Nouveaux Cahiers du socialisme

Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État

31 mai 2022, par CAP-NCS

Eduardo Viveiros de Castro, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020

Les dernières années ont été marquées par un recul inquiétant de la vague rose, qui figure parmi les plus importants cycles de luttes menés par la gauche à travers le monde depuis le début des années 2000. Cette vague, qui s’est manifestée entre autres au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et en Argentine, se bute actuellement à un ressac, dont le président brésilien Jair Bolsonaro représente sans doute l’exemple le plus dramatique. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, connu pour ses études sur le terrain avec le peuple Araweté au nord de l’Amazonie et son concept de « perspectivisme », offre avec Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État une analyse des travaux de Pierre Clastres qui peut éclairer, à plusieurs égards, les enjeux auxquels le Brésil fait face. Clastres, qui a notamment écrit La société contre l’État (1974) et Archéologie de la violence (1997), offre selon Viveiros de Castro des clés de lecture pour affronter les défis de notre époque, de la montée internationale de l’autoritarisme de droite en passant par l’aggravation des inégalités et la crise environnementale.

Le premier chapitre lance une invitation à « réapprendre à lire Clastres », en situant son œuvre dans le contexte social où elle a pris forme, caractérisé par un « brusque tournant dans la sensibilité politico-culturelle de l’Occident qui est venu marquer les années 1960-1970 » (p. 18-19). Viveiros de Castro souligne que les mobilisations de gauche durant ce tournant ont eu un impact profond sur la pensée de Clastres. Ce dernier s’est effectivement affairé, tant avec son concept célèbre de « société contre l’État » qu’avec ses autres propositions théoriques, à montrer « qu’un autre monde est possible : qu’il y a de la vie hors du capitalisme, comme il y a de la socialité hors de l’État » (p. 27). Cette réflexion sur la pluralité des mondes suppose toutefois une transition « du silence au dialogue » avec les peuples et les communautés qui mettent en pratique d’autres modes de vie que ceux qui prévalent dans les sociétés capitalistes avancées (p. 34). Les conditions d’un tel dialogue sont abordées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Viveiros de Castro propose notamment de s’opposer à un universalisme réactionnaire, qui appréhende l’humanité comme un vaste ensemble unifié et orienté spontanément vers le développement de certaines institutions. Les sociétés où l’on ne retrouve pas ces institutions sont alors définies comme étant « en retard », « sans État », « sans histoire », et ainsi de suite. L’anthropologue brésilien nous invite alors à concevoir le travail anthropologique comme une « élucidation des conditions d’autodétermination ontologique des autres (peuples, sociétés, civilisations), ce qui signifie, entre autres choses, lui reconnaître une consistance sociopolitique propre » (p. 43).

Le troisième chapitre s’attaque à l’idée selon laquelle la perspective politique prônée par Clastres se limiterait à un éloge du libertarianisme (p. 53). Contre cette lecture de Clastres, Viveiros de Castro indique que l’anthropologue français nous convie plutôt à penser les marges d’autonomie dont nous disposons face à l’État. Cette réflexion sur nos marges d’autonomie semble d’autant plus nécessaire devant la montée du néolibéralisme, qui a encouragé l’émergence d’un « gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la “dérégulation” de l’économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un marché libre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p. 60, souligné dans l’original). Le quatrième chapitre se penche sur les manières dont l’œuvre de Clastres nous invite à repenser notre rapport à l’État. Viveiros de Castro met notamment en lumière les rapprochements entre les travaux de Clastres et ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En s’inspirant des recherches de l’anthropologue français sur les sociétés contre l’État, les deux philosophes proposent de rejeter la distinction binaire entre l’État et l’absence d’État, au profit d’agencements sociopolitiques plus riches et nuancés (p. 78).

Le cinquième chapitre se concentre sur l’interprétation du monde social à laquelle les travaux de Clastres nous invitent. Cette interprétation met notamment en lumière le caractère pluriel et mouvant des définitions de « l’humanité », en nous invitant du même souffle à une véritable ouverture à l’altérité et à la diversité des manières de vivre et d’être humain (p. 108-109). Dans sa postface pour l’ouvrage, le philosophe Julien Pallotta affirme que Viveiros de Castro trouve dans les travaux de Clastres une source d’inspiration pour une « redécouverte d’un Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission, à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » (p. 115). Une telle redécouverte pourrait mener, selon Viveiros de Castro, à une convergence entre les mouvements écologistes et les luttes des peuples indigènes du Brésil contre des projets technocratiques qui nuisent à l’environnement (p. 149-150).

Le recul actuel de la vague rose est lié, entre autres, aux difficultés qui accompagnent les tentatives de transformer l’État par la voie électorale. Face à ces difficultés, la tension entre les luttes à l’intérieur de l’État et celles à l’extérieur de l’État mérite plus que jamais notre attention[1]. Les travaux de Viveiros de Castro et de Clastres peuvent nous aider à réfléchir les manières d’agir avec l’État qui font avancer les mobilisations pour l’égalité et la justice et celles qui entravent ces mêmes mobilisations, tout en nous invitant à prendre en compte la pluralité des mondes et des assemblages humains et non humains qui permettent de faire sens de nos vies et d’intervenir politiquement dans nos milieux.


  1. Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Paris, L’Harmattan, 2018.

 

Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie[1]

30 mai 2022, par CAP-NCS
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020   L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, (…)

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020

 

L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, selon E. Saez et G. Zuckman, de l’injustice d’un système fiscal régressif. Les auteurs s’appuient sur l’histoire et l’analyse statistique pour montrer comment le système mis en place à l’époque du New Deal s’est effondré. Ils proposent un autre type de mondialisation qui rétablirait la progressivité de l’impôt. Cette révolution fiscale permettrait de rétablir la justice sociale en finançant adéquatement les services publics et en réduisant les inégalités par la taxation des super riches.

En 2019, le salaire annuel moyen des Américains s’élevait à 77 000 dollars, mais le salaire médian, lui, était de 18 500 dollars. Pour savoir qui gagne quoi et qui paye quoi, les auteurs ont divisé la population en quatre groupes, les classes populaires, moyennes, moyennes-supérieures et les très riches. Il ressort de cette analyse que pour les trois premiers groupes, le système américain actuel ressemble à un impôt uniforme (flat tax) qui se situe entre 25 et 30 %, alors que la taxation du fameux 1 % n’est que de 23 %. Cette répartition alimente la croissance des inégalités.

L’histoire de la fiscalité aux États-Unis est étroitement liée aux inégalités et aux conceptions relatives à la propriété privée et à la démocratie. Le discours anti-État origine des États sudistes. Les propriétaires d’esclaves voulaient éviter à tout prix l’extension de l’impôt sur la propriété. Après la guerre de Sécession, cette idéologie s’est répandue de sorte que l’impôt sur le revenu fut supprimé en 1872. L’explosion des inégalités provoqua le retour d’un mouvement favorable à l’impôt progressif, et l’impôt sur le revenu fut rétabli en 1913. C’est avec le New Deal qu’on instaure une fiscalité très progressive. Pour Roosevelt, l’impôt ne sert pas seulement à collecter des recettes, mais aussi à limiter les inégalités par des taux marginaux prohibitifs pour les riches. Cela implique une idéologie favorable à l’État et surtout une lutte efficace contre l’évasion fiscale.

L’agonie de la progressivité de l’impôt commence dans les années 1970, mais c’est l’adoption, par les deux grands partis étatsuniens, de la loi sur la réforme fiscale (Tax Reform Act) en 1986 qui marque le début des attaques contre l’impôt. Avant, la loi permettait de déduire les pertes des entreprises des revenus imposables. Cette faille a permis aux avocats de proposer à leurs clients et clientes des abris fiscaux pour se soustraire à l’impôt. L’explosion de l’évasion fiscale, une pratique tolérée, a entraîné la chute des recettes fiscales. Ce fut le prétexte pour la réforme de Reagan qui réduisit le taux d’imposition à 28 %. Cette réforme devait favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale. De fait, les abris fiscaux ont disparu, mais non l’« optimisation fiscale ». Une multitude d’agences propose des montages, certifiés légaux, mais souvent franchement illégaux. L’opacité des montages et le manque de ressources de l’administration expliquent le petit nombre de poursuites, surtout que la volonté politique fait défaut.

Une nouvelle industrie de l’optimisation fiscale commence avec le déclin de la productivité et la crise pétrolière, et s’appuie sur la délocalisation des profits. Cette forme de manipulation fiscale ne deviendra dominante qu’avec la mondialisation dans les années 1990. Les abris fiscaux touchent les revenus des individus, les paradis fiscaux concernent l’impôt sur les sociétés. Cette forme d’évasion fiscale est possible, car les filiales sont, selon la loi, des entités autonomes. Même si les mécanismes de l’optimisation sont complexes, le principe est simple : il s’agit de transférer les profits dans un pays où le taux de taxation des sociétés est faible. Dans certains cas, en Irlande par exemple, on délocalise aussi la production, mais en général seuls les profits sont délocalisés. L’industrie de l’optimisation fiscale a exploité la possibilité d’échanges intragroupes pour créer des montages qui permettent aux multinationales de déterminer elles-mêmes la valeur des actifs et des services échangés entre filiales. Quarante pour cent des profits des multinationales atterrissent ainsi dans des paradis fiscaux. Ces montages, certifiés légaux, font perdre aux États des milliards de dollars.

Cette évasion a affamé les États. Pour résoudre ce problème, l’idée de réduire les impôts des sociétés pour favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale – air connu – a fait son chemin. En 2017, la Tax Cuts and Jobs Act, proposée par Trump, a ramené le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Cette réforme permet aux riches d’échapper à l’impôt en encaissant leur revenu par le biais des entreprises. Un riche médecin peut facilement s’incorporer pour transformer le statut fiscal de ses revenus. Pour les auteurs, l’effondrement de la taxation des sociétés risque d’entrainer le « basculement des revenus du travail vers ceux du capital », et avec lui la disparition de l’impôt progressif.

Selon Saez et Zucman, « rien dans la mondialisation n’exige que l’impôt sur les sociétés disparaisse » (p. 167). Cependant, les réformes nécessaires au rétablissement de l’impôt progressif impliquent un effort mondial. Par le passé, la coordination de l’action des pays n’a réussi qu’en partie à cause de l’opacité des pratiques des multinationales, mais ce n’est pas le facteur déterminant. Le lobbying de l’industrie de l’évasion fiscale, outre l’offre pléthorique des montages financiers, a répandu l’idée que la concurrence fiscale internationale favorise la croissance en limitant l’intervention de l’État, ce qui serait nécessaire pour échapper à la tyrannie de la majorité. Or, la concurrence fiscale internationale menace l’impôt progressif, le meilleur outil pour combattre les inégalités.

Dans le cadre légal actuel, les pays peuvent collecter eux-mêmes, auprès de leurs multinationales, les impôts que les paradis fiscaux n’ont pas perçus. Tous les pays peuvent donc policer leurs multinationales malgré l’existence de ces paradis. Une coordination des grands pays industriels suffirait à ralentir la concurrence fiscale. De plus, pour les multinationales installées dans des pays qui refusent de coopérer, chaque pays pourrait collecter les impôts de ces entreprises proportionnellement aux activités de l’entreprise dans le pays. Cet impôt de rattrapage est aussi conforme aux traités. Finalement, il faudrait sanctionner les paradis fiscaux en évaluant les externalités négatives qu’ils imposent au monde en commercialisant leur souveraineté. Dans un premier temps, il faudrait intégrer la fiscalité dans les traités commerciaux et s’entendre sur un taux de taxation minimal mondial. Selon les auteurs, une refondation de l’impôt sur les sociétés pourrait seule assurer une mondialisation durable.

L’impôt sur le revenu sert aussi à limiter la concentration de la richesse. Un taux moyen d’imposition de 60 % permet de maximier les recettes, mais l’impôt progressif ne suffit pas. Pour limiter l’évasion fiscale, les auteurs suggèrent une autorité anti-optimisation. Afin de s’assurer qu’à revenu égal, l’impôt soit égal, il faut intégrer l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés pour que les riches n’échappent pas à l’impôt. Il faut cependant surtaxer les milliardaires par un impôt sur la fortune pour atteindre cet objectif. Même si les biens fonciers ne constituent pas l’essentiel du patrimoine des ultras riches, cet impôt est techniquement possible. Il faudrait des taux quasi confiscatoires pour réduire la concentration de la richesse qui menace la démocratie.

Afin de financer les trois piliers de l’État social, l’éducation, la santé et les pensions des personnes âgées, les auteurs proposent un impôt sur le revenu national qui couvre toutes les sources de revenu, salaire, dividendes, intérêts, etc. Il s’agit d’un impôt proportionnel qui exclut toute exemption. Aux États-Unis, ce sont les cotisations sociales qui financent en grande partie la santé, l’éducation et les pensions. Selon les auteurs, il s’agit d’un impôt privatisé fortement régressif. Grâce à l’ampleur de l’assiette fiscale, l’impôt sur le revenu national pourrait financer toutes les missions de l’État social à un faible taux.

Saez et Zucman estiment avoir montré que la progressivité de l’impôt dépend des choix que font les sociétés; l’injustice fiscale n’est pas une fatalité. Pour répondre à ces défis, ils proposent trois mesures fondamentales : un impôt sur la fortune très progressif, une taxation équitable des entreprises et un impôt sur le revenu national pour financer l’État social. D’autres solutions sont possibles, mais dans tous les cas, il faut comprendre les interactions entre le système fiscal et les inégalités sociales et combattre l’évasion fiscale.


  1. Le site <https://taxjusticenow.org/> contient un simulateur qui modélise les impacts de différentes politiques fiscales sur les inégalités sociales.

 

Thèses sur la question nationale et linguistique

27 mai 2022, par CAP-NCS
1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones (…)

1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones hors-Québec qui ont tous été réduits à un statut subordonné et placé sous la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne et de son État central à Ottawa. Ces nations continuent d’être opprimées plus de cent ans après la fondation de la Confédération. Cette oppression nationale s’exprime sur le terrain politique par la négation de leur droit à l’auto-détermination; les nations opprimées par l’État canadien se voient refusé le droit de décider librement de leur propre sort sur le plan linguistique, l’oppression nationale se manifeste par la domination de la langue anglaise au détriment des langues française ct autochtones. Sur le plan économique, 1’oppression se traduit par des revenus plus bas, un taux de chômage plus élevé, une incidence plus forte de la pauvreté, une plus grande vulnérabilité aux crises capitalistes, et généralement, la relégation au statut de citoyen-ne-s de deuxième ou troisième classe.

2. Cette négation systémique des droits nationaux du Québec et des autres nationalités dominées dans l’État canadien engendre continuellement des tensions et des contradictions potentiellement explosives pour la stabilité de l’État. C’est pourquoi la grande bourgeoisie canadienne n’a ménagé aucun effort pour marginaliser et minoriser toujours davantage les nations dominées sur son territoire dans le but de stabiliser l’État canadien, instrument de sa domination. Elle ne faisait que reprendre la politique suivie jusque là par le colonialisme britannique, dont on trouve l’expression officielle dans le rapport Durham de 1840, et qui consiste à minoriser toujours davantage la population francophone, d’abord à l’échelle du Canada, puis éventuellement au Québec même, pour finalement l’assimiler définitivement.

3. Ces efforts se sont traduits par la suppression du statut légal du français dans une province après l’autre (Manitoba 1870, Saskatchewan 1905, Ontario 1912…) et par des efforts systématiques pour imposer le bilinguisme officiel au Québec, auquel on avait dû accorder le statut de province pour faire passer la Confédération, tout en la subordonnant étroitement aux institutions fédérales. C’est seulement devant la menace du mouvement indépendantiste québécois à partir des années 1960 qu’Ottawa a été amené à instaurer le bilinguisme officiel de l’administration fédérale et à pres­surer certaines provinces canadiennes-anglaises pour qu’elles fassent des concessions mineures à leurs minorités francophones, sans pour autant abandonner son objectif à long terme de réduction du français à un statut purement folklorique.

4. L ‘immigration jouait le rôle central dans les projets de la bourgeoisie canadienne lors de la Confédération. De façon générale, le capitalisme recourt à l’immigration pour élargir le bassin de main d’oeuvre disponible et pour reconstituer sans cesse l’armée de réserve de sans-emploi grâce à laquelle la bourgeoisie veut peser sur les conditions de travail et de salaire de la classe ouvrière. Dans le cas d’une « colonie de peuplement » comme le Canada, l’immigration servait plus particulièrement à accélérer le peuplement des territoires arrachés aux peuples indigènes pour noyer ces derniers sous des populations davantage loyales à l’État canadien. L’immigration massive servait aussi à minoriser progressivement la population francophone au Canada par le ralliement en bloc des nouveaux-elles venu-e-s à la population anglophone; d’où l’acharnement mis par l’État fédéral pour détruire les droits historiques du français dans les provinces des Prairies, principale cible des campagnes d’immigration, pour empêcher la formation d’un deuxième Québec dans l’Ouest.

