Nouveaux Cahiers du socialisme
Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Après la pandémie : peut-on penser une transition par les services publics ?
APRÈS LA PANDÉMIE[1] – C’est maintenant un euphémisme de le dire, nous sommes face à une crise inouïe et, pour l’instant, nous échouons à définir des lignes directrices pour saisir les occasions qui se présentent. Crise sanitaire, crise climatique, crise sociale, crise militaire… autant d’éléments qui rehaussent la pertinence des propositions de la gauche socialiste, mais qui, et c’est là un paradoxe cruel de la vie politique, donnent plutôt de l’élan aux mouvances les plus réactionnaires. Dans ce court texte, je n’ai pas la prétention de fournir ces lignes manquantes, mais plus modestement d’œuvrer à débroussailler certaines pistes de réflexion pour la suite.
La sortie de crise nous offre un contexte propice pour lancer des propositions audacieuses qui, au-delà de leur justesse analytique, peuvent avoir une importante portée politique pour l’avenir. Face à des gouvernements qui, à Québec comme ailleurs, dirigent leurs interventions vers l’impératif d’un retour à la normale, avons-nous de l’espace pour que ce « retour » comporte son lot d’inflexions, pour qu’il soit un peu ou minimalement synonyme de mise en place d’un cadre favorable au principe de transition écologique et de justice sociale ?
Épochè, guerre civile, culture
Pour avancer dans cette voie, nous nous devons de faire un petit effort de conceptualisation. Pas tant pour payer un tribut absurde aux normes du travail intellectuel que pour jeter les bases d’une compréhension commune du moment politique qui est le nôtre. Oui, il faut définir des lignes directrices, des lignes d’orientation programmatique, mais cela ne peut se faire sans inscrire notre propos dans une perspective conceptuelle élargie de la conjoncture : il ne suffit pas de décrire les événements pour en tirer une perspective stratégique, il faut les situer dans une trame apte à saisir les opportunités qu’offre le présent contexte. Pour cela, trois éléments me semblent particulièrement saillants à prendre en compte pour mieux saisir la nature des propositions que je vais avancer dans la deuxième partie du texte.
D’abord, le concept d’épochè provenant de la tradition de la phénoménologie peut nous être utile. Je le reprends des travaux de Miguel Abensour sur l’utopie et la démocratie. Pour le dire rapidement, Abensour comprend le principe d’épochè[2], soit de mise entre parenthèses de l’état normal des choses, comme un moment où les fondations de la société sont explicitement exposées au jugement critique. Il n’est pas question ici de simplement « penser à l’extérieur de la boîte » pour relativiser la prégnance des idées dominantes, mais de s’intéresser aux moments de bifurcation à portée instituante. La pandémie est, à bien des égards, l’un de ces moments. Un moment de suspension qui rend concrète l’idée d’un changement possible de trajectoire. En ce sens, l’épochè devient davantage synonyme d’occasions à saisir, d’une opportunité stratégique dont on peine à s’emparer pour l’instant et qui semble fuir devant nous. Les fondements irrationnels de l’économie de marché ont été exposés (par exemple, le fait que les travailleuses et travailleurs essentiels du début de la pandémie sont souvent les salarié·e·s les plus exploités) et c’est de cette mise à nu que nous devons extraire nos propositions.
Vient ensuite l’idée découlant des travaux récents de Pierre Dardot et de Christian Laval sur le néolibéralisme comme choix de la guerre civile[3], soit comme ensemble polymorphe de pratiques destinées à réaliser le projet d’une pure société de marché. Ce « choix » est assez simple à saisir en fait une fois que l’on met de côté les jérémiades intellectuelles et médiatiques du néolibéralisme pour nous concentrer sur la réalité des rapports de pouvoir mis en place par près d’un demi-siècle de politique néolibérale[4] : sous la façade du tout au marché se dessine davantage un rétablissement du pouvoir patronal en entreprise et sur la société. Pour Dardot et Laval, si les chemins tactiques mènent à cette restauration, la direction ne laisse pas place à interprétation et, pour y arriver, les politiques néolibérales n’hésitent pas à aller en conflit avec le corps social (pensons à notre printemps érable ou encore à l’imposition de l’objectif de déficit zéro par Lucien Bouchard il y a de cela un quart de siècle). Nous devons faire nôtre l’insistance de ces auteurs sur l’opportunisme tactique des principaux promoteurs du néolibéralisme. Nous le savons, mais parfois il est bon de dire des évidences, la sortie de crise ne sera pas neutre : soit elle renforcera le cadre néolibéral, soit elle l’affaiblira; mais elle ouvre à coup sûr un espace de combat. À voir le plan de rétablissement des services de santé du ministre Christian Dubé et l’insistance que nous y trouvons à élargir la place du privé, il est aisé de constater que la crise actuelle ne sera pas « perdue » par l’élite, mais bien utilisée pour avancer un pas de plus dans le merveilleux cauchemar néolibéral.
Finalement, la nature culturelle de ce combat ne doit pas être délaissée au profit d’une approche strictement matérielle. Si le néolibéralisme a réussi une chose, c’est bien d’associer l’idéal du libre marché avec la norme culturelle de consommation qui donne sa consistance au concept même de classe moyenne. C’est par la consommation, par la démonstration ostentatoire de notre capacité à consommer en vain, que l’on entre dans cette norme. La classe moyenne, vue ainsi, est une création purement culturelle au sens où son existence n’est pas liée à son positionnement dans la sphère de la production, mais dans celle de la consommation. Tout ceci devient important pour nous aujourd’hui afin de nous aider à saisir la révolte des banlieues blanches d’Amérique du Nord. Dans le moment néolibéral actuel, cette révolte s’est intensifiée sans grande surprise dans la foulée de la crise sanitaire et des restrictions qui en ont découlé. On l’a vu lors des événements de la capitale fédérale à la fin de janvier[5] : nous avons assisté à bien des égards à un mouvement coalisant le mécontentement de gens issus des banlieues du Canada. On le voit clairement lorsque l’on suit la trace des donateurs de ce mouvement; il s’agit là d’un indicateur que nous sommes en présence d’une révolte de classe moyenne, essentiellement blanche, ces mêmes gens qui ont été les moins atteints par la pandémie sur le plan de la santé, mais qui ont le plus vécu la privation de leurs activités de consommateurs; et qui, à Ottawa, manifestaient au nom d’une liberté qui se confond avec l’agir consumériste qui sert de socle identitaire à notre chère classe moyenne.
La réponse gouvernementale
À l’aide de ces trois éléments (épochè, guerre civile, culture), la sortie de crise prend évidemment des allures réactionnaires. Et cela pas seulement en raison des actions délirantes des groupes d’extrême droite qui ont occupé Ottawa, mais aussi en raison de l’action gouvernementale elle-même. À Québec, la sortie de crise prendra la forme d’une tentative de réponse politique au mécontentement consumériste qui sert de toile de fond au rejet grandissant des mesures sanitaires. Sans prétendre épuiser la question, il me semble que cette réponse se structure autour des points suivants :
- L’absolue nécessité de laisser intact notre régime fiscal, de ne pas utiliser la crise pour instaurer des réformes majeures destinées à donner à l’État les moyens d’un réel changement de cap. Là-dessus, le ministre des Finances est limpide. Non seulement la pandémie n’a pas fait reculer le gouvernement sur le dossier des taxes scolaires (dont la diminution ne sert qu’à avantager la même population blanche de classe moyenne qui aujourd’hui désire reprendre ses habitudes de consommation), mais, en plus, il a clairement indiqué qu’une hausse de la contribution des plus riches ou des entreprises ne se trouve absolument pas sur son écran radar. Bref, la sortie de crise doit être ici un retour à la norme d’avant la pandémie : la fiscalité est peut-être un mal nécessaire, mais assurément pas un outil dont on doit revoir à la hausse l’utilisation.
- Les réinvestissements ne peuvent qu’être adossés qu’à des impératifs déconnectés des réels besoins de la population. Le plan budgétaire du gouvernement Legault prévoit des sommes importantes en santé et en services sociaux, mais il s’inscrit dans une approche par projet qui bloque toute portée structurante : 1) les projets sont temporaires; 2) ils sont déconnectés d’une visée globale de satisfaction des besoins de la population; et 3) ils sont surtout orientés vers la réponse à une demande de marché. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) réagit ici aux attentes de son propre électorat plutôt que d’agir en fonction d’une vision à long terme.
- Cette vision se manifeste dans le projet de refonte du réseau de la santé et des services sociaux avancé par le ministre Dubé comme mentionné plus haut : décentralisation, fluidité de l’information, optimisation comptable des ressources de la première ligne. Il s’agit d’une posture qui vise à satisfaire les consommatrices et les consommateurs de soins de santé en avançant des réformes basées sur leur insatisfaction; il prend appui pour son action sur le sentiment « je suis tanné de ne pas en avoir pour mon argent ».
Chacun de ces éléments s’emboîte l’un l’autre bien entendu. Nous sommes dans une sortie de crise néolibérale, et cette sortie trouve sa structure dans l’approfondissement de notre rapport consumériste aux institutions publiques.
Notre réponse
A contrario, pourtant, d’autres lignes de faille pourraient être exploitées pour suivre au plus près les enjeux qu’ouvre la question de l’après-pandémie. Dans l’après-pandémie, quelle place peut incomber aux services publics pour penser et se projeter au-delà de la forclusion néolibérale ? Dans les derniers mois, j’ai eu la chance de mener différentes enquêtes d’opinion publique afin de tester certaines lignes programmatiques allant en ce sens. En voici une brève synthèse.
L’accès aux services
Débutons par l’enjeu de l’accès aux services. Lorsqu’on interroge les gens sur le genre de services qu’ils souhaitent, un fait saute aux yeux : il n’existe pas de préjugé favorable au caractère public ou privé des services offerts. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir obtenir au moment opportun le service requis. Sur cette base, le recours au privé se voit grandement facilité et pose le défi de la construction d’une l’adhésion politique au principe de services publics gratuits et universellement accessibles. Sur cet aspect, il semble qu’une manière de procéder serait d’insister davantage sur :
- Le privé, c’est qui ? Dans nos dénonciations, tenter autant que possible d’incarner notre propos sur le privé : nommer les entreprises impliquées, identifier les personnes qui tirent profit de la maladie et celles laissées de côté par l’approche marchande. Il faut être concret et clair et ne pas penser que la seule mention de l’épouvantail de la privatisation suffit pour convaincre.
- Les gens veulent avoir accès aux services dont ils ont besoin. Toujours insister sur cela et non sur une défense désincarnée de la structure publique. Il ne faut pas oublier une vérité essentielle : dans la tête des gens, le réseau public n’est pas une fin, mais un instrument.
- Considérant l’état actuel des services publics et leurs ratés, rompre avec la posture conservatrice de défense du statu quo et reprendre l’initiative avec des propositions de réformes.
La démocratie dans les services
Ensuite vient la démocratie comme seconde ligne programmatique. Il y a, sur le plan du positionnement tactique, des points à marquer en opposant des propositions d’élargissement du pouvoir citoyen et ouvrier aux normes bureaucratiques qui président actuellement aux destinées des différents réseaux qui ont la charge des services à la population. Ici, il y a certainement un peu de judo à faire avec l’esprit du temps : nos adversaires néolibéraux ont construit la crédibilité de leur programme sur la notion d’efficience et d’efficacité. Pourtant, les réformes réelles apportées (en santé, pensons à la loi 10[6] et à la loi 30[7]) ont toutes diminué et l’efficience et l’efficacité des services sur lesquels elles se sont appliquées. Sur ce point, la table est mise pour adopter un ton résolument offensif : la participation démocratique est assurément le meilleur rempart contre l’improductivité des structures déshumanisantes que nous avons devant nous.
L’entraide et la sobriété carbone
Justement, comme dernière ligne programmatique, l’humanisation des services publics, l’affirmation décomplexée de la primauté normative des rapports sociaux non marchands qu’ils établissent devrait être davantage mise de l’avant dans le contexte de notre lutte aux changements climatiques. Pour le dire sommairement, s’il y existe un lien de causalité entre le développement sans frein du capitalisme et la crise environnementale, nous gagnerions collectivement à situer les services publics démocratisés comme des espaces institutionnels aptes à incarner l’idée de transition. Au cœur des services publics se trouve une idée toute simple d’entraide mutuelle que la domination capitaliste, qui a en son centre l’accumulation comme unique visée sociale valide, n’arrive pas à évacuer. Cette entraide ne se construit pas autour ou au service de la croissance économique; elle est même ontologiquement étrangère à cette idée. Le défi, il me semble, est d’être en mesure de présenter et de construire des rapports institutionnels basés sur ce principe comme la fondation d’un monde sobre en carbone. En quelque sorte, nous avons avec les services publics un embryon du monde que nous devons construire.
Tout ceci n’est qu’un rapide tour d’horizon. Il y aurait bien entendu beaucoup plus à dire. L’important est de se rappeler du caractère dynamique de l’espace politique et d’œuvrer, avec toute la force et la détermination qui nous caractérisent, à devenir un pôle actif et non seulement réactif.
Par Philippe Hurteau, chercheur à l’IRIS.
NOTES
- Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022. ↑
- Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », dans Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et Tonka, 2009, p. 349-362. ↑
- Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021. ↑
- Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018. ↑
- Référence au « convoi de la liberté » qui a occupé pendant trois semaines le centre-ville d’Ottawa à la fin de janvier 2022. ↑
- La loi 10 a modifié l’organisation de la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales et la création de centres intégrés de santé et de services sociaux. ↑
- La loi 30 a ordonné la fusion des unités d’accréditation dans tous les établissements de santé tout en limitant à quatre le nombre d’accréditations dans chaque établissement. Elle a imposé également la négociation locale obligatoire sur 26 matières sans droit de grève. ↑

Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance
Les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation sont regroupés pour fins d’études et d’intervention dans la catégorie NEEF[1]. Au Québec, 200 800 jeunes de 17 à 34 ans étaient en situation NEEF en 2019, soit 10,9 % des jeunes de cette tranche d’âge[2]. Ces derniers sont la cible d’actions publiques spécifiques de la part du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), en particulier depuis 2016. Quant à lui, le Secrétariat à la Jeunesse du Québec a inscrit cette catégorie comme un axe d’intervention prioritaire et vise leur « réinsertion » au sein du système éducatif et du marché de l’emploi. Ces jeunes présentent des profils très hétérogènes, mais les facteurs qui augmentent la probabilité de vivre une situation NEEF de longue durée sont semblables à ceux retrouvés dans l’analyse des inégalités intragénérationnelles dont rendent compte les travaux sociologiques : le niveau de diplôme, la situation socio-économique des parents, le lieu de vie – le taux de NEEF est plus marqué en milieu dit « rural » – et la variable migratoire.
Si le déploiement de politiques publiques destinées à une frange de la jeunesse en difficulté sociale semble a priori aller dans le bon sens, le contexte québécois, où la focale institutionnelle est centrée sur la « pénurie de main-d’œuvre », réfère en même temps à un ensemble d’arguments symboliques qui entretient une lecture de la situation NEEF à partir de la « passivité » et la responsabilité individuelle. À rebours d’une lecture individualisante et pathologisante de cette situation, ce texte, s’appuyant sur quelques éléments d’une enquête portant sur les jeunes NEEF québécois[3] propose de comprendre en quoi les représentations sociales et institutionnelles à l’égard de ces jeunes et l’organisation des politiques publiques alimentent leur sentiment de mal-être et de « non-conformité ». Finalement, l’article fait place à des formes de résistance de la part de jeunes en situation NEEF qui mettent à distance les injonctions sociales à « se changer » et à se « réintégrer » à n’importe quel prix.
La construction sociale d’une non-conformité
Les jeunes en situation NEEF rencontrés lors de notre enquête se trouvent pour la plupart au carrefour d’une multitude de problématiques : conditions de vie précaires, problématique de santé mentale, instabilité familiale, difficultés d’accessibilité à des logements décents. Des liens complexes prennent ainsi forme entre problématique de santé mentale, insécurité financière et pression sociale, chacun des facteurs pouvant alimenter l’un ou l’autre à un moment donné. Pour certains, une problématique de santé mentale peut constituer un des facteurs les ayant amenés à quitter le système éducatif et le marché de l’emploi. D’autres estiment plutôt que c’est en se retrouvant en dehors de l’emploi et de l’éducation que leur santé mentale s’est dégradée; les deux cas de figure ne s’excluent pas. En 2020, l’INRS a publié un portrait statistique[4] sur les jeunes en situation NEEF au Québec qui montre que ces jeunes sont deux fois plus susceptibles de considérer leur santé mentale comme mauvaise ou passable. Ils sont également plus nombreux à déclarer souffrir d’anxiété et à avoir consulté une ou un professionnel l’année précédant l’enquête.
Les difficultés vécues par ces jeunes ne s’inscrivent cependant pas uniquement sur le plan des conditions « objectives » de vie, mais s’incarnent également dans une épreuve sociale d’étiquetage et d’injonction permanente à la « réintégration », sans égard aux conditions dans lesquelles celle-ci devrait se réaliser. Dans un article intitulé « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », le vice-président du Congrès du travail du Canada déclarait en 2019 à propos de ces jeunes :
Est-ce qu’ils sont dans le sous-sol chez leurs parents ? Le gouvernement fédéral doit absolument s’occuper des jeunes qui sont là à ne rien faire, parce que c’est une bombe à retardement qui va nous exploser en plein visage. À 40 ans, ils vont être des dropouts de la société[5].
Se trouver en-dehors des espaces consacrés de l’école et du travail, ces repères qui structurent le quotidien de la « vie active » des jeunes, alimente ainsi parfois une certaine curiosité, le plus souvent une suspicion et un mépris social, à l’image de l’extrait ci-dessus. Comme l’affirme la sociologue Yolande Benarrosh, « cette place du travail et cette fonction apparaissent d’autant plus centrales […] qu’aucun autre mode de reconnaissance sociale ne semble pouvoir remplacer valablement le fait d’occuper un emploi. C’est donc d’abord une norme qui est pointée à travers la question du travail aujourd’hui[6] ». Les enjeux sociaux et politiques de la question des NEEF et les impacts sur la santé mentale ne peuvent en effet être étudiés de manière détachée des orientations institutionnelles qui jugent ces jeunes comme non conformes à cette norme sociale.
Si ces représentations peuvent s’inscrire dans le cadre plus large de sociétés qui font du travail un ethos de vie, les jeunes Québécois et Québécoises en situation NEEF évoluent dans un contexte où la « pénurie de main-d’œuvre » constitue un sujet récurrent. Être ni aux études, ni en emploi, ni en formation dans une province au sein de laquelle l’accent est mis sur les nombreuses opportunités d’emploi à pourvoir accentue le caractère inhabituel de ce statut et le côté responsabilisant de se « prendre en main » : puisqu’une pléthore d’emplois serait disponible, comment justifier le maintien hors de l’emploi ? Un ensemble d’injonctions peuvent ainsi être déployées en direction de ces jeunes afin de les presser à réintégrer l’ordre productif.
