Nouveaux Cahiers du socialisme
Faire de la politique autrement, ici et maintenant...

Madeleine Albright était une tueuse

Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait risquent de réduire ses réalisations au sexe. Ce n’est pas juste : elle était bien plus qu’une pionnière.
Albright était une goule impériale, aussi impitoyable dans sa poursuite de la domination mondiale américaine que n’importe quel homme. Elle a joué un rôle central dans l’élaboration d’une politique post-guerre froide qui a semé la dévastation sur plusieurs continents. Sa biographie était poignante : sa famille a fui la persécution nazie lorsqu’elle était enfant, et vingt-six de ses proches, dont trois grands-parents, ont été assassinés pendant l’Holocauste. C’est une histoire traumatisante, mais rassurez-vous : elle a présidé à beaucoup de traumatismes et de mort pour les autres en retour.
De 1993 à 1997, Albright a été ambassadeur des Nations Unies. À ce titre, elle a présidé les sanctions brutales contre l’Irak après la guerre du Golfe, dans le but de maximiser la misère des Irakiens afin d’encourager le renversement de Saddam Hussein. Dans une interview de 1996 avec Lesley Stahl de 60 Minutes , Albright semblait suggérer que la mort des enfants des autres n’était qu’un coût de l’empire. « Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants sont morts. Je veux dire, c’est plus d’enfants que de morts à Hiroshima », a déclaré Stahl. “Et vous savez, est-ce que le prix en vaut la peine?” Albright a répondu: “Je pense que c’est un choix très difficile, mais le prix, nous pensons, le prix en vaut la peine.”
Bien que les estimations de mortalité auxquelles Stahl faisait référence aient par la suite été remises en question par des chercheurs, Albright a clairement indiqué qu’elle était tout à fait prête à infliger la mort à cette échelle. Il est difficile d’imaginer la mort de plus d’un demi-million d’enfants et la misère réfractaire, pour tant de familles, contenues dans cette seule statistique. Pourtant, c’était un « prix » qu’Albright était prêt à imposer aux citoyens ordinaires de ce pays pauvre, où les sanctions privaient les Irakiens de médicaments, d’eau potable et d’infrastructures essentielles.
La doctrine Powell – c’est-à-dire la vision de la politique étrangère de l’après-guerre froide avancée par le président des chefs d’état-major interarmées de Clinton, Colin Powell (également récemment loué ici et non gentiment) – était que les États-Unis devraient limiter leurs interventions militaires à des situations dans où ses propres intérêts nationaux sont menacés. Albright n’était pas d’accord et ils se sont affrontés sur ce que devrait être le rôle des États-Unis dans des crises comme la Bosnie. Powell a écrit dans ses mémoires qu’il « a failli avoir un anévrisme » lorsqu’elle lui a demandé : « Quel est l’intérêt d’avoir cette superbe armée dont nous parlons toujours si nous ne pouvons pas l’utiliser ?
En tant qu’ambassadrice de l’ONU, Albright a chassé le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, du pouvoir après une campagne acharnée, un triste épisode qui éclaire sa vision de l’ordre mondial fin de siècle. Boutros-Ghali, dont le mandat était soutenu par tous les pays autres que les États-Unis, a par la suite attribué son éviction à la publication d’un rapport des Nations unies soutenant qu’une attaque israélienne contre un camp de réfugiés au Liban, qui a tué cent personnes, était délibérée et non une erreur, contrairement aux affirmations du gouvernement israélien. Les responsables américains ont démenti que c’était la raison, citant à la place des différends sur le Rwanda, la Croatie et la Bosnie. Il a froissé quelques plumes de la classe dirigeante occidentale en qualifiant la Bosnie de « guerre des riches ». De même, Boutros-Ghali, un architecte des accords de Camp David, considérait la campagne d’Albright contre lui comme une complaisance raciste ou xénophobe envers les républicains anti-ONU (Bob Dole, par exemple, s’était mis à se moquer du nom du secrétaire général égyptien : « Booootros Booootros » ou « Boo Boo »), qui ont été particulièrement animés après la mort de quinze soldats américains dans un raid bâclé de maintien de la paix de l’ONU en Somalie. Entre autres moyens de chasser le secrétaire général du pouvoir, Albright a faussement accusé Boutros-Ghali de corruption. Écrivant dans Le Monde Diplomatique à l’époque, Eric Rouleau a suggéré que, Eric Rouleau a suggéré la vraie raison de la vendetta d’Albright contre son collègue populaire :
La chute du mur de Berlin avait permis aux États-Unis de mener la guerre du Golfe presque à leur guise et cela suggérait un modèle pour l’avenir : l’ONU propose, à l’initiative de Washington et les États-Unis disposent. Mais M. Boutros-Ghali ne partageait pas cette vision de la fin de la guerre froide.
De 1997 à 2001, Albright a été secrétaire d’État, sous le président Bill Clinton. Dans ce rôle révolutionnaire très célèbre, elle a continué d’infliger des souffrances inimaginables aux Irakiens. Le sous-secrétaire général de l’ONU, Denis Halliday, a démissionné de son poste en 1999 afin de dénoncer les sanctions ; les États-Unis “tuaient sciemment des milliers d’Irakiens chaque mois”, avait- il déclaré à l’époque, une politique qu’il qualifiait de “génocide”. Bien que de nombreux Américains aient été choqués lorsque l’administration George W. Bush a envahi l’Irak, la réalité est que lorsque Bush est arrivé au pouvoir, les États-Unis bombardaient déjà l’Irak, en moyenne, environ trois fois par semaine. C’est notre fille ! Aussi belliciste qu’un homme.
Albright a également encouragé l’expansion de l’OTAN dans les anciens pays soviétiques d’Europe de l’Est, une trajectoire imprudente dont de nombreux diplomates de haut rang ont averti au fil des ans qu’elle contrarierait inévitablement la Russie. Cette politique a contribué de manière significative au terrifiant conflit nucléaire auquel nous sommes actuellement confrontés, ainsi qu’au terrible massacre de civils ukrainiens ( au moins 977 pour certains, en date d’hier, et le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme estime que le nombre réel est beaucoup plus élevé).
Albright n’a jamais pris sa retraite, une distinction que ses fans verront sans aucun doute comme un rejet de l’âgisme. Mais cela aurait été bien mieux pour tout le monde si elle avait pris un peu de temps pour profiter de ses considérables réalisations. Sa société de conseil a aidé Pfizer à éviter de partager sa propriété internationale, même si cela sauverait des vies dans le monde entier pendant la pandémie actuelle de COVID-19. Les brevets sur les vaccins restent une cause majeure d’apartheid vaccinal mondial et de mortalité massive. Mais il est peu probable que cela l’ait troublée sur son lit de mort : la mort de pauvres gens de couleur qui ne sont pas américains a toujours « valu le prix » pour Albright.
Lors de la primaire présidentielle de 2016, elle a dit des femmes (comme cette écrivaine) qui n’ont pas soutenu la candidature d’Hillary Clinton : « Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas. Plus tard, elle s’est excusée pour le commentaire dans une colonne d’opinion du New York Times, donc je ne veux pas être mesquin à ce sujet. Après tout, le peuple irakien n’a jamais obtenu d’excuses de sa part. Mais en examinant les preuves ci-dessus, il était imprudent de la part d’Albright d’envoyer d’autres femmes dans ce fameux enfer.
Presque certainement, il y a déjà une réservation à son nom dans ce lieu chaud et branché. Peut-être qu’elle y obtiendra enfin la reconnaissance qu’elle mérite, en tant que vedette parmi les bellicistes impériaux meurtriers de tout sexe.
Traduction NCS via Deepl

Rapports de genre et dynamiques migratoires : des femmes parlent

Les chaussures égarées
Accessoires vains
Pieds nus
Têtes en feu
Vos souffles secouent les murmures nocturnes de la forêt
Haletante
Yeux hagards
Intrépides l’espoir seul boussole
Pas une étoile au service de votre destinée
Plus rien ne peut vous ralentir
Ni les cris de l’aigle
Ni le grondement de la rivière
Ni le cadavre de ton compagnon
La force de ton regard
Ouvre les frontières
Casse les barrières
Chantal Ismé
Le concept de « genre » a mis du temps à intégrer les études sur la migration internationale des femmes qui par ailleurs regorge d’études[2]. Pourtant, au niveau international, les femmes constituent plus de la moitié des personnes migrantes[3]. Au Québec, selon Statistique Canada, en 2016, elles représentent 50,3 % et dans la région métropolitaine de Montréal, 23,7 %. Il importe alors de cerner les articulations entre migration et rapports sociaux de sexe. Une approche théorique de ce thème aurait permis de comprendre l’impact du genre sur les causes et les conséquences de la migration. Mais l’option de donner voix à des groupes travaillant directement avec des femmes immigrantes a été privilégiée. Ces femmes d’horizons divers et ayant des expériences et des lectures variées, par leur témoignage respectif, amènent une richesse à la compréhension de la réalité concrète des femmes immigrantes ; d’une certaine façon, cela leur donne la parole. Pour ce faire, on a organisé une table ronde afin de faciliter les échanges. Cet article présente une discussion qui veut mettre en lumière les dynamiques migratoires spécifiques des femmes, les enjeux et les défis de leur intégration en lien avec les rapports sociaux de classe et de race.
| Les groupes participants à la table ronde
Quatre groupes ont pris part à cet échange. Ils travaillent depuis plus de 40 ans, sauf FDO, avec des femmes immigrantes, mais également racisées.
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La grille de discussion comprenait quatre volets. Le premier portait sur les inégalités inhérentes au fait d’être femme tout le long du processus migratoire. Le deuxième abordait le croisement des enjeux reliés à la réalité des femmes racisées. Le troisième explorait la violence genrée et ses formes particulières dans la dynamique migratoire. Enfin le dernier tentait de dégager des perspectives en lien avec les différents constats. Par souci de cohérence et pour la fluidité du texte, les échanges de cette table ronde sont présentés sous forme synthétique et regroupent les perceptions et expériences sous les quatre grandes catégories.
Un chemin parsemé d’inégalités
Les théories les plus courantes sur la question migratoire se sont longtemps focalisées sur les problématiques essentiellement économiques avant que les recherches féministes aient introduit des questions plus larges d’ordre social et culturel.
Pourquoi les femmes décident-elles de quitter leur pays ? Quel est leur processus décisionnel ? Les raisons qui poussent les femmes à émigrer sont multiples et à géométrie variable. Elles sont fonction du statut social, des conditions de vie et du pays d’origine. Les normes et les croyances intersubjectives modulent également les décisions et les comportements migratoires. Chaque contexte social comporte sa culture migratoire[4]. Il s’agit d’un tout imbriqué. Ces facteurs vont déterminer sous quel programme d’immigration les femmes sont admises. La plupart des immigrantes aidées par les organismes participant à la table ronde fuient la violence ou rejoignent la famille déjà établie au Québec. Divers scénarios peuvent se présenter dont les quatre situations ci-dessous.
- Dans le premier cas, la motivation est une question de vie ou de mort, ce sont de vraies guerrières qui arrivent à s’enfuir. L’inégalité des sexes qui s’exprime dans des facteurs structurels comme l’absence de protection contre la violence sexiste ou le déni de justice mènent à la décision d’immigrer. Cette fuite peut prendre la forme d’une longue et tragique odyssée (par exemple d’Haïti au Brésil jusqu’au chemin Roxham au Québec) pavée elle-même de violences masculines auxquelles elles voulaient échapper.
- Dans le deuxième scénario, ces femmes sont parrainées par un conjoint ou des membres de la famille dont elles dépendent dans un premier temps. Il arrive souvent que cette dépendance donne lieu à plein d’abus de toutes sortes.
- Dans le troisième scénario, les femmes arrivent par la voie du Programme des travailleurs qualifiés auquel elles ou les conjoints ont appliqué. La plupart du temps, au pays d’origine, le mari était officiellement le plus qualifié et détenait le contrôle économique du foyer. Arrivé·e·s ici, la situation s’inverse, du fait qu’en général, les femmes acceptent plus rapidement et plus facilement d’abandonner leur champ d’expertise pour des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées. Le mari sans emploi dépend d’elle et la femme refuse certaines situations qu’elle acceptait auparavant.
- Un quatrième schéma très fréquent est celui de la femme parrainée par son conjoint. Plusieurs cas de figure existent dans ces circonstances, le plus inégal demeure celui où la femme se retrouve sous la menace d’un arrêt de parrainage, sans parler des nombreux chantages qu’elle subit de la part des membres de la famille. La peur de les trahir ou de les déshonorer l’habite en permanence surtout si elle a laissé des enfants au pays. Elle fera et acceptera tout pour la réunification familiale ; le niveau de souffrance est grand et la lourdeur administrative qui laisse s’écouler deux ou trois ans avant l’arrivée des enfants ajoute une douleur supplémentaire.
