquement le rapport mère-fils/fille en transformant radicalement la maternité. L’objectif est d’apporter aux femmes-mères la plus grande aide dans le soin des nourrissons et des jeunes enfants et de déléguer la responsabilité de l’ensemble des tâches d’éducation et d’instruction au collectif ouvrier tout entier. Cet impératif s’inscrit dans celui plus général d’une socialisation intégrale de la reproduction, corollaire du processus de socialisation de la production et qui implique non le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, que Kollontaï et les Bolcheviks considèrent au mieux comme un pis-aller, que leur entière prise en charge par la société communiste en tant que telle : « Dans l’histoire de la femme, la “séparation de la cuisine et du mariage” est une réforme non moins importante que la séparation de l’Église et de l’État[2]». Il s’agit, d’autre part, de révolutionner les rapports homme-femme, en œuvrant à la destruction des relations de dépendance, non seulement matérielle-économique, mais aussi et indissociablement spirituelle-psychique qui enchaînent un sexe à l’autre. Esquissant de manière précoce une théorie du point de vue ou du positionnement, Kollontaï défend l’idée que, du fait de leur expérience intime des ressorts de l’oppression masculine et dans une situation où les hommes, aussi révolutionnaires soient-ils en politique, demeurent pour l’extrême majorité, des bourgeois en amour, les femmes sont destinées à être les fers de lance d’une révolution sexuelle en l’absence de laquelle le communisme restera un vain mot. C’est dans cette perspective qu’elle en appelle à substituer à l’amour-un du couple monogamique, ce qu’elle appelle un amour-camaraderie, fondé sur la pluralité des liens érotiques, non moins psychiques que physiques, et dont Michael Hardt a parfaitement résumé la formule : « un amour défini par la multiplicité selon deux axes : aimer beaucoup de monde de beaucoup de manières[3]».

Cette « camaraderie », Kollontaï n’en mobilise pas le nom comme élément d’une vulgate marxiste. Elle la thématise scrupuleusement jusqu’à en faire le fondement de la « morale communiste » ou de ce qu’elle appelle encore l’« éthique prolétarienne » en tant que celle-ci ne s’impose pas verticalement, mais se construit, se tisse horizontalement, de proche en proche. Selon Kollontaï, le principe de camaraderie se teste, s’éprouve d’abord dans le domaine des rapports intimes, amoureux, lesquels forment en quelque sorte le laboratoire de la société communiste toute entière. Ce que dit Kollontaï, en substance, c’est que la camaraderie, c’est d’abord de l’affect. Or, c’est également, et de manière non moins importante, sur ce plan affectif-sensible que la logique de la propriété privée qui gouverne la société capitaliste doit être combattue. En effet, cette logique régule les structures familiales bourgeoises au même titre que la sphère économique et sociale : les rapports conjugaux y sont fondés sur l’idée de la possession exclusive, en corps mais aussi en esprit, du partenaire amoureux et sexuel. À cette structure monogamique, doit se substituer selon Kollontaï un vaste réseau amoureux s’étendant tendanciellement à tout le collectif ouvrier. Similairement, il faut transformer radicalement les rapports parentaux qui, en contexte capitaliste, réservent la sollicitude et l’intérêt des parents à leur seule progéniture, et qui sont en ce sens encore des rapports de propriété : « Désormais, la travailleuse mère […] doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs[4]». C’est par conséquent en un sens littéral qu’il faut entendre une notion qu’affectionne particulièrement Kollontaï, et dans laquelle elle voit le terme de la révolution socialiste comme révolution psychique, affective, celle de « grande famille prolétarienne ». Or, il apparaît à l’examen que, pour Kollontaï, cette famille d’un tout autre type fait retour, rejoue à une tout autre échelle l’organisation qui prévalait au sein du supposé « communisme primitif » dans laquelle la famille élargie, clanique, s’identifiait à la société tout entière. En empruntant l’hypothèse matriarcale ou gynocratique – tirée de Bachofen et Engels et en vogue à l’époque dans les mouvements féministes et au-delà –, elle soutient que les femmes occupaient dans tous les domaines (économie, politique, savoirs) une position égale, voire supérieure à celle des hommes.

Mais dès le début des années 1920, les idées de Kollontaï sont ardemment combattues après avoir été réduites à une prétendue « théorie du verre d’eau » selon laquelle, dixit Lénine brandissant le spectre d’un communisme sexuel grossier, la « satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau[5]». Pour contrer cette pseudo-théorie du verre d’eau, des cadres du Parti et du gouvernement, comme Anatoli Lounachartski, prônent les vertus de l’abstinence sexuelle tandis qu’un psychiatre comme Aron Zalkind énonce, caricaturalement certes, « les douze commandements sexuels du prolétariat révolutionnaire » en recommandant d’œuvrer à une planification de la vie sexuelle de la population soviétique. La contre-révolution sexuelle est en cours et elle triomphera définitivement avec le Thermidor stalinien. Cette morale puritaine, antisexe, est nourri par un discours hygiéniste qui prolifère pendant et au lendemain guerre civile (1917-1921), à une période où la « santé de la population » et la lutte contre la propagation des maladies vénériennes, est considéré comme un enjeu révolutionnaire à part entière. Allant toutefois à contre-courant d’interprétations à notre sens trop binaires, nous avons cherché à montrer que les positions révolutionnaires de Kollontaï trouvaient aussi, ponctuellement, à se traduire en un néo-moralisme prônant la soumission des intérêts individuels à ceux du collectif et revendiquant les impératifs de l’« hygiène de la race ». Si c’est au nom de celle-ci que Kollontaï, renversant la rhétorique bourgeoise, défend subversivement la pratique d’une sexualité libre et épanouie, car bonne pour la santé, elle lui sert également à dénoncer ses « excès » et les formes de sexualité qu’elle qualifie de « contre-nature », sans qu’on ne sache précisément à quoi elle se réfère. De manière plus problématique encore, Kollontaï, sur la base de thèses anti-malthusiennes, assigne aux femmes un devoir de maternité, de procréation, une obligation de répondre à leur prétendue vocation naturelle, qui est aussi une tâche sociale : donner des enfants à la patrie du communisme. La reproduction de l’espèce est ainsi conçue par elle comme partie intégrante du processus de production, selon ce que nous avons appelé un bioproductivisme dont témoignent les formules suivantes, particulièrement inquiétantes :

La femme doit observer […] toutes les règles d’hygiène prescrites pendant la grossesse et se rappeler que, pendant neuf mois elle cesse d’une certaine manière de s’appartenir. Elle est en somme au service de la collectivité, et son corps “produit” un nouveau membre pour la république ouvrière. [6]

Si nous citons ici ces mots, c’est pour bien signifier que nous n’avons pas cherché dans notre livre à dissimuler les « zones d’ombre » de la pensée de Kollontaï, très rarement mises en avant dans la littérature qui lui est consacrée. Et il y en a d’autres. On ne saurait certes reprocher qu’anachroniquement à Kollontaï ne pas avoir su concevoir la prostitution comme un travail du sexe, et on peut lui reconnaître le mérite d’avoir identifié dans sa condamnation morale un pur symptôme de la duplicité hypocrite d’une bourgeoisie qui en a besoin comme d’un « paratonnerre contre la débauche ». Il n’en reste pas moins perturbant de voir Kollontaï concevoir la prostitution comme une forme, parmi d’autres il est vrai, de « désertion du travail », et partant de parasitisme, même si c’est pour déclarer que cette désertion n’est pas différente, et pas plus ni moins répréhensible que celle pratiquée par les « femmes entretenues par leur mari ou leur amant »[7]. De même, on ne peut qu’être rétrospectivement critique vis-à-vis de la stratégie-femme élaborée par Kollontaï et le Jenotdel dans les périphéries « orientales » de l’ex-empire russe : une stratégie qui consistait à éveiller la conscience soi-disant assoupie depuis des siècles des femmes musulmanes pour la retourner contre leurs oppresseurs de l’intérieur : affermir les femmes pour affaiblir les hommes. Cette stratégie faisait des femmes musulmanes un « prolétariat de substitution » ; elle réduisait symboliquement leur libération à l’acte cérémoniel du dévoilement et faisait dépendre cette émancipation, à venir, de l’émancipation, déjà actée, des féministes blanches du centre. Une hétéro-émancipation en somme qui s’oppose terme à terme à l’impératif d’auto-émancipation des femmes que n’avait pourtant cessé de prôner Kollontaï selon laquelle il ne pourrait y avoir d’émancipation effective des femmes qu’à condition que celles-ci prennent une part active, dirigent même les organisations œuvrant à cette émancipation. 

En tant que membre de l’Opposition ouvrière, Kollontaï avait courageusement étendu, contre les leaders du Parti, cette position « autonomiste » à l’ensemble de la classe ouvrière lors du débat de 1921 sur les syndicats. Celui-ci allait entériner sa marginalisation au sein des instances du pouvoir soviétique et la contraindre à quitter la Russie deux ans plus tard pour endosser des fonctions diplomatiques à l’étranger, où elle deviendra, en Norvège, la première femme ambassadrice du monde. Destin exceptionnel, sur lequel les biographes de Kollontaï aiment mettre l’accent, mais dont il ne faut pas oublier qu’il fut la conséquence d’un « exil » douloureux qui l’avait presque entièrement privée du pouvoir d’influer sur les politiques internes du régime soviétique et l’avait forcé à mettre entre parenthèses ses aspirations les plus authentiquement révolutionnaires.

Force est cependant de reconnaître que – suivant une tension caractéristique du bolchevisme, mais nulle part plus exacerbée que chez Kollontaï, nous a-t-il paru – cet impératif d’auto-émancipation « par le bas » avait été contrebalancé par la conviction que l’État soviétique, incarné par le Parti communiste et ses idéologues, était appelé à accompagner et diriger, au sens d’abord d’orienter, « par le haut », le processus révolutionnaire, et cela en matière de transformation des rapports entre les sexes et de morale sexuelle comme ailleurs. Si une telle contradiction, encore dialectique au tournant des années 1920, allait bientôt se résoudre au profit du second terme, étatique, de l’opposition, il est légitime de penser que Kollontaï, quant à elle, entrevoyait et espérait une issue inverse. C’est ce que suggère un court récit utopique de 1922, le seul du genre émanant de sa plume à notre connaissance, intitulé « Bientôt (dans 48 ans) ». La scène se déroule en 1970, dans un monde qui est dépeint comme une fédération de communes autogérées, où l’État s’est évanoui au même titre que le foyer familial ; des communes où les enfants et les jeunes ont leurs propres habitations dédiées, et où les adultes « vivent de manière communale des différentes façons qui leur conviennent[8]», c’est-à-dire selon la multiplicité des combinaisons affectives et érotiques possibles, sans imposition d’un modèle unique. Ce schème communaliste, puisant des racines profondes dans l’œuvre et la vie de Kollontaï, cette dernière aura en définitive voulu l’appliquer à la nature humaine elle-même, pour qu’il régule jusqu’à la vie la plus intime, corporelle, sexuelle, psychique, des individus, et libère cette même nature, et ses « instincts » des pesantes chaînes que lui avait imposées le capitalisme ; perspective authentiquement révolutionnaire de renaturalisation de la société qui n’en était pas moins sans porter la menace d’un renversement en son contraire, une biologisation de la communauté aux conséquences potentiellement dévastatrices, ainsi que les décennies suivantes le démontreraient.


[1] Barbara E. Clements, Bolshevik Feminist. The Life of Aleksandra Kollontai, Bloomington et Londres, Indiana University Press, 1979 ; Beatrice Farnsworth, Aleksandra Kollontai. Socialism, Feminism, and the Bolshevik Revolution, Stanford, Stanford University Press, 1980 ; Cathy Porter, Alexandra Kollontai. A Biography, Londres, Virago, 1980 .

[2] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, trad. B. Spielman, Paris, La Brèche, 2022 (1921), p. 251.

[3] Michael Hardt, « Red Love », in Maria Lind, Michele Masucci et Joanna Warsza (dir.), Red Love. A Reader on Alexandra Kollontai, Stockholm et Berlin, Konstfack Collection et Sternberg Press, p. 81.

[4] Alexandra Kollontaï, « Communism and the Family » (1920), in Selected Writings, éd. et trad. A. Holt, New York et Londres, W. W. Norton & Company, 1977, p. 210.

[5] Clara Zetkin, « Souvenirs sur Lénine (suite) », Cahiers du bolchevisme, n° 29, 15 octobre 1925, p. 1995.

[6] Alexandra Kollontaï, Conférences sur la libération des femmes, op. cit., p. 258-261.

[7] Ibid., p. 219.

[8] Alexandra Kollontaï, Soon (in 48 Years’ Time), in Selected Writings, op. cit., p. 232-233.

Problèmes du « capital algorithmique » dans la théorie de la périodisation

22 mars 2024, par Archives Révolutionnaires
Une critique du livre de Durand Folco et Martineau Cet article est une recension critique du livre Le capital algorithmique de Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco (…)

Une critique du livre de Durand Folco et Martineau

Cet article est une recension critique du livre Le capital algorithmique de Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco (Écosociété, 2023). Il cherche à mettre en lumière les lacunes du diagnostic proposé par les auteurs concernant une hypothétique fin du néolibéralisme. Durand Folco et Martineau avancent que le régime d’accumulation néolibéral aurait été dépassé par une nouvelle phase désignée comme « le capitalisme algorithmique » à la suite de la crise financière de 2007-2008. Cet article défend plutôt l’idée que les algorithmes s’ajoutent et s’intègrent à la dynamique d’accumulation et aux formes institutionnelles du capitalisme néolibéral. La question de la focale sur la technique, la réification du concept d’algorithme, le manque de consistance avec l’analyse des anciens régimes d’accumulation, une amplification des logiques de pouvoir algorithmiques, le portrait inexact des classes et la thèse de la soi-disant supplantation de la finance par l’accumulation de données sont au nombre des arguments qui militent en faveur du rejet de la thèse du capitalisme algorithmique comme nouvelle phase du capitalisme.

Un article de Nathan Brullemans, candidat à la maîtrise en sociologie (UQAM) et membre du collectif Archives Révolutionnaires

« Prolétariat digital » : généré par IA

On doit d’abord accueillir avec enthousiasme la parution du livre Le capital algorithmique, co-écrit par Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau. Les auteurs, déjà connus pour leur contribution à la théorie critique québécoise après leurs ouvrages À nous la ville[1] et L’ère du temps[2], nous surprennent maintenant avec une thèse audacieuse portant sur l’affinité élective entre le capitalisme et l’intelligence artificielle (IA). La publication des « deux Jonathan » frappe par son caractère programmatique[3] et ses allures de grand theory. Ils cherchent en effet à établir un programme de recherche qui se réfléchit explicitement comme une « théorie critique des algorithmes[4] ». Ce projet serait l’occasion de construire, comme le précisent les auteurs, « une démarche interdisciplinaire qui vise à comprendre les multiples ramifications de la logique algorithmique, ses dispositifs et sa dimension idéologique[5] ». Dans le sillage de cette bonne vieille dialectique entre théorie et pratique que l’on peut faire remonter à la 11e thèse sur Feuerbach, le but assumé de leur théorie des algorithmes est la transformation sociale dans un horizon émancipateur. En faisant le pari de réfléchir les phénomènes sociaux particuliers à partir du point de vue de la totalité, Martineau et Durand Folco nous invitent à saisir l’explosion inédite de l’intelligence artificielle depuis la dernière décennie comme une partie constitutive des rapports sociaux capitalistes, et du rôle que jouent la science et la technique dans l’élargissement de l’accumulation.

Pour ce faire, ils se proposent de poursuivre le chantier entamé par la théorie critique du capitalisme de surveillance. De ce point de vue, Le capital algorithmique se veut une tentative plus ou moins ouverte de « marxiser » le classique instantané L’âge du capitalisme de surveillance (2018), écrit par Shoshana Zuboff[6]. Reprenant les prémisses de l’autrice sur une base matérialiste, Durand Folco et Martineau évitent les dérives potentiellement complotistes de certains discours sur la « société de surveillance », où le concept de pouvoir devient évanescent, insaisissable, avant d’être renvoyé à une soif irrationnelle du contrôle de la part d’une élite technocratique anonyme. Loin de ce virage conspi que l’on peut déjà faire remonter à certaines thèses de Michel Foucault[7], les chercheurs insistent au contraire sur les impératifs sociaux du développement des technologies algorithmiques, à savoir : le principe de concurrence entre les capitalistes et la quête effrénée de profit qui s’en dégage.

En plus, la méthode matérialiste des auteurs se tient à distance du réductionnisme et ouvre la voie à l’analyse de l’articulation du « capital algorithmique » avec le pouvoir d’État, les différents systèmes de domination (racisme, sexisme, colonialisme) et la crise écologique. À partir de leur position méthodologique et normative qu’ils qualifient de « techno-sobre », Durand Folco et Martineau passent au crible l’avalanche de buzzwords et d’idéologies creuses qui émanent des meilleurs cerveaux de la Silicon Valley. Ces discours apologétiques de l’intelligence artificielle semblent animés d’une même logique : le techno-solutionnisme, soit l’idée selon laquelle tous les problèmes sociaux connaîtraient en fait des réponses techniques. D’après ce corps de doctrines, la crise écologique pourrait par exemple être réglée par la soi-disant bienfaisance de la « dématérialisation de l’économie ». Le marché mondial, nous affirment les disciples de l’IA, se développerait désormais dans l’univers parallèle des clouds et des réseaux de données. Durand Folco et Martineau relèvent que, bien au contraire, l’industrie extractive est au cœur du projet économique des capitalistes de la Big Tech, en sécurisant les minéraux critiques par l’impérialisme et en repoussant éternellement les limites biophysiques de l’extraction. Cela ne va pas sans rappeler que, loin d’un espace propre et éthéré, les centres de données sont des infrastructures colossales, énergivores et polluantes. Toujours très matérielle, l’accumulation ne nous a pas amenés aux portes d’une société pleinement robotisée, annonçant la « fin du travail » ; la génération d’algorithmes commande encore l’exploitation du prolétariat, quand elle ne vampirise pas le temps d’attention de sujets bien réels[8]. La technique n’est pas neutre : elle est mobilisée pour stimuler et reconduire l’accumulation de valeur[9].

Ce parti pris des auteurs est d’autant plus crucial à l’heure où ce ne sont pas que les idéologues de la « quatrième révolution industrielle » du Forum économique mondial qui sont charmés par les promesses de l’IA, mais aussi une certaine gauche qui, sous des figures comme celle d’Aaron Bastani, défend le mirage d’un « fully automated luxury communism », soit l’utopie candide d’une société post-rareté où les forces productives seraient enfin libérées du capitalisme[10]. En ce sens, le duo de théoriciens s’efforce de dénoncer ce qu’ils appellent le « caractère fétiche de l’algorithme ». En calquant le concept de « fétichisme de la marchandise » conçu par Marx dans le premier livre du Capital, Durand Folco et Martineau nous invitent à ne pas confondre le caractère social, qui traverse et constitue les différents gadgets algorithmiques, avec ces objets eux-mêmes[11]. Il faudrait ainsi toujours débusquer les rapports sociaux qui se cachent derrière les algorithmes, plutôt que de leur faire revêtir le manteau anthropomorphique de « l’autonomie ». En tombant dans ce faux-semblant, ce serait la pratique humaine que l’on viendrait ici réifier. Après tout, un algorithme n’est pas « intelligent » comme l’est un esprit humain (ou animal). Dans sa version simplifiée, un algorithme n’est rien d’autre qu’une suite de règles formelles, comme une recette de cuisine[12]. Dans sa version complexe, cet ensemble de fonctions opératoires s’ajuste rétroactivement face aux données qu’il est capable de recueillir.

Problèmes de la périodisation à partir du concept de « capital algorithmique »

Toutefois, Martineau et Durand Folco s’avancent sur une thèse qui semble entrer en tension avec cette prudente critique du fétichisme de l’algorithme. Les auteurs affirment en effet que le « capitalisme algorithmique » formerait ni plus ni moins qu’une nouvelle phase historique du capitalisme. Comme ils le disent eux-mêmes :

Notre hypothèse, loin de la simple poursuite du capitalisme numérique ou du néolibéralisme, encore moins d’un retour vers le futur « néoféodal » [un capitalisme numérique-rentier], est plutôt que nous amorçons la plus récente phase du mode de production capitaliste, le capitalisme algorithmique, qui s’appuie sur, et dépasse, le capitalisme néolibéral.[13]

En parlant en termes de phases, d’étapes ou de régimes d’accumulation, les auteurs s’inscrivent dans une théorie de la périodisation du capitalisme qui — partant de Hilferding, Lénine, Luxemburg et Boukharine — a connu une longue tradition jusqu’à la théorie de la dépendance latino-américaine et les théories marxistes de l’impérialisme des années 1960 et 1970[14]. Si les premières générations de théoriciens et de théoriciennes se focalisaient principalement sur la dynamique endogène de l’accumulation, des contributions plus récentes comme celles de l’École de la régulation et certaines nouvelles approches marxistes ont aussi insisté sur les formes sociales et institutionnelles qui s’y combinent (division du travail, paradigme technologique, formes de l’État et des régulations sociales, etc.)[15]. En se positionnant face à ces différents systèmes, Durand Folco et Martineau avancent une thèse provocatrice : le régime d’accumulation néolibéral (ou « post-fordiste », selon le langage régulationniste) serait maintenant chose du passé. Qu’est-il arrivé de son modèle de travail flexible et précaire, de la puissance des compagnies transnationales, de la soumission des États aux forces du marché, de la financiarisation de l’économie et de sa forme spécifique de division internationale du travail ? Tous ces éléments constitutifs de l’accumulation néolibérale depuis les chocs pétroliers des années 1970 et 1980 seraient tombés en crise après 2007-2008. En empruntant le langage hégélien du Aufhebung, les auteurs nous disent que le néolibéralisme aurait été à la fois supprimé et conservé, dans un « dépassement » qui annonce une logique d’accumulation et de régulation sociale dominée par les algorithmes[16]. Selon eux, l’accumulation du « capital algorithmique » formerait « une réponse à la crise du néolibéralisme, tout en représentant le nouveau cœur du système capitaliste[17] ».

