Nouveaux Cahiers du socialisme
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Le schisme identitaire de Étienne-Alexandre Beauregard, ou Le nouveau bric-à-brac idéologique de la droite radicale du Québec

Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de développer une vision progressiste et largement partagée de la nation, voilà qu’elle devient l’objet, en ces années 2020, d’une récupération manifeste par des penseurs de droite ou d’extrême droite qui cherchent dorénavant à nous la présenter sans vergogne sous les habits d’un conservatisme sans rivages.
C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]
Dans ce essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.
Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement, son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.
Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.
Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censé, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (…) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (…) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]
Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.
Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.
Gramsci malmené !
Car si Gramsci pouvait bien parler de “guerre culturelle” (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.
Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.
Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que… QS. On croirait rêver !
Laclau et Mouffe récupérés
Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’ à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.
Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard lui va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).
Détournement de sens
Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.
En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .
On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.
QS au pilori
Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)
Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur a pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !
Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.
Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.
Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.
N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
[1] Le devoir : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/687678/chronique-naissance-d-un-essayiste
[2] Les nuances ici sont importante : il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir ce genre de confrontations idéologiques dans la société québécoise contemporaine, ni non plus que ces thématiques ne soient pas présentes dans l’espace public (j’ai justement cherché à montrer dans Les impasses de la rectitude politique, comment la gauche ne devrait pas les ignorer). Par contre ce contre quoi, il s’agit de se porter en faux –on le verra plus loin— c’est le caractère fondateur que Beauregard, à l’instar d’ailleurs de Bock-Côté, veut à tout prix leur donner ainsi que la pseudo grille d’interprétation sociologique qui en découle.
[3] Ernesto Laclau, Deriva populista y centroizquierda latinoamericana, Nueva sociedad, n 205, septembre-octobre 2006.
[4] (P. 114), et contrairement à ce qui est indiqué de manière erronée dans son essai, qui lui fait référence à des pages inexistantes : p. 201-202. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci.
[5] Il est en ce sens pas étonnant du tout qu’il s’en prenne (page 114) vertement aux thèses de Gérard Bouchard qui dans Génèse des nations et cultures du nouveau monde cherche à repenser la nation québécoise à travers la notion de diversité.
[6] Voir Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 143 et 144 ainsi que p. 107.

Est-ce le sursaut syndical que nous attendions ?
Chaque rebondissement dans la lutte des travailleurs soulève une question : Le mouvement ouvrier est-il enfin en train de prendre le virage ? Mais le moment présente à la fois des travailleurs en colère et des mouvements de réforme syndicale réussis. Ensemble, ces deux éléments pourraient transformer la colère des travailleurs en quelque chose de bien plus important.
Les choses s’améliorent pour le mouvement syndical américain ces jours-ci. La vague d’organisation en cours chez Starbucks et la victoire choquante au centre d’exécution Amazon JFK8 ont fait les plus gros titres, mais cela va bien au-delà. Nous pouvons citer l’organisation d’un nombre sans cesse croissant d’organisations médiatiques, anciennes et nouvelles, de travailleurs de la technologie et des jeux, de travailleurs de l’enseignement supérieur (diplômés et non diplômés), de travailleurs du commerce de détail chez REI, de travailleurs du Congrès à Washington, et bien d’autres encore.
En avril, le National Labor Relations Board (NLRB) a pris note de cette tendance, en publiant un communiqué de presse indiquant que le nombre de pétitions d’organisation déposées entre octobre 2021 et mars 2022 avait augmenté de 57 % par rapport à l’année précédente. L’avocate générale de la NLRB, Jennifer Abruzzo, a décrit cette augmentation comme “une poussée de l’activité syndicale dans tout le pays”.
Au-delà des chiffres, les personnes qui organisent le travail ont des raisons d’être optimistes. L’essor actuel est mené par une nouvelle génération de travailleurs qui reflète la réalité de la classe ouvrière d’aujourd’hui. Ils sont jeunes, multiraciaux, d’origines nationales et d’identités sexuelles diverses, ont fait des études supérieures ou non, sont tatoués et percés ou non.
Cette nouvelle génération tire les leçons des organisateurs du passé, par exemple en élaborant une stratégie à partir des manuels d’organisation du parti communiste des années 1930 ou en demandant conseil à Richard Bensinger, ancien directeur de l’organisation de l’AFL-CIO. Mais ils n’ont pas non plus peur de bousculer les idées reçues, comme lorsque les organisateurs de l’Amazon Labor Union (ALU) ont déposé leur demande d’élection syndicale à JFK8 avec un minimum de 30 % de travailleurs ayant signé une carte de représentation syndicale, ce qui est bien inférieur au seuil habituel d’au moins deux tiers des travailleurs.
Et puis, dans un retournement ironique, beaucoup de ces travailleurs jettent par la fenêtre la sagesse reçue en respectant les règles. Après des décennies d’organisateurs et d’universitaires du travail déplorant le fait que le cadre juridique de la syndicalisation aux États-Unis rende pratiquement impossible l’organisation des travailleurs, ces derniers utilisent en fait ce cadre brisé pour s’organiser. La plupart des nouvelles organisations se font par le biais de bonnes vieilles élections de représentation NLRB, lieu de travail par lieu de travail, et non par des grèves de reconnaissance, des syndicats minoritaires, des campagnes d’entreprise ou des accords de neutralité.
La recrudescence actuelle de la syndicalisation fait suite à la recrudescence des grèves de l’année dernière, “Striketober” suivi de “Strikesgiving”, ainsi qu’à des sommets historiques dans l’approbation publique des syndicats en général. Soixante-huit pour cent des Américains avaient une opinion favorable des syndicats en 2021, dont près de la moitié des républicains, soit le niveau le plus élevé enregistré depuis 1965.
Dans l’ensemble, la situation des syndicats américains semble plus prometteuse qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Mais il est important de garder ces signes positifs en perspective. De nombreux militants et analystes syndicaux ont passé les dernières décennies à se demander si la dernière série de victoires en matière d’organisation ou de grève annonçait les “pousses vertes” d’un nouveau renouveau syndical. Cette fois-ci, est-ce différent ?
Une bataille difficile
À un niveau élémentaire, il est important de garder à l’esprit que les syndicats ont tellement décliné que tout mouvement semble être un progrès. À titre d’exemple, la statistique susmentionnée concernant l’augmentation de 57 % des demandes d’élection à la NLRB par rapport à l’année précédente peut sembler impressionnante. Mais si nous maintenons le taux d’augmentation actuel des demandes de syndicalisation pour le reste de l’année 2022, nous ne nous approcherons toujours pas du nombre d’élections NLRB déposées en 2015 – une année qui n’a pas vraiment été marquée par la renaissance de la syndicalisation et du pouvoir des travailleurs.
De même, aussi inspirant qu’ait pu être #Striketober, les 80 700 travailleurs qui ont fait grève en 2021 ne représentent qu’un sixième des 485 200 travailleurs qui ont fait grève en 2018, année des “révoltes des États rouges”. Qui plus est, même si les taux de grève revenaient au niveau de 2018, les syndicats reviendraient aux taux de grève de la fin de l’ère Ronald Reagan. Encore une fois, ce n’est pas exactement un point culminant.
Et tout en reconnaissant l’importance et l’excitation de la récente série de victoires en matière de syndicalisation, nous avons eu plusieurs rappels de la difficulté de la syndicalisation. L’UAL n’a pas pu reproduire sa victoire de JFK8 au centre de tri LDJ5 voisin, où les travailleurs ont voté à deux contre un contre la syndicalisation. Le nouveau vote de l’élection d’Amazon à Bessemer, en Alabama, a été beaucoup plus serré que l’année dernière, et les bulletins contestés pourraient encore faire pencher la balance en faveur de la syndicalisation, mais pour l’instant les votes pro-syndicaux sont derrière. Le taux de victoire dans les dizaines de magasins Starbucks qui ont organisé des élections syndicales jusqu’à présent a été impressionnant, mais certains n’ont toujours pas réussi, et de nombreux organisateurs ont démissionné ou ont été licenciés. D’autres pertes syndicales importantes ont eu lieu récemment, comme celle des 1 400 travailleurs de l’usine de bonbons Hershey’s à Stuarts Draft, en Virginie.
Si la syndicalisation reste si difficile, c’est en partie parce que les employeurs restent fermement opposés aux syndicats et mènent des campagnes de terreur et de menaces pour “convaincre” les travailleurs que la syndicalisation n’est pas dans leur intérêt. Une grande partie de ce que font les employeurs est techniquement contraire à la loi, mais les sanctions existantes sont si légères que même si les employeurs sont reconnus coupables d’avoir enfreint la loi, il est littéralement plus rentable pour eux de le faire.
C’est ce que nous constatons dans les données relatives aux plaintes pour pratiques de travail déloyales (ULP), qui sont des plaintes déposées auprès du NLRB pour violation du droit du travail. Si nous examinons les données pour 2021, nous constatons que 15 081 ULP ont été déposées pour 954 élections, soit près de seize ULP par élection. Comme la grande majorité des ULP sont déposées contre des employeurs, cela signifie qu’en moyenne, les employeurs ont été accusés d’enfreindre la loi près de seize fois par élection syndicale.
C’est un taux qui est courant aux États-Unis depuis une dizaine d’années, comme on le voit dans le graphique ci-joint tiré de mon livre de 2018. Mais c’est sauvagement plus qu’ailleurs dans le monde. À titre de comparaison, juste au nord des États-Unis, dans la province canadienne de l’Ontario, nous voyons dans le deuxième graphique que le ratio ULP/élection a fluctué entre 0,5 et 1,5 depuis les années 1970.
Il est clair que l’hostilité des employeurs reste un obstacle majeur à l’organisation des travailleurs aux États-Unis, comme c’est le cas depuis des décennies. Mais il y a maintenant deux différences majeures en termes de réponse à cette hostilité patronale.
Un meilleur environnement juridique
Premièrement, on en parle davantage. Si les organisateurs et les observateurs du monde du travail savent depuis longtemps à quel point les employeurs combattent violemment les efforts de syndicalisation, les travailleurs et le grand public n’en avaient guère conscience. Grâce aux médias sociaux et aux reportages plus approfondis d’une nouvelle génération de journalistes spécialisés dans le domaine du travail, les campagnes antisyndicales de la terre brûlée des employeurs sont de plus en plus connues.
Mieux encore, les travailleurs se sont organisés pour repousser ces tactiques et les retourner contre les employeurs. Par exemple, sous le couvert de la protection de la “liberté d’expression” des employeurs, le droit du travail actuel permet aux employeurs de forcer les travailleurs à assister à des réunions antisyndicales en “public captif” ou à des réunions individuelles avec les superviseurs. Ces réunions permettent aux employeurs de menacer et d’intimider les travailleurs afin de saper le soutien à la syndicalisation.
Mais dans certains cas, les travailleurs ont “inversé le scénario” lors de ces réunions, créant des opportunités de syndicalisation en prenant les employeurs et les consultants antisyndicaux en flagrant délit de mensonge et de violation de la loi, et en changeant de sujet pour parler des avantages de la syndicalisation.
Deuxièmement, si les efforts de l’administration de Joe Biden pour réformer le droit du travail par le biais de la loi PRO n’ont pas abouti, ses nominations au National Labor Relations Board ont fait une grande différence. Elles ont activement cherché à mettre un frein au comportement abusif et illégal des employeurs en matière de syndicalisation.
C’est notamment le cas de Jennifer Abruzzo, conseillère générale du NLRB, qui a adopté une approche agressive pour faire appliquer le droit du travail existant et a fait pression pour qu’il soit interprété de manière à étendre considérablement les protections des travailleurs.
Chez Starbucks, M. Abruzzo a déposé des plaintes visant non seulement à réintégrer les travailleurs, mais aussi à imposer à la direction une formation sur les droits fondamentaux du travail et à exiger que les cadres supérieurs enregistrent des déclarations préparées à l’avance affirmant qu’ils ont enfreint la loi et que les travailleurs ont le droit de s’organiser. (Les cadres pourraient également être filmés en train d’écouter une telle déclaration qui leur serait lue, ce qui pourrait créer un dilemme pour les travailleurs quant à l’option qu’ils préfèrent).
Chez Amazon, Abruzzo a pu régler plusieurs ULP autour de campagnes de syndicalisation à New York et Chicago en décembre 2021. Ces règlements ont forcé l’entreprise à accepter d’accorder aux travailleurs le droit de discuter de la syndicalisation dans des zones de non-travail pendant le temps libre. Cela fait partie de la loi existante, mais les employeurs l’interdisent régulièrement. Les organisateurs du syndicat des travailleurs d’Amazon à Staten Island ont fait un usage intensif de ce règlement pour s’organiser à JFK8 et ont repoussé la direction lorsqu’elle a essayé de dire que le syndicat ne pouvait pas utiliser la salle de repos des employés pour parler de syndicalisation.
Plus généralement, Abruzzo a publié des mémoires demandant que les “réunions avec public captif” soient considérées comme intrinsèquement coercitives et comme une violation du droit du travail, ainsi qu’un retour à ce que l’on appelle la “doctrine Joy Silk”. Selon cette doctrine, si les travailleurs sont en mesure de démontrer un soutien majoritaire à la syndicalisation sur un lieu de travail, les employeurs seraient alors tenus de reconnaître le syndicat et de négocier avec lui, à moins qu’ils ne puissent démontrer un “doute de bonne foi” quant au soutien majoritaire du syndicat.
Ainsi, l’environnement juridique de la syndicalisation des travailleurs, même s’il est encore loin d’être idéal, est bien meilleur qu’il y a un an.
Malgré cela, la syndicalisation reste extrêmement difficile. Outre l’hostilité des employeurs, les travailleurs et leurs syndicats ont été mis à terre au cours des dernières décennies. De nombreux syndicats ont oublié comment se battre, et de nombreux travailleurs ne considèrent pas la riposte ou la revendication de leurs droits comme une option réaliste. Dans un monde où le taux de syndicalisation global est de 10 %, et bien moins dans de nombreuses industries et régions du pays, de nombreux travailleurs ne connaissent tout simplement pas les personnes syndiquées ou ce que font les syndicats. Il est donc difficile pour eux de voir la différence que les syndicats peuvent faire.
Les victoires plus importantes et plus médiatisées des syndicats signifient que, pour de plus grands groupes de travailleurs, l’idée de se syndiquer est désormais plus présente dans les conversations. Comme l’a déclaré Aimes Shunk, employé du Starbucks de New York, à Labor Notes : “Après la victoire de Buffalo, je suis entré dans la salle de repos et tout le monde disait : “S’ils peuvent le faire, nous pouvons le faire”. De même, au lendemain de la victoire de JFK8 chez Amazon, les travailleurs de plus d’une centaine d’autres sites Amazon ont contacté l’UAL pour s’organiser.
Cela met en évidence un autre aspect important de cette récente vague de syndicalisation : le degré auquel elle est dirigée par les travailleurs.
La syndicalisation dirigée par les travailleurs
Bien qu’elles utilisent le vieux cadre brisé de la NLRB pour s’organiser, peu des campagnes qui font les gros titres aujourd’hui suivent le modèle standard d’organisation syndicale à forte intensité de personnel. L’ALU est célèbre pour son indépendance, sans personnel rémunéré. Elle a remporté la campagne JFK8 avec 120 000 dollars collectés via GoFundMe et quelques dons d’expertise juridique et de locaux.
Mais même la campagne de Starbucks, qui se déroule sous la bannière de Workers United, un affilié du SEIU, reste dirigée par les travailleurs. À un niveau de base, avec les travailleurs de Starbucks déposant près de deux élections syndicales par jour en moyenne depuis le 1er janvier, Workers United n’a tout simplement pas assez d’organisateurs sur la masse salariale pour monter un modèle dirigé par le personnel, même s’ils le voulaient. Par conséquent, le rôle du syndicat a été plus éducatif et consultatif. Comme l’a déclaré Alex Riccio, organisateur de Workers United, au Northwest Labor Press, “notre travail consiste à nous tenir à l’écart et à donner des conseils lorsqu’on nous les demande, mais [les travailleurs] font tout”.
Nous observons des dynamiques similaires à l’œuvre dans d’autres campagnes d’organisation. Dans le secteur des médias, “nous sommes passés de presque rien à une explosion au cours des dernières années”, a déclaré Stephanie Basile, coordinatrice de l’organisation des nouvelles unités pour News Guild. Le flux constant de nouvelles boutiques intéressées par l’organisation a poussé les organisateurs du personnel de News Guild à repenser leur rôle.
“Nous sommes plus comme des enseignants”, a déclaré Basile, “donnant aux travailleurs des outils pour s’organiser eux-mêmes afin que nous puissions construire un mouvement.”
L’organisation de News Guild a été basée sur un modèle dirigé par les membres et construit autour du principe “Apprenez-le. Faites-le. Enseignez-le”. “Ce que nous essayons de faire, c’est de connecter les membres entre eux et de créer des structures afin qu’il y ait des moyens méthodiques pour les travailleurs de se brancher, de s’organiser et de construire quelque chose de durable”, a ajouté Basile.
Pour que le regain de syndicalisation actuel se transforme en une véritable vague, ce type d’organisation dirigée par les travailleurs devra s’étendre à d’autres entreprises et à d’autres secteurs. Bien qu’il y ait quelques lueurs d’une activité plus large, on ne sait pas encore si cela se produit.
Dans le même temps, les syndicats eux-mêmes ont un rôle important à jouer dans le soutien et le développement de l’organisation des travailleurs. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de consolider les victoires en matière de syndicalisation et de les transformer en premiers contrats. Aux États-Unis, il s’agit d’un défi de taille qui peut faire paraître l’élection de représentation facile en comparaison.
En théorie, le droit du travail oblige les employeurs à négocier avec les syndicats agréés, mais il n’y a aucune obligation de parvenir à un accord et les sanctions en cas de refus de négocier sont minimes. Entre-temps, si les employeurs parviennent à faire traîner le processus pendant un an sans négocier de contrat, ils peuvent déposer une pétition de désaccréditation pour se débarrasser du syndicat. Les employeurs ont donc tout intérêt à refuser de négocier et à faire traîner les choses en longueur.
En conséquence, une récente analyse de Bloomberg Law estime qu’il faut en moyenne 409 jours aux nouvelles unités de négociation pour négocier un premier contrat. Des études réalisées dans les années 2000 ont montré que plus de la moitié des nouvelles unités de négociation ne parvenaient pas à négocier un premier contrat après un an, et qu’un quart d’entre elles n’avaient toujours pas de contrat après trois ans.
Les derniers mois ont montré à quel point le paysage de la syndicalisation peut changer brusquement. Si la situation atteint le niveau des années 1930, où des millions de travailleurs commencent à se syndiquer en peu de temps, alors les inquiétudes concernant les tactiques dilatoires des employeurs en matière de négociation du premier contrat deviendront sans objet. Sans cela, toutefois, elles restent une préoccupation essentielle.
Maintenir l’élan depuis l’élection de représentation jusqu’à la première négociation contractuelle et au-delà requiert de l’énergie et de l’engagement, mais aussi une structure et une organisation. Cela nécessite des ressources, en particulier lorsqu’il s’agit d’étendre les opérations. Aucune organisation gauchiste, progressiste ou pro-travailleurs ne dispose des ressources dont disposent les syndicats.
Le problème est que peu de syndicats ont aujourd’hui l’énergie et la volonté de s’organiser à l’échelle nécessaire, comme en témoignent les échecs répétés de l’organisation de cibles majeures telles que Walmart, Amazon, les “transplants” automobiles (usines gérées par des entreprises automobiles non américaines), etc. Beaucoup trop de syndicats s’attachent à être de bons “partenaires” de la direction ou à démontrer la “valeur ajoutée” que les syndicats peuvent apporter aux employeurs, au lieu de développer la capacité de lutte nécessaire pour les affronter.
Cela signifie que les syndicats doivent également changer. Une partie de ce changement peut provenir d’une nouvelle organisation injectant une nouvelle vie dans les syndicats existants, ou de nouveaux syndicats forçant les syndicats existants à améliorer leur jeu, comme cela s’est produit avec l’American Federation of Labor (AFL) et le Congress of Industrial Organizations (CIO) dans les années 1930. Mais beaucoup de choses doivent venir de l’intérieur.
De nouveaux dirigeants peuvent faire la différence. Il est important que d’éminents dirigeants syndicaux tels que Sara Nelson, de l’Association of Flight Attendants (AFA), et Sean O’Brien, de la Fraternité internationale des Teamsters (IBT), se réjouissent de la nouvelle organisation chez Amazon et Starbucks et soulignent ouvertement la nécessité d’organiser davantage de grèves pour reconstruire le pouvoir des syndicats. Le syndicat de Nelson tente actuellement d’ajouter au mouvement de syndicalisation en relançant la campagne syndicale auprès des 24 000 hôtesses et stewards de Delta Airlines, qui a longtemps été un bastion de l’antisyndicalisme. Outre une approche plus musclée de l’organisation d’Amazon, O’Brien s’est engagé à organiser des secteurs clés comme le transport scolaire, le béton prêt à l’emploi et l’assainissement.
Mais le leadership ne suffit pas. En fin de compte, la transformation des syndicats doit être le fait d’une base active et impliquée. À cet égard, nous pouvons souligner certains développements prometteurs, même s’ils ne reçoivent pas l’attention qu’a reçue l’organisation d’Amazon et de Starbucks.
Développements prometteurs
L’un d’eux est le changement en cours au sein des Teamsters. L’IBT, qui reste l’un des plus grands syndicats d’Amérique du Nord avec 1,3 million de membres, y compris des concentrations importantes de membres dans le secteur de la logistique, est un élément essentiel de tout plan visant à reconstruire le pouvoir des syndicats américains. O’Brien est arrivé au pouvoir après une élection contestée de la direction à l’automne dernier, où il a battu le successeur trié sur le volet du président général sortant de longue date, James P. Hoffa, par une marge de deux contre un.
O’Brien a une approche plus militante que son prédécesseur, mais sa capacité à tenir ses promesses dépendra de la mobilisation des membres derrière lui – et de leur capacité à lui demander des comptes. Il a été élu grâce à l’appui des Teamsters for a Democratic Union (TDU), le mouvement de réforme de la base du syndicat, et grâce à une campagne alimentée par la colère des membres contre les contrats de concession de Hoffa. Alors que la direction précédente faisait obstacle à la participation des membres et utilisait des échappatoires constitutionnelles pour contourner la règle de la majorité et imposer des concessions, les membres recherchent maintenant une direction qui s’organisera avec les membres pour combattre les employeurs.
La nouvelle administration n’en est qu’à ses débuts, mais jusqu’à présent, l’équipe d’O’Brien a passé son temps à visiter les ateliers des Teamsters dans tout le pays, à marcher sur les lignes de piquetage et à renforcer les programmes d’éducation et de syndicalisation des syndicats.
Le grand test viendra l’été prochain, lorsque le contrat national d’UPS expirera. Couvrant 330 000 travailleurs, c’est de loin le plus gros contrat du secteur privé en Amérique du Nord, avec des ramifications pour les syndicats et l’économie américaine en général. M. O’Brien a parlé ouvertement de faire la grève chez UPS et met en place une campagne de négociation jusqu’à l’expiration du contrat, le 31 juillet 2023. Pendant ce temps, TDU se mobilise indépendamment autour du contrat UPS, comme il l’a fait dans le passé. La différence est qu’il peut maintenant travailler avec la direction de la FIT pour organiser les membres du syndicat Teamster, comme il l’a fait lors de la grève réussie d’UPS en 1997.
Un autre développement prometteur est le processus de réforme qui se déroule actuellement au sein de l’United Auto Workers (UAW). Le syndicat compte actuellement un peu plus de 372 000 membres, ce qui représente une forte baisse par rapport à son pic de plus de 1,5 million de membres en 1979, mais il reste historiquement et stratégiquement important.
À un niveau élémentaire, l’UAW reste essentiel à la réorganisation de l’industrie automobile. Même après des décennies de fermetures d’usines et de désindustrialisation, elle représente toujours plus de 3 % du produit intérieur brut américain. Mais la façon dont l’industrie automobile américaine s’est restructurée au cours des dernières décennies a fait de la syndicalisation de l’automobile un impératif stratégique encore plus important.
En effet, une part importante de l’industrie automobile américaine n’a pas plié bagage et déménagé à l’étranger, comme nous le disent les récits habituels sur la mondialisation. Elle s’est plutôt éloignée des centres urbains, en particulier de Detroit, pour s’installer dans le sud des États-Unis et dans le Midwest rural. Pendant ce temps, les “Big Three” syndiqués se sont concentrés sur l’assemblage, externalisant leur production de pièces à des fournisseurs largement non syndiqués. Dans le même temps, les constructeurs automobiles non américains ont établi davantage de “transplants” aux États-Unis, tous non syndiqués et presque exclusivement situés dans le Sud.
Par conséquent, l’organisation de l’industrie automobile est devenue intimement liée à l’impératif stratégique plus large de l’organisation du Sud. Comme Michael Goldfield et d’autres l’ont affirmé, l’incapacité des syndicats américains à organiser le Sud est l’un des facteurs, sinon le facteur clé, expliquant le déclin à long terme des syndicats. Par extension, tout plan viable pour la renaissance du mouvement syndical doit impliquer l’organisation du Sud.
Le problème est que l’UAW n’est pas en mesure de s’engager dans une campagne de syndicalisation aussi audacieuse. Le syndicat qui a été le fer de lance des grèves assises de Flint dans les années 1930 et qui a incarné la variante forte et progressiste du syndicalisme d’affaires de l’après-guerre a vacillé au cours des dernières décennies. Face à la restructuration de l’industrie automobile et aux fermetures d’usines, l’UAW a adopté de manière agressive le “partenariat” patronal-syndical et la production allégée dans un effort désespéré pour conserver sa “part de marché”. Elle en a payé le prix en affaiblissant les contrats à plusieurs niveaux, en décimant les membres et en transformant la direction du syndicat en un appendice corrompu de la direction.
L’année dernière, dans le cadre du règlement d’une affaire de corruption massive intentée contre le syndicat, les membres de l’UAW ont pu voter pour modifier le mode de sélection des dirigeants du syndicat. Ils ont voté à une écrasante majorité en faveur d’un système d’élection directe des hauts dirigeants, similaire à ce qui se passe chez les Teamsters.
La campagne “un membre, une voix” a été menée par un groupe de membres de base de l’UAW appelé Unite All Workers for Democracy (UAWD). Elle est le fruit d’une coalition de travailleurs de l’automobile et d’un segment plus récent mais de plus en plus important des membres de l’UAW : les travailleurs universitaires. Après avoir remporté une victoire décisive lors du référendum de l’année dernière, ils s’attachent maintenant à utiliser le droit de vote pour transformer leur syndicat.
La prochaine étape sera la convention constitutionnelle de l’UAW en juillet, au cours de laquelle l’UAWD fera campagne pour une série d’amendements et de résolutions prioritaires autour du thème “Pas de corruption. Pas de paliers. Pas de concessions”. Ils forment également une liste de candidats réformateurs qui peuvent remporter une élection directe cet automne et commencer le travail de reconstruction du syndicat.
Ils ont récemment remporté une victoire précoce dans le cadre de la préparation du congrès, lorsque le conseil exécutif international a voté pour porter les indemnités de grève à 400 dollars par semaine. C’était précisément le montant pour lequel l’UAWD avait fait campagne. Dans le cadre de cette campagne, ils ont réussi à faire adopter par vingt-quatre sections locales de l’UAW, représentant plus de 180 000 membres actifs et retraités de l’UAW, des résolutions demandant l’augmentation des indemnités de grève, ce qui a renforcé la pression sur les hauts dirigeants.
La lutte au congrès portera maintenant sur la question de savoir si les indemnités de grève commencent le premier ou le huitième jour, comme c’est la pratique actuelle. Les délégués au congrès auront sans doute à l’esprit l’exemple des Teamsters, puisque la liste d’O’Brien a réussi à faire adopter une résolution au congrès de la FIT de l’année dernière pour que les indemnités de grève commencent le premier jour.
Une IBT et une UAW revitalisées pourraient contribuer grandement à déplacer le centre de gravité des syndicats existants dans une direction plus militante. Cela créerait à son tour un climat plus favorable au soutien de l’organisation des travailleurs indépendants actuellement en cours.
Institutionnaliser l’insurrection
Dans l’ensemble, la situation actuelle semble prometteuse. Mais pour transformer cette promesse en quelque chose de plus grand, il faut résoudre le problème auquel les syndicats sont perpétuellement confrontés : celui de l’institutionnalisation de l’insurrection. Les syndicats ont besoin de l’énergie et du militantisme des travailleurs en mouvement pour se développer, mais ils ont besoin de structure et d’organisation pour consolider leurs acquis. Ces deux besoins coexistent difficilement et, trop souvent, les syndicats ont résolu cette tension en étouffant l’énergie des travailleurs au profit du renforcement de leurs structures organisationnelles.
Jusqu’à présent, la réponse des syndicats à la recrudescence de la syndicalisation suggère qu’ils comprennent le défi auquel ils sont confrontés et l’importance de maintenir l’énergie des travailleurs à la base. Au lendemain de la victoire de l’ALU à Staten Island, M. Nelson de l’AFA a appelé les autres dirigeants syndicaux à soutenir les travailleurs d’Amazon. “Ils ont besoin de ressources, ils ont besoin d’argent, ils ont besoin d’organisateurs. Donnez-les, et donnez-les gratuitement”, a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que “toute tentative de contrôler l’excitation, la créativité et la spontanéité de l’éveil de la solidarité est une action téméraire”.
Pendant ce temps, O’Brien de l’IBT a invité les dirigeants de l’UAL, Christian Smalls et Derrick Palmer, au siège de l’IBT à Washington, DC, pour discuter de la manière dont ils pourraient travailler ensemble. O’Brien a promis à l’UAL son conseil interne, l’accès à ses départements de recherche et d’éducation, ainsi qu’un soutien financier. Smalls a souligné que l’ALU resterait indépendante mais qu’elle accueillerait favorablement les ressources de ses alliés plus importants et mieux établis.
Bien qu’O’Brien n’ait pas caché que la FIT est le syndicat qui a fait ses preuves en matière d’organisation et de représentation des travailleurs de la logistique, il a reconnu l’importance d’aider l’UAL à tirer parti de sa victoire. “La main-d’œuvre organisée doit s’unir autour de ce groupe”, a-t-il déclaré. “En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’un syndicat. Il s’agit de tous les syndicats”.
Si les syndicats existants réussissent cet exercice d’équilibre et amplifient l’organisation existante sans se mettre en travers, alors cela pourrait être le début de quelque chose de plus grand.
Barry Eidlin est professeur adjoint de sociologie à l’Université McGill et l’auteur de Labor and the Class Idea in the United States and Canada.