Toutes les femmes qui ont pris part à la discussion font état d’un problème général et manifeste soit le traitement genré et inégal du processus d’immigration. Les politiques favorisent les couples et les familles, ce qui rend le processus décisionnel complètement inéquitable, et qui altère au passage l’image des femmes immigrantes racisées. Elles sont vues ou dépeintes, selon une vision raciste, comme faibles, inférieures, sous scolarisées et sans voix, ce qui apporte une inégalité additionnelle dans le processus. Cette image objectivée est encore plus claire lorsque les femmes occupent des emplois dans les services essentiels mais non valorisés, emplois qui peuvent s’avérer dangereux comme on le voit dans la pandémie de COVID-19. La politique migratoire pousse les femmes à chercher des stratégies pour ne pas retourner dans leur pays, même au prix de s’engager dans une relation non désirée ou dans une situation professionnelle difficile et précaire.
Femmes immigrantes racisées : un croisement d’enjeux spécifiques
Il importe de démystifier le terme racisé et ses multiples usages, de saisir que l’emploi du mot race dans ce cas n’a pas de réalité biologique. Ce mot se construit à travers l’organisation du pouvoir. La racialisation est un processus de production de catégories et de classifications d’un groupe humain selon des caractéristiques biologiques de manière à définir et à construire des collectivités sociales différenciées et minorisées[5]. La signification et la représentation constituent deux éléments clés pour comprendre comment la différence est conceptualisée, expliquée, comprise et perpétuée.
L’une des facettes de l’idéologie raciste concerne la façon dont une personne est perçue comme différente, d’où la construction mentale de l’autre et une marginalisation qui la pousse au-dehors, la rendant invisible, inexistante. La représentation idéologique de la différence de l’autre est une des dimensions les plus importantes du racisme postcolonial. C’est un système qui fonctionne pour maintenir des privilèges, il est important d’en comprendre le mécanisme et surtout son mécanisme d’exclusion, de marginalisation.
Les multiples rapports sociaux interagissent entre eux et produisent des situations complexes. Le concept de l’intersectionnalité[6], né des combats des femmes noires et du Sud global, constitue un outil souple pour effectuer l’analyse des réalités des femmes racisées.
Ainsi, parler des conditions des femmes immigrantes racisées, c’est aussi attester que la pauvreté a un sexe et une couleur. L’accès au marché du travail leur est particulièrement difficile à cause de la division sexuelle et ethnique du travail; elles font face à de la violence et à des discriminations socioéconomiques fondées sur leur genre, leur statut d’immigration et leur origine. L’absence de reconnaissance des qualifications professionnelles des femmes issues des classes moyennes génère un certain déclassement social, qui induit parfois une situation nouvelle de dépendance économique vis-à-vis leur conjoint. De plus, elles se retrouvent avec une surcharge de travail de reproduction due à l’absence de soutien du réseau familial, et avec une détresse émotionnelle à cause de l’éloignement et de la séparation des enfants.
Pourtant, ces dernières années, malgré une hausse importante du niveau de scolarité de ces femmes, une exigence du processus migratoire, leurs conditions de travail précaires ne s’améliorent pas. Elles font aussi face à de multiples discriminations et formes d’exclusion : non-reconnaissance de leurs qualifications, difficultés à se loger décemment, monoparentalité stigmatisante, statut migratoire précaire. Elles sont plus nombreuses à être cheffes de famille. Elles gagnent toujours moins que les hommes et les autres groupes de femmes. Elles assument seules, même très jeunes, la responsabilité des enfants et de la famille. Elles subissent des agressions au travail et ne portent pas plainte par peur de représailles, par peur de ne pas être crues. Elles mènent continuellement des luttes contre le racisme et l’exclusion, dans le but de libérer le marché du travail des préjugés racistes et des ghettos d’emplois. Ces situations stressantes les affectent, mentalement, socialement et financièrement. Les femmes immigrantes racisées ont des ambitions, elles ont des compétences; malheureusement les débouchés offerts par la société ne sont pas à la hauteur de leurs espérances.
Les différentes formes de violence : du départ jusqu’à l’arrivée
Le viol, les conflits armés, l’absence de protection, le déni de justice, la violence conjugale peuvent inciter à quitter son pays. Dans cette quête de meilleures conditions de vie, les femmes vont faire face à d’autres formes de violence dont celle des politiques et règles d’immigration. En effet, ces dernières poussent les femmes à rechercher des stratégies pour rester au Québec et ne pas retourner dans leur pays, souvent au prix d’un engagement dans une relation non désirée ou abusive. Les critères du regroupement familial, tel un revenu suffisant, favorisent un modèle masculin de pourvoyeur et discriminent indirectement les femmes. Celles qui arrivent seules sont parfois obligées de se tourner vers une forme ou une autre d’exploitation sexuelle.
Les demandeuses d’asile sont sévèrement désavantagées ; elles ont vécu divers types de violence au pays et durant le pénible trajet les menant au Québec. Elles se voient obligées de vivre dans l’incertitude quant à leur avenir au pays d’accueil et dans la crainte d’être renvoyées. Dans l’attente d’une décision quant à leur sort, leur champ du possible est très restreint, elles ne peuvent poursuivre leurs rêves, elles n’ont pas accès à l’éducation postsecondaire et à la formation professionnelle.
La route de l’espoir : des perspectives
La route des femmes immigrantes et racisées les amène-t-elle à espérer vivre dans une société démocratique, juste et égalitaire, sans racisme ni violence ?
Historiquement, nous le savons, les femmes ont été marginalisées par des pratiques basées sur une conception patriarcale de la société et du pouvoir qui utilise l’exclusion et la violence comme manière de contrôle. Les femmes immigrantes et racisées se situent à l’intersection de diverses discriminations qu’elles subissent simultanément et qui prennent plusieurs formes : hiérarchisation, domination, sexisme, racisme, exclusion sociale, d’où le concept d’intersectionnalité qui désigne la simultanéité de toutes ces discriminations. Aucune nature inhérente à une « race » ou à un sexe ne justifie ces situations de soumission; au contraire, celles-ci résultent d’un rapport social qui est un rapport de domination, et la domination de genre n’est pas isolée des autres rapports de pouvoir.
Pendant longtemps, le mouvement féministe a laissé de côté beaucoup de femmes, d’où l’adhésion des femmes immigrantes ou racisées à une pensée féministe qui prend en compte les multiples catégories et identités qui peuvent stigmatiser, marginaliser et exclure ; bref, un féminisme radicalement tourné vers la diversité.
Pour y arriver, il faudrait accorder une meilleure écoute et une véritable place aux organisations qui travaillent directement auprès des femmes immigrantes ou racisées, exiger que les commissaires qui décident du sort de ces dernières soient sensibilisés à la réalité qu’elles vivent et qu’elles ont vécue. En ce sens, il faudrait des directives administratives claires exigeant un traitement différencié pour les demandeuses d’asile qui ont subi de la violence et des agressions sexuelles. À cet égard, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), lors des consultations sur la question de la violence conjugale, avait apporté la proposition, entre autres, de l’urgente nécessité d’une formation pour les juges et les commissaires d’immigration. Cela serait un bon départ, mais il faudrait aller plus loin.
Il faut des mécanismes pour mieux appréhender les enjeux de violence vécue par les femmes de la diversité, y compris les femmes sans statut et demandeuses d’asile. Il faudrait aussi une véritable inclusion, fondée sur des mécanismes concrets, des féministes migrantes dans les instances décisionnelles. À titre illustratif, on peut citer leur présence au comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale[7]. Il y a également le Comité Voie (comité de révision des dossiers en matière d’agression sexuelle) du Service de police de la Ville de Montréal, récemment créé, qui reprend la formule de la Sureté du Québec, mais sans inclure des groupes de femmes migrantes autour de la table. De même, une demande du Mouvement contre le viol et l’inceste d’intégrer cet espace à titre d’organisme travaillant essentiellement avec les femmes immigrantes a reçu une réponse négative.
Un autre pas important serait la création d’un poste d’« ombudsman » spécialement dédié aux plaintes des femmes immigrantes victimes de traitements ou de jugements inéquitables. Le nécessaire appui des féministes et des progressistes constitue un autre élément essentiel.
Le rôle des médias et de la violence cautionnée par les gouvernements dans le maintien du statu quo, le mépris envers les problématiques de race, de classe et de genre, tous ces facteurs rendent difficile la solidarité. Pourtant les luttes féministes ont porté leurs fruits chaque fois qu’elles ont été solidaires. La réponse se trouve donc dans l’articulation des luttes antiracistes et des luttes féministes, ce sont elles qui ouvrent la voie.
Pour cela, le mouvement féministe doit rendre visibles et légitimes les actions des femmes racisées et des communautés ethniques minoritaires. Les mouvements progressistes doivent s’éloigner du récit victimaire et considérer les migrantes comme des actrices de changement, valoriser leur juste contribution à la société en supportant leur combat pour des politiques migratoires et d’intégration genrées.
Les femmes racisées veulent faire partie de la société et être actrices de leur propre vie. Elles aspirent à une société juste, égalitaire, qui tienne compte de leur existence, de leur diversité et de leurs spécificités. Ce sont là des préoccupations universelles qui nous ouvrent au monde et que l’on doit insérer au cœur de nos luttes.
La convergence des luttes est la seule issue ! Unissons-nous !
Chantal Ismé, Marjorie Villefranche, Militantes féministes[1]
- Chantal Ismé est présidente de la Collective du Mouvement contre le viol et l’inceste, membre de Femmes de diverses origines et vice-présidente du conseil d’administration de la Maison d’Haïti. Marjorie Villefranche est directrice générale de la Maison d’Haïti et commissaire des droits de la personne, entre autres. ↑
- Katie Willis et Brenda Yeoh (dir.), Gender and Migration, Northampton (MA), Edward Elgar Publishing, 2000; Eleonore Kofman, « Female “Birds of Passage” a decade later : gender and immigration in the European Union », The International Migration Review, vol. 33, n° 2, 1999, p. 269-299; Donna Gabaccia, From the Other Side : Women, Gender, and Immigrant Life in the U.S., 1820-1990, Bloomington (IN), Indiana University Press, 1995. ↑
- ONU, International Migration Report 2017, New York, ONU, 2017. ↑
- Choon Yen Khoo, Maria Platt et Brenda S. A. Yeoh, « Who migrates ? Tracking gendered access to migration within households “in flux” across time », Journal of Immigrant and Refugee Studies, vol. 15, n° 3, 2017, p. 326-343. ↑
- Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté femme, 1992 ; Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, 2002; bell hooks (Gloria Jean Watkins), Ain’t I a Woman ? Black Women and Feminism, Boston, South End Press, 1981. ↑
- Pour plus d’informations voir : Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des femmes, 1983. ↑
- Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, Rebâtir la confiance. Synthèse, Rapport du comité d’experts, Québec, Secrétariat à la condition féminine, décembre 2020. ↑

Parallèles entre l’occupation de l’Ukraine et celle de la Palestine

Lettre ouverte au président Zelensky de Palestine
Asad Ghanem
Cher Président ukrainien Volodymyr Zelensky,
Son récent discours devant la Knesset (Parlement israélien, 20 mars) a été une honte pour les luttes mondiales pour la liberté et la libération, en particulier celle du peuple palestinien. Il a inversé les rôles d’occupant et d’occupé. Il a perdu l’occasion de démontrer la validité de sa cause et celle de la liberté en général.
Vous avez dit : « Nous sommes dans des pays différents et dans des conditions totalement différentes. Mais la menace est la même : pour nous comme pour vous : la destruction totale du peuple, de l’État, de la culture. Et même des noms : l’Ukraine, Israël. ”
Je suis fâché et triste que la Russie ait l’intention d’occuper votre pays et d’anéantir les droits du peuple ukrainien à l’autodétermination et à la liberté ; et je crois que les hommes et les femmes ukrainiens qui résistent à cette agression barbare doivent recevoir tout le soutien possible. En même temps, je rejette les politiques des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN dans le monde.
Tout en admirant le fait qu’une grande coalition internationale ait été créée pour soutenir leur lutte contre l’agression russe, je voudrais que les Palestiniens convainquent le monde de se mobiliser au même niveau et obligent Israël à se conformer aux résolutions internationales.
Je suis également préoccupé par le double standard qu’il semble appliquer à la lutte palestinienne légitime contre l’occupation, l’oppression, le meurtre, la discrimination raciale et le déplacement ; crimes qu’Israël commet depuis plus de 70 ans contre mon peuple.
