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Cerveau artificiel et argent

L’intelligence artificielle – Mythes, dangers, désappropriation et résistances

22 mars 2024, par Rédaction

Cerveau artificiel et argent

INTRODUCTION AU DOSSIER – Ce n’est pas d’hier que le capitalisme mondialisé développe et s’approprie les techniques et les technologies les plus avancées et productives pour générer plus de capital privé par l’exploitation du travail et par la consommation étendue à l’échelle de l’humanité. Le capitalisme a aussi mis en place des mécanismes de discrimination qui surexploitent les plus dominé·e·s afin de maximiser les profits.

L’intelligence artificielle (IA) fait partie de ce monde capitaliste. Elle est présente dans nos vies depuis quelques décennies sous différentes formes, on n’a ici qu’à penser à la reconnaissance vocale en téléphonie déployée en 1995 par Bell Canada, pionnier mondial dans ce domaine, en éliminant au passage quelques milliers d’emplois occupés principalement par des femmes. Dans cette joyeuse marre aux algorithmes, les enjeux sont de l’ordre de centaines de milliards de dollars.

Jusqu’ici le développement et le déploiement de l’IA se faisaient plutôt discrets dans des centres de recherche enfouis dans les universités, en « partenariat » avec quelques géants de l’univers numérique. On nous en laissait parfois entrevoir quelques applications « innovantes », dans le domaine de la médecine, de l’automobile autonome, de la reconnaissance faciale, etc. Mais cela restait sous la bonne garde des géants de ce monde.

Mais voilà qu’à la fin de 2023 retentit un coup de tonnerre médiatique dans ce merveilleux univers numérique. L’IA générative, qui depuis une bonne décennie était réservée aux entreprises qui pouvaient se la payer, devient accessible à monsieur et madame Tout-le-Monde sous la forme du robot conversationnel ChatGPT.

La nouvelle a fait fureur et elle n’a pas tardé à déclencher de par le monde un déluge de commentaires et de jugements à l’emporte-pièce. Voilà que l’on pouvait, par le biais d’une simple application, disposer des services d’un robot conversationnel apparemment prodigieux capable de générer instantanément une dissertation de qualité sur n’importe quel sujet de son choix dans la langue de sa convenance.

Bien que l’IA générative sous forme de robot conversationnel ne soit qu’une sous-branche des applications de l’IA basée sur l’apprentissage profond – l’IA couvre beaucoup plus large – il n’en fallut pas plus cependant pour que sur les médias sociaux et dans les grands médias institutionnels finisse par s’imposer un nouveau discours hégémonique en la matière, un discours passe-partout et tout puissant, globalement favorable à l’intelligence artificielle de dernière génération ainsi qu’à ses multiples déclinaisons possibles. Cela est présenté comme quelque chose d’inéluctable et d’indispensable à notre vie future, mettant en sourdine ou à la marge, ou encore passant sous silence bien des dimensions problématiques de l’intelligence artificielle[1].

En guise d’introduction à ce dossier sur l’IA, nous voulons déchiffrer cet emballement pour l’IA et montrer ce qu’il y a derrière ce discours devenu si prégnant, en mettant en évidence comment il reste difficile dans nos sociétés contemporaines de faire la part des choses en matière de découvertes ou de progrès scientifiques et techniques, au point de jouer à l’autruche devant une multitude de dangers pourtant des plus inquiétants.

Sur l’idée de progrès

Il faut dire que pendant longtemps, modernité oblige, nous avons été portés – y compris à gauche – à doter le progrès économique et technique d’un indice hautement positif.

Après l’imprimerie en 1450, la machine à vapeur en 1770, le moteur à explosion en 1854, l’électricité en 1870, les technologies de l’information et de la communication dans les années 1970 et aujourd’hui l’intelligence artificielle, nous pourrions facilement imaginer être partie prenante d’une vaste trajectoire historique pleine de promesses, nous délivrant pas à pas de lourdes tutelles pesant sur notre humanité. Comme si, en nous laissant emporter par l’inéluctable passage du temps, le futur allait nécessairement nous offrir un avenir meilleur que le présent ou le passé.

On a tous en tête des images fortes – par exemple dans le dernier film de Sébastien Pilote, Maria Chapdelaine – de l’existence que menaient nos ancêtres à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe dans ce pays de froid et de neige qu’était le Québec. Ils n’avaient ni eau courante ni électricité ni médecin assuré. Pour survivre et pour faire face aux défis d’une nature hostile, il ne leur restait qu’une vie faite de bûchage acharné et de durs travaux agricoles, d’économies et de privations. Au regard de notre vie d’aujourd’hui, qui souhaiterait revenir à de tels temps ?

Bien sûr, il y avait dans ces images trop simplistes quelques signaux contraires, mais nous avons mis longtemps à en tirer les véritables conséquences. Le progrès, en même temps qu’il délivrait l’être humain de bien des fardeaux, apportait son lot d’inquiétudes et de destruction. À preuve cette ombre de la menace nucléaire qui, à partir de 1945, s’est mise à grignoter, comme un sombre présage, les lumières philosophiques de toutes nos humaines interrogations.

Il y avait aussi ceux et celles qui, à gauche, avaient compris que ce progrès était porté par un mode de production particulier – le mode de production et d’échange capitaliste – qui en sapait une grande partie des potentialités positives. Ils voyaient donc dans un système socialiste, où les richesses privées seraient socialisées, le moyen de redonner au progrès humain ses vertus émancipatrices et libératrices.

Pourtant la plupart d’entre eux, en installant cette socialisation dans un futur indéterminé ou en fermant les yeux sur les difficultés de son actualisation, passée comme présente, et en se croyant portés par le vent de l’histoire, tendaient malgré eux à reprendre à leur compte le mythe d’un progrès inéluctable. D’ailleurs, ils étaient devenus si nombreux, si influents, si assurés de l’avenir – quelle que soit la manière dont ils le pensaient – qu’on avait même fini par tous les regrouper sous un même chapeau : le progressisme. Ils étaient, disait-on, des « progressistes » pariant, plein d’optimisme, sur les valeurs de la modernité, sur les avancées assurées et positives de l’histoire[2].

Le « progressisme », que nous le voulions ou non, nous en sommes, à gauche, les héritiers, et l’idée d’un progrès inéluctable se déployant positivement au fil du temps, continue de nous habiter. Et cela, même si l’histoire parait avoir depuis des décennies infirmé une bonne partie de ces prophéties.

En ne débouchant jusqu’à présent sur aucun changement sociétal de fond, sur aucun saut qualitatif, sur aucun « bond de tigre » comme disait Walter Benjamin, les indéniables avancées scientifiques et techniques qui continuent de fleurir à notre époque s’accompagnent de désordres économiques criants, de guerres nouvelles, de malaises sociaux grandissants, de blocages politiques et de contradictions culturelles. D’autant plus qu’aux maux traditionnels de l’exploitation ou de l’inégalité, fruits connus du capitalisme, sont venus se rajouter ceux, passablement inquiétants et longtemps ignorés, d’un productivisme échevelé : des prédations environnementales généralisées et de brutaux changements climatiques posant cette fois-ci, dans un proche avenir, la question même de notre survie comme humanité.

Voir les choses depuis la perspective de l’histoire

En fait, tout – en particulier ce qui touche aux effets des récentes découvertes scientifiques et techniques sur les sociétés humaines – devrait pouvoir être discuté aujourd’hui, se retrouver sur la grande table des débats collectifs, sans peur et en toute liberté.

Les crises multiples et combinées (crises économiques, sociales, politiques, sanitaires, écologiques, géopolitiques) que collectivement nous affrontons aujourd’hui nous le montrent comme jamais : cette trajectoire ascendante du progrès est en train de se déliter, voire de se transformer peu à peu en son contraire. Elle nous oblige brutalement à nous questionner sur le type de vie auquel nous aspirons comme humains, et sur le devenir de l’humanité. S’épanouira-t-elle sous le signe de la liberté ou de l’émancipation, ou au contraire se distordra-t-elle au gré des impasses d’un « désordre établi » maintenu d’une main de fer par les puissants d’aujourd’hui ? Tout des drames grandissants d’aujourd’hui ne nous oblige-t-il pas à voir les choses de loin, à les scruter depuis la perspective de l’histoire ? Il y a plus de 150 ans de cela, un certain Karl Marx rappelait que :

la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature […] et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant un minimum de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Mais, rappelait-il […] cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté[3].

Cette vision large et prospective de la liberté, envisagée pour l’humanité universelle comme une libération vis-à-vis du temps de travail obligé, c’est là tout un programme dont on est loin de voir l’aboutissement aujourd’hui. Elle reste néanmoins d’une brûlante actualité quand on songe au surgissement dans nos sociétés de l’intelligence artificielle de dernière génération, si on ose s’arrêter à tout ce qu’elle bouscule sur le plan des conditions structurelles, économiques et techniques, favorisant ou non le déploiement possible d’une liberté humaine. Car on touche là, avec ce nouveau type de technologies, à quelque chose de résolument nouveau dont on peine à mesurer les conséquences sur les multiples dimensions de nos vies, travail et loisirs compris.

Il faut dire que les prouesses, dont cette intelligence artificielle est à l’origine, ont de quoi impressionner. La puissance et la rapidité de ses calculs comme les prodigieux résultats que ses algorithmes atteignent en matière de production quasi instantanée de textes conversationnels, d’images et de sons utilisables par tout un chacun, paraissent lui assurer un avenir à tout coup prometteur. Il faut dire aussi que cette capacité à recourir à des masses gigantesques de données numériques et à les trier à la vitesse de l’éclair recèle de potentiels côtés positifs, notamment en termes d’avancées scientifiques, et plus particulièrement ces derniers temps en termes de diagnostics médicaux. À condition cependant que ces machines apprenantes restent étroitement encadrées par des humains, selon des principes et des exigences éthiques et politiques réfléchies et connues de tous et toutes, de manière à pouvoir de part en part contrôler, dans la transparence, tous leurs tenants et aboutissants, leurs effets problématiques ou inattendus et leurs toujours possibles biais et bévues.

Derrière les prouesses des machines apprenantes, une désappropriation généralisée ?

Tel est le problème décisif : l’indéniable attractivité de l’IA l’a dotée d’une aura si séduisante qu’on tend, dans le grand public, à faire l’impasse sur les formidables dangers dont elle est en même temps le véhicule. Car telle qu’elle se présente aujourd’hui (aux mains des tout puissants monopoles que sont les GAFAM), telle qu’elle se déploie dans nos sociétés contemporaines (au sein d’un marché capitaliste néolibéralisé) et telle qu’elle est en train de faire son chemin dans nos vies (au travers d’une surveillance généralisée et d’une utilisation dérégulée de nos données numériques), l’IA risque bien de participer à un vaste mouvement de « désappropriation[4] » de nos vies. Oui, c’est bien cela : nous désapproprier d’une série d’habiletés collectives, de manières de faire, de façons d’être et de penser, de nous organiser socialement et politiquement, de nous éduquer; toutes choses qui étaient jusqu’à présent le propre de notre humanité commune, avec certes les indéniables limitations qu’elles portaient en elles, mais aussi toutes les libertés en germe qu’elles ne cessaient de nous offrir.

L’IA tend à participer à ce mouvement de désappropriation, en remplaçant ces manières de faire et d’être par des machines et des modèles automatisés et interconnectés, au fonctionnement et aux finalités à priori particulièrement opaques. Les voilà en effet aux mains de grands monopoles privés, eux-mêmes fouettés par le jeu d’une concurrence impitoyable et mus par le jeu cruel et impersonnel de l’accumulation infinie du capital. Le tout, en sachant qu’il s’agit de grands monopoles sur lesquels nous n’avons, dans l’état actuel des choses, pratiquement aucun contrôle démocratique, aucun pouvoir de décision citoyen, aucune prise sociale ou individuelle digne de ce nom.

L’IA risque ainsi d’accentuer, d’élargir et de parachever le mouvement de désappropriation que le mode de production capitaliste faisait déjà peser sur la vie des travailleurs et des travailleuses, en touchant cette fois-ci non pas seulement à l’organisation de leur travail ou à l’extorsion d’une survaleur économique, mais en s’immisçant dans, et en bouleversant de part en part les mécanismes d’information, d’organisation, de « gouvernementalité » de la société entière, tout comme d’ailleurs en se donnant les moyens de contrôler plus étroitement la subjectivité de chacun des individus qui la composent. Le tout, en tendant à pousser les sociétés humaines vers la surveillance généralisée, le contrôle bureaucratique systématisé, la fragmentation définitive des liens sociaux et communautaires; à rebrousse-poil de tous les idéaux démocratiques, d’égalité, de liberté, de fraternité et de diversité que tant d’entre nous continuent à poursuivre par le biais de la lutte sociale et politique.

C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de commencer cette présentation par une mise en perspective autour de la notion de progrès, et surtout, nous avons voulu placer ce dossier sur l’intelligence artificielle de dernière génération sous la forme d’une insistante interrogation dont nous chercherons à éclairer les enjeux sous-jacents : dernière les prouesses des machines apprenantes, ne se cache-t-il pas une désappropriation généralisée ?

Avec l’IA, en effet, l’affaire est plus que sérieuse, mais peut-être pas où on l’imaginerait de prime abord. Ici, il ne faut pas craindre de s’en prendre aux mythes qui circulent à son propos et qui, par exemple, verraient une sorte de grand ordinateur, super-intelligent et doté de conscience, prendre le dessus sur des sociétés humaines entières, un peu comme dans le célèbre film de Stanley Kubrick, 2001 : L’odyssée de l’espace, où l’ordinateur de bord HAL 9000 a pris le contrôle d’un vaisseau spatial malgré tous les efforts contraires de son équipage. Le problème n’est pas là, loin de là. Pourtant, si les peurs qu’une telle dystopie peut faire naitre sont actuellement dénuées de fondement, il reste qu’on a quand même bien des motifs d’être inquiets au regard des développements contemporains de l’IA de dernière génération.

Les véritables dangers de l’IA

Si aujourd’hui, ainsi que le rappelle Chomsky[5], l’IA dans sa forme actuelle est loin encore de pouvoir rivaliser sérieusement avec la versatilité et l’inventivité de l’intelligence humaine, ce qui fait néanmoins problème, c’est la manière dont ces nouvelles machines apprenantes – avec les impressionnants pouvoirs de mise en corrélation qu’elles recèlent – s’insèrent et se déploient dans les pores de nos sociétés déterminées par les logiques de l’accumulation capitaliste; elles-mêmes déjà profondément transformées par le déploiement récent des nouvelles technologies de la communication et de l’information (ordinateur, Internet, téléphones intelligents, réseaux sociaux, etc.).

En ce sens, l’IA n’est qu’un pas de plus, une nouvelle étape qu’on serait en train de franchir, l’expression d’un saut qualitatif effectué dans le nouvel ordonnancement d’un monde globalisé, connecté de part en part et mis systématiquement en réseau grâce aux puissances de l’informatique couplées maintenant à celles de l’intelligence artificielle de dernière génération. Avec une nuance de taille cependant : cet ordonnancement tend, par la course aux profits et aux logiques concurrentielles qui l’animent, par l’opacité et le peu de régulation dont elle est l’objet, à court-circuiter les interventions sociales et collectives pensées depuis le bas, ainsi que les démarches démocratiques et citoyennes et toute perspective émancipatrice touchant aux fins poursuivies par l’implantation de ces nouvelles technologies. Tout au moins si nous ne faisons rien pour empêcher son déploiement actuel, si nous ne faisons rien pour tenter d’en encadrer mieux et plus rigoureusement la mise en place, et plus encore pour imaginer les contours d’un autre monde possible et lutter collectivement pour son avènement : un monde dans lequel les nouvelles technologies seraient au service de l’humanité universelle et non son triste contraire.

C’est la raison pour laquelle nous avons voulu penser ce dossier comme une invitation à l’échange et à la discussion, au débat, mais aussi comme un appel à la résistance et à l’action. L’importance et la nouveauté des dangers encourus, tout comme le contexte sociopolitique difficile dans lequel nous nous trouvons, appellent à combiner des forces, à trouver des alliés, à élaborer des fronts amples pour faire connaître l’ampleur des dangers qui sont devant nous, pour faire de l’intelligence artificielle une question politique cruciale auprès d’un large public.

Le côté inédit de ces dangers nous demande en particulier de réfléchir et de travailler sur la nécessité d’une réglementation immédiate et beaucoup plus stricte que celle, balbutiante, que nous connaissons aujourd’hui. Non pas en imaginant qu’on pourra ainsi facilement et définitivement « civiliser » une technologie aux logiques pernicieuses, mais en nous donnant les moyens de gagner déjà de premières batailles sur ce front, aussi minimes soient-elles au départ, pour pouvoir par la suite aller plus loin et s’interroger en profondeur sur le mode de vie qu’on veut imposer de la sorte ainsi que sur la conception du progrès sous-jacente qui en voile toutes les dimensions problématiques.

Car avec l’intelligence artificielle de dernière génération, voilà soudainement les plus intimes des potentialités intellectuelles et artistiques de l’humanité, ses fondements démocratiques, ses outils professionnels d’information, etc., qui risquent d’être profondément chambardées par les dynamiques d’un technocapitalisme dérégulé auquel nous faisons face aujourd’hui.

Un dossier pour débattre et résister

La nouveauté comme la complexité des dangers et les problèmes entrevus obligent à l’humilité et à la prudence, mais il faut s’y arrêter, prendre connaissance de la situation et voir les possibilités de résistance.

Nous allons d’abord tenter avec André Vincent (Intelligence artificielle 101) d’explorer les constituantes technologiques sur lesquelles repose ce qu’on appelle l’IA. On y explique les apports de chacune des quatre constituantes de ce « réseau de neurones apprenant profondément et générant quelque chose » : les machines, les logiciels, les données et l’argent. Et comment tout cela s’imbrique dans diverses applications dans une foule de domaines d’activités. On y examine aussi les diverses formes d’encadrement de l’IA proposées à ce jour ainsi que leur portée. Un glossaire des principaux termes utilisés en IA complète cet article.

Après ce texte d’introduction à l’IA, la partie du dossier, De quelques bouleversements structurels, veut exposer quelques-uns des dangers et des problèmes les plus évidents qui semblent aujourd’hui sauter aux yeux des spécialistes. Et comme en ce domaine, on est loin de l’unanimité, on verra la richesse et la diversité des points de vue, y compris d’importantes oppositions. En particulier quand il s’agit de nommer et de conceptualiser les bouleversements d’ordre systémique qui s’annoncent à travers le développement de l’économie numérique.

Ainsi Maxime Ouellet (Penser politiquement les mutations du capitalisme à l’ère de l’intelligence artificielle) critique ceux qui ont tendance à amplifier le caractère inédit d’une nouvelle forme de capitalisme induite par l’exploitation des données numériques, et qui oublient d’expliquer comment ces transformations s’inscrivent dans la continuité de dynamiques structurelles plus larges du capitalisme de l’après-guerre. Il insiste sur le fait que le développement capitaliste contemporain s’appuie moins sur la forme marchandise prédictive des algorithmes que sur la valorisation financière d’une nouvelle classe d’actifs intangibles (brevets, droits de propriété intellectuelle, fusions et acquisitions, alliances stratégiques, etc.). Il s’oppose ainsi aux thèses de Jonathan Durand Folco et de Jonathan Martineau (Vers une théorie globale du capitalisme algorithmique) qui cherchent au contraire à montrer que l’on assiste à une mutation importante du capitalisme rendue possible par l’utilisation des algorithmes, une mutation du même type que celle apportée par la révolution industrielle du XIXe siècle. Ils veulent mettre en lumière comment l’algorithme est devenu le nouveau principe structurant qui, tout en prenant appui sur lui, réarticule et dépasse le néolibéralisme financiarisé.

C’est aussi cette thèse que tentent de confirmer Giuliana Facciolli et Jonathan Martineau (Au cœur d’une reconfiguration des relations internationales capitalistes), en critiquant l’approche de Cédric Durand[6] sur le « techno-féodalisme ». Sur la base de cette critique, l’autrice et l’auteur veulent démontrer comment les dynamiques du capitalisme algorithmique permettent de mieux comprendre les phénomènes de la périphérisation de certains espaces du capitalisme mondial et de renouveler la compréhension des rapports de dépendance coloniale entre le Nord (États-Unis et désormais Chine) et le Sud global, se traduisant par de nouvelles formes de dépendance de gouvernementalité algorithmique.

On trouvera aussi dans cette première partie un autre axe révélateur de débat entre, d’une part, les thèses défendues par Philippe de Grosbois (L’intelligence artificielle, une puissance médiocre) et, d’autre part, celles promues par Eric Martin (La privation du monde face à l’accélération technocapitaliste). Alors que le premier insiste sur le fait qu’un travail critique sur l’IA doit éviter de lui attribuer des capacités qu’elle n’a pas (« Il n’y a pas d’intelligence dans l’IA »), le second va à l’inverse montrer comment, sous l’emprise du capitalisme et du machinisme formaté à l’IA, on est en train de passer d’une société aux aspirations « autonomes » à des sociétés « hétéronomes » au sein desquelles le sujet se trouve alors « privé de monde » par un processus de déshumanisation et de « démondanéisation ». Deux approches apparemment aux antipodes l’une de l’autre, mais qui toutes deux cherchent à mieux mesurer – véritable défi – l’impact exact de l’IA sur nos vies : avec d’un côté, de Grosbois minimisant la portée d’une telle technologie et rappelant l’importance de poursuivre les tâches non achevées de déconstruction des systèmes d’oppression patriarcale et raciale, pendant que de l’autre côté, Martin insiste sur la nouveauté et le danger majeur que représente cet « oubli de la société » induit par le déploiement de l’IA.

Dans une tout autre perspective, Myriam Lavoie-Moore (Quelques leçons féministes marxistes pour penser une l’intelligence artificielle autrement) explore certains éléments des théories féministes de la reproduction sociale afin de voir si, à travers elles, on peut envisager une production et un usage de l’IA qui serviraient les activités reproductives sans les asservir aux impératifs de la valorisation. En refusant de rejeter en bloc l’adoption de telles technologies, elle fait cependant apercevoir, au fil de son analyse, certaines des limitations qu’elles comportent, notamment en ce qui concerne le rapport entre le temps de travail obligé et les tâches du « care », d’ordre relationnel.

Dans un deuxième temps cependant, De quelques effets bien concrets, certains auteurs ne manqueront pas de nous ramener à la vie ordinaire en montrant les effets immédiats et bien concrets de l’IA.

Ainsi Dominique Peschard de la Ligue des droits et libertés (Capitalisme de surveillance, intelligence artificielle et droits humains) traite des effets pervers associés d’ores et déjà à l’IA. Il insiste autant sur les activités toxiques qu’elle tend à promouvoir (le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, etc.) que sur les problèmes de santé (la dépendance aux écrans) qui en résultent, les impacts environnementaux qu’elle induit ou encore la surveillance policière qu’elle renforce.