Tableau 1 : Principales différences entre néolibéralisme et capitalisme algorithmique selon Durand Folco et Martineau[18]

Stade du capitalismeCapitalisme régulé par l’État (fordisme)Capitalisme néolibéral financiariséCapitalisme algorithmique
Période~ 1945-1980~ 1980-2007~ 2007– …
Forme d’entrepriseCorporationEntreprise multinationalePlateforme
Forme de travailTravail de masseTravail flexibleTravail algorithmique
Moteur(s) d’accumulationPétrole, secteur des servicesSpéculation financière et immobilièreDonnées algorithmiques
Type de capital dominantCapital industrielCapital financierCapital algorithmique
Marchés prédominantsBiens de masseMarchés financiersMarchés prédictifs
Relations de classesManagers / cols bleus et cols blancsActionnaires / classes moyennes endettéesOverclass ou cloudalist / précariat, travail digital
Dynamique sociétale dominanteConsumérisme / protection socialeMondialisation / privatisationDatafication / automation
Logique globaleLogique technocratiqueLogique néolibéraleLogique algorithmique
Forme d’ÉtatÉtat-providenceÉtat néolibéralÉtat algorithmique

Notre argument est que cette idée de la fin du néolibéralisme et du début d’un nouveau régime d’accumulation dit « algorithmique » est fortement exagérée : l’importance du secteur des nouvelles technologies n’apporte pour l’instant aucune remise en cause des règles qui forment la dynamique fondamentale de l’accumulation néolibérale. On lui a simplement surajouté l’intelligence artificielle, les algorithmes et les données massives. Mais ici, Martineau et Durand Folco semblent précisément tomber dans ce qu’ils critiquent et se concentrent d’abord sur la dimension technique du procès de travail pour caractériser le régime d’accumulation actuel, plutôt que de se focaliser sur ses aspects sociaux. En commençant par refuser le déterminisme technologique et la réification de l’algorithme, la technologie revient après coup dans leur théorie pour fonder le critère principal d’une nouvelle phase du capitalisme.

De plus, ce portrait d’un capitalisme dirigé par et pour les algorithmes est inadéquat : la structure de classe du néolibéralisme, dominée par le travail informel et précaire, n’apparaît pas ébranlée par l’intervention d’une nouvelle dynamique d’accumulation. En termes de classes sociales, Durand Folco et Martineau nous tracent les contours d’une division du travail dominée par le « travail digital », une « armée de travailleurs du clic » et un prolétariat de plateforme. Sur ce terrain, le duo offre trop peu de statistiques pour appuyer leur démonstration. En attendant cette preuve, c’est encore la force de travail de 2 milliards de personnes qui est captée par l’économie informelle, loin devant l’emploi industriel chiffré à 758 millions (et dont le continent asiatique absorbe à lui seul les deux tiers)[19]. Le travail informel, majoritairement contenu dans le Sud global, accueille une hétérogénéité de situation d’emplois autour d’un trait distinctif : il échappe à la médiation du contrat de travail[20]. Si la littérature montre bien que l’économie informelle n’est pas un parfait synonyme de pauvreté[21], elle avale la majorité des travailleurs pauvres du monde entier. Il s’agit d’un modèle de travail irrégulier, semi-intégré, tâcheronnisé et précaire (parfois subsumé sous du capital, parfois assigné à la subsistance)[22]. Ce dernier ne date pas d’hier, avec la fondation d’Uber en 2009. L’informalité, si elle est inscrite dans l’ADN de l’armée de réserve du capital, a été décuplée avec les grandes thérapies de choc des programmes d’ajustement structurel du FMI dans les années 1980, notamment en Amérique latine[23]. Parallèlement, l’explosion du secteur des services, souvent modelé sur un contrat de travail court et à temps partiel (le fameux « précariat »), a aussi créé dans les pays du Nord une main-d’œuvre corvéable[24].

Pour nous, s’il est possible d’établir une périodisation du capitalisme, ce projet doit prendre comme critère principal les formes sociales dominantes par lesquelles l’accumulation se poursuit. Évidemment, cela ne peut pas se faire sans considérer les éléments matériels (nature, corps humains, technologie, etc.) qui forment les conditions de possibilité de l’accumulation en général. Cependant, régler une périodisation principalement à partir de ces éléments matériels risque de chosifier les rapports sociaux qui les médiatisent. Bien sûr, nous ne pouvons pas nier que l’IA représente une importante source d’investissements et que l’incorporation de ces technologies au procès de production pourrait potentiellement constituer la base d’un modèle original d’exploitation du travail. En revanche, il ne semble pas qu’à l’heure actuelle l’IA soit mobilisée de manière à ce qu’elle augmente significativement le taux d’exploitation ni qu’elle relance systématiquement le modèle d’exploitation sous de nouvelles formes (par exemple : par une modification de la division internationale du travail, l’érection d’un modèle industriel inusité, etc.).

Les équivoques du concept de « capital algorithmique »

De plus, il faut soulever l’équivoque quant aux concepts de capital versus capitalisme algorithmique. Les auteurs n’emploient pas ces notions comme des synonymes. D’un côté, le capital algorithmique renvoie à « une nouvelle façon de produire, d’échanger et d’accumuler de la valeur via l’extraction massive de données, l’exploitation du travail digital et le développement accéléré de machines algorithmiques[25] ». De l’autre, le capitalisme algorithmique réfère à une totalité sociale concrète, un « ordre social institutionnalisé », selon l’expression empruntée à Nancy Fraser, qui ne peut qu’exister en interaction constante avec la nature et le travail de reproduction sociale[26]. Autrement dit, le capital algorithmique serait l’une des composantes — sans doute la principale — d’une structure historique, le capitalisme algorithmique, tout comme le capital financier serait la variable économique centrale de la société néolibérale. Ce diagnostic de la fin du néolibéralisme implique que nos auteurs pourraient prouver :

dans quelle mesure le capital algorithmique devient prédominant à notre époque (par contraste avec le capital financier, industriel ou commercial), et fournir d’autres arguments pour justifier la transition vers un nouveau stade du capitalisme, en précisant le moment et les causes exactes de ce basculement[27].

Dans cette citation, nos auteurs se trompent néanmoins de plan d’analyse. Le concept de « capital algorithmique » ne peut pas être considéré sur le même niveau d’abstraction que celui du capital industriel, commercial ou financier. En fait, la notion de capital algorithmique possède un statut analogue à celle de « capital fossile » forgée par Andreas Malm, où l’expression est surtout heuristique et insiste sur la rencontre entre les éléments matériels du procès de travail avec ses éléments sociaux. Dans d’autres contextes, l’expression de Malm réfère plus simplement aux fractions de la classe capitaliste dont les intérêts matériels sont liés à l’exploitation de combustibles fossiles et à la chaîne de dépendance de l’accumulation face à ce type d’énergie[28]. Selon sa conception plus directement matérielle, le concept de capital fossile désigne justement « l’appropriation de la nature comme substrat matériel de la valeur d’échange[29] ». L’expression de capital algorithmique doit se poser sur ce même niveau de discours (le plan matériel), car il réfère à la combinaison entre le savoir technique et le procès de travail. Il en va de même pour le « capital numérique » que les auteurs associent au couplement de l’ordinateur et de l’accumulation. Cela dit, même avec cet exemple, le capital numérique ne saurait avoir « remplacé » le capital industriel ou financier après l’intégration systématique des ordinateurs aux chaînes de production dans les années 1990. Le capital numérique n’existe qu’à travers les moments de transformations du capital que sont l’industrie, le commerce et la finance.

C’est ainsi que le capital algorithmique (tout comme le capital fossile ou numérique) revêtira en alternance les différentes formes du capital (productif, commercial, financier). Dans la formule générale du capital A–M… P… M’–A’ que l’on peut tirer du livre 2 du Capital[30], l’argent (A) doit se transformer en marchandise (M) qui doit être consommée productivement (P), ce qui veut dire qu’elle doit être couplée à un procès de travail qui exploite le travail vivant, afin de produire une nouvelle marchandise qui possède un incrément de valeur (M’). La vente de cette dernière sur le marché réalisera la plus-value qu’elle contient (A’) et, enfin, une partie de la plus-value devra être réinvestie productivement dans le procès de production[31]. Si telle ou telle entreprise peut se spécialiser dans la sphère de la production, de l’échange ou de la finance (de l’usine, à la banque, en passant par le transport), le capital comme rapport social n’existe que comme totalité, par sa métamorphose entre ces différents moments. Ce principe concerne autant le capital fossile de Shell que le capital algorithmique de Facebook ou d’Apple. La marchandise algorithmique devra tôt ou tard passer par la sphère de la production, puis sous la forme de l’argent, etc.

Donc, si l’expression de « capital algorithmique » a un sens — ce qui est certainement le cas — c’est uniquement quand on la mobilise pour référer à l’aspect technique du procès de travail. Les auteurs négligent précisément ce contrôle des niveaux d’abstraction : le capital algorithmique nous est présenté à la fois comme une composante technique du procès de travail et à la fois comme une « nouvelle forme de capital ». Si l’on reprend l’analogie du capital fossile, on se rend bien compte qu’on ne peut pas dire que le pétrole incarne une « nouvelle forme de production de valeur ». Les forces productives demeurent le support et la voie de conduction de la valeur d’échange.

Il est néanmoins clair que l’usage de données massives (Big data), vendues à des entreprises à des fins de publicités ciblées, décrit un événement inédit dans l’histoire du capitalisme. La question est pourtant de savoir si ce modèle économique correspond à plus qu’une nouvelle source de débouchés. La marchandisation d’aspects de la vie sociale autrefois épargnés ne témoigne pas ipso facto d’une transition de stade. Autrement dit, est-ce que la structure du procès de travail est transformée par la présence de l’algorithme ? Nous reviendrons plus loin sur le cas du travail digital qui ne représente pas selon nous une nouveauté, mais bien la continuité du capitalisme numérique néolibéral.

Une théorie de la périodisation ancrée dans les « conditions générales de production »

Au début de leur chapitre 8, Durand Folco et Martineau affichent déjà leur couleur théorique en précisant qu’ils s’inspirent de la théorie du « capitalisme IA » et du livre Inhuman Power de Nick Dyer-Whiteford, Mikkola Kjøsen et James Steinhoff. Ce groupe d’auteurs insisterait en effet sur :

le rôle déterminant des conditions générales de production dans l’évolution du capitalisme, c’est-à-dire les technologies, institutions et pratiques qui constituent l’environnement dans lequel prend forme la production capitaliste dans un lieu et une époque déterminée, en devenant progressivement les facteurs essentiels communs à toute production. L’énergie, les moyens de transport et de communication, comme les chemins de fer, le téléphone, l’électricité ou l’automobile, sont quelques exemples de conditions générales de production qui ont eu une incidence importante sur les formes de production, de distribution et de consommation au sein du capitalisme.[32]

Les rapports sociaux capitalistes ne se manifestent certainement pas in abstracto. Pour exister concrètement, ils ont besoin d’un ensemble de conditions de possibilités historiques : l’accès à une nature bon marché (cheap nature, selon l’expression de Jason Moore), à des sources de travail gratuit (le travail ménager des femmes, pour commencer), le recours à la violence d’État, la dépossession des producteurs et productrices directes, et à un certain nombre de connaissances techniques que permet la science à un moment déterminé de l’histoire. À la rigueur, les marxistes peu charitables dans leur orthodoxie nous diront que le concept classique de « forces productives » — qui, chez Marx, dépasse largement la simple question des outils et des machines, et englobe autant la nature que le savoir technique[33] — implique déjà analytiquement celui de « conditions de production ». Donc, s’il s’agit de dire que les algorithmes et de nouvelles technologies analogues sont des forces productives ou des conditions de production, il n’y a évidemment aucun problème à les recenser au nombre des facteurs qui sont incorporés dans le procès d’accumulation.

Mais Dyer-Whiteford et consorts ne s’arrêtent pas là : ils caractérisent, tout comme Durand Folco et Martineau, le stade actuel du capitalisme comme étant celui du « AI capitalism ». Ce choix conceptuel frappe néanmoins par son caractère arbitraire. En regardant de près le texte, on s’aperçoit que les régimes d’accumulation précédents décrits par Dyer-Whiteford et ses collègues — 1) la grande industrie, 2) le fordisme, 3) le post-fordisme — ne reçoivent aucune surdétermination conceptuelle en termes technologiques. En effet, seul l’IA fait l’objet d’un traitement analytique différentié où c’est l’aspect technologique qui devient le critère principal de la périodisation. Suivant ce critère, pourquoi le capitalisme de la grande industrie du début du XIXe siècle ne s’appellerait-il pas plutôt « capitalisme vapeur » ou « capitalisme chemin de fer » si les conditions de production sont si déterminantes ? L’invention du train représente assurément une révolution technologique tout à fait inédite aux yeux d’une paysannerie qui avait jusqu’alors parcouru les campagnes des empires européens à pied et en charrette[34].

De la même manière, on pourrait très bien faire l’analyse du fordisme en le décrivant comme le « capitalisme automobile », puisque la marchandise-voiture formait l’un des piliers centraux de l’accumulation du capitalisme de l’entre-deux-guerres. Or, ce qui fait la spécificité historique du fordisme, ce n’est pas tant la forme matérielle des marchandises qu’il produisait, mais sa dynamique sociale d’accumulation (basée sur les fameux « partages de gains de productivité » et l’accès de la classe ouvrière des pays du Nord à la consommation de masse), son rapport à l’intervention de l’État (sous une forme keynésienne) et le capitalisme de monopole qui lie la grande firme à une accumulation nationale, etc.[35] Le fordisme constituait une nouveauté importante par rapport au capitalisme concurrentiel qui était encore au XIXe siècle fortement ancré dans le modèle de la manufacture (basé sur la plus-value absolue), opérant dans des économies avec de forts bassins de population rurale en processus de migration et avec un pouvoir d’État bourgeois non démocratique qui réprimait férocement les organisations ouvrières (interdiction du droit de vote universel, du syndicalisme, etc.). Le prétendu « capitalisme algorithmique » produirait-il une transformation sociale et historique d’une ampleur aussi considérable ? Une révolution nous est-elle discrètement passée sous le nez au tournant de 2007-2008 ? Si l’unique indice est celui de la technologie, on a de sérieuses raisons d’en douter.

En somme, les critères employés par Dyer-Whiteford et consorts pour définir les trois premières étapes du capitalisme sont différents de ceux mobilisés pour décrire la nature de la phase actuelle. Or, si une méthode scientifique se veut cohérente, elle doit utiliser les mêmes critères épistémologiques pour approcher les mêmes phénomènes, ce qui oblige ou bien à reformuler une périodisation du capitalisme à partir de ses éléments techniques (l’une de ses fameuses « conditions générales de production »), ou bien à penser la possible transition du post-fordisme ou du néolibéralisme selon des variables relatives à l’organisation des composantes structurantes du mode de production capitaliste.

La régulation algorithmique : une voie de sortie de la périodisation techniciste ?

Du reste, on peut dire que Durand Folco et Martineau se dissocient de la thèse techniciste de Dyer-Whiteford et consorts, car ils jugent explicitement — et avec raison — que cette dernière ne s’intéresse pas assez aux « dimensions sociales et institutionnelles pour expliquer le passage entre les différents stades du capitalisme[36] ». C’est à ce moment de leur exposé que Durand Folco et Martineau recourent explicitement au concept de régime d’accumulation théorisé par l’École de la régulation (initiée par Michel Aglietta, Robert Boyer et Gérard Destanne de Bernis), concept qui recoupe partiellement celui déjà évoqué d’ordre social institutionnalisé de Nancy Fraser[37]. Le duo d’auteurs précise que la réalité de l’accumulation du capital dépasse largement la technologie, dans la mesure où le fonctionnement d’une économie de marché nécessite des institutions spécifiques, un rapport salarial particulier, des formes de régime monétaire, des systèmes d’innovation, etc.[38] L’argument de Durand Folco et Martineau stipule que les algorithmes seraient incorporés de manière spécifique à ces différentes institutions, formant ce que les chercheurs appellent une « gouvernementalité algorithmique », établissant une discipline par la prédiction du risque[39].

Mais en soulignant la dimension institutionnelle des régimes d’accumulation (ce qui est souhaitable dans un projet de périodisation du capitalisme), les auteurs sont-ils pour autant libérés d’une conception techniciste de la périodisation ? Tout comme avec l’exemple précédent de Dyer-Whiteford, le même problème épistémique persiste : les modes de disciplines attachés aux précédents régimes d’accumulation ne sont jamais décrits à partir de la technologie. Les anciennes logiques de pouvoir sont dites « coloniale, technocratique, néolibérale »… alors que la logique de pouvoir actuel possède ce curieux privilège d’avoir des critères de périodisation ad hoc : elle est une forme de pouvoir social décrit comme un « mode de régulation algorithmique[40] ». Il est clair que la militarisation de la police — en pleine expansion depuis le 11 septembre et les contre-sommets des années 2000 — a reposé sur une intégration de la technologie militaire pour parfaire l’exercice de sa discipline sociale. De manière plus récente, nous voyons aussi l’incorporation d’un certain nombre de gadgets à vocation de contrôle et de surveillance qui fonctionnent à partir d’algorithmes. Par contre, aux yeux de nos auteurs, la technologie militaire pré-IA ne paraît pas digne d’intérêt pour agir comme critère de la périodisation (gaz lacrymogènes, armes d’assauts, bombes nucléaires, etc.)… contrairement à la technologie de répression « intelligente ».

Autrement, il est évident que l’application de la logique algorithmique représente une transformation des relations de pouvoir fondées jadis sur la domination directe. Le modèle classique de l’hégémonie gramscienne, comprise comme la combinaison de la force et du consentement, semble quelque peu inadéquat pour rendre compte de la domination impersonnelle et autorégulée de l’algorithme. Celui-ci se passe bien du moment de la légitimation morale et idéologique. Il procède par conditionnement béhavioral et prédiction des comportements. Toutefois, on peut se questionner sur l’originalité de cette forme de pouvoir que les auteurs voient comme généralisée depuis 2007-2008. Le sociologue Michel Freitag écrivait déjà en 1986 dans son premier volume de Dialectique et société, que le « mode de régulation décisionnel-opérationnel » tend à saper la médiation symbolique et normative dans l’exercice du pouvoir. La discipline sociale serait réduite à un contrôle opéré par des mécanismes automatiques[41]. Freitag associe cette forme de régulation à l’époque « postmoderne », c’est-à-dire grosso modo au capitalisme néolibéral[42]. Les auteurs ne disent pas autre chose quand ils voient en Gilles Deleuze le théoricien précoce de la « société de contrôle ». L’algorithme semble donc le parachèvement des tendances et des formes de pouvoir du néolibéralisme, plutôt qu’une rupture stadiale. Les chercheurs le confessent eux-mêmes lorsqu’ils concèdent du bout des lèvres que la logique d’administration publique algorithmique s’appuie sur les « visées d’efficacité du précédent modèle [néolibéral][43] ».

Finalement, il paraît prématuré, voire téméraire, de dire que les logiques de pouvoir actuelles seraient majoritairement algorithmiques. Le fait que l’État et la police aient de plus en plus recours aux nouvelles technologies ne constitue pas une preuve que la régulation sociale fonctionne principalement à partir d’une logique algorithmique[44]. On ne retrouve pas non plus de démonstrations comme quoi cette forme de régulation sociale serait sui generis ou qu’elle sortirait des sentiers battus du contrôle néolibéral. L’exemple du populisme, présenté comme une expression de la restructuration algorithmique en cours, ne semble pas non plus aller dans le sens de l’argument des auteurs[45]. Le récemment élu Javier Milei ira de l’avant avec un agenda néolibéral sur stéroïdes, dans la grande tradition des Tatcher et Reagan de ce monde. En brandissant sa tronçonneuse en plein bain de foule, l’obsession du nouveau président argentin n’est pas la lubrification de l’accumulation algorithmique, mais l’angoisse néolibérale classique : la taille du budget de l’État. Si l’on scrute à la loupe le programme de casse sociale du Rassemblement national en France ou le copinage de Bolsonaro avec les capitalistes du Brésil, on y voit sans doute plus une logique d’État néolibéral vieux jeu qu’une manifestation du pouvoir algorithmique.