Parmi les crimes d’Israël contre le peuple palestinien figure le déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens pendant la Nakba de 1948. Des centaines de villes et de villages ont été ethniquement nettoyés et rasés, avec la plupart de leurs traits effacés de la surface de la terre, empêchant le retour de son peuple. Certains Palestiniens ont été déplacés à l’intérieur du nouvel État d’Israël, tandis que d’autres ont cherché refuge dans les pays arabes voisins.
Occupation et siège
Les Palestiniens devenus citoyens israéliens ont souffert d’une discrimination endémique, tout en vivant en Cisjordanie sous une occupation brutale et à Gaza sous un siège écrasant. Israël a interdit la lutte palestinienne pour la liberté et la libération, interdit toute direction palestinienne légitime, a confisqué des biens et des ressources palestiniens et a détenu des militants palestiniens.
Des lois racistes, telles que la loi sur l’État-nation de 2018 et la loi révisée sur la citoyenneté, ont codifié l’opposition d’Israël à l’autodétermination palestinienne et à une patrie palestinienne.
Cependant, vous vous êtes publiquement positionné en faveur de l’occupation israélienne. En 2020, vous avez décidé de quitter le Comité de l’ONU pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, l’organe chargé de soutenir les droits des Palestiniens. Et il a même soutenu le droit d’Israël à l’ autodéfense alors qu’il pratiquait les formes d’agression les plus extrêmes contre notre peuple.
Depuis le début de l’offensive russe contre votre pays, vous avez continué à pratiquer deux poids deux mesures. Bien qu’Israël ait été réticent à accepter des réfugiés ukrainiens non juifs fuyant les bombardements russes – une politique motivée par l’inhumanité et la suprématie ethnique, choses que le peuple palestinien ne connaît que trop bien -, il continue de se tourner vers le Premier ministre israélien, la droite -aile nationaliste Naftali Bennett, pour servir de médiateur.
Je sais que la majorité de la population palestinienne est attentive à la lutte acharnée du peuple ukrainien et lui souhaite la victoire sur la brutale agression russe. Je sais aussi qu’une victoire russe pourrait être un énorme cadeau à la position agressive d’Israël : une victoire pour son concept de mur de fer , réglementant ses relations avec nous jusqu’à notre défaite totale.
D’autre part, la lutte et la victoire de votre peuple, malgré la destruction d’une grande partie de son pays et le déplacement de millions d’hommes et de femmes ukrainiens, donneraient de l’espoir à d’autres peuples qui luttent contre l’oppression et la disparition, ravivant nos espoirs de retour et libération. À cette fin, je vous demande de cesser de soutenir nos oppresseurs.
Asad Ghanem est un auteur et militant palestinien, professeur de sciences politiques à l’Université de Haïfa.
23/03/2022
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Guerre en Ukraine : les Israéliens refusent de voir des parallèles entre leur occupation et celle de Poutine
Gédéon Lévy
La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, une idée erronée dans les deux cas.
L’onde de choc de la guerre russo-ukrainienne est arrivée rapidement en Israël et a révélé des vérités embarrassantes, tout en défiant les Israéliens de voir leur pays tel qu’il est, loin de ce qu’ils aiment imaginer. .
Tout a commencé avec la déclaration du ministre des Affaires étrangères Yair Lapid, peu après le début de la guerre, selon laquelle l’invasion russe était « une grave violation de l’ordre international ». Dans d’autres circonstances, ces mots auraient presque pu vous faire sourire et souligner l’incapacité de longue date d’Israël à voir ses propres caractéristiques moins attrayantes, comme un chameau qui ne voit pas sa propre bosse.
La Russie bafoue gravement l’ordre international. Mais qu’en est-il d’Israël ? Quel autre pays a transgressé l’ordre international de manière aussi flagrante et arrogante pendant tant d’années ? Y a-t-il une seule décision des principales institutions internationales concernant ses affaires qu’Israël n’ait pas ignorée ou violée de manière flagrante ?
En quoi l’invasion israélienne du Liban en 1982 ou l’occupation militaire qui a suivi est-elle différente de l’invasion russe de l’Ukraine ? En quoi les fréquentes incursions d’Israël à Gaza, qui sèment la mort et la destruction, diffèrent-elles de l’invasion russe de la Crimée ? Et au-delà de sa durée, en quoi les cinq décennies d’occupation israélienne de la Cisjordanie, dont la fin n’est pas encore à l’horizon, sont-elles différentes de la récente occupation russe de l’Ukraine ?
Si cette ressemblance est incroyable, il est encore plus surprenant de voir de très nombreux Israéliens la nier et la rejeter. La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, un concept erroné dans les deux cas.
Tous deux considèrent le territoire occupé comme la terre de leurs ancêtres, comme faisant partie de leur patrimoine qui leur appartient de plein droit. L’Ukraine est le berceau de la Russie, la Cisjordanie est le berceau du judaïsme (bien sûr, cela n’a rien à voir avec des droits souverains). Tous deux tentent également de nier l’existence des autres peuples présents, Ukrainiens et Palestiniens.
Violations similaires des droits fondamentaux
De même, les modes d’action sont terriblement similaires : une invasion armée violente comme solution à des problèmes réels ou imaginaires. Les Russes affirment avoir envahi l’Ukraine pour mettre fin à un “génocide”, “dénazifier” le régime et démilitariser le pays. Les Israéliens ont proclamé des objectifs effroyablement similaires avant d’envahir Gaza et le Liban : légitime défense, remplacement d’un régime « terroriste » et démilitarisation.
La Russie et Israël pensent que leur avantage militaire leur permet de se comporter de cette façon. Les deux promettent de n’attaquer que des cibles militaires, et pourtant tous deux tuent des civils innocents, parfois sans reconnaître la distinction. Leurs armées sont presque aussi violentes les unes que les autres, même si, ces derniers jours, l’armée russe semble aller encore plus loin que l’armée israélienne dans sa cruauté et dans la commission de crimes de guerre présumés contre une population civile innocente, ce qui n’est pas une consolation.
Israël a commis ses crimes de guerre et ignoré le droit international pendant longtemps, sans fin en vue à l’horizon. Pas un jour ne se passe sans violation flagrante du droit international par Israël, qu’il s’agisse de l’entreprise de colonisation, du transfert de prisonniers vers le territoire de l’occupant, du détournement des ressources naturelles dans les territoires occupés ou de l’imposition de châtiments collectifs.
Les violations criminelles sont devenues une routine quotidienne sous l’occupation israélienne, qu’il s’agisse de détentions sans procès, du meurtre de civils innocents, de l’incapacité à traduire en justice les auteurs israéliens d’actes criminels ou du déni des droits humains fondamentaux des Palestiniens.
Alors, quelle est la difference? Elle réside uniquement dans le jugement du reste du monde, révélant un principe de deux poids, deux mesures et un climat d’hypocrisie.
Quelques jours après l’occupation de la Crimée en 2014, l’Europe annonçait déjà des sanctions contre la Russie. Une semaine après l’actuelle invasion de l’Ukraine, le monde à l’unisson a appliqué des sanctions d’une sévérité sans précédent contre Moscou.
Pendant ce temps, une occupation vieille de plus d’un demi-siècle s’est heurtée à l’indifférence et à l’inaction du monde. Chéri de l’Europe et des États-Unis, Israël est autorisé à faire ce que la Russie n’a pas le droit de faire.
Personne n’ose punir Israël. Si la Cour pénale internationale repousse depuis des années une éventuelle enquête sur les crimes de guerre commis par Israël, elle a déjà commencé à enquêter sur l’invasion russe de l’Ukraine. Qu’est-ce que cela sinon une éthique internationale à deux vitesses ?
silence international
Le monde sait tout cela et reste silencieux. Mais ce qui est aussi étonnant que le silence mondial, c’est que de nombreux Israéliens ne voient pas la réalité sous cet angle. Les mécanismes de lavage de cerveau et d’endoctrinement établis depuis des décennies, ainsi que les dynamiques de répression, ont conduit à un état de déni total dans la société israélienne.
Lorsqu’un adolescent ukrainien lance un cocktail Molotov sur un char russe, les Israéliens y voient un acte héroïque digne d’applaudissements. Quand il s’agit d’adolescents palestiniens motivés par les mêmes motivations et justifications qui font la même chose, les soldats israéliens les tuent et le public israélien les considère comme des terroristes. Peu d’Israéliens reconnaissent la similitude écrasante entre ces deux actes de résistance tout aussi légitimes contre une occupation.
L’Ukrainien est un héros, le Palestinien un terroriste. La Russie est un envahisseur et un occupant cruel, tandis qu’Israël libère des territoires et reprend la terre de ses ancêtres, sans autre contexte.
Cependant, il y a peut-être un espoir caché ici. Peut-être que lorsque cette maudite guerre russe en Ukraine prendra fin, le monde reconnaîtra qu’il n’y a pas de différence entre une occupation et une autre et osera en tirer les conclusions qui s’imposent.
En supposant que les sanctions que le monde a courageusement imposées à la Russie s’avèrent efficaces et obligent Moscou à renoncer à ses rêves expansionnistes, alors peut-être que le monde comprendra que c’est ainsi qu’il faut résister à toute occupation, d’autant plus en cas d’occupation que nous avons déjà il a duré plus d’un demi-siècle et menace la paix mondiale.
Peut-être que le monde comprendra enfin que le seul moyen de mettre fin à l’occupation israélienne passe par SWIFT, le réseau bancaire international, sans lequel aucun pays ne peut continuer à agir à sa guise et ignorer la réaction de la communauté internationale.
21/03/2022

La stratégie révolutionnaire et l’état canadien

La conception marxiste de la stratégie révolutionnaire
“La stratégie révolutionnaire comprend un système combiné d’actions qui par leur association, leur con séquence et leur transcroissance doit amener le prolétariat à la conquête du pouvoir”.
(Trotsky, “La stratégie et la tactique à l’époque impérialiste”, in La troisième Internationale après Lénine).
Contrairement à la mythologie bourgeoise qui veut réduire le marxisme au déterminisme économique, la conception marxiste de la révolution prolétarienne a un caractère suprêmement politique. Le moment décisif dans la transition du capitalisme au socialisme est le moment de la lutte consciente et directe du prolétariat pour le pouvoir politique. La théorie marxiste définit très précisément la nature de cette lutte pour le pouvoir, ce qui constitue le point central de divergence entre le marxisme et les variétés diverses de réformisme. La conquête du pouvoir d’État par le prolétariat signifie rien de moins que la destruction des institutions étatiques de la bourgeoisie par la mobilisation de masse révolutionnaires du prolétariat et le transfert de toutes les fonctions étatiques aux conseils ouvriers armés, démocratiquement élus.
Tandis que la révolution prolétarienne est, dans un sens historique, le produit des contradictions économiques et sociales du mode de production capitaliste, et que sa tâche historique est la construction d’un mode de production socialiste, l’objet de la pratique révolutionnaire du prolétariat est l’État. D’un côté, le prolétariat se heurte à l’appareil d’État bourgeois comme principal instrument de défense des relations capitalistes de propriété à l’époque de l’agonie impérialiste. De l’autre côté, la destruction de cet appareil par les organes unitaires du prolétariat et la transformation de ces organes en un nouvel appareil d’État est le préalable de la réalisation des buts économiques et sociaux de la révolu tion. Ce nouvel appareil d’État prolétarien, c.a.d. le prolétariat lui-même organisé collectivement comme classe dominante pour l’exercice’ direct du pouvoir, est l’instrument nécessaire à l’assaut révolutionnaire des relations de propriété capitalistes.
La mobilisation du prolétariat pour la conquête du pouyoir d’État est le point culminant du processus politique révolutionnaire, processus qui se développe dans le cadre de la société capitaliste et de l’État bourgeois. Aucune stratégie pour la prise du pouvoir ne peut se limiter au moment final de ce processus. Une véritable stratégie révolutionnaire comprend toute la période de préparation de la révolution. Cette stratégie doit préciser la manière par laquelle les préoccupations politiques, sociales et économiques des masses prolétariennes, dans la période non révolutionnaire, peuvent se transformer en une conscience de classe politique pleinement développée, c’est-à-dire, la conscience nécessaire au renversement de l’État bourgeois et à l’établissement du pou voir ouvrier.
Voilà la signification du programme de transition de la Quatrième Internationale qui n’est pas un gadget propagandiste visant la «radicalisation » du prolétariat, mais une codification programmatique de la nécessité pour l’avant-garde révolutionnaire de jeter un pont entre les objectifs limités, partiels du prolétariat en réponse à ses problèmes immédiats, et le but stratégique de la prise du pouvoir.