Le texte de Caroline Quesnel et Benoit Lacoursière de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (L’intelligence artificielle comme lieu de lutte du syndicalisme enseignant) va dans le même sens, mais en insistant, pour le domaine de l’éducation, sur les vertus d’une perspective technocritique permettant de résister au risque de la discrimination algorithmique comme à celui du non-respect des droits d’auteur ou encore aux fraudes grandissantes. Elle et il mettent en lumière la nécessité d’un encadrement plus strict de l’IA et l’importance d’appliquer le principe de précaution à celle-ci.

On retrouve la même approche avec Jérémi Léveillé (L’intelligence artificielle et la fonction publique : clarification et enjeux), cette fois-ci à propos de la fonction publique, en montrant comment l’IA « perpétue plutôt le statu quo, c’est-à-dire la marginalisation et la discrimination de certaines populations selon des critères de genre, de religion, d’ethnicité ou de classe socioéconomique », le tout permettant à l’État d’accroitre la productivité et de diminuer les coûts.

De son côté, Jonathan Martineau (Les temporalités sociales et l’expérience du temps à l’ère du capitalisme algorithmique) fait ressortir les effets très concrets que risque de faire naitre l’IA à propos d’une dimension de notre vie d’humain à laquelle on ne prête pas nécessairement toute l’attention requise : notre façon d’expérimenter le temps. Il montre que le déploiement de l’IA brouille la distinction traditionnelle entre temps de travail et temps de loisirs, mais aussi tend à accélérer tous les rythmes de vie ainsi qu’à nous enfermer dans une vision « présentiste » du temps, c’est-à-dire qui privilégie indûment le moment du présent sur ceux du passé et de l’avenir.

Enfin, dans un troisième temps, De quelques considérations sur l’avenir, Jonathan Durand Folco (Dépasser le capitalisme algorithmique par les communs ? Vers un communisme décroissant technosobre) décrit comment l’IA – dans une société post-capitaliste où la prise en charge des communs serait assumée collectivement et démocratiquement – pourrait être utilisée dans une perspective de technosobriété et de décroissance. Faisant cependant ressortir les multiples inconnues comme les nombreux débats qui sont nés à ce propos, son texte se présente comme un exercice prospectif nous permettant de saisir toute l’ampleur des questions en jeu.

On ne sera donc pas étonné de réaliser que si ne manquent pas les dénonciations et points de vue critiques théoriques comme pratiques, notre dossier ne s’est cependant guère attardé aux formes de lutte à mener. C’est que, nouveauté de la thématique de l’IA, bien peu a encore été élaboré, bien peu a été pensé et mis en pratique de manière systématique à propos des luttes globales à entreprendre à l’encontre des dangers et des dérives de l’IA et de ses multiples applications. Tout reste à faire !

Pourtant les défis que la conjoncture contemporaine a placés devant nous obligent à lier étroitement réflexion et action, et par conséquent à réfléchir en situation, en fonction du contexte où l’on se trouve et qui ouvre ou non à la possibilité d’agir collectivement. On ne peut en effet ne pas tenir compte de la réalité des rapports de force sociopolitiques existants. Mais on ne peut en même temps, ainsi que nous le montre ce dossier sur l’IA, ne pas radicaliser nos interrogations sur le cours du monde, c’est-à-dire oser prendre les choses à la racine et par conséquent pousser la réflexion aussi loin que possible, en toute liberté, en n’hésitant pas à aller à rebrousse-poil de toutes les confortables indifférences de l’heure, pour agir ensemble. Puisse ce dossier nous aider à aller dans cette direction !

Par Flavie Achard, Édouard Lavallière, Pierre Mouterde, André Vincent


NOTES

  1. Voir à titre d’exemple l’émission spéciale de deux heures de Radio-Canada le 7 décembre 2023, L’intelligence artificielle décodée, <www.youtube.com/watch?v=QFKHd2k_RNE>.
  2. Sur le plan culturel, la modernité est née quand, dans le cadre d’une conception générale du monde, ont commencé à s’imposer au XVIIIe siècle, à l’encontre des traditionnelles idées d’immuabilité du monde, de divinité, de foi et de fidélité, les idées nouvelles d’histoire, d’humanité, de raison (les sciences) et de liberté. Et au sein du paradigme culturel de la modernité, les progressistes apparaissaient comme ceux qui avaient repris à leur compte l’idée d’une histoire nous conduisant nécessairement vers le progrès. On pourrait avancer qu’il y avait en fait deux grands courants de progressistes : ceux qui imaginaient, notamment aux États-Unis, « la révolution par le progrès » et ceux qui imaginaient, notamment dans l’ex-URSS, « le progrès par la révolution ».
  3. Karl Marx, Le capital, Livre 3, Paris, Éditions sociales, 1976, chap. 48, p. 742.
  4. Le terme de « désappropriation » nous semble, dans le cas de l’IA, plus juste que celui de « dépossession » dans le sens où cette désappropriation va bien au-delà du phénomène de l’exploitation par exemple d’un salarié, quand on le dépossède – par l’extorsion d’une plus-value – de la part de valeur qui lui revient à travers son travail. En fait, avec l’IA et ses effets en chaîne, se poursuit et s’accomplit ce mouvement de dépossession en l’élargissant à la société entière et en bousculant les processus cognitifs et émotionnels à partir desquels l’être humain pouvait collectivement et à travers la culture faire preuve d’intelligence – user donc de cette capacité d’unifier le divers – en ayant ainsi les moyens de développer à travers l’histoire un sens de l’innovation inédit.
  5. « Contrairement à ChatGPT et ses semblables, l’esprit humain n’est pas un volumineux moteur de recherches statistiques en quête de modèles, avalant des centaines de téraoctets de données et extrapolant la réponse la plus probable à une question ou la solution la plus vraisemblable à un problème scientifique. Bien au contraire, l’esprit humain est un système étonnamment efficace et même raffiné qui fonctionne avec de petites quantités d’informations ; il ne cherche pas à déduire des corrélations sommaires à partir de données, mais à élaborer des explications. […] ChatGPT fait preuve de quelque chose de très similaire à la banalité du mal : plagiat, apathie et évitement. Elle reprend les arguments habituels de la littérature dans une sorte de superbe automaticité, refuse de prendre position sur quoi que ce soit, plaide non seulement l’ignorance mais aussi le manque d’intelligence et, en fin de compte, offre une défense du type « je ne fais que suivre les ordres », en rejetant toute responsabilité sur ses créateurs. » Noam Chomsky, New York Times, 8 mars 2023, traduction du site Les Crises, <https://www.les-crises.fr/la-promesse-trompeuse-de-chatgpt-noam-chomsky/>.Voir aussi Hubert Krivine, L’IA peut-elle penser ? Miracle ou mirage de l’intelligence artificielle, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2021, p. 79 : « Comme l’écrit Yan Le Cun, « le fait que le monde soit tridimensionnel, qu’il y ait des objets animés, inanimés, mous, durs, le fait qu’un objet tombe quand on le lâche… les humains apprennent ça par interaction. Et ça, c’est ce qu’on ne sait pas faire avec les ordinateurs. Tant qu’on y arrivera pas, on n’aura pas de machines vraiment intelligentes. » […] Pour Descartes, c’est bien connu, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; il ne l’est pas pour la machine. Bien des bévues de l’IA résultant de calculs très sophistiqués, doivent être corrigées en y faisant tout simplement appel ».
  6. Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020. Ce dernier rejoint en partie les thèses de Maxime Ouellet sur l’importance des biens intangibles (brevets, droits de propriété intellectuelle, etc.) au sein du capitalisme contemporain.

 

Il était une fois l’arsenic à Rouyn-Noranda…

27 novembre 2023, par Rédaction

BILAN DE LUTTES – La crise de l’arsenic est sans aucun doute l’un des dossiers qui m’a le plus sollicitée lors de mon mandat à titre de députée de Rouyn-Noranda-Témiscamingue de 2018 à 2022. Originaire du Témiscamingue, née en 1991, je suis arrivée en poste sans connaitre vraiment les enjeux reliés la Fonderie Horne de la compagnie Glencore qui pourtant mobilisaient des citoyennes et des citoyens de Rouyn-Noranda depuis des décennies déjà. Toutefois, même lorsque je n’en ai pas été moi-même la porteuse, j’ai toujours été une alliée des causes environnementales et sociales, raison pour laquelle j’ai décidé de faire le saut en politique à l’automne 2018 sous les couleurs de Québec solidaire.

Me voilà donc arrivée en poste, dans des souliers immenses, à 26 ans, sans compétence connue pour les fonctions de député, mais avec au ventre des convictions profondes pour améliorer et préserver le bien commun.

Dans les premières semaines qui ont suivi l’élection, j’ai rencontré des représentants du CISSS[1] de l’Abitibi-Témiscamingue pour échanger sur les grands dossiers du moment. L’étude de biosurveillance visant à connaitre les impacts de la pollution de l’air sur la santé de la population était à l’ordre du jour. Rouyn-Noranda était la ville qui enregistrait la plus mauvaise qualité de l’air au Québec, cela inquiétait les autorités de la Santé publique, avec raison.

C’est en mai 2019 que nous furent publiés les premiers résultats[2] : les enfants du quartier Notre-Dame au pied de la Fonderie Horne ont en moyenne quatre fois plus d’arsenic dans leurs ongles que les enfants du groupe témoin à Amos. Cet écart grimpe même jusqu’à 56 fois plus d’arsenic dans le corps d’un petit garçon du quartier. C’est une onde de choc. Mère de deux enfants, je suis atterrée, assommée.

L’arsenic est reconnu comme étant le roi des poisons. Personne n’en veut dans son corps et là, il se retrouve dans celui de nos enfants, ceux-ci en sont imprégnés jusqu’au bout des ongles. Rapidement, nous commençons à documenter la situation. Dès lors, nous constatons qu’il existe une norme québécoise pour limiter la présence d’arsenic dans l’air. Cette norme est fixée à une concentration moyenne annuelle de 3 ng/m3 d’air. Une exposition prolongée au-dessus de ce taux expose la population à des risques pour sa santé. Au même moment, on apprend que Glencore jouit d’un droit de polluer qui lui permet en 2018 d’émettre 200 ng/m3 dans l’air de Rouyn-Noranda. C’est 67 fois la norme québécoise. Un scandale !

Ce droit de polluer s’appelle une attestation d’assainissement, ou une autorisation ministérielle, dans le langage du ministère de l’Environnement. Celle-ci est renouvelable aux cinq ans. Elle a pour but de resserrer progressivement les exigences environnementales en fonction des connaissances acquises, des disponibilités technologiques et économiques ainsi que des besoins particuliers de protection des milieux récepteurs.

À Québec, je dénonce vivement la situation à la période des questions à l’Assemblée nationale. C’est le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, qui me répond : « J’ai demandé à la Santé publique si les enfants de Rouyn-Noranda vont bien et effectivement, on m’a répondu que les enfants sont en santé[3] ». Pour le reste, on devra attendre le rapport de l’étude pour se poser davantage de questions, les premiers résultats étant jugés insuffisants.

Sur le terrain à Rouyn-Noranda, ça bouge. Se forme un comité de parents d’enfants du quartier Notre-Dame et de citoyennes et citoyens inquiets et mobilisés pour protéger la santé de leurs enfants et de la population de Rouyn-Noranda : le comité ARET, pour Arrêt des rejets et émissions toxiques. Ce comité se donne la tâche de s’informer et de documenter la situation. Les travaux de recherche d’ARET ont permis d’apprendre qu’il y a eu deux attestations d’assainissement depuis l’entrée en fonction de la fonderie, la première en 2007 et la seconde en 2017. Ces attestations n’ont donc pas été émises aux cinq ans et elles l’ont été sans resserrement des exigences : une autorisation de 200 ng/m3, de 2007 à 2012, et une autre de 2017 à 2021 où on demandait d’atteindre 100 ng/m3 à la fin de l’année : quatorze ans pour resserrer une norme à un niveau 33 fois plus grand que la norme québécoise ! Autant dire que les gouvernements qui se sont succédé pendant ces années n’ont jamais pris à cœur la protection de la santé de la population de Rouyn-Noranda.

Les risques pour la santé de la population, il y en a plusieurs, et ils sont très préoccupants : risques accrus de cancer (poumon, vessie, prostate, peau), risques cardio-vasculaires, problèmes respiratoires, risques reliés à la grossesse (retard de croissance intra-utérine, petit poids à la naissance, accouchement prématuré, etc.). Les enfants sont aussi plus fragiles à la toxicité des métaux lourds, dont l’arsenic et le plomb. Plus on est exposé tôt, plus le risque est grand et celui-ci augmente avec la durée d’exposition.

Pour espérer corriger la situation, il a fallu clarifier ce que faisait la Fonderie Horne de Glencore. Cette fonderie, qui existe depuis 1926, est à l’origine de la création de la ville de Rouyn-Noranda, la « capitale nationale du cuivre », car l’usine fond du cuivre depuis ce temps : d’abord le cuivre de la mine qui se trouve sous le site, et ensuite du minerai en provenance de partout dans le monde quand la mine fut fermée en 1976.

Actuellement la fonderie traite du concentré dit « vert »[4], tiré de gisements de cuivre avec peu d’arsenic et autres métaux, auquel on ajoute un concentré complexe, riche en or, en argent et en « poisons ». Ce sont ces derniers qui émettent le plus de métaux lourds dans l’air. Ailleurs dans le monde, les teneurs d’arsenic acceptées pour ce type de résidus sont beaucoup plus sévères. Personne ne veut ce concentré complexe, pas même la Chine : il est donc plus payant pour la fonderie de le traiter que de le vendre au rabais. La fonderie fait aussi le recyclage de matériaux électroniques et de « déchets industriels ». Elle insiste sur le recyclage, cela « enverdit » son activité…

On attire beaucoup l’attention sur l’arsenic parce que ça frappe l’imaginaire, mais la fonderie rejette aussi du plomb, du cadmium, du nickel, du bismuth, du chrome, etc. Presque tout le tableau périodique des éléments y passe.

Plus tard, on apprendra que le gouvernement connaissait cette situation depuis bien longtemps. Dès 1982, des chercheurs de l’Université Laval ont levé un drapeau rouge en concluant qu’il y a plus de cancers du poumon et plus de maladies pulmonaires chroniques, de maladies du système digestif et du système endocrinien à Rouyn-Noranda qu’à Val-d’Or et au Québec, et cela, en excluant les mineurs et les fumeurs.

On apprendra aussi que, dès 2004, des recommandations avaient été formulées pour réduire drastiquement les émissions d’arsenic. Après 10 ans de concentration « record » d’arsenic dans l’air ambiant, avec un pic de plus de 1000 ng/m3 en l’an 2000, onze experts interministériels, toxicologues, métallurgistes… déclarent :

Finalement, le groupe de travail ne croit pas qu’une évaluation de risques de grande envergure soit nécessaire pour améliorer la connaissance de la situation. On dispose actuellement de renseignements suffisants pour affirmer que les émissions d’arsenic dans l’air ambiant doivent être mieux contrôlées par la Fonderie Horne[5].

Ils recommandent d’exiger que la fonderie atteigne une moyenne annuelle de 10 ng/m3 d’arsenic dans l’air en 18 mois et qu’elle se dote d’un plan pour atteindre la norme de 3 ng/m3.

Ces recommandations n’ont pas eu de suite. L’attestation qui suivit en 2007 fixait une cible à 200 ng/m3 en 2012 alors que les émissions étaient autour de 150 ng/m3. À l’Assemblée nationale, je mets le dossier à l’avant-plan à l’automne 2019, une fois publié le fameux rapport de la Santé publique régionale. On n’y apprenait rien de neuf. Tout dans ce rapport militait pour poser des gestes rapidement. J’ai eu droit à des déclarations inquiétantes : « Les risques sont minimes » ! nous a dit le premier ministre François Legault ; Benoit Charrette, ministre de l’Environnement, m’a accusée « d’exacerber les inquiétudes de la population ». Sous la pression populaire, le gouvernement pose toutefois quelques gestes : il demande un plan de réduction à la fonderie et met en place un comité interministériel pour évaluer ce plan. L’échéance est fixée au 15 décembre 2019.

À ce moment-là, peu de médias nationaux ont de l’appétit pour le sujet. Le dossier résonne entre les frontières de l’Abitibi-Témiscamingue, mais il ne franchit pas le parc de La Vérendrye.

Puis la pandémie de COVID-19 est arrivée. Le coronavirus était sur toutes les lèvres et dans tous les bulletins télé et radio. Le Québec a découvert le travail de la Santé publique et son directeur national, « héros » de l’ombre, Horacio Arruda. Mais pendant deux ans, les choses ont peu avancé sur le dossier de l’arsenic. La fonderie a finalement déposé un plan bonifié en juillet 2020, mais il a fallu attendre mars 2021 pour que le comité interministériel dépose un rapport complaisant. Aucune cible n’est exigée, aucun échéancier clair, demande d’accélération de quelques actions tout au plus, de sorte qu’en 2020, la fonderie émet une moyenne de 70 ng/m3 d’arsenic et, en 2021, le taux augmente à 87 ng/m3.

Au printemps 2022, le dossier refait surface quand la Santé publique régionale de l’Abitibi-Témiscamingue publie de nouvelles données alarmantes sur l’état de santé de la population de Rouyn-Noranda[6]. On y apprend la surreprésentation de bébés de petit poids à la naissance (30 % de plus) et avec un retard de croissance intra-utérine; une espérance de vie écourtée de six ans partout dans Rouyn-Noranda; 30 % de plus de cancers du poumon; 50 % de plus de maladies pulmonaires chroniques alors que la ville n’a pas plus de fumeurs que la moyenne du Québec.

Pour la première fois, des médecins de Rouyn-Noranda prennent la parole sur la place publique[7]. Outre ces données qui nous incitent à remettre le dossier de l’avant, l’échéance de l’attestation d’assainissement arrive. En novembre prochain, une nouvelle entente devra être signée avec Glencore et de nouvelles cibles devraient donc être exigées. En commission parlementaire, j’arrive à arracher la réponse du ministre de l’Environnement : 30 ng/m3, c’est la nouvelle cible souhaitée. C’est encore 10 fois plus que la norme québécoise.

Le 10 juin 2022, dernier jour des travaux de l’Assemblée nationale, j’ai l’honneur de poser la dernière question de Québec solidaire à la période des questions. Je tente un ultime essai pour mettre de la pression sur le gouvernement. Le ministre de l’Environnement me répond qu’exiger la norme québécoise à la fonderie, c’est exiger sa fermeture. C’est le début d’un discours de peur. Une semaine plus tard, alors que l’actualité « s’en va en vacances », ici, en Abitibi-Témiscamingue, on publie un article rapportant que le docteur Arruda aurait retiré une annexe importante du rapport de biosurveillance de 2019 et qui concernait les taux de cancers à Rouyn-Noranda[8].

C’est le début du plus gros battage médiatique qu’il m’a été donné de connaitre. Enfin ! Sur le terrain, de nouveaux groupes citoyens naissent et s’impliquent : Rouyn-Noranda, faut qu’on se parle; RN Rebelle; Mères au front; Association pour la défense des droits, IMPACTE (médecins). Des gens influents, normalement plutôt discrets sur ces enjeux, s’expriment publiquement. L’agenda du gouvernement caquiste est bousculé. Chaque fois que François Legault fait un point de presse, on le questionne sur la Fonderie Horne. En pleine période électorale, les occasions sont nombreuses. Plus de 250 personnes se présentent à une assemblée publique organisée au début de juillet. Les journalistes affluent de partout pour venir couvrir ce qui se passe à Rouyn-Noranda. Les mentions du dossier dans les médias nationaux se multiplient : à l’émission 24/60 de RDI, Midi-Info, Noovo, à la radio 98,5 à Montréal… Tout le Québec a les yeux rivés sur Rouyn-Noranda et sur sa lutte citoyenne qui prend de l’ampleur. Des médias français se déplacent à Rouyn-Noranda; des films sont produits. Le docteur Luc Boileau, qui a succédé au Dr Arruda, se rend dans la région à plusieurs reprises pendant l’été pour tenter de rassurer la population, mais chaque fois, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit. La confiance de la population est minée à l’égard du gouvernement et de la Santé publique nationale qui mettent de plus en plus de l’avant une cible de 15 ng/m3, encore cinq fois de plus que la norme provinciale !

À la mi-août, le ministère de l’Environnement précise les exigences qui seront demandées à la fonderie : 15 ng/m3 au terme de la prochaine attestation, soit en 2027. Il reprend le discours de la Santé publique, mais avec un échéancier qui ne fait aucun sens – dans cinq ans ! – puisque la santé de la population est encore négligée. De plus, le plan est moins ambitieux que celui présenté par la fonderie en juillet 2020 !

La semaine suivante, la fonderie annonce un plan qui colle à celui du ministère, ce qui soulève l’ire de la population. Le 1er septembre, le docteur Boileau revient dans la région. Lors d’une assemblée publique, après trois heures d’intenses échanges avec la population, il admet qu’il ne souhaite pas attendre cinq ans pour l’atteinte de 15 ng/m3. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), déclinant sa responsabilité, nous dit que ce sera à la population de Rouyn-Noranda de décider si le plan est recevable ou pas. Il y aura une consultation publique du 6 septembre au 20 octobre alors que les élections québécoises auront lieu le 3 octobre…

La population de Rouyn-Noranda manifeste avec éclat le 21 septembre : plus de 1000 personnes de tous les âges marchent dans les rues pour réclament la norme québécoise et l’encadrement de tous les métaux lourds. Le 29 septembre, François Legault débarque à Rouyn-Noranda pour soutenir son candidat caquiste et répéter son discours menaçant : la fonderie risque de fermer si on est trop exigeant avec elle, il y a danger de perdre 600 jobs, très bien payées… Un discours qui suscite la colère, mais aussi la division.

Le 3 octobre, après un été de lutte aux côtés des groupes citoyens et de la population, je perds mes élections au profit de la CAQ. C’est la consternation partout d’un bout à l’autre du Québec. On parle de cette défaite dans l’ensemble des médias. Un média anglophone va même jusqu’à écrire : « The chickens voted for Colonel Sanders[9] ».

Quelques semaines plus tard, les résultats de la consultation publique sont dévoilés : il n’y a aucune acceptabilité pour le plan proposé par la fonderie et le ministère. Mais durant l’automne, la fatigue militante se fait sentir. Tout le monde passe en mode attente de ce qui se retrouvera finalement dans la fameuse attestation d’assainissement et les prochaines exigences à Glencore.