« Reagan et Tatcher dans le capitalisme algorithmique » : généré par IA

Du mirage du capitalisme cognitif au mirage du capitalisme algorithmique : une conception défaillante des classes

Après, Durand Folco et Martineau savent que les usages de l’appareil conceptuel de l’École de la régulation peuvent être très inégaux. C’est le cas du prétendu « capitalisme cognitif », une théorie qui affirme que les mécanismes d’extraction de la survaleur se fonderaient dorénavant sur le monopole du savoir et la captation de connaissance à partir des stratégies de copyrights et de brevetages en tout genre. Promue par des figures comme celle d’Antonio Negri, cette école insiste sur l’existence d’un soi-disant « cognitariat » et même de « communs numériques » (comme quoi le jargon des capitalistes du Big Tech vaut parfois celui de la gauche académique). Cette théorie porte, en plus de son charabia, un regard techno-enthousiaste sur le capitalisme numérique, sans égard aux dispositifs de domination et d’exploitation qui le traversent, comme le notent justement Durand Folco et Martineau[46].

Avec ses communs numériques et son capitalisme « Calinours », Antonio Negri n’en était pas à sa première caricature sociologique. Au début des années 2000, dans son livre Empire, co-écrit avec Michael Hardt, il brossait un portrait lourdement exagéré de la mondialisation, dépeinte comme un phénomène complet d’aplatissement de la compétition entre capitalistes. Les classes dominantes auraient fusionné en une giga-classe capitaliste globale et apatride. La distinction entre centres et périphéries serait rendue caduque dans un monde unipolaire, gouverné par la logique de coopération de l’ultra-impérialisme présagée par Kautsky. Martineau et Durand-Folco ne vont certainement pas aussi loin qu’Hardt et Negri dans la caricature. Leur tableau est plus nuancé, mais ils nous laissent néanmoins miroiter l’image d’une structure de classe dominée par le « travail digital » ou une « armée de travailleurs du clic ». Pour l’instant du moins, il est loin d’être clair que les emplois prolétarisés soient en majorité absorbés par le secteur des plateformes, ou plus largement du numérique. Avec cela, il ne faut pas oublier de préciser qu’une grande partie du secteur numérique a recours à une main-d’œuvre qualifiée, effectuant bien souvent un travail intellectuel grassement rémunéré. Les digital nomads de classe moyenne qui peuplent les auberges de jeunesse de la périphérie ne forment pas exactement une nouvelle classe dangereuse. Comme l’a souligné John Smith dans son livre Imperialism in the 21st century avec l’exemple du iPod 30 GB en 2006, sur les 13 920 employé·e·s d’Apple aux États-Unis, un peu moins de la moitié (6 101 personnes) avaient le statut de « professionnels ». Les fiches de paie de ces derniers comptaient un salaire annuel moyen de 85 000 $, supérieur de plus du deux tiers de la masse salariale moyenne des emplois américains. On ne peut évidemment pas dire une chose pareille des quelque 12 250 prolétaires en Chine qui étaient attaché·e·s à la chaîne de montage pour un salaire moyen de 30 $ par semaine[47].

En forçant le trait, Martineau et Durand Folco citent même, non sans audace, La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward P. Thompson, ouvrage bien connu pour sa conception historiciste des classes. Selon Thompson, les classes sont d’abord des entités vivantes et subjectives, construites à partir des expériences de luttes communes effectuées contre les groupes dominants. Suivant cette idée, nos auteurs déclarent que les « travailleurs du travail digital développent une subjectivité collective dans l’adversité de leurs conditions et dans des luttes visant à améliorer leur sort[48] ». La fable du cognitariat, pourtant critiquée par les auteurs quelques pages auparavant, semble revenir par infraction dans leur théorie du capitalisme algorithmique. Moins historiens que Thompson sur cette question (qui nous livre quand même sa conception de la subjectivité du prolétariat anglais au bout de 900 pages), Durand Folco et Martineau nous doivent encore la démonstration de l’émergence de la conscience de classe des digital workers. En effet, à partir de quelle expérience de lutte concrète les travailleurs et les travailleuses du digital se sont-ils construit une identité de classe participant à une forme plus large de subjectivité collective ? Faire une bonne sociologie marxiste ne peut pas consister à plaquer mécaniquement les concepts classiques sur la réalité contemporaine, qui plus est sans examens de cas.

Les deux auteurs pourraient rétorquer que nous les avons mal lus, car, nuance de taille, ils ne considèrent pas les travailleurs et travailleuses du digital comme le centre du travail algorithmique, mais uniquement l’un de ces quatre « moments », aux côtés du travail industriel, extractif et domestique[49]. On pourrait s’attarder longuement sur la valeur analytique de ce tableau quadriptyque du travail algorithmique. Premier problème, du point de vue de la sociologie des classes, on voit mal où y ranger tous les prolétaires du secteur des services. Sont-ils extérieurs au « capital algorithmique » (alors même que les services offrent à ce jour la majorité des emplois prolétarisés dans les pays impérialistes) ? De plus, rien ne garantit que le travail de reproduction sociale soit un maillon automatiquement inscrit dans la chaîne du travail algorithmique ; les prolétaires élevé·e·s aux petits soins de leur mère peuvent très bien aller se vendre à une entreprise du secteur de la construction. Tout travail domestique ne peut donc pas être compté comme un organe du « travail algorithmique ». Ensuite, cette division n’est pas propre à l’intelligence artificielle. Elle existe au moins depuis l’intégration de l’ordinateur à la production. On ne comprend pas alors ce que fait vraiment le capital algorithmique comme type de restructuration des classes, si ce n’est d’augmenter le nombre de travailleuses et de travailleurs du clic. Et encore là, il nous manque les statistiques pour apprécier pleinement l’étendue de cette révolution.

De manière générale, c’est toute l’entreprise de description des classes qui fait fausse route dans Le capital algorithmique. En revenant au tableau 1 (ci-dessus), on peut constater que, selon Durand Folco et Martineau, le conflit de classe du néolibéralisme serait formé de l’opposition entre les « actionnaires » et… « les classes moyennes endettées ». La profonde ambiguïté d’une telle proposition est tributaire de la conception qu’ont nos auteurs des classes moyennes endettées. La notion de classe moyenne au sens de « salarié·e·s ayant accès à la consommation de masse » ne concerne qu’une minorité de personnes à l’international (dans les pays impérialistes essentiellement). L’accumulation néolibérale se nourrit très largement de l’accroissement des inégalités sociales (à l’échelle Nord-Sud, mais aussi à l’intérieur des économies nationales)[50]. Il est utile de rappeler que l’un des traits caractéristiques des délocalisations dans les années 1980 dans les pays du Nord a été l’intégration des classes populaires au travail manuel, souvent pénible, du secteur des services. Qui sait, peut-être qu’un travailleur ou une travailleuse chez McDonald’s ou Tim Hortons constitue une forme de « classe moyenne » aux yeux de Durand Folco et Martineau ? Après, il est évident que les classes moyennes sont endettées sous le néolibéralisme, mais comme le sont les ménages des classes populaires. Certes, la catégorisation n’a que des prétentions schématiques et idéals typiques, ce que ne manquent pas de rappeler explicitement les auteurs[51]. N’empêche qu’un idéal-type, comme instrument de connaissance, doit être capable de livrer le portrait le plus fidèle possible de la réalité étudiée. Sans quoi, plutôt que de jeter de la clarté sur le réel, il aura la fâcheuse conséquence de l’embrouiller davantage.

Un autre exemple de l’incapacité de l’ouvrage à traduire de manière réaliste le conflit de classe se présente lorsque Martineau et Durand Folco nous disent que le régime d’accumulation algorithmique se structure autour de l’opposition entre les prétendus « cloudalist » — les capitalistes du cloud, soit Elon Musk et sa bande de technophiles — et le précariat / le travail digital. Les deux Jonathan suggèrent-ils donc, à l’instar de Guy Standing (ancien président de l’Organisation internationale du travail), que le précariat serait une invention de la crise de 2007-2008[52] ? Les classes moyennes auraient croulé sous le poids de l’endettement, avant de tomber dans les rangs du précariat après la crise des subprimes[53]? Cette idée est irrecevable lorsqu’on se penche sur le fait que le néolibéralisme s’est, dès son origine, structuré autour de la fluidification du contrat de travail[54], cette « médiation formelle » entre le capital et le travail selon l’expression de Marx[55]. Le diktat du néolibéralisme est celui du « hire and fire » (« engager et renvoyer »). Ce phénomène de la précarité a été d’autant plus aggravé avec le phénomène des délocalisations qui permet de coupler des capitaux hautement productifs à une armée de réserve abondante[56]. Rappelons qu’avec un réservoir rural de prolétaires en puissance de près d’un demi-milliard de personnes en Chine et d’un milliard en Inde, la hausse des salaires fait face à d’importantes contre-tendances[57]. L’armée de réserve des pays du Sud — composée du travail informel, flexible et précaire — est une camisole de force qui maintient à la baisse le coût de reproduction de la force de travail. L’intégration des formations sociales précapitalistes dans le bassin global des forces de travail depuis la chute de l’URSS, l’entrée de la Chine sur le marché mondial et la soumission de la production agricole de la périphérie aux traités de libre-échange sont des facteurs qui viennent saper la tendance à l’augmentation des salaires que connaissait le fordisme (et sa forte intégration salariale des populations européennes)[58].

Tout compte fait, en l’absence de concepts opératoires et d’éléments empiriques suffisants pour démontrer la transformation de la structure de classe, on doit considérer que le fardeau de la preuve concernant l’existence d’un nouveau stade du capitalisme, algorithmique, demeure dans le camp du tandem Martineau / Durand Folco.

« Prolétariat digital 2 » : généré par IA

Finance, industrie et algorithmes… quels sont les moteurs de la relance ?

Comme nous l’avons mentionné, pour Durand Folco et Martineau, la crise financière des années 2000 aurait constitué le détonateur de la restructuration algorithmique. Les luttes post-2008 — Occupy, les Indignados et les luttes de la classe ouvrière chinoise et indienne — auraient enfoncé le dernier clou dans le cercueil du néolibéralisme[59]. Très « orthodoxes » sur cette question (ce qui n’est pas forcément une insulte), nos camarades se rapprochent d’Ernest Mandel dans Les ondes longues du développement capitaliste. Ce dernier y avance que les restructurations n’interviennent qu’après une période de crise économique majeure, ce qu’il appelle le « retournement d’une onde longue ». Les causes de la crise sont selon lui internes aux paramètres d’accumulation d’un ordre productif donné, mais la reprise de l’économie n’est quant à elle jamais garantie. Pour ça, tout un ensemble de stratégies doit être déployé afin que la machine économique redémarre. Comme le précise Michel Husson :

L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif »[60].

Autrement dit, les changements d’ordre productif sont toujours des potentialités offertes par les crises, jamais leurs conséquences mécaniques. Le fait que 2007-2008 soit bel et bien une crise économique ne pourrait donc pas ipso facto former une preuve de l’émergence d’un nouvel ordre productif. Ensuite, comme nos théoriciens, Mandel avance que les changements de paradigme d’accumulation sont mobilisés par les capitalistes pour contourner l’insubordination ouvrière[61]. Diverses stratégies peuvent être déployées pour casser les conditions de cette conscience commune. Mandel relève par exemple la question des révolutions technologiques qui naîtraient de l’effort conscient de briser la résistance politique du prolétariat à la hausse du taux d’exploitation[62]. La transformation du procès de travail aurait par exemple permis de défaire la solidarité ouvrière internationale après la Deuxième Guerre mondiale, puis pendant la grande période d’insubordination de Mai 68 et des années 1970. Maintenant, on en conviendra, comparer Occupy Wall Street à de tels mouvements est assez fort de café. Jamais l’occupation des places publiques — somme toute très peinardes — n’aura fait trembler les profits des capitalistes (pour ça, il faudra faire plus que des menaces de taxation envers le 1 % le plus fortuné de la population). Mais nos auteurs persistent et signent : « Les machines algorithmiques peuvent à la fois discipliner et déplacer une classe ouvrière trop revendicatrice, et ouvrir des canaux pour l’investissement, et même mener à une réindustrialisation du Nord autour de la production intelligente. »[63]

Les capitalistes rêvent certainement d’une réindustrialisation du Nord, mais Durand Folco et Martineau ont l’air de prendre ces rêves pour des réalités, car ils n’avancent pas de statistiques pour illustrer la réindustrialisation en cours. À en croire les chiffres des pays de l’OCDE, la valeur ajoutée de l’industrie sur le PIB est passée de 26,8 % à 24,6 % entre 1997 et 2007. Cette descente ne s’est pas renversée suivant la crise de 2007-2008, au contraire. En 2021, ce taux était tombé à 21,9 %. Dans la même période, les États-Unis, première puissance impérialiste et grand champion de l’accumulation algorithmique, sont passés de 21,6 % à 17,9 % en termes de valeur ajoutée par l’industrie[64]. La réindustrialisation se fait encore attendre. En cette matière, le « fix » technologique du capital algorithmique est encore bien loin de quelque miracle. Sur l’aspect industriel, Amazon fait cavalier seul, en employant une importante main-d’œuvre dans ses entrepôts du Nord global (et d’ailleurs) – mais la manutention n’est pas non plus une industrie productive de marchandises au sens propre.

S’il semble ainsi exagéré de dire que le capital algorithmique relance « la logique industrielle et de l’automation[65] » à une échelle globale, Durand Folco et Martineau cherchent à nous livrer un ultime indice de la supplantation du néolibéralisme par le capital algorithmique : les plus grandes compagnies cotées en bourse sont les GAFAM[66]. Toutefois, cet indicateur pourrait très bien servir l’argument inverse : puisque la financiarisation de l’économie est un des traits caractéristiques du néolibéralisme, le fait que les Big Techs doivent absolument passer par la finance pour opérer semble plutôt approfondir le modèle néolibéral. Les auteurs tombent ni plus ni moins dans l’hyperbole lorsqu’ils avancent que le capital algorithmique « remplace progressivement la logique d’accumulation financiarisée par une logique algorithmique basée en grande partie sur l’extraction et l’analyse des données[67] ». Faisons abstraction un instant des indications données dans la première section de cette critique à propos de la distinction des niveaux d’analyse entre « capital algorithmique » et les autres formes du capital (industriel, commercial, financier), puisqu’il est clair que les auteurs opèrent ici une fausse opposition entre la finance et les données. Maintenant, posons-nous concrètement la question dans les mêmes termes que ceux des auteurs : les données rapportent-elles plus de profit que la finance ? Une source rapporte que les profits du marché du Big data en 2023 étaient de 77 milliards $ US[68]. Ce chiffre n’est clairement pas insignifiant et témoigne du fait qu’il s’agit sans doute d’un secteur profitable à plusieurs égards. Il demeure néanmoins inférieur au budget de l’État québécois qui gravite quant à lui autour des 115 milliards. À comparer des profits des pétrolières, cela semble être de l’argent de poche.

On ne peut pas non plus considérer que le capital algorithmique soit par nature industriel ou même simplement productif. La finance avait déjà cette réputation d’avoir un fonctionnement improductif, alimentant les spéculations d’un « capitalisme drogué[69] ». Le capital algorithmique s’impose-t-il donc comme un champion de la production ? Les auteurs nous donnent quelques chiffr

Le parcours militant de Charles Gagnon (1939-2005) – Balado

https://podcast.cism893.ca/pub/mp3/302920/Sans_faire_dhistoire-Podcast_20231220_10h25.mp39 février 2024, par Archives Révolutionnaires
Charles Gagnon est un des plus importants militants révolutionnaires de la seconde moitié du XXe siècle au Québec. Né au Bic (Bas-Saint-Laurent) en 1939, il est élevé dans une (…)

Charles Gagnon est un des plus importants militants révolutionnaires de la seconde moitié du XXe siècle au Québec. Né au Bic (Bas-Saint-Laurent) en 1939, il est élevé dans une famille d’agriculteurs pauvres, avant d’avoir la chance d’étudier au Séminaire de Rimouski en raison de ses aptitudes (1952-1960). Il étudie ensuite à l’Université de Montréal où il est aussi chargé de cours en lettres (1963-1966). Durant cette période, il s’implique au sein de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) et dans plusieurs revues (Cité libre, Socialisme, Parti Pris), avant de fonder Révolution québécoise (1964-1965) avec Pierre Vallières. Cette revue prône une révolution socialiste et l’indépendance du Québec.

À la fin de l’année 1965, Gagnon et Vallières adhèrent au Front de libration du Québec (FLQ) dont ils deviennent les principaux théoriciens. En voyage aux États-Unis afin de rencontrer d’autres organisations révolutionnaires, les deux Québécois apprennent l’arrestation des membres de leur cellule et décident de manifester pour leur libération devant le siège de l’ONU à New York, avant d’entamer une grève de la faim. Ils sont arrêtés et extradés au Canada. Charles Gagnon passe les trois années suivantes en prison, où il lit et écrit, notamment son manuscrit Feu sur l’Amérique (1968).

Après une brève relaxation (février à octobre 1970), Gagnon est à nouveau incarcéré pour un an, jusqu’à sa libération définitive en juin 1971. Il se tourne alors plus résolument vers le marxisme et désire créer un parti révolutionnaire, comme il l’exprime dans Pour le parti prolétarien (automne 1972). Au printemps 1973, il participe au lancement du journal EN LUTTE ! qui devient une organisation marxiste-léniniste l’année suivante. Charles Gagnon en assume la direction jusqu’à sa dissolution en 1982. Après plusieurs voyages en Amérique latine (Mexique, Bolivie) afin d’y étudier le « mode de production asiatique » (selon les termes marxistes), il se consacre à des réflexions théoriques et à des interventions publiques, tout en publiant deux livres (Ne dites pas à mon père que je suis Québécois, 1992 et Le référendum, un syndrome québécois, 1995). Ses dernières années sont consacrées à préparer l’édition de ses Écrits (trois volumes) qui paraîtront après son décès survenu en novembre 2005.

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En tant que figure majeure du mouvement révolutionnaire québécois, le parcours et la pensée de Charles Gagnon intéressent depuis longtemps le collectif Archives Révolutionnaires. C’est pourquoi, en décembre 2023, nous avons été invités à discuter de sa vie et de son influence à l’émission Sans faire d’histoire, le balado de l’Association des étudiants diplômés du Département d’histoire de l’Université de Montréal (AÉDDHUM). Durant plus d’une heure, nous nous sommes entretenus de Charles Gagnon, avec un intérêt particulier pour ses idées politiques et leur portée actuelle. Une émission à écouter et à faire circuler !

Photo de couverture : Libération de Charles Gagnon, 13 février 1970 (Guy Turcot / Archives CSN)
Photo de fin : Écrits politiques de Charles Gagnon (Lux, trois volumes, 2006-2011)

L’émergence du prolétariat et les luttes ouvrières dans la vallée de l’Outaouais (1820-1840)

5 janvier 2024, par Archives Révolutionnaires
Durant la première moitié du XIXe siècle, le capitalisme s’impose peu à peu dans ce qui deviendra le Canada. La crise économique des années 1820-1830 et la difficulté à obtenir (…)

Durant la première moitié du XIXe siècle, le capitalisme s’impose peu à peu dans ce qui deviendra le Canada. La crise économique des années 1820-1830 et la difficulté à obtenir de nouvelles terres accélèrent la formation d’un prolétariat urbain bas-canadien[1]. Les premières grandes industries de type capitaliste – impliquant une division du travail réalisé par des ouvriers peu ou pas qualifiés – se mettent en place. L’historien Robert Tremblay indique trois secteurs caractéristiques de ce nouveau mode de production : les chantiers de construction navale à Québec, le secteur de la transformation du cuir et des métaux à Montréal, et les scieries de l’Outaouais[2]. Cette dernière région retiendra notre attention afin de comprendre l’émergence du prolétariat comme classe exploitée et la réaction immédiate des travailleurs, qui luttent pour leurs droits politiques et économiques ou développent diverses formes d’insubordination. L’histoire de la vallée de l’Outaouais permet de constater ce double mouvement de constitution forcée et de résistance, notamment lors de la construction du canal Rideau (1826-1832) et de la « guerre des Shiners » (vers 1835-1845).

La formation du prolétariat

Dans les années 1810-1820, la paysannerie demeure le groupe le plus nombreux, alors que le prolétariat est une classe sociale minoritaire, encore mal définie économiquement et sociologiquement. La situation s’inverse pourtant au cours du XIXe siècle, avec le développement du capitalisme industriel. Au Bas-Canada, l’effondrement de la production de blé, en raison de techniques agricoles déficientes (notamment la rotation inadéquate des cultures) ébranle le monde rural. Le blé bas-canadien, insuffisant et trop coûteux, n’est plus compétitif sur les marchés mondiaux face à la concurrence britannique, américaine et du Haut-Canada. En 1765, environ 66 % des paroisses bas-canadiennes étaient composées de fermes produisant en moyenne 100 minots de blé ou plus par année. Cette proportion passe à 23 % en 1831 et à zéro en 1841. Inversement, la proportion de paroisses où la production moyenne par ferme était inférieure à 50 minots annuels passe de 1,9 % en 1765 à 37,9 % en 1831, puis à 98,3 % en 1844, indiquant un repli de la production à des fins de subsistance (ou de commerce local) plutôt que pour l’exportation[3]. Le secteur est clairement en déclin quant à son rôle économique.

