Nouveaux Cahiers du socialisme
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Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes se rend en Ukraine avec un convoi d’aide aux travailleurs et distribue des dons

Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes a participé au convoi d’aide des travailleurs à la résistance ukrainienne qui est arrivé dans le pays, précisément à Lviv, le vendredi 29 avril dernier.
Cette initiative émane des membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes. Depuis leur arrivée, se sont rencontrés des syndicalistes et des militants de plusieurs pays comme le Brésil (CSP Conlutas), la France (Solidaires), l’Italie (ADL Cobas), la Lituanie (G1PS), la Pologne (IP – Inicyatywa Pracownicza) et l’Autriche (RCIT), ainsi que des résistants d’Ukraine.
Le 29 avril, environ 800 kg de dons destinés à la population de cette région ont été remis directement au président du syndicat indépendant des métallurgistes et des mineurs de la ville de Kryvyi Rih, le militant Yuri Petrovich. L’initiative, soutenue logistiquement par l’organisation Sotsyalnyi Rukh [Mouvement social], a été considérée comme un succès.
Le convoi a suivi les conseils de l’organisation de résistance des travailleurs de Kryvyi Rih et a donné la priorité à l’envoi de produits d’urgence tels que des médicaments, des trousses de premiers secours, des aliments secs, des aliments pour bébés prêts à l’emploi, ainsi que des batteries et des générateurs, ressources nécessaires dans une situation de pénurie critique de l’approvisionnement en nourriture et en médicaments, ainsi qu’en électricité et en chauffage.
Kryvyi Rih est le centre industriel du pays et comptait environ 615 000 habitants. Actuellement, la ville se trouve à 60 km des troupes russes. Selon Yuri Petrovich, plus de 3000 membres du syndicat se sont enrôlés dans les forces de résistance.
Maintenir et renforcer l’internationalisme
Comme nous l’avions déjà signalé dans de précédents rapports sur le convoi, « de nombreuses femmes sont restées dans le pays parce qu’elles ont décidé de ne pas abandonner leur conjoint ou de s’occuper des personnes âgées ou des enfants restés au pays. Ce sont des mères, des sœurs ou des filles, qui survivent difficilement dans des conditions de pénurie dans la distribution de nourriture, de médicaments, d’eau, d’énergie et de gaz ».
Et ce soutien doit être non seulement maintenu, mais aussi de plus en plus renforcé.
Le Service national des gardes-frontières de l’Ukraine a indiqué que le nombre de civils qui rentrent aujourd’hui dans le pays s’élève à environ 30 000 par jour. En raison de la contrainte militaire, presque tous ceux qui franchissent la frontière sont des femmes et des enfants. Ils représentent 90 % des réfugiés du pays.
En raison de ce mouvement de retour, nous devons renforcer, toujours plus, la nécessaire coopération de classe au-delà des expressions publiques et des motions de soutien.
Avec le convoi, nous affirmons une solidarité internationaliste pratique et concrète et nous continuerons à faire campagne pour la défense de ces travailleurs, qui avec peu de ressources ont opposé une ferme résistance aux envahisseurs russes.
Un 1er mai internationaliste
Le Réseau syndical international de solidarité et de luttes a marqué le 1er mai aux côtés de la délégation internationale qui composait le convoi.
En raison de la loi martiale en vigueur dans le pays, la manifestation de la Journée internationale de lutte de la classe ouvrière s’est déroulée à huis clos. L’événement a eu lieu au Hhat Khotkevych Lviv, le palais municipal de la culture de Lviv.
Plus de 50 personnes ont participé à l’évènement. Parmi elles, 19 étrangers ont participé à l’initiative de solidarité internationale. Ils venaient d’Autriche (RCIT), du Brésil (CSP-Conlutas), de France (Solidaires), d’Italie (ADL Cobas), de Lituanie (G1PS) et de Pologne (IP – Inicyatywa Pracownicza.
Plusieurs questions ont été abordées, telles que la réforme du travail, l’impact de la guerre sur les personnes et les problèmes mentaux, le stress et la dépression, la situation des femmes, ainsi que la situation des travailleurs.
Lors de la rencontre, les travailleurs des mines de la ville de Kryvyi Rih ont participé par vidéoconférence aux débats et ont pu dialoguer et remercier cette expression de la solidarité internationale de classe.
Nous avons célébré le 1er mai à Lviv et nous nous sommes réjouis de la réussite de ce convoi en soutien à la résistance ouvrière ukrainienne.
Vive la lutte internationaliste !
A propos de la région de Kryvyi Rih
La ville où s’est rendu le convoi est considérée comme stratégique et est dans le collimateur de l’armée du Kremlin depuis un certain temps.
Non seulement parce qu’il s’agit d’un important centre industriel minier et sidérurgique, proche de territoires pris par l’armée de Vladimir Poutine, comme la région de Kherson, mais aussi en raison du symbole et de la victoire politique que constitue la conservation de la ville. Kryvyi Rih est la ville natale de Zelensky et permet l’accès à la région d’Odessa tant désirée par le Kremlin.
Le chef de l’administration militaire de Kryvyi Rih, Oleksandr Vilkul, a déclaré le 24 avril que l’ennemi « prépare une attaque offensive dans notre direction. Dans les jours à venir, nous nous attendons à une éventuelle action offensive ».
Au cours des trois derniers jours, Kyvy Rih a évacué plus de 5000 résidents venant de la région de Kherson vers différents endroits.
Au total, plus de 100 000 migrants sont passés par Kryvyi Rih et 50 000 sont restés dans la ville, selon les autorités locales.
Jusqu’à présent, l’invasion russe a forcé 5,4 millions d’Ukrainiens à quitter leur pays et plus de 7,7 millions ont fui et sont déplacés à l’intérieur du pays, selon les chiffres officiels des Nations Unies. (3 mai 2022)

Capitalisme et racisme

Les approches idéalistes du racisme présentent celui-ci comme une réalité éternelle ayant caractérisé l’humanité dès son apparition sur terre à aujourd’hui. L’intérêt d’une telle approche pour les classes dominantes est d’invisibiliser le moment historique d’apparition de cette idéologie de légitimation de la domination et, ce faisant, d’occulter ses liens avec le capitalisme comme mode de production. L’approche matérialiste souligne au contraire l’historicité du racisme et le lien de celle- ci avec l’historicité du capitalisme.
L’enfance du capitalisme
La présentation du racisme comme réalité ahistorique se base sur la confusion entre des formes de rejet ayant caractérisé les sociétés d’avant le capitalisme (ethnocentrisme, xénophobie, etc.) et le racisme proprement dit, c’est-à-dire une idéologie qui hiérarchise l’humanité en « races » inégales à des fins de justification d’une domination. Il ne pouvait apparaître qu’avec l’émergence d’un mode de production ne pouvant fonctionner qu’en s’étendant. Le capitalisme basé sur la concurrence entre capitaux à la recherche du profit maximum ne pouvait que donner naissance à la mondialisation. Dès la naissance du capitalisme, la tendance à la mondialisation qui le caractérise appelle une idéologie de justification de l’asservissement des peuples à qui il impose par la force militaire son fonctionnement. Depuis que Christophe Colomb a fait débarquer ses soldats, l’histoire mondiale est devenue une histoire unique, globale, reliée, mondialisée.
L’invisibilisation des interactions nécessite une mobilisation de l’instance idéologique afin de formaliser des grilles explicatives hiérarchisantes. Ces grilles constituent le « racisme » à la fois dans ses constantes et dans ses mutations. Il y a invariance car tous les visages du racisme, du biologisme à l’islamophobie, ont une communauté de résultat : la hiérarchisation de l’humanité. Il y a également mutation car chaque visage du racisme correspond à un état du système économique de prédation et à un état du rapport des forces politiques. Au capitalisme prémonopoliste correspondra l’esclavage et la colonisation comme formes de domination politique et le biologisme comme forme du racisme. Le pillage et la destruction des civilisations amérindiennes ainsi que l’esclavage ont été les conditions pour que le mode de production capitaliste puisse devenir dominant dans les sociétés européennes. Il n’y a pas eu naissance du capitalisme et ensuite extension, mais un pillage et une violence totale réunissant les conditions matérielles et financières pour que s’installe le capitalisme. Le racisme biologique accompagne et justifie ce pillage et cette violence. La colonisation n’est ensuite que le processus de généralisation des rapports capitalistes au reste du monde. Elle est la forme de la domination politique enfin trouvée pour l’exportation et l’imposition de ces rapports sociaux au reste de la planète.
Pour ce faire, il fallait bien entendu détruire les rapports sociaux indigènes et les formes d’organisation sociale et culturelle qu’ils avaient engendrées. C’est pour légitimer cette violence et ces destructions qu’apparaît le racisme biologique. Le racisme, souligne Frantz Fanon, « entre dans un ensemble caractérisé : celui de l’exploitation éhontée d’un groupe d’homme par un autre. […] C’est pourquoi l’oppression militaire et économique précède la plupart du temps, rend possible, légitime le racisme. L’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique doit être abandonnée[1] ». Le racisme ne peut pas en conséquence être réduit à une tare individuelle, à une méconnaissance de l’autre ou à une caractéristique ahistorique de l’humanité. Il est dès sa naissance doté d’une base matérielle et d’une fonction idéologique : justifier la hiérarchisation nécessaire à l’extension brutale du capitalisme.
Monopoles, néocolonialisme et culturalisme
La transformation de la structure du capitalisme avec l’apparition des monopoles appelle à son tour une mutation des formes de la domination et de ses idéologies de justification. Les liens entre l’évolution de la structure économique du capitalisme et les formes de la domination ont depuis longtemps déjà été mis en évidence par Mehdi Ben Barka dans son analyse de l’apparition du néocolonialisme comme successeur du colonialisme direct. Analysant les « indépendances octroyées », il les met en lien avec les mutations de la structure économique des pays dominants :
Cette orientation [néocoloniale] n’est pas un simple choix dans le domaine de la politique extérieure ; elle est l’expression d’un changement profond dans les structures du capitalisme occidental. Du moment qu’après la Seconde Guerre mondiale l’Europe occidentale, par l’aide Marshall et une interpénétration de plus en plus grande avec l’économie américaine, s’est éloignée de la structure du XIXe siècle pour s’adapter au capitalisme américain, il était normal qu’elle adopte également les relations des États-Unis avec le monde ; en un mot qu’elle ait aussi son « Amérique latine »[2].
Pour le leader révolutionnaire marocain, c’est bien la monopolisation du capitalisme qui suscite le passage du colonialisme au néocolonialisme. De même, la précocité de la monopolisation aux États-Unis est une des causalités de la précocité du néocolonialisme comme forme de domination de l’Amérique latine. Les liens entre la forme de la domination et les évolutions des formes du racisme ont pour leur part été mis en évidence par Frantz Fanon. Les résistances que suscite une forme de domination (le colonialisme par exemple) contraint cette dernière à muter. Cette mutation nécessite cependant le maintien de la hiérarchisation de l’humanité et, en conséquence, appelle un nouvel âge de l’idéologie raciste. « Ce racisme, précise Fanon, qui se veut rationnel, individuel, déterminé, génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel ». Quant aux facteurs qui poussent à la mutation du racisme, Frantz Fanon mentionne la résistance des colonisés, l’expérience du nazisme, c’est-à-dire « l’institution d’un régime colonial en pleine terre d’Europe », et « l’évolution des techniques[3] » c’est-à-dire les transformations de la structure du capitalisme, comme le relevait Ben Barka. Au capitalisme monopoliste correspond donc le néocolonialisme comme forme de domination et le culturalisme comme forme du racisme.
Capitalisme sénile, balkanisation et islamophobie
Ce qui est appelé aujourd’hui « mondialisation » correspond à un « nouvel âge » du capitalisme que l’économiste Samir Amin qualifie de « capitalisme sénile » et que le sociologue Immanuel Wallerstein résume comme suit :
Nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase terminale du système capitaliste. Ce qui différencie fondamentalement cette phase de la succession ininterrompue des cycles conjoncturels antérieurs, c’est que le capitalisme ne parvient plus à « faire système », au sens où l’entend le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003) : quand un système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l’équilibre, et l’on assiste alors à une bifurcation. La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu’alors[4].
Dans cette concurrence exacerbée en situation d’instabilité permanente, le contrôle des sources de matières premières est un enjeu encore plus important que par le passé. Il ne s’agit plus seulement d’avoir pour soi-même un accès à ces matières premières mais aussi de bloquer l’accès à ces ressources pour les concurrents (et en particulier des économies émergentes : Chine, Inde, Brésil, etc.). Les États-Unis, menacés dans leur hégémonie, répondent par la militarisation et les autres puissances les suivent afin de préserver également l’intérêt de leurs entreprises. « Depuis 2001, fait remarquer l’économiste Philip S. Golub, les États-Unis sont engagés dans une phase de militarisation et d’expansion impériale qui a fondamentalement bouleversé la grammaire de la politique mondiale[5]. » De l’Asie centrale au golfe Persique, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Irak, de la Somalie au Mali, les guerres suivent la route des sites stratégiques du pétrole, du gaz, des minéraux stratégiques. Il ne s’agit plus de dissuader les concurrents et/ou adversaires mais de mener des « guerres préventives ».
Cette mutation du capitalisme appelle à son tour une mutation de la forme de la domination. L’objectif n’est plus principalement d’installer des gouvernements fantoches qui ne peuvent plus résister durablement aux colères populaires. Il est de balkaniser ces pays par la guerre afin de les rendre ingouvernables. De l’Afghanistan à la Somalie, de l’Irak au Soudan, le résultat des guerres est partout le même : la destruction des bases mêmes des nations, l’effondrement de toutes les infrastructures permettant une gouvernabilité, l’installation du chaos. Il s’agit désormais de balkaniser les nations.
Une telle domination a besoin d’une nouvelle légitimation formulée dans la théorie du choc des civilisations. Cette dernière a vocation de susciter des comportements de panique et de peur dans le but de susciter une demande de protection et une approbation des guerres. Du discours sur le terrorisme nécessitant des guerres préventives à la théorie du grand remplacement, en passant par les campagnes sur l’islamisation des pays occidentaux et sur les réfugié·e·s vecteurs de terrorisme, le résultat attendu est sans cesse le même : peur, panique, demande sécuritaire, légitimation des guerres, construction du musulman – et de la musulmane – comme nouvel ennemi historique. L’islamophobie est bien un troisième âge du racisme correspondant aux mutations d’un capitalisme devenu sénile.
Saïd Bouamama est sociologue, écrivain et militant associatif
- Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La Découverte, 2001, p. 45. ↑
- Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc. Écrits politiques 1957-1965, Paris, Syllepse, 1999, p. 229-230. ↑
- Fanon, op. cit. ↑
- Immanuel Wallerstein, « Le capitalisme touche à sa fin », Le Monde, 11 octobre 2008. ↑
- Philip S. Golub, « De la mondialisation au militarisme : la crise de l’hégémonie américaine », a contrario, vol. 2, n° 2, 2004, p. 9. ↑