Une pression permanente à la « réintégration »
Les jeunes rencontrés confient ressentir une pression multisituée (famille, organismes de réinsertion, cercle social, « gouvernement ») à se réintégrer au marché de l’emploi – bien plus qu’au système éducatif par ailleurs – qui s’agence avec une forte injonction à « faire quelque chose ». Beaucoup de participantes et participants à l’enquête dénoncent dans ce cadre l’abstraction faite des conditions dans lesquelles ce retour devrait se réaliser; ils se sentent incités à tout accepter, peu importe le niveau de rémunération, le type d’emploi ou de programme de formation, leurs propres aspirations ou l’état de leur santé mentale. Du fait des logiques de conditionnalité des mesures d’aide sociale et l’attachement collectif à la contrepartie, donner des signes « d’activité » afin de se conformer à ce qui est construit comme le bon pauvre « méritant » ou « vertueux » que la littérature sociologique a bien documenté[7] prend ainsi le pas sur toute autre considération. Or, pour beaucoup de ces jeunes sortis précocement du système scolaire, le champ des possibles est réduit à des emplois « atypiques[8] », qui, par ailleurs, peuvent être considérés pour eux davantage comme la norme. Cela entretient le sentiment qu’il est inéluctable de retrouver des conditions d’emploi traumatisantes comme lors des expériences de travail précédentes, et qui participent au sentiment de mal-être. Or, alors que la pénurie de main-d’œuvre est un sujet récurrent au Québec, en particulier depuis la pandémie de COVID-19, nous assistons pourtant moins à un manque de travailleurs et travailleuses disponibles qu’à un manque d’emplois comportant des conditions décentes. Un récent rapport de Statistique Canada[9] a par ailleurs démontré que ce sont les emplois les plus faiblement rémunérés et ne nécessitant généralement pas de diplôme universitaire qui sont le plus touchés, ce qui rappelle l’importance de prendre en compte la qualité des conditions d’emploi disponibles quand on parle de pénuries : « La question de savoir dans quelle mesure ces emplois vacants peuvent être attribués à des pénuries de main-d’œuvre dans des professions spécifiques peu qualifiées, plutôt qu’à des offres de salaire et d’avantages sociaux relativement bas, ou à d’autres facteurs reste ouverte[10] ».
De plus, comme la société québécoise valorise particulièrement l’entrée précoce sur le marché du travail et l’autofinancement des études[11], ces jeunes se sentent sans cesse comparés à d’autres individus de leur âge qui travaillent ou qui ont travaillé en même temps que leurs études. Un participant à notre enquête évoque par exemple une « bataille contre soi-même et les autres ». Devant cette pression sociale et le manque de solidarité, on assiste à un repli sur soi chez certains jeunes. Des intervenantes et intervenants interrogés dans le cadre de l’enquête affirment ainsi avoir observé au fil de leur carrière une évolution des profils des jeunes qu’ils accompagnent :
J’ai vraiment vu un changement de profil des jeunes au fur à mesure des années. Au départ c’était plutôt les intimidateurs, avec des casiers judiciaires, etc. Maintenant, ce sont beaucoup les intimidés, avec une faible estime d’eux-mêmes, de l’anxiété, de dire Rosalie, intervenante sociale.
L’anxiété, c’est ce qui revient le plus souvent. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de place pour eux, relate Vincent, intervenant social.
Dans ce cadre, certains jeunes ont tendance à se juger responsables de leur condition et de leurs difficultés, tandis que d’autres se sentent mis à l’écart de la société et intériorisent les représentations sociales à leur encontre :
À un moment donné, tu te demandes si tu es normal, ça te vient en tête, même si tu en connais d’autres. C’est sûr que je me suis senti différent une couple de fois, il y a aussi du monde qui me le fait sentir, témoigne Nick, 22 ans.
Partagé par une majorité des jeunes rencontrés, ce sentiment d’anormalité, qu’on « leur fait sentir » pour reprendre les propos de Nick, s’inscrit dans ce lien entre choix politiques, représentations sociales et impact sur l’estime de soi. Les impératifs de productivité et de contrepartie au cœur d’un système de valeurs collectivement partagées rendent tout l’environnement social de ces jeunes légitimé à presser ceux-ci à se réintégrer, tout en disqualifiant toute contestation de leur part.
Lorsque ces jeunes souhaitent aller chercher de l’aide, il n’est pas toujours évident de justifier et de faire reconnaitre les problématiques de santé mentale, et la plupart ne dispose pas d’un médecin de famille. Comme les délais pour pouvoir consulter une ou un professionnel dans le secteur public peuvent atteindre plus d’une année et que le secteur privé leur est financièrement inaccessible, ces jeunes vivent un manque des ressources objectives et subjectives. De plus, ils critiquent souvent les services de prise en charge en raison de la dimension « pathologisante » du traitement proposé : prise de médicaments, se changer soi, ses représentations ou son mode de vie. Le témoignage de Daniel, 27 ans, est révélateur : « Tsé mon psychiatre, c’est pas compliqué, ce qu’il fait, c’est qu’il me donne des médicaments et si je vais mieux, son but c’est de me réinsérer dans des groupes sociaux et de me relancer sur le marché du travail ». On peut établir un parallèle entre la manière de concevoir la situation des NEEF et les problématiques de santé mentale : en effet, dans une large mesure, ces enjeux sont appréhendés selon une perspective individualisante. Il faudrait que l’individu trouve les ressources pour s’extraire de cette situation et cibler un « problème », sans une prise en compte critique des racines politiques et sociales des difficultés et du mal-être.
Être en situation NEEF et bénéficiaire de l’aide sociale : une double sanction
Nombre de jeunes NEEF sont bénéficiaires de programmes d’aide sociale. Or, la condition sociale est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination au Québec[12] » : près de 50 % des Québécois interrogés expriment des perceptions négatives vis-à-vis des personnes percevant de l’aide sociale[13]. Les jeunes étant à la fois en situation NEEF et bénéficiaires de l’aide sociale font ainsi l’objet d’une double peine. À la précarité financière et aux injonctions sociales et institutionnelles à la réinsertion s’ajoute le processus d’étiquetage de « l’assisté » et du « BS[14] ». Ces derniers confient se sentir stigmatisés, méprisés et perçus comme une charge pour la société. « Bon à rien », « sous-humain », les termes employés par les jeunes rencontrés pour décrire la manière dont ils estiment être perçus montrent tout le poids de la violence sociale à leur égard. En plus de l’accusation d’« assisté » et de l’étiquette de « profiteur », ces jeunes ont le sentiment d’être la cible de nombreux clichés dont il est difficile de se défaire, des stéréotypes que certains considèrent être relayés par les médias ainsi que par une frange de la société qui n’a jamais connu ces problématiques et qui ignore leurs conditions d’existence.
Ce phénomène ne peut être analysé sans prendre en compte la focale institutionnelle, et parfois médiatique, qui insiste sur le poids de la dépense publique et sur la fraude à l’aide sociale, ce qui attise une méfiance vis-à-vis des bénéficiaires. Mettre de l’avant la fraude à l’aide sociale qui, rappelons-le, reste extrêmement marginale,[15] ravive en effet la dénonciation de comportements « d’assistés », en particulier dans ce qui est présenté comme un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Dans ce climat social de suspicion et de prégnance des préjugés à leur encontre, beaucoup de participantes et participants cachent le fait qu’ils perçoivent de l’aide sociale : « N’importe qui va être jugé parce qu’il est sur l’aide sociale : oh ! t’es pas capable de faire quoi que ce soit dans la vie, etc. C’est vraiment pas un sujet à apporter disons ». Cédric, 28 ans.
Le malaise qu’entretiennent certains de ces jeunes vis-à-vis de leur situation, et in fine vis-à-vis d’eux-mêmes, n’est donc pas sans danger et ne peut se réduire à la dimension individuelle. Cela doit être au contraire analysé à travers le prisme des configurations et orientations politiques sous peine de ne retenir qu’une perspective pathologisante du mal-être. Ne pas se percevoir comme socialement intégré peut amener à ressentir une « illégitimité citoyenne[16] » : le sentiment que la société ne leur accorde aucune place et peu de reconnaissance, ajouté à la précarité de leurs conditions de vie, alimente la frustration et le repli sur soi pour les jeunes les plus vulnérables.
Faire face aux injonctions sociales
La recherche a cependant montré que des jeunes en situation NEEF s’inscrivent dans des formes de résistance. Même si cette posture peut dépendre de ressources objectives et subjectives inégalement réparties, certains de ces jeunes n’intériorisent pas les représentations sociales stigmatisantes à leur égard et présentent leur situation NEEF comme une forme de politisation.
Certains jeunes maintiennent en effet « volontairement » leur situation NEEF. Une partie d’entre eux n’envisage à moyen terme aucun retour dans le système éducatif ou le marché de l’emploi, tandis qu’une autre partie s’inscrit volontairement dans des trajectoires discontinues de périodes d’emploi et de chômage. Si les pratiques de ces jeunes ne sont pas uniformes, leur point commun est de s’inscrire dans une résistance aux injonctions de retour au travail quoi qu’il en coûte et malgré le lien socialement construit entre utilité sociale et participation à l’ordre productif, ainsi qu’entre emploi et identité. Adopter une perspective critique et mettre à distance ces injonctions sociales représente une posture délicate, en particulier lorsque l’on est jeune et que l’on dispose de peu de ressources. S’extraire de manière volontaire du marché du travail revient en effet à renoncer à certains avantages, droits et protections sociales. Loin de toute « romantisation », le « choix » de se maintenir en-dehors du marché de l’emploi doit être analysé comme une conséquence des conditions de travail perçues comme indignes et une réappropriation du temps pour soi :
Je vois qu’il y a beaucoup d’inégalités et d’injustices dans le marché du travail et c’est plate à dire, mais c’est peut-être une façon de faire contrepoids et de s’opposer, maintenir une forme d’opposition. Je ne travaille pas mais en même temps les gens se font tellement maltraiter, fait qu’aller sur le marché de l’emploi pour avoir une job de 3 semaines, ben fuck it. C’est triste mais c’est un peu ça. Je vois des gens comme ça, je me sens mal pour eux, mais en même temps ce que j’ai en ce moment me va très bien, et je n’ai pas envie de renoncer à ça pour avoir une vie encore plus pénible. Je trouve que les gens travaillent trop pour ce qu’ils ont ». Daniel, 27 ans
Au début ce n’était pas facile, pis quand j’ai commencé à accepter que oui j’ai pas d’emploi, mais ça ne définit pas ce que je suis, ben là ça a été plus facile de me réintégrer, voir mes amis, juste être sociable là. Je fais des choses pas chères mais je les fais pareil ». Kim, 24 ans.
Tout en insistant sur le caractère précaire et instable de leur situation, ces jeunes ne considèrent pas celle-ci comme un « problème », et jugent que renouer avec des emplois précaires ne ferait qu’aggraver leur problématique de santé mentale. Beaucoup de ces jeunes ont bien tenté de s’accrocher et de se conformer aux attentes sociales et institutionnelles en expérimentant différents emplois. Cependant, entre des conditions de travail jugées « absurdes », un « dégoût » du marché du travail et de réguliers témoignages « d’humiliations au travail » – et pour beaucoup à l’école – pour citer trois des participantes et participants à la recherche, le lien traditionnellement construit entre emploi, dignité et intégration sociale est remis en cause.
Indignés des conditions qui leur sont offertes, soutenus par des actions publiques minimales qui ne permettent même pas d’atteindre le seuil de pauvreté et, dans une large mesure, présentés comme désengagés ou paresseux, leur choix contraint d’une précarité assumée témoigne d’une forme de politisation, silencieuse et individuelle. De la même manière, leur vision critique vis-à-vis des conditions dans lesquelles on les presse de se réintégrer est à analyser au regard du décalage entre leurs besoins et les (non-)réponses apportées par les institutions. Les participantes et participants jugent dans une large mesure les pouvoirs incapables non seulement d’apporter des solutions adéquates pour les aider, mais en outre coupables de légitimer les représentations négatives dont ils font l’objet, l’un des jeunes rencontrés parlant d’un « fossé entretenu entre les travailleurs et ceux qui ne le sont pas ».
En conclusion
Lorsqu’on ne mesure l’utilité sociale qu’à travers une vision productiviste de l’existence, on n’envisage la situation des NEEF que dans la perspective de la responsabilité individuelle. Il en résulte pour une partie non négligeable de ces jeunes une intériorisation des représentations sociales stigmatisantes à leur endroit. Le mépris et le mal-être que peuvent ressentir ces derniers illustrent la part de responsabilité collective et politique dans le maintien de cette violence sociale et dans la délégitimation de tout mode de vie qui ne correspond pas au programme capitaliste et à l’adhésion collective au modèle de la « contrepartie », qui peut être résumé par le slogan « rien sans rien ». Ces orientations créent les conditions sociales et économiques qui engendrent la pauvreté et sanctionnent dans le même temps les individus qui ne parviennent pas à les surmonter et à se conformer à ce qui serait la bonne manière de vivre sa vie, occuper un emploi, être « productif ». On presse particulièrement ces jeunes de « se mettre en mouvement » alors qu’ils sont dans une certaine mesure les moins à même de se conformer compte tenu de l’instabilité de leurs conditions de vie.
L’enjeu principal n’est pas de se concentrer sur ce que l’on présente comme leurs « manques », mais plutôt de remettre en question la manière dont est reléguée une frange de la population privée de reconnaissance et dont le mal-être et les difficultés sont appréhendés à travers la responsabilité individuelle de s’en sortir. Ce sont donc nos propres normes sociales qu’il va falloir interroger avant de presser ces jeunes à « se changer ». Ces derniers, y compris celles et ceux assumant leur situation NEEF, sont demandeurs de politiques publiques davantage adaptées à leurs besoins, moins stigmatisantes, et dont les modalités d’accès sont moins complexes.
Par Quentin Guatieri, docteur en sociologie à l’Université de Montréal.
NOTES
- NEET : Not in Education, Employment or Training en anglais. ↑
- Maria-Eugenia Longo, Nicole Gallant, Aline Lechaume, Charles Fleury, Nathalie Vachon, Achille Kwamegni Kepnou et Marjolaine Noël, Portrait statistique des jeunes de 17 à 34 ans ni en emploi, ni aux études, ni en formation (NEEF) au Québec. Dix stéréotypes à déconstruire, Québec, Institut national de la recherche scientifique (INRS), 2020. ↑
- Quentin Guatieri, Inverser le regard sur la catégorie NEET : rapport à la normativité du travail, à la méritocratie, et à la réussite des jeunes ni aux études ni en emploi au Québec, thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2023, <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/27853>. ↑
- Maria-Eugenia Longo et al., op.cit. ↑
- Isabelle Dubé, « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », La Presse, 22 juillet 2019. ↑
- Yolande Benarrosh, « Le travail : norme et signification », Revue du MAUSS, vol. 18, n° 2, 2011, p. 126-144. ↑
- Axelle Brodiez-Dolino, « La pauvreté comme stigmate social. Constructions et déconstructions », Métropolitiques, 7 janvier 2019. ↑
- C’est-à-dire des emplois aux horaires irréguliers, fragmentés, rémunérés le plus souvent au salaire minimum et dont les tâches sont particulièrement répétitives. Voir par exemple Yannick Noiseux, « Le travail atypique au Québec. Les jeunes au cœur de la dynamique de précarisation par la centrifugation de l’emploi », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 7, n° 1, 2012, p. 28–54. ↑
- La Presse canadienne, « Un rapport de Statistique Canada nuance l’ampleur de la pénurie de main-d’œuvre », Radio-Canada, 27 mai 2023. ↑
- Ibid. ↑
- Stéphane Moulin, « L’émergence de l’âge adulte : de l’impact des référentiels institutionnels en France et au Québec », SociologieS, 2012, <http://journals.openedition.org/sociologies/3841>. ↑
- Pierre Noreau, Emmanuelle Bernheim, Pierre-Alain Cotnoir, Pascale Dufour, Jean-Herman Guay, Shauna Van Praagh, Droits de la personne et diversité. Rapport de recherche remis à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, décembre 2015. ↑
- Ibid., p. 70. ↑
- NDLR. « Assisté » réfère à « assisté social » et « BS à « être sur le bien-être social », deux anciennes formules pour désigner les personnes bénéficiant de programmes d’aide sociale. ↑
- Isabelle Porter, « À peine 3 % de “fraudes à” l’aide sociale », Le Devoir, 8 septembre 2014. ↑
- Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007. ↑

La nouvelle planification nationale, une analyse beaudetienne
Introduction
On vit au moment du « grand retour de la planification » nationale[2]. Dans les années 1980, 1990 et 2000, la pratique de la planification du développement national avait presque disparu et les intellectuel·le·s avaient abandonné l’étude empirique et conceptuelle de ce phénomène qui avait occupé tant d’espace dans les études du développement économique entre les années 1920 et 1970. Mais depuis une décennie à peu près, les gouvernements du Nord comme ceux du Sud, de l’Est et l’Ouest ont recommencé à planifier leur développement[3]. Plus de 150 pays où habitent les trois quarts de l’humanité ont publié un plan de développement national entre 2012 et 2021.
Qu’aurait pensé Pierre Beaudet de tout ce « grand retour de la planification » et comment aurait-il analysé ce retour à la planification nationale ? Voilà les questions auxquelles je tenterai de répondre. L’apport de cet article est une esquisse d’une analyse « beaudetienne » de la planification nationale – c’est-à-dire inspirée par les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet, dans la mesure où une telle chose est possible en son absence. Pierre et moi en avions échangé à quelques occasions, mais une collaboration formelle est restée inachevée au moment de son décès.
La pertinence de la pensée de Pierre Beaudet
Pierre était un fervent opposant de ce qu’il appelait le « néolibéralisme », cette nouvelle forme de capitalisme mondialisé qui a vu le jour dans les années 1980 et dont la préférence idéologique était la transformation d’à peu près tout en marchandises par le biais du mécanisme du « marché libre ». L’analyse qu’a faite Pierre de cet enjeu était ancrée dans la tradition marxienne, la mienne plutôt dans la tradition de Karl Polanyi[4], mais nous croyions tous les deux au dialogue entre diverses traditions intellectuelles.
Comme l’ont signalé plusieurs personnes qui ont pris la parole lors de la cérémonie d’hommages en avril 2022, Pierre était marxiste, mais il a toujours renoncé aux deux péchés mortels du marxisme : le sectarisme et le dogmatisme. Pour Pierre, Marx – et bien sûr pas seulement Marx – était une source d’inspiration, pas la vérité absolue. La dialectique hégélienne était un point focal de la pensée de Pierre Beaudet, mais contrairement à certains de ses camarades, il savait que le processus dialectique se déroule rarement de façon simple et prévisible. Les facteurs contingents comptent pour beaucoup; le changement social à long terme dépend des facteurs locaux, nationaux et internationaux. La pensée de Pierre Beaudet a toujours été fondée sur une bonne compréhension des réalités sur le terrain, et notamment la nécessité de bien comprendre le contexte local dans toute sa spécificité.
De plus, Pierre reconnaissait les tensions importantes dans la tradition marxienne sur certaines questions clés, notamment sur la question nationale. Internationaliste de conviction, Pierre était également fier d’être québécois. Un de ses ouvrages importants porte sur le « détour irlandais » et le socialisme, c’est-à-dire la relation entre les luttes pour la libération nationale et la libération des classes ouvrières[5]. Et tandis que certains marxistes plus conventionnels adhéraient au déterminisme économique, Pierre avait bien lu Gramsci[6], le grand théoricien marxiste qui insistait sur l’importance des facteurs sociaux, politiques et idéologiques. Pierre passait ainsi son temps à étudier la société civile et les mouvements sociaux, et à militer dans ces milieux.