Outre les conséquences sur les marchés, c’est la famine qui guette les Bas-Canadiens dans les années de mauvaise récolte. En 1829, à Lotbinière (sur la rive sud de Québec), sur 300 familles, « 83 n’ont pas récolté suffisamment pour leur subsistance, 34 n’ont aucun moyen de subsistance, 49 familles n’ont à manger que pour un mois »[4]. Les déficits commerciaux et les famines sont encore accentués par les épidémies de choléra de 1832 et de 1834 qui déciment la main-d’œuvre. Face à ces problèmes, le régime seigneurial (toujours en usage au Bas-Canada) se braque. Les grands propriétaires terriens essaient à la fois de maintenir leur statut social face aux capitalistes urbains, et désirent sauver la valeur de leurs possessions en forçant le maintien de la productivité aux dépens des travailleurs agricoles. Les seigneurs augmentent les rentes, lésinent à octroyer de nouvelles terres en usufruit, ressuscitent des taxes tombées en désuétude ou exigent des censitaires de nouvelles concessions (sur le revenu de bois, de pêche, etc.). Les paysans s’appauvrissent et la colère gronde.[5]

Les censitaires deviennent de plus en plus des « prolétaires agricoles », c’est-à-dire des ouvriers salariés sans attache à une terre spécifique ni droits afférents à celles-ci (perte des droits d’usufruit, d’usage du bois ou des cours d’eau, etc.). Les petits propriétaires s’endettent et doivent souvent vendre leurs terres. En 1831, dans plus de la moitié des paroisses du Bas-Canada, le nombre de non-propriétaires représente 30 % ou plus de la population, une situation alarmante alors que les censitaires étaient historiquement propriétaires d’au moins un lopin[6]. Dans ces circonstances, on voit se développer une première vague migratoire des campagnes vers les centres urbains canadiens, mais aussi américains.

Ces transformations dans les seigneuries de la vallée du Saint-Laurent forcent plusieurs fils d’agriculteurs à se déplacer loin de leur foyer natal afin de trouver un emploi. Plusieurs d’entre eux se tournent vers l’industrie du bois, alors en plein essor[7]. Cette industrie profite de la disponibilité de la main-d’œuvre : il y a plus de 700 scieries au Bas-Canada en 1831 et plus de 900 en 1844[8]. L’Outaouais est l’une des régions où l’industrie du bois se développe et de nombreux Canadiens-français s’installent à Wright Town (actuelle Gatineau, fondée par l’américain Philemon Wright en 1800) pour y travailler. À la fin des années 1820, c’est plus de 2 000 travailleurs forestiers de l’Outaouais qui viennent chercher du travail à Montréal ou à Québec durant l’été, lorsque les camps sont fermés, ce qui signifie qu’ils n’ont plus de terres où retourner[9].

Ce prolétariat canadien naissant est renforcé par l’arrivée massive d’immigrant·e·s des îles irlando-britanniques (plus de 25 000 par année[10]). Ces familles voient elles aussi leur mode de vie transformé par les enclosures et la ruine des petits propriétaires et artisans en ce début de Révolution industrielle. Les autorités britanniques en métropole encouragent cette émigration, qui permet de débarrasser l’espace métropolitain du surplus de démunis créé par ces transformations économiques[11]. Plusieurs migrant·e·s se dirigent vers le Haut-Canada, qui offre la promesse d’un travail et – éventuellement – d’une terre. Toutefois, le coût de la traversée les endette lourdement, ce qui les force, une fois arrivé·e·s, à accepter n’importe quel travail. Les milliers d’Irlandais·e·s fuyant la crise de l’industrie textile dans la province de l’Ulster sont de ce nombre, dont les hommes seront nombreux à s’engager dans la construction du canal Rideau à partir de 1826[12].

En somme, les seigneurs au Bas-Canada, incapables de faire face aux nouvelles réalités économiques, pressurisent sans mesure leurs censitaires, qui prennent la voie de la prolétarisation, ce qui renforce la crise du modèle féodal. Les transformations économiques en Angleterre et en Irlande entraînent la migration de nombreuses personnes en Amérique du Nord britannique, alors qu’elles cherchent à améliorer leur sort. Les capitalistes canadiens, dans le bois, les chantiers et les industries naissantes, ont alors accès à une main-d’œuvre nombreuse et peu coûteuse. C’est dans ce contexte qu’émergent les grands projets d’infrastructures tels le canal Rideau, ainsi que les premières révoltes d’un prolétariat canadien en formation.

Les travailleurs du canal Rideau

À cette époque, de nombreux projets de canalisation voient le jour en Amérique du Nord, tant pour des raisons économiques (on veut joindre directement les différentes villes par bateau) que pour des raisons militaires (faciliter le déplacement des troupes). Dans le cas canadien, on désire à la fois fluidifier la voie maritime reliant les Grands Lacs au Saint-Laurent, et augmenter la mobilité militaire pour faire face à une potentielle attaque des États-Unis, qui ont tenté d’envahir le Canada lors de la Guerre de 1812-1815. Le canal Rideau, construit entre 1826 et 1832, répond plus spécifiquement à cet objectif militaire, reliant les casernes de Kingston et de Montréal. L’emploi de « cheap labour » canadien et irlandais permet aux autorités britanniques d’économiser de grandes sommes, et à leurs associés privés (tels John Redpath ou Philemon Wright) de faire des profits mirobolants. En effet, un ouvrier gagne sur le chantier à peine de quoi se nourrir ainsi que sa famille[13], rien de plus. La main-d’œuvre est tellement bon marché qu’il est moins coûteux de faire creuser le canal (conçu pour des navires de guerre) manuellement plutôt qu’à l’aide de machines à vapeur. Le canal Rideau est creusé à la pioche et à la pelle, par des travailleurs qui triment de 14 à 16 heures par jour, 6 jours par semaine, toute l’année. Autrement, les travailleurs sont parqués dans des camps insalubres où la malaria est endémique, tuant ou incapacitant un grand nombre de personnes[14].

En réponse à ces conditions, plusieurs grèves ont lieu lors de la construction. Les sources étant rares quant à ces premières luttes ouvrières canadiennes, il faut faire preuve de prudence dans notre interprétation. Nous pouvons cependant dire que : 1) au moins trois grèves ont lieu au printemps 1827[15], 2) qu’elles portent sur les conditions de travail et les salaires, 3) qu’elles incluent tous les travailleurs du canal, indépendamment des divisions ethniques ou religieuses, et s’étendent même à la région (notamment à l’industrie du bois), et 4) que nous n’avons pas connaissance d’une ou de plusieurs organisation(s) à l’origine des grèves. Il faut cependant noter que les premières organisations syndicales font leur apparition au Bas-Canada dans la décennie 1830[16], tandis que dans les années 1840 des sociétés secrètes ouvrières coordonnent les luttes des Irlandais dans les chantiers, comme lors de la grève du canal de Beauharnois en 1843[17]. La répression des troupes britanniques, appelées en renfort pour surveiller les travailleurs, a cependant raison de ce cycle de lutte. En sus, de nombreux conflits ont opposé les travailleurs et les entrepreneurs autour de la vente de denrées essentielles, dont la nourriture et le bois de chauffage. Selon les témoignages de l’époque, les travailleurs irlandais sont principalement à l’origine de ce type d’actions, calquant certaines pratiques de leur terre natale.

Lors de la « bataille de Merrickville » en 1829, un certain Thomas Foley, travailleur irlandais au canal Rideau, entreprend de couper du bois sur une ferme adjacente afin de se chauffer. Le propriétaire s’y oppose et alerte les autorités. Foley et certains de ses confrères repoussent un constable, un shérif et son adjoint, et ne doivent se rendre qu’après l’intervention d’une compagnie entière de la milice locale. Ils seront acquittés à leur procès faute de témoins[18] : une action directe réussie en somme. Malgré qu’une certaine historiographie canadienne (par exemple Clare Petland) ait eu tendance à voir dans ces affrontements un trait culturel propre aux Irlandais, qui sont stéréotypés comme prompts à la bagarre, à l’insubordination et aux conflits ethniques et religieux, il est clair qu’ils relèvent plutôt de facteurs socio-économiques. Les conditions difficiles imposées aux travailleurs du canal, irlandais comme canadiens-français, sont la cause première de leurs grèves et des affrontements avec leurs patrons[19]. Des débrayages spontanés, les ouvriers passeront, quelques années plus tard, à l’organisation syndicale puis, pour certains, à la volonté révolutionnaire.

La guerre des Shiners

« Bytown [Ottawa], au milieu de ses forêts, était l’épouvantail du Canada. « Il n’y a pas de Dieu à Bytown », disait le proverbe. Le fait est qu’on n’y pensait guère à Dieu. Revenir de Bytown signifiait revenir de la caverne du lion. Quand une famille restait sans nouvelles d’un enfant parti pour les chantiers, on le pleurait comme mort et l’on se disait tout bas : il aura été tué à Bytown.

Les anciens racontent que souvent, la nuit, on entendait là-bas au pont des Chaudières des voix désespérées et des cris lamentables. C’étaient des voyageurs attardés que les chêneurs [shiners] jetaient dans l’abîme, ou des chêneurs qui, rencontrant plus forts qu’eux, allaient rejoindre, à leur tour, leurs victimes au fond de la rivière. »[20]

L’imposition progressive du capitalisme dans la vallée de l’Outaouais et l’afflux de populations migrantes prolétarisées entraîne son lot de conflits interethniques. En effet, l’extrême paupérisation des Irlandais·e·s et des Canadien·ne·s-français·e·s, ainsi que l’entretien volontaire d’une rivalité entre les deux groupes par le patronat entraînent de violentes bagarres dans les années 1830. Ce phénomène, connu sous le nom de guerre des Shiners[21], atteint son paroxysme vers 1835-1837 dans la région de Bytown (actuelle Ottawa).

Le développement de Bytown est intimement lié à l’essor de l’industrie du bois et à la construction du canal Rideau. La colline qui surplombe la rivière des Outaouais est considérée comme stratégique pour la protection des colonies canadiennes après la guerre de 1812. Sous les ordres du gouverneur, le colonel John By y fait donc construire un camp, qui servira d’avant-poste militaire en vue de la construction du canal Rideau. Lorsque la construction du canal prend fin, en 1832, Bytown s’est profondément transformée. Ce qui est maintenant devenu une ville est divisé en deux parties : la Upper Town, contrôlée par la bourgeoisie anglaise et écossaise, et la Lower Town, peuplée par les travailleurs migrants canadiens-français et irlandais ayant travaillé à la construction du canal.

Les Shiners, d’origine irlandaise, s’étaient principalement reconvertis comme travailleurs forestiers ou draveurs après la fin de la construction du canal Rideau, mais plusieurs d’entre eux étaient aussi réduits au chômage et à l’indigence. Suivant une séparation raciale du travail, ces ouvriers irlandais étaient au bas de l’échelle sociale, considérés comme plus « sauvages ». Les Canadiens-français, ayant meilleure réputation, étaient préférés par les patrons à l’embauche dans l’industrie forestière, tandis que les postes de notables étaient réservés aux Écossais.

Dans ces circonstances, les Shiners recourent à la violence, d’abord pour « chasser » les Canadiens français de l’industrie forestière et s’assurer leurs emplois, mais aussi pour intimider leurs employeurs et instaurer un rapport de force leur permettant d’améliorer leurs conditions de vie. L’action des Shiners est telle que, vers 1837, il est fréquent d’entendre « qu’ils ont pris le contrôle de la ville », une exagération qui témoigne toutefois de l’impunité dont jouissent les Shiners et de la peur qu’ils inspirent, y compris à leurs patrons (moins à la troupe britannique par contre). Le phénomène demeure toutefois complexe, puisque vers 1835, ces « insurgés » sont menés par Peter Aylen, un des plus riches marchand de bois dans la région et « roi des Shiners » autoproclamé. Celui-ci suscite l’adhésion des travailleurs irlandais en leur fournissant des emplois, de la nourriture et des femmes au retour des chantiers. Il faut ainsi noter le caractère criminel, voire de bande organisée, des Shiners, dont la révolte a souvent des airs de grand banditisme sur fond de misère endémique et de manque d’autorités policières dans la région.

L’armée ayant quitté Bytown après la fin des travaux au canal Rideau en 1832, l’endroit se transforme en véritable « ville-frontière ». Les attaques et les intimidations contre des travailleurs canadiens-français restent impunies, entraînant la formation de bandes rivales. C’est dans ce contexte que l’homme fort et héros populaire Jos Montferrand forge sa légende de dur à cuire et de protecteur de sa communauté. Les Shiners s’en prennent également à diverses personnalités s’opposant à eux, allant jusqu’à assassiner publiquement l’avocat Daniel McMartin. À moyen terme, les dénonciations ne suffisent plus et une sorte de panique s’empare de la bourgeoisie locale, voire régionale. Ces inquiétudes des classes privilégiées sont justifiées de leur point de vue : les Shiners agissent en toute impunité, ils prennent le contrôle du péage du pont de l’Union sur la rivière des Outaouais, ils intimident les magistrats censés les arrêter et ils libèrent leurs camarades de prison le cas échéant. Depuis 1835, ils détiennent le contrôle de la Société agricole de Bytown, un club de la bonne société locale, grâce à l’intimidation physique de ses membres, notamment lors des assemblées annuelles. Le premier échec des Shiners survient lorsqu’ils tentent de faire la même chose en janvier 1837 à l’assemblée du comté de Nepean, ne réussissant finalement qu’à provoquer une bagarre générale. Il n’empêche qu’ils continuent de commettre de nombreux actes de violences publiques, dont des viols, et instaurent de manière générale un climat d’anarchie dans la ville.

Pour rétablir l’ordre (et leurs privilèges), les notables de la région mettent sur pied la Bytown Association for the Preservation of the Peace, une milice armée prête à affronter les Shiners. De plus, la répression des rébellions patriotes de 1837-1838 par l’armée britannique, sans lien direct avec la guerre des Shiners, permet aux autorités locales de demander du même coup la répression des criminels irlandais, avec un succès certain. Le phénomène des Shiners est beaucoup plus faible à partir de ce moment, disparaissant définitivement vers 1845. Leur chef Peter Aylen quitte Bytown après 1837 pour Aylmer, de l’autre côté de la rivière des Outaouais. Il se dissocie des Shiners et mène une vie « d’honnête citoyen » jusqu’à sa mort trente ans plus tard. Ses descendants forment une véritable dynastie légale, étant avocats sur cinq générations successives, fournissant un juge à la Cour d’appel de l’Ontario et fondant le cabinet Scott & Aylen, à l’origine de Borden, Ladner, Gervais, LLP, un des plus grands cabinets d’avocat au Canada actuellement[22]. En somme, la guerre des Shiners incarne bien les violences et les contradictions propres à l’émergence du capitalisme : la révolte justifiée des prolétaires, mais aussi les violences interethniques et la duplicité d’un certain nombre d’individus prêts à tout pour une ascension.

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La période de transition entre le féodalisme et le capitalisme est marquée, au niveau international, par une brutalité rarement observée. Au Canada, ce phénomène est renforcé par la crise agricole des années 1830 et par les violences paniquées des seigneurs en perte de pouvoir. Ainsi, une large frange de la population se trouve appauvrie et dépossédée, dans l’obligation de vendre sa force de travail dans les industries naissantes. Avec cette main-d’œuvre abondante, les capitalistes se trouvent en position de force afin d’exploiter ces nouveaux prolétaires, à tel point qu’ils peuvent faire creuser le canal Rideau à la main plutôt qu’à l’aide de machinerie à vapeur, quitte à sacrifier des milliers de vies ouvrières. Parallèlement, les travailleurs entament de premiers actes de défiance, notamment sous la forme de grèves illégales, mais aussi de violences diverses contre la bourgeoisie locale. De telles actions se multiplieront dans les années 1840, comme lors de la grève des canneliers de Beauharnois (juin 1843). Malheureusement, la division des prolétaires selon des normes raciales entraîne aussi de violents conflits interethniques, comme à Bytown, d’autant plus brutaux qu’ils sont alimentés par des préjugés déjà existants.

De nombreuses recherches sont encore nécessaires pour mieux comprendre les grands chamboulements sociaux et économiques des années 1830 au Canada, cet article n’étant qu’un premier effort. Un travail de plus longue haleine permettra de mieux saisir comment les travailleur·euse·s se sont organisés pour faire face à ces nouvelles conditions – passant des guildes aux organisations clandestines puis au syndicalisme révolutionnaire. Le tout éclairera les choix qui furent faits, pour quelles raisons et avec quels effets, dans l’objectif d’éclairer l’enjeu de l’organisation ouvrière passée et présente.


Notes

[1] Pour en savoir plus sur la formation du prolétariat au Bas-Canada, on consultera RUDDEL, David-Thierry. « La main-d’œuvre en milieu urbain au Bas-Canada : conditions et relations de travail » dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 41-3, hiver 1988, pages 389-402.

[2] TREMBLAY, Robert. « Un aspect de la consolidation du pouvoir d’État de la bourgeoisie coloniale : la législation anti-ouvrière dans le Bas-Canada » dans Labour/Le Travail, vol. 8-9, automne 1981-printemps 1982, page 244.

[3] OUELLET, Fernand. Histoire économique et sociale du Québec (1760-1850), Montréal, Fides, 1971, page 337.

[4] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 332.

[5] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 354.

[6] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 348.

[7] Le commerce du bois procure un revenu à environ 12 % de la population. OUELLET. Histoire économique, 1971, page 402.

[8] OUELLET. Histoire économique, 1971, page 399.

[9] WYLIE, William. « Poverty, Distress, and Disease: Labour and the Construction of the Rideau Canal, 1826-1832 » dans Labour/Le Travail, vol. 11, printemps 1983, page 9.

[10] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 9.

[11] BAEHRE, Rainer, « Pauper Emigration to Upper Canada in the 1830s » dans Histoire sociale/Social History, Vol. 14 No. 28, novembre/décembre 1981.

[12] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 8.

[13] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 14.

[14] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 25.

[15] Le Congrès du travail du Canada (CTC) atteste d’une émeute ouvrière ayant eu lieu dans les rues de Bytown le 2 mars 1829 sur les mêmes bases que les actions du printemps 1827. Nous n’avons cependant pas trouvé d’autres sources corroborant cette affirmation. Voir en ligne.

[16] Pour en savoir plus, lire TREMBLAY, Robert. « Les pionniers du mouvement ouvrier au Québec : quelques pistes de réflexion sur la première génération de militants des années 1830 » dans le Bulletin du RCHTQ, vol. 38-1, printemps 2012, pages 20-27.

[17] BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals of Upper Canada in the 1840s » dans Labour/Le Travail, vol. 7, printemps 1981, page 28.

[18] WYLIE. « Poverty… », 1983, page 27.

[19] « Clustered around construction sites in almost exclusively Irish communities, they engaged in violent confrontations with each other, local inhabitants, employers, and law enforcement agencies. Observers of these confrontations accepted as axiomatic the stereotype of violent Paddy, irreconcilable to Anglo-Saxon norms of rational behaviour, and government reports, private letters, and newspaper articles characterized the canallers as « persons predisposed to tumult even without cause .’*’ As one of the contractors on the Lachine Canal put it: « they are a turbulent and discontented people that nothing can satisfy for any length of time, and who never will be kept to work peaceably unless overawed by some force for which they have respect »». BLEASDALE, Ruth. « Class Conflict on the Canals, page 9.

[20] DE BARBEZIEUX, Alexis. Histoire de la Province ecclésiastique d’Ottawa et de la colonisation de la Vallée de l’Ottawa, vol. 1, Ottawa, Compagnie d’imprimerie d’Ottawa, 1897, page 165.

[21] Voir notamment CROSS, Michael. « The Shiners’ War: Social Violence in the Ottawa Valley in the 1830s » dans The Canadian Historical Review, vol. 102, supp. 2, 2021, pages 364-386.

[22] Voir POWELL, James. « The Shiners War », The Historical Society of Ottawa, en ligne.

NORMAN LAFORCE (1952-2023)

1er novembre 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 5 octobre 2023, c’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de notre ami et camarade, le militant Norman Laforce (1952-2023). Norman était un ami (…)

Le 5 octobre 2023, c’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de notre ami et camarade, le militant Norman Laforce (1952-2023). Norman était un ami fidèle, sensible, bienveillant, un camarade dévoué, combatif, prêt à tout donner. C’est en sa mémoire que nous présentons cet article biographique à son sujet : pour que ses engagements ne soient pas oubliés et qu’ils servent d’inspiration aux jeunes générations.

Norman est né dans la ville ouvrière de Jacques-Cartier (maintenant intégrée à Longueuil) le 25 mars 1952. Mis au monde par le médecin militant Jacques Ferron, il fréquente la même école que Paul et Jacques Rose, futurs membres du Front de libération du Québec (FLQ). Au début des années 1960, la famille de Norman déménage dans l’État New York, d’abord dans un quartier populaire de la métropole puis dans la ville de Corning où il fréquente la Corning Painted Post West High School qu’il délaisse pour travailler. Norman a rapidement été conscient de l’injustice qui fonde notre monde. À l’adolescence, sa réflexion se consolide par la lecture du Rat Subterranean News, un journal contre-culturel adoptant des positions anti-capitalistes, pacifistes et écologistes.

