Le livre The Red Deal : Indigenous Action to Save our Earth est un manifeste et un mouvement issu de la résistance autochtone et de la lutte décoloniale pour libérer tous les (…)
Le livre The Red Deal : Indigenous Action to Save our Earth est un manifeste et un mouvement issu de la résistance autochtone et de la lutte décoloniale pour libérer tous les peuples et sauver notre planète. Écrit par le collectif autochtone The Red Nation et lancé en 2019, Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre est un programme politique pour la libération et la justice climatique qui émerge de la plus ancienne lutte de classe des Amériques, la lutte des peuples autochtones pour gagner leur souveraineté, leur autonomie et leur dignité.
Le texte suivant est une version condensée de l’introduction du livre[2]. Elle a paru en français sur le site de Progressive International[3] au mois d’avril 2021.
Le colonialisme a privé les peuples autochtones, et toutes celles et ceux qui en sont affectés, des moyens de se développer selon leurs besoins, leurs principes et leurs valeurs. Cela commence par la terre. Nous sommes devenus des « Indiennes et des Indiens » uniquement parce que nous possédons le bien le plus précieux pour les colons : la terre. Le justicier, le policier et le soldat se dressent souvent contre nous, contre nos liens avec la terre et contre la justice. La « restitution de la terre » fait peur aux colons. Mais comme nous le montrons ici, il s’agit de la politique environnementale la plus saine pour une planète qui est au bord de l’effondrement écologique total. La voie à suivre est simple : c’est la décolonisation ou l’extinction. Et cela commence par la restitution des terres.
En 2019, le mouvement environnemental dominant, largement entre les mains des libéraux des classes moyennes et supérieures du Nord global, a adopté comme leader symbolique une adolescente suédoise qui a traversé l’Atlantique en bateau pour rejoindre les Amériques. Mais nous avons nos propres héroïnes et héros. Les protectrices et les protecteurs de l’eau à Standing Rock ont inauguré une nouvelle ère de défense militante de la terre. Ces femmes et ces hommes sont les porte-drapeaux de notre génération. L’année des protecteurs de l’eau, 2016, a également été l’année la plus chaude jamais enregistrée, et elle a enclenché un autre type de mouvement pour la justice climatique. Alexandria Ocasio-Cortez, elle-même protectrice de l’eau, a lancé sa candidature au Congrès – et elle a gagné – alors qu’elle se trouvait dans les camps de prière de Standing Rock. En 2019, avec le sénateur démocrate Ed Markey, elle a proposé un Green New Deal. Il faut dire que Standing Rock faisait partie d’une constellation de soulèvements menés par des Autochtones à travers l’Amérique du Nord et le Pacifique occupé par les États-Unis : Dooda Desert Rock (2006), Unist’ot’en Camp (2010), Keystone XL (2011), Idle No More (2012), Trans Mountain (2013), Enbridge Line 3 (2014), Protect Mauna Kea (2014), Save Oak Flat (2015), Nihígaal Bee Iiná (2015), Bayou Bridge (2017), O’odham Anti-Border Collective (2019), Kumeyaay Defense Against the Wall (2020) et 1492 Land Back Lane (2020), parmi beaucoup d’autres.
Chaque mouvement s’élève contre des projets coloniaux et financiers d’extraction. Mais ce qui est souvent minimisé, c’est la puissance révolutionnaire que représente la résistance autochtone : se poser en gardiens et créer des relations justes entre les mondes humain et non humain sur une planète complètement dévastée par le capitalisme. L’image des protecteurs de l’eau et le slogan « Water is Life! » (L’eau, c’est la vie!) constituent les catalyseurs du mouvement pour la justice climatique de cette génération. Ce sont deux positions politiques fondées sur la décolonisation, un projet qui ne concerne pas exclusivement les Autochtones. Quiconque a franchi les portes des camps de prière de Standing Rock, qu’elle ou il soit autochtone ou non, est devenu une ou un protecteur de l’eau. Chacune et chacun ont ramené les braises de ce potentiel révolutionnaire dans leur communauté d’origine. Les protecteurs de l’eau étaient en première ligne pour distribuer une aide aux communautés dans le besoin tout au long de la pandémie. Les femmes et les hommes protecteurs de l’eau étaient dans les rues de Seattle, de Portland, de Minneapolis, d’Albuquerque et de nombreuses autres villes au cours de l’été 2020, alors que les postes de police brûlaient et que les monuments au génocide s’effondraient. L’État répond aux protecteurs de l’eau, celles et ceux qui protègent et défendent la vie, par un barrage continuel de matraques, de crimes, d’entraves et d’armes chimiques. Si ce n’était pas le cas auparavant, nos yeux sont maintenant ouverts : la police et l’armée, poussées par la rage des colons et de l’impérialisme, freinent le mouvement pour la justice climatique.
Le Red Deal
Le Green New Deal (GND, New Deal vert), qui ressemble en tous points à l’écosocialisme, offre une réelle chance de galvaniser le soutien populaire aux deux causes. Bien qu’il soit anticapitaliste dans l’esprit et qu’il fasse référence pour la forme à la décolonisation, il doit aller plus loin, tout comme les mouvements qui le soutiennent.
C’est pourquoi The Red Nation a lancé le Red Deal en 2019, lequel se concentre sur les droits autochtones issus des traités, la restitution des terres, la souveraineté, l’autodétermination, la décolonisation et la libération. Nous n’envisageons pas le Red Deal comme un contre-programme du Green New Deal, mais plutôt comme un dépassement de celui-ci. Il est « rouge » parce qu’il donne la priorité à la libération autochtone et à une position de gauche révolutionnaire. Comme nous le montrons dans les pages suivantes, cette plateforme n’est pas seulement destinée aux peuples autochtones.
Le Green New Deal a le potentiel de relier chaque lutte pour la justice sociale – accès au logement, soins de santé gratuits, éducation gratuite, emplois verts – au changement climatique. De même, le Red Deal place l’anticapitalisme et la décolonisation au centre de chaque lutte pour la justice sociale, aussi bien que contre le changement climatique. La nécessité d’un tel programme est ancrée à la fois dans l’histoire et l’avenir de cette Terre; elle implique la transformation radicale de toutes les relations sociales entre les humains et la Terre.
Un plan d’action collectif
Ce qui suit est un plan d’action collectif pour le climat fondé sur quatre principes que nous avons élaborés après de nombreux dialogues, discussions et commentaires de la part des membres des communautés autochtones et non autochtones, de nos camarades, de nos proches et de nos compagnes et compagnons de voyage.
1. Ce qui crée la crise ne peut la résoudre
Le désinvestissement était une stratégie populaire lors du soulèvement en opposition à l’oléoduc Dakota Access (#NoDAPL) en 2016[4]. Les protecteurs de l’eau ont alors appelé les masses à désinvestir les institutions financières qui subventionnaient l’oléoduc. Le Red Deal poursuit cet appel au désinvestissement des industries des combustibles fossiles, mais nous allons un peu plus loin. Nous nous inspirons des traditions abolitionnistes noires pour appeler au désinvestissement des institutions du domaine carcéral comme la police, les prisons, l’armée et l’impérialisme frontalier, en plus du désinvestissement des combustibles fossiles.
2. Le changement par le bas et à gauche
Il est important de rappeler que le Green New Deal n’a été possible que parce que sa principale partisane, Alexandria Ocasio-Cortez, a été conscientisée et politisée par le soulèvement contre Dakota Access. Les peuples autochtones sont, et ont toujours été, à l’avant-garde de la lutte pour la justice climatique. Nous ne reculerons pas sur les demandes du GND pour une vie digne ni sur la nécessité de mettre le leadership des peuples autochtones au centre de ce combat. En fait, nous devons aller plus loin. Nous devons mettre tout le poids du pouvoir populaire derrière ces revendications pour une vie digne. Le pouvoir du peuple, c’est la force organisée des masses, un mouvement pour reconquérir notre humanité et nos relations légitimes avec la Terre. Le pouvoir populaire ne renversera pas seulement l’empire, mais il construira un nouveau monde à partir de ses cendres, un monde où plusieurs mondes auront leur place.
3. Les politiciennes et les politiciens ne peuvent pas faire ce que seuls les mouvements de masse peuvent faire
Les États protègent le capital et ses gardiens : la classe dirigeante. Ils ne protègent pas le peuple. Les réformistes qui font appel à l’État pour le changement compromettent notre avenir en s’alignant sur les intérêts de la classe dirigeante. Nous refusons tout compromis. Mais nous croyons en une réforme d’un type différent, une réforme non réformiste qui ne se limite pas à ce que le statu quo offre, mais qui défie fondamentalement la structure de pouvoir existante en priorisant, en organisant et en élevant les besoins et les demandes des masses.
Nous ne voulons pas améliorer le système en appliquant des politiques venant d’en haut; nous voulons le détruire, que ce soit à petit feu ou dans un brasier majeur, dans le but de le remplacer. Notre philosophie de la réforme consiste donc à réattribuer la richesse sociale à celles et ceux qui la produisent réellement : les travailleuses et les travailleurs, les pauvres, les peuples autochtones, les femmes, les personnes migrantes, les gardiennes de la Terre et la Terre elle-même. Cette restitution de la richesse sociale implique l’autonomisation de celles et ceux qui ont été dépossédés. Elle peut se faire en construisant un mouvement de masse qui a le pouvoir et l’influence nécessaires pour récupérer les ressources de la classe dominante et les redistribuer aux personnes dépossédées.
4. De la théorie à l’action
De la Maison-Blanche aux PDG des multinationales, les patrons dirigent le monde et le pillent sans limites. Étant donné l’effarante destruction et mortalité que quelques individus infligent à des milliards de personnes, il est étrange qu’aucune gauche unifiée n’ait émergé dans le Nord global pour constituer une réelle menace pour les patrons. Au cours des dernières années, nous avons assisté à des rébellions populaires massives contre l’industrie des combustibles fossiles, contre la violence policière, contre les politiques d’immigration racistes et contre l’exploitation des travailleuses et travailleurs, mais rien n’a été fait pour créer un mouvement de masse uni. Nous pensons que la lutte pour des réformes non réformistes visant à restaurer la santé de nos corps et de la Terre sera le véhicule le plus puissant pour construire rapidement un mouvement de masse capable de s’attaquer aux patrons. Mais nous ne pouvons pas simplement être contre quelque chose, nous devons être pour quelque chose.
Nous construirons nos propres politiques à partir de l’action de la base qui cherche à se prendre en charge et à se soutenir mutuellement. En nous organisant autour de réformes non réformistes pour le logement, la sécurité et la souveraineté alimentaires, la justice en matière de violence domestique et de genre, la prévention du suicide, la restitution des terres, et plus encore, nous pouvons et nous allons construire des infrastructures de libération. Comme le Black Panther Party l’a décidé à un certain moment de son histoire, The Red Nation réalise que nous devons entreprendre dès maintenant des actions réalistes et fondées sur des principes qui contribueront à renforcer de façon cumulative notre capacité de révolution dans le futur. Nous ne devons pas ignorer la vérité : nous n’avons pas encore la capacité de révolution, sinon nous aurions vu un mouvement de masse unifié naître de la remarquable énergie révolutionnaire de la dernière décennie. Et pourtant, il nous reste très peu de temps pour y parvenir. C’est la contradiction et le devoir de notre génération : la décolonisation ou l’extinction.
La libération n’est pas une abstraction, elle est une nécessité et un droit qui appartient aux humbles peuples de la Terre. Comment allons-nous la concrétiser ? Nous ne rejetterons pas les occasions de nous organiser, de faire de l’agitation politique et de construire le pouvoir du peuple dans les espaces de surveillance de l’État comme les prisons, les services à l’enfance, les hôpitaux et les salles de classe qui sont conçus pour déshumaniser et déresponsabiliser les personnes. L’État prend pour cibles les pauvres et les travailleurs parce que ces femmes et ces hommes représentent la plus grande menace pour son existence. Nous ne laisserons plus l’État nous voler nos proches ou nous vider de notre pouvoir. Nous devons « submerger » l’État, de l’intérieur et de l’extérieur, en multipliant les menaces jusqu’à ce qu’il s’effondre.
Nos réformes non réformistes utiliseront de nouvelles approches. Elles prendront la forme de réseaux de banques de semences autochtones où des milliers de personnes agricultrices vouées à une agriculture durable partagent, échangent et nourrissent leurs communautés. Elles ressembleront à des victoires aux élections municipales où les candidates et candidats de gauche mettent en œuvre une plateforme populaire pour le climat et la justice sociale aux échelles municipale et régionale. Elles ressembleront à des camps d’exploration ou à des résolutions de conseils tribaux qui rejettent les accords coloniaux sur l’eau en s’associant à d’autres nations autochtones pour bloquer tous les efforts du gouvernement et des entreprises visant à transformer l’eau en marchandise. Quelle que soit l’approche empruntée, nous devons simplement nous mettre au travail.