Pour toutes ces raisons, Pierre jetait un œil sceptique au modèle soviétique et à ses variantes. Militant infatigable dans la lutte contre les divers régimes minoritaires blancs en Afrique australe pendant les années 1970, 1980 et 1990, Pierre n’a tout de même pas caché son dégout vis-à-vis des abus commis par le régime « marxiste-léniniste » angolais contre la société civile dans ce pays[7], par exemple. Pour lui, le socialisme devait impérativement être démocratique, pluraliste, et participatif. Tout en s’opposant à la « logique du marché » néolibérale, Pierre critiquait la dérive bureaucratique qui avait accompagné la planification centrale d’inspiration soviétique, que cette planification se pratique en URSS ou ailleurs.
Alors, dénonçant la « logique du marché » tout comme de la dérive bureaucratique de la planification soviétique, qu’aurait pensé Pierre Beaudet du grand retour de la planification nationale ?
Le grand retour de la planification : trois thèmes beaudetiens
Trois aspects de la nouvelle planification nationale au XXIe siècle auraient intrigué Pierre. Le premier, c’est que ce retour à la planification nationale est un phénomène essentiellement subalterne et national, une mouvance venant d’en bas. Le deuxième est le fait que bon nombre de ces plans ont été élaborés non pas sur la base de la logique traditionnelle soviétique (étatiste, élitiste, bureaucratique, centralisée, rationnelle), mais sur la base d’une logique « communicationnelle » ou « collaboratrice », inspiré en partie par Habermas[8]. Troisièmement, le retour de la planification nationale est un phénomène dialectique, le fruit des défaillances créées par plus de trois décennies de « néolibéralisme ».
Le grand retour de la planification nationale : un phénomène subalterne et national
Premièrement, le « grand retour de la planification » nationale[9] ne trouve pas ses origines dans les grandes initiatives internationales promues par les bailleurs, les institutions financières internationales ou l’ONU. Les gouvernements du Sud, comme l’Égypte, le Mexique, la Mongolie, la Turquie, et certains du Nord, comme l’Allemagne, la Bulgarie, la Suède, ont tout simplement recommencé à planifier leur avenir, sans y avoir été poussés par les grandes puissances occidentales et internationales. Au moment où Chimhowu et ses collègues ont détecté une résurgence de la planification nationale[10], on n’en a guère trouvé de mention sur les sites Web de l’ONU, de la Banque mondiale, de l’OCDE[11], ni du Fonds monétaire international[12] !
Le fait que certains des grands « succès » du développement – notamment la Chine, sans oublier l’Inde, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam – n’ont jamais totalement abandonné la planification nationale a sans doute inspiré certains pays à reprendre cette pratique.
Récemment, dans nos travaux, nous avons mené une analyse de contenu de plus de 175 plans de tous les continents ; cette analyse[13] montre la dimension subalterne et nationale de la planification nationale actuelle dans les thèmes qu’ils évoquent. Ceux-ci ne reflètent pas forcément le consensus international des Objectifs de développement durable onusiens[14] ; bon nombre de ces plans promeuvent un programme ancré dans un nationalisme économique et financier. La construction d’une économie nationale axée sur les besoins citoyens, et non pas forcément sur ceux du marché international, est un thème important. Un autre est la construction d’une économie suffisamment résiliente pour résister aux aléas de l’économie mondialisée capitaliste. On détecte de tels thèmes non pas seulement dans les plans produits par les gouvernements « socialistes » comme Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, le Venezuela, le Vietnam, mais également dans les plans produits par bon nombre d’autres pays comme le Brésil, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, la Turquie[15].
Même les pays du Sud qui ont commencé leur retour à la planification nationale par un « document de stratégie pour la réduction de la pauvreté » (DSRP) – dispositif déployé par la Banque mondiale à l’intérieur de son Initiative d’allégement de la dette – ont continué leur planification nationale, habituellement présentée sous forme d’un plan de développement national multisectoriel de moyen terme, sans être contraints de le faire par la Banque mondiale[16]. Depuis 2016, seulement deux pays, le Soudan et le Zimbabwe, ont publié un DSRP.
Le courant communicationnel et la planification au XXIe siècle
Le deuxième aspect concerne le changement fondamental dans la logique même de la planification. Alors que la planification à l’échelle nationale était en train de disparaitre dans les années 1980 et 1990, la théorie de la planification était en mouvance, notamment dans les milieux féministes[17] et urbanistes[18]. Leur ennemi commun était le modèle de planification « rationnelle » et linéaire. Le Gosplan soviétique tout comme les urbanistes américains de l’époque planifiaient tous de la même façon : l’élite définissait ses axes prioritaires et les cibles à atteindre et on répartissait les ressources en fonction de ses priorités ; on gérait tout pour atteindre les cibles. Selon cette logique, les problèmes de tout genre – en économie, dans la société et l’aménagement du territoire – peuvent se résoudre si on déploie cette logique linéaire d’intrants et d’extrants.
Le courant postmoderniste critiquait férocement cette logique et ce modèle de société, mais il n’est pas arrivé à proposer de véritables solutions en dehors d’une anomie et d’un libertarisme individualiste quasi absolu[19]. Les féministes et les urbanistes y ont répondu avec ce que Hamel appelle « le courant communicationnel[20] ». Ces acteurs réflexifs (praticiens et praticiennes, intellectuel·le·s et universitaires militants) ont adopté « une perspective qui situait au premier plan la question de la relation entre » les décideurs politiques et les citoyens[21]. La participation populaire, le dialogue, le questionnement de l’autorité et la recherche de l’amélioration continue, plutôt qu’un objectif prédéfini, en sont les leitmotivs. La source d’inspiration intellectuelle la plus proche est bien sûr Habermas, mais Gramsci n’est pas loin. La révolution est un long voyage qui passe par la société civile, pas un moment temporel précis.
Parmi les 262 plans de développement national publiés entre 2012 et 2021, 41 n’ont pas explicité la manière dont le plan a été élaboré. Mais les autres l’ont fait, et les résultats – obtenus à la suite d’une analyse du contenu conventionnelle[22] – sont intéressants. Presque un quart des autres 221 plans (N=52) ont été élaborés selon un processus purement étatique « rationnel » ; selon les auteurs de ces plans, aucune participation citoyenne n’a été sollicitée. Dans 45 % des cas (N=99), le gouvernement a consulté le public ou d’autres « parties prenantes » pendant le processus de planification ; de telles consultations ont généralement eu lieu à la suite de l’élaboration d’une ébauche du plan par le gouvernement. Et dans plus de 30 % des cas (N=70), les citoyens et citoyennes et d’autres parties prenantes (par exemple, le monde d’affaires, les universitaires, les organisations de la société civile, parfois les groupes religieux) ont participé de façon significative au processus de planification. Cette participation implique une consultation avant que les axes prioritaires ne soient définis, c’est-à-dire un véritable dialogue entre leaders et citoyens concernant les objectifs à poursuivre ; on y trouve une série de consultations et de rétroactions – un processus dialogique – et des rencontres en présence et en ligne, souvent avec des milliers de participants et participantes.
Bien sûr, certains régimes exagèrent le niveau de participation citoyenne et la contribution que de telles rencontres ont sur le contenu final du plan : par exemple, Oman a-t-il vraiment consulté sa population de façon si transparente et démocratique ? Mais même si ces processus sont imparfaits à certains égards – et ils le sont – ces processus ne sont pas sans importance. Au minimum, ils fournissent une légitimité aux forces populaires en dehors des sphères sous contrôle strict de l’État. Et ils transforment la planification en exercice potentiellement démocratique.
La dialectique… et la fin de l’époque néolibérale ?
Pourquoi des gouvernements ont-ils recommencé la planification nationale ? La raison principale se situe dans les défaillances du fameux « consensus de Washington[23] ». Celui-ci propose trois facteurs clés pour un développement sain : la stabilité macroéconomique, l’efficience microéconomique et la « bonne gouvernance ». Exclues de ce consensus – même dans sa forme élargie – sont toutes les questions qui ont intrigué Pierre Beaudet : la question nationale, les classes sociales, la participation citoyenne, les questions d’égalité et d’équité, le rôle de la société civile, de même que les enjeux d’environnement et de genre, et de cohérence de l’action publique.
Dans un processus dialectique que Pierre a bien exploré, la thèse néolibérale a créé ses antithèses et celles-ci sont maintenant universellement reconnues : inégalités croissantes, crise environnementale, crises financières, remise en question de la légitimité de l’ordre international libéral. « Le triomphalisme occidental des années 1990 et des années 2000 sonne désormais creux[24].» Mais à quoi ressemble la synthèse que ce processus dialectique va inévitablement produire ?
Les grands pays à revenu intermédiaire ne se contentent plus de garder leur place dans un ordre international créé par l’Ouest : « Les pays émergents veulent avoir leur mot à dire dans l’ordre international[25] »; ils ont récemment créé ou revitalisé divers organismes internationaux : l’Organisation de coopération de Shanghai[26], la Nouvelle Banque de développement[27] et la Banque de développement d’Amérique latine[28]. Les pays émergents « passent à l’attaque » tandis que les pays occidentaux dominants jouent « défensivement »[29].
On voit également cette indépendance d’esprit et d’action chez les grands pays en voie de développement dans leur plan de développement national. Certains pays, comme la Bolivie, le Mexique, la Turquie, réclament dans leur plan de développement national la nécessité de transformer les normes, les institutions et les organisations internationales ; créer un cadre normatif et règlementaire mondial plus égalitaire fait maintenant partie de l’ordre du jour du développement national.
Et il n’est plus question d’intégrer l’économie nationale au marché international comme dans les années 1980 ; beaucoup de ces plans prônent l’intégration de l’économie nationale tout court ! Bon nombre de ces plans promeuvent un dirigisme économique qu’on n’a pas vu depuis longtemps : mise sur pied des industries nationales « stratégiques », promotion des entreprises privées et paraétatiques comme « champions nationaux » sur la scène internationale, banques de développement national…
Conclusion
Qu’aurait pensé Pierre de tout cela ? Il l’aurait certainement trouvé intéressant, mais les résultats obtenus jusqu’à maintenant seraient restés pour lui insuffisants, voire décevants. Pierre aurait souligné le fait que le capitalisme mondial est loin d’être vaincu, et peut-être que les nouvelles formes de capitalisme national dans les pays émergents ne seront pas forcément meilleures que les formes de capitalisme actuelles.
Pierre aurait pourtant trouvé certains aspects de la nouvelle planification nationale attrayants, notamment l’affirmation accrue de diverses formes de résistance par les États du Sud face aux diktats des pays dominants. L’implication de la société civile et l’arrivée sur scène du « courant communicationnel[30] » et participatif dans les processus de planification nationale auraient également obtenu son approbation, même s’il s’était méfié des aspects performatifs chez certains régimes. Pour lui, l’élaboration d’un plan de développement national offrirait un nouveau terrain de contestation dans la lutte pour la justice et l’égalité, un terrain qu’il faut exploiter. Mais, dans son esprit gramscien, Pierre aurait également compris que la victoire n’est jamais gagnée une fois pour toutes, que la lutte continuera sous nouvelles formes et sur de nouveaux terrains, et que le résultat ultime n’est jamais garanti.
Les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet restent pertinents pour la prochaine étape de recherche et d’action par rapport à la planification nationale : démocratie et société civile, processus dialectique, ancrage dans le contexte local, relation entre la question nationale et la lutte pour le socialisme. Pierre nous aurait poussés à approfondir nos études de ce phénomène émergent qui est la nouvelle planification nationale, en suivant ces axes, afin de construire un monde meilleur.
Même si on n’est pas arrivé à ce que Pierre aurait appelé le socialisme, on est très loin de l’apogée du néolibéralisme des années 1980 et 1990. Comme Gramsci le savait très bien, la transformation sociétale est une lutte de longue haleine. Merci, Pierre, pour la contribution intellectuelle et politique que tu as apportée à ces grandes batailles.
Par Lauchlan T. Munro,[1] professeur agrégé de l’École de développement international et mondialisation, Université d’Ottawa.
NOTES
- Je remercie sincèrement toutes mes assistantes et tous mes assistants à la recherche pour leur contribution : Ninette AbouJamra, Bhanu Acharya, Vanessa Bejar Gutierrez, Éric Dupuis, Laurence Granger, Fatima Ezzahra Halafi, Maryam Hosseini, Kablan P. Kacou, Leyan Malhis, Laura Martinez, Lilith Murie-Wilde, Endang Purwasari, Rithikesh Sumbhoolaul, Jiadi Wu. ↑
- Jacques Sapir, Le grand retour de la planification ?, Paris, Éditions Godefroy, 2022. ↑
- Chimhowu Admos, David Hulme et Lauchlan T. Munro, « The “new” national development planning and global development goals : processes and partnerships », World Development, vol. 120, 2019, p. 76-89. ↑
- Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard. 2009 (1944). Économiste hétérodoxe et anthropologue hongrois, Polanyi mettait en question la « naturalité » des concepts clés de la science économique libérale, notamment le marché, la concurrence, les marchandises. Pour Polanyi tout comme pour Marx, le capitalisme a des tendances autodestructrices mais les mécanismes sont différents pour les deux auteurs. ↑
- Pierre Beaudet (dir.), Les socialistes et la question nationale. Pourquoi le détour irlandais ?, Paris, L’Harmattan, 2015. ↑
- Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, 2021. ↑
- Pierre Beaudet, « La société civile et la lutte pour la paix en Angola », Review of African Political Economy, vol. 28, n° 90, 2001, p. 643-648. ↑
- Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1. Rationnalité de l’action et rationnalisation de la société, Paris, Fayard. 1987. ↑
- Sapir, op. cit. ↑
- Chimhowu et al., op. cit. ↑
- OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques. ↑
- Lauchlan T. Munro, « The resurgence of national development planning : how did we get back here ? », International Development Planning Review, vol. 42, n° 2, 2020. ↑
- Hsiu-Fang Hsieh et Sarah E. Shannon, « Three approaches to qualitative content analysis », Qualitative Health Research, vol. 15, n° 9, 2005, p. 1277-1288. ↑
- ONU, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015. ↑
- Munro, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Caroline Moser, Gender planning and development : revisiting, deconstructing and reflecting, DPU60 Working Paper Series : Reflections n° 165/60, Université de Londres, 2014. ↑
- Marie-Hélène Bacqué et Mario Gauthier, « Quatre décennies de débats et d’expériences depuis “A ladder of citizen participation”de S. R. Arnstein », Participation, urbanisme et études urbaines, vol. 1, n 1, 2011, p. 36 à 66. ↑
- Pierre Hamel, « La critique postmoderne et le courant communicationnel au sein des théories de la planification : une rencontre difficile », Cahiers de géographie du Québec, vol. 41, n° 114, 1997, p. 311–321. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Hsieh et Shannon, op. cit. ↑
- John Williamson, A Short History of the Washington Consensus, Peterson Institute for International Economics, 2004. ↑
- Lauchlan Munro, Les économies émergentes remodèlent l’ordre international libéral (et ce qu’il faut faire à ce sujet), note de recherche n° 5, Association canadienne d’études du développement international, 2021. ↑
- Ibid. ↑
- http://eng.sectsco.org/ ↑
- https://www.ndb.int/ ↑
- https://www.caf.com/ ↑
- Munro, op. cit. ↑
- Hamel, op. cit. ↑

Mal-être pluriel – Souffrances et résistances face à la psychologisation du social
INTRODUCTION AU DOSSIER – Notre époque voit se multiplier les publications et les gourous qui promettent de nous apprendre en trois « zooms » comment gérer intelligemment nos émotions, prévenir l’épuisement professionnel, etc. Toute une « industrie du bien-être » comme la nomme Zineb Farsi, autrice de Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme[1], s’est en effet développée depuis une quarantaine d’années.
Mais, paradoxalement, nous n’avons peut-être jamais été aussi éloignés de vivre de la façon harmonieuse promise. Les enjeux de santé mentale se diversifient et s’accroissent. On parle à présent d’anxiété de performance chez les jeunes, même de dépression qui éclate chez des enfants à l’école primaire. On parle moins d’autres mal-être, qui n’en sont pas moins présents : par exemple, la façon dont les femmes sont toujours contraintes de contrôler leurs émotions et leur corps ou la pression et les microagressions que subissent les immigrantes et immigrants racisés voulant s’intégrer à une société.
Qu’ont en commun ces différents constats ? Le fil conducteur de ce dossier n’est pas de livrer une analyse « totale » ou « globale » du capitalisme et de ses méfaits. D’autres l’ont fait avant nous, tel Franco Berardi avec son livre Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu[2] qui s’intéresse à l’augmentation des taux de suicide dans certains pays et aux tueries qui se répètent comme symptômes d’une logique systémique à l’œuvre.
Nous voulons plutôt attirer l’attention, comme on tire une sonnette d’alarme, sur la façon dont nous sommes piégés – et même consentants – par un discours idéologique et des représentations sociales qui constituent la marque de fabrique de cette ère néolibérale laquelle réclame un engagement total, et surtout excessif, au travail, aux études; qui nous somment de nous comporter de manière autonome tout en nous surveillant plus que jamais grâce notamment aux algorithmes utilisés par les plateformes numériques et les différents réseaux sociaux; finalement, qui nous amènent à nous dévaloriser, à nous sentir toujours en dessous de l’objectif à atteindre quand bien même nous donnons notre « 110 % ».
Deux phénomènes, faces d’une même médaille, peuvent rendre compte de l’ampleur et de l’emprise de la logique productiviste et marchande qui colonise dorénavant jusqu’à notre intimité[3]. D’une part, nous voyons progresser la médicalisation des comportements sociaux, une façon de dénier les ressorts structurels des nouvelles formes de stress ou d’anxiété produits par les modes de développement de nos sociétés, ou un moyen de dépolitiser ces comportements et de tenter de les vider de leur substance critique incontrôlable.
Loin de nous l’idée qu’il n’y aurait pas de maladies mentales, source d’importantes souffrances, comme le sont la dépression ou la bipolarité. D’ailleurs, paradoxe en réalité guère surprenant, ces maladies ne sont pas plus acceptées aujourd’hui qu’il y a quarante ans, ce qui constitue pour le moins un signe de l’emprise toujours forte des normes et du contrôle des populations.
Mais l’existence de pathologies mentales ne doit cependant pas nous empêcher d’interroger l’apparition de nouveaux troubles classifiés, à la façon dont Ian Hacking, dans son ouvrage Les fous voyageurs[4], a montré la volatilité de certaines maladies mentales qui se développent en même temps qu’elles sont identifiées par les spécialistes, et disparaissent quelques décennies plus tard, nous rappelant que certaines époques de bouleversements ou de chaos, comme l’est la nôtre[5], sont propres à engendrer des comportements atypiques. Durkheim l’avait déjà souligné avec son étude sur le suicide. Aujourd’hui, combien d’enfants se retrouvent diagnostiqués à l’école comme présentant un trouble du déficit de l’attention (TDAH) et doivent prendre des médicaments ?
Depuis quelques années, on voit toutefois apparaitre au sein de différentes disciplines, surtout dans les domaines de la sociologie, du travail social et de la psychologie, des travaux qui remettent en question la gestion politique de la maladie mentale. On assiste aussi à l’émergence d’actions collectives et de mouvements sociaux concernés par la santé mentale, comme le Mouvement Jeunes et santé mentale et le Mouvement Santé mentale Québec, qui dénoncent la médicalisation des problèmes sociaux et qui revendiquent de nouvelles approches d’intervention. Par médicalisation des comportements, nous nous référons à la tendance à ne considérer les problèmes de santé mentale que sous l’angle de l’intervention pharmacologique. Cela conduit à la surmédicalisation de la population qui ne s’attaque pas aux causes des troubles mentaux, mais vise à en contrôler les effets tout en minimisant l’importance des problèmes sociétaux qui génèrent des situations de malaise et de souffrance, et en laissant de côté les stratégies de prévention primaire en santé qui peuvent s’avérer beaucoup plus efficaces à long terme.