De retour à Montréal, Norman structure de plus en plus sa pensée au contact des mouvements marxistes en pleine ascension. En tant que plombier (et plus tard déménageur), il constate quotidiennement la pauvreté dans les appartements dont il doit s’occuper. D’ailleurs, il fait régulièrement des travaux gratuitement pour ses voisin·e·s pauvres ayant des propriétaires négligents. Norman acquiert ainsi une conviction durable comme quoi le système capitaliste entraîne une lutte des classes qui oppose la bourgeoisie au prolétariat. Dans le but de faire avancer la cause du peuple, Norman s’investit dans les années 1970 au sein du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), étant même candidat au poste de conseiller municipal à l’élection de 1978.

Au tournant des années 1980, Norman s’intègre de plus en plus à la scène punk et skinhead émergente de Montréal. Il participe à l’organisation de concerts locaux (Genetic Control, SCUM) et de groupes internationaux (dont Angelic Upstarts et Dead Kennedys), assure la sécurité dans les spectacles et compose quelques chansons. En plus de son implication musicale, Norman assume le leadership d’une bande de skinheads marquée à gauche – les East End Skins – qui combat manu militari les groupes fascistes de la métropole. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, Norman devient un des piliers de la lutte anti-fasciste à Montréal. Il mène ce combat avec succès, notamment contre l’éphémère section montréalaise du KKK dirigée par Michel Larocque. Grâce à ses nombreuses contributions à la scène musicale et au combat anti-fasciste, Norman continuera d’entretenir de forts liens de camaraderie avec les Red and Anarchist Skinheads (RASH) de Montréal et d’ailleurs. Il est salué personnellement par Roddy Moreno, chanteur de The Oppressed, lors du passage du groupe à Montréal en décembre 2021.

Norman contribue aussi grandement aux luttes des locataires des années 1990 jusqu’à son décès en 2023. Il est membre du Comité logement Ville-Marie où il intègre le conseil d’administration de 2012 à 2014, et participe au POPIR Comité Logement dont il est vice-président en 2016, tout en écrivant pour son journal Le Canal. Il s’implique en sus au Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), au Comité logement du Plateau Mont-Royal, au Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dont il est président aussi en 2016 et, enfin, au Regroupement information logement (RIL). Installé dans Pointe-Saint-Charles depuis 2013, Norman participe aux mobilisations pour que la communauté récupère les terrains et la bâtisse qui deviendront le Bâtiment 7 (B7). Lorsque nous obtenons gain de cause en 2017, Norman poursuit son implication dans les différents cercles du B7, à l’épicerie communautaire Le Détour et au regroupement Action-Gardien. Ces dernières années, il était au cœur du grand projet communautaire qu’est le B7.

Au fil du temps, Norman évolue du marxisme à l’anarchisme « lutte de classes » qu’il découvre dans les années 1980 grâce au livre L’anarchisme (Daniel Guérin, 1965). Norman s’investit beaucoup dans le mouvement montréalais, faisant régulièrement des permanences à la librairie L’Insoumise puis à la Bibliothèque DIRA (toutes deux situées sur la rue Saint-Laurent). Il assume deux mandats comme membre du conseil d’administration de l’Association des espèces d’espaces libres et imaginaires (AEELI) qui gère le bâtiment abritant ces deux « institutions ». Norman donne des ateliers lors de plusieurs Salons du livre anarchiste de Montréal et aide diverses initiatives militantes révolutionnaires. Il mène plusieurs actions conjointement avec la branche montréalaise du Industrial Workers of the World (IWW), dont il devient officiellement membre en 2014.  Pour souligner sa longue implication dans la défense de la classe ouvrière, la branche le nomme « membre à vie » en 2019 ; Norman est la première et seule personne ayant obtenu ce statut honorifique à ce jour.

Norman participe aussi à l’Association pour la liberté d’expression (ALE), dont il sera président, qui met sur pied la Commission populaire sur la répression politique (CPRP) en 2014-2015. L’objectif est de documenter et dénoncer les abus policiers, et le projet débouche sur la publication de l’ouvrage collectif Étouffer la dissidence. Vingt-cinq ans de répression politique au Québec (Lux, 2016). En 2017, il cofonde le Collectif d’éducation et de diffusion anarcho-syndicaliste (CÉDAS) qu’il anime jusqu’en 2021, traduisant la brochure La libération queer est une lutte de classe. Dans les dernières années, Norman a consacré beaucoup de temps et d’énergie aux luttes LGBTQ+, notamment à la défense des droits des personnes trans. Peu avant son décès, il a joint le Comité queer de Pointe-Saint-Charles à titre d’homme bisexuel pro-transidentités. Il cherchait toujours une manière de lier les luttes afin qu’ensemble, nous puissions détruire le capitalisme et instaurer une société égalitaire. Enfin, que ce soit contre l’extrême droite, au sujet du logement, pour le 1er Mai (Journée internationale des travailleuses et des travailleurs), pour des actions de désobéissance civile ou contre la répression, Norman a participé à des centaines de manifestations partout au Québec : il était littéralement de tous les combats.

Depuis 2018, Norman a contribué au collectif Archives Révolutionnaires, en achetant des ouvrages pour le collectif, en numérisant des archives et en éclairant nos lanternes sur les luttes passées. Il était plus qu’un compagnon de route pour nous : c’était un véritable ami. La collaboration devait se poursuivre puisque Norman voulait faire des permanences à notre local, mais la mort en aura décidé autrement. Atteint de la maladie de Forestier et d’un cancer, Norman Laforce est décédé le 5 octobre 2023 à Pointe-Saint-Charles. Qu’importe, son esprit revendicateur continuera d’habiter notre projet et nous poursuivrons notre mission de documenter les luttes passées pour dynamiser les luttes actuelles. Longue vie cher ami, c’est maintenant à nous de continuer le combat pour l’égalité.

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Par ce texte, nous voulons pérenniser l’héritage de Norman Laforce. Si vous constatez des erreurs ou que vous souhaitez nous informer de faits absents du texte, n’hésitez pas à nous contacter.

Le dessin en couverture est l’œuvre de Maxime Archambault (2020)

DAVID FENNARIO PERSISTE ET SIGNE – Entrevue, suivie d’un extrait de Bolcheviki

25 septembre 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 16 septembre 2023 s’éteignait le dramaturge et militant David Fennario (1947-2023). Issu de la classe ouvrière du sud-ouest de Montréal, Fennario a utilisé son art pour (…)

Le 16 septembre 2023 s’éteignait le dramaturge et militant David Fennario (1947-2023). Issu de la classe ouvrière du sud-ouest de Montréal, Fennario a utilisé son art pour faire connaître les conditions des classes populaires de Pointe-Saint-Charles et de Verdun durant plus de 40 ans. Militant marxiste, il s’est aussi engagé au sein de l’Union des forces progressistes puis dans Québec solidaire à ses débuts. Ses œuvres, inspirées du travail didactique de Bertolt Brecht, s’adressent directement aux classes populaires, afin que celles-ci puissent, par l’entremise du théâtre, réfléchir à leurs conditions et, surtout, à leur dépassement. Dans sa vie et dans son œuvre, Fennario s’est résolument rangé du côté du peuple. C’est pour mieux le faire connaître que nous republions cette entrevue, suivi d’un extrait de la pièce Bolcheviki, écrite en 2009. L’entrevue et l’extrait sont parus initialement en 2016, dans le numéro 15 des Nouveaux Cahiers du socialisme.

David Fennario persiste et signe

Entrevue avec David Fennario

Propos recueillis par John Bradley

David Fennario est un dramaturge de Montréal bien connu des réseaux culturels et militants anglophones, mais assez peu des francophones, son travail ayant été très peu traduit et encore moins produit sur scène en français. Ses œuvres portent les titres suivants-: Sans parachute, On the Job, Nothing to Lose, Balconville, Joe Beef, Doctor Thomas Neill Cream, The Death of René Lévesque, Condoville, Bolcheviki, et la plus récente pièce, Motherhouse. Un film documentaire, réalisé par Martin Duckworth, The Good Fight (Fennario persiste et signe), a été réalisé en 2014 sur le parcours de Fennario ainsi que sur la préparation de Motherhouse. Ce film a été présenté à l’édition-2014 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal.

Afin de vous donner un aperçu de l’approche de Fennario, nous vous présentons ici deux textes. Tout d’abord, une entrevue réalisée avec lui récemment, par John Bradley, un de ses amis militants de Verdun. Ensuite, un extrait de la pièce de théâtre Bolcheviki, écrite par Fennario en 2009. Yves Rochon a assuré la traduction des deux textes de ce numéro.

JB – Pourquoi as-tu choisi d’écrire une pièce comme Bolcheviki qui porte sur la Première Guerre mondiale, cent ans après cet événement ?

DF – La première raison en est probablement que j’ai toujours eu un intérêt particulier pour cette guerre. J’y voyais aussi une opportunité politique de compléter divers projets que j’avais esquissés au fil des ans. L’un d’eux était basé sur des histoires que j’avais entendues, des histoires racontées soit par des membres de ma famille proche, soit par des hommes qui avaient participé directement à cette guerre, tel Harry Rowbottom, qui était, en plus, un excellent conteur. Le personnage de Rosie Rollins dans ma pièce Bolcheviki est basé sur ce Harry. Il se lançait souvent dans des histoires invraisemblables qui n’avaient rien à voir avec la guerre, mais de temps en temps j’arrivais à le faire parler des combats eux-mêmes et c’est comme s’il se retrouvait alors dans les tranchées, dans le pire que cela pouvait être. Je pense d’ailleurs que c’est pour fuir ces images-là qu’il en parlait si peu souvent.

Il faut se rappeler que la Première Guerre mondiale avait été une vraie folie dans laquelle les travailleurs de différents pays s’entretuaient afin que les élites nationales, dont celles du Canada, puissent accaparer la plus grande part possible des ressources du Moyen-Orient en leur faisant accroire que « nous sommes tous dans le même bateau, nous avons tous les mêmes intérêts ». Le même genre de discours qu’on nous sert aujourd’hui, celui de Harper et autres, qui cherchent à utiliser la guerre comme moyen supplémentaire pour faire de la business, pour ouvrir de nouveaux débouchés aux « faiseux de profits ».

J’ai donc écrit cette pièce Bolcheviki comme une intervention, comme un outil qui puisse servir dans la riposte contre cette militarisation croissante de notre société. Mais cette pièce est également basée sur l’expérience de ma mère. Elle ne reconnaissait plus du tout mon père quand il est revenu de la Seconde Guerre mondiale. Il était devenu un étranger. Une bonne partie de l’inspiration de mon travail récent vient donc de cela, aussi bien pour ce qui est de la rédaction de Bolcheviki que de la pièce qui a suivi, dont le titre est Motherhouse.

JB – Dans les notes de présentation du texte de Bolcheviki, vous écrivez que ce sentiment de deuil et de perte vécu par les soldats et leur famille était devenu omniprésent dans la façon dont les gens se comportaient après la guerre. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet et sur la manière dont vous traitez la question dans cette pièce ?

DF – Mon père relatait des épisodes horribles comme celui où il ramassait des morceaux de corps sur les champs de bataille pour ensuite les mettre dans des sacs, ou encore celui du gars mort sur le coup dans la couchette juste au-dessus de lui lorsque leur caserne a été bombardée pendant le Blitz en Angleterre. Puis il disait : « Plus vous voyez ce genre de choses, moins vous avez envie d’y penser et d’en parler ». C’est ce que nous appelons aujourd’hui le stress post-traumatique.

Les anciens combattants répriment continuellement leurs sentiments, c’est la seule façon de survivre. Quand mon père est rentré à la maison, il refoulait ses émotions. J’ai baigné dans ce contexte dès ma conception. J’ai hérité de la colère que ce climat d’horreur engendre. J’ai grandi dans ce climat, il fait partie de moi. Face à ce sentiment de perte, la douleur se transforme la plupart du temps en colère. On peut facilement dire que la colère était l’émotion la plus commune parmi mes amis de Verdun quand j’étais jeune, et certainement aussi celle de ma propre famille. On pourrait presque dire que la seule émotion avec laquelle les gens de ce milieu-là sont vraiment à l’aise, c’est la colère. Le côté positif de cela est qu’ils ont la couenne dure : chez nous les anglos, on dit qu’ils sont tough. Dans le français de Verdun, ce serait : « toffes ». Mais il y avait aussi une solidarité dans ces rues et ruelles de Verdun où j’ai grandi. Personne ne se considérait meilleur qu’un autre et personne ne se faisait d’illusion sur la possibilité de sortir de cet endroit, sauter la clôture des classes et se retrouver un jour dans la classe moyenne. Alors, très tôt, j’ai eu ce fort sentiment de faire partie d’une classe précise de la société, et cela a eu plusieurs conséquences importantes sur mon parcours, autant politique qu’artistique.

Les études sur l’histoire du quartier ont révélé que la plupart des militants syndicaux des usines de cette époque, tels le Canadian Pacifique, le CN, la Bell Telephone et autres, venaient de Verdun et de la Pointe-Saint-Charles. Deux personnages de ma pièce Bolcheviki, Rosie et Rummie, sont du même type que ces militants à bien des égards : ils luttent contre l’horreur et la bêtise de la machine de guerre qui se nourrissait de la chair des travailleurs pendant la Première Guerre mondiale, tout comme s’en nourrissaient ces compagnies durant les années 1940 et 1950.

JB – Vous parlez également dans ces notes de présentation de votre pièce Bolcheviki d’une nécessaire approche de « distanciation » dans la façon de la monter. Que voulez-vous dire par là ? Et pourquoi cette notion est-elle si importante pour vous ?

DF – Il y a un certain nombre d’années, je jouais ma pièce Banana Boots, qui était en fait un monologue sur moi-même, joué par moi-même. Le metteur en scène me demandait de jouer des scènes en essayant le plus possible de faire croire qu’elles se produisaient réellement. Alors je me suis efforcé de le faire, de donner cette illusion au spectateur et à la spectatrice. Et puis, un soir, je lui ai dit que j’avais la nette impression de perdre le public dès que je prétendais avoir des émotions que je n’avais pas réellement, ou que je faisais croire que des choses arrivaient réellement alors qu’elles n’arrivaient pas. Je lui ai aussi dit que je faisais rire davantage auparavant, avant qu’il ne m’apprenne à faire ce genre de choses, lorsque je me contentais de leur raconter une bonne histoire.

À partir de ce moment-là, nous avons décidé de faire le spectacle sans cette bullshit d’illusion et les rires sont immédiatement revenus. J’ai alors saisi ce phénomène de l’illusion et de la non-illusion, et depuis j’ai aussi compris celui de l’anti-illusion, de la « distanciation », comme cela se dit en français. Je me suis dit que ce que Brecht entendait par distanciation, c’est que l’acteur ne doit pas se prendre pour le personnage : vous restez froid à l’égard du personnage, mais vous êtes en contact intense avec les gens du public parce que ce sont eux vos émotions.

Ç’a été un long cheminement pour moi d’assumer pleinement cette approche et de la défendre. À bien des égards, je l’applique par défaut. Au début, je voulais tout simplement me concentrer sur l’écriture de mes pièces, puis les jouer et en assurer la mise en scène. Divertir, jouer, être un acteur, voilà tout ce que je voulais. Je préfère d’ailleurs nettement le titre d’entertainer à celui d’artiste. Je peux raconter une histoire et je peux le faire à ma manière, avec la voix qui m’est propre. Comme peuvent le faire tant de gens de Verdun d’ailleurs, une vraie mine de bons conteurs…

Il est clair que sans ma vision politique, cette approche théâtrale de l’illusion serait vite devenue un piège mortel pour moi. J’ai donc réussi à garder la voix qui m’est propre. Puis j’ai adapté mon écriture à cette voix. C’est devenu une caractéristique de mon style. J’étais alors en train de réinventer l’approche brechtienne du jeu théâtral, sans même le savoir !

J’avais lu certaines pièces de Brecht dans le passé et ça ne m’avait pas emballé, à vrai dire. Je n’ai jamais assisté à une production vraiment réussie d’une pièce de Brecht. C’était toujours ennuyeux, « plate à mort » comme on dit en français. Parce qu’ils faisaient du Brecht complètement à l’envers. Les acteurs s’adressaient à l’auditoire comme s’ils incarnaient réellement leurs personnages. Ce n’est pas du Brecht de faire ça. Dans la vision de Brecht, l’acteur doit rester lui-même quand il parle au public. Il doit jouer le personnage sans se départir de ce qu’il est, nous montrer le personnage tout en montrant également le processus de création de ce personnage, puis faire cela à partir de ses propres émotions à l’endroit de ce personnage.

Brecht ne voulait pas que ses acteurs jouent leur rôle en s’efforçant de créer l’illusion qu’ils étaient véritablement le personnage, là sur la scène devant nous. Cela ne fait que créer un mur entre les comédiens et l’auditoire, un mur émotif et politique. Le courant ne passe alors tout simplement pas entre les deux, bien que ce soit plus sécurisant pour tous.

Lorsque les enseignants en art dramatique disent aux étudiants : « vous devez faire vrai », ils signifient alors « prétendre faire vrai ». Et quand ces étudiants expérimentent la distanciation, le résultat est encore plus bizarre, car ils font alors semblant de ne pas être en train de faire semblant et cela devient complètement délirant. Faire réel devrait vouloir dire, pour un acteur, que lorsque vous êtes sur une scène de théâtre, vous n’essayez pas de faire croire au public que ce n’est pas le cas, vous n’essayez pas de lui faire croire que vous êtes ailleurs, dans la supposée réalité extérieure à ce théâtre. Je n’aime tout simplement pas que mes comédiens fassent semblant d’être différents de ce qu’ils sont, parce qu’ils créent alors une distance avec le public alors que le but est de s’en rapprocher.

Par la distanciation, l’acteur colore au contraire son jeu avec ses propres émotions, avec ses propres opinions, y compris ses opinions politiques. Il ne se borne pas à transmettre les opinions et les émotions de son personnage, il nous donne également les siennes. C’est ainsi que vous créez le personnage, mais vous le faites alors avec le public, ce qui fait en sorte que ce public participe lui-même à la création et qu’il ne se contente pas d’être assis là à vous regarder donner votre numéro. Il finit par faire partie du processus, de tout ce qui se passe sur la scène.

Ce qu’il faut, c’est revenir à ce qu’était le théâtre à l’origine, soit un lieu d’échange d’idées, un forum de discussion sur des enjeux qui concernent la communauté. Mais un forum amusant, en tout cas plus drôle qu’une session du parlement !

David Fennario (1947-2023). BAnQ, Fonds La Presse.

JB – Parlons maintenant un peu de votre façon d’utiliser cette technique de la distanciation dans votre pièce Bolcheviki, durant laquelle un acteur unique nous raconte tour à tour l’histoire du journaliste Jerry Nines, qui lui-même raconte l’histoire de Rosie Rollins, ce vétéran de la Première Guerre mondiale avec lequel il bavarde dans une taverne quelque part à la fin des années 1970.

DF – L’acteur ne doit pas prétendre être dans la peau de Jerry Nines. Il doit demeurer lui-même et montrer Jerry Nines qui est lui-même en train de montrer Rosie Rollins. Lors de la dernière production de cette pièce, l’acteur persistait à incarner Jerry Nines, malgré mes indications. Ça n’allait pas du tout. Il était là sur scène et tâchait de nous faire croire qu’il était Jerry Nines, puis dans les deux minutes qui suivaient, il se prenait pour Rosie. Dans certaines parties de la pièce, cela dérapait complètement parce qu’il s’efforçait de simuler les émotions du personnage. Ce qui nous intéresse, c’est le point de vue de l’acteur sur les personnages et non l’inverse. C’est dans cette mesure qu’il pourra alors créer véritablement le personnage, en compagnie du public.

Les acteurs doivent avoir une personnalité. Ils doivent avoir des opinions fortes. Ils doivent avoir des émotions fortes. Or les écoles de théâtre semblent les convaincre du contraire puisque la plupart du temps les finissants et les finissantes des écoles de théâtre en sont presque toujours tristement dépourvus, ou s’ils en ont, ils les cachent bien.

Mais évidemment, c’est plus compliqué de jouer son propre personnage que d’en créer un de toutes pièces ! Dans Bolcheviki, l’acteur devrait jouer sur trois tableaux. Il incarne d’abord Jerry Nines, puis il incarne Jerry Nines qui incarne Rosie, et il incarne aussi son propre rôle qui joue le rôle des deux autres. La pièce comporte tous ces éléments. C’est une des raisons pour lesquelles le théâtre de Brecht exige des répétitions plus longues, afin d’arriver à saisir toutes ces dimensions.

JB – Qu’envisagez-vous de faire durant les années à venir, quels sont vos projets ?

DF – J’ai réalisé récemment que j’étais dans une sorte d’impasse parce qu’en tant que dramaturge, le type de pièce que j’ai envie d’écrire, celles qui sont en chantier, risquent fort de ne pas pouvoir être produites correctement, sauf si les comédiens et les comédiennes qui les jouent ont des références et des opinions politiques. Ce que l’École nationale de théâtre ne leur fournit pas actuellement et qu’ils ne trouvent pas ailleurs non plus, semble-t-il.

J’ai besoin de travailler avec des gens qui ont à la fois une expérience théâtrale et politique, qui sont donc aussi des militants. Je lance ici un appel afin que des activistes qui apprécient mon travail m’aident dans cette démarche.

Je perçois mon rôle au sein de ce groupe théâtral (se rapprochant du Berliner Ensemble de Brecht) comme un agent de formation politique durant les répétitions.

