Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Pierre Beaudet et la bataille des idées

21 mai 2023, par Rédaction

Pierre Beaudet a mené toute sa vie une lutte idéologique. Il a davantage mené la bataille des idées qu’il ne l’a analysée. Bien qu’il ait beaucoup écrit, il a voulu agir plus que commenter. Dans la bataille des idées de Pierre, les mots et les textes sont des gestes, des actions.

Cette simple thèse est le point de départ du présent texte. En parcourant des moments marquants de la vie de Pierre, je veux examiner l’évolution de son rapport à la bataille des idées, à notre lutte contre les dominants, contre leur façon de comprendre et de présenter le monde.

En suivant le parcours de Pierre Beaudet, on suit inévitablement un aspect de l’évolution de la gauche québécoise. Pierre a fondé et animé des organisations qui ont structuré la gauche. Il a contribué à faire connaitre des idées, des luttes, des personnes que le Québec ne connaissait pas ou refusait de connaitre. Tout cela est partie prenante de la bataille des idées.

Si cette question l’a préoccupé dès son jeune âge, son rapport à la lutte idéologique s’est transformé avec le temps. La naissance, la vie et la mort des organisations qu’il a aidé à mettre sur pied ont porté des enseignements, de même que le cours des évènements politiques nationaux et internationaux. Sa compréhension de ce qui était en jeu dans la lutte idéologique s’est modifiée en fonction des époques, mais toujours à partir de la distance critique et réflexive que Pierre gardait vis-à-vis des évènements.

Parti Pris

Jeune, Pierre Beaudet est pensionnaire et suit son cours classique chez les jésuites. Tout commence à cette époque avec la lecture de la revue Parti Pris qui joue un rôle majeur dans la conception que Pierre se fait de la bataille des idées. Élément central de sa politisation, cette publication radicale pose un jalon : « Bien plus qu’une simple publication, Partis Pris est un incubateur. C’est une provocation, la démonstration d’une nouvelle manière de penser[1] ».

À 16 ans, Pierre est déjà un lecteur avide. Ses études lui ont révélé les transports que peut provoquer la littérature classique ou moderne. Il découvre avec Parti Pris non pas la force des mots, terrain déjà connu, mais leur mordante actualité politique. Il comprend la capacité des mots à dire et à faire : à dire le politique, à faire découvrir le monde, à se regarder soi-même dans le monde et à comprendre le rôle qu’on y joue.

Je me plonge dans l’Algérie, Cuba, le Vietnam, le colonialisme, la révolution. Et aussi la Gaspésie, Saint-Jérôme et Hochelaga. Et ici et là bien d’autres choses encore, dont ces obscures luttes intestines livrées au sein d’une société que j’apprends, enfin, à déchiffrer. Parti Pris est surtout porteuse d’une transformation radicale, d’une mutation qui va tout changer[2].

La dernière phrase de cet extrait est mystérieuse. La transformation radicale est-elle celle que les rédacteurs de la revue proposent pour la société québécoise ? Cela semble bien le cas. Mais est-il également question d’une transformation radicale et d’une mutation qui vont tout changer chez l’adolescent et qui auraient été provoquées par la revue ? L’économie du texte autobiographique de Beaudet laisse cette question en suspens.

Je me permets de franchir le pas. La découverte d’une telle revue et, simultanément l’éveil d’un tel rapport à l’écriture et aux idées, n’est pas secondaire. Dévorer, jeune, des mots qui excitent la curiosité, dissipent la confusion et donnent envie d’agir, tout d’un coup, voilà qui structure un rapport aux idées et à leur rôle. S’impose par l’expérience la certitude que les mots écrits sur quelques feuilles de papier brochées et lus au bon moment peuvent changer des vies et que changer des vies peut changer des sociétés.

Je ne veux pas trop insister sur Parti Pris, le rapport de Pierre à la revue totémique du courant « socialisme et indépendance » n’est pas l’objet de mon texte. Néanmoins, cette question est plus vaste. Elle nous fournit un cadre d’analyse pour comprendre le rapport de Pierre à la bataille des idées. En 2014, lors de la publication, sous la direction de Jacques Pelletier, de la remarquable anthologie de Parti Pris, Pierre écrit sur le site Web des NCS :

En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues telles Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris[3].

Une fois isolé du reste du texte et de l’œuvre générale de Pierre, cet extrait pourrait être perçu comme porteur d’un déterminisme vaguement idéaliste où tout parait couler de source, où la publication de Partis Pris mène inéluctablement au Front commun de 1972. On peut le lire autrement et plus en phase, je crois, avec l’approche de l’auteur. On avait besoin de Partis Pris pour qu’advienne 1972. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, n’est pas tant la revue elle-même que l’état d’esprit qu’elle participe à mettre en place. C’est aussi la structuration d’un cadre idéologique et l’émergence d’intellectuels organiques, tant à l’université que dans les revues et les organisations. N’oublions pas que chez Gramsci, et en particulier dans la lecture qu’en fait Jean-Marc Piotte, l’intellectuel n’est pas un individu isolé qui écrit des livres et des articles. Sont compris parmi les intellectuels organiques les militants et militantes qui convainquent des personnes à se joindre au mouvement, coordonnent des équipes, font de la formation de base, rédigent des journaux, des tracts et des affiches, etc.

Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante.

Mobilisation

La revue Mobilisation nait en 1969, se transforme en organisation autour de 1973 et meurt dans un processus caricatural d’autocritique en 1975-1976. Selon le texte d’ouverture du premier numéro, son premier objectif consiste à « relancer le débat idéologique au Québec. La revue se veut donc un élément de réflexion et de recherche. Elle tentera de poser la problématique propre à la révolution québécoise[4] ».

Dans son autobiographie, Pierre raconte que lui et les camarades avec qui il milite ont commencé à s’impliquer dans la revue dans le cadre de la reprise d’une librairie maoïste qu’ils ouvrent à un plus large public, la Librairie progressiste, dont le sous-sol est converti en imprimerie. Il se décrit comme le « coordonnateur sans le titre » de la revue et du groupe qui l’entoure à partir du printemps 1972[5]. À la fin de cette même année, il se considère le scribe de service et rapidement le « chef » de ce groupe[6].

La consultation des archives de Mobilisation n’est pas aisée pour une personne pressée qui n’a pas de formation d’historien : environ 80 % des articles sont anonymes, la datation et l’ordonnancement des numéros sont partiels et épisodiques et, bien sûr, la collection nationale de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) n’a pas l’ensemble des numéros qui semblent avoir été publiés. Il est très difficile de savoir quels textes ont été écrits de la main de Pierre. Néanmoins, son passage à Mobilisation semble un facteur structurant de sa pensée de l’action idéologique. C’est un peu sa première escarmouche dans la bataille idéologique.

Pour comprendre le rapport à la bataille des idées que Pierre développe alors, les publications de l’année 1973 de Mobilisation offrent un riche contenu. D’après son autobiographie, c’est l’année où il est à la « direction » de cet organe idéologique et où la transition cahoteuse vers le marxisme-léninisme n’est pas entièrement effectuée. Or, le numéro de janvier propose un recadrage de la mission de la revue. Outre la valorisation, typique de l’époque, des opérations d’agitation-propagande en milieu de travail, on peut lire une conception du rôle de la revue qui présente une certaine originalité.

Dans cette optique, la revue serait donc un outil de débat et discussion collectif entre militants politiques, plutôt que l’organe officiel d’un ou de plusieurs groupes. Parallèlement à ce rôle de diffusion de bilans et d’expériences, MOBILISATION pourrait œuvrer à clarifier les problèmes politiques communs qui nous confrontent (tels que la forme spécifique de l’impérialisme au Québec, la question nationale, le travail dans les organisations ouvrières, le parti ouvrier, etc.) et développer une orientation idéologique et politique commune[7].

Il n’est pas question de faire de la revue un simple réceptacle de débats sans tendance politique claire, sans pour autant en faire un organe idéologique officiel, ce que sera par exemple le En Lutte! de Charles Gagnon inspiré par l’Iskra de Lénine. Selon Beaudet et l’équipe de la Librairie progressiste, la revue et le débat à partir des expériences ouvrières peuvent servir de base à la construction de l’organisation. L’influence, par ailleurs revendiquée, de l’opéraïsme italien de Lotta Continua se manifeste ici. La lutte idéologique n’est pas une « importation » des analyses marxistes dans la classe ouvrière, mais une influence réciproque entre les intellectuels et les ouvriers, où les uns transforment les autres.

Cette approche constitue la thèse centrale d’un long texte publié dans le numéro d’avril-mai 1973 de Mobilisation, « Une évaluation du travail idéologique ». Même s’il est anonyme, Pierre s’en attribue un extrait (non référencé) dans son autobiographie ; il a dû au moins écrire ce paragraphe, révélateur à mon sens de sa perception à l’époque du rôle des intellectuels :

Ces transformations – reliées en grande partie aux liens entre intellectuels et ouvriers – n’impliquent pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs et leur capacité croissante de diriger politiquement les organisations ouvrières et populaires, mais elles impliquent aussi une prolétarisation (économique, politique et idéologique) des intellectuels-progressistes qui adoptent un mode de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[8].

Le style est daté et le projet de « prolétariser » les intellectuels évoque aujourd’hui de funestes expériences, mais l’idée de construction commune et d’influence réciproque ne manque ni d’intérêt ni d’originalité. C’est une tentative stimulante de sortir du cul-de-sac imposé, et longuement discuté en sciences sociales, par la version rigide de la notion d’idéologie et son bataclan d’avant-garde et de fausse conscience qui place inévitablement les intellectuels soit en sauveurs des masses ignorantes soit en colporteurs de la pensée dominante. En donnant de l’espace à une certaine créativité par la rencontre et le partage d’expériences pratiques de lutte, Mobilisation défend une position qui n’est pas sans valeur encore aujourd’hui, position encore adoptée pour l’essentiel, mais en d’autres termes, par plusieurs militants et militantes.

Plus tard, en 1973, Mobilisation consacre un numéro entier à la propagande. Si la phraséologie marxiste-léniniste y est plus présente, le rôle de la propagande est clairement identifié : la propagande permet de construire l’organisation nécessaire à la transformation sociale, ici le parti prolétarien et révolutionnaire. Le rejet de l’« éveil de [la] conscience » que proposait Parti Pris est explicite[9], il faut maintenant organiser les masses et les pousser à agir vers un but commun. Ce qu’on appellerait aujourd’hui de la « sensibilisation » est rapidement vu comme une faiblesse petite-bourgeoise.

Ce lien nécessaire entre propagande et organisation n’est pas propre à Pierre, surtout pas à l’époque, mais il sera déterminant dans son travail subséquent. La bataille des idées n’est jamais cette fin en soi ingénue qui fleurit si généreusement chez les universitaires d’aujourd’hui. Elle est systématiquement liée à un appel clair à l’organisation politique concrète. On a certes raison de se révolter, mais pour le faire convenablement, il faut s’organiser.

SUCO, le CIDMAA et Alternatives

Au milieu des années 1970, l’intérêt de Pierre pour les enjeux internationaux et la fin abrupte de l’aventure Mobilisation le fait glisser vers la solidarité internationale, notamment avec SUCO[10]. Cette transition est aussi porteuse d’une évolution de sa conception de la bataille des idées. Est-ce simplement le murissement de sa réflexion ou est-ce bel et bien le passage du national à l’international qui provoque cette transition ? Difficile à dire à partir des documents auxquels j’ai eu accès, mais Pierre tire vraisemblablement des enseignements de l’expérience de Mobilisation pour orienter son approche de la solidarité internationale.

La première transition consiste en un rejet de l’idée de l’imminence de la révolution et de la construction d’une seule organisation qui appelle à reconnaitre sa direction[11]. En l’absence d’un combat corps à corps avec les dominants, on peut donner plus d’espace aux nuances, aux débats et aux désaccords. L’avenir de la révolution ne se joue pas dans l’heure. Plus encore, on voit Pierre adhérer à l’idée que ces nuances et cette profondeur de compréhension participent de la transformation sociale.

C’est probablement là qu’intervient la deuxième transformation, un virage vers l’information en tant que telle. Le problème des organes d’information dominants n’est plus seulement perçu comme le résultant d’une fausse analyse, mais bien comme le produit d’un silence, d’un manque d’information exacte sur un sujet. Suivant ce constat, choisir de parler de façon intelligente, précise et mesurée d’un sujet ignoré par les organes d’information dominants constitue une participation valable à la bataille des idées. Ainsi, Pierre œuvre-t-il à la mise sur pied de centres de recherche comme le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA). Leurs bulletins et d’autres publications font connaitre la réalité des guerres impérialistes et de l’exploitation dans diverses régions du monde dont les médias dominants du Québec ne parlent pas.

Ce virage s’explique entre autres à partir de l’aversion que Pierre développe envers les prises de position internationales des marxistes-léninistes québécois qui reprennent les positions chinoises officielles, quitte à devenir bêtes – la critique d’Allende comme produit de l’impérialisme soviétique – ou carrément immoraux – l’appui à Pol Pot ou à Mobutu[12]. Cependant, l’expérience de la construction de réseaux fondés sur l’expertise, l’estime pour la compréhension subtile et l’amour du travail de recherche bien fait y sont aussi de toute évidence pour quelque chose[13].

Son aventure en solidarité internationale amène également Pierre Beaudet à participer à des stratégies qui dépassent la seule scène de l’extrême gauche québécoise. Quand il contribue à faire venir au Québec Jane Fonda pour parler du Viêt Nam ou Desmond Tutu et Thabo Mbeki pour parler de la situation sud-africaine, Pierre participe parfois à contraindre les gouvernements québécois et canadien à modifier leur action[14].

On peut aussi voir cette stratégie plus grand public à l’œuvre lors de la création de l’organisation Alternatives et de la publication de son journal inséré dans Le Devoir à partir de 1994. Dans le premier numéro, Michel Lambert, grand complice de Pierre Beaudet à l’époque, écrit que la parution de ce journal sera le « premier moyen d’action » d’Alternatives. Ce premier éditorial porte d’ailleurs entièrement sur la question du discours dominant :

Partout, dans les pays industrialisés autant que dans les pays en voie de développement prédomine un seul discours : l’argent roi, le profit maitre et le déficit honteux. Partout, des hommes et des femmes, toujours plus nombreux, paient de leur vie, de leur santé, de leur éducation pour cette obsession. L’humanité se mutile au nom d’une économie et d’un productivisme qui ravalent les individus au niveau d’une simple matière première d’un objet jetable après usage, d’une marchandise qu’on magasine et qu’on méprise[15].

On voit ici la centralité que le discours occupe désormais dans la stratégie de Pierre. Nos adversaires politiques créent un discours qui sert leurs intérêts et convainc la majorité, mais qui contribue surtout à créer les rapports de domination. Pour les combattre, il faut faire entendre une voix d’opposition crédible et forte, à partir de nos propres instruments de diffusion.

Cette nouvelle approche de la bataille des idées a participé à renouveler la gauche. Alternatives et d’autres organisations créées ou profondément transformées à l’époque ont structuré une proposition intellectuelle cohérente qui a constitué une proposition programmatique de gauche cohérente par-delà le centrisme du Parti québécois.

L’altermondialisme, un féminisme renouvelé, un mouvement étudiant de nouveau combatif et une pensée écologiste qui critique le capitalisme en constituent les idées de base. L’attention aux nuances, le souci d’informer et la volonté de s’adresser à un large public auront permis de créer une vision du monde en contrepoint de la pensée dominante d’alors.

Les Nouveaux Cahiers du socialisme, La Grande Transition, le Forum social québécois

La structuration et les succès relatifs de la gauche dans les années 2010 ont été rendus possibles grâce à cette base commune. Pierre, non content d’avoir participé à donner une structure de fond au développement d’une gauche propre au Québec du XXIe siècle, a encouragé ceux et celles qui adhéraient à cette structure idéologique à aller au bout de ses conséquences logiques et à adopter des positions radicales, notamment en ce qui concerne l’écologie et la lutte contre le capitalisme. Son engagement dans les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) en est un bon exemple.

Dans l’éditorial qui ouvre le premier numéro des NCS en 2009, on lit :

Dans le sillon de la Marche des femmes, du Sommet des peuples des Amériques, du Forum social québécois et des grandes luttes étudiantes, populaires et syndicales des dernières années se profile également un ensemble de résistances. De ces luttes émergent de nouvelles perspectives qui conjuguent les aspirations historiques des mouvements anticapitalistes à celles des « nouvelles » expressions de la lutte sociale comme le féminisme, l’écologie politique, l’altermondialisme[16].

On peut lire ici une certaine synthèse. La volonté de radicaliser les luttes de gauche vient non plus contredire mais enrichir l’idée d’un message destiné au grand public. Il nous faut des outils de propagande qui nous permettent de parler à tout le monde, mais il nous faut aussi des publications où discuter de la cohérence interne de notre mouvement. Les NCS ont donné à la gauche un lieu de débat théorique, ce qui lui manquait depuis la fin des années 1980.

Mais la cohérence théorique n’apparait pas sans débats et sans réseaux et Pierre était bien conscient de ces éléments essentiels de la bataille des idées. En participant à la création du Forum social québécois et ensuite à celle de La Grande Transition, il a contribué à mettre sur pied une structure où les gens de gauche se reconnaissent, échangent, débattent et définissent la gauche québécoise. Grâce à ces lieux communs, nous savons que nous sommes ensemble, que nous sommes de la même famille malgré nos chicanes et nos différences. Grâce aux réseaux qui s’y créent, les plus jeunes peuvent s’intégrer à nos organisations et institutions. De même, Pierre proposait d’inscrire la gauche québécoise dans des contextes internationaux où il est possible de partager des luttes et des analyses.

État de la bataille lors du décès de Pierre Beaudet

Alors que Pierre nous a quittés, comment va la bataille idéologique au Québec ? Le premier constat, c’est que la structure idéologique fondamentale de la gauche québécoise que Pierre a contribué à mettre sur pied dans les années 1990 a permis des avancées. Ces avancées ont d’abord été organisationnelles. Une génération de nouvelles organisations de gauche fondées sur ces principes a vu le jour au début des années 2000, entre autres Québec solidaire, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). D’autres organisations ont adapté leur discours de façon à épouser les contours de cette structure idéologique. Grâce à ces nouvelles capacités organisationnelles, les gains ont ensuite été décisifs. D’abord la consolidation d’un « peuple de gauche » – expression chère à François Cyr (1952-2012), un autre complice de Pierre – qui prend l’habitude de voter pour un parti de gauche, mais aussi de s’impliquer dans de nouvelles organisations. Enfin, à partir de la crise de 2008, je crois qu’on peut aussi parler d’un déplacement à gauche de la fenêtre d’Overton[17], ce qui est en partie le résultat de cette consolidation idéologique. Le discours public et politique est aujourd’hui structuré en bonne partie sur les enjeux dont Pierre Beaudet et d’autres faisaient la promotion dans les années 1990. Ce discours est le discours officiel d’opposition aux groupes dominants ; la population le sait et une partie d’elle y adhère. Comment transformer cette adhésion partielle en hégémonie au sens gramscien ? La question reste entière.

Dans des discussions que nous avons eues à l’automne 2020 et au début de l’hiver 2021, Pierre était très animé par l’idée d’une consolidation et d’une coordination plus forte de la gauche québécoise. Nous constations tous les deux qu’une grande quantité de travail se faisait en silo, notamment dans la bataille des idées. Nous percevions alors une absence d’objectifs et de stratégie claire vers la transformation sociale. En fait, les lieux où toute la gauche se rejoint pour faire ces débats et donner cette direction n’existent pas vraiment. Lors de ces échanges, Pierre était convaincu qu’avancer en rangs dispersés ne nous permettrait pas de faire les gains nécessaires pour franchir la prochaine étape de la bataille des idées.

Qui sont les Pierre Beaudet de demain ? Où se trouvent ces petites mains qui structurent dans l’ombre des organisations qui permettent à notre mouvement de grandir ? Ces nouvelles personnes devront nous convaincre d’abandonner un certain confort pour nous donner les moyens de nos ambitions et, grâce en partie à Pierre, nous avons de très grandes ambitions.

Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 51.
  2. Ibid.
  3. Anonyme, « Préface », Mobilisation, vol. 1, n° 1, 1969.
  4. Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 145.
  5. Ibid., p. 156-158.
  6. Anonyme, « Pourquoi une revue militante ? », Mobilisation, vol. 2, n  1, janvier 1973, p. 6-7.
  7. Anonyme, « Une évaluation du travail idéologique à partir de textes militants », Mobilisation, vol. 2, n° 4, avril-mai 1973, p. 28 et Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 153.
  8. Équipe de la Librairie progressiste, « Le rôle de la propagande dans la construction du parti révolutionnaire », Mobilisation, vol. 2, n° 5, 1973, p. 24-25.
  9. SUCO (Service universitaire canadien outre-mer, maintenant Solidarité, union, coopération) est un organisme de solidarité internationale établi à Montréal depuis 1961.
  10. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Montréal, Varia, 2018, p. 61-62.
  11. Ibid., p. 57-58.
  12. Ibid., p. 126.
  13. Ibid., p. 141-146.
  14. Michel Lambert, « Le veau d’or », Alternatives, vol. 1, n° 1, novembre 1994.
  15. Collectif d’analyse politique, « Pourquoi les Nouveaux Cahiers du socialisme ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, vol. 1, n° 1, 2009, p. 8.
  16. NDLR. Introduite par le sociologue américain Joseph P. Overton au cours des années 1990, la notion de fenêtre d’Overton, aussi appelée fenêtre de discours, désigne la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend une gamme de politiques qu’un politicien peut proposer sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique. D’après Wikipédia.

Pierre Beaudet et la revue Mobilisation : une méthode d’enquête originale

8 avril 2023, par Rédaction

Au printemps 1972, Pierre Beaudet et d’autres camarades fondent la Librairie progressiste, au coin des rues Ontario et Amherst, aujourd’hui Atateken[1]. Ils et elles se procurent de petites presses de calibre commercial et achètent des livres de toutes les tendances de la gauche radicale, puis organisent une fête pour l’ouverture du lieu. La nouvelle librairie devient vite un point de repère pour la gauche en ébullition. De jeunes syndicalistes viennent s’y procurer des ouvrages sur l’économie politique ou sur les mouvements de grève qui secouent le monde. Des professeur·e·s de cégep y font imprimer le Manifeste du Parti communiste[2] qui figure dans leur plan de cours. La Librairie progressiste est aussi un lieu de rencontre. On vient y faire un tour :

En principe pour acheter des livres. Mais aussi pour se donner rendez-vous, débattre, élaborer des concertations et des stratégies, et s’engueuler aussi, de manière plus ou moins polie. C’est une sorte de café sans café, d’espace politique ouvert à presque tous les vents[3].

Une des initiatives les plus intéressantes associées à la Librairie progressiste est la publication de la revue Mobilisation. Fondée en tant qu’organe du Front de libération populaire (un petit groupe militant issu d’une scission de l’aile gauche du Rassemblement pour l’indépendance nationale), elle connait une refonte en 1972, sous la direction de Pierre Beaudet et de ses camarades de la librairie. Mobilisation se conçoit comme une revue marxiste œuvrant à l’édification du parti du prolétariat. Elle souhaite accueillir des militantes et militants de différents milieux et renforcer les liens entre les groupes et les individus progressistes.

La revue publie des textes d’analyse politique et des articles de fond sur les enjeux internationaux. On y traite par exemple de la lutte de libération en Angola ou du mouvement révolutionnaire au Chili. Mais l’aspect le plus important de Mobilisation est son travail de réflexion approfondie sur les étapes de la liaison entre les intellectuel·le·s et le mouvement ouvrier. Dans ce texte, je souhaite présenter la méthode d’enquête de Mobilisation, une approche originale qui consiste à combiner la description détaillée d’un milieu, l’analyse de l’inscription de ce milieu dans un système plus vaste, la réflexion critique sur les actions militantes posées dans ce milieu et la prise en compte des leçons à en tirer pour agir ailleurs. Loin d’avoir un intérêt purement historique, ces considérations sur la revue Mobilisation me semblent avoir une pertinence aujourd’hui, pour tenter de reconstruire le lien entre la gauche et les personnes des classes populaires.

Un contexte bouillonnant

La nouvelle mouture de Mobilisation, à partir de 1972, émerge dans un climat politique orageux, dont l’atmosphère est bien saisie par le documentaire 24 heures ou plus de Gilles Groulx[4]. De 1963 à 1968, la revue Parti pris et le Rassemblement pour l’indépendance nationale contribuent à populariser l’idée d’indépendance. En 1968, la fondation du Parti québécois soulève bien des espoirs. Mais à son premier test électoral, au printemps 1970, le nouveau parti ne fait élire que sept députés, malgré 23 % des voix. Cette distorsion du système électoral convainc plusieurs jeunes militantes et militants que la voie parlementaire est un cul-de-sac. À gauche, certaines et certains se méfient aussi déjà de ce parti dont beaucoup de membres sont issus de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

À Montréal, depuis le milieu des années 1960, des comités de citoyennes et citoyens s’activent pour revendiquer des améliorations à la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Ils demandent – et obtiennent parfois – de nouvelles infrastructures : coopératives d’habitation, centres communautaires, écoles, etc. Forts de ces gains, mais conscients des limites de leur action, ils décident de se coaliser pour agir à l’échelle municipale. En collaboration avec les syndicats, particulièrement la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui adopte des positions de plus en plus radicales, ils se transforment en comités d’action politique (CAP) et forment le Front d’action politique (FRAP)[5], un parti municipal opposé à l’administration Drapeau.

La campagne électorale municipale se déroule à l’automne 1970… en même temps que l’enlèvement de James Cross et de Pierre Laporte par le Front de libération du Québec (FLQ) et la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau[6]. Le FRAP, associé injustement au FLQ, subit un échec cuisant. Pour beaucoup de militantes et militants des CAP, cette défaite est interprétée comme le signe que le FRAP n’avait pas un ancrage populaire assez solide. De même, face à l’ampleur de la répression militaire et policière, il devient évident pour plusieurs que l’action armée clandestine du FLQ n’est pas la voie à suivre, puisqu’elle est peu soutenue par la population.

Ces évènements se déroulent durant une période où le nombre de conflits de travail dans la province ne cesse d’augmenter, au point où, au milieu des années 1970, le Québec devient avec l’Italie une des nations occidentales où la conflictualité ouvrière est la plus grande. Les travailleuses et travailleurs obtiennent des augmentations de salaire et des améliorations de leurs conditions de travail, en plus d’expérimenter de nouvelles formes de lutte et d’exprimer une certaine aspiration au contrôle de leurs milieux de travail. Le point culminant de cette mobilisation syndicale est la grève du Front commun du secteur public au printemps 1972[7], qui reste encore aujourd’hui l’une des principales grèves de l’histoire du Québec.