D’autre part, la psychologisation du social, évoquée en introduction avec l’essor de « l’industrie du bien-être », s’est largement déployée : de la psychanalyse ou de philosophies existentielles comme l’est originellement le yoga, on ne retient que des boites à outils pour mener « un travail sur soi ». Et nous voilà sommés de savoir gérer notre stress ou notre anxiété sans nous attarder sur les situations sociales, économiques, culturelles avec lesquelles la santé mentale se construit et interagit.
Comme le soulignait Robert Castel[6], qui avait anticipé la dérive des pratiques psychiques dans cette mise en thérapie généralisée des « normaux » au nom de « la maximisation de [leurs] potentialités », l’individu est certes considéré comme un être relationnel, « mais c’est du collectif décollectivisé […], qui se limite à l’interrelationnel ». Exit les normes sociales contraignantes, les relations de travail et la logique gestionnaire, la charge mentale de la toujours présente double journée de travail des femmes, la stigmatisation des migrantes et migrants sans statut, des chômeuses et chômeurs, des assisté·e·s sociaux, etc.; il n’y a plus que des enjeux individuels et c’est sur l’individu que repose la charge d’atteindre les objectifs en adoptant les bons comportements. La psychologie est ainsi mise au service de la « normalisation » des êtres humains dénonce Eugène Enriquez : « C’est la grande perversion de la psychologisation : non seulement c’est l’individu – et jamais le collectif de travail – qui est jugé sur son travail, et en même temps, il est jugé sur sa personnalité[7] ».
En quoi consentons-nous à ces processus ? Bowles et Gintis, deux économistes férus de démocratie, ont bien mis en évidence la grande force du libéralisme par rapport au marxisme, soit le fait de reconnaitre une place à l’agir individuel[8]. Notre modernité est associée au processus d’individualisation. Quoi de plus séduisant aujourd’hui – et subliminal aux images et égoportraits circulant sur les réseaux sociaux – que ce discours qui promet la réussite et l’admiration des pair·e·s à tous ceux et celles qui osent prendre des risques en devenant « entrepreneur de soi » ?
Cependant, agir individuel et agir collectif sont inextricablement imbriqués. Nous sommes mieux outillés à présent, sociologiquement parlant, pour comprendre comment le collectif sous différentes formes (protection sociale, droit du travail, mouvements sociaux féministes, antiracistes ou, pour les classes sociales nanties, héritage, capital économique et symbolique, réseaux sociaux construits par la fréquentation de prestigieuses écoles, etc.) ouvre ou ferme des possibilités de choix pour les individus et atténue ou amplifie les inégalités multiples qui structurent nos sociétés.
Mais dans la vision libérale, les analyses en termes de rapports sociaux de classe, de sexe, de race, d’âge… n’ont pas leur place. Comme l’indiquent Bowles et Gintis, le libéralisme n’accorde, à la différence de Marx, aucune place à l’agir collectif. Incapable de saisir ce qui fait système et dépasse l’addition de volontés individuelles, le libéralisme ne peut que rabattre sur l’individu – et ce, au prix d’une souffrance sociale croissante – tous les problèmes sociaux et économiques qui constituent autant de dissonances cognitives pour cette idéologie. Autrement dit, la vision libérale de l’agir individuel ne peut fonctionner qu’à condition de considérer ceux et celles qui échouent comme des personnes immatures, en échec, des « mineurs » qui doivent parfaire leur apprentissage[9], et qui n’ont donc pas les mêmes mérites (individuels par définition) parce qu’ils n’arrivent pas à « gérer intelligemment leurs émotions », c’est-à-dire à se conduire de façon stratégique, et performer : ainsi des femmes qui n’arrivent pas à briser les plafonds de verre, des migrants qui choisissent mal leurs orientations et réseaux, des jeunes qui ne résistent pas à la pression des études et à l’insécurité des emplois précaires, des personnes issues de la « diversité[10] » qui se complairaient dans une culture de la pauvreté et de la délinquance[11], etc.
La pandémie de COVID-19 nous a toutefois refait la démonstration à la grandeur de la planète qu’il existe des inégalités multiples et systémiques, et que nous n’étions pas égaux face à la charge mentale que la pandémie et le confinement faisaient peser sur nous. Avoir ou pas la possibilité de s’isoler et de percevoir des revenus, ou de télétravailler et diriger une équipe depuis son chalet, ou être privé de tout parce qu’on effectue un travail informel ou précaire, n’a bien évidemment pas les mêmes conséquences.
Autrement dit, celles et ceux qui se sont remis le plus vite du confinement n’étaient pas nécessairement les plus forts mentalement, mais plutôt celles et ceux qui avaient conservé, grâce à leur position sociale et professionnelle, une marge de manœuvre individuelle, permettant même à certains d’entre eux de transformer ce moment en une façon d’expérimenter un autre rapport au monde. Parallèlement, des personnes âgées aux faibles revenus ou particulièrement isolées ont fini par se sentir abandonnées ou ont perdu définitivement leur mobilité, des femmes dépendantes d’un conjoint violent n’ont pu faire appel aux ressources communautaires et certains corps de métier, comme les préposées aux bénéficiaires, où se concentrent les personnes racisées ou migrantes, ont traversé des expériences traumatisantes : livrées parfois à elles-mêmes dans des résidences privées pour ainé·e·s où le personnel médical manquait, elles ont assisté, sans moyen d’y faire face, à la souffrance et à la mort de ces ainé·e·s abandonnés.
En jetant ainsi une lumière crue sur les difficiles épreuves auxquelles est confronté tout un monde ignoré, non reconnu, voire méprisé parce qu’effectuant des tâches qui – consubstantiellement aux divisions du travail genré, racisé et de classe – ne sont pas destinées à obtenir de la reconnaissance, car elles « appartiennent à ces catégories de travail “pénible et salissant” constituant “un bien négatif, qui s’accompagne habituellement d’autres biens négatifs, à savoir la pauvreté, l’insécurité, la maladie, des atteintes corporelles, de la honte et de l’humiliation”[12] », la pandémie a dévoilé l’opposition binaire qui sous-tend la vision libérale de l’individu. Elle a aussi contribué à mettre au premier plan les enjeux de santé mentale[13] en les considérant non plus comme des enjeux relevant de la responsabilité individuelle, mais bien de la société et des États, comme l’a énoncé l’Organisation mondiale de la santé en indiquant, lors d’une réunion à Athènes en 2021 de ministres et responsables de la santé, que « la santé mentale et le bien-être doivent être perçus comme des droits humains fondamentaux ».
Par ce dossier sur le mal-être pluriel, nous souhaitons stimuler une discussion plus large sur les façons de construire une société respectueuse de la santé mentale et du bien-être, en s’attaquant aux inégalités et aux racines structurelles de la souffrance psychologique. Conjointement, en explorant la psychologisation du social et la responsabilisation individuelle de la santé mentale, nous insistons sur l’importance d’une approche intersectionnelle des systèmes d’inégalités pour comprendre l’impact différencié du capitalisme sur la santé mentale des femmes, des minorités, des jeunes et des communautés autochtones. C’est d’ailleurs ce par quoi nous ouvrons ce dossier.
Présentation des articles du dossier
Capitalisme, colonialisme, patriarcat et intersectionnalité des mal-être
Dans ses éditions numériques de la fin aout, Radio-Canada a publié un reportage sur les hikikomoris[14], ces Japonaises et Japonais qui vivent reclus dans leur chambre depuis des années et qui n’échangent avec d’autres qu’à l’aide de leur cellulaire ou d’Internet. Les jeunes constituent une grande partie de ces personnes et sont plus souvent candidats au suicide que la plupart des personnes d’autres tranches d’âge. Un phénomène spécifique au monde nippon ? Certes, la société japonaise incarne une société axée sur la performance, où la pression mise sur les jeunes est, comme en Corée du Sud, immense. Cependant, n’est-ce pas ce qui nous guette si rien ne s’y oppose ? Dans son article « Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance », Quentin Guatieri mentionne qu’au Québec, onze pour cent des jeunes qu’on appelle NEET, sont dans cette situation. Est-ce à dire, comme le soutiennent les politiques publiques, d’abord soucieuses de pallier les pénuries de main-d’œuvre à moindre coût, que ces jeunes sont passifs et n’ont aucun sens de leur responsabilité individuelle ? L’auteur dépeint le sentiment de mal-être qui envahit ces jeunes confrontés à ces discours et politiques de normalisation, mais il présente aussi en quoi leur attitude diffère de celle des jeunes Japonais dépeints dans les récits de Radio-Canada comme honteux de ne pas suivre la voie qu’on leur avait tracée. Car l’attitude des jeunes NEEF représente à la fois une critique du fonctionnement du marché du travail, qui ne leur offre que la précarité, et une façon de mettre à distance « ces injonctions sociales à “se changer” et à se “réintégrer” à n’importe quel prix ».
La compassion est au cœur du care. Mais dans cette société où la marchandisation grignote toutes les sphères de la vie quotidienne, nous ne choisissons pas les conditions dans lesquelles nous prenons volontairement soin des autres, de nos proches en particulier, jusqu’à s’épuiser pour satisfaire cet engagement moral envers la vulnérabilité d’autrui, qui est à la source du care. Comme le souligne le titre de son article, « La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale », Catherine Côté montre les multiples répercussions pour les femmes, car le care est « hautement genré », de cette activité bénévole qui oblige le plus souvent à réduire son temps de travail rémunéré et donc ses revenus, faute d’une reconnaissance par l’État de la proche aidance, et qui finit par conduire à des formes d’épuisement. Cet épuisement se retrouve aussi dans les activités de care salariées, où les impératifs de rentabilité conduisent à n’examiner la productivité que sous un angle marchand qui entre en contradiction avec l’empathie nécessaire pour « prendre soin ». Résultat : « des sentiments de frustration, de déconnexion, d’intolérance, de mélancolie… » jusqu’à ne plus éprouver de compassion.
Dans l’article « La vulnérabilité des travailleurs agricoles mexicains saisonniers face à la COVID-19 », Zuemy M. Cahuich Cahuich examine la migration circulaire entre le Mexique et le Canada pendant la pandémie de COVID-19, et met en évidence l’accroissement des conditions de vulnérabilité des travailleuses et travailleurs saisonniers mexicains. Les données proviennent d’entretiens réalisés entre 2019 et 2021 avec des travailleurs et des fonctionnaires gouvernementaux participant au programme PTAS dans l’État de Quintana Roo au Mexique. La pandémie a révélé la précarité structurelle des travailleurs agricoles temporaires, souvent marginalisés par un capitalisme axé sur les profits au détriment de leur bien-être.
Dans l’article « Néolibéralisme, risque et suicide », Eliana Cárdenas, chercheuse sur le suicide, aborde dans une entrevue la relation entre la rationalité néolibérale et son impact sur la santé mentale et le suicide. Selon Cárdenas, le suicide doit également être compris comme un acte politique et une forme de résistance face à un système qui a marginalisé et exploité les communautés. Dans ce contexte, le suicide cesse d’être un acte individuel pour devenir une manifestation collective, résultant directement d’un modèle socio-économique défaillant.
Mal-être dans les organisations du travail
La deuxième partie de ce dossier est consacrée aux organisations du travail dominées par les (grandes) entreprises entretenant différents liens de subordination avec leurs salarié·e·s ou ce que les plateformes numériques appellent leurs collaborateurs. Un changement de paradigme majeur dans le management et la gestion des ressources humaines s’est opéré à partir des années 1980; cette partie en éclaire les conséquences sur la santé mentale.
Dans le premier article, « Le bien-être par l’autonomie au travail : historicisation d’une impasse », Isabelle Ruelland nous propose de resituer comment le management s’est intéressé au bien-être au travail et comment les transformations sociales et économiques du capitalisme contemporain ont abouti à instrumentaliser le désir d’autonomie pour le présenter comme un vecteur essentiel du bien-être au travail et pour obtenir un engagement immodéré, mais très contrôlé. En déconstruisant les fondements historiques, elle montre « les relations paradoxales que l’autonomie doit entretenir désormais avec la contrainte et le contrôle » et comment ces relations paradoxales « participent d’un mal-être grandissant des travailleurs et travailleuses dans les organisations ».
À contrepied des discours qui nous répètent ad nauseam qu’il ne tient qu’à nous-mêmes de réussir notre vie et que l’entreprise est le lieu du bonheur, Isabelle Fortier, dans « Les voies trompeuses de la réalisation de soi au travail », déconstruit pas à pas cette idéologie selon laquelle on pourrait atteindre un « idéal du moi » au travail. Soulignant comment le néolibéralisme institue le modèle de l’entrepreneur de soi en reprenant un discours sur le désir qui provient de la comète des années 1968, elle détricote la fable néolibérale selon laquelle l’entreprise pourrait faire le bonheur de ses salarié·e·s en montrant sur quoi ce nouvel enchantement repose en fait : l’imposition de nouvelles finalités au travail où la qualité du travail est réduite à des indicateurs quantitatifs maitrisés par des gestionnaires qui peuvent suivre une évolution sans même connaitre le travail réel effectué; la mise en concurrence qui en résulte, pour celles et ceux qui accomplissent les tâches, entre souci de soi et souci du travail bien fait; le changement des modalités de reconnaissance qui conduisent à l’épuisement professionnel, etc. Agir contre ces processus exige, nous dit Isabelle Fortier, de redonner du pouvoir aux travailleurs et travailleuses sur le plan individuel, mais aussi collectif.
Le travail émotionnel que fournissent les femmes dans leurs activités de care au sein de la famille a été théorisé par la sociologue Archie Russel Hochschild. Dans l’article « La positivité toxique : la dictature du bonheur au travail », Angelo Soares montre comment la « psychologie positive » permet d’instrumentaliser cette capacité de l’humain à travailler ses émotions pour en faire des « marchandises fictives ». Après avoir déconstruit l’opposition entre pensée et raison pour montrer la place des émotions dans toutes les activités humaines, l’auteur s’attaque à la façon dont la « psychologie positive » normalise ce que nous devrions ressentir et rejeter selon le discours entrepreneurial. Tout un processus qui conduit aux injonctions sur le bonheur au travail, mais aussi à un travail de l’individu pour effacer de son esprit les dissonances cognitives que ce processus fait bien sûr émerger, et qui sont source de souffrance. Angelo Soares souligne aussi que les « émotions sont traversées par différents rapports sociaux », notamment, selon que l’on est femme ou homme, racisé·e ou pas, on aura droit ou pas à exprimer certaines émotions.
Les plateformes numériques sont bien connues. Mais qui sait vraiment que « collaborer » à ces plateformes ne signifie pas qu’on ait un tel pouvoir individuel ou collectif, bien au contraire. Dans son article « Les conducteurs Uber : entre l’illusion du choix et la surveillance panoptique », qui repose sur une ethnographie effectuée à Montréal, Rabih Jamil dévoile les conditions de travail dans cette entreprise des NATU[15]. Alors qu’Uber promet autonomie, flexibilité, liberté, les conducteurs doivent se conformer à un comportement de façade très dépersonnalisant car ils se savent surveillés par l’application Uber, à chaque instant de leurs interactions avec les clientes et clients, ceux-ci les évaluant en outre à la fin de la course en fonction de ce qu’Uber leur a promis. Dans ces conditions, pourquoi rester ? Ce ne sont pas n’importe quelles personnes qui se retrouvent prises dans la toile de l’application Uber; le plus souvent, ce sont des personnes minorisées, confrontées à la précarité, qui n’ont guère le choix de leur travail, comme c’est le cas des immigrants racisés à Montréal.
Après avoir énoncé en introduction les liens entre organisation du travail et santé mentale, Mélanie Dufour-Poirier et Nicolas Chaignot Delage déplorent, dans « Santé mentale au travail et action syndicale : des défis à relever », que, hormis le stress post-traumatique, les enjeux de santé mentale ne sont pas reconnus au Québec dans les lois sur la santé et sécurité au travail, qui viennent pourtant de faire l’objet d’une réforme. Or, c’est dorénavant considéré par l’Organisation internationale du travail et l’Organisation mondiale de la santé comme faisant partie des droits fondamentaux des êtres humains. Cette législation trop timorée ne facilite pas la tâche des syndicats. Cependant, force est de constater que nombre d’entre eux restent pris dans le discours de la psychologisation du social, renvoyant à la « fragilité psychologique [d’un] travailleur » ce qui relève en réalité de l’organisation du travail. L’article propose ensuite des pistes pour que les syndicats relèvent ces défis.
Résistances individuelles et collectives
En ouverture de cette troisième et dernière partie du dossier, par son article « Le pouvoir d’agir dans une société de performance », Jacques Rhéaume nous convie à une réflexion plus générale sur les conditions du pouvoir d’agir individuel. Commençant par une synthèse de ce qui a été le projet de la modernité en Occident et de la façon dont celui-ci s’est réduit dans la vision néolibérale, l’auteur nous amène à examiner le regard que porte Eugène Enriquez sur les formes d’exercice du pouvoir, qui oscillent entre affirmation collective et idéalisation d’un chef; il en ressort que c’est dans l’articulation entre l’agir individuel et l’agir collectif que se situent les perspectives démocratiques et l’accessibilité partagée à un agir individuel en tant que « sujet social ». Jacques Rhéaume l’illustre en faisant appel à la sociologie clinique qui s’appuie tant sur les récits de vie/récits d’histoires organisationnelles que sur les échanges en groupe pour permettre aux individus ou aux organisations communautaires, soit de redonner du sens à leur travail et de se réapproprier un pouvoir d’agir individuel et collectif, soit de réinsuffler une vie démocratique et de choisir ses orientations « à la lumière des expériences passées » et dans les contextes dans lesquels nous évoluons.
Pour mieux comprendre les dynamiques qui animent les mouvements sociaux revendiquant un traitement différent de la problématique de la santé mentale, l’article intitulé « C’est fou la vie, faut pas en faire une maladie ! » nous livre une histoire d’indignation et de lutte contre la médicalisation des difficultés vécues par les jeunes. Signé par Myriam Lepage Lamazzi et Jimmy Chabot du Mouvement Jeunes et santé mentale, il relate l’histoire et les revendications du mouvement et le combat de ces jeunes contre la médicalisation au Québec. Ils ont développé des outils: une affiche, une vidéo, un manifeste et une déclaration commune.
Dans l’entrevue, « Politiser les “plaintes” systématiquement dévalorisées par l’institution », Nathalie Morel explique comment les propos de ses collègues de la Fédéraation autonome de l’enseignement (FAE), qui « se plaignaient d’épuisement, d’anxiété de performance, c’est-à-dire du sentiment de n’être jamais à la hauteur », l’ont amenée à s’intéresser aux travaux de Marie-France Maranda en psychodynamique du travail, car celle-ci a souligné pourquoi et comment la profession enseignante est source de risque pour la santé mentale. Nathalie Morel a ensuite convaincu ses collègues de l’exécutif de la FAE de mener une recherche-action avec une équipe de spécialistes. L’entrevue permet de comprendre comment la FAE a pu se réapproprier cette recherche jusqu’à proposer, dans le cadre des négociations de la convention collective post-pandémie, un projet-pilote financé par l’employeur public pour favoriser la prise de parole des enseignantes sur leurs conditions de travail et sur le fait que les directions prennent en compte leurs suggestions. La recherche a permis aussi d’établir un guide à l’usage des enseignantes et enseignants et regroupant des bonnes pratiques face aux différentes situations qui les isolent et les épuisent, en s’appuyant sur les récits de pratiques réalisés dans le cadre de la recherche.