Chili. La Centrale unitaire des travailleurs (CUT) défile, l’inflation file…

(Santiago) Après deux ans, en raison des restrictions liées à la pandémie, la Central Unitaria de Trabajadores (CUT) a défilé le long de l’Alameda, dans le centre de Santiago, lors d’une nouvelle journée de commémoration de la Journée internationale des travailleurs. C’est aussi la première marche avec un nouveau président, le militant de gauche progressiste Gabriel Boric, et aussi un nouveau dirigeant de la plus grande inter-syndicale du pays, le militant socialiste David Acuña Millahueique.
Ce dernier, après le court mandat de Silvia Silva (juin 2021-mars 2022) est le successeur de Bárbara Figueroa (Parti communiste) qui a été en poste de 2012 à 2021 et qui a été nommée par Gabriel Boric comme ambassadrice du Chili en Argentine. Le dirigeant a déjà franchi un cap cette semaine: l’augmentation du salaire minimum de 14,3%, le réajustement le plus important depuis 25 ans, passant de 380 000 pesos à 400 000 à partir du premier août 2022 et à 410 000 à partir de janvier prochain. C’est-à-dire, de 445 dollars à 480.
Le coût élevé de la vie
Une mesure qui, bien que saluée par le gouvernement, n’a pas été particulièrement fêtée dans la rue, compte tenu d’un taux d’inflation qui dépasse presque les 10%, sans précédent dans le pays et qui se traduit par le coût élevé des denrées alimentaires de base et du carburant, une situation comparable seulement à 1993. Quoi qu’il en soit, David Acuña Millahueique a déclaré cette semaine: «Aujourd’hui, nous avons effectué une grande avancée dans la protection des droits, nous avons commencé à construire un véritable dialogue, aujourd’hui nous avons la possibilité de dialoguer et nous voulons construire.» Son idée, a-t-il dit, est de se concentrer également sur les questions urgentes telles que la réforme des impôts, les retraites et le renforcement de l’assurance chômage.
Le modèle économique «performant»
Au Chili, à première vue, cette crise semble se déguiser en crise de la consommation, puisqu’à la fin du mois les supermarchés, les centres commerciaux et les magasins de tout le pays sont bondés. Littéralement, un flot de personnes qui rend difficile la circulation dans les rues, le métro et les magasins eux-mêmes. Il y a aussi des voitures remplies de marchandises. Pourtant, il y a ici une explication simple: la facilité d’accès au crédit et aux versements échelonnés qui permettent, grâce à l’endettement, d’aller de l’avant. Le fameux modèle économique «à succès» que les Chiliens ont intégré comme «naturel» depuis le retour à la démocratie.
«Nous comprenons que nous nous affrontons, dans tous les cas, à un scénario national où aucun des accords ne sera suffisant pour faire face au coût élevé de la vie et, par conséquent, nous exigeons la fin des augmentations ou des mécanismes complémentaires pour contrôler les augmentations du panier de base», a reconnu vendredi le sous-secrétaire général de la CUT, Eric Campos.
Le président Gaabriel Boric, lors d’une réunion hier 1er mai avec la CUT, a indiqué son soutien inconditionnel: «Je me souviens qu’ici, à la CUT, nous avons eu des réunions importantes il y a plus de 10 ans, convergeant avec différentes luttes sociales qui, aujourd’hui, donnent également un sens à notre gouvernement […]. Nous ne pouvons pas oublier d’où nous venons. Nous le devons aux travailleurs et travailleuses du Chili.»
La ministre du Travail [PC], Jeanette Jara, a ajouté: «Sans aucun doute, [les dirigeants syndicaux] sont et ont été le moteur historique des changements dans notre pays, surtout en cette période de transformations si importantes qui nous attendent.»
La marche
Cette marche du 1er mai, qui a débuté sur la place Baquedano (rebaptisée De la Dignidad) et a ensuite progressé le long de l’Alameda – l’avenue principale du centre-ville de Santiago – après 10 heures, où se détachaient le drapeau mapuche et les drapeaux de divers groupes de travailleurs, s’est déroulée dans un contexte particulièrement significatif pour les Chiliens: le débat constitutionnel. La Convention constituante (CC) est à contretemps, prolongeant ses jours de travail jusqu’au samedi, faisant face à une forte désapprobation dans les sondages et aux critiques sur sa façon de communiquer. De plus, des attaques sous forme de fake news sont lancées par des groupes de droite, profitant du fait qu’une grande partie de la population est informée de ce processus constituant par les réseaux sociaux.
Le 5 juin, le texte constitutionnel devrait être prêt et disponible pour la lecture et le 4 septembre, il sera soumis à un plébiscite avec un vote obligatoire à deux options: «J’approuve» ou «Je rejette», de manière significative le même jour que Salvador Allende a accédé à la présidence en 1971. La complexité réside dans le fait que les derniers sondages tels que celui de l’institut Cadem indiquent que le rejet l’emporterait de neuf points, tandis que celui Tu Influyes indique une égalité technique entre les deux options. Un scénario difficile à imaginer en 2020 alors que l’option «J’approuve» (pour changer la Constitution de 1980 établie sous la dictature) a obtenu un retentissant 78,28%.
Nouvelle Constitution et impôt sur les riches
La marche, qui s’est terminée sur l’Avenida Santa Rosa, précisément dans un ancien quartier populaire de la capitale, a été marquée par le soutien à la nouvelle constitution et aussi à la réforme de l’imposition qui vise, face à la résistance de l’élite économique transandine, à introduire un impôt sur les super-riches, un élément très présent dans le programme du président Gabriel Boric.
Comme le veut la tradition, les magasins et les boutiques étaient fermés car il s’agissait d’un jour férié complet, ce qui a donné à Santiago – et aux villes du pays – un aspect de calme qu’il est difficile de trouver même le dimanche. (Article publié par le quotidien argentin Pagina 12, le 2 mai 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Mexico : Ouverture du 15ème Forum Social Mondial

Un contexte mexicain marqué par la déception des mouvements sociaux face à la politique du président populiste de gauche Andrés Manuel López Obrador

Forte mobilisation syndicale à Mexico pour le 1er mai 2022 même si divisée sur la conduite à tenir face au gouvernement – Place Zocalo – Photo GB
En 2018, si l’élection du président Obrador avait suscité un espoir, il a fini par décevoir en se comportant d’une façon arrogante et méprisante vis à vis de la société civile. Le début de sa présidence a été lancé sur le principe “bille en tête” qu’il ne devait pas y avoir d’intermédiaires entre lui et le peuple. Pire encore, son discours social n’a pas longtemps tenu la route en se faisant aujourd’hui le champion des atteintes aux droits des migrants et en réussissant le tour de force d’expulser plus d’étrangers que les Etats-Unis même sous l’administration de Donald Trump. Il n’a pas plus réussi à juguler la corruption tout comme les cartels de la drogue qui sont toujours très actifs et puissants. Les peuples autochtones se sentent plus que jamais méprisés et menacés avec la mise en place de grands projets considérés comme dévastateurs sur le plan écologique comme la création de l’immense nouvel aéroport de Mexico ou la création d’un chemin de fer devant faire le tour de la presqu’île du Yucatán dont la justification se trouve avec la volonté de développer le tourisme. Globalement le respect des droits de l’homme est aussi en régression et un grand nombre d’acteurs de la société civile subissent la répression policière et/ou l’impunité des groupes criminels.
Unir le monde vers l’expression des mouvements sociaux

Rituel amérindien de la cérémonie d’ouverture du FSM – Place San Domingo – 1er mai 2022 – Photo GB
Tel est le slogan que les organisateurs ont choisi comme mot d’ordre mais celui-ci est loin de représenter l’ensemble des enjeux qui se posent :
La crise pandémique, la recrudescence des actions de répression des mouvements sociaux ou le contexte de guerre en Afrique et en Ukraine rendent encore plus difficile la réalité du monde d’aujourd’hui. Celui-ci se caractérise toujours par la domination du système néo-libérale dans lequel les dictatures se renforcent et deviennent de plus en plus féroces envers leurs populations. Tandis que les pays soi-disant démocratiques subissent un affaiblissement du respect des droits humains et la baisse de confiance des populations vis-à-vis de leur gouvernement. Il se pose ici l’enjeu d’une société civile qui peine encore à exister à l’échelle mondiale pour résister à l’attaque des droits humains et de la démocratie.
Parmi les autres questions importantes, il y a celle des migrations où les démocraties se rabaissent et s’affaiblissent en rognant toujours plus sur le droit à la dignité des migrants et pour aller flatter les idées d’extrême droite. Ces dernières peuvent d’ailleurs finir par l’emporter comme en Inde ou au Brésil.
Il y a aussi les défis que pose la crise climatique et environnementale qui sera d’autant portée qu’elle recoupe en grande partie celle des peuples autochtones au Mexique : le principe du “bien vivre” et du respect de la mer Terre.
Il y a l’urgence de redéfinir ce que doit devenir le Forum Social Mondial, qui peine de plus en plus à rassembler les mouvements sociaux et ne cesse au fil des années de voir réduite sa portée. Face à tous ces enjeux, du temps sera aussi consacré pour redéfinir ce que doit être l’internationalisme et comment mieux faire le lien entre les nouvelles formes de luttes.
Pour en savoir plus sur le programme du FSM dont certains évènements peuvent être suivis en distanciel.