Je vois cette approche comme une alternative à celle qu’on enseigne présentement dans les cours de théâtre et qui vise seulement à montrer aux étudiants comment imiter quelqu’un d’autre lorsqu’ils sont sur une scène. Peu importe l’objet et la raison de l’imitation en question, le jeu, dans ce cas, n’est rien d’autre que du jeu, un exercice de style scolaire. Dans cette optique de formation, on n’apprécie pas du tout l’expression des opinions politiques. Cette expression n’est pas interdite, elle est simplement exclue dans la pratique. La politique, dans le théâtre traditionnel, est toujours abordée sous l’angle de l’illusion totale. On n’a jamais recours à la distanciation.

JB – Quel lien faites-vous entre votre travail théâtral actuel, en particulier cette approche du théâtre de la distanciation, et les actions récentes de résistance comme la grève étudiante de 2012 et les mouvements Occupy ?

DF – Je pense qu’il y a en effet un lien important entre les deux. En ce sens que ces mouvements ont presque transformé Montréal et d’autres villes du monde en scènes de théâtre, du moins pendant de courtes périodes. C’était tout simplement stupéfiant et effectivement très inspirant pour moi; je me sentais comme si je venais de mourir et qu’on me transportait directement au paradis.

D’ailleurs, les Carrés rouges ont eu une influence importante sur l’écriture de ma dernière pièce, Motherhouse. Elle porte sur ces femmes qui ont travaillé à produire des munitions, ici même à Verdun, durant la Première Guerre mondiale. Sur leur quotidien, mais aussi sur leurs sentiments de révolte devant cette folie. Je l’ai écrite expressément pour qu’elle serve d’outil politique dans cette lutte, toujours en cours d’ailleurs, qui vise à mettre fin à un système fondé sur le profit et non sur le mieux-être des personnes. À cette époque comme à la nôtre, je pense qu’au lieu de tuer d’autres personnes dans une guerre, on doit résister contre ceux qui nous montent les uns contre les autres.

JB – Vous vous déplacez en fauteuil roulant depuis quelques années parce que vous êtes malade. Comment composez-vous avec cette situation, à la fois comme personne, comme dramaturge et comme activiste politique ?

DF – Les gens me disent souvent : « Dave, tu t’es étonnamment bien accommodé de ta maladie ». Alors oui, j’ai réfléchi à la question. Et je pense que cela est aussi une caractéristique du milieu d’où je viens, des gens de la classe ouvrière. Comme eux, j’ai l’habitude d’endurer ce qui me tombe sur la tête ainsi que toute cette marde qui nous entoure. On nous a appris à endurer. On nous a appris à vivre sans espoir, pognés dans un hostie de cul-de-sac. Et tout ça peut causer beaucoup de stress. Mais je pense qu’autant ce stress me tue à petit feu, autant c’est lui qui nourrit mon talent.

Et puis ce qui compte avant tout, c’est mon objectif politique, en tant que socialiste et révolutionnaire. Cela me donne des raisons de tenir le coup en public parce que je sais que tout ça dépasse ma petite personne mal en point. Vivre seulement pour soi-même est une impasse, en fauteuil roulant ou pas. Vivre pour les autres et avec les autres, voilà ce qui fait de chacun de nous un être humain.

J’essaie donc de garder le cap et de frapper le plus fort possible et à la bonne place, avec les ressources que j’ai.

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Bolcheviki

Pièce de théâtre [1] (extrait)
David Fennario

Traduit de l’anglais par Yves Rochon

Le comédien entre en scène et aide à terminer la mise en place des accessoires, en compagnie de l’accessoiriste, puis il s’assoit à une table. Il ouvre ensuite son carnet de notes et sa gestuelle se métamorphose pour devenir celle du personnage de Jerry Nines.

En tout cas, tout ça ramène à ma mémoire le jour du Souvenir de 1977, dans le temps où j’étais un petit nouveau journaliste à la pige de vingt-trois ans et qu’on m’avait demandé d’écrire un article pour le Montreal Gazoo Gazette, à l’occasion des cérémonies du 60e anniversaire du Vimy Ridge qui se tenaient ce jour-là dans le Square Dominion. Pas un reportage en fait, mais un papier de « human interest » comme on dit en anglais : des histoires vécues, qui font pleurer…

« Make sure ya get their address, kid… and the phone number... ».

« Ben oui… ben oui… » J’ai commencé par aller me promener dans la foule du Square Dominion en essayant d’attraper des commentaires, mais j’ai rien trouvé d’intéressant.

Ça fait que je me suis retrouvé icitte, à la taverne King Eddie, juste en face du parc. Dans ce temps-là, c’était encore la bonne vieille taverne King Eddie, pareille comme elle était depuis des dizaines d’années. Pas cette brasserie bon chic, bon genre que c’est devenu aujourd’hui. Oui, une bonne vieille taverne avec ses vieux waiters, ses vieilles chaises, ses vieilles tables et ses photos du bon vieux temps accrochées aux murs. Avec aussi un grand portrait du roi Édouard, le King Eddie lui-même en personne !

(Il pointe le portait du roi Édouard et le regarde)

Le King Edward, ou ben encore le Peacekeeper, comme ils l’appelaient. Mais ce fameux gardien de la paix n’a pas empêché la Première Guerre mondiale d’éclater à peine quatre ans après sa mort.

(Il regarde à nouveau le portrait du roi Édouard)

« Comment tu l’expliques celle-là, mon cher Eddie ?… Ya fat fuck… »

Ça fait donc que je me trouvais assis dans cette taverne avec une pinte de Molson et mon carnet sur la table, moi le ti-cul de vingt-trois ans qui s’imaginais devenir bientôt la grande vedette du nouveau journalisme international, pis je me suis dit : Ouais, ben ç’a pas l’air que je vais tirer grand-chose de ces vieux schnocks ici dedans. Ça fait que peut-être que je devrais plutôt faire un… ? Un background piece ? Un papier sur le contexte historique de ce temps-là ? Par exemple, sur d’où ça vient les fameux cénotaphes comme celui qu’il y a au Dominion Square ? Ouais… ah… non ? Cénotaphe ? Vous savez ce que c’est, vous autres, un cénotaphe, en anglais ou en français ?… Je vais voir ça…j’ai mes vieilles notes ici.

(Il lit dans son carnet de notes)

Ça veut dire « un monument en l’honneur de quelqu’un qui est enterré ailleurs que là où il est supposé l’être… » Ben ! ils sont au moins soixante-huit mille à qui c’est arrivé pendant la guerre 14-18, enterrés de l’autre côté de l’Atlantique, là où ils sont pas supposés être… ça commence à faire ben du monde dans un cénotaphe… doivent être tassés là-dedans… En passant, combien de soldats canadiens sont morts jusqu’ici en Afghanistan ?

Ouais, peut-être que je pourrais aborder le sujet de cette façon-là… Enterrés ailleurs… J’étais en train de griffonner ça dans mon carnet de notes, assis dans cette taverne, quand j’ai aperçu la silhouette de Pierre Elliot Trudeau sur l’écran de TV qui se trouvait au-dessus du comptoir…

Il était penché au pied d’un monument, en train de déposer une gerbe de fleurs… J’ai vite compris que ça devait se passer à Ottawa durant les cérémonies du Vimy Ridge Day qui se tenaient là au même moment qu’ici. Mais pendant que j’écoutais ce reportage-là, quelqu’un assis à la table juste à côté, un vieux monsieur avec des cheveux épais tout blancs s’est mis à me parler tout en faisant une grimace bizarre :

(Il mime la grimace, sorte d’imitation d’un pet qui serait fait avec les lèvres)

«… ppa… sshappppptt-ttt…»

(Il prend alors une voix grogneuse)

« Fuck you Trudeau…Va chier tabarnac… Je l’haïs, moé, c’te son of a bitch de frais chier avec son nez en l’air. Tu l’aimes-tu Trudeau, toé ? Ben, m’as te dire une affaire en tout cas, c’est qu’sa moman, elle l’habille pas mal funny son ti-PET! … Oh yeah ! »

Et le vieux monsieur se retourne vers moi, en disant :

(Il lève le bras)

« Eh ! Docteur ! Hey ! Doctor ! » … quand quelqu’un se met à appeler le waiter Docteur, qu’est-ce que ça veut dire ?… hummm ?

« Eh ! Docteur ! même chose icitte pour mon ami, pis un autre whisky Bushmills avec du cream soda pour moé… Non, pas une bière… un cream soda… »

(Il baisse son bras)                                       

« La bière, ça me fait trop roter », qu’il rajoute…

« Ben oui, ben oui ! J’bois du cream soda parce que la bière me fait roter… ça dérange-tu quelqu’un, ça ? »

Et moi, qu’est-ce que je bois ? Ben je vais prendre la même chose que lui, correct ?… mais laisse donc faire le cream soda, par exemple. Et il se met alors à me raconter que sa chambre est juste au-dessus de la taverne King Eddie, qu’il vient toujours en ville pour l’occasion parce qu’il a fait lui-même la Première Guerre mondiale… Oh ?… OK, ça m’intéresse…

Ça fait que je lui dis – moi le ti-cul de vingt-trois ans qui a toujours dans la tête à ce moment-là de devenir un journaliste-vedette international – « Eh ! excusez-moi, monsieur, est-ce que je pourrais vous poser quelques questions tout de suite à propos de la Première Guerre mondiale, sur les raisons de cette guerre-là, parce que yeah… j’aimerais ça mettre dans mon journal ce que vous avez à dire là-dessus… Yeah, yeah, c’est ça l’idée… ça vous tente-tu d’être dans le journal ? » Il a alors pris son whisky et son cream soda… il les a mélangés… chacun ses goûts, pas vrai ?… et…

(Il prend une gorgée)

« Alright, qu’il me dit, where de ya wanna start ? Ousse tu veux que je commence pour ton paper, mon ti-gars ? Mon nom ? Tu veux que je dise mon nom dans ton tape recorder ? Tu veux-tu aussi ma fucking adresse pis mon numéro d’assurance sociale, un coup parti ! … »

« Je vais te donner mon nom, OK ?… Rosie… C’est comme ça qu’ils m’appellent, Rosie Rollins. Pour le vrai, mon nom officiel, c’est Harry mais pour mes vieux chums d’armée, c’est Rosie que je m’appelle. Ouais, ils m’appellent comme ça mes vieux chums d’armée, quand je les voué… mais ça arrive pas souvent, à vrai dire… Ça arrive pas souvent parce que je vas jamais aux meetings de la Légion ni à rien d’autre de ces patentes-là. J’y vas pas parce c’est d’la bullshit de faire accroire que c’te tite gang de vieux pépères ils se rappellent tous de comment ça s’est passé dans ce temps-là tandis que pour le vrai, ils se rappellent de rien pantoute, ils font juste répéter la bullshit qu’on leur a dit de se rappeler… Surtout que la plupart du temps, ils se rappellent même pas de ce qu’y ont fait hier au soir ! … »

« C’est-tu trop compliqué pour toé, ça, le kid ?… I mean… je veux dire qu’on peut tout arrêter ça drette-là pis juste s’asseoir pis prendre un verre, si t’aimes mieux ?… C’est-tu ce genre d’affaires-là que tu veux entendre ou ben d’autre chose ? »

(Il cogne sur la table)

« Eh ! tape recorder, c’est-tu ça que tu veux entendre ? … »

(Il fixe le public)

« De toute façon, qu’il me dit, je pourrais pas faire partie de la Légion même si je le voulais parce que quelqu’un a pas le droit de faire partie de la Légion si y a déjà été membre du Parti communiste… »

«Yah, yah… Ben oui, j’étais un communiste, un bol-shev-iki comme y disaient les blokes dans ce temps-là. Un vrai bolchevik en règle même si j’étais pas trop tranquille dans les réunions du parti. Toujours en train de me faire remettre à l’ordre par le président : « Out of order ! Hors d’ordre ! camarade Rosie ! », qu’y me disait toujours. C’est sûr que chu hors d’ordre, camarade président… sinon je serais pas un vrai bolcheviki, non ? »

(Il prend son verre de whisky et bois une gorgée)

« Ouais, bolsheviki : c’est comme ça qu’ils nous appelaient quand on est revenus icitte après la guerre pis qu’on s’est retrouvés toute la gang dans la rue, pas de job, rien. Pis on s’est dit que tant qu’à être dans la rue on était aussi ben de brasser de la marde… comme y disaient les French de la Pointe… Ça fait qu’on s’est mis à faire des émeutes, on s’est mis à tout casser parce qu’on était ben écœurés qu’ils nous aient fait accroire que tout irait mieux pour nous autres en revenant de là-bas, qu’on serait récompensés d’avoir sauvé… sauvé quoi, déjà ?… sauvé qui ?… le Kaiser ?… »

« Ah oui, le fameux Kaiser de mes gosses – ooo – celui qui avait des pics sur son beau casque – des pics aussi sur sa moustache – ooo – y avait l’air d’un good bad guy, monsieur le Kaiser, d’un vrai bum de bonne famille ! Pis c’t’autre bonhomme-là ben populaire, c’était quoi son nom déjà ?… Kitchener… ouais… c’est lui le gars qu’on voyait partout sur les posters d’avant la guerre, celui qui avait toujours le doigt en l’air pour nous dire qu’il fallait qu’on s’en aille tout le monde l’autre bord, qu’on aille combattre pour la patrie, le Union Jack… ouais, c’est lui… Kitchener… »

(En pointant du doigt)

« You. You. You. L’Angleterre veut que vous fassiez votre devoir toutes vous autres. Que vous fassiez votre « double duty overtime« , que vous donniez votre deux cents pour cent ou quèque chose dans c’te genre-là… »

« Mais, eh ! c’est vrai… c’est pas tout le monde qui s’est pitché là-bas… J’veux dire que les french peasoups d’icitte, du Québec, ils ont pas embarqué dans c’t’histoire-là de « double duty« , de devoir d’État pis de se sacrifier pour la patrie… »

« Aller sauver le roi au nom de Dieu, non marci pour eux autres… God save the king, que Dieu sauve le roi pis ce stuff-là, ils s’en caliçaient pas mal eux-autres, les peasoups… « Mange de la marde ostie », qu’ils ont dit au Kitchener, en y montrant leur finger… quand la police les voyait pas faire… »

« Mais nous autres, la gang de blokes de la Pointe, ben nous autres, on s’est dépêchés de signer nos cartes, on avait hâte de marcher dans les parades avec des beaux uniformes neufs et pis porter sur nos épaules des 303 flambant neuves itou. « Heroes of the night, we’d rather fuck than fight », qu’on disait en anglais. C’est pas traduisable en français, ça je pense, sinon par quèque chose comme : « Tant qu’à être un héros pendant la nuit, j’aime autant que ça soit pour fourrer plutôt que pour me faire transpercer ».

« Mais en fait moé non plus j’avais pas envie de tuer parsonne… I mean pour quessé que je voudras tuer quelqu’un que je connais même pas, dans un pays que je connais pas pantoute non plus, à part que ce pays-là s’appelle la Germany tandis que moé j’avais encore jamais mis les pieds de l’autre bord de l’île de Montréal. »

(C’est Jerry Nines qui parle)

J’avais oublié cette rencontre-là avec Rosie jusqu’au jour où on a entendu dans les nouvelles que des gars de la Pointe, du Vieux-Verdun et de Ville LaSalle, de Kahnawake et de Trenton, de Cobourg, de Glace Bay, de St-Jean Terre-Neuve et puis d’ailleurs, ils avaient recommencé à être envoyés dans une nouvelle guerre. C’est à ce moment-là que je me suis décidé à raconter cette partie-là de notre histoire qu’on ne nous a jamais racontée, ni à l’école ni dans les médias : celle de Rummie Robidou, de Rosie Rollins, de Marie-des-Neiges et de tous les autres bolchevikis de ce temps-là.

(Il lève son verre vers le public)

« No blood for oil… Troops out of Afghanistan now… Pas de tueries pour le pétrole… Sortez les troupes d’Afghanistan immédiatement »…

C’est probablement ça qu’elles diraient aujourd’hui, ces personnes-là…


Notes

[1] Écrite en 2009.

LES ANARCHISTES DANS LA VILLE – Chris Ealham. Notes de lecture

28 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé (…)

Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé intellectuellement et politiquement dans le contexte du mouvement punk, des luttes antifascistes et de l’opposition aux politiques néolibérales de Margaret Thatcher. Se présentant comme libertaire, il s’intéresse particulièrement à la révolution espagnole qu’il considère comme « la plus profonde de l’histoire de l’humanité dans le domaine participatif »[1]. Dans le sillage de Paul Preston, historien de gauche spécialiste de la Guerre d’Espagne, Ealham pratique une « histoire par le bas » interdisciplinaire qui mobilise les champs de l’anthropologie, de la géographie et de la psychologie. Cherchant à combler les manques de l’histoire politique et sociale, il développe la « spatialité de l’histoire », avec une focale sur l’espace public qui joue un rôle crucial pour les mouvements sociaux, en les influençant, mais aussi en augmentant leur pouvoir lors de la conquête de ces espaces. Le livre Les anarchistes dans la ville, traduit en 2020 par l’éditeur marseillais Agone, est la version française du livre Class, Culture and Conflict in Barcelona, 1898-1937 paru originellement en 2005, puis réédité en 2010. L’ouvrage vise à montrer l’agentivité des bases militantes de l’anarchisme catalan qui n’obéirent pas aveuglément aux directions des différentes organisations libertaires, mais forgèrent leur propre destin.

Dans le premier chapitre, l’enquête débute en 1898, alors que Barcelone est en pleine croissance démographique et industrielle. Dans ce contexte, les élites catalanes rêvent de créer une ville interclassiste où régnerait l’unité et l’égalité. Ce plan utopique est voué à l’échec à cause des forces non réglementées du marché, de la spéculation foncière et de la corruption qui contribuent à renforcer la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie dans l’espace urbain. La classe ouvrière est entassée dans de petits logements insalubres avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, ce qui pousse un nombre grandissant de citadin·e·s dans la rue. Pour leur part, les migrant·e·s qui affluent vers Barcelone sont présenté·e·s par les idéologues bourgeois comme des « intru·e·s » qui importent des valeurs « anti-catalanes ». Suivant une logique discursive raciste, socio-darwiniste et colonialiste, ceux-ci sont dépeint·e·s comme des personnes inaptes, vivant dans un « barbarisme primitif ».

Chez les élites catalanes, l’utopie urbaine cède le pas à une contre-utopie ancrée dans une phobie des attentats à la bombe et des « désordres » liés aux différentes grèves générales qui caractérisent le climat social barcelonais. L’idéalisme utopique d’une société pacifiée est rapidement remplacé par une philosophie urbaine explicitement répressive et par une militarisation du contrôle de l’espace. Ce nouveau projet urbain conservateur est incarné par le célèbre architecte Antonio Gaudí qui développe la ville dans un souci de contraindre les comportements de la classe ouvrière à l’extérieur des lieux de travail. Ainsi, les classes bourgeoises développent une vision manichéenne entre le « bon » ouvrier – respectable, sobre, économe et travaillant – et le « mauvais » ouvrier – alcoolique, criminel, syphilitique et paresseux. La militarisation de la ville rend impossible une résolution pacifique des conflits sociaux. Au début des années 1920, le pistolerismo fait craindre le pire aux classes moyennes et bourgeoises qui accueillent à bras ouverts la dictature de Primo de Rivera en 1923 et la « sécurité militaire » qu’elle propose.

Dans le deuxième chapitre, Ealham présente « l’autre ville », soit la ville ouvrière. On y aborde le processus d’urbanisation désordonné dans les barris (quartiers) prolétariens qui comptent sur des services municipaux insuffisants. Les milieux de travail ne sont guère sécuritaires et les salaires ne suivent pas l’inflation galopante. Abandonnées par les autorités, les classes populaires développent une « solidarité des opprimé·e·s » entre les familles des quartiers afin de compenser la carence de services sociaux propres au capitalisme du début du XXe siècle. La culture ouvrière engendre une dynamique où les « crimes sans victimes » sont approuvés par les communautés dans une affirmation du « droit à la vie » qui justifie bien des moyens. L’opposition à l’État se manifeste souvent par une résistance violente à la police et par le constat que l’appareil législatif joue le rôle de gardien des différences de classe. Cette résistance non théorisée contre le « système » se transforme progressivement en conscience de classe révolutionnaire grâce à l’implantation des ateneus dans les barris, des écoles ouvrières pour former les classes populaires à la pensée critique, à l’anticléricalisme et à l’anticapitalisme.

Semaine tragique, 1909

Manifestation à Barcelone Source : https://labarcelonaoblidada.blogspot.com/2017/02/dada-corrupta-xii-vaga-de-la-canadenca.html

Barcelone en flammes pendant la Semaine tragique de 1909.

Dans ce contexte, une tendance anarchiste individualiste gagne de l’influence à Barcelone au début du XXe siècle. Cependant, le mouvement manque de cohérence, en réponse de quoi est créée l’organisation syndicale régionale de Solidaridad Obrera en 1907, rapidement suivie d’une organisation nationale en 1910, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). La nouvelle confédération possède une structure souple et décentralisée pour éviter les pratiques bureaucratiques du syndicalisme réformiste. Les structures informelles des barris sont peu à peu intégrées à ces assemblées syndicales. Le nombre d’adhérent·e·s de la CNT monte en flèche à la suite d’une série de grèves générales en 1917 et en 1919. En outre, les anarcho-syndicalistes incluent les sans-travail et les groupes marginalisés de Barcelone dans leurs rangs, contribuant à leur popularité dans les quartiers les plus pauvres. Leur ancrage dans les barris permet à l’organisation de résister aux nombreux passages de la légalité à la clandestinité au courant du XXe siècle. Incontestablement, la CNT constitue l’organisation syndicale et politique la plus influente au sein du prolétariat barcelonais.

