Nouveaux Cahiers du socialisme
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Colonialité du pouvoir et migration : la dénégation de la racisation et du racisme

Introduction
Généralement, on admet que l’articulation de la dyade racisme-migration est le plus souvent déduite de phénomènes tels que la colonisation ou la domination historique de la force de travail. Mais à surinvestir sans élasticité les notions de colonialisme et de colonisation, on pourrait croire que cela renvoie à un passé perçu comme distant.
C’est à ce hiatus que pallie notamment le sociologue péruvien Anibal Quijano qui forgea la notion de colonialité du pouvoir[1]. Celle-ci pointe la perpétuation et donc l’actualité du rapport colonial, rapport variable mais fortement prégnant et continu. Actuellement, ce rapport prend forme dans les mutations du racisme et dans sa corrélation avec l’enjeu migratoire. C’est ce qui fera l’objet de ce texte.
Cette perspective articulée autour de la colonialité du pouvoir repose sur l’analyse institutionnelle et matérialiste de la matrice raciale. Elle révèle notamment les différents modes d’exploitation et les processus d’exclusion que vivent certaines populations migrantes et exilées. Aujourd’hui, l’enjeu de la migration est pour beaucoup tributaire de cette histoire persistante de structures inégalitaires issues de la domination coloniale, à la source d’importants déplacements de populations.
Tenant compte de l’enjeu migratoire, il est important de faire valoir un cadre d’analyse qui reconnait la force et la portée de l’histoire de l’exploitation coloniale dans notre présent et qui en restitue les dimensions politiques, économiques et sociales. C’est donc une sorte de généalogie des structures issues de la domination coloniale et leur caractère profondément racialisé qu’il faut mettre en évidence. Il faudrait dès lors faire valoir un point de vue qui repose l’actualité du phénomène migratoire dans une optique de transformation des modalités institutionnelles inégalitaires fortement issues du capitalisme mondialisé et d’une division internationale du travail qui lui est corollaire.
Ce qui donne lieu à un régime de gouvernance migratoire qui ne vise pas tant à l’exclusion des migrantes et migrants, mais plutôt à mettre en valeur, à ramener à des proportions économiques exploitables certains segments et éléments turbulents qui caractérisent les mouvements migratoires contemporains. Ces éléments turbulents, nous dit Sandro Mezzadra[2], apparaissent comme des excédents structurels par rapport aux équilibres du « marché du travail ». Dans cet ordre d’idées, nous enseigne Mezzadra, l’objectif des États et des organisations internationales n’est nullement de fermer hermétiquement les frontières des « pays riches », mais d’établir un système de digues, de produire en dernière instance, pour reprendre l’expression de Nicholas De Genova[3], un processus actif d’inclusion du travail migrant à travers sa « clandestinisation » ou son incorporation subalterne et différenciée dans le régime de droit et de citoyenneté des pays récepteurs.
Cela est notamment observable dans les programmes migratoires temporaires contemporains qui ont pris des proportions importantes[4] : on y observe un régime du travail institutionnellement discriminant, racialisant, construit « sur mesure », parallèlement aux relations de travail industrielles en vigueur pour les autres travailleuses et travailleurs résidents permanents et citoyens.
Pour sa part, la question de l’asile subit une sorte de relégation et occupe une place subalterne. On l’aborde dans le langage de la protection humanitaire (avec tous ses avatars en termes de représentations dépréciatives sur les personnes racisées), ce qui exclut toute la dimension politique qui y est rattachée. L’ordre humanitaire prévalant ici s’inscrit largement dans le registre de la survie : sa logique désigne des sujets bénéficiaires passifs d’une « responsabilité (externe) de protéger ». Plutôt qu’à des citoyennes et des citoyens dotés de droits, les bénéficiaires de l’ordre humanitaire s’apparentent ainsi à des victimes recevant des actes de charité.
Dans ce qui suit, nous essaierons donc de montrer que les politiques migratoires canadiennes et québécoises se sont constituées en suivant ces logiques marquées par la colonialité du pouvoir, reproduisant des politiques migratoires racialisantes. En somme, le phénomène migratoire est une porte d’entrée pour saisir de manière plus profonde les divers modes de domination historiques qui se cristallisent dans les politiques des États et les institutions. L’étude du processus migratoire sert en cela de point d’appui pour continuer à étudier la variabilité du phénomène colonial et racial en d’autres temps et dans d’autres lieux.
L’institutionnalisation de la subordination dans la catégorie juridique « demandeur d’asile »
Pour mieux comprendre notre thèse – la colonialité de la gestion des migrations – prenons pour cas de figure la catégorie juridique du demandeur d’asile, figure emblématique des transformations de la « gestion des migrations ». Les migrantes et les migrants au Canada sont, de manière générale, mobilisés d’abord comme force de travail, mais la figure du demandeur d’asile, elle, laisse entrevoir avec précision toute l’étendue matérielle, symbolique et institutionnelle de la colonialité du système d’immigration.
Au cours des dernières années, une distinction a été instillée par le champ médiatique et politique entre « vrai réfugié » et « migrant économique », ce qui a modifié en profondeur la représentation sociale des demandeurs d’asile et les conditions socioéconomiques dans lesquelles ils sont accueillis. Cette distinction porte en elle une logique du soupçon alimentée par la crainte d’accueillir une ou un « faux réfugié », qui instrumentaliserait le système de l’asile afin de migrer pour des raisons économiques. La logique de protection qui fonde la catégorie « demandeur d’asile » a dans ce contexte été mise en veilleuse au profit d’un courant « national-sécuritaire » et d’une « idéologie du rejet ». S’y observe une obsession pour le renforcement des contrôles, la hantise de l’immigration irrégulière et l’identification des « faux réfugiés », ce qui a eu pour effet de produire ce que Jérôme Valluy appelle un retournement du droit de l’asile[5]. Les États usent de la catégorie de « réfugié » non pour organiser l’accueil des personnes tentant de fuir la cruauté de leur existence, mais pour délégitimer celles ne correspondant pas à certains critères formels, largement restrictifs, ou qui ne parviennent pas bien à répondre et à cadrer avec les règles tacites du système d’asile largement soumises à une logique managériale de rendement et à des habitus du témoignage de la persécution.
L’anthropologue Michel Agier[6] nous dit que l’une des clés de compréhension de ce caractère restrictif régissant les procédures autour du droit d’asile et la portée limitative de la notion de protection réside dans la prise en compte d’un fait si évident qu’il échappe généralement à l’attention : c’est la supériorité des discours d’État sur les discours communs pour dire la « vérité » de la réalité des personnes cherchant l’asile. Ainsi, dit-il, lorsqu’un agent de l’État dit que telle personne demandant l’asile est un « migrant » et non un « réfugié », sa parole crée la réalité qu’elle désigne, elle est performative. Lorsqu’un militant associatif ou une personne quelconque dit le contraire, ses mots émettent une opinion, considérée comme respectable, humaniste et généreuse, mais pas « réaliste ».
Ce climat idéologique et politique a influé sur les politiques migratoires et le système d’immigration, et la catégorie « demandeur d’asile » est dès lors devenue une catégorie qui fait problème, puisqu’elle porterait en elle la pression d’une immigration subie. C’est pourquoi dans le contexte des transformations du droit d’asile, on a vu apparaître une série de mesures visant à rigidifier les processus d’obtention du statut de « réfugié ».
Cela étant, la catégorie « demandeur d’asile » nous semble avoir été « altérisée » par le pouvoir dans le but de contraindre les demandeurs d’asile à une position liminale, marquée par la précarité et l’incertitude liées au statut et la subordination sociale. Elle se trouve à être mise au banc des catégories légitimes d’immigration. Comme toute catégorisation, elle révèle le pouvoir qui assigne, domine et essentialise une partie de la population. Ainsi, il nous semble que la colonialité du pouvoir dans la gestion des migrations se révèle ici caractéristique : l’État-nation et ses appareils procèdent à une institutionnalisation de l’altérisation/subordination de la catégorie « demandeur d’asile » et l’assigne à une « condition limite » – ils ne sont ni tout à fait exclus ni inclus.
Cette institutionnalisation de la colonialité du pouvoir se concrétise en la catégorie « demandeur d’asile », et est prise en charge par trois processus : (1) une sécurisation du territoire, (2) la fermeture du peuple démocratique et (3) l’exclusion intérieure par le travail.
Une sécurisation du territoire
Considérons le premier processus. Dans un contexte où les demandeurs d’asile ont été considérés comme une menace, l’État-nation met en place diverses mesures de « sécurisation » du territoire national afin de limiter l’arrivée de ces « migrants non sélectionnés ». L’objectif consiste à protéger la souveraineté, la sécurité et la stabilité, en ayant recours à des restrictions juridiques et des contrôles policiers. Dans le cas du droit d’asile, ce processus vise une transformation restrictive de celui-ci par des mesures visant à dissuader les migrantes et les migrants de venir au Canada. Ces mesures peuvent être appliquées en amont de l’arrivée des demandeurs sur le territoire ou au moment de leur demande. Citons par exemple (a) la notion de l’asile interne (le demandeur doit d’abord prouver qu’il ne peut se réfugier à l’intérieur de son pays d’origine), (b) l’entente sur les tiers pays sûrs, (c) l’instauration de la notion de « demande manifestement infondée » qui autorise les agents frontaliers du Canada de décider de la possibilité pour la personne demandeuse de déposer ou non une demande d’asile, et ce, à partir de la cohérence (ou incohérence) de son premier témoignage.
D’autres tentatives s’opèrent également pour limiter le nombre de demandeurs d’asile en (d) limitant l’octroi de visas, et (e) en interceptant des migrants sans papiers avant qu’ils ne quittent leur pays d’origine. Ainsi, depuis la fin des années 1990, le Canada restreint le droit d’asile par diverses « politiques de dissuasion ». Ces restrictions se sont intensifiées entre les années 2006 et 2015, sous le gouvernement conservateur de Harper, notamment par l’adoption, en février 2012, de la loi C-31, Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada. On assiste donc à une forme franche de la biopolitique du pouvoir colonial : en prétendant « protéger » le territoire national, on met en danger la vie de milliers de personnes, une violence légitimée par le pouvoir étatique pour qui la présence des personnes demandeuses d’asile est menaçante. Le droit d’asile étant censé protéger et accueillir ceux et celles qui sont mis au ban de leur société d’origine, ces transformations sont révélatrices d’un laisser mourir des vies que l’on juge superflues.
Si les réfugié·e·s arrivent, malgré tout, sur le territoire canadien et accèdent à la demande d’asile, la colonialité du pouvoir continue son exercice : elles et ils font face à l’arbitraire du pouvoir qui prend prétexte de l’exceptionnalité de leur condition. Concrètement, les demandeurs d’asile sont des « victimes collatérales » de ce contexte de « sécurisation/nationalisme » et leur vie dépend de l’arbitraire du pouvoir. On l’a vu lors des négociations entourant la régularisation des « anges gardiens » durant les temps forts de la pandémie de COVID-19. Ils sont également sujets à la détention s’ils sont jugés « à risque », selon le pouvoir discrétionnaire de la police des frontières. Et ce, sans qu’il y ait d’accusation précise à leur égard et sans qu’ils sachent la durée de leur détention. La précarité du statut les rend également sujets à la « possibilité de déportation ». Celle-ci et le pouvoir de détenir rendent possible l’assujettissement des demandeurs d’asile.
La fermeture du peuple démocratique
Analysons à présent le deuxième élément du processus : les demandeurs d’asile sont maintenus à l’extérieur du « peuple démocratique ». Cette exclusion est paradoxalement maintenue par le principe démocratique lui-même, comme nous allons le voir, mais elle est accentuée par cette colonialité du pouvoir qui réserve un sort particulier aux demandeurs d’asile. En effet, ces derniers sont dans une « condition limite », voire liminale : ni tout à fait exclus ni inclus à la nation – il s’agit d’un autre mécanisme du processus d’altérisation des demandeurs d’asile.
Non seulement le pouvoir protège ses frontières terrestres, mais il vise également à protéger l’« identité nationale » des dérives potentielles qu’engendreraient les différences culturelles de ces migrantes et migrants. Dans ce contexte, toutes les caractéristiques des personnes migrantes deviennent « objet d’insécurité » qui menacerait une « identité sociétale homogène et fantasmée ».
Ainsi, les demandeurs d’asile porteraient atteinte à une identité nationale : le « nous » imaginaire construit au sein de la nation et fixé par le droit de la nationalité serait, comme le rappelle souvent Monique Chemillier-Gendreau[7], perturbé par des arrivées intempestives, non souhaitées et non contrôlées, d’individus appartenant préalablement à un autre « nous ». En effet, les gouvernants tiennent des discours qui évoquent un conflit civilisationnel entre les migrants et les Occidentaux, on martèle l’incompatibilité des modes de vie, les menaces sur l’identité culturelle et sur les pratiques démocratiques, notamment.
Dans ce contexte, on a vu des peuples démocratiques – représentés par les parlements – réclamer leur propre fermeture et refuser d’accueillir des migrants. Cela aura un impact direct sur la protection juridique qui leur est offerte : ils sont exclus du principe d’universalité de la justice qui fonde la règle démocratique.
Le désir de « souveraineté démocratique » et les discours nationalistes et sécuritaires reposent sur le principe d’une communauté civique et ses particularités culturelles et identitaires. Or, le principe démocratique est fondé sur deux grandes lignes directrices : la délibération par une communauté civique et l’universalité de la justice. Ainsi, la souveraineté démocratique ne peut se baser uniquement sur la communauté civique à préserver, puisqu’elle se base aussi sur le respect de l’universalité des droits de la personne – dont le droit au refuge. Or, on voit bien que le cas des demandeurs d’asile démontre que ces deux principes entrent ici en contradiction. C’est ce que Seyla Benhabib[8] nomme le « paradoxe de la légitimité démocratique ». En effet, ceux qui sont exclus du « peuple démocratique » peuvent difficilement réclamer ces droits puisque, dans cette situation, l’autorité légitime responsable de les inclure serait ce même « peuple démocratique » qui les exclut. C’est pour cette raison que l’on parle d’une position liminale et limite; si les demandeurs d’asile sont bel et bien sur le territoire et sont assignés à une certaine catégorie juridique, ils ne sont pas inclus dans la nation, et sont maintenus par elle dans une forme de déni de justice. Dans ce contexte, le droit au refuge est déterminé par l’État-nation : la convention de Genève donne le droit de chercher refuge mais pas l’obligation d’accorder le refuge. C’est donc la règle démocratique qui porte en elle le caractère excluant de la nation, celui qui maintient le pouvoir sur les demandeurs d’asile : maintenus à l’extérieur de la nation par cette nation même, tout en y étant inclus par la catégorie limite de « demandeur d’asile », ils sont objets du droit sans pouvoir en être les sujets.
L’exclusion intérieure par le travail
Enfin, troisième processus, le cas du travail constitue également un bon exemple de cette institutionnalisation de la colonialité du pouvoir dans la catégorie des demandeurs d’asile : ils sont également intégrés au marché du travail sous la forme de la marginalisation et de la domination. Le marché de l’emploi est structuré de façon à reléguer les demandeurs d’asile au bas de l’échelle salariale et au bas de l’échelle d’un travail socialement valorisé. En effet, le marché de l’emploi serait un « champ » dans lequel la citoyenneté agit comme capital distinctif.
Les demandeurs d’asile sont à bien des égards relégués à des boulots de « survie ». Une étude empirique de Jackson et Bauder[9] montre que les demandeurs d’asile sont conscients de cette relégation. Ils disent, entre autres, avoir des « jobs de réfugiés ». Le système canadien est encore une fois à l’origine d’un tel état de fait : il ne reconnait pas leurs diplômes ou ne leur accorde pas d’équivalences, à l’instar des autres migrants. Le chiffre « 9 » par lequel débute le numéro d’assurance sociale des demandeurs d’asile les maintient dans un état liminal, car ce numéro marque leur impermanence et les empêche d’accéder à des promotions et à des emplois permanents.
En somme, ces mesures privent les demandeurs d’asile d’une inclusion économique, juridique et politique et les soumettent à une position d’objet. Elles incarnent donc cette colonialité qui soumet les demandeurs d’asile dans une position de « subalterne » et les maintient dans cet état. Mais cette subalternisation n’est pas épiphénoménale ou réductible aux seules personnes cherchant l’asile et la protection. Elle opère au-delà de la question de l’asile.
La matrice de la race en migration et ses glissements sémantiques
Le sociologue dominicain Amín Pérez s’efforçant de faire connaitre le travail du sociologue algérien Abdelmalek Sayad, pionnier de la sociologie du phénomène migratoire, rappelle que celui-ci se reflète entre autres dans « les enjeux du langage et des pratiques administratives qui régulent et hiérarchisent nos rapports sociaux, nos identités individuelles et collectives. Pour Sayad, l’immigration offre une entrée dans les modes d’action étatique qui définissent les lignes de partage entre le légitime et l’illégitime, le dominant et le dominé, le “normal” et “l’anormal”. L’immigration pousse l’État à se penser en dehors de ses lignes habituelles. Ses rapports aux étrangers nous dévoilent les tenants réels de son action[10] ».
C’est aussi ce qu’a illustré à sa façon la sociologue équatorienne Encarnación Gutiérrez Rodríguez en analysant comment les modalités selon lesquelles les choix migratoires et les processus d’octroi de l’asile produisent des catégories hiérarchisées de personnes migrantes qui découlent des représentations et imaginaires coloniaux autour de la question de la « race ». Cette logique y est décrite comme une « colonialité de la migration », notion analysée par Gutiérez Rodríguez comme un concept central des politiques migratoires qui élude généralement les dispositifs coloniaux de pouvoir pourtant fondamentaux[11]. Il est donc important de rendre compte de la « biopolitique » des sociétés industrielles qui traitent les personnes migrantes comme un « matériel humain », une ressource exploitable et renouvelable selon les besoins du capital.
Examinons maintenant la dimension discriminatoire de nombreux dispositifs des orientations migratoires. Les orientations migratoires des États capitalistes postcoloniaux concernant les dispositifs juridiques parallèles et le recrutement stratégique et ciblé pour nombre de secteurs d’emplois sont partie prenante de rapports sociaux racialisés. Elles le sont pour toutes les personnes corvéables, celles qui sont discriminées, exploitées et utilisées essentiellement comme force de travail, préférablement pour des considérations biopolitiques. L’exemple du gouvernement Legault qui a employé, en pleine pandémie, des demandeurs d’asile dans le système de santé par le biais d’agences de placement est éloquent. Ce qui a objectivement eu pour effet de conditionner les termes de leur régularisation.
Plusieurs figures intellectuelles de la gauche radicale (parmi lesquelles Étienne Balibar, Stuart Hall, Nacira Guénif) ont insisté sur la nécessité d’analyser les effets délétères et toxiques d’un glissement sémantique et de sens faisant en sorte que le signifiant « race » se faufile autour d’une « chaîne d’équivalences[12] » où il se trouve en partie ou totalement remplacé par d’autres termes (religion, civilisation, ethnicité, culture, différence) dans ses attributs et fonctions discriminatoires et d’exclusion. Cela est observable à la fois dans les processus d’altérisation des demandeurs d’asile et des travailleurs migrants temporaires, mais aussi dans les processus de racisation qui affectent des personnes perçues comme migrantes alors qu’elles sont nées au Québec.
Les gauches canadienne et québécoise doivent se positionner dans tous ces débats. Il est important aussi de rendre compte du contexte d’effritement de l’État-providence qui fait en sorte que des secteurs d’emplois de qualité sont plus difficilement à la portée de catégories ne cadrant pas avec le « régime de normalité » des majorités. Il est dès lors capital de revenir à la question du racisme et au procédé d’euphémisation de « race » qui opère comme signifiant « flottant » ou « glissant » pour reprendre les termes de Stuart Hall[13]. Les « chaines d’équivalence » incluent aussi bien des corrélats que des substituts de race. Ainsi, quand il s’agit de questions patentes comme « doit-on réduire les seuils d’immigration » ou « comment penser la survie de la langue », ce sont certaines catégories racisées qui se trouvent en sous-texte des discours publics qui orientent les réponses latentes. La colonialité du pouvoir opère justement du fait des représentations qui associent certains discours à certaines catégories sans qu’elles ne soient explicitement nommées.
Il serait sans doute plus que pertinent de voir dans ces différents processus discursifs qui procèdent objectivement à une euphémisation du racisme une sorte de formation discursive institutionnalisée dans laquelle l’usage du signifiant « race » s’accompagne d’une permanente dénégation, au profit de notions le plus souvent drapées de nouveaux oripeaux langagiers, caractéristiques de cette colonialité du pouvoir en matière migratoire.
Selon les contextes, situations et conjonctures, diverses notions (migrant, musulman, terroriste, clandestin) ont donc constitué des substituts ou ont opéré comme corrélats ou comme « marqueurs » tacites et invisibles de la race. Mais aucune des formations discursives ne permet de dépasser la problématique du racisme, justement parce que ces formations ne remettent pas en question les hiérarchies sociales et les rapports de pouvoir, qu’elles ne font en fait que légitimer et parfois consolider. Ce sont ces formes de néoracisme ou de racisme « sans race », voire « après la race », qu’il faut donc savoir repérer dans les débats autour de la question migratoire. C’est pour ainsi dire comme si la race a été enterrée vivante.
Cette question peut être comprise dans la façon même de penser la migration dans les pays occidentaux, une caractéristique analysée par Nacira Guénif : la population est pensée à partir de la notion de « population issue de…[14] » ou, comme le montre Étienne Balibar, de « schème généalogique[15] ». C’est ce qui explique que nous sommes encore tenaillés et hantés par les traces de l’esclavage, les effets de la colonisation, de la « ligne de couleur », du colonialisme; en somme, par les stigmates qui se perpétuent à l’endroit des personnes non eurodescendantes.
L’effet patent y est observable dans la façon et la manière dont nos sociétés libérales, qui prêchent pourtant le respect de l’individualité et l’égalité des chances, enferment les personnes racisées et leur « descendance » dans une « extériorité constitutive » ou une « identité étrangère » remontant à deux ou trois générations, en dépit du fait qu’elles sont des sociétés (bien que certaines issues de colonies de peuplement) formées par l’hybridation et les apports migratoires, comme c’est le cas en Amérique du Nord et en Europe.
Mais ce schème généalogique a aussi pour effet corollaire un besoin de communauté chez les groupes majoritaires dont les formations politiques qui usent du discours identitaire font écho. Mais tout cela est aussi à analyser en lien avec la façon dont le capitalisme néolibéral renforce les usages discriminatoires et les logiques préférentielles du schème généalogique.
Dans le contexte actuel, la perte des droits sociaux et la dégradation des conditions de travail favorisent la montée du discours de l’extrême droite. Une partie importante de la classe ouvrière est influencée par ce genre de discours. C’est là que l’enjeu migratoire complique la donne. D’autant plus que les personnes migrantes ont certes des doléances d’égalité citoyenne en lien avec le travail notamment, mais également sur la question décoloniale (légitime et nullement revancharde) de la dignité et de la justiciabilité historique.
La gauche doit apporter des réponses novatrices et courageuses, et qui sortent du seul cadre du nationalisme méthodologique, à l’instar de l’enjeu climatique pour ainsi dire. L’un des grands défis et enjeux qui hypothèquent en quelque sorte l’avenir de nos sociétés et leur dimension égalitaire et démocratique dans la conjoncture actuelle, ne se réduit pas seulement à saisir l’évolution des mouvements migratoires en provenance de l’espace extraoccidental (le Sud global), mais à essayer de comprendre la position que prendra la population des pays du « Nord », si l’on veut éviter de céder aux sirènes des théoriciens réactionnaires du « grand remplacement ». C’est cette division potentielle, source redoutable de conflictualité, que nous devons anticiper si l’on veut disposer de la question migratoire dans une perspective à la hauteur des exigences historiques.
Sabrina Zennia est travailleuse sociale et Mouloud Idir coordonnateur du secteur Vivre ensemble au Centre justice et foi
- Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-118. ↑
- Sandro Mezzadra, « Capitalisme, migrations et luttes sociales. Notes préliminaires pour une théorie de l’autonomie des migrations », Multitudes, vol. 19, n° 5, 2004, p. 21. ↑
- Nicholas P. De Genova, « Migrant “illegality” and deportability in everyday life », Annual Review of Anthropology, vol. 31, 2002, p. 439. ↑
- Cela s’observe aussi dans la façon très conditionnée d’intégrer les demandeurs d’asile à des niches d’emploi très fortement marquée par l’exploitation et la précarité. ↑
- Jérôme Valluy, Le rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l’asile, Broissieux, Éditions du Croquant, 2009. ↑
- Michel Agier, « La lutte des mobilités. Catégories administratives et anthropologiques de la migration précaire », dans Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen (dir.), La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, Paris, La Découverte, 2019, p. 81. ↑
- Monique Chemillier-Gendreau, « Les droits universels pris dans la tourmente des nationalismes. Le cas de la condition migrante », Webzine Vivre ensemble, 6 septembre 2018, <https://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/les-droits-universels-pris-dans-la-tourmente-des-nationalismes-le-cas-de-la-condition-migrante/>. ↑
- Seyla Benhabib et Robert Post, Another Cosmopolitanism, Oxford scholarship online, octobre 2011, p. 29. ↑
- Samantha Jackson et Harald Bauder, « Neither temporary, nor permanent : the precarious employment experiences of refugee claimants in Canada », Journal of Refugee Studies, vol. 27, n° 3, 2013, p. 360-381. ↑
- Mouloud Idir, « La culturalisation des enjeux migratoires participe d’une dépolitisation de luttes et revendications éminemment politiques. Entretien avec le sociologue Amín Pérez », Webzine Vivre ensemble, 2 avril 2016. ↑
- Ce que nous disons ici consiste surtout à prolonger des travaux comme ceux de la sociologue équatorienne Encarnación Gutiérrez Rodríguez qui a bien pointé les manières dont les politiques migratoires et les politiques d’asile produisent des catégories hiérarchisées de personnes migrantes et de réfugiées qui consolident et réifient les imaginaires coloniaux des races à aseptiser, neutraliser, policer, contrôler, classer diviser… Voir : Encarnación Gutiérrez Rodriguez, « The coloniality of migration and the “refugee crisis” : on the asylum-migration nexus, the transatlantic white european settler colonialism-migration and racial capitalism », Refuge, Revue canadienne sur les réfugiés, vol. 34, n° 1, 2018, p. 16-28. ↑
- Quand plusieurs discours ou représentations se rejoignent autour d’un même enjeu de sens. Derrière un mot, un langage, chacun entend un ensemble de significations tenues pour être plus ou moins synonymes : cela permet de les rassembler en chaines équivalences. ↑
- Pour Stuart Hall, la race, l’ethnie et la nation sont des signifiants flottants, dont le sens n’est jamais complètement fixé ; celui-ci dépend des contextes spatiotemporels, socioéconomiques et politiques. Par signifiant flottant, et selon l’usage qu’on en fait ici, il faut comprendre un ensemble de discours publics auxquels sont associées certaines figures racisées sans qu’elles ne soient directement citées. ↑
- Voir le blogue de Nacira Guénif, « Issu-e-s de… ou pas! », Le Club de Mediapart, 15 juin 2012, <https://blogs.mediapart.fr/nacira-guenif/blog/150612/issu-e-s-de-ou-pas>.↑
- Etienne Balibar, « The genealogical scheme : race or culture », Trans-Scripts, vol. 1, 2011, <https://cpb-us-e2.wpmucdn.com/sites.uci.edu/dist/f/1861/files/2014/10/2011_01_launch.pdf>. ↑