Dans l’esprit de bon nombre de militantes et militants de gauche, dont une forte proportion est composée d’étudiantes et étudiants de cégep ou d’université, ces évènements se conjuguent et indiquent la direction à prendre : il faut se lier davantage à la classe ouvrière. Les groupes qui collaborent avec Mobilisation – le CAP Saint-Jacques, le CAP Maisonneuve, le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ) et plusieurs autres plus petits groupes – partagent tous une lecture marxiste des qui les invite à créer des liens plus solides avec les travailleurs et les travailleuses.

L’élaboration d’une méthode d’enquête à partir du conflit à l’entreprise Rémi Carrier

Le 9 novembre 1971, une quarantaine de travailleurs et travailleuses de Rémi Carrier, une petite usine de rembourrage située sur la rue Ontario, dans l’est de Montréal, débraient pour protester contre le congédiement injuste de cinq de leurs camarades impliqués dans la campagne de syndicalisation de l’entreprise. Quand les militantes et militants du CAP Maisonneuve entendent parler du conflit dans les journaux, ils y voient une occasion de mettre en pratique leur volonté de renforcer les liens avec des ouvriers et des ouvrières. Bien accueilli·e·s sur la ligne de piquetage, les membres du CAP se joignent à la lutte et y acquièrent rapidement un rôle de direction.

Les militantes et militants du CAP Maisonneuve mènent également une enquête sur Rémi Carrier qui débouche sur la publication du dossier On s’organise, diffusé dans d’autres usines et dans les milieux étudiants. Ce texte d’une trentaine de pages a été écrit à la suite de deux semaines de rencontres entre les membres du CAP et deux groupes de dix travailleurs et travailleuses. Le dossier décrit en détail les opérations de production à l’usine. Cette description permet d’une part de montrer comment les travailleuses et les travailleurs sont divisés dans le processus de production, ce qui nuit à leur unité politique. Elle permet d’autre part de mieux comprendre comment fonctionne l’exploitation, en se servant de l’exemple concret de l’usine de rembourrage pour présenter des concepts de base du marxisme, comme le profit et la force de travail.

En juin 1974, deux ans après la fin du conflit, Mobilisation publie un dossier en profondeur qui fait le bilan de la grève à Rémi Carrier. Le texte dense reprend et approfondit certains éléments du dossier On s’organise, mais il y ajoute une description chronologique de la lutte, accompagnée de réflexions critiques sur les succès et les échecs du travail militant effectué durant la grève. Les textes de Mobilisation ne sont pas signés, mais Pierre Beaudet m’a confirmé qu’il était le principal auteur de ce dossier. L’écriture a représenté un travail de longue haleine appuyé sur des rencontres avec les principaux protagonistes de la lutte. On suppose aussi que Pierre a lui-même participé de près ou de loin aux actions de soutien à la grève, ou du moins qu’il en a suivi attentivement le déroulement avec ses camarades du CAP.

Le texte « La lutte des travailleurs de Rémi Carrier » débute par une analyse du développement des forces productives dans l’entreprise. L’usine de 75 employé·e·s à la production est en pleine expansion, grâce notamment à un contrat de Bombardier pour la fabrication de bancs de motoneige. En décrivant l’évolution et le fonctionnement de l’entreprise, Mobilisation souhaite expliquer comment le patron parvient à maintenir l’exploitation, par exemple en embauchant des jeunes et des femmes qu’il se permet de payer moins cher, ou encore en congédiant les employé·e·s dès qu’ils et elles acquièrent de l’expérience. Cette pratique entraine un taux de roulement élevé qui mine les efforts de syndicalisation[8]. Ces réflexions sur l’organisation interne de l’entreprise Rémi Carrier s’accompagnent aussi d’une analyse du rôle que les petites entreprises jouent dans l’économie capitaliste. Chargées de fabriquer des produits dont le taux de profit est bas et forcées de se concurrencer entre elles pour obtenir des contrats de joueurs plus gros, elles sont souvent amenées à surexploiter leur main-d’œuvre[9].

Après la description de l’entreprise Rémi Carrier, le texte de Mobilisation est structuré autour du récit chronologique de la grève, qui s’est étalée de novembre 1971 à avril 1972. Tout au long du récit, on fait ressortir les aspects positifs et les aspects négatifs de l’intervention des militantes et militants du CAP. On souligne ainsi que l’implication du CAP et ses efforts de sensibilisation auprès de différents groupes ont permis aux employé·e·s de Rémi Carrier d’obtenir des dons en argent et du soutien sur la ligne de piquetage, entre autres[10]. En même temps, on relève, parfois de manière sévère, les erreurs tactiques et stratégiques des membres du CAP. On affirme par exemple qu’en essayant de recruter les travailleurs les plus conscientisés dans les CAP, on les a isolés de leurs collègues. On mentionne aussi que le dossier On s’organise n’était pas suffisamment accessible pour la plupart des ouvriers et des ouvrières[11].

Le conflit à Rémi Carrier se solde en principe par une victoire. Le syndicat a été reconnu et les employé·e·s congédiés ont été réembauchés. Toutefois, durant la grève, la production, qui n’a jamais été interrompue complètement, a été réorganisée, de sorte que la moitié des ouvrières et ouvriers sont mis à pied. En pratique, il ne reste donc à peu près rien de la mobilisation exemplaire des grévistes de l’usine.

De cette première expérience de liaison avec la classe ouvrière, les militantes et militants du CAP tirent la leçon qu’au lieu de soutenir les luttes ouvrières de l’extérieur, il vaut mieux être présent à l’intérieur même des milieux de travail. Leur objectif est de mieux connaitre la réalité ouvrière et de créer au sein des entreprises des structures qui permettent aux plus politisé·e·s de rester en contact avec leurs collègues, plutôt que de se couper d’eux et elles en intégrant une organisation comme le CAP. La grève à Rémi Carrier constitue donc un des points de départ du processus d’implantation de militantes et militants en usine et dans les hôpitaux qui marque le mouvement marxiste-léniniste durant les années 1970.

En phase avec ce virage vers la classe ouvrière, le dossier de Mobilisation sur Rémi Carrier inaugure une méthode d’enquête caractérisée par les traits suivants :

  • Penser dans l’action. Les militantes et militants des groupes proches de la revue sont encouragés à s’implanter dans des milieux de travail ou à s’investir dans des projets dans les quartiers populaires. Les textes de la revue se veulent donc directement liés à ces expériences concrètes. Ils sont écrits par les acteurs de ces initiatives ou en collaboration étroite avec eux.
  • Faire l’analyse sociale, économique et politique d’un milieu pour en extraire une meilleure compréhension des facteurs qui facilitent ou entravent l’intervention militante.
  • Faire un bilan de pratique qui intègre une réflexion critique sur les bons coups et les erreurs commises durant une lutte.
  • Tirer des leçons de cette analyse pour infléchir la pratique militante, y compris en envisageant de changer de modèle d’organisation ou de milieu d’implantation si cela parait plus propice à l’action.

Une méthode d’enquête transposée à d’autres milieux de travail

La méthode d’enquête élaborée à partir de Rémi Carrier est reprise par la suite dans d’autres numéros de Mobilisation, notamment par des militantes et militants qui rendent compte de leurs premières tentatives d’implantation en milieu ouvrier. Par exemple, deux militants racontent comment, pendant deux ans, ils se sont impliqués dans la syndicalisation d’une petite usine du quartier Saint-Michel. La description de l’entreprise et de ses travailleurs permet de saisir les défis de l’organisation politique dans ce milieu : on constate en effet que les ouvriers sont divisés en fonction de leur âge, de leur poste et de leur origine ethnique[12]. L’explication du déroulement de la campagne de syndicalisation met en lumière le rôle d’adversaire que peuvent jouer les conseillers permanents des centrales syndicales dans certains contextes. Comme à Rémi Carrier, les travailleurs de l’usine de Saint-Michel mènent une grève victorieuse, mais le taux de roulement élevé et le paternalisme patronal amoindrissent considérablement les gains militants.

En vue des négociations collectives du secteur public de 1975-1976, Mobilisation publie des textes qui effectuent un retour critique sur le Front commun de 1972 et appellent à un « front commun à la base » pour les prochaines négociations[13]. L’analyse que fait Mobilisation du rôle du système hospitalier dans l’économie capitaliste justifie que des militantes et militants marxistes s’implantent dans ce secteur et y consacrent beaucoup d’énergie, alors que leurs homologues d’autres pays ont souvent tendance à négliger les milieux non industriels. De plus, Mobilisation insiste sur les efforts de l’État pour opposer les travailleurs et les travailleuses du secteur public à ceux et celles du secteur privé, ce qui incite les militantes et militants de gauche à élaborer un discours axé sur l’unité entre les différentes fractions de la classe ouvrière.

Dans les textes de la revue, l’analyse socio-économique et la réflexion stratégique se nourrissent donc mutuellement. Leur imbrication permet d’identifier les échecs qui relèvent d’obstacles structurels ou contextuels et ceux qui relèvent d’erreurs militantes. Ainsi, il est possible pour les militantes et militants d’apprendre de leurs erreurs afin de ne pas les reproduire, par exemple produire du matériel de mobilisation qui vulgarise mieux leurs analyses pour s’ajuster au niveau de compréhension des ouvriers et des ouvrières qu’ils côtoient. Il est aussi possible de concevoir des manières de contourner les obstacles structurels auxquels ils et elles font face. Par exemple, après les expériences de Rémi Carrier et de Saint-Michel, les militants et militantes font le constat que les petites entreprises sont trop précaires et trop fragiles pour y faire du travail politique et syndical durable. Ils décident donc de s’orienter plutôt vers les grandes usines et les hôpitaux, « où les conditions de stabilité et d’organisation sont plus propices pour un travail politique prolongé[14] ». Cet aller-retour entre l’action et l’analyse permet donc de s’ajuster aux conditions concrètes.

Une démarche encore actuelle

En 2019, le processus de production du numéro 22 des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) – « Valleyfield, mémoires et résistances » – a fait ressortir la persistance d’une culture militante forte dans cette ville industrielle encore aujourd’hui. Valleyfield s’est construite autour de l’usine de la Montreal Cotton, pendant un temps la plus grande usine de textile au Canada, où, en 1946, une grève victorieuse de 100 jours contre les patrons, les briseurs de grève et la police du premier ministre Maurice Duplessis a eu un retentissement important. Dans les années 1970, plusieurs jeunes militantes et militants, inspirés par cette grève héroïque, se sont impliqués dans les syndicats industriels de la région.

En juillet 2021, Pierre Beaudet a voulu poursuivre l’enquête entamée en 2019 par le dossier des NCS sur Valleyfield et pour explorer davantage ce qu’il reste de la tradition syndicale de la ville. Le dossier des NCS avait interrogé principalement des intellectuel·le·s et des militantes et militants de longue date. En 2021, Pierre proposait de faire des entrevues en profondeur avec des travailleurs et travailleuses « de la base » pour comprendre quelle est la condition ouvrière aujourd’hui. Ces rencontres auraient inclus à la fois des responsables syndicaux et des employé·e·s peu ou moins engagés, pour saisir aussi ce qui freine l’implication des travailleurs et travailleuses de la base. Les personnes participantes auraient pu relire le texte final pour s’assurer qu’il reflète bien leur pensée et leurs aspirations. La démarche se serait conclue par une table ronde « sur cette condition ouvrière, sur les espoirs et les luttes, et aussi les obstacles ».

En un sens, Pierre revenait par ce projet à la méthode d’enquête qu’il avait contribué à créer à l’époque de Mobilisation. Il s’agissait d’aller sur le terrain avec ouverture pour explorer un milieu sous toutes ses dimensions, avec la participation pleine et entière des protagonistes de ce milieu. L’objectif était aussi de mettre nos capacités de rédaction au service de personnes qui sont actives dans leur milieu, mais qui n’ont pas nécessairement la plume facile. En d’autres mots, il s’agissait d’utiliser l’écriture pour mettre en forme et synthétiser la parole des gens et rendre visible leur expérience de la vie quotidienne, afin de voir ce qui peut en surgir. Menée dans une diversité de milieux, une telle démarche d’enquête pourrait peut-être faire émerger de nouvelles pistes d’action.

Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Pour plus de détails sur l’histoire de Mobilisation et sur son rôle dans l’émergence du mouvement marxiste-léniniste québécois, voir le premier chapitre de ma thèse de doctorat, disponible en ligne. Guillaume Tremblay-Boily, Le virage vers la classe ouvrière. L’implantation et l’engagement des marxistes-léninistes québécois·es en milieu de travail, Montréal, Université Concordia, 2022.
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848.
  3. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 130-132.
  4. Gilles Groulx, 24 heures ou plus, documentaire politique, ONF, 1973.
  5. Sur l’expérience du FRAP telle que vécue par son président, voir Paul Cliche, Un militant qui n’a jamais lâché. Chronique de la gauche politique des années 1950 à aujourd’hui, Montréal, Varia, 2018, ainsi que Pierre Beaudet, « L’entrevue : Paul Cliche », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 13, 2015.
  6. Pour un récit de ces évènements, voir entre autres Éric Bédard, Chronique d’une insurrection appréhendée. Jeunesse et crise d’Octobre, Québec, Septentrion, 2020.
  7. En 1972, les trois grandes centrales syndicales (la Fédération des travailleurs du Québec, FTQ, la Confédération des syndicats nationaux, CSN, la Centrale de l’enseignement du Québec, CEQ) forment pour la première fois un front commun face au gouvernement dans le cadre des négociations du secteur public et parapublic. Au mois d’avril, les travailleuses et travailleurs du Front commun déclenchent une grève générale illimitée, mais ils rentrent au travail à la suite de la promulgation d’une loi spéciale. Or, quand un juge ordonne l’emprisonnement des chefs des trois centrales pour avoir incité leurs membres à défier des injonctions, cela entraine une vaste grève spontanée. Des centaines de milliers de personnes du secteur privé et du secteur public protestent contre cet outrage, ce qui amène le gouvernement à faire des concessions majeures aux syndiqué·e·s. De plus, dans certains endroits au Québec, dont Sept-Îles, les travailleuses et travailleurs expérimentent des formes d’autogestion.
  8. « La lutte des travailleurs chez Rémi Carrier » Mobilisation, vol. 3, n° 8, 1974a, p. 3.
  9. Ibid., p. 16.
  10. Ibid., p. 10.
  11. Ibid., p. 7.
  12. « La syndicalisation dans une petite usine », Mobilisation, vol. 3, n° 9, 1974b, p. 3.
  13. « Pour un Front commun à la base », Mobilisation, vol. 4, 1975, n° 8.
  14. Mobilisation, 1974a, op. cit. p. 17.

« On a raison de se révolter » – Regard sur la contribution intellectuelle, politique et militante de Pierre Beaudet

7 avril 2023, par Rédaction

Notre compagnon de vie, ami et camarade Pierre Beaudet, est parti sans prévenir, à 71 ans, le 8 mars 2022. Quelques mois à peine avant son décès, il enseignait encore à l’Université du Québec en Outaouais et était retourné à la barre d’Alternatives, cette organisation de coopération et de solidarité internationales qu’il avait contribué à créer en 1994, et qui représente encore aujourd’hui un legs important de son engagement. Ce retour à la direction d’Alternatives qu’il avait quittée en 2006 devait être temporaire, quelques mois ou une année tout au plus, histoire de lui redonner un nouveau souffle. La mort est venue contrecarrer ses plans alors qu’il croyait, et nous avec lui, pouvoir recouvrer la santé et son énergie. Pierre avait des idées plein la tête et des projets qui lui tenaient à cœur. Il rêvait de mettre sur pied un centre de formation politique pour les militantes et militants de différents mouvements sociaux, en particulier pour les plus jeunes. Contribuer à la relève militante et politique de la gauche, ici et à l’international, était un impératif et le restera jusqu’à la fin de sa vie.

Pour témoigner de son parcours, long de plus de cinquante ans au sein de la gauche québécoise et internationaliste, les Nouveaux Cahiers du socialisme ont choisi de lui consacrer ce dossier dont l’objectif est modeste et ambitieux à la fois, un peu à l’image du personnage. Il s’agit d’aller au-delà de l’hommage à son œuvre et à sa vie qui lui a été rendu le 23 avril 2022 lors d’une cérémonie à l’UQAM, son alma mater, pour souligner sa contribution intellectuelle, politique et militante. Les signataires des articles ont côtoyé Pierre, ont milité ou travaillé avec lui, mais là ne sont pas les raisons principales qui ont motivé la constitution de ce dossier.

À la lecture de l’ensemble des textes qui suivent, force est de constater que Pierre Beaudet a occupé une « place à part » dans le village d’Astérix, pour reprendre une expression qui lui était chère pour désigner le Québec, et en particulier la gauche québécoise. C’est pourquoi rendre compte de sa contribution nous apparait comme un devoir de mémoire, mais aussi un « devoir politique ».

En cette période d’hégémonie néolibérale où des organisations de coopération et de solidarité internationales[1] peinent à jouer pleinement leur rôle, s’affaiblissent, voire disparaissent face à des gouvernements pour qui « l’aide internationale » passe essentiellement par le secteur privé, à l’heure où la combativité des organisations sociales et communautaires s’est affaiblie, et enfin à l’heure où l’altermondialisme semble en recul, lire ou relire les écrits de Pierre Beaudet permet de réfléchir en vue de repenser nos analyses, pratiques et stratégies.

Comme bon nombre de jeunes de sa génération, Pierre découvre la vie militante au sein du mouvement étudiant à la fin des années 1960 et 1970, comme le rappelle André Vincent dans l’entrevue qu’il accorde à Milan Bernard, ou encore Ronald Cameron dans son texte « Le parcours d’un combattant ». Malgré son jeune âge et son manque d’expérience politique et militante, il se démarque dans les organisations dans lesquelles il s’engage, comme la Libraire progressiste et Mobilisation, par sa soif insatiable de lectures et de connaissances ainsi que par son volontarisme qui se traduit dans le nécessaire travail d’analyse, de publication et d’action. À l’issue de ce dossier, nous pourrions avancer qu’il s’agit là des trois piliers principaux de la praxis du militant et de l’intellectuel qu’il a été.

Contrairement à un certain nombre de militantes et de militants de la génération des baby-boomers qui ont été membres de partis politiques d’extrême gauche et qui ont abandonné en cours de route, ou qui en sont ressortis désillusionnés, Pierre a maintenu le cap à gauche durant plus de cinquante ans d’engagement actif. À l’encontre de plusieurs de ses camarades de l’époque, il n’a pas eu peur de sortir des sentiers battus, d’adopter une distance critique face à certains dogmes ou face à la « ligne de parti » imposée par telle organisation politique ou tel mouvement comme en fait foi l’entrevue menée avec André Vincent. Loin d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, Pierre cherchait à comprendre les erreurs des pays qui ont tenté l’expérience socialiste, réfléchissait et discutait de la planification démocratique comme le relate le texte de son ancien collègue Munro. Selon Cameron, il n’hésitait pas à revisiter Lénine pour en faire une nouvelle lecture, et pour vulgariser sa contribution afin d’en faire profiter le plus grand nombre de lectrices et lecteurs possible.

Tous les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont saisi l’importance pour Pierre de lier la théorie à la pratique. Comme l’écrit Tremblay-Pepin : « Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante ». À titre d’exemple, à peine âgé de 22 ou 23 ans, Pierre, qui joue un rôle important dans la revue marxiste Mobilisation, propose une méthode d’enquête originale en vue de rapprocher les intellectuel·le·s des classes populaires, nous dit Tremblay-Boily. Cette préoccupation restera sienne tout au long de sa trajectoire.

Toujours dans la perspective de la bataille idéologique qui nécessitait de proposer une vision du monde alternative au discours hégémonique des élites économiques et politiques, Pierre avait aussi le souci de rejoindre le public le plus large possible C’est ainsi qu’il créa ou collabora à la création d’une diversité de publications : des bulletins, des revues comme Mobilisation et les Nouveaux Cahiers du socialisme, le Journal des Alternatives et d’autres encore. Parallèlement, il signait aussi des articles dans les médias traditionnels nationaux ou accordait des entrevues aux chaines de radio ou de télévision publiques ou commencera à intervenir sur des blogues, avec deux objectifs en tête : vulgariser et rendre accessible au grand public la compréhension de conflits géopolitiques complexes et proposer une analyse critique dévoilant le plus souvent le jeu et les intérêts des puissances dominantes. Ses publications ont contribué à amener le « monde » au Québec et, en même temps, il ne perd aucune occasion pour raconter ou expliquer le Québec au reste du Canada comme le rappelle Frappier, ou à l’international, d’où ses collaborations avec Le Monde diplomatique notamment ou avec d’autres publications un peu moins connues.

On retrouve dans ces publications ou ailleurs dans des revues comme Presse-toi à gauche, ses innombrables textes sur les luttes contre l’apartheid et pour la démocratisation de l’Afrique du Sud, la résistance palestinienne contre le sionisme et l’État colonial israélien, les révoltes populaires en Amérique latine ou encore les luttes des mouvements autochtones ici ou ailleurs. Cela incite Hernandez à voir en Pierre un passeur et un « intellectuel frontalier » en mesure de traduire et d’interpréter les analyses et les stratégies de partis politiques ou de mouvements sociaux d’un pays ou d’une région du monde, selon l’histoire et les spécificités du contexte national ou international. Ismé souligne à quel point Pierre a joué un grand rôle dans la mobilisation de la gauche et du secteur progressiste québécois en solidarité avec Haïti : « Il était capable de rendre intelligible pour ses pair·e·s de la société québéoise la réalité complexe des pays du Sud dont Ayiti, loin des raccourcis et des regards réducteurs et discriminatoires de la grande presse ». Il savait ainsi faciliter les échanges et les dialogues entre militantes, militants et intellectuel·le·s de différents pays, ce qui constituait un atout indéniable pour celui qui contribuera à la construction du Forum social mondial, de la Plateforme altermondialiste ou d’autres initiatives misant sur la convergence des luttes.

Un peu dans la même perspective, O’Meara, un camarade sud-africain venu s’établir au Québec, évoque le bagage extensif de connaissances de Pierre sur l’histoire politique de nombreux mouvements de libération nationale, ce qui lui permettait par exemple de dépasser l’exceptionnalisme du cas sud-africain. En dépit de sa modestie et de sa posture politique d’allié des classes populaires, Pierre était aussi un intellectuel de haut niveau. Levy n’hésite pas à en parler comme d’un remarquable spécialiste et « savant des mouvements sociaux » en ce sens qu’il savait lire et interpréter les pratiques et stratégies des mouvements, et il savait proposer des pistes d’action. Ces caractéristiques ont d’ailleurs permis à Pierre d’assurer rapidement un leadership intellectuel et politique dans un certain nombre d’organisations de solidarité internationale dont le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA), le Centre d’études arabes pour le développement (CEAD) et Alternatives, de même qu’au sein du Forum social mondial.

Dès leur première rencontre, Pierre a invité Feroz Mehdi, qui deviendra un de ses grands amis, un camarade et un collègue de travail, « à descendre des montagnes ». Par cette métaphore, Pierre lui a appris à traduire ses idées politiques en projets « pour soutenir nos organisations partenaires à l’étranger, tout en mettant sur pied un programme de mobilisation et d’éducation populaire pour développer de façon durable et continue une conscience politique au Québec ». Hernandez, un collègue de Pierre, estime lui aussi que ce dernier a conjugué tout au long de son parcours, analyse théorique et praxis. Pour reprendre ses mots : « Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle ».

À l’instar de Frappier, plusieurs autrices et auteurs soulignent les grandes qualités de pédagogue de Pierre pour qui la formation de la relève militante était un impératif. Tour à tour, il proposera des stages, des petits contrats ou de nouveaux projets à des jeunes qui se rapprochent d’Alternatives, sans compter les programmes de stages qui ont pris de l’expansion au sein de la programmation de cette ONG. Pierre croyait en la jeunesse et à son rôle dans les luttes et mouvements de transformation sociale et politique. Il faisait confiance aux jeunes et les soutenait dans leurs apprentissages, sans paternalisme. C’est ce que relatent L’Écuyer et Gauthier, tous les deux parmi les premiers stagiaires d’Alternatives. Ils ont recueilli les propos d’autres stagiaires qui ont croisé ou côtoyé Pierre dans les années 1990 et 2000. Il vaut la peine de souligner que, jusqu’à aujourd’hui, il y aurait eu plus de 1500 stagiaires à Alternatives ou au sein d’organismes partenaires dans le Sud global depuis la mise en place de ces programmes de stages, en 1994.

Massiah, un intellectuel et camarade de France avec qui il s’est lié d’amitié surtout autour du Forum social mondial, estime que « l’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires ». Ismé observe, elle aussi, cette grande sensibilité de Pierre aux réalités des luttes du Sud global, dont celles menées en Ayiti. « Son désir sincère de rencontrer l’autre dans une relation horizontale au-delà des divergences était marquant. Pierre, pourtant farouche défenseur de ses idées, a su développer cette capacité rare d’apprendre de l’autre en toute humilité et d’enseigner à l’autre sans arrogance. Il va s’ouvrir, même si avec une certaine réserve, au féminisme, à la décolonialité », dit-elle. Comme l’évoque Massiah, l’internationalisme de Pierre était loin des rigidités et des hiérarchies. Et il adhéra à ce que son ami Vinod Raina a exprimé : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens »

Finalement, Dufour estime à propos de La Grande Transition qu’il s’agit d’une initiative qui « m’apparaît comme une forme d’aboutissement du chemin parcouru par Pierre Beaudet, en apprentissage perpétuel et dans sa volonté de rassembler ou du moins de faire converger les forces vives progressistes pour penser les alternatives, affuter leurs analyses et agir ensemble pour faire barrage à la droite, aux forces néolibérales, au capitalisme débridé, ici et ailleurs ».

Comme en témoigne ce dossier, Pierre a été de plusieurs combats politiques et intellectuels, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur : la lutte des classes, pour reprendre une terminologie devenue moins populaire, le socialisme, la question nationale québécoise et la nécessaire alliance avec la gauche du reste du Canada, le colonialisme, la situation des Autochtones, le racisme, les luttes écologiques qu’il avait découvertes plus récemment et, bien sûr, l’internationalisme et l’altermondialisme. À cela, s’ajoute une panoplie d’autres questions qu’il défendait comme celles des droits économiques et sociaux, les luttes syndicales et féministes. Ce bref portrait est loin d’être exhaustif. Étrangement, la Palestine pourtant si présente dans son cœur et son action est relativement absente de ce dossier. Des contraintes de temps ont limité le nombre de personnes sollicitées, ce qui explique peut-être, mais n’excuse pas, cette lacune.