Haïr la Palestine – Sionisme et effacement

YEAR AFTER YEAR
L’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shirine Abou Aqleh par les forces d’occupation israéliennes à Jénine, le mercredi 11 mai 2022, a donné à la question palestinienne sa petite lucarne annuelle de visibilité dans le Nord global. Ainsi va la vie.
En 2021, c’était le sanglant épisode causé par la tentative d’occupation du quartier de Sheikh Jarrah par des colons juifs et les provocations policières à Al-Aqsa. En 2020, le tragi-comique plan Trump et les normalisations des monarchies et émirats arabes corrompus avec Israël. En 2018, l’arrestation d’Ahed Tamimi. Ahed, certes, était Palestinienne, mais blonde et non-voilée. C’est assez pour semer la dissonance cognitive dans le Nord global, qui frémit d’une passagère mais sincère émotion pour cette jeune fille qui aurait mérité d’être Ukrainienne. Et ainsi pourrions-nous remonter, d’année en année, jusqu’en 2000, ou en 1987, ou en 1973, ou en 1967, ou en 1948. Ainsi, tristement, va la vie.
Chaque année, donc, pendant quelques jours, au mieux quelques semaines, on bavarde. En France, les sionistes sionisent, violemment comme Meyer Habib, Valls ou Finkielkraut, ou modérément comme la cohorte des défenseur·se·s interchangeables de la petite solution à l’amiable. Les marches pour la Palestine sont passées au détecteur d’Allah-akbars. Ou réprimées. Ou interdites. Les Blanc·he·s, êtres pacifiques par excellence, sont bien sûr peiné·e·s de la « recrudescence » du « conflit au Proche-Orient », forcément incompréhensible, sans lien avec leur propre histoire assurément. Iels s’inquiètent cependant du risque qu’on leur importe ce conflit dans leur petite vie de Blanc·he·s du capitalisme tardif, par exemple au moyen de manifestations à Barbès ou à Châtelet-Les-Halles où il y a déjà trop d’Arabes en temps normal. Le « conflit au Proche-Orient », c’est proche bien sûr, mais c’est tout de même en Orient. C’est marqué dans le nom.
Ainsi va la vie.
PALESTINE INTROUVABLE
Il y a un peu plus d’un an, lors du précédent épisode de cette passionnante série, qu’on pourrait appeler « Pourquoi tant de haine ? », lundimatin publiait un texte intitulé « Penser la Palestine ». Il était présenté comme potentiellement polémique, mais de nature à « permettre de réfléchir ». Ceci parce qu’il était signé Stéphane Zagdanski, un écrivain assurément doté d’un savoir non-négligeable. Ce très très gros savoir s’exprime dans ce texte par une accumulation d’idées générales, formulées tantôt en phrases tirées du génie propre de leur auteur, tantôt par citations empruntées au tout venant : Kafka, l’historien sioniste Walter Laqueur, Libé, Maxime Nicolle….
Les lignes stupides et condescendantes (« Antisionistes, apprenez à penser ») signées Stéphane Zagdanski ne m’intéressent pas en tant que telles. En dépit de son arrogance, de son culte infantile des granzauteurs dont il aura sa vie entière omis de se demander qui les sacre tels et pourquoi, de ses écrits lamentables et dégradants sur « l’Afrique », « les Noirs » et surtout « les Noires » [2], qu’il prend pour des éloges comme le bonhomme d’Oliver Sacks sa femme pour un chapeau, Stéphane Zagdanski se montre parfois capable de réflexions profondes et son travail sur les textes sacrés du judaïsme et sa mystique forme une honnête et originale introduction pour le profane en la matière [3]
Si j’entreprends de gloser ici sa prose pourrie, c’est pour deux raisons. D’abord parce que lundimatin vaut mieux que ce torchon. Ensuite parce que le texte s’intitule « Penser la Palestine » et qu’il se distingue de bout en bout par l’oubli symptomatique d’un détail. Ce détail s’appelle la Palestine, c’est-à-dire rien de moins que l’objet qu’il s’assigne. Stéphane Zagdanski, sur ce point, ne fait qu’exprimer, exemplairement quoiqu’à à son insu, ce qui fonde l’idéologie sioniste : l’oblitération. Le postulat fondamental du sionisme est le suivant : la Palestine n’existe pas. Intéressant.
Néo-libéralisme en Israël, rapport entre mystique juive et capitalisme : tant de passionnants hors-piste s’esquissent dans ce texte. Leur seul tort est de n’avoir rien à voir avec le début d’une pensée sur la Palestine. Stéphane Zagdanski digresse également sur le statut du signifiant « Juif » chez Alain Badiou et l’antisionisme prétendument endémique dans le star system et le monde académique français. Ces problèmes, à coup sûr, passionnent Palestinien·ne·s et Israëlien·ne·s jusqu’à l’insomnie, et aident grandement à éclairer leurs rapports. Qui n’a entendu retentir, sur l’esplanade des Mosquées, l’insupportable cri de « Badiou Akbar », qui attise rage et peur le long du Mur des Lamentations ? La clé de Sheikh Jarrah ? À l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, camarades ! Sur la montagne Sainte-Geneviève, où de toute éternité rôtit la cuisse de Jupiter, dont la réalité entière suinte par grasses gouttelettes de Pensée. Misère bavarde des khâgneux éternels.
Et la Palestine, Zagdanski ? Bien sûr, dans le texte, le mot apparaît parfois, sans quoi la ficelle serait trop grosse. Quand c’est par l’auteur, c’est entre guillemets : « la “Palestine” ottomane ». Franz Kafka, repeint en good cop du sionisme à longueur de citations, les omet dans les passages produits : « Il y a de plus en plus de Juifs qui retournent en Palestine. » Bien sûr, Kafka a tort, ou a oublié. Le texte sacré des Ottomans, la Torah, s’exprime clairement, Exode XXIII, 31 : וְשַׁתִּי אֶת-גְּבֻלְךָ, מִיַּם-סוּף וְעַד-יָם פְּלִשְׁתִּים וּמִמִּדְבָּר עַד-הַנָּהָר (traduction d’André Chouraqui : « Je placerai ta frontière de la mer du Jonc jusqu’à la mer des Pelishtîms, du désert jusqu’au fleuve »). L’origine allogène du mot « Palestine » ainsi établie, on voit la pertinence des guillemets. On n’en saura pas plus à ce propos. Rien sur ce qu’il a bien pu recouvrir à l’âge du fer, au temps des tribus, des royaumes d’Israël et de Juda, sous Babylone, sous les Achéménides, sous les Parthes et les Grecs, sous les princes Hasmonéens, sous les Romains et les Byzantins, sous les Arabes et les Croisés. Pas même sous Mahmoud Abbas. Inutile. Car tout ça, c’est de l’histoire, et notre guide nous prévient d’emblée : l’histoire n’existe pas. Du moins avant que les Ottomans n’inventent la “Palestine”.
DE L’INCOMPARABLE
Sur les Palestinien·ne·s, c’est un peu plus disert. Zagdanski leur reconnaît le statut de « population ». Comme toute population indigène, ces gens sont dotés d’aspirations confuses, nimbées de mystère : « Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas et n’a jamais eu voix au chapitre. » Rappelons qu’en France, septième puissance mondiale et bonne mère pour les sien·ne·s, d’excellentes prothèses auditives sont à la disposition de chacun·e et (bien mal) couvertes par la sécurité sociale. Elles permettraient peut-être à notre guide d’entendre ce que l’écrasante majorité des Palestinien·ne·s des territoires de 1948, de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora exprime en fait de désir depuis la Nakba et même avant : le droit à sa terre et à la maîtrise de son destin collectif.
L’ennui, c’est que les Palestinien·ne·s forment une population comme les autres. Une population bof. C’est leur différence avec le peuple juif, et ceci pour les raisons suivantes : « Le peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde. » Je voudrais m’arrêter sur cette phrase et lui donner le bénéfice du doute.
Le terme « incomparable » est porteur d’une ambiguïté venimeuse. Selon le Larousse, il peut désigner « ce qui est très différent, ce qui ne peut être comparé ». Sous cet angle, celleux qu’on appelle communément les Juif·ve·s (je ne m’étends pas ici sur le mot « peuple » par souci de brièveté) possèdent sans conteste un génie propre d’une part, d’autre part une empreinte particulière sur les deux « immenses régions » dont il est question, du fait de sa dissémination sur le pourtour méditerranéen et au-delà. Ces très estimables qualités lui sont inaliénables, comme le sont les qualités propres à tout autre groupe humain de ces régions et de toutes les autres. Exemple au hasard : les Palestinien·ne·s.
Par conséquent, si c’est en ce sens que Zagdanski emploie le mot, son propos est juste mais sans grand intérêt et un peu mièvre. Il cache en toute vraisemblance son ignorance quasi-totale des cultures turque, kurde, arménienne, arabe, amazighe ou égyptienne, ainsi que de celles des Balkans, du pourtour de la Mer Noire, de l’Iran ou de l’Afghanistan. Cette ignorance n’est pas un crime. Rien qu’une banalité, et un impensé.
La seconde définition d’« incomparable » est la suivante, et je souligne : « qui l’emporte par ses qualités, qui ne peut être égalé ». Si nous retenons cette acception, l’énoncé que nous commentons est un énoncé suprémaciste. Pour prévenir tout procès d’intention, voici la définition que ce même dictionnaire donne du terme suprémacisme. « Nom masculin (de suprématie) : Idéologie qui postule la supériorité d’un peuple ou d’une civilisation sur tous les autres, et légitime ainsi leurs aspirations hégémoniques. » À la lettre, défendre l’État d’Israël et sa politique coloniale au titre de l’incomparabilité des Juif·ve·s relève de ce qu’énonce cette définition.
Sionistes, apprenez à vous penser.
MORT EN PALESTINE
Zagdanski reconnaît un deuxième trait aux Palestinien·ne·s : leur tendance à mourir en nombre conséquent sous les balles de Tsahal. Et ici, c’est le point Godwin qui lui sert d’excuse : toutes les guerres font des morts, et les jeunes garçons palestiniens « embrigadés par le Hamas » valent bien les adolescents allemands embrigadés par le nazisme : victimes innocentes, mais servant une cause injuste. Ici, il faudra d’abord rappeler à Stéphane Zagdanski qu’à la différence des troupes fanatisées des Hitler Jungend, les adolescents palestiniens en arme ne servent aucun projet d’hégémonie mondiale, de mise en esclavage de leurs voisins ni de conquête d’un espace vital fantasmé comme celui de leur race. Ils sont, ni plus ni moins, les descendants des habitant·e·s qui se trouvaient sur le territoire de l’actuel État d’Israël avant sa création, qui peuplaient par exemple les 418 villages détruits en 1948, ou la zone nommée Cisjordanie, désormais contrôlée à 60% par Israël et grignotée de jour en jour par des colons fanatisés ultra-violents, ou encore al-Quds/Jérusalem aux trois quarts volée dont les derniers habitant·e·s palestinien·ne·s, en zone est, sont jour et nuit harcelé·e·s par leurs voisinage prédateur.
Puisque Stéphane Zagdanski préfère les histoires à l’Histoire, en voici une. Elle se passe dans la vieille ville d’al-Quds/Jérusalem, le 16 mai 2022, où je me trouvais en train de dîner avec un être cher. Nous sommes le lendemain des funérailles de Shirine Abou Aqleh, où le monde entier a pu voir la police israélienne s’attaquer non seulement au cortège venu accompagner la journaliste et lui exprimer sa reconnaissance, mais au cercueil même. Ce jour-là, un autre cercueil est remis par les occupants. Le corps qui se trouve dans ce cercueil n’est pas celui d’une journaliste chrétienne connue mondialement, mais d’un homme de 23 ans dont le nom est Walid Al Sharif. En tant qu’homme et en tant que musulman, il n’intéresse pas la presse du Nord global. Trois jours plus tôt, il était décédé des suites des blessures que lui avaient infligé l’armée israéliennes le 22 avril sur l’Esplanade des Mosquées. Ce jour-là, Walid avait lancé des pierres en direction du Mur des Lamentations voisin, en réaction aux intrusions israéliennes violant le statu quo sur les lieux saints de la ville. D’après la presse israélienne, il est mort d’une crise cardiaque et les images de l’émeute du 22 avril confirment l’absence de tirs contre lui. Ces images, naturellement, sont introuvables en ligne.
Les autorités israéliennes ont retenu le corps de Walid trois jours après sa mort, tenté de tordre le bras à sa famille pour la forcer à l’autopsier contre son gré, cherché à imposer des funérailles en pleine nuit pour éviter qu’elles ne soient suivies. Finalement, les funérailles sont prévues vers 19 heures. La foule des Palestinien·ne·s de Jérusalem Est réunie à Bab Al-Asbat scande : « Par l’âme et par le corps, nous nous sacrifions pour toi Walid. » Nous nous trouvons à 15 mètres de cette foule. À 19h05, les tirs commencent à retentir, les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes fusent, un mouvement de foule commence à se dessiner dans les ruelles qui séparent Bab al-Asbat de Bab al-Sahra. Des soldates israéliennes lourdement armées courent après des adolescents. Des dizaines de garçons et de jeunes hommes arrivent de Bab al-Sahra, nous croisant pour se rendre sur les lieux de l’affrontement naissant. J’en vois un passer, 16 ans tout au plus. La blessure qu’il a à l’œil a brûlé sa peau et la fait pendre sur sa joue. Et pourtant, tout adolescent qu’il est, tout dévisagé et meurtri qu’il est, il descend vers Bab al-Asbat où les tirs résonnent, d’un pas sûr, tranquille. Est-ce le Hamas qui lui a détruit le visage ? Est-ce la « propagande antisémite » venue de Gaza qui fait de ce garçon une proie consentante et de sa chair la nourriture probable d’une nouvelle balle ? Non, Stéphane Zagdanski. Ce qui pousse ces jeunes hommes à la mort, c’est l’État d’Israël et sa politique dévastatrice. Toute cette nuit-là, des tirs retentissent et des traînées lumineuses strient le ciel d’al-Quds. Nous nous réfugions dans un café du Mont des Oliviers, qui domine la vieille ville. Ici, tout le monde regarde ce spectacle avec nervosité mais sans surprise. À Jérusalem-est, on n’appelle pas cela une scène de guerre ou un spectacle de mort, mais un lundi soir.
Ce qui échappe aux personnages du genre de Zagdanski, qui mangent à leur faim et dorment paisiblement après avoir éructé leur haine, c’est que leur vie, quoi qu’ils prétendent, n’est pas en cause. On a beau jeu de qualifier de nihilisme le martyrologe palestinien quand on ignore ce que signifie, ici et maintenant, de vivre sous une occupation inique, cruelle, écrasante surtout par les moyens techniques et militaires auxquels l’Occident unanime a pourvu et continue de pourvoir pour la faire prospérer. Mourir pour que ce type de vie cesse, c’est offrir sa vie à la vie même. Zagdanski et ses potes, qui prétendent avoir médité le destin du peuple juif mieux que quiconque, et tiré toutes les leçons de l’effroyable génocide subi par les Juif.ve.s d’Europe au XXe siècle, devraient mieux le savoir que d’autres. Et puisque cette clique ne s’intéresse aux autres cultures que pour les folkloriser, et ne savent pas lire, voici ce qu’en dit le plus célèbre des innombrables poètes·se·s palestinien·ne·s (je souligne) :
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : il y a sur cette terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.
C’est l’espoir de cette vie parfaitement méritée qui fait les martyrs.
DU FAIT COLONIAL
Du caractère colonial de l’idéologie sioniste, j’ai jusqu’ici disposé comme d’une évidence. Manifestement, il ne suffit pas à certains de constater la présence de 480 000 colons en Cisjordanie, ni l’annexion du plateau du Golan, territoire syrien, pour se poser la moindre question. À seule fin de m’en débarrasser, donc, voici de la lecture : « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Cette phrase est-elle due au général Gouraud, administrateur du mandat français en Syrie et au Liban au début du XXe siècle ? À Herbert Samuel, administrateur britannique de la Palestine mandataire ? Non. Cette phrase est de Theodor Herzl, dans L’Etat des Juifs [4]. Dans la foulée du second Congrès Sioniste de Londres, une banque servant à réunir les capitaux nécessaires à la formation de cet avant-poste de la civilisation fut créée. Son nom : Jewish Colonial Trust [5]