Lorraine Guay : le long parcours de l’action communautaire à la solidarité internationale

Cette entrevue réalisée par Pierre Beaudet avec Lorraine Guay est extraite d’un dialogue à trois publié dans le numéro 14 des NCS (automne 2015). L’entrevue au complet se trouve à : Entrevue avec Lorraine Guay et Jocelyne Bernier.
Où et quand a commencé ton aventure ?
Née à Verdun en 1943, j’ai grandi dans ce quartier à l’époque composé de francophones et d’anglophones de couches moyennes et populaires. En général, les anglophones étaient propriétaires des commerces et des logements, et les franco, locataires ! On vivait côte-à-côte, mais aussi face-à-face, les relations étant plutôt tièdes. Mon père, un « commis-voyageur », se promenait aux quatre coins de la ville pour vendre des « guenilles » comme il disait. Il était payé à la commission, et donc on n’était pas riches mais pas pauvres non plus. À l’époque, la tradition était de permettre aux garçons de poursuivre leurs études, mais moi, je voulais beaucoup étudier ! J’avais gagné une bourse de la Société St-Jean-Baptiste pour étudier avec les Sœurs Jésus-Marie de Longueuil. Mais pour continuer, il fallait aller comme pensionnaire. Mes parents n’en avaient pas les moyens. Je me suis donc inscrite à l’École normale Eulalie-Durocher à St-Lambert même si je voulais être médecin ! À cette époque pour les filles du milieu ouvrier, le « choix » était limité : secrétaires, enseignantes, infirmières ou…femmes au foyer » !
L’éducation reçue t’a quand même donné des moyens…
L’École normale a été un milieu stimulant. C’est là que je me suis éveillée politiquement à travers la Jeunesse étudiante catholique, la JEC. Dans ce début de révolution tranquille, l’Église était divisée entre l’élite traditionnelle et des jeunes qui voulaient que ça change. La JEC prônait la prise en charge des enjeux étudiants–à travers le fameux VOIR-JUGER-AGIR-. On mettait en place le syndicalisme et le journalisme étudiants. On lisait des livres à l’index en cachette ! Cela m’a causé plusieurs démêlés avec les religieuses et j’ai finalement été « mise à la porte » en plein milieu de mon avant-dernière année scolaire. À la suite des pressions du diocèse, on m’a laissé terminer mon diplôme sur l’avenue Mont-Royal…à la condition de ne participer à aucune activité parascolaire.
Les jeunes de l’époque commençaient à bouger …
Au sortir de l’École, je suis devenue animatrice au secrétariat national de la JEC où j’ai connu plusieurs copains et copines qui ont fait leur chemin par la suite comme Louise Harel, Robert Perrault, Léa Cousineau, Guy Lafleur. La JEC comptait alors plusieurs milliers de personnes impliquées dans les associations étudiantes et le journalisme étudiant. La vision était chrétienne, mais dans son interprétation progressiste : il fallait s’attaquer aux causes structurelles des injustices et pas juste à leurs conséquences, en rupture avec la conception traditionnelle de « charité » En 1967, l’année de l’expo universelle, la JEC internationale tenait ses assises à Montréal. Une occasion unique où on rencontrait des jeunes chrétiens engagés dans la résistance, au Chili, au Brésil et ailleurs. Ils nous parlaient de sous-développement, de pillage du tiers-monde, de l’impérialisme. On était éblouis. On lisait Fidel Castro, Frantz Fanon et même la revue Parti pris !
Et puis, il y a eu 1968 …
En novembre 68, peu après les événements, je débarquais à Paris avec mon copain qui avait été élu secrétaire de la JECI. Nous étions dans la rue à toutes les semaines en solidarité avec le Brésil, le Chili, le Vietnam. Peu après, c’était la crise d’octobre et lors de la visite de Bourassa à Paris plusieurs mois plus tard, de nombreux québécois dont nous étions ont été surveillés de près. Le manifeste du FLQ nous avait touchés par son ton radical et son langage populaire. Pour autant, la dérive de l’action armée a été rebutante. Quant à une certaine extrême-gauche française, j’avais un malaise. Cet attachement à un communisme théorique, alors que l’Union soviétique emprisonnait ses dissidents, me semblait inacceptable.
Et au retour c’était l’insertion dans le mouvement populaire…
Aussitôt revenue au Québec en 1972, j’ai travaillé à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, d’abord comme organisatrice communautaire, puis comme infirmière. La clinique était une initiative des étudiants progressistes en médecine de McGill. On se battait contre l’élite locale qui tenait la main haute sur la caisse populaire, contre le pouvoir médical, contre les autorités de tous bords tous côtés. En même temps, on a créé une coalition avec d’autres cliniques pour résister au projet du gouvernement libéral d’avaler les initiatives communautaires dans les CLSC. Tout en étant d’accord avec l’idée des CLSC dont l’inspiration venait en grande partie des cliniques populaires, nous voulions conserver l’autonomie de nos cliniques, qui agissaient sur une base autogérée comme à la Pointe, à Saint-Henri, à la Clinique St-Jacques. On se définissait comme « rouges » et « experts »; on voulait changer les rapports de pouvoir, y compris au niveau médical, qui était une chasse gardée des « experts ». L’idée était (et reste) que les citoyens et les citoyennes doivent prendre en main leur santé, car la maladie, ce n’est pas une simple pathologie, mais très souvent une conséquence d’un système pourri.
La priorité est toujours restée vers le travail à base…
Un peu plus tard dans les années 1970, une convergence s’est créée autour du Rassemblement des citoyens de Montréal, le RCM, avec des militants de groupes populaires, des syndicalistes, des intellectuels, des femmes, des anglophones et des francophones lassés du système dominé par le maire Drapeau. À Pointe St-Charles nous avions décidé d’investir ce parti dont le programme correspondait aux aspirations du quartier. Finalement, Marcel Sévigny a été élu comme conseiller municipal avec l’équipe de Jean Doré en 1986. C’est la seule fois où j’ai été membre d’un parti politique. Mais au bout du compte, mon insertion dans la vie et la société, c’était toujours la Clinique. Non seulement cela a été un bon milieu de travail, mais ça m’a ramenée à une communauté qui a des besoins, mais aussi des rêves, des volontés de résister. La clinique, c’était un milieu de vie, ouvert jour et nuit, où on venait consulter, se rencontrer, socialiser. La Clinique remettait en question le pouvoir médical et travaillait à promouvoir l’implication active des citoyennes et des citoyens les plus vulnérables. « Tout le pouvoir aux citoyens…mais pas n’importe quels citoyens » était alors un des slogans très populaire. La clinique était aussi un incubateur de pratiques novatrices en santé et en travail social. Elle a été impliquée dans la solidarité internationale. Ainsi après le coup d’État au Chili, nous avons non seulement participé aux manifestations contre Pinochet soutenu par les USA, mais nous avons accueilli de nombreux chiliens dans le quartier.
Parlant solidarité, tu as décidé de faire le saut…
Tout en travaillant et en militant à la clinique, j’ai toujours continué de m’impliquer dans la solidarité internationale. En 1980, j’étais allée au Nicaragua dans la première brigade de solidarité avec les Sandinistes. En 1983, dans le cadre du mouvement québécois de solidarité avec le Salvador, j’y suis allée pendant huit mois comme infirmière dans une des zones contrôlées par la guérilla du Front Farabundo Martí de libération nationale. La résistance salvadorienne faisait face à une extrême-droite très puissante qui contrôlait le pays avec l’aide des terribles escadrons de la mort et soutenue inconditionnellement par les États-Unis. Bien que soumis à des bombardements intensifs et à des attaques de l’armée salvadorienne, les paysans résistaient courageusement. Je garde un souvenir indélébile de ces moments à la fois très difficiles (j’ai manqué mourir quelques fois) et merveilleux de solidarité que m’ont manifesté ces femmes et ces hommes qui construisaient peu à peu une autre société plus juste, plus démocratique.
Et puis, il y a eu ton implication dans le domaine de la santé mentale
En 1987, je considérais que j’avais fait mon temps à la clinique même si j’adorais mon boulot. J’ai quitté tout en continuant à m’impliquer au conseil d’administration pendant un certain temps. Un peu plus tard, j’ai été engagée comme coordonnatrice du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale, un carrefour d’une centaine de groupes locaux créant des alternatives à la psychiatrie dominante. Cela correspondait à un virage où de plus en plus de groupes locaux impliqués dans des luttes spécifiques sentaient le besoin de se regrouper dans des regroupements provinciaux pour s’entraider, partager leurs expériences, mener des campagnes coordonnées pour les droits sociaux, pour les femmes, jeunes, le logement, les réfugiés, etc.
Ce domaine était tout un enjeu …
La psychiatrie au Québec a toujours fait partie du système médical conventionnel, elle est là pour « soigner des patients qui souffrent de « maladies » ». Les grands asiles psychiatriques ont occupé cette fonction jusqu’au début de la Révolution tranquille quand les révélations de Jean-Charles Pagé (un interné de St-Jean-de-Dieu) avec son livre-choc Les fous crient au secours », de même que les mobilisations des groupes de défense de droits et les actions d’intervenants plus « modernes », ont sonné le début de la désinstitutionalisation. Entre-temps, les départements de psychiatrie des hôpitaux ont remplacé ces anciennes institutions d’internement, mais sans changer substantiellement le rôle de la psychiatrie biomédicale : « stabiliser » les malades par la médicamentation. Dans la population, le regard sur les personnes vivant des problèmes de santé mentale n’a pas beaucoup évolué : on les croit « dangereux », on s’oppose à les voir circuler dans son propre quartier…leur présence dévalorisant la valeur des maisons !!!!
La bataille pour une « autre » santé mentale en fin de compte…
Le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale cherchait à accueillir « ailleurs et autrement » les personnes concernées et s’inscrivait en rupture avec la psychiatrie dominante proposant de comprendre les troubles non pas comme des dysfonctionnements exclusivement cérébraux ou physiologiques, mais comme des expériences humaines liées aux trajectoires de vie personnelles, aux conditions de vie, aux contraintes systémiques (pauvreté, inégalités hommes-femmes, exclusion, etc.). Des groupes très diversifiés : défense de droits, entraide, insertion au travail, hébergement, art, etc.et animés par des « malades mentaux » eux-mêmes que l’institution avait condamnées à la chronicité-, des animateurs communautaires, des artistes, des intervenants de diverses disciplines, etc. ont littéralement créé des pratiques novatrices qui préfiguraient les services d’aujourd’hui.
En 1995, le Québec se préparait à un deuxième référendum. C’était un grand enjeu pour toi…
Plusieurs groupes populaires ne voulaient pas être trop identifiés. Mais la plupart ont participé activement aux commissions mises en place par Parizeau sur l’avenir du Québec. Et avec d’autres, ils ont eu une influence sur la formulation d’un projet de société d’orientation social-démocrate qu’on retrouve dans « Le cœur à l’ouvrage »[1]. Pour ma part, je me suis investie dans les Partenaires pour la souveraineté, une coalition non partisane qui réunissait les groupes pro-souveraineté tels des syndicats, et des collectifs surgis de la base, autoorganisés comme « les femmes pour la souveraineté, « les pompiers pour la souveraineté », les « religieuses pour la souveraineté ». Il ne s’agissait pas de forcer des organisations à se prononcer et donc à se diviser, mais plutôt de favoriser les rassemblements de citoyen-ne-s sur une base personnelle.
Et pourtant cela a été un échec …
Une ou deux semaines de campagne de plus et on l’aurait probablement gagné. De plus en plus, le peuple prenait la parole. Pour autant, la campagne était trop braquée sur les chefs. On voulait tellement qu’il y ait plus de jeunes, plus de femmes, plus d’immigrants. Parizeau était d’accord, mais pas les deux autres. Et il y a eu l’opération malhonnête de l’État fédéral, dont le fameux « love-in » à Montréal, où les participants étaient en congé payé pour nous supplier de rester dans leur cher Canada. En réalité cependant, ce ne sont pas les « autres » qui nous ont battus. C’est nous-mêmes. C’est l’insuffisance de la participation populaire. C’est le vote pour le « non » dans la région de Québec. On n’était pas encore assez déterminés et unis, et on a perdu.
Mais le pire est survenu après …
Ce qui nous a jeté par terre, cela a été la déclaration de Parizeau. Faire porter le blâme sur les immigrants a été une erreur monumentale, qui a terni la belle bataille populaire qui avait été menée. C’était non seulement une deuxième défaite, mais un retour en arrière. J’ai d’ailleurs écrit ce soir-là, comme plusieurs d’ailleurs, à Parizeau pour lui dire ma façon de penser. Malheureusement, cela s’est aggravé après son départ. Avec l’arrivée du conservateur Lucien Bouchard, tout a bifurqué. On avait vu son arrogance pendant la campagne référendaire. Son intronisation a porté un coup fatal au PQ.
Malgré cela, au tournant des années 1990, il y a un rebond du mouvement populaire …
La Marche des femmes Du pain et des roses contre la pauvreté et la violence, en 1995, peu de temps avant le referendum, a été un point tournant. Cette Marche a galvanisé le mouvement des femmes et suscité la mobilisation du mouvement populaire : il y a quand même eu 25,000 personnes à Québec pour l’arrivée des marcheuses ! Pour l’époque, c’était énorme. Cette marche a été un tel succès que l’idée d’internationaliser le processus a fait son chemin et donné naissance à la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était juste après Seattle en 1999 et juste avant le premier Forum social mondial à Porto Alegre en janvier 2001, des événements auxquels nous avons participé très activement. Nous sentions l’arrivée de temps nouveaux pour un « autre monde possible » comme le rappelait sans cesse le fameux slogan du mouvement altermondialiste. Mais cela n’allait pas sans lutte au sein même de ce mouvement. J’étais à Genève à l’époque, en tant que représentante de la Marche mondiale des femmes et nous devions travailler fort pour faire accepter à nos collègues masculins que la lutte principale n’était pas contre le seul système capitaliste, mais aussi contre le système patriarcal, qu’il y avait imbrication et renforcement réciproque de ces systèmes. Vaincre le capitalisme n’allait pas automatiquement entraîner la fin du patriarcat… dur à faire accepter ça !!!!
Tu as continué en travaillant à construire des coalitions…
À l’initiative de Françoise David, en janvier 2003, nous avons créé D’Abord Solidaires, un mouvement de citoyens et de citoyennes déterminés à faire échec à la droite. Ce nouvel acteur social allait contribuer à (re)mobiliser des gens de gauche. Il a d’ailleurs joué un rôle significatif aux côtés du Collectif pour un
Québec sans pauvreté et du Forum social Chaudière-Appalaches dans la formation d’un « Réseau de vigilance » qui a coalisé dans la lutte contre le gouvernement libéral de Jean Charest l’ensemble des forces sociales du Québec: syndicats, mouvements communautaires, groupes de femmes, écologistes, étudiants, etc. Dès 2004, le Réseau a été très actif dans l’organisation de manifestations amorcées par le réseau des CPE. Charest a dû remballer sa « réingénierie ».
C’est dans cette période que l’idée a émergé de construire une force politique …
J’étais sceptique face au projet de création d’un nouveau parti politique d’autant plus qu’il y avait déjà l’Union des forces progressistes (UFP). Je comprenais la préoccupation de Françoise David, mais j’ai préféré continuer d’expérimenter la pratique citoyenne de D’Abord Solidaire. C’était mon option de fond et ça le demeure encore. Une des raisons de ma tiédeur concerne le système électoral québécois bipartisan, qui s’avère très difficile à changer malgré les efforts déployés depuis près de 45 ans et plus récemment par le Mouvement pour une démocratie nouvelle. Sans un mode de scrutin de type proportionnel, je pense que la concurrence de formations politiques « à gauche » pave la voie à une monopolisation du pouvoir de longue durée par les Libéraux ou la CAQ. Une autre de mes préoccupations est que les mouvements progressistes ont longtemps dénigré le terrain municipal. Il y avait, il y a encore selon moi, un manque de vision dans cette posture. Les gauches en Europe et en Amérique latine ont investi les municipalités avec des avancées intéressantes en termes de politiques sociales et économiques.
Construire et animer des coalitions, ce n’est pas toujours évident …
Travailler ensemble exige de chaque groupe et individu de mettre ses structures et modes de fonctionnement à l’épreuve de visées communes, ce qui ne va pas de soi ! Les grosses organisations plus structurées, possédant plus de ressources, ont toujours beaucoup de difficulté à considérer les groupes plus « petits » comme des acteurs sociaux ayant une égale importance dans les combats communs. Par ailleurs les plus « petits » peinent à reconnaître que le membership et les responsabilités ne sont pas les mêmes. Accepter l’égalité dans l’asymétrie est donc un défi pour toutes les coalitions, de même que le temps consacré aux débats, le règlement des inévitables conflits et « joutes de pouvoir », le choix de porte-paroles, le partage des ressources. En pensant aux concertations passées et aux nouvelles formes d’organisation collective, on conclut qu’il faut éviter de s’installer dans la permanence et la rigidité des structures, mais plutôt à s’investir ensemble dans l’effervescence et la durée des combats à mener.
Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
Les luttes sont longues et nécessitent une pluralité de mouvements capables de susciter la mobilisation citoyenne. Nous sommes peut-être sortis de la « nostalgie des grands récits »[2], des rêves d’un « grand soir lumineux », mais certainement pas de l’aspiration à « un autre monde possible ». Je reconnais l’importance des partis politiques, mais j’ai choisi de poursuivre mes engagements dans des mouvements citoyens et dans le travail de solidarité internationale. Et puis, des jeunes particulièrement inspirants sont là !
NOTES
[1] Le camp du changement (1995). Le cœur à l’ouvrage. Bâtir une nouvelle société québécoise.
[2] Colette St-Hilaire (1994) Le féminisme et la nostalgie des grands Récits. Cahier de recherches sociologiques no. 23 p 79-113.