Malgré cela, nous espérons que ce dossier puisse faire découvrir ce grand intellectuel et militant à des jeunes et moins jeunes, qu’il les invite à lire ou relire certains ouvrages de Pierre, et qu’il les encourage à mettre en pratique les trois piliers de sa méthodologie, soit l’analyse, la production et la diffusion d’information et l’action pour mieux faire face à la crise globale actuelle. Enfin, souhaitons que ce dossier permette de dépasser l’individu et sa singularité, qu’il nourrisse nos réflexions politiques et qu’il contribue à la mémoire collective de la gauche, de l’internationalisme et son corollaire, l’altermondialisme.

Par Anne Latendresse, professeure au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal


NOTE

  1. Surtout celles qui ont une posture critique à l’égard des orientations des gouvernements canadien et québécois.

La criminalisation de l’immigration : comment la droite gagne la bataille des idées

7 avril 2023, par Rédaction

ÉDITORIAL – Au cours des élections québécoises d’octobre 2022, l’immigration et les politiques d’accueil sont devenues l’un des principaux enjeux. La figure de l’immigrant, plus précisément celle de l’immigrant racisé, est devenue l’étranger, celui ou celle qui menace l’existence même de la nation québécoise[1]. Pour le premier ministre François Legault, et pour plusieurs acteurs politiques du Québec, l’immigration est liée au déclin de la langue française et à la disparition des valeurs québécoises[2]. De plus en plus, le gouvernement de la Coalition avenir Québec développe un discours anti-immigrant, à connotation raciste, comme l’ont montré les amalgames énoncés par le ministre Jean Boulet lors de la campagne électorale[3].

Ce discours participe de la criminalisation de l’immigration. Il se diffuse aussi en Europe, notamment en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Lettonie, et plus récemment en Suède et en Italie, où l’extrême droite siège dans les gouvernements ou y détient les rênes.

Les discours et politiques anti-immigration ne sont pas chose nouvelle dans l’histoire occidentale : la fermeture à l’immigration par les États-Unis en 1921, un siècle ou presque avant l’interdiction de voyage (travel ban) de Donald Trump, avait été instaurée à la demande d’une partie du mouvement ouvrier. Ce dernier y voyait alors une façon de renforcer son pouvoir de négociation, en évitant une concurrence par le recours à des personnes particulièrement exploitées et abusées comme le sont les « nouveaux arrivants » en règle générale. Cet évènement a eu des conséquences fort dommageables, car la satisfaction de cette revendication des mouvements ouvriers américains « ferma ce qui avait été une soupape de sécurité “sociale” pour l’Europe au XIXe siècle […] et, selon E.H. Carr, cela prépara leur défaite [celle des mouvements ouvriers européens] et la montée du fascisme[4] ».

Certes, le discours et les mesures répressives ne constituent pas l’équivalent du système d’extermination mis en œuvre par le régime nazi, ni même des camps d’internement lors de la Seconde Guerre mondiale[5]. En ce début du XXIe siècle, si l’immigrant racisé est devenu un danger, la droite et l’extrême droite n’écartent pas toujours la possibilité de l’intégrer, mais selon un processus soit économique, soit identitaire, qui repose essentiellement sur les épaules du nouvel arrivant. Cette personne doit faire la démonstration de vouloir parler et apprendre la langue, le français au Québec, et on attend souvent d’elle qu’elle rejette sa langue maternelle et la culture de son pays d’origine[6]. En France, par exemple, à peine réélus, Emmanuel Macron et son gouvernement ont ouvert la porte à une attaque majeure contre les immigrants et immigrantes, en choisissant la voie de la criminalisation plutôt que de la reconnaissance de leur apport durant la pandémie[7]. Les annonces françaises sur le projet de loi en préparation indiquent une aggravation de la précarité en rendant les immigrantes et les immigrants plus vulnérables et donc corvéables à merci dans les « secteurs d’activité en tension », qui sont en fait les secteurs qui subissent une pénurie de main-d’œuvre, faute d’offrir des conditions de travail correctes.

L’idéologie de l’extrême droite fait ainsi son chemin. Certes, cette idéologie ne se réduit pas aux discours anti-immigrant; elle articule aussi un discours, des pratiques et des lois rétrogrades et répressives envers les femmes, les membres des communautés LGBTQ+, les minorités ethniques, etc. Son discours et ses actes sont aussi intersectionnels.

Cependant, c’est sur la question de l’immigration, pierre de touche de la gestion mondialisée des flux de main-d’œuvre, que l’extrême droite bénéficie du soutien des classes dirigeantes : même chez les gouvernements d’Europe où l’extrême droite n’est pas présente ni nécessaire à l’obtention d’une majorité, ses idées sur ce sujet sont reprises et mêmes affinées, en s’appuyant sur un appareil à la fois politique, économique et médiatique similaire d’un pays à l’autre, et en recourant à des réseaux de diffusion institutionnalisés, l’OCDE notamment, ou à des think tanks entre nations. Par exemple, certains débats qui se font en France migrent quasi instantanément vers le Québec. Des commentateurs et chroniqueurs à l’emploi de médias détenus par les plus grandes fortunes de leur pays respectif, et parfois proches des partis politiques ou même des politiciennes et politiciens eux-mêmes, agissent comme relayeurs, facilitant ainsi la diffusion et l’expression de ces idées sur l’immigration, entre autres.

Tout courant idéologique correspond à une lecture de la réalité socio-économique et des rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent. Le parallèle avec les années 1930 peut ainsi être prolongé, car l’époque actuelle partage de nombreuses caractéristiques avec cette dernière et les années « folles » qui l’ont précédée et préparée. D’une part, le capitalisme a renoué avec la profitabilité mise à mal par l’extension du compromis fordiste, en misant cette fois encore sur la financiarisation de l’économie, les avancées technologiques et le retour ou l’aggravation de la marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. D’autre part, les conflits sociaux se sont intensifiés depuis 2011, ce qui exacerbe la crise de légitimité que traverse le système-monde capitaliste dans la lignée de celle des États-Unis[8].

Cette situation nourrit les stratégies de court terme de la part des classes dirigeantes. L’illustration actuelle la plus flagrante est la réponse à l’inflation, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt au profit des détenteurs de patrimoine et des entreprises financiarisées au lieu de réduire les inégalités et l’appauvrissement et de développer des politiques de transition énergétique écologique[9]. Cette stratégie à courte vue motivée par la préservation du profit et du pouvoir permet en partie d’expliquer comment la droite peut flirter avec l’extrême droite en espérant ramasser quelques voix par-ci par-là, et prendre le dessus. Mais l’extrême droite devient en fait la droite de référence, car la politique traditionnelle de la droite disparait derrière un programme économique et le discours néolibéral.

Il ne fait aucun doute que cette capacité du capitalisme de se reproduire en surfant sur les vagues portées par les classes dirigeantes les plus réactionnaires repose aussi sur le fait qu’il domine le discours[10] et imprègne la vie sociale sous tous ses aspects. Toutefois ce système et la rhétorique faisant de l’immigration un problème difficile à gérer n’ont jamais été remis en question par la gauche traditionnelle et par celle qui participe à des élections. Pire, cette dernière a tendance à rejeter sur les classes populaires la responsabilité de la montée de l’extrême droite et de ses idées, ce qui la dédouanerait de flirter avec le cadre néolibéral pour aller chercher des voix ailleurs.

Or, si les régimes fascistes des années 1930 semblent avoir bénéficié d’un soutien des masses – soutien au sujet duquel on oublie souvent de mentionner qu’il a été acquis par la terreur des milices et des méthodes d’intimidation, de harcèlement et même d’assassinats que l’on voit renaître avec effroi au Brésil ou aux États-Unis chez les partisans de Jair Bolsonaro et de Trump –, il s’est aussi construit sur la débâcle de la gauche. Socialistes et communistes allemands étaient plus pressés de s’affronter, y compris physiquement, que de s’allier contre la menace nazie. De leur côté, les communistes espagnols, et surtout staliniens, ont préféré liquider les anarchistes plutôt que de s’allier avec eux contre Franco.

Voilà le dernier trait similaire entre les deux périodes, cette incapacité de la gauche à s’opposer et à proposer sa lecture de la situation face aux idées réactionnaires. Non pas qu’au XXIe siècle, elle se divise de façon excessive ou s’entretue. Avec l’appui des classes moyennes aisées, la social-démocratie a plutôt consenti à accepter le cadre économique forgé par la droite. Maintenant, plutôt que de se décider à reconnaitre que c’est ce qui a contribué à banaliser le néolibéralisme en le présentant comme insurmontable, en reprenant le discours sacré sur le développement économique et la croissance – pourtant incompatible avec la protection de l’environnement comme nous le savons aujourd’hui – pour « rassurer les marchés », la gauche, ses organisations traditionnelles et ses partis, parfois même étiquetés comme radicaux, rendent responsables de ses propres égarements les classes populaires qui leur font défaut. Non parce que celles-ci sont (effectivement) désillusionnées et s’abstiennent en grand nombre, mais parce qu’elles seraient peu éduquées et donc « naturellement » sensibles aux sirènes d’extrême droite. Comme si le racisme était une affaire individuelle et non pas un rapport de pouvoir et de domination inscrit dans les institutions et les biais inconscients.

Cette représentation aberrante à l’heure de l’élévation générale, à l’échelle planétaire, des niveaux d’instruction a préséance contre les faits eux-mêmes. Car, que l’on regarde au Chili, au Brésil[11], aux États-Unis, en Grèce, ceux et celles qui sauvent la démocratie ou lui rendent ses lettres de noblesse ne sont pas les classes moyennes aisées, mais les classes populaires, en manifestant massivement contre les traitements discriminatoires et liberticides envers les immigrantes et les immigrants[12], ou en se rendant malgré tout aux urnes pour infliger une défaite aux dictateurs en herbe. D’ailleurs, plusieurs études récentes confirment que le comportement électoral des classes populaires ne se distingue guère du reste de la population, si ce n’est par une plus grande abstention, sauf de la part d’un noyau conservateur actif[13].

En déniant la réalité des résistances populaires et leur radicalité, la gauche traditionnelle, ou celle qui joue le jeu électoral, laisse le champ libre aux idées d’extrême droite et de droite. Elle se contente de reprendre le modèle libéral, parlant de la nécessité de construire un « modèle d’immigration » pour donner le gout du français et de la culture québécoise aux nouvelles et nouveaux arrivants, et essayant de vanter l’immigration comme solution pratique de dernier recours, pour faire face aux difficultés de rétention de la main-d’œuvre de la part des entreprises. Les propositions de Québec solidaire pendant la campagne électorale étaient loin de remettre en question ce discours utilitaire et économique sur l’immigration.

Nous devons rompre avec ce cercle vicieux. C’est de courage moral dont nous avons besoin pour énoncer sur la scène politique qu’il faut accueillir dignement les immigrants en tant que citoyennes et citoyens, et non en les réduisant à une force de travail; pour régulariser les sans-papiers; pour favoriser les relations interculturelles. Il faut également avoir le courage de dénoncer la domination impérialiste occidentale sur les pays du Sud, domination qui constitue l’une des principales causes de cette vaste migration vers le nord.

Parallèlement, il s’agit de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en soutenant les initiatives alternatives locales, écologiques, féministes et radicalement anticapitalistes portées par des mouvements populaires ou autochtones qui offrent en réalité des réponses globales pour peu qu’on cesse de les traiter au filtre du système économique capitaliste.

Par Milan Bernard, Alain Saint-Victor, Carole Yerochewski pour le comité de rédaction.


NOTES

  1. Voir : Marc-André Gagnon, « Pouvoirs en immigration : “une question de survie” pour la nation, signale Legault », Journal de Québec, 29 mai 2022.
  2. Voir notamment : Charles Lecavalier, « Le gouvernement Legault souhaite un “réveil national” pour stopper le déclin du français », La Presse, 29 novembre 2022.
  3. Gabriel Delisle, « Déclaration de Jean Boulet sur l’immigration : des propos “préoccupants” et “désolants” », Le Nouvelliste, 28 septembre 2022.
  4. Beverly J. Silver, Forces du travail. Les conflits ouvriers et la globalisation depuis 1870, Toulouse (France), Éditions de l’Asymétrie, 2019, p. 40.
  5. Ce constat ne vise pas à atténuer l’impact actuel des politiques anti-immigrant, qui se traduisent notamment par des morts en Méditerranée ainsi que par les conditions esclavagistes ou extrêmement brutales que la plupart subissent en devant s’en remettre à des passeurs de diverses natures. On ne peut ignorer non plus la façon dont cela alimente la traite de femmes et d’enfants.
  6. Pour une lecture critique des politiques actuelles d’immigration marquées par la colonialité du pouvoir, voir le dossier consacré à ce sujet dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistance, 2022.
  7. Sur la criminalisation des immigrants, voir la vidéo en accès libre de Mediapart, qui interviewe notamment une avocate spécialiste du sujet : <www.mediapart.fr/journal/france/061222/projet-de-loi-immigration-nous-sommes-sur-des-propositions-racistes?utm_source=nl-video-20221211-185726&utm_medium=email&utm_campaign=ALL&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALL]-nl-video-20221211-185726&M_BT=1257261095238>. Cette criminalisation des immigrants va de pair avec une criminalisation de la pauvreté; voir à ce sujet le projet de loi français antisquat qui s’attaque en fait aux mal-logé·e·s en défaisant les protections obtenues dans les années 1950 par les mobilisations autour d’Emmaüs et de l’abbé Pierre, concernant l’occupation de logements vides : <www.alternatives-economiques.fr/manuel-domergue/loi-anti-squats-criminalisation-mal-loges/00105346?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=hebdo&utm_content=11122022>.
  8. La crise de légitimité était aussi vive dans les années 1930 et signait la fin du leadership britannique. En prolongement des analyses en termes de système-monde d’Immanuel Wallerstein et de Giovanni Arrighi, voir les contributions de Sahan Savas Karatasli, Sefika Kumral et Beverly Silver, A New Global Tide of Rising Social Protest ? The Early Twenty-first Century in World Historical Perspective, communication à la conférence annuelle de la Eastern Sociological Society, Baltimore (Maryland), 24 février 2018, ainsi que Beverly J. Silver et Corey R. Payne, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, 2021.
  9. Voir à ce propos l’entrevue de Bertrand Shepper, « Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski dans le n° 28 des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2022.
  10. Voir les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, notamment : Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.
  11. Voir Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili », Le Monde diplomatique, janvier 2022, p. 8-9; Valério Arcary, « Le Brésil est fracturé comme jamais auparavant », Alencontre, 19 octobre 2022.
  12. Voir les grandes manifestations antifascistes du 5 mars 2020 contre un gouvernement de droite qui a légitimé l’action de gangs fascistes contre les immigrants et réfugiés présents massivement en Grèce : Sandro Mezzadra, « Entre la Grèce et la Turquie », Euronomade, 2020, < https://editionsasymetrie.org/frontieres/sandro-mezzadra-entre-la-grece-et-la-turquie/#more-158>.
  13. Voir entre autres : Nonna Mayer, « Que reste-t-il du vote de classe ? Le cas français », Lien social et Politiques, n° 49, 2003.

Après la pandémie, l’urgence d’un plan pour la transition

23 février 2023, par Rédaction
APRÈS LA PANDÉMIE[1] Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il (…)

APRÈS LA PANDÉMIE[1]

Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il y avait urgence; il fallait agir. On a d’ailleurs pu voir que, lorsqu’il y a un consensus politique, le gouvernement n’est pas impotent et les ressources collectives peuvent être rapidement mobilisées. Cette pandémie a néanmoins montré toute la fragilité de notre filet social. Pour assurer une sortie de crise solidaire, il est impératif de réparer ce filet social et de mettre en place de nouvelles structures pour prendre soin adéquatement les uns des autres. Par ailleurs, les enjeux environnementaux, temporairement mis en veilleuse alors que l’économie tournait au ralenti, ne sont pas disparus. C’est le grand défi planétaire de notre époque et, pour s’y attaquer, il faudra mettre tout le monde à contribution.

Pourtant, le gouvernement du Québec se contente d’une gestion à la petite semaine, bouchant quelques trous de temps à autre quand les fissures deviennent béantes. Alors que nous avons besoin d’une action d’envergure, cohérente et coordonnée, nous disposons plutôt de petites mesures ciblées et ponctuelles. Pire, nous avons un gouvernement davantage entiché des lubies d’un autre siècle, et qui, le plus sérieusement du monde, prétend qu’un projet comme le troisième lien à Québec est bon pour l’environnement.

Dans ce contexte, la gauche doit se démarquer en proposant un projet politique à la hauteur des défis de notre époque. Sans détour, nous devons mettre de l’avant qu’une transition écologique d’envergure doit être planifiée démocratiquement et non laissée aux seules « forces » du marché.

Trois éléments doivent être mis en lumière : le type de transformations devant être proposées, leur mode de financement et la manière de tirer notre épingle du jeu dans le présent contexte inflationniste.

Transformations structurelles

Pour en arriver à une économie québécoise au service des personnes dans le respect du contexte écologique, une modification fondamentale des bases sur lesquelles opère l’économie est nécessaire. On peut identifier trois catégories de transformations structurelles pour y arriver.

Premièrement, il faut aménager la société pour que toutes et tous y aient leur place et reçoivent les services dont ils ont besoin. Les dynamiques actuelles sur le marché de l’immobilier rendent l’accès à un logement décent à prix raisonnable de plus en plus difficile pour nombre de personnes. De plus, après des années de négligence et de laisser-aller, les services publics sont dans un piteux état, compromettant à la fois leur accès et leur qualité. Dans les deux cas, il faut un investissement massif et rapide pour redresser la barre : augmenter le nombre de logements en densifiant les zones urbaines d’une part et augmenter les ressources et la main-d’œuvre disponible en santé, en éducation et dans le milieu communautaire d’autre part.

En même temps, il faut modifier les règles sur lesquelles opère le marché immobilier. On doit resserrer le contrôle des loyers, par exemple, en donnant au Tribunal administratif du logement le pouvoir de décréter des hausses statutaires en fonction des caractéristiques des appartements et des rénovations effectuées, éventuellement modulables en cas de situation exceptionnelle. Ainsi, au lieu du système actuel où ce sont les locataires qui doivent contester les hausses qu’ils jugent abusives en regard des barèmes du Tribunal, ce nouveau système forcerait les propriétaires à faire eux-mêmes la démonstration que la hausse est inadéquate. On pourrait par ailleurs étendre le principe aux appartements où il y a changement de locataire, en établissant un registre de baux. Ainsi, à moins que le propriétaire soit en mesure de justifier une hausse, le même loyer devrait être demandé aux nouveaux locataires.

Deuxièmement, il faut amorcer sans tarder la transition écologique de l’économie afin de la rendre plus résiliente. Pour ce faire, c’est toute l’économie qu’il faudra, à terme, réorienter vers une production en adéquation avec le contexte environnemental, affranchie autant que possible de la dépendance actuelle aux filières de production mondialisées. À cette fin, il faudra se débarrasser des réflexes extractivistes pour cibler davantage des secteurs de transformation, moins dans un souci d’industrialisation comme fin en soi que dans une logique d’autonomie et de résilience. Dans un premier temps, il s’agira ainsi d’encourager les circuits courts et la production locale, notamment en matière d’agriculture et d’alimentation, tout en redonnant aux différentes régions et municipalités les leviers nécessaires pour effectuer des transformations économiques conséquentes. En d’autres termes, il faudra mobiliser les acteurs locaux tout en leur assurant des ressources suffisantes pour agir et en créant un contexte où les initiatives porteuses pourront être pérennes.

Graduellement, c’est toute la logique économique qui devra être modifiée. À l’organisation actuelle qui fait la part belle aux « forces » du marché pour l’orientation des ressources de la société, en fonction de critères de rentabilité financière, on devra substituer une gestion démocratique des processus économiques par les communautés concernées. L’intégration des enjeux économiques dans des processus décisionnels plus larges permettrait une prise en compte à la fois des aspects sociaux, environnementaux et de vitalité économique nécessaire afin d’assurer une transition écologique offrant de bonnes conditions de vie à toutes et à tous. En d’autres termes, plutôt que de laisser agir les « forces » du marché et d’essayer ensuite de corriger le tir les – nombreuses – fois où le résultat a des effets sociaux ou environnementaux délétères, l’économie pourrait être planifiée de manière démocratique, à différentes échelles en fonction des enjeux, pour qu’elle soit orientée vers l’atteinte des objectifs que nous nous fixerons collectivement.

C’est là le troisième élément central du projet politique : il faut réapprendre à revendiquer une expansion de nos droits démocratiques. Ces droits ne doivent pas seulement s’appliquer dans l’arène politique proprement dite, mais ils doivent également s’étendre à la sphère économique afin que nous ayons la capacité collective de décider ensemble de la direction à donner à notre société.

Une transition et des services publics, ça se finance

L’ampleur des défis auxquels nous faisons face exige de subordonner les considérations financières aux objectifs à atteindre. Il n’y a rien de responsable à maintenir un budget équilibré alors que les problèmes s’accumulent. Niveaux de dette et déficit ne doivent donc plus constituer des cibles en eux-mêmes, mais simplement une indication des ressources dont nous disposons pour amorcer la transformation vers une économie juste et résiliente. Bref, il faut revoir complètement la manière dont nos finances publiques sont pensées et construire un cadre financier qui permet d’orienter le Québec vers une trajectoire économique dynamique et pérenne sur le long terme.

L’obsession contemporaine pour le déficit public et la dette a quelque chose de risible, d’autant qu’on la suspend à loisir quand l’enjeu semble assez important, comme ce fut le cas pendant la pandémie[2]. Il faut néanmoins reconnaître certaines limites à l’action de l’État. Les ressources matérielles de toute société sont limitées et le nombre de personnes disponibles l’est également. La finance, elle, l’est beaucoup moins. Il s’agit donc d’examiner comment on peut organiser les structures financières pour que les personnes et les ressources puissent être mobilisées afin de mettre en œuvre les visées collectives.

De cette manière, si on doit emprunter pour investir en vue d’une transition écologique, il ne faudrait pas s’en empêcher sous prétexte que cela pénalise les générations futures. Celles-ci souhaitent probablement plus vivre dans un environnement sain que par l’équilibrage des comptes nationaux. Néanmoins, dans un contexte où le gouvernement québécois ne dispose pas d’une monnaie souveraine, les déficits peuvent effectivement devenir problématiques à terme. Par conséquent, le cadre fiscal peut représenter une bonne avenue pour s’assurer que chacun contribue à la hauteur de ses capacités. La timidité des gouvernements successifs à taxer adéquatement les entreprises et les plus riches a fortement contraint la capacité d’action de l’État. Diverses mesures pourraient concourir à rééquilibrer les choses, comme une taxe sur le patrimoine ou un réajustement des taxes corporatives pour les grandes entreprises, notamment en incluant des mesures d’écofiscalité.

De même, les paliers d’imposition doivent être adaptés pour les rendre plus progressifs et les gains en capitaux doivent être taxés à 100 %. De plus, les entreprises opérant au Québec et qui disposent présentement d’une vaste épargne doivent être mises à contribution. À la fin de 2021[3], les entreprises canadiennes détenaient plus de 800 milliards de dollars en dépôts et devises. Cette « surépargne » doit être utilisée pour autre chose que de la spéculation. C’est pourquoi il faut créer un programme afin que ces entreprises investissent cette épargne, notamment par des subventions conditionnelles à la réalisation de projets correspondant à certains objectifs sociaux et écologiques.

Finalement, le mandat de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) pourrait être modifié pour être en adéquation avec un projet réel de transition écologique. Il ne s’agirait plus simplement de viser un bon rendement, mais plutôt de favoriser le virage vert tout en maintenant le dynamisme de l’économie. En procédant de la sorte, il serait possible d’encourager les entreprises ancrées dans leur milieu et même, pourquoi pas, de privilégier les entreprises démocratiques de l’économie sociale. La CDPQ pourrait alors être utilisée à son plein potentiel et devenir le vaisseau amiral de la transition. Ainsi, on réorienterait les ressources dédiées à des projets peu porteurs vers d’autres permettant de bâtir une économie inclusive et résiliente.

Lié au processus de réappropriation démocratique de l’économie évoquée plus haut, on peut imaginer une mobilisation des ressources financières à l’échelle du Québec, puis une redistribution d’une partie importante de ces ressources aux communautés et aux régions, en fonction des projets et des besoins. Il s’agirait, dès lors, d’utiliser les leviers à la disposition de l’État tout en préservant et en encourageant l’autonomie et le dynamisme régional, et la solidarité entre les communautés. L’État se placerait ainsi dans une position de coordination, de soutien et d’accompagnement, se distinguant d’une approche interventionniste centralisée.

Inflation et main-d’œuvre

Un tel plan est-il réalisable dans le contexte actuel d’inflation et de taux peu élevé de chômage ? Tout à fait !

L’inflation, on le sait, vient principalement de l’extérieur, causée par une hausse du prix du pétrole et des difficultés dans les chaînes d’approvisionnement, un fait d’ailleurs admis par la Banque du Canada[4]. Cela renforce donc la nécessité de réduire la dépendance de l’économie québécoise aux énergies fossiles et aux filières de production mondialisées. En attendant, il faut aider les personnes qui sont au bas de l’échelle en indexant les prestations de manière régulière, en augmentant le salaire minimum et en rendant disponibles davantage de services publics gratuitement ou à prix modique. Plutôt que de simplement attendre que les autorités monétaires gèrent le problème, il faut aider les gens à y faire face.

C’est d’ailleurs probablement le mieux à faire à court terme. Dans la mesure où une grande partie de l’inflation vient d’ailleurs, on voit mal comment une hausse des taux d’intérêt de la part de la Banque du Canada, recette habituelle en cas d’inflation, pourrait régler la situation. Un impact négatif risque plutôt de se faire sentir sur les familles endettées, notamment pour celles qui verront le coût de leur hypothèque augmenter. Par ailleurs, les hausses de taux d’intérêt pourraient également causer un ralentissement économique, entraînant pertes d’emploi et hausse du chômage. Même en cas de diminution de l’inflation, les choses ne se seront pas améliorées pour celles et ceux qui auront perdu leur source de revenus. De plus, si la hausse du chômage est importante, elle pourra nuire aux efforts de négociation des travailleuses et des travailleurs. Les salaires ne suivant pas l’inflation, une telle situation viendrait davantage compliquer les choses. Bref, plutôt que d’utiliser, par réflexe, les vieilles recettes, nous devrions plutôt nous appliquer à transformer l’économie pour être moins sujets aux aléas économiques internationaux, tout en aidant les gens à passer au travers dans l’intérim.