C’est finalement en mars 2023 que la CAQ dévoile son plan en jetant un nouveau pavé dans la marre : l’établissement d’une zone tampon aux abords de la fonderie. Si les cibles pour les émissions d’arsenic restent les mêmes que celles du plan initial, soit l’objectif de 15 ng/m3 en 2027, le gouvernement a décidé de relocaliser 200 ménages et de détruire 80 bâtiments pour « éloigner » des habitants de la fonderie. Les gens visés par cette expropriation déguisée l’ont appris à la radio en même temps que le reste du Québec.

C’est le début d’un nouveau chapitre de cette lutte qui se poursuit encore : la lutte pour la santé de la population de Rouyn-Noranda et pour son droit à un air de qualité comme dans le reste du Québec, mais aussi pour que les exproprié·e·s de la zone tampon ne soient pas doublement perdants après avoir vécu des décennies à l’ombre de ces « cheminées éternelles comme l’enfer[10] », comme le chante Richard Desjardins.

La dénonciation de cette injustice sanitaire et environnementale n’aurait pu se faire sans l’implication individuelle ou en groupe de nombreux citoyens et citoyennes. Il est difficile de se faire entendre loin des grands centres urbains. Cette lutte citoyenne rallie et trace la voie à d’autres groupes au Québec qui vivent des injustices et les encourage à faire reconnaitre leur droit à vivre dans un milieu sain.

Le 26 septembre dernier, près de 1000 personnes ont marché dans les rues de Rouyn-Noranda pour dénoncer encore une fois le plan totalement inacceptable de la fonderie. La lutte résonne encore, mais est-ce que le gouvernement saura bouger maintenant qu’il est confortablement assis sur son trône pour encore quatre ans, bien au chaud, à 900 km des volutes d’arsenic…

Par Émilise Lessard-Therrien, ex-députée de Rouyn-Noranda-Témiscamingue avec la collaboration du comité ARET de Rouyn-Noranda.


NOTES

  1. CISSS : Centre intégré de santé et de services sociaux.
  2. CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue, Études de biosurveillance sur l’imprégnation à l’arsenic de la population du quartier Notre-Dame de Rouyn-Noranda, 2019, </www.cisss-at.gouv.qc.ca/biosurveillance/#:~:text=%C3%80%20l’automne%202019%2C%20la,%2DDame%20%C3%A0%20Rouyn%2DNoranda>.
  3. Véronique Morin, « Arsenic à Rouyn-Noranda : un scandale “national”, selon l’expert en environnement Louis-Gilles Francoeur », Journal de Québec, 15 mai 2019.
  4. « Les concentrés de cuivre, catégorisés par l’exploitant en deux classes, notamment les concentrés verts et complexes, proviennent des différentes mines à travers le monde. Les concentrés verts sont constitués essentiellement de cuivre et contiennent peu d’impuretés. Les concentrés complexes contiennent un mélange de cuivre, de métaux précieux (or, argent, platine, palladium, etc.) et d’autres substances telles que le plomb, le cadmium et l’arsenic. » Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Avis technique, 17 décembre 2021, <www.environnement.gouv.qc.ca/ministere/consultation-fonderie-horne/documents/Enjeux%20environnementaux/Renouvellement%20autorisation%20minist%C3%A9rielle%202022-2027/Avis%20concernant%20la%20gestion%20des%20GMR%20et%20des%20GMDR/2021-12-17_MELCC_Avis_technique_GMR_et_GMDR.pdf>.
  5. Ministère de l’Environnement, ministère de la Santé et des Services sociaux, Institut national de santé publique, Avis sur l’arsenic dans l’air ambiant à Rouyn-Noranda, Québec, gouvernement du Québec, novembre 2004.
  6. Avis de la Direction de santé publique du Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue sur les émissions de la Fonderie Horne et sur le plan déposé dans le cadre du renouvellement de son autorisation ministérielle, 15 octobre 2022,<www.cisss-at.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2022/10/2022-10-15_Avis-DSPu-AT_Renouvellement-autorisation-ministerielle-Glencore-Fonderie-Horne_Final-web.pdf> et <www.cisss-at.gouv.qc.ca/partage/BIOSURVEILLANCE/2022-05-11_CC-PRESENTATION-SANTE.pdf>.
  7. Jean-Thomas Léveillé, « Cri du cœur des médecins », La Presse, 3 juillet 2022.
  8. Jean-Marc Belzile, « Horacio Arruda a empêché la diffusion de données sur le cancer à Rouyn-Noranda », Radio-Canada, 20 juin 2022 ; « Le DArruda a rencontré la fonderie Horne avant de retirer de l’information », La Presse, 21 juin 2022.
  9. NDLR. « Les poulets ont voté pour le colonel Sanders ». Il s’agit d’une expression retrouvée aux États-Unis à diverses occasions en référence à la chaine de restauration rapide PFK de poulet frit fondée par le colonel Sanders.
  10. Avec ces paroles, le chanteur Richard Desjardins fait référence aux deux immenses cheminées de la Fonderie Horne de Rouyn-Noranda, sa ville natale. On les retrouve dans la chanson Et j’ai couché dans mon char, 1990.

 

La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale

6 novembre 2023, par Rédaction

Capitalisme, colonialisme, patriarcat et intersectionnalité des mal-être.

L’éthique du care n’est pas une éthique de la réciprocité, mais une éthique désintéressée : nous ne nous soucions pas d’autrui pour nous acquitter d’une dette ni pour que notre sollicitude soit récompensée, mais parce que sa vulnérabilité nous engage moralement[2].

Dans une ère de pénurie de main-d’œuvre, de définancement et de privatisation des services publics, il importe de réfléchir au soin et à la façon dont celui-ci s’intègre dans notre quotidien. Que l’on pense au manque de main-d’œuvre dans le secteur de la santé et des services sociaux, aux places en garderie qui se font rares ou à la proche aidance qui est le lot de plus de 30 % de la population active au Canada[3], la prestation de soins s’érige comme une question sociale et politique importante qui dépasse largement la sphère privée.

Si prendre soin des autres est un don de soi remarquable qui contribue à la santé et au bien-être d’autrui, la personne qui offre ces soins peut voir sa santé et son bien-être significativement affectés. En effet, selon l’Institut de la statistique du Québec, 64 % des proches aidantes et aidants ont diminué leurs activités sociales ou de détente, 50 % ont réduit le temps passé avec leur conjoint·e et 34,5 % ont modifié ou annulé leurs vacances, des facteurs qui tous contribuent à l’épuisement[4]. Dans ce contexte, il est juste de parler de fatigue de compassion, soit une forme d’épuisement émotionnel lié à la prise en charge d’autrui.

La fatigue de compassion est une usure émotionnelle qui apparaît lorsqu’une personne est témoin de la souffrance d’autrui de façon répétée et se sent impuissante devant cette souffrance[5]. Alors que la fatigue de compassion est largement documentée, son intersection avec les systèmes de pouvoir et d’oppression est moins étudiée. La fatigue de compassion semble pourtant amplifiée par certains systèmes sociaux. En effet, les femmes occupent davantage de rôles de care comparativement aux hommes[6]. Par ailleurs, les impératifs de productivité capitalistes semblent dénaturer le don de soi désintéressé.

Cet article explore la façon dont les dynamiques genrées et le capitalisme peuvent influer sur la fatigue de compassion chez les personnes qui prodiguent des soins. Le travail de care sera d’abord défini. On proposera ensuite des pistes de réflexion pour analyser la façon dont les dynamiques genrées du care et le capitalisme peuvent constituer un terreau fertile pour la fatigue de compassion.

Care et épuisement : le poids invisible de la compassion

Le terme « care » se traduit particulièrement mal en français. Il est fréquemment traduit par « sollicitude ». Le « care » signifie à la fois « prendre soin de », mais aussi « accorder de l’importance à », « se sentir concerné par », « tenir à », « être attaché à », « ressentir de l’affection pour », ou encore « avoir à cœur »[7]. La théoricienne Joan Tronto définit le care comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible[8] ».

Le care exprime donc à la fois le geste et la préoccupation et comporte des dimensions cognitives, morales et émotionnelles, tout comme les gestes physiques et les paroles motivés par ces composantes de nature psychologique. Il inclut autant des activités rémunérées visant au bien-être physique et psychologique des autres, les professions du domaine de la santé comme les soins infirmiers, la psychologie ou le travail social, le travail dans le milieu communautaire, l’enseignement…, mais aussi les tâches effectuées gratuitement, que ce soit au sein du foyer familial, les tâches domestiques, les soins aux enfants, ou à l’extérieur, comme prêter main forte ou une oreille attentive à un proche dans le besoin, y compris la proche aidance. Le care peut aussi comprendre les actions militantes en santé, pour l’environnement, pour la justice sociale, pour les droits des animaux, etc.

Or, être dans un état de préoccupation et poser constamment des gestes pour favoriser le bien-être des autres ou de la société peut devenir épuisant. Les professions de soins sont largement associées à la fatigue de compassion dans la littérature scientifique[9]. Toutefois, dans certains types de texte, la fatigue de compassion semble souvent mal mesurée et comprend une variété de facteurs de stress professionnel qui n’ont parfois rien à voir avec la compassion et l’épuisement qui peut y être associé. Sinclair et ses collègues[10] parlent de la fatigue de compassion comme d’une expression en suremploi quand elle décrit l’épuisement professionnel dans le domaine de la santé. Cette expression serait potentiellement sous-utilisée dans le cas de la fatigue militante[11] ou de celle des proches aidantes et aidants, toutes deux une forme de fatigue de compassion[12]. En ce sens, la fatigue de compassion peut donc accabler toute personne qui se trouve engagée moralement par la vulnérabilité d’autrui et effectue un travail de care.

Le care : une dynamique genrée qui vulnérabilise les femmes

Le care constitue, encore aujourd’hui, un ensemble d’activités hautement genrées. Traditionnellement, les femmes ont été perçues comme naturellement douées pour ce rôle et ont donc davantage été conditionnées à dispenser des soins[13]. Cette assignation de genre a des effets sur elles : non seulement elle limite leurs perspectives, mais elle les expose à un risque accru de fatigue de compassion en raison des attentes disproportionnées dont elles sont l’objet. Les femmes sont placées dans une situation de vulnérabilité de différentes manières, notamment sur les plans économique et social, ce qui peut contribuer à la fatigue de compassion.

Dans le système capitaliste, le care en tant que travail a des conséquences économiques importantes. Sur le plan salarial, les femmes qui occupent des emplois associés au care, socialement et historiquement dévalorisés, ont un salaire qui n’est pas toujours à la hauteur de leur investissement émotionnel[14]. Effectué gratuitement, le care peut avoir pour effet de précariser financièrement les personnes qui le pratiquent, majoritairement des femmes. En effet, plus de 20 % des personnes proches aidantes vivent de l’insécurité financière[15]. Il s’agit d’une préoccupation qui s’ajoute à la charge mentale de ces personnes et peut contribuer à leur vulnérabilité émotionnelle. Quelques statistiques du Conseil du statut de la femme[16] illustrent le fardeau économique et émotionnel des proches aidantes :

  • plus nombreuses que les hommes, les femmes proches aidantes travaillent plus d’heures et manifestent un engagement qualitativement différent;
  • les femmes sont plus nombreuses à travailler à temps plein en plus d’apporter de l’aide à leur proche;
  • les femmes sont plus nombreuses à devoir quitter leur emploi, que ce soit de façon temporaire ou permanente, afin de s’occuper de leur proche à temps plein, ce qui a inévitablement des conséquences sur leur situation économique;
  • les personnes proches aidantes ont des enfants à charge : 42 % des femmes et 35 % des hommes;
  • les femmes considèrent davantage leurs responsabilités de proches aidantes comme stressantes (40 % des femmes, 22 % des hommes) et considèrent que ces responsabilités ont des conséquences négatives sur leur vie familiale;
  • les femmes effectuent une plus grande variété de tâches qui exigent un engagement personnel et émotif plus intense. Ce sont souvent des tâches qui ont un effet direct sur la personne et qui doivent être accomplies systématiquement (planifier et préparer les repas, organiser des rendez-vous, s’occuper de l’hygiène de la personne, acheter les médicaments, etc.), tandis que les hommes effectuent d’habitude des tâches d’entretien ponctuelles (peinture, rénovations, etc.) qui ont un effet moins direct sur la personne et comportent donc une charge mentale ou émotive moins grande;
  • enfin, les femmes sont moins nombreuses à bénéficier du soutien financier du gouvernement pour leur travail de proche aidante et plus nombreuses à avoir un faible revenu[17].

En plus des coûts psychologiques et des revenus perdus, les proches aidantes dépensent beaucoup d’argent pour les soins à leurs proches, soit en moyenne 7 600 dollars par année, peu importe leur revenu[18]. De plus, la proche aidance, tout comme les autres formes de care accomplies gratuitement, permet à l’État de faire des économies substantielles. Une étude indique que si ce travail était effectué par des employé·e·s du secteur public, « il en coûterait environ 3,95 milliards de dollars à l’État québécois » chaque année[19]. C’est donc l’État qui bénéficie du travail, invisible, des proches aidantes, pour lequel elles reçoivent bien peu tant financièrement qu’en termes de reconnaissance. Ces chiffres mettent en lumière la façon dont l’enjeu du soin dans nos sociétés dépasse largement la sphère privée et constitue une question politique importante. Cette situation économique, ajoutée à la dévalorisation de leur travail, peut accentuer le stress et l’épuisement et ainsi rendre les femmes plus vulnérables à la fatigue de compassion. Les soins prodigués aux autres et la préoccupation envers autrui peuvent également entraver le soin envers soi-même et la régénération de l’énergie nécessaire pour occuper cette fonction déjà lourde émotionnellement.

Au-delà des effets liés à la nature genrée de ce travail sur les femmes, les hommes, socialement éloignés des rôles compassionnels, vivent également les contrecoups de cette double contrainte. Ils peuvent se sentir détachés de leur propre capacité à prodiguer des soins, ressentir une pression à ne pas exprimer leur propre fatigue ou leur besoin de soutien et renforcer ainsi une dynamique genrée toxique et les risques d’épuisement[20].

La combinaison du capitalisme et du patriarcat crée un environnement où les femmes sont à la fois poussées à prodiguer des soins et contraintes par un système qui dévalorise cette compassion[21], notamment en ne leur offrant ni soutien financier adéquat ni reconnaissance. La reconnaissance du care peut être financière (crédits d’impôt, aide gouvernementale, salaire, etc.), mais aussi sociale (accommodements au travail, changement d’attitude à grande échelle concernant la place du soin dans la société, humanisation des soins institutionnalisés ou désinstitutionnalisation et communautarisation des soins, etc.).

Individualisme et productivité : le prix de l’empathie dans le système capitaliste

Le capitalisme, en mettant l’accent sur la compétitivité et l’individualisme, crée un environnement où la compassion peut être perçue comme une faiblesse ou même une distraction[22] au travail. La course incessante à la productivité et à l’efficacité laisse peu de place à la vulnérabilité et à l’humanité : prendre soin des autres et faire preuve d’empathie deviennent un « luxe » souvent inaccessible.

Certaines professions exposent plus les praticiennes et praticiens à la fatigue de compassion en raison de leur proximité avec la souffrance humaine. Celles et ceux qui choisissent une profession d’aide, comme le travail social, la psychologie ou la médecine se trouvent pris au piège : être efficaces ou rentables et en même temps profondément humains et compatissants[23]. Les valeurs du marché rendent la compassion « coûteuse », car elle contrevient à l’impératif de rentabilité[24]. Ainsi ces personnes vivent-elles un paradoxe entre la productivité qu’on attend d’elles et l’empathie dont elles souhaitent faire preuve dans leur travail. L’épuisement qui résulte de cette incapacité à effectuer adéquatement leur travail tout en respectant les contraintes externes peut entraver leur capacité à prodiguer des soins de qualité, ce qui crée un cercle vicieux qui offre de moins en moins de soutien à ceux qui sont déjà vulnérables. L’exigence de productivité dans les emplois associés au soin, où la productivité est difficile à quantifier, peut ainsi mettre en danger la santé des travailleuses et travailleurs et priver de sens leur travail.

Le fait de travailler dans un milieu de soins et la charge de travail[25] sont associés à la fatigue de compassion[26]. Le soutien de l’organisation, des superviseurs et des collègues, tout comme la réduction de la charge de travail, peuvent affaiblir les facteurs associés à la fatigue de compassion[27]. Mais, dans le système de santé actuel, les professionnel·le·s sont encouragés à voir le plus de patientes et patients possible, le plus rapidement possible, ce qui contribue à la fatigue de compassion.

De plus, ces conditions de travail ancrées dans la dévalorisation sociale de ces professions – enseignement, soins infirmiers, psychologie, éducation à l’enfance, etc. – limitent l’autonomie professionnelle et peuvent décourager l’exercice de ces professions, ce qui contribue à la pénurie de main-d’œuvre dans ces secteurs. En effet, les contrecoups de la fatigue de compassion dans les professions liées au care comprennent une hausse de l’absentéisme et du roulement de personnel, une dégradation de la qualité des soins et de la satisfaction des patientes et patients, de même que des difficultés liées au recrutement et à la rétention du personnel[28]. Par ailleurs, les conséquences individuelles comportent des sentiments de frustration, de déconnexion, d’intolérance, de mélancolie, de dépression et un manque de compassion pour les personnes qui reçoivent les soins, notamment[29].

Dans un monde qui a plus que jamais besoin de compassion, nos structures sociales et économiques semblent presque conçues pour l’éradiquer. Prendre soin de l’autre devient un fardeau, une source de souffrance et met parfois en danger la santé de la personne aidante.

Ce texte met en lumière le rôle du capitalisme et du patriarcat dans la fatigue de compassion et l’importance de reconnaitre la valeur intrinsèque du soin, indépendamment des contraintes capitalistes ou des attentes patriarcales. Au-delà de la fatigue de compassion, le care peut avoir des effets grandement positifs sur celles et ceux qui le pratiquent, dont un sentiment de réalisation personnelle et de connexion aux autres[30]. Il semble impératif de repenser la manière dont nos sociétés valorisent et soutiennent celles et ceux qui prennent soin des autres, de façon à favoriser leur bien-être mais aussi celui des personnes soignées. Repenser les structures sociétales et organisationnelles pour valoriser davantage la solidarité et l’entraide pourrait contribuer à un environnement moins propice à cette fatigue[31].

Par Catherine Côté, candidate à la maîtrise en science politique à l’Université de Montréal et patiente partenaire[1]


NOTES

  1. « Le ou la patiente partenaire est une personne dont le vécu et les savoirs avec la maladie sont reconnus par son équipe médicale, dont il ou elle fait partie intégrante.» Association québécoise de l’encéphalomyélite myalgique, <https://aqem.ca/2022/03/15/pour-en-savoir-plus-sur-le-role-dun-patient-partenaire/>.
  2. Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier, Patricia Paperman, Vers une société du care. Une politique de l’attention, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019.
  3. Janet Fast, Caregiving for Older Adults with Disabilities. Present Costs, Future Challenges, IRPP Study n° 58, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 2015.
  4. Chantale Lecours, « Portrait des proches aidants et les conséquences de leurs responsabilités d’aidant », Institut de la statistique du Québec, Coup d’œil sociodémographique, n° 43, 2015.
  5. Charles R. Figley (dir.), Compassion Fatigue. Coping with Secondary Traumatic Stress Disorder in Those who Treat the Traumatized, New York, Brunner/Mazel, 1995.
  6. Nancy Folbre, « Should women care less ? Intrinsic motivation and gender inequality », British Journal of Industrial Relations, vol. 50, n° 3, 2012, p. 597-619.
  7. Word Reference (s.d.), Care, <www.wordreference.com/synonyms/SD%20card>.
  8. Joan Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, vol. 2, n° 32, 2008, p. 243-265.
  9. Richard E. Adams, Joseph A. Boscarino et Charles R. Figley, « Compassion fatigue and psychological distress among social workers. A validation study », The American Journal of Orthopsychiatry, vol. 76, n° 1, 2006, p. 103-108 ; Charles R. Figley, 1995, op cit. ; Charles R. Figley, « Compassion fatigue. Psychotherapists’ chronic lack of self care », Journal of Clinical Psychology, vol. 58, n° 11, 2002, p. 1433-1441 ; Jasmeet Singh, Maria Karanika-Murray, Thom Baguley et John Hudson, « A systematic review of job demands and resources associated with compassion fatigue in mental health professionals », International Journal of Environmental Research and Public Health, vol. 17, n° 19, 2020, p. 6987 ; Dorien Wentzel et Petra Brysiewicz, « The consequence of caring too much : Compassion fatigue and the trauma nurse », Journal of Emergency Nursing, vol. 40, n° 1, 2014, p. 95‑97.
  10. Shane Sinclair, Shelley Raffin-Bouchal, Lorraine Venturato, Jane Mijovic-Kondejewski et Lorraine Smith-MacDonald, « Compassion fatigue. A meta-narrative review of the healthcare literature », International Journal of Nursing Studies, vol. 69, avril 2017, p. 9‑24.
  11. Paul Gorski, « Fighting racism, battling burnout. Causes of activist burnout in US racial justice activists », Ethnic and Racial Studies, vol. 42, n° 5, 2019, p. 667‑687, 2019 ; Paul Gorski et Stacy Lopresti-Goodman, «“Nobody’s paying me to cry”. The causes of activist burnout in United States animal rights activists », Social Movement Studies, vol. 18, n° 3, 2019, p. 364‑380.
  12. Conseil du statut de la femme, Les proches aidantes et les proches aidants au Québec. Analyse différenciée selon les sexes, Québec, Gouvernement du Québec, 2018.
  13. Carole Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 24-39; Nancy Folbre, 2012, op. cit.
  14. Marie-Françoise Colliere, « Invisible care and invisible women as health care-providers », International Journal of Nursing Studies, vol. 23, n° 2, 1986, p. 95-112.
  15. Janet Fast, 2015, op. cit.
  16. Conseil du statut de la femme, 2018, op. cit.
  17. Catherine Côté, « La proche aidance, un enjeu féministe ? D’“aidante naturelle” à “proche aidante”», L’Amnésique, 2019.
  18. Janet Fast, 2015, op. cit.
  19. Raphaëlle Corbeil, « Proche aidance : un portrait qui donne l’heure juste », La Gazette des femmes, 2018.
  20. Raewyn Connell, Masculinities, Londres, Routledge, 2005.
  21. Arlie Russel Hochschild, The Managed Heart, Berkeley, University of California Press, 1983.
  22. Katherine N. Kinnick, Dean N. Krugman et Glen D. Cameron, « Compassion fatigue. Communication and burnout toward social problems », Journalism & Mass Communication Quarterly, vol. 73, n° 3, 1996, p. 687-707.
  23. Arlie Russel Hochschild, 1983, op. cit.
  24. Nancy Eisenberg et Paul Mussen, The Roots of Prosocial Behavior in Children, Cambridge (R-U), Cambridge University Press, 1989.
  25. Charles R. Figley, 2002, op cit.
  26. Jasmeet Singh et coll., 2020, op. cit.
  27. Ibid ; Charles R. Figley, 2002, op cit.
  28. Dorien Wentzel et Petra Brysiewicz, 2014, op. cit.
  29. Ibid.
  30. Susan H. Lynch et Marie L. Lobo, « Compassion fatigue in family caregivers. A Wilsonian concept analysis », Journal of Advanced Nursing, vol. 68, n° 9, 2012, p. 2125‑2134.
  31. Richard E. Adams et coll., 2006, op. cit.

Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation

29 octobre 2023, par Rédaction

Entrevue avec Bertrand Schepper[1]

 Introduction

Face à la montée de l’inflation, qui domine la perception de la conjoncture économique dans l’après-pandémie, les banques centrales des États-Unis et du Canada ont adopté une politique monétaire que l’on peut qualifier d’orthodoxe[2]. Elle consiste à avoir pour principal objectif la stabilité des prix, et par là même, la stabilité du rendement des placements, en augmentant les taux directeurs qui servent de référence aux prêts entre banques. La Banque centrale européenne s’apprêtait en juillet dernier à faire de même dans l’espoir de juguler l’inflation. L’idée est de limiter la monnaie en circulation, et donc la capacité de dépenser des particuliers et celle d’investir des entreprises, afin par contrecoup de ralentir la hausse des prix en mettant une pression sur l’offre.

Partout, le coût du crédit augmente donc. Mais sur le plan macroéconomique, les taux d’intérêt restent inférieurs à l’inflation, qui continue de galoper. Le coût réel du crédit, et donc des emprunts d’État, reste négatif. Cela alimente les croyances orthodoxes comme quoi, finalement, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, si ce n’est pour les pays du Sud fortement endettés vis-à-vis des pays dominant la mondialisation, et qui sont au bord de la rupture de paiement en subventionnant des aliments pour leur population[3].

Le risque de ce retour du monétarisme est de précipiter une récession, à laquelle tous les économistes s’attendent, et de renouer avec des politiques d’austérité, puisque les importantes dettes contractées par les États pendant la pandémie vont coûter plus cher en intérêts, ce qui va peser sur la capacité des gouvernements d’effectuer des dépenses publiques, et ce, d’autant plus que les banques centrales sont décidées à ne plus racheter d’obligations d’État.

Plusieurs reportages et enquêtes journalistiques témoignent en outre du fait que les ménages à faible et moyen revenu souffrent. Pour eux, l’augmentation des taux d’intérêt se combine à – et non contrecarre – l’inflation, qui grève déjà lourdement leur budget. Face à l’adoption de cette politique monétaire à la sortie du confinement, nous ne sommes pas plus égaux que nous ne l’étions lors du confinement, quand les travailleuses et travailleurs essentiels continuaient de se rendre sur leur lieu de travail et prenaient d’importants risques pour leur santé pour des salaires ridicules[4].

Aujourd’hui, même si la politique monétaire réussissait à freiner les prix sans trop freiner l’économie, la hausse qui s’est produite ne s’effacera pas. Des réajustements salariaux sont nécessaires, même d’un point de vue orthodoxe. Cependant, la situation paraît particulièrement dramatique pour les personnes qui dépendent de prestations ou de pensions, car celles-ci n’ont pas connu de rattrapage ces derniers mois, contrairement aux salaires[5]. Des économistes appellent donc à des mesures ciblées d’accompagnement[6].

Mais en ne prenant que des mesures pour atténuer les pires effets de ce monétarisme, ne reste-t-on pas dans une vision à court terme, aveugle aux modifications des relations et des rôles entre pays ? Par exemple, les pays du Nord arrivaient à maintenir leur niveau de vie en limitant les hausses salariales, car ils profitaient du fait que la Chine produisait à bas prix – ce qu’elle ne va pas continuer à faire. L’horizon d’une politique monétaire, et des politiques publiques en général, se limite-t-il à assurer la stabilité des prix, des profits et des placements financiers pour soutenir la pérennité d’un système dont on sait pourtant qu’il s’en va dans le mur[7] ?

NCS – Pourquoi le choix de traiter l’inflation par une hausse des taux d’intérêt n’est pas le remède ?

Bertrand Schepper – Tout d’abord, il est nécessaire de ramener dans ce débat les principales causes de l’inflation. Car il n’y a pas de cause unique qui viendrait d’une économie en surchauffe. Les raisons de l’inflation varient selon les époques et les pays. Actuellement, il s’agit d’enjeux d’approvisionnement, qui jouent sur les prix des denrées alimentaires et sur l’accessibilité du pétrole notamment. Ces enjeux résultent de la pandémie et des politiques de confinement, qui ont d’autant plus d’effet que l’on vit dans un monde just in time[8] et que des pays ont cherché à recomposer leurs stocks alimentaires.

Après la pandémie, on estimait qu’il faudrait de six à huit mois pour rétablir les chaînes d’approvisionnement, mais la guerre en Ukraine est venue bouleverser les prévisions. Il en est de même pour les coûts énergétiques, qui ont décollé à partir de l’été 2021, et qui continuent depuis de grimper. Il y a aussi deux autres facteurs qui ont joué : les importantes sécheresses qui diminuent les récoltes de riz ou de céréales et le maintien d’une politique dure de confinement en Chine, qui menace aussi d’affecter significativement les récoltes, ce qui renforcera les risques de famine dans certains pays, en particulier ceux du Sud-Est asiatique.

Alors, bien sûr, on peut tenir le raisonnement que dans ces crises d’approvisionnement, on a des intermédiaires qui en profitent, notamment dans les chaînes de distribution alimentaire, ce qui aggrave la hausse des prix. Il y aurait donc une surchauffe contre laquelle les économistes orthodoxes réclament de fortes hausses des taux directeurs car ils jugent que les banques centrales n’ont que trop tardé à réagir. Ils font le calcul que si une récession se précise à l’automne, on pourra alors jouer à nouveau sur une baisse des taux.

C’est ce raisonnement qui justifie d’avoir recours à un remède appliqué à partir des années 1970, lorsque la politique monétaire mondiale, sous l’égide des États-Unis, n’a plus eu pour objet le plein emploi, mais la stabilité des prix, dans une fourchette d’inflation entre 1 % et 3 %. Les monétaristes misent sur le fait que la hausse des taux directeurs envoie un message clair aux marchés en mettant un frein à la circulation de la monnaie. Ainsi, en augmentant les taux, on fait diminuer la consommation des individus et les investissements des entreprises, ce qui, à terme, augmente le chômage; cette augmentation exercerait une pression pour maintenir les salaires plus bas lors des négociations salariales, ce qui éventuellement diminuerait l’inflation.

En l’occurrence, la Banque du Canada a fait savoir qu’il faut cesser la spéculation immobilière, qui se répercute sur le coût du logement, puisque les taux d’intérêt des emprunts ne permettent plus d’acheter facilement. Cependant, on pourrait dire que le marché immobilier au Canada se calmait déjà avant la hausse.

Surtout, il faut souligner que le raisonnement décrit précédemment peut fonctionner si ce sont effectivement les salaires qui alimentent l’inflation. Or, ce n’est pas le cas actuellement. En outre, au Canada et au Québec, la hausse des taux directeurs n’a de toute façon pas d’effet sur les principaux facteurs d’inflation, qui résultent d’évènements à l’extérieur du pays, et qui sont hors du contrôle des gouvernements fédéral et provincial.

Il y a ainsi de bonnes raisons de douter du bien-fondé d’une telle politique, qui risque d’avoir des effets d’autant plus délétères au Canada et au Québec, que cela fait des années que l’on dit aux gens de s’endetter. C’est d’ailleurs le recours à l’endettement, qui reste élevé malgré l’accroissement de l’épargne lors de la pandémie, qui a permis d’amortir en partie les impacts de la crise de 2008, mal gérée par les gouvernements, qui n’ont pas aidé directement les particuliers; c’est là une des leçons qu’on a retenues à l’époque, et c’est pourquoi, lors de la pandémie, le gouvernement fédéral a créé la prestation canadienne d’urgence.

NCS – Quelle alternative peut-il y avoir à cette politique monétariste ?

B. S. – On a l’impression que la politique monétaire axée sur l’inflation est le seul outil que l’on peut utiliser. Or, cela relève d’un choix politique. Le Canada et le Québec ont les moyens de faire autrement. Une chose qu’on ne souligne pas assez dans le débat actuel, c’est que le Canada est un pays extractiviste : lorsque le prix du pétrole augmente, les revenus pétroliers suivent. Il y a actuellement un afflux de demandes pour les gaz de schiste ou bitumineux. Tout comme le Canada par la TPS, le Québec en profite aussi par l’accroissement des recettes de la TVQ et l’augmentation des tarifs d’Hydro-Québec.

Actuellement, les gouvernements canadien et québécois ont donc des marges de manœuvre financière et devraient plutôt se concentrer sur la façon d’accompagner les ménages qui subissent de plein fouet l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, ainsi que sur l’organisation de la sortie de la dépendance aux énergies fossiles.

Mais il n’y a aucune vision de transition écologique dans ce retour à la politique monétariste. Au moins dans les années 1970, lorsque les pays de l’OPEP ont décidé de changer leurs rapports avec les pays occidentaux et d’augmenter le prix du pétrole, ces derniers ont cherché à diminuer leur consommation. Lors de leur dernier sommet en juin dernier, les pays du G7 ont au contraire approuvé une augmentation du recours aux énergies fossiles, comme s’il n’y avait que ce moyen pour moins dépendre de la Russie !

NCS – Concrètement, quelles mesures le gouvernement québécois pourrait-il prendre ?

B. S. – On peut très bien proposer, puisque l’argent est là, de prendre acte de la crise alimentaire pour développer des circuits courts de production locale, ainsi que pour favoriser des projets écologiques par l’intermédiaire de la Caisse de dépôt et placement du Québec. L’intervention de l’État doit être orientée vers la mise en place d’un tissu industriel qui assure la résilience économique, l’inclusion sociale et le respect de l’intégrité des écosystèmes. En la matière, les objectifs que s’est donnés le gouvernement de la Coalition avenir Québec sont très inférieurs aux besoins en matière de réduction des gaz à effet de serre (GES). On le constate par exemple lorsqu’on examine le plan de mise en circulation de 1,5 million de véhicules électriques d’ici à 2030, alors qu’on a déjà 5,3 millions de véhicules de promenade sur les routes du Québec, ou l’augmentation insuffisante du prix de la tonne de carbone (la tonne d’émission de GES), qui prend appui sur une politique d’autorégulation du privé – une logique de gestion qui a toujours été mise en échec. On a besoin d’une politique plus audacieuse qui va se traduire par l’arrêt de certaines activités, la création d’autres et l’accompagnement des salarié·e·s, sachant que les industries à faible intensité de carbone sont aussi celles où la densité d’emploi est la plus importante. On a les moyens d’assurer une transition juste[9].

Par ailleurs, au lieu d’avoir fait un chèque électoraliste de 500 dollars à tous les ménages gagnant moins de 100 000 dollars par année, ce qui contribue à l’inflation, il serait socialement juste d’augmenter les minima sociaux, comme l’aide sociale et les pensions de retraite, ainsi que le salaire minimum à un niveau décent. Ce niveau dépasse aujourd’hui les 18 $ l’heure[10] pour lesquels une coalition de syndicats et d’organismes communautaires, baptisée Minimum 18 $ !, s’est formée en début d’année pour relancer le débat à ce sujet. Le gouvernement pourrait aussi revaloriser les salaires du secteur public et parapublic lors des négociations des conventions collectives. Voilà qui serait un signal intéressant pour le secteur privé afin que ce ne soit pas les classes populaires qui fassent les frais de cette crise. Enfin, toujours dans une perspective à moyen et long terme, il est important non seulement d’envisager d’encadrer les tarifs de certains besoins de base, mais surtout de revoir notre structure d’imposition. Et ce d’autant plus qu’à l’heure actuelle, vu la structure de leur consommation, les riches subissent moins l’inflation.

Entrevue menée par Carole Yerochewski, sociologue.


NOTES

  1. B. Shepper est chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS).
  2. La politique monétaire orthodoxe ou monétarisme sont des termes issus des controverses des années 1980 lorsque Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis ont appliqué cette politique tournée vers l’offre, c’est-à-dire vers les entreprises. Pour un clair historique sur ce sujet et sur la façon de faire face aux enjeux actuels, voir Guillaume Hébert, La politique monétaire au service du bien-être collectif, IRIS, série Après la pandémie, fiche n° 4, février 2022 et Bertrand Schepper et Mathieu Dufour, Inflation : que peuvent faire les gouvernements ?, billet, IRIS, 8 décembre 2021.
  3. Voir Martine Orange, « Banques centrales : la guerre inversée des monnaies », Mediapart, 19 juin 2022.
  4. Pour mémoire, plusieurs étaient payés au salaire minimum de 13,10 $ l’heure à l’époque, ce qui avait amené les gouvernements du Canada et du Québec à financer ou à allouer des primes COVID (500 $ par mois dans le cas du Québec).
  5. Voir notamment Éric Desrosiers, « Une inflation (un peu) moins forte pour les moins riches », Le Devoir, 25 juin 2022 et « Tous inégaux devant l’inflation », Le Devoir, 7 janvier 2022.
  6. Voir par exemple l’entrevue avec Éric Heyer, « Inflation : “On ne pourra pas aider tout le monde”, prévient un économiste », France Info, 27 juin 2022.
  7. Voir Orange, op. cit.
  8. Le just in time ou flux tendu désigne une méthode de rentabilisation de la production qui consiste à ne garder aucun stock.
  9. Voir aussi Bertrand Schepper, La nécessaire transition écologique, série Après la pandémie, fiche n° 3, IRIS, février 2022.
  10. Le montant de 18 $ représente le taux horaire minimum nécessaire pour qu’une personne qui travaille à temps plein toute l’année puisse espérer sortir de la pauvreté au Québec.

Le « convoi de la liberté » : le 18 Brumaire de Pierre Poilievre et d’Éric Duhaime

27 octobre 2023, par Rédaction

Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.
— Karl Marx[1]

Un parfum de fascisme à l’odeur de diésel a flotté sur la ville d’Ottawa pendant près d’un mois. Est-il exagéré de comparer cet événement grotesque et ridicule (une farce) à celle, meurtrière, de l’Europe des années 1930 et 1940 (une tragédie) ? Probablement. Mais il faut tout de même reconnaître l’émergence d’un courant qui n’est pas pour autant inoffensif.

Le « convoi de la liberté »… et de la colère

Ayant convergé à la dernière fin de semaine de janvier vers la capitale fédérale, principal théâtre d’une mobilisation pancanadienne contre les mesures sanitaires, le « convoi de la colère », à l’aide de son avant-garde de camions lourds, a occupé le centre-ville jusqu’à la fin du mois de février, renforcé chaque vendredi par l’afflux de centaines, voire de milliers, de manifestantes et de manifestants. Ce fut un douloureux spectacle pour les personnes résidentes prises au piège du tourbillon d’agressivité devant lequel la police d’Ottawa n’offrait qu’une réponse complaisante que certains ont même qualifiée de complice.

En réaction aux diverses mesures sanitaires, mais aussi pour la défense de la « liberté », le mouvement affichait un refus général des règlements, un soutien à l’exploitation pétrolière et une haine envers la personne de Justin Trudeau, en plus de faire preuve d’homophobie et d’une pléthore d’autres attitudes discriminatoires. La caractéristique la plus atypique de cette mobilisation relève toutefois de sa forme, distincte de la manifestation classique. Les participantes et participants eux-mêmes ont évoqué « Woodstock » : il s’agissait pour plusieurs d’un événement culturel animé où, souvent accompagnés de leurs jeunes enfants, se côtoyaient des militantes et des militants à différents degrés d’engagement, les uns mettant en place des camps de fortune et d’autres préférant le confort de l’hôtel, tous rassemblés au centre-ville de la capitale pour afficher leur colère.

Au même moment, d’autres manifestations se tenaient dans plusieurs villes canadiennes, notamment à Québec. Cependant, c’est la présence de plusieurs blocus à la frontière avec les États-Unis qui a semblé prendre de court les dirigeants politiques, créant une perturbation économique à laquelle ils ont répondu promptement[2]. De plus, des manifestations d’envergure variable ont surgi dans différentes villes, même plusieurs mois après les événements, reprenant parfois la forme du convoi, entrée dans le répertoire des actions collectives comme catalyseur de la démonstration. Ainsi, en mai, c’était au tour d’un convoi de motocyclistes d’être le détonateur d’une autre manifestation censée s’opposer aux mesures sanitaires.

Il semble qu’il s’agit là de la sortie de l’ombre d’un mouvement multiforme qui a profité de la conjoncture pour croître et se radicaliser. Non seulement le contexte pandémique l’a-t-il propulsé à l’avant-scène, mais la montée en puissance de l’extrême droite mondiale, particulièrement de son aile « trumpiste » étatsunienne, fortement liée à l’organisation du convoi, a été le principal catalyseur de la mobilisation. Nous assistons ainsi à un réalignement international où une bonne partie de la droite politique, pour se renouveler et rester au pouvoir, se soude en un bloc plus radical. Ce dernier est composé de quelques figures de proue médiatisées, mais ce sont les petits propriétaires ruraux et des personnes reliées à l’industrie pétrolière et gazière qui en sont la véritable colonne vertébrale financière[3]. Finalement, le mouvement a trouvé un soutien populaire chez les « laissés-pour-compte » (à défaut d’une meilleure expression), simples pions dans son entreprise de droitisation et de libéralisation. Camionneurs, ex-policiers, ex-militaires ou agriculteurs sont devenus le symbole du mouvement, et leurs croyances, parfois loufoques, ont permis qu’ils se sentent « importants », qu’ils soient les « héros » de l’époque actuelle[4].

Au-delà des clichés et des raccourcis, la présence de ces laissés-pour-compte ne signifie pas pour autant que la gauche traditionnelle aurait abandonné les classes populaires ou le précariat. En effet, le petit commerce était fort représenté dans ce mouvement dont le moteur était la colère, l’intolérance et le racisme. L’opposition aux mesures sanitaires a servi à rassembler autour de ce « signifiant vide » une chaîne de revendications et d’opinions politiques diverses. Une fois celles-ci réunies, le poids politique du mouvement est devenu considérable.

Les relais politiques

Sur le plan politique, c’est Pierre Poilievre qui a su rapidement profiter de la situation. Homme de la droite radicale, Poilievre est un député du Parti conservateur de la banlieue d’Ottawa et un ancien ministre du gouvernement de Stephen Harper. Ses excès d’enflure verbale, qu’il diffuse habilement en ligne, séduisent les militantes et militants conservateurs. Comme plusieurs de ses collègues, il n’a pas hésité à appuyer le convoi et ainsi à se positionner comme leader en devenir de sa formation. Depuis son élection comme chef conservateur, Erin O’Toole s’était présenté comme le porteur de l’équilibre entre le populisme radical, identifié à l’ouest du pays, et le conservatisme affairiste, identifié à l’est. Toutefois, à la suite de sa défaite électorale aux mains des libéraux, son leadership s’est retrouvé de plus en plus fragilisé. C’est ainsi qu’en janvier, pris de panique devant la rébellion qui se préparait dans ses propres troupes, il a tenté de sauver la mise en allant à la rencontre des manifestantes et des manifestants du convoi. Quelques jours plus tard, son caucus lui montrait pourtant la porte.

Poilievre veut transgresser encore plus la ligne du parti sans ménager l’aile traditionnelle de celui-ci. Son discours est totalement différent de celui des conservateurs traditionnels, mais typique de la droite populiste. Dépassant le régionalisme, il dénonce les élites, la concentration des pouvoirs politiques, économiques et culturels aux mains des « soi-disant experts », des « wokes » et de la « coalition socialiste » que formeraient les libéraux et les néo-démocrates. En plus de son leitmotiv de la « liberté », son cheval de bataille principal est le coût de la vie, une stratégie par ailleurs adoptée par Marine Le Pen, en France, dans sa démarche de « dédiabolisation ». Avec une approche populiste qui lui permet d’élargir le bassin conservateur à la petite-bourgeoisie rurale et aux « laissés-pour-compte », il dénonce le prix excessif du logement qui serait, selon lui, le résultat du pouvoir corrompu de l’entourage de Justin Trudeau, dont le Nouveau Parti démocratique serait complice.

Au Québec, même si Éric Duhaime et son Parti conservateur n’ont pas participé aux manifestations et aux convois, ces derniers ont constitué pour eux une démonstration de force. À la différence de Maxime Bernier, qui tente de défendre, sans le même succès, des idées semblables sous une forme similaire, Duhaime apparaît comme un fin stratège sur le plan de la communication. La curiosité, voire la fascination médiatique qu’il suscite, est entretenue par des propos habiles qu’ils lui permettent de toujours repousser la limite acceptable et de devenir le relais des mouvements contestataires de droite, ce qui normalise un discours qui serait autrement jugé farfelu, voire dangereux.

En croyant que le mouvement s’essoufflerait avec la fin de la pandémie, les forces progressistes, de leur côté, ont eu une attitude attentiste face à cette croissance de l’extrême droite[5]. Il s’agit toutefois d’une erreur : les graines de l’intolérance et de la réaction ont été plantées, et leurs effets commencent à se faire sentir. Comme ce fut le cas pour la « Manif pour tous » en France – un « Mai 68 conservateur » –, les manifestations d’Ottawa et d’ailleurs au pays, la croissance des échanges en ligne et le regroupement au sein de partis politiques ou d’organisations ont agi comme vecteurs de socialisation pour les personnes adhérentes et sympathisantes du mouvement[6]. Après la pandémie, ces personnes qui se sont reconnues ne s’oublieront pas du jour au lendemain, et leurs idées poursuivront leur convergence. Elles vont continuer de croire que les gouvernements nous mentent et qu’ils veulent brimer notre liberté. Elles parleront d’immigration, de culture et d’identité, et mettront de l’avant un programme économique de droite, basé sur la « liberté de choix ». L’opposition aux mesures sanitaires pourrait bien constituer un cheval de Troie qui a contribué au processus de normalisation de l’extrémisme.

Sans avoir pris le pouvoir, même si ses éléments les plus radicaux et délirants l’avaient souhaité, le mouvement d’Ottawa aura marqué bien des esprits. Ses participantes et participants attendent l’émergence d’un Napoléon III ou l’apparition d’autres occasions de se faire entendre. Leur rassemblement lors de cet événement à haute visibilité leur a permis de se rendre compte qu’ils avaient une importance politique pour la droite canadienne tentée par le virage « trumpiste ».

Que faire ?