La délégation du CRID à Mexico, la MDH et le REZAS (Burkina Faso) représentés Zocalo – 1er mai 2022 – Photo Chris.

Néolibéralisme et capitalisme : le programme du Parti libéral du Québec1

Pendant que le projet péquiste s’effiloche et que le mouvement populaire s’avère incapable de proposer un nouveau cours, les classes dominantes se réorganisent au Québec. Malgré les nombreux appels de Jacques Parizeau dirigés vers cette bourgeoisie provinciale dont l’importance économique et l’influence politique s’accroissent, les patrons restent en grande majorité hostiles au PQ qu’ils voient comme incohérent et risqué. Ils pensent qu’il faut confronter le mouvement populaire avec les mêmes méthodes autoritaires qu’on observe dans les pays capitalistes, y compris aux États-Unis où une violente offensive antipopulaire et antisyndicale est en cours. Au début des années 1980, le PQ s’accroche au pouvoir péniblement. Il est désincarné (la politique dite du « beau risque » implique un flirt avec l’approche « décentralisatrice » préconisée par le Parti Conservateur) et confronté à la crise économique. Peu à peu, le PQ tourne à droite, ce qui n’empêche pas le PLQ, son grand rival, de progresser et de finalement regagner le pouvoir en 1985.
Dans l’analyse décapante qui suit, le sociologue Dorval Brunelle décortique ce projet du PLQ qui annonce les immenses régressions qui seront mises en œuvre par les gouvernements successifs dans les années 1990 et 2000. (Introduction de Pierre Beaudet)
Un programme de parti politique est un document de conjoncture ; il vise essentiellement à établir une plate-forme et à sceller des compromis. Compromis entre les instances du parti, c’est-à-dire entre les têtes dirigeantes et les militants, le programme représente l’équilibre interne entre les niveaux de pouvoir du parti, tandis qu’en tant que compromis social, le programme reflète les rapports entre le parti et ses clientèles actuelles ou potentielles. À ce dernier niveau, le programme apparaît soit comme la légitimation du projet politique d’une classe, soit comme l’établissement d’un compromis politique entre fractions ou entre classes sociales.
À l’encontre du manifeste toutefois, le programme peut être assez elliptique concernant le contexte social global dans lequel il s’insère pour privilégier les modalités d’une intervention immédiate dictée par le seul souci stratégique de la conquête et de la prise du pouvoir. À ce niveau d’ailleurs, la lecture d’un programme peut s’avérer assez décevante surtout lorsque l’on peut soupçonner que la nature et les modalités des lignes proposées ne constituent tout au plus qu’une vaste opération de « marketing » électoral dictée par la nécessité de renverser un adversaire politique.
Le programme, à ce niveau, constitue davantage un des éléments vraisemblablement mineurs d’un ensemble beaucoup plus large qu’est devenu le processus électoral dans nos sociétés libérales. Dans ces conditions, le programme participe davantage de la symbolique électorale qu’il ne constitue une véritable plate-forme faisant état des principales mesures qui seront implantées une fois la conquête du pouvoir acquise. Il n’existe en effet, entre les politiques proposées dans un programme et l’exercice du pouvoir au lendemain d’une victoire électorale, aucune garantie de continuité, contrairement à ce qu’énonce à cet égard un des crédo de l’idéologie libérale, ni l’État ni le parti n’ont de volonté en propre qui saurait valider et garantir que les engagements pris sur les « hustings » dans le feu de l’action seront bel et bien tenus par ceux qui auront en mains les rênes du gouvernement le lendemain.
Il existe bien sûr une distance considérable entre les compromis tissés entre le parti et des factions à l’occasion de l’élaboration du programme et les tractations qui s’engagent par la suite entre un gouvernement et des classes. Si même les articles d’un programme devaient effectivement prendre force de lois, rien ne garantit ensuite que ces prescriptions seront suivies par la machine bureaucratique, ou même respectées par ceux qui sont sensés s’y conformer. En d’autres mots, les conditions mêmes de la réalisation d’un programme électoral sont très aléatoires et c’est faire une sérieuse entorse à l’histoire non seulement, comme nous venons de le voir, parce que les conditions historiques, c’est-à-dire les rapports de forces et de classes n’opèrent pas de la même façon selon qu’il s’agisse d’un parti ou d’un gouvernement, mais surtout parce que la légitimation du parti ne participe pas du même ordre de réalité que les nécessités du maintien et de la régulation de l’État par un gouvernement. C’est ainsi que le parti peut se contenter d’étendre le cercle de sa clientèle, de plaire, de séduire ou de porter des coups en vue de vaincre un autre parti ; pour un gouvernement, la légitimité est différente quand cela ne serait, entre autres choses, que parce qu’il se trouve maintenant à être l’employeur de plusieurs centaines de milliers de travailleurs, qu’il gère des budgets considérables et qu’à cet égard et à ce niveau, il participe objectivement au raffermissement d’une croissance économique capitaliste.
C’est pourquoi vouloir lire dans un programme des engagements politiques précis relève davantage de l’acte de foi que de l’analyse. Il existe bien sûr plusieurs façons de contourner ce problème ; ainsi, dans la mesure où il n’y a pas de séparation radicale et définitive entre la clientèle du parti et celle du gouvernement, le programme peut s’avérer un révélateur précieux, en dehors de ses déclarations d’intentions, des intérêts économiques qu’il entend favoriser.
Il devient dans ces conditions pratiquement aussi significatif de relever, en même temps que ce qu’un programme énonce, ce qu’il ne prévoit pas, tout comme il devient significatif de repérer, en même temps que ceux à qui il s’intéresse, ceux dont il ne parle pas. En d’autres termes, si les recommandations d’un programme doivent toujours être mises en perspective et être jaugées aussi bien par rapport aux instances du parti qui les a adoptées, que par rapport à l’éventuel gouvernement que ce parti constituerait, l’absence de recommandations sur tel ou tel enjeu est tout aussi capitale pour cerner le sens et la portée des politiques de ce parti que le sont les recommandations retenues.
Procéder autrement, par exemple en jugeant un parti sur une manière de taux de réalisation d’un programme, revient à escamoter tous les jeux de pouvoir, toutes les magouilles, tous les tripotages plus ou moins catholiques qui tissent précisément des luttes intestines du parti, du gouvernement, entre le parti et le gouvernement, entre le parti, le gouvernement et les fractions ou factions de classes, tous phénomènes dont les heurts et malheurs constituent précisément la toile de fond sur laquelle se joue l’exercice du pouvoir politique dans une société libérale. La société libérale est par excellence une société gérée secrètement, clandestinement même, par pouvoir économique interposé de sorte que la valorisation du programme politique, dans un tel contexte, ne constitue pas qu’une basse entreprise de « marketing » électoral, mais constitue aussi une légitimation idéologique d’une autre envergure : l’apparente objectivité du programme cautionne celle du parti et garantit en quelque sorte celle du gouvernement qui en sortira. Sous cet angle, moins un programme politique sera critique et plus il validera l’idéologie libérale en vertu de laquelle il importe peu qui fait quoi dans quelles circonstances et dans quelles conditions du moment que les apparences et les principes sont saufs.
Le programme libéral
Ce sera dès lors une des caractéristiques fondamentales du programme du Parti libéral du Québec version 1981 que de ravaler la critique sociale au niveau de la critique partisane et d’éviter toute préoccupation historique ou toute référence à la conjoncture économique et sociale dans laquelle se débat le Québec contemporain. La tactique électorale est ainsi érigée en absolu et ne sert qu’à pourfendre l’ennemi de l’heure.
À un autre niveau, le programme développe le credo néolibéral qui, par certains aspects, semble renouer avec les approches les plus conservatrices propres au capitalisme de l’entredeux-guerres : accentuation de la croissance du secteur privé, contrôle de l’extension du secteur public, valorisation de la liberté de l’individu en tant que client ou bénéficiaire des services publics.
Mais s’agit-il là d’un simple retour en arrière, d’une remontée du néoconservatisme dans les sociétés capitalistes avancées : et, si tel est le cas, à quoi correspond ce réalignement ? Or, avant de répondre trop rapidement à ces deux questions, il convient d’établir quelques précisions. Si, en effet, les pays capitalistes avancés semblent tentés, dans la foulée des difficultés croissantes rencontrées par le processus d’accumulation de capital, de remettre en cause les politiques sociales implantées à la suite des nombreux conflits sociaux qui ont secoué ces sociétés tout au long des années soixante, les classes au pouvoir dans ces pays ne peuvent revenir purement et simplement en arrière. Sous des apparences de conservatisme politique donc, l’idéologie néolibérale n’est certainement pas prête à troquer les politiques sociales consenties hier pour un retour aux conflits sociaux de jadis et c’est bien dans cette foulée que se situe le programme du P.L.Q. C’est bien à la suite des luttes urbaines engagées durant les années soixante en particulier qu’ont été adoptées des mesures sociales visant à éteindre des foyers de contestation qui se multipliaient de tout côté ; à cet égard, on pourrait d’ailleurs vraisemblablement dénoncer l’interprétation de l’évolution ou de la « modernisation » de l’État québécois dans les années soixante et, au lieu d’établir la connexion entre un programme et des législations précises, faire plutôt appel à des conflits précis pour expliquer l’adoption des lois. Le cas est évidemment patent en matière de législation du travail où non seulement les lois d’exception sont adoptées à l’occasion de grèves, mais même autour de lois comme un Code du travail où pas moins de trois versions différentes sont successivement déposées, puis retirées à la suite des interventions des syndicats dans les années 1964-1965 2. Toutefois, cela se vérifie également pour d’autres lois qu’il s’agisse du bill 63 qui établissait l’« égalité » des deux langues officielles au Québec après les événements violents survenus à St-Léonard, du bill 88 instituant l’Université du Québec à la suite de la manifestation McGill – français en 1968. Il s’est ainsi développé, à côté d’un ensemble d’interventions étatiques proprement économiques, un autre ensemble d’interventions étatiques plus spécifiquement sociales de telle sorte qu’à la fonction de régulation économique propre au capitalisme de guerre et d’après-guerre, est venue s’adjoindre une fonction de régulation sociale surtout à la suite des contestations des Noirs, des étudiants, des défavorisés, des travailleurs et des travailleuses qui se sont échelonnées tout au long des années 60 en Amérique du Nord et qui ont culminé avec les événements d’octobre 1970 au Québec.