À propos de Moeurs, De la droite cannibale à la droite vandale d’Alain Deneault

Faut-il que les mœurs priment sur la politique ?
Moeurs, de la gauche cannibale à la droite vandale, voilà le dernier essai paru aux éditions Lux d’Alain Deneault. Et il mérite qu’on s’y arrête, car il n’hésite pas à aborder avec force et nuances toutes les thématiques sur lesquelles la gauche trébuche et se déchire tragiquement aujourd’hui. Mais si à ce propos, il se montre perspicace et pugnace, en n’hésitant pas à aller à contre-courant des idéologies prêtes à porter à la mode, il le fait de manière si particulière qu’en même temps il nous laisse… étrangement… sur notre faim.
La politique et les moeurs
Il faut dire qu’il commence sa démonstration, en mettant de l’avant dès le chapitre introductif (Bris), une distinction clef qu’il posera dès le départ entre d’un côté « les moeurs » et de l’autre « la politique ». Ce qui lui permettra de définir tout au long de son essai l’étroit terrain (le seul ?) sur lequel il nous faudrait aujourd’hui pouvoir discuter et délibérer. Pour lui en effet les moeurs renverraient aux « rapports crus que nous entretenons les uns avec les autres dans des espaces communs », alors que la politique régirait « les institutions, la loi et l’agencement général des rapports sociaux » (p.10).” Ce qui implique que le domaine des moeurs, comme il l’indique, ne peut pas se subordonner « à l’assertion que tout soit politique », mais aussi que la politique n’est pas qu’une pensée des rapports immédiats » mesurant toute chose à l’aune de rapports de force conjoncturels. Par conséquent il existerait pour lui — bien séparé de la politique— un espace de « rapports sociaux immédiats » dit de « bonnes moeurs », autrement dit un ensemble de codes culturels premiers (la tenue, le mode d’être, le langage courant, etc.) permettant l’inter-action première entre individus d’une même communauté, condition d’un certain apaisement usuel ou coutumier en son sein.
Et pour lui –symptôme des bouleversements que nous traversons— ce sont ces moeurs qui aujourd’hui font d’abord problème et qui seront par conséquent l’objet central de son essai. C’est tout au moins ce que le titre de son ouvrage laisse supposer. Comme s’il lui fallait — plutôt que d’aborder les problèmes strictement politiques– s’arrêter d’abord à cette dimension disons originaire de la réalité sociale.
Pourtant dans la réalité de tous les jours, les mœurs et la politique sont toujours étroitement imbriqués les unes à l’autre –les mœurs modelant la politique qui elle-même en retour influence les mœurs—, mais c’est là justement la particularité de l’approche d’Alain Deneault : séparer structuralement ces 2 champs ; ce qui lui permettra d’échapper à certaines des impasses du débat politique actuel (notamment ses caractéristiques moralistes), et par là même lui ouvrira la possibilité de se tracer un chemin critique tout à fait original.
Car avec cette distinction structurale qu’il installe entre les moeurs et la politique, il va pouvoir mener une critique méthodologique des travers les plus courants et les plus grossiers qui, d’un côté paralysent la gauche (dite « cannibale »), et de l’autre permettent à la droite (dite « vandale ») de faire illusion auprès de larges secteurs de la population.
Des arguments qui portent
Et là on ne peut qu’avoir envie de lui donner raison, tant on retrouvera dans cet essai une série d’arguments formels et épistémologiques très efficaces et qui à l’évidence portent.
Ainsi à propos des errances d’un certain anti-racisme de gauche si à la mode aujourd’hui, ne faudrait-il pas rappeler —comme il le fait si bien— que même dans une société ou le racisme est systémique, ce dernier reste d’abord toujours et avant tout le fait d’une option (p. 17) et d’un choix social et individuel, et que donc, sur la base de ce constat, on ne peut pas confondre « racisme systémique » et « racisme systématique » ainsi que tant de jugements militants à l’emporte-pièce tendent à le faire ?
Ou encore à propos de « l’intersectionnalité » et de ses époustouflants mésusages, ne faudrait-il pas rigoureusement distinguer —comme il nous l’explique— ce qui ressort de l’effort d’une activiste sociale comme Kimberlé Crenshaw —qui pour la première fois a utilisé aux USA ce concept pour bonifier son travail d’intervenante sociale et tendre à le rendre socialement plus équitable — avec ce qui en est ressorti au fil du temps et qu’elle-même dénonce comme étant « une politique identitaire sous stéroïdes » visant à « transformer les hommes blancs en nouveaux parias » ? (p. 25)
Et que dire de la notion de « privilège » blanc, permettant au fil de tous les glissements possibles de légitimer l’intransigeance fermée d’une certaine pensée dite « dé-coloniale » ? Peut-on dire par exemple —ainsi qu’il nous le rappelle— que des artistes masculins blancs et sous-financés sont des privilégiés parce qu’ils ont accès à la scène d’avantage que ceux d’autres groupes sociaux (femmes, noires, musulmanes, lesbiennes, etc.) ? Ne tend-on pas, à travers son utilisation inappropriée, à confondre privation d’accès à des droits universels avec la notion même de privilège ?
Quant à la droite (dite vandale), même si elle n’est l’objet que d’un chapitre, elle aussi, est mise sans ambages devant ses contradictions. Ne se fait-elle pas le chantre de la liberté d’expression, mais pour les seuls discours qui lui conviennent, à la manière par exemple de Stephen Harper qui « privait systématiquement de subventions et de soutien les organisations indépendantes en sciences humaines, les groupes dédiés à la situation des femmes, le domaine des arts, la société Radio Canada, les associations de défense des droits de la Palestine, etc » (p. 185) ?
Et l’on pourrait multiplier à l’envi les démonstrations formelles menées au vitriol qu’on retrouve tout au long de cet essai et qui se développent au fil d’anecdotes révélatrices vécues par l’auteur et dans lesquelles on ne manquera pas de se retrouver, mais aussi d’événements tirés de l’actualité récente comme par exemple l’état d’exception imposé lors des périodes de confinement sanitaires, ou encore le rôle des logiques complotistes dans la vie contemporaine, ou même les réactions du monde universitaire vis-à-vis des poursuites juridiques lancées à l’encontre de son fameux livre Noir Canada, etc.
Pas de politique stratégique
Il reste que ces critiques, qui renvoient d’abord et avant tout à ce qu’Alain Deneault appelle « les moeurs », si elles donnent la part belle à une certaine éthique (dont on trouve les fondements d’abord chez Aristote, puis chez Hans Jonas) n’en sont pas moins toujours accompagnées de réflexions politiques attenantes, mais qui nous laissent toujours un peu… sur notre faim. Car de par la coupure qu’il opère au départ entre moeurs et politique, les considérants d’ordre politique qu’il est amené à évoquer finissent par perdre toute portée stratégique. Ils ne sont jamais situés dans une perspective politique concrète, ni non plus inscrits dans les paramètres d’une conjoncture donnée, ne permettant pas ainsi d’apercevoir la dynamique historique en cours, le mouvement qui l’habite, les forces sociales qui pourraient se nouer ou non à son encontre, les failles que l’on pourrait utiliser à profit depuis les pouvoirs d’une subjectivité collective agissante. En somme ces considérants ne nous permettent pas de penser concrètement le dépassement d’une situation politiquement donnée [1].
En effet, si ses critiques ne craignent jamais d’être acerbes (notamment quant aux politiques environnementales, au développement néolibéral et aux “maîtres anonymes” qui nous dirigent aujourd’hui), s’il ne se prive jamais de faire référence aux luttes sociales les plus radicales (libertaires, écologiques, etc.), on ne se retrouve à la fin de son essai qu’avec des recommandations politiques d’ordre très formel et général touchant aux seules modalités d’une délibération démocratique nécessaire. “Délibérer en prenant conscience des contraintes qui pèsent sur nous (…)” écrit-il, concluant : “force est donc de repenser la politique en fonction de la relation qu’il convient d’entretenir avec le réel” (p. 259).
Comme si — mais est-ce cela ? — la situation dans laquelle nous nous trouvions était si grave et désespérée (?) qu’il y avait — avant toute politique possible à repenser — des préalables sur lesquels il fallait commencer par s’entendre. Des préalables qui n’en restent pas moins surtout d’ordre méthodologique, ou encore éthique et individuel.
On a ainsi l’impression que la politique — parce que minimisée ou peut-être ou repoussée à plus tard (?) — n’est plus pensée ici comme un outil stratégique indispensable dans l’ici et maintenant et permettant, en fonction d’une conjoncture historique donnée et des héritages d’une tradition réactualisée, d’agir sur la part non fatale de notre destin, nous stimulant ainsi à en devenir… des acteurs engagés, des acteurs collectivement engagés. Et cela, de manière à au moins en finir avec, comme il le dit si bien, “le spectacle d’une gauche morcelée qui se livre à elle-même des conflits démultipliés d’identités” (p. 57), et ainsi tenter d’enrayer avec une certaine efficacité la montée d’une droite chaque fois plus puissante et inquiétante !
Il y aurait pourtant — pour tous ceux et celles qui se réclament des valeurs de la gauche et cherchent à y réfléchir en cette période si troublée — bien des problématiques politiques qu’il faudrait aujourd’hui approfondir ensemble, et sur lesquelles nous aurions tant besoin de délibérer à plusieurs [2]. Ne serait-ce que pour recommencer à nouer des forces collectives pouvant compter, et surtout pour bâtir un nouveau narratif collectif de luttes et d’espérances permettant de regrouper dans un même mouvement d’émancipation, ceux et celles qui, comme tant d’entre nous, se vivent aujourd’hui comme si tragiquement séparés.
N’est-ce pas ce que cet essai, tant par les questions qu’il soulève que par les absences qu’il révèle, nous appellerait à sa manière à entreprendre ?
Pierre Mouterde
Sociologue essayiste
le 20 mai 2022
[1] En fait ce dépassement, Alain Deneault le pense bien, mais uniquement sur le mode individuel, intellectuel et moral, en faisant par exemple apercevoir, ce qu’il en est de la « médiété », attitude de mesure et de pondération qu’il va valoriser et qui permet d’éviter que la raison soit subordonnée au pathos (la survalorisation du senti) et dont il va chercher les fondements dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.
[2] Je pense entre autres –dans le sillage des questionnements soulevés par cet essai— à quelques-unes de ces problématiques fondamentales sur lesquelles il serait si nécessaire de plancher collectivement : Comment expliquer –en cette période de crises multidimensionnelles— la montée en force de la droite et le retour de la droite-extrême ainsi que l’affaissement politique des forces de gauche ? A quelles conditions pourraient-on regrouper dans une stratégie commune, luttes sociales pour la reconnaissance et luttes sociales pour la répartition ?, etc. Comment à l’ère des catastrophes climatiques, penser des transformations structurelles et révolutionnaires tout en même temps que les moments de leur indispensable transition ? Et dans une territoire comme celui du Québec, comment penser, au-delà même de la triade colonisateurs, colonisés, colons, la question nationale, en la liant tout à fois, aux possibles de la conjoncture, aux défis écologiques comme aux aspirations politiques à l’égalité de genre ou aux luttes dé-coloniales anti-capitalistes ?

Le schisme identitaire de Étienne-Alexandre Beauregard, ou Le nouveau bric-à-brac idéologique de la droite radicale du Québec

Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de développer une vision progressiste et largement partagée de la nation, voilà qu’elle devient l’objet, en ces années 2020, d’une récupération manifeste par des penseurs de droite ou d’extrême droite qui cherchent dorénavant à nous la présenter sans vergogne sous les habits d’un conservatisme sans rivages.
C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]
Dans ce essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.
Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement, son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.
Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.
Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censé, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (…) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (…) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]
Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.
Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.
Gramsci malmené !
Car si Gramsci pouvait bien parler de “guerre culturelle” (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.
Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.
Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que… QS. On croirait rêver !
Laclau et Mouffe récupérés
Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’ à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.
Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard lui va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).
Détournement de sens
Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.
En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .
On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.
QS au pilori
Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)
Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur a pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !
Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.
Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.
Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.
N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
[1] Le devoir : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/687678/chronique-naissance-d-un-essayiste
[2] Les nuances ici sont importante : il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir ce genre de confrontations idéologiques dans la société québécoise contemporaine, ni non plus que ces thématiques ne soient pas présentes dans l’espace public (j’ai justement cherché à montrer dans Les impasses de la rectitude politique, comment la gauche ne devrait pas les ignorer). Par contre ce contre quoi, il s’agit de se porter en faux –on le verra plus loin— c’est le caractère fondateur que Beauregard, à l’instar d’ailleurs de Bock-Côté, veut à tout prix leur donner ainsi que la pseudo grille d’interprétation sociologique qui en découle.
[3] Ernesto Laclau, Deriva populista y centroizquierda latinoamericana, Nueva sociedad, n 205, septembre-octobre 2006.
[4] (P. 114), et contrairement à ce qui est indiqué de manière erronée dans son essai, qui lui fait référence à des pages inexistantes : p. 201-202. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci.
[5] Il est en ce sens pas étonnant du tout qu’il s’en prenne (page 114) vertement aux thèses de Gérard Bouchard qui dans Génèse des nations et cultures du nouveau monde cherche à repenser la nation québécoise à travers la notion de diversité.
[6] Voir Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 143 et 144 ainsi que p. 107.

Est-ce le sursaut syndical que nous attendions ?