The Red Nation, La Nation rouge, est une coalition anticapitaliste et anticoloniale de militantes et militants éducateurs, étudiants et organisateurs communautaires autochtones et non autochtones qui prônent la libération des Autochtones. Elle s’est formée aux États-Unis pour lutter contre la marginalisation et l’invisibilité des luttes autochtones au sein des structures dominantes de justice sociale, et pour mettre au premier plan la destruction et la violence envers la vie et les terres autochtones. Voir : <www.therednation.org>. ↑
<https://progressive.international/wire/2021-04-19-the-red-deal-indigenous-action-to-save-our-earth/fr>. La traduction a été revue par Colette St-Hilaire et les NCS. ↑
On pourra lire dans le n° 18, des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2017 : « La lutte de Standing Rock. I – La leçon de Standing Rock » par Julian Brave NoiseCat et « II – Les prochaines étapes. Entrevue avec Kandi Mossett » par Sarah Jaffe. ↑
PrésentationI. Une démarche politique qui refuse une véritable radicalitéDu plan de transition économique de la campagne électorale de 2018… à son abandonUne étonnante (…)
Présentation
Québec solidaire (QS) aime se décrire comme étant le meilleur parti sur les questions climatiques à l’Assemblée nationale. Il l’est effectivement, et de loin. C’est le seul parti qui non seulement appuie les mobilisations écologiques mais aussi qui y participe activement. Le seul parti qui propose sans ambiguïté l’arrêt de l’exploration et de la production des énergies fossiles. Le seul parti parlementaire à affirmer dans son programme que sortir du capitalisme est le seul moyen de régler la crise environnementale[1].
Mais pourquoi donc QS est-il si timide sur les questions environnementales à l’orée de la campagne électorale de l’automne 2022 ?
Simplement dit, la direction de l’aile parlementaire craint que la popularité actuelle du premier ministre Legault et sa très grande force dans les sondages – la Coalition Avenir Québec (CAQ) caracole à 42 % à la veille du déclenchement des élections[2] – ne lui occasionnent des pertes de sièges. Alors que la Commission politique du parti proposait en 2020[3] de faire preuve d’audace face à la crise sanitaire et environnementale en adoptant une stratégie de remise en question du système, la direction, inquiète de la stagnation du parti à 15 % dans les sondages, a fini par se ranger à une vision électoraliste prudente axée sur l’ultra-médiatisation de Gabriel Nadeau-Dubois, devenu le principal porte-parole du parti et de l’aile parlementaire.
Cette transformation de QS ne s’est pas faite sans une forte résistance à l’interne. En effet, depuis le printemps 2018, une sourde lutte oppose, sur les grandes questions de politique environnementale, la direction du parti à un réseau de militantes et militants écologistes de gauche très actifs dans ses structures de base.
Dans les deux articles suivants, nous explorons les contradictions de QS. Bernard Rioux expose les péripéties qui ont amené la direction à subordonner le plan de transition aux calculs électoraux à court terme pour finalement le mettre au rencart, alors que Roger Rashi analyse la lutte interne qu’a menée le Réseau militant écologiste de QS pour affirmer une vision écologique anticapitaliste dans cette formation de gauche.
Loin de s’estomper dans la période postélectorale, les contradictions de QS sur la lutte climatique risquent de continuer d’animer sa vie interne. Les positions environnementales catastrophiques de la CAQ s’ajoutant à l’aggravation de la crise climatique et à la radicalisation continue du mouvement écologiste garantissent que ce débat restera central dans un parti qui se présente comme un mouvement de transformation sociale à l’écoute de la jeunesse et des luttes populaires.
Roger Rashi
I. Une démarche politique qui refuse une véritable radicalité
Bernard Rioux
Rédacteur à Presse-toi-à-gauche !, militant écosocialiste et à Québec solidaire
En novembre 2021, Québec solidaire (QS) adoptait sa plateforme électorale pour les élections québécoises d’octobre 2022. Concernant la lutte aux changements climatiques, cette plateforme se limite à certaines revendications et écarte la perspective de présenter un plan de transition économique et écologique. Une résolution d’urgence en réponse à l’aggravation de la situation présentée dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et aux pressions des mouvements écologistes a rehaussé la cible de réduction des gaz à effet de serre (GES) de 45 à 55 %. Mais la plateforme n’esquisse aucun plan global sur les moyens d’y parvenir. Nous allons présenter ici les différentes étapes qui ont mené à cette situation, afin de sortir des impasses dans lesquelles Québec solidaire s’est engagé.
Du plan de transition économique de la campagne électorale de 2018
Au printemps 2018, alors que les élections approchaient, le Comité de coordination de Québec solidaire demandait à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) de préparer une étude[4] qui permette l’élaboration d’un plan de transition qui sera publié sous le titre de Maintenant ou jamais[5].
Il était de la première importance que QS défende un tel plan. Le parti manifesterait ainsi la volonté d’une vision globale pour faire face à la crise climatique. Lors de la présentation du Plan, le 14 septembre 2018, Manon Massé a affirmé : « Ce que nous proposons, c’est un véritable projet de société pour répondre au grand défi de la crise écologique. Ce n’est rien de moins qu’une révolution écologique que nous proposons. Notre Plan de transition économique est nécessaire pour le Québec et la planète[6] ». Ce plan ne se réduisait donc pas à un programme pour le prochain mandat d’un éventuel gouvernement de QS. Il fixait des objectifs à atteindre entre 2018 et 2030. Il avançait des revendications essentielles sur plusieurs plans : cibles de réduction des gaz à effet de serre, mobilité des personnes et des marchandises, aménagement du territoire et agriculture, valorisation des matières résiduelles et économie circulaire, rénovation des bâtiments pour les rendre plus durables et plus résilients, politique industrielle pour accélérer la transition énergétique, indépendance énergétique, transition solidaire et démocratique, financement de la transition.
Mais ce plan, qui constituait une contribution programmatique essentielle, ne sera jamais soumis à un processus délibératif dans l’ensemble du parti. Seul le Comité de coordination nationale (CCN) s’est penché, à des fins de délibérations et d’amendements, sur cet important document qui a été diffusé durant la campagne électorale.
Ce plan a fourni un appui aux militantes et militants écologistes du parti qui voulaient donner la priorité aux changements climatiques lors du Conseil national de mai 2018. De grands axes du plan ont été révélés tout au cours de la campagne électorale, ce qui a fait de Québec solidaire le seul parti à placer au centre de sa campagne la lutte aux changements climatiques, alors que la Coalition avenir Québec (CAQ) n’avait pratiquement rien à dire sur le sujet et que ce thème restait marginal tant pour le Parti québécois que pour le Parti libéral. Ce positionnement allait assurer des gains à Québec solidaire lors de ces élections.
… à son abandon
Après la campagne électorale, des militantes et militants écologistes du parti, qui avaient depuis quelques mois formé le Réseau militant écologiste (RME)[7], espéraient que ce plan soit distribué largement. Ils voulaient le mettre en discussion afin de le peaufiner et d’en faire un guide d’action du parti, d’autant plus qu’il revenait sur certaines positions programmatiques et multipliait les nouvelles propositions. Ainsi, ce plan ramenait la cible de réduction des GES à 48 % d’ici 2030 alors que le programme adopté parlait d’une réduction de 67 %. Il proposait aussi de soutenir la bourse du carbone pendant un temps[8] tandis que le programme du parti rejetait tout soutien à une telle bourse.
L’augmentation du nombre de député·e·s de QS à l’Assemblée nationale laissait espérer qu’il serait possible de faire connaître le Plan le plus largement possible à la population afin de montrer que Québec solidaire était capable de proposer une réponse globale aux problèmes majeurs auxquels doit faire face la population du Québec.
Pourtant, le Plan de transition économique a été à peine diffusé. Il n’a pas servi d’instrument de formation de la base militante. Mais surtout, il n’a pas été soumis à la discussion de façon à permettre l’appropriation de son contenu et l’amélioration de ses analyses et de ses propositions.
Comment expliquer l’abandon de cette démarche d’un Plan de transition économique dépassant les simples échéances électorales ? Pourquoi ce document a-t-il été écarté des débats alors qu’il avait été présenté comme un véritable projet de société ? Est-ce parce qu’il restait trop lacunaire et qu’il n’était pas suffisamment concret ou précis ? Est-ce parce qu’il risquait d’amener une polarisation et des questions trop clivantes sur le type société que Québec solidaire proposait à la population ?
En effet, ce plan de transition économique aurait pu ouvrir largement la discussion sur le type de société sur laquelle QS envisageait de déboucher. Si le document Maintenant ou jamais fait une description détaillée des différentes facettes de la crise écologique et avance des propositions permettant d’ouvrir de nouvelles perspectives, il évite de faire l’analyse des fondements systémiques de la crise climatique en régime capitaliste. Il s’abstient ainsi de préciser les obstacles à surmonter et les solutions à appliquer pour être à la hauteur d’une transition véritable. Il n’explique pas pourquoi le capital fossile et les secteurs qui lui sont liés refusent tout abandon des énergies fossiles. Il n’explique pas pourquoi la classe politique, malgré des discours sur le verdissement du capitalisme, refuse de donner la priorité à la lutte aux changements climatiques et à ses conséquences désastreuses et bloque toute véritable sortie de la logique de la croissance sans limite. Le document évite également de définir les conditions de la démocratie économique qui permettrait à la majorité populaire de faire les choix essentiels sur les produits nécessaires à une transition véritable (types, quantités et techniques de production, formes de consommation).
La relance d’une telle discussion était d’autant plus à l’ordre du jour que les débats se multipliaient dans l’ensemble de la société québécoise. Diverses propositions ont été mises au jeu : la Déclaration d’urgence climatique (la DUC), le Pactepour la transition de Dominic Champage et Laure Waridel, le Front commun pour la transition énergétique qui préparait une Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, le Projet Québec ZéN (zéro émission nette). Des centrales syndicales se sont également penchées sur la question. Québec solidaire s’est abstenu de s’engager dans ces débats cruciaux sur la lutte aux changements climatiques et pour la transition écologique et n’a pas proposé une stratégie qui prenne en compte les fondements capitalistes de cette crise ainsi que le rôle des classes dominantes comme force de verrouillage de la situation.
Une étonnante bifurcation
À la suite du refus, non dit mais réel, de sa direction d’ouvrir un débat de fond et de produire un véritable plan de transition économique et écologique, Québec solidaire allait redéfinir son action politique au printemps 2019 : exercer des pressions sur le gouvernement Legault et dénoncer sa position climatopassive. Cette passivité se reflétait particulièrement dans le premier budget Legault, qui donnait la priorité aux investissements autoroutiers et laissait stagner le budget du transport collectif.
QS lança l’Opération Ultimatum 2020[9]. Celle-ci devait durer 18 mois et voulait amener le gouvernement Legault à faire de la question climatique le centre du débat public au Québec. Plus spécifiquement, l’opération Utimatum 2020 avançait trois exigences très simples : l’élaboration par le gouvernement d’un plan de transition d’ici le premier octobre 2020, qui permettrait d’atteindre les cibles fixées par le GIEC ; l’évaluation de ce plan de transition par des experts indépendants du gouvernement ; l’interdiction de nouveaux projets d’exploration et d’exploitation pétrolière et gazière.
Si le gouvernement Legault ne se rendait pas à cet ultimatum avant octobre 2020, la députation de Québec solidaire allait organiser un véritable barrage politique et ferait obstruction à la marche régulière des institutions parlementaires. Pour appuyer l’action parlementaire, on proposait de mettre en place un blocage populaire : collaboration avec les mouvements sociaux, pétitions, visites des bureaux des député·e·s de la CAQ et manifestations diverses.
L’abandon de l’élaboration d’un véritable plan de transition économique et écologique ainsi que le lancement de la campagne Ultimatum 2020 ont transformé Québec solidaire en un groupe de pression. Cela a constitué une véritable régression et semé l’illusion qu’un gouvernement néolibéral pourrait, sous les pressions politiques et sociales, répondre positivement à la demande d’élaboration d’un tel plan.