Ainsi, on ne peut pas réduire le développement d’une stratégie révolutionnaire concrète à une tentative objectiviste de pré voir” le caractère d’une victoire révolutionnaire future. La formulation d’une stratégie révolutionnaire comprend toujours un élément de choix conscient de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Ce choix exprime des choix réels auxquels se confronte le prolétariat dans son ensemble, que la majorité de notre classe en soit consciente ou non.
Il peut y avoir plusieurs scénarios de la victoire de la révolution socialiste dans un pays donné. Mais ceci ne justifie aucune ment une approche “agnostique” de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Le “scénario” qui se réalise dépend largement de la réponse du prolétariat à des occasions historiques spécifiques si le prolétariat s’avère incapable de de faire son propre choix politique indépendant dans une période de crise capitaliste, ceci peut fort bien impliquer non seulement un «délai » de la révolution mais aussi un changement déterminant dans les conditions objectives qui déterminent le développement du processus révolutionnaire.
Il est évident qu’un tel changement peut bien dicter un changement fondamental dans la stratégie révolutionnaire. Et il est aussi évident pour la même raison, que l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas déterminer sa stratégie et son programme sur la base de la “possibilité théorique” d’une « variante » ou d’une autre de la révolution. L’exigence la plus fondamentale de la stratégie est la détermination de la voie la plus favorable au prolétariat dans une période historique donnée.
II en découle qu’il n’y a pas de stratégie révolutionnaire universelle” qu’on ne fait qu’appliquer à des endroits différents et à des moments différents. Certes, il y a des éléments universels de la stratégie révolutionnaire.Ceux-ci découlent des aspects universels du mode de production capitaliste et de la fonction commune des différents États bourgeois dans la défense de ce mode de production. Toute stratégie révolutionnaire reconnaît le besoin de la mobilisation unitaire et indépendante du prolétariat et de ses al- liés autour de leurs revendications de classe, de l’auto-organisation des masses dans des structures démocratiques qui leur permettent d’affronter et de renverser l’État bourgeois, l’inévitabilité d’une confrontation année entre les organes du pouvoir ouvrier et l’appareil répressif de la bourgeoisie, et la construction d’un parti révolutionnaire des travailleurs qui lutte pour la direction politique du mouvement de masse sur la base du programme marxiste-révolutionnaire.
Cependant la concrétisation de ces éléments sous la forme d’une stratégie révolutionnaire spécifique n’est pas simplement une tâche “idéologique”. Une véritable stratégie révolutionnaire est une stratégie d’intervention dans une Situation historique donnée au sein d’une formation sociale donnée, intervention qui vise à exploiter au maximum le potentiel révolutionnaire de cette situation.
“Il n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un “supplément aux traits généraux”, une sorte de verrue sur la figure. En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fonda mentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années”.
(Trotsky, préface à l’édition française de la Révolution permanente. Souligné par nous).
Confrontée par la crise grandissante du régime et de l’économie capitaliste, l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas se contenter de répéter des formules politiques universelles qui découlent de l’expérience collective du prolétariat international. Ces formules ne deviennent valables que dans la mesure ou on les fusionne avec une analyse des particularités fondamentales d’un pays donné : la nature dé l’insertion de pays dans le système mondial capitaliste, sa structure économique, le poids et le caractère des différentes classes sociales, et la forme de ses institutions étatiques, de son système de gouvernement. Et il faut ajouter à ces caractéristiques “objectives” les divers facteurs “subjectifs” qui deviennent objectifs du point de vue de l’avant-garde révolutionnaire : le caractère et l’évolution historique des organisations de masse, les idéologies qui façonnent leur conscience, et le rapport de forces entre les différentes classes sociales. Et bien sûr, ceci comprend aussi la manifestation spécifique de la question nationale dans ce pays.
Les marxistes-révolutionnaires considèrent toute question politique, sociale ou économique du point de vue de leur orientation stratégique à l’égard de la question du pouvoir d’État. La nécessité d’une position stratégique juste sur la question nationale acquiert une importance particulière de ce point de vue, car la question nationale pose dans presque tous les cas des questions liées à la structure, l’administration, à la composition nationale et aux frontières territoriales des institutions d’État, avant tout lorsque la question nationale a une dimension territoriale bien définie.
Lorsqu’on la pose de cette manière, il n’y a pas de “question nationale” distincte de, et subordonnée à une “question de classe” à moins qu’on ne définisse la notion d’intérêt de classe de la manière la plus étroitement économiste ou réformiste. Comme la question femmes, la question nationale est primordialement une question de classe.
“Notre attitude face à la question nationale, les me sures que nous avons prises pour la résoudre, constituent une partie intégrante de notre position de classe et pas quelque chose d’accessoire ou contradictoire. Vous dites que le critère de classe est suprême pour nous. Ceci est parfaitement juste. Mais seule ment dans la mesure où il s’agit véritablement d’un critère de classe, c-à-d., dans la mesure qu’il comprend des réponses à toutes les questions fondamentales du développement historique, y compris la question nationale. Un critère de classe moins la question nationale n’est pas un critère de classe mais seulement le croupion d’un tel critère, qui s’approche inévitable ment d’une vision étroitement syndicale ou trade unioniste”.
(Trotsky, “On the national question”, in International socialist review, été 58, p. 99-100. Notre traduction).
L’oppression nationale est la forme spécifique de la domination de classe, et ainsi la lutte contre l’oppression nationale est une forme spécifique de la lutte des classes. Le lien entre la lutte national e et les autres formes de la lutte des classes – lutte syndicale, lutte électorale, lutte pour les droits démocratiques, lutte des femmes, lutte agraire, etc. – peut largement varier d’un pays à l’autre et dépend du poids et des relations entre eux de plusieurs facteurs objectifs et subjectifs.
L’impérialisme canadien et son État
Pendant la plus grande partie de la période de l’après-guerre, le Canada a bénéficié d’un degré exceptionnellement élevé de stabilité sociale et politique comparé aux autres pays impérialistes. Mais en 1975-76, s’est ouverte une nouvelle période de crise pro fonde. Cette période se caractérise par une crise économique pro fonde d’où découle le développement de tensions sociales significatives, qui étaient auparavant essentiellement limitées au Québec, partout dans l’État canadien, et par la déstabilisation de l’État fédéral à la suite de la victoire électorale du Parti québécois en 76. Cette crise pose les plus grandes possibilités révolutionnaires qui ont existé dans ce pays depuis des décennies.
Les éléments de cette crise sont universels aux pays capitalistes avancés. La crise économique et sociale de l’État canadien est une expression directe de la crise générale de l’économie capitaliste mondiale et de la dégénérescence des relations sociales bourgeoises partout dans le secteur impérialiste. La montée des luttes des nationalités et des minorités nationales opprimées au sein des pays impérialistes est aussi un phénomène généralisé, caractéristique de la période actuelle de la lutte des classes mondiale.
Mais, tandis que ces éléments sont communs aux pays impérialistes, leur combinaison spécifique et leurs liens entre eux au sein de l’État canadien ne le sont pas. Le Canada est, aujourd’hui, le seul pays impérialiste où la lutte pour l’indépendance d’une nation opprimée est l’élément déterminant de la situation politique globale, dans la mesure où elle surdétermine la forme de la réponse politique des forces de classes différentes aux autres aspects de la crise de l’impérialisme.
La crise de la Confédération impérialiste établie en 1867, crise qui se développe autour de l’axe de la lutte pour la libération nationale du Québec, pose fondamentalement la question de la survie même de l’État canadien impérialiste. Il n’y a aucune possibilité immédiate d’une solution fondamentale de cet aspect de la crise de l’impérialisme canadien, soit une solution qui corresponde aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste, soit une solution qui donne lieu à une véritable émancipation nationale de la nation opprimée. Les résultats des prochaines élections fédérales, du référendum québécois et des prochaines élections provinciales au Québec modifieront certainement l’évolution de cette crise, mais, ce qui est tout aussi certain, ne l’élimineront pas.
Ainsi nous faisons face à une période prolongée où la crise de la Confédération impérialiste, aggravée et imbriquée dans la crise de l’économie capitaliste, surdéterminera les options politiques de différentes classes des deux nations principales. Toute tentative par l’avant-garde révolutionnaire de développer des positions politiques cohérentes sur d’autres questions politiques centrales – surtout celles reliées à la question du gouvernement et à l’indépendance politique du prolétariat dans chaque nation – sans une claire compréhension de la dynamique de la crise de la Confédération est vouée à l’impertinence.
La bourgeoisie canadienne et son État sont complètement impérialistes
Le capitalisme canadien est, et a toujours été caractérisé depuis la fin du 19ème siècle, par la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel, ce que les marxistes appellent le capital financier. De plus, le degré de cette intégration est beaucoup plus grand que dans plusieurs pays impérialistes plus importants – surtout les États-Unis – ce qui donne lieu à un taux exceptionnelle ment élevé de concentration et de monopolisation du capital. La bourgeoisie canadienne est une classe capitaliste monopolistique par excellence. Ses entreprises dans un certain nombre de secteurs économiques -chemins de fer, machinerie agricole, mines, produits forestiers, salaison et surtout banques et assurances – sont des géants selon les standards mondiaux. Ces caractéristiques monopolistiques ont permis à la bourgeoisie de commencer à investir outre-frontière d’une manière classiquement impérialiste très tôt dans son existence.
Du point de vue de sa structure sociale, le Canada partage les caractéristiques du capitalisme impérialiste. II n’y a aucun vestige pré-capitaliste que ce soit dans la société canadienne. Il y a un niveau d’industrialisation comparable, en termes quantitatifs, à la plupart des autres petites et moyennes puissances impérialistes, bien que cette industrialisation ait un caractère particulier. Le
Canada est un pays complètement urbanisé et prolétarisé. Étant donné son niveau de vie qui arrive au troisième rang à l’échelle mondiale, il serait absurde de parler en termes marxistes de quelque élément que ce soit de surexploitation.
Enfin, l’État canadien est pleinement indépendant. II ne constitue en aucun sens un État “client” malgré son alliance de longue date avec l’impérialisme US mais plutôt le principal instrument de défense des intérêts nationaux autonomes de l’impérialisme canadien au sein de son propre territoire et par rapport aux autres États, y compris les USA .
Le mouvement trotskyste pan -canadien a toujours pris la défense de la position résumée ci-haut contre la mythologie du “semi-colonialisme canadien” propagée par les nationaliste de gauche et, sous une forme plus diluée, par le Parti communiste et certains groupes maoïstes .
Il ne s’agissait pas d’un débat universitaire. L’enjeu de cette bataille politique était réel et ses implications considérables : la primauté de la lutte de classe contre la bourgeoisie canadienne et son État et le refus de quitter ce terrain au nom d’une lutte mythologique pour une “libération nationale de l’emprise de l’impérialisme US ; la communauté d’intérêts des travailleurs canadiens et américains dans la lutte pour une Amérique du nord socialiste ; la reconnaissance du statut du Canada-anglais comme nation opprimante par rapport au Québec et aux autres peuples opprimés au sein de l’État canadien, et la nécessité de la solidarité sans compromis avec leurs luttes de libération nationale ; et les tâches internationalistes du prolétariat canadien vis-à-vis des victimes de sa “propre” bourgeoisie impérialiste dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, surtout dans les Antilles.
La situation actuelle, où plusieurs courants de gauche influencés par le nationalisme e canadien se retrouvent dans un bloc politique avec ce grand ennemi de l’impérialisme US, Pierre Elliot Trudeau , contre les aspirations nationales des masses opprimées québécoises, justifie pleinement la longue bataille que nous avons mené contre le nationalisme canadien.
L’origine de l’État canadien
La consolidation entre 1840 et 1885 des possessions territoriales et des colonies de peuplement nord-américains de l’impérialisme britannique dans un État bourgeois unitaire était une opération complètement artificielle, du point de vue économique. Elle n’était nullement le reflet politique d’un développement interne “spontané” des forces productives vers un marché “national” de type européen, ou même américain. En réalité, le but premier de la Confédération de 1867 était d’arrêter l’évolution naturelle de l’économie nord-américaine vers la formation d’un marché continental unifié sous l’hégémonie économique, et ainsi potentiellement la domination politique, de la bourgeoisie américaine. La fondation de l’État canadien reposait fondamentale ment sur les intérêts économiques et politiques conjoncturels partagés par l’impérialisme britannique et la bourgeoisie anglo-canadienne naissante, provenant de la région canadienne centrale, plutôt que sur des fondements économiques plus durables.
Chaque pas dans l’établissement de la souveraineté territoriale, d’abord britannique et ensuite canadienne, et du peuple ment anglophone, a été précédé par la conquête et l’annexion des populations déjà établis sur ces territoires. Ce processus de conquête impliquait non seulement des peuples aborigènes et semi aborigènes (Amérindiens et Métis) comme aux E .U, Australie et en Nouvelle-Zélande, mais également de colonies de peuplement pré-existantes d’origine européenne dans lesquelles un processus de formation nationale avait déjà commencé : le Québec et à un moindre degré l’Acadie.