Chaque rebondissement dans la lutte des travailleurs soulève une question : Le mouvement ouvrier est-il enfin en train de prendre le virage ? Mais le moment présente à la fois des travailleurs en colère et des mouvements de réforme syndicale réussis. Ensemble, ces deux éléments pourraient transformer la colère des travailleurs en quelque chose de bien plus important.
Les choses s’améliorent pour le mouvement syndical américain ces jours-ci. La vague d’organisation en cours chez Starbucks et la victoire choquante au centre d’exécution Amazon JFK8 ont fait les plus gros titres, mais cela va bien au-delà. Nous pouvons citer l’organisation d’un nombre sans cesse croissant d’organisations médiatiques, anciennes et nouvelles, de travailleurs de la technologie et des jeux, de travailleurs de l’enseignement supérieur (diplômés et non diplômés), de travailleurs du commerce de détail chez REI, de travailleurs du Congrès à Washington, et bien d’autres encore.
En avril, le National Labor Relations Board (NLRB) a pris note de cette tendance, en publiant un communiqué de presse indiquant que le nombre de pétitions d’organisation déposées entre octobre 2021 et mars 2022 avait augmenté de 57 % par rapport à l’année précédente. L’avocate générale de la NLRB, Jennifer Abruzzo, a décrit cette augmentation comme “une poussée de l’activité syndicale dans tout le pays”.
Au-delà des chiffres, les personnes qui organisent le travail ont des raisons d’être optimistes. L’essor actuel est mené par une nouvelle génération de travailleurs qui reflète la réalité de la classe ouvrière d’aujourd’hui. Ils sont jeunes, multiraciaux, d’origines nationales et d’identités sexuelles diverses, ont fait des études supérieures ou non, sont tatoués et percés ou non.
Cette nouvelle génération tire les leçons des organisateurs du passé, par exemple en élaborant une stratégie à partir des manuels d’organisation du parti communiste des années 1930 ou en demandant conseil à Richard Bensinger, ancien directeur de l’organisation de l’AFL-CIO. Mais ils n’ont pas non plus peur de bousculer les idées reçues, comme lorsque les organisateurs de l’Amazon Labor Union (ALU) ont déposé leur demande d’élection syndicale à JFK8 avec un minimum de 30 % de travailleurs ayant signé une carte de représentation syndicale, ce qui est bien inférieur au seuil habituel d’au moins deux tiers des travailleurs.
Et puis, dans un retournement ironique, beaucoup de ces travailleurs jettent par la fenêtre la sagesse reçue en respectant les règles. Après des décennies d’organisateurs et d’universitaires du travail déplorant le fait que le cadre juridique de la syndicalisation aux États-Unis rende pratiquement impossible l’organisation des travailleurs, ces derniers utilisent en fait ce cadre brisé pour s’organiser. La plupart des nouvelles organisations se font par le biais de bonnes vieilles élections de représentation NLRB, lieu de travail par lieu de travail, et non par des grèves de reconnaissance, des syndicats minoritaires, des campagnes d’entreprise ou des accords de neutralité.
La recrudescence actuelle de la syndicalisation fait suite à la recrudescence des grèves de l’année dernière, “Striketober” suivi de “Strikesgiving”, ainsi qu’à des sommets historiques dans l’approbation publique des syndicats en général. Soixante-huit pour cent des Américains avaient une opinion favorable des syndicats en 2021, dont près de la moitié des républicains, soit le niveau le plus élevé enregistré depuis 1965.
Dans l’ensemble, la situation des syndicats américains semble plus prometteuse qu’elle ne l’a été depuis des décennies. Mais il est important de garder ces signes positifs en perspective. De nombreux militants et analystes syndicaux ont passé les dernières décennies à se demander si la dernière série de victoires en matière d’organisation ou de grève annonçait les “pousses vertes” d’un nouveau renouveau syndical. Cette fois-ci, est-ce différent ?
Une bataille difficile
À un niveau élémentaire, il est important de garder à l’esprit que les syndicats ont tellement décliné que tout mouvement semble être un progrès. À titre d’exemple, la statistique susmentionnée concernant l’augmentation de 57 % des demandes d’élection à la NLRB par rapport à l’année précédente peut sembler impressionnante. Mais si nous maintenons le taux d’augmentation actuel des demandes de syndicalisation pour le reste de l’année 2022, nous ne nous approcherons toujours pas du nombre d’élections NLRB déposées en 2015 – une année qui n’a pas vraiment été marquée par la renaissance de la syndicalisation et du pouvoir des travailleurs.
De même, aussi inspirant qu’ait pu être #Striketober, les 80 700 travailleurs qui ont fait grève en 2021 ne représentent qu’un sixième des 485 200 travailleurs qui ont fait grève en 2018, année des “révoltes des États rouges”. Qui plus est, même si les taux de grève revenaient au niveau de 2018, les syndicats reviendraient aux taux de grève de la fin de l’ère Ronald Reagan. Encore une fois, ce n’est pas exactement un point culminant.
Et tout en reconnaissant l’importance et l’excitation de la récente série de victoires en matière de syndicalisation, nous avons eu plusieurs rappels de la difficulté de la syndicalisation. L’UAL n’a pas pu reproduire sa victoire de JFK8 au centre de tri LDJ5 voisin, où les travailleurs ont voté à deux contre un contre la syndicalisation. Le nouveau vote de l’élection d’Amazon à Bessemer, en Alabama, a été beaucoup plus serré que l’année dernière, et les bulletins contestés pourraient encore faire pencher la balance en faveur de la syndicalisation, mais pour l’instant les votes pro-syndicaux sont derrière. Le taux de victoire dans les dizaines de magasins Starbucks qui ont organisé des élections syndicales jusqu’à présent a été impressionnant, mais certains n’ont toujours pas réussi, et de nombreux organisateurs ont démissionné ou ont été licenciés. D’autres pertes syndicales importantes ont eu lieu récemment, comme celle des 1 400 travailleurs de l’usine de bonbons Hershey’s à Stuarts Draft, en Virginie.
Si la syndicalisation reste si difficile, c’est en partie parce que les employeurs restent fermement opposés aux syndicats et mènent des campagnes de terreur et de menaces pour “convaincre” les travailleurs que la syndicalisation n’est pas dans leur intérêt. Une grande partie de ce que font les employeurs est techniquement contraire à la loi, mais les sanctions existantes sont si légères que même si les employeurs sont reconnus coupables d’avoir enfreint la loi, il est littéralement plus rentable pour eux de le faire.
C’est ce que nous constatons dans les données relatives aux plaintes pour pratiques de travail déloyales (ULP), qui sont des plaintes déposées auprès du NLRB pour violation du droit du travail. Si nous examinons les données pour 2021, nous constatons que 15 081 ULP ont été déposées pour 954 élections, soit près de seize ULP par élection. Comme la grande majorité des ULP sont déposées contre des employeurs, cela signifie qu’en moyenne, les employeurs ont été accusés d’enfreindre la loi près de seize fois par élection syndicale.
C’est un taux qui est courant aux États-Unis depuis une dizaine d’années, comme on le voit dans le graphique ci-joint tiré de mon livre de 2018. Mais c’est sauvagement plus qu’ailleurs dans le monde. À titre de comparaison, juste au nord des États-Unis, dans la province canadienne de l’Ontario, nous voyons dans le deuxième graphique que le ratio ULP/élection a fluctué entre 0,5 et 1,5 depuis les années 1970.
Il est clair que l’hostilité des employeurs reste un obstacle majeur à l’organisation des travailleurs aux États-Unis, comme c’est le cas depuis des décennies. Mais il y a maintenant deux différences majeures en termes de réponse à cette hostilité patronale.
Un meilleur environnement juridique
Premièrement, on en parle davantage. Si les organisateurs et les observateurs du monde du travail savent depuis longtemps à quel point les employeurs combattent violemment les efforts de syndicalisation, les travailleurs et le grand public n’en avaient guère conscience. Grâce aux médias sociaux et aux reportages plus approfondis d’une nouvelle génération de journalistes spécialisés dans le domaine du travail, les campagnes antisyndicales de la terre brûlée des employeurs sont de plus en plus connues.
Mieux encore, les travailleurs se sont organisés pour repousser ces tactiques et les retourner contre les employeurs. Par exemple, sous le couvert de la protection de la “liberté d’expression” des employeurs, le droit du travail actuel permet aux employeurs de forcer les travailleurs à assister à des réunions antisyndicales en “public captif” ou à des réunions individuelles avec les superviseurs. Ces réunions permettent aux employeurs de menacer et d’intimider les travailleurs afin de saper le soutien à la syndicalisation.
Mais dans certains cas, les travailleurs ont “inversé le scénario” lors de ces réunions, créant des opportunités de syndicalisation en prenant les employeurs et les consultants antisyndicaux en flagrant délit de mensonge et de violation de la loi, et en changeant de sujet pour parler des avantages de la syndicalisation.
Deuxièmement, si les efforts de l’administration de Joe Biden pour réformer le droit du travail par le biais de la loi PRO n’ont pas abouti, ses nominations au National Labor Relations Board ont fait une grande différence. Elles ont activement cherché à mettre un frein au comportement abusif et illégal des employeurs en matière de syndicalisation.
C’est notamment le cas de Jennifer Abruzzo, conseillère générale du NLRB, qui a adopté une approche agressive pour faire appliquer le droit du travail existant et a fait pression pour qu’il soit interprété de manière à étendre considérablement les protections des travailleurs.
Chez Starbucks, M. Abruzzo a déposé des plaintes visant non seulement à réintégrer les travailleurs, mais aussi à imposer à la direction une formation sur les droits fondamentaux du travail et à exiger que les cadres supérieurs enregistrent des déclarations préparées à l’avance affirmant qu’ils ont enfreint la loi et que les travailleurs ont le droit de s’organiser. (Les cadres pourraient également être filmés en train d’écouter une telle déclaration qui leur serait lue, ce qui pourrait créer un dilemme pour les travailleurs quant à l’option qu’ils préfèrent).
Chez Amazon, Abruzzo a pu régler plusieurs ULP autour de campagnes de syndicalisation à New York et Chicago en décembre 2021. Ces règlements ont forcé l’entreprise à accepter d’accorder aux travailleurs le droit de discuter de la syndicalisation dans des zones de non-travail pendant le temps libre. Cela fait partie de la loi existante, mais les employeurs l’interdisent régulièrement. Les organisateurs du syndicat des travailleurs d’Amazon à Staten Island ont fait un usage intensif de ce règlement pour s’organiser à JFK8 et ont repoussé la direction lorsqu’elle a essayé de dire que le syndicat ne pouvait pas utiliser la salle de repos des employés pour parler de syndicalisation.
Plus généralement, Abruzzo a publié des mémoires demandant que les “réunions avec public captif” soient considérées comme intrinsèquement coercitives et comme une violation du droit du travail, ainsi qu’un retour à ce que l’on appelle la “doctrine Joy Silk”. Selon cette doctrine, si les travailleurs sont en mesure de démontrer un soutien majoritaire à la syndicalisation sur un lieu de travail, les employeurs seraient alors tenus de reconnaître le syndicat et de négocier avec lui, à moins qu’ils ne puissent démontrer un “doute de bonne foi” quant au soutien majoritaire du syndicat.
Ainsi, l’environnement juridique de la syndicalisation des travailleurs, même s’il est encore loin d’être idéal, est bien meilleur qu’il y a un an.
Malgré cela, la syndicalisation reste extrêmement difficile. Outre l’hostilité des employeurs, les travailleurs et leurs syndicats ont été mis à terre au cours des dernières décennies. De nombreux syndicats ont oublié comment se battre, et de nombreux travailleurs ne considèrent pas la riposte ou la revendication de leurs droits comme une option réaliste. Dans un monde où le taux de syndicalisation global est de 10 %, et bien moins dans de nombreuses industries et régions du pays, de nombreux travailleurs ne connaissent tout simplement pas les personnes syndiquées ou ce que font les syndicats. Il est donc difficile pour eux de voir la différence que les syndicats peuvent faire.
Les victoires plus importantes et plus médiatisées des syndicats signifient que, pour de plus grands groupes de travailleurs, l’idée de se syndiquer est désormais plus présente dans les conversations. Comme l’a déclaré Aimes Shunk, employé du Starbucks de New York, à Labor Notes : “Après la victoire de Buffalo, je suis entré dans la salle de repos et tout le monde disait : “S’ils peuvent le faire, nous pouvons le faire”. De même, au lendemain de la victoire de JFK8 chez Amazon, les travailleurs de plus d’une centaine d’autres sites Amazon ont contacté l’UAL pour s’organiser.
Cela met en évidence un autre aspect important de cette récente vague de syndicalisation : le degré auquel elle est dirigée par les travailleurs.
La syndicalisation dirigée par les travailleurs
Bien qu’elles utilisent le vieux cadre brisé de la NLRB pour s’organiser, peu des campagnes qui font les gros titres aujourd’hui suivent le modèle standard d’organisation syndicale à forte intensité de personnel. L’ALU est célèbre pour son indépendance, sans personnel rémunéré. Elle a remporté la campagne JFK8 avec 120 000 dollars collectés via GoFundMe et quelques dons d’expertise juridique et de locaux.
Mais même la campagne de Starbucks, qui se déroule sous la bannière de Workers United, un affilié du SEIU, reste dirigée par les travailleurs. À un niveau de base, avec les travailleurs de Starbucks déposant près de deux élections syndicales par jour en moyenne depuis le 1er janvier, Workers United n’a tout simplement pas assez d’organisateurs sur la masse salariale pour monter un modèle dirigé par le personnel, même s’ils le voulaient. Par conséquent, le rôle du syndicat a été plus éducatif et consultatif. Comme l’a déclaré Alex Riccio, organisateur de Workers United, au Northwest Labor Press, “notre travail consiste à nous tenir à l’écart et à donner des conseils lorsqu’on nous les demande, mais [les travailleurs] font tout”.
Nous observons des dynamiques similaires à l’œuvre dans d’autres campagnes d’organisation. Dans le secteur des médias, “nous sommes passés de presque rien à une explosion au cours des dernières années”, a déclaré Stephanie Basile, coordinatrice de l’organisation des nouvelles unités pour News Guild. Le flux constant de nouvelles boutiques intéressées par l’organisation a poussé les organisateurs du personnel de News Guild à repenser leur rôle.
“Nous sommes plus comme des enseignants”, a déclaré Basile, “donnant aux travailleurs des outils pour s’organiser eux-mêmes afin que nous puissions construire un mouvement.”
L’organisation de News Guild a été basée sur un modèle dirigé par les membres et construit autour du principe “Apprenez-le. Faites-le. Enseignez-le”. “Ce que nous essayons de faire, c’est de connecter les membres entre eux et de créer des structures afin qu’il y ait des moyens méthodiques pour les travailleurs de se brancher, de s’organiser et de construire quelque chose de durable”, a ajouté Basile.
Pour que le regain de syndicalisation actuel se transforme en une véritable vague, ce type d’organisation dirigée par les travailleurs devra s’étendre à d’autres entreprises et à d’autres secteurs. Bien qu’il y ait quelques lueurs d’une activité plus large, on ne sait pas encore si cela se produit.
Dans le même temps, les syndicats eux-mêmes ont un rôle important à jouer dans le soutien et le développement de l’organisation des travailleurs. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de consolider les victoires en matière de syndicalisation et de les transformer en premiers contrats. Aux États-Unis, il s’agit d’un défi de taille qui peut faire paraître l’élection de représentation facile en comparaison.
En théorie, le droit du travail oblige les employeurs à négocier avec les syndicats agréés, mais il n’y a aucune obligation de parvenir à un accord et les sanctions en cas de refus de négocier sont minimes. Entre-temps, si les employeurs parviennent à faire traîner le processus pendant un an sans négocier de contrat, ils peuvent déposer une pétition de désaccréditation pour se débarrasser du syndicat. Les employeurs ont donc tout intérêt à refuser de négocier et à faire traîner les choses en longueur.
En conséquence, une récente analyse de Bloomberg Law estime qu’il faut en moyenne 409 jours aux nouvelles unités de négociation pour négocier un premier contrat. Des études réalisées dans les années 2000 ont montré que plus de la moitié des nouvelles unités de négociation ne parvenaient pas à négocier un premier contrat après un an, et qu’un quart d’entre elles n’avaient toujours pas de contrat après trois ans.
Les derniers mois ont montré à quel point le paysage de la syndicalisation peut changer brusquement. Si la situation atteint le niveau des années 1930, où des millions de travailleurs commencent à se syndiquer en peu de temps, alors les inquiétudes concernant les tactiques dilatoires des employeurs en matière de négociation du premier contrat deviendront sans objet. Sans cela, toutefois, elles restent une préoccupation essentielle.
Maintenir l’élan depuis l’élection de représentation jusqu’à la première négociation contractuelle et au-delà requiert de l’énergie et de l’engagement, mais aussi une structure et une organisation. Cela nécessite des ressources, en particulier lorsqu’il s’agit d’étendre les opérations. Aucune organisation gauchiste, progressiste ou pro-travailleurs ne dispose des ressources dont disposent les syndicats.
Le problème est que peu de syndicats ont aujourd’hui l’énergie et la volonté de s’organiser à l’échelle nécessaire, comme en témoignent les échecs répétés de l’organisation de cibles majeures telles que Walmart, Amazon, les “transplants” automobiles (usines gérées par des entreprises automobiles non américaines), etc. Beaucoup trop de syndicats s’attachent à être de bons “partenaires” de la direction ou à démontrer la “valeur ajoutée” que les syndicats peuvent apporter aux employeurs, au lieu de développer la capacité de lutte nécessaire pour les affronter.
Cela signifie que les syndicats doivent également changer. Une partie de ce changement peut provenir d’une nouvelle organisation injectant une nouvelle vie dans les syndicats existants, ou de nouveaux syndicats forçant les syndicats existants à améliorer leur jeu, comme cela s’est produit avec l’American Federation of Labor (AFL) et le Congress of Industrial Organizations (CIO) dans les années 1930. Mais beaucoup de choses doivent venir de l’intérieur.
De nouveaux dirigeants peuvent faire la différence. Il est important que d’éminents dirigeants syndicaux tels que Sara Nelson, de l’Association of Flight Attendants (AFA), et Sean O’Brien, de la Fraternité internationale des Teamsters (IBT), se réjouissent de la nouvelle organisation chez Amazon et Starbucks et soulignent ouvertement la nécessité d’organiser davantage de grèves pour reconstruire le pouvoir des syndicats. Le syndicat de Nelson tente actuellement d’ajouter au mouvement de syndicalisation en relançant la campagne syndicale auprès des 24 000 hôtesses et stewards de Delta Airlines, qui a longtemps été un bastion de l’antisyndicalisme. Outre une approche plus musclée de l’organisation d’Amazon, O’Brien s’est engagé à organiser des secteurs clés comme le transport scolaire, le béton prêt à l’emploi et l’assainissement.
Mais le leadership ne suffit pas. En fin de compte, la transformation des syndicats doit être le fait d’une base active et impliquée. À cet égard, nous pouvons souligner certains développements prometteurs, même s’ils ne reçoivent pas l’attention qu’a reçue l’organisation d’Amazon et de Starbucks.
Développements prometteurs
L’un d’eux est le changement en cours au sein des Teamsters. L’IBT, qui reste l’un des plus grands syndicats d’Amérique du Nord avec 1,3 million de membres, y compris des concentrations importantes de membres dans le secteur de la logistique, est un élément essentiel de tout plan visant à reconstruire le pouvoir des syndicats américains. O’Brien est arrivé au pouvoir après une élection contestée de la direction à l’automne dernier, où il a battu le successeur trié sur le volet du président général sortant de longue date, James P. Hoffa, par une marge de deux contre un.
O’Brien a une approche plus militante que son prédécesseur, mais sa capacité à tenir ses promesses dépendra de la mobilisation des membres derrière lui – et de leur capacité à lui demander des comptes. Il a été élu grâce à l’appui des Teamsters for a Democratic Union (TDU), le mouvement de réforme de la base du syndicat, et grâce à une campagne alimentée par la colère des membres contre les contrats de concession de Hoffa. Alors que la direction précédente faisait obstacle à la participation des membres et utilisait des échappatoires constitutionnelles pour contourner la règle de la majorité et imposer des concessions, les membres recherchent maintenant une direction qui s’organisera avec les membres pour combattre les employeurs.
La nouvelle administration n’en est qu’à ses débuts, mais jusqu’à présent, l’équipe d’O’Brien a passé son temps à visiter les ateliers des Teamsters dans tout le pays, à marcher sur les lignes de piquetage et à renforcer les programmes d’éducation et de syndicalisation des syndicats.
Le grand test viendra l’été prochain, lorsque le contrat national d’UPS expirera. Couvrant 330 000 travailleurs, c’est de loin le plus gros contrat du secteur privé en Amérique du Nord, avec des ramifications pour les syndicats et l’économie américaine en général. M. O’Brien a parlé ouvertement de faire la grève chez UPS et met en place une campagne de négociation jusqu’à l’expiration du contrat, le 31 juillet 2023. Pendant ce temps, TDU se mobilise indépendamment autour du contrat UPS, comme il l’a fait dans le passé. La différence est qu’il peut maintenant travailler avec la direction de la FIT pour organiser les membres du syndicat Teamster, comme il l’a fait lors de la grève réussie d’UPS en 1997.
Un autre développement prometteur est le processus de réforme qui se déroule actuellement au sein de l’United Auto Workers (UAW). Le syndicat compte actuellement un peu plus de 372 000 membres, ce qui représente une forte baisse par rapport à son pic de plus de 1,5 million de membres en 1979, mais il reste historiquement et stratégiquement important.
À un niveau élémentaire, l’UAW reste essentiel à la réorganisation de l’industrie automobile. Même après des décennies de fermetures d’usines et de désindustrialisation, elle représente toujours plus de 3 % du produit intérieur brut américain. Mais la façon dont l’industrie automobile américaine s’est restructurée au cours des dernières décennies a fait de la syndicalisation de l’automobile un impératif stratégique encore plus important.
En effet, une part importante de l’industrie automobile américaine n’a pas plié bagage et déménagé à l’étranger, comme nous le disent les récits habituels sur la mondialisation. Elle s’est plutôt éloignée des centres urbains, en particulier de Detroit, pour s’installer dans le sud des États-Unis et dans le Midwest rural. Pendant ce temps, les “Big Three” syndiqués se sont concentrés sur l’assemblage, externalisant leur production de pièces à des fournisseurs largement non syndiqués. Dans le même temps, les constructeurs automobiles non américains ont établi davantage de “transplants” aux États-Unis, tous non syndiqués et presque exclusivement situés dans le Sud.
Par conséquent, l’organisation de l’industrie automobile est devenue intimement liée à l’impératif stratégique plus large de l’organisation du Sud. Comme Michael Goldfield et d’autres l’ont affirmé, l’incapacité des syndicats américains à organiser le Sud est l’un des facteurs, sinon le facteur clé, expliquant le déclin à long terme des syndicats. Par extension, tout plan viable pour la renaissance du mouvement syndical doit impliquer l’organisation du Sud.
Le problème est que l’UAW n’est pas en mesure de s’engager dans une campagne de syndicalisation aussi audacieuse. Le syndicat qui a été le fer de lance des grèves assises de Flint dans les années 1930 et qui a incarné la variante forte et progressiste du syndicalisme d’affaires de l’après-guerre a vacillé au cours des dernières décennies. Face à la restructuration de l’industrie automobile et aux fermetures d’usines, l’UAW a adopté de manière agressive le “partenariat” patronal-syndical et la production allégée dans un effort désespéré pour conserver sa “part de marché”. Elle en a payé le prix en affaiblissant les contrats à plusieurs niveaux, en décimant les membres et en transformant la direction du syndicat en un appendice corrompu de la direction.
L’année dernière, dans le cadre du règlement d’une affaire de corruption massive intentée contre le syndicat, les membres de l’UAW ont pu voter pour modifier le mode de sélection des dirigeants du syndicat. Ils ont voté à une écrasante majorité en faveur d’un système d’élection directe des hauts dirigeants, similaire à ce qui se passe chez les Teamsters.
La campagne “un membre, une voix” a été menée par un groupe de membres de base de l’UAW appelé Unite All Workers for Democracy (UAWD). Elle est le fruit d’une coalition de travailleurs de l’automobile et d’un segment plus récent mais de plus en plus important des membres de l’UAW : les travailleurs universitaires. Après avoir remporté une victoire décisive lors du référendum de l’année dernière, ils s’attachent maintenant à utiliser le droit de vote pour transformer leur syndicat.
La prochaine étape sera la convention constitutionnelle de l’UAW en juillet, au cours de laquelle l’UAWD fera campagne pour une série d’amendements et de résolutions prioritaires autour du thème “Pas de corruption. Pas de paliers. Pas de concessions”. Ils forment également une liste de candidats réformateurs qui peuvent remporter une élection directe cet automne et commencer le travail de reconstruction du syndicat.
Ils ont récemment remporté une victoire précoce dans le cadre de la préparation du congrès, lorsque le conseil exécutif international a voté pour porter les indemnités de grève à 400 dollars par semaine. C’était précisément le montant pour lequel l’UAWD avait fait campagne. Dans le cadre de cette campagne, ils ont réussi à faire adopter par vingt-quatre sections locales de l’UAW, représentant plus de 180 000 membres actifs et retraités de l’UAW, des résolutions demandant l’augmentation des indemnités de grève, ce qui a renforcé la pression sur les hauts dirigeants.
La lutte au congrès portera maintenant sur la question de savoir si les indemnités de grève commencent le premier ou le huitième jour, comme c’est la pratique actuelle. Les délégués au congrès auront sans doute à l’esprit l’exemple des Teamsters, puisque la liste d’O’Brien a réussi à faire adopter une résolution au congrès de la FIT de l’année dernière pour que les indemnités de grève commencent le premier jour.
Une IBT et une UAW revitalisées pourraient contribuer grandement à déplacer le centre de gravité des syndicats existants dans une direction plus militante. Cela créerait à son tour un climat plus favorable au soutien de l’organisation des travailleurs indépendants actuellement en cours.
Institutionnaliser l’insurrection
Dans l’ensemble, la situation actuelle semble prometteuse. Mais pour transformer cette promesse en quelque chose de plus grand, il faut résoudre le problème auquel les syndicats sont perpétuellement confrontés : celui de l’institutionnalisation de l’insurrection. Les syndicats ont besoin de l’énergie et du militantisme des travailleurs en mouvement pour se développer, mais ils ont besoin de structure et d’organisation pour consolider leurs acquis. Ces deux besoins coexistent difficilement et, trop souvent, les syndicats ont résolu cette tension en étouffant l’énergie des travailleurs au profit du renforcement de leurs structures organisationnelles.
Jusqu’à présent, la réponse des syndicats à la recrudescence de la syndicalisation suggère qu’ils comprennent le défi auquel ils sont confrontés et l’importance de maintenir l’énergie des travailleurs à la base. Au lendemain de la victoire de l’ALU à Staten Island, M. Nelson de l’AFA a appelé les autres dirigeants syndicaux à soutenir les travailleurs d’Amazon. “Ils ont besoin de ressources, ils ont besoin d’argent, ils ont besoin d’organisateurs. Donnez-les, et donnez-les gratuitement”, a-t-elle déclaré. Elle a ajouté que “toute tentative de contrôler l’excitation, la créativité et la spontanéité de l’éveil de la solidarité est une action téméraire”.
Pendant ce temps, O’Brien de l’IBT a invité les dirigeants de l’UAL, Christian Smalls et Derrick Palmer, au siège de l’IBT à Washington, DC, pour discuter de la manière dont ils pourraient travailler ensemble. O’Brien a promis à l’UAL son conseil interne, l’accès à ses départements de recherche et d’éducation, ainsi qu’un soutien financier. Smalls a souligné que l’ALU resterait indépendante mais qu’elle accueillerait favorablement les ressources de ses alliés plus importants et mieux établis.
Bien qu’O’Brien n’ait pas caché que la FIT est le syndicat qui a fait ses preuves en matière d’organisation et de représentation des travailleurs de la logistique, il a reconnu l’importance d’aider l’UAL à tirer parti de sa victoire. “La main-d’œuvre organisée doit s’unir autour de ce groupe”, a-t-il déclaré. “En fin de compte, il ne s’agit pas seulement d’un syndicat. Il s’agit de tous les syndicats”.
Si les syndicats existants réussissent cet exercice d’équilibre et amplifient l’organisation existante sans se mettre en travers, alors cela pourrait être le début de quelque chose de plus grand.
Barry Eidlin est professeur adjoint de sociologie à l’Université McGill et l’auteur de Labor and the Class Idea in the United States and Canada.