Remettre en cause le caractère colonial du projet sioniste dès son origine relève donc du pur et simple mensonge, et va contre les textes fondateurs dudit projet qui s’inscrivent en droite ligne dans la rhétorique européenne de la mission civilisatrice. C’est par calcul cynique, alors que la grande vague des décolonisations s’amorce dans les années 1930-1940 et qu’il commence à faire mauvais genre d’adopter cette posture en face de l’opinion internationale, que le mouvement sioniste, qui a déjà eu un demi-siècle pour s’implanter sur le territoire qu’il convoitait avec la complicité des Britanniques, repeint son entreprise coloniale en guerre d’indépendance [6]. C’est sur ce terrain que Zagdanski est le plus malin. En faisant jouer la distinction tout à fait pertinente entre l’État d’Israël, fruit de ce projet de colonisation revendiqué par ses penseurs et ses acteurs, et Israël en tant qu’il nomme un symbole religieux central dans l’imaginaire des Juif.ve.s sous toutes les latitudes depuis la disparition des royaumes juifs en Asie du sud-ouest, il tente un remarquable coup de force rhétorique qu’il n’est pas à la portée de toute personne vaguement intéressée à la question de déjouer. Qui, en effet, peut nier la formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem », la présence continue de communautés juives sur cette terre, « la place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les rêves des Juifs de la diaspora » ? Personne ne le peut sauf à être malhonnête.
L’ennui, c’est que ce fait, qui mérite d’être reconnu et respecté, n’est une fois de plus nullement incomparable à d’autres, sans stricte équivalence bien sûr. Prenons l’exemple des populations de confession musulmane au Maghreb, en Égypte, dans les Bilâd al-Shâm et en Iraq, dans le Golfe, en Iran, en Asie centrale, en Indonésie, en Chine. Al-Quds fait tout autant partie de leurs rêves, de leurs espoirs et de leurs symboles. Depuis des siècles, le pèlerinage de la Mecque et de Médine est considéré comme incomplet sans la visite à l’esplanade des mosquées, lieu décrit comme le point de départ de l’ascension céleste du prophète Mohammed. Ne seraient-iels donc pas, au titre de leur islamité et selon vos propres critères, aussi fondé·e·s à planifier l’établissement d’une colonie de peuplement en Palestine que les Juif·ve·s de Pologne, d’Autriche, de Russie ou de la mer Baltique ? Est-il acceptable que la situation qui prévaut depuis 1948 prive l’écrasante majorité des musulman·e·s d’un pèlerinage pareil ? Et la destruction par Israël, en 1967, du quartier où vivaient les maghrébin·e·s d’Al-Quds/Jérusalem (Hayy al-maghâriba), installé·e·s génération après génération auprès de leur lieu saint, là même où se trouve maintenant l’esplanade qui jouxte maintenant le Mur des Lamentations (Kotel) ? N’est-elle donc pas aussi infâme de ce point de vue que le prétendu projet palestinien, qu’aucune charte d’aucune organisation politique n’étaye, de jeter les Juif·ve·s à la mer ? En bref : de qui vous foutez-vous au juste ? Et qui nie qui ?
QUI SONT LES SIONISTES ?
La triade peuple-état-nation est un assemblage conceptuel européen du XIXe siècle, dont l’exacerbation est concomitante à la sauvage entreprise coloniale et constitue l’origine des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Cette exacerbation est donc l’une des causes indirectes de la Shoah. Le mouvement sioniste, de Herzl à Netanyahou, est à l’origine un nationalisme typique de la Mitteleuropa autour de 1848, et en relève donc substantiellement. Dans « la monumentale histoire du sionisme de Walter Laqueur », comme dit votre pingouin professeur de pensée, il n’est question que des Juif·ve·s d’Europe (et encore devrait-on dire : d’un groupe fort minoritaire de Juif·ve·s d’Europe) dans les chapitres qui concernent l’émergence de ce mouvement. Et pour cause : le sionisme n’est né ni au Yémen, ni en Iran ni au Maroc, pour ne citer que trois pays où la présence du judaïsme fut de longue date particulièrement vibrante.
Où étaient donc les Juif·ve·s de ces contrées autour de 1850 ? À la maison, tranquilles, en train de ne pas planifier la colonisation d’une terre et la déportation de ses habitant·e·s. Iels vivaient comme toutes les minorités sous le colonialisme français ou britannique, sous les sultanats islamiques arabes ou non. Non pas, comme le croit Zagdanski, sous le joug d’une entité abstraite nommée « antisémitisme musulman », car il n’y a que des musulman·e·s, oppresseur·e·s et opprimé·e·s, riches et pauvres, vivant en tel lieu et à telle époque. Leur statut de minorité s’accompagnait, comme partout et toujours, de racisme et de partage, de brimades et d’inclusion. Comme toutes les minorités, partout et toujours, celles-ci furent infériorisées ou utilisées, lésées ou respectées, massacrées ou valorisées selon les circonstances, et en tout cas juridiquement et factuellement discriminées. Ce sont ces discriminations qui ont rendu à ces populations l’offre sioniste séduisante. Elle fut diffusée par l’Alliance Israélite Universelle, entité née en France et soutenue par les institutions françaises trop heureuses d’y trouver le moyen de diviser les différentes populations des sociétés indigènes. Une centaine d’écoles, de Tétouan à Izmir, préparèrent le terrain de l’exode.
Un défenseur d’Israël qui prétend administrer des gifles pensantes à ceux qui divergent de sa doctrine devrait aussi se renseigner préalablement sur ce qu’il est advenu de ces Juif·ve·s qui n’ont pas eu le bonheur d’être hertzliens, et découvrir qu’après avoir été ignoblement chassé·e·s de la totalité des pays des mondes arabes à partir de la fin des années 1940, les Juif·ve·s du Maghreb et du Mashriq ont eu à subir à leur arrivée en Israël des discrimination dont l’ignominie est parfaitement comparable à celle qu’iels venaient de fuir : internement, aspersion au DDT, kidnapping institutionnalisé de leurs enfants, exploitation à bas coût, injures publiques de la part des principaux responsables politiques du pays…
Les HaPanterim HaSh’horim, mouvement des Black Panthers d’Israël fondé en 1971 pour résister à ces discriminations, constituent une intéressante et significative réaction à ces discriminations systémiques et institutionnalisées du point de vue desquelles Israël ne se distingue guère des autres états-nations [7]. Jusqu’à nos jours, ceux qu’on appelle mizrahim en Israël vivent pour une bonne part une vie de subalternes, ce qui ne les empêche pas de participer avec enthousiasme à la colonisation de la Cisjordanie, encouragé·e·s par la droite israélienne qui s’est depuis longtemps et de manière parfaitement cynique posée comme leur protectrice, du bourreau Begin à l’infâme Bennett.
C’est donc ce groupe de Juif·ve·s d’Europe, et l’ensemble de celleux qui se sont reconnu·e·s à travers le temps et l’espace dans leur projet et dans la société absurde et violente dont il a accouché, conglomérat de Juif·ve·s réel·le·s ou supposé·e·s où règne la violence sociale et raciale, que nous autres appelons sionistes. Personne d’autre.
JUIF·VE·S EN PALESTINE
Contrairement à ce qu’affirme Zagdanski, les organisations politiques palestiniennes ne sont pas toutes ni de tout temps montrées « révulsées à l’idée que des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière ». Fatah, déclaration du 1er janvier 1969 : « Le Mouvement de Libération Nationale Palestinienne Fath ne lutte pas contre les juifs en tant que communauté ethnique et religieuse. Il lutte contre Israël, expression d’une colonisation basée sur un système théocratique raciste et expansionniste, expression du sionisme et du colonialisme [8]. » Le même Fatah, dans un texte de 1971 intitulé « La révolution palestinienne et les Juifs », a produit une remarquable réflexion sur l’antisémitisme dans le mouvement palestinien et l’impasse qu’il constituait, se posant la question suivante : « Comment pouvons-nous haïr les juifs en tant que juifs ? (…) Comment avons-nous pu tomber dans le piège du racisme ? [9] » Le projet de ce Fatah, loin encore d’être devenu le pantin impuissant qui fait semblant d’administrer l’Autorité Palestinienne actuelle, était la constitution d’un état multiconfessionnel où les Juif·ve·s auraient toute leur place.
Quant au Hamas, dont l’usage de la rhétorique antisémite a suffisamment été souligné, on rappellera simplement ses relations historiques fort troubles avec Israël. C’est initialement la branche gazaouie de l’Organisation des Frères Musulmans, groupe politique présent dans tout le monde arabe et brutalement réprimé en Égypte sous le régime de Gamal Abdel Nasser. En Palestine, cette branche fut étonnamment protégée de la brutale répression orchestrée par un certain général Ariel Sharon sur la bande de Gaza au début des années 1970. Le gouverneur israélien qui régit alors l’occupation de Gaza assiste même à l’inauguration d’une mosquée, Jawrat al-Shams, qui sert de vitrine à l’organisation.
Les ennemis des ennemis étant toujours bien utiles, l’État d’Israël a cyniquement entretenu avec cette organisation une relation constante tout au long des années 1970 et 1980, laissant s’étendre ses réseaux, tolérant la constitution de sa propre milice, le Majd. L’objectif était de laisser le soin à ce groupe d’autochtones de lutter à sa place, et bien plus efficacement, contre l’influence du communisme et du panarabisme en Palestine. Ce n’est qu’au moment de la première Intifada (1987), contraint de revoir sa position attentiste par l’insurrection de la société palestinienne, que ce groupe islamiste cesse sa politique de collaboration avec l’occupant et opère le virage complet vers le radicalisme qui lui est actuellement reproché avec tant de vigueur [10]. Le racisme réactif des cadres du Hamas et plus généralement de certain·e·s palestinien·ne·s, regrettable mais une fois de plus banal dans une société coloniale, n’est donc pas comme le croient Zagdanski et ses semblables, l’effet lointain de la bataille de Khaybar, d’on ne sait quel hadith ou des pogroms de Fès, mais un phénomène entièrement explicable par son contexte et dans lequel les manipulations éhontées des institutions israéliennes ne sont pas pour peu. Quand le vassal finit par mordre la main de son maître, sot qui s’étonne que ses dents sentent le poison.
QUI SONT LES PALESTINIEN·NE·S ?
Pas plus que nous ne posons d’équivalence entre État d’Israël et Juif·ve·s nous ne chercherons ici à défendre l’idée qu’un peuple palestinien préexista à 1948. Se livrer à cet exercice est inutile, car c’est reconnaître à l’ennemi son vocabulaire. Peuple, chez Zagdanski et ses semblables, est évidemment entendu au sens national du terme, et il nous faut à nous autres antisionistes récuser fermement l’évidence selon laquelle faire nation est le prérequis de la légitimité. Pas plus qu’il n’y avait de « peuple algérien » unifié en nation dans les frontières actuelles avant 1830, il n’y a eu de « peuple palestinien » au sens que ce mot prend dans les dispositifs politiques du Nord global. Il y avait en revanche des gens sur le territoire de la Palestine mandataire, dont les grands-parents se trouvaient ou non sur le territoire de la Province ottomane et ainsi de suite. Ces gens, ce sont les Palestinien·ne·s.
La seule raison qui fait, donc, que l’expression de « peuple palestinien » est légitime et en vérité indiscutable pour qui sait raisonner, est que c’est celle qu’utilise désormais l’écrasante majorité des autochtones dont les terres ont été spoliées, les villages rasés, le droit à vivre chez elleux dénié et la vie foutue en l’air par la naissance et le développement de l’État d’Israël. Pour des raisons circonstancielles, ces populations ont choisi le vocable « peuple palestinien » pour s’identifier dans le malheur et l’injustice qu’elles subissent ensemble, et dans le projet de récupérer terres et droits. Comme les Juif·ve·s d’Europe ont adopté le terme linguistiquement impropre d’antisémitisme pour désigner la forme particulière d’oppression dont iels furent victime aux XIXe et au XXe siècle, par distinction avec les phases précédentes de l’histoire multimillénaire de la haine des Juif·ve·s. Aux concerné·e·s de nommer leur oppression comme de se constituer peuple.
Est Palestinien·ne toute personne que l’État d’Israël nomme « Arabe » pour effacer le nom que porte son crime aux yeux du monde. C’est indifféremment une Chrétienne de Bethlehem ou d’Hébron, un Musulman de Haïfa ou de Gaza, un Arabe du Néguev, une exilée à Beyrouth, Venise ou New-York. Et puisque Stéphane Zagdanski est friand d’histoires, en voici une deuxième et dernière à ce sujet.
Elle se passe le soir du jeudi 26 mai 2022. C’est une histoire banale. Un couple d’arabo-européens, elle Palestinienne, lui non, se rendent à Akka. Iels se baignent dans la Méditerranée puis visitent la vieille ville. Depuis 1948, cette citadelle résiste à la pénétration des occupant·e·s. Par miracle, elle n’a pas cédé. Officiellement, nous sommes en Israël. Pourtant, tous·te·s deux le sentent bien, ce soir à Akka c’est Israël qui n’existe pas. De partout surgissent de la musique, des cris d’enfants et des visages heureux. Dans le port de plaisance, de petites embarcations vous font faire le tour de la forteresse. Certaines vont à pleine vitesse, slaloment gracieusement sur la surface de l’eau et font pousser des cris de peur et d’enthousiasme aux passagèr·e·s. Il fait beau, le ciel est d’un orange tendre que déjà grignote la nuit montante. Dans les restaurants sur la rive, on mange du poisson frit. Pas un·e soldat·e de Tsahal à l’horizon. Pas de check-point. Sur les petits bateaux, des femmes dansent. Et ce couple un peu usé, que la vie en ce moment ne ménage pas, se mêle à leur bonheur d’exister, et noie quelques heures ses peines dans la splendide baie de Haïfa, dans la mer qui est à tout le monde et à personne, que l’amertume du rivage indiffère. Voici une soirée palestinienne. Une soirée parmi des femmes et des hommes qui, comme dirait l’autre, valent tous·te·s les autres et que n’importe qui vaut. Qui aiment la vie, eux aussi, « quand ils en ont les moyens. » Qui se donnent les moyens de l’aimer malgré l’acharnement des occupant·e·s à la leur gâcher.
Malgré vos efforts pour vous octroyer le monopole de la joie de vivre, vous autres sionistes n’avez pas tout à fait réussi à saboter celle de vos victimes. Et votre insistance si lourde à souligner à quel point vous aimez la vie ne traduit que votre culpabilité sourde, dont l’effacement du dernier souffle de la résistance qui vous est opposée depuis 74 ans ne vous délivrerait pas. Les nations coloniales, comme les impériales et les exterminatrices, sont des nations hantées. Voyez les États-Unis, l’Allemagne, la France, la Russie. Notre cause est peut-être perdue, mais pas notre joie. Quant à vous, tant que vous n’aurez pas réparé Deir Yassine, vous n’aurez jamais la paix. Celle-ci se mérite, et à l’évidence, vous n’en avez pas les moyens.
Paris, dimanche 29 mai 2022, jour de la Marche des drapeaux.
Mabny Lil-Majhoul
P.-S.
• Paru dans Lundi matin #341, le 30 mai 2022 :
https://lundi.am/Hair-la-Palestine
Notes
[1] https://lundi.am/Penser-la-Palestine
[2] Voir Noire est la beauté, Pauvert, 2001.
[3] Je pense par exemple au beau L’Impureté de Dieu, Le Félin, 1991.
[4] Theodor Herzl, L’État des Juifs [1896], Paris, La Découverte, 1990, p. 47.
[5] Voir la page dédiée à l’histoire de cette banque sur le site de la Jewish Virtual Library, encyclopédie de la très antisioniste American-Israeli Cooperative Entreprise (AICE) aux Etats-Unis : https://www.jewishvirtuallibrary.org/jewish-colonial-trust
[6] Voir à ce sujet Joseph Massad, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestinians, Londres, Routledge, 2006. Gilbert Achcar résume fort bien les enjeux de la question dans « La dualité du projet sioniste », Manières de voir n°157, février-mars 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306
[7] Voir Sami Shalom Chetrit, “Either the pie is for everyone, or there won’t be no pie !” HaPanterim HaSh’horim (the Black Panthers Movement) : The generating collective confrontation, Londres, Routledge, 2009.
[8] https://lesmaterialistes.com/fatah-declaration-1er-janvier-1969
[9] La Révolution Palestinienne et les Juifs [1971], Minuit, 1970. Réédition Libertalia, 2021. Par souci d’honnêteté, on renverra à la lecture critique, d’un point de vue sioniste, proposée par Ivan Segré dans lundimatin : https://lundi.am/La-revolution-palestinienne-et-les-Juifs-Un-document-historique L’espace et l’énergie nous manquent pour la commenter ici.
[10] Voir Jean-Pierre Filiu, « Les fondements historiques du Hamas à Gaza (1946-1987) », Vingtième siècle n°12, 2012, p. 3-14.