5. Seul le maintien d’une croissance démographique particulièrement forte a permis à la population francophone de maintenir son poids relatif à l’échelle de l’État canadien et au Québec jusqu’aux années 1960 en compensant 1’apport de 1’immigration à la population anglophone. Mais cette forte démographie reposait elle-même sur le maintien des valeurs conservatrices et des structures sociales et familiales traditionnelles défendues avec acharnement par les forces réactionnaires de la société québécoise comme seule garantie de survie de la “race”. L’acceptation du cadre fédéral et de la domination économique de la bourgeoisie anglophone par le nationalisme traditionnel faisait donc retomber sur les femmes québécoises le poids de la survivance nationale.

6. Mais tout ceci allait voler en éclat dans les années 60 sous le poids de la montée du mouvement des femmes, des effets sociaux de l’urbanisation, des mouvements sociaux et culturels qui traversaient généralement l’ensemble des pays occidentaux. En quelques années, la démographie québécoise s’aligne sur celle des pays capitalistes les plus développés du Nord de l’Europe. Par ailleurs, la longue période d’expansion de l’économie capitaliste internationale après la deuxième guerre mondiale a donné une nouvelle impulsion à l’immigration vers les pays développés, qui a atteint des sommets dans les années 60 pour se poursuivre à un rythme plus lent dans les années 70 et 80.

7. Dans ces conditions, il est évident que si les communautés immigrées continuaient à se rallier massivement à la population anglophone, il ne pouvait en résulter à la longue qu’une minorisation effective de la population francophone et tout particulièrement dans la grande région de Montréal, où se concentre la moitié de la population du Québec et la vaste majorité de l’immigration, et où la proportion de francophones est tombée sous la barre de 60% à la fin des années 60. La poursuite de ces tendances conduira à minoriser les francophones dans la grande métropole du Québec. A partir de ce moment-là, ce serait une question de temps avant que le français soit réduit au rang de langue folklorique parlée dans certaines régions périphériques du Québec et dans certains quartiers exotiques de Montréal.

8. La nation québécoise résiste depuis maintenant plus de deux siècles à l’assimilation à l’anglais. Elle veut vivre dans un Québec français et refuse la perspective d’une minorisation graduelle sur le territoire qu’elle considère comme son pays. Une longue série de luttes à caractère de masse sont là pour démontrer la profondeur et la ténacité de ces aspirations, qui ne sont pas seulement celles d’une mince couche d’intellectuels et de petit-bourgeois, mais celles de la vaste majorité des couches ouvrières ci populaires, qui veulent vivre en français au Québec. Au-delà de l’évolution conjoncturelle à court terme, nous sommes en présence d’un mouvement de fond qui ne disparaitra qu’avec la libération nationale effective du Québec, à moins que la bourgeoisie canadienne ne finisse par vaincre la résistance nationale acharnée du peuple québécois et lui imposer l’assimilation définitive.

9. Aucune société ne peut jamais être pleinement bilingue ou multilingue. II peut se parler des dizaines de langues différentes dans une société donnée, comme c’est le cas actuellement au Québec, mais il faut nécessairement qu’il existe une langue commune par laquelle les différentes communautés linguistiques peuvent communiquer entre elles et qui sert de véhicule à la vie en société, indépendamment du statut ou des privilèges qui peuvent être accordés à d’autres langues. Les cas où deux langues rivalisent pour remplir cette fonction de langue commune ne peuvent jamais être que des situations transitoires, instables, où l’une des langues en présence tend à prendre le dessus sur l’autre à la longue.

10. Dans le contexte du capitalisme nord-américain et de la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne sur l’économie québécoise, il est évident que le laissez-faire linguistique conduit inévitablement à donner la position dominante à l’anglais. La minorité anglo-québécoise reste l’un des groupes les plus favorisés dans l’État canadien, même en comparaison des populations anglophones d’autres provinces, en raison de son rôle historiquement dominant au Québec. Les communautés immigrées subissent fortement l’attraction de l’anglais, qu ‘elles perçoivent comme la voie royale de la promotion sociale en Amérique du Nord, tandis que le français les mènerait au contraire dans l’impasse d’un ghetto provincial en perte de vitesse. C’est ainsi que ‘anglais devient “spontanément” de facto la langue dominante au Québec, commune aux différentes communautés linguistiques. C’est ainsi que les québécois-es francophones se retrouvent citoyen-ne-s de deuxième classe dans le tcnitoirc où ils et elles sont pourtant la majorité, et se voient dans l’impossibilité de vivre et travailler normalement en français au Québec, alors qu’il a été possible aux anglo-québécois de vivre et prospérer au Québec pendant des générations sans parler ou comprendre un seul mot de français.

11.. Autant les mesures d’action positives ont finalement été reconnues comme seul moyen de redresser les effets de la discrimination systémique faire aux femmes, autant il faut des mesures énergiques pour redresser la balance linguistique et redonner au français le rôle que la majorité de la population québécoise veut qu’il joue au Quéhec, à savoir la langue commune, la langue des affaires publiques et de la vie en société. C’est ainsi que la population francophone se tourne vers le seul palier de gouvernement où elle dispose de la majorité, le gouvernement provincial québécois pour exiger qu’il légifère en défense du français pour en faire la langue commune du Québec.

12. La soi-disant défense des “droits et libertés” par la Cour suprême et le gouvernement fédéral en matière linguistique visent tout bonnement à empêcher la majorité francophone du Québec d’utiliser son nombre pour légiférer en défense du français. Il s’agit d’un dispositif foncièrement anti-démocratique qui sert à faire obstacle à la volonté populaire du Québec sous le prétexte de défendre les droits et libertés de la personne. Il faut particulièrement dénoncer le caractère raciste anti-quéhécois de l’argumentation selon laquelle les droits et libertés doivent être protégés par une autorité supérieure contre la majorité québécoise, alors que ces mêmes droits et libertés n’ont évidemment rien à craindre de la majorité anglophone qui existe à l’échelle de l’État canadien. Il s’agit, sous le couvert des “droits et libertés” en matière linguistique, de laisser libre jeu aux forces qui conduisent à donner la suprématie à l’anglais au Québec, au mépris de la claire volonté populaire du peuple québécois pour un Québec français.

13, Même du point de vue démocratique élémentaire, il faut se battre contre le gouvernement des juges, et plus encore quand ces juges sont nommés par un gouvernement extérieur qui veut faire obstacle à la volonté populaire démocratique exprimée du Québec. Peu de législation au Québec ou au Canada pourraient se prévaloir d’une légitimité démocratique aussi forte que la loi 101. Dans ses grandes lignes, elle a fait l’objet de promesses répétées de la part du PQ quand il était encore dans l’opposition, ce qui n’a pas peu contribuée à sa victoire électorale de 1976, le PQ a été réélu en 1981 en grande partie à cause de sa détermination affichée à défendre la loi 101, face à l’attitude équivoque des libéraux; ces derniers ont dû promettre de respecter la loi 101 pour reprendre le pouvoir en 1985 ; tous les sondages d’opinion indiquent une forte majorité de la population en faveur de la loi. Pourtant, dès son adoption, la loi 101 a fait l’objet d’une campagne acharnée pour la faire sauter tranche par tranche devant la Cour suprême, dans une atteinte grossière au droit à l’autodétermination du Québec. La question centrale, mille fois plus importante que celle de savoir où l’affichage anglais sera autorisé ou pas, c’est de savoir qui va décider de ces questions : le peuple québécois ou la Cour suprême.

14. La loi l01 ne représente pourtant qu’une timide amorce de législation dans le sens de la défense du français. Elle laisse intacte la position de l’anglais comme langue de travail dans la foule des petites et moyennes entreprises où travaille la majorité de la classe ouvrière du Québec. La francisation des grandes entreprises reste souvent très superficielle, et les dérogations se sont multipliées face aux filiales de multinationales. Plus généralement, le maintien du contrôle anglo-canadien et américain sur l’économie québécoise fait que l’anglais reste la langue des affaires par excellence et continue par conséquent d’avoir un fort pouvoir d’attraction, en tant qu’instrument par excellence de la promotion sociale. L’incapacité du nationalisme bourgeois à mettre fin à l’emprise extérieure sur l’économie du Québec laisse le français en position de fragilité perpétuelle.

15. Nous rejetons l’identification démagogique faite par les adversaires de la langue française entre la liberté d’expression et la question de la langue d’affichage. Personne ne propose de supprimer le droit de publier des livres, journaux en anglais ou dans toute autre langue; une telle interdiction serait effectivement une atteinte à la liberté d’expression. Mais dans le capitalisme monopoliste actuel, la question de l’affichage commercial et de la publicité commerciale concerne principalement les Zellers, Steinberg, Provigo, Eaton, La Baie et autres conglomérats géants qui utilisent leur “liberté d’expression” pour inonder le Québec de millions d’exemplaires de circulaires en anglais ou pour réintroduire l’anglais comme langue du commerce. Ce sont eux, ces grands monopoles commerciaux qu’il est particulièrement important de forcer à utiliser le français. Il ne faut pas permettre aux milliardaires de tourner en dérision la volonté du peuple québécois de vivre en français. La soi-disant “liberté d’expression ” des commerces et des entreprises en matière d’affichage n’est en fait qu’une extension du droit de propriété, qui signifie en réalité la dictature des propriétaires d’entreprises et leur “liberté” de se moquer de la volonté populaire clairement exprimée.

16. De même, la “liberté de presse” en régime capitaliste signifie la liberté pour les milliardaires de collectionner les journaux, postes de radio et de télévision pour imposer leur vision des choses et modeler à leur gré la fameuse “opinion publique”. Dans le contexte actuel, cela signifie le monopole virtuel des mil­liardaires fédéralistes (anglophones ou francophones) et de l’appareil d’État fédéral à travers Radio-Canada; de plus, la réglementation en la matière appartient à l’État fédéral. Il faut exiger que cette juridiction soit réappropriée par Québec et que le pouvoir de réglementation des média soit utilisé pour restaurer un meilleur équilibre linguistique au niveau des média, pour briser les monopoles privés dans le domaine et pour ouvrir largement l’accès aux média aux organisations ouvrières et populaires du Québec.

17. Nous rejetons l’argumentation démagogique qui trace un trait d’égalité entre la minorité anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, qu’il s’agirait de “défendre” face à leurs majorités respectives. La minorité anglophone du Québec fait partie intégrante de la nation dominante dans l’État canadien, tandis que la majorité francophone constitue l’une des nations opprimées dans cet État, avec les minorités francophones hors Québec. Le fait est que dans les deux cas, c’est le français qu’il faut défendre face aux forces écrasantes qui pèsent dans le sens de l’anglais. Nous dénonçons particulièrement la campagne raciste anti-québécoise selon laquelle les anglophones seraient “persécutés” au Québec, alors que leur position, même sous 1’empire intégral de la loi 101, resterait sans aucune comparaison avec celle des francophones hors-Québec, qui réclament depuis longtemps d’être aussi “persécutés” que les anglophones du Québec

18. Les francophones hors-Québec forment une minorité nationale opprimée qui lutte pour sa survie dans presque toutes les provinces canadiennes-anglaises. Ils et elles sont en butte à des vexations continuelles et relégué-e-s dans les échelons socio-économiques les moins élevés. Les services en français dont ils et elles jouissent sont ridiculement pauvres en comparaison des services en anglais disponibles à la minorité anglophone du Québec. Nous défendons le droit des francophones hors-Québec à définir leurs revendications linguistiques et nationales et nous préconisons que l’enseignement en français soit rendu disponible dans les écoles publiques des provinces canadiennes-anglaises, partout où le nombre le justifie.

19. Ce qu’on appelle le bilinguisme n’a pas la même signification au Québec et dans les provinces canadiennes-anglaises. Dans ce cas, il s’agit de concessions plus ou moins substantielles faites à la minorité francophone et qui lui donnent accès à certains services en français, alors que la langue commune reste évidemment l’anglais. Au Quéhec, la minorité anglophone dispose de tous les services désirés (écoles, universités, hôpitaux, journaux quotidiens, postes de radio et de télévision, nombreux théâtres et cinémas, etc, etc); les efforts pour “bilinguiser” le Québec servent en fait à imposer l’anglais aux francophones et faire de l’anglais la langue commune de fait au Québec. C’est pourquoi nous n’avons pas peur dire que nous sommes pour le “bilinguisme” au Canada-anglais et contre au Québec, car ce n’est pas du tout de la même chose dont on parle ; dans les deux cas, il s’agit de permettre aux francophones de vivre dans leur langue, malgré les pressions écrasantes qui jouent en faveur de l’anglais dans le contexte nord-américain.

20. Nous nous prononçons donc en faveur de l’unilinguisme français au Québec, car il est clair pour nous que le “bilinguisme” ne saurait être qu’une étape intermédiaire vers la domination de l’anglais, sinon une façade en trompe-l’oeil pour dissimuler cette domination. Mais se prononcer pour un Québec français ne signifie pas vouloir proscrire les autres langues. Comme indiqué plus haut, il s’agit de faire du français la langue commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles du Québec, la langue du travail, du commerce et de la vie publique en général, ce qui n’interdit pas aux différentes communautés culturelles d’utiliser leur langue dans leurs activités communautaires. Mais la nécessité de redresser la balance en faveur du français requiert des mesures rigoureuses dans ce sens, tant que les droits nationaux du Québec n’auront pas été définitivement assurés par l’indépendance.

21. Les peuples indigènes, amérindiens et Inuit sont des nations opprimées dont nous défendons le droit à l’autodétermination. Cela signifie concrètement le droit de décider librement de leur avenir et de leur statut politique, y compris les langues qu’elles veulent utiliser. Elles ont le droit à l’autogouvernement et au contrôle de leurs ressources sur les territoires qu’elles habitent. Nous dénonçons les efforts des courants nationalistes de droite pour instaurer ou consacrer la domination du Québec sur ces peuples et sur leurs territoires, et nous travaillons à construire une alliance des peuples québécois et indigènes sur la base du respect du droit à l’autodétermination de tous les peuples, dans la lutte commune contre l’État canadien oppresseur.

22. L’incapacité des gouvernements québécois même nationalistes à prendre des mesures réellement efficaces contre les privilèges historiques de la minorité anglophone a toujours eu pour effet de faire retomber le poids de la législation linguistique principalement sur les communautés culturelles et immigrées, qui sont les seules à être réellement contraintes au niveau de la langue d’enseignement, notamment. Ceci engendre un sentiment justifié d’injustice dans ces communautés et conduit à les souder encore plus étroitement au bloc anglophone, à qui elles servent de chair à canon et de masse de manoeuvre contre la majorité francophone, alors qu’il s’agit souvent des couches les plus opprimées et les plus exploitées dans la société québécoise.

23. Nous nous prononçons en faveur de réunification du système scolaire québécois au sein d’un seul réseau public et laïque français, où une large place serait faite à l’enseignement dans la langue maternelle à l’école primaire là où le nombre le justifierait, que ce soit l’anglais ou une autre langue, mais où la proportion de renseignement donnée en français progresserait graduellement jusqu’à l’enseignement intégral en français au niveau secondaire, obligatoire pour l’ensemble de la population. Au niveau de l’enseignement post-secondaire, nous réclamons un effort de rattrapage pour relever le taux de fréquentation de la population francophone par des mesures économiques appropriées et par l’amélioration des infrastructures collégiales et universitaires particulièrement hors des grands centres.

24. Bien que les mobilisations nationales rejoignent surtout les couches jeunes, ouvrières et populaires de la société, le mouvement national au Québec est resté jusqu’à maintenant sous la direction de forces bourgeoises ou petites-bourgeoises qui lui impriment des perspectives politiques implicitement ou explicitement bourgeoises et pro-capitalistes. C’est plus que jamais évident avec le PQ de Parizeau, dont tout le programme tourne autour de la promotion de la bourgeoisie québécoise. Dans le cas des indépendantistes radicaux du Parti Indépendantiste, la volonté clairement affichée de ne pas lier le projet d’indépendance à quelque projet de société que ce soit signifie de facto qu’on reste dans la société capitaliste, car on ne peut pas s’abstenir en la matière.

25. Cette orientation implicitement ou explicitement pro-capitaliste a des conséquences très graves pour la conduite de la lutte nationale. Elle tend à couper les luttes nationales des luttes ouvrières et populaires et à faire tomber le mouvement national sous la dépendance de la bourgeoisie québécoise. Mais cette dernière n’a pas intérêt à l’indépendance du Québec et elle tend à éviter l’affrontement avec la bourgeoisie canadienne, avec qui elle recherche simplement un nouvel arrangement plus avantageux pour elle. La dérive constante du PQ vers l’étapisme et le gradualisme en découle. Le résultat, c’est que la question nationale n’est jamais résolue, car les forces qui se trouvent à la tête de la lutte reculent toujours devant l’affrontement inévitable. De plus, ces courants abritent en leur sein nombre d’éléments authentiquement réactionnaires et xénophobes, qui cherchent la solution dans la voie de l’arrêt de l’immigration, voire l’expulsion des immigré-e-s et la restauration d’une forte natalité par le retour des femmes au rôle exclusif de mère au foyer.