Le troisième chapitre présente le projet de « ville républicaine » défendue par l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui lui vaut un appui massif aux élections municipales d’avril 1931. La « ville jardin » de Macià laisse entrevoir un avenir plus radieux pour les classes populaires. Mais ces promesses déçoivent rapidement avec l’instauration d’une « république de l’ordre » répressive et militarisée. La « paix sociale » promise par l’ERC se traduit plutôt par une augmentation considérable du ratio de policiers par habitant. L’espoir que la Guardia Civil, rétrograde et impitoyable, soit dissoute, se bute à un refus des autorités. À cela s’ajoute la création du corps des Guardias de Asalto qui applique une nouvelle méthode répressive « moins aveugle, plus ciblée, mais aussi plus inexorable ». Au lieu d’investir dans un programme de réformes ambitieuses pour apaiser les tensions sociales, la République mobilise des ressources faramineuses dans le domaine sécuritaire. Le régime se dote également d’un arsenal législatif draconien pour affermir son pouvoir et poursuivre les politiques d’exclusion sociale héritées de la période monarchique.

Dans le quatrième chapitre, l’auteur aborde l’euphorie collective qui s’empare des cercles ouvriers à la suite de l’avènement de la République. Même parmi les libertaires les plus radicaux, on considère dans un premier temps le nouveau régime comme représentant de « la volonté du peuple » et de « l’aspiration la plus sacrée à la liberté et à la justice ». Toutefois, l’instauration de la « république de l’ordre » entraîne un désenchantement qui mène à d’importants débats au sein des instances confédérales entre les partisans de l’anarcho-syndicalisme plus modérés et les tenants d’une ligne insurrectionnelle. Ces derniers imposent leurs vues en avril 1931 et créent des comités de defensa confederal, des unités paramilitaires vues comme le « bras armé de la révolution violente ». Le contexte suivant « l’été chaud » de 1931, caractérisé par de nombreuses grèves visant l’amélioration des conditions matérielles du prolétariat, ainsi que par une dure répression par les « forces de l’ordre » républicaines, amplifie la popularité des insurrectionnalistes. De fait, ils n’hésitent pas à employer la violence révolutionnaire pour terroriser la bourgeoisie et consolident leurs comités sans toutefois établir de programme très clair.

Dans le cinquième chapitre, Ealham présente les nouvelles méthodes employées par les chômeur·euse·s, dont le pillage des fermes environnantes, le rançonnage de riches passants, les attaques contre les riches propriétés, la vente à la sauvette, etc. Ils et elles organisent également une lutte efficace en lançant des grèves des loyers pour dénoncer les hausses abusives. Les manifestations dans la rue deviennent le moyen d’expression par excellence pour ces chômeur·euse·s qui n’ont pas d’autre endroit pour faire valoir leurs revendications auprès des autorités. Les républicains au pouvoir refusent de concéder quoi que ce soit au prolétariat de peur que cela n’encourage de nouvelles réclamations. Au contraire, la République mobilise d’importantes ressources pour réprimer ces nouvelles méthodes de lutte, donnant lieu à de nombreux conflits urbains. Cette augmentation de la répression mène à une rupture définitive entre les factions modérée et radicale de la CNT. Les modérés publient le « manifeste des Trente » en septembre 1931, jugé contre-révolutionnaire, et se voient montrer la porte par les tenants de la ligne insurrectionnelle. Pour leur part, les radicaux se lancent dans les combats de rue ou d’usines en entrant dans une phase illégaliste glorifiant la vie de hors-la-loi.

Dans le sixième chapitre, l’auteur présente le cycle insurrectionnel et la militarisation de l’anarchisme espagnol entre 1932 et 1934. Les anarchistes, croyant pouvoir faire la révolution seul·e·s, s’isolent dans une série d’insurrections ratées qui accentuent la répression contre la confédération et la base militante. Les membres des groupes de défense (grupistas) se montrent efficaces dans les quartiers ouvriers, mais sont incapables d’organiser la guérilla urbaine souhaitée. Cette période de l’anarchisme espagnol, souvent appelée « gymnastique révolutionnaire », n’a pas vraiment d’objectifs définis. On espère naïvement que les appels à l’insurrection et la répression qui suivra entraîneront une radicalisation des masses. En réalité, le cycle insurrectionnel contribue à créer une importante vague de défections au sein de la CNT qui perd la moitié de ses membres entre 1931 et 1932. À la recherche de nouvelles sources de financement, les grupistas lancent une campagne d’expropriations qui consiste à piller les caisses de paie des usines, à braquer des banques ou bien à voler les propriétés de riches commerçants.

Dans le septième chapitre, on présente la panique chez les élites sociales, économiques et politiques en réaction au mouvement d’expropriations. Les journaux conservateurs et républicains consacrent de larges sections aux actes de pillage et de cambriolage dans leurs publications dans le but de créer un sentiment d’insécurité parmi la population. Pour sa part, la presse libertaire réplique en développant un argumentaire dénonçant le « capitalisme criminel » qui force les factions défavorisées de la société à des actes illégaux pour survivre. La dernière partie du chapitre se concentre sur les débats qui ont lieu dans les instances de la CNT. La ligne insurrectionnelle étant grandement fragilisée, on développe une rhétorique de la « révolution constructive » appelant à former des alliances circonstancielles avec les autres tendances de gauche. La confédération bénéficie de cette modération et voit un retour d’adhésions sans toutefois retrouver le niveau de 1931. Ce changement de tactique implique une baisse des actes illégaux commis par des cénétistes vers 1935-1936. Stratégiquement, la CNT n’appelle pas au boycottage des élections de février 1936, préférant miser sur la potentielle élection du Frente Popular. Sa victoire effective ouvre la porte à une amnistie pour un grand nombre de prisonnier·ère·s politiques incarcéré·e·s lors de la période insurrectionnelle. Même si des désaccords surviennent entre le gouvernement du Front populaire et la direction cénétiste, les libertaires refusent de s’opposer directement aux autorités afin de favoriser le rétablissement de l’organisation confédérale. Alors qu’une menace de putsch des forces réactionnaires plane, la CNT se concentre sur un « plan de défense » pour s’y opposer.

Dans le huitième et dernier chapitre, on présente la réaction efficace de la CNT au soulèvement des militaires contre le gouvernement de la République en juillet 1936 qui déclenche la Guerre civile espagnole. Le plan de défense élaboré par les cénétistes permet de repousser efficacement les militaires fascisants. Le pouvoir du gouvernement central de Madrid et de la Generalitat est éclipsé par les comités mis sur pied par les forces révolutionnaires à Barcelone. Dans ce contexte, l’auteur présente trois pouvoirs majeurs dans la zone républicaine : celui des organes de l’ancien État, celui de la direction de la CNT et celui des comités révolutionnaires et d’usines. Malgré le triomphalisme révolutionnaire dans les rues, le pouvoir ouvrier reste fragmenté et éclaté, ce qui permet un rétablissement progressif de l’autorité républicaine. Le gouvernement central met en place plusieurs décrets qui viennent réduire le pouvoir des comités révolutionnaires. Ce processus culmine lors des célèbres affrontements de mai 1937, où l’on observe une confrontation armée entre le gouvernement et les forces révolutionnaires anarchistes. Militairement, aucune faction ne l’emporte vraiment, alors que la direction cénétiste se fait promettre qu’il n’y aurait « ni vainqueurs ni vaincus » pour qu’elle invite ses membres à déposer les armes. Cependant, sur le plan politique, ces événements sonnent le glas de la révolution anarchiste espagnole.

L’originalité du livre Les anarchistes dans la ville repose sur sa présentation du monde social et du quotidien des militant·e·s anonymes et des dépossédé·e·s qui ont employé l’anarcho-syndicalisme comme une arme pour défendre leurs intérêts matériels. Le travail d’Ealham contribue judicieusement à déconstruire le mythe d’une République progressiste, alors qu’elle est caractérisée par une vague répressive inédite. L’alternance habile des chapitres entre le point de vue des élites catalanes et celui des classes populaires nous offre un excellent aperçu du contexte catalan du début du XXe siècle et de la lutte de classe qui s’y joue. L’œuvre permet d’éclaircir le développement du mouvement libertaire en Catalogne, tout en offrant une réplique bien étayée aux historien·ne·s révisionnistes qui tentent d’associer vulgairement l’anarchisme à la criminalité et de le sortir de son contexte propre. D’un point de vue contemporain, les différentes luttes organisées par les anarchistes catalan·e·s permettent de réfléchir à nouveaux frais les questions d’auto-organisation et d’implantation dans les milieux populaires. Leur capacité à mobiliser dans les quartiers est particulièrement à étudier, alors que leurs réticences organisationnelles et leur aventurisme sont à revoir, d’autant que ces deux derniers points semblent en bonne partie responsables de la défaite des anarchistes. Enfin, notons l’intérêt qu’il y aurait à mener une telle recherche sur l’action des communistes, eux aussi actifs dans l’organisation révolutionnaire en Espagne à la même époque, mais souvent moins étudiés.


Notes

[1] De Miguel Capell, Jordi (mai 2016). « Chris Ealham, historiador » in Directa, page 12, en ligne : https://directa.cat/app/uploads/2019/04/directa407.pdf

*Les photos couleur de l’article proviennent de la page La Guerra Civil Española en Color.

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975

13 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi (…)

Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili

Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)

Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?

CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.

Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?

CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.

Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.

Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?

CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.

Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?

CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.

Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».

Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.

Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.

CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.

Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.

Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.

On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.

Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?

CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.

On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.

Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?

CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.

En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.

Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.

Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.

Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?

CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.

Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.

De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.

Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?

CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.

Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?

CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.

Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.

A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.

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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).

* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

Le Front commun de 1972 contre l’État bourgeois

7 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en (…)

Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en offrons ici une version augmentée en français.  

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En avril 1972, la plus grande grève de l’histoire du Canada paralyse le Québec. Les trois principales organisations syndicales de la province – la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – s’unissent dans un front commun rassemblant 210 000 employé·e·s du secteur public. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral provincial de Robert Bourassa promulgue une loi spéciale qui impose le retour au travail et qui mène à l’emprisonnement des dirigeants syndicaux. La réponse des travailleur·euse·s ne se fait pas attendre : en mai, les actions illégales se multiplient à travers la province. Qu’est-ce que le Front commun et quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd’hui ? Quels sont ses éléments clés ? Que nous apprend-il sur le syndicalisme, l’organisation politique et le pouvoir des travailleurs et travailleuses aujourd’hui ?

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

La grève de 1972

Au Québec, les années 1960 sont marquées par le développement de l’État-providence sous l’impulsion du Parti libéral du Québec (PLQ), mais aussi par le dynamisme des mouvements sociaux qui remettent en question l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les principales organisations syndicales se révèlent insatisfaites des mesures anti-grève prises par le gouvernement provincial, alors piloté par l’Union Nationale reportée au pouvoir en 1966[1]. Les centrales se politisent rapidement. En 1970, elles participent à des colloques régionaux intersyndicaux qui lient les miliant·e·s des syndicats et les groupes populaires, où elles adoptent des résolutions qui s’inscrivent dans un programme résolument social-démocrate. Influencées par les idées socialistes, les centrales mettent de plus en plus de l’avant l’idée de la lutte des classes et se montrent favorables aux nationalisations, à la planification économique et à l’extension des politiques sociales[2]. Ces positions s’expriment dans des textes comme Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), qui proposent une réorganisation de la société sur des bases démocratiques et socialistes. Dans ce contexte, l’idée d’un front commun intersyndical qui unifierait les luttes des travailleur·euse·s du secteur public fait son chemin.

Alors que les conflits de travail se multiplient au Québec au début des années 1970, les syndicats font face à un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa, premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994. La tension monte entre les syndiqué·e·s et le gouvernement sur la question des salaires. En janvier 1972, le Front commun est créé, avec comme slogan « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale revendication : un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous·te·s les employé·e·s du secteur public, afin de les sortir de la pauvreté et d’établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires de tous·te·s les travailleur·euse·s, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité[3]. Devant le refus du gouvernement de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement Bourassa répond par des injonctions pour forcer les travailleur·euse·s à retourner au travail. Le 21 avril, il adopte une loi spéciale, la Loi 19, qui interdit la poursuite de la grève et permet au gouvernement d’imposer des conventions collectives dans le secteur public si aucune entente n’est conclue avant le 1er juin. Les dirigeants syndicaux décident de suspendre le débrayage et de reprendre les négociations ; les grévistes sont invités à retourner au travail. Cette capitulation mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la Loi[4]. Belliqueux, le gouvernement poursuit les dirigeants syndicaux qui avaient déclaré, avant de se raviser, vouloir inciter les grévistes à passer outre les injonctions. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison chacun[5].

De gauche à droite : Positions, l’ouvrage rassemblant les propositions politiques de Marcel Pépin (1968) ; L’État rouage de notre exploitation, le manifeste politique de la FTQ (1971) (photos Archives Révolutionnaires) ; manifestation du Front Commun (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

À cette provocation, le mouvement ouvrier réagit par des grèves impromptues dans les secteurs privés et publics, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Initiées par les ouvriers des ports et de la construction, ces grèves se transforment bientôt en un débrayage massif et généralisé, dépassant l’initiative des centrales syndicales. Le gouvernement libéral est lui aussi débordé, tandis que le Parti québécois (PQ) incite les travailleurs à privilégier la paix sociale plutôt que de poursuivre leur lutte[6]. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleur·euse·s en grève occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Enseignant·e·s, fonctionnaires, métallurgistes, mineurs, journalistes et infirmières se joignent au même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne forme l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[7].

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine par l’occupation des grévistes. Les 9 et 10 mai, les travailleurs de la construction affiliés à la FTQ ferment le chantier Mille 3. Ils bloquent avec leurs camions la seule route menant à la ville et obstruent l’accès aux lieux de travail des employé·e·s du secteur public, ce qui facilite grandement la reprise du débrayage par ces dernier·ère·s. Les mineurs choisissent de se joindre au mouvement de grève, suivis par les métallurgistes de toute la Côte-Nord. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels à Sept-Îles et un groupe de syndiqué·e·s prend le contrôle de la radio locale. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s se rassemblent devant le palais de justice et défient les policiers : ils les attaquent d’abord avec des cocktails Molotov (ce à quoi les policiers répondent par des gaz lacrymogènes) puis les forcent à se replier à l’intérieur du palais de justice. Les travailleur·euse·s proclament alors la ville « sous le contrôle des travailleurs » ! Baie-Comeau et Port-Cartier sont aussi occupées par les travailleur·euse·s.

La victoire de Sept-Îles est de courte durée. La manifestation se termine brusquement lorsqu’un ivrogne anti-grève fonce dans la foule à bord de sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4 000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force s’inverse rapidement. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et finit par reprendre le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

À l’instar de la mobilisation de Sept-Îles, le Front commun dans son ensemble se désagrège peu à peu. La mobilisation s’essouffle, notamment face à la répression, à la stagnation des négociations, aux conflits entre syndicats ainsi qu’entre les syndiqué·e·s voulant retourner au travail et ceux voulant continuer la grève. Cerise sur le gâteau, la CSN fait face à une scission. Le 22 mai, en pleine mobilisation sociale, trois dirigeants favorables au syndicalisme d’affaires ainsi que les membres qui les appuient décident de fonder leur propre syndicat, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[8]. Face à un ennemi désuni et à un rapport de force renversé, le gouvernement Bourassa impose une série d’ententes négociées par secteur à l’été et à l’automne 1972. Mais le Front commun, en particulier les actions autonomes du mois de mai, ne sont pas vains.

D’une part, les travailleur·euse·s du secteur public obtiennent leur principale revendication, le100 dollars minimum par semaine, bien que cette hausse soit étalée sur quatre ans. Ils et elles obtiennent aussi que les salaires soient indexés au coût de la vie et certaines protections sociales. D’autre part, malgré son bilan mitigé, le Front commun insuffle une forte combativité aux mouvements ouvriers et syndicaux des années 1970. C’est durant cette décennie que les conflits de travail au Québec sont les plus nombreux et les plus combatifs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Par contre, après 1972, beaucoup de militant·e·s cherchent une manière plus efficace de lutter. Une grande partie des travailleur·euse·s, sans délaisser leurs syndicats, parient plutôt sur le Parti québécois comme véhicule politique pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Ce Parti se présente d’ailleurs comme ayant un « préjugé favorable » aux travailleur·euse·s, sans que cela se vérifie dans les faits.

L’impact du Front commun s’est surtout fait sentir au Québec, puisqu’il s’agissait avant tout d’une grève provinciale du secteur public. Cependant, de nombreuses autres grèves ont éclaté dans tout le Canada au cours de la première moitié des années 1970, dans les secteurs public, industriel et culturel. Confrontés à la récession économique et à l’inflation, les travailleur·euse·s sont amené·e·s à lutter pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, cette vague de grèves à travers le pays, qui se poursuit jusqu’en 1976, est progressivement contenue par l’imposition de lois spéciales forçant le retour à l’emploi, comme cela a aussi été le cas en Europe.

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

Le « deuxième front » et le syndicalisme de combat

Le Front commun de 1972 est le résultat de la radicalisation des centrales syndicales québécoises, qui ont affiné leurs positions politiques depuis la fin des années 1960. Au tournant des années 1970, le contexte international est marqué par l’influence des modèles socialistes (URSS, Cuba, Chine, etc.) et un renouveau du militantisme québécois, marqué par les traditions de lutte syndicale, socialiste et anti-impérialiste. Alors que les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance dans la province, les grands syndicats adoptent une position critique à l’égard de l’État et du capitalisme[9]. Les centrales, en particulier la CSN sous la présidence de Marcel Pepin, se fixent comme objectif stratégique la création d’un « socialisme démocratique », c’est-à-dire un socialisme québécois construit par le bas, respectueux des libertés individuelles et de la liberté de la presse. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats espèrent devenir les vecteurs de la construction du pouvoir politique et économique des salarié·e·s[10].

Marcel Pepin présente cette nouvelle approche lors du congrès du syndicat en octobre 1968, dans son rapport intitulé Le deuxième front. L’idée du « deuxième front » est que le mouvement syndical ne doit pas se limiter à la négociation des conditions de travail et des salaires, mais qu’il doit prendre en charge l’ensemble des questions sociales qui touchent les travailleur·euse·s. Cet élargissement doit se traduire par des initiatives politiques. Comme l’écrit Pepin dans son livre Positions (1968), « le syndicalisme, c’est le peuple organisé »[11]. Suivant ce principe, les militant·e·s de la CSN participent à la création des Comités d’action politique (CAP), des groupes citoyens qui portent les revendications populaires par rapport au logement, à l’alimentation, aux soins de santé, au transport, etc. En 1970, ils jouent également un rôle dans la formation du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal montréalais qui regroupe tous les CAP de la ville. Le FRAP vise à construire un pouvoir populaire, fondé sur la participation des salarié·e·s ordinaires à la gestion de leur milieu de vie et de travail. En ce sens, le parti propose une série de réformes structurelles : une réorganisation plus démocratique de l’administration municipale, l’introduction d’un contrôle des loyers et la création de cliniques médicales communautaires cogérées par les habitants du quartier et les travailleur·euse·s de la santé, entre autres initiatives.

La FTQ, tout comme la CSN, reconnaît les limites des luttes sectorielles et des revendications purement économiques. Dans son rapport L’État, rouage de notre exploitation, la FTQ dénonce l’État comme facilitateur et agent de l’exploitation des travailleurs en régime capitaliste, rôle qu’il joue à travers ses appareils politiques, juridiques et idéologiques. Cependant, contrairement à la CSN, la FTQ ne traduit pas ses conceptions en action politique.

Les grands syndicats québécois des années 1970 prônent un syndicalisme centré sur l’action – les grèves et manifestations – et cherchent à construire le pouvoir des travailleur·euse·s organisé·e·s contre les patrons et l’État. C’est ce qu’ils appellent le « syndicalisme de combat ». Dans cette conception, le syndicat constitue la principale organisation démocratique des travailleur·euse·s conscient·e·s de leurs intérêts. À travers cet organe, les travailleur·euse·s prennent en charge les luttes économiques et les revendications politiques de leur classe. Toujours dans Positions, Marcel Pepin affirme que l’objectif est de « construire un pouvoir populaire en profondeur »[12] et qu’au lieu de soutenir passivement un parti politique, la population active « doit se structurer politiquement »[13]. Ainsi, le syndicat qui rassemble la classe ouvrière organisée joue un rôle catalyseur et devient un vecteur de l’action politique, voire révolutionnaire. L’objectif du syndicalisme de combat est de limiter l’exploitation capitaliste puis, à terme, de remplacer le système économique capitaliste et la propriété privée des moyens de production par un système d’inspiration socialiste, où les travailleur·euse·s organisés démocratiquement détiendront le pouvoir économique et politique.

Photos Archives Révolutionnaires

Quel avenir pour le syndicalisme de combat ?