Par Carole Yerochewski, Cécile Van de Velde, Alain Saint-Victor, Isabelle Ruelland, Chantal Ismé, Salvador David Hernandez.
NOTES
- Zineb Farsi, Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, Paris, Textuel, 2023. ↑
- Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016. ↑
- Voir Anne Jourdain et Sidonie Naulin, « Marchandiser ses loisirs sur Internet : une extension du domaine du travail ? », dans Sarah Abselnour et Dominique Méda (dir.), Les nouveaux travailleurs des applis, Paris, Presses universitaires de France, 2019 et Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien, Paris, Éd. Amsterdam, 2021. ↑
- Ian Hacking, Les fous voyageurs, Paris, La Découverte/Empêcheurs de tourner en rond, 2002. ↑
- Voir le texte résumé de Beverly J. Silver et Corey R. Payne, traduit par Emmanuel Chaput, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, hiver 2021. ↑
- « D’où vient la psychologisation des rapports sociaux ? », entrevue de Robert Castel et d’Eugène Enriquez par Hélène Stevens dans Sociologies Pratiques, vol. 2, n° 17, 2008. ↑
- Ibid. ↑
- Samuel Bowles et Herbert Gintis, La démocratie post-libérale. Essai politique sur le libéralisme et le marxisme, Paris, La Découverte, 1988. ↑
- Ibid. ↑
- Euphémisme utilisé par le management, à la place de personnes racisées, pour masquer le caractère systémique du racisme. ↑
- Voir la critique de Keeanga-Yamahtta Taylor dans Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine, Marseille, Agone, 2017. ↑
- Stefan Voswinkel, Isabelle Gernet, Emmanuel Renault, « L’admiration sans appréciation. Les paradoxes de la double reconnaissance du travail subjectivisé », Travailler, vol. 2, n° 18, 2007, p. 59-87, citant Walzer, 1994, p. 244.
- Selon Statistiques Canada, la pandémie et le confinement ont eu des « répercussions négatives sur le bien-être et l’état de santé mentale autodéclarés, surtout chez les jeunes Canadiens et Canadiennes ». Toutefois l’institut de statistiques relève aussi que d’autres facteurs que la pandémie sont intervenus dans les taux de surmortalité, ce qui renvoie aux inégalités dans le type d’emploi ou de logement occupé, les possibilités d’accès aux soins, mais comprend aussi chez les jeunes (et la population) une « surconsommation » d’alcool et de drogues entrainant des surdoses. On a ainsi dénombré 6310 décès attribuables aux empoisonnements et surdoses accidentelles en 2021 contre 4605 en 2020 et 4830 en 2017. ↑
- Guillaume Piedboeuf, « Seuls au soleil-levant. Les fantômes de Tokyo », Radio-Canada, récits numériques, 28 aout 2023, < https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/5860/solitude-isolement-ermite-hikikomori-syndrome>. ↑
- Acronyme réunissant les géants étatsuniens des plateformes numériques (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) qui se sont implantés en cassant un modèle d’affaire préexistant, en l’occurrence la filière des taxis pour Uber. ↑

Des gouvernements irresponsables face à l’urgence climatique et à la détérioration de notre environnement
ÉDITORIAL – Après les inondations, le verglas, les tornades, les pluies torrentielles, ce sont d’importants feux de forêt qui ont fait rage et qui perdurent à plusieurs endroits au Québec et ailleurs au pays. Une fumée épaisse et étouffante a recouvert le Québec à plusieurs reprises depuis juin. Ces feux ne sont pas que des phénomènes reliés aux cycles naturels de la forêt nordique. Ils constituent la triste démonstration des conséquences des changements climatiques, n’en déplaise aux complotistes tel Maxime Bernier qui accusent de supposés « terroristes verts » d’avoir allumé les grands feux de forêt de cet été. Face à cette situation, il faut de façon urgente réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais également veiller à la santé des écosystèmes et à la protection du territoire et des sources d’eau, de façon à ouvrir la voie à un changement majeur de notre rapport à la planète en rompant avec le credo de la croissance et du développement. L’enjeu est considérable : on parle ici des conditions de vie des générations futures et à terme de l’existence d’une planète habitable.
Inaction scandaleuse et irresponsable des gouvernements
Devant cette situation, l’inaction des gouvernements, tant provincial que fédéral, est scandaleuse et irresponsable. Ils ne mettent de l’avant aucun plan d’ensemble. Ils ne proposent aucune véritable transition énergétique et environnementale.
Le gouvernement Legault : branché sur le privé
Le titre du plan du gouvernement Legault, Plan pour une économie verte 2030, résume assez bien ses objectifs. Comme l’écrivait Bernard Rioux, il s’agit « d’une politique environnementale visant le verdissement de l’accumulation du capital[1] ». Le cœur de ce plan est l’électrification : remplacer les véhicules à essence (automobiles, camions, etc.) par des véhicules électriques, et cela, sans vision globale, sans analyse des conséquences de ce choix. Par exemple, malgré ses bienfaits, la filière électrique exige pour la production des batteries une grande quantité de matières premières comme le lithium, le cobalt, le cuivre, ce qui implique une course à l’exploration et à l’exploitation minières.
C’est ainsi que l’on a vu au Québec le nombre de claims (concessions minières) faire un bond de 65 % en l’espace de deux ans[2]. De 182 800 claims en vigueur en 2020-2021, ce nombre est passé à 302 564 en février 2023, la majorité dans le Nord-du-Québec, en territoire autochtone. Dans le sud, des villages complets découvrent être l’objet de claims miniers, d’autres sont en zone de villégiature et au cœur de projets d’aires protégées. En plus des effets dévastateurs sur l’environnement de cette exploration minière, cette dernière représente une menace directe pour la protection de la biodiversité et d’écosystèmes importants, comme la région de la rivière Magpie, de la rivière Cascapédia, de la Moisie[3]… Mais le gouvernement y voit surtout une bonne occasion d’affaires.
L’explosion des claims miniers s’ajoute à un régime forestier qui vient d’être révisé et qui permet de concentrer les coupes sur de plus grandes superficies, ce qui facilite la récolte de bois par l’industrie. Depuis 30 ans, les coupes dans la forêt publique ont grandement transformé cette dernière. « Ainsi, d’un paysage dominé par les vieilles forêts, nous en sommes aujourd’hui à un paysage fortement dominé par de jeunes forêts. Ce constat n’est pas sans conséquences tant sur le fonctionnement de l’écosystème et sa biodiversité que sur la disponibilité de la fibre dans les prochaines années. Ce n’est pas le caribou qui va faire perdre les emplois, c’est notre insatiable soif de croissance dans un univers où les ressources sont limitées[4] ». Les coupes forestières se font aussi de plus en plus à proximité des zones habitées et l’érosion provoquée par les coupes à blanc met en péril la qualité de l’eau potable[5].
La politique-cadre d’électrification du gouvernement Legault va faire exploser la demande en électricité. Alors que le Québec était en situation de surplus d’électricité il y a quelques années, on évoque maintenant la construction de nouveaux barrages pour pallier le manque prochain… Serait-ce une occasion de privatiser davantage la production d’énergie par les éoliennes et les petits barrages ?
Dans le plan caquiste, il n’est jamais ou très peu question d’économie d’énergie, de réorganisation des transports, de diminution de l’usage de l’auto solo[6] ou de développement des transports collectifs. Depuis plusieurs années, on assiste impuissant à une baisse du service des autobus régionaux et des trains. Au même moment, le développement du réseau autoroutier se poursuit, le Québec se divise sur la question d’un « troisième lien » entre Québec et Lévis et le parc automobile augmente plus vite que la population. Il faut changer de cap, car le secteur des transports est le principal émetteur de GES[7].
En 2019, le Canada trônait comme champion mondial de la production des GES par habitant, devant les États-Unis[8] (15,4 tonnes/habitant vs 14,7). Malgré son hydroélectricité, le Québec dégage 9,9 tonnes de GES par habitant contre 6,1 pour les pays européens.
Le gouvernement Trudeau : l’homme qui plantait des arbres
Au fédéral, la présence de l’ex-militant écologiste Steven Guilbeault comme ministre de l’Environnement semble avoir peu d’influence sur le gouvernement de Justin Trudeau. Pour les libéraux, il serait possible de lutter contre le réchauffement climatique tout en exploitant le pétrole tiré des sables bitumineux, d’en développer la production et de l’exporter à l’international. Le plan fédéral comporte encore et toujours de grosses subventions aux compagnies pétrolières, malgré l’engagement répété d’y mettre fin. En 2018, ce gouvernement « vert » a acheté l’oléoduc Trans Mountain permettant le transport du pétrole des sables bitumineux vers le Pacifique pour l’exportation. En 2019, il ajoute un projet d’agrandissement de 30 milliards de dollars[9] promettant de doubler le pipeline de Trans Mountain existant. Au moment où la planète doit réduire sa dépendance aux énergies fossiles, l’entreprise pourra transporter annuellement au moins 260 millions de barils de pétrole, et ce, pour plusieurs années. Comment le gouvernement peut-il encore affirmer que le pays se dirige vers la carboneutralité d’ici 2050 ?[10]
Au cœur de la solution mise de l’avant par le gouvernement fédéral se trouve la promesse de planter deux milliards d’arbres d’ici 2031, un engagement qui nécessiterait de planter 300 millions d’arbres par an…et critiqué par le commissaire fédéral à l’environnement et au développement durable en raison notamment de son caractère trop sommaire[11].
Écoblanchiment et contradictions dans les discours
Comme l’écrit le physicien Miguel Deschênes, « aujourd’hui, au Québec, tout est vert : le gaz naturel, les autos électriques, l’avion, le train, le tramway, les tunnels, les éoliennes, les exploitations forestières, les mines, les barrages et maintenant, comble du ridicule, l’énergie nucléaire[12] ». On accorde des tarifs préférentiels d’électricité aux grosses entreprises polluantes comme les alumineries et les fonderies, on continue de subventionner grassement les pétrolières, notamment pour des technologies peu crédibles de stockage et de séquestration du carbone. Les gouvernements et les politiciens et politiciennes parlent de plus en plus de la crise climatique, ils font semblant de s’y intéresser, mais ils continuent de soutenir un statu quo destructeur.
Selon Karel Mayrand, coprésident du Partenariat Climat Montréal, la plupart des plans d’adaptation des gouvernements et des municipalités se résument « à produire des études, à planter des arbres et à mettre à niveau certaines infrastructures sans véritable plan d’ensemble. […] Il en résulte une courtepointe de mesures qui n’ont pas d’effet véritable sur l’ensemble de nos infrastructures et de nos communautés[13] ».
Par exemple, lors du dernier budget, le gouvernement Legault a bonifié les investissements dans le Plan pour une économie verte 2030, par des mesures pour réduire la demande d’électricité en période de pointe, mais il repousse le même jour l’élargissement de la consigne, contrairement à ce qui avait été promis en 2022. Il se montre très timide sur des mesures qui permettraient d’avoir un impact plus significatif sur les habitudes de la population.
Quant au duo Trudeau-Guilbeault, il a annoncé une enveloppe d’environ 230 millions de dollars pour divers projets à petite échelle tels que le remplacement des systèmes de chauffage au mazout pour les ménages à faibles revenus et la plantation de 275 000 arbres à Montréal et à Vaudreuil-Dorion.
Non seulement les gouvernements n’ont pas de véritables plans, ils font preuve d’une grave hypocrisie envers les citoyennes et les citoyens. Les exemples à cet égard pleuvent. Les batteries vertes subventionnées par le Québec alimenteront de grosses voitures ultra lourdes et énergivores, comme les Hummers. Pire encore, les entreprises de la filière des batteries dans le parc industriel de Bécancour utiliseront du gaz naturel comme intrant et non de l’électricité. Hydro-Québec a même conclu une entente avec Énergir pour convertir des systèmes de chauffage au gaz à la biénergie, permettant à l’entreprise de continuer à vendre son gaz de schiste pendant plusieurs années encore. De son côté, Steven Guilbeault a approuvé récemment un mégaprojet d’expansion d’un port de conteneurs qui pourrait affecter plusieurs espèces en péril en Colombie-Britannique.
Injustice climatique
Nous devons le clamer haut et fort : tout le monde n’est pas égal face aux changements climatiques. Certaines personnes et groupes sont plus vulnérables, principalement selon leur profil socioéconomique : les personnes ainées, les enfants, les populations racisées, les travailleurs et travailleuses des industries saisonnières, les personnes à faible revenu ou atteintes de problèmes de santé chroniques et les Autochtones[14]. Il s’agit là d’une question de santé publique et non d’un problème individuel. Il y a donc une responsabilité d’action qui va au-delà de propositions de projets à la société civile. En milieu urbain, la chaleur extrême et la pollution atmosphérique notamment appellent des actions et des budgets qui doivent vraiment être plus importants : en plus de la diminution draconienne des émissions de GES, il faut rapidement augmenter le verdissement des milieux de vie, la déminéralisation des surfaces, la protection des sources d’eau et des rives, l’adaptation des bâtiments.
Des gouvernements passifs selon la population
En septembre 2019, 500 000 manifestantes et manifestants étaient dans les rues de Montréal à l’occasion de la grande marche pour le climat en présence de la militante Greta Thunberg. Cet élan fut ralenti par la pandémie. Toutefois, un sondage CROP publié en mai 2023[15] révèle que la préoccupation des Québécoises et Québécois pour l’environnement est toujours bien présente : 84 % des répondants accordent un haut « niveau de responsabilité » aux gouvernements du Québec et du Canada en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Ce sont d’abord les gouvernements et les grandes entreprises qui doivent se responsabiliser. Selon Valériane Champagne St-Arnaud, professeure au département de marketing de l’Université Laval, les citoyens et citoyennes comprennent qu’une partie de la solution est entre leurs mains, mais ils savent aussi qu’il y a une limite à ce qu’ils peuvent faire individuellement. C’est pour ça qu’ils en exigent davantage de la part des gouvernements[16].
Conclusion : repolitiser la question climatique
Ce récent sondage démontre bien que la population n’est pas d’accord avec l’attitude irresponsable des gouvernements. Les politiques « au ton vert pâle » de ceux-ci nous dirigent vers un échec lamentable et de graves conséquences sur les écosystèmes et les populations. Il faut de toute urgence de véritables plans d’ensemble des gouvernements.
Il est cependant clair que la crise climatique ne peut être résolue sans changer notre système économique de façon radicale. On ne peut ignorer les liens entre le capitalisme, le néolibéralisme et la destruction écologique. Il est urgent de repolitiser la question climatique et environnementale.
Par Flavie Achard et Milan Bernard, pour le comité de rédaction.
NOTES
- Bernard Rioux, « Le gouvernement Legault et le verdissement du capital », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, hiver 2022. ↑
- Alexandre Robillard, « Hausse de 65 % du nombre de claims miniers au Québec », Le Devoir, 3 mai 2023. ↑
- Alexandre Shields, « Des titres miniers bloquent des projets de protection de la biodiversité », Le Devoir, 4 mai 2023. ↑
- Louis De Grandpré, « La forêt, ce n’est pas de la rhubarbe », Le Devoir, 4 octobre 2022, et Julie Tremblay, « Les coupes forestières dorénavant permises sur de plus grandes superficies », Radio-Canada, 25 janvier 2021. ↑
- La Vitrine, « Coupes forestières au lac Kénogami : la dégradation visuelle est débutée », Le Quotidien, 3 mars 2022 et Radio-Canada, Émission La semaine verte, Lacs sous surveillance, 4 décembre 2021. ↑
- Le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, a déclaré de façon désinvolte à la mi-août qu’il fallait réduire de moitié le nombre de véhicules au Québec, sans préciser le comment. Il s’est fait rapidement rabrouer par le premier ministre. Tommy Chouinard et Hugo Pilon-Larose, « Fitzgibbon persiste et signe, Legault tempère », La Presse, 16 août 2023. ↑
- Ministère de l’Environnement et de Lutte contre les changements climatiques, GES 1990-2019. Inventaire québécois des émissions des gaz à effet de serre en 2019 et leur évolution depuis 1990, Québec, 2021, <www.environnement.gouv.qc.ca/changements/ges/2019/inventaire1990-2019.pdf>. ↑
- Banque mondiale, Émissions de CO2 (tonnes métriques par habitant), <https://donnees.banquemondiale.org/indicator/EN.ATM.CO2E.PC>. ↑
- Alexandre Shields, « La facture du pipeline Trans Mountain grimpe à plus de 30 milliard de dollars », Le Devoir, 10 mars 2023. ↑
- Un rapport récent de Oil Change International (OCI), une organisation de recherche qui plaide pour la transition vers une énergie propre, a qualifié le Canada d’« hypocrite climatique ». Alexandre Shields, « Le Canada qualifié d’“hypocrite climatique”», Le Devoir, 13 septembre 2023. Ce rapport est rendu public quelques jours avant que le Canada accueille le « Congrès mondial du pétrole » à Calgary où trois ministres fédéraux seront présents. Alexandre Shields, « Le Canada accueillera le Congrès mondial du pétrole », Le Devoir, 15 septembre 2023. ↑
- Robert Dutrisac, « Grand parleur, petit faiseur », Le Devoir, 28 avril 2023. ↑
- Miguel Deschênes, « Cessons de cautionner les illusions de l’écoblanchiment énergétique », Le Devoir, 8 juin 2023. “plus flexible” ↑
- Karel Mayrand, « L’autre urgence climatique », La Presse, 8 mai 2023. ↑
- Alice Girard-Bossé, « Rapport de Santé Canada. Les personnes vulnérables plus affectées par les changements climatiques », La Presse, 10 février 2023.↑
- Alexandre Shields, « Les Québécois jugent que le gouvernement n’en fait pas assez pour l’environnement », Le Devoir, 31 mai 2023. ↑
- Ibid. ↑

LANCEMENT – NCS-30 – Le mal-être pluriel
LANCEMENT
NCS n°30 – 24 octobre 2023, à 18 h
Le mal-être pluriel
Souffrances et résistances face à la psychologisation du social
- Café les Oubliettes
- 6201, rue Saint-Valier,
- Mtl (métro Rosemont)
Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, mardi le 24 octobre à 18 h, de son dernier numéro, « Le mal-être pluriel. Souffrances et résistances face à la psychologisation du social ». Le lancement se tiendra au Café les Oubliettes, 6201, rue Saint-Valier à Montréal, près de la station de métro Rosemont.
Il y aura des présentations des autrices et auteurs Isabelle Ruelland, Carole Yerochewski, Quentin Guatieri et Rabih Jamil. Un échange avec le public suivra.

Marx dans l’Anthropocène. Vers l’idée du communisme de décroissance
Je viens de terminer la lecture passionnante du livre dernier livre de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism (2023). Selon moi, c’est l’un des meilleurs ouvrages publiés sur Marx dans les dernières années. En suivant les travaux qui ont mis en lumière les réflexions écologiques de Marx, notamment à travers son concept de “rupture métabolique”, Saito soutient une thèse intéressante et assez originale: vers la fin de sa vie, Marx aurait abandonné sa vision productiviste, eurocentrique et prométhéenne du monde, au profit de l’idée d’un “communisme décroissant”, c’est-à-dire d’une société postcapitaliste basée sur la richesse des “communs” et un meilleur équilibre entre l’humain et la nature.