La suite des événements allait démontrer le caractère illusoire d’une telle opération. Le gouvernement Legault présente à l’automne de 2020 son Plan pour une économie verte (PEV)[10], mais il ne répond nullement aux demandes de Québec solidaire. Le PEV est construit sur mesure pour servir l’accumulation capitaliste : pas d’engagement envers une véritable sortie d’une économie des hydrocarbures ; importance du gaz naturel présenté comme une énergie de transition ; cible insuffisante de réduction des GES (37,5 %), sans donner les moyens de les atteindre ; appui à l’auto solo électrique sans faire du transport public le centre d’un plan de transition ; transport des marchandises sans développer le ferroutage ; rejet de toute mesure qui contraigne les entreprises ; soutien à une agro-industrie d’exportation polluante sans le développement d’une agriculture de proximité et de la souveraineté alimentaire ; financement de la transition par le commerce des droits de polluer[11].
En fait, cette campagne Ultimatum 2020 se ramène à une diversion qui n’a débouché sur rien. À la mi-mars 2020, Québec solidaire suspend cette campagne[12] au moment où la pandémie frappe durement le Québec. En septembre 2020, le Conseil national abandonne la campagne Ultimatum 2020 et demande, à l’instigation du Réseau militant écologiste et d’autres opposants de gauche, l’élaboration d’un plan pour une relance « juste et verte » face à la crise[13].
L’ouverture à l’écologie de marché
Le rejet du Plan de transition et le refus des débats ont ouvert la voie à un glissement programmatique. Des propositions sur une fiscalité écologique avaient été préparées pour le congrès de novembre 2019, où l’on a proposé de revenir sur des positions programmatiques traditionnelles de Québec solidaire. Le Programme vise « à s’opposer aux bourses du carbone qui sont des outils d’enrichissement des multinationales qui risquent de devenir un nouvel instrument spéculatif » et il s’oppose « aux taxes sur le carbone qui frappent surtout les plus pauvres[14] ». La bourse du carbone, le Système de plafonnement des droits d’émission (SPEDE), s’était avérée inefficace dans la lutte pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, le congrès a adopté la proposition de mise en place d’«un système d’écofiscalité efficace […] qui servirait à changer les comportements de production et de consommation et à financer la transition réduisant les émissions des gaz à effet de serre du Québec, les stratégies d’adaptation aux changements climatiques et la recherche[15] ».
Dans le Programme de Québec solidaire, la cible de réduction des gaz à effet de serre est de 65 % pour 2030. Là aussi, on a argué du réalisme électoral pour ramener la cible à 45 % d’ici 2030. La suite des choses montre que ce réalisme n’a pas résisté longtemps à l’évolution de la prise de conscience de l’urgence de la situation. Il ne faut pas se fier au signal-prix[16] pour modifier les procédés de production et les formes de consommation. Car, la nécessité de transformer les structures de production, les modes de consommation et l’occupation des territoires dans un horizon rapproché nécessite une planification stratégique, ce à quoi les mécanismes du marché ne peuvent nullement répondre.
Ce tournant signifie que QS tend à se fier, du moins en partie, au signal-prix pour amener les entreprises privées à modifier leurs procédés de production et la population à changer les formes de sa consommation. Il s’agit d’aplanir les éléments du Programme de Québec solidaire qui semblent trop radicaux. Il faut éviter les mesures contraignantes envers les entreprises et utiliser le marché des droits de polluer pour financer la transition, position déjà suggérée par le Plan de transition économique, mais sur une base temporaire. On n’a pas hésité à insister sur la nécessité d’une hausse considérable de la taxe carbone, taxe régressive s’il en est, pour qu’elle ait un effet véritable sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre.
La direction et les porte-parole du parti sont intervenus pour soutenir ces modifications substantielles au Programme et ont réussi à imposer leur perspective modérée. Il faudra les différents rapports du GIEC sur l’urgence d’agir et les mobilisations du mouvement écologiste pour amener la direction à revenir, deux ans plus tard, sur ce recul, qui n’avait qu’une motivation électoraliste.
La triple crise sanitaire, économique et climatique
La crise sanitaire a fortement frappé la société québécoise. Elle a provoqué une crise économique majeure et bloqué des secteurs entiers de l’économie, comme les transports aériens, la restauration, l’hôtellerie. Les services publics, particulièrement le secteur de la santé et des services sociaux, fragilisés par la gestion néolibérale depuis des décennies déjà, n’avaient pas les moyens de faire face à une crise sanitaire de l’ampleur de celle provoquée par la COVID-19.
Les préoccupations relatives à la crise climatique ont semblé passer au deuxième rang. On s’est demandé s’il fallait garder prioritaire la lutte contre la crise climatique. La défense des services publics, la lutte contre les inégalités et pour la justice sociale ainsi que la lutte contre les changements climatiques semblent maintenant les nouveaux axes prioritaires sur lesquels concentrer les efforts.
Se relever ensemble. Plan solidaire pour un Québec d’après est lancé en février 2021. Il est issu de la résolution du Conseil national de septembre 2020 sur la nécessité d’un plan de sortie de la triple crise sanitaire, économique et écologique. Il se déploie suivant quatre axes : la transition écologique, plus urgente que jamais ; une nouvelle ère pour nos services publics ; une société forte et juste ; un bouclier anti-austérité pour aller chercher des revenus[17]. Le Réseau militant écologiste, la Commission politique ainsi que la Commission thématique environnement jouèrent un rôle important dans l’adoption d’amendements radicaux et combatifs à ce plan.
Ce plan s’inscrivait dans une logique de plateforme. En ce qui concerne la transition écologique, il proposait le renforcement de la souveraineté alimentaire, une avancée vers la gratuité du transport en commun, la définition du transport interurbain comme un service public, la volonté de faire rimer transition avec région et une fiscalité qui vise la justice environnementale. En matière de souveraineté alimentaire, Se relever ensemble écrivait que « la souveraineté alimentaire ne se fera pas sans souveraineté politique[18] ». Concernant le transport, il affirmait la volonté de Québec solidaire de « viser une décroissance de l’usage des véhicules individuels[19]» et « la gratuité du transport en commun, en débutant dès maintenant avec la réduction de moitié des tarifs actuels[20] ». Ce plan défendait une fiscalité redistributive par une « taxation incombant aux plus riches de la société » et l’augmentation du prix du carbone « visait les grands émetteurs industriels du Québec[21]». Pour faire rimer transition et régions, on reprenait l’idée de structure de concertation pour planifier et structurer la relance et le développement économique, sans préciser de quelle économie on parle réellement, sans tenir compte de la réalité des structures économiques des régions, et donc du poids des multinationales sur toute une série de territoires.
Ce plan est un plan de sortie de crise. Il ne s’inscrit pas dans une véritable logique de transition. Il ne pose pas la question des conditions de la planification écologique véritable. Ce plan est, à bien des égards, mobilisateur, mais il reste en deçà des changements réels que nécessite l’urgence climatique. Il s’inscrit dans la continuation de la mise au rancart de la définition d’une révolution écologique qu’avait évoquée Manon Massé.
Reprise des débats sur la lutte aux changements climatiques à la suite de ceux sur la plateforme électorale
Le cadre des débats préparatoires au congrès de novembre 2021 a écarté d’emblée la perspective d’élaborer un plan de transition. Le Cahier des propositions comporte 20 axes et chaque axe comprend généralement cinq propositions. Ce sont donc environ 100 propositions qui ont été soumises au débat précongrès[22]. Le thème Lutter contre la crise climatique et respecter les limites écologiques du territoire se décline en six propositions qui reprennent la cible de réduction des GES à 45 %, la transformation en profondeur des transports, l’accélération de la fin de l’utilisation des sources énergétiques non renouvelables, la fin de l’obsolescence planifiée, la protection de la biodiversité et la protection de l’eau potable.
Contrairement à une tradition bien établie à Québec solidaire, aucune analyse de la conjoncture sur les fondements de la crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité n’a été soumise au débat. Les propositions mises en jeu n’étaient nullement à la hauteur de l’urgence de la situation et de la nécessaire radicalité des réponses qu’elle exige.
Le retour de ce refoulé rejaillit dans le débat sur la cible de réduction des GES. Les États-Unis, l’Europe et même le Canada se sont fixé des cibles de réduction des GES qui dépassent celle avancée par Québec solidaire. Les groupes écologistes pressaient les gouvernements Trudeau et Legault de relever leurs cibles. Le Cahier de propositions en est resté encore à une cible de 45 %. Ce n’est qu’au congrès que la direction propose une motion spéciale pour rehausser la cible de réduction à 55 % par rapport à 1990.
La Commission environnement, consultée sur ces revendications, a bien tenté d’expliquer la nécessité d’un plan intégré de transition, mais cette orientation a encore une fois été repoussée. Elle ne s’inscrivait pas dans le cadre du débat proposé.
Lors du débat précongrès dans les différentes associations régionales et de circonscription, la gauche écologiste et socialiste a introduit toute une série d’amendements afin de se donner un pouvoir sur les choix économiques stratégiques : la transition vers les énergies vertes, le contrôle de l’exploitation des ressources minières et forestières, le démantèlement des entreprises liées aux énergies fossiles. C’est ainsi que des amendements ont proposé la nationalisation des industries polluantes dans la perspective de leur fermeture, la nationalisation des industries minières et forestières, la nationalisation des entreprises productrices d’énergies renouvelables. Seule cette dernière nationalisation a été retenue par le congrès. Durant le débat, les député·es sont montés au créneau pour s’opposer à l’adoption des amendements concernant ces différentes nationalisations. Ces propositions ont tout de même obtenu environ 30 % des votes des délégué·es.
Si l’on s’en tient aux différentes propositions adoptées en matière d’environnement, QS ne s’est pas donné les moyens d’une transformation radicale du système productif; il n’a également pas pris une position claire sur la diminution du nombre d’autos solos y compris les autos électriques. Les propositions sur l’agriculture n’interdisent pas l’usage des pesticides et ne s’attaquent pas à la production carnée destinée à l’exportation comme cadre essentiel de l’agriculture pratiquée au Québec.
La perspective d’une planification écologique de l’économie a été écartée alors que le Congrès laissait aux grandes entreprises multinationales le contrôle sur tous les choix stratégiques en matière d’économie et d’environnement. S’opposer à la crise climatique implique de s’attaquer aux puissances économiques et politiques et de jeter les bases d’une société moins consommatrice d’énergie et moins gaspilleuse. Prendre au sérieux la gravité de la situation signifie remettre en cause un mode de production, un mode de consommation, bref un mode de vie construit sur un rapport de prédation avec la nature. C’est du capitalisme dont il est question. On ne peut, au nom de la crédibilité électorale, masquer les tâches politiques que cela implique. Dans une situation de crise majeure, le réalisme électoraliste désarme. Il empêche que soit défini un plan de transformation radicale de la société qui permet d’atteindre nos buts.
Au-delà des bonnes intentions
Les préoccupations des militantes et des militants de Québec solidaire en ce qui concerne l’environnement continuent à inspirer leurs actions. Dans la région de Québec, QS s’est impliqué dans la lutte contre le troisième lien sous-fluvial, projet coûteux qui favorise l’étalement urbain. Il mobilisera de concert avec les organismes du milieu contre la hausse de la norme de nickel prévue pour répondre aux besoins des entreprises qui investissent dans la production de piles au lithium destinées à un éventuel marché des voitures électriques. En appui au mouvement écologiste, le parti s’investira également dans la lutte contre le projet GNL et pour la sortie du Québec de toute exploration et exploitation pétrolière. Le parti dénoncera le dernier budget, qui, encore une fois, fera la part belle aux investissements autoroutiers, secondarisera l’investissement dans les moyens de transport public. Québec solidaire dénoncera le refus de la CAQ de bloquer les publicités sur les moyens de transport polluants comme les véhicules utilitaires sport (VUS) et de leur imposer une taxe à l’achat. Le nombre de VUS a augmenté de 306 % depuis 2014 au Québec[23]. À l’Assemblée nationale, QS est le seul parti à intervenir de façon constante contre l’inaction criminelle du gouvernement en matière environnementale. Mais les bonnes intentions et les transformations à la marge ne suffisent pas. Il faut un programme d’actions radicales à proposer immédiatement dans les luttes sociales.
Pour conclure
En somme, il faut en finir avec le refus total de faire une analyse des fondements capitalistes de cette crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Il est urgent de se donner un plan de transition largement discuté et adopté pour enclencher une véritable révolution des modes de production et des modes de consommation. Ces transformations ne seront pas le résultat de l’utilisation des mécanismes du marché qui sont à la source de la crise actuelle dans ses différentes dimensions. Une véritable démocratie économique, où la majorité populaire peut faire les choix économiques et écologiques nécessaires à la satisfaction des besoins et à la protection de la nature, passe par une rupture radicale avec le pouvoir d’une minorité de possédants.