La question est de savoir comment agir face à ce phénomène pour pouvoir le combattre. La répression policière ou le recours à des instruments autoritaires ne sont pas des solutions à privilégier. En plus du fait qu’il est moralement condamnable d’y recourir, elles peuvent au contraire renforcer le sentiment d’opposition que le mouvement met de l’avant. Une condamnation purement morale pourrait aussi paraître du mépris de classe envers les participantes et participants du mouvement. L’adoption par les médias d’une perspective plus critique et plus informée serait souhaitable, mais elle est difficilement envisageable.

La mobilisation citoyenne et politique, sous différentes formes, semble être la voie la plus efficace. Sans condamner ni soutenir l’idée d’organiser une confrontation directe à la manière des manifestations antifascistes, affronter la peur par le nombre constitue une option sur laquelle il faudrait se pencher et à laquelle il faudrait réfléchir davantage[7].

Sur le plan des organisations politiques, nous assistons à une lutte hégémonique pour la signification de l’impact de la pandémie. Le pouvoir semble préférer, comme repoussoir et garantie du statu quo, une opposition comme celle du convoi. Il s’agit d’un jeu dangereux. Les forces progressistes doivent pouvoir incarner le changement et barrer la route à ces élans réactionnaires.

Pendant ce temps, le parfum continue de se répandre avec ses effluves de violence, d’intolérance, d’appétit de domination et de désinformation. Avec le convoi de la liberté, l’extrême droite a fait son entrée dans la politique canadienne et pousse encore davantage vers la droite radicale les organisations politiques conservatrices traditionnelles.

En somme, cet événement est le symptôme canadien d’un virage mondial vers l’extrême droite, symptôme que l’on dénonce trop peu, sinon à demi-mot, sans jamais lui apposer l’étiquette qui lui convient le mieux : le néofascisme.

Par Milan Bernard, doctorant en science politique à l’Université de Montréal et membre du Collectif d’analyse politique.


NOTES

  1. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Les Éditions sociales, 1969.
  2. Pour une analyse qui aborde davantage la réponse du gouvernement fédéral au mouvement comme tel, voir l’un des derniers textes du regretté Pierre Beaudet, notre ami cofondateur des Nouveaux Cahiers du socialisme : <www.monde-diplomatique.fr/mav/182/BEAUDET/64517>.
  3. Pour un bref portrait des donateurs du convoi, voir Luke Ottenhof, « Meet some of the wealthy Canadians who donated to the trucker convoy », The National Observer, 16 février 2022, <www.nationalobserver.com/2022/02/16/news/meet-some-wealthy-canadians-who-donated-trucker-convoy>.
  4. Les manifestantes et les manifestants s’identifient entre eux comme des « patriotes ». En plus de la référence à Marx pour qui le sous-prolétariat parisien fut gâté par Louis-Napoléon Bonaparte au point d’en devenir son avant-garde, l’utilisation du terme « héros » renvoie également à l’étude de Franco « Bifo » Berardi sur le phénomène des « tireurs solitaires », une des manifestations des tendances de notre temps. Ceux-ci seraient plutôt les « héros d’une époque de nihilisme et de stupidité spectaculaire : l’ère du capitalisme financier ». L’héroïsme auquel fait référence Berardi est celui qui a émergé avec le néolibéralisme : l’individualisme exacerbé qui impose une lecture compétitive à l’ensemble de la société, sous tous ses aspects, pour faire émerger les « gagnants ». Franco Berardi, Tueries : forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016, p. 27.
  5. La condamnation venant de l’élite progressiste ne porte que sur le plan moral. Plutôt que d’offrir une réponse politique, on a plutôt opté pour l’affichage sur les réseaux sociaux d’une vertu ostentatoire.
  6. Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur, Paris, Les Éditions du Cerf, 2014. L’appellation « Manif pour tous », du nom de la principale organisation du mouvement, réfère aux manifestations de 2012 et de 2013 contre le mariage homosexuel et l’homoparentalité en France.
  7. À Vancouver, les manifestants sympathisants du « Convoi » ont été tenus en échec par des contre-manifestants à bicyclette qui se déplaçaient rapidement en groupe pour bloquer la voie aux camions. Ian Holliday, « Counter-protesters say ‘Go Home’ as Vancouver convoy disrupted », CTV News Vancouver, 5 février 2022, <https://bc.ctvnews.ca/counter-protesters-say-go-home-as-vancouver-convoy-disrupted-1.5769541>.

Pierre Beaudet : la passion de l’internationalisme

27 octobre 2023, par Rédaction

Quelques mois après son départ, nous mesurons la place qu’a occupée Pierre Beaudet, et nous ressentons à quel point il nous manque. En pensant à Pierre, je me rappelle la proposition de Gramsci qui citait Romain Rolland : « Il faut savoir allier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ». J’ai connu peu de personnes qui, autant que Pierre, illustraient cette proposition. L’intelligence de Pierre lui faisait voir les difficultés, les impossibilités de certaines situations. Ce qui ne l’empêchait jamais de s’y engager pleinement, avec sa fougueuse volonté, son humour et son grand sourire. Pierre ne se mettait pas en avant, mais quand il était passé quelque part, il y avait toujours quelque chose qui avait changé, des lignes qui avaient bougé. La fraternité se traduisait toujours en actes.

Je voudrais dans cette contribution rappeler l’attachement de Pierre Beaudet à l’internationalisme, sa passion de l’internationalisme. Il le traduisait dans la solidarité internationale, cette fraternité élargie qui constitue un internationalisme concret ; dans sa pratique critique du développement pour contribuer à la transformation des sociétés et du monde ; dans son engagement politique pour l’altermondialisme qui représente la forme actuelle de l’internationalisme ; dans l’engagement politique constant et dans les projets pour construire l’espace international.

La solidarité internationale et l’internationalisme concret

Pierre alliait naturellement, dans la solidarité, le local et le global. Les deux pôles de son engagement associaient, d’un côté, la transformation radicale de la société québécoise et, de l’autre, les mouvements révolutionnaires dans le monde. Il naviguait entre ce qu’il appelait, avec humour, son village d’Astérix et le monde. Il combinait parfaitement l’internationalisme et l’enracinement. Il voyageait entre le local dans ses différentes acceptations, le national, les grandes régions géoculturelles et le mondial.

Il rappellera son parcours dans On a raison de se révolter. Chronique des années 70[1]. L’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires. Il y apportait son écoute fraternelle et son engagement. Il apportait aussi l’appui d’un réseau international auquel il a toujours contribué à partir de la création d’Alternatives, en 1994.

Cette solidarité internationale se concrétisait dans des découvertes, des échanges et des amitiés. C’était des rencontres extraordinaires ; j’en citerai une parmi beaucoup d’autres pour montrer ce que peut apporter et ce que signifie un internationalisme concret. C’est Pierre qui m’a fait connaître Mohammad Ali Shah, le fondateur du Pakistan Fisherfolk Forum (PFF), qui nous a quittés, probablement d’une complication du COVID-19, il y a un an, à l’âge de 66 ans. Le PFF est un syndicat de pêcheurs et de leur famille. Mohammad Ali Shah était un leader reconnu par plus de cinq millions de personnes de la communauté des pêcheurs du Sindh et du Baloutchistan. Fondé officiellement en 1998, le PFF compte 100 000 membres, dont plus de 35 % sont des femmes. Pendant plusieurs années, Alternatives Montréal, avec la participation d’autres associations, dont le Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)[2], a accompagné le PFF et a énormément appris de ce partenariat fraternel.

Avec Mohammad Ali Shah, le PFF menait les batailles sur plusieurs fronts. Lorsque, sous la dictature de Pervez Musharraf, l’armée s’est emparée par la force, au Pakistan, du commerce de la pêche dans les lacs intérieurs du district de Badin, dans la province de Sindh, Shah a mené une série de manifestations et mobilisé l’opinion publique, obligeant ainsi l’armée à se retirer de l’industrie de la pêche. Lorsque les politiques néolibérales des gouvernements, national et provincial, n’ont pas tenu compte des licences des pêcheurs autochtones et ont plutôt vendu aux enchères les lacs sous contrat à de grands propriétaires et à des sociétés commerciales, la communauté de pêcheurs déjà appauvrie a été durement touchée. Elle a mené d’énormes mobilisations et protestations dans tout le Sindh, sous la houlette du PFF.

Le PFF, qui a pu mesurer la dégradation terrible de la baie de l’Indus, est devenu l’une des plus actives associations de défense de l’écologie. Au moment des grandes inondations, le PFF a lutté contre la politique de réaménagement capitaliste qui cherchait à éliminer les villages de pêcheurs pour les remplacer par de grands hôtels, des zones touristiques et de l’agro-industrie. Sous la direction de Shah, le PFF a participé activement à des initiatives régionales et internationales progressistes telles que le Forum des peuples Pakistan-Inde pour la paix et la démocratie (PIPFPD), le Forum mondial des pêcheurs (WFFP) et le Forum social mondial (FSM). Il a joué un rôle clé dans l’organisation du FSM qui s’est tenu à Karachi au Pakistan en 2006 ; il a reçu les délégations du FSM sous une grande tente de 10 000 personnes, essentiellement des pêcheurs.

Pierre adorait les rencontres improbables. Il était à l’écoute des luttes et des mobilisations dans toutes les parties du monde. Il se passionnait pour l’histoire des mouvements sociaux et citoyens et pour les militantes et les militants qui y étaient engagés. Il les recevait au Québec ; il envoyait de jeunes volontaires s’y former. Il était aussi attentif à l’histoire longue dans ses différentes déclinaisons, à commencer par l’histoire des civilisations. Je me souviens du jour où un ami irakien nous avait beaucoup fait rire en nous déclarant : « Ce qui nous énerve chez les Américains, c’est qu’ils nous prennent pour des sauvages ; alors qu’ils ont à peine deux cents ans et que leur histoire a moins de cinq siècles, tandis que notre histoire, avec la Mésopotamie, a commencé il y a cinq millénaires !

Pierre avait compris très tôt, bien avant beaucoup d’autres, l’importance des peuples premiers, des peuples autochtones ou des peuples indigènes sous leurs différentes dénominations. Comment comprendre le Québec et le Canada si on ne prend pas en compte cette inscription dans le temps long. Pour lui, c’est dans le temps long, celui de la continuité et des ruptures ente les civilisations, que commence la solidarité internationale. Il a d’ailleurs rédigé plusieurs publications sur l’indianisme et la paysannerie en Amérique latine[3] et sur les peuples premiers et les peuples autochtones.

La pratique critique du développement

Pierre était complètement engagé dans la nécessaire compréhension des sociétés et du monde. Dans l’esprit que Marx avait défini dans les thèses sur Feuerbach, nous voulons comprendre le monde pour le transformer. Pierre était investi dans la volonté de transformation des sociétés et du monde ; c’était le sens de son engagement théorique, pratique, professionnel et pédagogique sur le développement. La notion de développement s’était imposée, et avait été imposée, comme la manière de prendre en compte le débat stratégique et technique sur la transformation des sociétés.

Pierre participait donc aux débats sur le développement à partir d’une démarche critique. Il combinait les approches de l’engagement politique radical avec la pratique dans la conduite de programmes d’action, de la recherche théorique, de l’enseignement. Il inscrivait cet engagement dans la discussion critique sur le développement en mettant en avant les grands enjeux de la solidarité et de la coopération internationale. Il analysait les effets négatifs de la mondialisation et soutenait les pratiques d’autonomie en Afrique, en Amérique latine et centrale, en Asie et en Europe. Il appuyait directement les actions de mouvements dans de nombreux pays, en Angola, au Brésil, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, en Palestine, au Niger, au Maghreb… Chaque fois qu’un mouvement défendait son autonomie et s’inscrivait dans la défense des droits fondamentaux, il cherchait, à partir de la camaraderie avec les animateurs et animatrices de ces mouvements, à réunir les moyens pour les renforcer et les faire reconnaître.

Pierre s’était inscrit dans les différentes écoles de critique du développement, celles de renouvellement du marxisme, amorcées par Henri Lefebvre ou par Althusser, Etienne Balibar et Emmanuel Terray. Il était attentif aux propositions qui avaient accompagné la remise en cause du développement à partir des travaux de François Partant sur la fin du développement et de Serge Latouche. Il était surtout partie prenante des démarches engagées par Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi et André Gunder Frank explicitées dans les livres La crise, quelle crise ? et Le grand tumulte[4]. Il avait perçu très vite que l’écologie remettait en cause inexorablement la doxa du développement fondée sur la croissance économique qui subordonnait le développement à la pensée capitaliste.

À l’initiative de Pierre, Alternatives et le CEDETIM se sont engagés dans une longue histoire commune. D’abord dans le soutien aux mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste par les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, puis l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Nous, du CEDETIM, avons appris beaucoup de choses d’Alternatives : de la longue lutte contre la Zone de libre- échange des Amériques (ZLEA) qui commencera dès 1994 jusqu’aux grandes mobilisations de 2001 ; et de manière plus directe avec l’expérience internationaliste d’Alternatives, notamment son programme de volontaires qui nous servira à définir le lancement de l’association Échanges et Partenariats.

En 1998, avec Pierre, nous avions participé, à Bruxelles, avec Samir Amin et François Houtard, au lancement du Forum mondial des alternatives (FMA). Le FMA prendra part, en janvier 1999, à Davos, aux premières manifestations contre le Forum économique mondial, avec quelques organisations, notamment ATTAC[5], la KTCU[6] de Corée du Sud, le Mouvement des sans-terre (MST) brésilien, des paysans burkinabés, des femmes québécoises. Ce contre-sommet précédera les manifestations contre l’OMC à Seattle à la fin de novembre 1999.

À partir de 2001, l’altermondialisme ouvre une nouvelle période de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des forums sociaux mondiaux à Porto Alegre. Dans le même temps, le mouvement québécois constitue un élément majeur dans les mobilisations qui auront raison de la ZLEA. Pierre et Alternatives Montréal jouent un rôle de premier plan dans la succession des forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbai (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belém (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018). Pierre inscrivait le débat critique sur le développement dans la solidarité internationale. L’internationalisme interpelle la notion dominante du développement et en renouvelle la conception.

L’altermondialisme inscrit dans l’histoire de l’internationalisme

L’histoire des internationales, et particulièrement la Première Internationale, nous servait de référence. Pierre a édité, avec Thierry Drapeau, un très beau livre, L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui[7]. Nous inscrivions l’altermondialisme et les forums sociaux mondiaux dans cette histoire.

L’altermondialisme est la forme que prend l’internationalisme à partir des années 1980, avec l’imposition du néolibéralisme, et il se concrétise dans les forums sociaux mondiaux, à partir de l’an 2001. Pierre va s’y engager à fond. L’altermondialisme, c’est l’émergence des mouvements sociaux et politiques qui, sans être des partis politiques, renouvellent l’engagement politique à partir des luttes sociales, politiques et idéologiques. C’est aussi l’ouverture vers les mouvements syndicaux, ouvriers, salariés et paysans, les peuples autochtones, les mouvements des pays du Sud. L’altermondialisme s’élargira aux nouvelles radicalités, au féminisme et aux mouvements de genre, à l’écologie et au climat, à la lutte antiraciste et contre les discriminations, aux peuples autochtones, aux migrants et migrantes. C’est l’invention d’une nouvelle culture de l’émancipation.

L’altermondialisme se construit dans la convergence des mouvements, autour de quelques principes : celui de la diversité et de la légitimité de toutes les luttes contre l’oppression, celui de l’orientation stratégique pour l’égalité des droits et un accès universel, celui d’une nouvelle culture politique qui lie engagement individuel et collectif. À plusieurs reprises, la notion de mouvement se précise par rapport à celle de parti, de société civile et de peuple. En 1984, à Hiroshima, à l’invitation du mouvement social japonais, des mouvements asiatiques et des intellectuels proposent de lancer une alliance mondiale des peuples (Global alliance of people), mais ils se demandent qui va construire cette alliance. Vinod Raina[8] nous avait rapporté la réponse qui s’était précisée dans ces débats : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens ». Cette proposition, confirmée par les zapatistes dans le Chiapas mexicain, caractérisera les futurs forums sociaux mondiaux.

Le Forum social de 2009 à Belém au Brésil constitue le moment de plus marquant des FSM. Les mouvements sociaux présents à Belém ont mis l’accent sur une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre le capital et le travail, celle entre les modes de la production et les modes de la consommation et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation, renforcée par la question des rapports entre l’espèce humaine et la nature, qui interpelle la modernité occidentale et qui interroge certains des fondements de la science contemporaine.

Le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle plusieurs mouvements qui ont marqué les luttes sociales depuis cent ans : le mouvement des libertés démocratiques, le mouvement ouvrier, le mouvement pour les droits économiques, sociaux et culturels, le mouvement des droits des femmes, le mouvement paysan, le mouvement de la décolonisation et des droits des peuples, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples autochtones, le mouvement des migrants et migrantes. Chacun de ces mouvements définit ses objectifs et les approfondit. À partir de 2010, une nouvelle période de crise s’intensifie. Chaque mouvement y répond de son côté en creusant son sillon ; nous pouvons ensuite mesurer ce qui manque, un projet d’ensemble qui donnerait une perspective commune.

L’altermondialisme s’appuie sur le rôle des mouvements sociaux et citoyens par rapport au rôle des partis. Il ne remet pas en cause l’importance du politique, mais il conteste le monopole de l’action politique et de la direction du politique, qui est attribué aux partis politiques. D’ailleurs, les différents partis progressistes sont très présents dans les forums sociaux mondiaux à travers des syndicats, des associations et les différents mouvements qui leur sont liés. Comme l’avait souligné Immanuel Wallerstein, cette interrogation sur les partis accompagne celle sur l’équation stratégique : créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société. Il faut cependant admettre que le parti créé pour conquérir l’État devient un parti-État avant même d’avoir conquis l’État et que l’État induit fortement les changements possibles des sociétés. Cette interrogation amène à reconsidérer la définition même de la démocratie.

La passion des mouvements devient une nouvelle forme de la passion du politique. Elle pose alors une nouvelle question, celle des nouvelles formes du réformisme et des récupérations à travers l’« ONGéisme ». Il faut évidemment distinguer les mouvements sociaux et citoyens des ONG. Cette distinction n’est pas toujours facile sur le plan des orientations, car il y a des ONG réformistes et des ONG radicales, et il y a aussi, dans les mouvements sociaux, des radicaux et des réformistes. Mais surtout, les tentatives de récupération idéologique et financière brouillent les frontières. Le capitalisme tente d’intégrer les associations, les mutuelles, les coopératives… Il tente aussi de brouiller les frontières de l’économie sociale et solidaire, associative, locale en prétendant que leur évolution vers le capitalisme est inéluctable, et en leur imposant, comme seule norme de l’efficacité, celle des entreprises capitalistes et de la financiarisation. C’est l’un des fronts de la bataille pour la construction d’alternatives émancipatrices.

La nouvelle situation internationale

Nous pouvons définir la gauche à partir de l’émergence des valeurs de l’égalité et des droits. Au-delà des révolutions bourgeoises, anglaise, américaine et française (1789), Pierre insistait sur l’accélération de l’histoire avec la Première Internationale (1864), la Commune de Paris (1871), les révolutions soviétiques, chinoises, vietnamienne, la décolonisation à partir de 1920. On peut resituer l’altermondialisme dans la période du dernier siècle. Depuis le milieu des années 1970, l’altermondialisme constitue une réponse à la période de 40 ans d’offensive contre la décolonisation et les mouvements sociaux dans les pays décolonisés. Cette offensive a été étendue aux pays qui avaient connu des révolutions et dans les pays industrialisés. Nous insistions sur la nécessité d’une orientation alternative à la mondialisation capitaliste.

Cette orientation comporte plusieurs enjeux : l’enjeu d’une nécessaire démocratisation et l’enjeu majeur d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des États, à l’autodétermination des peuples. Elle met aussi sur le devant de la scène la question de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement celui de l’eau, et les questions du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres. Elle nécessite un renouvellement culturel et civilisationnel.

La référence à la Première Internationale, l’Associations internationale des travailleurs (AIT) de son nom officiel, a marqué l’émergence et l’organisation politique de la classe ouvrière dans l’histoire. L’AIT a été capable de se dépasser et de s’élever à l’échelle d’une histoire en train de se faire. Elle a permis à la classe ouvrière de se définir comme un acteur de cette histoire et de contribuer à la modifier. Le monde a changé et continue de changer ; et les fondements que l’AIT avait dégagés restent essentiels. La décolonisation, les droits des femmes, l’écologie, l’impératif démocratique introduisent de nouvelles nécessités. Il faut aussi tenir compte des échecs sur la route de l’émancipation : le deuil des régimes issus de la décolonisation ; le deuil du soviétisme ; le deuil de la social-démocratie fondue dans le néolibéralisme.

L’histoire se renouvelle ; de nouvelles révoltes éclatent et de nouvelles propositions émergent. Pierre Beaudet était à l’écoute, à partir de 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, qui témoignaient, dans plus de quarante pays, de l’exaspération des peuples. Ce qui a émergé à partir des places[9], c’était une nouvelle génération qui s’imposait dans l’espace public. Cette nouvelle génération a tenté de construire, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle a expérimenté de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Ce n’est pas un changement du rapport au politique, c’est un processus de redéfinition du politique. Les nouveaux mouvements marquent la transition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. On retrouve dans les mouvements récents une nouvelle génération culturelle, celle qui, comme les Iraniennes, se désigne comme la troisième génération.

Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’organisation émergent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle d’une génération et n’est visible qu’à l’échelle des grandes régions et du monde. C’est à cette échelle que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modifient les situations et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions. Les enjeux de la nouvelle période, d’une nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports sociaux et culturels ; de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la nature ; la nouvelle phase de la décolonisation ; la réinvention de la démocratie. Ce sont les défis du mouvement altermondialiste.

Ces interrogations sur la démocratie s’inscrivent dans la bataille pour l’hégémonie culturelle qu’analysait Gramsci. Cette bataille oppose, aujourd’hui, une conception sécuritaire, identitaire et nationaliste mise en avant par les extrêmes droites à une conception fondée sur l’égalité et la solidarité portée par une gauche à reconstruire. Cette bataille partage les conceptions de la liberté, une conception libertarienne pour la droite, des conceptions individuelles et collectives pour la gauche.

Les dangers de la nouvelle situation sont de plus en plus visibles, et Pierre y était très sensible ; son pessimisme de la raison lui montrait les dangers. La montée des idées d’extrême droite, la victoire des Dutertre, Modi, Orban, Trump, Bolsonaro, Melone, avait de quoi inquiéter. D’autant qu’elle polarisait les droites traditionnelles et que la gauche n’avait toujours pas défini de projet mobilisateur à la suite de l’échec du soviétisme qui s’était présenté comme l’héritier du socialisme des révolutions de 1917 et de la décolonisation. Nous avions une analyse, qui se voulait optimiste, de cette montée des extrêmes droites et de leur capacité à polariser les couches moyennes et une partie des couches populaires. Nous analysions cette progression de l’extrême droite comme une résistance aux nouvelles radicalités, comme une panique par rapport à un nouveau monde caractérisé par la montée du féminisme, de l’antiracisme, des peuples premiers, de la décolonialité ; la panique de voir le monde ancien s’écrouler et les jeunesses s’engager dans de nouvelles voies. Tout en admettant, comme l’enseigne le pessimisme de la raison, que l’exigence de ce nouveau monde n’était pas sûre de l’emporter, que le néolibéralisme avait déjà défini son évolution austéritaire, identitaire et sécuritaire, répressive et liberticide ; que les guerres et les répressions violentes pouvaient prolonger les offensives idéologiques et médiatiques et ouvrir à tous les dangers. La période à venir sera contradictoire, menaçante et violente.