“Sa dernière vision du post-capitalisme dans les années 1880 allait au-delà de l’écosocialisme, et peut être caractérisée de manière plus adéquate comme le communisme de décroissance. Cette idée jusqu’alors inconnue du communisme de décroissance apporte des idées utiles pour transcender le “réalisme capitaliste” persistant. Bien que les approches radicales suscitent aujourd’hui un intérêt croissant, il ne suffit pas de développer une critique écosocialiste du capitalisme contemporain. Ce n’est qu’en revenant aux textes de Marx qu’il est possible d’offrir une vision positive d’une société future pour l’Anthropocène. Une telle transformation radicale doit être le nouveau départ de l’histoire comme l’âge du communisme de la décroissance.” (Saito, 2013, p. 6)
Après la publication du premier tome du Capital, Saito considère qu’il y aurait une seconde “coupure épistémologique” dans l’oeuvre de Marx autour de 1868, laquelle se manifeste par l’abandon de certaines thèses évolutionnistes associées au matérialisme historique, un vif intérêt pour l’étude des sociétés non-occidentales et des sciences naturelles (géologie, botanique, agronomie, etc.), une critique plus marquée de l’État, ainsi qu’une analyse minutieuse des communes rurales russes. Saito mobilise des écrits inédits de Marx publiés récemment dans les éditions MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), ainsi que ses correspondances avec Engels et Vera Zasulich.
Ce livre de Saito permet ainsi un rapprochement entre les perspectives de la décroissance et de l’écosocialisme qui demeurent encore sous tension depuis une dizaine d’années. On voit certes plusieurs thèses modernistes, eurocentriques et pro-technologie dans l’oeuvre de Marx, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) et dans les Grundrisse (1857-58); mais Marx aurait progressivement remis en question le “caractère destructeur” des “forces productives” et questionné plus fondamentalement sa vision du monde dans les quinze dernières années de sa vie. Saito réussit à démontrer que les interprétations productivistes et “modernistes” de Marx sont surtout dues à l’héritage de Engels qui aurait contribué à orienter la lecture de Marx suite à sa mort.
“Néanmoins, la raison du succès d’Engels est largement due à sa “simplification” de la théorie de Marx, en plus de ses propres analyses pointues des événements sociaux et politiques concrets. Engels a reconnu que l’ampleur du projet de Marx dépassait largement les intérêts à courte vue de la classe ouvrière, ce qui rendrait difficile une large réception de la théorie de Marx parmi les travailleurs. L’essence de l’effort théorique d’Engels n’est donc pas une simple “déformation” de la théorie de Marx basée sur une compréhension insuffisante, mais plutôt une “reconstruction” intentionnelle de ses éléments clés d’une manière qui soit ajustable et compatible avec les mouvements socialistes et ouvriers de son époque. Pour Engels, le “marxisme” constituait une orientation intellectuelle globale pour la classe ouvrière, une contre-idéologie par rapport à la principale idéologie capitaliste de la modernisation. Dans cette tentative, cependant, Engels a fini par accorder trop d’importance à certains aspects de la théorie de Marx, tels que le “rationalisme”, le “positivisme”, la “vision progressiste de l’histoire”, le “productivisme” et l'”eurocentrisme”. […]
C’est en ce sens que l’intervention théorique d’Engels – plus ou moins légitimement – a été considérée comme responsable de la dogmatisation politique du “marxisme” ainsi que de la “déformation” de la théorie de Marx. Bien qu’Engels partage de nombreux points de vue avec Marx, il existe des différences théoriques entre eux. Cela n’est pas surprenant, car il s’agissait après tout de deux personnes différentes. Le projet philosophique d’Engels n’était pas tout à fait compatible avec les derniers efforts théoriques de Marx. C’est pourquoi la distinction entre Marx et Engels est une condition indispensable pour aller au-delà du Capital.” (Saito, 2023, p. 247-248)
Dans ce livre très riche, clair et précis de Kohei Saito, on redécouvre le caractère évolutif, créatif et hésitant de la pensée de Marx, tout en la mettant en dialogue avec des thèses de Georg Lukács (sur le métabolisme humain/nature) et des idées de Rosa Luxemburg, ainsi que les débats contemporains entre marxistes et écosocialistes (John Bellamy Foster, Jason Moore, Andreas Malm, Aaron Bastani, etc.). Saito parvient à montrer qu’il existe deux grandes tendances au sein du marxisme contemporain: 1) un courant accélérationniste et éco-moderniste, inspirée de la lecture d’Engels, qui adopte une vision productiviste et eurocentrique du monde; 2) un courant décroissanciste, issu du Marx tardif, qui résonne davantage avec d’autres courants contemporains proches des pensées écologistes, libertaires et décoloniales.
Par ailleurs, il est intéressant de croiser les analyses de Saito avec les positions communalistes de Marx vers la fin de sa vie: un rejet de plus en plus fort de l’État, la description de la Commune de Paris comme “la forme enfin trouvée de l’émancipation”, son intérêt pour les communes rurales russes, etc. La pensée de Marx aurait ainsi vécu une métamorphose simultanée à trois niveaux: rejet de la lecture moderniste/eurocentrique du monde, souci pour les enjeux liés au métabolisme humain/nature, vif intérêt pour les sociétés non-occidentales qui parviennent à articuler égalité, satisfaction des besoins et durabilité. Saito parvient à montrer que ce basculement théorique de Marx se produit autour de 1968 suite à la lecture croisée de différents auteurs:
“Il n’est pas déraisonnable de soupçonner que les transformations théoriques de Marx concernant le prométhéisme et l’ethnocentrisme se sont produites en même temps. Ce double changement est le reflet de la rupture de Marx avec le matérialisme historique. Il faut rappeler que dans la même lettre de mars 1868, où Marx trouve une “tendance socialiste” dans l’œuvre de Fraas, il trouve aussi la même tendance socialiste dans l’œuvre de Maurer. À cette époque, il lit simultanément l’étude écologique de Fraas et l’analyse historique des communes teutonnes de Maurer. Ces deux thèmes de recherche – les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes/non occidentales – sont étroitement liés chez Marx à la fin de sa vie.
Marx s’intéressait aux communes teutoniques et à leur durabilité, et il a commencé à consacrer plus de temps à l’étude de diverses sociétés non occidentales et pré-capitalistes, en se concentrant particulièrement sur l’agriculture non capitaliste et les systèmes de propriété foncière. Après 1868, Marx a lu des ouvrages sur la Rome antique, l’Inde, l’Algérie, l’Amérique latine, les Iroquois en Amérique du Nord et les communes agraires russes. Le changement de son point de vue est clairement documenté, en particulier en ce qui concerne la Russie.” (Saito, 2023, p. 1986).
Bref, le dernier livre de Kohei Saito représente un ouvrage incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Marx, à la décroissance, ou à un mélange des deux. Ce jeune professeur japonais de 36 ans a vendu plus de 500 000 exemplaires du livre au Japon durant la pandémie, et ce succès est sans doute dû à la qualité de ses analyses, sa précision philologique, et la pertinence du propos à l’ère de la crise climatique.
Note de lecture par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.
Marx in the Anthropocene
Towards the Idea of Degrowth Communism
- Éditeur : Cambridge University Press
- Date de publication : janvier 2023
- ISBN-10 :1009366181
- Source : https://doi.org/10.1017/9781108933544

Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier
Ce court article aborde la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet à partir de deux catégories d’analyse, celle de l’intellectuel organique et celle de l’épistème frontalier. L’article se base sur deux sources : d’abord sur les livres publiés par Pierre au cours des 20 dernières années, puis sur les dialogues que nous avons entretenus régulièrement au cours des quatre dernières années sur des questions d’actualité et d’organisation, principalement celles liées à la réalité politique de l’Amérique latine et aux bouleversements sociaux qui s’y sont produits au fil des ans.
Situer l’œuvre de Pierre Beaudet est une tâche complexe; son œuvre n’est pas stricto sensu un travail universitaire ou théorique, mais plutôt une élaboration constante de projets d’organisation politique et sociale alimentée par une analyse critique constante de la conjoncture politique à l’échelle internationale et au Québec. Son action politique s’est construite sur son militantisme et sur le cadre interprétatif déterminant de son analyse de la réalité, le marxisme. Son militantisme était lié à une lutte incessante contre les inégalités et le colonialisme, tandis que son cadre interprétatif était fondé sur un marxisme critique. Ainsi, nous ne pouvons pas nous référer à sa contribution intellectuelle sans mentionner le travail d’organisation soutenu et méthodique qu’il effectuait et sa capacité à doter ses projets d’une visée d’émancipation sociale basée sur la participation de multiples acteurs ayant des horizons et des objectifs différents. C’est le cas d’Alternatives, des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) et de la Grande Transition, entre autres, des organisations et initiatives qu’il a cofondées et pilotées. Il m’a dit un jour : « Pierre Beaudet est une machine à projets. Cela a été mon travail et ma vie » et je crois que c’est là, dans cette faculté de conception pratique et de planification de l’action sociale et politique, que résident son apport et sa contribution originale au Québec et à sa réalité historique et temporelle.
Sa contribution intellectuelle et politique repose donc sur son caractère d’intellectuel organique, comme il s’appelait lui-même[1]. La définition de l’intellectuel organique dans un sens gramscien réfère non seulement à la capacité de réflexion critique ou théorique des intellectuel·le·s, mais surtout à leur capacité d’organisation. Pour Gramsci : « Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par ce nom, mais en général toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[2] ». L’intellectualité de Pierre avait une portée pragmatique, guidée par la construction collective de petits espaces d’émancipation et de réflexion politique. C’est ce qui ressort de son livre On a raison de se révolter (2008) dans lequel il décrit le paysage intellectuel et politique de la gauche des années 1970 au Québec et les débats de gauche qui naviguaient, dans son environnement immédiat, entre la vision technico-administrative associée au Parti communiste dont il était critique et les apports des marxismes critiques, notamment, dans le cas de Pierre, le marxisme critique italien de l’après-guerre. Pour Beaudet, la question de l’organisation était clairement une question politique :
La révolution ne sera pas apportée « aux uns » (les ouvriers) par d’« autres » (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette jonction avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes qui adoptent un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[3].
Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle[4].
La deuxième catégorie qui peut concourir à la compréhension de la contribution intellectuelle et politique de Pierre au Québec, selon ma compréhension, est celle de l’intellectuel frontalier. Il s’agit d’une catégorie développée dans le cadre du tournant décolonial qui nous permet de comprendre la frontière comme un élément fondamental pour la critique de la colonialité. J’évoque cette catégorie parce qu’elle permet d’expliquer la capacité de Pierre à traduire pour le public québécois ce qui se passait à l’échelle internationale. L’intellectuel frontalier va au-delà de la simple traduction de la conjoncture internationale; cela inclut également la capacité de comprendre, depuis la frontière, les effets coloniaux sur le développement. Ainsi, cette notion renvoie à la manière dont l’expansion coloniale a généré et continue de générer un troisième espace de possibilité émancipatrice qui n’est ni celui de la modernité européenne ni celui des cultures qui lui sont soumises[5]. Durant la période historique de la vie de Pierre, le débat sur le colonialisme et ses effets sur le Québec a été particulièrement intense. Sa critique contre le colonialisme est profondément liée au débat local auquel il a participé, aux effets coloniaux sur la nation québécoise et sa position dans le système mondial. Pierre par le biais du Journal des Alternatives a construit une intellectualité frontalière au Québec en dénonçant, entre autres, le colonialisme, l’apartheid et la situation palestinienne, ce qui a permis de lier les débats internationaux sur l’impérialisme et le colonialisme des puissances et le débat local sur le nationalisme et la souveraineté au Québec. Ses efforts pour créer une coopération internationale basée sur un dialogue Sud-Sud entre les intellectuel·le·s frontaliers d’Afrique du Sud, de Palestine, du Brésil et du monde en développement ont alimenté le débat sur la question nationale au Québec et ont contribué aux débats internationalistes sur la nécessité de l’altermondialisme. Ainsi, l’espace politique le plus important de cette discussion sur les possibilités d’émancipation a été sans doute la création du Forum social mondial (FSM) et sa diffusion au Québec. Le FSM a proposé et réalisé un espace d’échanges et d’émancipation. Dans ce sens, nous pourrions penser le FSM, dans la foulée de la pensée de Dussel, comme un espace d’intellectualité de frontière, un espace favorisant un dialogue interculturel entre intellectuel·le·s critiques du Sud, plutôt que de passer par le dialogue Sud-Nord[6]. Un tel dialogue est préférable parce que les acteurs du Sud ont une connaissance de leur propre culture et de la culture moderne.
Ainsi, Pierre a accompli la fonction de passeur, de traducteur et de vulgarisateur de l’état du monde pour le public québécois de sa génération, mais aussi d’autres générations dont celle des jeunes. Il était en mesure d’expliquer dans un récit clair et cohérent ce qui se passait ailleurs en illustrant la complexité des corrélations des forces géopolitiques, en dénonçant les nouvelles formes du colonialisme et de l’impérialisme des puissances et en dotant son analyse de conjoncture d’un contenu politique en lien avec ce marxisme et ce nationalisme « non identitaire » avec lesquels il s’identifiait. Ses livres témoignent de cet exercice de vulgarisation et d’analyse : Maintenant que nous sommes libres. Entretiens sur l’Afrique du Sud post-apartheid (Paris, L’Harmattan, 1996); Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales (Montréal, Varia, 2018); et l’édition québécoise du livre Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale[7] où les textes ont été réunis par Pierre.
En plus de ces publications, Pierre a écrit et édité plusieurs ouvrages et essais critiques sur la coopération internationale, notamment le livre Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec (Montréal, Boréal, 2009) dans lequel il présente une histoire critique de la coopération internationale au Québec, ses origines historiques et sociales ancrées dans la pratique sociale de la solidarité des Québécois et Québécoises et l’internationalisme de gauche. À travers son militantisme international et local, Pierre a tissé et entretenu une multitude de relations au fil du temps. Il a développé des réseaux et des échanges permanents dans le monde entier. Comme bâtisseur et facilitateur de dialogue entre le Québec et les intellectuel·le·s du Sud, il était particulièrement attentif à la situation en Afrique du Sud et en Palestine, deux pays où il a développé et maintenu des complicités politiques et militantes durant plus d’une quarantaine d’années. Mais la situation politique en Amérique latine et, en particulier, l’état et l’évolution des gouvernements de gauche dans la région l’intéressaient vivement. Il s’est enthousiasmé pour la vague rose du début du XXIe siècle et ses liens avec les débuts de l’altermondialisation. Il a aussi vu avec enthousiasme l’émergence de nouvelles formes d’organisation administrative et politique fondées sur la démocratie municipale, comme le budget participatif.
Dialogues sur l’Amérique latine
Pierre connaissait bien l’Amérique latine et m’invitait constamment à débattre avec lui de la situation dans la région et à écrire des analyses dans les Nouveaux Cahiers du socialisme et sur le site Plateforme altermondialiste. Il a été surpris et attiré par le développement théorique des nouveaux courants de gauche et marxistes dans la région, et a porté une attention particulière au monde autochtone, notamment en Bolivie et aux possibilités du MAS, le Mouvement pour le socialisme[8]. Evo Morales a tenté de réconcilier politiquement le monde indigène par la construction d’un État basé sur la « plurinationalité » dans un contexte marqué par des contradictions majeures avec le monde métis. Pierre connaissait le marxisme de José Carlos Mariátegui et avait lu Álvaro García Linera[9] avec attention ; il avait traduit, publié et postfacé le livre déjà cité contenant des essais de ces auteurs en français, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale. Pierre s’est constamment interrogé sur les relations entre les mondes aymara et quechua et le monde métis et a soulevé des questions sur la manière dont le MAS a coopté et supplanté les mouvements sociaux en Bolivie et, en général, sur la manière dont les caudillismes et les populismes latino-américains affectent la réalisation de changements sociaux significatifs à long terme. Dans ce sens, il était très critique à l’égard de l’idée de Laclau[10] selon laquelle le populisme serait un moyen légitime de créer un lien avec le peuple et de son utilisation comme une forme de construction contre-hégémonique du pouvoir. Ses critiques étaient fondamentalement liées à la manière dont le concept de prolétariat est substitué à celui de peuple dans la thèse de Laclau. Pierre considérait la notion de peuple comme une notion artificielle qui rend impossible la concrétisation de l’émancipation du prolétariat et la lutte contre le capitalisme. Il a aussi réprouvé, toujours en privé pour ne pas froisser certains de ses amis, la dérive autoritaire des gouvernements du Venezuela et du Nicaragua. Il considérait que cette dérive représentait un problème de taille pour la consolidation de la gauche régionale.
Ces dernières années, nous avons assisté dans le monde entier à des débordements sociaux comme une forme de protestation massive et virale contre la mondialisation néolibérale et le renforcement progressif et systématique de l’exclusion de grandes masses de la population. Pierre et moi avons discuté pendant de nombreuses heures de la nature et des implications de ces débordements sociaux, en particulier ceux du Chili en 2019 et de la Colombie en 2021, de leurs effets sur la géopolitique régionale. Pierre connaissait bien les détails de l’histoire de la Colombie et du Chili, il avait suivi de près ce qui s’y était passé lors des manifestations de 2011 au Chili et il établissait constamment des liens avec ce qui était arrivé au Québec lors du Printemps érable en 2012. Bien que nous ayons de nombreuses différences dans notre appréciation des explosions sociales, il a appuyé généreusement mes missions sur le terrain et les initiatives que j’ai développées pour comparer ce qui se passait dans les deux pays. Pour lui, l’émergence des protestations massives était comparable dans son origine et ses dimensions à celles de Mai 1968. De manière générale, il considérait les débordements comme la manifestation du mécontentement d’une jeunesse à la recherche d’un cadre idéologique et politique de transformation sociale sans pour autant que cette jeunesse prenne en considération les expériences historiques révolutionnaires antérieures telles que la révolution russe.
Pierre était nostalgique de la capacité de transformation politique concrète qui conférait aux mouvements politiques le cadre de l’interprétation marxiste dans une période révolutionnaire comme celle qu’il observait dans ces mobilisations sociales. En ce sens, il lui apparaissait que le potentiel transformateur d’un moment révolutionnaire, comme celui de Mai 68, risquait de se diluer dans une série de slogans incapables de bâtir de nouvelles relations sociales et institutions politiques. Pourtant, il se montrait très optimiste quant à l’appel à une assemblée constituante au Chili et au gouvernement de Gabriel Boric[11], qui représentait une nouvelle gauche latino-américaine au contenu rattaché à l’environnementalisme et au féminisme. Je pense qu’il aurait été très heureux de voir comment en Colombie, après la mobilisation sociale de 2019, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, un parti de gauche a remporté, en juin 2022, les élections en reprenant les revendications structurelles qui avaient été formulées lors des manifestations de 2019 et en dialoguant avec une jeunesse militante autour de nouveaux contenus politiques : la démocratie territoriale, la lutte contre l’exclusion, le démantèlement du patriarcat et du racisme. Dans son livre On a raison de se révolter sur les années 1970 au Québec, il s’est penché sur ce qu’il a lui-même vécu pendant cette période d’effervescence et sur sa capacité de transformation sociale, il me semble que le même raisonnement pourrait s’appliquer à ce moment intense de mobilisation politique des jeunes que nous vivons présentement.
Car, en dépit des épreuves, il subsiste cette intuition que les années 1970, loin d’avoir représenté une dérive, ont été un formidable laboratoire. Une formidable école. Un incubateur. Un choc salutaire pour secouer l’effroyable inertie du statu quo. Nous avons appris. Nous avons créé des dynamiques qui ont été porteuses. Nous avons continué de vivre cette aspiration à travers des millions de projets qui ne cessent de proliférer depuis. Regardez le « Sommet des peuples des Amériques ». Regardez la grande « Marche des femmes contre la pauvreté et la violence ». Regardez tout cela et plus encore très attentivement. Vous y retrouverez plein de visages de l’époque, ceux dont il est question dans cet essai. Et tous ces jeunes, aujourd’hui, qui veulent s’investir dans un projet de transformation globale[12].