Seules ces conditions économiques et démocratiques permettront :
l’accélération de la fin de l’utilisation des énergies non renouvelables ;
la primauté et la généralisation des énergies renouvelables sous contrôle public ;
la diminution de l’utilisation de l’auto solo comme moyen de transport privilégié et le transport collectif gratuit comme moyen principal de mobilité ;
la multiplication des initiatives liées à l’économie d’énergie dans le domaine bâti, dans les secteurs industriel, commercial, institutionnel et résidentiel ;
la transformation d’une agriculture industrielle exportatrice en une agriculture écologique de proximité ;
la fin de l’obsolescence planifiée et l’obligation de la durabilité et de la réparabilité des produits industriels ;
le développement de l’économie des circuits courts et le rapatriement d’urgence des productions essentielles (médicaments, vaccins, alimentation…) ;
la sobriété dans l’utilisation des ressources par l’élimination des productions inutiles, la rupture avec la surconsommation et une publicité qui cherche essentiellement à entretenir cette dernière.
Bref, cette bifurcation est incompatible avec le maintien de la logique du marché et des profits. Seule une rupture avec la domination de la classe capitaliste permettra de construire la mobilisation nécessaire et de déboucher sur l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.
II. Le réseau écologiste militant de QS
Pour une écologie anticapitaliste dans le parti
Roger Rashi Militant écosocialiste et cofondateur du Réseau militant écologiste
Le Réseau militant écologiste de QS (RMÉ) est né au printemps 2018 et sa première manifestation publique fut à l’occasion du Conseil national préélectoral du mois de mai de la même année. Lors du débat sur la plateforme électorale pour les élections de 2018, le RMÉ insista pour faire de l’environnement l’élément central de la campagne à venir. La direction politique du parti préférait à l‘époque que la campagne soit centrée sur trois grandes revendications concrètes (gratuité scolaire, assurance dentaire, réduction de 50 % des frais de transport en commun) estimant que le climat, bien qu’important, ne pouvait constituer « la question de l’urne ».
Les bons coups du Réseau militant écologiste
Le RMÉ eut gain de cause et le Conseil national adopta une proposition sur la centralité de la question environnementale. Le programme de transition écologique et économique, Maintenant ou jamais, publié lors de cette campagne[24] s’avèrera l’un des atouts majeurs du succès remporté par QS aux élections du 1er octobre 2018, soit une récolte inédite de 10 sièges et de 16.1 % du vote.
Fort de cette avancée, le RMÉ engagea une lutte interne sur trois grands axes. Le premier étant l’adoption d’une politique d’appui actif au mouvement écologiste se manifesta, entre autres, par la mobilisation massive du parti, tant au parlement que dans la rue, pour appuyer la contestation du projet GNL Québec[25]. Le deuxième axe était la participation à divers efforts pour démocratiser les prises de décisions stratégiques dans QS. La troisième priorité du RMÉ alla à l’adoption par le parti d’un plan de transition écologique clairement anticapitaliste reflétant ainsi le programme fondamental de QS. Pour ce faire, le RMÉ multiplia les discussions critiques à l’interne sur le document Maintenant ou jamais; il remporta un succès notable aux conseils nationaux de septembre et novembre 2020 en y faisant adopter, malgré l’opposition, exprimée verbalement, des porte-parole parlementaires, une proposition de lancer une campagne politique pour « un plan de relance juste, vert et solidaire » ayant un fort contenu anti- systémique et prônant l’appui aux luttes populaires.
Malheureusement, cette campagne, pourtant dûment endossée par deux conseils nationaux successifs, resta lettre morte au niveau du grand public. L’aile parlementaire fit de son mieux pour l’ignorer et réussit finalement à la mettre au rencart lors du congrès de mai 2021, alors que furent adoptés les grands axes de la plateforme et de la stratégie électorale actuelles.
Il est important de préciser la nouveauté, ainsi que les limites, de cette structure interne de QS qu’est un réseau militant. Adoptés en 2014 comme des structures de mobilisation des membres du parti actifs dans les mouvements sociaux, les réseaux militants resteront lettre morte jusqu’à la formation en 2018 du RMÉ qui a regroupé jusqu’à une centaine de membres répartis à travers le Québec. Tout en étant influent dans plus d’une dizaine d’associations locales, ainsi que dans deux ou trois associations régionales, ce réseau n’a cependant aucun moyen de s’exprimer dans les instances décisionnelles nationales autre que de faire adopter des résolutions dans les structures de base territoriales (circonscriptions, régions, campus) pour qu’elles soient acheminées aux conseils ou aux congrès nationaux. En butte à une hostilité ouverte de la part de la direction du parti pendant ses 18 premiers mois d’existence, le RMÉ a fini par gagner une certaine reconnaissance tacite à partir du milieu de 2020. Un canal de discussion quasi permanent fut établi avec le responsable national à la mobilisation et ayant comme résultat qu’un accord semble se dégager pour que les réseaux militants, ainsi que leurs modalités de représentation aux instances nationales, fassent l’objet d’amendements statutaires lors du congrès de 2023.
La progression de ce nouveau type de structures internes, proche des mouvements sociaux et de leurs luttes, pourrait donner une base organisationnelle à la volonté des militantes et militants de la base de faire de QS un vrai parti « des urnes et de la rue ».
La vision de la transition du Réseau militant écologiste
Malgré les limites que vivent les réseaux militants, le RMÉ a réussi pendant trois ans à influencer les orientations politiques de QS. Un facteur déterminant fut l’organisation de conférences de formation sur les scénarios de la transition écologique ayant comme objectif de préciser celui qui devrait prévaloir dans un parti de gauche comme QS.
La vision du RMÉ s’est cristallisée lors d’une importante conférence tenue au mois de mai 2020 alors que fut mis en discussion un document produit par deux chercheurs de l’IRIS[26]. Une attention particulière fut portée à la deuxième section du document, intitulée « Différentes approches de la transition », dans laquelle les auteurs identifient quatre grandes tendances parmi les organisations qui avancent le concept de transition juste.
L’approche du statu quo (ou vision néolibérale) est avancée par ceux qui ne voient dans la transition qu’une occasion d’affaires et qui par conséquent donnent la priorité aux mécanismes du marché et à l’aide aux grandes entreprises pour inciter celles-ci à adopter des technologies vertes. C’est le scénario d’écoblanchiment favorisé par les chefs des principaux gouvernements capitalistes (Biden, Trudeau, Macron, Xi Jinping, etc.) qui n’ont aucune gêne à parler de transition verte tout en subventionnant les grandes pétrolières et leurs projets de production d’énergies fossiles. C’est l’approche catastrophique qui prédomine actuellement à l’échelle mondiale.
L’approche par réformes managériales (ou vision sociale-démocrate) mise sur un interventionnisme de l’État et le dialogue social pour organiser la transition écologique sans toutefois remettre en cause le système économique et ceux qui en profitent le plus. Ce capitalisme vert est la vision la plus populaire au sein des grandes centrales syndicales et des organisations écologiques dominantes. Elle se manifeste par la primauté des projets de tarification du carbone et la recherche de consensus avec les décideurs sur des moyens dits « raisonnables » de décarboniser l’économie. Ce « gradualisme » laisse intact le mode de production capitaliste qui engendre inégalités et destruction environnementale.
L’approche par réformes structurelles (ou vision anti-néolibérale) se distingue par une volonté de changer les règles du jeu économique pour jeter les bases d’une économie faible en carbone, plus égalitaire et plus démocratique. Le processus consiste à introduire des réformes qui portent sur le pouvoir économique et politique afin de changer le cadre institutionnel et favoriser les classes populaires et les populations opprimées. Les moyens proposés vont du contrôle public des grands secteurs stratégiques de l’économie aux investissements publics massifs dans les énergies renouvelables afin de casser la dépendance aux énergies fossiles. Ce scénario est proposé par certains syndicats à travers le monde, notamment ceux regroupés par la plateforme internationale Trade Unions for Energy Democracy (TUED)[27] où se retrouvent quelques syndicats importants tels que la Confédération générale du travail (CGT) française, le Trades Union Congress (TUC) du Royaume-Uni, ainsi que des syndicats du Brésil, de l’Argentine et de l’Afrique du Sud. L’on peut aussi inclure dans cette approche le Green New Deal proposé par Bernie Sanders et les socialistes américains de Democratic Socialists of America (DSA). Cette vision rompt franchement avec le néolibéralisme et ouvre la porte à une transformation radicale de la société.
L’approche transformative (ou vision anticapitaliste) part du principe que le capitalisme fondé sur la propriété privée des moyens de production, l’exploitation de la nature et la croissance infinie des profits est incompatible avec la justice sociale et la préservation des écosystèmes planétaires. Les rapports sociaux doivent être changés de fond en comble pour favoriser la démocratisation de l’économie, le démantèlement des systèmes d’oppression tels que le racisme, le patriarcat et le colonialisme. Il s’agit de compter tant sur l’action gouvernementale que sur celle de la société civile pour mettre sur pied de nouvelles institutions (planification démocratique, autogestion, coopératives) afin d’opérer la transition écologique et l’instauration de nouveaux rapports respectueux de la nature. Cette approche, qui inclut l’écosocialisme, malheureusement non mentionné dans le texte de l’IRIS, est encore à ses balbutiements, mais elle commence à s’implanter dans divers endroits du globe. Pensons aux initiatives des petits paysans membres du Mouvement des sans-terre au Brésil (MST), de la communauté coopérative du sud des États-Unis, Cooperation Jackson, ou des propositions des militantes et militants autochtones du Red Deal[28]. Quant aux propositions écosocialistes, nous en mentionnons plusieurs dans l’avant-propos à ce dossier.
Partant de ces quatre scénarios, les intervenantes et intervenants du RMÉ ont tiré quelques constatations. La première est qu’une ligne de démarcation politique traverse ces approches, entre d’une part, celles qui restent enfoncées dans une vision capitaliste, les approches néolibérale et sociale-démocrate, et d’autre part, celles qui ouvrent la porte à une sortie du système. Il y a une affinité réelle entre l’approche des réformes structurelles anti-néolibérales et celle des transformations anticapitalistes. Elles font partie d’un front uni des forces et classes sociales qui visent à transformer le système actuel.
Cela dit, le RMÉ estime qu’une vision inspirée de ces deux scénarios anti-systémiques serait la plus appropriée pour un parti de gauche comme Québec solidaire, car la transition écologique est une question d’action stratégique à long terme et ne peut être réduite à un enjeu électoral ponctuel ou à un seul mandat gouvernemental.
Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC), Plan de transition énergétique du Québec, 2019-2030, Document préparé pour Québec solidaire, mars 2018. ↑
Québec solidaire dévoile son Plan de transition économique : « Une révolution écologique est nécessaire. C’est maintenant ou jamais », Manon Massé, communiqué, 14 septembre 2018. ↑
Bernard Rioux, « Lancement du Réseau militant écologiste de Québec solidaire (RMÉ-QS) », Presse-toi à gauche!, 13 février 2018. ↑
« Les systèmes de tarification du carbone, comme le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission (SPEDE) en place au Québec depuis 2015, sont critiqués pour leur impact limité sur la réduction des GES et leur effet régressif sur les ménages. Dans l’immédiat, le SPEDE sera néanmoins maintenu, puisqu’il constitue un apport de fonds important pour financer la transition. », Maintenant ou jamais, op. cit., p. 75. ↑
La Presse canadienne, « Québec solidaire lance un ultimatum climatique au gouvernement Legault », Radio-Canada, 26 mars 2019. ↑
Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte 2030. Politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques, Québec, 2020. ↑
Bernard Rioux et Roger Rashi, « Un plan vert écosocialiste et démocratique du 21e siècle », Presse-toi à gauche!, 18 novembre 2020. ↑
Québec solidaire, Québec solidaire suspend sa campagne Ultimatum 2020, communiqué, 18 mars 2020. ↑
Mylène Crête, « Québec solidaire change de stratégie », LeDevoir, 13 septembre 2020. ↑
Québec solidaire, Programme politique, Article 1.2.2, points a) et c), 12 mai 2018. ↑
Québec solidaire, Cahier synthèse des propositions, congrès du 15, 16 et 17 novembre 2019. ↑
Dans ce contexte, le signal-prix est le signal donné par le prix imposé (suite à une taxe carbone par exemple) sur l’usage de procédés polluants qui amènerait les entreprises à réorienter leurs investissements vers des procédés de production moins polluants et les consommateurs et consommatrices à changer leurs habitudes pour diminuer leur empreinte carbone. ↑
Québec solidaire, Relance économique : QS demande au gouvernement Legault de faire preuve d’ambition, communiqué, 23 février 2021. ↑
.Québec solidaire, Se relever ensemble. Plan solidaire pour un Québec d’après, 2021, p. 9. ↑
GNL Québec était un projet de construction d’un gazoduc dans le nord du Québec afin de transporter du gaz naturel produit par fracturation hydraulique en Alberta vers une éventuelle usine de liquéfaction au Saguenay. Ce projet de 14 milliards de dollars, appuyé par la CAQ et les milieux d’affaires, a été officiellement abandonné en juillet 2021, à la suite d’une farouche opposition du mouvement environnemental et des communautés autochtones affectées par ce projet. ↑
Créons ensemble le contrepouvoir pour une ville juste et verte à Montréal! Qui décide réellement à Montréal? Les quelques personnes au pouvoir, promoteur-rices privés et (…)
Créons ensemble le contrepouvoir pour une ville juste et verte à Montréal!