Haïr la Palestine – Sionisme et effacement

YEAR AFTER YEAR
L’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shirine Abou Aqleh par les forces d’occupation israéliennes à Jénine, le mercredi 11 mai 2022, a donné à la question palestinienne sa petite lucarne annuelle de visibilité dans le Nord global. Ainsi va la vie.
En 2021, c’était le sanglant épisode causé par la tentative d’occupation du quartier de Sheikh Jarrah par des colons juifs et les provocations policières à Al-Aqsa. En 2020, le tragi-comique plan Trump et les normalisations des monarchies et émirats arabes corrompus avec Israël. En 2018, l’arrestation d’Ahed Tamimi. Ahed, certes, était Palestinienne, mais blonde et non-voilée. C’est assez pour semer la dissonance cognitive dans le Nord global, qui frémit d’une passagère mais sincère émotion pour cette jeune fille qui aurait mérité d’être Ukrainienne. Et ainsi pourrions-nous remonter, d’année en année, jusqu’en 2000, ou en 1987, ou en 1973, ou en 1967, ou en 1948. Ainsi, tristement, va la vie.
Chaque année, donc, pendant quelques jours, au mieux quelques semaines, on bavarde. En France, les sionistes sionisent, violemment comme Meyer Habib, Valls ou Finkielkraut, ou modérément comme la cohorte des défenseur·se·s interchangeables de la petite solution à l’amiable. Les marches pour la Palestine sont passées au détecteur d’Allah-akbars. Ou réprimées. Ou interdites. Les Blanc·he·s, êtres pacifiques par excellence, sont bien sûr peiné·e·s de la « recrudescence » du « conflit au Proche-Orient », forcément incompréhensible, sans lien avec leur propre histoire assurément. Iels s’inquiètent cependant du risque qu’on leur importe ce conflit dans leur petite vie de Blanc·he·s du capitalisme tardif, par exemple au moyen de manifestations à Barbès ou à Châtelet-Les-Halles où il y a déjà trop d’Arabes en temps normal. Le « conflit au Proche-Orient », c’est proche bien sûr, mais c’est tout de même en Orient. C’est marqué dans le nom.
Ainsi va la vie.
PALESTINE INTROUVABLE
Il y a un peu plus d’un an, lors du précédent épisode de cette passionnante série, qu’on pourrait appeler « Pourquoi tant de haine ? », lundimatin publiait un texte intitulé « Penser la Palestine ». Il était présenté comme potentiellement polémique, mais de nature à « permettre de réfléchir ». Ceci parce qu’il était signé Stéphane Zagdanski, un écrivain assurément doté d’un savoir non-négligeable. Ce très très gros savoir s’exprime dans ce texte par une accumulation d’idées générales, formulées tantôt en phrases tirées du génie propre de leur auteur, tantôt par citations empruntées au tout venant : Kafka, l’historien sioniste Walter Laqueur, Libé, Maxime Nicolle….
Les lignes stupides et condescendantes (« Antisionistes, apprenez à penser ») signées Stéphane Zagdanski ne m’intéressent pas en tant que telles. En dépit de son arrogance, de son culte infantile des granzauteurs dont il aura sa vie entière omis de se demander qui les sacre tels et pourquoi, de ses écrits lamentables et dégradants sur « l’Afrique », « les Noirs » et surtout « les Noires » [2], qu’il prend pour des éloges comme le bonhomme d’Oliver Sacks sa femme pour un chapeau, Stéphane Zagdanski se montre parfois capable de réflexions profondes et son travail sur les textes sacrés du judaïsme et sa mystique forme une honnête et originale introduction pour le profane en la matière [3]
Si j’entreprends de gloser ici sa prose pourrie, c’est pour deux raisons. D’abord parce que lundimatin vaut mieux que ce torchon. Ensuite parce que le texte s’intitule « Penser la Palestine » et qu’il se distingue de bout en bout par l’oubli symptomatique d’un détail. Ce détail s’appelle la Palestine, c’est-à-dire rien de moins que l’objet qu’il s’assigne. Stéphane Zagdanski, sur ce point, ne fait qu’exprimer, exemplairement quoiqu’à à son insu, ce qui fonde l’idéologie sioniste : l’oblitération. Le postulat fondamental du sionisme est le suivant : la Palestine n’existe pas. Intéressant.
Néo-libéralisme en Israël, rapport entre mystique juive et capitalisme : tant de passionnants hors-piste s’esquissent dans ce texte. Leur seul tort est de n’avoir rien à voir avec le début d’une pensée sur la Palestine. Stéphane Zagdanski digresse également sur le statut du signifiant « Juif » chez Alain Badiou et l’antisionisme prétendument endémique dans le star system et le monde académique français. Ces problèmes, à coup sûr, passionnent Palestinien·ne·s et Israëlien·ne·s jusqu’à l’insomnie, et aident grandement à éclairer leurs rapports. Qui n’a entendu retentir, sur l’esplanade des Mosquées, l’insupportable cri de « Badiou Akbar », qui attise rage et peur le long du Mur des Lamentations ? La clé de Sheikh Jarrah ? À l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, camarades ! Sur la montagne Sainte-Geneviève, où de toute éternité rôtit la cuisse de Jupiter, dont la réalité entière suinte par grasses gouttelettes de Pensée. Misère bavarde des khâgneux éternels.
Et la Palestine, Zagdanski ? Bien sûr, dans le texte, le mot apparaît parfois, sans quoi la ficelle serait trop grosse. Quand c’est par l’auteur, c’est entre guillemets : « la “Palestine” ottomane ». Franz Kafka, repeint en good cop du sionisme à longueur de citations, les omet dans les passages produits : « Il y a de plus en plus de Juifs qui retournent en Palestine. » Bien sûr, Kafka a tort, ou a oublié. Le texte sacré des Ottomans, la Torah, s’exprime clairement, Exode XXIII, 31 : וְשַׁתִּי אֶת-גְּבֻלְךָ, מִיַּם-סוּף וְעַד-יָם פְּלִשְׁתִּים וּמִמִּדְבָּר עַד-הַנָּהָר (traduction d’André Chouraqui : « Je placerai ta frontière de la mer du Jonc jusqu’à la mer des Pelishtîms, du désert jusqu’au fleuve »). L’origine allogène du mot « Palestine » ainsi établie, on voit la pertinence des guillemets. On n’en saura pas plus à ce propos. Rien sur ce qu’il a bien pu recouvrir à l’âge du fer, au temps des tribus, des royaumes d’Israël et de Juda, sous Babylone, sous les Achéménides, sous les Parthes et les Grecs, sous les princes Hasmonéens, sous les Romains et les Byzantins, sous les Arabes et les Croisés. Pas même sous Mahmoud Abbas. Inutile. Car tout ça, c’est de l’histoire, et notre guide nous prévient d’emblée : l’histoire n’existe pas. Du moins avant que les Ottomans n’inventent la “Palestine”.
DE L’INCOMPARABLE
Sur les Palestinien·ne·s, c’est un peu plus disert. Zagdanski leur reconnaît le statut de « population ». Comme toute population indigène, ces gens sont dotés d’aspirations confuses, nimbées de mystère : « Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas et n’a jamais eu voix au chapitre. » Rappelons qu’en France, septième puissance mondiale et bonne mère pour les sien·ne·s, d’excellentes prothèses auditives sont à la disposition de chacun·e et (bien mal) couvertes par la sécurité sociale. Elles permettraient peut-être à notre guide d’entendre ce que l’écrasante majorité des Palestinien·ne·s des territoires de 1948, de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora exprime en fait de désir depuis la Nakba et même avant : le droit à sa terre et à la maîtrise de son destin collectif.
L’ennui, c’est que les Palestinien·ne·s forment une population comme les autres. Une population bof. C’est leur différence avec le peuple juif, et ceci pour les raisons suivantes : « Le peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde. » Je voudrais m’arrêter sur cette phrase et lui donner le bénéfice du doute.
Le terme « incomparable » est porteur d’une ambiguïté venimeuse. Selon le Larousse, il peut désigner « ce qui est très différent, ce qui ne peut être comparé ». Sous cet angle, celleux qu’on appelle communément les Juif·ve·s (je ne m’étends pas ici sur le mot « peuple » par souci de brièveté) possèdent sans conteste un génie propre d’une part, d’autre part une empreinte particulière sur les deux « immenses régions » dont il est question, du fait de sa dissémination sur le pourtour méditerranéen et au-delà. Ces très estimables qualités lui sont inaliénables, comme le sont les qualités propres à tout autre groupe humain de ces régions et de toutes les autres. Exemple au hasard : les Palestinien·ne·s.
Par conséquent, si c’est en ce sens que Zagdanski emploie le mot, son propos est juste mais sans grand intérêt et un peu mièvre. Il cache en toute vraisemblance son ignorance quasi-totale des cultures turque, kurde, arménienne, arabe, amazighe ou égyptienne, ainsi que de celles des Balkans, du pourtour de la Mer Noire, de l’Iran ou de l’Afghanistan. Cette ignorance n’est pas un crime. Rien qu’une banalité, et un impensé.
La seconde définition d’« incomparable » est la suivante, et je souligne : « qui l’emporte par ses qualités, qui ne peut être égalé ». Si nous retenons cette acception, l’énoncé que nous commentons est un énoncé suprémaciste. Pour prévenir tout procès d’intention, voici la définition que ce même dictionnaire donne du terme suprémacisme. « Nom masculin (de suprématie) : Idéologie qui postule la supériorité d’un peuple ou d’une civilisation sur tous les autres, et légitime ainsi leurs aspirations hégémoniques. » À la lettre, défendre l’État d’Israël et sa politique coloniale au titre de l’incomparabilité des Juif·ve·s relève de ce qu’énonce cette définition.
Sionistes, apprenez à vous penser.
MORT EN PALESTINE
Zagdanski reconnaît un deuxième trait aux Palestinien·ne·s : leur tendance à mourir en nombre conséquent sous les balles de Tsahal. Et ici, c’est le point Godwin qui lui sert d’excuse : toutes les guerres font des morts, et les jeunes garçons palestiniens « embrigadés par le Hamas » valent bien les adolescents allemands embrigadés par le nazisme : victimes innocentes, mais servant une cause injuste. Ici, il faudra d’abord rappeler à Stéphane Zagdanski qu’à la différence des troupes fanatisées des Hitler Jungend, les adolescents palestiniens en arme ne servent aucun projet d’hégémonie mondiale, de mise en esclavage de leurs voisins ni de conquête d’un espace vital fantasmé comme celui de leur race. Ils sont, ni plus ni moins, les descendants des habitant·e·s qui se trouvaient sur le territoire de l’actuel État d’Israël avant sa création, qui peuplaient par exemple les 418 villages détruits en 1948, ou la zone nommée Cisjordanie, désormais contrôlée à 60% par Israël et grignotée de jour en jour par des colons fanatisés ultra-violents, ou encore al-Quds/Jérusalem aux trois quarts volée dont les derniers habitant·e·s palestinien·ne·s, en zone est, sont jour et nuit harcelé·e·s par leurs voisinage prédateur.
Puisque Stéphane Zagdanski préfère les histoires à l’Histoire, en voici une. Elle se passe dans la vieille ville d’al-Quds/Jérusalem, le 16 mai 2022, où je me trouvais en train de dîner avec un être cher. Nous sommes le lendemain des funérailles de Shirine Abou Aqleh, où le monde entier a pu voir la police israélienne s’attaquer non seulement au cortège venu accompagner la journaliste et lui exprimer sa reconnaissance, mais au cercueil même. Ce jour-là, un autre cercueil est remis par les occupants. Le corps qui se trouve dans ce cercueil n’est pas celui d’une journaliste chrétienne connue mondialement, mais d’un homme de 23 ans dont le nom est Walid Al Sharif. En tant qu’homme et en tant que musulman, il n’intéresse pas la presse du Nord global. Trois jours plus tôt, il était décédé des suites des blessures que lui avaient infligé l’armée israéliennes le 22 avril sur l’Esplanade des Mosquées. Ce jour-là, Walid avait lancé des pierres en direction du Mur des Lamentations voisin, en réaction aux intrusions israéliennes violant le statu quo sur les lieux saints de la ville. D’après la presse israélienne, il est mort d’une crise cardiaque et les images de l’émeute du 22 avril confirment l’absence de tirs contre lui. Ces images, naturellement, sont introuvables en ligne.
Les autorités israéliennes ont retenu le corps de Walid trois jours après sa mort, tenté de tordre le bras à sa famille pour la forcer à l’autopsier contre son gré, cherché à imposer des funérailles en pleine nuit pour éviter qu’elles ne soient suivies. Finalement, les funérailles sont prévues vers 19 heures. La foule des Palestinien·ne·s de Jérusalem Est réunie à Bab Al-Asbat scande : « Par l’âme et par le corps, nous nous sacrifions pour toi Walid. » Nous nous trouvons à 15 mètres de cette foule. À 19h05, les tirs commencent à retentir, les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes fusent, un mouvement de foule commence à se dessiner dans les ruelles qui séparent Bab al-Asbat de Bab al-Sahra. Des soldates israéliennes lourdement armées courent après des adolescents. Des dizaines de garçons et de jeunes hommes arrivent de Bab al-Sahra, nous croisant pour se rendre sur les lieux de l’affrontement naissant. J’en vois un passer, 16 ans tout au plus. La blessure qu’il a à l’œil a brûlé sa peau et la fait pendre sur sa joue. Et pourtant, tout adolescent qu’il est, tout dévisagé et meurtri qu’il est, il descend vers Bab al-Asbat où les tirs résonnent, d’un pas sûr, tranquille. Est-ce le Hamas qui lui a détruit le visage ? Est-ce la « propagande antisémite » venue de Gaza qui fait de ce garçon une proie consentante et de sa chair la nourriture probable d’une nouvelle balle ? Non, Stéphane Zagdanski. Ce qui pousse ces jeunes hommes à la mort, c’est l’État d’Israël et sa politique dévastatrice. Toute cette nuit-là, des tirs retentissent et des traînées lumineuses strient le ciel d’al-Quds. Nous nous réfugions dans un café du Mont des Oliviers, qui domine la vieille ville. Ici, tout le monde regarde ce spectacle avec nervosité mais sans surprise. À Jérusalem-est, on n’appelle pas cela une scène de guerre ou un spectacle de mort, mais un lundi soir.
Ce qui échappe aux personnages du genre de Zagdanski, qui mangent à leur faim et dorment paisiblement après avoir éructé leur haine, c’est que leur vie, quoi qu’ils prétendent, n’est pas en cause. On a beau jeu de qualifier de nihilisme le martyrologe palestinien quand on ignore ce que signifie, ici et maintenant, de vivre sous une occupation inique, cruelle, écrasante surtout par les moyens techniques et militaires auxquels l’Occident unanime a pourvu et continue de pourvoir pour la faire prospérer. Mourir pour que ce type de vie cesse, c’est offrir sa vie à la vie même. Zagdanski et ses potes, qui prétendent avoir médité le destin du peuple juif mieux que quiconque, et tiré toutes les leçons de l’effroyable génocide subi par les Juif.ve.s d’Europe au XXe siècle, devraient mieux le savoir que d’autres. Et puisque cette clique ne s’intéresse aux autres cultures que pour les folkloriser, et ne savent pas lire, voici ce qu’en dit le plus célèbre des innombrables poètes·se·s palestinien·ne·s (je souligne) :
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : il y a sur cette terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.
C’est l’espoir de cette vie parfaitement méritée qui fait les martyrs.
DU FAIT COLONIAL
Du caractère colonial de l’idéologie sioniste, j’ai jusqu’ici disposé comme d’une évidence. Manifestement, il ne suffit pas à certains de constater la présence de 480 000 colons en Cisjordanie, ni l’annexion du plateau du Golan, territoire syrien, pour se poser la moindre question. À seule fin de m’en débarrasser, donc, voici de la lecture : « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Cette phrase est-elle due au général Gouraud, administrateur du mandat français en Syrie et au Liban au début du XXe siècle ? À Herbert Samuel, administrateur britannique de la Palestine mandataire ? Non. Cette phrase est de Theodor Herzl, dans L’Etat des Juifs [4]. Dans la foulée du second Congrès Sioniste de Londres, une banque servant à réunir les capitaux nécessaires à la formation de cet avant-poste de la civilisation fut créée. Son nom : Jewish Colonial Trust [5]