Islamophobie, fascisation, racisation

La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ?
Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. L’antitsiganisme, le racisme antiasiatique, en particulier dans cette période de Covid, la négrophobie et l’islamophobie n’ont pas les mêmes ressorts et, en fonction des contextes, certains sont plus activés que d’autres, sans que cela signifie qu’il y ait de concurrence ou de compétition entre les uns et les autres du point de vue des racisé·e·s d’en bas. S’agissant de l’islamophobie […], il y a quand même des spécificités françaises: à l’étranger, on ne comprend pas ce qui se passe en France, sur la question de l’islam et de l’islamophobie en particulier. Et ce n’est pas non plus sans lien avec la dimension impérialiste évoquée et avec la dimension coloniale que souligne Saïd Bouamama dans son dernier livre[1] ou qu’Olivier Le Cour Grandmaison traite dans l’un de ses ouvrages[2] : la France a une histoire coloniale dont elle ne se défait pas et qui continue à la structurer. Des événements comme les 4 000 perquisitions organisées pendant l’état d’urgence ou les déclarations de Darmanin expliquant qu’il était temps de donner des signaux aux musulman·e·s même s’ils et elles ne sont pas impliqué·e·s dans des actions terroristes ne sont évidemment pas sans lien avec la pénétration et l’appropriation des sphères privées et des corps pendant les périodes coloniales.
Il y a eu pendant un moment chez beaucoup de musulman·e·s, ce que je nomme le « syndrome de la porte cassée». On pouvait se sentir visé, pour n’importe quoi, une sensation de terreur en habitait quelques-un·e·s juste parce qu’ils et elles sont musulman·e·s. De là-haut, on sentait qu’ils nous convoquaient. « Au nom du féminisme, on t’empêchera de te vêtir comme tu veux » : on débat du port du foulard partout, mais sans les premières concernées. Au nom de la liberté d’expression, on est capable de fermer une maison d’édition. Au nom de la laïcité, on pénètre l’organisation du culte musulman et édicte une Charte des principes de l’islam que doivent ratifier les imams et les organisations cultuelles, et où il est précisé (article 9 de la Charte) :
« Les actes antimusulmans sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »
On a là une déclinaison parfaite d’une injonction islamophobe d’État. Enfin, au nom de la lutte contre le racisme, on dissout des associations qui luttent contre le racisme, en particulier si le racisme combattu est précisément l’islamophobie. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) a été dissoute en octobre 2021 : les motivations avancées pour justifier cette dissolution – et c’est la même excuse qui est utilisée dans le cas du CCIF, soit la plus grosse association antiraciste de France et même d’Europe en nombre d’adhérents – pointent en particulier le fait que la CRI dénonce l’islamophobie en France.
La spécificité de cette islamophobie en France tient déjà à sa matrice coloniale. Si on prend à nouveau l’exemple du port du foulard, pendant que les militaires Bugeaud et Massu étaient en train de torturer et d’assassiner, leurs épouses respectives convoquaient le 16 mai 1958 une douzaine de femmes algériennes « afin d’œuvrer à l’union des cœurs» et provoquaient cette séance du dévoilement, au nom de la libération de la femme musulmane et de la mission civilisatrice. Des images de ces « cérémonies» circulent. L’idée aussi selon laquelle l’islam est une religion qui, intrinsèque ment, est potentiellement dangereuse et signe d’une infériorité civilisationnelle relève de l’islamophobie savante dans la IIIe République. Déjà à l’époque, la religion musulmane était perçue et construite comme un frein à l’expansion coloniale de la France, donc il fallait l’occidentaliser et, aujourd’hui encore, cette religion est montrée comme barbare et s’opposant au progrès et à l’émancipation, contrairement bien entendu aux « valeurs judéo-chrétiennes» blanches – d’où cet « islam de France» qui s’oppose à l’«islam en France». C’est précisément par cette construction essentialisée et stigmatisée de l’islam que s’opère sa racialisation et que son traitement politique relève de la politique de la race.
Dans ce contexte, l’une des priorités serait de dénoncer cette islamophobie d’État qui dissout ou menace nos structures cultuelles et nos solidarités organiques, et qui fait de nous des ennemis de l’intérieur avec la loi sur le séparatisme. Au lieu de ça, les organisations qui luttent contre l’islamophobie ont été isolées, lâchées par un grand nombre d’organisations qui habituellement se mobilisent contre toutes les discriminations. Les cadres d’organisation des manifestations massives contre la loi « sécurité globale» n’ont pas souhaité mobiliser avec la même ardeur contre cette loi dite « séparatisme » alors même que son article 36 réintroduit l’article 24 abandonné dans la loi « sécurité globale». Finalement, cette loi inique et ces dissolutions racistes se passent en silence, celui-là même qui accompagne les processus de fascisation.
Ugo Palheta – Il y a aussi une spécificité française, à mon sens, dans le degré d’institutionnalisation de l’islamophobie. Sur le plan idéologique, en Italie par exemple, des bouquins d’une islamophobie absolument délirante et conspiratoire, comme ceux d’Oriana Fallaci, se sont vendus à des millions d’exemplaires[3]. En Allemagne, le mouvement Pegida – un mouvement spécifiquement islamophobe – a réussi à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue en 2014 et 2015, alors même que les mouvements équivalents en France n’ont jamais réussi à le faire. En Angleterre et aux États-Unis, il y a aussi des idéologues islamophobes qui ont un rôle important dans le débat public. Mais c’est vrai qu’en France, et c’est là sa singularité à mon avis, l’État est un acteur central de l’islamophobie. La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dits « ostentatoires» dans les établissements scolaires, la circulaire Chatel sur les mères accompagnatrices ou plus, récemment, la loi dite « séparatisme » (devenue « loi confortant le respect des principes de la République») et l’article de la loi Travail qui permet aux entreprises d’imposer des chartes de la laïcité, tous ces dispositifs juridiques visent de fait les musulman·e·s. C’est souvent ce degré d’institutionnalisation qui étonne à l’étranger. Les médias étatsuniens ne découvrent pas l’islamophobie, mais, par exemple, imaginer que des élus locaux prennent la décision d’interdire le «burkini» sur les plages de leurs communes, pour des Américains ou des Anglais, ça semble assez impensable.
Et je pense que l’histoire ne se serait pas passée comme ça si toute une partie de la gauche en France n’était pas aussi empreinte de colonialisme. Comme le rappelait Pierre Tévanian dans Le Voile médiatique, en 2005[4], quand le débat sur le foulard à l’école commence, les sondages montrent que la population est très partagée sur la question de la nécessité d’une nouvelle loi sur les signes religieux à l’école, c’est à peu près 50/50. Au début, les gens sont globalement sceptiques, d’ailleurs ils le sont plus dans les classes populaires que dans les classes dominantes, beaucoup plus d’ailleurs parmi les partisans de gauche que de droite, il y a des variations sociologiques et politiques de ce type. Mais après un an de pseudo-débats orchestrés par les grands médias, après le « travail » d’une commission parlementaire dont on pouvait savoir dès le départ quelles seraient les recommandations finales, et surtout avec une gauche qui soit se montre très favorable à la loi (PS, LO), soit, dans le meilleur des cas, est divisée sur la question (PCF, Verts, LCR), un retournement s’est opéré et une très large majorité des gens sondés s’affirment alors favorables à une nouvelle loi.
Il y a eu un travail idéologique très puissant de la part du personnel politique, des grands médias, pour imposer l’idée, là encore, que l’islam et les musulmans constitueraient un « problème » pour la France, nécessitant une « nouvelle laïcité » (en fait une « laïcité falsifiée », pour reprendre les mots de l’historien Jean Baubérot) permettant de protéger « la République ». C’est aussi ce que disait le sociologue Pierre Bourdieu, mais presque quinze ans auparavant, au moment de ladite « affaire de Creil » en 1989 : « Un problème peut en cacher un autre[5]. » Autrement dit, le prétendu problème du foulard dissimule ce qui fait réellement problème pour les racistes, ce qui est insupportable pour eux, à savoir la présence durable de millions de personnes issues de l’immigration postcoloniale. Bourdieu dit ça en 1989, ça paraît terriblement de bon sens et c’est d’ailleurs amplement validé par l’évolution du débat politique en la matière (on est passé en quinze ans de la question des signes religieux à l’école à celle du « grand remplacement»…), mais si tu dis ça dans le débat public aujourd’hui en France, tu as toutes les chances d’être taxé d’«islamogauchiste», de soutien du « séparatisme», d’alimenter le terrorisme, donc d’être disqualifié d’emblée et une fois pour toutes.
La Dispute – Vous avez utilisé plusieurs fois des termes qu’il serait utile de définir précisément: racialisation, racisme d’État, racisme structurel, mais aussi fascisation, fascisme, néo-fascisme… Pouvez-vous les expliquer et interroger leurs rapports ?
Ugo Palheta – Commençons peut-être par définir rapidement le fascisme, qui désigne essentiellement un certain type de projet ou d’idéologie, qui peut se concrétiser ou non dans des organisations (dont les formes varient selon les contextes historiques et nationaux) et un certain type d’État (un pouvoir dictatorial dont je ne développerai pas les caractéristiques spécifiques ici, ça nous emmènerait trop loin). Le projet fasciste consiste à prétendre régénérer une communauté imaginaire (en général la « nation», mais potentiellement aussi la « civilisation» ou la « race») par une vaste opération de « purification», d’« épuration» ou de « nettoyage » : purification ethnoraciale (ciblant les minorités ethno-raciales, religieuses, etc., lesquelles empêcheraient la nation d’être elle-même, fidèle à son passé ancestral, à ses racines profondes, à son identité quasi éternelle et glorieuse, etc.) et purification politique (ciblant les mouvements accusés de diviser la nation et donc de l’affaiblir : ceux qui pratiquent la lutte des classes, les féministes, les antiracistes, etc.). Il va sans dire qu’un tel projet repose sur une vision complètement fantasmatique de la nation (essentialisée, éternisée, fétichisée) et sur une conception mythologique de son passé…
Dans notre livre Face à la menace fasciste, écrit avec Ludivine Bantigny, on a cherché à développer une approche en termes de fascisation. D’abord, l’idée principale, c’est que le fascisme n’advient pas du jour au lendemain, mais qu’il y a, en quelque sorte, tout un processus qui intervient en amont et en aval de la conquête du pouvoir politique par les fascistes. Le fascisme, en tant que régime, en tant que pouvoir fasciste, fondé sur l’écrasement de toute forme de contestation sociale, syndicale, politique, artistique, etc., ne peut advenir sans toute une phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle, sans une série de transformations qui vont à la fois modifier les équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression (en particulier la police), démultipliant sa capacité d’intervention autonome (donc arbitraire), et justifier idéologiquement, légitimer, cette vaste entreprise de « purification» dont je viens de parler. Le concept de fascisation sert justement à désigner cette phase de préparation idéologique et matérielle. Une des idées que l’on développe ensuite, c’est qu’il y a deux étapes de fascisation: la première qui précède l’arrivée au pouvoir des fascistes (et je pense que c’est dans ce type de phase qu’on se situe en France) ; la seconde qui succède à la conquête du pouvoir politique (c’est à ce stade que se situe par exemple le Brésil de Bolsonaro ou l’Inde de Modi).
Sur la préparation idéologique, on le voit de mille manières et à partir de mille indices en consultant les médias dominants et en observant le débat politique actuellement en France ; je ne m’y attarde pas parce que c’est l’aspect le plus visible. Sur la préparation matérielle, c’est le fait que les gouvernements ont construit tout un arsenal juridique et toute une base institutionnelle qui permettraient à un pouvoir d’extrême droite d’écraser toute forme d’opposition sans avoir à sortir de la « légalité républicaine ». L’exemple de la dissolution du CCIF est très significatif de ce point de vue. On a une organisation essentiellement constituée de juristes, qui faisait à la fois un travail de recensement statistique d’actes et de discours islamophobes, et un travail juridique de défense des musulman·e·s. Cette organisation se retrouve dissoute du jour au lendemain, sans aucun motif sérieux. Voilà quelque chose de proprement ahurissant et qui devrait paraître scandaleux à toute personne un tant soit peu attachée aux libertés publiques, mais qui n’a pas suscité de mobilisation d’ampleur.
La seconde phase de fascisation, c’est la transformation de l’État dans le sens du passage d’une démocratie capitaliste au sens traditionnel (rôle important du Parlement, respect des libertés publiques, etc.) ou d’une forme très dégradée de démocratie capitaliste (« démocrature», « démocratie autoritaire», « démocratie illibérale», etc.) à un État fasciste. On s’imagine parfois que détenir le pouvoir politique, c’est détenir le pouvoir et avoir la capacité d’en faire ce qu’on veut, mais cette idée a été régulièrement démentie parce que les détenteurs du pouvoir politique peuvent être confrontés à des secteurs de l’État hostiles, au pouvoir économique (le capital ou certaines fractions du capital), mais aussi évidemment aux luttes populaires. Par exemple, Trump ou Bolsonaro arrivant au pouvoir respectivement aux États-Unis et au Brésil n’ont pas pu faire exactement ce qu’ils voulaient. Donc il y a une seconde étape de fascisation, qui peut être victorieuse pour les fascistes ou aboutir à leur défaite. Si l’on prend l’exemple du fascisme historique, Mussolini ne parvient réellement à fasciser l’État que trois ou quatre ans après son arrivée au pouvoir (Hitler ira quant à lui beaucoup plus vite dans le cadre de ce que les nazis eux-mêmes ont nommé la « Gleichschaltung », c’est-à-dire la « mise au pas»). Pendant trois ou quatre ans en Italie, il y a encore des oppositions politiques, y compris au Parlement (le dirigeant communiste Antonio Gramsci est même député jusqu’à son arrestation en novembre 1926), il y a des mouvements sociaux, des grèves, qui sont évidemment réprimés plus durement que dans la période précédente, mais on ne se situe pas encore dans le cadre de l’État fasciste tel qu’il s’impose à la fin des années 1920.
Effectivement, comme Omar l’a souligné, la fascisation procède de manière différente selon la position dans la société et notamment selon l’appartenance ou non aux minorités religieuses et ethnoraciales qui sont en général la cible principale non seulement des fascistes, mais aussi de l’État en phase de fascisation: toutes ces personnes qu’on peut perquisitionner sans motif réel ; toutes ces personnes dont on peut dissoudre les organisations; toutes ces personnes qu’on peut contrôler dans la rue, palper, violenter, humilier, etc. C’est pourquoi nous disons avec Ludivine Bantigny que le fascisme est à la fois là et pas là : il n’est pas là au sens où il n’y a pas à proprement parler d’État fasciste, sinon il n’y aurait pas de médias indépendants ou de syndicats indépendants de l’État, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ne survivraient sans doute pas très longtemps, la gauche radicale non plus… Mais le fascisme est là au sens où il y a des éléments et des processus de fascisation qui sont à l’œuvre et qui touchent en particulier les minorités, les Rrom·e·s, privé·e·s par exemple de leur droit de scolarisation dans certaines communes, les migrant·e·s évidemment (sans cesse pourchassé·e·s et violenté·e·s), les musulman·e·s, les habitant·e·s des quartiers populaires et d’immigration, etc.
C’est pourquoi il est difficile de trouver les termes adéquats pour définir le régime politique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Est-ce que c’est une démocratie? On voit bien que si l’on prend les mots au sérieux, c’est-à-dire la démocratie comme pouvoir populaire (au sens étymologique du terme), ça semble difficile de prétendre que nous serions en démocratie. Est-ce qu’on est dans une dictature? Non. Avec Ludivine, nous avons voulu mettre des mots derrière cette situation qui nous semble intermédiaire, dans un entre-deux, entre une démocratie capitaliste classique (disposant d’institutions politiques relevant du libéralisme au sens classique) et une dictature de type fasciste. Une des hypothèses liées à l’idée de fascisation, c’est que le néolibéralisme autoritaire, que Macron incarne parfaitement, n’est pas le stade ultime de ce processus parce qu’il constitue un mode de domination politique structurellement instable. Ce pourrait n’être qu’une étape vers la construction d’un autre type de pouvoir, une manière d’ouvrir la voie à un pouvoir de type fasciste, si du moins le processus n’est pas enrayé…
Omar Slaouti – Ou alors il y aura peut-être une transformation interne de l’État, qui s’accélère avec un pouvoir néolibéral des plus classiques et qui va accentuer encore la fascisation, selon les rapports de forces avec les mouvements sociaux, ce dont on a déjà discuté au début de l’entretien. À mon sens, c’est un premier point. Le deuxième, c’est qu’il y a un écueil à éviter et qui consisterait à s’interroger sur le moment de la croisée des chemins pour déterminer si « on y va ou on n’y va pas » pour en découdre avec ce système. Notre préoccupation du moment, c’est qu’on a une tendance fascisante contre laquelle il faut dès maintenant évidemment s’opposer. Je dis ça parce que certains disent : « On n’est quand même pas en période fasciste, il n’y a pas obligatoirement urgence dans la période. » C’est très dangereux parce que ça a des conséquences extrêmement graves dès maintenant, pour les migrant·e·s, pour tous les racisé·e·s et pour toutes nos libertés syndicales, politiques et associatives. Mais c’est aussi dangereux car la fascisation prépare le fascisme si rien ne s’y oppose. L’autre écueil à éviter, je crois, c’est qu’on ne doit pas être prisonnier de l’histoire, c’est-à-dire qu’on ne gagnerait rien à appréhender les temps présents en essayant de faire un copier-coller avec les scénarios historiques hérités du passé. Les fascistes ont une capacité d’adaptation face aux nouvelles configurations du moment, y compris par rapport à ce qui existait hier. Leurs discours et leurs pratiques ne peuvent pas être les mêmes: c’est la raison pour laquelle le FN, fasciste par nature, adapte son discours. Bien sûr, il existe des constantes. L’une des constantes des périodes fascistes ou fascisantes, c’est que la bourgeoisie puisse continuer à faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire dégager de la plus-value dans le rapport capital-travail et financiariser davantage l’économie à partir des dividendes. Une autre constante est que la fascisation ne peut s’appuyer que sur une construction essentialisée et stigmatisée de ceux qui représenteront le « eux», opposé à un « nous» moderne, pur et civilisé. C’est pourquoi le racisme institutionnel est si important, car il prépare un terreau favorable à ce processus total et totalitaire.
Si le racisme institutionnel, lui, relève finalement de la non-intentionnalité, au sens où il ne s’agit pas, pour les institutions, d’écrire noir sur blanc ou de dire ouvertement qu’il faut discriminer les gens à partir d’une couleur de peau, d’une religion supposée ou réelle (même si, dans les faits, ces institutions vont discriminer: ça c’est factuel et largement documenté par de nombreux sociologues, juristes, syndicalistes et y compris par des structures très centre droit), le racisme par l’État est quant à lui ouvertement assumé par les propos et l’arsenal juridique. Bien sûr, ces modalités d’expression du racisme peuvent tout à fait se croiser et s’enrichir mutuellement. Au point où, par exemple, les musulman·e·s en France sont plus discriminé·e·s à l’emploi que ne le sont les Noir·e·s aux États-Unis, ou encore que la quatrième génération héritière des immigrations postcoloniales reste elle aussi victime du racisme. Le racisme étatique dans sa triple dimension – racisme dans l’État (racisme institutionnel), racisme d’État (racisme propre à la création de l’État-nation), racisme par l’État (ensemble des propos et textes de lois racistes) – incarne, finalement, ce qu’une grande partie de la gauche n’a cessé de nier, à chaque fois qu’elle a rabattu la question du racisme sur la dimension individuelle, en psychologisant et donc en dénaturant cette oppression structurelle et systémique.
La Dispute – Dans le prolongement des définitions que vous venez de proposer, une dernière question d’ordre général : comment voyez-vous le rapport entre luttes antifascistes et antiracistes ?
Ugo Palheta – Une dimension souvent méconnue de nombreuses luttes antifascistes historiques, c’est la participation centrale des minorités. Et ça renvoie bien à ce que tu disais, Omar, sur l’occultation des luttes des populations minorisées, racialisées, d’ailleurs que ce soient les juif·ve·s dans le contexte européen ou les Africain·e·s-Américain·e·s aux États-Unis ou évidemment les immigré·e·s postcoloniaux dans le contexte français. Dans l’entre-deux-guerres, effectivement, le mouvement ouvrier prenait en charge l’antifascisme à une échelle de masse, avec par ailleurs en son sein de nombreux travailleurs immigrés (qu’on pense par exemple au rôle, dans la résistance au nazisme et à la collaboration vichyste, des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, FTP-MOI). Mais si tu prends une mobilisation antifasciste aussi importante historiquement en Angleterre que la bataille de Cable Street, en 1936, quand les quartiers de l’Est londonien mettent dehors les fascistes et empêchent leur démonstration de force, cette victoire est inconcevable sans la mobilisation des juif·ve·s de ces quartiers (organisés notamment dans le cadre du Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism), en alliance avec des dockers irlandais (qui ont aidé à construire des barricades) et avec des groupes plus liés au mouvement ouvrier, à la gauche du Labour. Ce qui a permis cette mobilisation et cette victoire, qui a eu un rôle important dans le recul de la British Union of Fascists de Mosley, c’est donc l’alliance entre la gauche du mouvement ouvrier et les minorités.
En France, l’antifascisme est souvent perçu comme un mouvement essentiellement blanc, mais l’antifascisme aux États-Unis, dans les années 1960-1970, est en grande partie un antifascisme noir. C’est le moment où le Black Panther Party (BPP)[6] dit explicitement qu’il y a une dimension fasciste dans l’État américain dans la mesure où celui-ci réprime très brutalement l’essentiel des mouvements militants afro-américains, allant parfois jusqu’au massacre. Les militant·e·s du BPP proposent ainsi l’idée qu’il y aurait des éléments de fascisme présents au sein de l’État, dans une société structurée par l’esclavage puis l’apartheid (lois Jim Crow). Ce que n’a pas réussi historiquement le mouvement antifasciste dans pas mal de pays, c’est la connexion nécessaire avec celles et ceux qui subissent en premier lieu l’autoritarisme et la répression d’État, qui sont la cible principale des extrêmes droites, et qui sont, de manière disproportionnée, les membres des minorités ethno-raciales. Que ce soit les juif·ve·s dans les sociétés européennes de l’entre-deux-guerres, avec un antisémitisme absolument central et endémique dans la culture politique de ces sociétés, en particulier dans les élites d’ailleurs mais avec une imprégnation de l’ensemble des populations, les Noir·e·s aux États-Unis, et les musulman·e·s aujourd’hui en Europe de l’Ouest notamment.
Il n’y aura pas de renforcement de l’antifascisme, en France en particulier, s’il n’y a pas une connexion qui se crée, organique, avec les collectifs antiracistes, les collectifs de familles contre les violences policières, ou les fronts contre l’islamophobie, etc. Et d’ailleurs certains groupes antifascistes se donnent aujourd’hui cet objectif avec raison. Pendant très longtemps, on a dit : « Le FN est le pire ennemi des travailleurs.» Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La première cible des fascistes actuels, ceux et celles qu’ils pointent comme leur « ennemi principal », ce sont les migrant·e·s, les musulman·e·s, les Rrom·e·s, et c’est en les attaquant de manière systématique (verbalement et parfois physiquement) qu’ils bâtissent leur récit de la nation menacée, submergée, assiégée, en phase de délitement, etc. Si on rate ça, et si on n’est pas capable de pointer l’articulation avec le racisme systémique, de mettre en évidence le rôle de l’État, on ne peut pas combattre sérieusement le fascisme, on ne peut pas s’adresser à celles et ceux qui sont ciblé·e·s par l’extrême droite, et on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’ils et elles se sentent mobilisé·e·s par le danger que représente le fascisme.
Omar Slaouti – Ce que j’entends souvent de la part de celles et ceux qui sont victimes du racisme en continu, c’est : « Moi, le FN/RN ne m’a rien fait dans mon quotidien. Ce que je vis en continu, c’est ce racisme dans telle ou telle institution, c’est l’islamophobie dans les médias, dans la bouche, les actes, les décrets et les lois, ce sont les violences policières, etc. C’est cela qui me plombe, et toutes les inégalités produites par ce système qui me précarise, m’insécurise socialement, casse l’école de mes enfants et ruine notre santé. » Et régulièrement, elles et ils sont amené·e·s à s’opposer à cette logique du système. C’est le cas de la lutte des femmes de l’hôtel Ibis Batignolles: bien sûr qu’il y a une dimension de classe, mais, évidemment, il y a aussi une dimension de genre et de race. Et elles tiennent tous les bouts de la lutte, ces femmes racisées, et pas de manière mécanique! C’est ça la force de l’intersectionnalité : il n’y a pas de curseurs préétablis du type où commence la race, où commence la classe et où commence le genre, il y a une interpénétration dynamique de toutes ces oppressions jusqu’à en faire des singularités nouvelles. Celles et ceux qui se vivent dans une lutte de confrontation avec la fascisation de l’État, même si ce n’est pas les termes utilisés, ce sont en premier celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans les quartiers populaires.
Les résistances des mouvements des sans-papiers, extrêmement fortes, ont contraint les syndicats à devoir les suivre, et c’est une bonne nouvelle. De même, les collectifs de lutte contre les violences policières ont mis en exergue le racisme structurel dans la police, et c’est ce qui a permis aux Gilets jaunes de libérer la parole sur cette violence institutionnelle : ce sont là des cadres de rencontres et d’articulations prometteurs.
Ces résistances se retrouvent y compris dans les solidarités alimentaires mises en place durant le couvre-feu. On a été obligé de construire des solidarités actives, communautaires, à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou même d’une ville comme Marseille, avec cette lutte exemplaire de l’Après M où la lutte des travailleurs d’un McDo a donné lieu à la réquisition du restaurant pour en faire un espace solidaire. Donc ces solidarités vivantes, évidemment, font peur, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont teintées de religion musulmane, pour les raisons historiques évoquées précédemment.
Je ne veux pas faire des habitant.e·s des quartiers populaires des sujets révolutionnaires par nature ou par essence, mais objectivement, parce qu’elles et ils sont au carrefour d’une exploitation capitaliste violente et en même temps d’un autoritarisme raciste indéniable, elles et ils ont toutes les raisons d’en découdre avec ce système néolibéral en cours de fascisation. Si les quartiers populaires en France, peuplés de gens du Sud global, sont les premières victimes du néolibéralisme, ce n’est pas sans lien avec cette histoire mondiale. Le pays qui a servi de laboratoire au néolibéralisme, c’est le Chili sous Pinochet dans les années 1970. En 1975, c’est là où on en expérimente les grandes lignes, ce qui montre, pour celles et ceux qui en douteraient encore, que l’État néolibéral capitaliste, probourgeois, et l’État fasciste, tortionnaire, dictatorial et militaire, ça se marie très bien ensemble. Rien d’étonnant à ce que le potentiel de résistances puisse se révéler et exploser aux confins du monde blanc. Et en effet, ce n’est pas étonnant que, dans l’histoire, on ait des groupes racisés d’en bas de la hiérarchie raciale, qui se retrouvent aux avant-postes de la lutte antifasciste.
On peut dire sans risque que les Noir·e·s, les Arabes, les Tsiganes opèrent déjà des luttes antifascistes, même si elles et ils n’y accolent pas forcément le nom, car ils s’opposent dans tous leurs combats à la police et à l’armée d’un État fascisant. Restent les articulations qu’il faut construire avec toutes les résistances en cours ici, dans les Outre-mer colonisés et ailleurs dans le monde du Sud global, et qui sont si nécessaires à la perspective d’un monde déracialisé et conjuguant toutes les égalités.
Notes
[1] Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur, Syllepse, Paris, 2021.
[2] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’ époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.
[3] Sur Oriana Fallaci, voir Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « Les intellectuels italiens et l’islamophobie», Contretemps, février 2012, URL: https://www.contretemps.eu/intellectuels-italiens-islamophobie/.
[4] Pierre Tévanian, Le Voile médiatique, un faux débat : « L’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, Paris, 2005.
[5] Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Réflexions sur les affaires de voile islamique», in Interventions, 1961- 2001. Science sociale & action politique, Éditions Agone, Marseille, 2002.
[6] Parti révolutionnaire noir fondé en 1966 à Oakland (Californie), notamment par Bobby Seale et Huey P. Newton.