Qui décide réellement à Montréal? Les quelques personnes au pouvoir, promoteur-rices privés et ceux et celles disposant des capitaux, ou les milliers de personnes qui vivent dans cette ville?
À Montréal, il existe une véritable culture de résistance, forte tradition de défiance alimentant une grande capacité d’action collective. Des centaines de groupes et d’organismes, soit des milliers de personnes, militent dans le but de concrétiser leurs aspirations pour une ville socialement juste, menée par et pour les résident-es, fortement ancrée dans la transition écologique.
Prenons la Ville vous invite au 6E SOMMET CITOYEN DE MONTRÉAL
Tissons des liens toujours plus forts entre nous et nos luttes et formons ensemble un véritable contre-pouvoir!
Venez participer aux discussions et aux ateliers visant à mettre en commun nos luttes et partager nos analyses pour agir ensemble auprès des différentes instances du pouvoir municipal.
Quelques groupes ayant déjà confirmés leur présence:
– Coalition Climate Montréal
– Mobilisation 6600
– Coalition pour le définancement de la police
– Comité citoyen et communautaire Bellechasse
– Groupe d’action citoyenne de Villeray et Petite-Patrie
– Opération Bridge-Bonaventure
Journées d’étude et de formation sur les enjeux de la biodiversité et de la justice sociale et climatique, en préparation de la COP15. Où et quand Date et heure ven., 25 (…)
Journées d’étude et de formation sur les enjeux de la biodiversité et de la justice sociale et climatique, en préparation de la COP15.
Partout sur la planète, les populations sont frappées par les effets du dérèglement climatique dont les conséquences dépassent le seul aspect de la hausse des températures. L’espace occupé par les forêts se réduit et affecte les écosystèmes. La dégradation des sols et la pollution des eaux heurtent les conditions de vie de milliards de personnes sur la planète. Un million d’espèces de la flore et de la faune sont en voie de disparition. Notre maison brûle, il faut agir!
Montréal sera l’hôte du 7 au 19 décembre 2022 de la Conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP15). Cette nouvelle rencontre internationale est importante, car elle met au défi les gouvernements de la planète de conclure une entente sérieuse pour faire face au déclin de la biodiversité. Stopper aujourd’hui cette dégradation est vital pour notre avenir sur Terre et exige du courage politique pour enclencher la transition sociale et écologique de plus en plus urgente.
Objectifs de l’événement :
Suivant une formule d’éducation populaire pour la transformation sociale, les activités viseront à :
Ouvrir un espace de débat et d’échange au bénéfice des activistes et des mouvements sociaux dans la perspective de la COP15 sur la biodiversité;
Accroître la compréhension des enjeux et l’identification de solutions en faisant écho aux analyses et propositions antisystémiques en matière de biodiversité et de justice sociale et climatique, notamment en donnant la parole aux populations qui ont moins la chance d’être entendues (notamment les populations marginalisées, qui sont particulièrement touchées par la perte de biodiversité, notamment les populations autochtones d’ici et d’ailleurs);
Soutenir la préparation des actions de mobilisation qui se tiendront à l’occasion de la rencontre officielle du mois de décembre à Montréal.
L’écosocialisme, une question de lutte pratiqueLa nécesssité d’un écosocialisme mobilisateur et fédérateurEn guise de conclusion
Il y a 11 ans, les Nouveaux Cahiers du (…)
Il y a 11 ans, les Nouveaux Cahiers du socialisme publiaient un numéro intitulé Écosocialisme ou barbarie ![1] Pourquoi, donc, sortir un autre numéro sur l’écosocialisme à l’automne 2022 ?
L’aggravation de la crise globale du capitalisme, avec en prime une situation climatique qui frise la catastrophe, rend la proposition écosocialiste plus urgente que jamais. En 2011, la crise financière était à peine vieille de trois ans et les politiques d’austérité commençaient à s’imposer partout sur la planète. Aujourd’hui, de multiples crises – économique, sociale, sanitaire, climatique – s’imbriquent et s’aggravent mutuellement au point où les économistes nous préviennent qu’une période de stagflation (stagnation économique et inflation) nous pend au nez et les virologues que d’autres pandémies sont tapies dans l’ombre.
Il y a 11 ans, des analystes marxistes aussi avertis que Sam Gindin et le regretté Leo Panitch nous disaient que l’économie chinoise s’apprêtait à intégrer le capitalisme global dominé par les États-Unis et, qu’en conséquence, les crises du système proviendraient dorénavant des contradictions économiques et sociales au sein des États et non plus des contradictions entre États[2]. Aujourd’hui, nous voyons le retour des tensions géopolitiques entre grands blocs rivaux, les États-Unis et leurs alliés d’un côté, l’axe Chine-Russie de l’autre, la récurrence des guerres par procuration, l’Ukraine en ce moment, et le danger accru de conflit nucléaire.
En 2011, plusieurs analystes de gauche se plaignaient du peu de résistance populaire au néolibéralisme en crise depuis 2008. Nous assistons à un changement important depuis une décennie alors que nous avons vécu au moins deux grandes vagues de révoltes populaires mondiales : dès 2010, le Printemps arabe et les grandes révoltes contre l’austérité en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, dont notre Printemps érable, en Amérique latine. À partir de 2019, une deuxième grande vague se manifeste : par la mobilisation mondiale de la jeunesse contre les changements climatiques, les luttes populaires contre la droite en Amérique du Sud, au Chili, en Argentine, en Bolivie, en Colombie, et l’important mouvement antiraciste et anti-Trump de Black Lives Matter aux États-Unis.
De nos jours, la discussion publique à gauche ne porte plus sur l’absence de résistance populaire au néolibéralisme, mais plutôt sur les moyens stratégiques et tactiques pour que ces multiples révoltes puissent aboutir à de réelles transformations systémiques.
L’écosocialisme, une question de lutte pratique
La situation actuelle nous amène à centrer ce numéro sur la question de la stratégie, c’est-à-dire sur la lutte politique pour un socialisme écologique et libérateur. Non pas que l’exploration théorique et programmatique de cette société nouvelle soit terminée. Non pas que les questions politiques soient toutes clarifiées. Non pas que l’hypothèque attachée au terme de « socialisme » après les échecs du XXe siècle soit levée. Non, il y a encore fort à faire sur toutes ces questions.
Cependant, le débat théorique ne se pose plus comme en 2011. Aujourd’hui, c’est devenu une question pratique, une question de luttes sur le terrain, car, depuis 2011, les initiatives écosocialistes politiques et sociales se multiplient.
En 2012, Jean-Luc Mélenchon, alors candidat du Front de gauche aux élections présidentielles françaises, proposait de lier luttes écologiques et luttes sociales dans une vision de rupture avec le capitalisme et le productivisme afin de promouvoir une planification écologique démocratique radicale. Il a appelé « écosocialisme » cette nouvelle synthèse du socialisme et de l’écologie et l’a intégrée dans son programme électoral[3]. Avant l’élection présidentielle suivante, en 2017, Mélenchon a récidivé. Alors qu’il était au moment le plus fort de sa période « populiste de gauche », il a néanmoins conclu sa brochure, L’ère du peuple, par un appel éloquent et puissant : « Nous proposons un nouvel énoncé de la stratégie émancipatrice pour le futur de l’humanité. Cette nouvelle conscience et son programme d’action sont l’écosocialisme[4] ». En 2022, Mélenchon remportait 22 % des votes aux élections présidentielles et un remarquable 26 % aux élections législatives, à la tête d’une alliance de gauche, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES), configurée et menée par son parti La France insoumise. En place de choix au programme de cette alliance, devenue la principale opposition en France : la planification écologique et démocratique, héritée des programmes écosocialistes des années précédentes.
En 2019, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, l’égérie de Democratic Socialists of America (DSA), lancent le Green New Deal (GND) qui devient rapidement la revendication phare de la nouvelle gauche socialiste étatsunienne[5]. Bien que lancée au Congrès des États-Unis, et donc relativement limitée au départ, cette revendication antinéolibérale peut relier les luttes sociales et climatiques et préfigurer l’écosocialisme, comme le font remarquer les Autochtones radicaux du collectif Red Nation[6]. L’intellectuelle et militante bien connue, Naomi Klein, ne s’y trompera pas : elle affirme dans son livre On Fire. The Burning Case for a Green New Deal que le GND proposé par les jeunes socialistes américains exprime l’aspiration à une vision écosocialiste et démocratique, aux antipodes du vieux socialisme industriel et autocratique de l’Union soviétique[7].
Les mouvements sociaux ne sont pas en reste. Alors qu’en 2011, les plus à gauche affirmaient qu’il fallait « changer le système, pas le climat », l’idée se précise aujourd’hui d’un anticapitalisme assumé souvent suivi d’un appel à l’écosocialisme.
Ainsi la Cooperation Jackson, un mouvement de coopératives d’habitation et de production, dans la ville à majorité afro-américaine de Jackson au Mississippi, s’affiche-t-elle ouvertement non seulement comme antiraciste, anticoloniale et antipatriarcale, mais aussi comme socialiste et écologique[8]. Il en est de même du collectif autochtone Red Nation qui n’hésite pas dans son manifeste Red Deal[9] à se réclamer de la lutte de libération des Autochtones et de l’écosocialisme. Il prône l’appui au Green New Deal, mais aussi son dépassement vers un Red Deal qui non seulement donne la priorité à la libération des Autochtones, mais aussi à une position de gauche révolutionnaire susceptible de créer des alliances populaires contre les classes dominantes.
Le mouvement des grèves étudiantes et de la jeunesse lancé avec éclat par la jeune militante suédoise Greta Thunberg connaît un développement similaire. Les grèves de l’automne 2019 ont mobilisé six millions de participantes et participants dans le monde, dont une manifestation monstre de 500 000 personnes à Montréal. Depuis, Greta et son mouvement Fridays for Future (FFF) ont constamment radicalisé leurs positions. Les dénonciations du capitalisme, du colonialisme et du racisme sont maintenant explicites dans les appels à reprendre les grèves à l’automne 2022[10]. Plusieurs militantes et militants de FFF membres de différentes sections nationales européennes se sont joints à des initiatives telles que les Rencontres écosocialistes de Lisbonne. Ces dernières ont donné lieu au lancement d’une revue écosocialiste en ligne, Fight the Fire, à laquelle participe le militant et théoricien écosocialiste Andreas Malm[11].Cette nouvelle publication veut diffuser les idées écosocialistes dans le mouvement international pour la justice climatique.
Parallèlement, les idées écosocialistes ont souvent un ancrage solide et ancien dans les luttes populaires, ouvrières et paysannes du Sud global. En 2009, lors du Forum social mondial à Belém au Brésil, s’est tenue une rencontre internationale d’écosocialistes où fut adoptée le Déclaration écosocialiste de Belém[12] avec un fort contenu anti-impérialiste et décolonial, et ce, en présence de nombreux militants et militantes du Brésil et de l’Amérique latine. Au Brésil, l’influence écosocialiste se fait sentir dans des mouvements sociaux aussi influents que le Mouvement des sans-terre, les mouvements pour les droits territoriaux des peuples autochtones et contre l’extractivisme, ainsi qu’au sein des partis politiques comme le PSOL (Partido Socialismo e Liberdade, le Parti socialisme et liberté).