Le présent s’analyse par rapport à l’avenir

Pierre Beaudet avait toujours plusieurs projets d’avenir en cours et en préparation. Pour lui, le présent se vivait toujours par rapport à des projets d’avenir. Pour conclure provisoirement ce rappel, je voudrais citer deux projets que Pierre avait partagés et qu’il avait participé à mettre en œuvre ; il s’agit d’Alterinter et d’Intercoll.

Pierre pensait qu’il fallait mettre de l’avant, parallèlement au forum social mondial, une initiative qui s’inscrive plus clairement dans la construction de l’internationalisme. Alternatives Montréal avait proposé, avec le CEDETIM-IPAM[10], de construire Alternatives International, Alterinter, avec des mouvements luttant contre les injustices sociales, le néolibéralisme, l’impérialisme et la guerre. On y retrouvait Alternative Espaces citoyens Niger à Niamey, Alternatives Asie à New Delhi, Alternative Information Center à Jérusalem, Alternatives Terrazul à Fortaleza, le Forum des Alternatives Maroc à Rabat, Teacher Creativity Center à Ramallah, Un Ponte Per à Rome. C’était l’amorce du noyau d’une internationale.

La deuxième initiative a été la création d’Intercoll. En 2010, nous étions à Ramallah au Forum social mondial sur l’éducation. Alterinter accompagne Refaat Sabbah qui, avec le Teacher Creativity Center, est l’un des principaux animateurs du forum de Ramallah. Nous discutons, Pierre, Vinod Raina, Hamouda Soubhi[11] et moi de la situation. Nous savons qu’il faut renouveler fondamentalement le processus des forums et qu’en attendant de dégager une nouvelle voie, il faut continuer à les assumer. Que faire alors ? Dans la discussion animée qui s’engage, nous en arrivons, à partir d’une phrase de Gramsci, à la nécessité d’un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Nous venons de lancer Intercoll. Ce nouveau projet va bien nous occuper. C’est avec une grande tristesse que nous assistons, avant le décès de Pierre, à celui de Vinod qui nous a tant apporté.

C’est au cours du séminaire d’Intercoll à Taiwan, organisé par Pierre et les militants Shenjing et Mei, avec des participantes et participants de différentes régions de la Chine continentale que nous avons avancé sur la définition d’Intercoll. Pierre a démontré une fois de plus ses capacités d’initiatives politiques et pédagogiques. Par un exposé brillant, il expliqua que le défi est d’être capable de traduire les concepts dans les différentes cultures afin de construire une culture d’engagement international. Selon lui, Intercoll devait partir des différentes régions géoculturelles du monde pour construire un nouvel internationalisme. La traduction entre les langues sera au centre de cette initiative, mais il ne s’agit pas d’une traduction simple, il s’agit de traduire des concepts qui sont nés dans des cultures différentes. Ainsi, avait-il expliqué, traduire par exemple, « buen vivir » dans une autre langue, ce n’est pas simplement « bien-vivre ». Pour comprendre ce concept, il faut être capable d’intégrer ce qu’apporte de novateur la culture des peuples premiers d’Amérique. C’est l’amorce de l’invention d’un nouvel internationalisme, un internationalisme riche des cultures des peuples.

Chaque fois que je retourne dans mes souvenirs, je retrouve des échanges avec Pierre, des interrogations et des réflexions. Et, à chaque fois, les discussions s’orientent vers des interrogations fondamentales, un retour sur nos sources de référence autour du marxisme et de l’internationalisme. Et à chaque fois, la discussion apporte des propositions d’initiatives innovantes, de nouveaux chemins à explorer, de nouveaux engagements, vers l’optimisme de la volonté.

Par Gustave Massiah, économiste, écrivain et militant altermondialiste.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008.
  2. NDLR. Le CEDETIM est une organisation française de solidarité internationale. Gustave Massiah a contribué à sa création en 1967. Depuis 2003, le CEDETIM fait partie du réseau Initiatives pour un autre monde (IPAM) avec d’autres organisations.
  3. José Carlos Mariátegui et Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine, textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012.
  4. Samir Amin, Giovanni Arrighi, André Gunder Frank, Immanuel Wallerstein, La crise, quelle crise ? Paris, Maspéro, 1982 ; Le grand tumulte ?, Paris, La Découverte, 1991.
  5. ATTAC : Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.
  6. KCTU : Confédération coréenne des syndicats.
  7. Pierre Beaudet et Thierry Drapeau (dir.), L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2015.
  8. Vinod Raina est un militant indien qui a démissionné de son poste à l’Université de Delhi pour travailler sur les réformes de l’éducation en Inde. Co-auteur du livre The Dispossessed (1999), membre du Conseil international du Forum social mondial, il a œuvré avec divers groupes populaires et politiques.
  9. Depuis 2011, on assiste à des mobilisations citoyennes massives, par exemple, le mouvement de la place Tahrir au Caire (Égypte) ou de Maïdan à Kiev (Ukraine).
  10. IPAM : Initiatives pour un autre monde.
  11. Hamouda Soubhi a travaillé à titre d’agent de développement à Alternatives et a contribué à la mise sur pied du Forum des alternatives Maroc. Il est actuellement membre observateur du conseil d’administration d’Alternatives. Il œuvre également avec le Conseil marocain des droits de l’Homme. Il est l’actuel secrétaire général du Conseil international du Forum social mondial.

Après la pandémie : l’urgence de repenser et de transformer la responsabilité sociale des entreprises

27 octobre 2023, par Rédaction

APRÈS LA PANDÉMIE[1] – Qu’elle soit appréhendée à l’échelle mondiale ou locale, l’économie contemporaine est organisée autour de la grande entreprise capitaliste[2] dont la logique est celle de la maximisation des profits. La crise générale qui se dessine avec ses versants économique, écologique, politique et de la reproduction sociale[3] induit une urgence, celle de rappeler les entreprises à leurs responsabilités. Cela ne saurait se faire sans l’établissement de nouveaux rapports de force qui créent les conditions pour que ces responsabilités puissent être repensées, négociées et contestées.

Investir le champ de la responsabilité sociale des entreprises

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est un champ de recherche et de pratique qui s’est développé dès le milieu du XXe siècle avec pour contexte privilégié d’application la grande entreprise. La question fondamentale que pose la RSE est celle des contours légitimes d’intervention de l’entreprise en dehors de ses activités orientées vers la maximisation de ses profits. Or la réponse à cette question renvoie nécessairement à des conceptions divergentes, voire antagoniques, du rôle de l’entreprise dans la société et plus largement des rapports entre entreprise, État et société civile.

La RSE demeure encore trop peu investie par les milieux progressistes. Du point de vue de la recherche et donc de la production de connaissances, très peu de travaux portés par des perspectives progressistes échappent à une critique absolue de la RSE dont la conséquence est une invalidation tout aussi absolue des possibilités de transformation des pratiques de l’entreprise privée. Il en ressort que les chercheuses et chercheurs critiques ont tendance à renoncer à toute forme d’engagement pratique avec les entreprises, laissant le champ libre à celles et ceux dont la vision est parfaitement conciliable avec le fonctionnement actuel de l’économie capitaliste. La posture assumée dans ce texte est celle d’une performativité critique[4], à savoir d’un engagement dans une démarche à la fois de critique des rapports de pouvoir et d’une tentative de transformation de ces rapports au profit des groupes de la société les plus affectés par les activités des entreprises.

Critique de la responsabilité sociale des entreprises en contexte de récession démocratique

À l’échelle mondiale, les signes de récession démocratique sont persistants depuis une quinzaine d’années[5]. Outre quelques rares soubresauts favorables à des figures de gauche − l’élection historique de Gustavo Petro à la présidence de la Colombie en juin 2022 en étant certainement l’exemple le plus intéressant − cette récession démocratique se fait globalement au profit de discours et de programmes de droite et d’extrême droite qui confortent le laisser-faire endossé par les États en matière économique depuis près de cinquante ans. Il en ressort que les entreprises continuent à gagner en puissance et en capacité d’influence sur nos choix de société. Dans ce contexte, la RSE se limite au rôle que les entreprises veulent bien se donner, en toute liberté, au lieu d’être le résultat de négociations avec les groupes de la société civile, notamment les plus marginalisés, sous l’arbitrage de l’État. C’est ainsi que des sujets tels que la crise climatique, la justice sociale, ou encore le racisme se retrouvent à être traités par les entreprises sous des formes qui s’assurent que toute action reste compatible avec la logique de maximisation des profits[6].

Bien que la récession démocratique constitue un problème grave, notamment parce qu’elle s’accompagne d’un renforcement du pouvoir des entreprises, elle ne doit cependant pas occulter la persistance de modes d’organisation et de résistance à l’échelle locale et translocale qui reposent souvent sur des pratiques démocratiques. Ce sont précisément ces modes d’organisation et de résistance qui mériteraient d’être soutenus, parce qu’ils portent en eux un potentiel de contestation radicale. Le rôle des entreprises vis-à-vis de ces initiatives consisterait à leur apporter un soutien financier et matériel sans aucun droit de regard. Il s’agirait d’une responsabilité sociale imposée, à laquelle les entreprises seraient tenues de se conformer sous l’autorité de l’État également chargé de permettre un accès le plus large possible à l’information pour la société civile. Il s’agirait ainsi de faire de la RSE une source de revitalisation de la démocratie en permettant à des initiatives radicalement contestatrices de bénéficier de financement provenant d’entreprises dont on a permis l’enrichissement par des décennies de politiques publiques de laisser-faire. Ces mesures devraient néanmoins être conçues comme transitoires, le véritable horizon à se donner étant celui d’une démocratisation interne des entreprises pour assurer une redistribution et un partage du pouvoir en leur sein.

Transformer la responsabilité sociale des entreprises par la démocratisation, une nécessité impérieuse

En dehors de l’économie sociale et solidaire qui demeure marginale, la démocratisation des entreprises, à savoir l’application de règles démocratiques au fonctionnement interne des entreprises, est un sujet peu débattu. Considérée comme étant absolument impraticable dans les milieux progressistes et comme étant absolument non souhaitable dans les milieux conservateurs, la démocratisation de l’entreprise capitaliste demeure un impensé. C’est pourtant une piste indispensable à creuser si l’on veut ouvrir les possibilités de déconcentration du pouvoir[7].

Heureusement, à défaut d’être suffisamment réfléchie, la démocratisation de la grande entreprise est expérimentée. L’exemple d’Amazon Labor Union (ALU), premier syndicat de l’histoire de la puissante multinationale Amazon aux États-Unis, est particulièrement instructif sur le désir et le potentiel de démocratisation portés par la société civile. La création d’ALU en avril 2022 est le fruit d’une mobilisation de longue haleine de milliers de travailleuses et travailleurs d’Amazon de l’entrepôt phare de Staten Island, dans l’État de New York. Le visage le plus médiatisé de cette mobilisation est l’Africain-Américain Christian Smalls, président fondateur d’ALU, dont le sénateur Bernie Sanders a signé un portrait élogieux dans le magazine Time. C’est en pleine pandémie de COVID-19 et alors qu’il s’insurgeait contre l’absence de mesures de protection pour ses collègues que Chris Smalls a été licencié par Amazon sous des prétextes ayant des relents de racisme et de classisme[8]. ALU est un cas de mobilisation d’inspiration populaire visant à changer les rapports de force au sein d’une puissante multinationale perçue comme indomptable. La bataille se poursuit[9], mais le processus de politisation des travailleuses et travailleurs d’Amazon et sa résonance inédite est déjà une démonstration du potentiel de responsabilisation des entreprises par la démocratisation imposée. C’est dans ce type d’expérimentations que peuvent se dessiner de nouvelles perspectives de transformation de la responsabilité sociale des entreprises orientée vers la justice sociale. Pour les milieux progressistes, il s’agit à la fois de soutenir et de documenter ces expérimentations pour contribuer à les faire essaimer et transformer le réel.

Nolywé Delannon, professeure agrégée au département de Management de l’Université Laval et directrice adjointe du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul, les 16 et 17 février 2022.
  2. La réflexion proposée dans ce texte porte sur la grande entreprise capitaliste, aussi à chaque fois que le terme entreprise est évoqué, c’est en faisant référence à ce type d’organisation.
  3. Nancy Fraser, « Contradictions of capital and care », New Left Review, n° 100, juillet-août 2016, p. 99-117.
  4. André Spicer, Mats Alvesson et Dan Kärreman, « Critical performativity : the unfinished business of critical management studies », Human Relations, vol. 62, n° 4, 2009, p. 537-560.
  5. Larry Diamond, « Facing up to the democratic recession », Journal of Democracy, vol. 26, n° 1, 2015, p. 141-155.
  6. Subhabrata Bobby Banerjee, « Who sustains whose development ? Sustainable development and the reinvention of nature », Organization Studies, vol. 24, n° 1, 2003, p. 143-180 ; Subhabrata Bobby Banerjee et Diane Laure Arjaliès, « Celebrating the end of enlightenment : organization theory in the age of the Anthropocene and Gaia (and why neither is the solution to our ecological crisis) », Organization Theory, vol. 2, 2021, p. 1-24 ; Luzilda Carrillo Arciniega, « Selling diversity to white men : how disentangling economics from morality is a racial and gendered performance », Organization, vol. 28, n° 2, 2021, p. 228-246 ; Helena Liu, Redeeming Leadership. An Anti-Racist Feminist Intervention, Bristol (RU), Bristol University Press, 2020 ; Christopher Wright et Daniel Nyberg, « An inconvenient truth : how organizations translate climate change into business as usual », Academy of Management Journal, vol. 60, n° 5, 2017, p. 1633-1661.
  7. Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.
  8. Julia Carrie Wong, « Amazon execs labeled fired worker ‘not smart or articulate’ in leaked PR notes », The Guardian, 3 avril 2020.
  9. Ariane Gaffuri, « Christian Smalls, le leader syndical qui bouscule Amazon », Radio France Internationale, 27 mai 2022.

Après la pandémie : peut-on penser une transition par les services publics ?

27 octobre 2023, par Rédaction

APRÈS LA PANDÉMIE[1] – C’est maintenant un euphémisme de le dire, nous sommes face à une crise inouïe et, pour l’instant, nous échouons à définir des lignes directrices pour saisir les occasions qui se présentent. Crise sanitaire, crise climatique, crise sociale, crise militaire… autant d’éléments qui rehaussent la pertinence des propositions de la gauche socialiste, mais qui, et c’est là un paradoxe cruel de la vie politique, donnent plutôt de l’élan aux mouvances les plus réactionnaires. Dans ce court texte, je n’ai pas la prétention de fournir ces lignes manquantes, mais plus modestement d’œuvrer à débroussailler certaines pistes de réflexion pour la suite.

La sortie de crise nous offre un contexte propice pour lancer des propositions audacieuses qui, au-delà de leur justesse analytique, peuvent avoir une importante portée politique pour l’avenir. Face à des gouvernements qui, à Québec comme ailleurs, dirigent leurs interventions vers l’impératif d’un retour à la normale, avons-nous de l’espace pour que ce « retour » comporte son lot d’inflexions, pour qu’il soit un peu ou minimalement synonyme de mise en place d’un cadre favorable au principe de transition écologique et de justice sociale ?

Épochè, guerre civile, culture

Pour avancer dans cette voie, nous nous devons de faire un petit effort de conceptualisation. Pas tant pour payer un tribut absurde aux normes du travail intellectuel que pour jeter les bases d’une compréhension commune du moment politique qui est le nôtre. Oui, il faut définir des lignes directrices, des lignes d’orientation programmatique, mais cela ne peut se faire sans inscrire notre propos dans une perspective conceptuelle élargie de la conjoncture : il ne suffit pas de décrire les événements pour en tirer une perspective stratégique, il faut les situer dans une trame apte à saisir les opportunités qu’offre le présent contexte. Pour cela, trois éléments me semblent particulièrement saillants à prendre en compte pour mieux saisir la nature des propositions que je vais avancer dans la deuxième partie du texte.

D’abord, le concept d’épochè provenant de la tradition de la phénoménologie peut nous être utile. Je le reprends des travaux de Miguel Abensour sur l’utopie et la démocratie. Pour le dire rapidement, Abensour comprend le principe d’épochè[2], soit de mise entre parenthèses de l’état normal des choses, comme un moment où les fondations de la société sont explicitement exposées au jugement critique. Il n’est pas question ici de simplement « penser à l’extérieur de la boîte » pour relativiser la prégnance des idées dominantes, mais de s’intéresser aux moments de bifurcation à portée instituante. La pandémie est, à bien des égards, l’un de ces moments. Un moment de suspension qui rend concrète l’idée d’un changement possible de trajectoire. En ce sens, l’épochè devient davantage synonyme d’occasions à saisir, d’une opportunité stratégique dont on peine à s’emparer pour l’instant et qui semble fuir devant nous. Les fondements irrationnels de l’économie de marché ont été exposés (par exemple, le fait que les travailleuses et travailleurs essentiels du début de la pandémie sont souvent les salarié·e·s les plus exploités) et c’est de cette mise à nu que nous devons extraire nos propositions.

Vient ensuite l’idée découlant des travaux récents de Pierre Dardot et de Christian Laval sur le néolibéralisme comme choix de la guerre civile[3], soit comme ensemble polymorphe de pratiques destinées à réaliser le projet d’une pure société de marché. Ce « choix » est assez simple à saisir en fait une fois que l’on met de côté les jérémiades intellectuelles et médiatiques du néolibéralisme pour nous concentrer sur la réalité des rapports de pouvoir mis en place par près d’un demi-siècle de politique néolibérale[4] : sous la façade du tout au marché se dessine davantage un rétablissement du pouvoir patronal en entreprise et sur la société. Pour Dardot et Laval, si les chemins tactiques mènent à cette restauration, la direction ne laisse pas place à interprétation et, pour y arriver, les politiques néolibérales n’hésitent pas à aller en conflit avec le corps social (pensons à notre printemps érable ou encore à l’imposition de l’objectif de déficit zéro par Lucien Bouchard il y a de cela un quart de siècle). Nous devons faire nôtre l’insistance de ces auteurs sur l’opportunisme tactique des principaux promoteurs du néolibéralisme. Nous le savons, mais parfois il est bon de dire des évidences, la sortie de crise ne sera pas neutre : soit elle renforcera le cadre néolibéral, soit elle l’affaiblira; mais elle ouvre à coup sûr un espace de combat. À voir le plan de rétablissement des services de santé du ministre Christian Dubé et l’insistance que nous y trouvons à élargir la place du privé, il est aisé de constater que la crise actuelle ne sera pas « perdue » par l’élite, mais bien utilisée pour avancer un pas de plus dans le merveilleux cauchemar néolibéral.

Finalement, la nature culturelle de ce combat ne doit pas être délaissée au profit d’une approche strictement matérielle. Si le néolibéralisme a réussi une chose, c’est bien d’associer l’idéal du libre marché avec la norme culturelle de consommation qui donne sa consistance au concept même de classe moyenne. C’est par la consommation, par la démonstration ostentatoire de notre capacité à consommer en vain, que l’on entre dans cette norme. La classe moyenne, vue ainsi, est une création purement culturelle au sens où son existence n’est pas liée à son positionnement dans la sphère de la production, mais dans celle de la consommation. Tout ceci devient important pour nous aujourd’hui afin de nous aider à saisir la révolte des banlieues blanches d’Amérique du Nord. Dans le moment néolibéral actuel, cette révolte s’est intensifiée sans grande surprise dans la foulée de la crise sanitaire et des restrictions qui en ont découlé. On l’a vu lors des événements de la capitale fédérale à la fin de janvier[5] : nous avons assisté à bien des égards à un mouvement coalisant le mécontentement de gens issus des banlieues du Canada. On le voit clairement lorsque l’on suit la trace des donateurs de ce mouvement; il s’agit là d’un indicateur que nous sommes en présence d’une révolte de classe moyenne, essentiellement blanche, ces mêmes gens qui ont été les moins atteints par la pandémie sur le plan de la santé, mais qui ont le plus vécu la privation de leurs activités de consommateurs; et qui, à Ottawa, manifestaient au nom d’une liberté qui se confond avec l’agir consumériste qui sert de socle identitaire à notre chère classe moyenne.

La réponse gouvernementale

À l’aide de ces trois éléments (épochè, guerre civile, culture), la sortie de crise prend évidemment des allures réactionnaires. Et cela pas seulement en raison des actions délirantes des groupes d’extrême droite qui ont occupé Ottawa, mais aussi en raison de l’action gouvernementale elle-même. À Québec, la sortie de crise prendra la forme d’une tentative de réponse politique au mécontentement consumériste qui sert de toile de fond au rejet grandissant des mesures sanitaires. Sans prétendre épuiser la question, il me semble que cette réponse se structure autour des points suivants :

  • L’absolue nécessité de laisser intact notre régime fiscal, de ne pas utiliser la crise pour instaurer des réformes majeures destinées à donner à l’État les moyens d’un réel changement de cap. Là-dessus, le ministre des Finances est limpide. Non seulement la pandémie n’a pas fait reculer le gouvernement sur le dossier des taxes scolaires (dont la diminution ne sert qu’à avantager la même population blanche de classe moyenne qui aujourd’hui désire reprendre ses habitudes de consommation), mais, en plus, il a clairement indiqué qu’une hausse de la contribution des plus riches ou des entreprises ne se trouve absolument pas sur son écran radar. Bref, la sortie de crise doit être ici un retour à la norme d’avant la pandémie : la fiscalité est peut-être un mal nécessaire, mais assurément pas un outil dont on doit revoir à la hausse l’utilisation.
  • Les réinvestissements ne peuvent qu’être adossés qu’à des impératifs déconnectés des réels besoins de la population. Le plan budgétaire du gouvernement Legault prévoit des sommes importantes en santé et en services sociaux, mais il s’inscrit dans une approche par projet qui bloque toute portée structurante : 1) les projets sont temporaires; 2) ils sont déconnectés d’une visée globale de satisfaction des besoins de la population; et 3) ils sont surtout orientés vers la réponse à une demande de marché. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) réagit ici aux attentes de son propre électorat plutôt que d’agir en fonction d’une vision à long terme.
  • Cette vision se manifeste dans le projet de refonte du réseau de la santé et des services sociaux avancé par le ministre Dubé comme mentionné plus haut : décentralisation, fluidité de l’information, optimisation comptable des ressources de la première ligne. Il s’agit d’une posture qui vise à satisfaire les consommatrices et les consommateurs de soins de santé en avançant des réformes basées sur leur insatisfaction; il prend appui pour son action sur le sentiment « je suis tanné de ne pas en avoir pour mon argent ».