Au-delà des dynamiques internationales, une portion de la hausse du coût de la vie est tout de même imputable au secteur de l’immobilier, ce qui est davantage du ressort du gouvernement québécois. On peut s’y attaquer par le biais d’un programme de construction de logements, dans le cadre d’un projet de densification des zones d’habitation. Une politique plus ferme de contrôle des loyers telle qu’évoquée plus haut, combinée à diverses mesures pour limiter la spéculation dans le secteur et d’un meilleur encadrement des locations à court terme, devrait contribuer à modérer la spirale des prix dans le secteur.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, une bonification des ressources allouées aux services publics devrait permettre d’amenuiser les enjeux actuels en améliorant les conditions de travail. Il y aurait alors moins de surmenage, de congés de maladie ou d’absentéisme. Une telle mesure contribuerait également à diminuer le roulement de personnel. Par ailleurs, en modifiant les priorités d’investissement pour le Québec, on réorienterait à la fois les ressources financières et la main-d’œuvre prévues pour certains projets vers d’autres projets. Par exemple, pour en revenir au troisième lien, les ouvriers employés à creuser un éventuel tunnel sous le fleuve Saint-Laurent dans la région de Québec pourraient être mobilisés pour la construction d’infrastructures de transport collectif.

Par ailleurs, le Québec pourrait également bénéficier grandement de meilleures pratiques en matière d’immigration. D’une part, on peut favoriser l’inclusion des immigrantes et immigrants par une amélioration des services d’accueil et de francisation, et ce, dans toutes les régions du Québec. D’autre part, il reste encore beaucoup de travail à faire pour une reconnaissance adéquate des diplômes. Plus généralement, une posture d’ouverture et d’accueil facilitera la venue de personnes qui pourront se joindre au mouvement collectif de transformation économique.

Conclusion

La transition ne se fera pas seule. Elle doit être pensée, débattue, planifiée et mise en place avec le concours du plus grand éventail possible d’acteurs. Elle doit devenir la priorité numéro un de tout gouvernement, sans quoi les années à venir nous imposeront des changements brutaux et autoritaires.

Pour y arriver, il faudra arriver à se projeter au-delà de l’ordinaire du système économique actuel pour instaurer un ensemble de pratiques tournées vers la satisfaction des besoins des individus dans le respect de l’environnement. Ce faisant, il faudra également se départir des principes de gestion associés à cet ordinaire ; il ne s’agit plus de régler un budget d’une année à l’autre, de faire quelques ajustements à la marge, mais bien d’effectuer un virage fondamental. L’ensemble de la collectivité doit être mobilisé et avoir tout l’espace nécessaire pour s’exprimer.

Dans cette reconfiguration économique, le défi tient donc à une redéfinition de la conception d’une saine gestion des leviers économiques. Il n’est ni raisonnable ni souhaitable d’atteindre des cibles financières une année après l’autre en hypothéquant l’environnement. En même temps, il n’est pas utile non plus de dilapider les ressources dont nous disposons à poursuivre des objectifs irréalisables. Il faut donc assurer une gestion serrée, mais dans une perspective de transformation économique et sociale à court terme. Plus nous attendrons, plus la cible s’éloignera et la transition sera difficile.

Mais si au contraire nous retroussons nos manches et débutons dès maintenant, nous pouvons y parvenir. Dans la mesure où les processus économiques se verdiront, se démocratiseront, et que nous redéfinirons notre rapport au monde, nous nous rapprocherons d’une économie au service de la collectivité. Il ne tient qu’à nous de la faire advenir.

Par Mathieu Dufour, professeur d’économie à l’Université du Québec en Outaouais.


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022.
  2. Cela dit, selon les données du gouvernement du Québec, malgré les déficits encourus pendant la pandémie, la dette brute québécoise en proportion du PIB n’avait pas atteint à la fin de l’exercice 2020-2021 le niveau de 2016-2017. Il y a amplement de marge de ce côté en cas de besoin.
  3. Julia Posca, En un graphique : la surépargne des entreprises pendant la pandémie, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, janvier 2022.
  4. Anaïs Brasier, « La Banque du Canada augmente son taux directeur d’un demi-point », Radio-Canada, 1er juin 2022.

L’action politique de la CSN de 1921 à 1976 : une « indépendance partisane » en cinq temps

18 février 2023, par Rédaction
La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous (…)

La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous donne l’occasion de nous pencher sur certains aspects de son histoire. Nous nous sommes intéressé à la période de la présidence de Marcel Pepin, de 1965 à 1976. Nous tenterons de clarifier la conception de l’action politique syndicale qu’il a proposée à la centrale à travers ses rapports moraux dans le but d’expliquer l’originalité de sa contribution.

D’abord, nous nous interrogerons sur la nature du rapport entre la CTCC-CSN et les partis politiques. Sommes-nous en présence d’un rapport d’appui, de subordination ou d’indépendance ? Puis, nous examinerons la position adoptée par la CTCC-CSN à l’endroit du gouvernement. S’agit-il d’un rapport de collaboration, de critique ou d’opposition ? Nous nous demanderons s’il est juste d’affirmer, comme en fait foi un document officiel de la centrale syndicale, que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[1] ». On y soutient également que « l’action syndicale doit dépasser la négociation. L’ouverture d’un deuxième front doit se concrétiser notamment par la mise en place de comités d’action politique[2] ». Finalement, nous nous poserons de nouvelles questions : peut-on vraiment parler d’apolitisme[3] et de neutralité politique[4] de la part de la CTCC pendant les deux premières décennies de la centrale ? À quand précisément remonte la création des comités d’action politique à la CSN ? Tout au long de cette période, qui va de 1921 à 1976, la position de la CTCC-CSN face aux partis politiques est-elle restée invariable ? Nous montrerons que l’action politique partisane de la CSN constitue une mélodie en cinq variations sur le même thème « d’indépendance partisane[5] ».

1921 à 1949 : indépendance, action politique non partisane et représentation auprès des gouvernements

Dès sa fondation en 1921, les délégués au congrès de la CTCC adoptent les Règlements et Constitution de la CTCC qui prévoient que « la CTCC ne pourra jamais s’affilier à aucun parti politique » (art. III) et qu’aucune discussion de partisanerie politique ne sera tolérée dans les congrès de la Confédération » (art. XXIX)[6]. La CTCC décide donc, dès son tout premier congrès, qu’il n’est pas question pour elle de s’affilier, de se subordonner ni d’appuyer un parti politique quelconque. Elle opte pour une action politique résolument « non partisane[7] » et s’affirme clairement en faveur d’une position d’indépendance face aux partis politiques. Les membres, cependant, restent libres d’appuyer ou non des candidats lors des campagnes électorales.

Au congrès de 1923, les délégués affirment de nouveau que la confédération et ses regroupements ne peuvent en aucun cas faire de la politique partisane[8]. Il leur est permis, par contre, de « présenter des mémoires au gouvernement, d’appuyer certaines doctrines ou de marquer leur désapprobation pour certaines lois ou certains projets de loi[9] ». Les membres demeurent toujours libres de leurs positions politiques partisanes. On demande régulièrement à la CTCC et aux regroupements affiliés de « garder leur attitude d’indépendance en matière politique[10] ». De plus, au cours « des années suivantes, de nombreuses propositions sont adoptées pour qu’un programme de réclamations politiques soit établi et pour que des questionnaires politiques soient envoyés aux candidats des différents partis afin de connaître leur position sur différents problèmes[11] ».

En 1936, le président de la CTCC, Alfred Charpentier, est d’avis « que l’on ne peut corriger l’ordre politique que par le social… La politique ne corrige rien, seul le social corrige tout[12] ». Pour lui, c’est par « l’éducation et l’instruction » que des changements politiques viendront un jour à bout de la misère sociale. Sous sa présidence (1935-1946), la ligne de conduite à l’endroit du gouvernement demeure donc la collaboration non partisane :

La CTCC n’est pas en principe un adversaire déclaré du gouvernement lorsqu’elle est forcée trop souvent de récriminer contre lui. Bien au contraire, elle a pour principe de collaborer avec le gouvernement, avec le parti au pouvoir, sans être toutefois partisane. Car il est admissible qu’un mouvement comme la CTCC puisse approuver ou désapprouver les mesures politiques qui affectent ou intéressent la classe ouvrière. Collaborer n’enlève pas le droit de critiquer pourvu que nous respections l’autorité politique[13].

En matière d’action politique, durant les deux premières décennies de son existence, la position qui se dégage des décisions des congrès de la CTCC se résume donc, pour l’essentiel, en trois points : l’indépendance et la non-affiliation de la confédération syndicale à un parti politique; le droit des membres, des dirigeants et des officiers à leurs opinions politiques; et l’autorisation pour la CTCC, en tant qu’organisation syndicale ouvrière, de présenter des mémoires et de critiquer certaines politiques gouvernementales qui intéressent ou affectent les membres de la centrale[14].

1949 : une première rupture

C’est à l’occasion du congrès de 1949 qu’une première rupture significative s’effectue dans la conception de l’action politique syndicale de la CTCC. La province de Québec est dirigée, à ce moment-là, par l’antisyndicaliste Maurice Duplessis qui ne lésine pas sur les moyens répressifs pour mâter la résistance syndicale. La grève de l’amiante à Asbestos, en 1949, ainsi que l’intransigeance du gouvernement du Québec devant les demandes répétées du mouvement syndical en vue de moderniser les relations de travail vont avoir pour effet d’amener le président Gérard Picard à demander aux congressistes de repenser le rôle politique de la centrale, toujours confessionnelle :

Il faut pourtant presser le pas et ne pas hésiter à prendre tous les moyens honnêtes, y compris l’action politique si nécessaire, pour assurer la protection efficace des travailleurs sans pour cela nuire aux autres classes de la société. L’action politique dans un mouvement comme la C.T.C.C. ne saurait être un but, mais un moyen de mieux défendre les intérêts professionnels menacés de ses membres[15].

Lors de ce congrès, les délégués adoptent une proposition débouchant sur la création d’un « comité d’action civique » ayant trois objectifs : voir à ce que les réformes économiques et sociales préconisées par la CTCC s’expriment dans la législation; faire l’éducation civique des membres de la classe ouvrière et orienter l’opinion publique vers une collaboration des classes qui respecte les exigences de la doctrine sociale de l’Église[16].

Ce « comité d’action civique » deviendra, l’année suivante, « le comité d’orientation politique » de la CTCC. Ce dernier est autorisé à rendre public le programme de la centrale syndicale en matière politique. Il s’occupe d’éduquer les syndiqués et les ouvriers pour que ceux-ci puissent se servir de leur droit de vote, conformément à leurs intérêts et au bien commun. Il informe les membres et le public sur les attitudes prises par les parlementaires face aux problèmes qui concernent autant les ouvriers que leur organisation syndicale. Pour mener à bien leurs actions, les membres du comité d’orientation politique travaillent principalement avec les conseils centraux[17].

Lors de l’élection provinciale de 1952, le comité d’orientation politique décide que le moment est bien choisi pour renseigner l’électorat et les membres de la CTCC sur ses revendications législatives. Le comité prend alors l’initiative de diffuser un document intitulé Ce qu’il faut exiger d’eux le 16 juillet prochain dans lequel il « dénonça ouvertement cinq candidats qui pouvaient être considérés comme des adversaires acharnés du mouvement syndical. Quatre de ces candidats étaient de l’Union nationale et le cinquième, un libéral. Ils furent dénoncés parce qu’ils s’étaient montrés hostiles à la CTCC[18] ». Cette intervention a donné lieu à l’adoption, au congrès de 1954, d’une résolution qui permettait à la CTCC de pratiquer une action politique non partisane à la fois directe (intervention d’appui ou de désaveu de certaines candidatures lors des élections) et indirecte par le biais de l’éducation de ses membres[19].

Bref, les différents congrès qui ont eu lieu durant les années cinquante ont montré que l’action politique de la CTCC doit exclure la création par la centrale d’un parti politique ainsi que l’affiliation à un parti et qu’elle doit rester une action non partisane. Elle peut se déployer sur deux plans : soit en faisant l’éducation politique de ses membres pour que ceux-ci soient capables de poser des gestes significatifs lors des élections; soit en autorisant le comité à se prononcer en faveur de candidats soucieux du bien commun et sympathiques aux revendications et propositions du monde ouvrier. Il importe de préciser que l’éducation politique des membres est prise en charge par les conseils centraux. Le congrès de 1958 a aussi voté :

Que le Congrès décide d’instituer une commission d’éducation politique qui aura pour mission de guider le service d’éducation de la C.T.C.C. et les comités régionaux d’éducation quant au contenu et aux techniques des programmes d’éducation politique du mouvement.

Que le Bureau confédéral de la C.T.C.C. soit autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional sauf toute action politique partisane[20].

En résumé, dès 1921, la CTCC a établi qu’elle ne s’affilierait jamais à un parti politique et cette position est inébranlable. Les membres et les dirigeants de la confédération restent libres sur le plan politique. Cependant, à la fin des années cinquante, cette liberté soulève un nombre important de critiques. C’est pour cette raison, selon Lortie, que :

La CTCC décida d’organiser et d’intensifier l’éducation politique. Le comité, à cette fin, travailla en collaboration avec les conseils centraux. C’est ainsi que ces conseils centraux commencèrent leur action politique. Sans s’affilier ouvertement à un parti, ils s’occupèrent de politique locale et aussi provinciale. Non seulement ils eurent la liberté d’agir sur le plan politique, mais de plus, le congrès de 1958 décida que le Bureau confédéral serait autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional. Une telle attitude n’avait jamais été formulée auparavant au sein de la CTCC[21].

1959 : indépendance face aux partis politiques, mais possibilité d’intervenir durant la campagne électorale

À la fin des années cinquante, plus précisément en 1959, l’article 30 de la Constitution de la CTCC prévoit dorénavant que la confédération pourra :

soumettre aux Gouvernements les différentes revendications des travailleurs et, par son comité d’éducation politique, faire connaître la nature et la portée de ces revendications. De plus, les officiers, tels que le Président et le Secrétaire général, pourront faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC. La seule restriction faite à ces officiers est que les déclarations d’ordre public leur sont interdites à l’occasion de campagnes électorales. Quant aux organisations affiliées, elles peuvent opter pour les attitudes qu’elles jugent nécessaires et utiles sur le plan politique. Enfin, comme on l’a toujours fait, on reconnaît à tous les syndiqués la plénitude de leurs droits de citoyens[22].

L’autorisation accordée au président et au secrétaire général de faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC a pour effet d’élargir les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

1962 : de l’action politique non partisane indirecte[23] à l’action politique non partisane directe[24]

Le congrès de 1962 est l’occasion d’un réalignement majeur de la centrale. Les délégués modifient la Constitution pour permettre à ses dirigeants de se prononcer, sur la recommandation du bureau confédéral et après consultation du comité central d’action politique, soit en faveur, soit contre un parti politique. Pour Lortie, ce fut l’un des plus importants changements adoptés à ce congrès. Beausoleil précise que c’est lors de ce congrès que la CSN « s’engagea à créer des comités d’action politique à tous les niveaux et permit à ses dirigeants d’endosser un parti politique lors d’élections[25] ».

La CSN venait de décider de se donner les moyens d’étendre son action politique non partisane, directe et indirecte. Le comité central devait rester en lien avec les comités régionaux ou locaux et se pencher sur les divers régimes politiques et sur les différentes théories économiques. Les résultats de ces recherches devaient être par la suite communiqués au bureau confédéral autorisé à poser les gestes commandés par la conjoncture politique.

1965 à 1976 : l’action politique sous la présidence de Marcel Pepin, continuité et rupture

Au cours de sa présidence, de 1965 à 1976, Marcel Pepin a présenté aux congressistes de la confédération syndicale six rapports moraux dont certains ont marqué un tournant dans la direction adoptée par la centrale. Exposons d’abord le contenu de ces rapports en matière de critique de la société, d’action politique partisane ou électorale et de type de société à privilégier.

Dans son premier rapport moral, Une société bâtie pour l’homme[26], en 1966, Pepin effectue un procès bien en règle de la société libérale. Il affirme que pour améliorer la condition ouvrière, il faut changer la société tout entière et que les travailleurs doivent également être partie prenante des décisions économiques. Les réformes qu’il envisage se situent principalement au niveau des entreprises, surtout par la création de « conseils d’entreprise ». L’État doit se libérer de l’emprise du capital financier et agir de manière à instaurer un terrain d’entente entre le capital et le travail.

En 1968, dans Le deuxième front[27], Pepin poursuit sa réflexion, amorcée deux années auparavant, et étend sa perspective d’analyse critique à l’univers de la consommation, soit en dehors de l’entreprise. Il fait le constat que l’exploitation dans le monde du travail sévit toujours, mais qu’elle est plus sévère en ce qui concerne les conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs. Il identifie dix situations et secteurs où ces conditions sont déplorables : le chômage, le logement, l’inflation, le prêt usuraire, les mesures sociales absentes, les élections, la fiscalité, les médias de masse, les honoraires professionnels et les caisses de retraite. Sur les lieux de travail, les ouvrières et les ouvriers se sont organisés pour rendre l’exploitation patronale moins aisée, mais il leur faut agir aussi sur leurs conditions d’existence. C’est pourquoi il propose notamment que la CSN lutte contre l’usure. Il se montre aussi en faveur de l’autonomie politique des travailleuses et des travailleurs, c’est-à-dire pour une action indépendante des partis politiques[28]. En plus de recommander la création d’un service d’information syndicale, il propose d’activer les comités d’action politique, afin qu’ils deviennent des lieux privilégiés de réflexion critique face aux pièges de la société de consommation, et ce, pour que le peuple prenne conscience que son destin est entre ses mains. Il écrit :

Dans l’intention et jusqu’à un certain point dans les faits, les comités d’action politique, dont l’expérience n’est pas vieille puisqu’ils remontent à deux ans à peine, visent à regrouper les salariés par comtés et par quartiers, en dehors des partis politiques, pour organiser des actions concrètes en vue d’atteindre tel ou tel objectif politique particulier et de former la population des travailleurs à une action politique autonome, collective, bien identifiée aux classes laborieuses[29].

Pepin vise la construction d’une société juste et démocratique[30]. Il ne propose pas la création de comités d’action politique car ils existent déjà. Il entend plutôt les activer, ce qui semble nécessaire selon ce qu’écrit Hélène David :

À la CSN, il y a bien maintenant un responsable des comités d’action politique depuis que leur création a été décidée, mais l’importance qu’on y accorde se juge aussi en fonction des possibilités financières qui lui sont accordées; jusqu’à maintenant ses ressources sont à peu près nulles. Le prochain budget, lors du congrès d’octobre, renseignera sur l’importance qu’on accorde réellement à l’action politique. Le rapport moral du président de la CSN en 1966 avait la teneur d’un véritable manifeste politique par sa vigoureuse critique du pouvoir dirigeant de la société, ses exigences de participation aux décisions, ses revendications concernant le droit à l’information. Mais comme personne n’a entrepris de poursuivre la réflexion et de définir des modes d’action dans cette perspective, on parle maintenant du rapport « Une société bâtie pour l’homme » comme de « l’Encyclique »; on le cite constamment, mais sa publication n’a absolument rien changé au comportement des gens[31].

Le congrès de la CSN de 1970 s’est tenu en décembre, alors que la crise felquiste d’octobre n’est toujours pas dénouée. Le rapport de Pepin s’intitule Un camp de la liberté[32]. Il constate que la collusion entre l’État et le pouvoir économique a donné naissance à un superpouvoir économicopolitique. Il envisage des luttes à mener pour instaurer et élargir la démocratisation de la vie politique ainsi que pour procéder à une réforme des lois électorales. Il réclame une politique de plein-emploi de la part des deux paliers de gouvernement et demande au gouvernement du Québec d’adopter une loi pour faire du français la langue officielle de la province et au travail. Finalement, il met de l’avant des propositions portant sur le contrôle des caisses de retraite et pour la promotion du mouvement coopératif.

En 1972, dans Pour vaincre[33], Pepin poursuit l’analyse du superpouvoir en le dénonçant plus à fond. La tâche à court terme consiste, selon lui, à « abattre » le gouvernement Bourassa lors de la prochaine élection. Pour ce faire, il propose la création d’un regroupement inédit dans l’histoire de la CSN : la création de comités populaires dans chaque district électoral du Québec. Il s’agit d’une action politique qui se veut légale et démocratique, mais il rejette toujours un appui formel de la centrale à une formation politique quelconque. Les comités populaires auxquels il pense, présents dans chaque comté électoral, regrouperaient les membres des trois centrales syndicales, la CSN, la CEQ et la FTQ[34], ainsi que tout autre travailleur ou travailleuse désirant s’y joindre. Lors des élections provinciales, les comités présenteraient un candidat ou appuieraient un candidat clairement opposé à tout candidat du parti libéral. Le candidat devrait endosser « des positions économiques et sociales des trois centrales syndicales, plus particulièrement des positions reposant sur la condamnation formelle du capitalisme et du libéralisme économique ». Pepin invite les membres de la CSN, ainsi que ceux des autres organisations syndicales, principalement la CEQ et la FTQ, à une pratique qui va au-delà d’un syndicalisme confiné à la négociation d’une convention collective. Il veut créer un regroupement des forces politiques progressistes et anticapitalistes au niveau des quartiers, des villes et des comtés. Pas question, par contre, de rompre avec la position traditionnelle de la CSN d’indépendance face aux partis politiques.

Dans son rapport Vivre à notre goût[35], en 1974, Pepin constate, devant un pouvoir politique à la merci des investisseurs étrangers anglo-américains, que la rupture avec le régime politique est inéluctable. Mais, pour prendre le pouvoir au sein de la société, il faut d’abord conquérir le pouvoir dans les lieux de travail. Il oppose le « syndicalisme tranquille » au « syndicalisme de combat », sans définir ce dernier avec précision. Il revient à la charge sur la question des comités populaires proposés au congrès précédent et insiste sur le fait que leur implantation doit se poursuivre, car l’action syndicale « quand viendra le temps […] débouchera certainement sur l’action politique directe, les travailleurs pourront alors compter sur une infrastructure de combat dans toutes les régions du Québec ». C’est dans ce rapport que Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme[36].

Durant ses 55 années d’existence, la CTCC a milité d’abord en faveur de la propagation de la foi chrétienne, puis elle a adhéré, durant les années 1930 à 1949, à un projet d’inspiration corporatiste avant de développer un point de vue critique sur l’automatisation au sein des entreprises et sur le libéralisme. Comme nous venons de le voir, c’est sous la présidence de Pepin que la CSN accentue sa critique de la société libérale et réclame la mise en place d’une société plus juste et démocratique. Finalement, en 1974, il propose que la CSN adhère au socialisme.

Dans Prenons notre pouvoir[37], écrit en 1976, Pepin s’intéresse à la triple crise – économique, sociale et politique – que traverse la société de cette époque. Devant cette crise, il soulève la perspective d’avenir suivante :

Au moment où pourrait se généraliser par suite d’un dégoût par ailleurs compréhensible, une espèce de retour à un sauvetage individuel, nous avons la responsabilité, le devoir, d’amener le plus grand nombre à croire et à travailler à l’avènement d’un système économique et social où c’est collectivement que les affaires seraient prises en main, que les orientations seraient décidées et que les ressources seraient utilisées[38].

La répression à l’endroit du syndicalisme militant qui mène des luttes sur différents fronts (linguistique, politique, juridique…) oblige, selon lui, à une réflexion sur la « vraie vocation » du syndicalisme. Celui qu’il a en tête doit s’attaquer aux abus du capitalisme. Il s’agit du syndicalisme de combat qui s’oppose au syndicalisme d’affaires.

Dans la section intitulée « L’action politique syndicale autonome des travailleurs », Pepin soulève deux questions incontournables à ses yeux : « Notre action syndicale a-t-elle une dimension politique ? Quelle attitude devons-nous prendre face à la politique électorale, à la formation d’un parti des travailleurs ? » Avant de répondre à ces questions, le président de la CSN se demande dans quel lieu le pouvoir de la « classe dominante » se manifeste principalement. Après avoir passé en revue la somme des appareils de domination politiques et coercitifs (le gouvernement, les tribunaux et la police), il en arrive à la conclusion que « le pouvoir politique, il faut s’en rendre compte, il faut s’ouvrir les yeux, s’exerce d’abord, et principalement, sur les lieux de travail. Dans les usines, les institutions, les hôpitaux, les écoles. […] Ce pouvoir-là est politique ! Et l’attaquer est un acte profondément politique ![39] » Puisque le lieu de travail est un espace de domination politique, « le pouvoir des travailleurs doit passer par une plus grande autonomie sur les lieux de travail, par des responsabilités accrues dans l’usine ou l’institution[40] ».

Pepin affirme cependant qu’il n’appartient pas à la CSN de faire la promotion d’un parti politique des travailleurs et des travailleuses. Il ajoute :

La CSN, en tant que centrale syndicale, n’a jamais fait de politique électorale et n’en fera jamais tant que les membres voudront que cette position soit maintenue. À tort ou à raison, c’est ainsi que nous avons fonctionné jusqu’à maintenant. Si les travailleurs en décidaient autrement, cela changerait, mais pour l’instant, il n’est pas question d’afficher le syndicalisme au chariot d’un parti politique[41].

Plus concrètement, il soutient que :

Les travailleurs doivent mettre au monde les organismes dont ils ont besoin, mais ils doivent financer ces organismes eux-mêmes. Ils doivent être indépendants de l’organisation syndicale. D’un autre côté, même si un parti politique était fondé, formé et dirigé par des travailleurs, nous n’aurions pas à nous inféoder à ce parti. Parce que même si ce parti politique existait, il ne serait pas une réponse à tous les problèmes quotidiens du monde du travail[42].

En matière d’action politique partisane, la démarche de Pepin s’oppose à l’anarcho-syndicalisme[43] et se distingue du trade-unionisme[44]. Telle est, selon nous, l’originalité de la démarche qu’il a proposée à la CSN entre 1972 et 1976.

Conclusion

En 55 ans d’existence, la CTCC-CSN a donné le droit à ses organismes affiliés d’intervenir auprès des pouvoirs publics (scolaire, municipal, provincial, fédéral). Durant ces années, les congressistes ont accepté que l’action de leur confédération déborde le cadre strict de la négociation d’une convention collective de travail et se situe sur le plan politique, grâce à des représentations auprès des gouvernements ainsi qu’à l’éducation politique de ses membres. À partir de 1952, la CTCC juge que l’action de lobby auprès des gouvernements n’est pas suffisante. Elle encourage une action politique non partisane directe en dénonçant les candidatures hostiles à la classe ouvrière ou à l’action syndicale. Le congrès de 1958 accepte que le bureau confédéral appuie toute action politique décidée sur le plan régional. En 1959, il permet aux principaux officiers de « faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC », après consultation du comité central d’action politique et dans le cadre des décisions prises par le bureau confédéral, ce qui élargit les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

À partir de 1962, le congrès accepte que la CSN crée des comités d’action politique et permette à ses dirigeants d’endosser ou de dénoncer le programme d’un parti politique lors des élections. Dans Le deuxième front, en 1968, le président Pepin précise les champs de revendication et d’intervention et clarifie ses attentes à l’endroit des comités d’action politique. Lors du congrès de 1972, la CSN se prononce en faveur de la création de comités populaires regroupant des militantes et des militants progressistes sans égard à leur affiliation syndicale. En 1974, Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme, et déclare, en 1976, que ce sont les travailleurs et les travailleuses qui doivent mettre au monde les organisations politiques partisanes dont ils ont besoin, à la condition que celles-ci puissent s’autofinancer et être indépendantes de l’organisation syndicale.