En Afrique du Sud, les idées écosocialistes se développent depuis 2011 dans les syndicats militants et les organisations populaires. Depuis deux ans, un mouvement de convergence de 260 organisations a permis la mise sur pied d’un vaste projet critique du capitalisme vert et de l’écoblanchiment gouvernemental, Climate Justice Charter (CJC)[13]. Le CJC appelle à une transition démocratique populaire. Des militants écosocialistes participent à la direction du mouvement. Ce ne sont que quelques exemples d’un courant qui prend sans cesse de l’ampleur dans maints pays en développement.
La nécesssité d’un écosocialisme mobilisateur et fédérateur
La nécessité d’une alternative globale et radicale au capitalisme crève les yeux. Les Nations unies, par la voix de leur secrétaire général, s’épuisent à dénoncer la dérive climatique et les catastrophes pour l’humanité qui en résultent. Les scientifiques du GIEC[14] tirent la sonnette d’alarme et préviennent que des transformations sont urgentes et nécessaires si l’on veut éviter l’irréparable. Des écologistes connus tel le biologiste David Suzuki martèlent qu’une action radicale s’impose. La question de la transition est sur toutes les lèvres : transition énergétique, écologique, technologique, verte, c’est la question de l’heure.
Loin de faire la fine bouche face à la question de la transition, que certains considèrent comme une compromission avec les tenants du système, nous y voyons au contraire l’occasion de réaffirmer la nécessité d’une transition antisystémique et de transformer cette perspective en revendication agissante et mobilisatrice sur le terrain des luttes de classes et populaires.
Pour ce faire, nous tenterons de clarifier dans ce dossier certains des grands éléments de la stratégie écosocialiste. Nous l’avons divisé en trois grandes sections : Théorie, Débats stratégiques, Luttes et résistances.
La section Théorie explore les principes qui guident notre action à l’aide de quelques textes de penseurs socialistes étatsuniens inédits en français. Si les lectrices et lecteurs francophones connaissent bien Michael Löwy et Daniel Tanuro, ils n’ont peut-être pas lu d’auteurs écosocialistes étatsuniens. Nous saisissons l’occasion pour présenter Nancy Fraser, autrice marxiste féministe de grande valeur, qui expose une vision intersectionnelle de l’écosocialisme et démontre la capacité fédératrice de ce projet. Une entrevue avec John Bellamy Foster, un théoricien remarquable du socialisme écologique marxiste, nous donne un aperçu des contributions de l’école dite de « la rupture métabolique » à une conception révolutionnaire et anti-impérialiste de l’écosocialisme. Ce socialisme du XXIe siècle a relancé les recherches sur la planification démocratique et la mise sur pied d’une nouvelle structure technologique respectueuse de la nature, autrement dit sur la transformation révolutionnaire des rapports sociaux et des forces productives.
Simon Tremblay-Pepin nous présente deux articles (de Fikret Adaman et Pat Devine ainsi que d’un groupe d’universitaires québécois) touchant les débats sur les modèles de planification démocratique de l’économie et l’importance d’y intégrer la question environnementale. En dernier lieu, Jonathan Durand Folco nous rappelle que l’attention accordée aux questions stratégiques ne peut se faire au détriment de l’éthique et des valeurs, comme la bienveillance, l’honnêteté, la coopération, la transparence, utiles à la construction des mouvements sociaux et à l’élaboration d’un projet socialiste, inclusif, démocratique et émancipateur.
Une entrevue de David Camfield, menée par Donald Cuccioletta, ouvre la section Débats stratégiques. L’intellectuel manitobain réaffirme le premier grand principe de la stratégie écosocialiste : la transformation profonde de la société exige un mouvement de masse et une stratégie de transition antisystémique. Dans l’article « Pour résoudre le dilemme de Greta », Louis Desmeules et Jean-Luc Filion expliquent que le mouvement des grèves climatiques de la jeunesse est arrivé à la même conclusion : il faut rompre avec le capitalisme si l’on veut sauver la planète. Une fois cela dit, de quel mouvement avons-nous besoin ? René Charest parcourt les trois derniers livres du penseur radical Andreas Malm qui, à l’aide de formules-choc telles que le besoin d’un léninisme écologique, remet en question le pacifisme réformiste de l’écologisme dominant et affirme que le mouvement doit adopter une stratégie d’actions de masse radicales, seules susceptibles de fédérer les classes populaires dans leur affrontement avec les classes dominantes.
Qu’en est-il de l’outil politique de la lutte pour l’écosocialisme ? La forme « parti » est-elle toujours adéquate ? Dans un mini-dossier intitulé « Les contradictions de Québec solidaire dans la lutte aux changements climatiques », deux membres de Québec solidaire, parti comparable aux formations de « nouvelle gauche » apparues ces quinze dernières années en Occident, relatent les détails des luttes internes pour que Québec solidaire adopte une vision de la transition écologique qui est anticapitaliste et ouverte sur l’écosocialisme. Jennie-Laure Sully nous rappelle ensuite que l’écosocialisme est de par sa nature une lutte anti-impérialiste et internationale. Elle met en garde contre toute forme d’occidentalocentrisme et invite à se reporter aux écrits et aux luttes émanant des peuples qui vivent en périphérie des États impérialistes.
Luttes et résistances, la dernière section de ce dossier, dresse le bilan de luttes menées sur le terrain et en tire des leçons. Cela va du mouvement international pour la justice climatique après la COP26 au récit critique de trois mobilisations écologiques ici même au Québec et à une réflexion d’une éducation populaire anticapitaliste et écosocialiste. Suit une version française condensée de l’introduction du livre manifeste « Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre » produit par le collectif autochtone radical The Red Nation. Ce document a malheureusement très peu circulé au Québec et il nous apparaît pertinent de remédier à cette lacune.
En guise de conclusion
Nous soumettons ce dossier sur l’écosocialisme à la réflexion et à la critique des militantes et militants du Québec. Nous espérons avoir l’occasion d’en discuter plus profondément dans un avenir rapproché selon des modalités à établir. Nous sommes très conscients du fait que ce dossier reste incomplet. Des questions aussi cruciales que la décroissance, l’écoféminisme, l’action écologique dans le mouvement syndical, la question nationale québécoise et l’environnement sont peu ou pas abordées. Ce dossier n’est qu’un début. Nous nous engageons à continuer le combat pour élaborer une stratégie écosocialiste pour notre temps.
NOTES
Nouveaux Cahiers du socialisme n° 6, automne 2011. ↑
Leo Panitch et Sam Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy of American Empire, New York, Verso, 2012, p. 19-21.↑
Jean-Luc Mélenchon, La règle verte. Pour l’éco-socialisme, Paris, Bruno Leprince/Café république, 2013. ↑
Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris, Fayard, 2016, p. 118. ↑
Voir Donald Cuccioletta et Roger Rashi, « Un Green New Deal radical : la revendication-phare de la gauche socialiste américaine », Presse-toi à gauche, 1er septembre 2020. ↑
Voir dans ce numéro des NCS l’article « Le Red Deal : une action autochtone pour sauver la Terre » par The Red Nation. ↑
Naomi Klein, On Fire. The Burning Case for a Green New Deal, Toronto, Knopf Canada, 2019, p. 258-260. ↑
ÉDITORIAL du numéro 28 des NCS.
Ce 22 juin 2022 est le 119e jour de la guerre destructrice menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Médecins sans frontières s’alarme (…)
ÉDITORIAL du numéro 28 des NCS.
Ce 22 juin 2022 est le 119e jour de la guerre destructrice menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. Médecins sans frontières s’alarme du taux « choquant » de « violence indiscriminée », c’est-à-dire affectant aussi les civil·e·s et pas seulement les soldats. Depuis ses débuts, cette guerre a toutes les caractéristiques d’une guerre impérialiste pour le contrôle de l’Ukraine devant les menaces réelles ou supposées d’une prise de contrôle par l’OTAN. Dans tous les cas, cette guerre est animée par une volonté d’expansion du Capital qui alimente la compétition politique et économique entre les pays. Pour se référer à la vision en termes de système-monde capitaliste de Wallerstein et d’Arrighi, on assiste ainsi à une période typique de chaos qui suit la perte de contrôle du pays jusqu’alors hégémonique, les États-Unis en l’occurrence, qui ne parviennent plus à dominer l’échiquier mondial face à la Chine, notamment. Ce chaos se traduit par la multiplication des conflits, celui en Ukraine montrant l’ampleur des crimes commis, car documentés à un niveau jamais atteint dans d’autres conflits en raison de l’existence des téléphones cellulaires et de l’Internet. Les destructions gratuites de bâtiments, qui rasent le passé d’un peuple, sont un autre témoignage de l’entreprise destructrice de domination.
Pour les Ukrainiennes et les Ukrainiens qui se sont mobilisés massivement et ont, à ce jour, toujours une véritable probabilité, si ce n’est de gagner, car les décombres et les morts ne se relèveront pas, du moins de résister contre cette tentative d’inféodation, plus rien ne sera jamais comme avant. Pour le reste du monde non plus. Il en était déjà ainsi après l’invasion américaine de l’Irak – ce que le monde occidental a voulu ignorer, mais ce qu’il sera difficile de nier en raison des conséquences déjà plus que palpables de la guerre en Ukraine.
D’abord, les réactions à cette guerre révèlent clairement qu’il y a bien une ligne de fracture entre le Nord et le Sud global, au détriment du Sud : elle s’incarne dans le « deux poids, deux mesures » dans l’accueil des réfugié·e·s. D’un côté, des femmes et des hommes africains, arabes, afghans, qui fuient les guerres chez eux et qu’on laisse s’échouer en Méditerranée, avec leurs enfants, ou qu’on abandonne dans leur pays alors qu’ils ont accepté de servir de traducteurs ou de travailler à l’ambassade canadienne, au péril de leur vie, comme l’ont fait nombre d’Afghanes et d’Afghans pour le Canada ou pour les États-Unis. De l’autre côté, des Ukrainiennes et des Ukrainiens qui « nous ressemblent », qui sont « comme nous », et pour lesquels on trouve normal d’élargir les quotas d’entrée.
Quelques commentatrices et commentateurs ont eu la grande élégance de ne pas se sentir amers face à cet aveu raciste[1] pour simplement préférer souhaiter que ce bel élan de solidarité envers les Ukrainiens se répète dorénavant pour les autres réfugié·e·s. Pour qu’on garde intacte cette émotion, cette empathie qui habite les êtres humains devant la détresse des leurs, alors qu’elle est fortement émoussée par la vision réductrice qui sous-tend le libéralisme, qui assimile les êtres humains à des Homo oeconomicus poursuivant leur intérêt personnel.
Autre enseignement de la crise ukrainienne, l’interdépendance énergétique des grandes puissances, la Russie étant le deuxième producteur de pétrole après l’Arabie saoudite et le premier producteur de gaz naturel, ce qui affecte particulièrement l’Europe, en particulier l’Allemagne. La communauté internationale et l’Union européenne ont beau redoubler leurs sanctions à l’égard de la Russie, elles ne dépendent pas moins d’elle. Pour compenser le désengagement officiel, la France n’aura ainsi jamais passé autant de commandes par contrat ponctuel (« one shot contract ») avec la Russie qu’en ce printemps 2022.
Cette situation d’interdépendance est complètement contradictoire avec l’idée de politiques menées au sein d’États-nations. Or, elle n’est pas nouvelle ; l’historien Braudel, qui est l’inspirateur des analyses en termes de système-monde capitaliste, avait déjà fait la démonstration de cette interdépendance depuis au moins le XVIe siècle avec la publication, dans les années 1970, de son ouvrage sur l’économie-monde[2]. C’est d’ailleurs au nom de cette interdépendance assumée qu’est venue l’idée de construire une Union européenne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités. Mais l’Union s’est arrêtée aux frontières de l’Europe occidentale; les classes dirigeantes ont continué à considérer les autres pays (hors Amérique du Nord) comme des pions dominés sur l’échiquier et non comme des alter ego avec lesquels il fallait aussi chercher un modus vivendi. Les Occidentaux n’ont pas retenu les leçons de la Shoah et n’ont pas voulu répondre à cette question lancinante de « comment on avait pu exterminer[3] » six millions de Juifs et un nombre non négligeable de personnes handicapées, homosexuelles et roms. Comment ? Parce que le récit occidental de référence hiérarchise les êtres humains, et d’ailleurs pas seulement les êtres humains, mais l’ensemble des vivants de la planète. L’effet délétère de cette hiérarchisation nous revient tel un boomerang sur une terre en proie aux changements climatiques. Avec les derniers rapports alarmants du GIEC[4] sur la nécessité d’opérer un changement draconien de nos modes de vie pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, on peut bien déplorer notre dépendance aux énergies fossiles, et d’autant plus aujourd’hui qu’elle nous rend aussi dépendants de la Russie, mais ce qu’il faudrait aussi dénoncer, c’est l’incapacité ou plutôt l’absence de volonté politique des classes dirigeantes pour concevoir et façonner un monde d’égaux, lequel couperait de surcroît la route aux dictateurs et à leurs valets.