26. Depuis longtemps, l’aile progressiste du mouvement ouvrier a compris qu’il était utopique et réactionnaire de vouloir empêcher l’immigration vers les pays capitalistes les plus développés, et que tout effort dans ce sens faisait directement le jeu des forces anti-ouvrières et de l’extrême-droite en leur permettant de diviser la classe ouvrière entre population initiale et nouveaux-elles venu-e-s. Seule l’union des travailleurs et travailleuses de toutes les nationalité-e-s et communautés dans les mêmes organisations syndicales et politiques dans la lutte contre le patronat permet de préserver les intérêts de classe des travailleur-euse-s.

27. La domination des forces bourgeoises et petites bourgeoises dans le mouvement national québécois jusqu’à maintenant rend beaucoup plus difficile la tâche essentielle de détacher les couches ouvrières et populaires des communautés immigrées du bloc anglophone pour les rallier politiquement à la majorité francophone. En effet, les travailleurs et travailleuses des communautés culturelles sont confronté-e-s à des mouvements qui n’ont rien à leur apporter dans leur situation de classe, tout en leur faisant faire les frais d’une politique linguistique conçue pour un autre groupe national. Dans ces conditions, c’est faire preuve d’une con science politique très développée que d’appuyer les revendications nationales du Québec.

28. C’est aux organisations syndicales et aux organisations de masse en général que revient la tâche d’unir les exploité-e-s et les opprimé-e-s au Québec dans la défense de leurs revendications communes. Mais les organisations de masse ne peuvent passer à côté des questions politiques essentielles comme la question nationale et linguistique, car ce serait se mettre elles-mêmes hors-jeux face à des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui, elles, ne manqueront pas de se saisir de la situation pour y déployer leur politique à elles. Il appartient aux organisations ouvrières de prendre la défense des droits linguistiques de la vaste majorité de leurs membres en tant que principales organisations de masse du peuple québécois.

29. En même temps, les organisations de masse au Québec ont une responsabilité toute particulière envers leurs membres issus des communautés ethniques et de la minorité anglophone, pour contrer la campagne d’intoxication chauvine anti-québécoise incessante des médias bourgeois et les sensibiliser aux justes revendications nationales du peuple québécois. Aucun moyen ne doit être négligé pour favoriser ce rapprochement avec les couches ouvrières et populaires des communautés ethniques et anglophone, y compris la production de matériel d’information ct de sensibilisation dans les langues appropriées.

30. Bien qu’elles insistent davantage sur les questions touchant plus directement la classe ouvrière, comme le français au travail et la francisation des entreprises, les centrales syndicales sont restées jusqu’à maintenant dans la mouvance du nationalisme bourgeois, dont elles ne se démarquent pas sur le plan stratégique. Le refus de l’action politique ouvrière autonome sur le terrain québécois, l’appui ouvert ou implicite donné à plusieurs reprises au Parti québécois par les centrales syndicales du Québec ont fait du mouvement ouvrier le marche-pied de forces nationalistes bourgeoises qui rejettent et combattent ses revendications sociales, sans pour autant mener une lutte réelle contre la domination de l’État canadien. Nous militons pour la rupture politique du mouvement ouvrier d’avec le Parti québécois et les autres forces nationalises bourgeoises et la mise sur pied ‘un parti ouvrier indépendant.

31. De façon générale, nous sommes en faveur de l’unité d’action la plus large possible sur des revendications concrètes correctes, même avec des forces qu’on peut considérer par ailleurs comme réactionnaires, et qui reprennent ces revendications à leur compte pour des raisons qui leur sont propres. La seule façon d’éviter la récupération politique par ces forces réactionnaires, c’est de leur opposer simultanément un programme et une direction alternative quant à la conduite de la lutte de libération nationale dans son ensemble, en opposition claire et nette à leur programme et leur direction hourgeoise. C’est aussi le seul moyen de supplanter ces for­ces à la tête du mouvement national pour donner à cc dernier une direction ouvrière.

32. La tâche consiste à donner une issue progressiste à ces aspirations nationales légitimes en les orientant vers la lutte contre la domination de la grande bourgeoisie canadienne et de son État central à Ottawa, garant ultime de la domination anglo-canadienne sur le Québec. Tant que le Québec restera subordonné à cet État impérialiste, ses droits nationaux seront constamment remis en question et la volonté majoritaire de la population de vivre dans un Québec français sera constamment frustrée par les attaques de l’État fédéral et du grand capital anglophone, car ces derniers ne peuvent pas renoncer à leurs efforts pour stabiliser définitivement leur domination sur le Québec.

33. C’est pourquoi nous nous prononçons pour l’indépendance du Québec dans le sens d’une rupture avec l’État fédéral, et contre tous les projets de rapiéçage, “nouvelle entente”, souveraineté-association, à la pièce ou par étapes, qui ne feraient que reproduire la dépendance envers l’État canadien sous une forme différente. Nous appuyons tout pas en avant concret qui pourrait être effectué dans le sens de l’affranchissement du Québec, par la récupération unilatérale de nouveaux pouvoirs ou champs de juridiction, par la nationalisation d’industries-clé ou autrement, mais cela restera fragile et partiel tant que le Québec n’aura pas rompu avec l’État fédéral. Car ce dernier est l’instrument d’une bourgeoisie impérialiste parmi les six ou sept plus puissantes du monde, et le maintien d’une “association” du Québec avec cet État ne peut signifier autre chose que sa subordination.

34. Nous rejetons aussi toute illusion sur la possibilité de construire au Québec une société autarcique fermée sur elle-même. Un Québec indépendant devra continuer à commercer avec ses voisins et avec le monde entier, et aussi un Québec indépendant et socialiste. Tant que les principaux partenaires commerciaux du Québec n’auront pas eux-mêmes connu une transformation socialiste, cela voudra dire la nécessité de se plier dans une large mesure aux exigences de la concurrence capitaliste mondiale. Le monopole du commerce extérieur entre les mains du secteur public peut atténuer ces contraintes et les aménager, mais pas les supprimer; sans parler des menaces d’intervention qui continueraient à peser sur le Québec.

35. C’est pourquoi en dernière analyse, la construction d’une société authentiquement socialiste au Québec nécessite la victoire de la classe ouvrière à l’échelle continentale. Dans l’intervalle, la classe ouvrière du Québec et les couches populaires utiliseront leur pouvoir d’État pour promouvoir leur intérêt de classe et pour amorcer la transformation de la société dans le sens du socialisme, tout en favorisant de toutes les manières possibles la lutte de la classe ouvrière ailleurs dans le monde. Une république ouvrière du Québec doit être prête à collaborer le plus droitement possible avec d’autres républiques ouvrières et particulièrement celles qui pourront se constituer sur le reste du territoire actuel de l’État canadien.

36. Tout en affirmant que seul le socialisme offre une perspective de solution complète et définitive, nous rejetons l’argument qui prétend que “puisque” seul le socialisme réalisera pleinement la libération nationale du peuple québécois, il ne sert à rien de lutter pour l’indépendance ou pour quelque revendication nationale que ce soit. Ceci reviendrait il déserter les combats réels d’aujourd’hui sous le couvert d’une phraséologie radicale. Il faut naturellement se battre dès maintenant sur le terrain des revendications nationales et pour la défense du français contre les assauts qu’il subit, car ce sont là des enjeux politiques importants pour la lutte de la classe ouvrière, et c’est dans la lutte immédiate que se forgeront les nouvelles générations militantes qui pourront mener à bien la lutte pour l’indépendance du Québec et pour le socialisme.

François Moreau, janvier 1989

 

Raison, déraison et religion. Plaidoyer pour une laïcité ouverte

27 mai 2022, par CAP-NCS
Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021 Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du (…)

Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021

Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du philosophe américain John Rawls qui a inclus des notions de « droits collectifs » – en particulier, le « droit des peuples » – dans sa réflexion sur les droits et libertés de la personne, question au cœur même du libéralisme classique. Pour ce faire, il doit reconsidérer l’« individualisme moral » qui en constitue la base idéologique et qui ne reconnait de légitimité politique qu’aux individus pris isolément et indépendamment du contexte social, ethnique et culturel dans lequel ils évoluent.

Comment, en disciple de Rawls, Seymour arrive-t-il à effectuer ce saut « ontologique », ce transfert conceptuel à partir de l’individu comme seule source morale valide et légitime de droits et libertés jusqu’au groupe (communauté, peuple, nation), lui aussi dès lors considéré comme base suffisamment significative de légitimité morale pour qu’il puisse faire l’objet de législations officielles et de chartes à caractère constitutionnel ? Pour ce, il prend d’abord acte des limites inhérentes à ce libéralisme orthodoxe qui cantonne depuis toujours les questions de justice aux cadres stricts déterminés par les seuls droits et libertés individuels, abstraction faite du contexte politique et communautaire dans lequel ces droits s’appliquent. Ensuite, c’est justement à ce contexte que va référer l’auteur pour étendre la notion de « droit » au-delà des seules prérogatives individualistes auxquelles les confine le libéralisme classique qui a vu le jour au début de la modernité.

De fait, pour comprendre ce phénomène sociopolitique, il faut remonter au moment où a émergé l’État-nation en Europe, c’est-à-dire, au tournant du XIXe siècle avec, comme corollaire, la montée de la bourgeoisie d’affaires intimement liée à l’industrialisation de l’économie et aux bouleversements qui s’en sont suivis pour la société. À cette époque, le tissu social était relativement homogène sur les plans à la fois ethnique, culturel, racial, religieux, ce qui eût pour conséquence de permettre au libéralisme naissant d’imposer sa conception du droit comme s’appliquant exclusivement aux individus et non aux groupes, étant donné qu’il n’y avait pas matière à légiférer pour des individus appartenant à des communautés sociolinguistiques différentes. Reconnaitre un droit à « un » individu revenait à reconnaitre le même droit à « tous » les autres individus puisque leurs caractéristiques personnelles en tant que citoyens étaient semblables d’un sujet à l’autre. Ce n’est qu’à partir du moment où commence à se fissurer cette homogénéité sociale à l’intérieur des nations européennes, chacune avec son État représentatif d’une nationalité bien particulière, que la question des droits et libertés va se poser différemment. Diverses conceptions de « la vie bonne », du rôle de la communauté d’origine dans l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, de l’importance de la religion dans la vie quotidienne de chaque nouveau citoyen ou citoyenne vont être à même de cohabiter, pour le meilleur et pour le pire.

À ce titre, Seymour s’appuie sur l’actualité internationale des deux dernières décennies, en particulier la chute du mur de Berlin et surtout les attentats terroristes du 11 septembre 2001, pour faire la démonstration que le libéralisme classique n’est pas outillé pour comprendre les nouvelles réalités du monde contemporain et encore moins pour apporter des solutions aux problèmes posés par ce nouveau contexte « mondialisé » qui fait en sorte que la diversité des idéologies, qu’elles soient religieuses, politiques, culturelles, des métaphysiques, des philosophies, des conceptions du monde et de la société sont de plus en plus obligées de se tolérer, de s’accepter, de se reconnaitre les unes les autres. Mais les bonnes intentions ne suffiront pas. En bon défenseur du libéralisme comme philosophie politique dont il assume entièrement les tenants et aboutissants, Seymour veut élargir l’application des chartes des droits et libertés de la personne aux groupes, aux peuples, aux communautés ethnoculturelles présentes à l’intérieur des sociétés occidentales « laïcisées » ainsi qu’à celles, en dehors de l’Occident, qui tentent d’opérer un mélange entre principes modernes de séparation des pouvoirs et reconnaissance du caractère religieux des identités citoyennes. Encore une fois, c’est la philosophie de John Rawls qui servira de socle pour défendre l’idée d’un « droit des peuples » telle qu’articulée dans son livre Paix et Démocratie (2006). Sans entrer dans les détails « techniques » de la méthode rawlsienne, disons que Seymour affirme que nous avons besoin de ce que les philosophes appellent un « changement de paradigme » concernant la question de la laïcité de l’État.

Le problème avec ce concept au fondement même de nos sociétés démocratiques modernes, et la loi 21 sur la laïcité de l’État du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne fait pas exception à la règle, c’est qu’en tant que société sécularisée, nous avons tendance à percevoir de façon négative et dévalorisante tout attachement personnel ou communautaire aux valeurs religieuses avec tout ce que cet attachement représente en matière de rituels, coutumes, cérémonies, port vestimentaire pour ceux et celles qui ont placé la foi au cœur de leur existence. Ainsi, le refus des musulmanes de laisser leur voile à la porte des écoles pour effectuer leurs tâches quotidiennes ne doit pas être interprété comme une provocation ou comme un rejet catégorique des valeurs de la société québécoise; il s’agit plutôt d’un geste d’affirmation qui consiste à vouloir s’intégrer à la culture de la majorité mais en tant que « minorités », c’est-à-dire en tant que citoyennes et citoyens à part entière dans un État de droit digne de ce nom qui reconnait des « droits » distinctifs pour des individus « distincts ». S’intégrer à la société québécoise, que ce soit en tant qu’immigrante ou immigrant, membre d’une communauté ethnoculturelle ou en tant que croyant·e/pratiquant·e d’une religion qui s’affiche sur la place publique ne met pas la ou le Néoquébécois dans l’obligation de partager l’entièreté des mœurs, coutumes, habitudes des Québécoises et Québécois ni être d’accord avec toutes leurs idées. C’est plutôt prendre acte de cette donnée essentielle qui caractérise la société d’accueil tout en respectant sa propre identité, sa différence, ses choix existentiels singuliers dans la mesure, évidemment, où ils demeurent rationnels et raisonnables, donc conciliables avec les institutions démocratiques en place.

La séparation entre l’Église et l’État s’opère sur le plan institutionnel, sur le plan des principes de gestion du gouvernement (programmes sociaux, santé, éducation, environnement, politiques d’investissement, relations internationales, immigration, justice, développement économique, etc.), elle ne s’opère pas au niveau de la société en tant que telle, en matière de choix individuels concernant le port vestimentaire privilégié (que ce soit au travail, à la maison, sur la place publique), les pratiques religieuses, les croyances, les coutumes, les habitudes. Ainsi, il est possible de respecter les principes « institutionnels » de la laïcité de l’État tout en portant un signe religieux dans son travail, à l’école publique (primaire et secondaire) ou pendant ses plaidoiries à la Cour, ses interventions en tant qu’agent·e de la paix, etc. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre ces deux engagements. La pratique religieuse dans le quotidien des membres de la société civile ne remet nullement en question la neutralité des institutions démocratiques eu égard à la religion. La « citoyenneté », concept qui définit l’individu dans un État de droit comme étant un être essentiellement « politique », n’épuise pas l’entièreté des caractères propres à la personne. Il y a une dimension « subjective » qui échappe au politique en tant que déterminisme qui contraint le sujet à se fondre dans son être social. Cette dimension constitue un lieu d’autonomie, c’est-à-dire que l’individu y jouit d’une certaine liberté pour la recherche de son identité dans la mesure où il a accès à cette partie de lui qui demeure indéterminée face aux autres parties qui peuvent devenir « surdéterminées » à force d’être sollicitées.

Donc, Seymour défend une vision « large » de la laïcité. En fait, il va à l’origine même du concept, il en fait ressortir le sens profond par-delà l’instrumentalisation dont il fait l’objet en Occident pour des raisons politiques, idéologiques, voire « électoralistes ». Certains gouvernements, comme celui de la CAQ au Québec, entretiennent, de façon délibérée ou non, une confusion à propos de la question de la laïcité de l’État. En principe, la laïcité de l’État implique essentiellement deux choses : d’abord, la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique; ensuite, la « neutralité » de l’État eu égard aux questions religieuses. C’est à partir de ce dernier aspect que se profile une ambiguïté. La « neutralité » de l’État par rapport à la religion implique que ce dernier s’abstienne de prendre une position particulière à ce sujet, abstention qui signifie qu’il ne favorise ni de défavorise aucune religion et même qu’il demeure abstentionniste face à toute prise de position concernant le bien-fondé, la légitimité, la pertinence de la croyance ou de la non-croyance religieuse. Or, la loi 21 sur la laïcité de l’État prend position sur la question du religieux dans l’espace public, et contrevient ainsi au principe même qu’elle prétend défendre. Interdire le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique ne relève pas d’un principe de neutralité, car cette interdiction est motivée par le refus de la pratique religieuse de la part de certains citoyens et citoyennes dans leur vie quotidienne, laquelle implique évidemment leur vie professionnelle, sociale, communautaire. En cela, le gouvernement ne respecte pas les deux principes ci-haut mentionnés ni son engagement à ne pas intervenir dans les décisions personnelles, communautaires, ethnoculturelles concernant la valeur accordée à la religion et à la façon de la pratiquer.