Tout au long de ces 55 ans, nous observons une constance en matière d’action politique partisane. En effet, la CTCC-CSN a toujours affirmé son indépendance face aux partis politiques, même si, à partir de 1972, elle s’est montrée prête à appuyer des candidatures anticapitalistes et totalement opposées au Parti libéral du Québec. Son action politique partisane s’est surtout développée dans certains conseils centraux[45]. D’après notre étude, la relation de la CTCC-CSN avec les partis politiques est une relation « d’indépendance ». À l’endroit du gouvernement, ce fut tantôt la collaboration tantôt l’opposition, mais sans jamais renoncer à critiquer certaines politiques gouvernementales. Ainsi, de 1952 à 1976, les dirigeants de la centrale ont invité leurs membres à combattre les candidatures antisyndicales, puis, à partir de 1972, à susciter et à appuyer des candidatures anticapitalistes. Il n’est donc pas juste, selon nous, d’avancer que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[46] ». Il ne s’agit ni d’apolitisme ni de neutralité politique.

Le président Pepin a voulu, comme plusieurs de ses prédécesseurs, que l’action syndicale dépasse le champ strict de la négociation d’une convention collective. Dans l’ouverture du Deuxième front, en 1968, il s’est attaqué plus spécifiquement aux conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs et au monde de la consommation. Il a cherché à activer et à dynamiser les comités d’action politique, une structure qui existait depuis 1962. Avant de porter aux nues l’action politique de la CSN annoncée dans Le deuxième front et dans les rapports moraux qui ont suivi, il importe de se demander jusqu’à quel point les moyens mis en place furent réellement inédits et à la hauteur des ambitions annoncées. Marcel Pepin a osé, dans ses rapports moraux, lever le voile sur la face cachée de la pauvreté et sur l’exploitation tous azimuts de la classe ouvrière. Sa contribution originale sur le plan de l’action politique, en tant que président de la CSN, reste la création des comités populaires et l’adhésion de la centrale syndicale au projet du socialisme. Sa démarche se démarque de l’anarcho-syndicalisme et du trade-unionisme. Là réside, selon nous, l’originalité de la voie qu’il a proposée.

En somme, la vision de la CTCC-CSN en matière d’action politique, tout au long de la période 1921-1976, n’a jamais rompu avec l’alignement sur « l’indépendance partisane ». Mais il est normal que cette constante prise de position ait évolué en cinquante-cinq ans. Nous pouvons donc nous poser une nouvelle question : jusqu’à quel point une organisation, qui affilie des syndicats et non des membres individuels, est-elle en mesure d’influencer ou d’orienter l’idéologie et la position politique de ses membres ? La réponse n’est pas facile, surtout dans le cadre du syndicalisme industriel d’entreprise. La conscience de classe est souvent peu élaborée chez certaines et certains salarié·e·s syndiqués, ce qui les amène, encore aujourd’hui, à accorder leur vote à un parti politique qui agit contre leurs intérêts.

Yvan Perrier, professeur de science politique au Cégep du Vieux Montréal.


NOTES

  1. CSN, L’action politique à la CSN et les rapports avec les partis : Document de réflexion, Montréal, Comité d’orientation, 2001, p. 12.
  2. Ibid., p. 14.
  3. Par apolitisme, il faut comprendre l’attitude d’une personne ou d’une association qui récuse les idéologies, qui affirme ne pas s’occuper de politique ni se sentir concernée par la politique, ou encore qui n’affiche aucune opinion politique.
  4. Le concept de neutralité s’applique, en règle générale, à un État qui renonce à s’engager auprès d’un autre État belligérant lors d’un conflit militaire.
  5. Indépendance : qui n’a aucun lien organique avec une autre organisation. Il s’agit d’une position d’indépendance en matière d’action politique partisane, position qui est toujours en vigueur (selon l’article 7.01 des Statuts et règlements de la CSN), <www.csn.qc.ca/wp-content/uploads/2022/04/2021_status_regl_csn.pdf>.
  6. Guy Lortie, « L’évolution de l’action politique de la CSN », Relations industrielles, vol. 22, no. 4, 1967, p. 533. Sur la question de l’action politique de la CTCC-CSN, nous avons également consulté Jacques Rouillard, Histoire de la CSN 1921-1981, Montréal, Boréal Express/CSN, 1981 et Louis-Marie Tremblay, Le syndicalisme québécois. Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q. 1940-1970, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 54-61.
  7. L’action politique syndicale non partisane s’exprime concrètement à travers un jeu de pression et d’influence sur le gouvernement ou sur les personnes élues. Cependant, l’action non partisane n’exclut pas un appui occasionnel ou ponctuel à un parti politique, à une candidate ou un candidat ou à un programme électoral quelconque.
  8. Nous sommes en présence d’une action politique syndicale partisane quand une organisation syndicale est officiellement affiliée à une organisation politique (dans le modèle léniniste, le syndicat est la courroie de transmission du parti) ou quand un syndicat crée lui-même une organisation politique (dans le modèle Labour, le parti politique est l’émanation des syndicats et porte devant l’électorat les revendications syndicales).
  9. Lortie, op. cit., p. 535.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Lortie, p. 536.
  13. Rapport du Président, congrès de la CTCC, 1939, cité par Lortie, op. cit., p. 536.
  14. Lortie, p. 536-537; Raymond Hudon, Syndicalisme d’opposition en société libérale. La culture politique de la CSN, Québec, Université Laval, 1974, p. 55 à 57.
  15. Rapport du président, congrès de la CTCC, 1949, cité par Lortie, op. cit., p. 540.
  16. Lortie, p. 541.
  17. Ibid.
  18. Lortie, p. 542.
  19. Lortie, p. 545.
  20. Lortie, p. 546.
  21. Lortie, p. 547.
  22. Lortie, p. 550.
  23. Action politique syndicale non partisane indirecte : quand l’organisation syndicale se limite à développer en son sein, auprès de ses membres ou de l’électorat un programme d’éducation politique et dépose des mémoires auprès du gouvernement.
  24. Action politique syndicale non partisane directe : quand l’organisation syndicale développe en son sein un programme d’éducation politique et dénonce ou attaque, en période électorale ou non, certaines politiques gouvernementales, ou encore critique les membres d’un gouvernement ou désapprouve en partie ou en totalité le programme d’un parti politique.
  25. Gilles Beausoleil, « Le congrès de 1962 de la C.S.N. : l’action politique », Relations industrielles, vol. 18, no 1, 1963, p. 80.
  26. Marcel Pepin, Une société bâtie pour l’homme, Rapport moral du président général, 42e congrès de la CSN, 9-15 octobre 1966.
  27. Marcel Pepin, Le deuxième front, Rapport moral de Marcel Pepin, président général, 43e congrès de la CSN, 13-19 octobre 1968.
  28. Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique, Montréal, VLB éditeur, 2009, p. 27.
  29. Pepin, Le deuxième front, 1968, p. 46.
  30. Marcel Pepin, « Le “deuxième front” de la CSN ». Prêtres et laïcs, vol. XIX, n° 2, février 1969, p. 88.
  31. Hélène David, « Outils syndicaux et pouvoir ouvrier au Québec », Le travail du permanent, CSN, vol. 4, n° 35, 1er novembre 1968, p. 140.
  32. Marcel Pepin, Un camp de la liberté, Rapport moral du président général au congrès de la CSN, Montréal, 6 décembre 1970.
  33. Marcel Pepin, Pour vaincre, Rapport moral du président général, 45e congrès de la CSN, Québec, 11 juin 1972.
  34. CEQ : Centrale de l’enseignement du Québec, aujourd’hui la Centrale des syndicats du Québec (CSQ); FTQ : la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec.
  35. Marcel Pepin, Vivre à notre goût, Rapport moral du président général de la CSN, Montréal, 1974.
  36. Ibid., p. 43 et 95.
  37. Marcel Pepin, Prenons notre pouvoir, Rapport du président, 47e congrès de la CSN, Québec, 27 juin 1976.
  38. Ibid., p. 49
  39. Ibid., p. 99
  40. Ibid., p. 101
  41. Ibid., p. 105.
  42. Ibid., p. 107.
  43. Un syndicalisme résolument anticapitaliste qui élimine la nécessité d’une organisation politique partisane ouvrière. C’est, selon ce courant, la grève générale qui engendrera une nouvelle société.
  44. Un syndicalisme qui est à l’origine d’une formation politique ouvrière sur la scène électorale.
  45. Rouillard a parfaitement raison d’écrire que la CTCC-CSN a toujours eu des réserves relativement à la création d’un parti politique des travailleurs. En matière d’action politique, sous la présidence de Pepin, à l’occasion du congrès de 1972, une véritable rupture se produit au niveau de l’action politique partisane grâce à la création des comités populaires. Jacques Rouillard, « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no. 2, 2011, p. 177.
  46. Voir l’introduction de l’article.

Pour comprendre la crise sociopolitique haïtienne

14 février 2023, par Rédaction
Introduction La décennie 2010-2020 a été riche en événements marquants pour la société haïtienne. Le séisme du 12 janvier 2010, avec son cortège de victimes, fut l’événement (…)

Introduction

La décennie 2010-2020 a été riche en événements marquants pour la société haïtienne. Le séisme du 12 janvier 2010, avec son cortège de victimes, fut l’événement le plus visible et le plus médiatisé[1]. Il s’en est suivi une forte mobilisation internationale en soutien aux victimes. Cette décennie ne fut pas seulement marquée par une catastrophe humanitaire. Elle fut aussi l’occasion d’un nouvel ajustement de l’ordre néocolonial de l’État haïtien[2]. Ce nouvel ajustement se caractérise par une plus grande mainmise des puissances impérialistes dans la gestion du pays, au point que les termes de « domination » et de « dépendance » ne suffisent peut-être plus à expliquer la situation de la deuxième république du Nouveau Monde.

Traditionnellement, la catégorie de « pays dominé » renvoie à un pays dans lequel la bourgeoisie et l’État sont en grande partie subordonnés aux intérêts des puissances impérialistes. Les pays qui se trouvent dans cette situation de vassalisation sont nombreux et diversifiés. Toutefois, plusieurs d’entre eux ont un certain niveau d’autonomie institutionnelle et de développement des forces productives relativement autocentrées. C’est le cas de plusieurs ex-colonies en Afrique, en Amérique latine, en Asie et ailleurs. Dans le cas d’Haïti, la subordination a pris une proportion telle que la catégorie « pays dominé » ne permet pas de comprendre la véritable nature des liens qu’entretiennent les puissances impérialistes avec elle. Cet assujettissement s’inscrit dans une logique de délitement de l’ossature institutionnelle du pays.

Il est devenu anodin, en Haïti, que les ambassades des puissances impérialistes, dont les États-Unis, l’Union européenne et le Canada, s’arrogent le droit de changer les résultats électoraux et de légitimer des dirigeants non élus. Ces puissances constituent ouvertement, et sur tous les plans, des « gouvernements parallèles » même si cela outrepasse manifestement les lois et les institutions du pays[3]. En Haïti, la parole des émissaires occidentaux est dotée d’un pouvoir qu’elle ne détient nulle part ailleurs[4]. Cette domination est visible au quotidien à travers la coopération technique dans presque tous les ministères et dans la mise en œuvre des activités de développement dans les quartiers. Des institutions régulatrices de l’État, comme la police, sont formées et financées directement par des puissances étrangères. Cette domination s’étend même aux choix du calendrier électoral, du ministre des Finances et du directeur de la Police nationale.

Bref historique de la subordination de l’État d’Haïti

Après la victoire héroïque des esclaves de Saint-Domingue contre l’armée de Napoléon, le 18 novembre 1803, le nouvel État fait face à l’hostilité des puissances capitalistes de l’époque dont l’économie repose essentiellement sur l’esclavage. En dépit de leurs rivalités, les puissances voient dans la création de l’État d’Haïti l’émergence d’un ennemi commun. Les États-Unis aussi bien que les puissances européennes ne reconnaissent pas le nouvel État. Conformément à leurs intérêts fondés sur le système esclavagiste, ils s’entendent pour imposer un blocus à Haïti.

Pour sortir de l’isolement international, les classes dominantes haïtiennes se plient, en 1825, à l’injonction de la France qui les oblige à payer une indemnité aux colons esclavagistes[5]. À peine deux décennies après l’indépendance, le pays retombe dans le piège de la subordination. La jeune nation est alors asservie financièrement au point qu’une majeure partie de son économie sera siphonnée par la bourgeoisie financière française pendant tout le XIXe siècle[6]. Cette subordination financière, qui enferme la jeune nation dans le labyrinthe du sous-développement, se poursuit au XXe siècle sous l’occupation étatsunienne[7]. En plus du contrôle militaire et politique, les États-Unis, à leur tour, prennent le contrôle des finances du pays pour spolier et piller les maigres ressources économiques du peuple haïtien[8].

Même si la dette néocoloniale a été payée à la fin des années 1940, les classes dirigeantes continuent d’accepter le carcan de l’endettement, notamment pendant le long règne des Duvalier[9]. Après plus d’un siècle d’asservissement, elles ne semblent à l’aise que dans la subordination à l’égard de l’impérialisme. Soulignons que cette subordination se fait au prix de la sauvage répression des masses populaires urbaines et rurales qui aspirent à la construction d’un modèle de société alternative au système (néo)colonial. En fait, l’endettement a non seulement freiné tout progrès économique et social des classes populaires urbaines et paysannes, mais il a aussi coincé le pays dans une spirale d’arriération et de sous-développement[10]. Cela peut expliquer l’effondrement de l’État et l’asservissement d’Haïti aux organisations de coopérants ainsi qu’aux organismes financiers internationaux tels que la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI).

En 1986, les révoltes populaires font chuter la dictature, mais la machine de l’État néocolonial demeure intacte. Les orientations de gouvernance néolibérale, amorcées depuis les années 1970, sont renforcées par le retour de Jean-Bertrand Aristide, en 1994, sous la surveillance des forces d’occupation étatsuniennes et de l’ONU. L’aspiration populaire à la démocratie est alors neutralisée par la coalition de la bourgeoisie compradore haïtienne et les puissances impérialistes. Dans les faits, la population n’a droit qu’à « une démocratie sans participation du demos[11] », une démocratie fantoche !

La spoliation se poursuit par l’application de nouvelles mesures économiques comme la privatisation des industries étatiques, le retrait de l’État de l’économie, le partenariat public-privé et la consécration de la loi suprême du marché. De 1980 à 2010, un cycle de 30 ans de purge économique néolibérale fait suite à deux siècles de saccage et de rançonnage financier. Le séisme de 2010 n’a fait que mettre à nu la catastrophe sociale et humanitaire orchestrée durant cette longue histoire de pillage éhonté.

Décennie 2010 : vers l’invention d’un nouveau modèle de société post-néocolonial

La décennie 2010-2020 est marquée par une importante contestation populaire contre le nouvel ajustement de l’ordre néocolonial. La première manche est enclenchée à la fin du mandat du néo-duvaliériste Michel Martelly. Après avoir dirigé le pays comme un autocrate complètement asservi aux grandes ambassades occidentales et aux agences internationales, Martelly se bute à une grande résistance populaire lorsqu’il essaie, en 2016, de passer le pouvoir à un membre de son parti par le truchement d’élections truquées. Mais l’important appui international et local lui permet de garder le pouvoir en faisant élire son dauphin, Jovenel Moïse, avec moins de 20 % de l’électorat. Pendant ce temps, la gestion calamiteuse des fonds PetroCaribe et la reconstruction post-séisme ont exacerbé le pillage et la spoliation des biens publics. De surcroît, les politiques néolibérales renforcées par les diktats du FMI et de la Banque mondiale ont jeté les masses urbaines et rurales dans une situation de désespoir[12].

Une deuxième manche de mobilisation est enclenchée les 6 et 7 juillet 2018 après l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence par le gouvernement de Jovenel Moïse. Cette fois-ci, la lutte porte sur des revendications sociales et sur la gouvernance de l’État. Le retrait des mesures d’augmentation du prix de l’essence ne suffit pas à calmer l’ardeur des masses qui exigent désormais que l’État rende des comptes sur la gestion des fonds de la reconstruction. La population tend alors à se radicaliser au point de revendiquer un changement de système social et politique. Le rejet du modèle d’État néocolonial apparaît sans équivoque lorsque près d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens décident de marcher quotidiennement à la grandeur du pays. Cette lutte ouvre la perspective de construction d’un ordre social nouveau qui se démarque de la longue tradition capitaliste coloniale et néocoloniale. Mais cette utopie achoppe à cause de l’entêtement des forces conservatrices du statu quo, tant à l’échelle locale qu’internationale.

Réponse politique du régime à la contestation populaire

La mobilisation populaire n’a pas seulement mis à mal le régime du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), mais elle a également ébranlé les mécanismes d’ajustement et de réajustement de la domination néocoloniale de l’État. L’implication directe des grandes ambassades et des agences transnationales dans le façonnement des institutions haïtiennes a été mise à nu. C’est pourquoi, en dépit de la nature purement démocratique des revendications populaires, les grands médias occidentaux, qui font habituellement l’apologie de la démocratie bourgeoise et du respect des droits de l’homme dans certains pays, ont très peu couvert ces événements en Haïti[13].

Avec l’appui des ambassades et des grandes agences internationales comme l’ONU, le gouvernement PHTK a fait le choix de privilégier la terreur pour sortir de l’impasse politique. Englué dans le pillage et la spoliation des biens publics, il s’est révélé incapable de faire preuve d’un minimum de justice et de reddition de comptes[14]. Face à l’incapacité de la police à exercer une répression, le pouvoir a amorcé un nouveau cycle de répression et d’oppression par l’intermédiaire de « seigneurs de la guerre » ou gangs. En effet, la mobilisation populaire a été progressivement écrasée par la remobilisation d’anciens chefs de gang et par la création de nouveaux gangs en soutien au régime.

Le plan gouvernemental pour casser la mobilisation populaire s’est fait de deux manières. La première, par une stratégie qui a consisté à prendre le contrôle, par le truchement de gangs armés, de territoires et de quartiers populeux dans la région de Port-au-Prince et dans les villes de province. En assiégeant ces lieux, le pouvoir a cherché à empêcher la participation des habitants au mouvement de contestation sociale et politique. La seconde, par une tactique qui a consisté à instaurer la peur, aussi bien dans l’opinion publique que dans les quartiers contrôlés par les sbires du régime. En fait, il s’agissait de discipliner le corps social par l’instauration d’un climat permanent de terreur devenu nécessaire à la survie du régime. C’est pour cette raison que les gangs se sont lancés dans des actes d’horreur spectaculaires à grande échelle. Ils ont mené des raids sanglants dans les quartiers populaires de l’aire métropolitaine, raids qui se sont soldés par plus d’une douzaine de massacres. Les rapports des organismes de droits humains et des agences internationales ont établi que certaines opérations des gangs ont bénéficié de l’active collaboration de hauts cadres du gouvernement et de certaines unités de la Police nationale[15]. Dans le cas, par exemple, du massacre de La Saline, les rapports de l’ONU et des organismes des droits humains ont documenté la présence de hauts cadres du ministère de l’Intérieur et d’équipements de la police sur le théâtre des opérations, en soutien aux gangs.

Le pouvoir a également renforcé les gangs en leur fournissant beaucoup d’argent ainsi que des munitions. En novembre 2019, le Palais national a envoyé l’émissaire Fritz Jean Louis, ancien secrétaire d’État, auprès des principaux chefs de gangs de la banlieue sud de Port-au-Prince dans le but d’orienter leurs actions, moyennant de fortes sommes d’argent[16]. Il a aussi rencontré et acheté les services de différents gangs tels que Krisla, Izo et Tilapli.

La logique de consolidation des gangs a atteint son paroxysme lorsque le gouvernement PHTK et ses alliés ont procédé à leur fédération sous le label de « G9, familles et alliés ». Dans son rapport du mois d’octobre 2020, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a salué l’initiative de la fédération des gangs comme un moyen de résoudre le problème de l’insécurité[17]. De son côté, la Banque interaméricaine de développement a pris l’initiative de développer des projets communautaires dans les quartiers contrôlés par les gangs. Cela sous-entend que la gouvernance par la terreur des gangs n’est pas seulement un choix de l’État haïtien, mais qu’il s’inscrit également dans le programme de l’ONU et des principales agences internationales œuvrant dans le pays.

Le 7 juillet 2021, à la suite de conflits de clans au sein du parti PHTK, le président Jovenel Moïse fut mystérieusement assassiné dans sa résidence par un commando lourdement armé. Certes, cet événement s’est ajouté à la crise politique du pays. Mais l’intervention des puissances internationales, dont les États-Unis, a permis au régime du PHTK et à ses alliés de garder le pouvoir grâce à la gouvernance par la terreur.

Pourtant, le dossier de l’assassinat de Jovenel Moïse fut, paradoxalement, considéré comme une question de sécurité nationale par l’État américain[18]. La justice étatsunienne s’empara de l’affaire, bien qu’il fut formellement interdit de faire toute la lumière sur les réseaux criminels transnationaux possiblement responsables de cet acte crapuleux. La gestion de l’assassinat et du remplacement de Jovenel Moïse dans l’appareil d’État haïtien ressemblait plus à l’effacement d’un parrain qu’à une enquête sur la mort d’un président de la République. C’est le sens possible de l’imposition d’Ariel Henry au poste de premier ministre par les ambassades occidentales et l’ONU, en dépit de son implication présumée dans le mystérieux assassinat de Jovenel Moïse. Pendant ce temps, les initiatives citoyennes de dialogue pour mener la transition politique ont été tenues en respect au profit des caïds du PHTK et des grandes familles de la bourgeoisie compradore haïtienne.

L’appui inconditionnel de puissances et d’organisations internationales aux dirigeants illégitimes et corrompus au sommet de l’État se poursuit en dépit du fait que des membres du cabinet du premier ministre de facto, Ariel Henry, aient exigé la libération de présumés membres de gangs arrêtés par la police[19]. Plusieurs membres du gouvernement ont aussi été probablement impliqués dans des actes de kidnapping et de trafic de drogues, dont le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur[20]. C’est au prix d’un climat de terreur que l’État néocolonial haïtien se maintient.

Conclusion

En somme, la crise haïtienne a pris l’allure d’une crise de l’État néocolonial haïtien. Les mécanismes régaliens ne sont plus à même de maintenir l’État en selle. L’armée et la police se délitent au point de partager les tâches de gestion et de contrôle du territoire avec des « seigneurs de la guerre » dont le rôle est quasi institutionnalisé. La fédération des gangs, G9, familles et alliés, est devenue le moyen par lequel les pouvoirs publics résistent aux forces populaires contestataires de l’État néocolonial en déclin. Ce plan bénéficie de l’appui des principales ambassades occidentales et des agences internationales. Celles-ci cherchent à légitimer le régime par la multiplication d’appels au dialogue et par la recherche d’un consensus entre les acteurs de la scène haïtienne. Pendant ce temps, les masses urbaines et rurales paient le prix d’un climat de terreur pour avoir revendiqué la fin du règne de l’État néocolonial en Haïti. La violence de la guerre qui oppose les classes dominantes aux classes populaires et rurales se traduit par les centaines de milliers de personnes kidnappées et assassinées. En continuant de soutenir le statu quo, les puissances occidentales, comme les États-Unis et le Canada, ne font que perpétuer une situation déplorable. Elles semblent avoir choisi leur camp.

Renel Exentus, doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique.