Dans ces circonstances, pourvu que l’on prenne en compte l’évolution de l’histoire sociale récente, il ne peut plus être question de revenir purement et simplement en arrière. En d’autres mots, il ne peut plus être question de geler les dépenses sociales sans du même coup susciter automatiquement la contestation sociale. Jamais en effet les avantages économiques et sociaux de la croissance capitaliste n’auront été si proches et si éloignés : jamais société plus riche n’aura produit plus de besoins qu’elle n’en pourra jamais satisfaire, jamais société plus idéalisée n’aura suscité autant de vénalités et de veuleries, jamais théorie et pratique n’auront été si déconnectées l’une de l’autre de manière à produire plus de problèmes que de solutions aux problèmes engendrés. Jamais la connaissance objective n’aura été aussi bafouée, par l’exercice de la « liberté » d’entreprise: l’aiguillon du profit justifie toutes les politiques, toutes les stratégies ou toutes les tactiques. L’entrepreneur peut fermer ses usines, déménager ses pénates, empoisonner ses ouvriers, exploiter et harasser ses travailleuses, l’État, bon prince, s’il ne l’aide pas directement, mettra sur pied laboratoires et centres de recherches pour alléger son fardeau social et lui permettre de produire en relative tranquillité les produits qui nous empoisonneront demain. Entre temps, techniquement et scientifiquement, nous possédons les moyens théoriques de produire mieux, sans contrainte biologique insoutenable – sans trop de bruit, sans amiantose –, sans défoncer l’écologie, sans hypothéquer nos possibilités de développement futur, mais c’est pratiquement impossible, pour la simple et bonne raison qu’une fois l’entrepreneur sacré roi et maître, tous les autres paient pour ce règne avec leur argent, avec leur santé, avec leurs loisirs.
Dans ces circonstances, compte tenu des acquis des luttes, des acquis théoriques et pratiques, de l’ampleur de la désillusion face aux avatars de la croissance capitaliste, il ne peut être question de revenir en arrière, sinon de deviser (réviser, deviner ?) des stratégies nouvelles de croissance qui soient doublées de techniques nouvelles de régulation sociale. C’est d’ailleurs précisément sous cet angle que le néolibéralisme des années 80 se démarque du conservatisme ou du néoconservatisme : désormais, les stratégies de soutien au secteur privé s’accompagneront d’une valorisation des formes individuelles de dissidence propres à semer la pagaille auprès d’institutions vouées à la défense des intérêts collectifs. L’on soutiendra ainsi les poursuites civiles contre les syndicats ou les groupes de citoyens au nom de la défense des « libertés » individuelles, tout en jugulant l’utilisation du recours collectif de syndiqués ou de citoyens contre des firmes qui les empoisonnent ou qui les mutilent.
Les objectifs économiques
Une première différence d’avec le conservatisme réside ainsi dans la valorisation de l’individu et dans la défense des « libertés » individuelles contre l’exercice des droits sociaux, alors que le conservateur visera plutôt la valorisation de l’entrepreneur aux dépens de toute forme d’exercice de la « liberté » individuelle dans la société civile. L’autre différence, plus connue et mieux documentée, réside dans l’utilisation du recours à l’État pour subvenir aux carences de la croissance du secteur privé chez le néolibéral, alors que le conservateur, plus zélé, préférera sabrer l’appareil d’État ; si le premier peut se permettre de subventionner, voire de nationaliser à prix fort, le second dénationalise.
Or, il ne s’agit pas ici de simples subtilités politiques il s’agit plus profondément d’une « vision du monde » qui légitime ensuite toute une stratégie de développement et qui, de ce fait, aide au moins à prévoir ce qui risque d’arriver advenant la prise du pouvoir par l’une ou l’autre fraction de bourgeoisie et aide surtout à comprendre pourquoi cela se passe ainsi.
La lecture du document de travail produit par la Commission politique du P.L.Q. et qui sera soumis au conseil général du Parti libéral du Québec vraisemblablement en mars 1981 est édifiante à plus d’un titre3. Ce « programme de gouvernement » se présente sous la forme d’un fort dossier subdivisé en six thèmes : administration gouvernementale, affaires sociales, affaires culturelles, économie, éducation et justice. Chaque thème – sauf un – est précédé d’un court exposé général qui circonscrit les « grandes orientations » qu’entend prendre le Parti.
Toutefois, si l’on doit juger de l’importance des thèmes, non plus par l’ordre dans lequel ils apparaissent, mais dans l’importance du texte de présentation et dans le poids de la section par rapport aux autres, il ne fait pas de doute que c’est la quatrième section « économie » qui préoccupe le plus les auteurs du document – 17 recommandations – alors qu’« éducation » a droit à 10 recommandations, « affaires sociales » et « administration gouvernementale » à 8 chacune, « affaires culturelles » à 7 et « justice » à une seule.
Les grands objectifs économiques du P.L.Q. sont à cet égard en pleine continuité avec les politiques implantées sous Bourassa entre 1970 et 1976 : il n’y a à cet égard aucune rupture entre le chapitre consacré au « développement économique » dans Bourassa Québec4et la teneur des objectifs mis de l’avant par la commission politique du P.L.Q. Et, de même que le gouvernement Bourassa avait orienté les stratégies de régulation économique de l’État vers le soutien indirect au secteur privé, soit par l’octroi de subventions aux entreprises soit grâce à la mise sur pied de projets conjoints entre secteur privé et public – la baie James –, le document de travail énonce :
Pour un gouvernement libéral, c’est le secteur privé dans son ensemble – petites et moyennes entreprises, coopératives de toute sorte, grandes sociétés à dimension pancanadienne et internationale – qui demeure le cadre privilégié de la croissance économique5.
S’il y a rupture d’ailleurs dans la stratégie et l’idéologie libérales au strict niveau économique, elle ne se situe dès lors pas entre 1970 et 1981, mais bien entre 1966 et 1970. C’est bien en effet entre la fin de la Révolution tranquille avec tout son train de mesures favorisant l’intervention directe de l’État dans l’économie grâce au recours privilégié à la nationalisation durant les années 60 – nationalisation des hôpitaux, des écoles, de l’électricité et des rentes en particulier – et la reprise du pouvoir par les Libéraux à Québec en 1970 que se situe ce réalignement fondamental dans la stratégie économique du parti. L’explication de cette rupture qui se produit pendant le séjour dans l’opposition à Québec – alors que l’Union Nationale est au gouvernement – se trouve du côté d’Ottawa : c’est le Parti libéral du Canada, qui, avec l’arrivée des trois colombes – Trudeau, Marchand et Pelletier – à sa tête en 1968, contraint alors le P.L.Q. à abandonner sa stratégie économique étatiste et nationaliste des années 60, pour se rallier à un « fédéralisme rentable ».
Du libéralisme au néolibéralisme
En 1981, le P.L.Q. ne changera pas les termes de cette sujétion face à l’intervention du pouvoir central dans l’économie du Québec qui avait fait de Bourassa le défenseur de la dépendance économique. La notion de « fédéralisme rentable » recouvre cette stratégie de développement en vertu de laquelle la croissance économique du Québec est de nouveau mise à la remorque de la croissance économique au Canada ; c’est l’époque où, à l’intervention directe de Québec tentée entre 1960 et 1966, se substitue l’intervention directe d’Ottawa forçant ainsi le parti au pouvoir à privilégier l’intervention indirecte de l’État provincial dans l’économie. Ce sont alors les projets « conjoints » entre secteurs public et privé – la baie James, les Jeux olympiques – qui sont mis de l’avant ou la pratique systématique de la subvention aux monopoles étrangers, par exemple I.T.T. qui est favorisée.
Dans ces circonstances, nous nous croyons fondés d’avancer que ce qui change avec le programme de 1981, ce n’est pas la stratégie libérale de régulation économique, mais bien la stratégie libérale de régulation sociale et c’est pour cela que l’on peut parler aujourd’hui de néolibéralisme. C’est ce qui nous vaut en 1981 une problématique et un ton nouveaux qui démarquent ce néolibéralisme du libéralisme :
La primauté de l’entreprise privée au plan économique est un corollaire normal de la primauté que le Parti libéral entend accorder aux libertés individuelles dans les divers secteurs de la vie collective 6.