Le plus remarquable de l’ouvrage de Michel Seymour, c’est la générosité avec laquelle il fut pensé et rédigé. On sent une sincère préoccupation de l’auteur pour les questions de citoyenneté au moment où, en Occident, l’islamophobie fait rage. Le libéralisme classique, le républicanisme à la française, le nationalisme québécois conservateur sont en crise, ils n’arrivent pas à gérer la situation actuelle parce qu’ils s’accrochent à des principes qui, en soi, ont une grande valeur et ont permis une réelle émancipation de la société partout en Occident, mais qui doivent s’adapter aux nouvelles réalités qui ne vont pas toujours dans le sens souhaité par la majorité des électeurs et électrices dans les pays capitalistes. Seymour ne souhaite pas un retour du religieux, il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’un réenchantement « spirituel » du monde, mais plutôt d’une invitation faite aux Occidentaux pour qu’ils élargissent leurs horizons. Et cette ouverture passe nécessairement par l’acceptation du fait que certaines personnes vivent leur citoyenneté à l’aune de leurs valeurs religieuses, ethnoculturelles, communautariennes. Cela ne les exclut pas de l’espace public et elles ne représentent aucunement une menace pour la cohésion d’ensemble du groupe.

 

En hommage à Shireen Abu Aqleh, de Jérusalem à Jénine

26 mai 2022, par CAP-NCS
Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de (…)

Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de leurs casques, elle et ses collègues étaient venus aux premières heures du matin couvrir un nouveau raid lancé par l’armée d’occupation dans les abords du camp de réfugiés de Jénine.

Au lieu de ça, les soldats israéliens leur tirent dessus. Ali Samoudi – son collègue – reçoit une balle dans le dos. Shireen est tuée d’une balle dans la tête, juste sous son casque. La journaliste Shaza Hanaysha qui accompagne Shireen ce jour-là témoigne : « Elle est tombée au sol, et les soldats ont continué à nous tirer dessus ».

Le chagrin qui m’envahit au moment où j’apprends la nouvelle est immense. De là où je suis, je tente de mettre des mots sur le sentiment de deuil qui me prend. Comme tant d’autres Palestiniens, j’ai grandi avec Shireen.

Journaliste depuis 25 ans, elle s’était fait le relais de nos douleurs, de nos tragédies, de nos résistances. Avant que les réseaux sociaux ne nous donnent un accès plus immédiat aux informations, elle était déjà en première ligne, couvrant l’actualité palestinienne sans relâche. Son intégrité professionnelle, son honnêteté et sa volonté inébranlable de raconter une histoire que les médias mondiaux tentaient d’enterrer lui ont valu la confiance des Palestinien·nes du monde entier.

Évoquant la mort de la journaliste, les médias européens ont largement repris le récit israélien : l’assassinat est contesté, Shireen Abu Aqleh aurait été prise dans un échange de tirs, peut-être même tuée par des combattants palestiniens. Mensonge inqualifiable, médias complices.

Les images et les témoignages ne laissent aucune place au doute. Les journalistes sont arrivés comme d’habitude à découvert, pour se faire reconnaître des soldats. Dans une rue dégagée, les tirs discontinus ne provenaient que d’une seule source. Ce jour-là, ce sont les journalistes que les soldats israéliens ont pris pour cible.

Et cela n’est pas un fait isolé, encore moins inédit. Depuis 2000, ce sont plus de cinquante journalistes palestinien·nes qui ont ainsi été assassiné·es en exerçant simplement leur métier. Journalistes ou pas, ils sont avant tout des Palestinien·nes que n’importe quel colon-soldat israélien peut tuer sans jamais être inquiété.

Shireen Abu Aqleh a été exécutée alors qu’elle venait une fois de plus rendre compte de la réalité de l’occupation et de ses crimes. Une réalité qui n’est évidemment pas celle que souhaite communiquer l’état-major israélien, reprise par tant de médias porte-paroles de par le monde. Au prix des peines, des humiliations et de tous les dangers affrontés, la présence de Shireen et de ses collègues est souvent l’unique gage que cette réalité puisse être malgré tout connue et racontée.

De nouvelles terres sont perdues et de nouvelles vies sont prises chaque jour. Mais la perte de Shireen vient aussi nous rappeler la guerre impitoyable menée contre notre vérité, nos récits et nos voix. En exil ou sous occupation, nous, Palestinien·nes, connaissons tout le pouvoir de la narration, celui de raconter nous-mêmes notre propre histoire.

Dans un monde où nous sommes interdits, censurés, littéralement expurgés, nous tenons à parler nous-mêmes de la Palestine et des Palestiniens. C’est aussi comme cela que nous luttons contre l’effacement colonial, et que nous protégeons nos cœurs de la violence qui ravage nos terres et nos foyers.

Parce qu’elle racontait la Palestine du point de vue des Palestiniens, le pouvoir de Shireen était incommensurable. Elle était la voix de la Palestine : implacable, inébranlable, refusant de disparaître tranquillement ou de se soumettre à l’asservissement.

Et puis Shireen Abu Aqleh est morte à Jénine. La ville, son camp de réfugiés, ses villages alentours, connaissent depuis plusieurs semaines les incursions quasi-quotidiennes de l’armée israélienne, avec leur lot de maisons détruites et saccagées, d’enlèvements, de vies volées. Jénine paie le prix cher de sa résistance héroïque à l’occupation. Une fois de plus.

Il y a vingt ans, Shireen couvrait la fameuse bataille de Jénine durant laquelle l’armée israélienne avait assiégé les habitants, commis un massacre, et rasé la majeure partie du camp de réfugiés. Shireen disait apprécier les leçons de générosité, de résistance et de libération que la ville partageait avec elle. Durant ces années, sa couverture de Jénine n’avait pas cessé, témoignant de l’intégrité de son journalisme, et de son respect envers son histoire et ses habitants.

Shireen savait que la violence coloniale ne s’arrête pas lorsque les autres agences de presse décident que l’histoire n’en vaut pas la peine. Qu’il ne suffit pas de tourner le regard. Sa présence constante et active sur le terrain était appréciée de tou·tes. Y compris de nous, qui vivons les évènements de loin.

À Jénine, ce sont les combattants eux-mêmes qui les premiers ont porté son cercueil pour que la ville lui fasse ses adieux. De l’autre main, ils tiennent leurs fusils. L’hommage est on ne peut plus fort : Shireen est morte en martyre et fera désormais partie de l’épopée jéninoise.

Shireen Abu Aqleh est aussi fille de Jérusalem. La ville, elle aussi, est le théâtre d’affrontements réguliers ces dernières semaines, même quand ceux-là passent sous les radars de la presse internationale. Ses habitant·es, isolé·es, ont appris à se défendre par eux·elles-mêmes et refusent de céder face aux attaques incessantes de la police et des colons israéliens : expropriations, incursions armées, emprisonnements, assassinats.

Les événements qui suivent la mort de Shireen font d’elle un symbole d’autant plus fort. Sur la route qui emmène son corps de Jénine à Jérusalem, les habitant·es des villes et des villages palestiniens lui rendent un dernier hommage en improvisant tout le long des cortèges funèbres. La mobilisation est historique. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Palestine, en signe de deuil et de protestation.

Le 13 mai, à Jérusalem, la police israélienne veut empêcher que ne soit rendu un pareil hommage populaire à la journaliste. Elle s’en prend violemment au cortège qui se forme dans l’enceinte de l’hôpital français du quartier de Sheikh Jarrah. Les Jérusalémites gazé·es, brutalisé·es et matraqué·es par les policiers font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que le cercueil qui renferme le corps de la défunte ne tombe au sol. Ils seront six à se retrouver hospitalisés à la suite des coups reçus ce jour-là.

Qui peut comprendre ce que signifie que faire son deuil dans des conditions d’exil ou de captivité forcées ? Israël nous interdit même de pleurer nos morts. Les drapeaux palestiniens sont arrachés avec rage et la police exige que le cercueil soit transporté seul, en voiture, en direction de l’église catholique romaine où se tiendra la prière pour Shireen. Les carillons résonnent dans toute la ville.

Dans la vieille ville, les Palestinien·nes se regroupent à nouveau, malgré la répression, les arrestations et tous les barrages policiers. Ils et elles sont trop nombreux·ses cette fois pour être stoppé·es. Ce que nous pleurons avec Shireen, c’est la perte d’une voix fiable, devenue familière. C’est l’assassinat de nos mots et de notre histoire. Mais ce deuil collectif aura été un moment de défi et de force. Nous ne nous tairons jamais.

La procession jusqu’au cimetière où sera enterrée Shireen est belle et noble. Les drapeaux palestiniens emplissent le paysage. Les participant·es scandent : « De Jérusalem à Jénine, un seul peuple qui ne fléchit pas ».

 

Khaled Rahal est un étudiant palestinien en sociologie à l’Université Libre de Bruxelles.

 

Repenser la question nationale

26 mai 2022, par CAP-NCS
L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la (…)

L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la population en âge de voter, ne serait plus aujourd’hui soutenu que par environ le tiers de l’électorat. Et le parti politique qui en était le véhicule est sur le déclin. Plusieurs observateurs estiment même qu’il pourrait disparaître bientôt, emportant dans la tombe la cause qui lui est associée.

Cette inférence, formulée sur le mode du constat, ne va toutefois pas de soi. La question nationale, dont on a pensé qu’elle s’était évaporée dans le ciel des idées mortes, a fait retour à quelques reprises à la lumière de données inédites liées aux transformations de la conjoncture sociopolitique et à l’apparition de nouvelles manières de la comprendre et du coup de la relancer.

C’est à ce genre d’entreprise, qui prend dans son cas la forme d’une actualisation, que s’est livré Eric Martin, par exemple, dans Un pays en commun[1], en tentant de montrer que le mot d’ordre, indépendance et socialisme, formulé par la revue Parti pris au début des années 1960, était toujours d’une actualité brûlante. Ce programme politique relevait pour cette revue du « socialisme décolonisateur » élaboré par les théoriciens de la question nationale à l’ère du tiers-mondisme.

Le Québec était alors défini comme une société colonisée et exploitée. Colonisée de l’intérieur par la minorité possédante anglophone et de l’extérieur par l’État fédéral centralisateur et la puissance impérialiste américaine. Exploitée par les capitalistes de toutes catégories, des dirigeants des grandes entreprises multinationales aux potentats locaux, tous unis dans le culte du Capital. Cette colonisation et cette exploitation sont en outre légitimées sur le plan idéologique et normatif par une Église catholique au service des puissants et des riches de ce monde.

À cette triple domination, la revue opposait un projet révolutionnaire global reposant sur trois piliers qui étaient autant d’objectifs à réaliser : l’indépendance du Québec, le socialisme et le laïcisme.

C’est le binôme central de l’indépendance et du socialisme que retient essentiellement Martin et qu’il réactualise en rappelant d’abord la généalogie de cette perspective – évoquant les figures d’Hubert Aquin, de Marcel Rioux et de Pierre Vadeboncoeur notamment – et en insistant sur son caractère d’urgence à une époque marquée par ce que Michel Freitag qualifiait de capitalisme globalisé. À la barbarie contemporaine, il faut opposer, fait-il remarquer, un socialisme de type nouveau, davantage radical et collectiviste que la social-démocratie, incapable de contrer efficacement le néolibéralisme et sa logique de la croissance infinie. L’accomplissement de ce projet émancipateur exige par ailleurs une rupture avec le fédéralisme canadien dépeint comme une prison des peuples, autochtone et québécois.

Si la contribution d’Eric Martin constitue surtout un prolongement et un approfondissement de la problématique du socialisme décolonisateur à la lumière des enjeux contemporains, d’autres ouvrages publiés récemment s’offrent comme des tentatives théoriques de repenser la question nationale et les conséquences politiques qui en découlent. Je me propose, dans cette optique, d’examiner plus particulièrement les essais d’Alain Deneault, Bande de colons[2], de Dalie Giroux, L’œil du maître[3], et l’intervention plus proprement politique de Benoît Renaud, Un peuple libre[4].

Bande de colons : à la recherche du chaînon manquant

Le titre du dernier livre d’Alain Deneault est énigmatique : à quoi cette bande de colons renvoie-telle ? En première approximation, elle apparaît désigner au sens littéral les individus associés à l’entreprise coloniale, ce qui va de soi. Elle semble aussi dotée d’un sens figuré décrivant lesdits colons comme des êtres frustes, non dégrossis, qualificatifs dérivés qui permettent de l’utiliser comme une injure ou à tout le moins comme une moquerie lorsqu’elle fait l’objet d’un usage autoréférentiel. Ces incultes, en outre, seraient pourvus, nous apprend le sous-titre de l’ouvrage, d’une « mauvaise conscience de classe » qu’il s’imposerait de redresser si l’on prétend « démanteler le Canada » comme l’affiche de manière claironnante la bande-couverture qui lui sert d’affiche et de programme.

Dans son essai, Deneault soutient une thèse au sens fort du terme, une proposition d’ordre conceptuel qui permettrait selon lui de reconsidérer la question nationale sous un jour neuf et d’en tirer les conclusions qui en découlent nécessairement.

Dès l’introduction, l’auteur abat en effet son jeu, met cartes sur table, faisant remarquer que le Canada, depuis les origines, se présente comme un « comptoir », une « entreprise coloniale », qu’il est une construction improvisée davantage qu’un véritable pays possédant cohérence et unité. Pour en saisir la signification et en prendre la juste mesure, on peut toujours recourir à une analyse en termes de classes sociales, distinguer une bourgeoisie commerçante puis industrielle, une classe ouvrière formée de travailleurs d’usine et d’agriculteurs, une couche intermédiaire évanescente, qualifiée de manière vague de classe moyenne, qui sert surtout de tarte à la crème dans les discours des politiciens de toutes obédiences.

Au-delà de cette constatation plutôt juste, mais bien générale, Deneault prétend que le Canada « répond historiquement de dynamiques qui concernent, par-delà cette seule approche, trois catégories d’acteurs d’un autre genre : le colonisateur, le colon et le colonisé ».

Ce qui est original dans cette manière de voir, ce serait l’introduction de la notion de colon dans l’équation. Critiquant les théoriciens de la décolonisation des années 1960 qui privilégiaient le rapport de confrontation entre le colonisateur canadian et le colonisé canadien-français (promu québécois), il affirme que c’était là « négliger complètement la figure centrale du récit, celle qui correspond à une majorité de “Canadiens”, soit celle du colon ».

Dans ce nouveau triangle, le colonisateur désigne les dirigeants de l’entreprise coloniale (sociétés à charte, grandes firmes commerciales et industrielles, banques, etc.), bref les classes dominantes. La notion de colonisé connaît un déplacement, elle renvoie dans cette typologie renouvelée aux premières nations dépossédées et parquées dans des réserves ou des enclos urbains. Le colon, pour sa part, désigne la force de travail, les « petites mains de l’exploitation coloniale », la « classe moyenne » qui s’est formée au cours des décennies et des siècles, dont le statut demeure subalterne et qui s’en console en tant que grande consommatrice des biens produits par la société de masse contemporaine.

Formes et figures du colon

Deneault étudie ensuite les formes et figures que revêt successivement ce nouveau personnage capital, déterminant pour comprendre la logique et le fonctionnement du Canada d’hier et d’aujourd’hui. Il rappelle ainsi que chez les analystes de la colonisation de l’après-guerre (Memmi, Fanon, Sartre, etc.), le colon est souvent escamoté, « travesti en colonisateur », considéré et dénoncé comme tel alors qu’il n’est qu’un « simple rouage de l’entreprise coloniale », encore que l’on pourrait lui objecter que dans certains cas (l’Algérie, l’Indochine à titre d’exemples), il agissait aussi comme un véritable colonisateur.

Dans certaines représentations, on rencontrera le colonisé « travesti en colon ». Des historiens de la Nouvelle-France le décriront par exemple comme un « allié », un collaborateur dans le commerce des fourrures. Mais cette représentation demeure ponctuelle, et son statut de colonisé refait surface au moment où on le voue aux réserves et où on tente de le faire disparaître en tant que tel par la mise sur pied d’écoles particulières et de mesures d’adoption qui conduisent à son assimilation à la nation dominante.

Travesti à l’occasion en colonisateur, le colon peut également être perçu par méprise comme un colonisé. Ce serait, pour reprendre une expression de l’historien et sociologue Denys Delâge, évoquant le cas des Québécois, des « colonisateurs colonisés ». À cette caractérisation, Deneault préfère sa notion de colon qui décrirait plus précisément le statut et le rôle de cette classe subalterne.

Enfin, dans cette évocation phénoménologique, le colonisateur peut apparaître « travesti en colon » (pêcheur besogneux, commerçant de fourrure bienveillant) faisant oublier sa nature d’entrepreneur colonial derrière l’image embellie du colon vaillant qu’il était dans les temps héroïques précédant son ascension comme l’illustrent les pionniers de plusieurs grandes familles canadiennes (les Bronfman, McGill, Molson, Robin de ce monde).