NOTES

  1. Selon l’estimation officielle, le tremblement de terre aurait fait plus 220 000 morts et 300 000 blessé·e·s.
  2. Plusieurs spécialistes de la société haïtienne soutiennent la thèse selon laquelle une nouvelle phase a été franchie dans le processus de subordination de l’État haïtien aux forces impérialistes. C’est le cas de James Darbouze, « Capitalisme du désastre, la formule de Dieu et notre avenir en Haïti », AlterPresse, 7 juin 2022, et de Sabine Lamour « Les acquis du mouvement féministe haïtien hypothéqués par la dynamique politique de ces 10 dernières années », Enquet’Action, 4 avril 2022, <www.enquetaction.com/articles/sabine-lamour-les-acquis-du-mouvement-feministe-haitien-hypotheques-par-la-dynamique-politique-de-ces-10-dernieres-annees)>. Nous avons interprété ce changement comme étant un nième « ajustement de l’État néocolonial haïtien ». Voir aussi : Renel Exentus, « Palestine – Haïti : du terrorisme colonial à la domination néocoloniale », AlterPresse, 17 mai 2022, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article28310>.
  3. L’imposition de Ariel Henry au poste de premier ministre fait partie de cette longue tradition d’ingérence des puissances occidentales dans les affaires internes d’Haïti. Pour plus de détails, voir Robenson Geffrard, « Sous la pression internationale, Haïti changera de gouvernement », Le Devoir, 20 juillet 2021 et Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête immonde, Port-au-Prince, Université d’État d’Haïti, 2014.
  4. La dénonciation de cet état de fait par la démission, à la fin du mois de septembre 2021, de l’envoyé spécial pour Haïti vient du cœur même de l’empire étatsunien. « Mais, par-dessus tout, ce que nos amis haïtiens veulent vraiment, et ce dont ils ont besoin, c’est l’opportunité de tracer leur propre voie, sans marionnettes internationales et sans candidats privilégiés mais avec un véritable soutien pour cette voie. Je ne crois pas qu’Haïti puisse jouir de la stabilité tant que ses citoyens n’auront pas la dignité de vraiment choisir leurs propres dirigeants de manière juste et acceptable. » Voir : « La lettre de démission de Daniel Foote au Secrétaire d’État américain Anthony Blinken », Le Projet d’information Canada-Haïti, septembre-octobre 2021, <https://canada-haiti.ca/fr/content/la-lettre-de-demission-de-daniel-foote-au-secretaire-detat-americain-anthony-blinken>.
  5. Il est important de souligner aussi que ces classes dominantes ont été acculées, à l’interne, par les revendications des nouveaux « libres » dans le but de casser définitivement le système plantationnaire. En acceptant de payer l’indemnité, ces classes dominantes ont utilisé l’appui des puissances pour mieux mater les nouveaux libres. Ils ont accepté de partager avec la bourgeoisie française la plus-value extorquée du travail des cultivateurs.
  6. Plusieurs travaux de recherche, en Haïti et ailleurs, ont porté sur cette question de la dette de l’indépendance, mais la presse occidentale ne l’a presque pas abordée. Au cours du mois de mai 2022, le New York Times a publié plusieurs articles sur le sujet. On a eu l’impression que la presse américaine venait de découvrir la barbarie typique de la domination occidentale. Voir : Eric Nagourney, « 6 infos à retenir sur les réparations versées par Haïti à la France », New York Times, 20 mai 2022, <www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-reparations-aristide.html> ; Gusti-Klara Gaillard, Haïti : Il y a 196 ans, la “dette de l’indépendance”, CADTM international, 27 août 2021, <www.cadtm.org/Haiti-Il-y-a-196-ans-la-dette-de-l-independance>.
  7. Frantz-Voltaire, Pouvoir noir en Haïti, Montréal, Éditions CIDIHCA, 1988.
  8. Suzy Castor, L’occupation américaine, Port-au-Prince, CRESFED, 1988.
  9. Le desserrement de l’étau de la dette a été de très courte durée. Après le coup d’État de Magloire contre le gouvernement d’Estimé, en 1950, l’État reprend progressivement le chemin de l’endettement. Pour plus de détails, voir Gérard Pierre-Charles, L’économie haïtienne et sa voie de développement, Port-au-Prince, Éd. Henri Deschamps, 1993.
  10. Les rapports de la Banque mondiale présentent généralement le développement social et économique d’Haïti à travers des catégories macroéconomiques. En 2021, la BM souligne que « le pays a un PIB par habitant de 1 815 dollars US, le plus bas en Amérique latine et aux Caraïbes, alors que moins d’un cinquième de la moyenne des pays de la région a un PIB de 15 092 dollars US. Selon l’indice de développement humain de l’ONU, en 2020, Haïti a été classé 170e sur 189 pays, <www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview>. De notre point de vue, le niveau de sous-développement peut également s’expliquer par le fait que le pays dépend largement de l’extérieur pour combler ses besoins de base. Il ne produit même pas les principaux outils rudimentaires pour son économie de subsistance. Cela ne peut être compris que si l’on prend en compte la longue histoire de pillage et de rançonnage du pays.
  11. Nous nous sommes inspiré de l’expression « démocratie néolibérale assistée » de Franklin Midi, « “Transition démocratique” en Haïti ! – mais démocratie dans quel état ? », Chemins critiques, vol. 6, n° 1, 2017.
  12. Au cours de la décennie 2010, plus d’un million d’Haïtiens et d’Haïtiennes ont fui leur pays. Accablés par le désespoir, ils se sont rendus dans plusieurs pays d’Amérique latine comme le Brésil, le Chili, etc. Voir Alain Saint-Victor et Renel Exentus, « Haïti : migration et surexploitation, Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, hiver 2022.
  13. À la même période, la grande presse a diffusé l’information sur la mobilisation dite prodémocratie à Hong Kong, alors que les événements en Haïti furent complètement ignorés.
  14. Un mouvement de contestation sociale contre la corruption a eu lieu à la même période en République dominicaine. En dépit de sa domination, l’État dominicain a donné une réponse différente aux revendications populaires. Il a mis en œuvre des procès de certains dignitaires impliqués dans la corruption. Cette parodie de justice a permis de créer l’illusion que les institutions démocratiques bourgeoises fonctionnaient bien.
  15. Rapports du Réseau National de Défense des Droits Humains – RNDDH, 2018, 2019, 2022 à travers le site du RNDDH : <https://web.rnddh.org/> ; La Saline : justice pour les victimes. L’État a l’obligation de protéger tous les citoyens, Rapport 2019 de la MINUJUSTH et du HCDH, Port-au-Prince, <https://minujusth.unmissions.org/sites/default/files/minujusth_hcdh_rapport_la_saline_1.pdf>.
  16. Au cours de la campagne de distribution d’argent, Fritz Jean Louis, émissaire du Palais national, a été blessé par le chef de gang Tipli pour avoir financé des gangs ennemis. « Haïti/Activités gangs : Fritz Jean-Louis, émissaire du Palais, blessé par balles lors de négociations avec “Ti Lapli” », Gazette Haïti, 24 novembre 2019. Pour plus de détails, <https://www.gazettehaiti.com/node/761>.
  17. Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO), « Haïti : les dessous de la fédération des gangs armées », Presse-toi à gauche, 1er septembre 2020.
  18. « Haiti-Meurtre de Jovenel Moïse : l’enquête criminelle américaine transformée en une affaire de sécurité nationale, révèle le journal Miami Herald », AlterPresse, 28 avril 2022, <www.alterpresse.org/spip.php?article28245>.
  19. « Haïti-Justice : le RNDHH a documenté la présence de proches d’Ariel Henry dans la libération de membres du gang 400 Mawoso arrêtés par la police », AlterPresse, 21 mars 2022, <www.alterpresse.org/spip.php?article28106>.
  20. Maria Abi Habib, « Le président haïtien dressait une liste de narco-trafiquants. Ses tueurs l’ont saisie », The New Yok Times, 12 décembre 2021, <www.nytimes.com/fr/2021/12/12/world/americas/haiti-jovenel-trafic-drogue.html> ; « Kidnapping : le ministre de l’Intérieur Liszt Quitel a ordonné le kidnapping du pasteur Jean Ferret Michel, selon le RNDDH », Gazette Haïti, 21 octobre 2020, <www.gazettehaiti.com/index.php/node/5164>.

Pionnières des garderies populaires – Entrevue avec Guylaine Thauvette et Francine Godin

10 février 2023, par Rédaction
Entrevue réalisé par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS. On célèbre cette année le 25e anniversaire de la mise en place du réseau des centres de la petite enfance (…)

Entrevue réalisé par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.

On célèbre cette année le 25e anniversaire de la mise en place du réseau des centres de la petite enfance (CPE). Dans le discours médiatique, on attribue généralement la création des CPE à Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation, mais on passe trop souvent sous silence le rôle de tous les précurseurs du mouvement des garderies, celles et ceux qui se sont battus pour créer, entretenir et étendre le réseau des garderies sans but lucratif. Dans cette entrevue, on donne donc la parole à deux pionnières des garderies populaires fondées dans les années 1970. Guylaine Thauvette a été l’une des principales responsables de la garderie Lafontaine sur le Plateau-Mont-Royal à Montréal et Francine Godin l’une des fondatrices de la Garderie Populaire Saint-Michel aussi à Montréal. Guylaine a par la suite été organisatrice communautaire dans le Centre-Sud, tandis que Francine a été enseignante en éducation à l’enfance au cégep du Vieux Montréal.[1]

Guillaume Tremblay-Boily – Pouvez-vous raconter comment vous avez commencé à vous impliquer dans les garderies populaires ?

Guylaine Thauvette – D’abord un court rappel du contexte des années 1960 et 1970. C’est la Révolution tranquille au Québec. Les grandes réformes de l’éducation ont marqué la décennie 1960. Le projet d’indépendance du Québec prend forme et nous interpelle. Le Parti québécois (PQ) de René Lévesque est fondé en 1968. En octobre 1970, le Québec subit la Loi sur les mesures de guerre. Les mouvements de contestation et de lutte pour les droits sociaux vont se multiplier au cours des années 1970. Le mouvement féministe prendra de l’ampleur et bataillera fort pour qu’on reconnaisse aux femmes le droit à l’avortement, le droit au travail, l’équité salariale, bref l’égalité hommes-femmes sur tous les plans. Des organismes de défense des droits vont se former et se développer dont l’Association de défense des droits sociaux (ADDS), les associations coopératives d’économie familiale (ACEF), le Mouvement Action-Chômage, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), les cliniques juridiques et les cliniques communautaires de santé. Ces dernières, qui ont enfin lié le curatif au social et à la prévention, deviendront les CLSC[2]. Des tables de concertation et des comités de citoyens et citoyennes s’organiseront dans les quartiers pour revendiquer du logement social, des emplois, etc. La lutte des garderies va s’inscrire dans toute cette mouvance et mobilisera un grand nombre de femmes.

À 17 ans, je rentre à l’École des Beaux-arts. En 1969, je participe à l’occupation de l’École. On revendique alors la cogestion. La même année, je manifeste lors de l’Opération McGill français organisée par le mouvement étudiant.

À la campagne avec mon amoureux, on cultive un grand jardin, on vend à Montréal nos légumes bios, je fais des contrats de photos, la récolte des pommes, un calendrier artistique que je vends au Salon des métiers d’art. Notre fille naît en 1972. Son père nous quitte du jour au lendemain et par la suite ne pourra aucunement nous soutenir. C’est la monoparentalité totale.

Je reviens à Montréal au début de 1974. C’est là que j’inscris Chloé qui a deux ans et demi à la garderie Lafontaine. Cela me donne l’occasion avec quatre autres personnes de partir La Becquée, un restaurant coopératif végétarien où on fait de la formation sur le végétarisme. On est associé avec la coop d’aliments naturels Saint-Louis. Ça va quand même durer10 ans. On organise des mariages, des évènements…

La garderie Lafontaine lutte alors pour ne pas disparaître. Comme le fédéral a retiré ses billes dès 1973[3], plusieurs garderies ont dû fermer leurs portes. La riposte s’est organisée : six garderies populaires de Montréal se sont regroupées pour former le Comité de liaison des garderies populaires (CLGP).

À Lafontaine, deux militantes font un travail extraordinaire. Ce sont des femmes engagées, politisées, généreuses. Les réunions ont une couleur marxiste-léniniste mais j’y trouve une réflexion, une analyse des inégalités sociales, entre autres celles des familles monoparentales, une compréhension des jeux de pouvoir qui font ressortir les privilèges des uns et l’exploitation des autres. Pour que la garderie continue d’opérer, elles mobilisent les parents autour de l’enjeu de la survie des garderies. C’est ainsi que je commence à m’impliquer et que je me retrouve déléguée à SOS Garderies fondé en 1974 pour remplacer le CLGP.

Francine Godin – Donc, c’est comme parent que tu t’es impliquée à la garderie ?

G.T. – Oui, au début. Par la suite je remplace bénévolement des monitrices et des moniteurs (les « éducs ») pour l’été. En quittant La Becquée, on m’engage à temps plein. Je pourrai donc voir grandir ma fille. Les militantes du début quittent la garderie après quelque temps. Un moniteur et moi-même devenons alors responsables de la garderie.

F.G.  – Moi, je suis une petite fille de Rosemont. Mère enseignante au primaire, enfant unique. J’avais des amis qui militaient dans le quartier Saint-Michel. J’avais alors 20 ans et fait le choix d’aller faire un baccalauréat en enseignement préscolaire à l’Université de Montréal. Je me suis mise à militer durant ma deuxième année d’université. Je dois avouer que je m’y ennuyais un peu. Je trouvais que le programme n’avait pas une mission assez sociale. Je me suis mise à m’impliquer dans le quartier Saint-Michel. J’étais membre active du comptoir alimentaire et de la clinique juridique. En tant que groupe, nous nous définissions comme le Comité d’action politique de Saint-Michel, le CAP. À un moment donné, on a constaté qu’il manquait une garderie dans le quartier. Cela m’a allumé des lumières. Ce qui a parti le bal, c’est que le gouvernement fédéral a permis d’organiser des services de garderie dans le cadre de projets PIL (Programme d’initiatives locales) et Perspectives-Jeunesse, mais dans leur tête, ce n’était que pour financer du travail étudiant pendant l’été.

G.T.-B. – Donc au début, c’était temporaire ?

F.G. – Mais nous, on ne voulait pas que ça soit temporaire. On s’est donc mis à lutter pour éviter que les garderies ferment. Je suis donc allée dans la partie la plus défavorisée du quartier Saint-Michel, dans le secteur Saint-René-Goupil, un des endroits les plus pauvres au Canada. J’ai fait du porte-à-porte pour savoir si les familles avaient besoin d’un service de garderie. Je prenais les noms des éventuels parents. On a tout d’abord organisé la garderie dans le sous-sol de l’église Saint-René-Goupil, le vicaire étant de notre bord. Les six premiers mois, on nous permettait d’utiliser tout le sous-sol, mais le soir, il y avait du bingo… Je me souviens que je devais arriver à 6 h du matin et enlever les gommes à mâcher par terre avec un grattoir pour pouvoir mettre les meubles et les jouets de la garderie. Chaque soir, il fallait tout ranger. C’était évident qu’on ne pouvait pas rester là très longtemps.

Dans ma tête, je faisais ça quelques années, puis j’allais enseigner, mais je me suis fait prendre, car je me suis beaucoup investie dans ce projet : on a organisé une garderie sans but lucratif qui est devenue plus tard un centre de la petite enfance. Entre 1972 et 1983, je me suis aussi beaucoup impliquée dans le mouvement des garderies. J’aimais beaucoup le métier d’éducatrice, le travail avec les enfants.

G.T.-B. – Comment cela se passait-il dans les garderies populaires ? Comment était-ce géré ?

F.G. – C’était l’époque de la cogestion, donc on n’avait pas de directeur. J’étais responsable des finances, mais on faisait ça sur le bout de la table. C’était un peu tout croche, mais on essayait d’arriver. « Madame Une telle, a-t-elle payé cette semaine ? Non, je pense qu’elle n’a pas d’argent, mais elle paiera la semaine prochaine ». « Ils ont deux enfants, on ne peut pas leur faire payer le plein prix pour deux enfants ». On vivait tout ça. C’était un quartier très pauvre. On attirait aussi quelques familles plus petites-bourgeoises qui voulaient participer à ce projet parce que ça les emballait. On avait aussi beaucoup de familles immigrantes, de l’immigration haïtienne, entre autres. On enseignait le français aux enfants immigrants. Tellement qu’à un moment donné, on a pensé à demander des subventions au ministère de l’Immigration parce qu’on faisait un peu le travail des classes d’immersion et des COFI (Centre d’orientation et de formation des immigrants). On voulait que la langue que les enfants apprenaient à la garderie soit reconnue, qu’elle leur permettait ensuite d’intégrer une classe ordinaire à l’école. On intégrait aussi des enfants handicapés bien avant que certaines subventions spécifiques nous soient octroyées pour ces enfants.

G.T. – Et les valeurs ! On mettait de l’avant des valeurs pacifistes. Cela faisait partie des éléments pédagogiques.

F.G. – On faisait de belles choses dans les garderies populaires. Il y avait entre autres la cogestion qui s’exerçait avec les parents. Nous voulions que les décisions se prennent ensemble avec tout le monde; nous demandions ainsi du bénévolat aux parents qui avaient plusieurs autres obligations. Il y avait un petit côté un peu utopique dans ce fonctionnement. Ce n’était pas toujours fonctionnel, cela ne convenait pas à tout le monde non plus. Nous tenions à parler de pédagogie avec les parents pour être certains qu’il y avait un accord entre les valeurs du milieu de garde et celles de la famille. Nous n’avions pas de programme pédagogique à suivre puisqu’il n’y avait aucun programme préscolaire au Québec à part celui de la maternelle.

G.T. – La pédagogie touchant la petite enfance n’était pas aussi développée d’un point de vue théorique qu’elle l’est aujourd’hui. Mais on avait des réflexions intéressantes qui nous amenaient à rejeter les modèles d’éducation qui favorisaient le sexisme, la violence, la compétition, le racisme. On commençait à s’éveiller sur toutes ces questions. Un exemple : on avait pris la décision que les petits garçons n’apportaient pas de fusils ou de chars d’assaut à la garderie. Les poupées Barbie ne passaient pas la porte non plus. Et si cela arrivait, on leur disait : « Écoute, on va mettre Barbie ou le fusil dans ton casier et tu le reprendras quand papa ou maman viendra te chercher ».

Pour assurer le lien garderie-maison et mettre de la cohérence entre les interventions des parents et des éducs de la garderie, on se réunissait avec les parents de nos groupes d’enfants pour parler éducation. Il arrivait que des parents confient leurs difficultés dans ces rencontres. Il y avait de l’entraide entre les parents, des amitiés y naissaient.

F.G. – On ramassait des vêtements usagés mais en bon état et nous invitions les parents à se servir s’ils en avaient besoin. On avait vraiment de la difficulté sur le plan financier au début, donc on recrutait des bénévoles parmi des parents ou des militants provenant d’autres organismes. Ils s’engageaient, par exemple, à venir faire le dîner une fois par semaine. On avait beaucoup de réunions ! [Rires] Et tout le monde avait le même salaire.

G.T. – Je me rappelle qu’il fallait être très très malade pour ne pas rentrer au travail. On faisait appel à des personnes bénévoles, souvent des étudiantes qui venaient nous remplacer si possible. On peut dire qu’on tenait les garderies à bout de bras. À Lafontaine, il a été question de donner des salaires plus élevés aux éducs qui avaient plus d’ancienneté, entre autres celles et ceux qui faisaient de la formation auprès des nouvelles personnes embauchées. Finalement, on s’est mis d’accord pour que le seul privilège soit celui de choisir en premier les dates de vacances !

G.T.-B. – Est-ce que les parents participaient bien ?

G.T. – Certains parents énormément. Le fait de fonctionner en cogestion favorisait la mobilisation. C’était une forme de démocratie. On voulait que les parents s’impliquent, et ceux-ci ne crachaient pas là-dessus. C’était la garderie de leurs enfants. C’était un travail constant de mobiliser et d’intéresser également les éducs. On mettait sur pied plein de comités avec les parents : alimentation, pédagogie, lutte des garderies, finances, intégration-sélection, etc. À chaque assemblée, on avait un point sur la lutte et ses enjeux, pour dire où en étaient les représentations du Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain (RGMM) et du Regroupement des garderies sans but lucratif au Québec (RGQ), quelles actions étaient mises de l’avant et comment les parents pouvaient contribuer à faire avancer les revendications. J’étais déléguée aux deux exécutifs, j’avais souvent du mal à transmettre toutes ces informations et à me préparer adéquatement, mais les parents comprenaient.

F.G. – Les parents construisaient des modules de motricité et aménageaient la cour avec nous. Ils venaient aussi faire du ménage. Ils nous donnaient des jouets dont ils n’avaient plus besoin.

G.T. – Mais oui, les corvées de ménage, ça contribuait à nous serrer les coudes.

G.T.-B. – Est-ce que cette idée de collaboration avec les parents est encore présente dans le réseau des CPE ?

F.G. – Cela se fait encore un peu. Depuis que ça s’est hiérarchisé sur le plan de la loi et de la réglementation, les garderies sans but lucratif doivent avoir un conseil d’administration (CA) formé majoritairement de parents. Les éducatrices et les éducateurs sont représentés par une ou un délégué du personnel. Les parents qui s’impliquent sur les CA travaillent fort. C’est là que toutes les décisions se concentrent. L’assemblée générale se tient une seule fois par année et c’est surtout pour élire leurs représentants. Ce sont des parents un peu militants qui siègent au CA. Il ne faut pas oublier que certains parents fréquenteront le CPE durant huit ans parfois s’ils ont deux ou trois enfants, et ils seront sollicités pour participer durant toute cette période.

Les conditions de travail sont maintenant négociées par les syndicats avec le ministère de la Famille ou avec l’association patronale des CPE. Les éducatrices et les éducateurs ont commencé à se syndiquer dans les années 1980. Au début, on était un peu utopistes. On croyait que chaque convention collective pourrait se régler avec les parents, afin de garder le contrôle au niveau local. Les syndicats étaient sceptiques. Ils voulaient une grande négociation provinciale, surtout pour les salaires. Il s’agissait de se tourner vers le gouvernement pour mener la lutte. Et je pense que c’était nécessaire. C’est comme ça qu’ils ont pu négocier des conditions proches de celles du secteur public. Il y a eu beaucoup de gains au cours des dernières décennies et, heureusement, car le coût de la vie n’a jamais cessé d’augmenter.

G.T.-B. – Le mouvement des garderies était-il surtout concentré à Montréal ?

F.G. – SOS Garderies représentait surtout des garderies de Montréal, mais il y en avait quelques-unes ailleurs, en Abitibi, à Sherbrooke, etc. On réclamait un réseau universel de garderies financé par l’État et contrôlé par les usagères et les usagers.

G.T. – Et les travailleuses et les travailleurs ! Un réseau universel de garderies sans but lucratif, cela voulait dire dans toutes les régions du Québec.

F.G. – En 1974, les libéraux étaient au pouvoir. Ils se sont réveillés : « Oh, mon Dieu, c’est une compétence provinciale, les garderies, il faut au moins qu’on fasse semblant que ça nous intéresse ». Donc, ils ont tout d’abord créé le plan Bacon, du nom de la ministre Lise Bacon, responsable du dossier. Ce plan consistait à accorder un peu d’aide financière aux parents au lieu de donner de l’aide directe aux garderies. Au fil des années, on s’est battu pour que cette aide aux parents augmente et aussi pour obtenir des subventions directes aux garderies. Celles-ci ne sont arrivées qu’en 1979. Un maigre deux dollars par jour qui était loin d’être suffisant pour couvrir les coûts de fonctionnement du service.

G.T. – On était en mode survie.

F.G. – Comme salaire, on s’accordait presque rien, l’équivalent du chômage.

G.T. – Il y a eu des luttes importantes, dont la grève des loyers pour certaines garderies et on les appuyait. La garderie Lafontaine, dans cette période, était logée dans une petite maison à deux étages de la rue Brébeuf, prêtée par les Frères des Écoles chrétiennes. Et ça brassait dans notre garderie. On avait des tracts à saveur socialiste, des pancartes et des bannières pour afficher nos revendications. Cela commençait à les fatiguer un peu. Ils nous ont dit qu’il fallait qu’on parte parce qu’ils voulaient démolir la maison (qui est toujours là…). De toute manière, on devait partir. Le plancher du rez-de-chaussée était très froid en hiver. La cuisinière montait les repas par l’escalier extérieur beau temps mauvais temps. Comme toutes les garderies, nous devions refuser de prendre des enfants faute de places. On a donc commencé à faire des pressions pour être relocalisé, entre autres auprès du député. On a fait du porte-à-porte dans le quartier, informé les citoyens de notre situation, fait signer des pétitions. C’était important que la population soit de notre côté. Quand on a fait l’occupation, on avait aussi des alliés dans le quartier, comme la Clinique de santé, et bien d’autres qui nous appuyaient. Par une belle journée de printemps, on est allés occuper les bureaux de Gérald Godin, qui était député du Parti québécois pour le comté de Mercier. Arrivés au local du député, sa secrétaire nous dit: « M. Godin est en rencontre à Valleyfield. Je vais lui téléphoner ». Elle me passe le téléphone : « Bonjour, M. Godin, on est ici pour vous rencontrer et faire bouger la relocalisation de notre garderie, on vous attend ». Il me répond: « Oui, mais là, je suis en réunion, prenez rendez-vous avec Suzanne ! » Il avait son franc-parler, il était très sympathique. « Monsieur Godin, nous autres, on veut pas trop vous déranger. On a apporté notre lunch pour dîner. On a les lits pour les siestes des enfants…»

G.T.-B. – Ah ! vous faisiez l’occupation avec les enfants ?

G.T. – Oui ! Et avec les parents. Les plus jeunes enfants étaient restés à la garderie. Pour terminer cette histoire, j’ajoute : « Il y a d’autres enfants qui font du tricycle dehors. On a installé nos pancartes sur votre clôture. On peut même dormir ici, et vous rencontrer demain… On a nos sacs de couchage ». Quand il est arrivé, les stores étaient baissés parce que c’était la sieste. Des parents étaient là, silencieux. C’était quelque chose. Quelques mois plus tard, on a été relocalisé. On est alors passé d’un permis de 30 à 53 enfants. On a eu des loyers gratuits pendant des années et des années à l’ancien et bel édifice des sourds-muets sur la rue Saint-Denis.

F.G. – Quand on convoquait les journalistes, ils venaient. C’était souvent les mêmes femmes journalistes, qui connaissaient le dossier; certaines appuyaient même notre cause. Je vais continuer au sujet des locaux. Nous autres, après notre sous-sol d’église, on a loué un petit local commercial où on a organisé une mini-garderie avec 15 enfants. On avait une grande cuisine familiale. Avec un petit nombre d’enfants, c’était moins difficile pour survivre. Par la suite, étant donné qu’on avait sans arrêt des demandes de parents, j’ai réussi à faire rouvrir une ancienne résidence de sœurs anciennement placardée. On voyait le potentiel de cet édifice de trois étages, adjacent à une belle cour. On a fait un arrangement avec la Commission scolaire de Montréal. Le carrefour populaire et l’ADDS sont venus s’installer au troisième étage. Le local était composé de petites chambres de religieuses et de quelques grandes salles servant de réfectoire et de chapelle. On a dû réaménager le tout pour faire des locaux de petits groupes. Une des trois installations du CPE y est toujours logée présentement.

G.T.-B. – Est-ce qu’il y a eu d’autres luttes mémorables ?

G.T. – On a organisé quelques petites manifs dans le temps des Fêtes sur des rues commerciales comme l’avenue Mont-Royal et la rue Saint-Hubert. Il y avait toujours beaucoup de monde ! Et c’était comme du théâtre. La Mère Noël enceinte promenait son gros ventre accompagnée du Père Noël qui poussait le petit dernier (une marionnette) dans la poussette. La procession s’arrêtait sur les coins de rue, les tambours roulaient… Oyez, oyez… La Mère criait dans le porte-voix : « Père Noël, on n’a pas de garderies, y’ont plus de place nulle part… On va être pris pour recourir à la garde en milieu familial ou mettre le petit en garderie privée ! Comment je ferai pour retourner travailler ? » On invectivait et dénonçait certaines politiques des ministres responsables. Et on repartait en défilé, répétant le slogan de l’heure au son de la musique de nos ami·es.

F.G. – La Mère Noël, c’était Guylaine !

G.T. – Pendant une autre manif sur Mont-Royal, les gens nous approchaient, nous questionnaient, on passait des tracts, on chantait nos tounes, dont « On veut des garderies, pas des garde-robes ! » et « Si on avait tous des garderies, toutes les mamans pourraient travailler. Partir le matin sans plus de soucis, sachant leur enfant entre bonnes mains, entre bonnes mains, entre bonnes mains ». Sur l’air de Passe-partout !