C’est cet aspect du programme que nous allons maintenant étudier.
Néolibéralisme et capitalisme avancé: l’État disciplinaire.
En définitive, pourquoi employer le terme « néolibéralisme » ? Quelle peut-être l’utilité de chercher à préciser ainsi la nature du projet de société capitaliste proposé par le P.L.Q. ? La réponse à ces questions est assez évidente : dans la mesure où l’on parvient à établir un diagnostic un tant soit peu valable à partir d’un projet de programme, nous aurons là un élément précieux d’analyse et de prévision. Il importe donc à ce sujet de distinguer entre différentes formes de l’État, comme certains théoriciens l’avaient fait par le passé, en particulier Horkheimer quand il s’était attaché à étudier l’« État autoritaire » au tout début des années 40.
Si la notion d’« État autoritaire » qu’il appliquait à l’État nazi ne devait pas être utilisée pour circonscrire l’État dans nos sociétés actuelles ; par contre, il faut indiquer que le concept d’« État disciplinaire » repris par Carol Levasseur peut vraisemblablement convenir7. Voyons pourquoi. Bien sûr, l’encadrement législatif et juridique qui, depuis le début des années 70, pèse sur la pratique du syndicalisme et le processus des négociations collectives de travail, par exemple, constitue bel et bien l’imposition d’une discipline. Mais là ne réside pas la caractéristique fondamentale du projet de société libérale imposé à ce moment-là et ce n’est pas non plus celle qui ressort du document de travail du P.L.Q., surtout si l’on rappelle que la section « justice » du programme compte à peine six pages et qu’il y est plutôt question de broutilles plus ou moins importantes que d’engagements spectaculaires. À témoin, l’engagement suivant à l’effet de :
Refondre la Loi sur les commissions d’enquête afin d’en restreindre leur (sic !) usage à des cas vraiment exceptionnels, bien définis et limités quant à leur objet et à leur durée, afin d’assurer la protection des droits des témoins et d’empêcher les atteintes abusives à leur réputation et la condamnation dans l’opinion publique alors qu’il n’existe pas de preuve suffisante pour traduire devant les tribunaux civil et pénal et afin d’assurer que toute personne intéressée dans l’objet d’une enquête ait le droit d’y participer activement8.
Un tel engagement est fort ambigu : des membres influents du P.L.Q. lui-même ont eu leur quota d’éclaboussures lors d’audiences tenues devant certaines commissions d’enquête. Il n’est pas ici question d’accroître la répression, mais bien d’asseoir la protection d’activités plus ou moins licites et de protéger leurs auteurs. À cette fin, le projet de programme peut même proposer de « refondre la Loi de police, la Loi sur les coroners et la Loi concernant les enquêtes sur les incendies » ; or, la question de fond n’est pas de restreindre l’usage de ces lois ou commissions, mais bien d’accroître les droits des inculpés et des témoins et de restreindre ceux des juges et des coroners.
Il n’est pas question ici de cerner ces enjeux secondaires, mais bien de relever une approche qui s’intègre à merveille dans le dessein de l’instauration d’une politique néolibérale : cette politique sera moins « autoritaire » ou répressive qu’occulte, secrète ; elle préférera de beaucoup les jeux de coulisses, les coups bas, l’esquive ou la discrimination, au recours à une répression d’envergure qui risquerait d’effriter sa légitimité. Que l’on songe un instant au Bourassa apeuré se faisant entourer d’une cohorte de flics et disposant de son Centre d’analyse et de documentation (le C.A.D. où sont fichés 30 000 individus et 7 000 groupes après octobre 1970) et l’on comprendra dans quelle lignée se situe le P.L.Q. version 1981.
Ce qui distingue toutefois le néo-libéralisme du P.L.Q. dans ce projet de programme des politiques implantées sous Bourassa, c’est essentiellement le retrait opéré du côté de l’investissement dans des politiques sociales : le souci de rentabiliser les politiques sociales et de les aboucher plus intimement à la croissance économique pousse ainsi à privilégier l’approche par la régulation individuelle, c’est-à-dire l’approche disciplinaire. Citons ces deux autres extraits du document :
Au début des années 70, s’annonçait au Québec une réforme en profondeur du secteur des affaires sociales. Le Québec acceptait de mettre en place des ressources considérables visant à doter sa population d’un réseau d’institutions de services sociaux et de santé devant répondre au triple critère d’universalité, d’accessibilité et de gratuité. Bien que dans une large mesure les objectifs aient été atteints, on observe toujours un manque de ressources suffisantes dans plusieurs secteurs du réseau ; centres d’accueil, C.L.S.C., services de soutien aux personnes handicapées, aux enfants, aux familles, aux personnes âgées, etc.
Avant de songer à implanter d’autres mesures sociales à caractère universel et gratuit, un gouvernement du P.L.Q. s’attaquera d’abord et le plus vigoureusement possible à une intégration plus satisfaisante de ces groupes (c.-à-d., les personnes âgées, handicapées, les malades chroniques et les bénéficiaires de l’aide sociale), et il le fera en particulier par une politique dynamique de soutien du revenu et par une très importante réforme, celle des régimes de pension privés9.
Le lien avec l’économie est établi au moyen d’une « politique dynamique de soutien au revenu » qui devrait, on l’imagine, permettre le retour sur le marché du travail de certains prestataires. Or, ce souci – théorique ou pas, peu importe pour le moment – de rentabiliser les programmes sociaux de manière à « assurer à tout individu dans le besoin des moyens de subsistance »10 implique une nouvelle forme d’intervention de l’État dans la société civile, celle de l’État enquêteur. Il n’est donc pas question de restreindre la croissance du secteur public, sinon de bureaucratiser encore davantage les services et la prestation de services afin de cerner éventuellement le « vrai » chômeur, le « vrai » vieux pauvre, le « véritable » handicapé et de le distinguer des autres, les faux. Une telle approche, on peut bien le deviner, ne coûte pas moins cher que l’autre ; elle est tout simplement plus pointilleuse, discriminatoire et, éventuellement, beaucoup plus arbitraire que tout système universel ne pourra jamais l’être.
La société redéfinie par le capitalisme
Toutefois, en dehors de ces caractéristiques assez évidentes, l’approche d’ensemble qui centre toute l’analyse sur l’individu en revêt une autre, plus fondamentale, à savoir que ce genre de démarche occulte progressivement la dimension sociale et collective des politiques économiques dans l’État capitaliste. Il n’y a plus de chômage, il n’y a plus de maladie et de crise, bref d’enjeux sociaux dans un tel système, sinon des individus dont certains – très peu au demeurant aux yeux d’un « bon » libéral – sont de « vrais » chômeurs, de « grands » malades, etc. En d’autres termes, ce genre d’approche recouvre une extraordinaire apologie du système capitaliste en refoulant et en déplaçant tout le poids des contradictions les plus profondes de ce régime sur les épaules d’individus complètement isolés nageant dans un océan d’indifférence face aux capitalistes et à l’État.
Dans un tel projet de société, il n’y a ni solidarité ni lutte de classes, il n’y a que des « libertés » individuelles, libertés d’autant plus étendues d’ailleurs pour ceux qui peuvent les exercer que leur exercice est cautionné par l’État quand ils agissent contre les collectivités de travailleurs, par exemple.
S’il s’agissait de la « liberté » de tous, n’y aurait-il pas là une manière de progrès ? Qu’on se rassure : la liberté dont il est question, c’est toujours celle du « secteur privé » et le « droit fondamental » que l’on invoque et que l’on ramène, c’est bel et bien le « droit de propriété ».
La boucle est bouclée donc : l’État néolibéral correspond à cette phase du développement du capitalisme – dont on dit qu’il constitue un « capitalisme avancé » – où les problèmes d’accumulation du capital forcent la bourgeoisie au pouvoir à intensifier la personnalisation des politiques de régulation sociale de manière à accroître l’efficacité de mesures de régulation économique.
Malgré l’extension et l’intensification des stratégies d’intervention de l’État dans l’économie, malgré le contrôle des taux de change, de la masse monétaire, des investissements étrangers, etc., les rythmes d’accumulation de capital dans le secteur privé sont soumis à toutes sortes d’aléas ; faute de pouvoir deviser ? de nouvelles méthodes ou de nouvelles techniques d’intervention dans l’économie, l’État n’a plus que deux recours : ou bien il restreint les coûts inhérents à la régulation sociale, ou bien il les rentabilise. Dans le contexte québécois des années 80, le projet du P.L.Q. est clair, l’État provincial, cette machine économique virtuellement impuissante dans les contextes fédéral et nordaméricain actuels, l’État provincial sera donc néolibéral par défaut et incapable d’assumer les coûts de l’universalisation des services sociaux ; cet État sera disciplinaire par vocation.
1 Cahiers du socialisme, no 7, hiver/printemps 1981
2 Sur toute cette période, voir l’excellente contribution de Carol Levasseur, « De l’État-Providence à l’ÉtatDisciplinaire » dans : Gérard Bergeron et Réjean Pelletier, L’État du Québec en devenir, Boréal Express, 1980, pp. 285-330, à qui nous empruntons d’ailleurs certains éléments de l’interprétation avancée ici.
3 P.L.Q., La société libérale de demain. Document de travail, janvier 1981.
4 Bourassa Québec ! Les Éditions de l’Homme, 1970, pp. 58 sq.
5 P.L.Q., op. cit., p. E.C.I./3
6 Idem, p. E.C.I./2
7 Levasseur, op. cit., pp. 315 sq.
8 P.L.Q., op. cit., p. J-I/4
9 Idem, p. A.S.-O/ 1 et 2.
10 Id., p. A.S.-III/ 2.