Les grandes centrales syndicales québécoises réalisent d’autres tentatives de front commun en 1976, 1979 et 1982-1983, mais jamais avec l’ampleur de 1972. L’adoption systématique de lois spéciales anti-grève par les partis au pouvoir, suivie de l’offensive violente du Parti québécois contre les revendications des travailleur·euse·s en 1982-1983, a contribué à détruire le mouvement syndical combatif. Depuis, les principaux syndicats québécois se sont concentrés sur la négociation des salaires et la défense des acquis des travailleur·euse·s selon le principe de la « cogestion » avec les employeurs, où l’objectif du syndicat est de trouver un terrain d’entente avec les patrons plutôt que d’établir un rapport de force contre eux. Seul le mouvement étudiant a maintenu en vie la théorie et la pratique du syndicalisme de combat au Québec, jusqu’à ce que, vers 2015, les syndicats étudiants qui prônaient cette stratégie, comme l’ASSÉ, s’effondrent.

Il n’en demeure pas moins que les syndicats québécois rejoignent et ont la capacité de mobiliser un grand nombre de travailleur·euse·s. Quel rôle ces syndicats peuvent-ils jouer dans les luttes actuelles ? Dans le contexte québécois, la politique de cogestion des grands syndicats rend peu probable que ceux-ci puissent jouer un rôle révolutionnaire à court ou moyen terme. Les crises économiques des années 1980 ont poussé les syndicats à investir les fonds de pension des syndiqué·e·s dans des entreprises privées d’ici, dans le but de sauvegarder des emplois : c’est le principe du Fonds de solidarité de la FTQ et du Fondaction de la CSN. Cette forme de cogestion particulièrement déroutante rend les travailleur·euse·s dépendant·e·s des profits de ces entreprises pour protéger la croissance de leurs fonds de retraite. Cette politique bloque structurellement les possibilités militantes des syndicats, dont les membres sont désormais enferrés dans les intérêts des employeurs qu’ils doivent défendre pour assurer leur propre accès à une retraite décente.

Peut-on imaginer que les syndiqué·e·s reprennent le contrôle des syndicats et de leurs finances, puis se désengagent de la stratégie de la cogestion ? Pourraient-ils élire une direction politique affirmative au sein de ces syndicats et investir leurs fonds de pension dans des coopératives ? Difficile à imaginer. Certaines sections locales pourraient se désaffilier et se doter d’une direction politiquement révolutionnaire. Cette option est plus réalisable, mais elle pose le problème de la désunion entre les sections locales d’un syndicat. Elle risque d’atomiser les travailleur·euse·s et de les rendre plus vulnérables. L’effort nécessaire pour transformer les syndicats existants ou pour en créer de nouveaux semble énorme. Une telle masse d’efforts serait peut-être mieux investie dans la construction d’une autre forme d’organisation politique basée sur la confrontation de classe.

Il semble que les syndicats au Québec ne puissent plus fournir une structure organisationnelle viable pour une classe ouvrière révolutionnaire ou servir de véhicule pour l’établissement d’un « socialisme démocratique », comme certaines factions du mouvement syndical de la province avaient aspiré à le faire dans les années 1970. La question qui se pose donc à nous est la suivante : quelle forme d’organisation ouvrière est la plus apte à relever les défis fondamentaux de notre époque ? Quel type d’organisation pourrait être capable de confronter le système capitaliste, responsable de la misère généralisée et de la crise écologique, et de prendre en charge le projet de construction d’une société égalitaire ?

Bien que le Front commun de 1972 ait été la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Canada, avançant des propositions radicales par le biais d’actions autonomes, d’occupations et de blocages à travers le Québec, il s’est avéré incapable de se maintenir et de s’intensifier. Les trois principaux syndicats ont fini par reculer devant la répression de l’État, ce qui a entraîné, à terme, la fin du mouvement. Peut-on attribuer cet échec aux limites de la forme syndicale elle-même ? À l’inachèvement des projets politiques des syndicats québécois de l’époque ? Aux divisions internes ? À la fragilité du Front commun face à l’État uni, organisé et militarisé ? Probablement que tous ces facteurs ont joué un rôle. Aujourd’hui, la mémoire du Front commun nous invite à nous poser des questions de fond sur le syndicalisme et à construire une nouvelle stratégie révolutionnaire, enracinée dans l’organisation et la combativité, et capable de triompher dans les conditions actuelles. Ce qui demeure certain, c’est qu’il faut unir la classe ouvrière afin qu’elle soit en mesure non seulement d’établir un rapport de force avec la bourgeoisie et l’État, mais aussi de mener à terme un processus révolutionnaire.  

De gauche à droite : manifestation syndicale de la CSN, vers 1974 (Archives CSN) et Vivre à notre goût (1974), le rapport moral de Marcel Pépin (Archives Révolutionnaires)


Notes

[1] Jacques Rouillard. « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19-2, 2011, p. 167.

[2]Ibid., p. 172.

[3] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte, Jean Reynolds. Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 56-68.

[4]Ibid., p. 97.

[5]Ibid., p. 103.

[6] « Nous contre le gouvernement (sept jours de lutte) », déclaration du 12 mai 1972, bulletin spécial FTQ.

[7] « Cette grève est exemplaire à plusieurs niveaux : 1- elle unit ensemble ouvriers, collets blancs et petits-bourgeois syndiqués dans une grève qui tend à se généraliser malgré son caractère illégal ; 2- l’occupation des villes – dont le cas le plus typique est Sept-Îles – qui place de facto un grand nombre d’activités urbaines sous le contrôle des travailleurs, au grand effroi des notables de la place qui se voient, pour quelques jours, relégués à l’arrière-plan ; 3- l’occupation des postes de radio qui se succède quotidiennement dans différentes régions et qui donne la parole aux forces syndicales ; 4- enfin, phénomène isolé, mais non moins important, les salariés de l’Institut Albert-Prévost, qui mettent à la porte le Conseil d’administration et qui font fonctionner l’Institut sous le modèle de l’autogestion. » Voir Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 105.

[8]Ibid., p. 110.

[9] Jacques Rouillard. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.

[10] Jacques Rouillard. Histoire de la CSN (1921-1981), Montréal, Boréal / CSN, 1981 p. 227-230.

[11] Marcel Pepin. Positions, Montréal, CSN, 1968, p. 8.

[12]Ibid., p. 9.

[13]Ibid., p. 9.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie II

15 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Partie I. Bâtir un pouvoir populaire Introduction. Exposer les luttes du passé Les années 1960. Le Québec en changement 1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le (…)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972. Le Front commun
1972-1975. luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion. Vers de nouveaux combats

Manifestation et piquetage lors du Front commun de 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972. Le Front commun

« Le syndicalisme, c’est le peuple organisé. »

Marcel Pepin, Positions (1968)

Les grandes centrales syndicales québécoises, qui avaient bien accueilli les réformes de la Révolution tranquille, durcissent le ton face à l’État et affinent leurs positions politiques vers la fin des années 1960. Le syndicalisme de combat, centré sur la construction d’un rapport de force avec l’État et le patronat, influence la perspective des grandes centrales qui critiquent « l’État bourgeois » et ébauchent un projet de société socialiste. On cherche à dépasser l’esprit corporatiste et à faire valoir les intérêts des travailleur·euse·s face aux classes dominantes « protégées par leur État[1] ». Une partie des syndiqué·e·s espère que leurs organisations deviennent l’outil de la classe ouvrière pour affronter la bourgeoisie, mais plusieurs membres restent en désaccord avec ces propositions radicales. Cette contradiction éclatera lors du Front commun intersyndical de 1972[2].

Les trois manifestes des centrales syndicales

Peu avant le premier Front commun, les centrales publient chacune un manifeste exprimant leurs nouvelles conceptions politiques. En 1971, la CSN publie Ne comptons que sur nos propres moyens, alors que la FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation. En 1972, la CEQ, qui rassemble les enseignant·e·s, publie L’école au service de la classe dominante.

Ne comptons que sur nos propres moyens, publié par la CSN, dénonce l’impérialisme américain au Québec. L’analyse des structures de production montre comment l’économie québécoise et sa bourgeoisie nationale sont soumises à la grande bourgeoisie étrangère. Les investisseurs étrangers achètent les entreprises québécoises, faisant en sorte que les profits engendrés grâce aux ressources et à la main-d’œuvre d’ici aboutissent aux États-Unis. Le manifeste affirme que les réformes du parti libéral qui prétendaient nous rendre « maîtres chez nous » ont échoué : l’État québécois continue à être au service de Toronto et de Wall Street. Les instruments de « libération économique » créés durant la Révolution tranquille – comme la Caisse de dépôt et placement ou l’étatisation de l’électricité – sont insuffisants pour émanciper le Québec du capitalisme anglo-américain. Pour que ces instruments atteignent leur objectif libérateur, il faudrait qu’ils soient contrôlés par les travailleurs et non par la bourgeoisie nationale vassalisée. Le manifeste expose par conséquent la nécessité de renverser le capitalisme et d’établir une économie planifiée socialiste, prise en charge par « les travailleurs québécois et démocratiquement gérée[3] ».

L’État rouage de notre exploitation, produit par la FTQ, rassemble quatre documents de travail adoptés lors de son 12e congrès en 1971. Le plus intéressant est le Manifeste pour une nouvelle stratégie qui propose un dépassement du système socio-économique capitaliste. Le Manifeste constate l’échec des luttes isolées, avant de souligner qu’elles devraient être liées parce qu’elles concernent toutes le conflit capital / travail. Le problème c’est « le système capitaliste monopoliste organisé en fonction du profit de ceux qui contrôlent l’économie, jamais en fonction de la satisfaction des besoins de la classe ouvrière[4] ». L’État est un rouage essentiel dans le fonctionnement de ce système d’exploitation en vertu de ces appareils politiques, juridiques et idéologiques. Il faut s’organiser pour remplacer le système capitaliste et l’État libéral qui le soutient « par une organisation sociale, politique et économique dont le fonctionnement sera basé sur la satisfaction des besoins collectifs[5] ». Par contre, les actions concrètes proposées par la FTQ ne sont pas à la hauteur de la radicalité de son analyse du système. La centrale suggère des actions qui pourraient être menées à court terme par le gouvernement (suivant la pression des travailleurs) afin de « contenir » les dégâts du système capitaliste. Il s’agit principalement de renforcer les institutions économiques québécoises et de nationaliser l’épargne grâce à la Caisse de dépôt et placement.

Enfin, L’école au service de la classe dominante, produit par la CEQ, analyse le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales et de classe au Québec. La centrale considère que l’éducation en régime capitaliste vise à former une main-d’œuvre docile, ce qui implique la discipline, la hiérarchie et la compétition entre élèves. Le système scolaire prépare, dès leur plus jeune âge, les « futurs exploiteurs » et les « futurs exploités ». L’analyse de la CEQ, bien que pertinente, reste plus limitée que celle de la CSN (la plus audacieuse quant aux actions proposées) et celle de la FTQ.

En bref, les trois manifestes contestent la capacité de l’État québécois, dominé par une bourgeoisie nationale soumise aux capitaux étrangers, à répondre aux besoins du peuple. Selon les centrales, l’État et ses institutions, ainsi que le monde de l’entreprise privée, sont incapables d’assurer le bien-être collectif. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir le pouvoir des travailleur·euse·s, voire un régime socialiste.

Les trois manifestes des centrales syndicales (Photos AR).
En bas, on peut voir un exemplaire du journal La [Presse] libre, produit par les lock-outés de La Presse lors du conflit de 1964. Un autre conflit éclate au début des années 1970 et dure sept mois, de juillet 1971 à février 1972 (Source : Archives de la CSN).

Le Front commun de 1972

En janvier 1972, les trois grands syndicats (CSN, FTQ et CEQ) décident de s’unir dans un Front commun pour négocier les conditions de travail dans le secteur public. Le slogan du Front commun : « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tout·e·s les employé·e·s du secteur public québécois, pour les sortir de la pauvreté et établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires des travailleur·euse·s du secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité. Lorsque le gouvernement de Robert Bourassa refuse de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement impose des injonctions qui forcent le retour au travail, puis promulgue une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d’imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic. De lourdes sanctions sont prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier ; cet appel au retour au travail mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la loi[6]. Malgré cela, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient déclaré vouloir inciter leurs membres à ne pas respecter les injonctions d’avril. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison[7].

Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleurs organisés occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Malgré l’illégalité de la grève, des enseignants, des métallurgistes, des mineurs, des journalistes, des commerçants et des infirmières s’unissent dans un même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne constitue l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[8].

Trois affiches du Front Commun de 1972 présentées lors de l’exposition d’Archives Révolutionnaires en mars 2023 au Bâtiment 7 (Photos AR).

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine en raison de son occupation par les travailleur·euse·s. Les ouvriers de la construction, rejoints par les mineurs puis les métallos de toute la Côte-Nord, se joignent au mouvement de grève. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles et un groupe de syndiqués prend le contrôle de la radio locale[9]. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s rassemblé·e·s devant le palais de justice affrontent les policiers. Ceux-ci, incapable de contenir les grévistes, sont forcés de se barricader, tandis que les travailleur·euse·s proclament la ville « sous contrôle ouvrier » ! L’euphorie est de courte durée : au cours de la manifestation, un citoyen anti-grève percute la foule avec sa voiture, blessant plus de 40 personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force est rapidement inversé. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et reprend le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

Le Front commun dans son ensemble se désagrège progressivement, des scissions se formant au sein des centrales syndicales, donnant notamment naissance à la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) qui rejette les orientations radicales de la CSN. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, reprend le contrôle des évènements et impose, à l’été et à l’automne, une série de conventions négociées par secteur. Le Front commun se termine ainsi dans l’amertume. Au lendemain des évènements de 1972, un constat s’impose : les centrales syndicales n’ont pas su dépasser les limites imposées par la légalité bourgeoise ni aller au-delà du modèle de la négociation des conditions de travail[10]. Alors que les centrales optent pour le repli devant les menaces légales, elles sont dépassées par une base ouvrière combative qui refuse le retour au travail dans plusieurs villes du Québec, ce qui s’exprime en particulier lors des affrontements de mai. Ces mobilisations autonomes ont montré aux travailleur·euse·s qu’ils et elles peuvent s’organiser par eux-mêmes, en créant leurs propres groupes et en menant leurs propres actions.

Le Front commun a démontré aux travailleur·euse·s en lutte « la nécessité de la solidarité ouvrière, la nécessité de l’unité syndicale, la nécessité de la démocratisation des structures syndicales, la conscience de la nature et du rôle de l’État pro-monopoliste et pro-impérialiste[11] ». L’idée d’un mouvement populaire de masse qui place les travailleur·euse·s au cœur de l’action fait son chemin dans l’imaginaire militant[12]. Bien sûr, cette voie radicale est contrebalancée par celles et ceux qui restent attachés au syndicalisme traditionnel ou au Parti Québécois, deux options étapistes et considérées comme plus réalistes pour donner un certain pouvoir aux classes populaires dans la société québécoise[13]. Mais la table est mise pour une séquence particulièrement puissante des luttes populaires.

Rassemblement du Front Commun au Forum de Montréal le 7 mars 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972-1975. Luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste

« Comme on se battait contre les boss, c’était logique de se battre aussi contre le système qui permet aux boss de nous exploiter. Gagner une grève ça n’empêche pas les boss de venir gruger, avec l’inflation d’un bord, ce qu’ils sont forcés de nous donner en augmentation de l’autre bord… »

La solidarité des gars de Firestone égale victoire (1974)

Les années 1970 sont marquées par les grèves et l’activité intense des mouvements ouvriers. Le Front commun a permis, pour une partie des militant·e·s syndicaux·ales et d’extrême gauche, de figurer une recomposition plus radicale du mouvement, au-delà des syndicats[14]. Malgré son ampleur, le Front commun est perçu par certain·e·s comme un échec pour ce qui a trait aux revendications immédiates[15]. De plus, le mouvement a été incapable de se poursuivre pleinement sur le terrain politique. En conséquence, dans les villes de Montréal, Sept-Îles, Joliette ou Saint-Jérôme, se développe un mouvement ouvrier qui se veut plus indépendant des grandes centrales syndicales tout comme des partis politiques. Les Comités d’action politique et les groupes d’extrême gauche se reconfigurent, en adoptant de plus en plus une perspective marxiste-léniniste. Ces groupes de travailleur·euse·s en lutte avancent le projet d’un Québec socialiste et capable de s’autodéterminer, en s’inspirant du mouvement anti-impérialiste mondial. La révolution ne viendra pas d’en haut : elle sera faite par les masses, par la classe ouvrière auto-organisée au sein des lieux de travail et de la communauté.

Les années de grèves (1973-1975)

Les années 1970 au Québec sont marquées par de nombreuses grèves et une affirmation des revendications ouvrières dans le secteur public comme privé[16]. La plupart des travailleur·euse·s se battent contre des multinationales américaines qui sous-paient leurs employé·e·s, répriment ceux et celles qui tentent d’y instaurer des syndicats ou refusent la formule Rand. À partir de 1973, le contexte économique est, de plus, marqué par une période de « stagflation » : la croissance stagne et les emplois se font plus rares, tandis que les prix augmentent. Le salaire réel moyen est à la baisse et le chômage augmente[17]. Nombre de travailleur·euse·s luttent pour leurs conditions de vie, tout en mettant de l’avant des propositions politiques. Au cours de ces grèves, les travailleur·euse·s produisent des journaux et se lient avec des groupes politiques qui les soutiennent.

Au printemps 1973, la ville de Joliette est le théâtre de deux grèves très dures. En mars, les 315 travailleurs de l’usine Firestone Tire and Rubber débraient afin de négocier une nouvelle convention collective[18]. Au Québec, ce géant du caoutchouc emploie une main-d’œuvre qualifiée, mais lui offre un salaire beaucoup plus bas qu’en Ontario ou aux États-Unis. Ce sont des ouvriers radicaux de l’usine qui poussent pour la grève, dépassant leur propre syndicat jugé trop mou. Ils créent le Comité des 30 pour organiser la négociation : ils exigent une augmentation salariale, de travailler en français, une limitation du temps supplémentaire, la sécurité d’emploi et l’extension du droit de grief. Le comité offre des formations aux ouvriers en grève ainsi qu’à leur famille et organise un boycottage pour mettre de la pression sur l’entreprise. Fait notable, les femmes des grévistes organisent aussi des formations afin d’expliquer le conflit en cours et s’organisent en tant que femmes de grévistes sur la base de leurs propres problèmes[19]. Des groupes militants de l’extérieurs supportent les grévistes et les aident à se former politiquement, tout en maintenant la liaison avec d’autres camarades en lutte à Joliette, notamment ceux de la Consolidated Textile, de Joliette-Construction et de la Canadian Gypsum[20].

En mai 1973, les ouvriers de la Canadian Gypsum déclenchent une grève[21]. Ces travailleurs font face à une administration anti-syndicale qui refuse – en toute illégalité – la formule Rand. L’administration américaine, intransigeante, utilise la violence ainsi que des briseurs de grève afin de stopper le mouvement. Cette grève de 21 mois est racontée dans le film Debout face au mépris (2017) produit par le collectif Ferrisson[22]. Des comités de solidarité se forment dans plusieurs villes, tandis que les grévistes font appel à des groupes politiques pour se former[23]. Ce printemps-là est marqué par de nombreuses manifestations de solidarité avec les grévistes à Joliette, dont la manifestation du 11 juin qui rassemble quelque 2 500 personnes[24].

À gauche, manifestation du 1er mai 1974 à Joliette. Au centre, manifestation du 1er mai 1970 à Montréal (Pierre Gaudard, Musée des Beaux-Arts du Canada). À droite, une altercation avec la police lors de la grève d’United Aircraft, à Longueuil en 1975.

En septembre 1973, les 750 ouvriers de la Canadian Steel Foundries de Montréal déclenchent une grève illégale suite au congédiement de deux de leurs collègues qui avaient soulevé les problèmes de santé et de sécurité auxquels faisaient face les travailleurs[25]. Environ 17 % des employés de la Canadian Steel étaient atteints de silicose. Ce fait est découvert lorsque deux militants du CAP Saint-Jacques, établis dans ce milieu pour y mener du travail politique, font massivement passer des tests aux ouvriers de l’usine réputée pour ses mauvaises conditions de travail[26]. La grève est menée à l’initiative du Comité de travailleurs de la Steel, un groupe autonome qui s’organise depuis décembre 1972 à l’extérieur du syndicat local des Métallos. Le comité s’oppose à la gestion conciliatrice du syndicat et mène sa grève avec des objectifs politiques plus larges, ce qui déplaît au syndicat qui tente de briser leur lutte[27]. Suite à la grève, les militants du CAP sont mis à pied par la direction, mais leur travail politique a donné lieu à la création du journal d’usine À nous la parole.

En novembre 1973, 40 travailleurs de l’usine Shellcast, une entreprise de métallurgie de Montréal-Nord qui fabrique des pièces pour l’industrie aéronautique et électronique, font la grève pour obtenir la reconnaissance syndicale. La plupart des employés de Shellcast sont des immigrants d’origine latino-américaine, grecque et haïtienne. L’entreprise profite de leur statut précaire et du fait qu’ils n’ont pas de syndicat pour abuser d’eux. Malgré une intense mobilisation en faveur des employés de Shellcast, cette grève se termine par un échec en raison de la répression du patronat et du ministère de l’Immigration, qui intervient directement contre les grévistes.

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