Bon débarras Kenney

Après avoir reçu seulement 51 % des voix du Parti conservateur unifié, Jason Kenney a quitté son poste de premier ministre de l’Alberta, après un seul mandat.
La mort politique annoncée de Kenney était évidente pour de nombreux Albertains, car la cote de popularité du Parti conservateur uni n’a cessé de chuter au cours des deux dernières années de COVID-19. Les critiques internes de son parti sur l’utilisation de restrictions (bien que minimes) en matière de santé publique ont indiqué son manque de soutien, avec des chiffres de collecte de fonds lamentables et des critiques ouvertes de la part de nombreux membres de l’UCP (United Conservative Party) qui ont mis le dernier clou dans le cercueil de Kenney.
Kenney s’est d’abord fait connaître dans les années 1980 en tant que militant d’extrême droite à l’Université de San Fransisco, faisant campagne contre le droit à l’avortement, harcelant les étudiants pro-choix sur le campus et empêchant activement les couples de même sexe de s’enregistrer en tant que partenariats domestiques, ce qui donnait aux couples gays des droits comme les droits de visite à l’hôpital et les droits liés au deuil. En 2015, il est revenu à la politique albertaine après avoir servi sous le gouvernement Harper pendant près de dix ans.
Connu pour avoir uni les partis de droite progressistes-conservateurs et Wildrose en 2017, sa capacité à tenir ses promesses ou à rassembler son parti (sans parler de la province) a été sérieusement diminuée. Dans l’ensemble, son mandat de premier ministre a autant consisté à renflouer des profiteurs de pandémie qu’à boire du whisky à prix modique au milieu d’une crise des soins de santé à l’échelle de la province.
La liste des attaques de Kenney contre les travailleurs et travailleuses est longue et comprend la perte de dizaines de milliers d’emplois au cours de sa carrière politique en tant que premier ministre. Voici quelques-uns des mauvais faits saillants des quatre dernières années :
2022 :
– L’UCP prend des mesures pour soustraire le financement des Services de santé de l’Alberta du programme d’agonistes opioïdes injectables, qui fournit des médicaments comme la méthadone pour gérer les dépendances graves dans le contexte de la crise des intoxications médicamenteuses.
– M. Kenney retire aux municipalités le droit d’adopter leurs propres règlements sur les masques, même si la pandémie n’est pas terminée, et supprime les obligations en matière de vaccination afin de permettre aux personnes non vaccinées de travailler dans les établissements de santé.
– L’UCP va de l’avant avec quatre projets de mines de charbon à ciel ouvert.
– Le budget provincial réserve 133 millions de dollars en fonds d’immobilisations pour la privatisation de l’Alberta Surgical Initiative, et 72 millions de dollars pour les écoles à charte.
– Kenney abandonne les protections sanitaires COVID-19 pour apaiser un blocus illégal anti-vax à la frontière américaine.
2021 :
– 22 conseils d’association de circonscription du UCP envoient une lettre à l’exécutif du parti pour demander que Kenney fasse l’objet d’une révision anticipée de son leadership.
– Enquête coûteuse de 3,5 millions de dollars sur les soi-disant ” campagnes anti-énergie de l’Alberta “.
– Plus de 6 membres de l’UCP voyagent à l’extérieur du pays pendant la pandémie malgré les directives du gouvernement d’éviter les voyages.
– Ouvre les portes aux promoteurs du privés en santé pour qu’ils fassent pression sur Alberta Health et augmentent le nombre de cliniques privées, de fournisseurs de services de santé privés et de sociétés pharmaceutiques, notamment en permettant aux principaux donateurs de l’UCP de représenter des médecins.
– Lance un programme d’éducation controversé sans consulter les enseignants. Le programme est critiqué pour son manque de diversité, sa promotion exclusive du christianisme et l’absence de consultation des Autochtones.
2020 :
– Kenney ignore les conseils des professionnels de la santé alors que le COVID-19 se propage de façon incontrôlée dans la province, remettant des contrats de pandémie aux donateurs du parti UCP.
– Crée le plus grand licenciement collectif de l’histoire de la province, en supprimant 128 millions de dollars de financement pour 26 000 personnes assistantes d’éducation, chauffeurs et chauffeuses d’autobus, personnes enseignantes suppléantes et autres membres du personnels de soutien de la maternelle à la 12e année.
– Adoption du projet de loi 32 : ” Restoring Balance in Alberta’s Workplaces Act “ qui limite la capacité des syndicats à mener des activités politiques, légifère sur les endroits où les syndicats peuvent faire du piquetage, fixe le salaire minimum à deux niveaux pour les jeunes et apporte des changements à la Employment Standards Act et au Labour Relations Code.
– Adoption du projet de loi 1, la ” Loi sur la défense des infrastructures essentielles “, qui impose des sanctions sévères aux manifestants qui ferment ou bloquent des infrastructures essentielles, y compris des pipelines et des chemins de fer. Les manifestants sont passibles d’amendes allant jusqu’à 10 000 $ et 25 000 $ pour les premières infractions et les infractions subséquentes, avec une possibilité d’emprisonnement allant jusqu’à 6 mois.
– Adoption du projet de loi 47, la ” Loi visant à assurer la sécurité et à réduire les formalités administratives “, qui apporte des modifications à la Loi sur la santé et la sécurité au travail et à la Loi sur les accidents du travail. Il limite la couverture présumée des blessures psychologiques, veille à ce que les employeurs désignent les membres des comités mixtes de santé et de sécurité, et supprime la présence des représentants des travailleurs lors des enquêtes sur des travaux présumés dangereux.
– Adoption du projet de loi 22, la ” Reform of Agencies, Boards and Commissions and Government Enterprises Act “, qui s’attaque à l’Alberta Teachers Retirement Fund, au Special Forces Pension Plan, au Public Service Pension Plan (PSPP) et au Local Authorities Pension Plan (LAPP). Le projet de loi permet à l’AIMCo (une agence détenue et contrôlée par le gouvernement) de gérer tous les investissements, et ignore les organismes de gouvernance conjointe et enlève l’autonomie des conseils de pension qui gèrent les régimes des travailleurs.
2019 :
– Kenney accorde un cadeau fiscal de 4,7 milliards de dollars aux sociétés pétrolières, dont beaucoup ont procédé à des licenciements massifs et ont fermé des opérations.
– Coupe 1,3 milliard de dollars dans la santé, l’éducation et d’autres domaines dans son budget d’automne.
– Réduit le salaire minimum pour les jeunes de 2 $/heure.
– Supprime 46 000 personnes du régime d’assurance-médicaments pour les aînés.
– Il consacre des millions de dollars à la création d’une ” salle de guerre de l’énergie ” pour espionner les défenseurs des terres autochtones et les organisateurs environnementaux et communautaires.
– Il arrache aux travailleurs albertains le contrôle d’environ 78,5 milliards de dollars en actifs de retraite.
– Adopte le projet de loi 22, renvoyant de fait l’homme qui enquête sur le propre parti de Kenney pour inconduite électorale en 2017.
***
Comme beaucoup l’ont souligné, Kenney n’est pas le seul cerveau derrière les attaques de la droite contre les médecins, les travailleurs et travailleuses de la santé et de l’éducation. Deux candidats importants de la droite radicale de l’UCP se sont présentés pour prendre sa place et poursuivre son idéologie : les anciens chefs du Wildrose, Brian Jean et Danielle Smith.
Maintenant, les travailleurs et travailleuses de l’Alberta ont l’occasion de contester l’avancée de l’ultra-droite à l’approche des élections provinciales. Si la gauche peut saisir ce moment et obtenir une vision centrée sur les travailleurs pour la province, l’Alberta peut dire adieu non seulement à Kenney, mais aussi à l’austérité.
Mais ne soyez pas triste pour le premier ministre en disgrâce, il a déclaré que s’il perdait, il trouverait du réconfort dans le secteur privé, même s’il ne sait pas comment pomper de l’essence (Une vidéo récente montrait Jason Kenney essayant avec difficulté d’utiliser une pompe à essence dans une station libre-service) . Bonne chance avec ça Jason, et bon débarras.
Traduction NCS avec l’aide de www.DeepL.com/Translator