Capitalisme, formation des classes et migrations

Les migrations : « choix rationnel » ou conséquence des inégalités
Les sciences sociales conçoivent traditionnellement la société comme composée d’individus rationnels motivés par le désir de maximiser leur intérêt personnel. Lorsqu’ils doivent faire face à une détérioration de leurs conditions de revenu et d’emploi, ces individus choisissent de partir à la recherche de meilleurs salaires sous d’autres cieux. Ce processus est souvent décrit comme relevant des facteurs « push-pull » : les migrants s’exilent (push) parce qu’ils sont attirés (pull) par la possibilité de meilleures conditions de vie ailleurs. Selon cette conception, le défi consiste à « gérer » la migration de façon à produire un résultat à somme positive, c’est-à-dire à faire correspondre les surplus de main-d’œuvre et la demande de main-d’œuvre et à canaliser les envois de fonds des migrants de manière qu’ils puissent contribuer à une sorte d’« aide au développement[2] ». Ainsi, le « marché mondial » est-il perçu comme une simple agglomération de territoires nationaux dont les trajectoires de développement sont liées les unes aux autres. Les raisons du déplacement sont vues comme des facteurs purement contingents, dont les causes se trouvent simplement au point d’origine, sans rapport avec les politiques que les pays plus riches peuvent poursuivre ou les modèles systémiques d’inégalités que le capitalisme engendre sans cesse.
Migration et accumulation du capital
En revanche, si nous insistons sur le fait que les formes de pouvoir et d’accumulation au sein du capitalisme mondial agissent pour produire et exacerber les conditions sociales qui poussent les gens à migrer et ainsi contribuer à la richesse des zones du « centre » telles l’Amérique du Nord et l’Union européenne, il est illogique de penser la migration en termes de choix individuel. Les conditions sous-jacentes à la migration découlent de la nature de l’accumulation du capital et de facteurs comme la guerre impérialiste, les crises économiques et écologiques ainsi que la profonde restructuration néolibérale des dernières décennies.
Les débats publics sur la migration ignorent ces facteurs qui impliquent directement les États occidentaux et les institutions financières internationales dans le déplacement des populations et leur dépossession. En ce sens, comme David Bacon l’a présenté de manière convaincante à propos de la migration mexicaine vers les États-Unis, c’est la violation par le capitalisme du « droit de rester au pays » qui fait de l’exercice du « droit de migrer » une aventure périlleuse[3]. Bien sûr, le lien entre capitalisme et travail migrant n’est pas nouveau. Ainsi que le rappelle Cedric Robinson : « [Il] n’y a jamais eu de moment où la main-d’œuvre migratoire ou immigrée n’a pas constitué un aspect important des économies européennes. Les origines du système mondial moderne reposent sur le transfert forcé de millions de personnes asservies du continent africain – et de tels déplacements de population se sont poursuivis aux XIXe et XXe siècles[4] ».
La construction politique des frontières
Les frontières jouent un rôle essentiel dans le triage et la catégorisation des populations : elles établissent « des discours sur la race et les hiérarchies racialisées [et agissent] comme des mécanismes de contrôle social, politique et économique[5] ». Dans le cas des travailleuses migrantes en particulier, les circuits transnationaux dans des secteurs tels que les soins et le travail domestique ont eu de profondes répercussions sur la structure des ménages dans le monde. Les femmes migrantes ont également joué un rôle majeur – et, dans certains cas, prédominant – comme main-d’œuvre industrielle et agricole dans une grande partie du Sud, notamment en Chine, en Thaïlande et au Mexique, où le dispositif du pouvoir comprend des formes de violence et d’exploitation sexospécifiques qui accentuent la « nature » corvéable des femmes[6]. Ainsi, aborder la migration comme une caractéristique fondamentale de la formation des classes implique-t-il d’aller au-delà de la dichotomie entre migration « forcée » et « migration économique ». Cette typologie néglige la contrainte systémique liée à la vente de sa force de travail, au cœur de l’accumulation capitaliste et lot de tous les migrants, y compris de celles et ceux déplacés par la guerre, les conflits ou d’autres catastrophes.
Force de travail et « excédents » de population
Enfin, une telle perspective sur les classes et la migration s’étend non seulement aux personnes déplacées, mais aussi aux bassins potentiels de main-d’œuvre migrante qui sont inclus dans le calcul de la valeur du travail et sur lesquels le capital peut s’appuyer au besoin. Pour Marx, l’armée de réserve du travail fait partie de la classe ouvrière, car même si les ouvriers se trouvent en dehors du pays où ils peuvent chercher du travail, ils ne sont pas moins essentiels à la constitution de la classe ouvrière. Le cas des États arabes du Golfe, la zone la plus importante de migration Sud-Sud où plusieurs millions de personnes d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et de l’Afrique constituent une armée de réserve, illustre ce fait. La présence de ces populations excédentaires – soumises à des contrôles aux frontières et à des droits de citoyenneté différenciés – signifie que la valeur de la force de travail n’est pas simplement déterminée à l’intérieur des frontières des États du Golfe mais dépend en grande partie du coût de reproduction de la force de travail dans cette région.
Des frontières pour gérer la surexploitation
Au bout du compte, les frontières sont créées dans le cadre de la nécessaire territorialisation des rapports de classe au sein d’un marché mondial divisé entre centres concurrents. Par définition, les frontières permettent à certaines personnes d’entrer et à d’autres non. Celles qui entrent sans papiers se retrouvent dans les positions les plus précaires – incapables d’accéder aux avantages normaux de la citoyenneté et objets de menaces constantes de la part du pays hôte. Cette illégalité n’est pas un sous-produit accidentel des frontières, elle est ancrée dans leur nature même. C’est un élément essentiel de la formation du marché du travail dans certains secteurs.
Par exemple, la mondialisation capitaliste de la production alimentaire signifie que, face à une concurrence internationale accrue et à la pression à la baisse des coûts de production, les secteurs agricoles en Europe du Sud ou aux États-Unis dépendent de cette main-d’œuvre sans papiers. Par ailleurs, de nombreux secteurs qui ne peuvent s’internationaliser en raison de leur enracinement spatial (la construction, les services, le travail domestique et les soins) sont tributaires de la main-d’œuvre sans papiers ou d’autres types de migrants pour réduire les coûts. En ce sens, le principal effet des contrôles aux frontières n’est pas l’exclusion des travailleurs sans-papiers, mais plutôt la transformation effective de l’illégalité en un outil utile à l’accumulation du capital.
Sécurisation de la migration
Ainsi les frontières fonctionnent-elles comme des filtres plutôt que comme des barrières impénétrables. De ce point de vue, les habituels reportages sur les politiques frontalières actuelles peuvent être trompeurs, car ils négligent la manière dont les frontières agissent en tant que productrices et marqueuses de différences et d’inégalités, et non en tant que blocages absolus à la mobilité. Tout cela est étroitement lié aux processus de restructuration néolibérale et à la nature changeante du pouvoir étatique. On a là une illustration supplémentaire de la façon dont la gestion des flux migratoires est associée aux formes contemporaines d’accumulation du capital.
La « sécurisation de la migration[7] » est une tendance des plus importantes. Elle fait référence à la manière dont les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés sont de plus en plus présentés comme une menace à la sécurité. Ce discours est présent dans la sphère publique par l’intermédiaire des politiciens et des médias et il ouvre la voie à une nouvelle gamme de pratiques bureaucratiques aux frontières. Ces techniques comprennent une surveillance accrue des frontières et des populations de migrants, l’érection de barrières physiques telles que des murs et des clôtures électriques, l’utilisation généralisée de technologies de suivi liées aux données biométriques, l’utilisation de patrouilles armées et de drones, le profilage des populations, la prévention et l’évaluation des risques, l’utilisation généralisée à l’échelle internationale de bases de données complexes qui trient et classent les personnes en diverses catégories. Plus important encore, ces nouvelles technologies de contrôle contribuent à entrainer un remaniement du pouvoir bureaucratique au sein des États, ce qui place les forces militaires et de sécurité au centre de régimes frontaliers et migratoires opaques et non imputables.
Replacer le lien organique entre migration et capitalisme
Placer la migration au centre des logiques plus larges du capitalisme et de ses crises nous permet de voir le mouvement des personnes à travers les frontières comme un processus de formation de classe. Ce processus s’effectue dans un marché mondial profondément intégré où les principaux pays de destination des migrants participent directement à la production des modèles de dépossession et d’inégalité qui chassent les gens de leur pays. Ainsi le flux de personnes à travers les frontières est-il un élément constitutif des formes du capitalisme. Les frontières jouent un rôle fondamental : elles déterminent la valeur de la force de travail et différencient les populations selon les catégories de race, de statut et d’accès aux droits.
La gauche des pays occidentaux doit absolument rejeter la politique libérale qui prend la défense des migrants et de la migration au nom de la « valeur » économique, de la « contribution » sociale ou du statut juridique. De telles approches proviennent du refus d’admettre la complicité des États occidentaux dans le maintien et l’exacerbation des conditions qui provoquent la dépossession à travers le monde. Les luttes contre l’impérialisme et l’offensive néolibérale mondiale sont essentielles à la défense des droits des travailleurs et travailleuses. Une telle approche permet de contrer le chauvinisme et de retrouver le sens de la solidarité internationale en tant que composante organique et nécessaire d’une politique de gauche qualitativement différente de la simple charité ou de la bienveillance.
Nouvelles luttes, nouvelles résistances
Bien sûr, une politique de gauche peut prendre des formes particulières qui diffèrent d’un pays à l’autre. Dans plusieurs cas, les travailleurs migrants s’organisent eux-mêmes. Les centres de travailleurs migrants qui combinent une approche communautaire, une orientation explicite de militantisme ouvrier et une politique de classe constituent un modèle important. Ailleurs, des syndicats ont réussi à ouvrir un espace au militantisme des migrants eux-mêmes, sur le terrain. Comme les travailleurs migrants se retrouvent généralement en première ligne de la déréglementation et de la flexibilisation du marché du travail à cause, entre autres, du recours accru aux programmes de travail temporaire et à la prolifération des agences de sous-traitance, ils organisent la résistance contre ces mesures avant que celles-ci ne s’appliquent à toute la classe ouvrière.
Les exemples réussis d’organisation des travailleurs migrants confirment l’importance de rompre avec les modèles étroitement économistes qui se limitent au lieu de travail immédiat. Les conditions politiques et sociales que connaissent les migrants dans leur communauté et leur ménage au sens large, les questions de racisme, de sexisme, de statut d’immigration, de menaces d’expulsion, de criminalisation, etc., sont des éléments essentiels de leur vie. C’est ce qui fonde l’importance des luttes contre la violence aux frontières, les expulsions et les centres de détention, des luttes pour garantir l’accès à des services (soins de santé, éducation, garde d’enfants, formation linguistique), des luttes pour la régularisation du statut de ceux qui peuvent être temporaires, sans papiers ou jugés « illégaux ».
Capitalisme, lutte de classe et migration aux États-UnisLe 15 février 2019, le président Donald Trump déclarait l’état d’urgence nationale, s’octroyant ainsi des pouvoirs exceptionnels pour engager des millions de dollars et mobiliser les forces armées afin de construire un mur le long de la frontière avec le Mexique. Les immigrants, disait-il, étaient des voleurs, des violeurs, des tricheurs qui voulaient « envahir » les États-Unis, où plus d’une quarantaine de millions de personnes viennent du sud du Rio Grande, majoritairement du Mexique et d’Amérique centrale. Au moins 10 millions de sans-papiers travaillent aux États-Unis, la plupart depuis de longues années. Par la suite, Trump a promis de supprimer le Deferred Action for Childhood Arrivals, un dispositif mis en place par Obama en 2012 pour mettre à l’abri de l’expulsion plus de 800 000 immigrants clandestins arrivés aux États-Unis alors qu’ils étaient enfants (les dreamers). Des dizaines de milliers de personnes, y compris de nombreux enfants, se sont retrouvées dans des camps de détention aux conditions de vie sordides. Par son discours haineux, Trump a ravivé le noyau dur de sa base électorale (plus ou moins 30 % de la population) en l’avertissant que la population latina des États-Unis serait majoritaire en 2045. Cependant, si le récit trumpien a frappé les esprits, la situation sur le terrain n’a pas tellement changé. Le nombre d’immigrants qui ont reçu la fameuse carte verte (green card) est passé, sous Trump, de 7 136 600 en 2016 à 7 169 639 en 2019. Quel virage avec Biden ?Dès son intronisation, le président Biden a abrogé l’interdiction faite aux musulmans d’immigrer, suspendu les travaux du mur à la frontière avec le Mexique et émis un moratoire de cent jours sur les expulsions. Il a également proposé un vaste projet de loi sur la réforme de l’immigration qui permettrait de reconnaître des droits aux immigrants « illégaux », mais il risque de se heurter au blocage des républicains au Congrès. Selon le discours officiel, la politique de l’immigration doit revenir aux principes de la compassion « traditionnelle » des États-Unis. En réalité, cette politique a toujours eu comme objectif de calibrer les flux migratoires en fonction des intérêts du capitalisme étatsunien[8]. Des dizaines de millions d’« illégaux » occupent une grande partie des emplois sous-payés dans l’agriculture, la construction, les services domestiques, le tourisme. Sans moyens de défense, ces personnes sont corvéables à volonté. En même temps, elles sont « tolérées » puisqu’une grande partie d’entre elles sont « visibles » et disponibles, notamment dans les grandes villes. À l’autre bout du spectre, les États-Unis ont besoin de millions de personnes qualifiées dans des domaines stratégiques comme l’informatique, le spatial, le domaine militaire. Le capitalisme étatsunien se permet d’accueillir ou de « voler » les millions de cerveaux qui fuient des situations à risque, souvent causées par les interventions militaires américaines ! Ainsi cette « gestion des flux » permet–elle de segmenter les couches populaires et ouvrières entre blancs et non-blancs, entre « légaux » et « illégaux ». Encore aujourd’hui, la bataille contre cette sorte d’apartheid est menée par quelques organisations bien intentionnées mais peu nombreuses, sans beaucoup d’appui des grands syndicats et du Parti démocrate qui se contentent d’adopter une approche humanitaire, plutôt que de s’attaquer aux racines du mal. |
Adam Hanieh est professeur adjoint à la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres.
- Version traduite et résumée par Pierre Beaudet du texte « The contradictions of global capitalism », Socialist Register, vol. 55, 2019, <https://socialistregister.com/index.php/srv/article/view/30927>. ↑
- Organisation internationale pour les migrations (OIM), État de la migration dans le monde 2018, Genève, OIM, 2018. ↑
- David Bacon, The Right to Stay Home. How US Policy Drives Mexican Migration, Boston, Beacon Press, 2013. ↑
- Cedric J. Robinson, Black Marxism. The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000. ↑
- Aziz Choudry et Mostafa Henaway, « Agents of misfortune : contextualizing migrant and immigrant workers’ struggles against temporary labour recruitment agencies », Labour, Capital and Society, vol. 45, n° 1, 2012. ↑
- Susan Ferguson et David McNally, « Precarious migrants : gender, race and the social reproduction of a global working class », dans Leo Panitch et Greg Albo (dir.), Socialist Register 2015, Transforming Classes, vol. 51, 2014. ↑
- Georgios Karyotis, « European migration policy in the aftermath of september 11. The security-migration nexus », Innovation. The European Journal of Social Science Research, vol. 20, n° 1, 2007. ↑
- Voir Suzy Lee, « Immigration strategy in the Biden era », Catalyst, vol. 4, n° 4, hiver 2021. ↑