Ainsi, les diverses manifestations de la question nationale ne sont pas des “vestiges anachroniques” d’origine pré-capitaliste. Elles ne découlent ni du caractère féodal d’un État absolutiste multinational comme les empires tsaristes ou austro-hongrois (qui ont constitué le cadre de la plupart des débats sur la question nationale dans la tradition marxiste classique), ni de l’inachèvement de la formation d’une nation bourgeoise unifiée, comme en Espagne. Le Canada, contrairement aux États multinationaux européens, est un État bourgeois d’un type très pur, et l’a été depuis ses débuts. C’est précisément l’absence de tout obstacle pré-capitaliste significatif (sauf la tenure seigneuriale de la terre au Québec par rapport à une bourgeoisie québécoise) qui explique le rapidité du développement capitaliste après 1867).
D’autre part , la conquête et l’oppression des divers peuples non anglo-saxons n’était pas une séquelle du développement d’un État national bourgeois unifié, comme c’était le cas lors de l’annexion du Sud-ouest américain (qui a suivi deux cent ans de développement “organique” de la nation américaine) et de la conquête des colonies par les puissances impérialistes européennes. La conquête· et l’oppression des divers peuples était la précondition géopolitique à la fondation d’un État bourgeois unitaire au Canada. La poursuite de cette oppression reste une nécessité absolue à la survie de cet État.
Cependant, malgré la brutalité de ce processus, le capitalisme anglo-saxon en expansion n’a réalisé ni l’assimilation de ces peuples ni le peuplement d’une grande partie des terres qu’il a annexées. Dans le cas de l’Acadie, bien que les cultivateurs francophones aient été expulsés d’une grande partie de la région atlantique, ils ont gardé un territoire national acadien distinct dans le nord et au centre du Nouveau-Brunswick. De la même manière, les peuples indigènes restent majoritaires à travers la majeure partie du Nord du Canada, y compris la totalité des territoires du Nord-Ouest.
Mais les limitations de cette conquête sont les plus visibles au Québec, où les effets de la conquête furent précisément de stimuler et d’accélérer le développement d’une nation séparée, qui possède non seulement un territoire et une lange distincts, mais aussi bien que complètement dominée) une économie nationale distincte avec sa propre structure, insérée dans le cadre plus large de l’économie pan-canadienne.
Le rôle des États provinciaux
Le caractère spécifique de l’État canadien est le produit de ces divers facteurs économiques et nationaux.
On ne peut pas correctement parler, dans l’abstrait, d’un État canadien. Il serait plus précis de caractériser l’appareil politique bourgeois comme un système étatique canadien, avec plusieurs composantes distinctes :
a) l’État central reste, en dernière analyse, l’institution décisive de la domination bourgeoise. Contrôlé complètement par la bourgeoisie impérialiste canadienne, il retient les fonctions les plus fondamentales d’un État bourgeois “souverain”: le contrôle militaire, le contrôle de la politique monétaire, le monopole de la représentation du capitalisme canadien vis-à-vis les autres États, le contrôle du code criminel, et le contrôle sur une série de fonctions juridiques et régulatrices touchant l’économie. Il est absolument clair que l’État central est l’ultime instrument de défense des rapports de production capitalistes contre toute menace fondamentale.
b) Néanmoins, les États provinciaux ne sont nullement des éléments marginaux dans l’appareil global de la domination bourgeoise. Ils ne sont ni des vestiges des origines locales du développement capitaliste (comme par exemple peuvent l’être les États des USA, qui sont complètement subordonnés à l’État central depuis la guerre civile), ni des unités administratives locales subordonnées, pas plus que des appendices de l’autorité étatique centrale, comme c’est le cas pour les structures provinciales de plusieurs États bourgeois centralistes. Les États provinciaux sont précisément cela, des États et pas simplement des gouvernements locaux. Ils constituent des appareils institutionnels avec un poids considérable et un degré assez élevé d’autonomie par rapport à l’État central. Ils expriment, surtout dans l’Ouest, les intérêts de classe des couches bourgeoises régionales qui sont assez distincts de ceux de la bourgeoisie impérialiste canadienne centrale. Ils sont des instruments essentiels pour la représentation de ces intérêts distincts vis-à-vis autant la bourgeoisie impérialiste canadienne dominante que face à l’impérialisme US.
Ces institutions locales possèdent un poids réel, particulièrement au niveau économique. Ils contrôlent le gros du secteur des services sociaux, de l’industrie nationalisée et l’appareil juridique régulateur de l’économie capitaliste. Ils ont aussi été le principal instrument institutionnel bourgeois de répression contre le mouvement syndical depuis la Confédération.
En fait, ces appareils locaux contrôlent plusieurs des fonctions clés qui, dans la plupart des pays impérialistes, relèvent de la juridiction de l’État central.
c) Dans ce cadre, l’État “provincial” du Québec joue un rôle particulièrement important. Car cet État n’est pas, bien sûr, simplement un État “provincial” : c’est une institution de la nation québécoise, un État national tronqué et opprimé. Certes, il ne s’agit pas d’un véritable État national, car son statut subordonné au sein de la Confédération impérialiste lui interdit toute possibilité de devenir un véritable État national souverain.
Mais dans le cadre de cette Confédération, l’État québécois a atteint un haut degré d’autonomie. Son Code civil ne se fonde pas sur le modèle britannique mais sur un modèle français de l’époque de la révolution française. Contrairement aux autres provinces il exerce un pouvoir direct d’imposition sur les particuliers et les corporations, sa Caisse de dépôt, qui gère tous les plans de pension au Québec, est une des principales institutions financières du Canada. Il contrôle entièrement la plus grande corporation au Québec, l’Hydro-Québec. Il entretient des relations internationales assez autonomes (négociations avec l’Arabie saoudite pour l’achat de pétrole concurrentiel à celui de l’Alberta, etc.). Il possède un appareil policier imposant et centralisé sous le contrôle de la Sûreté du Québec et ainsi de suite.
Les exigences politico-idéologiques inévitables de la Confédération ont exclu toute reconnaissance constitutionnelle du caractère national distinct du Québec. Mais le rapport de forces entre l’impérialisme canadien et la nation opprimée, a imposé toute une série de concessions allant dans le sens d’une autonomie de la “province” de Québec, qui ont dû être présentées comme des droits provinciaux universels dévolus à toutes les provinces.
Cette interrelation entre le nationalisme québécois et le régionalisme canadien-anglais, force motrice des dynamiques centrifuges qui menacent la cohésion et l’intégrité de l’appareil d’État central, s’est considérablement renforcée depuis la deuxième guerre mondiale.
Le rôle de l’État fédéral
Les fonctions et les caractéristiques spécifiques de l’État central fédéral reflètent la totalité de ces pressions et contra dictions, autant économiques-régionales que nationales. Comme tout État bourgeois, son ultime fonction historique est, bien entendu, la sauvegarde des rapports de production capitalistes, sur son propre territoire et, avec les autres États impérialistes, à une échelle mondiale. Mais la défense des intérêts nationaux spécifiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne possède trois aspects distincts, qui découlent des problèmes objectifs suivants :
a) résister aux puissantes tendances objectives vers le démembrement et l’absorption de l’économie pan-canadienne par l’impérialisme US, et préserver dans la plus grande mesure possible l’artificielle infrastructure économique est-ouest établie au XIXe siècle, qui constitue la base économique de l’existence de la bourgeoisie canadienne comme une classe dominante nationale distincte et d’un État canadien séparé.
b) résister aux tendances centrifuges internes inhérentes au processus d’intégration économique continentale, qui s’expriment primairement dans la tendance vers de plus en plus d’autonomie pour les différents États provinciaux.
c) maintenir la domination politique sur les différentes nations et minorités nationales opprimées par les institutions de l’appareil d’État central de l’impérialisme canadien. En premier lieu, ceci s’applique au Québec, mais aussi à l’Acadie et aux territoires aborigènes.
Ainsi, les bases économiques et politiques objectives de la domination de la bourgeoisie impérialiste canadienne sur son propre territoire ne sont pas du tout très fortes. Au contraire, cette domination repose sur un équilibre très fragile. La stabilité sociale et politique relative dont a bénéficié la bourgeoisie impérialiste depuis 1867 ne prouvent en rien son vaste poids et sa puissance socio-économique, ou la cohésion de ses institutions politiques. Cette stabilité historique s’explique plutôt par deux facteurs principaux :
a) Au niveau économique, le Canada a partagé la prospérité générale du capitalisme nord-américain, fondamentalement pour les mêmes raisons que les États-Unis. La jeunesse du capitalisme nord-américain, l’absence de guerres importantes sur le continent depuis un siècle et les effets expansionnistes des deux guerres mondiales ont isolé les deux États impérialistes nord-américains des pires effets de la crise structurelle permanente de l’impérialisme mondial depuis la première guerre mondiale. On ne commence à atteindre les limites de cet avantage historique du capitalisme nord-américain qu’avec la crise actuelle de l’économie nord-américaine, qui est aussi – sinon plus – profonde que celle des autres pays impérialistes.
b) La même combinaison de facteurs qui contribue à la fragilité structurelle de l’hégémonie économique et des institutions éta tiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne agissent comme obstacle à l’unification des luttes des masses, qui restent fragmentées nationalement et (au Canada-anglais) régionalement. Au fur et à mesure que la base économique de la stabilité du capitalisme nord-américain s’effrite, le rapport politique des classes ouvrières québécoise et canadienne-anglaise entre elles et à l’État canadien deviennent de plus en plus les questions centrales de notre stratégie.
La formation sociale québécoise et la question nationale
Dans le cadre hétérogène, dispersé et décentralisé du capitalisme pancanadien et de son État, le Québec est plus que le lieu territorial d’une nationalité distincte (définie dans le sens “ethnique”, linguistique et culturel). Le Québec est en fait une formation socio-économique distincte. Il constitue une zone économique nationale distincte du système capitaliste nord-américain, avec sa propre structure de classes et ses propres institutions culturelles, civiles, juridiques et politique.
Certes, le Québec n’est pas une formation sociale séparée. La précondition à ceci serait l’existence d’une véritable bourgeoisie nationale avec son État indépendant. La formation sociale québécoise est intégrée et subordonnée à l’économie pan-canadienne et à l’État fédéral. Son oppression réside précisément dans la nature de cette intégration et de cette subordination, tout comme le caractère explosif de la revendication de l’indépendance politique, même dans sa forme la plus bourgeoise et la plus diluée, i.e. le projet péquiste de “souveraineté -association”.
Toutefois, le caractère distinct de la formation sociale québécoise est essentiel à toute compréhension de la lutte des classes. Il est particulièrement essentiel à une analyse des formes de la domination politique bourgeoise qui, historiquement, ont empêché le mouvement ouvrier québécois d’arriver à une expression politique autonome et des raisons pour lesquelles la radicalisation des masses québécoises depuis le milieu des années 60 s’est exprimée par l’indépendantisme. La lutte des classes québécoise n’est pas simplement une composante d’une “lutte des classes pan-canadienne” à laquelle la question nationale ajoute un “rythme différent “. Le Québec constitue un champ politique national distinct au sein duquel les diverses forces politiques de classe sont fondamentalement définies par leur attitude envers la question nationale et plus précisément par rapport à l’État national tronqué.
Au niveau économique, la formation sociale québécoise est d’un type hybride, que combinent certaines caractéristiques des économies capitalistes avancées avec des caractéristiques propres à une nation coloniale ou semi-coloniale.
Le Québec est une nation hautement prolétarisée et urbanisée. Les éléments précapitalistes sont abolis depuis longtemps. L’économie agricole de subsistance a été détruite depuis les an nées 30. Mais le développement capitaliste a historiquement pris la forme de la pénétration de l’économie nationale par des capitaux impérialistes étrangers, canadiens et américains. Ceci a eu deux conséquences importantes.
D’abord, et ceci à un degré supérieur à plusieurs pays semi coloniaux, aucune bourgeoisie nationale viable ne s’est jamais développée. Ce qui pourrait être appelé une classe capitaliste québécoise se divise en deux parties. D’une part, il y a un petit nombre d’individus complètement intégrés aux corporations transnationales canadiennes. Ils ne sont que des membres francophones de la bourgeoisie impérialiste canadienne (Desmarais, Lévesque, Bombardier). L’autre groupe est constitué des PME québécoises cantonnées dans l’industrie légère des biens de consommation (vêtement, tabac, etc.). En dépit de l’attention que le PQ porte à ce secteur, son poids social est insignifiant.