Remettre en cause le caractère colonial du projet sioniste dès son origine relève donc du pur et simple mensonge, et va contre les textes fondateurs dudit projet qui s’inscrivent en droite ligne dans la rhétorique européenne de la mission civilisatrice. C’est par calcul cynique, alors que la grande vague des décolonisations s’amorce dans les années 1930-1940 et qu’il commence à faire mauvais genre d’adopter cette posture en face de l’opinion internationale, que le mouvement sioniste, qui a déjà eu un demi-siècle pour s’implanter sur le territoire qu’il convoitait avec la complicité des Britanniques, repeint son entreprise coloniale en guerre d’indépendance [6]. C’est sur ce terrain que Zagdanski est le plus malin. En faisant jouer la distinction tout à fait pertinente entre l’État d’Israël, fruit de ce projet de colonisation revendiqué par ses penseurs et ses acteurs, et Israël en tant qu’il nomme un symbole religieux central dans l’imaginaire des Juif.ve.s sous toutes les latitudes depuis la disparition des royaumes juifs en Asie du sud-ouest, il tente un remarquable coup de force rhétorique qu’il n’est pas à la portée de toute personne vaguement intéressée à la question de déjouer. Qui, en effet, peut nier la formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem », la présence continue de communautés juives sur cette terre, « la place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les rêves des Juifs de la diaspora » ? Personne ne le peut sauf à être malhonnête.
L’ennui, c’est que ce fait, qui mérite d’être reconnu et respecté, n’est une fois de plus nullement incomparable à d’autres, sans stricte équivalence bien sûr. Prenons l’exemple des populations de confession musulmane au Maghreb, en Égypte, dans les Bilâd al-Shâm et en Iraq, dans le Golfe, en Iran, en Asie centrale, en Indonésie, en Chine. Al-Quds fait tout autant partie de leurs rêves, de leurs espoirs et de leurs symboles. Depuis des siècles, le pèlerinage de la Mecque et de Médine est considéré comme incomplet sans la visite à l’esplanade des mosquées, lieu décrit comme le point de départ de l’ascension céleste du prophète Mohammed. Ne seraient-iels donc pas, au titre de leur islamité et selon vos propres critères, aussi fondé·e·s à planifier l’établissement d’une colonie de peuplement en Palestine que les Juif·ve·s de Pologne, d’Autriche, de Russie ou de la mer Baltique ? Est-il acceptable que la situation qui prévaut depuis 1948 prive l’écrasante majorité des musulman·e·s d’un pèlerinage pareil ? Et la destruction par Israël, en 1967, du quartier où vivaient les maghrébin·e·s d’Al-Quds/Jérusalem (Hayy al-maghâriba), installé·e·s génération après génération auprès de leur lieu saint, là même où se trouve maintenant l’esplanade qui jouxte maintenant le Mur des Lamentations (Kotel) ? N’est-elle donc pas aussi infâme de ce point de vue que le prétendu projet palestinien, qu’aucune charte d’aucune organisation politique n’étaye, de jeter les Juif·ve·s à la mer ? En bref : de qui vous foutez-vous au juste ? Et qui nie qui ?
QUI SONT LES SIONISTES ?
La triade peuple-état-nation est un assemblage conceptuel européen du XIXe siècle, dont l’exacerbation est concomitante à la sauvage entreprise coloniale et constitue l’origine des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Cette exacerbation est donc l’une des causes indirectes de la Shoah. Le mouvement sioniste, de Herzl à Netanyahou, est à l’origine un nationalisme typique de la Mitteleuropa autour de 1848, et en relève donc substantiellement. Dans « la monumentale histoire du sionisme de Walter Laqueur », comme dit votre pingouin professeur de pensée, il n’est question que des Juif·ve·s d’Europe (et encore devrait-on dire : d’un groupe fort minoritaire de Juif·ve·s d’Europe) dans les chapitres qui concernent l’émergence de ce mouvement. Et pour cause : le sionisme n’est né ni au Yémen, ni en Iran ni au Maroc, pour ne citer que trois pays où la présence du judaïsme fut de longue date particulièrement vibrante.
Où étaient donc les Juif·ve·s de ces contrées autour de 1850 ? À la maison, tranquilles, en train de ne pas planifier la colonisation d’une terre et la déportation de ses habitant·e·s. Iels vivaient comme toutes les minorités sous le colonialisme français ou britannique, sous les sultanats islamiques arabes ou non. Non pas, comme le croit Zagdanski, sous le joug d’une entité abstraite nommée « antisémitisme musulman », car il n’y a que des musulman·e·s, oppresseur·e·s et opprimé·e·s, riches et pauvres, vivant en tel lieu et à telle époque. Leur statut de minorité s’accompagnait, comme partout et toujours, de racisme et de partage, de brimades et d’inclusion. Comme toutes les minorités, partout et toujours, celles-ci furent infériorisées ou utilisées, lésées ou respectées, massacrées ou valorisées selon les circonstances, et en tout cas juridiquement et factuellement discriminées. Ce sont ces discriminations qui ont rendu à ces populations l’offre sioniste séduisante. Elle fut diffusée par l’Alliance Israélite Universelle, entité née en France et soutenue par les institutions françaises trop heureuses d’y trouver le moyen de diviser les différentes populations des sociétés indigènes. Une centaine d’écoles, de Tétouan à Izmir, préparèrent le terrain de l’exode.
Un défenseur d’Israël qui prétend administrer des gifles pensantes à ceux qui divergent de sa doctrine devrait aussi se renseigner préalablement sur ce qu’il est advenu de ces Juif·ve·s qui n’ont pas eu le bonheur d’être hertzliens, et découvrir qu’après avoir été ignoblement chassé·e·s de la totalité des pays des mondes arabes à partir de la fin des années 1940, les Juif·ve·s du Maghreb et du Mashriq ont eu à subir à leur arrivée en Israël des discrimination dont l’ignominie est parfaitement comparable à celle qu’iels venaient de fuir : internement, aspersion au DDT, kidnapping institutionnalisé de leurs enfants, exploitation à bas coût, injures publiques de la part des principaux responsables politiques du pays…
Les HaPanterim HaSh’horim, mouvement des Black Panthers d’Israël fondé en 1971 pour résister à ces discriminations, constituent une intéressante et significative réaction à ces discriminations systémiques et institutionnalisées du point de vue desquelles Israël ne se distingue guère des autres états-nations [7]. Jusqu’à nos jours, ceux qu’on appelle mizrahim en Israël vivent pour une bonne part une vie de subalternes, ce qui ne les empêche pas de participer avec enthousiasme à la colonisation de la Cisjordanie, encouragé·e·s par la droite israélienne qui s’est depuis longtemps et de manière parfaitement cynique posée comme leur protectrice, du bourreau Begin à l’infâme Bennett.
C’est donc ce groupe de Juif·ve·s d’Europe, et l’ensemble de celleux qui se sont reconnu·e·s à travers le temps et l’espace dans leur projet et dans la société absurde et violente dont il a accouché, conglomérat de Juif·ve·s réel·le·s ou supposé·e·s où règne la violence sociale et raciale, que nous autres appelons sionistes. Personne d’autre.
JUIF·VE·S EN PALESTINE
Contrairement à ce qu’affirme Zagdanski, les organisations politiques palestiniennes ne sont pas toutes ni de tout temps montrées « révulsées à l’idée que des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière ». Fatah, déclaration du 1er janvier 1969 : « Le Mouvement de Libération Nationale Palestinienne Fath ne lutte pas contre les juifs en tant que communauté ethnique et religieuse. Il lutte contre Israël, expression d’une colonisation basée sur un système théocratique raciste et expansionniste, expression du sionisme et du colonialisme [8]. » Le même Fatah, dans un texte de 1971 intitulé « La révolution palestinienne et les Juifs », a produit une remarquable réflexion sur l’antisémitisme dans le mouvement palestinien et l’impasse qu’il constituait, se posant la question suivante : « Comment pouvons-nous haïr les juifs en tant que juifs ? (…) Comment avons-nous pu tomber dans le piège du racisme ? [9] » Le projet de ce Fatah, loin encore d’être devenu le pantin impuissant qui fait semblant d’administrer l’Autorité Palestinienne actuelle, était la constitution d’un état multiconfessionnel où les Juif·ve·s auraient toute leur place.
Quant au Hamas, dont l’usage de la rhétorique antisémite a suffisamment été souligné, on rappellera simplement ses relations historiques fort troubles avec Israël. C’est initialement la branche gazaouie de l’Organisation des Frères Musulmans, groupe politique présent dans tout le monde arabe et brutalement réprimé en Égypte sous le régime de Gamal Abdel Nasser. En Palestine, cette branche fut étonnamment protégée de la brutale répression orchestrée par un certain général Ariel Sharon sur la bande de Gaza au début des années 1970. Le gouverneur israélien qui régit alors l’occupation de Gaza assiste même à l’inauguration d’une mosquée, Jawrat al-Shams, qui sert de vitrine à l’organisation.
Les ennemis des ennemis étant toujours bien utiles, l’État d’Israël a cyniquement entretenu avec cette organisation une relation constante tout au long des années 1970 et 1980, laissant s’étendre ses réseaux, tolérant la constitution de sa propre milice, le Majd. L’objectif était de laisser le soin à ce groupe d’autochtones de lutter à sa place, et bien plus efficacement, contre l’influence du communisme et du panarabisme en Palestine. Ce n’est qu’au moment de la première Intifada (1987), contraint de revoir sa position attentiste par l’insurrection de la société palestinienne, que ce groupe islamiste cesse sa politique de collaboration avec l’occupant et opère le virage complet vers le radicalisme qui lui est actuellement reproché avec tant de vigueur [10]. Le racisme réactif des cadres du Hamas et plus généralement de certain·e·s palestinien·ne·s, regrettable mais une fois de plus banal dans une société coloniale, n’est donc pas comme le croient Zagdanski et ses semblables, l’effet lointain de la bataille de Khaybar, d’on ne sait quel hadith ou des pogroms de Fès, mais un phénomène entièrement explicable par son contexte et dans lequel les manipulations éhontées des institutions israéliennes ne sont pas pour peu. Quand le vassal finit par mordre la main de son maître, sot qui s’étonne que ses dents sentent le poison.
QUI SONT LES PALESTINIEN·NE·S ?
Pas plus que nous ne posons d’équivalence entre État d’Israël et Juif·ve·s nous ne chercherons ici à défendre l’idée qu’un peuple palestinien préexista à 1948. Se livrer à cet exercice est inutile, car c’est reconnaître à l’ennemi son vocabulaire. Peuple, chez Zagdanski et ses semblables, est évidemment entendu au sens national du terme, et il nous faut à nous autres antisionistes récuser fermement l’évidence selon laquelle faire nation est le prérequis de la légitimité. Pas plus qu’il n’y avait de « peuple algérien » unifié en nation dans les frontières actuelles avant 1830, il n’y a eu de « peuple palestinien » au sens que ce mot prend dans les dispositifs politiques du Nord global. Il y avait en revanche des gens sur le territoire de la Palestine mandataire, dont les grands-parents se trouvaient ou non sur le territoire de la Province ottomane et ainsi de suite. Ces gens, ce sont les Palestinien·ne·s.
La seule raison qui fait, donc, que l’expression de « peuple palestinien » est légitime et en vérité indiscutable pour qui sait raisonner, est que c’est celle qu’utilise désormais l’écrasante majorité des autochtones dont les terres ont été spoliées, les villages rasés, le droit à vivre chez elleux dénié et la vie foutue en l’air par la naissance et le développement de l’État d’Israël. Pour des raisons circonstancielles, ces populations ont choisi le vocable « peuple palestinien » pour s’identifier dans le malheur et l’injustice qu’elles subissent ensemble, et dans le projet de récupérer terres et droits. Comme les Juif·ve·s d’Europe ont adopté le terme linguistiquement impropre d’antisémitisme pour désigner la forme particulière d’oppression dont iels furent victime aux XIXe et au XXe siècle, par distinction avec les phases précédentes de l’histoire multimillénaire de la haine des Juif·ve·s. Aux concerné·e·s de nommer leur oppression comme de se constituer peuple.
Est Palestinien·ne toute personne que l’État d’Israël nomme « Arabe » pour effacer le nom que porte son crime aux yeux du monde. C’est indifféremment une Chrétienne de Bethlehem ou d’Hébron, un Musulman de Haïfa ou de Gaza, un Arabe du Néguev, une exilée à Beyrouth, Venise ou New-York. Et puisque Stéphane Zagdanski est friand d’histoires, en voici une deuxième et dernière à ce sujet.
Elle se passe le soir du jeudi 26 mai 2022. C’est une histoire banale. Un couple d’arabo-européens, elle Palestinienne, lui non, se rendent à Akka. Iels se baignent dans la Méditerranée puis visitent la vieille ville. Depuis 1948, cette citadelle résiste à la pénétration des occupant·e·s. Par miracle, elle n’a pas cédé. Officiellement, nous sommes en Israël. Pourtant, tous·te·s deux le sentent bien, ce soir à Akka c’est Israël qui n’existe pas. De partout surgissent de la musique, des cris d’enfants et des visages heureux. Dans le port de plaisance, de petites embarcations vous font faire le tour de la forteresse. Certaines vont à pleine vitesse, slaloment gracieusement sur la surface de l’eau et font pousser des cris de peur et d’enthousiasme aux passagèr·e·s. Il fait beau, le ciel est d’un orange tendre que déjà grignote la nuit montante. Dans les restaurants sur la rive, on mange du poisson frit. Pas un·e soldat·e de Tsahal à l’horizon. Pas de check-point. Sur les petits bateaux, des femmes dansent. Et ce couple un peu usé, que la vie en ce moment ne ménage pas, se mêle à leur bonheur d’exister, et noie quelques heures ses peines dans la splendide baie de Haïfa, dans la mer qui est à tout le monde et à personne, que l’amertume du rivage indiffère. Voici une soirée palestinienne. Une soirée parmi des femmes et des hommes qui, comme dirait l’autre, valent tous·te·s les autres et que n’importe qui vaut. Qui aiment la vie, eux aussi, « quand ils en ont les moyens. » Qui se donnent les moyens de l’aimer malgré l’acharnement des occupant·e·s à la leur gâcher.
Malgré vos efforts pour vous octroyer le monopole de la joie de vivre, vous autres sionistes n’avez pas tout à fait réussi à saboter celle de vos victimes. Et votre insistance si lourde à souligner à quel point vous aimez la vie ne traduit que votre culpabilité sourde, dont l’effacement du dernier souffle de la résistance qui vous est opposée depuis 74 ans ne vous délivrerait pas. Les nations coloniales, comme les impériales et les exterminatrices, sont des nations hantées. Voyez les États-Unis, l’Allemagne, la France, la Russie. Notre cause est peut-être perdue, mais pas notre joie. Quant à vous, tant que vous n’aurez pas réparé Deir Yassine, vous n’aurez jamais la paix. Celle-ci se mérite, et à l’évidence, vous n’en avez pas les moyens.
Paris, dimanche 29 mai 2022, jour de la Marche des drapeaux.
Mabny Lil-Majhoul
P.-S.
• Paru dans Lundi matin #341, le 30 mai 2022 :
https://lundi.am/Hair-la-Palestine
Notes
[1] https://lundi.am/Penser-la-Palestine
[2] Voir Noire est la beauté, Pauvert, 2001.
[3] Je pense par exemple au beau L’Impureté de Dieu, Le Félin, 1991.
[4] Theodor Herzl, L’État des Juifs [1896], Paris, La Découverte, 1990, p. 47.
[5] Voir la page dédiée à l’histoire de cette banque sur le site de la Jewish Virtual Library, encyclopédie de la très antisioniste American-Israeli Cooperative Entreprise (AICE) aux Etats-Unis : https://www.jewishvirtuallibrary.org/jewish-colonial-trust
[6] Voir à ce sujet Joseph Massad, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestinians, Londres, Routledge, 2006. Gilbert Achcar résume fort bien les enjeux de la question dans « La dualité du projet sioniste », Manières de voir n°157, février-mars 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306
[7] Voir Sami Shalom Chetrit, “Either the pie is for everyone, or there won’t be no pie !” HaPanterim HaSh’horim (the Black Panthers Movement) : The generating collective confrontation, Londres, Routledge, 2009.
[8] https://lesmaterialistes.com/fatah-declaration-1er-janvier-1969
[9] La Révolution Palestinienne et les Juifs [1971], Minuit, 1970. Réédition Libertalia, 2021. Par souci d’honnêteté, on renverra à la lecture critique, d’un point de vue sioniste, proposée par Ivan Segré dans lundimatin : https://lundi.am/La-revolution-palestinienne-et-les-Juifs-Un-document-historique L’espace et l’énergie nous manquent pour la commenter ici.
[10] Voir Jean-Pierre Filiu, « Les fondements historiques du Hamas à Gaza (1946-1987) », Vingtième siècle n°12, 2012, p. 3-14.