Colombie : la gauche en tête et un séisme politique

Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat des gauches, affrontera un candidat de droite indépendant, sans parti ni programme bien défini.
Rodolfo Hernández, un homme d’affaires sans scrupules qui a fait campagne sur les réseaux sociaux, arrive en deuxième position avec 28 % des suffrages. Federico Gutiérrez, lui, soutenu par le parti au pouvoir, n’arrive qu’en troisième position avec 23 % des voix. De son côté, le centriste Sergio Fajardo encaisse un faible score : 4 %.
« Une période se termine, une ère s’achève », clamait Gustavo Petro après l’annonce des résultats. Un vote sans précédent pour la gauche, une défaite historique pour le parti de l’ex-président Alvaro Uribe, et un séisme politique pour la Colombie.
Pourtant dimanche soir, à l’annonce des résultats, c’est la sidération chez les partisans de Gustavo Petro. Avec le surgissement du millionnaire dans la bataille politique, la victoire de la gauche, donnée jusqu’ici largement gagnante, est loin d’être assurée.
« Allez, reprenez-vous, on a gagné », lance au micro le sénateur Gustavo Bolivar dans le salon rouge de l’hôtel Tequendama, lieu de rassemblement du Pacte historique, la coalition qui soutient Petro. Certains visages sont en larmes. Les plus pessimistes ressassent ce calcul consternant : les voix de Federico Gutiérrez, ajoutées à celles de Rodolfo Hernández, totalisent 51 % des suffrages. « Ça va être très difficile de les battre », souffle une militante de la région du Chocó.
Au sein du Pacte historique, beaucoup croyaient à une victoire possible au premier tour. Mais le score reste loin de la majorité absolue. Avec un peu plus de 8,5 millions de voix, soit 40 % des suffrages, Gustavo Petro et sa candidate à la vice-présidence Francia Márquez, devancent pourtant largement leurs adversaires, atteignant le meilleur résultat de l’histoire pour la gauche en Colombie.
Longtemps assimilée aux guérillas d’extrême gauche, elle n’a que tardivement pu accéder aux hautes sphères de la politique. Aujourd’hui encore, une grande partie de la population refuse de céder les rênes de l’État à un ex-guérilléro. Une position qui pourrait expliquer en partie le report des voix du mécontentement sur la figure de Rodolfo Hernández. La droite colombienne le sait, qui a fait campagne en agitant la menace de l’instauration d’un régime « castro-chaviste » à la vénézuélienne si Gustavo Petro était élu.
Pourtant, si sa personnalité est parfois perçue comme à tendance caudilliste, son programme est plutôt d’inspiration social-démocrate – cela peut suffire à apparaître comme révolutionnaire pour un pays qui a toujours été gouverné à droite.
La carrière politique de Gustavo Petro va bien au-delà de ses années de clandestinité au sein du M19, mouvement armé qui a signé la paix en 1990. Plusieurs fois sénateur puis maire de Bogotá, il s’est progressivement imposé comme leader progressiste. Cependant, la haine du guérilléro reste très fortement ancrée dans un secteur important de la société. « Je préfère mille fois voter pour un machiste que pour un guérilléro », écrit une jeune citoyenne sur Twitter, reflétant une opinion largement répandue en Colombie.
Un parallèle avec Donald Trump ou Jair Bolsonaro
Après l’annonce des résultats, Rodolfo Hernández s’est exprimé sur Facebook, depuis la luxueuse cuisine d’une de ses maisons de campagne. « Aujourd’hui, c’est le pays de la politicaillerie et de la corruption qui a perdu. Ce sont les bandes qui croyaient gouverner éternellement ce pays qui ont perdu. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont gagné, c’est la Colombie qui a gagné », a-t-il déclaré, lisant péniblement son discours.
À 77 ans, l’ex-maire de la ville de Bucaramanga (centre-nord du pays) a raflé la première place dans les départements du centre du pays, en grande partie grâce au vote rural. Celui qui se fait appeler « l’ingénieur » a fait fortune dans l’obscur marché de l’immobilier colombien.
Il s’est enrichi grâce aux hypothèques – en Colombie les hauts taux d’intérêt ruinent souvent les petits consommateurs, les endettant à vie. Son discours repose principalement sur la lutte anticorruption. Pourtant, il est lui-même impliqué dans une affaire de corruption, et sera appelé à en répondre devant un tribunal en juillet.
Pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le score obtenu par Rodolfo Hernández « s’inscrit dans une tendance qui n’est pas limitée à la Colombie. On la retrouve dans le trumpisme aux États-Unis, puis en Angleterre dans une forme différente avec Boris Johnson et le Brexit ou encore Bolsonaro au Brésil ».
Rodolfo Hernández a promis que tous les Colombiens verraient la mer et qu’il ne toucherait pas un sou de son salaire. Il a fait campagne sans presque sortir de chez lui, sur les réseaux sociaux TikTok, Facebook et Twitter. Pas de meetings, pas de participation aux derniers débats présidentiels. Il affirme que la place des femmes est au foyer et s’est dit admirateur d’Adolf Hitler avant de se reprendre et affirmer qu’il l’avait confondu avec Albert Einstein.
On ne connaît que des bribes de son programme. Entre autres mesures excentriques, il affirme vouloir déclarer l’état d’urgence, afin de pouvoir gouverner par décret, faisant fi du Congrès élu en mars, où la gauche est la première force politique. Parmi ses soutiens, la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt a rallié sa campagne après avoir renoncé à être elle-même candidate, quelques jours avant le scrutin.
“Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système.”
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)
« Le premier fondement de ces phénomènes politiques, c’est le positionnement antisystème, l’idée que le temps est venu de changer toute une classe politique pourrie pour régler les problèmes du pays, poursuit Christophe Ventura, qui se trouve à Bogotá en tant qu’observateur de la mission d’observation électorale (MOE). Deuxième dimension : ce sont des programmes généralement néolibéraux, autoritaires, mais avec un aspect de protection populaire, c’est-à-dire une forme d’offre de protection pour une partie de la population vulnérable. »
Face à ce redoutable adversaire, la campagne de Gustavo Petro peaufine à présent sa stratégie. « Nous devons convaincre une grande partie des personnes qui n’ont pas voté. Nous devons leur tendre la main, examiner ce qui s’est passé et voir où nous pouvons gagner un nombre important de voix pour gagner au second tour », explique Claudia Florez, directrice du journal communiste Voz. L’abstention, la plus basse de ces vingt dernières années, atteint tout de même 45 % de l’électorat. Un vivier que les deux bords vont chercher à convaincre.
Autre pan de la stratégie des forces de gauche : tenter de séduire les électeurs de Rodolfo Hernández, reprenant contre le personnage ses propres arguments. « Qu’est-ce qui est mieux : qu’une femme reste à la maison ou qu’elle aille à l’université ? » demandait lundi Gustavo Petro sur la chaîne de télévision Caracol.
« En quoi consiste le changement en Colombie ? Qu’une famille vive éternellement en payant des intérêts, ce qu’il a appelé “un délice”, ou plutôt qu’on réforme le système hypothécaire afin qu’elles soient propriétaires de leurs maisons sans être esclaves des intérêts durant toute leur vie ? », enchaînait-il.
Pour le deuxième tour, Rodolfo Hernández bénéficie du soutien des partisans de l’ex-président Alvaro Uribe. Bien qu’aujourd’hui beaucoup moins populaire, rongé par les affaires et proche des paramilitaires et de la mafia, ce dernier rallie tout de même un électeur sur cinq, autour du candidat Federico Gutiérrez.
Dès l’annonce des résultats du premier tour, les dirigeants de son parti, le Centre démocratique, ont très vite apporté leur appui à Rodolfo Hernández. Sur la messagerie WhatsApp, les groupes de campagne de Federico Gutiérrez se sont aussitôt transformés en groupes de soutien au nouveau vainqueur de la droite. Un apport de voix nécessaire, mais embarrassant pour celui qui se revendique antisystème et contre les clans politiques traditionnels.
« L’ex-maire de Bucaramanga est en même temps le symbole de la défaite d’Uribe, et sa grande opportunité pour continuer de gouverner », selon l’éditorialiste Daniel Coronell. « Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème, conclut Christophe Ventura. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système. »
Flairant qu’une alliance avec le parti au pouvoir pourrait faire fuir une partie de son électorat, Rodolfo Hernández tente désormais de prendre ses distances avec les « uribistes », du moins en apparence. « Comme toujours, j’accueille avec gratitude le soutien que chacun peut offrir, mais ma seule alliance est avec le peuple colombien », a-t-il écrit lundi sur Twitter. Les prochains jours seront décisifs, avant un deuxième tour qui pourrait être serré, le 19 juin.

Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021
« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).
Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.
Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.
Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.
C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.
Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.
Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.
Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.
On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.

Le mouvement ouvrier québécois et ses revendications à propos de la question nationale

1- LE MOUVEMENT OURIER QUEBECOIS AU LENDEMAIN DU 15 NOVEMBRE 1976
Avec l’avènement du PQ au pouvoir, en novembre ’76, le mouvement ouvrier québécois1 est obligé plus que jamais d’intervenir sur la question nationale. En fait, il s’agit d’une réintervention, après une éclipse ces dernières années, puisque cette question était présente à un titre ou à un autre, de façon partielle ou globale, dans plusieurs organisations qui le composent, et ce depuis plus de 10 ans: on peut, par exemple, se rappeler le débat sur l’unilinguisme dans les centrales syndicales à la fin des années ’60, débat qui n’avait pas été d’ailleurs sans créer quelques sérieux tiraillements (notamment à la CSN).
Cette implication du mouvement ouvrier par rapport à la question nationale ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit là de revendications qui veulent s’attaquer à l’oppression nationale, oppression nationale que les travailleurs subissent avec autant de force, sinon plus, que les autres couches et classes sociales du peuple québécois (petite bourgeoisie): la discrimination linguistique (l’anglais, langue de travail), un taux de chomage plus élevé, des salaires inférieurs pour le même travail, le caractère réservé de bon nombre d’emplois dans certains secteurs et aux échelons supérieurs, la plus grande difficulté d’accès à une formation technique, professionnelle et universitaire. 2
L’avènement du P.Q. au pouvoir pose avec plus d’acuité la question nationale puisque ce parti prétend détenir seul la solution à cette oppression en lui donnant un contenu qui veut se situer au dessus des classes sociales. C’est pourquoi la question nationale devient, pour le mouvement ouvrier, une question politique centrale dans la conjoncture actuelle: plus que jamais le mouvement ouvrier doit mener cette lutte contre l’oppression nationale à partir de ses propres intérêts, de ses propres objectifs, de sa propre base, sinon il se trouve enchaîné à une solution qui n’est pas la sienne mais celle du PQ donc celle d’autres classes principalement.
Cependant, ce qui rend encore plus nécessaire l’intervention du mouvement ouvrier québécois sur la question nationale, c’est que le P.Q., par son arrivée au pouvoir, a provoqué un élargissement de la crise politique au Canada. Cette situation accentue les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie au Canada. Ce moment de crise est donc décisif. Le mouvement ouvrier québécois peut profiter de cette crise en modifiant le rapport de forces en faveur des travail leurs s’il parvient à faire valoir ses propres solutions à l’oppression nationale.
La revendication d’indépendance politique portée par le mouve ment ouvrier est au cœur de la lutte contre l’oppression nationale, c’est ce que nous voulons examiner ici : quelle est la place, la signification, la portée de cette revendication (si elle est assumée par le mouvement ouvrier) dans le contexte actuel?
2- LES PARTICULARITES DE LA LUTTE CONTRE L’OPPRESSION NATIONALE AU QUEBEC
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la lutte contre l’oppression nationale au Québec a ses caractéristiques propres:
1) il ne s’agit pas d’une· lutte de libération nationale au sens fort de ce terme, c’est-à dire une lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme (contre l’occupation économique, politique et militaire d’une métropole)3 dans le contexte de sociétés où la démocratie politique est absente, et où l’industrialisation et l’urbanisation de type capitaliste demeurent relativement peu développées; 2) il ne s’agit pas non plus de la lutte d’une minorité nationale (les francophones hors Québec, par exemple).
Il s’agit bien plutôt de la lutte d’une nation dominée qui aspire à se transformer éventuellement en un véritable Etat-nation au1 sens plein du terme, donc, entre autres, à conquérir l’indépendance politique 4, lutte dont la permanence dans l’histoire du Canada en révèle toute l’importance.
En fait, au Québec, plusieurs phénomènes s’imbriquent les uns dans les autres, se renforcent mutuellement: 1) une oppression nationale (qui donne lieu à une lutte autour de revendications débouchant sur la volonté de développer un État-nation); 2) une dépendance régionale (qui donne lieu à une lutte contre le développement inégal des régions au Canada, lutte qui passe par les affrontements entre les États provinciaux et l’État central) et, finalement 3) une dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis 5.
L’État canadien est au cœur de cette dynamique: “Les principaux mécanismes d’intervention économique relèvent de l’État canadien: politique monétaire et fiscale, tarifs et douanes, banque et crédit, commerce extérieur, contrôle des investissements… L’État québécois a une juridiction prédominante sur les domaines de l’éducation, de la langue et de la culture, du droit civil et des relations de travail et doit partager avec Ottawa la juridiction sur la santé, la fiscalité, la police. 6
On est donc à même de constater, compte tenu des fonctions respectives qu’exercent l’État canadien et l’État québécois, que l’oppression nationale des Québécois, la question régionale et la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis ont été et sont réalisées et maintenues par une subordination politique qu’exerce la bourgeoisie canadienne à partir de l’État central canadien (et de ses supports au Québec même).
C’est ainsi, on le verra plus loin que la revendication de l’indépendance politique portée par le mouvement ouvrier se trouve au CARREFOUR de la lutte 1) contre l’oppression nationale; 2) contre le développement inégal des régions au Canada (le Québec étant une de ces régions) provoqué par le capitalisme à partir de l’État fédéral, garant principal du maintien de ces inégalités; 3) contre la dépendance économique provoquée par la présence impérialiste des U.S.A.
3- LE MOUVEMENT DE REVENDICATIONS NATIONALE AU QUEBEC DEPUIS LA “REVOLUTION TRANQUILLE”
A- Les transformations dans les classes- sociales au Québec depuis 20 ans
C’est à la faveur de la “Révolution Tranquille” 7. (1960-66>7 qu’émerge au Québec une “nouvelle” petite bourgeoisie et que se développent, dans la classe ouvrière, de nouveaux secteurs.
Comme on peut le constater dans le tableau qui suit, les secteurs du commerce, des finances, des assurances et de l’immeuble et, surtout, des services accroissent considérablement leur indice d’emploi 8.
De façon plus générale, on peut dire que l’après-guerre (les années ’50) est une période d’expansion du capitalisme qui se continue dans les années 160 en s’exprimant surtout à travers la modernisation de l’État. De telle sorte qu’à la fin des années ’60 (1966-67…) on se retrouve au Québec avec 1)une augmentation de la classe ouvrière (dans la production – usines-, dans la distribution et la circulation -commerce et transport-); 2) des nouveaux salariés engagés dans des secteurs en plein développement tels l’enseignement, l’information, la santé; 3) une classe ouvrière qui est plus spécialisée et plus scolarisée (G.M., Firestone…); 4) une classe ouvrière plus fortement “tertiarisée” (dans les services publics comme employés A l’entretien dans les écoles, dans les hôpitaux comme préposés aux malades et dans les services privés comme employés dans des banques, des compagnies d’assurance ,des commerces…); 5) une classe ouvrière principalement de langue française, confrontée à un patronat majoritairement anglophone (canadien anglais ou américain).
B- Les deux composantes du mouvement national
La conséquence immédiate de cette situation, c’est que l’assise sociale principale du mouvement de revendications nationales change, elle ne peut plus être celle qui sous tendait les courants nationalistes traditionnels (type Union Nationale avec Duplessis) à savoir la petite bourgeoisie traditionnelle (clergé, professionnels…) et la paysannerie (petits producteurs agricoles, artisans…).
Ce constat est capital pour comprendre que le mouvement de revendications nationales au Québec pourra désormais avoir deux faces et non pas une, d’autant que la “nouvelle” petite bourgeoisie, de même que les nouveaux· secteurs de la classe ouvrière, pourront s’organiser syndicalement et, ce faisant, viendront, ou bien renforcer des organisations syndicales proprement québécoises, ou bien renforcer le caractère québécois d’organisations syndicales comme la FTQ. C’est ainsi, par exemple, comme l’illustre le tableau suivant que la CSN passe de 94,000 membres en 1960 à 200,000 en ’66 ou encore que la CIC (qui devient CEQ par la suite) passe de 28,000 membres en 1960 à 55,000 mem bres en 1966, ou encore que du côté de la FTQ, des groupes de plus en plus nombreux (surtout au début des années ’70) s’affilient directement et même exclusivement à celle-ci sans passer par le CTC (électriciens, ouvriers du textile, des communications, de la radio-télévision…)9 .