Le chaînon manqué

Au terme de ces observations factuelles, l’auteur tire la conclusion que les colons sont victimes d’aveuglement, d’une « mauvaise conscience de classe » qui les empêcherait de voir et de comprendre le Canada réel, son « fondement historique » aussi bien que les « conséquences pratiques de son développement » dont ils sont particulièrement affectés dans leur vie quotidienne et sociale. Se réfugiant dans l’illusion que leur pays est une création authentique et s’accrochant à quelques mythes consolateurs, ils fuiraient leurs responsabilités en tant que citoyens. « Jamais tout à fait coupables, jamais tout à fait victimes », fait remarquer l’auteur, contrairement aux colonisés, ils jouent un « rôle ambigu » pour échapper à une prise de conscience qui pourrait s’avérer douloureuse et périlleuse.

À quel projet sociopolitique cette prise de conscience pourrait-elle éventuellement se rattacher ? Ce n’est pas très clair et c’est la lacune probablement la plus importante de l’essai de Deneault. Bien qu’il soutienne vigoureusement que le Canada est une construction artificielle, une « étoile morte », une « créature du capitalisme » à « démanteler », il ne suggère aucune solution concrète de remplacement. Il se borne à espérer que la reconstruction souhaitée se fasse en fonction des communautés locales et des préoccupations écologiques : aussi vaste que vague programme !

Sa perspective géopolitique demeure pancanadienne, le Québec comme société spécifique n’est à peu près pas pris en considération, si bien que la notion de colon que l’essayiste propose demeure théorique, abstraite, guère opérationnelle sur le plan stratégique. La question nationale n’est pas abordée explicitement, elle demeure un impensé de l’ouvrage, un acte manqué qui s’apparente à un évitement, décevant au terme d’un parcours intellectuel particulièrement éclairant.

Échapper à l’œil du maître

La préoccupation proprement politique est davantage présente dans l’essai de Dalie Giroux, L’œil du maître. Celui-ci comporte, comme le livre de Deneault, une partie théorique et analytique et une seconde plus personnelle, que l’autrice qualifie de « déambulation littéraire » dans l’imaginaire colonial québécois[5].

Dans l’introduction de l’ouvrage, l’autrice entend se situer par rapport au nationalisme moderne, celui qui émerge au tournant des années 1960 et qui va infléchir, sinon dominer, le paysage politique depuis lors. Plus précisément, il s’agira d’interroger de manière critique la nature et le discours du projet que l’on retrouve dans le fameux slogan « Maîtres chez nous ». Cette affiche claironnante, créée dans l’effervescence de la campagne électorale de 1962 centrée sur la nationalisation de l’électricité, innerve tant la « Révolution tranquille » que le nouveau nationalisme offensif qui émerge dans son sillage.

Ce projet global a du plomb dans l’aile, on le sait, il ne suscite plus guère la passion. Mais il s’offre aussi comme un héritage à reconnaître et surtout à questionner avant de le reconduire après (ou sans) actualisation ou de le relancer sur des bases radicalement nouvelles. C’est la question centrale qu’il faut soulever et traiter : « Que peut-on faire de cet héritage des années 1960-2000, de ses ratés, de ses contradictions ? ». La réponse à cette question cruciale, insiste l’autrice, devrait constituer un préalable à la réactivation d’une véritable émancipation repensée et mise en branle dans la perspective d’une authentique décolonisation accomplie par et pour les dépossédés, les exclus de tous genres tant sur le plan économique et social que sur le plan culturel.

C’est selon cette optique décolonisatrice que l’autrice reconstitue dans son premier chapitre la généalogie du nouveau nationalisme qui se profile au début des années 1960 sous la double forme d’une reconquête économique, patente chez les libéraux qui s’en font les promoteurs enthousiastes, et d’un projet indépendantiste qui en serait un couronnement politique pour les souverainistes. Il s’agirait d’échapper au statut de colonisé qui caractérise la condition des « Canadiens » sous le régime français et des « Canadiens français » sous le régime britannique qui lui succède.

Ce discours de reconquête comporterait toutefois, selon Giroux, un « brouillage épistémique », une face cachée, sinon masquée, consistant en un projet et un discours de maîtrise inavoué et sans doute inavouable : celui de devenir un « peuple patron », image tamisée et refoulée sous celle du « nègre blanc » proposée par Pierre Vallières pour décrire la situation d’aliénation des Québécois de son temps. C’est à cette ambivalence que renvoie la représentation du colonisateur/colonisé, qui sous-tend le discours de la Révolution tranquille et du néonationalisme qui devraient permettre d’« accéder à la dignité du colonisateur, celle de propriétaire de l’ensemble des dispositifs de dépossession ». Dans ces termes, l’entreprise coloniale s’approfondirait, mais avec de nouveaux acteurs, les promoteurs du Québec inc.

En ce point de son argumentation, comme en quelques autres, l’autrice, convaincue des vertus de son argumentation, n’hésite pas à signaler de manière un brin triomphaliste qu’« aucune autre lecture ne résiste à l’analyse ». C’est aller un peu vite en affaires et tourner les coins ronds. Cette lecture a tendance à réduire l’indépendantisme québécois à son véhicule péquiste qui, effectivement, dès sa fondation, a abandonné toute volonté de rupture avec le système colonial dont il entendait devenir un « associé », puis un « partenaire ».

Ce n’était cependant pas le cas de la gauche indépendantiste qui, au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), à Parti pris, puis dans le courant socialisme et indépendance des années 1970, s’inscrivait dans une perspective de décolonisation que l’on retrouve formulée autrement par Dalie Giroux. Cela dit, même cette mouvance progressiste, il est vrai, a largement ignoré la question autochtone dans ses analyses et ses prises de position.

La variable autochtone[6]

La variable autochtone se situe au cœur, au foyer de la réflexion de l’autrice qui s’y intéresse après une rencontre déterminante avec Georges E. Sioui, premier historien patenté de cette communauté, auteur de travaux qui ont fait date en proposant une relecture de l’Amérique à partir du point de vue des Autochtones. Ce nouveau regard séduit l’autrice au point de la conduire à devenir elle-même une spécialiste de la culture et de la littérature autochtones comme en témoignent d’ailleurs des passages particulièrement justes et émouvants de son essai.

Au contact de ce que l’on a convenu d’appeler la « renaissance autochtone », Dalie Giroux reconsidère son point de vue antérieur sur l’histoire de l’Amérique, et plus particulièrement sur celle du Canada français dont la présence des Premières Nations constitue une tache aussi indélébile qu’aveugle. Cette prise de conscience implique donc un renversement de l’historiographie traditionnelle et une nouvelle écriture de l’histoire qui relève d’une vision circulaire, holistique, du monde, contraire à celle davantage linéaire et « progressiste » des historiens inspirés par « l’œil du maître » occidental.

Cette métamorphose de l’autrice n’est pas qu’épistémologique, elle est également personnelle et politique. Devant le riche héritage revendiqué par la « renaissance autochtone », elle se sent dépossédée, ne possédant pas d’appartenance forte à laquelle se rattacher, traversée par une mauvaise conscience, qui s’apparente à celle évoquée par Deneault. Cette conscience aliénée en fait une « mauvaise pauvre », au sens où l’entend l’écrivain Yvon Rivard[7], en proie au ressentiment comme la communauté à laquelle elle appartient.

Cette rencontre avec la seule communauté dont le statut de colonisé ne fait aucun doute a été ratée par le néonationalisme en général et de manière plus particulière par le Parti québécois (PQ) alors qu’il était au pouvoir. Et ce, à plusieurs reprises très clairement signalées et décrites dans le détail par l’autrice, qui sont autant d’occasions manquées.

Créer une nouvelle alliance

Ces échecs peuvent-ils être dépassés aujourd’hui par une nouvelle alliance qui permettrait de sortir enfin de la prison coloniale ? Comment ? Par et pour qui ? C’est la question !

L’option indépendantiste, privilégiée par Dalie Giroux, pourrait représenter ce pôle de convergence, mais à certaines conditions. La stratégie qu’elle implique exige la reconnaissance d’« affects collectifs à soigner », en particulier chez les vieux militants et militantes nationalistes déçus par les échecs référendaires et désemparés devant l’indifférence présumée de la jeunesse, donnant ainsi lieu à un conflit intergénérationnel dont on pourrait se passer. Elle exige également de mobiliser une « énergie politique sans allégeance », un « ferment de révolte » inemployé, en dormance, parfois engagé dans des luttes sectorielles sur les fronts de l’écologie ou du racisme par exemple, mais éloigné pour diverses raisons des luttes globales. Elle présuppose en outre une reformulation théorique et politique du projet indépendantiste en tant qu’entreprise de décolonisation, visant à « détruire » – Deneault parle de « démanteler » – les fondements et les structures de l’État fédéral canadien.

Dans sa « conclusion en forme de blocs erratiques » (clin d’œil à Hubert Aquin ?), l’autrice estime qu’il faut, dans le cadre de cette visée, réécrire ce qu’elle appelle « une histoire du bas », des marges, des multiples et singulières manifestations d’un « devenir mineur en Amérique ». C’est sur ces fondements que pourrait reposer un projet sociopolitique, fondé sur un double refus : de la mondialisation « écocide » et du « racisme colonial » et qui reconsidèrerait de manière radicale le rapport à la Terre Mère et au territoire.

La visée politique est ici explicitée, contrairement à ce que l’on a vu chez Deneault, mais elle demeure d’ordre très général. Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ? Par une alliance des partis politiques souverainistes ? Par un pacte avec les Autochtones qui permettrait de les intégrer pleinement à la lutte ? Par la mobilisation du monde syndical ? Par l’implication de la jeunesse actuellement dispersée, sans organisation minimalement représentative ? Ces questions stratégiques ne sont pas vraiment abordées. Dommage car pour « crever l’œil du maître », derniers mots du livre, il faudra davantage que des critiques, moment négatif nécessaire de l’entreprise, et que des incantations lyriques : un programme proprement politique.

C’est cette tâche que s’est assignée Benoît Renaud, se faisant le porte-parole non officiel et non autorisé du projet porté par Québec solidaire dont il est toutefois un membre influent de l’aile pluraliste et inclusive de ce parti.

Devenir un peuple libre par l’indépendance

C’est la voie qui est clairement signalée par le titre même du livre de l’essai de Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion. Il s’agit ici de réexaminer et de relancer l’option indépendantiste à la lumière de deux enjeux majeurs de la période actuelle : la montée du racisme et le débat sur la laïcité.

La démonstration de l’auteur s’appuie sur un constat global qui recoupe celui formulé par plusieurs personnes commentatrices et actrices de la scène politique : le projet national connaît actuellement une « crise profonde » à la suite entre autres du virage effectué par le Parti québécois, passant du nationalisme civique au repli identitaire. Celui-ci confirme la dimension conservatrice du projet national porté par ce parti qui a déjà depuis longtemps renoncé à l’indépendantisme, le troquant pour la souveraineté-association, et qui a sauté à pieds joints dans le train du néolibéralisme dès les années 1980. Si bien que l’indépendance n’y existe guère plus que comme « marqueur identitaire », un mantra consolateur pour consommation interne.

Cette renonciation à son projet d’origine par le PQ ne signifie pas pour autant la fin de la « question du Québec » qui demeure irrésolue, tant l’opposition entre les deux modèles de société portés par le fédéralisme canadien et le nationalisme québécois demeure irréductible. On ne voit toujours pas comment le projet canadien fondé sur le bilinguisme, le multiculturalisme et l’égalité des provinces, et celui du Québec s’appuyant sur le français langue commune, l’interculturalisme et un État national fort pourraient s’avérer compatibles.

L’indépendance, dans ce cadre global, apparaît toujours comme une nécessité. Mais il faut la repenser dans des termes qui tiennent compte étroitement de la conjoncture actuelle, plus particulièrement du racisme et du laïcisme, deux questions éminemment sensibles. À l’instar de Dalie Giroux, Benoît Renaud estime qu’une alliance avec les Premières Nations doit être un des piliers du nouveau projet indépendantiste et qu’elle doit s’imposer avec l’évidence de la nécessité tant le règlement de cette question est devenu urgent, d’abord pour elle-même, ensuite dans son rapport avec la question nationale québécoise. Il faut par conséquent reconnaître la nature structurelle et systémique de la dépossession des Autochtones et s’engager résolument à y mettre fin.

Cette admission d’un racisme systémique vaut également pour certaines communautés (noire, arabo-musulmane) visées par des discriminations de toutes sortes, des politiques sur l’immigration aux exactions de la vie quotidienne en passant par l’accès au logement et au travail. S’inspirant de l’ouvrage de Pierre Tavanian, La mécanique raciste[8], Renaud décrit les différentes formes que prend cette intolérance au Québec, en s’attardant en particulier à l’islamophobie, tendance qui a émergé au moment de la crise des accommodements raisonnables en 2007 et qui s’est cristallisée lors des débats suscités par le projet de charte péquiste proposé quelques années plus tard et la loi 21 sur la laïcité dont la communauté musulmane a surtout fait les frais.

Au terme de ses analyses qui impliquent un engagement ferme dans ces deux causes, l’auteur conclut non seulement qu’elles valent pour elles-mêmes, mais qu’elles constituent une « planche de salut » pour le mouvement indépendantiste.

Si l’on veut que le projet souverainiste trouve enfin son accomplissement, il faudra créer à court et à moyen terme, une vaste coalition réunissant les peuples colonisés des Premières Nations, les communautés racisées, les écologistes, les syndicats, les groupes de femmes et la jeunesse politisée en plus des regroupements indépendantistes bien entendu. Très concrètement, ce projet pourrait s’incarner dans la formule de « l’assemblée constituante » qui, au-delà des groupes cibles, permettrait de rejoindre l’ensemble des citoyens et des citoyennes dans une démarche authentiquement populaire présentée comme un « geste de rupture », radicalement démocratique.

C’est, on le sait, la démarche proposée par Québec solidaire. Le Parti québécois pourrait-il s’y inscrire et s’associer à ce projet ? L’auteur écarte rapidement cette hypothèse tant le projet proposé lui semble incompatible avec le virage adopté par ce parti depuis une quinzaine d’années. Pourtant, à défaut d’envisager une alliance sous forme d’un pacte politique en bonne et due forme, on s’étonne tout de même que la question du ralliement, sinon des membres de ce parti, du moins de ses électeurs, soit totalement évacuée, du moins explicitement, compte tenu de la nécessité de réunir le plus large éventail de sympathisants et sympathisantes de ce combat qui se situe au-delà des intérêts strictement partisans.

En guise de conclusion : à nouvelle analyse, nouvelle stratégie

Les quatre auteurs et autrice, dont j’ai rappelé ici, à larges traits, les analyses et les positions, placent tous au centre de leurs réflexions le concept de nation et les théories de la décolonisation.

C’est sur cette base qu’ils repensent la question nationale. Eric Martin se distingue en inscrivant sa perspective dans le prolongement des théories formulées au moment des guerres d’indépendance menées au tournant des années 1960 par les penseurs de la décolonisation (Memmi, Fanon, Sartre, etc.) et leurs émules québécois se situant dans la gauche du RIN et de la revue Parti pris. Il s’agit de reprendre, en l’actualisant, un héritage qui conserve sa pertinence.

Ce rapport à l’héritage est toutefois remis en question de manière radicale par Dalie Giroux qui estime qu’il faut en finir une fois pour toutes avec le legs du « Maîtres chez nous », une métaphore idyllique qui masquerait un projet de reconquête coloniale, dont les principaux perdants seraient encore une fois les Autochtones et les dépossédé·e·s des « marges » de cette entreprise : immigrants, communautés racisées et autres exclus de nos sociétés.

Cette remise en question de la « Révolution tranquille » n’est pas nouvelle. On la retrouve déjà au moment où elle se déroule ou tout de suite après chez certains analystes comme Dorval Brunelle ou Fernand Dumont par exemple, et plus tard chez les historiens « révisionnistes » qui réévaluent son caractère inédit et insistent sur son lien de continuité avec la période antérieure – la société duplessiste – qu’elle prolongerait davantage qu’elle ne représenterait son contre-modèle, son envers moderne et progressiste[9]. La critique de Giroux est toutefois beaucoup plus profonde et se situe ailleurs, au niveau de l’impensé de cette période accélérée de changements, son imprégnation à ses yeux fortement colonialiste avec laquelle il s’impose de rompre totalement.

À sa manière, l’essai de Deneault se situe en continuité avec cette analyse dont il se démarque cependant par un cadrage différent, privilégiant une analyse pancanadienne, escamotant d’une certaine manière la question nationale proprement québécoise. Il reste qu’à défaut de prôner l’indépendance comme ses collègues convoqués ici, il ne s’oppose pas à cette perspective qui pourrait être une des options possibles pour « démanteler » le Canada dans sa forme impérialiste (à l’externe) et colonialiste (à l’interne).