Islamophobie, fascisation, racisation

La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ?
Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. L’antitsiganisme, le racisme antiasiatique, en particulier dans cette période de Covid, la négrophobie et l’islamophobie n’ont pas les mêmes ressorts et, en fonction des contextes, certains sont plus activés que d’autres, sans que cela signifie qu’il y ait de concurrence ou de compétition entre les uns et les autres du point de vue des racisé·e·s d’en bas. S’agissant de l’islamophobie […], il y a quand même des spécificités françaises: à l’étranger, on ne comprend pas ce qui se passe en France, sur la question de l’islam et de l’islamophobie en particulier. Et ce n’est pas non plus sans lien avec la dimension impérialiste évoquée et avec la dimension coloniale que souligne Saïd Bouamama dans son dernier livre[1] ou qu’Olivier Le Cour Grandmaison traite dans l’un de ses ouvrages[2] : la France a une histoire coloniale dont elle ne se défait pas et qui continue à la structurer. Des événements comme les 4 000 perquisitions organisées pendant l’état d’urgence ou les déclarations de Darmanin expliquant qu’il était temps de donner des signaux aux musulman·e·s même s’ils et elles ne sont pas impliqué·e·s dans des actions terroristes ne sont évidemment pas sans lien avec la pénétration et l’appropriation des sphères privées et des corps pendant les périodes coloniales.
Il y a eu pendant un moment chez beaucoup de musulman·e·s, ce que je nomme le « syndrome de la porte cassée». On pouvait se sentir visé, pour n’importe quoi, une sensation de terreur en habitait quelques-un·e·s juste parce qu’ils et elles sont musulman·e·s. De là-haut, on sentait qu’ils nous convoquaient. « Au nom du féminisme, on t’empêchera de te vêtir comme tu veux » : on débat du port du foulard partout, mais sans les premières concernées. Au nom de la liberté d’expression, on est capable de fermer une maison d’édition. Au nom de la laïcité, on pénètre l’organisation du culte musulman et édicte une Charte des principes de l’islam que doivent ratifier les imams et les organisations cultuelles, et où il est précisé (article 9 de la Charte) :
« Les actes antimusulmans sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »
On a là une déclinaison parfaite d’une injonction islamophobe d’État. Enfin, au nom de la lutte contre le racisme, on dissout des associations qui luttent contre le racisme, en particulier si le racisme combattu est précisément l’islamophobie. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) a été dissoute en octobre 2021 : les motivations avancées pour justifier cette dissolution – et c’est la même excuse qui est utilisée dans le cas du CCIF, soit la plus grosse association antiraciste de France et même d’Europe en nombre d’adhérents – pointent en particulier le fait que la CRI dénonce l’islamophobie en France.
La spécificité de cette islamophobie en France tient déjà à sa matrice coloniale. Si on prend à nouveau l’exemple du port du foulard, pendant que les militaires Bugeaud et Massu étaient en train de torturer et d’assassiner, leurs épouses respectives convoquaient le 16 mai 1958 une douzaine de femmes algériennes « afin d’œuvrer à l’union des cœurs» et provoquaient cette séance du dévoilement, au nom de la libération de la femme musulmane et de la mission civilisatrice. Des images de ces « cérémonies» circulent. L’idée aussi selon laquelle l’islam est une religion qui, intrinsèque ment, est potentiellement dangereuse et signe d’une infériorité civilisationnelle relève de l’islamophobie savante dans la IIIe République. Déjà à l’époque, la religion musulmane était perçue et construite comme un frein à l’expansion coloniale de la France, donc il fallait l’occidentaliser et, aujourd’hui encore, cette religion est montrée comme barbare et s’opposant au progrès et à l’émancipation, contrairement bien entendu aux « valeurs judéo-chrétiennes» blanches – d’où cet « islam de France» qui s’oppose à l’«islam en France». C’est précisément par cette construction essentialisée et stigmatisée de l’islam que s’opère sa racialisation et que son traitement politique relève de la politique de la race.
Dans ce contexte, l’une des priorités serait de dénoncer cette islamophobie d’État qui dissout ou menace nos structures cultuelles et nos solidarités organiques, et qui fait de nous des ennemis de l’intérieur avec la loi sur le séparatisme. Au lieu de ça, les organisations qui luttent contre l’islamophobie ont été isolées, lâchées par un grand nombre d’organisations qui habituellement se mobilisent contre toutes les discriminations. Les cadres d’organisation des manifestations massives contre la loi « sécurité globale» n’ont pas souhaité mobiliser avec la même ardeur contre cette loi dite « séparatisme » alors même que son article 36 réintroduit l’article 24 abandonné dans la loi « sécurité globale». Finalement, cette loi inique et ces dissolutions racistes se passent en silence, celui-là même qui accompagne les processus de fascisation.
Ugo Palheta – Il y a aussi une spécificité française, à mon sens, dans le degré d’institutionnalisation de l’islamophobie. Sur le plan idéologique, en Italie par exemple, des bouquins d’une islamophobie absolument délirante et conspiratoire, comme ceux d’Oriana Fallaci, se sont vendus à des millions d’exemplaires[3]. En Allemagne, le mouvement Pegida – un mouvement spécifiquement islamophobe – a réussi à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue en 2014 et 2015, alors même que les mouvements équivalents en France n’ont jamais réussi à le faire. En Angleterre et aux États-Unis, il y a aussi des idéologues islamophobes qui ont un rôle important dans le débat public. Mais c’est vrai qu’en France, et c’est là sa singularité à mon avis, l’État est un acteur central de l’islamophobie. La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dits « ostentatoires» dans les établissements scolaires, la circulaire Chatel sur les mères accompagnatrices ou plus, récemment, la loi dite « séparatisme » (devenue « loi confortant le respect des principes de la République») et l’article de la loi Travail qui permet aux entreprises d’imposer des chartes de la laïcité, tous ces dispositifs juridiques visent de fait les musulman·e·s. C’est souvent ce degré d’institutionnalisation qui étonne à l’étranger. Les médias étatsuniens ne découvrent pas l’islamophobie, mais, par exemple, imaginer que des élus locaux prennent la décision d’interdire le «burkini» sur les plages de leurs communes, pour des Américains ou des Anglais, ça semble assez impensable.
Et je pense que l’histoire ne se serait pas passée comme ça si toute une partie de la gauche en France n’était pas aussi empreinte de colonialisme. Comme le rappelait Pierre Tévanian dans Le Voile médiatique, en 2005[4], quand le débat sur le foulard à l’école commence, les sondages montrent que la population est très partagée sur la question de la nécessité d’une nouvelle loi sur les signes religieux à l’école, c’est à peu près 50/50. Au début, les gens sont globalement sceptiques, d’ailleurs ils le sont plus dans les classes populaires que dans les classes dominantes, beaucoup plus d’ailleurs parmi les partisans de gauche que de droite, il y a des variations sociologiques et politiques de ce type. Mais après un an de pseudo-débats orchestrés par les grands médias, après le « travail » d’une commission parlementaire dont on pouvait savoir dès le départ quelles seraient les recommandations finales, et surtout avec une gauche qui soit se montre très favorable à la loi (PS, LO), soit, dans le meilleur des cas, est divisée sur la question (PCF, Verts, LCR), un retournement s’est opéré et une très large majorité des gens sondés s’affirment alors favorables à une nouvelle loi.
Il y a eu un travail idéologique très puissant de la part du personnel politique, des grands médias, pour imposer l’idée, là encore, que l’islam et les musulmans constitueraient un « problème » pour la France, nécessitant une « nouvelle laïcité » (en fait une « laïcité falsifiée », pour reprendre les mots de l’historien Jean Baubérot) permettant de protéger « la République ». C’est aussi ce que disait le sociologue Pierre Bourdieu, mais presque quinze ans auparavant, au moment de ladite « affaire de Creil » en 1989 : « Un problème peut en cacher un autre[5]. » Autrement dit, le prétendu problème du foulard dissimule ce qui fait réellement problème pour les racistes, ce qui est insupportable pour eux, à savoir la présence durable de millions de personnes issues de l’immigration postcoloniale. Bourdieu dit ça en 1989, ça paraît terriblement de bon sens et c’est d’ailleurs amplement validé par l’évolution du débat politique en la matière (on est passé en quinze ans de la question des signes religieux à l’école à celle du « grand remplacement»…), mais si tu dis ça dans le débat public aujourd’hui en France, tu as toutes les chances d’être taxé d’«islamogauchiste», de soutien du « séparatisme», d’alimenter le terrorisme, donc d’être disqualifié d’emblée et une fois pour toutes.
La Dispute – Vous avez utilisé plusieurs fois des termes qu’il serait utile de définir précisément: racialisation, racisme d’État, racisme structurel, mais aussi fascisation, fascisme, néo-fascisme… Pouvez-vous les expliquer et interroger leurs rapports ?
Ugo Palheta – Commençons peut-être par définir rapidement le fascisme, qui désigne essentiellement un certain type de projet ou d’idéologie, qui peut se concrétiser ou non dans des organisations (dont les formes varient selon les contextes historiques et nationaux) et un certain type d’État (un pouvoir dictatorial dont je ne développerai pas les caractéristiques spécifiques ici, ça nous emmènerait trop loin). Le projet fasciste consiste à prétendre régénérer une communauté imaginaire (en général la « nation», mais potentiellement aussi la « civilisation» ou la « race») par une vaste opération de « purification», d’« épuration» ou de « nettoyage » : purification ethnoraciale (ciblant les minorités ethno-raciales, religieuses, etc., lesquelles empêcheraient la nation d’être elle-même, fidèle à son passé ancestral, à ses racines profondes, à son identité quasi éternelle et glorieuse, etc.) et purification politique (ciblant les mouvements accusés de diviser la nation et donc de l’affaiblir : ceux qui pratiquent la lutte des classes, les féministes, les antiracistes, etc.). Il va sans dire qu’un tel projet repose sur une vision complètement fantasmatique de la nation (essentialisée, éternisée, fétichisée) et sur une conception mythologique de son passé…
Dans notre livre Face à la menace fasciste, écrit avec Ludivine Bantigny, on a cherché à développer une approche en termes de fascisation. D’abord, l’idée principale, c’est que le fascisme n’advient pas du jour au lendemain, mais qu’il y a, en quelque sorte, tout un processus qui intervient en amont et en aval de la conquête du pouvoir politique par les fascistes. Le fascisme, en tant que régime, en tant que pouvoir fasciste, fondé sur l’écrasement de toute forme de contestation sociale, syndicale, politique, artistique, etc., ne peut advenir sans toute une phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle, sans une série de transformations qui vont à la fois modifier les équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression (en particulier la police), démultipliant sa capacité d’intervention autonome (donc arbitraire), et justifier idéologiquement, légitimer, cette vaste entreprise de « purification» dont je viens de parler. Le concept de fascisation sert justement à désigner cette phase de préparation idéologique et matérielle. Une des idées que l’on développe ensuite, c’est qu’il y a deux étapes de fascisation: la première qui précède l’arrivée au pouvoir des fascistes (et je pense que c’est dans ce type de phase qu’on se situe en France) ; la seconde qui succède à la conquête du pouvoir politique (c’est à ce stade que se situe par exemple le Brésil de Bolsonaro ou l’Inde de Modi).
Sur la préparation idéologique, on le voit de mille manières et à partir de mille indices en consultant les médias dominants et en observant le débat politique actuellement en France ; je ne m’y attarde pas parce que c’est l’aspect le plus visible. Sur la préparation matérielle, c’est le fait que les gouvernements ont construit tout un arsenal juridique et toute une base institutionnelle qui permettraient à un pouvoir d’extrême droite d’écraser toute forme d’opposition sans avoir à sortir de la « légalité républicaine ». L’exemple de la dissolution du CCIF est très significatif de ce point de vue. On a une organisation essentiellement constituée de juristes, qui faisait à la fois un travail de recensement statistique d’actes et de discours islamophobes, et un travail juridique de défense des musulman·e·s. Cette organisation se retrouve dissoute du jour au lendemain, sans aucun motif sérieux. Voilà quelque chose de proprement ahurissant et qui devrait paraître scandaleux à toute personne un tant soit peu attachée aux libertés publiques, mais qui n’a pas suscité de mobilisation d’ampleur.
La seconde phase de fascisation, c’est la transformation de l’État dans le sens du passage d’une démocratie capitaliste au sens traditionnel (rôle important du Parlement, respect des libertés publiques, etc.) ou d’une forme très dégradée de démocratie capitaliste (« démocrature», « démocratie autoritaire», « démocratie illibérale», etc.) à un État fasciste. On s’imagine parfois que détenir le pouvoir politique, c’est détenir le pouvoir et avoir la capacité d’en faire ce qu’on veut, mais cette idée a été régulièrement démentie parce que les détenteurs du pouvoir politique peuvent être confrontés à des secteurs de l’État hostiles, au pouvoir économique (le capital ou certaines fractions du capital), mais aussi évidemment aux luttes populaires. Par exemple, Trump ou Bolsonaro arrivant au pouvoir respectivement aux États-Unis et au Brésil n’ont pas pu faire exactement ce qu’ils voulaient. Donc il y a une seconde étape de fascisation, qui peut être victorieuse pour les fascistes ou aboutir à leur défaite. Si l’on prend l’exemple du fascisme historique, Mussolini ne parvient réellement à fasciser l’État que trois ou quatre ans après son arrivée au pouvoir (Hitler ira quant à lui beaucoup plus vite dans le cadre de ce que les nazis eux-mêmes ont nommé la « Gleichschaltung », c’est-à-dire la « mise au pas»). Pendant trois ou quatre ans en Italie, il y a encore des oppositions politiques, y compris au Parlement (le dirigeant communiste Antonio Gramsci est même député jusqu’à son arrestation en novembre 1926), il y a des mouvements sociaux, des grèves, qui sont évidemment réprimés plus durement que dans la période précédente, mais on ne se situe pas encore dans le cadre de l’État fasciste tel qu’il s’impose à la fin des années 1920.
Effectivement, comme Omar l’a souligné, la fascisation procède de manière différente selon la position dans la société et notamment selon l’appartenance ou non aux minorités religieuses et ethnoraciales qui sont en général la cible principale non seulement des fascistes, mais aussi de l’État en phase de fascisation: toutes ces personnes qu’on peut perquisitionner sans motif réel ; toutes ces personnes dont on peut dissoudre les organisations; toutes ces personnes qu’on peut contrôler dans la rue, palper, violenter, humilier, etc. C’est pourquoi nous disons avec Ludivine Bantigny que le fascisme est à la fois là et pas là : il n’est pas là au sens où il n’y a pas à proprement parler d’État fasciste, sinon il n’y aurait pas de médias indépendants ou de syndicats indépendants de l’État, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ne survivraient sans doute pas très longtemps, la gauche radicale non plus… Mais le fascisme est là au sens où il y a des éléments et des processus de fascisation qui sont à l’œuvre et qui touchent en particulier les minorités, les Rrom·e·s, privé·e·s par exemple de leur droit de scolarisation dans certaines communes, les migrant·e·s évidemment (sans cesse pourchassé·e·s et violenté·e·s), les musulman·e·s, les habitant·e·s des quartiers populaires et d’immigration, etc.
C’est pourquoi il est difficile de trouver les termes adéquats pour définir le régime politique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Est-ce que c’est une démocratie? On voit bien que si l’on prend les mots au sérieux, c’est-à-dire la démocratie comme pouvoir populaire (au sens étymologique du terme), ça semble difficile de prétendre que nous serions en démocratie. Est-ce qu’on est dans une dictature? Non. Avec Ludivine, nous avons voulu mettre des mots derrière cette situation qui nous semble intermédiaire, dans un entre-deux, entre une démocratie capitaliste classique (disposant d’institutions politiques relevant du libéralisme au sens classique) et une dictature de type fasciste. Une des hypothèses liées à l’idée de fascisation, c’est que le néolibéralisme autoritaire, que Macron incarne parfaitement, n’est pas le stade ultime de ce processus parce qu’il constitue un mode de domination politique structurellement instable. Ce pourrait n’être qu’une étape vers la construction d’un autre type de pouvoir, une manière d’ouvrir la voie à un pouvoir de type fasciste, si du moins le processus n’est pas enrayé…
Omar Slaouti – Ou alors il y aura peut-être une transformation interne de l’État, qui s’accélère avec un pouvoir néolibéral des plus classiques et qui va accentuer encore la fascisation, selon les rapports de forces avec les mouvements sociaux, ce dont on a déjà discuté au début de l’entretien. À mon sens, c’est un premier point. Le deuxième, c’est qu’il y a un écueil à éviter et qui consisterait à s’interroger sur le moment de la croisée des chemins pour déterminer si « on y va ou on n’y va pas » pour en découdre avec ce système. Notre préoccupation du moment, c’est qu’on a une tendance fascisante contre laquelle il faut dès maintenant évidemment s’opposer. Je dis ça parce que certains disent : « On n’est quand même pas en période fasciste, il n’y a pas obligatoirement urgence dans la période. » C’est très dangereux parce que ça a des conséquences extrêmement graves dès maintenant, pour les migrant·e·s, pour tous les racisé·e·s et pour toutes nos libertés syndicales, politiques et associatives. Mais c’est aussi dangereux car la fascisation prépare le fascisme si rien ne s’y oppose. L’autre écueil à éviter, je crois, c’est qu’on ne doit pas être prisonnier de l’histoire, c’est-à-dire qu’on ne gagnerait rien à appréhender les temps présents en essayant de faire un copier-coller avec les scénarios historiques hérités du passé. Les fascistes ont une capacité d’adaptation face aux nouvelles configurations du moment, y compris par rapport à ce qui existait hier. Leurs discours et leurs pratiques ne peuvent pas être les mêmes: c’est la raison pour laquelle le FN, fasciste par nature, adapte son discours. Bien sûr, il existe des constantes. L’une des constantes des périodes fascistes ou fascisantes, c’est que la bourgeoisie puisse continuer à faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire dégager de la plus-value dans le rapport capital-travail et financiariser davantage l’économie à partir des dividendes. Une autre constante est que la fascisation ne peut s’appuyer que sur une construction essentialisée et stigmatisée de ceux qui représenteront le « eux», opposé à un « nous» moderne, pur et civilisé. C’est pourquoi le racisme institutionnel est si important, car il prépare un terreau favorable à ce processus total et totalitaire.
Si le racisme institutionnel, lui, relève finalement de la non-intentionnalité, au sens où il ne s’agit pas, pour les institutions, d’écrire noir sur blanc ou de dire ouvertement qu’il faut discriminer les gens à partir d’une couleur de peau, d’une religion supposée ou réelle (même si, dans les faits, ces institutions vont discriminer: ça c’est factuel et largement documenté par de nombreux sociologues, juristes, syndicalistes et y compris par des structures très centre droit), le racisme par l’État est quant à lui ouvertement assumé par les propos et l’arsenal juridique. Bien sûr, ces modalités d’expression du racisme peuvent tout à fait se croiser et s’enrichir mutuellement. Au point où, par exemple, les musulman·e·s en France sont plus discriminé·e·s à l’emploi que ne le sont les Noir·e·s aux États-Unis, ou encore que la quatrième génération héritière des immigrations postcoloniales reste elle aussi victime du racisme. Le racisme étatique dans sa triple dimension – racisme dans l’État (racisme institutionnel), racisme d’État (racisme propre à la création de l’État-nation), racisme par l’État (ensemble des propos et textes de lois racistes) – incarne, finalement, ce qu’une grande partie de la gauche n’a cessé de nier, à chaque fois qu’elle a rabattu la question du racisme sur la dimension individuelle, en psychologisant et donc en dénaturant cette oppression structurelle et systémique.
La Dispute – Dans le prolongement des définitions que vous venez de proposer, une dernière question d’ordre général : comment voyez-vous le rapport entre luttes antifascistes et antiracistes ?
Ugo Palheta – Une dimension souvent méconnue de nombreuses luttes antifascistes historiques, c’est la participation centrale des minorités. Et ça renvoie bien à ce que tu disais, Omar, sur l’occultation des luttes des populations minorisées, racialisées, d’ailleurs que ce soient les juif·ve·s dans le contexte européen ou les Africain·e·s-Américain·e·s aux États-Unis ou évidemment les immigré·e·s postcoloniaux dans le contexte français. Dans l’entre-deux-guerres, effectivement, le mouvement ouvrier prenait en charge l’antifascisme à une échelle de masse, avec par ailleurs en son sein de nombreux travailleurs immigrés (qu’on pense par exemple au rôle, dans la résistance au nazisme et à la collaboration vichyste, des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, FTP-MOI). Mais si tu prends une mobilisation antifasciste aussi importante historiquement en Angleterre que la bataille de Cable Street, en 1936, quand les quartiers de l’Est londonien mettent dehors les fascistes et empêchent leur démonstration de force, cette victoire est inconcevable sans la mobilisation des juif·ve·s de ces quartiers (organisés notamment dans le cadre du Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism), en alliance avec des dockers irlandais (qui ont aidé à construire des barricades) et avec des groupes plus liés au mouvement ouvrier, à la gauche du Labour. Ce qui a permis cette mobilisation et cette victoire, qui a eu un rôle important dans le recul de la British Union of Fascists de Mosley, c’est donc l’alliance entre la gauche du mouvement ouvrier et les minorités.
En France, l’antifascisme est souvent perçu comme un mouvement essentiellement blanc, mais l’antifascisme aux États-Unis, dans les années 1960-1970, est en grande partie un antifascisme noir. C’est le moment où le Black Panther Party (BPP)[6] dit explicitement qu’il y a une dimension fasciste dans l’État américain dans la mesure où celui-ci réprime très brutalement l’essentiel des mouvements militants afro-américains, allant parfois jusqu’au massacre. Les militant·e·s du BPP proposent ainsi l’idée qu’il y aurait des éléments de fascisme présents au sein de l’État, dans une société structurée par l’esclavage puis l’apartheid (lois Jim Crow). Ce que n’a pas réussi historiquement le mouvement antifasciste dans pas mal de pays, c’est la connexion nécessaire avec celles et ceux qui subissent en premier lieu l’autoritarisme et la répression d’État, qui sont la cible principale des extrêmes droites, et qui sont, de manière disproportionnée, les membres des minorités ethno-raciales. Que ce soit les juif·ve·s dans les sociétés européennes de l’entre-deux-guerres, avec un antisémitisme absolument central et endémique dans la culture politique de ces sociétés, en particulier dans les élites d’ailleurs mais avec une imprégnation de l’ensemble des populations, les Noir·e·s aux États-Unis, et les musulman·e·s aujourd’hui en Europe de l’Ouest notamment.
Il n’y aura pas de renforcement de l’antifascisme, en France en particulier, s’il n’y a pas une connexion qui se crée, organique, avec les collectifs antiracistes, les collectifs de familles contre les violences policières, ou les fronts contre l’islamophobie, etc. Et d’ailleurs certains groupes antifascistes se donnent aujourd’hui cet objectif avec raison. Pendant très longtemps, on a dit : « Le FN est le pire ennemi des travailleurs.» Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La première cible des fascistes actuels, ceux et celles qu’ils pointent comme leur « ennemi principal », ce sont les migrant·e·s, les musulman·e·s, les Rrom·e·s, et c’est en les attaquant de manière systématique (verbalement et parfois physiquement) qu’ils bâtissent leur récit de la nation menacée, submergée, assiégée, en phase de délitement, etc. Si on rate ça, et si on n’est pas capable de pointer l’articulation avec le racisme systémique, de mettre en évidence le rôle de l’État, on ne peut pas combattre sérieusement le fascisme, on ne peut pas s’adresser à celles et ceux qui sont ciblé·e·s par l’extrême droite, et on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’ils et elles se sentent mobilisé·e·s par le danger que représente le fascisme.
Omar Slaouti – Ce que j’entends souvent de la part de celles et ceux qui sont victimes du racisme en continu, c’est : « Moi, le FN/RN ne m’a rien fait dans mon quotidien. Ce que je vis en continu, c’est ce racisme dans telle ou telle institution, c’est l’islamophobie dans les médias, dans la bouche, les actes, les décrets et les lois, ce sont les violences policières, etc. C’est cela qui me plombe, et toutes les inégalités produites par ce système qui me précarise, m’insécurise socialement, casse l’école de mes enfants et ruine notre santé. » Et régulièrement, elles et ils sont amené·e·s à s’opposer à cette logique du système. C’est le cas de la lutte des femmes de l’hôtel Ibis Batignolles: bien sûr qu’il y a une dimension de classe, mais, évidemment, il y a aussi une dimension de genre et de race. Et elles tiennent tous les bouts de la lutte, ces femmes racisées, et pas de manière mécanique! C’est ça la force de l’intersectionnalité : il n’y a pas de curseurs préétablis du type où commence la race, où commence la classe et où commence le genre, il y a une interpénétration dynamique de toutes ces oppressions jusqu’à en faire des singularités nouvelles. Celles et ceux qui se vivent dans une lutte de confrontation avec la fascisation de l’État, même si ce n’est pas les termes utilisés, ce sont en premier celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans les quartiers populaires.
Les résistances des mouvements des sans-papiers, extrêmement fortes, ont contraint les syndicats à devoir les suivre, et c’est une bonne nouvelle. De même, les collectifs de lutte contre les violences policières ont mis en exergue le racisme structurel dans la police, et c’est ce qui a permis aux Gilets jaunes de libérer la parole sur cette violence institutionnelle : ce sont là des cadres de rencontres et d’articulations prometteurs.
Ces résistances se retrouvent y compris dans les solidarités alimentaires mises en place durant le couvre-feu. On a été obligé de construire des solidarités actives, communautaires, à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou même d’une ville comme Marseille, avec cette lutte exemplaire de l’Après M où la lutte des travailleurs d’un McDo a donné lieu à la réquisition du restaurant pour en faire un espace solidaire. Donc ces solidarités vivantes, évidemment, font peur, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont teintées de religion musulmane, pour les raisons historiques évoquées précédemment.
Je ne veux pas faire des habitant.e·s des quartiers populaires des sujets révolutionnaires par nature ou par essence, mais objectivement, parce qu’elles et ils sont au carrefour d’une exploitation capitaliste violente et en même temps d’un autoritarisme raciste indéniable, elles et ils ont toutes les raisons d’en découdre avec ce système néolibéral en cours de fascisation. Si les quartiers populaires en France, peuplés de gens du Sud global, sont les premières victimes du néolibéralisme, ce n’est pas sans lien avec cette histoire mondiale. Le pays qui a servi de laboratoire au néolibéralisme, c’est le Chili sous Pinochet dans les années 1970. En 1975, c’est là où on en expérimente les grandes lignes, ce qui montre, pour celles et ceux qui en douteraient encore, que l’État néolibéral capitaliste, probourgeois, et l’État fasciste, tortionnaire, dictatorial et militaire, ça se marie très bien ensemble. Rien d’étonnant à ce que le potentiel de résistances puisse se révéler et exploser aux confins du monde blanc. Et en effet, ce n’est pas étonnant que, dans l’histoire, on ait des groupes racisés d’en bas de la hiérarchie raciale, qui se retrouvent aux avant-postes de la lutte antifasciste.
On peut dire sans risque que les Noir·e·s, les Arabes, les Tsiganes opèrent déjà des luttes antifascistes, même si elles et ils n’y accolent pas forcément le nom, car ils s’opposent dans tous leurs combats à la police et à l’armée d’un État fascisant. Restent les articulations qu’il faut construire avec toutes les résistances en cours ici, dans les Outre-mer colonisés et ailleurs dans le monde du Sud global, et qui sont si nécessaires à la perspective d’un monde déracialisé et conjuguant toutes les égalités.
Notes
[1] Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur, Syllepse, Paris, 2021.
[2] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’ époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.
[3] Sur Oriana Fallaci, voir Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « Les intellectuels italiens et l’islamophobie», Contretemps, février 2012, URL: https://www.contretemps.eu/intellectuels-italiens-islamophobie/.
[4] Pierre Tévanian, Le Voile médiatique, un faux débat : « L’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, Paris, 2005.
[5] Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Réflexions sur les affaires de voile islamique», in Interventions, 1961- 2001. Science sociale & action politique, Éditions Agone, Marseille, 2002.
[6] Parti révolutionnaire noir fondé en 1966 à Oakland (Californie), notamment par Bobby Seale et Huey P. Newton.