La “Révolution Tranquille” provoque, au sein des classes dominantes québécoises, l’émergence d’un courant nationaliste réformiste dont l’expression principale est le M.S.A. (Mouvement souveraineté association) issu du P Q (Parti Libéral du Québec) qui récupère la majorité des militants du R.I.N. pour finalement constituer le Parti Québécois.
Mais au même moment existe de façon concomitante dans le mouvement étudiant, populaire et syndical, une fraction combative et progressiste qui remet en question, sur un point ou sur un autre, autant le capitalisme que l’oppression nationale, à titre d’illustration, mentionnons que la manifestation pour un Mc Gill français10 avait été organisée par une coalition d’organisations syndicales, populaires et politiques.
Cette manifestation fournit un bon exemple de l’existence de cette deuxième face du mouvement de revendications nationales. Ce qui s’explique bien par le fait que l’oppression nationale n’affecte pas la classe ouvrière et la petite bourgeoisie de la même façon que la classe bourgeoise. D’où des pratiques et des luttes contre l’oppression nationale qui sont différentes.
C) La revendication de l’indépendance politique à cette période
De façon plus générale, mentionnons que la période qui va de 1967 à 1973 est une période où la revendication de l’indépendance11 politique du Québec est une revendication centrale servant d’élément unificateur de toutes les forces progressistes et de toile de fond à un bon nombre de mobilisations. Pour être plus exact, cette période peut se diviser en deux. La première qui va de 1967 à 1970, renvoie davantage à des revendications particulières à partir de la question linguistique. Question qui amène de plus en plus d’organisations syndicales, populaires et étudiantes à pr8ner l’unilinguisme français au Québec. La seconde qui va de 1971 à 1973, suite à l’électro choc de l’occupation armée du Québec, va lier plus fortement la question linguistique et la question nationale dans son ensemble à la lutte pour le socialisme (cas du Conseil central de Montréal, cas des militants de nombreux comités d’action politique dans des quartiers de Montréal ou dans des syndicats à la CSN et à la CEQ, militants de cer tains conseils du travail.)12 .
Les conclusions que l’on peut tirer de ces années sont les su vantes: 1) les groupes les plus radicaux de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie ont à certain moment dirigé carrément les luttes de revendications nationales -le P.Q. n’a jamais été la seule expression politique du mouvement de revendications nationales 2) la classe ouvrière (au sens large) forme une des bases sociales majeures du mouvement de revendications nationales; 3) cependant, la question de. l’organisation politique propre à cette classe dans la lutte contre l’op pression nationale est demeurée jusqu’ici sans réponse.
4- LE OUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS ET L’INDEPENDANCE POLITIQUE COMME REVENDICATION
A- Souveraineté-association et indépendance politique
La constitution d’un pays n’est pas qu’un simple texte juridique auquel on se réfère à l’occasion pour faire reconnaître un droit particulier. La constitution est beaucoup plus que cela, “elle est une institution politique fondamentale, reflet de l’équilibre des forces d’une société, à un moment privilégié de son évolution historique”13.
Or, le P.Q. est porteur d’une solution constitutionnelle différente de celle que soutient le Parti Libéral du Canada, et par son arrivée au pouvoir en ’76, il s’est trouvé à accentuer le déséquilibre politique de l’Etat canadien. Pourtant le P.Q. -par-delà certaines déclarations- n’avance pas l’idée de l’indépendance politique au sens fort et plein de ce terme, du moins lorsqu’on étudie de près la position dominante à l’intérieur du parti et de façon plus évidente encore lorsqu’il s’agit du gouvernement. La politique constitutionnelle du P.Q. a deux volets: 1) la souveraineté comprise comme rapatriement du pouvoir de faire des lois et de lever des impôts; 2- l’association économique, ce qui signifie la détermination en commun, par l’intermédiaire de comités mixtes14, d’une politique monétaire, d’une politique commerciale, d’une politique douanière, d’une politique en matière de contrôle des investissements… Il s’agirait donc, en quelque sorte, de deux États associés, organiquement liés dans leurs décisions fondamentales. Le Québec ne disposerait pas de tous les pouvoirs et donc de tous les outils économiques nécessaires â l’élaboration de sa propre politique économique, il les partagerait avec le reste du Canada dans le cadre d’une stratégie qui, pour l’essentiel, maintient les liens économiques continentaux (Canada-USA)15.
Il existe, par ailleurs, un discours indépendantiste à l’intérieur du P.Q. qui s’est exprimé à certaines périodes (1970-72, entre autres) avec beaucoup de vigueur, surtout dans les périodes ou des forces exter nes au PQ plus radicales sur le plan social et constitutionnel, poussaient ou forçaient le débat â l’intérieur: les comités de citoyens auprès des associations locales du P.Q. dans les quartiers ouvriers de Montréal, des syndicats revendiquant le français comme langue de travail, des organisations syndicales tels les Conseils centraux de Montréal et des Laurentides qui affirmaient des positions anticapitalistes et pour l’indépendance tout à la fois…
Il n’en demeure pas moins que la position de fond de la direction du P.Q. demeure celle de la souveraineté-association, position à laquelle correspond une stratégie référendaire de plus en plus timorée. Ce qui nous fait dire que le projet politique véhiculé par le PQ offre de bonnes garanties pour éviter tout glissement anticapitaliste du mouvement de revendications nationales au Québec.
B- L’indépendance politique : une revendication pour les travailleurs?
Une fois levée l’ambiguïté dans laquelle nous entretient régulièrement la presse anglophone, le P.Q. lui-même et la gauche pancanadienne sur la politique constitutionnelle réelle du P.Q., il est davantage possible d’examiner si la revendication d’indépendance politique peut profiter véritablement aux travailleurs.
Précisons d’abord qu’aucune revendication politique (ou réforme) n’est par elle-m e réformiste ou révolutionnaire (permettant d’abolir le capitalisme). Chaque revendication politique doit être envisagée:
-
- En fonction du rapport de forces,
- En fonction des possibilités qu’elle fournit de faire avancer la conscience politique des travailleurs;
- En fonction de la réponse qu’elle fournit à certains besoins fonda- mentaux des travailleurs et du peuple en général.
Autrement dit, deux questions peuvent être posées: cette revendication de l’indépendance politique, si elle était reprise par le mouvement ouvrier 1) pourrait-elle porter atteinte aux intérêts « immédiats » de la bourgeoisie ou d’une partie de la bourgeoisie tout en répondant à certains besoins fondamentaux des travailleurs? 2) serait-elle susceptible de déclencher de larges mobilisations (débats dans des congrès, manifestations…) et donc être l’occasion d’une éducation politique de masse?
Le dossier du CFP sur la question nationale avance la proposition de l’indépendance politique comme lutte à faire et à gagner, comme revendication à faire progresser à l’intérieur du mouvement ouvrier- dans la mesure où cette revendication s’inscrit dans une stratégie de lutte pour le socialisme, dans la mesure où elle est liée à l’élaboration d’un projet social alternatif à celui de la bourgeoisie canadienne et à celui de la bourgeoisie québécoise (actuelle et potentielle
La revendication d’indépendance politique est susceptible de modifier le rapport de forces en faveur des travailleurs parce qu’elle porte atteinte aux intérêts de la bourgeoisie canadienne, menace ses intérêts en opérant une rupture du cadre politique {l’État fédéral canadien) qui lui offre la garantie ultime de son maintien et de son développement. Par l’indépendance politique du Québec, c’est toute la structure de pouvoir de la bourgeoisie canadienne ici et de ses rapports à l’impérialisme U.S.A. qui est remise en cause car elle se trouve alors coupée d’une partie de ses moyens au Québec. Ce qui revient à dire que sile projet politique du P.Q. fait déjà peur malgré les garanties qu’il offre de solutionner la crise politique canadienne, l’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier québécois est subversive ou en tout cas difficilement assimilable par le capitalisme dans le contexte nord-américain: sa réalisation risquerait de modifier substantiellement les données du marché canadien et risquerait aussi de chambarder la politique américaine au Canada.
Mais cette affirmation est-elle, d’une certaine manière, démontrable?
1. On peut tout au moins en faire une démonstration par la négative puisqu’au Canada le développement du capitalisme et la Confédération vont de pair: “La Confédération correspond aux impératifs économiques et stratégiques de l’Empire, d’une part. D’autre part, la Confédération représente la forme achevée du projet d’État-nation de la bourgeoisie canadienne. Dans son contenu même, l’A.A.N.B. consacre le caractère centralisateur de l’État “fédéral”. Aux termes de l’A.A.N.B., le gouvernement central a tous les pouvoirs; aux provinces sont délégués des pouvoirs locaux…16
On voit donc par là que les secteurs les plus forts de la bourgeoisie canadienne ont constitué en fonction de leurs intérêts ce cadre politique qu’est la Confédération et dans laquelle l’État fédéral occupe la place déterminante. La domination de la bourgeoisie canadienne sur le Québec, via l’État fédéral et les politiques qu’il applique ici17, lui sert d’atout pour assurer son maintien et/ou son développement: comme réservoir de main d’œuvre à bon marché, comme important débouché pour l’industrie ontarienne, partiellement comme réservoir de ressources naturelles et, finalement, comme source d’épargne.
Faudrait-il alors s’étonner de voir que c’est le patronat canadien (et la fraction québécoise qui lui est directement liée) qui est leplus farouchement opposé à l’indépendance politique.
2. Il nous semble aussi qu’une partie de l’histoire récente du mouvement de revendications nationales au Québec démontre, cette fois ci par la positive, que l’indépendance est menaçante pour la bourgeoisie canadienne. La dynamique nationale qui va de 1967 à 1973 est révélatrice à ce sujet, notamment le moment-clé qu’a été l’occupation armée du Québec en 1970: c’est au moment où la revendication d’indépendance politique devenait de plus en plus liée à des mouvements sociaux ra dicaux que la répression s’est fait le plus sentir. C’est ce qui fait dire aux auteurs du livre sur l’histoire du mouvement ouvrier au Québec:
« L’État fédéral, avec la collaboration de l’État québécois et des pouvoirs municipaux à Montréal, va frapper un grand coup. Il utilise le prétexte de l’action terroriste d’une nouvelle vague du FLQ pour tenter de mater l’opposition nationale et so ciale. Résultat: plus de 500 citoyens sont emprisonnés et plusde 2000 autres perquisitionnés, choisis parmi les forces vives de la lutte nationale et ouvrière » 18.
L’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier et liée à d’autres revendications qui s’attaqueraient, par exemple, à l’intégration u Québec au bloc continental Canada/U.S.A., est inacceptable pour le capitalisme nord-américain. D’ailleurs il n’est pas étonnant de voir que la très nette modération du P.Q. dans sa politique constitutionnelle va de pair avec sa modération sur le plan économique et social.
L’indépendance politique est donc susceptible d’être une revendication qui profite aux travailleurs dans la mesure où le rapport de forces modifié permettrait de faire reculer l’oppression nationale dans ses manifestations les plus importantes (langue de travail, surexploita tien de la main d’œuvre, formation professionnelle et technique… bref de faire avancer rapidement un ensemble de droits socio-politiques et culturels). Mais cette revendication se doit de faire partie d’un ensemble de revendications qui s’attaquent également â la dépendance économique vis à vis des États Unis et qui cherchent à. rompre avec le développement régional inégal dans lequel est inscrit le Québec. Le mouvement ouvrier québécois a-t-il entamé une démarche dans ce sens?
5- LES REVENDICATIONS DU MOUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOUD’HUI?
La fin des années ’60 et les premières années de la décennie ’70 amène, â l’intérieur du mouvement ouvrier, un clivage car certaines de ces composantes adoptent progressivement des positions sur la ques- tion nationale, des positions également contre le capitalisme et contre l’impérialisme. Et cela à la faveur de luttes dures (Mc Gill français en· 1969, dénonciation de 1’occupation armée du Québec en 1970, grève de La Presse en 1971, Front commun du secteur public et parapublic en 1972, lutte pour l’indexation en 1973-74, dénonciation du coup. d’État au Chili en 1973 et du rôle actif qu’y jouent les Etats-Unis…).
La gauche syndicale et populaire qui est apparue dans ces luttes et dans ces débats n’a pas réussi, par la suite, à reprendre son souffle, à se redéfinir une perspective lui permettant de reprendre l’offensive. Au même moment, certaines interventions du gouvernement Bourassa provoquent de sérieuses divisions au sein des organisations syndicales -(Enquête Cliche dans la construction …) et le P.Q. réussit à s’offrir comme seule alternative sur les questions autant d’ordre social que national, face à un régime aussi clairement fédéra liste, pro-impérialiste et antisyndical que le régime Bourassa. La gauche politique est â la même période (1974-75) divisée et impuissante: une partie importante de celle-ci opère un virage sans précédent sur la question nationale (rejet de l’indépendance politique comme objectif) comme sur plusieurs autres problèmes: c’est le courant. “M-L” qui prend forme en canalisant à son profit une partie des militants radicalisés du mouvement syndical et populaire.
C’est donc dans un contexte de reflux des luttes, de reflux idéologique et politique de la gauche (autant dans la gauche syndicale et populaire que dans la gauche politique comme telle) que survient la victoire du P.Q. le 15 novembre 1976, suite à l’appui massif de tout le Québec et de la classe ouvrière: vote de révolte, vote de défaite, pas au sens d’un recul d’une conscience articulée, mais au sens de la remise entre les mains du P.Q. de la combativité et du dynamisme ouvriers des années ’70.
La combativité ouvrière après le 15 novembre 1976 se maintient uniquement au niveau local et n’est pas en mesure de provoquer le renouvellement des perspectives ni de favoriser non plus une meilleure unité d’action. Bien au contraire, la division, au sein du mouvement syndical, est plus forte que jamais (CSN par rapport à la FTQ surtout) et les mobilisations politiques de ces organisations (vs le Bill 45 par exemple) demeurent relativement limitées. La période qui va de novembre 1976 à la fin de 1978 est donc une période où l’aspect dominant dans l’ensemble du mouvement ouvrier reflète davantage l’attentisme (“laissons au P.Q, une chance de faire ses preuves”) et la démobilisation, On assiste cependant dès 1978 à une certaine ressaisie du soutien des travail leurs· organisés aux luttes dures {CJMS, Commonwealth Plywood, postiers…) et une amorce de réflexion politique commandée indirectement par deux échéances centrales: le Front commun du secteur public et le référendum du P.Q.
Une partie importante du mouvement syndical a relancé le débat politique dans ses rangs sur plusieurs problèmes mais de façon notable sur la question nationale en particulier. On assiste donc à une reprise en charge de la question nationale: analyse de l’oppression nationale aujourd’hui, retour sur l’histoire de l’oppression nationale, positions de principe reconnaissant le droit à l’autodétermination du Québec, voire même l’indépendance si elle est liée aux intérêts économiques et sociaux des travailleurs … Mais la question politique centrale à l’intérieur du mouvement ouvrier demeure la suivante: comment faire progresser le débat en dehors du seul cadre théorique ou du corridor électoral du PQ? En d’autres termes, comment le mouvement ouvrier tel qu’il est, c’est à dire en considérant qu’aucune organisation politique de travailleurs n’existe, peut intervenir politiquement dans la conjoncture présente et ainsi traduire ses positions de principe dans le rapport de force actuel?
6- LES ACHES POLITIQUES DE LA GAUCHE SYNDICALE ET POPULAIRE SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOURD’HUI
Dans la mesure où nous assumons l’orientation que s’est tracée une partie du mouvement syndical, à savoir développer un syndicalisme de classe et de masse (“syndicalisme de combat”), de même que l’autonomie des organisations populaires face à l’État, il nous faut considérer· tout à la fois les deux axes d travail suivants: 1) développer une stratégie dans les luttes quotidiennes, leur donner une direction (et non pas faire du syndicat ou du groupe populaire un simple fournisseur de services); 2) développer une stratégie globale, une stratégie qui assume un ensemble de problèmes sociaux et politiques à partir d’une compréhension nationale, voire internationale de ces mêmes problèmes.
Quels sont les moyens que la gauche syndicale et populaire ont à leur disposition actuellement pour favoriser le développement de cette stratégie globale? Comment faire des syndicats et des groupes populaires des éléments encore plus vigoureux de transformation de la société?
Le débat du CFP sur la ·question nationale en mai 1978 avançait l’idée que les militants de la gauche syndicale et populaire devaient travailler à “l’élaboration d’une plate-forme unitaire qui puisse associer le plus largement possible les organisations syndicales et populaires autour d’une position autonome à défendre dans le débat public du référendum”.
L’élaboration d’une plate-forme peut en effet être un des moyens politiques spécifiques aux organisations de masse pour s’assurer que les intérêts des travailleurs seront présents dans le débat. Toute démarche politique de cet ordre peut favoriser à court et à moyen terme:
- Une certaine autonomie du mouvement ouvrier;
- Le développement d’une solidarité et une unité d’action entre organisations, voire un ralliement d’un ensemble de forces progressistes;
- La contribution indirecte au développement d1une force politique des travailleurs;
- La possibilité de développer des formes spécifiques d’intervention dans des moments particuliers tels que des élections et des référendums.
Nous n’en sommes pas encore là bien qu’un certain nombre de militants souhaitent ouvrir une porte dans cette direction. Il faut l’affirmer nettement: la situation actuelle commande autre chose que la simple énonciation du principe du droit d s peuples à l’auto détermination, principe qui n’engage que très faiblement dans la lutte politique; la situation actuelle commande de dépasser les prises de positions sur telle ou telle question économique ou sociale prise séparément.
La situation actuelle exige un programme alternatif à l’inté rieur duquel la revendication d’indépendance politique serait avancée comme telle, situant ainsi le cadre politique dans lequel les casses populaires seront le mieux à même de faire avancer leur projet de société et leur lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression.
Ce serait une erreur grave que de tomber dans le relativisme constitutionnel (fédéralisme renouvelé, souveraineté-association ou indépendance) au moment même où le mouvement ouvrier peut, de façon considérable, faire progresser les choses sur cette question.
Les militants de la gauche syndicale et populaire doivent donc pousser plus loin la démarche politique qui s’amorce dans leur1 organisation autour de l’élaboration d’une plate-forme de revendications (ou introduire cette démarche politique s’ils n’en n’ont pas encore). Et l’élaboration de cette plate-forme doit se faire l) en accordant à la revendication de l’indépendance politique la place objective qu’elle mérite dans le contexte actuel; 2) en avançant des solutions consistantes pour répondre aux autres problèmes vécus par les travailleurs (mesures anti impérialistes…).
C’est là un minimum permettant à de plus n plus de secteurs du mouvement ouvrier de s’insérer dans la conjoncture actuelle, y com pris dans le corridor référendaire, sur leurs propres bases. En d’autres termes, un nouveau rapport de forces est à construire d’ici le référendum.
Ce rapport de forces passe par l’é1aboration collective d’une telle plate-forme et par la mobilisation des militants et de l’ensemble des travailleurs sur cette base.
1 On entend ici, par mouvement ouvrier, l’ensemble des forces qui luttent pour trans former la société dans le sens des intérêts de la majorité qui la compose (les travailleurs en général et tous ceux qui sont exclus du marché du travail par le système capitaliste tels les assistés sociaux, les chômeurs) dans les milieux de travail et en dehors des milieux de travail (syndicats, organisations populaires}.
2 Sur l’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires au Québec, nous renvoyons le lecteur à un autre document de travail du CFP, L’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires dans le Québec d’aujourd’hui, comité de recherche sur la question nationale, février 1979, 20 pages.
3 Comme ce fut le cas du Portugal en Angola, de la France et des Etats Unis au Vietnam
4 CFP, La question nationale: un défi à relever pour le mouvement ouvrier, 1979, p. 16.
5 Plus de 60 % de l’industrie manufacturière est directement sous contr8le américain. Certains secteurs stratégiques de l’économie sont contrôlés par les Américains à
80-90 %, telle l’industrie pétrolière et pétrochimique. Cette dépendance économique n’est d’ailleurs pas sans incidences politiques (pressions des filiales américaines installées ci sur les gouvernements locaux) et culturelles (mode de pensée et façon de vivre imposés par l’impérialisme américain)
6 Céline st Pierre et Paul R. Bélanger, Dépendance économique, subordination politique et oppression nationale: le Québec 1960-77, p. 6. 1
7 Et précédemment à la faveur de la 2e Guerre mondiale et de la Guerre de Corée. Période également pendant laquelle s’accroit le contrôle américain sur l’économie québécoise et canadienne.
8 Il faut noter ici qu1une grande partie des emplois du secteur dit des services a trait aux services publics et para-publics (-hôpitaux, écoles et collèges, ser- vices sociaux…): les réformes de l’appareil de santé et de sécurité sociale (réforme des services hospitaliers et loi de l’assurance-hospitalisation en 1961) et celles de l’appareil scolaire (extension de l’enseignement public et gratuit et création d’un ministère de l’éducation en 1964) expliquent assez bien cette croissance.
9 CSN CEQ Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976), p. 201 et pp. 227 à 230.
10 Il s’ agit, notons-le au passage, de la plus importante manifestation de l’après guerre qui ait eu lieu dans les années ’60.
11 Il vaut ici la peine de rappeler que, jusqu’en 1966, le mouvement syndical dans son ensemble est farouchement contre le “séparatisme”. C’est surtout à partir de 1970 que le tournant se prend de façon substantielle.
12 Il faut évidemment noter ici que l’indépendance politique n’a pas le même sens pour tout le monde et que le socialisme dont il est question dans les débats ne se démarque pas très bien, la plupart du temps, de la social-démocratie. Ce qui s’affirme, d’abord et avant tout, c’est la critique du régime social (â ce sujet les manifestes des centrales en 1972-73 sont révélateur. Ajoutons à cela que deux stratégies apparaissent: la 1ère qui articule la question nationale directement à la question sociale à partir de la constitution d’une organisation po litique des travailleurs, la seconde qui affirme d’abord la nécessité de régler la question nationale en soutenant Parti Québécois, avant de pouvoir affirmer le reste.
13 “Les fondements historiques de la crise des sociétés canadienne et québécoise”; dans Le capitalisme au Québec, Ed. Albert St-Martin, Montréal, 1978, p. 53.
14 Ce qui renforcerait l’exécutif au détriment du législatif.
15 A ce sujet, voir les documents de travail du CFP sur les politiques économique et constitutionnelle du P.Q.
16 Bureau national de la CEQ, S’approprier la question nationale, juin 1978, p. 44.
17 Et cela bien souvent en collaboration avec l’État provincial, de façon plus évidente encore dans les périodes où on retrouve au gouvernement le même parti au pouvoir à Ottawa et à Québec: par exemple, le Pa ti Libéral de 1970 à 1976.
18 CSN CEQ, Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 1970, p. 165.