Reste qu’il n’est pas possible actuellement de vivre en autarcie, même en développant des circuits courts de production, à moins de continuer à nier les rapports inégaux inscrits dans la mondialisation capitaliste. Nous ne sommes pas égaux face aux conséquences de la guerre en Ukraine comme nous n’étions pas égaux face à la pandémie de COVID-19 et aux mesures de confinement. Les pays du Sud, qui sont déjà plus affectés par les changements climatiques, sont de ce fait actuellement menacés par une famine que l’ONU qualifie à juste titre de planétaire. La Russie bloque les ports ukrainiens; or, les céréales ukrainiennes, comme les céréales russes, subissent l’embargo des sanctions économiques, essentielles à plusieurs pays d’Afrique et d’Asie (45 pays selon l’ONU, dont certains parmi les plus peuplés de la planète). La famine risque de s’intensifier si la Chine augmente ses importations de céréales pour compenser les mauvaises récoltes qui s’annoncent, en raison de sa sévère politique de confinement.
Les conséquences au Nord ne sont pas aussi mortifères, mais ne sont pas pour autant négligeables : elles se traduisent notamment par des taux d’inflation inégalés depuis quarante ans. Car la guerre en Ukraine, qui survient après deux ans de pandémie, aggrave les difficultés rencontrées dans la gestion des chaînes d’approvisionnement. Ajoutées à la crise énergétique, ces ruptures dans la circulation des marchandises contribuent à l’inflation.
Il ne s’agit donc pas principalement d’une surchauffe de l’économie qui motiverait, comme le prétendent les économistes orthodoxes, d’augmenter les taux directeurs des banques centrales, ainsi que le font la FED aux États-Unis et la Banque du Canada. Or, cette augmentation des taux d’intérêt de base, qui est amplifiée par les banques servant monsieur et madame Tout-le-Monde, a des répercussions inégales pour la population : autant elle favorise la protection des rentes et du patrimoine pour les ménages aisés, autant elle accentue la baisse du pouvoir d’achat inscrite dans l’inflation qui touche sévèrement les produits alimentaires.
Il y aurait pourtant d’autres façons de lutter contre l’inflation, ou d’accompagner la hausse des taux directeurs[5], qui permettraient de contrecarrer les effets inégaux des conséquences de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Par exemple au Québec, il s’agirait d’encadrer le prix des denrées de base ainsi que celui des services publics, comme les tarifs d’électricité, ou le prix des loyers, dont l’augmentation faramineuse résulte d’une spéculation immobilière effrénée depuis la pandémie. Mais ce n’est pas la voie choisie par les actuels gouvernements fédéral et provincial. Comme s’ils voulaient continuer à alimenter le mythe de l’impuissance des gouvernements devant les « lois économiques », un mythe qui sert à merveille le capitalisme, mais un mythe fortement ébranlé par les mesures de confinement prises par les États, qui ont alors trouvé le bouton pour arrêter net l’activité économique et qui ont ensuite multiplié les dépenses pour soutenir entreprises et ménages.
À la veille de la crise économique de 1929 et de la victoire du parti nazi au Parlement allemand, Freud écrivait Malaise dans la civilisation. Il observait les contradictions dans lesquelles sont plongés les êtres humains étant donné la façon dont la société occidentale se développe : elle prône la recherche du bonheur, mais accumule les obstacles à sa réalisation, en raison notamment, soulignait Freud à l’époque, de ses rapports sociaux et de son utilisation de la technique permettant dorénavant « aux hommes de s’exterminer jusqu’au dernier[6] ». Un siècle plus tard, et quelques guerres et génocides de plus, c’est une image cruelle de l’état de notre civilisation que renvoient la crise ukrainienne et ses réfugié·e·s qui tentent de survivre et se heurtent, malgré l’immense réseau de solidarité en Europe, aux tentatives d’exploiter leur détresse et d’asservir les femmes ukrainiennes qui fuient.
Carole Yerochewski
Pour le Comité de rédaction de NCS
NOTES
Voir en particulier la remarquable chronique d’Émilie Nicolas à ce sujet, dans Le Devoir du 3 mars 2022, « Le choix des mots ». ↑
Les responsables directs sont les nazis, mais les puissances occidentales étaient au courant depuis 1942 grâce à la résistance polonaise (voir le film Shoah du Français Claude Lanzmann, 1985) et ont laissé l’horreur continuer pour des raisons géopolitiques qui annonçaient la guerre froide. Il y a eu suffisamment de crimes coloniaux, de génocides et d’exterminations avant et après pour qu’on ne puisse ignorer que ce n’est pas une question de folie, de génétique ou de tradition du peuple allemand, mais bien le produit d’un système de domination. On peut d’ailleurs regarder avec cette perspective historique la série documentaire et fiction en quatre parties réalisée par le cinéaste haïtien Raoul Peck, Exterminez toutes ces brutes, produite par HBO et ARTE, 2021. ↑
GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. ↑
Voir dans ce numéro des NCS, l’entrevue de Bertrand Shepper, « Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski. ↑
Jean-Michel Quinodoz, « Malaise dans la civilisation, S. Freud (1930). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse », dans J.-M. Quinodoz, Lire Freud. Découverte chronologique de l’œuvre de Freud, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 263-269. ↑
Comme plusieurs l’ont déjà souligné sur différentes tribunes, Lorraine Guay, décédée le 17 juin dernier a accompli des tâches immenses dans les différents milieux militants et (…)
Comme plusieurs l’ont déjà souligné sur différentes tribunes, Lorraine Guay, décédée le 17 juin dernier a accompli des tâches immenses dans les différents milieux militants et professionnels dans lesquels elle a été impliquée : Jeunesse étudiante catholique (JEC), Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, Regroupement des ressources alternatives en santé mentale, Marche Du Pain et des Roses, Marche mondiale des femmes, Réseau de Vigilance, D’abord solidaires, OUI Québec, implication en solidarité internationale en Amérique latine et jusqu’à tout récemment au sein de Palestiniens et Juifs unis (PAJU)[1]. Au-delà de ce qu’elle a réalisé, dont nous sommes tous et toutes les bénéficiaires au Québec, j’aimerais rendre hommage à ce qu’elle nous laisse, comme personne, comme femme, comme militante. Cet héritage est précieux et mérite d’être partagé afin « qu’une certaine manière d’être au monde », comme elle le dirait, se poursuive et se transmette.
Lors d’une intervention publique à propos du livre Qui sommes-nous pour être découragées ?[2], Lorraine précise que si la militante traverse des moments de découragement, parce que les actions posées ne semblent pas avoir des effets suffisants et qu’on peut avoir le sentiment de devoir toujours recommencer, c’est la « posture » militante qui nous permet de remettre sans relâche l’ouvrage sur le métier, de percevoir que les luttes ne sont pas individuelles mais collectives, et donc plus grandes que nous. Les luttes ne nous appartiennent pas, nous avons le devoir de les faire vivre lors de notre passage sur terre, tout en sachant que ce sont les générations suivantes et à venir qui les poursuivront.
C’est également cette posture qui vient avec des qualités dont Lorraine débordait : la générosité, le soin aux autres, l’amour de la vie, mais aussi la capacité de douter, de se mettre en déséquilibre pour comprendre et apprendre, tout en gardant toujours la ligne rouge de la lutte pour la justice sociale comme horizon de court et de long terme. Elle savait être tenace dans sa quête. Lorraine était une femme fascinante. Je souhaite sincèrement que son parcours, ses écrits, ses actions nous inspirent pour l’éternité.
Pascale Dufour Professeure au département de science politique de l’Université de Montréal.
Le Collectif d’analyse politique et la revue Nouveaux Cahiers du socialisme ont perdu le 8 mars dernier un collègue, un ami et un militant de grande valeur. Pierre Beaudet a (…)
Le Collectif d’analyse politique et la revue Nouveaux Cahiers du socialisme ont perdu le 8 mars dernier un collègue, un ami et un militant de grande valeur. Pierre Beaudet a fondé ce collectif il y a une quinzaine d’années avec d’autres camarades désireux de participer à la création d’une nouvelle culture politique de gauche, pluraliste, critique et autocritique. Sous le leadership de Pierre, le collectif a rapidement mis sur pied la revue, un site Web et une université populaire.
Militant et homme de conviction depuis sa jeunesse, Pierre était le lanceur d’idées, celui qui apportait la plupart des projets et il en avait toujours en réserve. Il était aussi l’organisateur, le rassembleur qui travaillait en mettant sur pied des équipes. Infatigable, il animait les militantes et les militants pour mener les projets à terme. Pierre était aussi l’homme de confiance, celui qui trouvait les solutions aux problèmes, qui calmait les désaccords, qui trouvait la voie de passage.
La contribution de Pierre à la gauche tant québécoise qu’internationale va bien au-delà des NCS. Sa feuille de route est impressionnante. Dès la fin des années 1960, il milite pour le socialisme, contre le colonialisme britannique au Canada, pour l’indépendance du Québec. Par son travail dans des ONG en solidarité internationale, il établit des contacts militants partout dans le monde. Il s’investit dans le mouvement anti-apartheid et pour la cause palestinienne. Il fonde Alternatives avec d’autres militantes et militants. On ne peut parler des forums sociaux mondiaux, du mouvement altermondialiste, de l’union et du renouveau de la gauche au Québec, sans parler de Pierre Beaudet.
Embauché comme professeur à l’Université d’Ottawa en 2006, il participe à mettre sur pied l’École de développement international et mondialisation et codirige les éditions de deux manuels sur le développement international. Écrivain prolifique et engagé, il a publié plusieurs livres et des centaines d’articles sur un large éventail de sujets.
Le départ de Pierre Beaudet laisse un vide immense dans les réseaux militants et aussi plus largement. Ce court hommage ne peut rendre justice à son héritage multiple. C’est pourquoi le dossier principal du prochain numéro des NCS portera sur la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet.
Merci Pierre pour ta grande générosité et ton indéfectible engagement envers la construction d’un autre monde, plus juste et plus égalitaire.
Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, le 10 novembre à 18 h, de son dernier numéro, « L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps ». La librairie (…)
Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, le 10 novembre à 18 h, de son dernier numéro, « L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps ». La librairie Zone Libre, 262 rue Sainte-Catherine Est à Montréal, nous accueillera pour cet événement.
Il y aura des présentations des auteurs Roger Rashi, Donald Cuccioletta, René Charest et Jennie-Laure Sully, suivies d’un échange avec le public.
Ce numéro d’automne arrive un peu en retard en raison de différents problèmes, dus notamment au décès, en mars dernier, de Pierre Beaudet, un des artisans de ce numéro, comme il l’a aussi été pour la majorité des numéros.
Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre.
Karl Marx
Dans une chronique parue le 6 octobre 2021 dans Le Devoir, Jean-François Lisée propose sa lecture du (…)
Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre.
Karl Marx
Dans une chronique parue le 6 octobre 2021 dans Le Devoir, Jean-François Lisée propose sa lecture du rapport de la coroner Géhane Kamel[1] sur le décès de Joyce Echaquan, intervenu le 28 septembre 2020. Selon lui, l’enquête fait ressortir que Mme Echaquan a été victime du sous-financement chronique du système de santé et du manque de personnel qui en résulte. Bien sûr, il dénonce lui aussi les propos ouvertement racistes tenus par des infirmières et des proposées, dont cette phrase prononcée juste après le décès : « Les indiennes, elles aiment ça se plaindre pour rien, se faire fourrer pis avoir des enfants. Pis, c’est nous autres qui payons pour ça. Enfin elle est morte ». Mais, selon Lisée, si les individus qui ont tenu ces propos sont condamnables, il n’y aurait rien, là, de systémique, c’est-à dire ni institutionnalisation du racisme ni préjugés et biais collectifs inconscients.
Cet article n’a pas pour objectif de répondre à Lisée, même s’il fait le travail à ce sujet. Il s’agit plutôt d’examiner en quoi nous sommes toujours confrontés à un « colonialisme médical », ainsi que le mentionne le rapport d’enquête[2]. Nous commençons par présenter comment ce rapport éclaire l’existence d’un racisme systémique intrinsèque à tout le système de santé, tant québécois que canadien, sous la férule d’un pouvoir médical dont l’attitude légitime les disparités de traitement en matière de santé.