La deuxième conséquence de la domination impérialiste concerne la structure de l’économie nationale. Malgré la destruction totale de l’économie rurale et la prolétarisation de la majorité de la population, aucun secteur manufacturier lourd, stable, ne s’est développé. Bien qu’il y ait eu au Québec une expansion industrielle massive pendant la seconde guerre mondiale (période où fut achevée la liquidation de l’économie rurale, cette expansion n’a eu qu’un caractère temporaire. Après la guerre, on a presque totalement démantelé cet appareil productif, créant ainsi une cri se structurelle permanente de l’économie qui perdure depuis le début des années cinquante. En l’absence d’un secteur industriel secondaire important, le rôle clé dans l’économie est joué par le secteur d’extraction (mines, pâtes et papier, hydro-électricité) et par l’énorme secteur de la construction qui dépend du développement des ressources naturelles et du secteur public gonflé, pro duit de la Révolution tranquille.
Ainsi, bien que le Québec ne soit nullement une formation sociale coloniale ou semi-coloniale de type “classique”, il partage plusieurs des caractéristiques structurelles de ces pays. En fait, le niveau de contrôle étranger est beaucoup plus élevé que dans bien des pays semi-coloniaux.
La classe ouvrière québécoise a des origines complètement différentes de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Tandis que cette dernière est le produit d’une immigration relativement récente, venant de la Grande-Bretagne et de l’Europe, la classe ouvrière québécoise se constitue par la prolétarisation récente d’une paysannerie catholique qui existait auparavant depuis 300 ans. Les caractéristiques propres de ce prolétariat national découlent de ces origines, de la forme du développement capitaliste (pénétration par des capitaux étrangers) et par l’existence d’un marché de main-d’oeuvre national séparé (dû à la fois à des facteurs linguistiques et économiques).
Le nationalisme québécois
Le nationalisme québécois n’est pas nouveau. En fait, le nationalisme a été le facteur dominant de la vie politique du Québec depuis la Conquête. Mais pendant toute la période entre la défaite de la révolution nationale-démocratique de 1837 et les années soixante, la forme et le contenu de ce nation alisme ont eu pour effet, à quelques exceptions près, d’obscurcir le développement de la lutte des classes. Le caractère conservateur de ce nationalisme était intimement lié à l’insertion spécifique de la nation et de son État croupion dans le cadre politique pan-canadien.
ll s’agissait d’une nation défaite, sur qui les conséquences de 1759 et 1837-38 pesaient lourdement. Et bien que l’incorporation du Québec dans les structures politiques canadiennes depuis 1840 a pris des formes institutionnelles démocratiques-bourgeoises, le gant de soie démocratique bourgeois a toujours caché la main de fer de la répression militaire britannique et ensuite canadienne. En plus des actions directes de répression massive qui ont eu lieu pendant toute l’histoire du Québec, la suppression des droits linguistiques des minorités francophones en Ontario et au Manitoba après 1867 et la répression brutale des Métis francophones des Prairies ont amplement clarifiés les termes réels de “l’association” fédérale. Ainsi. le contenu du nationalisme est devenu fondamentalement défensif, défini en termes de “survie”.
Cependant, les structures démocratiques -bourgeoises de l’impérialisme canadien ont fourni des instruments à cette défense. Les divers facteurs qui ont imposé une structure étatique fédérale à la bourgeoisie canadienne ont laissé une série de leviers entre les mains de l’État québécois. Bien que ceux-ci étaient insignifiants du point de vue d’une modification des conséquences économiques de la domination impérialiste, ils étaient importants du point de vue linguistique et culturel. La capacité de la nation de résister à l’assimilation ne découle pas d’une mystérieuse “ténacité raciale”. Elle a des sources institutionnelles précises. D’autre part, le Québec est un facteur électoral significatif au niveau fédéral. Ceci découle autant de la réalité de l’arithmétique parlementaire pure (dû au poids numérique de la nation opprimée), que de la nécessité plus fondamentale de maintenir une façade de “consentement mutuel” à “l’association” que représente supposément la Confédération impérialiste dans la mystique de l’idéologie fédéraliste, afin d’éviter des polarisations sous une forme trop ouverte ment nationale au niveau de la Confédération elle-même.
La défense des pouvoirs autonomes de l’État québécois a pris alors une double expression : le contrôle de l’appareil gouvernemental provincial par des formations conservatrices mais nationalistes et un appui massif des Québécois pour le parti bourgeois fédéral qui, au niveau d’Ottawa, semblait être le plus “flexible” vis à-vis la préservation de l’autonomie locale du Québec. Pendant plusieurs décennies, ce parti a été le parti libéral fédéral. Paradoxalement, en conséquence, la force historique de la conscience nationale québécoise a été une source primordiale de l’hégémonie de longue date du principal parti gouvernemental de l’impérialisme canadien .
Ce nationalisme conservateur n’était aucunement comparable à l’autonomisme bourgeois du genre catalan, qui reflétait les aspirations d’une véritable bourgeoisie nationale. Le contenu économique du nationalisme conservateur québécois, qui, en l’absence d’une bourgeoisie nationale était avant tout lié aux intérêts de la hiérarchie catholique, avait un caractère totalement camprador. La rhétorique anti-moderniste, ruraliste et catholique du clergé et des notables locaux se dirigeait fondamentalement contre les organisations ouvrières liées au mouvement ouvrier américain et canadien-anglais.
Mais, bien que la fonction historique de ce nationalisme était profondément réactionnaire, il a néanmoins eu une conséquence politique importante. Les aspirations nationales du Québec se sont définies par rapport à l’élargissement de l’autorité obtenue par son État croupion. Les attitudes politiques à l’égard de l’État fédéral se déterminaient presque complètement par le rapport d’Ottawa non seulement avec la nation, mais plus précisément avec la principale institution politique de la nation.
La fonction compradore de la forme la plus avancée de ce nationalisme conservateur, le bonapartisme duplessiste , contenait les germes de sa propre destruction . Les forces de prolétarisation et d’urbanisation, libérées par l’industrialisation impérialiste, ont miné les fondations sociales et politiques du vieux nationalisme : le catholicisme ultramontain et la mentalité paysanne. En même temps, la profonde crise structurelle, produit de la forme et des li mites de cette industrialisation, posaient à de larges secteurs des masses, le lien entre la question nationale et les problèmes économiques et sociaux du Québec moderne.
Ainsi la préoccupation politique traditionnelle des masses avec l’autorité de l’État québécois s’est transformée. De plus en plus elles voyaient dans cet État l’instrument de solutions économiques et sociales aux effets négatifs de la domination économique impérialiste, plutôt qu’un simple instrument de défense linguistique et culturelle.
La révolution tranquille était le premier reflet de ce nouveau nationalisme. Elle a tenté de restructurer et de moderniser le capitalisme québécois, en crise endémique, dans un cadre libéral et autonomiste par la création d’un infrastructure économique moderne, la déconfessionnalisation, la transformation et l’expansion des secteurs scolaires et sanitaires et l’établissement d’industries étatisées (Hydro-Québec, Sidbec) comme base d’une accumulation nationale du capital. La révolution tranquille a fait faillite par rapport à ses buts économiques – faillite qui était d’ailleurs inévitable, compte tenu du poids économique de la domination impérialiste. En même temps, elle a poussé au maximum les pouvoirs a autonomes de l’État québécois, jusqu’à la limite accessible sans rupture avec la Confédération impérialiste.
La Montée de l’indépendantisme
La montée de l’indépendantisme moderne trouve ses origines dans cette faillite. Cet indépendantisme reflète une large conscience de masse du lien entre la crise structurelle endémique de l’économie et de la société, qui est enracinée dans la domination impérialiste central. Cependant dans ce cadre existent des intérêts de classe contradictoires qui se sont accentués depuis la victoire électorale du PQ.
Pour la nouvelle petite-bourgeoisie, et surtout pour les technocrates et les administrateurs de la bureaucratie étatique québécoise (que le PQ représente), le projet indépendantiste vise la transformation de l’État québécois en un instrument efficace d ‘accumulation du capital afin de permettre leur propre transformation en une véritable bourgeoisie nationale. Ce projet veut ainsi utiliser un éventuel État indépendant pour renégocier les termes de l’intégration du Québec au marché nord-américain.
Mais pour le prolétariat et les masses populaires, l’indépendantisme constitue, pour utiliser l’expression classique de Trotsky , “la coquille de leur indignation sociale“. La montée de l’indépendantisme dans la classe ouvrière n’est que l’expression politique d’une radicalisation sociale profonde, produite par les effets de la domination impérialiste. Ainsi, l’indépendantisme de la classe ouvrière prend un caractère essentiellement anti-impérialiste.
En raison de l’absence de traditions politiques indépendantes de la classe ouvrière, du caractère nationaliste-populiste de la radicalisation sociale des masses, et de la capitulation criminelle de la bureaucratie syndicale au PQ, cet indépendantisme n’a pas encore donné lieu à la formation d’une expression politique autonome du mouvement ouvrier québécois.
Néanmoins, il est crucial de comprendre que la signification progressiste énorme de l’indépendantisme réside dans le fait qu’il représente une énorme rupture avec les obstacles historiques à l’indépendance politique de la classe ouvrière :la symbiose réactionnaire de l’autonomisme national conservateur et du fédéralisme défensif décrite plus haut. Et ce n’est pas un hasard. Dans une société où toute la vie politique a été dominée depuis des siècles par la question nationale, il est inévitable que la classe ouvrière atteindra son indépendance politique autour de l’axe de sa propre solution prolétarienne à la question nationale.
L’achèvement de ce processus est une des préconditions à la création d’une alliance entre les prolétariats québécois et canadien-anglais. Car une telle alliance présuppose l’acquisition de l’indépendance de classe pour les travailleurs québécois. Ainsi, le but immédiat de l’indépendance nationale du Québec définit les termes politiques autour desquels une telle alliance sera bâtie.
L’hégémonie politique du PQ est à la fois l’expression déformée du développement de l’indépendantisme radical au sein du prolétariat et le principal obstacle au développement d’une définition consciemment prolétarienne de cet indépendantisme.
Précisément parce qu’il ne représente pas une bourgeoisie nationale, historiquement formée, le Parti Québécois ne représente pas le principal ennemi de classe que le prolétariat doit affronter et détruire. Cet ennemi est “Ottawa”, c-à-d., la bourgeoisie impérialiste canadienne et son État fédéral. Le rôle réactionnaire du PQ, c’est de constituer l’obstacle politique principal à ce processus.
L’étendue de son hégémonie politique ne dépend pas du poids social des intérêts de classe qu’il reflète, qui sont en fait plutôt marginaux. Cette hégémonie est l’expression des limites de la conscience anti-impérialiste du prolétariat telle qu’elle a évolué jusqu’ici.
Précisément parce que le Québec n’est pas une colonie classique, extérieure à l’économie et à l’État territoriaux de la puissance impérialiste, la contradiction entre les intérêts reflétés par le PQ et les intérêts du prolétariat nationalement opprimé n’est pas limité aux conséquences économiques et sociales de l’indépendance politique future. Cette contradiction est aussi exprimée autour de la bataille pour l’indépendance politique elle-même, ba taille devant laquelle le PQ recule de plus en plus face à la pression impérialiste.
Alors, la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat québécois est essentiellement une lutte pour la direction prolétarienne de la lutte de libération nationale. Le prolétariat ne peut gagner cette direction qu’en avançant une orientation politique qui garantit la victoire du combat pour établir un État indépendant – la mobilisation révolutionnaire des masses québécoises contre l’impérialisme plutôt qu’une stratégie de négociations- et un programme socialiste qui garantit que l’État indépendant pour ra réellement résoudre les profondes distorsions socio-économiques que l’impérialisme a imposé à la nation opprimée.
Le fédéralisme et la classe ouvrière canadienne-anglaise
La formule bien connue de Marx “qu’une nation qui en op prime une autre ne saura jamais elle-même être libre” a une signification très précise : la classe ouvrière de la nation oppresseuse paie toujours un prix très élevé pour sa complicité dans l’oppression de la nation dominée. Ceci peut prendre plusieurs formes selon le caractère de l’État oppresseur et les rapports des diverses nationalités à cet État et entre elles.
L’indifférence· historique du prolétariat canadien-anglais à l’oppression nationale du Québec n’a pas simplement agi comme obstacle à l’alliance avec le prolétariat québécois. L’absence d’unité prolétarienne binationale a aussi eu des conséquences profondément négatives sur· le développement du mouvement ouvrier au Canada-anglais même. En plus de la décentralisation et la fragmentation de l’économie et du système étatique canadien, l’absence d’unité binationale a contribué à la fragmentation du mouvement ouvrier canadien-anglais lui-même.