Chacun de ces éléments s’emboîte l’un l’autre bien entendu. Nous sommes dans une sortie de crise néolibérale, et cette sortie trouve sa structure dans l’approfondissement de notre rapport consumériste aux institutions publiques.

Notre réponse

A contrario, pourtant, d’autres lignes de faille pourraient être exploitées pour suivre au plus près les enjeux qu’ouvre la question de l’après-pandémie. Dans l’après-pandémie, quelle place peut incomber aux services publics pour penser et se projeter au-delà de la forclusion néolibérale ? Dans les derniers mois, j’ai eu la chance de mener différentes enquêtes d’opinion publique afin de tester certaines lignes programmatiques allant en ce sens. En voici une brève synthèse.

L’accès aux services

Débutons par l’enjeu de l’accès aux services. Lorsqu’on interroge les gens sur le genre de services qu’ils souhaitent, un fait saute aux yeux : il n’existe pas de préjugé favorable au caractère public ou privé des services offerts. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir obtenir au moment opportun le service requis. Sur cette base, le recours au privé se voit grandement facilité et pose le défi de la construction d’une l’adhésion politique au principe de services publics gratuits et universellement accessibles. Sur cet aspect, il semble qu’une manière de procéder serait d’insister davantage sur :

  • Le privé, c’est qui ? Dans nos dénonciations, tenter autant que possible d’incarner notre propos sur le privé : nommer les entreprises impliquées, identifier les personnes qui tirent profit de la maladie et celles laissées de côté par l’approche marchande. Il faut être concret et clair et ne pas penser que la seule mention de l’épouvantail de la privatisation suffit pour convaincre.
  • Les gens veulent avoir accès aux services dont ils ont besoin. Toujours insister sur cela et non sur une défense désincarnée de la structure publique. Il ne faut pas oublier une vérité essentielle : dans la tête des gens, le réseau public n’est pas une fin, mais un instrument.
  • Considérant l’état actuel des services publics et leurs ratés, rompre avec la posture conservatrice de défense du statu quo et reprendre l’initiative avec des propositions de réformes.

La démocratie dans les services

Ensuite vient la démocratie comme seconde ligne programmatique. Il y a, sur le plan du positionnement tactique, des points à marquer en opposant des propositions d’élargissement du pouvoir citoyen et ouvrier aux normes bureaucratiques qui président actuellement aux destinées des différents réseaux qui ont la charge des services à la population. Ici, il y a certainement un peu de judo à faire avec l’esprit du temps : nos adversaires néolibéraux ont construit la crédibilité de leur programme sur la notion d’efficience et d’efficacité. Pourtant, les réformes réelles apportées (en santé, pensons à la loi 10[6] et à la loi 30[7]) ont toutes diminué et l’efficience et l’efficacité des services sur lesquels elles se sont appliquées. Sur ce point, la table est mise pour adopter un ton résolument offensif : la participation démocratique est assurément le meilleur rempart contre l’improductivité des structures déshumanisantes que nous avons devant nous.

L’entraide et la sobriété carbone

Justement, comme dernière ligne programmatique, l’humanisation des services publics, l’affirmation décomplexée de la primauté normative des rapports sociaux non marchands qu’ils établissent devrait être davantage mise de l’avant dans le contexte de notre lutte aux changements climatiques. Pour le dire sommairement, s’il y existe un lien de causalité entre le développement sans frein du capitalisme et la crise environnementale, nous gagnerions collectivement à situer les services publics démocratisés comme des espaces institutionnels aptes à incarner l’idée de transition. Au cœur des services publics se trouve une idée toute simple d’entraide mutuelle que la domination capitaliste, qui a en son centre l’accumulation comme unique visée sociale valide, n’arrive pas à évacuer. Cette entraide ne se construit pas autour ou au service de la croissance économique; elle est même ontologiquement étrangère à cette idée. Le défi, il me semble, est d’être en mesure de présenter et de construire des rapports institutionnels basés sur ce principe comme la fondation d’un monde sobre en carbone. En quelque sorte, nous avons avec les services publics un embryon du monde que nous devons construire.

Tout ceci n’est qu’un rapide tour d’horizon. Il y aurait bien entendu beaucoup plus à dire. L’important est de se rappeler du caractère dynamique de l’espace politique et d’œuvrer, avec toute la force et la détermination qui nous caractérisent, à devenir un pôle actif et non seulement réactif.

Par Philippe Hurteau, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022.
  2. Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », dans Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et Tonka, 2009, p. 349-362.
  3. Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021.
  4. Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.
  5. Référence au « convoi de la liberté » qui a occupé pendant trois semaines le centre-ville d’Ottawa à la fin de janvier 2022.
  6. La loi 10 a modifié l’organisation de la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales et la création de centres intégrés de santé et de services sociaux.
  7. La loi 30 a ordonné la fusion des unités d’accréditation dans tous les établissements de santé tout en limitant à quatre le nombre d’accréditations dans chaque établissement. Elle a imposé également la négociation locale obligatoire sur 26 matières sans droit de grève.

Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance

24 octobre 2023, par Rédaction

Les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation sont regroupés pour fins d’études et d’intervention dans la catégorie NEEF[1]. Au Québec, 200 800 jeunes de 17 à 34 ans étaient en situation NEEF en 2019, soit 10,9 % des jeunes de cette tranche d’âge[2]. Ces derniers sont la cible d’actions publiques spécifiques de la part du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), en particulier depuis 2016. Quant à lui, le Secrétariat à la Jeunesse du Québec a inscrit cette catégorie comme un axe d’intervention prioritaire et vise leur « réinsertion » au sein du système éducatif et du marché de l’emploi. Ces jeunes présentent des profils très hétérogènes, mais les facteurs qui augmentent la probabilité de vivre une situation NEEF de longue durée sont semblables à ceux retrouvés dans l’analyse des inégalités intragénérationnelles dont rendent compte les travaux sociologiques : le niveau de diplôme, la situation socio-économique des parents, le lieu de vie – le taux de NEEF est plus marqué en milieu dit « rural » – et la variable migratoire.

Si le déploiement de politiques publiques destinées à une frange de la jeunesse en difficulté sociale semble a priori aller dans le bon sens, le contexte québécois, où la focale institutionnelle est centrée sur la « pénurie de main-d’œuvre », réfère en même temps à un ensemble d’arguments symboliques qui entretient une lecture de la situation NEEF à partir de la « passivité » et la responsabilité individuelle. À rebours d’une lecture individualisante et pathologisante de cette situation, ce texte, s’appuyant sur quelques éléments d’une enquête portant sur les jeunes NEEF québécois[3] propose de comprendre en quoi les représentations sociales et institutionnelles à l’égard de ces jeunes et l’organisation des politiques publiques alimentent leur sentiment de mal-être et de « non-conformité ». Finalement, l’article fait place à des formes de résistance de la part de jeunes en situation NEEF qui mettent à distance les injonctions sociales à « se changer » et à se « réintégrer » à n’importe quel prix.

La construction sociale d’une non-conformité

Les jeunes en situation NEEF rencontrés lors de notre enquête se trouvent pour la plupart au carrefour d’une multitude de problématiques : conditions de vie précaires, problématique de santé mentale, instabilité familiale, difficultés d’accessibilité à des logements décents. Des liens complexes prennent ainsi forme entre problématique de santé mentale, insécurité financière et pression sociale, chacun des facteurs pouvant alimenter l’un ou l’autre à un moment donné. Pour certains, une problématique de santé mentale peut constituer un des facteurs les ayant amenés à quitter le système éducatif et le marché de l’emploi. D’autres estiment plutôt que c’est en se retrouvant en dehors de l’emploi et de l’éducation que leur santé mentale s’est dégradée; les deux cas de figure ne s’excluent pas. En 2020, l’INRS a publié un portrait statistique[4] sur les jeunes en situation NEEF au Québec qui montre que ces jeunes sont deux fois plus susceptibles de considérer leur santé mentale comme mauvaise ou passable. Ils sont également plus nombreux à déclarer souffrir d’anxiété et à avoir consulté une ou un professionnel l’année précédant l’enquête.

Les difficultés vécues par ces jeunes ne s’inscrivent cependant pas uniquement sur le plan des conditions « objectives » de vie, mais s’incarnent également dans une épreuve sociale d’étiquetage et d’injonction permanente à la « réintégration », sans égard aux conditions dans lesquelles celle-ci devrait se réaliser. Dans un article intitulé « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », le vice-président du Congrès du travail du Canada déclarait en 2019 à propos de ces jeunes :

Est-ce qu’ils sont dans le sous-sol chez leurs parents ? Le gouvernement fédéral doit absolument s’occuper des jeunes qui sont là à ne rien faire, parce que c’est une bombe à retardement qui va nous exploser en plein visage. À 40 ans, ils vont être des dropouts de la société[5].

Se trouver en-dehors des espaces consacrés de l’école et du travail, ces repères qui structurent le quotidien de la « vie active » des jeunes, alimente ainsi parfois une certaine curiosité, le plus souvent une suspicion et un mépris social, à l’image de l’extrait ci-dessus. Comme l’affirme la sociologue Yolande Benarrosh, « cette place du travail et cette fonction apparaissent d’autant plus centrales […] qu’aucun autre mode de reconnaissance sociale ne semble pouvoir remplacer valablement le fait d’occuper un emploi. C’est donc d’abord une norme qui est pointée à travers la question du travail aujourd’hui[6] ». Les enjeux sociaux et politiques de la question des NEEF et les impacts sur la santé mentale ne peuvent en effet être étudiés de manière détachée des orientations institutionnelles qui jugent ces jeunes comme non conformes à cette norme sociale.

Si ces représentations peuvent s’inscrire dans le cadre plus large de sociétés qui font du travail un ethos de vie, les jeunes Québécois et Québécoises en situation NEEF évoluent dans un contexte où la « pénurie de main-d’œuvre » constitue un sujet récurrent. Être ni aux études, ni en emploi, ni en formation dans une province au sein de laquelle l’accent est mis sur les nombreuses opportunités d’emploi à pourvoir accentue le caractère inhabituel de ce statut et le côté responsabilisant de se « prendre en main » : puisqu’une pléthore d’emplois serait disponible, comment justifier le maintien hors de l’emploi ? Un ensemble d’injonctions peuvent ainsi être déployées en direction de ces jeunes afin de les presser à réintégrer l’ordre productif.

Une pression permanente à la « réintégration »

Les jeunes rencontrés confient ressentir une pression multisituée (famille, organismes de réinsertion, cercle social, « gouvernement ») à se réintégrer au marché de l’emploi – bien plus qu’au système éducatif par ailleurs – qui s’agence avec une forte injonction à « faire quelque chose ». Beaucoup de participantes et participants à l’enquête dénoncent dans ce cadre l’abstraction faite des conditions dans lesquelles ce retour devrait se réaliser; ils se sentent incités à tout accepter, peu importe le niveau de rémunération, le type d’emploi ou de programme de formation, leurs propres aspirations ou l’état de leur santé mentale. Du fait des logiques de conditionnalité des mesures d’aide sociale et l’attachement collectif à la contrepartie, donner des signes « d’activité » afin de se conformer à ce qui est construit comme le bon pauvre « méritant » ou « vertueux » que la littérature sociologique a bien documenté[7] prend ainsi le pas sur toute autre considération. Or, pour beaucoup de ces jeunes sortis précocement du système scolaire, le champ des possibles est réduit à des emplois « atypiques[8] », qui, par ailleurs, peuvent être considérés pour eux davantage comme la norme. Cela entretient le sentiment qu’il est inéluctable de retrouver des conditions d’emploi traumatisantes comme lors des expériences de travail précédentes, et qui participent au sentiment de mal-être. Or, alors que la pénurie de main-d’œuvre est un sujet récurrent au Québec, en particulier depuis la pandémie de COVID-19, nous assistons pourtant moins à un manque de travailleurs et travailleuses disponibles qu’à un manque d’emplois comportant des conditions décentes. Un récent rapport de Statistique Canada[9] a par ailleurs démontré que ce sont les emplois les plus faiblement rémunérés et ne nécessitant généralement pas de diplôme universitaire qui sont le plus touchés, ce qui rappelle l’importance de prendre en compte la qualité des conditions d’emploi disponibles quand on parle de pénuries : « La question de savoir dans quelle mesure ces emplois vacants peuvent être attribués à des pénuries de main-d’œuvre dans des professions spécifiques peu qualifiées, plutôt qu’à des offres de salaire et d’avantages sociaux relativement bas, ou à d’autres facteurs reste ouverte[10] ».

De plus, comme la société québécoise valorise particulièrement l’entrée précoce sur le marché du travail et l’autofinancement des études[11], ces jeunes se sentent sans cesse comparés à d’autres individus de leur âge qui travaillent ou qui ont travaillé en même temps que leurs études. Un participant à notre enquête évoque par exemple une « bataille contre soi-même et les autres ». Devant cette pression sociale et le manque de solidarité, on assiste à un repli sur soi chez certains jeunes. Des intervenantes et intervenants interrogés dans le cadre de l’enquête affirment ainsi avoir observé au fil de leur carrière une évolution des profils des jeunes qu’ils accompagnent :

J’ai vraiment vu un changement de profil des jeunes au fur à mesure des années. Au départ c’était plutôt les intimidateurs, avec des casiers judiciaires, etc. Maintenant, ce sont beaucoup les intimidés, avec une faible estime d’eux-mêmes, de l’anxiété, de dire Rosalie, intervenante sociale.

L’anxiété, c’est ce qui revient le plus souvent. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de place pour eux, relate Vincent, intervenant social.

Dans ce cadre, certains jeunes ont tendance à se juger responsables de leur condition et de leurs difficultés, tandis que d’autres se sentent mis à l’écart de la société et intériorisent les représentations sociales à leur encontre :

À un moment donné, tu te demandes si tu es normal, ça te vient en tête, même si tu en connais d’autres. C’est sûr que je me suis senti différent une couple de fois, il y a aussi du monde qui me le fait sentir, témoigne Nick, 22 ans.

Partagé par une majorité des jeunes rencontrés, ce sentiment d’anormalité, qu’on « leur fait sentir » pour reprendre les propos de Nick, s’inscrit dans ce lien entre choix politiques, représentations sociales et impact sur l’estime de soi. Les impératifs de productivité et de contrepartie au cœur d’un système de valeurs collectivement partagées rendent tout l’environnement social de ces jeunes légitimé à presser ceux-ci à se réintégrer, tout en disqualifiant toute contestation de leur part.

Lorsque ces jeunes souhaitent aller chercher de l’aide, il n’est pas toujours évident de justifier et de faire reconnaitre les problématiques de santé mentale, et la plupart ne dispose pas d’un médecin de famille. Comme les délais pour pouvoir consulter une ou un professionnel dans le secteur public peuvent atteindre plus d’une année et que le secteur privé leur est financièrement inaccessible, ces jeunes vivent un manque des ressources objectives et subjectives. De plus, ils critiquent souvent les services de prise en charge en raison de la dimension « pathologisante » du traitement proposé : prise de médicaments, se changer soi, ses représentations ou son mode de vie. Le témoignage de Daniel, 27 ans, est révélateur : « Tsé mon psychiatre, c’est pas compliqué, ce qu’il fait, c’est qu’il me donne des médicaments et si je vais mieux, son but c’est de me réinsérer dans des groupes sociaux et de me relancer sur le marché du travail ». On peut établir un parallèle entre la manière de concevoir la situation des NEEF et les problématiques de santé mentale : en effet, dans une large mesure, ces enjeux sont appréhendés selon une perspective individualisante. Il faudrait que l’individu trouve les ressources pour s’extraire de cette situation et cibler un « problème », sans une prise en compte critique des racines politiques et sociales des difficultés et du mal-être.

Être en situation NEEF et bénéficiaire de l’aide sociale : une double sanction

Nombre de jeunes NEEF sont bénéficiaires de programmes d’aide sociale. Or, la condition sociale est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination au Québec[12] » : près de 50 % des Québécois interrogés expriment des perceptions négatives vis-à-vis des personnes percevant de l’aide sociale[13]. Les jeunes étant à la fois en situation NEEF et bénéficiaires de l’aide sociale font ainsi l’objet d’une double peine. À la précarité financière et aux injonctions sociales et institutionnelles à la réinsertion s’ajoute le processus d’étiquetage de « l’assisté » et du « BS[14] ». Ces derniers confient se sentir stigmatisés, méprisés et perçus comme une charge pour la société. « Bon à rien », « sous-humain », les termes employés par les jeunes rencontrés pour décrire la manière dont ils estiment être perçus montrent tout le poids de la violence sociale à leur égard. En plus de l’accusation d’« assisté » et de l’étiquette de « profiteur », ces jeunes ont le sentiment d’être la cible de nombreux clichés dont il est difficile de se défaire, des stéréotypes que certains considèrent être relayés par les médias ainsi que par une frange de la société qui n’a jamais connu ces problématiques et qui ignore leurs conditions d’existence.

Ce phénomène ne peut être analysé sans prendre en compte la focale institutionnelle, et parfois médiatique, qui insiste sur le poids de la dépense publique et sur la fraude à l’aide sociale, ce qui attise une méfiance vis-à-vis des bénéficiaires. Mettre de l’avant la fraude à l’aide sociale qui, rappelons-le, reste extrêmement marginale,[15] ravive en effet la dénonciation de comportements « d’assistés », en particulier dans ce qui est présenté comme un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Dans ce climat social de suspicion et de prégnance des préjugés à leur encontre, beaucoup de participantes et participants cachent le fait qu’ils perçoivent de l’aide sociale : « N’importe qui va être jugé parce qu’il est sur l’aide sociale : oh ! t’es pas capable de faire quoi que ce soit dans la vie, etc. C’est vraiment pas un sujet à apporter disons ». Cédric, 28 ans.

Le malaise qu’entretiennent certains de ces jeunes vis-à-vis de leur situation, et in fine vis-à-vis d’eux-mêmes, n’est donc pas sans danger et ne peut se réduire à la dimension individuelle. Cela doit être au contraire analysé à travers le prisme des configurations et orientations politiques sous peine de ne retenir qu’une perspective pathologisante du mal-être. Ne pas se percevoir comme socialement intégré peut amener à ressentir une « illégitimité citoyenne[16] » : le sentiment que la société ne leur accorde aucune place et peu de reconnaissance, ajouté à la précarité de leurs conditions de vie, alimente la frustration et le repli sur soi pour les jeunes les plus vulnérables.

Faire face aux injonctions sociales

La recherche a cependant montré que des jeunes en situation NEEF s’inscrivent dans des formes de résistance. Même si cette posture peut dépendre de ressources objectives et subjectives inégalement réparties, certains de ces jeunes n’intériorisent pas les représentations sociales stigmatisantes à leur égard et présentent leur situation NEEF comme une forme de politisation.

Certains jeunes maintiennent en effet « volontairement » leur situation NEEF. Une partie d’entre eux n’envisage à moyen terme aucun retour dans le système éducatif ou le marché de l’emploi, tandis qu’une autre partie s’inscrit volontairement dans des trajectoires discontinues de périodes d’emploi et de chômage. Si les pratiques de ces jeunes ne sont pas uniformes, leur point commun est de s’inscrire dans une résistance aux injonctions de retour au travail quoi qu’il en coûte et malgré le lien socialement construit entre utilité sociale et participation à l’ordre productif, ainsi qu’entre emploi et identité. Adopter une perspective critique et mettre à distance ces injonctions sociales représente une posture délicate, en particulier lorsque l’on est jeune et que l’on dispose de peu de ressources. S’extraire de manière volontaire du marché du travail revient en effet à renoncer à certains avantages, droits et protections sociales. Loin de toute « romantisation », le « choix » de se maintenir en-dehors du marché de l’emploi doit être analysé comme une conséquence des conditions de travail perçues comme indignes et une réappropriation du temps pour soi :

Je vois qu’il y a beaucoup d’inégalités et d’injustices dans le marché du travail et c’est plate à dire, mais c’est peut-être une façon de faire contrepoids et de s’opposer, maintenir une forme d’opposition. Je ne travaille pas mais en même temps les gens se font tellement maltraiter, fait qu’aller sur le marché de l’emploi pour avoir une job de 3 semaines, ben fuck it. C’est triste mais c’est un peu ça. Je vois des gens comme ça, je me sens mal pour eux, mais en même temps ce que j’ai en ce moment me va très bien, et je n’ai pas envie de renoncer à ça pour avoir une vie encore plus pénible. Je trouve que les gens travaillent trop pour ce qu’ils ont ». Daniel, 27 ans

Au début ce n’était pas facile, pis quand j’ai commencé à accepter que oui j’ai pas d’emploi, mais ça ne définit pas ce que je suis, ben là ça a été plus facile de me réintégrer, voir mes amis, juste être sociable là. Je fais des choses pas chères mais je les fais pareil ». Kim, 24 ans.

Tout en insistant sur le caractère précaire et instable de leur situation, ces jeunes ne considèrent pas celle-ci comme un « problème », et jugent que renouer avec des emplois précaires ne ferait qu’aggraver leur problématique de santé mentale. Beaucoup de ces jeunes ont bien tenté de s’accrocher et de se conformer aux attentes sociales et institutionnelles en expérimentant différents emplois. Cependant, entre des conditions de travail jugées « absurdes », un « dégoût » du marché du travail et de réguliers témoignages « d’humiliations au travail » – et pour beaucoup à l’école – pour citer trois des participantes et participants à la recherche, le lien traditionnellement construit entre emploi, dignité et intégration sociale est remis en cause.

Indignés des conditions qui leur sont offertes, soutenus par des actions publiques minimales qui ne permettent même pas d’atteindre le seuil de pauvreté et, dans une large mesure, présentés comme désengagés ou paresseux, leur choix contraint d’une précarité assumée témoigne d’une forme de politisation, silencieuse et individuelle. De la même manière, leur vision critique vis-à-vis des conditions dans lesquelles on les presse de se réintégrer est à analyser au regard du décalage entre leurs besoins et les (non-)réponses apportées par les institutions. Les participantes et participants jugent dans une large mesure les pouvoirs incapables non seulement d’apporter des solutions adéquates pour les aider, mais en outre coupables de légitimer les représentations négatives dont ils font l’objet, l’un des jeunes rencontrés parlant d’un « fossé entretenu entre les travailleurs et ceux qui ne le sont pas ».