Les faits d’abord : c’est l’hypothèse d’un soi-disant sevrage, émise dès son entrée à l’hôpital par le gastroentérologue et devenue rapidement un diagnostic sans qu’aucun élément de son dossier ne l’étaye, qui a conduit à ne pas tenir compte de l’insuffisance cardiaque reliée à une cardiomyopathie ni du diabète dont souffre Joyce Echaquan, et à lui administrer une médication non seulement inappropriée mais dangereuse dans le cas où une telle patiente est maintenue couchée – elle était placée en contention par la médecin responsable des hospitalisations, sans surveillance adéquate contrairement à la politique édictée par l’hôpital. Ce n’est donc pas juste en réaction à des propos ouvertement racistes, mais bien parce qu’on la soumet à nouveau, comme cela a été le cas lors de précédents séjours, à un traitement inadéquat, que Joyce Echaquan est effrayée et qu’elle diffuse sa vidéo sur Facebook en demandant à son mari de venir la chercher.
Le diagnostic erroné établi lors de l’admission à l’hôpital le 26 septembre est totalement absent de la chronique de Lisée qui assure qu’il était normal de considérer cette possibilité de sevrage, puisque Joyce Echaquan avait indiqué qu’elle prenait du cannabis au moins trois fois par jour. Mais c’est le lendemain de son arrivée, le 27, qu’elle a donné cette réponse à une infirmière venue la questionner à ce sujet, au lieu de s’attarder sur les palpitations que Joyce Echaquan signalait et sur l’aggravation de son état, qui n’était prise au sérieux ni par le personnel soignant ni par la résidente en gastroentérologie venue la visiter le 28 au matin[3]. Comme le souligne la coroner, c’est plutôt le diagnostic posé à l’admission qui a ouvert l’avenue conduisant à son décès. Celui-ci a résulté d’un « œdème pulmonaire provoqué par un choc cardiogénique » et est qualifié d’accidentel par la coroner, qui écarte évidemment l’intention. Mais elle accrédite en revanche la dimension systémique du racisme à l’œuvre : « Le racisme et les préjugés auxquels Mme Echaquan a fait face ont certainement été contributifs à son décès[4] ».
Car l’hypothèse-diagnostic de sevrage s’explique d’abord par les préjugés envers les personnes autochtones, soupçonnées en permanence de se droguer, d’être irresponsables, etc. « Dès son arrivée au Centre hospitalier de Lanaudière, Mme Echaquan est rapidement étiquetée comme narcodépendante et, sur la base de ce préjugé, il en découle que ses appels à l’aide ne seront malheureusement pas pris au sérieux [5]». Or, ce diagnostic fautif aurait pu être immédiatement réfuté si on avait procédé à un bilan comparatif de médicaments dès l’hospitalisation. Il a par ailleurs été contredit par la consultation à ce sujet du 28 septembre. Il vaut la peine de lire ce passage du rapport d’enquête pour mesurer la force des préjugés et stéréotypes à l’encontre des communautés autochtones :
Questionnés tour à tour durant les audiences, aucun médecin ni membre du personnel du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Lanaudière n’ont été en mesure de nous indiquer sur quoi reposait ce diagnostic de narcodépendance de Mme Echaquan. Ils ne seront pas non plus en mesure de nous informer sur la base clinique en fonction de laquelle ce diagnostic est établi (outre les notes au dossier médical antérieur qui datent de quelques années et qui n’ont pas été réévaluées). Lors du témoignage du gastroentérologue, il admettra que le terme narcodépendance peut induire un biais dans l’esprit des gens. Une conversation aurait également eu lieu entre Mme Echaquan et un autre médecin du centre hospitalier. Cette conversation est peu documentée au dossier médical et nous invite plutôt à croire que Mme Echaquan était inconfortable à être soulagée avec de la morphine. En effet, Mme Echaquan reprochait aux intervenants du système de santé de ne jamais régler ses douleurs et de simplement la retourner à la maison avec des analgésiques. C’est la thèse la plus probable compte tenu des effets secondaires engendrés lors de ses dernières hospitalisations.
Ces faits témoignent d’un racisme systémique, reposant sur des pratiques institutionnalisées. De plus, le témoignage de la voisine de civière qui a assisté à diverses interactions entre le personnel médical et Joyce Echaquan « a permis de bien camper comment la dispensation des soins peut se faire selon deux poids, deux mesures, en fonction de l’origine et de l’étiquette qu’on appose[6] ».
Le rapport d’enquête de la coroner souligne aussi que ces disparités de traitement ne sont pas spécifiques à l’hôpital de Lanaudière, mais se retrouvent dans tout le système de santé, au Québec et au Canada. On peut rapprocher ce constat d’autres pratiques médicales discriminantes liées à des procédures institutionnalisées de cette discipline, et qui ne sont pas spécifiques au Canada. Ainsi, on sait que les signes de malaise cardiaque chez les femmes ont longtemps été sous-estimés parce qu’ils sont différents de ceux des hommes, qui servent de repère « universel ». Il en va de même pour apprécier le taux d’oxygène dans le sang, car les appareils sont calibrés pour les caractéristiques des peaux blanches qui diffèrent de celles des peaux foncées. Or, ces biais sont à présent reproduits dans les systèmes d’intelligence artificielle et, plus précisément, dans les bases de données qui reposent sur un « manque de diversité ou de représentativité des données, ou encore [résulte] des problèmes de discriminations historiques », ce qui conduit à sous-diagnostiquer des maladies, par exemple des cancers de la peau, chez des personnes ayant la peau foncée[7].
Est-ce que de tels faits à caractère systémique se produisent à l’égard de personnes étiquetées pauvres ou à bas salaire ? Pour se défendre d’un comportement raciste, une des deux personnes enregistrées par la vidéo de Joyce Echaquan a assuré à l’audience qu’elle aurait tenu les mêmes propos au sujet d’« une femme sur le bien-être social qui a plein d’enfants ». Cette remarque est révélatrice d’une stigmatisation sociale qui peut conduire à des exclusions des soins de santé. En France par exemple, nombre de médecins spécialistes ont refusé d’accueillir des prestataires de l’aide sociale pourtant couverts totalement à partir de 1999 par le système français pour les frais de santé, mais bien sûr avec un coût plafonné pour les médecins.
Le mépris social à l’égard des pauvres et du peuple en général, entendu ici comme un synonyme de classes populaires, est l’une des marques de la violence de classe qu’exercent sans répit les classes dominantes. Il s’alimente à plusieurs sources. Les pauvres et les précaires constitueraient par exemple « les classes dangereuses » et ce qualificatif est régulièrement ranimé par une intelligentsia qui se veut empathique, mais qui confond morale et social, car, comme le souligne Faure, la démarche mélange depuis son élaboration dans la première moitié du XIXe siècle « description objective et préjugés, volonté d’amélioration sociale et stigmatisation des populations fragiles[8] ». Plus récemment, à la fin du XXe siècle, parallèlement au déploiement du néolibéralisme et de l’autoritarisme grandissant des gouvernements pour mettre en œuvre ses politiques, des personnalités politiques et intellectuelles contribuent à entretenir la confusion entre la montée de l’extrême droite et l’engouement des classes populaires à son endroit, par le recours au terme « populisme », utilisé souvent dans le même esprit que la notion de « classes dangereuses ». Ce jugement moral s’accompagne en effet d’une compréhension paternaliste de la situation, du type « s’ils [le peuple] sont racistes, c’est parce qu’ils sont peu éduqués » – réflexion qui laisse pantois à l’heure où les niveaux d’instruction s’élèvent partout dans le monde. En tout cas, cette apparence d’analyse sur des phénomènes politiques et sociologiques plus complexes[9] aboutit surtout à laisser dans l’ombre le fait que la montée de l’extrême droite repose en premier lieu sur les appuis financiers, politiques et symboliques (de légitimation) que lui apportent les classes dominantes, comme l’a rappelé le philosophe Jacques Rancière[10].
Peut-on pour autant parler de racisme social ou de « racisme de classe » comme le proposent des sociologues qui dénoncent ainsi le renvoi des classes populaires à « l’inculture », à la « nature », à la « barbarie » [11] ? Plutôt que de hiérarchiser les deux phénomènes en imaginant que l’un (la pauvreté) emboite l’autre (le racisme), nous croyons bien plus heuristique d’interroger sur quels aspects les deux phénomènes s’enchevêtrent et sur quels aspects ils se distinguent, et dévoilent dans ce cas-ci la persistance d’un « colonialisme médical ». Car le racisme est une idéologie qui a sa propre logique de construction sociale de catégories déshumanisées (ou, dit autrement, de sous-humains), qui se matérialise aussi par une violence de la domination, mais une violence spécifique à l’égard des cibles, communautés colonisées dépossédées de leur territoire et de leur culture ou groupes sociaux racisés.
Par exemple, quoiqu’il existe plusieurs études sur les inégalités en santé, découlant des déterminants sociaux de la santé, mais aussi d’un accès inégal aux soins, il n’y en a pas, à notre connaissance, qui montrerait un ciblage systématique des classes populaires en matière de traitement médical, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de préjugés de la part de soignants[12]. En revanche, le ciblage des communautés autochtones forme la trame de cette violence spécifique, qualifiée de « colonialisme médical » par le pédiatre urgentiste canadien Samir Shaheen-Hussain[13] : enfants autochtones des pensionnats « servant [à des] expérimentations médicales [entre 1942 et 1952] » ou « affamés pour élargir [les] connaissances médicales », etc. Ces descriptions intolérables nous renvoient aux violences exercées contre les juifs servant de cobayes dans les camps d’extermination nazis ainsi qu’aux politiques eugénistes, pas seulement en Allemagne mais aussi en Europe du Nord et ailleurs, ou encore aux essais incontrôlés de médicaments sur les populations en Afrique, ou au refus de médecins étatsuniens de prodiguer (entre 1932 et 1972) un traitement « à des hommes noirs atteints de syphilis pour étudier l’évolution de la maladie ».
Bien sûr, nous ne voyons plus de médecins pratiquer de telles expériences. Du moins nous n’en avons pas connaissance. Mais nous en voyons différencier l’accès aux soins. Ils ont le pouvoir de le faire et, en tant que classe dominante au sein de la hiérarchie médicale et au-delà, ils servent de référence. Le Québec gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître cette situation, à reconnaître que le système de santé souffre de pratiques modelées par le colonialisme. Il gagnerait aussi à briser le mythe selon lequel tous les médecins délivreraient des diagnostics « neutres » et poseraient des actes sans préjugé, sans biais résultant de leurs représentations, alors qu’ils ne reçoivent pas de formation spécifique sur les relations avec les malades et les enjeux de racisme systémique. Il gagnerait sans doute beaucoup à reconnaître que même si pendant longtemps, il a été aliéné et « né pour un petit pain », ses institutions modelées par les classes dominantes oppriment non seulement des groupes sociaux dominés mais aussi d’autres peuples. Il est dommage que, dans les suites de l’enquête, les médias n’aient pas vraiment relevé que la coroner recommande, notamment, au Collège des médecins du Québec qu’il « revoie la qualité des actes médicaux de la médecin responsable des hospitalisations en médecine familiale et de la résidente en gastrologie[14] ». L’ordre professionnel le fera-t-il, quand bien même il s’est empressé de dénoncer le racisme systémique, oui, systémique, peu de mois après la mort de Joyce Echaquan ?
Carole Yerochewski est sociologue
Me Géhane Kamel, Rapport d’enquête. Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès concernant le décès de Joyce Echaquan, Québec, Bureau du coroner, septembre 2021. ↑
Le rapport d’enquête note ainsi : « Le 28 septembre 2020, à 8 h 45, la résidente en gastroentérologie voit aussi Mme Echaquan, qui a des tremblements, mais ceux-ci ne lui semblent pas forcément crédibles », p. 9. ↑
Karine Gentelet et Lily-Cannelle Mathieu, « Comment l’intelligence artificielle amplifie et reproduit le racisme », The Conversation, 23 novembre 2021. ↑
Olivier Faure, « La naissance des classes dangereuses : entre mythe et concept », Rhyzome, n° 23, 2006, p. 4. ↑
On lira avec intérêt Annie Collowald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, Paris, Éditions du Croquant, 2004. ↑
Jacques Rancière, « Défaire les confusions servant l’ordre dominant », entrevue avec Jacques Confavreux, Mediapart, 3 décembre 2019. ↑
Voir Gérard Mauger dans « Populisme » (Savoir/Agir, vol. 1, n° 15, 2011, p. 85-88) où il indique, en se référant à Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989) que le racisme de classe « dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels », p. 86. ↑