Bien que le prolétariat canadien-anglais soit le seul secteur du prolétariat nord-américain doté d’une longue tradition d’organisation politique de masse, indépendante des partis bourgeois, il n’a jamais réussi une réelle unification et centralisation de ses organisations syndicales et politiques au niveau national. Le mouve ment ouvrier canadien-anglais a donc toujours été marginalisé politiquement au niveau national, c’est-à-dire étant donné le cadre de l’État canadien, au niveau fédéral. Ceci est directement lié à l’incapacité de toutes les organisations majeures du mouvement ouvrier canadien-anglais de définir une politique démocratique et prolétarienne sur la question nationale.
Il y a toujours eu, bien sûr, des obstacles très réels et matériels à l’unification nationale du prolétariat canadien-anglais. Ceux-ci découlent des caractéristiques structurelles du capitalisme canadien. Il n’y a que peu de secteurs de l’économie qui ont un caractère pancanadien, hormis l’infrastructure des transports et des communications. Au niveau du syndicalisme élémentaire, il n’y a ·que peu d’unité de négociations pancanadiennes. La structure économique distincte des différentes régions et le caractère inégal et séparé du développement capitaliste dans ces régions sont exprimés par la structure, la composition et les origines variées des différents prolétariats régionaux. La simple grandeur géographique du pays et l’isolement physique des différentes régions contribuent à cette fragmentation régionale de la classe ouvrière.
Mais ces facteurs ne suffisent pas en eux-mêmes pour expliquer pourquoi l’unification et la centralisation du mouvement ouvrier canadien-anglais restent si peu développées. Ils expliquent seulement pourquoi cette unification ne s’est pas développée “spontanément”, sur la base des formes les plus élémentaires de la lutte syndicale. L’unification nationale syndicale et politique du mouvement ouvrier était et reste à la fois nécessaire et possible. Mais cette unification ne peut se développer qu’autour d’un axe politique clair : une perspective de lutte contre les partis et gouvernements de la bourgeoisie.
Dans le cadre des traditions réformistes-parlementaires du mouvement ouvrier social-démocrate du Canada-anglais, il existe bien un tel axe de lutte : la lutte pour le pouvoir gouvernemental dans le cadre de la démocratie bourgeoise. C’est précisément à ce niveau que le problème du fédéralisme a été posé de la manière la plus directe. Contrairement au Québec, la nation dominante ne possède pas ses propres institutions politiques nationales. Le mouvement ouvrier réformiste canadien-anglais n’a pu définir ses perspectives politiques “nationales” qu’au niveau de l’État fédéral, c’est-à-dire un État binational : un État où l’autre prolétariat national ne partageait ni les aspirations gouvernementales des travailleurs canadiens-anglais, ni leur acceptation de la légitimité de la Confédération impérialiste. Ceci a bloqué et continue à bloquer toute possibilité réelle de réalisation de ces aspirations gouvernementales dans le cadre de l’État fédéral actuel. Ainsi, au tant les structures politiques du fédéralisme que l’acceptation de ces structures par la classe ouvrière canadienne-anglaise sont les facteurs centraux de toute explication de l’impasse politique de cette classe.
Le mouvement ouvrier canadien anglais et la question nationale
Cette impasse n’était pas inévitable historiquement. Il est concevable qu’elle aurait pu être résolue d’une façon « binationale » plus tôt dans l’histoire du Canada. Par exemple, si, pendant les années trente et quarante, le mouvement ouvrier canadien anglais et particulièrement ses partis politiques avaient clairement reconnu que le Québec est une nation opprimée, s’il s’était fait le champion de ses droits nationaux et linguistiques (y compris la légitimité de toutes les revendications pour l’autonomie de ses institution s locales et le droit à l’autodétermination politique), s’il avait déclaré son intention d’accorder des pleins droits démocratiques aux francophones hors-Québec et avait explicitement reconnu le besoin pour la classe ouvrière québécoise de développer des structures nationales autonomes pour son propre mouvement ouvrier, l’évolution de la lutte des classes aurait été très différente. Le mouvement ouvrier canadien-anglais aurait pu devenir un véritable pôle d’attraction pour le prolétariat québécois naissant, l’aidant dans sa propre rupture politique avec les partis bourgeois, spécialement avec le conservatisme clérico-nationaliste. Une alliance politique véritablement binationale de la classe ouvrière autour de l’axe d’une perspective gouvernementale commune au niveau fédéral aurait pu être une réelle possibilité.
Mais c’est exactement le contraire qui est arrivé. Ceci a eu d’énormes conséquences pour l’évolution subséquente du mouvement ouvrier canadien-anglais, compte tenu que les années trente et quarante étaient la période de formation de ses principales expressions : les syndicats industriels et le CCF, plus tard réorganisé pour créer le NPD. Les traits politiques et organisationnels fondamentaux ont été tracés pendant ces années-là et n’ont pas été altérés qualitativement depuis lors.
Le mouvement ouvrier canadien-anglais, politiquement dominé par le réformisme social-démocrate et stalinien, a adopté une orientation qui a renforcé la domination du prolétariat québécois par des formations bourgeoises et a approfondi sa méfiance et son isolement de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Les sociaux-démocrates du CCF, complètement soumis aux traditions du parlementarisme anglo-saxon, sont devenus les avocats les plus bruyant s du renforcement de l’autorité de l’État central. Ceci était la conséquence inévitable d’un programme qui voyait dans cet État l’instrument principal d’une “solution” économique néo-fabienne à la crise du capitalisme. Bien que les staliniens ont formellement reconnu le caractère national du Québec et son droit à l’autodétermination, leur rôle grotesque pendant la crise de la conscription a complètement nié cette reconnaissance en pratique.
En effet, la crise des années de guerre est à la fois une illustration graphique de la dynamique contradictoire des différentes lut tes de classe nationales et le test décisif qui a conditionné leur évolution future. Les années de guerre furent, d’une part, une période de syndicalisation massive et de grande montée politique pour la classe ouvrière canadienne-anglaise, période pendant laquelle la social-démocratie a acquis un poids politique national qu’elle n’a jamais vraiment retrouvé depuis . D’autre part, la guerre a aussi provoqué une des plus grandes montées nationalistes dans l’histoire du Québec, stimulée par l’opposition à la participation canadienne dans la guerre impérialiste autour de l’axe de la résistance à la conscription. L’opposition spontanée des masses canadiennes-anglaises aux aspects les plus odieusement bourgeois de l’effort de guerre furent canalisés dans une critique réformiste des profits excessifs. En même temps, le mouvement ouvrier canadien-anglais soutenait les mesures de conscription du gouvernement impérialiste, qui ont été à la base de l’occupation militai re du Québec par l’armée canadienne.
Le résultat? La montée simultanée de la conscience de classe au Canada-anglais et du sentiment anti-impérialiste national-démocratique au Québec, qui ensemble contenaient la semence d’une des plus grande crise potentielle dans l’histoire de l’État bourgeois canadien, a plutôt aidé à élargir les divisions entre les masses des deux nations, et a renforcé la domination politique de l’impérialisme.
L’impasse de la social-démocratie
Le mouvement ouvrier canadien-anglais ne s’est jamais complètement relevé de ce fiasco, en termes de force politique. En réorganisation de la social-démocratie par le CCF et les directions syndicales qui a conduit à la création du NPD en 1961, a évité une destruction complète de la social-démocratie comme force nationale, danger très réel dans le calme de la période d’après guerre. Mais, mise à part la brève période d’euphorie qui a entouré le “Nouveau Parti” au début des années 60 aucun secteur significatif de la classe ouvrière canadienne-anglaise n’a vu dans le CCF NPD une alternative gouvernementale fédérale concrète depuis la montée des années quarante.
La stabilité de la base électorale fédérale du NPD parmi une minorité significative de la classe ouvrière canadienne-anglaise témoigne plus du poids de certaines traditions social-démocrates et de l’hostilité permanente des secteurs les plu s conscients du prolétariat aux partis de l’ennemi de classe , que d’une conviction étendue de la possibilité réelle d’une solution réformiste gouverne mentale fédérale.
À la place, depuis le début des années soixante, les secteurs les plus conscients du prolétariat ont de plus en plus redéfini leurs aspirations à un changement politique en termes provinciaux . Car, pendant que le NPD reste marginal comme force fédérale, le rapport de forces est très différent dans les provinces (Ontario, Manitoba , Saskatchewan et Colombie britannique) où est concentrée sa base de masse. Le poids local du NPD dans ces régions lui permet d’être une alternative gouvernementale provinciale très crédible. L’étendue des pouvoirs autonomes des provinces permet au prolétariat de voir le pouvoir gouvernemental provincial comme une réelle solution à toute une série de problèmes qui le préoccupe : les libertés syndicales, les réformes sociales et une série de problèmes reliés au développement et à l’expansion industrielle.
Ce localisme provincial renforce la faiblesse nationale du mouvement ouvrier de deux façons. D’une part, le provincialisme politique du prolétariat dans les régions où le NPD a une base de masse aide à obscurcir et à minimiser le problème central de la faiblesse nationale d’ensemble du mouvement ouvrier dans la conscience des couches les plus avancées des travailleurs. D’autre part, ce provincialisme renforce la domination complète de la classe ouvrière par les partis bourgeois dans les régions où le NPD n’a pas du tout de base de masse : l’Alberta et les provinces atlantiques. Dans une large mesure, la position minoritaire du NPD au niveau fédéral correspond à son absence totale de ces régions où la classe ouvrière manque complètement de traditions politiques autonomes.
Cette analyse nous permet d’établir le lien entre l’acceptation a-critique du fédéralisme par le prolétariat canadien-anglais, ce qui bloque son alliance avec les travailleurs québécois, et sa propre faiblesse et fragmentation politique .
Le sous-développement de l’indépendance politique de classe du prolétariat canadien-anglais est basé sur une combinaison de trois éléments : son nationalisme, fondamentalement défini par son identification à l’État fédéral existant, vu comme la seule for me “imaginable” de la “nation canadienne”; son acceptation fataliste du rôle dominant des partis bourgeois au niveau national , donc fédéral ; et son localisme, qui joue un rôle de succédané en ce qui concerne les aspirations politiques des secteurs régionaux les plus avancés du prolétariat, et renforce leur isolement des travailleurs des régions arriérées.
L’enjeu de la crise pour la classe ouvrière canadienne-anglaise
Les implications de la crise de la Confédération impérialiste pour le prolétariat canadien-anglais ne peuvent être comprises que dans ce contexte. La crise de l’État fédéral qu’a provoqué la question national e place le mouvement ouvrier canadien-anglais face au choix le plus profond de son histoire. Dans l’affronte ment présent contre l’impérialisme canadien et le prolétariat québécois nationalement opprimé, avec qui s’alliera le prolétariat canadien-anglais?
Les dangers inhérents à une telle situation sont évidents. Si la bourgeoisie impérialiste, en collaboration avec les directions pro-fédéralistes des syndicats et du NPD, peuvent convaincre les masses laborieuses canadiennes-anglaises de subordonner leurs revendications de classe à la défense de la Confédération impérialiste, le résultat n’en sera pas seulement une grande défaite historique pour la lutte de libération nationale des Québécois. Le succès d’une telle opération constituerait aussi un recul désastreux pour le prolétariat canadien-anglais même. Ce n’est pas simple ment le danger de détruire la capacité de lutte du plus grand al lié potentiel des travailleurs canadiens-anglais. Une telle défaite au Québec va altérer les rapports de force entre les classes au Canada-anglais en faveur du grand capital.
Mais, au moment même où la crise de la Confédération crée une ouverture historique au prolétariat québécois, elle contient des possibilités tout aussi positives pour le prolétariat canadien anglais. Car la crise de la Confédération offre les conditions objectives qui peuvent permettre au prolétariat canadien-anglais de briser l’impasse politique historique qui lui a été créé par le fédéralisme impérialiste. Cette crise fournit un axe politique immédiat et concret pour l’unification nationale indépendante des travail leurs canadiens-anglais : à travers une réponse prolétarienne à la crise de la Confédération, qui est totalement contraposée à celle de la bourgeoisie impérialiste canadienne.