Ces perspectives théoriques et les propositions politiques qui en découlent ne disposent pas en elles-mêmes de la question nationale. Ce ne sont pas non plus les seules raisons pour lesquelles on peut revendiquer l’indépendance. On peut la souhaiter notamment pour des motivations culturelles : assurer la persistance dans le long terme d’une communauté francophone originale, singulière, sur le continent nord-américain. Ce sont cependant des avancées sur lesquelles on peut s’appuyer pour construire une stratégie convaincante et un programme sociopolitique concret. Cette tâche reviendra aux organisations, groupes et partis qui voudront bien s’associer à cette entreprise qui pourrait permettre au Québec de parvenir enfin à une pleine existence politique.

Jacques Pelletier est professeur associé au Département d’études littéraires de l’UQAM et essayiste


  1. Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017.
  2. Alain Deneault, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux, 2020.
  3. Dalie Giroux, L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d’encrier, 2020.
  4. Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion, Montréal, Écosociété, 2020. On pourra aussi se reporter au dossier « La question nationale revisitée » des Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, qui s’inscrit à sa manière dans ces tentatives de reformulation.
  5. Cette dimension est signalée explicitement dans le sous-titre du livre Figures de l’imaginaire colonial québécois.
  6. Pour une version abrégée et condensée de cette perspective, on pourra se reporter à l’article de Dalie Giroux, « Les peuples autochtones et le Québec : repenser la décolonisation », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, p. 114-122.
  7. Sur ce point, on pourra se reporter au chapitre « L’héritage de la pauvreté » du livre d’essais d’Yvon Rivard, Personne n’est une île, Montréal, Boréal, 2006.
  8. Pierre Tavanian, La mécanique raciste, Paris, La Découverte, 2017.
  9. Sur ce débat, on pourra se reporter au chapitre « La Révolution tranquille : un héritage en procès », publié dans Jacques Pelletier, Université : fin de partie et autres écris à contre-courant, Montréal, Éditions Varia, 2017 (Coll. Proses de combat), p. 111-135.

 

Le caractère ludique des manifestations populaires ne menace pas la lutte pour l’émancipation des malheureuxe[1] haïtiens[2]

25 mai 2022, par CAP-NCS
Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. (…)

Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. Presque tous les outils démocratiques de contestation sont passés en revue et les catégories socio-professionnelles proches et sensibles à la situation des couches populaires se sentent de plus en plus concernés. Il y a seulement deux dimanches (13 et 20 octobre 2019) depuis que certains de nos artistes et acteurs culturels paraissent s’engager dans la lutte auprès des classes populaires. D’où leur participation de manière formelle et officielle dans ces mouvements de protestation. Cela confirme la thèse que nos artistes sont dans les rues sous la convocation du peuple souverain mais non l’inverse. Il incite à questionner aussi la relation entre les créations artistiques et culturelles et les mouvements sociaux et populaires. L’engagement de ces artistes concrétise dans la signature d’une pétition et la participation dans la grande manifestation du dimanche 13 octobre 2019.

Nous constatons une vaste critique des deux derniers dimanches (13 et 20 octobre 2019) de manifestations populaires sur les réseaux sociaux. Ces critiques visent essentiellement la dimension festive et ludique, c’est-à-dire attitude festive des participants dans des manifestations populaires. Pour certains, elles résultent de la participation des artistes et pour d’autres, elle incarne l’aliénation des participants car, la bamboche, le plaisir et le loisir sont des accessoires dans les protestations politiques. Pour ces critiques, le caractère ludique des manifestations engendre la confusion des vrais objectifs du mouvement. En réalité, ce qui distingue les manifestations d’avant et celles des dimanches 13 et 20 octobre 2019, c’est le code vestimentaire. Une bonne partie des participants sont vêtus de maillot blanc, ce qui renforce le caractère esthétique du mouvement mais aussi il augmente le risque de se faire arrêter et tuer après la manifestation par les mécènes du régime nécropolitique PHTK (Mbembe, 2006).

Néanmoins, il y a une relative augmentation de la musique et le nombre de participants également. Si la danse et la musique ne sont pas des nouveaux outils dans les protestations populaires, où est le problème avec la forte dose de ludicité dans les manifestations populaires ? Le problème n’est pas là. Déjà, nous postulons que la dimension ludique des protestations populaires est une expression d’un besoin social de loisir aussi important que les autres besoins. En d’autres termes, l’utilisation des manifestations comme aussi une pratique de loisir par les classes populaires semble schématiser l’existence réelle d’un besoin social de loisir dans la société haïtienne. Cela implique que les éléments liés au divertissement ont de plus en plus exprimé et intégré les revendications populaires.

La satisfaction du besoin social de loisir est une revendication comme les autres

Ces mouvements de protestation est un prétexte pour poser le problème de la refondation du système socio-politique et économique précipité par l’assassinat lâche de Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce système alimente des inégalités sociales de plus de deux siècles. Les couches populaires haïtiennes sont en manque de presque tout. L’État, l’international communautaire et les classes possédantes contribuent grandement à la reproduction de cette situation. La complicité et l’alliance socio-historique de ce trio prédateur a accéléré l’appauvrissement des classes populaires haïtiennes durant les trois dernières décennies. Cela a favorisé l’apparition et la systématisation des mouvements de protestation populaire dans la période actuelle. Ainsi, la demande populaire de l’éradication de la corruption dans l’État autour de la pertinente question « Kot kòb petwokaribe a ? » est consubstantielle de la revendication d’un projet de nouvel ordre politique autour de la grammaire « chavire chodyè » (Thomas, 2019). Cette dernière s’appose à la fabrication du malheureux haïtien, c’est-à-dire elle exprime une rupture à la désarticulation de l’État et la nation. Cela pourrait garantir la réalisation d’une vie digne pour tous les Haïtiens. Une « vie dans la pauvreté » suivant la conception de Georges Anglade, cela veut dire le minimum que l’humanité a besoin pour vivre. Elle se distancie de la misère (Anglade, 2008).

L’État ne garantit aucun droit pour les classes populaires dans notre société. Le non-respect de nos droits est l’expression de l’orientation socio-historique de l’actuelle organisation politique. Cette dernière n’a pas été et elle n’est jamais responsable envers nous, les malheureux/ Malere. Nos revendications n’ont pas changé. Dans toute l’histoire de notre société, nous luttons toujours pour notre liberté et notre bien-être, c’est-à-dire pour l’épanouissement de nous tous. Notre revendication commence avec la possession en chair et en os de notre parcelle de terre passant par la lutte contre la vie chère, pour l’instruction publique gratuite, pour le droit à l’alimentation, au logement décent, à la santé. Bref, toute notre histoire est marquée par la lutte pour le respect de nos droits pertinemment représentés dans notre expression créole « tout Moun se Moun ».

Le loisir s’intègre de plus en plus dans nos revendications. Il est un besoin social comme les autres. Les humains ne vivent pas seulement de pain mais également du divertissement et du plaisir. En effet, les mouvements de protestions actuelles visent fondamentalement l’effondrement de l’État (Lespinasse et Thomas, 2017) et nous, nous sommes sur le macadam pour exiger la satisfaction de nos besoins en alimentation, en instruction, en santé et aussi en loisir. C’est-à-dire le minimum que nous avons besoin pour continuer à habiter le pays comme cela devrait être. Le loisir, schématiquement, se définit comme toute activité pratiquée durant les « temps libres » qui a pour objectif de se divertir, de se détendre et de se développer. D’où le fameux 3D que les pratiques de loisir doivent atteindre. Nous nous rappelons que le manque ou la précarité est l’un des éléments qui nous caractérisent. Cette précarité est aussi liée à l’accessibilité des activités de loisir. Ce qui implique un ensemble de pratiques nouvelles de loisir dans notre société et aussi l’utilisation des manifestations populaires comme une pratique pour se divertir et se détendre. De ce fait, ces manifestations sont non seulement un outil politique mais aussi une pratique ludique et festive. Il est une occasion comme les autres pour que les opprimés s’expriment leur joie de vivre dans cette tribulation (Casimir, 2017).

Le loisir n’est pour rien : le trio-prédateur[3] affiche son vrai visage

Certaines critiques n’ont pas exclusivement tort de condamner l’utilisation des manifestations populaires comme aussi une pratique de loisir. D’une part, cela semble durer trop longtemps puisque des centaines de milliers d’Haïtiens sont dans les rues chaque jour depuis juillet 2018 pour protester et manifester contre le système oligarchique et inégalitaire représenté par le PHTK (Pati Ayisyen Tèt Kale). D’autre part, tous les outils déjà utilisés par les manifestants s’avèrent inefficaces. De sit-in à la manifestation dans les rues, devant les institutions de l’international communautaire[4] passant par les conférences de presse, pétition, le phénomène « Peyi-Lòk ». Depuis plus d’un an, l’utilisation de ces outils démocratiques prouve leur « inefficacité » pour atteindre la première phase du mouvement, la démission du chef d’État de l’époque, Jovenel Moïse et l’établissement d’un gouvernement populaire provisoire. Nous nous retrouvons dans une impasse à ce cas de figure. Il devient tout naturel de questionner comment peut-on lutter contre un système non démocratique représenté par un pouvoir tyrannique avec des outils démocratiques. Certainement, la faute n’est pas au caractère ludique des manifestations mais à la répression et au mépris structurel du pouvoir d’État.

L’avenir des mouvements de protestation populaire n’est pas dans l’utilisation des pratiques démocratiques citées plus haut. Autrement dit, comment peut-on déranger le pouvoir politique et économique actuel ? Il est presque certain que la réponse n’est pas dans les outils habituellement utilisés. Parce que nous avons en face de l’un des pouvoirs politiques les plus violents dans l’histoire contemporaine de notre société. Ce pouvoir n’a aucune gêne à exterminer et/ou à massacrer une partie de la population pour assurer sa domination contestée. Nous ne devons jamais oublier les massacres de La Saline, de Grand-Ravine, de Village de Dieu et de Carrefour-feuille (Darbouze, 2019). Considérant ces faits, les outils alternatifs de lutte sont bienvenus dans le mouvement de protestation actuel. Il devient plus que nécessaire de recourir à d’autres formes de lutte face à ce pouvoir tyrannique et oligarchique. Tout outil de contestions qui peut déranger l’ordre social existant à sa place dans ce mouvement populaire.

Les derniers mots sont dans les mains des organisations révolutionnaires et populaires. Elles seraient des avant-gardes et arrière-gardes de ce mouvement de protestation. Parce qu’elles sont les seules capables d’assurer le leadership et la direction de tout gouvernement de transition vers une société équitable. Ne soyons pas dans l’illusion de penser que les plusieurs millions d’Haïtiens mobilisés auront assuré la direction et l’acheminement des revendications populaires. Ils sont toujours dans les rues. N’attendons pas qu’ils soient fatigués. Presque deux ans de lutte consécutive par les classes populaires haïtiennes, ces organisations ne se font toujours pas sentir. Or, elles devraient être la cellule idéologique et politique du mouvement. Qui sont des penseurs des tactiques et des stratégies des luttes actuelles ? Toute nouvelle méthode de lutte devrait penser au sein de ces organisations. Il est encore tôt pour que ces dernières accompagnent les malheureux dans les luttes pour l’épanouissement de leur corps et leur esprit. Nous devons commencer à chanter le libera pour les politiciens rapaces. L’heure est à l’organisation populaire et révolutionnaire.

Donc, toute la lutte pour le bien vivre des malheureux haïtiens devrait nécessairement intégrer l’aspect ludique (le chant, la danse) et le plaisir. C’est la raison pour laquelle le besoin social de loisir comme les autres besoins sociaux manifeste dans les mouvements de protestations populaires. C’est un fait anthropo-historique qui justifie la dimension totale et multidimensionnelle de l’être haïtien (Price Mars, 1928).

Pierre Jameson BEAUCEJOUR est Sociologue

bpierrejameson@yahoo.fr


  1. « Le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. » (Casimir, 2018 :339)
  2. Cet article a été publié pour la première fois dans le contexte de vagues mobilisations populaires autour du mouvement pétro-caribe, exactement le 22 octobre 2019. Il vise à critiquer un discours qui culpabilise les attitudes ludiques et festives des couches sociales populaires dans les manifestations populaires. Nous avons proposé de le republier parce qu’il a disparu dans le premier journal qui l’été publié.
  3. Une expression que j’ai esquissée dans un article publié en décembre 2017. Elle désigne ’État, internationale communautaire et les grands courtiers(les classes possédantes) en Haïti » (Beaucejour, 2017)
  4. Il est un concept de Jn Anil Louis-Juste. Pour ce penseur haïtien, « L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc. »

 

Réinventer la démocratie en temps de pandémie

25 mai 2022, par CAP-NCS

Depuis le 13 mars 2020, le gouvernement québécois a renouvelé l’état d’urgence sanitaire plus de 80 fois[1]. Et, comme le dénonce la Ligue des droits et libertés depuis le mois de mai 2021, le fait de renouveler sans cesse l’état d’urgence est très problématique sur le plan démocratique[2]. Dans ce contexte de mesures exceptionnelles, les citoyens et les citoyennes assistent passivement aux points de presse où on les informe des décisions qui ont déjà été prises pour eux sans véritable consultation. On peut penser qu’une consultation avant l’adoption du couvre-feu aurait peut-être permis de sauver la vie de l’innu Raphaël « Napa » André, retrouvé mort gelé dans une toilette chimique « à deux pas du refuge fermé qu’il avait l’habitude de fréquenter[3] ». Il aura fallu l’intervention de la société civile devant les tribunaux pour faire suspendre cette mesure inhumaine pour les plus démuni·e·s[4]. Une confrontation publique sur les raisons du couvre-feu aurait peut-être mis en évidence l’absurdité de son application aux sans-abris.

Si nous dénonçons la perpétuation de l’état d’urgence sanitaire au nom de la démocratie, encore faut-il préciser ce que nous entendons par démocratie. Et surtout : sommes-nous dans une véritable démocratie ? En fait, la réponse varie selon nous en fonction de nombreux biais idéologiques. Les conservateurs vont adopter une définition de la démocratie correspondant à ce qu’on appelle un gouvernement représentatif. Grosso modo, il s’agit de laisser l’élite décider pour le peuple et en son nom. Parce que laissé à lui-même, le peuple ne serait pas en mesure de prendre des décisions éclairées. Du côté socialiste, on vise plutôt une démocratie qui serait davantage participative et plus directe, car les décisions ne devraient pas être laissées aux seuls experts ou aux classes dirigeantes. Rappelons-nous que ce conflit entre démocratie représentative et démocratie participative a pris une forme très concrète lors des grèves et luttes étudiantes en 2012 au Québec.

Selon la conception que défend le philosophe Philip Pettit, la démocratie ne résiderait pas uniquement dans les pratiques électorales régulières et ouvertes en principe à toutes et tous, mais dans la possibilité réelle et concrète pour les citoyennes et les citoyens d’exercer un contrôle sur les décisions et les actions de l’État[5]. La référence à l’élection est nettement insuffisante pour rendre compte de ce que peut et de ce que doit être une démocratie. La légitimité des décisions politiques en démocratie reposerait non pas sur le mode de scrutin, mais sur l’égalité de statut des membres de la communauté politique lors de la participation aux affaires communes. Pour certains, cependant, cette égalité de statut pour prendre part aux délibérations collectives dans la sphère publique demeure insuffisante pour bien cerner la légitimité des pratiques démocratiques. On peut en effet augmenter d’un cran l’exigence propre à la légitimité des décisions politiques. En effet, selon la conception « épistémique » de la démocratie, la délibération entre égaux aurait une « propension à produire des résultats politiques corrects[6] ». La démocratie n’est donc pas seulement un régime politique qui égalise les conditions. Elle est encore moins un marché des préférences de chacune et chacun. Elle est un ensemble de pratiques et de procédures qui identifie, mieux que les autres régimes, autocratique ou aristocratique[7], les mesures les plus adéquates pour répondre aux besoins de toutes et tous.