Épilogue
Pierre a toujours pratiqué l’optimisme de la volonté qu’il avait lu chez Gramsci. Je crois que cet optimisme était une forme persistante et consciente de son exercice d’analyse à long terme, de cette partie d’échecs permanente visant à créer des situations et à développer des projets qu’il avait toujours en tête. Il misait sur la patience stratégique, reconnaissait que l’histoire ne se jouait pas en un seul instant et comprenait que tout projet d’émancipation et de lutte impliquait des concessions, des alliances, un dialogue, une bonne dose de réalisme et de patience dans l’attente du bon moment. Pierre parlait toujours de la nécessité de construire un point de rencontre, une scène pour les mouvements sociaux dont les organisations n’étaient que les scénaristes. C’était un homme qui croyait que d’autres mondes étaient possibles et il a consacré sa vie à essayer de les transformer avec réalisme et pragmatisme et avec ses projets. Notre engagement envers son héritage nous invite à poursuivre dans la création des ponts et des convergences entre les organisations, tout en construisant de nouveaux récits inspirés de l’internationalisme, de la reconnaissance d’autrui et de l’action collective des mouvements sociaux. Nous devons continuer à tisser des collaborations pour que la transformation soit possible.
Nous nous souviendrons de Pierre, et je pense ici à toutes et tous ces ami·e·s venus d’ailleurs comme moi, à qui il demandait avec insistance ce qui se passe en Colombie, au Chili, en Haïti, en Inde, cherchant des informations et des données pour ainsi mieux saisir le rapport de forces entre la gauche et la droite et avec lesquelles il remplirait ses carnets et ses articles. Je me souviendrai qu’il a raconté à mon fils sa version de l’histoire du Québec pour les enfants, avec des coureurs des bois, des pays autochtones renversés par la Conquête. Je me souviendrai de son sourire plein de satisfaction d’avoir vécu comme il le voulait. Merci Pierre pour tant d’heures de discussion. Merci aussi de m’avoir accueilli et de m’avoir démontré, comme à tant d’autres, la générosité des Québécois et des Québécoises en ouvrant ta maison, ta famille, tes histoires, tes livres et tes réseaux.
Salvador David Hernandez, chargé du dévelopement stratégique et de la recherche à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.
NOTES
- Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 146. ↑
- Antonio Gramsci, Cuadernos de la cárcel (Cahiers de prison), Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1981, p. 412. ↑
- Beaudet, 2008, op. cit., p 153. ↑
- Il considérait, pour sa part, que sa seule œuvre de réflexion théorique était sa critique de Lénine, Lénine, au-delà de Lénine (Montréal, La tempête des idées, 2015) dans laquelle il estimait nécessaire une réinterprétation de sa figure intellectuelle et politique après la tombée du socialisme dit réel. ↑
- Enrique Dussel, Filosofías del Sur. Descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015. ↑
- Ibid., p. 290. ↑
- José Mariátegui, Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale, Textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012. ↑
- MAS : Movimiento al Socialismo. Il s’agit d’un parti politique de gauche fondé et dirigé par Evo Morales en 1997 et au pouvoir en Bolivie à partir de 2006, avec une brève interruption en 2019 à cause d’un coup d’État contre Evo Morales. Le MAS est retourné au pouvoir en 2020 avec l’élection de Luis Arce à la présidence. ↑
- Jose Carlos Mariategui est l’auteur marxiste le plus important d’Amérique latine au début de XXe siècle. Alvaro Garcia Lineria est un théoricien marxiste et un homme politique bolivien qui a occupé jusqu’à l’année 2019 la vice-présidence du pays. ↑
- Esnesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005. ↑
- Gabriel Boric : actuel président du Chili et figure de proue des mobilisations étudiantes de 2011. ↑
- Beaudet, 2008, op. cit., p. 222. ↑

Théorie et pratique socialistes chez Pierre Beaudet
En juin 1984, un homme à peu près de mon âge, à la barbe et aux cheveux noirs, est entré dans le bureau que je partageais alors avec mes camarades du Congrès national africain (African National Congress, ANC), Rob Davies et Sipho Dlamini, au Centro de Estudos Africanos à Maputo, au Mozambique. Pierre Beaudet, s’exprimant dans un anglais fort accentué, nous annonça qu’il venait de traduire un de nos articles en français[1]. Du même souffle, il ajoutait qu’ayant appris que j’allais bientôt quitter le Mozambique, il m’offrait un emploi au sein d’un groupe anti-apartheid montréalais dont je n’avais jamais entendu parler, le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA).
Au cours des six années qui suivirent, j’allais travailler en étroite collaboration avec Pierre sur des questions liées à la lutte contre l’apartheid, en Afrique du Sud et dans tout le sous-continent de l’Afrique australe. Nos discussions, littéralement échelonnées sur des centaines d’heures, ont couvert pratiquement tous les aspects des luttes de libération en Afrique australe, du travail de solidarité, au Canada comme à l’international, de la théorie marxiste, de la crise du socialisme et de l’évolution rapide du contexte mondial des années 1980. À travers ces discussions, j’ai découvert en Pierre Beaudet l’intellectuel politique le plus incisif et le plus réfléchi que j’aie jamais rencontré. Son intelligence politique, presque innée, incarnait cette unité insaisissable de la théorie et de la pratique.
Ce furent des années d’espoir et d’agonie en Afrique australe. L’espoir provenait principalement de l’explosion de la résistance populaire interne à l’apartheid en Afrique du Sud. Cette résistance se déployait dans ses différentes manifestations, chaque soir sur les écrans de télévision du monde entier, montrant clairement que les jours du régime de l’apartheid étaient comptés. Il est impossible de faire comprendre à quiconque n’a pas vécu sous ce système obscène ce que cette promesse de la fin de l’apartheid a signifié pour nous.
Cet espoir croissant a cependant eu un coût énorme. Le régime d’apartheid a déchaîné une vague de destruction contre ses ennemis réels et imaginaires, en Afrique du Sud et bien au-delà de ses frontières. La plus grande agonie a été ressentie dans les pays voisins, principalement en Angola et au Mozambique. Les projets socialistes de ces deux anciennes colonies portugaises et leur soutien actif aux mouvements de libération sud-africain et namibien en ont fait des cibles privilégiées des guerres barbares lancées par le régime de Pretoria. Les dommages humains et matériels furent immenses et n’ont jamais été pleinement reconnus en Occident : les victimes étaient des Africains et des Africaines dont la vie ne comptait guère pour les gouvernements et les médias occidentaux. N’oublions pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont effectivement pleinement protégé le régime d’apartheid jusqu’à sa disparition.
Cette époque turbulente a néanmoins suscité une vague de solidarité populaire avec l’Afrique australe à travers le Canada. C’est dans ce contexte que Pierre Beaudet, Paul Puritt et Paul Bélanger ont fondé le CIDMAA en 1981. Avec Pierre à sa tête, cette petite organisation allait jouer un rôle essentiel dans la croissance du mouvement anti-apartheid au Canada au cours des années 1980. Malgré le sectarisme parfois amer qui a marqué une grande partie du mouvement, l’influence discrète et la vision de Pierre furent prégnantes, de Halifax à Victoria.
Lors du service commémoratif du 23 avril 2022, j’ai souligné le rôle de Pierre en tant que stratège et organisateur anti-apartheid clé des années 1980. Discuter du mouvement anti-apartheid au Canada sans parler de Pierre Beaudet, c’est comme discuter du socialisme sans parler de Karl Marx[2]. Bien sûr, comme l’indiquait Pierre lui-même, son travail de solidarité pendant près de cinq décennies a couvert bien plus que l’Afrique australe[3]. Je n’ai pas l’intention de revenir ici sur sa formidable contribution. Je veux plutôt esquisser ma vision de ce qui a fait de Pierre un stratège et un organisateur aussi brillant qu’efficace.
Sa perspicacité sur ce qui est possible était enracinée, avant tout, dans une compréhension profonde mais non dogmatique de la théorie marxiste. Il n’a jamais cessé de lire, de relire, de réinterpréter et de discuter les textes marxistes classiques. Pierre n’était certainement pas l’un des soi-disant adeptes du culte de Marx, trop fréquents à l’époque, toujours prêts à sortir une citation du maître, ou mieux encore de Lénine, afin de justifier leur point de vue. Il méprisait ce genre de catéchisme qui voyait ces textes classiques comme des documents sacrés, proclamant la vérité absolue, ce qui a pétrifié la pensée vivante et la méthode critique de Marx. Pour lui, bien au contraire, le marxisme était avant tout une méthode d’analyse sociale qui fournissait des outils pour ce que Lénine appelait « la substance même, l’âme vivante du marxisme, l’analyse concrète d’une situation concrète[4] ». Selon sa perspective, l’analyse devait évoluer au fur et à mesure que ces conditions concrètes changeaient. Cela signifie que les analyses écrites par Marx sur des sociétés européennes entre 1850 et 1880, ou par Lénine sur la Russie entre 1916 et 1921, ou encore par Gramsci sur le fascisme italien dans les années 1920 et 1930, ne pouvaient pas être automatiquement appliquées aux circonstances historiques très différentes de l’Afrique australe des années 1980. Ce qu’il fallait, c’était précisément un examen concret de l’évolution de la situation sur le terrain dans chacun des pays de la région. Cela peut sembler évident aujourd’hui, mais c’était une hérésie pour la plupart des marxistes de l’époque.
La conception que Pierre entretenait du marxisme a nécessité un immense effort d’apprentissage et d’analyse sociale. Une analyse méticuleuse sous-tendait son action : il étudiait en profondeur chaque situation dans laquelle il s’impliquait – qu’il s’agisse de l’apartheid en Afrique du Sud et en Afrique australe, de la question palestinienne, du Nicaragua et d’autres pays –, toujours conscient des possibilités et des limites du changement. Cette compréhension profonde de chaque situation lui donnait une perspicacité stratégique et une tactique unique.
Pierre a toujours mené sa propre analyse, cherché à tirer ses propres conclusions, plutôt que de s’aligner sans critique sur tel ou tel acteur du terrain en question. Bien qu’il ait organisé un soutien puissant au principal mouvement de libération dans chaque pays, il n’a jamais suivi sans réserve une ligne dictée par l’un d’entre eux. Il a toujours eu une appréciation aigüe de leurs forces et de leurs faiblesses. Il rejetait fermement ce qu’il appelait la théorie de la « courroie de transmission » du travail de solidarité, l’idée que le rôle des militantes et des militants devait se limiter à faire ce que les représentants locaux du mouvement de libération, qu’il s’agisse de l’ANC, du FRELIMO[5], du MPLA[6], de l’OLP[7] ou des sandinistes du Nicaragua, leur demandaient.
Au contraire, Pierre a toujours insisté pour apporter un soutien critique à ces groupes. Pour lui, le travail de solidarité a toujours eu un double objectif politique : apporter un soutien aux forces de changement dans le pays en question et élever la conscience politique et faire avancer un programme social progressiste au Québec et au Canada.
Cela signifiait, en particulier dans le cas de l’Afrique du Sud, qu’il identifiait les forces sociales de changement à l’intérieur du pays qui n’étaient pas sous le contrôle direct de l’ANC et travaillait avec elles, notamment avec le mouvement ouvrier et diverses organisations civiques. Cette attitude a profondément contrarié la mission de l’ANC au Canada, basé à Toronto. L’ANC était particulièrement offensé par ce nouveau venu du Québec, et les relations étaient – pour ne pas dire plus – glaciales et souvent carrément hostiles.
Cette capacité d’analyse indépendante de Pierre le distinguait, lui et le CIDMAA, de la plupart des militantes et militants du mouvement de solidarité canadien. Au Canada, seules deux ou trois autres personnes possédaient cette capacité d’arriver à leur propre analyse des conditions sociopolitiques en Afrique australe. Cependant, ces personnes étaient si concentrées sur les microdétails des défis majeurs de la lutte contre l’apartheid qu’elles ignoraient une grande partie du contexte global. Bien sûr, toutes et tous étaient conscients du rôle de la plupart des gouvernements occidentaux, en particulier ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, ainsi que de nombreux groupes d’affaires occidentaux dans le soutien au régime d’apartheid. Cependant, tout comme Reagan et Thatcher eux-mêmes, la plupart des militants de la solidarité n’ont interprété ce rôle américain et britannique qu’à travers les lunettes de la guerre froide. L’un des principaux objectifs du travail de solidarité visait donc à convaincre un public occidental plus large de voir l’apartheid à travers le prisme des droits de la personne plutôt qu’à travers celui de la guerre froide, et à bâtir une forte pression locale pour obliger le gouvernement et les entreprises à rompre leurs liens et à commencer à agir contre l’apartheid.
L’approche de Pierre Beaudet se situait dans une compréhension plus large et beaucoup plus sophistiquée des formidables transformations mondiales en cours dans les années 1980. Il a été la première personne que j’ai rencontrée à comprendre que la révolution Thatcher-Reagan impliquait bien plus qu’un assaut de la droite contre l’État-providence, bien plus qu’une nouvelle offensive de la guerre froide. Pour Pierre, Thatcher et Reagan n’étaient au contraire que la face politique d’une intense et vaste offensive mondiale visant à libérer le capital et le marché du contrôle de l’État, à permettre la mobilité du capital, et en particulier du capital financier, d’une manière qui échapperait à tous les efforts pour la contenir.
Bien que le terme n’ait pas été utilisé à l’époque, nous qualifions aujourd’hui de mondialisation cette transformation historique du capitalisme mondial. Pierre a également été l’un des premiers à se rendre compte que ce processus saperait fatalement la viabilité de tous les projets de gauche existants – de la social-démocratie au communisme – qui s’appuyaient sur le pouvoir de l’État comme rempart contre le pouvoir du capital.
Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, il est difficile de saisir l’originalité de sa vision de cette transformation mondiale. À l’époque, toutes les variantes de la gauche, partout dans le monde et surtout en Afrique du Sud, étaient encore essentiellement prisonnières d’un modèle de changement social axé sur l’État ainsi que d’un modèle instrumental de l’État. Dans les faits, et presque sans exception, les militants et analystes de gauche tenaient pour acquis que la capture du pouvoir de l’État était la condition préalable d’un changement social profond. Selon ces perspectives dominantes, une fois la gauche au pouvoir, tout le pouvoir de l’État pouvait être déployé en tant qu’instrument pour mettre en œuvre le changement social et saper la domination du capital.
Rétrospectivement, la décolonisation et l’émergence de l’État néocolonial auraient dû nous alerter : avant même Thatcher et Reagan, le pouvoir des nouveaux États africains indépendants sur le capital – et le culte nationaliste de la souveraineté nationale qui en découlait – était une chimère. Déjà, dans l’Afrique indépendante, des penseurs de gauche dénonçaient ce qu’ils appelaient la « flag independence » : les oripeaux de la souveraineté nationale ne changeaient rien aux relations sociales sous-jacentes et donnaient naissance à une nouvelle élite nationale corrompue. D’une certaine manière, la théorie de la dépendance latino-américaine a tenté de s’attaquer à ce problème. De même, comme Pierre n’a jamais cessé de me le rappeler, les écrits de Gramsci sur le fascisme, l’hégémonie, la culture et la guerre de position ont fourni à la gauche une mise en garde urgente et nécessaire contre une focalisation sur le pouvoir de l’État.
Cependant, dans l’ensemble, et en particulier au sein de la gauche sud-africaine et de l’ANC, ces leçons ont tout simplement été ignorées. Le cas de l’Afrique du Sud était également compliqué par l’hégémonie idéologique au sein de l’ANC du Parti communiste sud-africain (South African Communist Party, SACP) et sa version déformée du marxisme-léninisme qui suivait aveuglément la ligne directrice de Moscou. Comme je peux en témoigner par une expérience personnelle amère, toute tentative de soulever la question de savoir comment un futur gouvernement de l’ANC « post-révolution » s’attaquerait aux conséquences socio-économiques de l’apartheid s’est heurtée à la réponse standard selon laquelle « les camarades soviétiques savent comment gérer une économie industrielle, ils vont nous aider » et à la menace de mesures disciplinaires contre ceux qui insistaient pour soulever de telles questions.
Pierre ne fut jamais sous l’emprise ni du marxisme-léninisme soviétique ni de la vision stratégique proclamée par le SACP. Sa compréhension intuitive des effets imminents de la mondialisation ainsi que sa lecture de Gramsci l’ont amené à insister sur le fait que le véritable changement en Afrique du Sud nécessiterait de puissants mouvements sociaux au sein de la société civile, des mouvements qui conserveraient et leur capacité de mobilisation et leur indépendance vis-à-vis de l’ANC, et surtout du SACP. Lorsqu’il s’est installé en Afrique du Sud à la fin de l’année 1987, son travail au sein de l’Economic Trends Unit du Congress of South African Trade Unions (COSATU) a reflété cet engagement. Sa thèse de doctorat et le livre tiré de cette thèse figurent parmi les fruits de cet engagement[8].
Travailler avec Pierre Beaudet m’a obligé à réfléchir à ces questions comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Comme la quasi-totalité de la gauche sud-africaine de l’époque, j’étais prisonnier de l’idée de l’exceptionnalisme sud-africain. Voulant que, puisque l’Afrique du Sud était le seul pays industrialisé du continent, un pays doté d’un grand prolétariat urbain, principale force dans la lutte contre l’apartheid, cette lutte offrît la possibilité réelle non seulement d’éviter les « erreurs » de l’État néocolonial en Afrique, mais surtout d’envisager une transition vers le socialisme. Je souligne le fait, non négligeable, que le Parti communiste sud-africain restait résolument opposé à une telle issue. Mais l’indépendance du mouvement syndical naissant, son adoption ouverte de perspectives socialistes et le déclin évident de l’Union soviétique nous donnaient l’espoir que de nouvelles perspectives pourraient émerger de cette lutte.
Mes longues discussions avec Pierre m’ont fait réaliser que cette idée d’un quelconque exceptionnalisme sud-africain était en grande partie fondée sur des vœux pieux. Il insistait sur le fait que la gauche sud-africaine, comme partout ailleurs, était contrainte par les transformations mondiales des années 1980. Cela signifiait que le processus de transition vers une société plus égalitaire en Afrique du Sud et ailleurs serait un processus plus compliqué, plus difficile et plus long que ne l’envisageaient nos scénarios trop optimistes – et que nous devrions nous adapter à une guerre de position gramscienne plutôt qu’à une guerre de manœuvre léniniste.
Je me souviens particulièrement d’un débat que nous avons eu lors des élections fédérales canadiennes de 1988 sur la question de savoir s’il fallait soutenir le Nouveau Parti démocratique (NPD) qui, pendant un bref moment, fut en tête dans les sondages. Pierre a insisté sur le fait que la gauche était sur le point d’entrer dans le désert partout dans le monde ; que ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation nous obligeait à réinventer radicalement nos théories du changement social et nos modes de lutte, et que ceux-ci ne pouvaient plus être uniquement axés sur le pouvoir de l’État. J’ai été secoué quand il m’a dit qu’il pensait qu’il faudrait vingt ans, voire plus, avant de trouver une voie claire. En attendant, il était essentiel, selon lui, de construire les mouvements sociaux comme un rempart contre le nouveau pouvoir du capital mondial.