F.G. – Au fil des années, pour faire entendre nos revendications, il y a eu beaucoup de luttes, de manifs et d’occupations et quelques actions plus originales. À un moment donné, le Regroupement des garderies de la Région 6 C (Rive-Sud) a envoyé les formulaires T4 de toutes les éducatrices à l’Assemblée nationale pour montrer à quel point elles ne gagnaient peu. Une autre année, pour protester contre des augmentations ridicules des subventions, des éducatrices avaient apporté une piscine remplie de « cennes » noires à l’Assemblée nationale. On invitait les parents à porter des macarons de revendications à leur travail. Ce n’était pas toujours évident d’organiser des manifestations car les parents travaillaient et les éducatrices s’occupaient des enfants. Sur les conditions de travail, les syndicats mènent actuellement de très belles luttes, mais il y a encore du travail à faire pour compléter le réseau tout en accordant de bonnes conditions de travail aux éducatrices.

G.T. – En mai 1981, une action d’éclat fut l’occupation de l’Office des services de garde durant deux jours. Là aussi, on avait nos sacs de couchage. Et pour décrire cette mobilisation à travers toutes les garderies membres du RGQ, il faudrait un autre article…

GTB : Comment se passaient vos relations avec les gouvernements ?

G.T. – Quand le Parti québécois était au pouvoir, il y avait vraiment un plus grand développement de garderies à but non lucratif. Le PQ avait un préjugé favorable à ce type de garderie. Mais aussitôt que le gouvernement libéral reprenait le pouvoir, le développement des garderies sans but lucratif était ralenti et les garderies privées prenaient de l’expansion. C’est très clair.

F.G. – À l’Office des services de garde à l’enfance, il y avait des personnes ouvertes à notre cause et qui étaient prêtes à collaborer avec nous. Ça leur faisait un bon argument auprès du gouvernement : « Écoutez, nos bureaux ont été occupés par le monde ».

Mais il ne faut jamais oublier de toutes ces années que rien n’a été accordé aux garderies sans qu’il n’y ait eu de lutte. Quand la subvention augmentait, c’était toujours parce qu’il y avait eu des manifestations, des pétitions, des occupations, etc.

G.T.-B. – On dit que les groupes marxistes-léninistes étaient très présents dans le mouvement des garderies dans les années 1970. Quels étaient vos liens avec ces groupes ?

F.G. – À un moment donné, SOS Garderies s’est radicalisé, principalement en 1976. La lutte des garderies devait être liée à la lutte des classes. Moi, je me considérais plutôt comme une personne de gauche, j’étais proche de plusieurs membres du groupe Mobilisation, mais je trouvais que ça n’avait pas de bon sens de demander aux parents de la garderie de s’engager pour le socialisme. Pour moi, être de gauche consistait à m’engager dans un projet concret. Ce n’était pas juste de faire valoir des idées sociales. C’est là qu’on a fondé le Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain parce qu’on ne s’identifiait plus à SOS Garderies qui ne comptait plus qu’une dizaine de garderies à Montréal alors qu’il avait été un mouvement d’une cinquantaine de garderies. Les militantes et militants de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada ont joué un rôle important dans cette radicalisation. Pourtant, quand venait le temps de faire des revendications au Ministère, tout le monde menait la lutte ensemble. Dès qu’il y avait une manif de garderies, on sentait aussi le soutien des syndicats. C’est ce qui a fait que ça a marché. En 1976, le PQ est arrivé au pouvoir, pis on leur a dit: « Vous souvenez-vous que quand vous vouliez vous faire élire, vous aviez parlé d’un réseau public de garderies contrôlé par les usagers ? » Cela a sonné des cloches parce qu’à partir de ce moment, on s’est mis à recevoir des subventions liées au développement de nouveaux services.

G.T.-B. – J’aimerais vous entendre sur la dimension féministe des garderies. Est-ce que c’était central pour vous ? Avez-vous été en lien avec des groupes féministes ?

F.G. – Moi, j’ai toujours considéré que le mouvement des garderies faisait partie du mouvement féministe. On pouvait toujours compter sur des membres de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) ou des comités de condition féminine des syndicats qui venaient toujours dans nos manifs. On avait des causes communes comme le droit à l’avortement, par exemple. Des membres du Conseil central de Montréal de la CSN venaient aussi nous appuyer.

G.T. – À certains moments, le Conseil du statut de la femme a pris des positions qui ne promouvaient pas le développement du réseau des garderies.

F.G. – Mais parfois, il l’a appuyé. Ça dépendait souvent de la personne qui était à la présidence !

G.T. – Le mouvement féministe n’est pas un mouvement où on peut prendre sa carte de membre, mais toutes ces luttes sont liées au mouvement d’émancipation des femmes qui porte des valeurs de justice sociale.

F.G. – Il y avait aussi des hommes dans le mouvement des garderies, mais il fallait qu’ils soient, pour cette époque, un peu féministes pour nous suivre. Certains hommes ont d’ailleurs été de solides piliers du mouvement.

G.T. – Oui, des hommes gagnés à la cause des femmes. C’était des alliés. Plusieurs éducs étaient très engagés et des pères aussi s’impliquaient.

G.T.-B. – Quel pourcentage d’hommes environ travaillait dans les garderies populaires ?

F.G. – Peut-être autour de 30 %. Mais aujourd’hui, dans les programmes de formation, on a bien de la difficulté à recruter des hommes. On a pourtant essayé de faire des campagnes de valorisation pour que de jeunes hommes deviennent éducateurs. C’est sûr qu’il y a des hommes qui aimeraient faire ce métier et qu’ils y seraient très heureux, mais c’est encore vu comme un métier féminin. Les enfants ont tellement besoin d’avoir des éducateurs masculins. Pour les petits enfants qui n’ont pas de modèle masculin dans leur vie par exemple. Les trop peu nombreux éducateurs masculins qualifiés sont de très bons éducateurs et ils y croient. Mais mon Dieu qu’on n’a pas réussi à en convaincre beaucoup ! Quand est venu le temps du perfectionnement lors de la création des CPE, les personnes qui ont décidé de rester, d’en faire un métier et d’être officiellement reconnues comme qualifiées ont surtout été des femmes.

G.T.-B. – Auprès du public, dans les débuts, il devait y avoir des préjugés à combattre, comme l’idée que les femmes devraient rester à la maison pour s’occuper des enfants ?

G.T.– D’énormes préjugés ! Cela n’allait pas de soi dans les années 70 de revendiquer des garderies. C’était subversif. On faisait face à des préjugés tenaces contre les mères. On était des voleuses de jobs, des mauvaises mères, des irresponsables. Lutter pour le droit au travail des femmes, pour la reconnaissance des garderies, pour le droit des enfants à vivre des conditions de garde décentes et épanouissantes, accessibles à toutes les familles de toutes conditions, cela a impliqué un gros travail d’information, de sensibilisation de la population qui se traduisait par des conférences de presse, des lignes ouvertes à la radio, des articles dans les journaux, du porte à porte dans nos quartiers, des manifs.

F.G. – Il y a aussi des mères qui nous jalousaient parce qu’on pouvait garder notre enfant avec nous tout en exerçant un métier.

G.T.-B. – Dans le réseau actuel, est-ce qu’il reste quelque chose de l’esprit des garderies populaires ?

F.G. – La mobilisation est encore présente, mais elle s’est tournée vers l’amélioration des conditions de travail des éducatrices et des éducateurs, une très juste cause, j’en conviens. Je crois qu’une nouvelle mobilisation sera nécessaire pour obtenir ce réseau de garderies sans but lucratif qui est loin d’être complété pour le moment. Les places y sont convoitées par beaucoup de parents qui doivent se résoudre pour le moment à envoyer leurs jeunes enfants dans des garderies commerciales à but lucratif quand ils ne doivent pas tout simplement retarder leur retour au travail. Le réseau des centres de la petite enfance est bien structuré, le programme pédagogique est de qualité, le métier d’éducatrice s’appuie sur une formation de qualité. Cependant, même si on est passé d’une dizaine de garderies à plus de 500 CPE, c’est toujours nettement insuffisant pour répondre à la demande des parents. On devra toujours trouver une façon pour que les parents demeurent vigilants et impliqués dans la garderie de leurs jeunes enfants.

G.T. – Ce qui est resté de l’époque des garderies populaires, ce sont entre autres les programmes éducatifs qu’on a contribué à créer et qui sont enseignés dans les cégeps. Et ça paraît aujourd’hui chez les éducatrices qui ont complété leur diplôme d’études collégiales (DEC).

F.G. – C’est vrai. Le programme du Ministère est beau. Mais il faut l’appliquer, il ne peut rester juste un document.

G.T. – Comme le dit Francine, il est nécessaire de demeurer vigilants, afin de ne pas perdre ou de dénaturer ce modèle d’organisation, ses valeurs, sa mission.

  1. Guylaine Thauvette est organisatrice communautaire retraitée et Francine Godin est enseignante retraitée en Techniques d’éducation à l’enfance.
  2. CLSC : centres locaux de services communautaires.
  3. NDLR. « Au début des années 1970, le gouvernement fédéral instaure le programme Initiatives locales afin de financer des projets communautaires créateurs d’emplois. Entre 1972 et 1974, quelque 70 garderies sont ainsi mises sur pied, dont une trentaine à Montréal. Constituées pour la plupart en organismes sans but lucratif contrôlés par des parents usagers, ces garderies desservent des quartiers populaires, souvent défavorisés. Mais il est difficile d’assurer leur survie à long terme, les maigres subventions, renouvelables de six mois en six mois, ne visant qu’à payer les salaires. Comment assurer les coûts d’un loyer avec un tel mode de financement ? Outre l’insuffisance du financement, les règles d’émission des permis d’opération enferment ces garderies dans un inextricable cercle vicieux : Québec refuse d’accorder le permis sans qu’un financement à long terme ne soit assuré; Ottawa exige l’obtention du permis avant l’octroi d’une subvention. Cette situation est propice à la montée d’une grande insatisfaction. » Voir CSN, 30 ans déjà. Le mouvement syndical et le développement des services de garde au Québec. Les années 1970, <www.sttpem-csn.com/les-annees-1970-1e-partie/>.

Le parcours du livre Pour une écologie du 99 % : une contribution à l’éducation populaire écosocialiste

6 février 2023, par Rédaction
Le 21 septembre 2021 sortait notre ouvrage Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme[1], coécrit avec Alain Savard. On peut concevoir ce livre comme (…)

Le 21 septembre 2021 sortait notre ouvrage Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme[1], coécrit avec Alain Savard. On peut concevoir ce livre comme un projet d’éducation populaire aux perspectives anticapitalistes. D’abord essentiellement un objet de papier, ce livre a finalement trouvé au Québec un certain écho dans le débat public et dans le mouvement écologiste, ce qui nous a permis d’en transmettre oralement les principales idées. Dans cet article, nous préciserons quelles étaient les intentions de notre projet d’écriture et nous tenterons de réfléchir à la façon dont nos interventions ont été reçues. Nous dresserons un premier bilan de cette expérience pour mieux tracer l’avenir de la voie anticapitaliste du mouvement pour la justice climatique.

Les intentions du livre

Ce livre est le produit d’une double volonté : répondre aux besoins émergeant des débats du mouvement écologiste et intervenir pour insuffler à celui-ci une orientation anticapitaliste, en particulier dans le mouvement des grèves climatiques. Par le biais de notre implication au sein du collectif La Planète s’invite au parlement et du Front commun pour la transition énergétique, nous avons remarqué qu’une certaine confusion régnait dans le mouvement vert, en ce qui concerne des notions clés d’économie politique critique. Cette confusion a très certainement des conséquences sur les orientations politiques et stratégiques des militantes et militants pour le climat, de même que sur leurs organisations. Il nous semblait urgent de contribuer à lever ces ambiguïtés.

À notre connaissance, aucun livre n’avait réussi, ni par son argumentation ni par ses qualités de vulgarisation, à s’attaquer aux principaux mythes entourant le capitalisme et l’impossibilité de le remplacer. L’ouvrage What Every Environmentalist Needs to Know About Capitalism[2] de John Bellamy Foster et Fred Magdoff, au titre évocateur, fut l’une de nos inspirations et le point de départ de notre réflexion. Cependant, malgré sa volonté de vulgarisation, l’auteur nous paraissait reproduire les écueils des ouvrages universitaires : absence de dynamisme dans la forme et trop nombreuses citations apologétiques de Marx. À cela, il faut ajouter qu’il ne s’aventurait aucunement sur le terrain de la nécessaire planification démocratique de l’économie ni même sur les perspectives d’action politique.

L’objectif premier de notre ouvrage fut donc de rendre « digeste » et accessible au plus grand nombre une compréhension anticapitaliste de la crise écologique, de montrer qu’il était possible d’organiser notre économie autrement et de défendre les pratiques d’organisation politique les plus prometteuses en vue de dépasser le système économique actuel. Mettre de nouveau à l’avant le concept de « capitalisme » ne fut pas une mince affaire, comme en témoigne notre difficulté à faire parler de notre ouvrage plus largement dans les médias de masse, à l’exception de quelques entrevues[3].

Nous avons pensé notre projet comme un ouvrage de vulgarisation. Plutôt que de prendre notre propre univers théorique comme point de départ, nous sommes partis des termes mêmes avec lesquels notre public cible formule les problèmes. Le livre est structuré en chapitres qui traitent de différents « mythes », autant de lieux communs du débat écologiste actuel. Nous avons porté une attention particulière à la forme du livre, dans un souci d’accessibilité : production de nombreux graphiques et schémas, renvoi des notes en fin d’ouvrage, absence de références à de grandes autorités scientifiques afin de faciliter la transmission de nos idées. Nous avons également tenté de rester le plus proches possible du registre du dialogue argumentatif (argument-objection-réfutation). Nous avons cherché les occasions de démontrer la pertinence de notre perspective, en évitant le plus possible de supposer que notre lectorat était d’emblée favorable à nos idées. En fin d’ouvrage, nous avons également produit un glossaire des principaux termes techniques, une annexe sur les moyens de s’initier à l’engagement ainsi qu’une bibliographie commentée.

Sur le plan du vocabulaire, nous avons tenté de limiter les référents théoriques et les « étiquettes » du militantisme traditionnel. Trop souvent, celles-ci servent plus à renforcer le sentiment d’appartenance des convaincu·e·s qu’à élargir la masse critique nécessaire pour transformer la société. Étant donné que la gauche écologiste est dans une phase de (re)construction, nous avons cru bon sortir de l’entre-nous en privilégiant le partage du contenu plutôt que l’orthodoxie terminologique.

De surcroît, nous avons intégré une dimension artistique au projet grâce aux dessins de Clément de Gaulejac. Ceux-ci permettent de renouveler l’iconographie anticapitaliste traditionnelle en donnant à penser par un autre moyen que l’argumentation. Dans le livre, les dessins entrent en dialogue avec le texte et contrebalancent l’effet de lourdeur que pourrait ressentir le lectorat devant les forces qui constituent le capitalisme. En mettant en scène le Capital et le Capitaliste, deux personnages inséparables dignes d’une série comique, la lectrice ou le lecteur est encouragé à se moquer d’eux, parfois même avec dérision, et à les trouver ridicules, de sorte que lui-même puisse gagner en courage.

La réception et la diffusion des idées du livre

De manière générale, notre livre a connu un accueil enthousiaste à la fois dans les milieux militants de gauche et dans certains milieux institutionnels, scolaires et médiatiques. À la suite de sa publication, nous avons effectué une trentaine d’interventions publiques touchant au total plusieurs centaines de personnes sous la forme de conférences, d’entrevues dans les journaux ou à la radio, de participation à des événements dans les salons du livre ou dans les institutions scolaires, et par le biais de lettres ouvertes. La plupart de ces activités n’avaient pas été planifiées avant la publication et ont été le fruit de demandes suscitées par la lecture de notre ouvrage. D’autres interventions sont déjà prévues pour les mois à venir.

Alors que notre propos était d’abord destiné aux jeunes grévistes du climat, nous avons été agréablement surpris de la réception favorable de nos idées dans les cercles et lors d’événements destinés à un plus vaste public. Les nombreuses invitations dans les médias de masse, dans les salons du livre et dans les établissements scolaires, nous laissent croire que notre propos survient à un moment propice. Cela témoigne aussi d’une ouverture du débat politique et écologiste à des perspectives plus radicales, ouverture favorisée par les mobilisations de 2018 et 2019 en faveur de la justice climatique. Nous croyons que les écosocialistes doivent saisir cette occasion.

Notre ouvrage remet explicitement en question le capitalisme, c’est pourquoi nous avons été étonnés qu’il soit reçu de façon si positive. Dans le cadre de nos interventions, nous avons été frappés par l’absence de réactions négatives par rapport à notre posture clairement anticapitaliste. Nous avions appréhendé une certaine hostilité de la part du public, mais les questions provoquées par nos présentations ont surtout porté sur des aspects techniques : Que penser des voitures électriques ? de l’hydrogène ? du potentiel des énergies renouvelables ? ; sur des aspects stratégiques : Que faire des élections ? Faut-il envisager l’action directe ou des actions de sabotage ?; ou sur des aspects plus larges comme : Est-il trop tard pour agir ? Cependant le cadre de réflexion à l’intérieur duquel se sont déroulés les échanges fut a priori considéré comme légitime. Personne n’a formulé de défense explicite du capitalisme ni même la possibilité de le réformer. Peu de participantes et de participants se sont montrés sceptiques quant à la nécessité ou au désir de se doter d’un système économique socialement plus juste et écologiquement plus viable. Nous croyons que le cadrage « scientifique » (en référence à l’état des savoirs scientifiques) plutôt que militant de la question a facilité la transmission de certaines de nos idées.

La manière dont le livre a été reçu peut aussi être interprétée comme un indice de la crise de légitimité du capitalisme. Un récent sondage[4] vient corroborer cette crise de légitimité. Réalisé auprès de plus de 34 000 travailleuses et travailleurs répartis dans plus de 28 pays et conduit par la firme de communication Edelman, ce sondage rapporte que 56 % des répondants sont d’avis que « le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui fait plus de mal que de bien dans le monde ». Ces chiffres, qui montent à 69 % en France, à 75 % en Thaïlande et à 74 % en Inde, témoignent d’un désaveu clair du capitalisme. L’aggravation de la crise écologique joue probablement un rôle important dans cette nouvelle donne politique.

Notons tout de même que certains mythes ont été plus coriaces que d’autres à « déboulonner ». Nous avons rencontré des illusions bien enracinées, surtout celle que « la consommation détermine la production », mais aussi les idées néolibérales de la « souveraineté du consommateur » et de la « responsabilisation individuelle ». La persistance opiniâtre de ces idées a montré toute la force du travail idéologique dominant qui tend à individualiser les problèmes écologiques et sociaux.

En outre, lors de nos présentations, de nombreuses questions et commentaires du public témoignaient d’une forme de découragement et de désorientation politique. L’incapacité à penser aisément les voies de la résistance au capitalisme exprime bien la difficulté actuelle à penser l’action collective, conséquence probable d’une pratique sociale de plus en plus individualiste. L’absence de canaux politiques facilement accessibles pour l’implication citoyenne, notamment dans les syndicats, peut certainement en être tenue responsable.

Une éducation populaire à poursuivre dans le cadre de la lutte écosocialiste

Ce livre ne constitue pas une proposition théorique nouvelle, aucune idée originale n’y figure, à l’exception peut-être de quelques perspectives stratégiques. Il s’agissait avant tout d’une synthèse permettant aux idées écosocialistes d’étendre leurs frontières pour les diffuser dans l’espace public. Pour y arriver, nous avons opté pour un dépoussiérage de la rhétorique socialiste afin de la rendre plus attrayante dans sa forme, tout en préservant la force de ses arguments. Nous avons laissé à d’autres le travail d’exégèse qui cherche à prouver que Marx était vraiment écologiste, nous avons écarté le langage hermétique d’universitaires et l’autoréférentialité dérangeante. En parlant, par exemple, de « démocratie économique » et du « 99 % », nous avons tenté de jouer le rôle de passerelle entre le débat au sein du grand public et l’univers écosocialiste.

Nous pensons qu’il est nécessaire de renouveler et d’élargir le mouvement socialiste et de l’ancrer dans le XXIe siècle, en raison de sa faiblesse actuelle. La reconstruction d’un mouvement de masse a besoin que certaines idées pénètrent à nouveau la culture populaire. Cette pénétration ne peut se faire qu’en reprenant certains des codes culturels dominants et en les adaptant à la stratégie socialiste. Peut-être faudrait-il même considérer s’impliquer avec sérieux et professionnalisme dans la diffusion vidéo sur le Web, afin de rejoindre un plus large auditoire.

Notre stratégie peut se comprendre comme une forme de « populisme écologique ». Nous avons cherché à souligner l’antagonisme qui existe entre l’élite antitransition, le « 1 % », et le groupe du « 99 % ». D’un côté, une minorité, composée de criminels climatiques de l’industrie fossile et de leurs complices, est outrageusement responsable de la crise écologique. Elle s’acharne activement à ralentir ou à saboter les efforts populaires pour sortir de la dépendance aux hydrocarbures. De l’autre côté, le groupe du 99 %, dont l’empreinte écologique est souvent involontaire ou contrainte, n’a qu’une responsabilité négligeable dans la crise climatique. Sans être sociologiquement homogène, le groupe du 99 % est susceptible de former une large coalition politique dans son opposition à l’élite.

Ce que nous appelons le populisme écologique est avant tout une stratégie rhétorique qui consiste à adopter un ton plus frondeur et à démasquer le rôle social de nos adversaires. Elle implique de penser nos actions et nos revendications en gardant en tête la dimension irréductiblement conflictuelle dans laquelle est engagé le mouvement pour la justice climatique. Son slogan pourrait être : « La culpabilité environnementale doit changer de camp ». En visant en priorité l’industrie fossile et en soutenant la nécessité de son expropriation et de sa fermeture définitive, nous croyons élargir une brèche déjà ouverte dans le débat public, en favorisant la diffusion de la critique anticapitaliste, notamment celle de la propriété.

La rédaction de notre livre ainsi que nos interventions s’inscrivent dans notre volonté de favoriser l’organisation par la base de mobilisations de masse plutôt que le lobbyisme et la concertation. Notre livre s’est révélé être une clé pour nous ouvrir les portes de nouveaux publics. Le bon accueil de notre discours nous fait croire qu’il est nécessaire de poursuivre ce travail d’éducation populaire et de persister dans cette voie.

La mise sur pied d’un camp annuel de formation écologiste, possiblement structuré autour du Front commun pour la transition énergétique, est une avenue à explorer. Ce camp aurait plusieurs avantages. Il permettrait de former le mouvement vert aux perspectives d’économie politique critique sur l’écologie. Il pourrait aussi servir de rassemblement convivial grâce aux échanges d’idées, au partage d’expériences et à la socialisation. Il serait enfin l’occasion de tisser des liens de confiance entre les participants et les participantes et de favoriser leur sentiment d’appartenance au mouvement écologiste, ce qui pourrait contribuer à augmenter leur niveau d’implication.

Par ailleurs, il faudrait élargir les grèves climatiques au-delà des institutions scolaires. Un travail important de réseautage et d’éducation populaire doit se poursuivre dans d’autres milieux de travail. Amorcée par les Travailleurs et travailleuses pour la justice climatique (TJC), cette voie devrait être considérée comme une priorité stratégique. Malheureusement, nous n’avons pas reçu beaucoup d’invitations à engager le débat avec des travailleuses et des travailleurs, syndiqués ou pas. Il nous faudrait faire davantage d’efforts en ce sens, en particulier, tisser des liens de confiance avec des employé·e·s des industries polluantes pour construire une stratégie de grève qui frappe au cœur des grandes corporations capitalistes et de leurs infrastructures fossiles actuelles, et pas seulement de leurs nouveaux projets d’investissement, par exemple GNL-Québec. C’est un défi immense et absolument urgent.

Notre livre se veut une modeste contribution en éducation populaire. Par la voie d’interventions surtout orales, nous avons pu faire rayonner nos idées là où elles n’auraient peut-être pas circulé. Chacune de nos démarches nous a permis d’agir concrètement pour que les idées écosocialistes s’emparent des masses et se constituent un jour en une force historique. Il faudra d’autres actions concrètes pour construire notre mouvement sur ce long chemin de la lutte pour la justice climatique et écologique.

Frédéric Legault, professeur de sociologie au Collège Ahuntsic et doctorant à l’UQAM et Arnaud Theurillat-Cloutier, professeur de philosophie au Collège Brébeuf et doctorant en sociologie à l’UQAM.


NOTES

  1. Publié par Écosociété à Montréal.
  2. Publié en 2011 par Monthly Review Press à New York.
  3. Il est significatif que sur le Web, dans la présentation écrite d’une de nos entrevues réalisées à la radio de Radio-Canada, on ait effacé le terme « capitalisme » du sous-titre de l’ouvrage.
  4. Edelman, Edelman Trust Barometer 2020, Global Report, 78 p.

Récit de trois mobilisations écologistes : que retenir pour favoriser la transition juste ?

4 février 2023, par Rédaction
Alors que la crise écologique préoccupe une partie de plus en plus importante de la population et que l’idée d’une transition juste tente de se faire une place dans l’espace (…)

Alors que la crise écologique préoccupe une partie de plus en plus importante de la population et que l’idée d’une transition juste tente de se faire une place dans l’espace public, qu’en est-il des luttes concrètes, à différentes échelles, permettant de favoriser un changement ? De l’opposition au mégacentre commercial Royalmount à la mise sur pied en pleine pandémie d’un réseau qui souhaite favoriser des candidatures écologistes au municipal, en passant par la création de comités citoyens contre les projets de mégaporcherie en région, nous proposons dans cet article un bref récit de ces luttes suivi d’une réflexion visant à déterminer à la fois leurs succès et leurs difficultés. Il s’agira également, dans une perspective critique et en vue de renforcer la mobilisation climatique, de s’interroger sur la capacité de l’action climatique à revêtir une dimension plus sociale susceptible de rejoindre une plus grande partie de la population.

Contexte

Avant de procéder à notre récit, rappelons dans quel contexte se sont déroulées ces expériences de mobilisation qui ont débuté à l’automne 2019. Vingt-sept septembre 2019, le collectif La Planète s’invite au Parlement organise une manifestation historique dans les rues de Montréal avec la présence remarquée de Greta Thunberg. La mobilisation pour le climat bat son plein et s’enracine notamment dans le milieu de l’éducation avec les grèves étudiantes, particulièrement des élèves du secondaire, ainsi qu’avec la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES) en enseignement supérieur. Outre ces nouveaux réseaux, le mouvement écologique québécois est multiple et ancré historiquement, avec pour preuves notamment les dizaines de groupes qui se sont ralliés depuis 2015 au Front commun pour la transition écologique et à sa feuille de route vers la carboneutralité, le projet Québec ZéN (zéro émission nette). Les expériences exposées ici s’inscrivent donc dans un ensemble beaucoup plus large de mobilisation.