En conclusion

Lorsqu’on ne mesure l’utilité sociale qu’à travers une vision productiviste de l’existence, on n’envisage la situation des NEEF que dans la perspective de la responsabilité individuelle. Il en résulte pour une partie non négligeable de ces jeunes une intériorisation des représentations sociales stigmatisantes à leur endroit. Le mépris et le mal-être que peuvent ressentir ces derniers illustrent la part de responsabilité collective et politique dans le maintien de cette violence sociale et dans la délégitimation de tout mode de vie qui ne correspond pas au programme capitaliste et à l’adhésion collective au modèle de la « contrepartie », qui peut être résumé par le slogan « rien sans rien ». Ces orientations créent les conditions sociales et économiques qui engendrent la pauvreté et sanctionnent dans le même temps les individus qui ne parviennent pas à les surmonter et à se conformer à ce qui serait la bonne manière de vivre sa vie, occuper un emploi, être « productif ». On presse particulièrement ces jeunes de « se mettre en mouvement » alors qu’ils sont dans une certaine mesure les moins à même de se conformer compte tenu de l’instabilité de leurs conditions de vie.

L’enjeu principal n’est pas de se concentrer sur ce que l’on présente comme leurs « manques », mais plutôt de remettre en question la manière dont est reléguée une frange de la population privée de reconnaissance et dont le mal-être et les difficultés sont appréhendés à travers la responsabilité individuelle de s’en sortir. Ce sont donc nos propres normes sociales qu’il va falloir interroger avant de presser ces jeunes à « se changer ». Ces derniers, y compris celles et ceux assumant leur situation NEEF, sont demandeurs de politiques publiques davantage adaptées à leurs besoins, moins stigmatisantes, et dont les modalités d’accès sont moins complexes.

Par Quentin Guatieri, docteur en sociologie à l’Université de Montréal.


NOTES

  1. NEET : Not in Education, Employment or Training en anglais.
  2. Maria-Eugenia Longo, Nicole Gallant, Aline Lechaume, Charles Fleury, Nathalie Vachon, Achille Kwamegni Kepnou et Marjolaine Noël, Portrait statistique des jeunes de 17 à 34 ans ni en emploi, ni aux études, ni en formation (NEEF) au Québec. Dix stéréotypes à déconstruire, Québec, Institut national de la recherche scientifique (INRS), 2020.
  3. Quentin Guatieri, Inverser le regard sur la catégorie NEET : rapport à la normativité du travail, à la méritocratie, et à la réussite des jeunes ni aux études ni en emploi au Québec, thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2023, <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/27853>.
  4. Maria-Eugenia Longo et al., op.cit.
  5. Isabelle Dubé, « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », La Presse, 22 juillet 2019.
  6. Yolande Benarrosh, « Le travail : norme et signification », Revue du MAUSS, vol. 18, n° 2, 2011, p. 126-144.
  7. Axelle Brodiez-Dolino, « La pauvreté comme stigmate social. Constructions et déconstructions », Métropolitiques, 7 janvier 2019.
  8. C’est-à-dire des emplois aux horaires irréguliers, fragmentés, rémunérés le plus souvent au salaire minimum et dont les tâches sont particulièrement répétitives. Voir par exemple Yannick Noiseux, « Le travail atypique au Québec. Les jeunes au cœur de la dynamique de précarisation par la centrifugation de l’emploi », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 7, n° 1, 2012, p. 28–54.
  9. La Presse canadienne, « Un rapport de Statistique Canada nuance l’ampleur de la pénurie de main-d’œuvre », Radio-Canada, 27 mai 2023.
  10. Ibid.
  11. Stéphane Moulin, « L’émergence de l’âge adulte : de l’impact des référentiels institutionnels en France et au Québec », SociologieS, 2012, <http://journals.openedition.org/sociologies/3841>.
  12. Pierre Noreau, Emmanuelle Bernheim, Pierre-Alain Cotnoir, Pascale Dufour, Jean-Herman Guay, Shauna Van Praagh, Droits de la personne et diversité. Rapport de recherche remis à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, décembre 2015.
  13. Ibid., p. 70.
  14. NDLR. « Assisté » réfère à « assisté social » et « BS  à « être sur le bien-être social », deux anciennes formules pour désigner les personnes bénéficiant de programmes d’aide sociale.
  15. Isabelle Porter, « À peine 3 % de “fraudes à” l’aide sociale », Le Devoir, 8 septembre 2014.
  16. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.

La nouvelle planification nationale, une analyse beaudetienne

24 octobre 2023, par Rédaction

Introduction

On vit au moment du « grand retour de la planification » nationale[2]. Dans les années 1980, 1990 et 2000, la pratique de la planification du développement national avait presque disparu et les intellectuel·le·s avaient abandonné l’étude empirique et conceptuelle de ce phénomène qui avait occupé tant d’espace dans les études du développement économique entre les années 1920 et 1970. Mais depuis une décennie à peu près, les gouvernements du Nord comme ceux du Sud, de l’Est et l’Ouest ont recommencé à planifier leur développement[3]. Plus de 150 pays où habitent les trois quarts de l’humanité ont publié un plan de développement national entre 2012 et 2021.

Qu’aurait pensé Pierre Beaudet de tout ce « grand retour de la planification » et comment aurait-il analysé ce retour à la planification nationale ? Voilà les questions auxquelles je tenterai de répondre. L’apport de cet article est une esquisse d’une analyse « beaudetienne » de la planification nationale – c’est-à-dire inspirée par les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet, dans la mesure où une telle chose est possible en son absence. Pierre et moi en avions échangé à quelques occasions, mais une collaboration formelle est restée inachevée au moment de son décès.

La pertinence de la pensée de Pierre Beaudet

Pierre était un fervent opposant de ce qu’il appelait le « néolibéralisme », cette nouvelle forme de capitalisme mondialisé qui a vu le jour dans les années 1980 et dont la préférence idéologique était la transformation d’à peu près tout en marchandises par le biais du mécanisme du « marché libre ». L’analyse qu’a faite Pierre de cet enjeu était ancrée dans la tradition marxienne, la mienne plutôt dans la tradition de Karl Polanyi[4], mais nous croyions tous les deux au dialogue entre diverses traditions intellectuelles.

Comme l’ont signalé plusieurs personnes qui ont pris la parole lors de la cérémonie d’hommages en avril 2022, Pierre était marxiste, mais il a toujours renoncé aux deux péchés mortels du marxisme : le sectarisme et le dogmatisme. Pour Pierre, Marx – et bien sûr pas seulement Marx – était une source d’inspiration, pas la vérité absolue. La dialectique hégélienne était un point focal de la pensée de Pierre Beaudet, mais contrairement à certains de ses camarades, il savait que le processus dialectique se déroule rarement de façon simple et prévisible. Les facteurs contingents comptent pour beaucoup; le changement social à long terme dépend des facteurs locaux, nationaux et internationaux. La pensée de Pierre Beaudet a toujours été fondée sur une bonne compréhension des réalités sur le terrain, et notamment la nécessité de bien comprendre le contexte local dans toute sa spécificité.

De plus, Pierre reconnaissait les tensions importantes dans la tradition marxienne sur certaines questions clés, notamment sur la question nationale. Internationaliste de conviction, Pierre était également fier d’être québécois. Un de ses ouvrages importants porte sur le « détour irlandais » et le socialisme, c’est-à-dire la relation entre les luttes pour la libération nationale et la libération des classes ouvrières[5]. Et tandis que certains marxistes plus conventionnels adhéraient au déterminisme économique, Pierre avait bien lu Gramsci[6], le grand théoricien marxiste qui insistait sur l’importance des facteurs sociaux, politiques et idéologiques. Pierre passait ainsi son temps à étudier la société civile et les mouvements sociaux, et à militer dans ces milieux.

Pour toutes ces raisons, Pierre jetait un œil sceptique au modèle soviétique et à ses variantes. Militant infatigable dans la lutte contre les divers régimes minoritaires blancs en Afrique australe pendant les années 1970, 1980 et 1990, Pierre n’a tout de même pas caché son dégout vis-à-vis des abus commis par le régime « marxiste-léniniste » angolais contre la société civile dans ce pays[7], par exemple. Pour lui, le socialisme devait impérativement être démocratique, pluraliste, et participatif. Tout en s’opposant à la « logique du marché » néolibérale, Pierre critiquait la dérive bureaucratique qui avait accompagné la planification centrale d’inspiration soviétique, que cette planification se pratique en URSS ou ailleurs.

Alors, dénonçant la « logique du marché » tout comme de la dérive bureaucratique de la planification soviétique, qu’aurait pensé Pierre Beaudet du grand retour de la planification nationale ?

Le grand retour de la planification : trois thèmes beaudetiens

Trois aspects de la nouvelle planification nationale au XXIe siècle auraient intrigué Pierre. Le premier, c’est que ce retour à la planification nationale est un phénomène essentiellement subalterne et national, une mouvance venant d’en bas. Le deuxième est le fait que bon nombre de ces plans ont été élaborés non pas sur la base de la logique traditionnelle soviétique (étatiste, élitiste, bureaucratique, centralisée, rationnelle), mais sur la base d’une logique « communicationnelle » ou « collaboratrice », inspiré en partie par Habermas[8]. Troisièmement, le retour de la planification nationale est un phénomène dialectique, le fruit des défaillances créées par plus de trois décennies de « néolibéralisme ».

Le grand retour de la planification nationale : un phénomène subalterne et national

Premièrement, le « grand retour de la planification » nationale[9] ne trouve pas ses origines dans les grandes initiatives internationales promues par les bailleurs, les institutions financières internationales ou l’ONU. Les gouvernements du Sud, comme l’Égypte, le Mexique, la Mongolie, la Turquie, et certains du Nord, comme l’Allemagne, la Bulgarie, la Suède, ont tout simplement recommencé à planifier leur avenir, sans y avoir été poussés par les grandes puissances occidentales et internationales. Au moment où Chimhowu et ses collègues ont détecté une résurgence de la planification nationale[10], on n’en a guère trouvé de mention sur les sites Web de l’ONU, de la Banque mondiale, de l’OCDE[11], ni du Fonds monétaire international[12] !

Le fait que certains des grands « succès » du développement – notamment la Chine, sans oublier l’Inde, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam – n’ont jamais totalement abandonné la planification nationale a sans doute inspiré certains pays à reprendre cette pratique.

Récemment, dans nos travaux, nous avons mené une analyse de contenu de plus de 175 plans de tous les continents ; cette analyse[13] montre la dimension subalterne et nationale de la planification nationale actuelle dans les thèmes qu’ils évoquent. Ceux-ci ne reflètent pas forcément le consensus international des Objectifs de développement durable onusiens[14] ; bon nombre de ces plans promeuvent un programme ancré dans un nationalisme économique et financier. La construction d’une économie nationale axée sur les besoins citoyens, et non pas forcément sur ceux du marché international, est un thème important. Un autre est la construction d’une économie suffisamment résiliente pour résister aux aléas de l’économie mondialisée capitaliste. On détecte de tels thèmes non pas seulement dans les plans produits par les gouvernements « socialistes » comme Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, le Venezuela, le Vietnam, mais également dans les plans produits par bon nombre d’autres pays comme le Brésil, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, la Turquie[15].

Même les pays du Sud qui ont commencé leur retour à la planification nationale par un « document de stratégie pour la réduction de la pauvreté » (DSRP) – dispositif déployé par la Banque mondiale à l’intérieur de son Initiative d’allégement de la dette – ont continué leur planification nationale, habituellement présentée sous forme d’un plan de développement national multisectoriel de moyen terme, sans être contraints de le faire par la Banque mondiale[16]. Depuis 2016, seulement deux pays, le Soudan et le Zimbabwe, ont publié un DSRP.

Le courant communicationnel et la planification au XXIe siècle

Le deuxième aspect concerne le changement fondamental dans la logique même de la planification. Alors que la planification à l’échelle nationale était en train de disparaitre dans les années 1980 et 1990, la théorie de la planification était en mouvance, notamment dans les milieux féministes[17] et urbanistes[18]. Leur ennemi commun était le modèle de planification « rationnelle » et linéaire. Le Gosplan soviétique tout comme les urbanistes américains de l’époque planifiaient tous de la même façon : l’élite définissait ses axes prioritaires et les cibles à atteindre et on répartissait les ressources en fonction de ses priorités ; on gérait tout pour atteindre les cibles. Selon cette logique, les problèmes de tout genre – en économie, dans la société et l’aménagement du territoire – peuvent se résoudre si on déploie cette logique linéaire d’intrants et d’extrants.

Le courant postmoderniste critiquait férocement cette logique et ce modèle de société, mais il n’est pas arrivé à proposer de véritables solutions en dehors d’une anomie et d’un libertarisme individualiste quasi absolu[19]. Les féministes et les urbanistes y ont répondu avec ce que Hamel appelle « le courant communicationnel[20] ». Ces acteurs réflexifs (praticiens et praticiennes, intellectuel·le·s et universitaires militants) ont adopté « une perspective qui situait au premier plan la question de la relation entre » les décideurs politiques et les citoyens[21]. La participation populaire, le dialogue, le questionnement de l’autorité et la recherche de l’amélioration continue, plutôt qu’un objectif prédéfini, en sont les leitmotivs. La source d’inspiration intellectuelle la plus proche est bien sûr Habermas, mais Gramsci n’est pas loin. La révolution est un long voyage qui passe par la société civile, pas un moment temporel précis.

Parmi les 262 plans de développement national publiés entre 2012 et 2021, 41 n’ont pas explicité la manière dont le plan a été élaboré. Mais les autres l’ont fait, et les résultats – obtenus à la suite d’une analyse du contenu conventionnelle[22] – sont intéressants. Presque un quart des autres 221 plans (N=52) ont été élaborés selon un processus purement étatique « rationnel » ; selon les auteurs de ces plans, aucune participation citoyenne n’a été sollicitée. Dans 45 % des cas (N=99), le gouvernement a consulté le public ou d’autres « parties prenantes » pendant le processus de planification ; de telles consultations ont généralement eu lieu à la suite de l’élaboration d’une ébauche du plan par le gouvernement. Et dans plus de 30 % des cas (N=70), les citoyens et citoyennes et d’autres parties prenantes (par exemple, le monde d’affaires, les universitaires, les organisations de la société civile, parfois les groupes religieux) ont participé de façon significative au processus de planification. Cette participation implique une consultation avant que les axes prioritaires ne soient définis, c’est-à-dire un véritable dialogue entre leaders et citoyens concernant les objectifs à poursuivre ; on y trouve une série de consultations et de rétroactions – un processus dialogique – et des rencontres en présence et en ligne, souvent avec des milliers de participants et participantes.

Bien sûr, certains régimes exagèrent le niveau de participation citoyenne et la contribution que de telles rencontres ont sur le contenu final du plan : par exemple, Oman a-t-il vraiment consulté sa population de façon si transparente et démocratique ? Mais même si ces processus sont imparfaits à certains égards – et ils le sont – ces processus ne sont pas sans importance. Au minimum, ils fournissent une légitimité aux forces populaires en dehors des sphères sous contrôle strict de l’État. Et ils transforment la planification en exercice potentiellement démocratique.

La dialectique… et la fin de l’époque néolibérale ?

Pourquoi des gouvernements ont-ils recommencé la planification nationale ? La raison principale se situe dans les défaillances du fameux « consensus de Washington[23] ». Celui-ci propose trois facteurs clés pour un développement sain : la stabilité macroéconomique, l’efficience microéconomique et la « bonne gouvernance ». Exclues de ce consensus – même dans sa forme élargie – sont toutes les questions qui ont intrigué Pierre Beaudet : la question nationale, les classes sociales, la participation citoyenne, les questions d’égalité et d’équité, le rôle de la société civile, de même que les enjeux d’environnement et de genre, et de cohérence de l’action publique.

Dans un processus dialectique que Pierre a bien exploré, la thèse néolibérale a créé ses antithèses et celles-ci sont maintenant universellement reconnues : inégalités croissantes, crise environnementale, crises financières, remise en question de la légitimité de l’ordre international libéral. « Le triomphalisme occidental des années 1990 et des années 2000 sonne désormais creux[24].» Mais à quoi ressemble la synthèse que ce processus dialectique va inévitablement produire ?

Les grands pays à revenu intermédiaire ne se contentent plus de garder leur place dans un ordre international créé par l’Ouest : « Les pays émergents veulent avoir leur mot à dire dans l’ordre international[25] »; ils ont récemment créé ou revitalisé divers organismes internationaux : l’Organisation de coopération de Shanghai[26], la Nouvelle Banque de développement[27] et la Banque de développement d’Amérique latine[28]. Les pays émergents « passent à l’attaque » tandis que les pays occidentaux dominants jouent « défensivement »[29].

On voit également cette indépendance d’esprit et d’action chez les grands pays en voie de développement dans leur plan de développement national. Certains pays, comme la Bolivie, le Mexique, la Turquie, réclament dans leur plan de développement national la nécessité de transformer les normes, les institutions et les organisations internationales ; créer un cadre normatif et règlementaire mondial plus égalitaire fait maintenant partie de l’ordre du jour du développement national.

Et il n’est plus question d’intégrer l’économie nationale au marché international comme dans les années 1980 ; beaucoup de ces plans prônent l’intégration de l’économie nationale tout court ! Bon nombre de ces plans promeuvent un dirigisme économique qu’on n’a pas vu depuis longtemps : mise sur pied des industries nationales « stratégiques », promotion des entreprises privées et paraétatiques comme « champions nationaux » sur la scène internationale, banques de développement national…

Conclusion

Qu’aurait pensé Pierre de tout cela ? Il l’aurait certainement trouvé intéressant, mais les résultats obtenus jusqu’à maintenant seraient restés pour lui insuffisants, voire décevants. Pierre aurait souligné le fait que le capitalisme mondial est loin d’être vaincu, et peut-être que les nouvelles formes de capitalisme national dans les pays émergents ne seront pas forcément meilleures que les formes de capitalisme actuelles.

Pierre aurait pourtant trouvé certains aspects de la nouvelle planification nationale attrayants, notamment l’affirmation accrue de diverses formes de résistance par les États du Sud face aux diktats des pays dominants. L’implication de la société civile et l’arrivée sur scène du « courant communicationnel[30] » et participatif dans les processus de planification nationale auraient également obtenu son approbation, même s’il s’était méfié des aspects performatifs chez certains régimes. Pour lui, l’élaboration d’un plan de développement national offrirait un nouveau terrain de contestation dans la lutte pour la justice et l’égalité, un terrain qu’il faut exploiter. Mais, dans son esprit gramscien, Pierre aurait également compris que la victoire n’est jamais gagnée une fois pour toutes, que la lutte continuera sous nouvelles formes et sur de nouveaux terrains, et que le résultat ultime n’est jamais garanti.

Les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet restent pertinents pour la prochaine étape de recherche et d’action par rapport à la planification nationale : démocratie et société civile, processus dialectique, ancrage dans le contexte local, relation entre la question nationale et la lutte pour le socialisme. Pierre nous aurait poussés à approfondir nos études de ce phénomène émergent qui est la nouvelle planification nationale, en suivant ces axes, afin de construire un monde meilleur.

Même si on n’est pas arrivé à ce que Pierre aurait appelé le socialisme, on est très loin de l’apogée du néolibéralisme des années 1980 et 1990. Comme Gramsci le savait très bien, la transformation sociétale est une lutte de longue haleine. Merci, Pierre, pour la contribution intellectuelle et politique que tu as apportée à ces grandes batailles.

Par Lauchlan T. Munro,[1] professeur agrégé de l’École de développement international et mondialisation, Université d’Ottawa.


NOTES

  1. Je remercie sincèrement toutes mes assistantes et tous mes assistants à la recherche pour leur contribution : Ninette AbouJamra, Bhanu Acharya, Vanessa Bejar Gutierrez, Éric Dupuis, Laurence Granger, Fatima Ezzahra Halafi, Maryam Hosseini, Kablan P. Kacou, Leyan Malhis, Laura Martinez, Lilith Murie-Wilde, Endang Purwasari, Rithikesh Sumbhoolaul, Jiadi Wu.
  2. Jacques Sapir, Le grand retour de la planification ?, Paris, Éditions Godefroy, 2022.
  3. Chimhowu Admos, David Hulme et Lauchlan T. Munro, « The “new” national development planning and global development goals : processes and partnerships », World Development, vol. 120, 2019, p. 76-89.
  4. Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard. 2009 (1944). Économiste hétérodoxe et anthropologue hongrois, Polanyi mettait en question la « naturalité » des concepts clés de la science économique libérale, notamment le marché, la concurrence, les marchandises. Pour Polanyi tout comme pour Marx, le capitalisme a des tendances autodestructrices mais les mécanismes sont différents pour les deux auteurs.
  5. Pierre Beaudet (dir.), Les socialistes et la question nationale. Pourquoi le détour irlandais ?, Paris, L’Harmattan, 2015.
  6. Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, 2021.
  7. Pierre Beaudet, « La société civile et la lutte pour la paix en Angola », Review of African Political Economy, vol. 28, n° 90, 2001, p. 643-648.
  8. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1. Rationnalité de l’action et rationnalisation de la société, Paris, Fayard. 1987.
  9. Sapir, op. cit.
  10. Chimhowu et al., op. cit.
  11. OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques.
  12. Lauchlan T. Munro, « The resurgence of national development planning : how did we get back here ? », International Development Planning Review, vol. 42, n° 2, 2020.
  13. Hsiu-Fang Hsieh et Sarah E. Shannon, « Three approaches to qualitative content analysis », Qualitative Health Research, vol. 15, n° 9, 2005, p. 1277-1288.
  14. ONU, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015.
  15. Munro, op. cit.
  16. Ibid.
  17. Caroline Moser, Gender planning and development : revisiting, deconstructing and reflecting, DPU60 Working Paper Series : Reflections n° 165/60, Université de Londres, 2014.
  18. Marie-Hélène Bacqué et Mario Gauthier, « Quatre décennies de débats et d’expériences depuis “A ladder of citizen participation”de S. R. Arnstein », Participation, urbanisme et études urbaines, vol. 1, n 1, 2011, p. 36 à 66.
  19. Pierre Hamel, « La critique postmoderne et le courant communicationnel au sein des théories de la planification : une rencontre difficile », Cahiers de géographie du Québec, vol. 41, n° 114, 1997, p. 311–321.
  20. Ibid.
  21. Ibid.
  22. Hsieh et Shannon, op. cit.
  23. John Williamson, A Short History of the Washington Consensus, Peterson Institute for International Economics, 2004.
  24. Lauchlan Munro, Les économies émergentes remodèlent l’ordre international libéral (et ce qu’il faut faire à ce sujet), note de recherche n° 5, Association canadienne d’études du développement international, 2021.
  25. Ibid.
  26. http://eng.sectsco.org/
  27. https://www.ndb.int/
  28. https://www.caf.com/
  29. Munro, op. cit.
  30. Hamel, op. cit.

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