Bon débarras Kenney

Après avoir reçu seulement 51 % des voix du Parti conservateur unifié, Jason Kenney a quitté son poste de premier ministre de l’Alberta, après un seul mandat.
La mort politique annoncée de Kenney était évidente pour de nombreux Albertains, car la cote de popularité du Parti conservateur uni n’a cessé de chuter au cours des deux dernières années de COVID-19. Les critiques internes de son parti sur l’utilisation de restrictions (bien que minimes) en matière de santé publique ont indiqué son manque de soutien, avec des chiffres de collecte de fonds lamentables et des critiques ouvertes de la part de nombreux membres de l’UCP (United Conservative Party) qui ont mis le dernier clou dans le cercueil de Kenney.
Kenney s’est d’abord fait connaître dans les années 1980 en tant que militant d’extrême droite à l’Université de San Fransisco, faisant campagne contre le droit à l’avortement, harcelant les étudiants pro-choix sur le campus et empêchant activement les couples de même sexe de s’enregistrer en tant que partenariats domestiques, ce qui donnait aux couples gays des droits comme les droits de visite à l’hôpital et les droits liés au deuil. En 2015, il est revenu à la politique albertaine après avoir servi sous le gouvernement Harper pendant près de dix ans.
Connu pour avoir uni les partis de droite progressistes-conservateurs et Wildrose en 2017, sa capacité à tenir ses promesses ou à rassembler son parti (sans parler de la province) a été sérieusement diminuée. Dans l’ensemble, son mandat de premier ministre a autant consisté à renflouer des profiteurs de pandémie qu’à boire du whisky à prix modique au milieu d’une crise des soins de santé à l’échelle de la province.
La liste des attaques de Kenney contre les travailleurs et travailleuses est longue et comprend la perte de dizaines de milliers d’emplois au cours de sa carrière politique en tant que premier ministre. Voici quelques-uns des mauvais faits saillants des quatre dernières années :
2022 :
– L’UCP prend des mesures pour soustraire le financement des Services de santé de l’Alberta du programme d’agonistes opioïdes injectables, qui fournit des médicaments comme la méthadone pour gérer les dépendances graves dans le contexte de la crise des intoxications médicamenteuses.
– M. Kenney retire aux municipalités le droit d’adopter leurs propres règlements sur les masques, même si la pandémie n’est pas terminée, et supprime les obligations en matière de vaccination afin de permettre aux personnes non vaccinées de travailler dans les établissements de santé.
– L’UCP va de l’avant avec quatre projets de mines de charbon à ciel ouvert.
– Le budget provincial réserve 133 millions de dollars en fonds d’immobilisations pour la privatisation de l’Alberta Surgical Initiative, et 72 millions de dollars pour les écoles à charte.
– Kenney abandonne les protections sanitaires COVID-19 pour apaiser un blocus illégal anti-vax à la frontière américaine.
2021 :
– 22 conseils d’association de circonscription du UCP envoient une lettre à l’exécutif du parti pour demander que Kenney fasse l’objet d’une révision anticipée de son leadership.
– Enquête coûteuse de 3,5 millions de dollars sur les soi-disant ” campagnes anti-énergie de l’Alberta “.
– Plus de 6 membres de l’UCP voyagent à l’extérieur du pays pendant la pandémie malgré les directives du gouvernement d’éviter les voyages.
– Ouvre les portes aux promoteurs du privés en santé pour qu’ils fassent pression sur Alberta Health et augmentent le nombre de cliniques privées, de fournisseurs de services de santé privés et de sociétés pharmaceutiques, notamment en permettant aux principaux donateurs de l’UCP de représenter des médecins.
– Lance un programme d’éducation controversé sans consulter les enseignants. Le programme est critiqué pour son manque de diversité, sa promotion exclusive du christianisme et l’absence de consultation des Autochtones.
2020 :
– Kenney ignore les conseils des professionnels de la santé alors que le COVID-19 se propage de façon incontrôlée dans la province, remettant des contrats de pandémie aux donateurs du parti UCP.
– Crée le plus grand licenciement collectif de l’histoire de la province, en supprimant 128 millions de dollars de financement pour 26 000 personnes assistantes d’éducation, chauffeurs et chauffeuses d’autobus, personnes enseignantes suppléantes et autres membres du personnels de soutien de la maternelle à la 12e année.
– Adoption du projet de loi 32 : ” Restoring Balance in Alberta’s Workplaces Act “ qui limite la capacité des syndicats à mener des activités politiques, légifère sur les endroits où les syndicats peuvent faire du piquetage, fixe le salaire minimum à deux niveaux pour les jeunes et apporte des changements à la Employment Standards Act et au Labour Relations Code.
– Adoption du projet de loi 1, la ” Loi sur la défense des infrastructures essentielles “, qui impose des sanctions sévères aux manifestants qui ferment ou bloquent des infrastructures essentielles, y compris des pipelines et des chemins de fer. Les manifestants sont passibles d’amendes allant jusqu’à 10 000 $ et 25 000 $ pour les premières infractions et les infractions subséquentes, avec une possibilité d’emprisonnement allant jusqu’à 6 mois.
– Adoption du projet de loi 47, la ” Loi visant à assurer la sécurité et à réduire les formalités administratives “, qui apporte des modifications à la Loi sur la santé et la sécurité au travail et à la Loi sur les accidents du travail. Il limite la couverture présumée des blessures psychologiques, veille à ce que les employeurs désignent les membres des comités mixtes de santé et de sécurité, et supprime la présence des représentants des travailleurs lors des enquêtes sur des travaux présumés dangereux.
– Adoption du projet de loi 22, la ” Reform of Agencies, Boards and Commissions and Government Enterprises Act “, qui s’attaque à l’Alberta Teachers Retirement Fund, au Special Forces Pension Plan, au Public Service Pension Plan (PSPP) et au Local Authorities Pension Plan (LAPP). Le projet de loi permet à l’AIMCo (une agence détenue et contrôlée par le gouvernement) de gérer tous les investissements, et ignore les organismes de gouvernance conjointe et enlève l’autonomie des conseils de pension qui gèrent les régimes des travailleurs.
2019 :
– Kenney accorde un cadeau fiscal de 4,7 milliards de dollars aux sociétés pétrolières, dont beaucoup ont procédé à des licenciements massifs et ont fermé des opérations.
– Coupe 1,3 milliard de dollars dans la santé, l’éducation et d’autres domaines dans son budget d’automne.
– Réduit le salaire minimum pour les jeunes de 2 $/heure.
– Supprime 46 000 personnes du régime d’assurance-médicaments pour les aînés.
– Il consacre des millions de dollars à la création d’une ” salle de guerre de l’énergie ” pour espionner les défenseurs des terres autochtones et les organisateurs environnementaux et communautaires.
– Il arrache aux travailleurs albertains le contrôle d’environ 78,5 milliards de dollars en actifs de retraite.
– Adopte le projet de loi 22, renvoyant de fait l’homme qui enquête sur le propre parti de Kenney pour inconduite électorale en 2017.
***
Comme beaucoup l’ont souligné, Kenney n’est pas le seul cerveau derrière les attaques de la droite contre les médecins, les travailleurs et travailleuses de la santé et de l’éducation. Deux candidats importants de la droite radicale de l’UCP se sont présentés pour prendre sa place et poursuivre son idéologie : les anciens chefs du Wildrose, Brian Jean et Danielle Smith.
Maintenant, les travailleurs et travailleuses de l’Alberta ont l’occasion de contester l’avancée de l’ultra-droite à l’approche des élections provinciales. Si la gauche peut saisir ce moment et obtenir une vision centrée sur les travailleurs pour la province, l’Alberta peut dire adieu non seulement à Kenney, mais aussi à l’austérité.
Mais ne soyez pas triste pour le premier ministre en disgrâce, il a déclaré que s’il perdait, il trouverait du réconfort dans le secteur privé, même s’il ne sait pas comment pomper de l’essence (Une vidéo récente montrait Jason Kenney essayant avec difficulté d’utiliser une pompe à essence dans une station libre-service) . Bonne chance avec ça Jason, et bon débarras.
Traduction NCS avec l’aide de www.DeepL.com/Translator

Colombie : la gauche en tête et un séisme politique

Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat des gauches, affrontera un candidat de droite indépendant, sans parti ni programme bien défini.
Rodolfo Hernández, un homme d’affaires sans scrupules qui a fait campagne sur les réseaux sociaux, arrive en deuxième position avec 28 % des suffrages. Federico Gutiérrez, lui, soutenu par le parti au pouvoir, n’arrive qu’en troisième position avec 23 % des voix. De son côté, le centriste Sergio Fajardo encaisse un faible score : 4 %.
« Une période se termine, une ère s’achève », clamait Gustavo Petro après l’annonce des résultats. Un vote sans précédent pour la gauche, une défaite historique pour le parti de l’ex-président Alvaro Uribe, et un séisme politique pour la Colombie.
Pourtant dimanche soir, à l’annonce des résultats, c’est la sidération chez les partisans de Gustavo Petro. Avec le surgissement du millionnaire dans la bataille politique, la victoire de la gauche, donnée jusqu’ici largement gagnante, est loin d’être assurée.
« Allez, reprenez-vous, on a gagné », lance au micro le sénateur Gustavo Bolivar dans le salon rouge de l’hôtel Tequendama, lieu de rassemblement du Pacte historique, la coalition qui soutient Petro. Certains visages sont en larmes. Les plus pessimistes ressassent ce calcul consternant : les voix de Federico Gutiérrez, ajoutées à celles de Rodolfo Hernández, totalisent 51 % des suffrages. « Ça va être très difficile de les battre », souffle une militante de la région du Chocó.
Au sein du Pacte historique, beaucoup croyaient à une victoire possible au premier tour. Mais le score reste loin de la majorité absolue. Avec un peu plus de 8,5 millions de voix, soit 40 % des suffrages, Gustavo Petro et sa candidate à la vice-présidence Francia Márquez, devancent pourtant largement leurs adversaires, atteignant le meilleur résultat de l’histoire pour la gauche en Colombie.
Longtemps assimilée aux guérillas d’extrême gauche, elle n’a que tardivement pu accéder aux hautes sphères de la politique. Aujourd’hui encore, une grande partie de la population refuse de céder les rênes de l’État à un ex-guérilléro. Une position qui pourrait expliquer en partie le report des voix du mécontentement sur la figure de Rodolfo Hernández. La droite colombienne le sait, qui a fait campagne en agitant la menace de l’instauration d’un régime « castro-chaviste » à la vénézuélienne si Gustavo Petro était élu.
Pourtant, si sa personnalité est parfois perçue comme à tendance caudilliste, son programme est plutôt d’inspiration social-démocrate – cela peut suffire à apparaître comme révolutionnaire pour un pays qui a toujours été gouverné à droite.
La carrière politique de Gustavo Petro va bien au-delà de ses années de clandestinité au sein du M19, mouvement armé qui a signé la paix en 1990. Plusieurs fois sénateur puis maire de Bogotá, il s’est progressivement imposé comme leader progressiste. Cependant, la haine du guérilléro reste très fortement ancrée dans un secteur important de la société. « Je préfère mille fois voter pour un machiste que pour un guérilléro », écrit une jeune citoyenne sur Twitter, reflétant une opinion largement répandue en Colombie.
Un parallèle avec Donald Trump ou Jair Bolsonaro
Après l’annonce des résultats, Rodolfo Hernández s’est exprimé sur Facebook, depuis la luxueuse cuisine d’une de ses maisons de campagne. « Aujourd’hui, c’est le pays de la politicaillerie et de la corruption qui a perdu. Ce sont les bandes qui croyaient gouverner éternellement ce pays qui ont perdu. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont gagné, c’est la Colombie qui a gagné », a-t-il déclaré, lisant péniblement son discours.
À 77 ans, l’ex-maire de la ville de Bucaramanga (centre-nord du pays) a raflé la première place dans les départements du centre du pays, en grande partie grâce au vote rural. Celui qui se fait appeler « l’ingénieur » a fait fortune dans l’obscur marché de l’immobilier colombien.
Il s’est enrichi grâce aux hypothèques – en Colombie les hauts taux d’intérêt ruinent souvent les petits consommateurs, les endettant à vie. Son discours repose principalement sur la lutte anticorruption. Pourtant, il est lui-même impliqué dans une affaire de corruption, et sera appelé à en répondre devant un tribunal en juillet.
Pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le score obtenu par Rodolfo Hernández « s’inscrit dans une tendance qui n’est pas limitée à la Colombie. On la retrouve dans le trumpisme aux États-Unis, puis en Angleterre dans une forme différente avec Boris Johnson et le Brexit ou encore Bolsonaro au Brésil ».
Rodolfo Hernández a promis que tous les Colombiens verraient la mer et qu’il ne toucherait pas un sou de son salaire. Il a fait campagne sans presque sortir de chez lui, sur les réseaux sociaux TikTok, Facebook et Twitter. Pas de meetings, pas de participation aux derniers débats présidentiels. Il affirme que la place des femmes est au foyer et s’est dit admirateur d’Adolf Hitler avant de se reprendre et affirmer qu’il l’avait confondu avec Albert Einstein.
On ne connaît que des bribes de son programme. Entre autres mesures excentriques, il affirme vouloir déclarer l’état d’urgence, afin de pouvoir gouverner par décret, faisant fi du Congrès élu en mars, où la gauche est la première force politique. Parmi ses soutiens, la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt a rallié sa campagne après avoir renoncé à être elle-même candidate, quelques jours avant le scrutin.
“Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système.”
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)
« Le premier fondement de ces phénomènes politiques, c’est le positionnement antisystème, l’idée que le temps est venu de changer toute une classe politique pourrie pour régler les problèmes du pays, poursuit Christophe Ventura, qui se trouve à Bogotá en tant qu’observateur de la mission d’observation électorale (MOE). Deuxième dimension : ce sont des programmes généralement néolibéraux, autoritaires, mais avec un aspect de protection populaire, c’est-à-dire une forme d’offre de protection pour une partie de la population vulnérable. »
Face à ce redoutable adversaire, la campagne de Gustavo Petro peaufine à présent sa stratégie. « Nous devons convaincre une grande partie des personnes qui n’ont pas voté. Nous devons leur tendre la main, examiner ce qui s’est passé et voir où nous pouvons gagner un nombre important de voix pour gagner au second tour », explique Claudia Florez, directrice du journal communiste Voz. L’abstention, la plus basse de ces vingt dernières années, atteint tout de même 45 % de l’électorat. Un vivier que les deux bords vont chercher à convaincre.
Autre pan de la stratégie des forces de gauche : tenter de séduire les électeurs de Rodolfo Hernández, reprenant contre le personnage ses propres arguments. « Qu’est-ce qui est mieux : qu’une femme reste à la maison ou qu’elle aille à l’université ? » demandait lundi Gustavo Petro sur la chaîne de télévision Caracol.
« En quoi consiste le changement en Colombie ? Qu’une famille vive éternellement en payant des intérêts, ce qu’il a appelé “un délice”, ou plutôt qu’on réforme le système hypothécaire afin qu’elles soient propriétaires de leurs maisons sans être esclaves des intérêts durant toute leur vie ? », enchaînait-il.
Pour le deuxième tour, Rodolfo Hernández bénéficie du soutien des partisans de l’ex-président Alvaro Uribe. Bien qu’aujourd’hui beaucoup moins populaire, rongé par les affaires et proche des paramilitaires et de la mafia, ce dernier rallie tout de même un électeur sur cinq, autour du candidat Federico Gutiérrez.
Dès l’annonce des résultats du premier tour, les dirigeants de son parti, le Centre démocratique, ont très vite apporté leur appui à Rodolfo Hernández. Sur la messagerie WhatsApp, les groupes de campagne de Federico Gutiérrez se sont aussitôt transformés en groupes de soutien au nouveau vainqueur de la droite. Un apport de voix nécessaire, mais embarrassant pour celui qui se revendique antisystème et contre les clans politiques traditionnels.
« L’ex-maire de Bucaramanga est en même temps le symbole de la défaite d’Uribe, et sa grande opportunité pour continuer de gouverner », selon l’éditorialiste Daniel Coronell. « Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème, conclut Christophe Ventura. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système. »
Flairant qu’une alliance avec le parti au pouvoir pourrait faire fuir une partie de son électorat, Rodolfo Hernández tente désormais de prendre ses distances avec les « uribistes », du moins en apparence. « Comme toujours, j’accueille avec gratitude le soutien que chacun peut offrir, mais ma seule alliance est avec le peuple colombien », a-t-il écrit lundi sur Twitter. Les prochains jours seront décisifs, avant un deuxième tour qui pourrait être serré, le 19 juin.

Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021
« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).
Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.
Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.
Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.
C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.
Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.
Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.
Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.
On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.