Conséquemment nous pouvons nous demander quelle est donc la conception du pouvoir qui se dissimule derrière le gouvernement actuel en mode pandémie ? Les dirigeants semblent avoir adopté, sans le savoir, l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas[8]. Ce dernier préconise en temps de crise un modèle de décision calqué sur la figure du père de famille. L’État devient paternaliste pour la bonne cause. Nous devons faire confiance en temps de crise aux dirigeants qui prennent des décisions pour nous, car ils seraient en mesure de bien prendre en compte les intérêts de la collectivité au nom du bien public. La citoyenne ou le citoyen isolé n’aurait qu’une vue limitée en fonction de ses propres intérêts. De plus, il serait trop lourd de compter sur chaque décision individuelle. Ainsi, on s’en remet à une sorte de tyrannie bienveillante ou autorité éclairée, afin de nous sauver du désastre. Selon l’approche de Jonas, les citoyennes et citoyens, s’ils étaient consultés, ne seraient pas en mesure d’adopter un programme de restrictions nécessaires pour faire face à la crise. L’ennui est que, dans ce contexte, la démocratie devient une victime collatérale et en prend pour son rhume. Certains intellectuels[9] sont même allés jusqu’à saluer l’efficacité du régime autoritaire chinois dans sa gestion de la crise sanitaire. La démocratie et son attachement au respect des droits civils et politiques ne seraient efficaces et souhaitables qu’en l’absence de crise. Les « droits de l’hommiste » et la participation citoyenne aux décisions collectives devraient alors être relégués temporairement aux oubliettes, le temps que la crise passe. Rappelons toutefois que le docteur Li Wenliang qui a lancé l’alerte relativement à la propagation du virus a été promptement censuré par Pékin, sous prétexte qu’il s’agissait d’une fausse rumeur[10]. Louer l’efficacité de l’autoritarisme, n’est-ce pas louer un régime qui cherche à éluder ses responsabilités quant aux causes de la pandémie ? Pouvons-nous nous permettre de mettre ainsi en veilleuse les pratiques démocratiques de consultation et de délibération sous prétexte qu’elles sont moins efficaces que l’autorité éclairée ?

En nous privant des pratiques démocratiques de la « confrontation des raisons », on se prive aussi de leurs nombreux avantages. Comme le souligne Charles Girard[11], la démocratie favorise l’égalité dans les décisions politiques. Aussi une confrontation publique des raisons est-elle beaucoup plus respectueuse de la capacité de chaque citoyenne ou citoyen de penser par lui-même. Les citoyens ont « droit à ce que soient justifiées devant eux les propositions politiques que l’on s’efforce de leur imposer[12] ». Ainsi, on peut adhérer aux décisions avec davantage d’égalité. Tenir compte des dissensus en s’appuyant sur une éthique communicationnelle permet aussi d’éviter les « consensus extorqués par contrainte[13] », selon l’expression de Jürgen Habermas. Les pratiques démocratiques ne tirent donc pas leur valeur de leur efficacité intrinsèque à produire les meilleures décisions, mais elles ont le mérite de former le jugement politique de chacun afin que l’obéissance aux normes soit librement consentie. Il importe pour cela d’aménager des temps d’arrêt et des espaces ouverts à toutes et tous, où on peut débattre des fins et des moyens de l’action gouvernementale. À titre d’exemple, les plateformes numériques, utilisées actuellement surtout comme outil de travail et de contrôle, pourraient servir de moyen d’émancipation. On pourrait concevoir des assemblées délibératives populaires en ligne, pour autant qu’on ne creuse pas davantage l’écart numérique entre les citoyens. Il convient cependant de souligner les limites des délibérations à distance, sans véritable face-à-face. Bruce Ackerman et James S. Fishkin[14] ont proposé d’instituer un jour férié de délibérations citoyennes non partisanes avant les élections. Il serait possible de penser à des moyens de transposer ce genre d’initiative à des périodes de crises sanitaires, écologiques ou économiques. Une fois l’urgence passée, on pourrait imaginer un temps d’arrêt pour délibérer en commun de la « reprise » ou de la « relance » de nos activités sur de nouvelles bases.

Certains penseront qu’il est naïf de croire qu’on puisse organiser des délibérations citoyennes civilisées en contexte de crise. Concédons que les pratiques démocratiques sont sensibles au contexte et que les délibérations dans de larges groupes ou même dans des groupes restreints ne produisent pas nécessairement les résultats les plus rationnels. Des études empiriques[15] en psychologie sociale et en économie comportementale ont même montré que la délibération pouvait conduire à une « polarisation de groupe », à radicaliser les individus et ainsi à compromettre la paix sociale. Ce phénomène se manifesterait surtout après la répétition de délibérations enclavées[16], en vase clos, où « les gens n’entendent que l’écho de leur propre voix[17] ». Deux mécanismes expliqueraient ce phénomène : 1) le désir de maintenir une identité, une réputation et une image de soi-même positive, 2) le fait que, dans un groupe homogène, le réservoir d’arguments et d’objections susceptibles de diversifier les positions est beaucoup plus limité que dans l’espace public. Éliminer les enclaves délibératives en cherchant à construire un vaste espace de délibération à l’échelle de la société pourrait néanmoins créer un autre problème : les groupes plus marginalisés ou les personnes dominées n’auraient plus de tribune où exprimer leur voix. Si les délibérations enclavées radicalisent, les délibérations ouvertes à toutes et tous ont tendance à exclure, car seules les voix déjà audibles et privilégiées se font entendre.

La sensibilité au contexte n’invalide pas cependant la valeur de la démocratie délibérative, elle n’est qu’une invitation à la prudence. Il est possible d’imaginer des mécanismes permettant d’atténuer les risques de radicalisation induits par les délibérations enclavées. Par exemple, un face-à-face réel de citoyennes et de citoyens qui ont des points de vue diversifiés sur des enjeux touchant le bien commun est crucial pour dépolariser les groupes et éviter qu’il y ait une monopolisation de la raison publique par les partis officiels ou par les médias traditionnels. À cet égard, le philosophe Oskar Negt précise que « pour y arriver, il est indispensable de maintenir un espace public indépendant qui permette la participation active des êtres humains, et qui doit comporter une vivification permanente des activités de base et la démocratie directe[18] ».

Après tout ce que nous vivons et avons vécu durant cette pandémie de la COVID-19, il nous apparaît urgent de présenter des arguments en faveur d’un renforcement des pratiques démocratiques en temps de crise. Au lieu d’avancer l’hypothèse que les pratiques démocratiques sont inefficaces et nuisibles en temps de crise, partons plutôt de l’idée qu’elles ne sont pas moins inefficaces et nuisibles que les pratiques autocratiques ou technocratiques. Notre thèse peut donc s’énoncer simplement : les pratiques démocratiques en temps de crise ne rendent pas l’exercice du pouvoir ni plus ni moins efficace, elles le rendent plus légitime en égalisant les conditions de formation du jugement citoyen. Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, le statut juridique de l’« état d’urgence sanitaire » est par essence antidémocratique. Il renforce la fonction exécutive du pouvoir en l’immunisant partiellement contre les contrôles et les contestations qui pourraient encadrer son exercice. Au Québec, les articles 118 à 130 de la Loi sur la santé publique prévoient en effet la possibilité pour le ministre de la Santé ou le gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire et d’adopter toute une série de mesures contraignantes par décret renouvelable aux dix jours. L’interprétation de ce qui constitue un état d’urgence sanitaire est cependant laissée à la discrétion du ministre ou du gouvernement. Bien que rassurante, la possibilité de désavouer cette interprétation par l’Assemblée nationale, prévue à l’article 122 de la loi, semble illusoire en contexte de gouvernement majoritaire. Si l’urgence sanitaire pouvait aisément justifier la gestion de la crise occasionnée par la COVID-19 par décret au tout début, en mars 2020, il semble que la durée de la pandémie aurait nécessité, et nécessite encore, un recul de la part du gouvernement et un examen attentif de son exercice du pouvoir. On a raté une occasion d’expérimenter des pratiques démocratiques en temps de crise, de tester notre capacité collective à délibérer et à décider collectivement de notre avenir. On a raté une occasion en or de tester les vertus de la démocratie délibérative.

Aussi, dans un contexte où les dirigeants politiques demandent sans cesse à toutes les couches de la population de se réinventer, ne pourraient-ils pas également faire leur part et réinventer à leur tour l’exercice et la participation démocratiques ? À l’instar de Barbara Stiegler[19], nous voulons adopter ce qu’elle appelle « l’hypothèse démocratique » qui consiste à essayer de mettre en place des fonctionnements démocratiques dans tous les lieux sociaux. Nous croyons que la délibération démocratique aurait toute sa pertinence dans un contexte de crise pandémique. Le pouvoir ne perd pas de son efficacité lorsqu’il inclut la délibération, bien au contraire, il atteint sa pleine légitimité. Au Québec, durant cette pandémie, nous avons négligé la possibilité de consulter les jeunes, les personnes âgées, le personnel soignant, le personnel enseignant et les autres membres de la société sur les décisions difficiles qui les concernent. De nombreux sacrifices leur ont été demandés sans leur consentement et sans délibération véritable, et ce, pendant pratiquement deux années. Les conséquences de cette négligence ont de graves répercussions sur la vie sociale. Nous devons faire valoir les bénéfices de la délibération citoyenne même dans un contexte de pandémie, pour que notre vie politique et sociale prenne tout son sens. Comme le soulignent David Robichaud et Patrick Turmel dans leur plus récent essai : « On n’a pas à choisir entre la démocratie et d’autres biens communs. Elle est en fait la condition de possibilité de tout choix collectif. La sacrifier n’est pas une option, sinon celle d’abandonner à d’autres notre liberté[20] ».

 


  1. Ce chiffre date du 1er novembre 2021, au moment d’écrire ces lignes. Pour la mise à jour du nombre de renouvellements, voir le site : <www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/coronavirus-2019/mesures-prises-decrets-arretes-ministeriels>.
  2. Le présent article se veut un appui à cette remise en question par la société civile du renouvellement de l’état d’urgence et des risques que cela représente pour nos institutions démocratiques. Voir le communiqué de la Ligue des droits et libertés du 13 septembre 2021 : <https://liguedesdroits.ca/18-mois-en-etat-durgence-sanitaire-il-y-a-toujours-bien-des-limites-a-confiner-notre-democratie/>.
  3. Isabelle Ducas et Maryssa Ferah, « Un sans-abri innu qui “se cachait des policiers” retrouvé mort ». La Presse, 18 janvier 2021.
  4. Henri Ouellette-Vézina, « Le couvre-feu suspendu pour les sans-abri », La Presse, 26 janvier 2021.
  5. Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 207.
  6. Juliette Roussin, « Démocratie contestataire ou contestation de la démocratie ? L’impératif de la bonne décision et ses ambiguïtés », Philosophiques, vol. 40, n° 2, automne 2013, p. 369-397.
  7. Ibid.
  8. Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion [1979], 1995.
  9. Boucar Diouf, « Droits individuels et inefficacité collective », La Presse, 16 mai 2020; Jean-François Caron, « Le meilleur régime en temps de pandémie », La Presse, 16 mars 2020.
  10. Eugénie Mérieau, « Ce que l’épidémie révèle de l’orientalisme de nos catégories d’analyse du politique », SciencePo, 21 juillet 2020.
  11. Voir Charles Girard, « Pourquoi confronter les raisons ? Sur les justifications de la délibération démocratique », Philosophiques vol. 46, n° 1, printemps 2019.
  12. Ibid. p. 69
  13. Voir à ce sujet : Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986, p. 260.
  14. Bruce Ackerman et James S. Fishkin, Deliberation Day, New Haven, Yale University Press, 2004.
  15. Pour un résumé synthétique devenu classique sur cette question, voir Cass Sunstein, « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent » dans Charles Girard et Alice Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Éditions Hermann, 2010, p. 385-440.
  16. La délibération enclavée est celle qui se déroule en plus petits groupes entre des personnes qui partagent les mêmes visions d’un enjeu ou les mêmes biais idéologiques.
  17. Sunstein, op. cit., p. 390.
  18. Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 30.
  19. Voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, 2021.
  20. David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, 2020 p. 100.

 

Décoloniser l’école ?

24 mai 2022, par CAP-NCS
« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « (…)

« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « postcolonial » et autochtone. La recherche de Marie Salaün a été réalisée à partir d’un terrain en Nouvelle-Calédonie renforcé avec le cas d’Hawaï’i des États-Unis. Elle considère la notion de postcolonial comme trompeuse en ce sens qu’elle indique une temporalité en rupture entre deux époques, car selon elle, « […] il n’est pas possible d’isoler des séquences complètement différentes de celles qui les précédaient directement. » (p.9) En effet, elle estime que l’histoire coloniale n’est pas linéaire et n’arrête pas avec l’indépendance juridico-politique d’un territoire ou l’accession au statut de citoyenneté d’individus en ayant été précédemment dépourvue. Ainsi, elle conçoit cette problématique à partir de ce qu’elle appelle la décolonisation inachevée des populations autochtones en considérant la prise en charge de leurs langues et de leurs cultures par l’institution scolaire d’aujourd’hui. Elle affirme que la prise en compte des langues et cultures autochtones est un aspect important pour questionner le moment postcolonial, car l’école est le lieu idéal pour comprendre l’hétérogénéité des référents contemporains qui influencent les modèles éducatifs.

Pour développer son argumentation, l’auteure analyse d’abord le conflit entre les principes d’égalité des citoyens dans les démocraties modernes et la reconnaissance de droits collectifs spécifiques, les droits des peuples autochtones. Elle se demande : « En quoi les droits des peuples autochtones remettent-ils en question le modèle de l’État-nation démocratique ? » (p.21) L’auteure argumente que la catégorie autochtone questionne la prépondérance des droits individuels que maintiennent les États modernes sur les droits collectifs, endossés par les peuples autochtones. Cette question de droits collectifs renvoie directement à la souveraineté. L’autodéfinissions qui est un critère important s’oppose souvent aux catégories, issues de la colonisation, élaborée par l’État. Le principe d’autodétermination est donc en conflit avec les modèles constitutionnels des États modernes. Malgré l’adoption de la France de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones, elle a limité sa portée nationale en réduisant son applicabilité aux autochtones d’outre-mer. Les États-Unis ainsi que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’avaient pas voté cette déclaration, ils s’opposaient au droit à l’autodétermination surtout les droits fonciers et l’accès aux ressources naturelles qui doivent relever de la prérogative l’État selon eux.

La tension entre l’égalité citoyenne dans les États modernes et l’affirmation des peuples autochtones se décompose en trois enjeux. Face aux gouvernements réfractaires à la cause autochtone prétextant qu’elle ne les concerne pas et l’absence d’une définition de la catégorie de Peuples autochtones, ces derniers réclament leur autodéfinissions. Ainsi, l’auto-identification est consacrée dans la conclusion du rapport Cobo et la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. Le second enjeu concerne la reconnaissance des droits collectifs, les États avancent qu’ils ne peuvent pas reconnaitre sur le plan national des droits collectifs. L’autodétermination est le troisième point d’achoppement entre les peuples autochtones et les États qui refusent d’accepter le statut de personnalité juridique internationale accordée aux groupes autochtones par la notion de « peuple ».

L’ouvrage aborde ensuite la complexité de la décolonisation de l’école en contexte autochtone. L’auteure se distancie d’une perspective qui conçoit une continuité historique entre « le colonial et le contemporain ». Ainsi, elle avance que « Littéralement dé-coloniser reviendrait à dé-faire le système scolaire que la colonisation a mis en place. » (p.57) Elle critique le fait que cette perspective de continuité laisse entendre que l’introduction des langues et cultures autochtones suffit pour décoloniser l’école.

Elle considère la façon dont les revendications autochtones remettent en question la mission de l’école qui est de produire l’identité nationale par la diffusion des valeurs démocratiques, faciliter l’harmonie sociale et appuyer l’émergence d’une identité commune. L’émergence de la question autochtone fait partie d’un processus global d’indigénisation. L’auteure établit une relation entre citoyenneté et éducation dans la mesure où l’école a pour vocation de former les membres de la communauté nationale. Elle constate pourtant qu’il y a une structure d’opportunités qui favorise une rupture avec la mission fondatrice de l’école moderne qui apparait en France et aux États-Unis au XIXe siècle.

Marie Salaün questionne les objectifs attribués à l’enseignement des langues et des cultures autochtones. Elle montre l’impossibilité de les hiérarchiser et met en évidence ce qu’elle appelle le dissensus dans le consensus. L’idée défendue est que le cumul des justifications s’abstient à interroger leur adéquation et laisse comprendre qu’il existe un accord là où il y a en revanche de grands désaccords. Les documents officiels distinguent trois niveaux de justification. Une justification pédagogique qui consiste à « […] favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langues maternelles ou d’origine, minoritaire (bilinguisme équilibré) » (p.108). Une justification patrimoniale qui implique de « […] participer, au côté des familles, à la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel souvent en danger (conservation linguistique). » (p.108) Et une justification politique qui correspond à « favoriser la compréhension entre les groupes, en reconnaissant des droits spécifiques aux minorités autochtones, séculairement marginalisés par le processus colonial (réparation des préjudices de la période coloniale). » (p.108) L’auteure ajoute l’aspect éthique de la promotion de la diversité culturelle correspondant au respect des droits linguistiques. Dans la réalité, la reconnaissance de l’égalité dans le milieu scolaire est difficile puisque la mission de l’école n’avait pas incorporé le principe de la diversité. En plus, selon l’auteure, les trois justifications sont légitimes, le problème se pose cependant lorsque l’on essaie de les faire tenir ensemble dans le cadre des réformes.