Ces expériences se situent également dans un contexte de révolution numérique qui redéfinit les stratégies des acteurs sociaux comme le démontrent les recherches de Mireille Lalancette et collaborateurs[1]. Du Printemps érable au Printemps arabe, en passant par le mouvement des Indignados en Espagne ou du Tea Party aux États-Unis, leurs travaux permettent de mieux décrypter ce qui est constitutif de ces mouvements sociaux pour lesquels l’utilisation des réseaux sociaux a été très importante. La croissance fulgurante de la possession d’un appareil mobile couplée à l’explosion de l’utilisation des réseaux sociaux a redéfini les modes d’interaction au sein de la société civile. La révolution numérique a eu des effets directs sur la sphère médiatique ainsi que sur la vie démocratique, et il en est de même en ce qui concerne l’implication citoyenne. Les acteurs considérés comme traditionnels, tels que les partis politiques, les groupes communautaires, les syndicats et les organisations patronales, ne sont plus seuls à être capables de se faire entendre dans la sphère publique. Les nouveaux outils technologiques à la disposition de tout un chacun permettent en effet d’interpeller directement la population ainsi que les élites et de faire évoluer les préoccupations politiques. Les médias sociaux ont pu donner une voix à des groupes minoritaires comme les Premières Nations, avec Idle No More, ou favoriser le débat public sur des sujets tabous comme les agressions sexuelles avec le mouvement #MoiAussi (#MeeToo). Comme le notent Lalancette et coll., cela a permis à plusieurs mouvements sociaux d’être plus inclusifs, plus spontanés, mais également plus décentralisés que les mobilisations traditionnelles. Ce type d’organisation, qui peut encourager la démocratie directe et la participation, présente toutefois son lot de contreparties comme le fait d’être très fragmenté, de manquer de cohésion ou de frôler « l’égo-militantisme ». Cette nouvelle réalité permet aussi de favoriser des regroupements réactionnaires…

Enfin, une troisième perspective, proposée par le philosophe Bruno Latour dans son Mémo sur la nouvelle classe écologique accompagnera notre récit. Selon ce dernier :

On assiste à une véritable recomposition, avec l’émergence de nombreuses contradictions à l’intérieur des anciennes classes. Nous ne sommes plus certains de la classe à laquelle nous appartenons, sous ce nouveau régime climatique. Il y a maintenant des situations où les gens qui étaient unis par la notion de classe sociale se trouvent désormais désunis par la question écologiste[2].

Il s’agira donc, dans une perspective écosocialiste, d’utiliser cette grille de lecture proposée notamment par Latour pour tirer certaines conclusions afin de renforcer la capacité d’action des groupes sociaux qui agissent dans l’écosystème écologiste.

Royalement contre Royalmount

Annoncé depuis 2015, le projet du mégacentre commercial Royalmount, qui a fait beaucoup parler de lui dans les médias au cours des dernières années, a rencontré de l’opposition. Projetée au coin des autoroutes 15 et 40 sur le territoire de Ville de Mont-Royal, une ville défusionnée sous le gouvernement libéral mais située en plein cœur de Montréal, la construction de ce centre commercial est planifiée sur une superficie de plus de 2 millions de pieds carrés pour des investissements de plusieurs milliards de dollars. Comme le mentionnait le président d’ATTAC-Québec, Claude Vaillancourt, le 4 mars 2020 :

En suivant la piste de l’argent, on se lance dans un parcours révélateur. Carbonleo s’associe à L. Catterton Real Estate (LCRE), basé au Connecticut, « la plus grande entreprise de placements privés orientés vers les biens de consommation au monde ». L. Catterton est partie prenante de l’une des plus grandes firmes internationales du luxe, LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), dont l’actionnaire majoritaire est celui qui serait en ce moment l’homme le plus riche du monde, Bernard Arnault[3].

Royalmount, c’est donc une histoire de gros chiffres : 170 commerces comprenant des hôtels et un parc aquatique, 5000 habitations pouvant accueillir 10 000 personnes (mais aucun logement social…), une salle de spectacle, 9000 places de stationnements (12 000 prévues au départ) pour un total de plus de 20 000 millions de visites par année ! Alors que le nombre de déplacements quotidien dans le secteur est estimé à 140 000 par un rapport de la professeure et urbaniste Florence Junca-Adenot publié au printemps 2019, le projet en amènerait près de 94 000 supplémentaires. Le caractère pharaonique du projet est donc clair, ainsi que son impact sur cet espace urbain déjà fortement congestionné.

Le promoteur Carbonleo a fait face dès le début à une opposition et tente depuis des années de donner un visage vert au projet comme on peut aisément l’observer en visitant le site Web de ce dernier : bâtiments écoénergétiques, récupération de l’eau de pluie, murs végétalisés, promenades urbaines, etc. L’indécence va même jusqu’à présenter Royalmount comme favorisant « le luxe pour tous » (sic). Il faut donc comprendre que les promoteurs sont passés à côté du livre de Hervé Kempf justement intitulé Comment les riches détruisent la planète[4]. Les images virtuelles en trois dimensions présentent des arbres venant d’être plantés, mais déjà matures alors qu’en dessous le gigantesque stationnement disparait. Une passerelle surplombant l’autoroute 15 et donnant accès au métro est programmée, mais il a fallu des années de critiques avant que le promoteur accepte de payer la facture. De plus, et c’est bien le cœur du problème, on privatise les profits générés par ce projet alors que les externalités négatives liées à la congestion, à la baisse de la qualité de l’air ou encore à la dévitalisation d’autres espaces du centre-ville seront assumées par l’argent public.

Pour bien comprendre l’histoire de l’opposition à Royalmount, il faut savoir que la ville de Montréal a tout d’abord tenté de s’y opposer officiellement en organisant une très intéressante commission menée par le conseiller municipal Richard Ryan. Ces travaux, qui ont abouti au début de l’année 2019 et dont les mémoires sont encore accessibles, ont recommandé un moratoire sur la poursuite du projet en raison de ses effets négatifs : circulation et pollution, compétition malsaine avec le centre-ville de Montréal, absence de logements sociaux, etc. Toutefois, et c’est en partie là que réside la complexité du cadre légal entourant ce projet, le terrain fait partie de Ville de Mont-Royal et non de Montréal, ce qui a fait en sorte de limiter fortement les pouvoirs de la métropole[5]. C’est ce qui nous amènera plus tard à intervenir auprès du conseil municipal de Ville de Mont-Royal, mais également auprès de la ministre Chantal Rouleau, responsable de la Métropole et ministre déléguée aux Transports, pour ce qui est des aspects des autoroutes 15 et 40.

Alors que de nombreux groupes, notamment Vivre en ville et Coalition climat Montréal, se sont mobilisés pour dénoncer ce projet, l’absence de possibilités d’intervention de la ville de Montréal a fini par en décourager plusieurs. S’inspirant de la lettre ouverte « Dans ces conditions, c’est Royalement non ! » publiée dans La Presse le 4 février 2019 par un collectif de signataires dont plusieurs groupes écologistes, le regroupement Royalement contre Royalmount a été mis sur pied à l’automne 2019.

Né d’une initiative citoyenne, et donc sans ressources, le groupe s’est tourné vers les réseaux sociaux qui, dans un premier temps, ont constitué une véritable clef de voûte. Malgré les critiques justifiées envers les GAFAM, il faut reconnaitre l’intérêt de la création d’un groupe Facebook pour amorcer une mobilisation : plus de deux adultes québécois sur trois disposent d’un compte Facebook et la programmation des algorithmes de Facebook favorise les publications de groupes aux dépens des publications de pages. Les interactions virtuelles permettent également d’entrer rapidement en contact avec les personnes responsables d’autres groupes ou pages, ce qui fut le cas avec un groupe de citoyennes et citoyens critiques de l’administration municipale de Mont-Royal. Ainsi, en publiant quotidiennement des actualités, des références, des images et des commentaires, le groupe a rassemblé plus 400 membres en quelques mois, ce qui a permis de relancer la mobilisation contre le projet.

La mobilisation a aussi été rendue possible et crédible grâce à l’importante documentation produite préalablement, mais également grâce au soutien de groupes dont l’implication est passée du virtuel au présentiel. Il y eut l’organisation de rencontres des personnes intéressées, puis la planification d’une action coup d’éclat au début de décembre. Cette dernière a ciblé le conseil municipal de Mont-Royal, un lieu décisionnel ayant encore des capacités d’action, et demanda l’arrêt du projet sous le slogan On ne veut pas se faire passer un sapin. À partir de cet événement, la couverture médiatique a permis de rendre plus visible Royalement contre Royalmount[6]. Au début de l’année 2020, la ministre Rouleau a accepté une rencontre qui avait pour objectif de la sensibiliser à nouveau sur l’impact du projet sur les infrastructures publiques sous la responsabilité du gouvernement provincial. Royalement contre Royalmount avait aussi organisé une mobilisation publique planifiée pour mars 2020… annulée pour cause de pandémie et mettant un terme à cette phase de la mobilisation. Il y eut une certaine réduction de la superficie du centre commercial après la relance postpandémique, mais, surtout, les élections municipales du 7 novembre 2021 ont fait élire une nouvelle équipe à Mont-Royal qui a fait campagne notamment contre Royalmount et qui conserve le pouvoir sur le développement résidentiel dans ce secteur.

Vague écologiste au municipal

La dernière campagne des élections municipales s’est déroulée dans le contexte très particulier de la pandémie. La mise sur pied du mouvement Vague écologiste au municipal a été tout autant particulière, car ce mouvement s’est constitué et développé entièrement en ligne. Créé à la fin de l’année 2020 et d’abord informel, il visait à encourager puis à soutenir les candidatures de personnes écologistes lors des élections du 7 novembre 2021. « Notre réseau vous fournira des outils, des formations, des espaces de réseautage et de partage pour vous soutenir dans cette aventure de démocratie locale. Formez ou rejoignez une équipe de soutien locale, ou présentez-vous comme personne candidate aux élections municipales de 2021 », voici l’objectif tel que défini sur leur site Internet[7].

Si le syndrome « pas dans ma cour » est souvent à l’origine des mobilisations citoyennes, la bougie d’allumage de la vague écologiste repose davantage sur un ralliement de personnes déjà mobilisées autour des enjeux écologiques et qui ont été regroupées une première fois par Carole Dupuis, membre du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique et militante de longue date. À la suite d’un article qu’elle avait publié dans la revue À bâbord! sur l’importance de mobiliser les collectivités locales pour lutter contre le changement climatique[8], nous l’avons interpellée pour savoir si un regroupement écologiste intermunicipal existait au Québec. Elle a alors mobilisé son réseau par une première rencontre virtuelle à laquelle participaient notamment des personnes ayant déjà entrepris le même type d’initiative dans la municipale régionale de comté (MRC) de Brome-Missisquoi ainsi que d’autres militants écologistes. Partant d’un constat commun concernant le potentiel des municipalités pour favoriser la transition énergétique, un groupe s’est constitué et a développé ce qui deviendra la vague écologiste au municipal : déclaration de principe, formations, sorties médiatiques, site Web, page et groupe Facebook.

Le groupe a d’abord cerné plusieurs enjeux, dont la très grande différence entre la dynamique de la politique municipale des grandes villes et celle des villages. Dans les villes de moins de 5000 habitants, les partis ne sont pas autorisés contrairement aux grandes villes. De plus, la politique municipale n’a pas bonne presse, surtout après la Commission Charbonneau; les taux de participation y sont faméliques, les femmes et les jeunes minoritaires et plus de la majorité des élu·e·s le sont par acclamation[9]. Ce palier de gouvernement détient pourtant un potentiel important : mobilité, gestion des déchets, démocratie participative, etc. Cependant, si on observe un intérêt et un certain renouvellement dans les grandes villes, notamment par la victoire de plusieurs femmes écologistes à leur tête, l’implication bénévole et la faible culture démocratique dans les plus petites villes créent encore un effet repoussoir en particulier pour les femmes et les plus jeunes.

Quoiqu’il en soit, il apparaissait indispensable aux personnes militantes d’agir à la fois pour faire face à l’urgence climatique et également au manque de vitalité de la démocratie municipale. Le défi était de taille et les moyens limités. Toutefois, s’il a d’abord fallu bien déterminer les limites imposées par l’encadrement légal dans lequel notre action politique pouvait s’exercer, ce qui a rendu possible ce projet, c’est bien l’expérience de mobilisation, de formation ou de communication des personnes impliquées dans différentes sphères de la société (mouvements sociaux, écologiques, syndicaux, communautaires ou universitaires), notamment Jonathan Durand Folco qui est devenu co-porte-parole avec Marie-Ève Bélanger-Southey. Dans un laps de temps limité et de façon bénévole, le collectif a dû à la fois développer une structure de prise de décision, effectuer le recrutement de candidates, de candidats, de bénévoles et organiser des activités de formation, tout cela à distance !

Quant à la couverture médiatique et aux résultats obtenus de la part de près d’une centaine d’élu·e·s se réclamant de la Vague[10], nous pouvons constater un certain succès de cette initiative originale. Nous devons toutefois rappeler que cette dernière s’inscrit dans une dynamique plus large du mouvement écologiste au Québec. Les outils numériques et les médias sociaux, largement utilisés, ont permis une flexibilité importante. Par contre, au regard de la très faible participation au scrutin (38 %), de l’importance du nombre d’élu·e·s sans opposition (62 %), du faible nombre de femmes (35 %) et de jeunes élu·e·s (âge médian des élu·e·s : 55 ans) sur l’ensemble des 8062 postes en élection au sein des municipalités, on ne peut que constater l’ampleur du travail qu’il reste à faire. L’importante sensibilité écologiste des mairesses de Montréal, de Longueuil et de Sherbrooke ainsi que celle du maire de Québec, tout comme les prises de position sur le climat de l’Union des municipalités du Québec[11], peuvent cependant faire naitre un certain espoir. De l’espoir, il en faut, mais il faut surtout un renforcement à la fois des compétences municipales et des espaces de consultation citoyenne, au regard de l’enjeu des mégaporcheries au Québec !

Mégaporcherie, non merci !

À l’été 2020, dans la municipalité du Canton de Valcourt en Estrie, une citoyenne lance un cri du cœur au Téléjournal. Elle vient d’apprendre par un avis de sa municipalité régionale de comté du Val-Saint-François qu’une « consultation publique » se tiendra concernant l’installation d’une mégaporcherie de 3996 (et non 4000) porcs à quelques kilomètres de son domicile. D’autres résidentes et résidents la contactent, elle organise une rencontre sur son terrain alors que la crise sanitaire est en cours. Un comité citoyen se forme et s’organise notamment par les réseaux sociaux[12]. La consultation qui devait d’abord se faire à distance se tiendra finalement en présence, non sans une tension certaine. Les médias couvrent le sujet[13], les élu·e·s locaux écoutent sagement, le producteur, ses agronomes et le ministère de l’Environnement expliquent que tout est fait selon les normes et que le projet est déjà accepté. Le rapport de consultation est rédigé, puis déposé au conseil municipal qui l’adopte et délivre le permis de construction. Pendant ce temps, l’émission de télévision de Radio-Canada, La semaine verte, produit un reportage sur nos lacs et nos rivières en danger[14]

En avril 2021, même MRC, même type de projet, même processus, mêmes frustrations… Malgré une demande d’enquête de la part du Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE), car les deux projets rassemblés de 3996 porcs dépassaient le nombre de 4000 porcs permettant de réclamer une telle enquête, le ministre de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques (MELCC) refuse. Recevant l’appui de l’Union paysanne, puis de l’agronome lanceur d’alerte Louis Robert, une majorité de conseillers municipaux résistent et reportent l’adoption du permis de construire. Comme résultat, ils reçoivent une mise en demeure à leur domicile de la part du promoteur qui les force à adopter le document ! Il y a une seule petite consolation : à travers la MRC, les maires demandent au gouvernement une révision du processus de consultation, mais la demande n’a pas encore trouvé écho…

Ces histoires locales sont malheureusement loin d’être uniques sur le territoire du Québec et dans le temps. Récemment, un nouveau comité citoyen s’est formé dans un autre petit village de la Mauricie[15]. L’histoire rurale québécoise a été marquée par de très nombreuses oppositions à la multiplication des porcheries, notamment à la fin des années 1990. Cette période, durant laquelle la production est passée de moins de 5 millions de porcs à plus de 7 millions, correspond en effet à celle où, sous l’impulsion du premier ministre péquiste Lucien Bouchard et la montée du libre-échange, le Québec a mis en place des politiques agricoles pour soutenir le développement de la filière porcine en vue des exportations qui représentent 70 % de la production. Les contestations se structureront particulièrement autour de la fondation de l’Union paysanne en 2001, et elles seront publicisées largement par le documentaire Bacon du cinéaste Hugo Latulippe, puis par l’ouvrage collectif Porcheries![16] en 2007. C’est finalement le ministre de l’Environnement du même parti politique, qui décrétera un moratoire de la production de 2002 à 2005 et commandera un rapport du BAPE.

Près de 20 ans plus tard, alors que la crise sanitaire a mis en avant-scène la fragilité de nos systèmes d’échanges commerciaux et de production, l’attrait pour l’autonomie alimentaire et la consommation locale s’est accentué. À l’échelle internationale, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est à nouveau alarmant et le rapport de 2021 de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation porte un titre qui parle de lui-même : Des systèmes au bord de la rupture.

C’est dans ce contexte que la coalition Mégaporcherie, non merci! est née. Ralliant les comités citoyens mobilisés, particulièrement par les réseaux sociaux, ainsi que les organisations structurées sur les enjeux agricoles (Union paysanne, Eau secours, Fondation Rivières, Victimes des pesticides au Québec et Vigilance OGM), la coalition a publié un rapport, Une autre agriculture est possible, à la fin de l’hiver 2022 qui a été bien couvert par les médias[17] et qui a été suivi de plusieurs rencontres avec le cabinet du ministère de l’Environnement.

Pistes de réflexion et d’action pour le nouveau régime écologiste

Que ce soit pour la coalition Mégaporcherie, non merci ! ou pour toutes les initiatives militantes que l’on pourrait qualifier de « réseau informel », le principal défi consiste à rester actives dans le temps. Souvent créés en réaction et dans l’urgence, les regroupements citoyens bénévoles s’apparentent parfois à des feux de paille. Il s’avère en effet très difficile de continuer à mobiliser lorsque les obstacles s’additionnent. À l’inverse, les organisations structurées, ayant généralement des personnes permanentes à leur emploi, demeurent plus stables et développent de l’expertise dans des domaines clefs (juridiques, médiatiques ou politiques). Elles sont cependant souvent moins mobilisatrices, car plus prudentes, mais également parce qu’elles doivent utiliser une partie de leurs ressources, en temps et argent, pour faire fonctionner la vie démocratique interne plutôt que pour faire connaître publiquement les revendications. Dans les trois cas que nous avons exposés ici, seul le dernier réunit encore des militantes et des militants actifs. Dans tous ces cas cependant, il y a une collaboration entre des individus et des organisations pérennes qui poursuivent leur implication.

Ces exemples d’implication démontrent également que l’engagement à l’échelle locale constitue un espace d’action qui apparaît plus significatif pour une plus large partie de la population. Bien que les compétences des autorités municipales soient limitées, les mobilisations contre Royalmount ou contre les mégaporcheries ont toutefois provoqué des rencontres avec les responsables ministériels provinciaux notamment parce que plusieurs élu·e·s demeurent plus sensibles aux critiques et aux revendications des citoyennes et des citoyens qui les élisent. Deux mouvements se développent d’ailleurs actuellement pour favoriser les mobilisations locales, soit le Réseau Demain le Québec de la Fondations David Suziki et le Front commun pour la transition énergétique, ce qui nous amène à penser que le palier local semble porteur pour les mobilisations en faveur de la transition écologique. Même si l’échiquier politique provincial n’a pas l’air de virer au vert comme le souhaite la coalition du même nom, la mobilisation écologique au Québec demeure relativement importante, ce qu’a démontré la mobilisation de la Planète s’invite au parlement, un réseau informel qui a été partie prenante avec la Vague écologiste au municipal et qui continue d’être actif.

Comme nous l’avons mentionné en introduction, c’est notamment en s’appuyant sur les outils numériques que plusieurs mobilisations sont rendues possibles. Toutefois, si le numérique peut soutenir les actions des groupes informels, ces outils ont leurs contraintes. Ils nous permettent en effet d’intervenir uniquement dans la limite de nos bulles algorithmiques et, plus encore, ils ne réparent en rien la fracture numérique qui exclut une partie de la population de cette sphère du débat social. C’est sans doute une des raisons qui expliquent que la mobilisation citoyenne écologiste a de la difficulté à lever dans l’ensemble des classes sociales. Pourtant, dans presque tous les cas, les revendications environnementales rejoignent les préoccupations de la population en s’opposant à des entreprises privées très lucratives et peu respectueuses du bien commun, par exemple Royalmount : en plus de vouloir créer des magasins de luxe et des espaces de loisir pour les touristes, les logements prévus sont loin d’être des logements sociaux ! Dans le cas des mégaporcheries, il s’agit de combattre l’accaparement des terres et des fermes par quelques gros joueurs de l’industrie agroalimentaire. C’est la vitalité des territoires et le tissu social qui en dépendent alors que le nombre de fermes ne cesse de diminuer. Malheureusement, les alliances entre des groupes plus favorisés et militants écologistes et des groupes sociaux plus défavorisés sont difficiles. L’exemple des gilets jaunes en France, une opposition contre une taxe carbone, l’illustre bien. On peut toutefois constater que toutes ces dynamiques participent à la recomposition des alliances de classe ou à ce que Latour appelle le nouveau régime écologique. Par exemple, les résidentes et résidents privilégiés de Mont-Royal se sont retrouvés à militer à côté de personnes impliquées dans la lutte pour des logements sociaux à Montréal. Même si leurs intérêts et objectifs étaient différents, l’enjeu écologique à l’origine de la mobilisation a pu créer d’improbables rencontres. Il en est de même pour les enjeux liés à l’agriculture, car les solidarités ne sont pas aussi homogènes que ce que le monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA) voudrait nous faire croire. De nombreux agriculteurs, dont la ferme est de taille plutôt moyenne, comprennent bien comment les grands consortiums les prennent en étau et se montrent sensibles aux préoccupations environnementales. Récemment, ce sont les éleveurs de porcs indépendants eux-mêmes qui ont décrété un moratoire sur les nouveaux élevages, et ce, en réaction au quasi-monopole de la compagnie Olymel sur l’abattage !

Si les mobilisations écologiques ont de la difficulté à se maintenir dans le temps et demandent une implication bénévole considérable, de telles mobilisations sont indispensables pour démontrer que l’argent n’est pas tout-puissant, et aussi parce qu’une opposition citoyenne réussit souvent à limiter les effets catastrophiques de certains projets tant sur le plan écologique que social. Ces mobilisations sont également créatrices de liens sociaux et d’expertises qu’il ne faudrait surtout pas négliger et qui sauront certainement s’exprimer à l’occasion de la prochaine campagne électorale municipale.

D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel que le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie, le FCTÉ fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Ce serait le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. D’ailleurs, le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.

D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel le Réseau Demain le Québec ou le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Ce dernier est d’ailleurs le principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie. Il fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Il pourrait constituer le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. Le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.

Pierre Avignon, conseiller politique et militant écologiste.


NOTES

  1. Vincent Raynauld, Mireille Lalancette et Sofia Tourigny-Koné, « Political protest 2.0 : social media and the 2012 student strike in the Province of Quebec », French Politics, vol. 14, n° 1, 2016, p. 1-29.
  2. Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte/Empêcheurs de penser en rond, janvier 2022.
  3. Claude Vaillancourt, « Royalmount, lieu de luxe, d’écoblanchiment et d’exclusion », Le Devoir, 4 mars 2020.
  4. Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007.
  5. De manière encore plus précise, alors que la partie commerciale dépend d’autorisations du conseil d’agglomération, l’aspect résidentiel appartient à la Ville de Mont-Royal.
  6. « Nouvelle action citoyenne contre le projet Royalmount lundi », Métro, 16 décembre 2019 ; « Royalmount : des opposants frustrés de se faire passer un sapin », TVA Nouvelles, 17 décembre 2019 ; « Royalmount opponents crash T.M.R.’s last city council », The Gazette, 17 décembre 2019 ; « Mégaprojet Royalmount : le troisième lien de Montréal », La Presse, 5 janvier 2020 ; « Royalmount revu et corrigé mais toujours aussi controversé », Le Devoir, 26 février 2020.
  7. <https://vagueecologistemunicipal.com/:Vague écologiste au municipal – Un réseau pour l’émergence de candidatures écologistes>.
  8. Carole Dupuis, « Collectivités territoriales. Champ de lutte pour un avenir viable », À bâbord!, n° 86, décembre 2020.
  9. Données statistiques relatives à l’élection générale municipale 2021 : <www.electionsmunicipales.gouv.qc.ca/candidatures-resultats-et-statistiques/>.
  10. « Une “Vague écologiste” s’invite aux élections municipales », La Presse, 4 avril 2021 ; « Une centaine de candidats à travers le Québec pour un mouvement écologiste municipal », Le Devoir, 10 août 2021 ; « Des écologistes prennent d’assaut les élections municipales », Le Soleil, 8 octobre  2021 ; « Des écologistes qui veulent investir les hôtels de ville  », La Voix de l’Est, 10 septembre 2021 ; « Des candidats écologistes portés au pouvoir dans les municipalités du Québec », Radio-Canada, 13 novembre 2021.
  11. UMQ, Adaptation aux changements climatiques. L’UMQ lance un guide à l’intention des municipalités, communiqué, 28 mars 2022. Voir également : <https://umq.qc.ca/dossiers/environnement/>.
  12. Pour en savoir plus sur le comité citoyen du Val-Saint-François, consulter le groupe public Facebook, Vers un Val Vert.
  13. Jean-François Desbiens, « Valcourt : un projet de mégaporcherie fait des inquiets », Journal de Montréal, 9 septembre 2010.
  14. Claude Labbé et Pier Gagné, « Lacs en danger. Activités humaines et changements climatiques menacent nos plans d’eau », Radio-Canada, 4 décembre 2021.
  15. Geneviève Beaulieu-Veilleux, « Saint-Adelphe : un imposant projet de porcherie suscite des questionnements », Le Nouvelliste, 23 décembre 2021.
  16. Denise Proulx et Lucie Sauvé (dir.), Porcheries ! La porciculture intempestive au Québec, Montréal, Écosociété, 2007.
  17. « Gérer les porcheries par bassins versants », La Presse, 22 mars 2022 ; « Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique va s’occuper de toi! : un rapport pour transformer l’industrie porcine », Le Nouvelliste, 22 mars 2022 ; « La coalition Mégaporcherie, non merci! publie un portrait critique de l’industrie porcine », La Tribune, 22 mars 2022.

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