Manifeste internationaliste contre la guerre en Ukraine

La guerre criminelle lancée par l’impérialisme russe contre l’Ukraine est la menace la plus grave pour la paix mondiale depuis la fin de la guerre froide. Elle rapproche le monde d’une conflagration mondiale comme jamais depuis les initiatives de paix de Mikhaïl Gorbatchev.
Le principal coupable de cette évolution dangereuse est l’impérialisme américain, qui a profité de la chute de l’Union soviétique pour consolider son réseau militaire mondial, étendre sa présence dans diverses parties du monde et lancer des guerres d’invasion en Afghanistan et en Irak. Washington a favorisé en Russie et en Europe de l’Est l’adoption d’un programme néolibéral brutal qui a créé les conditions d’une dérive d’extrême droite dans la plupart de ces pays, en particulier en Russie où il a soutenu le coup d’État antidémocratique de Boris Eltsine en 1993.
Souligner cette responsabilité historique du vainqueur de la guerre froide n’exonère en rien le gouvernement d’extrême droite de Vladimir Poutine de ses ambitions expansionnistes grand-russes, de sa propre volonté militariste et de son interventionnisme réactionnaire mondial accru et, surtout, de son invasion meurtrière de l’Ukraine, l’invasion la plus brutale d’un pays par un autre depuis l’invasion américaine de l’Irak.
En plus de la terrible dévastation et de la mort qu’elle a apportées à l’Ukraine, l’invasion russe a stimulé la poussée militariste mondiale et revigoré l’OTAN après des années d’obsolescence. Il est saisi comme une opportunité pour une forte augmentation des dépenses militaires au profit des complexes militaro-industriels. Cela arrive à un moment où les gouvernements de l’OTAN eux-mêmes ne cessent de souligner que la force de la Russie a été très surestimée, comme le prouve la résistance héroïque ukrainienne, et où les dépenses militaires américaines représentent à elles seules près de 40% du total mondial, trois fois celles de la Chine et plus de douze fois celles de la Russie.
En tant que forces anticapitalistes, nous sommes autant solidaires de la résistance du peuple ukrainien que radicalement opposés à cette poussée militariste mondiale. Nous défendons donc de manière indivisible les exigences suivantes :
· Retrait immédiat et inconditionnel des troupes russes d’Ukraine
· Soutien à la résistance ukrainienne et à son droit d’obtenir les armes dont elle a besoin pour sa défense, quelle que soit la source disponible
· Soutien au mouvement anti-guerre russe
· La Russie devrait être forcée de payer des réparations pour ce qu’elle a infligé à l’Ukraine
· Non à toute augmentation des dépenses militaires – nous nous engageons à lancer, dès la fin de cette guerre, une nouvelle campagne pour le désarmement mondial, la dissolution de toutes les alliances militaires impérialistes et une architecture alternative de sécurité internationale fondée sur l’état de droit.
· Ouvrir des portes dans tous les pays à tous les réfugiés fuyant les guerres dans n’importe quelle partie du monde
Signataires (avant le 11 avril 2022) :
Social Movement (Sotsialny Rukh) – Ukraine
Black Flag – Ukraine
Russian Socialist Movement (RSD) – Russia
Liberation Road – USA
Solidarity – USA
The Tempest Collective – USA
International Marxist-Humanist Organization – USA
Green Party of Onondaga County (New York) – USA
SAP – Antikapitalisten / Gauche anticapitaliste – Belgium
Midnight Sun – Canadian State
Anti-Capitalist Resistance – England & Wales
Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) – France
Fondation Frantz Fanon – France, Martinique
Elaliberta – Greece
Rproject-anticapitalista – Italy
SAP – Grenzeloos – Netherlands
International Marxist-Humanist Organization – UK
Posté par Richard Fidler
Traduction NCS via Google

Dossier : il faut lire (ou relire) Gramsci

La liste des héritiers revendiqués de Gramsci ne cesse de s’allonger – et leur diversité ne cesse de nous surprendre. Aurore Bergé, Jean-Michel Blanquer, Gerald Darmanin, Benoît Hamon, Marion Maréchal Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy, Christiane Taubira, Eric Zemmour : tous l’ont cité. Comment un penseur marxiste, dirigeant du parti communiste italien, qui a écrit ses textes les plus célèbres dans les prisons du fascisme où il était en train de mourir, peut-il être approprié par des personnages politiques de tous bords, pour la plupart opposés à ses idéaux ? Quelles dénaturations sa pensée a-t-elle subie, qui ont rendu possible de telles instrumentalisations ?
L’une de ces distorsions consiste à réduire la pensée de Gramsci à « l’hégémonie culturelle », et à ne comprendre celle-ci que comme « bataille des idées ». On trahit ainsi l’approche dialectique de Gramsci, pour qui ni la culture ni « les idées » ne sauraient être séparées de la politique et de l’économie : à ses yeux, l’hégémonie est non seulement culturelle mais aussi politique et, en un sens, économique. C’est une fois restituée l’unité complexe entre ces différentes dimensions que l’on peut saisir tout l’intérêt de ses réflexions sur la culture, qui constituent bien l’un de ses apports fondamentaux au marxisme. Plusieurs articles de notre dossier se penchent selon cette optique sur les analyses gramsciennes de la religion, de l’éducation et de la domination culturelle.
La pensée gramscienne est également sujette, d’une manière assez fréquente, à un autre type de méconnaissance : on a pu faire de lui, notamment au prétexte qu’il a théorisé la stratégie de « guerre de position », un théoricien réformiste, et plus récemment un précurseur du populisme de gauche. Or, on l’a dit, Gramsci reste marxiste, communiste et révolutionnaire. Bien entendu, sa pensée de la politique présente une profonde originalité, et il développe le marxisme d’une manière créative et singulière. Pour autant, il continue à se revendiquer de la Révolution russe, il participe activement aux travaux de l’Internationale communiste – en particulier pour analyser et lutter contre le fascisme –, et il reste fidèle à de nombreux égards à la pensée comme à la pratique de Lénine (bien plus d’ailleurs que de Luxemburg ou de Trotski).
C’est bien dans cette perspective qu’il approfondit la conception marxiste de l’État, qu’il redéfinit la notion de société civile et qu’il se confronte au problème du parti (celui-ci, Prince moderne au service des subalternes, devant être à la fois une organisation centralisée et un outil d’émancipation pour remplir sa tâche révolutionnaire). C’est également en tant que militant et dirigeant de la lutte pour l’émancipation des subalternes qu’il produit une analyse de la crise organique ou crise d’hégémonie, qui conserve une actualité troublante. En définitive, il s’avère que c’est toute sa conception de l’histoire et de la modernité qui ne prend sens que sous l’horizon de la révolution et du communisme.
Les textes que nous rassemblons ici reviennent sur ces différentes questions, et constituent autant de portes d’entrée pour lire véritablement Gramsci – et non le réduire à un ensemble de formules aussi célèbres qu’inoffensives.
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Textes sur Gramsci
« Phénomènes morbides » : qu’a voulu dire Gramsci et quel rapport avec notre époque ?, par Gilbert Achcar
Gramsci et la Révolution russe, par Alvaro Bianchi et Daniela Mussi
À l’Ouest, questions de stratégie, par Daniel Bensaïd et Antoine Artous
Post-marxisme ? Crise, recomposition ou liquidation du marxisme dans l’œuvre d’Ernesto Laclau, par Attilio Boron
Compte-rendu : « La pensée politique de Gramsci », de Jean-Marc Piotte, par Pierre Bronstein
La domination culturelle : quand Gramsci rencontre Bourdieu, par Michael Burawoy
Gramsci et le problème du parti, par Yohann Douet
Le marxisme en pratique : pour un dialogue entre Luxemburg et Gramsci, par Yohann Douet
Gramsci : un marxisme singulier, une nouvelle conception du monde, par Yohann Douet
Gramsci, l’histoire et le paradoxe de la postmodernité, par Yohann Douet
La force et la ruse : l’État, le consentement et la coercition, à partir de Gramsci et Poulantzas, par Pierre Jean
Gramsci, notre contemporain, par Razmig Keucheyan
« Gramsci l’intempestif », À propos de : Peter D. Thomas, The Gramscian Moment, par Razmig Keucheyan
Le nouveau monde ou rien. Penser la crise actuelle avec Antonio Gramsci et Walter Benjamin, par Galatée Larminat
Gramsci, penseur de l’hégémonie [Podcast]
L’éducation démocratique, la culture technique et l’apport de Gramsci, par Christian Laval et Francis Vergne
Marxisme et religion chez Antonio Gramsci, par Michael Löwy
Gramsci et le politique, par Peter Thomas
Articles de Gramsci
« Je hais le Nouvel an » (1er janvier 1916), Antonio Gramsci
« Je hais les indifférents » (février 1917), Antonio Gramsci
« Les deux fascismes » (août 1921), Antonio Gramsci
« La marche sur Rome » (novembre 1922), article inédit d’Antonio Gramsci, avec une introduction de Guido Liguori et Natalya Terekhova
Extraits des Cahiers de prison
« Guerre de position et guerre de mouvement – Contre Rosa Luxemburg », Antonio Gramsci
« Le parti communiste, Prince moderne », Antonio Gramsci
« L’organisation de l’école et de la culture », Antonio Gramsci
« La crise d’hégémonie », Antonio Gramsci

Israël-Palestine. « Les cicatrices du mois de mai 2021 ne sont toujours pas guéries »