L’ouvrage approche également la tension entre les modèles théoriques, les expériences pratiques d’éducation pour les autochtones et les contraintes par rapport à l’acquisition d’une culture commune. Elle accorde une priorité à « […] l’évaluation des programmes adaptés aux réalités autochtones, vue ici, de par les controverses qu’elle soulève, comme révélatrice d’une situation contemporaine marquée par la disjonction entre l’idéologie linguistique et la structure institutionnelle. » (p.145) En étudiant l’expérience de l’introduction des langues et culture kanak à l’école primaire en Nouvelle-Calédonie (2002-2005), l’auteure parvient à un paradoxe qu’elle résume ainsi : « […] la justification pose que pour améliorer les résultats scolaires des élèves kanak, il faut introduire des langues maternelles kanak à l’école primaire… mais pour poursuivre l’introduction des langues maternelles kanak à l’école primaire, il faut améliorer les résultats des élèves et étudiants kanak en français et en mathématiques, qui sont les deux épreuves qu’ils ont le plus de mal à affronter au concours PE… » (p.157)

Marie Salaün discute finalement du conflit entre savoirs autochtones et savoirs scolaires. Elle pose la question de la commensurabilité et de la compatibilité de ces deux types de savoir au regard de la forme scolaire et du sens de la culture enseignée. Les savoirs autochtones comme savoirs sociaux ont une particularité qui, passés dans le système scolaire, vont être décontextualisés. Ainsi, il y a une relation problématique avec la culture vécue ainsi qu’avec les savoirs scolaires parce que les savoirs autochtones se construisent en refus de l’école telle qu’elle est et les connaissances qu’elle transmet.

L’auteure souligne qu’il existe une tendance à définir les savoirs autochtones en fonction des savoirs occidentaux, mais non pas pour ce qu’ils sont. En plus, la vision du monde autochtone qui place l’humain au centre de la nature, non au-dessus d’elle, est contradictoire à celle de la société occidentale contemporaine. Cette contradiction se manifeste aussi dans le champ de l’éducation où les principes d’une éducation autochtone sont souvent considérés comme contraires à l’éducation occidentale. Ainsi, l’auteure nous dit que, « […] la dimension “oppositionnelle” de l’éducation autochtone est donc un élément clef de la compréhension des arguments de ceux qui la défendent. » (p.227) Toutefois, pour l’auteure, une telle argumentation binaire et caricaturale n’est pas mobilisée par les autochtones, particulièrement les chercheurs.

En somme, les droits acquis par les peuples autochtones en tant que minorité nationale spécifique représentent un sérieux défi pour les démocraties modernes. En effet, affirme l’auteure : « […] le cas autochtone offre un terrain exceptionnel pour tester les limites du désir de concilier l’universalisme du droit des citoyens, la nécessité d’engager un processus de réparation des torts de la colonisation et la reconnaissance de la diversité culturelle en contexte scolaire. » (p.274) Ainsi, les questions scolaires posent donc le problème de la redéfinition des missions de l’école. La pertinence de cet ouvrage permet de questionner au-delà du contexte autochtone la vocation attribuée à l’école, voire à l’éducation en général compte tenu de la problématique des minorités et de la diversité culturelle dans les sociétés modernes contemporaines qui est de plus en plus en vogue en termes de revendication de droits spécifiques. L’auteure aide ainsi à réfléchir à la redéfinition de la mission attribuée à l’école voire à l’enseignement en général. Toutefois, l’auteure reste sceptique quant à la continuité historique des relations coloniales dans la société contemporaine et estime que c’est une « illusion d’optique » qu’il faut s’en débarrasser. Comment peut-on donc penser la décolonisation de l’école dans le contexte autochtone et contemporain en refusant de reconnaître la continuité historique des relations coloniales?


Salaün, Marie. 2013. Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

 

Crise du logement : quelle part pour les villes ?

23 mai 2022, par CAP-NCS
Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux (…)

Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux ans, ils ont vu exploser le nombre de demandes d’aide de ménages en difficulté à la veille du 1er juillet. À Montréal, Laval, Longueuil, Châteauguay, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et aux Îles-de-la-Madeleine, au moins 500 ménages se sont retrouvés dans cette situation le 2 juillet et leur nombre a augmenté durant les semaines qui ont suivi. Voyant le désespoir grandir et l’itinérance augmenter, plusieurs municipalités ont interpellé plus ouvertement les gouvernements supérieurs sur la crise du logement et sur les investissements nécessaires au développement du logement social, notamment au cours des campagnes électorales fédérales et municipales de l’automne 2021.

Les causes de la pénurie de logements locatifs et son ampleur varient d’une région à l’autre. En Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord et dans certains secteurs de la Gaspésie, le développement économique et l’ouverture de nouvelles entreprises ont eu une influence immédiate sur la disponibilité des logements et la hausse des loyers. Les propriétaires préfèrent louer à plus gros prix à des travailleurs qui arrivent plutôt qu’à des locataires à faible ou modeste revenu. De son côté, le tourisme exerce une pression supplémentaire sur le marché locatif; c’est notamment le cas dans le Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. Les logements sont réservés aux touristes plutôt qu’offerts aux locataires de la région. Dans certaines villes, la population étudiante et l’immigration influent sur la demande de logements. Enfin, la pandémie a aussi contribué à aggraver ce phénomène, comme dans les Laurentides. L’attractivité nouvelle de certaines régions, due au recours au télétravail, a contribué à augmenter la spéculation immobilière, par exemple en Mauricie et dans le Bas-Saint-Laurent.

Les taux d’inoccupation de 3 % sont beaucoup plus bas que le seuil dit d’équilibre du marché dans la majorité des villes du Québec. La rareté accentue une crise, que plusieurs vivaient déjà, caractérisée par le manque de logements locatifs bon marché, les hausses abusives, les évictions frauduleuses et l’insalubrité des logements. Près de 244 500 ménages locataires de la province vivent dans la précarité : ils ont des besoins impérieux de logement, vivent dans un logement trop cher, surpeuplé ou en mauvais état. Alors qu’ils représentent une solution pérenne contre le mal-logement, les différents logements sociaux, HLM, coopératives et organismes sans but lucratif, sont en nombre insuffisant et ne peuvent répondre aux nombreux besoins. Se trouver un logement décent est devenu une quête impossible.

À Montréal, la situation est inusitée et complexe. Dans les quartiers centraux, où l’on retrouve habituellement la population estudiantine des établissements d’éducation supérieure, les ménages issus de l’immigration récente et les touristes, on a constaté l’an dernier une augmentation significative du nombre de logements inoccupés à la suite des mesures de confinement, et donc à une diminution tout aussi significative de la demande. Pourtant, le prix des loyers n’a cessé de grimper bien au-delà du taux général d’inflation. Le prix des logements disponibles est tellement élevé que des dizaines de ménages se sont retrouvés sans logis à l’été 2021 et le sont demeurés pendant plusieurs semaines. Cependant, dans les secteurs ceinturant l’île, comme Ahuntsic-Cartierville, Montréal-Nord, Pointe-aux-Trembles et Montréal-Est, le taux d’inoccupation a chuté; ces quartiers sont devenus des refuges pour les personnes incapables de trouver un logement financièrement accessible au cœur de la métropole. Si rien n’est fait rapidement, Montréal semble destinée à vivre le même sort que Vancouver et Toronto.

Des engagements insuffisants pour répondre à la crise du logement

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le logement ait été, dans plusieurs villes, un des enjeux centraux de la dernière campagne électorale municipale. Contrairement au gouvernement du Québec qui continue de nier l’existence de cette crise, plusieurs partis en lice en ont parlé ouvertement. Ils ont aussi dit vouloir contribuer à la mise en place de solutions à la non-abordabilité du logement. À Montréal, Québec, Sherbrooke, Longueuil et Gatineau, plusieurs partis se sont fixé des objectifs clairs de développement de logements sociaux. C’est une avancée, si on considère que lors de la dernière campagne, seul Projet Montréal l’avait proposé dans sa Stratégie 12 000 logements sociaux et abordables. Cependant, au bout du compte, dans la plupart des municipalités, les candidates et les candidats élus n’ont émis qu’une vague promesse de faire du logement une priorité et laissé de côté les mesures concrètes de soutien au logement social qui répondent aux besoins des ménages à modeste et à faible revenus pour qui l’accession à la propriété privée est impensable.

Les engagements pris ne seront pas suffisants pour répondre aux besoins urgents. Malgré leur manque d’ambition, ils constituent tout de même un pas dans la bonne direction et augmentent la pression sur les gouvernements supérieurs, Québec en particulier.

Les villes peuvent-elles faire une différence ?

Les villes et les villages disposent de plusieurs leviers pour faciliter le développement de logements sociaux, par exemple la cession de terrains pour des projets portés par les offices d’habitation, les coopératives ou les organismes sans but lucratif. Ils peuvent également augmenter les montants qu’ils versent au fonds pour le développement du logement social, comme l’ont récemment fait Rimouski et Trois-Rivières, par exemple.

Les municipalités peuvent aussi acheter des sites et les réserver à de futurs projets, adopter un règlement rendant obligatoire l’inclusion d’un pourcentage de logements sociaux dans les nouveaux ensembles résidentiels privés. Montréal peut utiliser son droit de préemption à des fins de logement social. Certaines municipalités demandent à Québec ce même pouvoir.

Malgré tout, pour faire aboutir la construction de nouveaux logements sociaux sur leur territoire et pour acheter des logements locatifs encore abordables, les rénover et les socialiser, les municipalités ont absolument besoin du soutien financier des gouvernements fédéral et québécois. C’est là où le bât blesse. Si la province ne prévoit pas le lancement de nouveaux projets au programme AccèsLogis, le seul actuellement consacré au développement du logement social, et un financement suffisant, les villes ne pourront pas atteindre leurs objectifs.

Depuis l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018, moins de 4000 logements sociaux ont été construits et on a annoncé seulement 500 nouvelles unités pour tout le Québec dans trois budgets successifs. Malgré la promesse de François Legault, plus de 10 000 logements sociaux déjà programmés et promis en 2018 ne sont toujours pas construits parce que Québec tarde à y consacrer les sommes suffisantes.

Les villes peuvent aussi se doter, comme l’a fait Montréal dans le passé, de leur propre programme de projets de logements sociaux alors que les gouvernements supérieurs se désengagent de toute obligation à cet égard. Montréal et Drummondville l’ont fait récemment : elles ont prévu les sommes nécessaires à l’acquisition de logements locatifs de façon à en préserver l’abordabilité. Dans un contexte d’effritement rapide du parc de logements encore abordables à coups d’évictions frauduleuses et de hausses abusives, c’est une voie à ne pas négliger.

Contrer la financiarisation : protéger les logements locatifs encore abordables

Depuis quelques années, la financiarisation du logement[2] accélère la réduction du parc de logements locatifs privés encore abordables. Des fonds d’investissement, à la recherche de taux de rendement élevés, proposent leurs capitaux aux promoteurs immobiliers. Les uns et les autres envisagent le logement en fonction du profit réalisable. Cette logique contribue à l’explosion du coût des loyers, à l’appauvrissement des ménages locataires qui doivent y consacrer une part de plus en plus importante de leur revenu et à l’embourgeoisement des quartiers.

De grandes compagnies se prêtent à ces opérations lucratives et exercent ainsi des pressions indues sur le parc de logements. Par exemple, on a récemment vu des multinationales comme Akelius, bien connue pour avoir contribué à la flambée des loyers dans des villes européennes, dont Berlin, investir dans l’achat d’immeubles à logements montréalais. Elles ciblent notamment les immeubles modestes, habités depuis longtemps par les mêmes locataires et dont les loyers sont relativement bas. Elles utilisent différents stratagèmes, parfois illégaux, et chassent les locataires pour transformer leurs logements en habitations beaucoup plus rentables. Il arrive souvent que les travaux annoncés ne soient pas exécutés. Les comités logement constatent d’ailleurs, depuis deux ans, une hausse constante d’appels de locataires qui ont reçu des avis d’éviction[3]. Cela a de lourdes conséquences, non seulement sur les personnes concernées, mais sur toute l’offre de logements accessibles dans les environs.

Les locataires ainsi chassés sont nombreux à faire partie de la cohorte de ceux qui ne parviennent pas à se reloger aux alentours de la période des déménagements. À Montréal, 40 % des ménages locataires qui ont demandé une aide au relogement au Service de référence de la ville avaient perdu leur logement à la suite d’une éviction pour des travaux ou d’une reprise de possession.

En attendant que Québec agisse pour mieux protéger les locataires et le parc locatif, les municipalités doivent passer à l’action. Tout en se dotant de programmes d’acquisition, elles peuvent interdire l’utilisation des logements à des fins d’hébergement touristique et mieux protéger les maisons de chambres en adoptant des règlements dissuasifs. Elles peuvent également exercer un meilleur contrôle de leurs permis de construction pour contrer les opérations de « rénovictions ».

Les municipalités pourraient également contribuer à limiter les hausses abusives de loyer en instaurant sur leur territoire un registre public et universel des loyers. Ce serait un message fort sur l’urgence d’agir en la matière. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est engagée durant la campagne électorale à mettre en place un tel registre. Malheureusement, s’il ne s’applique qu’aux immeubles de plus de huit logements comme elle l’a promis, cela affaiblira grandement sa portée. Toutefois, pour que l’ensemble des locataires du Québec soit protégé, il faut un registre provincial assorti d’un contrôle obligatoire des loyers.

Du logement social « abordable » : un virage à empêcher

Lors des récentes campagnes électorales, tant fédérales que municipales, on a vu la crise du logement être assimilée à la difficile accession de la classe moyenne à la propriété privée, ce qui occulte les besoins urgents des ménages locataires à modeste et à faible revenus mal logés. Il faut s’en inquiéter. De plus, on a assisté à un virage plus que sémantique vers le logement dit « abordable », notion beaucoup plus floue que logement social, hors marché privé et sans profit.

Imposé d’abord par Ottawa, le logement abordable désigne autant les logements sociaux que les logements privés. La notion est assez élastique[4]. Lorsque les gouvernements financent des promoteurs privés pour faire construire ces logements, l’abordabilité est généralement définie non pas en fonction de la capacité de payer des locataires, mais des loyers médians du marché. À Montréal, une enquête journalistique a récemment démontré que certains de ces logements subventionnés par le fédéral et construits par le privé se louent en moyenne 2 225 dollars par mois[5]. Évidemment, ces logements dits « abordables » ne répondent pas aux besoins des personnes mal logées.

Les dernières annonces budgétaires de Québec s’inscrivent directement dans cette lignée. La mise à jour économique et financière du 25 novembre 2021 annonçait des investissements dans un nouveau programme de logements « abordables » axé sur le financement du privé qui remplacerait AccèsLogis. Pas un sou supplémentaire n’a été prévu pour financer le logement social. Il s’agit d’une véritable privatisation de l’aide au logement.

Alors que le logement social est sous-financé depuis des années, il est inacceptable que le gouvernement partage ces maigres investissements avec le privé. De nombreux projets de logements sociaux sont laissés en plan, dont ceux qui pourraient se réaliser sur des terrains récemment acquis par les villes de Québec et de Montréal. Le désengagement du gouvernement Legault face aux demandes de ces villes est méprisant; le statu quo est aussi désespérant pour les locataires, les comités logement et les organismes communautaires qui se battent pour développer des projets à l’abri de la spéculation qui répondent aux besoins de leur communauté.

Pour des villes qui prennent parti

Les municipalités sont largement dépendantes des orientations imposées par Québec et Ottawa, mais elles peuvent choisir les projets qu’elles soutiennent. Elles ont le pouvoir de ne pas attendre et d’agir.

Les ménages les plus vulnérables, c’est-à-dire les locataires à modeste et à faible revenus mal logés, doivent être au centre des préoccupations des municipalités. Pour eux, elles doivent prioriser le développement du logement social, autant sous forme de logements publics que de coopératives et d’organismes sans but lucratif. Elles doivent faire pression sur les gouvernements supérieurs et exiger un réinvestissement dans le logement social, car pour sortir de la crise du logement, il faut beaucoup plus que 10 % de logements sociaux au Québec. Elles doivent également continuer de réclamer une révision de la fiscalité municipale, afin que les taxes foncières ne soient plus leur principale source de revenus et qu’elles soient affranchies des promoteurs privés.

Véronique Laflamme est organisatrice communautaire et porte-parole du FRAPRU[1]


  1. FRAPRU : Front d’action populaire en réaménagement urbain.
  2. Louis Gaudreau a publié chez Lux un excellent ouvrage sur le sujet : Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, 2020.
  3. À ce sujet, on peut consulter le communiqué « Le phénomène des évictions de locataires sévit partout au Québec » émis par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) le 14 décembre 2021.
  4. Le Réseau québécois des OSBL d’habitation a fait un excellent résumé dans le texte « Il y a abordable… et abordable », publié dans son bulletin n° 62 de l’automne 2021, disponible en ligne, <https://rqoh.com/il-y-a-abordable-et-abordable/>.
  5. Maxime Bergeron, « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa », La Presse, 12 octobre 2021.

 

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