Sur ce point, et sur bien d’autres, il a eu raison. Sa pensée, son œuvre incarnaient le mot d’ordre de Gramsci voulant que ce qu’il nous faut, ce soit d’avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.
Pierre a consacré toute sa vie son intelligence politique hors du commun et toutes ses énergies à la lutte pour un monde plus juste et plus démocratique. Il l’a fait sans aucune illusion ni attente de récompense personnelle.
Bien que tranquillement convaincu de la valeur de son analyse et de sa contribution, il n’était pas du genre à claironner ses réalisations sur les toits. Mal à l’aise avec les éloges et l’attention, il a toujours préféré rester en arrière-plan. Je garde un vif souvenir de sa réaction lors de la cérémonie de clôture de la conférence anti-apartheid Prendre parti en Afrique Australe, qui s’est tenue au Palais des congrès de Montréal en 1987. Cette conférence réunissait quelque 700 délégué·e·s venus des quatre coins du Canada, des membres de la haute direction de l’ANC, des organisations anti-apartheid d’Afrique du Sud, des ministres de plusieurs gouvernements d’Afrique australe ainsi que le ministre canadien des Affaires étrangères de l’époque, Joe Clark. Marquant la première rencontre publique entre un haut responsable du gouvernement canadien et l’ANC, cette conférence a constitué une percée diplomatique majeure pour l’ANC. Le représentant en chef de l’ANC de Toronto en fut d’ailleurs vivement contrarié, car elle s’était réalisée sans la moindre implication de sa part : le tant méprisé « nouveau venu du Québec » était en effet le seul responsable. Obtenant le financement et mobilisant les organisations anti-apartheid les plus diverses de Halifax à Victoria, Pierre fut le principal organisateur et l’esprit directeur de cette rencontre historique. Bien que sa contribution fut inestimable, Pierre refusa les feux de la rampe lorsqu’à l’issue de la conférence, la présidente l’invita à la rejoindre sur scène pour souligner son rôle déterminant, et ce, en dépit des applaudissements chaleureux des participantes et participants qui l’y invitaient.
Travailler avec Pierre n’était pas toujours facile. Il pouvait se montrer impatient, parfois irritable, et il avait sa propre part de démons. Mais ces écueils exceptionnels n’étaient rien en comparaison de l’extraordinaire expérience d’apprentissage auprès de cet immense esprit politique – esprit qu’on ne rencontre qu’une fois en une génération. Sa vision allait bien au-delà des cultures et des frontières pour intégrer un internationalisme rare et authentique.
Il est difficile d’imaginer que Pierre Beaudet puisse être remplacé.
Dan O’Meara, Professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal.
NOTES
- Rob Davies et Dan O’Meara, « La “stratégie totale” en Afrique australe. La politique régionale de l’Afrique du Sud depuis 1978 », Politique africaine, no 19, 1985, p. 7-28. ↑
- Pour un bref aperçu du travail de Pierre à cet égard, voir l’hommage de Marie-Hélène Bonin : <www.cahiersdusocialisme.org/a-la-memoire-de-pierre-beaudet/>,de 1:14:20 à 1:29:4. ↑
- Pierre Beaudet, Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales, Montréal, Varia, 2018. ↑
- Vladimir Ilitch Lénine, Revue de l’Internationale communiste pour les pays de langue allemande, Vienne, 1920, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/06/vil19200612.htm>. ↑
- FRELIMO : Front de libération du Mozambique. ↑
- MPLA : Mouvement populaire de libération de l’Angola. ↑
- OLP : Organisation de libération de la Palestine. ↑
- Pierre Beaudet, Afrique du Sud, crises et mutations, thèse de doctorat, Montréal, UQAM, 1991, et Pierre Beaudet, Les grandes mutations de l’apartheid, Paris, L’Harmattan, 1991. ↑

L’indépendance et le socialisme chez Pierre Beaudet – Entretien avec André Vincent
Pour André Vincent[1], compagnon de lutte de Pierre Beaudet depuis les années 1960, une constante dans le parcours et la pensée de son ami est le rapport que celui-ci entretenait entre la question nationale et le socialisme. Beaudet voyait une commune construction entre le projet d’émancipation sociale et le projet d’émancipation nationale. L’un et l’autre allaient de pair dans l’idée d’une transformation radicale de la société.
« C’est l’une des caractéristiques qui a fait que Pierre Beaudet a résisté à la vague marxiste-léniniste, contrairement à de nombreux membres de la gauche radicale des années 1970, soulève Vincent[2]. De plus, sa vision du socialisme comportait une dimension inclusive et démocratique, qui fera en sorte qu’il sera sympathique aux luttes internationalistes, féministes et écologiques, par exemple ».
En effet, sa conception du socialisme, comme construction évolutive, continue, était ainsi à l’opposé d’une idéologie doctrinaire : influencé par Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, il refuse l’économisme dans l’argumentaire et le « centralisme démocratique » dans la pratique, conscient des limites de la partisanerie et des institutions centralisatrices, notamment à l’échelle internationale.
Sur la question de l’indépendance, Beaudet souhaite mettre de l’avant un fil conducteur, une tradition socialiste propre, dans la lignée de Parti pris et maintenant incarnée par Québec solidaire, qui s’oppose à la fois au nationalisme identitaire et à un indépendantisme désincarné, porté par le « Québec inc. » et incapable d’accomplir la rupture nécessaire avec l’État colonial, impérialiste et néolibéral canadien.
M.B. – Au moment où tu rencontres Pierre, à la fin des années 1960, quel est le contexte ainsi que l’état de cette relation entre socialisme et indépendance ?
A.V. – C’était un contexte assez effervescent. Partout en Occident, il y avait des mobilisations rattachées au mouvement de la jeunesse, on pense bien sûr à Mai 68. Au Québec, la particularité, c’est la place de la question nationale et de l’indépendance dans ce mouvement. C’est l’époque où la réflexion intellectuelle sur la question se fait autour de la revue Parti pris et de groupes comme le Front de libération populaire ou le Front de libération du Québec (FLQ). Au cœur de cette réflexion est l’idée que l’indépendance et le socialisme vont de pair, que l’indépendance du Québec est liée aux mouvements de libération nationale, au même titre que le socialisme permettra la libération sociale.
Dans ces cercles, il y a des tendances réformistes, comme le Mouvement souveraineté-association qui deviendra le Parti québécois (PQ), et des tendances plus radicales. On pense bien entendu au FLQ qui prône la lutte armée, mais plus généralement, il y avait un mouvement populaire autour des questions de justice sociale et de libération nationale. Un signe de cela, dans les mobilisations autour de McGill français[3], les manifestants criaient : « McGill aux travailleurs, McGill aux Québécois! ».
M.B. – Et puis il y a la crise d’Octobre[4]…
A.V. – Le FLQ démontre que la lutte armée est un cul-de-sac. Cette idée disparait alors du paysage militant québécois, contrairement à l’Italie ou l’Allemagne. C’est l’époque où le mouvement contestataire se canalise dans les luttes ouvrières. Comme Pierre le décrit dans On a raison de se révolter, le Québec compte alors un fort mouvement gréviste, et le nombre de jours de grève atteint des niveaux records en Occident ! Les centrales syndicales vont jusqu’à publier des documents manifestes quasi révolutionnaires, et font le lien entre les luttes ouvrières et la question nationale.
C’est dans ce contexte que Pierre et moi sommes devenus des militants actifs. Pierre voyait qu’il n’y avait pas de tradition socialiste ancrée au Québec. Le Parti communiste du Canada, tout comme le Nouveau Parti démocratique, niaient le droit à l’autodétermination du Québec, ce qui suscita un grand désaccord de la part de Pierre. L’idée qu’il porte à l’époque en compagnie d’autres militants et militantes est de pallier cette absence de tradition socialiste en regardant du côté des mouvements de libération nationale.
Avec quelques autres, on a quitté l’université et on a créé une librairie, la Librairie progressiste, qui se voulait un « Maspero » québécois[5]. C’était une libraire éclectique : révolutionnaire, certes, mais sans tendance dominante et indépendante de l’Union soviétique et de la Chine maoïste, préférant se lier aux mouvements de libération nationale. C’est devenu un pôle militant, avec le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ), le Centre de formation populaire (CFP), et proche des coopératives et du mouvement d’éducation populaire. On s’est ensuite rassemblé autour d’une revue théorique, Mobilisation ; on prônait la construction du parti « par le bas », avec des comités de travailleurs, des comités de journaux et des groupes populaires comme les garderies et les comptoirs alimentaires.
M.B. – C’est l’influence plus « dure » du marxisme-léninisme qui va freiner cela ?
A.V. – Oui. Ces mouvements radicaux soutenaient le socialisme et l’indépendance jusqu’à ce que Charles Gagnon propose de former le groupe marxiste-léniniste En Lutte. Gagnon, pourtant un ancien felquiste, remet en question l’indépendance comme voie révolutionnaire pour le socialisme. Pierre s’oppose farouchement à cette idée, au point d’être expulsé de Mobilisation dont les membres veulent se joindre au mouvement marxiste-léniniste (ML). Pour lui, on répétait l’erreur des communistes du Canada en niant le lien entre libération nationale et socialisme. L’histoire lui donnera raison : bien qu’il ait été influent, le mouvement ML s’est éteint très rapidement.
C’est alors que Pierre devient un acteur de la gauche indépendantiste socialiste mais cette tendance est isolée car c’est l’époque du sectarisme des ML. C’est à ce moment qu’il se tourne vers la solidarité internationale et qu’il séjourne dans plusieurs pays d’Afrique notamment. Cette expérience sera formatrice pour lui et renforcera sa position sur le lien entre indépendance et justice sociale, malgré la différence des contextes.
Il fallait continuer à bâtir un mouvement par la base car Pierre n’a jamais été chaud à l’idée d’un parti centralisateur, bolchévique. Il voulait apprendre des erreurs en la matière, s’appuyant sur Victor Serge, Antonio Gramsci et le mouvement conseilliste[6]. La question de l’organisation a été au cœur de ses préoccupations et actions.
M.B. – Par la suite, la période de la fin des années 1980 et les années 1990 est des plus difficile sur le plan de la mobilisation au Québec ?
A.V. – Ce furent des années très moroses. Une grande noirceur ! J’étais moi-même actif syndicalement à ce moment, on devait lutter de manière acharnée pour défendre une conception plus combative du syndicalisme : tout était au corporatisme, au partenariat social, au consensus. On est en plein dans l’âge d’or du néolibéralisme.
M.B. – Dans ce contexte, comment se vit le référendum de 1995 ?
A.V. – On est encore dans la noirceur. Il y a une domination du néolibéralisme sur la question nationale, notamment avec Lucien Bouchard et Bernard Landry au PQ. Pierre la critique, mais il a peu de portée. Le mouvement indépendantiste pense alors pouvoir s’appuyer sur le « Québec inc. ». Pierre considère que c’est une erreur, une compréhension erronée du capitalisme et une mauvaise lecture des capitalistes québécois. Selon lui, pour faire l’indépendance, il faut un mouvement populaire qui va remettre en question l’exploitation et la combattre. Pour lui, il n’y a aucun sens de « reconstituer le Canada » dans un Québec indépendant. De plus, ce Québec n’a aucune chance de succès ni par cette route ni par le nationalisme identitaire, dont il est très critique. Il faut absolument s’appuyer sur un projet de société.
M.B. – Comment s’organise donc la résistance au néolibéralisme ?
A.V. – De retour au Québec, Pierre s’engage dans les mouvements internationalistes, notamment contre l’apartheid, où il joue un rôle très important. Il s’intéresse aussi à ce qui se passe au Québec : ainsi Alternatives, l’ONG qu’il a cofondée, est au cœur de la mobilisation altermondialiste contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001.
Pierre est avant tout un éducateur populaire. Il lie les concepts, les luttes et propose une voie pour se positionner là-dedans. C’est ainsi que pour lui la lutte contre le néolibéralisme se fera par l’indépendance et le socialisme, et il démontre la pertinence de cette position en lien avec les autres luttes à l’échelle internationale.
Il organise notamment des rencontres entre l’Union des forces progressistes (UFP), ancêtre de Québec solidaire, et une délégation brésilienne de gauche, alors que le leader du Parti des travailleurs (PT), Lula da Silva, vient de prendre le pouvoir. Pierre est très influencé par le modèle du Parti des travailleurs brésilien, un modèle populaire, syndical et dont la feuille de route influencera grandement la création de Québec solidaire, représentant le plus visible de la tradition portée par Pierre.
C’est aussi dans ce contexte que l’idée des Nouveaux Cahiers du socialisme émerge.
M.B. – Raconte un peu l’histoire des NCS.
A.V. – Pierre, pour qui l’information et la formation étaient des piliers de l’action politique, constatait la pauvreté des revues de gauche au Québec en cette période, différemment des décennies précédentes où on retrouvait Parti pris, Socialisme québécois…
En 2006, il réunit de vieux et de plus jeunes camarades actifs dans le monde syndical, étudiant, altermondialiste et des mouvements sociaux. L’objectif n’est rien de moins que de constituer au Québec un collectif d’intellectuels organiques aux mouvements sociaux pour analyser le capitalisme moderne réel, ouvrir et alimenter les débats et dégager des perspectives et des alternatives.
Il voyait trois véhicules pour faire cela : une revue, un site Web et des rencontres de type forum. Le premier numéro des NCS parait en février 2009. Les NCS ne veulent pas être une revue universitaire. Ils se veulent ouverts, sans affiliation politique particulière.
Depuis 14 ans, la revue est publiée deux fois par année par le Collectif d’analyse politique. Ce dernier gère aussi le site Web des NCS et, de 2010 à 2017, il a organisé une université populaire d’été. Pierre a été le leader et l’organisateur de cette belle aventure[7].
M.B. – On a fait un survol historique, mais au fil de cela, quelles étaient les bases de l’organisation socialiste et indépendantiste pour Pierre ?
A.V. – Pierre était réaliste. Il était bien conscient de la position du Québec au cœur de l’Empire, comme le village d’Astérix. Tout de même, il faut reconnaitre que la résistance québécoise au néolibéralisme a été très forte pour l’Amérique du Nord : le taux de syndicalisation n’a pas fléchi comme ailleurs.
Pierre comptait beaucoup sur les mouvements sociaux. La convergence des luttes était sa solution. Pour lui, l’organisation de forums, de réseaux favoriserait les échanges d’expériences et pourrait mener des luttes vers des victoires. C’est pourquoi son implication dans le Forum social mondial a été si importante, et qu’il a mis autant d’énergie à organiser la participation du Québec aux différentes éditions.
Il était conscient qu’il s’agissait là d’un travail de longue haleine. Grand partisan de Québec solidaire, il mettait toutefois en garde contre l’illusion du pouvoir : prendre le pouvoir ne garantit pas la possibilité de changer les choses. Cependant, Pierre demeurait marxiste : l’État, qui reste une institution capitaliste, doit être renversé et remplacé par des contrepouvoirs tels des conseils ouvriers selon la pensée de Gramsci.
Il tendait la main, avec peu d’espoir, à la gauche du reste du Canada. Il revenait souvent découragé des réunions avec des membres de cette gauche devant leur incompréhension du Québec. Mais les efforts étaient pour lui nécessaires, il fallait pouvoir compter sur des alliés. Ce n’était pas non plus entièrement négatif, par exemple, il entretenait de très bons liens avec Canadian Dimension, dont les membres comprennent peut-être mieux que d’autres la réalité du Québec.
Il faut aussi souligner que la situation des peuples autochtones était très importante pour lui : l’État canadien devait être remis en question notamment pour son caractère colonialiste et oppresseur.
Oui, il fallait bâtir des liens, mais il savait qu’avant tout, nous devions compter sur nos propres moyens pour réaliser le projet socialiste par le biais de l’indépendance.
Entretien mené par Milan Bernard, membre des NCS et doctorant en science politique à l’Université de Montréal.
NOTES
- André Vincent est un militant syndical et politique. Il fait partie du collectif qui a fondé les Nouveaux Cahiers du socialisme. ↑
- Voir à ce sujet Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 70. Montréal, Écosociété, 2008. ↑
- En 1969, la première cohorte de finissants et finissantes des cégeps craint de ne pas avoir de place à l’université car il n’y a que deux universités francophones, l’Université de Montréal et l’Université Laval, sur six au Québec. Les étudiants et étudiantes organisent une grande campagne de mobilisation pour tenter de franciser l’Université McGill. ↑
- À l’automne 1970, le FLQ enlève un diplomate et un ministre québécois; ce dernier en mourra. Ces évènements ont provoqué ce qu’on appelle la crise d’Octobre où le gouvernement d’Ottawa a appliqué la Loi sur les mesures de guerre au Québec. ↑
- Référence à la fameuse maison d’édition française, située dans le Quartier latin à Paris. ↑
- Le conseillisme est un courant marxiste qui mettait de l’avant les conseils ouvriers comme organisation insurrectionnelle et sociale, en opposition au « communisme de parti » de la tradition léniniste. ↑
- Pour un historique plus détaillé des Nouveaux Cahiers du socialisme, on pourra consulter : Pierre Beaudet pour le Collectif d’analyse politique, « Les NCS. Les dix prochaines années », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, 2018. ↑
Pour en savoir plus
LIVRES ET REVUES
- Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 70. Montréal, Écosociété, 2008.
- 3 recueils sur la question nationale via le blogue de Pierre Beaudet.
- Collection de textes de Pierre Beaudet sur la question nationale.
- Le numéro 24 des NCS : La question nationale revisitée, automne 2020.
- Le numéro 9 des NCS : La question canadienne, hiver 2013.
SÉLECTION D’ARTICLES EN LIGNE
- Pierre Beaudet, « Je ne suis pas nationaliste », Presse-toi à gauche, 16 janvier 2018.
- Pierre Beaudet, « L’héritage des “patriotes” », Presse-toi à gauche, 22 mai 2018.
- Pierre Beaudet, « L’indépendance du Québec dans notre monde “globalisé” », Presse-toi à gauche, 19 novembre 2019.
- Pierre Beaudet, « Kébek/Kanada », Presse-toi à gauche, 28 janvier 2020.
- Pierre Beaudet, « La question de la question », Presse-toi à gauche, 22 septembre 2020,
https://www.pressegauche.org/La-question-de-la-question-44741
- Pierre Beaudet, « Mon octobre », Presse-toi à gauche, 29 septembre 2020,
https://www.pressegauche.org/Mon-octobre
- Pierre Beaudet, « Les adversaires de l’émancipation », Presse-toi à gauche, 13 octobre 2020,
https://www.pressegauche.org/Les-adversaires-de-l-emancipation
- Pierre Beaudet, « Le “nous” dans la lutte d’émancipation », Presse-toi à gauche, 20 octobre 2020,
https://www.pressegauche.org/Le-nous-dans-la-lutte-d-emancipation
- Pierre Beaudet, « Nos amis du Canada », Presse-toi à gauche, 27 octobre 2020,
https://www.pressegauche.org/Nos-amis-du-Canada-45352
- Pierre Beaudet, « On ne combat pas les idées à coups de bâton », Presse-toi à gauche, 1er décembre 2020,
https://www.pressegauche.org/On-ne-combat-pas-les-idees-a-coups-de-batons
- Pierre Beaudet, « La politique, le temps long et le temps court », Presse-toi à gauche, 18 janvier 2021,
https://www.pressegauche.org/La-politique-le-temps-long-et-le-temps-court
- Pierre Beaudet, « Les dérapages de l’identitarisme », Presse-toi à gauche, 2 mars 2021,
https://www.pressegauche.org/Les-derapages-de-l-identitarisme