Joan Robinson a changé notre façon de penser le capitalisme

Joan Robinson a été l’une des figures les plus remarquables du monde de l’économie au cours du XXe siècle. Elle s’est battue pour s’établir dans une culture universitaire britannique profondément sexiste et s’est hissée au sommet de son domaine. Disciple précoce de John Maynard Keynes, elle s’est également engagée avec sympathie dans les théories économiques de Karl Marx et de Rosa Luxemburg à une époque où les économistes universitaires ignoraient largement ces chiffres. Dans un monde où les idées de Keynes et de Marx dominent encore les approches critiques du capitalisme, la pensée créative et hétérodoxe de Robinson a beaucoup à nous offrir.
Briser le moule
Joan Violet Robinson est née à Camberley, Surrey, le 31 octobre 1903, dans une famille anglaise de la classe supérieure. Son père était major-général dans l’armée britannique et son grand-père maternel avait été professeur de chirurgie à l’Université de Cambridge. Elle a fait ses études à la St Paul’s Girls’ School de Londres et au Girton College de Cambridge, où elle a étudié l’économie, obtenant un diplôme de deuxième classe supérieure en 1925 – bien qu’elle n’ait reçu le diplôme réel qu’en 1948, lorsque l’université a reconnu les femmes diplômées pour la première fois.
En 1926, elle épouse l’économiste E. A. G. (Austin) Robinson, avec qui elle a deux filles. Elle l’accompagna en Inde peu après le mariage, où il fut employé comme précepteur du fils d’un maharadjah. À leur retour à Cambridge en 1929, Austin a été nommé à un poste de professeur universitaire en économie et est rapidement devenu un membre de l’université.
Cependant, le sexisme profondément enraciné de l’institution a fait de la carrière de Joan une affaire beaucoup moins simple. Elle « a développé une relation informelle avec la Faculté d’économie et de politique », comme l’a noté Prue Kerr, « en assistant à des conférences et en prenant des supervisions collégiales ». (« Les supervisions » étaient des tutoriels individuels.) En 1931 – « bien qu’avec une certaine controverse », selon les mots de Kerr – l’université lui permit de donner des conférences occasionnelles.
Trois ans plus tard, elle a été nommée maître de conférences adjointe à la faculté (mais pour un an seulement); en 1937, elle occupe un poste permanent de chargée de cours. Promu lecteur en 1949, Robinson devient finalement professeur en 1965, l’année même où son mari prend sa retraite. À cette époque, elle avait la soixantaine et s’était forgé une réputation bien méritée en tant que meilleure femme économiste universitaire au monde.
La retraite de Robinson en 1971 était entièrement pro forma. Elle a continué à entreprendre des recherches et à publier presque jusqu’à sa mort le 3 août 1983, trois mois avant son quatre-vingtième anniversaire.
L’économie de la concurrence imparfaite
Robinson a appris son économie à partir des Principes d’Alfred Marshall, tels qu’interprétés par ses disciples A.C. Pigou, John Maynard Keynes et Dennis Robertson. Elle faisait partie d’une cohorte très talentueuse de jeunes théoriciens qui ont réagi plus ou moins contre la tradition marshallienne, dont Piero Sraffa (1898-1983) et Richard Kahn (1905-1989).
Cependant, Keynes a été de loin la plus grande influence sur sa carrière dans son ensemble. Keynes lui-même était en train de remettre en question de nombreux aspects de la pensée de Marshall. Robinson a consacré une grande partie de son travail académique pendant cinq décennies à un examen critique de la macroéconomie de Keynes et à un effort soutenu pour étendre sa théorie à court terme au long terme.
Robinson appartenait à la dernière génération d’économistes universitaires qui considéraient la publication d’un livre comme n’étant pas moins précieuse que l’apparition de leurs articles dans des revues savantes (une recette pour la mort de carrière en 2022!). Son premier livre majeur, The Economics of Imperfect Competition (1933), s’intéressait à la microéconomie plutôt qu’à la macroéconomie keynésienne (ou à toute autre variante). C’était aussi plus ou moins son dernier engagement avec la théorie économique néoclassique, selon laquelle les entreprises maximisant le profit appliquaient des principes marginalistes pour maximiser leurs profits.
J’ai toujours été particulièrement impressionné par les derniers chapitres de The Economics of Imperfect Competition. Robinson a présenté une analyse claire et convaincante du rôle joué par le pouvoir de monopsone sur le marché du travail, et n’a pas du tout été restreinte dans son utilisation du terme « exploitation ». Ses diagrammes étaient bien expliqués, avec leur signification énoncée très clairement par l’auteur.
Robinson a présenté une version précoce et faisant autorité de la théorie de la discrimination sur le marché du travail.
Elle a expliqué les implications de sa théorie pour l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes dans un chapitre intitulé « Exploitation monopsoniste du travail », qui comprenait des diagrammes élaborés. Bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme, Robinson présentait ici une version précoce et faisant autorité de la théorie néoclassique de la discrimination sur le marché du travail, qui dépendait des différentes élasticités de l’offre de main-d’œuvre des hommes et des femmes.
Robinson n’a pas étendu la portée de cette analyse à la discrimination raciale – sans surprise, puisqu’elle écrivait une quinzaine d’années avant le début de l’immigration massive de travailleurs noirs des colonies antillaises britanniques. Mais l’analyse s’applique également très clairement aux différences de rémunération raciales.
Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Robinson était fortement autocritique. Cependant, elle a exempté les chapitres sur la monopsone du marché du travail: Robinson a estimé qu’elle avait « réussi à prouver, dans le cadre de la théorie orthodoxe, qu’il n’est pas vrai que les salaires sont normalement égaux à la valeur du produit marginal du travail », ce qu’elle considérait comme le point principal.
Une évaluation globale plus charitable du livre que la sienne pourrait être que The Economics of Imperfect Competition a démontré ses grands pouvoirs de raisonnement et d’explication. Robinson allait bientôt utiliser ces pouvoirs dans un contexte très différent, en tant que critique convaincu de la théorie économique néoclassique (« mainstream », « orthodoxe »).
Premières réactions à Keynes
Au début des années 1930, Robinson était l’un des jeunes économistes de Cambridge qui discuta avec Keynes des nouvelles idées macroéconomiques qui allaient bientôt constituer la base de son ouvrage The General Theory of Employment, Interest and Money. Keynes lui-même était notoirement incohérent dans sa propre caractérisation de la nouvelle théorie: il prétendait avoir révolutionné l’économie, mais décrivait également les implications politiques de son livre comme « modérément conservatrices ».
Robinson a pris ces questions très au sérieux. Dans ce qu’elle a toujours appelé ses « essais de 1935 » – qui ont été publiés deux ans plus tard sous le titre d’Essais dans la théorie de l’emploi – elle a révélé sa propre approche distinctive et peu orthodoxe de certaines des questions les plus importantes que Keynes a soulevées dans la Théorie générale, en particulier en ce qui concerne le marché du travail, l’inflation, la politique macroéconomique. et la méthodologie de la théorie économique. Nous pouvons voir les Essais comme le tout premier texte de ce qui allait devenir beaucoup plus tard connu sous le nom d’économie post-keynésienne.
Cela était le plus évident dans la discussion de Robinson sur le marché du travail, qui reposait sur une théorie explicite de l’inflation fondée sur la poussée salariale, car « une pression constante à la hausse sur les salaires monétaires est exercée par les travailleurs (plus ils sont fortement organisés) et une pression constante à la baisse par les employeurs, le niveau des salaires augmentant ou diminuant à mesure que l’une ou l’autre partie obtient un avantage ». Elle a failli anticiper la courbe de Phillips, selon laquelle il existe une relation inverse entre les taux de chômage et les augmentations de salaire dans une économie, notant que « l’existence du chômage affaiblit la position des syndicats en réduisant leurs ressources financières et en éveillant la peur de la concurrence du travail non syndiqué ».
Cela a conduit Robinson à redéfinir le plein emploi, rejetant la discussion alambiquée de Keynes dans la théorie générale en faveur d’une définition beaucoup plus simple: « le point du plein emploi » était simplement « le point auquel tout obstacle du côté du travail à une augmentation des salaires monétaires finit par céder la place ». Cet argument avait d’importantes répercussions sur les politiques. Si le niveau des salaires monétaires déterminait le niveau des prix – qui fixait le taux d’intérêt via la demande de transactions pour l’argent – et déterminait donc l’investissement, la demande effective et l’emploi, alors les syndicats avaient un pouvoir économique considérable :
Le contrôle de la politique est, dans un certain sens, partagé entre les syndicats et les autorités monétaires, car, compte tenu des conditions monétaires, le niveau du taux d’intérêt est largement déterminé par le niveau des salaires monétaires. Une augmentation suffisante des salaires monétaires entraînera toujours une hausse du taux d’intérêt et donc une augmentation de l’emploi.
Cela était suffisant, selon Robinson, pour discréditer la théorie quantitative de la monnaie (relancée plus tard par des économistes monétaristes tels que Milton Friedman). Cela posait également de réelles difficultés à tout gouvernement engagé dans l’objectif du plein emploi, car sans contrôle central sur les augmentations de salaire monétaire, il y avait un risque réel que des niveaux élevés d’emploi induisent une accélération de l’inflation.
Dans les essais, Robinson utilisait déjà ce qui allait devenir sa propre méthode d’analyse caractéristique, comparant deux économies différentes (qu’elle appelait « Alpha » et « Beta ») sans prétendre raconter une histoire de changements dans le temps historique. Vingt ans plus tard, ce sera un élément important de son texte majeur L’accumulation du capital.
Keynes et Marx
Au lendemain de la Grande Dépression, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler jetant le doute sur l’engagement de nombreux capitalistes en faveur de la démocratie bourgeoise, il n’est pas surprenant que l’intérêt académique pour l’économie politique de Karl Marx ait augmenté rapidement du milieu à la fin des années 1930. Joan Robinson a beaucoup lu dans la littérature marxiste et néo-marxiste avant de publier un article sur la théorie du chômage de Marx en 1941. et un livre bref mais incisif intitulé An Essay on Marxian Economics l’année suivante.
Robinson s’est fortement inspiré des travaux de l’économiste polonais émigré Michał Kalecki. Kalecki avait utilisé des éléments de Marx et de Keynes pour développer un corpus persuasif de théorie macroéconomique qui soulignait à la fois l’instabilité inhérente et la nature de classe fondamentale de la société capitaliste.
Dans son essai, Robinson a cité Kalecki à plusieurs endroits, et a comparé son argument selon lequel c’était « le niveau de la demande effective qui régule le total des profits » avec l’accent peu convaincant de Marx sur des facteurs très différents qui limitaient les profits. Elle a également vivement critiqué Marx pour d’autres raisons, répudiant les éléments hégéliens dans sa pensée et attaquant la théorie de la valeur du travail comme source de maladresse et d’obscurité dans son exposé: « Aucune des idées importantes qu’il exprime en termes de concept de valeur ne peut être mieux exprimée sans elle. »
Cependant, le verdict global de Robinson sur son analyse dans les trois volumes de Capital était positif:
Marx s’intéressait principalement à l’analyse dynamique à long terme, et ce domaine est encore largement labouré. L’analyse académique orthodoxe, liée au concept d’équilibre, y contribue peu, et la théorie moderne n’a pas encore beaucoup dépassé les limites de la courte période. Les changements à long terme dans les salaires réels et dans le taux de profit, le progrès de l’accumulation du capital, la croissance et la décadence du monopole et les réactions à grande échelle des changements de technique sur la structure de classe de la société appartiennent tous à ce domaine.
Elle a également noté que la distinction de Marx entre la production et la réalisation de la plus-value lui permettait de fournir les éléments d’une théorie de la demande effective.
Nous pouvions trouver ces éléments, selon Robinson, dans la composante sous-consumériste de la pensée de Marx, elle-même étroitement liée à son traitement de la disproportionnalité entre les départements I (moyens de production) et II (articles de consommation), et donc aussi entre l’investissement et les dépenses de consommation. Dans une crise, elle a observé :
les travailleurs ne peuvent pas consommer, et les capitalistes ne le feront pas. Les industries des biens de consommation présentent donc un champ étroit pour l’investissement, et les industries des biens d’équipement souffrent à leur tour d’une demande restreinte. Ici, la loi de Say est enfin renversée, et Marx semble préfigurer la théorie moderne de la demande effective.
La dernière phrase de l’essai a souvent été citée, et avec raison:
Marx, même s’il a imparfaitement travaillé les détails, s’est donné pour tâche de découvrir la loi du mouvement du capitalisme, et s’il y a un espoir de progrès en économie, ce doit être dans l’utilisation de méthodes académiques pour résoudre les problèmes posés par Marx.
Robinson n’a pas révisé de manière significative cette évaluation dans la longue préface qu’elle a écrite pour la deuxième édition du livre, publiée en 1966.
L’accumulation de capital
Sa propre tentative de résoudre ces problèmes est apparue quatorze ans plus tard. Il a emprunté son titre au texte classique de Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, que Robinson avait loué dans l’Essai sur l’économie marxiste et (beaucoup plus longuement) dans son introduction à la traduction anglaise du livre de Luxemburg. Étrangement, il n’y avait qu’une seule référence à Luxemburg dans le propre livre de Robinson.
J’ai trouvé qu’une étude approfondie de l’accumulation de capital de Robinson était une expérience enrichissante, mais aussi une tâche difficile. C’est un livre très long, qui compte 425 pages dans la deuxième édition définitive de 1965, avec une annexe mathématique supplémentaire de sept pages par David Champernowne et Richard Kahn. Robinson semble avoir voulu que le livre soit l’aboutissement d’un quart de siècle de travail théorique, de la même manière que la Théorie générale l’avait été pour Keynes : les deux économistes avaient cinquante-trois ans lorsque leurs chefs-d’œuvre respectifs sont apparus.
L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Robinson a divisé l’ouvrage en huit sections, qu’elle a intitulées Livre I, Livre II et ainsi de suite, suivies de dix « notes sur divers sujets » et, enfin, de quinze pages de diagrammes. Dans le livre I, Robinson a fourni une introduction générale au sujet de l’économie. Cela contenait des problèmes réels, à commencer par le niveau de difficulté très inégal de l’analyse dans les six chapitres, aggravé par le refus de Robinson de fournir des illustrations schématiques (ou des exemples numériques) de la théorie keynésienne élémentaire de l’épargne et de l’investissement qu’elle a exposée. Elle n’a pas non plus fourni de preuves empiriques ou de discussion sur des exemples historiques pertinents.
Le cœur de son argument est venu dans le livre II, qui souffrait de nombreux problèmes déjà apparents dans le livre I. Dans cette section, elle a d’abord exposé son analyse théorique de l’accumulation avec une seule technique de production, puis a discuté des complications posées par le progrès technique, le choix de la technique et la mesure du capital. Cette fois, Robinson a fourni des exemples numériques (bien que parfois seulement dans des notes de bas de page). Elle a poursuivi en discutant de la mesure du capital, de la frontière technique dans un « âge d’or » où il n’y avait pas de contradictions internes au sein du système capitaliste, et de la distinction entre le progrès technique neutre et biaisé.
À un moment donné, Robinson a évoqué la possibilité de ce qu’elle a appelé une « relation perverse » entre le taux de salaire et le degré de mécanisation, dans laquelle des salaires réels plus élevés ont induit l’introduction d’un ratio capital-travail plus faible, plutôt que plus élevé. Elle a reconnu dans une note de bas de page que sa collègue de Cambridge, Ruth Cohen, lui avait fait remarquer cela. En effet, il a ensuite été surnommé le « curus de Ruth Cohen ».
Robinson n’a pas pris ce point très au sérieux. En l’espace d’une décennie, cependant, le résultat des controverses de Cambridge dans la théorie du capital démontrerait les implications profondes de ce qui est devenu connu sous le nom de « réaccépission » et de « renversement du capital ». Il a jeté le doute sur toute la théorie néoclassique de la répartition des revenus, ouvrant la voie à des approches théoriques alternatives plus acceptables pour les post-keynésiens, impliquant, par exemple, l’importance des rapports de pouvoir sociaux et des différences de classe dans la propension à épargner. En termes politiques, il a subverti l’idée de relations harmonieuses qui étaient implicites dans la théorie néoclassique de la distribution et a suggéré un rôle fort pour l’analyse économique des conflits sociaux.
À une exception près, les six sections restantes ont étendu et nuancé les arguments du livre II sans ajouter quoi que ce soit de grande importance. L’exception est venue dans le livre IV, où Robinson a apporté une contribution précoce importante à ce qui deviendra plus tard la vaste littérature post-keynésienne sur la monnaie endogène.
Sa conclusion très étrange de cinq lignes mérite d’être citée dans son intégralité :
Le lecteur doit tirer ses conclusions pour lui-même. En me séparant, je le supplie seulement de revenir au chapitre 2 et de rappeler que les extrants dont nous avons discuté tout ce temps sont des produits de biens vendables; ils ne sont pas co-extensifs avec la richesse économique, et encore moins avec la base du bien-être humain.
Cette étrange conclusion représente un aveu de défaite, je pense. L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Les vingt-cinq dernières années
Joan Robinson a continué à argumenter, écrire et publier sur ces questions pendant quelques années, avec une série d’articles et trois livres: Exercices d’analyse économique, Essais dans la théorie de la croissance économique et Hérésies économiques. Le dernier de ces travaux traitait également d’un éventail beaucoup plus large de questions, y compris les controverses capitales et les questions méthodologiques pour lesquelles elle avait déjà montré un certain intérêt.
En décembre 1971, lorsqu’elle a été invitée à donner la prestigieuse conférence Richard T. Ely à la réunion annuelle de l’American Economic Association, ses intérêts s’étaient déplacés vers l’échec de l’économie dominante à traiter de manière adéquate les problèmes posés par la pauvreté mondiale et la pollution de l’environnement, et elle n’a fait aucune référence directe à ses travaux antérieurs sur l’accumulation du capital. L’héritage de Joan Robinson est profond et durable, bien que l’accumulation du capital ne soit pas au cœur de celui-ci.
CONTRIBUTEURS
John E. King est professeur émérite à l’Université La Trobe, en Australie. Son travail le plus récent est The Alternative Austrian Economics: A Brief History (2019).

Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État

Eduardo Viveiros de Castro, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020
Les dernières années ont été marquées par un recul inquiétant de la vague rose, qui figure parmi les plus importants cycles de luttes menés par la gauche à travers le monde depuis le début des années 2000. Cette vague, qui s’est manifestée entre autres au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et en Argentine, se bute actuellement à un ressac, dont le président brésilien Jair Bolsonaro représente sans doute l’exemple le plus dramatique. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, connu pour ses études sur le terrain avec le peuple Araweté au nord de l’Amazonie et son concept de « perspectivisme », offre avec Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État une analyse des travaux de Pierre Clastres qui peut éclairer, à plusieurs égards, les enjeux auxquels le Brésil fait face. Clastres, qui a notamment écrit La société contre l’État (1974) et Archéologie de la violence (1997), offre selon Viveiros de Castro des clés de lecture pour affronter les défis de notre époque, de la montée internationale de l’autoritarisme de droite en passant par l’aggravation des inégalités et la crise environnementale.
Le premier chapitre lance une invitation à « réapprendre à lire Clastres », en situant son œuvre dans le contexte social où elle a pris forme, caractérisé par un « brusque tournant dans la sensibilité politico-culturelle de l’Occident qui est venu marquer les années 1960-1970 » (p. 18-19). Viveiros de Castro souligne que les mobilisations de gauche durant ce tournant ont eu un impact profond sur la pensée de Clastres. Ce dernier s’est effectivement affairé, tant avec son concept célèbre de « société contre l’État » qu’avec ses autres propositions théoriques, à montrer « qu’un autre monde est possible : qu’il y a de la vie hors du capitalisme, comme il y a de la socialité hors de l’État » (p. 27). Cette réflexion sur la pluralité des mondes suppose toutefois une transition « du silence au dialogue » avec les peuples et les communautés qui mettent en pratique d’autres modes de vie que ceux qui prévalent dans les sociétés capitalistes avancées (p. 34). Les conditions d’un tel dialogue sont abordées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Viveiros de Castro propose notamment de s’opposer à un universalisme réactionnaire, qui appréhende l’humanité comme un vaste ensemble unifié et orienté spontanément vers le développement de certaines institutions. Les sociétés où l’on ne retrouve pas ces institutions sont alors définies comme étant « en retard », « sans État », « sans histoire », et ainsi de suite. L’anthropologue brésilien nous invite alors à concevoir le travail anthropologique comme une « élucidation des conditions d’autodétermination ontologique des autres (peuples, sociétés, civilisations), ce qui signifie, entre autres choses, lui reconnaître une consistance sociopolitique propre » (p. 43).
Le troisième chapitre s’attaque à l’idée selon laquelle la perspective politique prônée par Clastres se limiterait à un éloge du libertarianisme (p. 53). Contre cette lecture de Clastres, Viveiros de Castro indique que l’anthropologue français nous convie plutôt à penser les marges d’autonomie dont nous disposons face à l’État. Cette réflexion sur nos marges d’autonomie semble d’autant plus nécessaire devant la montée du néolibéralisme, qui a encouragé l’émergence d’un « gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la “dérégulation” de l’économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un marché libre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p. 60, souligné dans l’original). Le quatrième chapitre se penche sur les manières dont l’œuvre de Clastres nous invite à repenser notre rapport à l’État. Viveiros de Castro met notamment en lumière les rapprochements entre les travaux de Clastres et ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En s’inspirant des recherches de l’anthropologue français sur les sociétés contre l’État, les deux philosophes proposent de rejeter la distinction binaire entre l’État et l’absence d’État, au profit d’agencements sociopolitiques plus riches et nuancés (p. 78).
Le cinquième chapitre se concentre sur l’interprétation du monde social à laquelle les travaux de Clastres nous invitent. Cette interprétation met notamment en lumière le caractère pluriel et mouvant des définitions de « l’humanité », en nous invitant du même souffle à une véritable ouverture à l’altérité et à la diversité des manières de vivre et d’être humain (p. 108-109). Dans sa postface pour l’ouvrage, le philosophe Julien Pallotta affirme que Viveiros de Castro trouve dans les travaux de Clastres une source d’inspiration pour une « redécouverte d’un Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission, à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » (p. 115). Une telle redécouverte pourrait mener, selon Viveiros de Castro, à une convergence entre les mouvements écologistes et les luttes des peuples indigènes du Brésil contre des projets technocratiques qui nuisent à l’environnement (p. 149-150).
Le recul actuel de la vague rose est lié, entre autres, aux difficultés qui accompagnent les tentatives de transformer l’État par la voie électorale. Face à ces difficultés, la tension entre les luttes à l’intérieur de l’État et celles à l’extérieur de l’État mérite plus que jamais notre attention[1]. Les travaux de Viveiros de Castro et de Clastres peuvent nous aider à réfléchir les manières d’agir avec l’État qui font avancer les mobilisations pour l’égalité et la justice et celles qui entravent ces mêmes mobilisations, tout en nous invitant à prendre en compte la pluralité des mondes et des assemblages humains et non humains qui permettent de faire sens de nos vies et d’intervenir politiquement dans nos milieux.
- Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Paris, L’Harmattan, 2018. ↑