Des titres des journaux aux fils des médias sociaux, l’intensification de la violence en Israël-Palestine ces dernières semaines a été largement comparée aux scènes qui ont conduit aux événements de mai 2021, lorsqu’un soulèvement palestinien massif, une campagne de répression israélienne et une guerre vicieuse ont dévoré la terre entre le fleuve et la mer.
Les comparaisons sont tentantes, et les questions fondamentales qui sous-tendent cette période restent certainement inchangées. Mais interpréter les développements actuels à travers le prisme de mai dernier n’est pas seulement prématuré – cela obscurcit notre compréhension de ce qui se passe sur le terrain aujourd’hui, et même peut nous rendre aveugles à ce dont les Palestiniens ont besoin en ce moment.
L’«Intifada de l’unité» était à bien des égards le résultat d’une tempête parfaite, créant une synchronisation rare de la répression israélienne et de la résistance palestinienne qui n’avait pas été vue à une telle échelle depuis la deuxième Intifada [2000-2004/2005]. Malgré des éclairs d’activités similaires ces dernières semaines, cette synchronisation à grande échelle ne s’est toujours pas reproduite. Il y a de nombreuses explications à cela, et les développements en cours – notamment à la lumière de la brutalité de la police israélienne et des provocations des extrémistes juifs à Jérusalem [qui défilent sur le «Mont du Temple» sous protection militaire] – pourraient encore prendre une tournure plus grave. Mais il y a un facteur important qui ne recueille pas l’attention qu’il mérite: les Palestiniens ne se sont pas encore remis de ce qui s’est passé en mai dernier.
Malgré le défi et l’indignation populaire exprimés dans les rues et sur les médias sociaux, une grande partie de la société palestinienne ne s’est pas encore remise de la violence d’Etat et collective qu’elle a subie l’année dernière. Ce sentiment est particulièrement aigu dans la bande de Gaza, où deux millions de personnes ont été soumises à de lourds bombardements israéliens pendant 11 jours, et qui restent privées de la possibilité de se reconstruire et de se réhabiliter, sous un siège étouffant qui dure depuis 15 ans.
Cet épuisement est également ressenti, à un degré très différent, parmi les citoyens palestiniens d’Israël, qui ont été la cible d’une campagne policière agressive dans les mois qui ont suivi le soulèvement, et qui sont encore sous le choc de l’horreur de bandes juives armées attaquant les quartiers et les résidents arabes. En Cisjordanie également, les efforts visant à canaliser l’énergie de l’Intifada contre l’Autorité palestinienne (AP), largement considérée comme l’exécuteur local de l’occupation, ont été violemment réprimés par les forces de sécurité de l’AP et les voyous loyalistes.
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La principale raison de cette absence de reprise du type de mobilisation de mai 2021 est très simple: la brutalité israélienne n’a jamais cessé. Depuis le mois de mai, les communautés palestiniennes ont dû faire face à des incursions militaires, des agressions de colons, des démolitions de maisons, des refus d’autorisations médicales, des tirs de l’armée, des arrestations massives, des saisies de terres, une surveillance intrusive, et bien plus encore. Tous ces événements se sont certainement intensifiés ces dernières semaines, mais leur gravité a fluctué tout au long de l’année, sous couvert de la doctrine orwellienne du gouvernement consistant à «réduire le conflit».
En effet, si les médias grand public se sont empressés de couvrir les récents actes de violence sporadique commis par des Palestiniens – y compris les attaques meurtrières dans trois villes israéliennes, les jets de pierres sur les bus, et maintenant des roquettes tirées depuis Gaza – ils ont largement fait l’impasse sur la violence constante et structurelle infligée aux Palestiniens au nom de la préservation de la «tranquillité» des Juifs israéliens. Il est révélateur que les médias n’aient commencé à remarquer que la violence était en train de «monter en flèche» que lorsqu’elle a soudainement touché les Israéliens. Sinon, la violence a été rendue invisible: un simple détail discret dans le paysage.
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Cela ne signifie pas que les Palestiniens ont abandonné leur cause. Au contraire, la résistance persiste sous de multiples formes, et le souvenir de l’Intifada de l’unité continue d’alimenter un sentiment de conscience nationale renouvelée. Mais de nombreux Palestiniens admettront également que, même s’ils étaient capables de se mobiliser comme l’année dernière, ils ne sont pas certaines de ce qu’ils pourraient obtenir en ce moment. Toujours affaiblis par des leaderships fracturés et autoritaires, et sans vision politique claire pour les guider, de nombreux Palestiniens ont dû se replier sur leurs batailles fragmentées et localisées pour repousser les politiques implacables d’Israël. Aussi inspirant qu’ait été le soulèvement de mai 2021, il est difficile de dire dans quelle mesure il a modifié la capacité des Palestiniens à démanteler leur oppression.
Cette vulnérabilité peut souvent être masquée par les vivats par l’«unité» et pour la «fermeté» entendus lors des manifestations et montrées en ligne. Ces exclamations aplatissent malencontreusement les expériences et les débats complexes au sein de la communauté qui nous rappellent que, malgré toute leur extraordinaire résilience en tant que peuple, les Palestiniens restent humains. Nous ne nous sentons pas toujours forts, héroïques ou résolus. Nous sommes une société marquée par des cicatrices, des traumatismes et des craintes pour l’avenir. Nous ne sommes pas des machines automatisées qui oscillent entre une victimisation sans défense et une rage ardente. Notre énergie fluctue et nous avons besoin, nous aussi, de temps pour guérir, réfléchir et reconstruire.
Avec l’orgueil grandissant d’Israël et les blessures palestiniennes qui s’enveniment, une autre guerre ou un autre soulèvement pourrait bien se profiler à l’horizon. Mais un mouvement sans ressources est voué à s’étioler, et une lutte sans leadership est vouée à être perdue. Nous savons que les slogans ne suffisent pas: seul un sérieux rééquilibrage du pouvoir – par le biais de l’organisation de la base, de l’action gouvernementale, de l’indépendance économique, de la pression médiatique, et plus encore – peut renverser la vapeur contre notre condition coloniale. L’Intifada de l’unité a été un élément essentiel de cet effort. Mais nous avons encore un long chemin à parcourir.
Amjad Iraqi est rédacteur du magazine israélien +972. Il est un citoyen palestinien d’Israël, basé à Haïfa.

Les propositions altermondialistes sur les migrations

Les migrations s’inscrivent aujourd’hui dans la phase néolibérale de la mondialisation. Elles sont fortement déterminées par les politiques néolibérales, par la financiarisation et la domination du capitalisme financier. Ces politiques donnent la primauté à la croissance et subordonnent la croissance au marché mondial des capitaux. La transformation sociale est conçue comme l’ajustement structurel de chaque société au marché mondial passant par le champ libre laissé aux entreprises mondiales considérées comme les seules porteuses de modernité. Elle se traduit par la libéralisation des économies livrées à la rationalité du marché mondial des capitaux, par les privatisations et l’abandon de la notion de service public entendu au sens du droit égal d’accès pour tous et toutes. Ces politiques ont des effets dramatiques pour chacune des sociétés et pour le monde. Cette logique conduit à la prédominance du droit des affaires et de la concurrence dans le droit international et dans le droit de chaque pays. Les migrations, comme le climat et l’écologie, démontrent que plusieurs des problèmes de la période ne sont compréhensibles et ne peuvent être envisagés qu’à l’échelle mondiale. On retrouve plusieurs propositions émanant du mouvement altermondialiste pour affronter cette situation.
L’égalité des droits et l’accès égal aux droits pour toutes et tous
La question des migrations étant par définition mondiale, la réglementation et la régulation des migrations devraient relever du droit international. Une première tentative a été tentée avec la Convention internationale pour le respect des droits des migrants et de leurs familles. Nous en demandons la mise en œuvre. Il est scandaleux que cette convention adoptée par les Nations unies ne soit toujours ratifiée, plusieurs années après, par aucun pays d’émigration, et notamment par la France, et par aucun pays européen. Même s’il faut préciser que cette convention est très insatisfaisante sur plusieurs aspects de la défense des droits des migrants et migrantes, et que, même si elle va dans le bon sens et renforce le droit international, elle ne constitue pour le mouvement altermondialiste qu’une première étape.
Le débat international s’est à nouveau saisi de la question avec la création, dans le cadre des Nations unies, en 2007, d’un Forum mondial sur la migration et le développement (FMMD). C’est un processus informel, non contraignant, ouvert aux États membres et observateurs des Nations unies ainsi qu’à des organisations ayant un statut d’observateur. Un processus de la société civile accompagne le FMMD. Il mélange des ONG, des sociétés privées et des associations de migrants. Le onzième FMMD, à Marrakech, en décembre 2018, a adopté des propositions « pour une immigration sûre, légale et reconnue ». Ce pacte est non contraignant et son application dépend de la bonne volonté des États. Il préconise, pour les États, de développer des voies légales de migrations, sous forme de visas, de couloirs humanitaires, de levée des exigences de visas dans les situations de vulnérabilité. Malgré quelques propositions intéressantes, ce pacte comprend aussi des aspects dangereux pour les droits de la personne (encouragement au fichage, non-remise en cause de la criminalisation des migrants ou des politiques d’externalisation des frontières).
La lutte contre les discriminations
La phase actuelle de la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, a fait exploser les inégalités. Les inégalités s’appuient sur les discriminations et les renforcent. Le racisme fait accepter les discriminations ; il fait aussi accepter la précarité, la pauvreté et l’exploitation. L’enjeu est double pour les dominants. Il s’agit d’abord, pour limiter les résistances au capitalisme, de diviser les couches populaires et de rallier les couches moyennes. Il s’agit aussi de fermer les voies alternatives en remettant en cause la valeur de l’égalité.
On retrouve ainsi les explications de Gramsci sur l’importance de l’hégémonie culturelle qui permet à un système de domination de s’imposer et d’être accepté par les couches sociales dominées. Dans cette bataille culturelle, la définition d’un projet porteur d’une alternative d’émancipation est essentielle. Le mouvement altermondialiste affirme que l’antiracisme est une valeur positive fondamentale. Pour qu’il puisse jouer son rôle, il faut accepter de regarder à quel point le racisme et les discriminations ont marqué nos sociétés ; et continuent de les caractériser. On les retrouve sous des formes diverses à travers les différentes déclinaisons du racisme – anti-arabe, antimaghrébin, islamophobe, antinoir, antisémite – ; du sexisme ; de la colonisation et de la désaliénation des colonisateurs ; du refus d’accepter la vivacité de la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière ; de la colonialité qui marque la nature de l’État ; de la racialisation des politiques ; du traitement des migrants et migrantes et des Roms comme boucs émissaires… Il ne s’agit pas de miasmes du passé qui n’ont que peu d’importance. Il ne s’agit pas non plus de contradictions secondaires qui disparaîtront d’elles-mêmes après la libération économique et sociale. Il s’agit des contreforts et des arcs-boutants qui font tenir le système dominant et qui le reproduisent.
La liberté de circulation et d’établissement
Parmi les droits reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme, figure en bonne place le droit de circuler librement. L’article 13 de la Déclaration stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Le fait que cet énoncé apparaisse à tant de gens hors de portée, voire stupéfiant, en dit long sur la régression des idéaux de liberté et de la défense des droits dans le monde.
Les nécessités de défense de l’ordre public, mises en avant, se révèlent le plus souvent comme des prétextes par rapport au contrôle des mouvements et des populations, y compris des populations des pays d’arrivée. Dans tous les cas, des mesures de régulation, en principe provisoires, ne peuvent fonder un régime permanent qui repose sur la négation des droits et des libertés. Les murs que l’on élève en pensant se protéger accroissent le plus souvent les peurs et l’insécurité. Ils se révèlent inefficaces par rapport à des politiques de compréhension, d’hospitalité et de bon voisinage.
Les murs finissent par envahir les têtes et les polluer. Les politiques de visas, destinées à décourager les déplacements, sont fondées sur l’humiliation et le confinement (containment) des pauvres ; elles dérivent vers la corruption dans les services de délivrance. Les ligues des droits humains en Europe ont demandé la suppression des visas de court séjour (moins de trois mois), ce qui était la situation la plus courante, en Europe, il y a quarante ans. La liberté de circulation fait toujours l’objet de débats passionnés et contradictoires qui mêlent plusieurs questions et conduisent à des positions divergentes. Les positions de ceux qui nourrissent la crainte atavique des étrangers et la méfiance des sédentaires par rapport aux nomades affleurent vite dans les discussions publiques et sont attisées par les politiques sécuritaires. Elles sont en général absentes dans le courant altermondialiste. Cette divergence reflète deux visions du monde !
La liberté d’établissement est souvent considérée comme un danger pour les droits sociaux conquis à l’échelle nationale. La représentation qui domine est celle des migrations provoquées par les classes dominantes pour jouer la concurrence entre les travailleurs et travailleuses, peser sur les salaires et les conditions de travail. Il s’agit d’une délocalisation sur place, un des volets d’une offensive générale contre les salarié·e·s. Cette analyse est très largement exacte quant à la volonté du patronat mais pas quant à ses conséquences. Il n’est d’ailleurs pas démontré que les migrations et la liberté de circulation exercent une pression à la baisse sur les salaires dans les pays d’accueil. De plus, la justesse partielle du diagnostic ne fournit pas automatiquement la réponse. Il s’agit de trouver une riposte qui permette d’éviter de tomber dans le piège de la division entre travailleurs dans chaque pays et les migrants, et entre les travailleurs des différents pays. Il n’y a pas de recette magique, il faut construire une démarche. Ce qui est sûr c’est qu’accepter une union sacrée contre les immigré·e·s conduit tout droit à une catastrophe pour tous et toutes. D’autant que les faits démentent ce diagnostic. Les travailleuses et les travailleurs immigrés contribuent à l’équilibre des déficits sociaux et leurs contributions sont excédentaires par rapport à leurs dépenses. C’est le chômage et non l’immigration qui met en danger la protection sociale. Les réponses sont aussi à rechercher dans un des chantiers majeurs du droit international, celui de la protection sociale universelle.
Ces principes de base définissent les positions du mouvement altermondialiste sur les questions des migrations. Leur approfondissement permet de rejoindre la cohérence des positions générales du mouvement et contribue à construire une cohérence. Ils se réfèrent à la solidarité internationale comme une des principales valeurs de référence par rapport au cours dominant de la mondialisation.
Gustave Massiah est économiste, écrivain et militant altermondialiste