En dépit de sa fragmentation et de son éparpillement socio-économique, le prolétariat canadien-anglais a un intérêt collectif dans l’aboutissement de cette crise qui est commune à toutes ses composantes régionales. Il est évident qu’il doit répondre à cette crise en tant que prolétariat d’une des nation d’un État multinational en train d’être déchiré par les contradictions nationales. Il est impossible pour les différents secteurs régionaux du prolétariat canadien -anglais de répondre à cette crise en termes régionaux, étant donné la nature même de la crise – son caractère “fédéral” avant tout. En même temps, il est tout aussi impossible pour le prolétariat de répondre en termes fédéralistes , sans se réduire ainsi à une simple force auxiliaire de sa propre bourgeoisie. La seule politique indépendante ouverte au prolétariat canadien anglais est de s’unifier lui-même en divisant sa propre nation selon les frontières de classe. Il ne peut y arriver qu’à travers une lutte qui combine l’aide aux québécois et aux autres peuples opprimés dans leur lutte pour d

Intégration du concept « Malere / malheureux » dans la pensée sociale haïtienne

Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est liée à mon incapacité de nommer les participants de l’étude puisqu’il s’agit des producteurs des programmes Car Wash dans la ville de Port-au-Prince. Je me suis retrouvé dans un dilemme soit j’utilise une analyse générationnelle, c’est-à-dire de les catégoriser dans la 8e génération[1] d’Haïti soit j’utilise une analyse de classe en les catégorisant dans les classes populaires (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Par ailleurs, au cours d’une quête de document concernant notre objet d’étude, j’ai découvert une publication sur la page de Facebook des organisateurs. Ils ont mentionné clairement le concept « Malere » pour se nommer. Compte tenu de l’ordre universitaire colonial et occidentalocentré, je suis réticent de son usage dans ma recherche.
Parallèlement, j’ai visualisé une courte vidéo sur la page Facebook du professeur Jean-Marie Théodat au cours de laquelle des intellectuels parmi les plus reconnus et éminents du pays discutent sur la façon de nommer et conceptualiser les couches sociales en Haïti. Jean Casimir qui était parmi ces intellectuels formule une question fondamentale du point de vue épistémologique et de la sociologie de la connaissance. Il demande : « qu’est-ce qu’une classe dominante sans ses moyens de sa domination ? ». Cette interrogation est une remise en question de la catégorisation et la nomination des couches sociales en général, mais le concept de classe dominante et de classe dominée en particulier dans le contexte haïtien. Elle m’a permis d’identifier automatiquement un vide qui pourrait faciliter de nouvelle conceptualisation des couches sociales.
En outre, dans un discours qu’il a prononcé, titré « Habiter le rêve » au collège de France à l’occasion de l’inauguration de la chaire de la littérature de la francophonie en 2019, Duvivier Michelle Pierre-Louis a reconnu la non utilisation du concept malheureux par la majorité des auteurs haïtiens. Même si elle n’a pas explicité le problème qui sous-tend cette non utilisation de ce concept, elle a dit clairement : « peu d’auteurs se sont penchés sur le sens des mots, malere/malerèz, utilisé par les subalternisés, (…) ». Je pourrais questionner sur le silence du concept malheureux par des penseurs haïtiens. Cependant, je n’intéresse moins aux contraintes liées à l’utilisation de ce concept qu’à son début de systématisation par le géographe Georges Anglade et le sociologue Jean Casimir, deux penseurs majeurs dans les sciences sociales haïtiennes.
Ochan pou malere de Georges Anglade
J’ai fait ma première rencontre avec le concept malheureux dans un petit ouvrage de Georges Anglade titré Éloge de la pauvreté (1983). Avec la précision de l’auteur, ce titre se traduit en créole haïtien par Ochan pou malere. Ce texte est la transcription d’un discours que le géographe haïtien a fait à l’occasion de la réception du prix pour la murale d’Hispaniola. À travers ce petit bouquin d’une densité exemplaire, Anglade initie une systématisation du concept malheureux. Il entame ce processus par un travail de traduction et conceptualisation entre pauvreté, misère, pauvre et malheureux. Pour l’auteur, ces mots ne renvoient pas à la même charge sémantique et lexicale. De ce fait, pour le penseur de l’espace haïtien, pauvre dans la langue française ne traduit pas par Malere en créole.
Lors de cette occasion de la réception du prix international pour la catégorie « Atlas et cartes » en 1983, le géographe haïtien Georges Anglade esquisse une nouvelle théorie de la pauvreté en aboutissant au concept de désenveloppement. En effet, dans ce discours il a pris distance à la façon dont traditionnellement les penseurs abordent le phénomène de la pauvreté, de la misère, de la richesse et du développement. Cette rupture lui a permis d’élucider la différence entre la misère et la pauvreté. Dans ce cas, cette dernière n’est pas synonyme de la misère. Donc la pauvreté est le point de départ pour sa théorie de la gestion de la précarité.
Pour le penseur de l’espace haïtien, la pauvreté est le point de départ et aussi l’idéal. Autrement dit, elle fait le pont entre la richesse d’un petit nombre et la misère d’une majorité. Elle occupe ainsi le juste milieu. La pauvreté désigne la satisfaction ou encore le développement du nécessaire. C’est la raison pour laquelle, Anglade entame un éloge de la pauvreté.
Son éloge de la pauvreté se tourne autour d’une préoccupation centrale, « […], comment expliquer que 80% de la population haïtienne sont encore en vie ? » En créole haïtien, nous pouvons demander « kijan malere fè viv[2] ? » C’est de cela que son travail de traduction entre « pòv » et « pauvre » paraît fondamental. Ces deux termes ne sont pas transposables d’une langue à l’autre, c’est-à-dire de la langue française à la langue créole haïtienne. Ces deux termes ne sont pas similaires. En d’autres mots, il existe une différence considérable entre « pauvre » en français et « pòv » en créole. Le « pòv » est un mendiant. Il vit dans une extrême misère. On peut supposer que sa situation miséreuse lui a enlevé sa dignité. Étiqueter l’Haïtien précaire de « pòv » est une insulte. Cette étiquette charrie un mépris pour cette personne. Du coup, Anglade fait émerger le concept de « Malheureux/ Malere ». Celui-ci désigne selon Anglade une personne qui détient un minimum de subsistance et préserve en même temps son respect, sa dignité et son honneur. D’où la traduction de l’éloge de la pauvreté par ochan pour malere. Cette tentative de systématisation fait Anglade l’un des pionniers de l’introduction du concept malheureux dans la pensée sociale haïtienne.
Jean Casimir : du captif au malheureux
En dépit des efforts remarquables de George Anglade, Jean Casimir a poussé le plus la réflexion sur le concept malheureux. Il a accordé une place de choix à cette conceptualisation dans l’un de ces derniers ouvrages, titré Une lecture décoloniale de l’histoire du peuple haïtien ; du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915). Toutefois, le sociologue Casimir a avoué que l’usage de ce concept dans la pensée haïtienne remonte à Baron de Vastey. Ce dernier a utilisé le concept malheureux environ quatre-vingt-dix fois dans son ouvrage le système colonial dévoilé (1814). Malheureusement, il fallait attendre Anglade (1983) pour une nouvelle apparition de ce concept dans les sciences sociales.
Dans son ouvrage, Casimir a au moins deux chapitres qui ont fait mention de ce concept ; il y a le chapitre deux stipulant « Un frein à la fabrication du malheureux » (2018 : 61-107). Dans ce chapitre, le sociologue Casimir parcourt le cheminement des Haïtiens depuis leur captivité jusqu’à l’occupation américaine. Il identifie les mécanismes mis en place par des Haïtiens pour mettre un frein à la fabrication du malheureux. De ce fait, il esquisse aussi la contradiction entre l’administration publique dirigée par des oligarques bicéphales et le peuple souverain. Malgré l’importance de ce chapitre, notre travail se porte fondamentalement sur le chapitre titré « pouvoir et beauté du peuple souverain ».
C’est dans le chapitre VIII, titré « pouvoir et beauté du peuple souverain » (Casimir, 2018 : 329-376) qu’il a éternisé et a proposé en même temps une définition de ce concept. Nous devons préciser que le concept malheureux intervient à un moment tardif dans la pensée de l’auteur. Son introduction dans l’œuvre de Casimir atteste l’évolution et le progrès de sa pensée. Toutefois, l’auteur de Pa bliye 1804 (2004) garde toujours sa préoccupation de départ tout en la perfectionnant. Il s’efforce « […], d’appréhender comment des Haïtiens [malheureux] arrivent à exister, à subsister et à vivre au sein des structures politiques qui refusent toute participation de leur part. » Cette idée traverse toute son œuvre et elle en est aussi la porte d’entrée. Sa préoccupation rejoint celle de Georges Anglade esquissée ci-dessous. Ces deux auteurs majeurs de la pensée sociale haïtienne voulaient ainsi comprendre et expliquer comment des malheureux haïtiens gèrent-ils la précarité séculaire ?
Dans sa tentative de systématisation, Casimir prend la société de Saint-Domingue comme illustration bien que certaines fois il se réfère au XIXe haïtien. Le malheureux se situe dans un environnement conceptuel comme le malheur, son opérateur, ses victimes et sa réponse. D’abord, l’empire colonial est la figure du malheur. Il est consubstantiel à la société de plantation. Cette dernière est un produit de l’État français moderne coloniale. Celui-ci met en place un ensemble de dispositifs pour transformer le captif en esclave. Ce processus d’esclavagisation est concomitant à l’invisibilité du mode de vie de l’Africain réduit en esclavage. Cet ordre colonial est supporté par une partie de la population que l’on appelle Affranchi. Cette couche sociale malgré sa supposée liberté est la prisonnière de l’ordre colonial et du public blanc. Donc, l’empire colonial fabrique de toute pièce la perle des Antilles qui schématise le malheur pour les captifs. Ensuite, le maitre est l’opérateur du malheur. Les propriétaires d’esclave en dépit de la différence de l’épiderme vivent du malheur des esclaves. Ils sont la pierre angulaire de la société coloniale et esclavagiste. Les attitudes de ces couches sociales, devenant une partie de l’oligarchie traditionnelle, ne changent pas vis-à-vis de couches populaires, les malheureux. Enfin, le captif bossale est le prototype du malheureux. Il est la victime du malheur. Son malheur est injustifiable. Pendant que l’Occident s’accélère la production du malheur, le captif de son côté s’opère pour un dépassement de ce malheur en proposant des réponses. Ces dernières aboutissent à la société contre-plantation, à la création des zones de sauvetage concrétisé dans la Révolution haïtienne.
Selon Casimir, le concept malheureux nous rappelle notre passé entant que captifs venant d’Afrique sur les bateaux négriers vendus comme force de travail. Mais ce concept nous permet aussi de nous distancier du piège de l’affranchissement personnel et individuel. Il renouvelle les liens de solidarité et de réciprocité entre les autres malheureux. Communément, le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. Dans ce cas, « (…), le captif et le malheureux contemporain se définissent comme ceux qui savent se survivre du système dominant – le manipulé- de façon à ne pas modifier leur être profond » nous a déclaré Casimir (2018 : 339).
En conclusion, cet article est un appel à la réflexion sur le concept malheureux dans le milieu intellectuel haïtien et aussi un appel à l’écoute des couches sociales populaires haïtiennes. Il ne vise pas apriori à résoudre un problème d’épistémologie et de la sociologie de la connaissance inhérent à la pensée sociale haïtienne. Ainsi, il nous vient à l’esprit de demander pourquoi et comment la majorité des penseurs haïtiens même les plus critiques font silence sur ce concept largement utilisé par les couches populaires haïtiennes ? Quelles sont les implications politiques de son usage dans les sciences sociales haïtiennes ? Quelles sont les différentes acceptations du concept malheureux ? Quelle est l’actualité de la systématisation de Jean Casimir ?
Pierre Jameson BEAUCEJOUR, sociologue
- Grille d’analyse proposée par Anglade pour étudier Haïti. La 8e génération haïtienne réfère aux personnes qui sont nées de 1990 à 2015 ↑
- Comment les malheureux vivent-ils? ↑

Entretien avec Luzia Hernández : la Colombie avance dans la dépénalisation de l’avortement

Un mois s’est écoulé depuis que la décision de la Cour constitutionnelle sur la dépénalisation de l’avortement gratuit jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse a été connue en Colombie. Dans cet entretien que nous avons mené avec Luzia Hernández, nous entrons dans l’histoire d’une longue lutte pour les droits sexuels et reproductifs des femmes et dans le sens de ce triomphe du mouvement féministe. Luzia est avocate et travaille pour Women’s Link Worldwide . Il enseigne également à l’Universidad del Rosario. Elle a travaillé dans des organisations de la société civile en Colombie en accompagnant des cas de violence sociopolitique et de violations des droits des femmes et des filles.
Begoña Zabala- Après vous avoir félicité pour ce succès obtenu dans le procès devant la Cour constitutionnelle et l’obtention de la dépénalisation de l’avortement jusqu’à vingt-quatre semaines, je voudrais commencer par la situation, tant juridique que pratique, avant cette modification. Je comprends que le système était le plus général, dépénalisation des trois causes : viol, santé de la femme enceinte et malformation du fœtus, le reste des cas étant illégal et constituant un délit. Est-ce bien le cas ?
Luzia Hernández- Oui, bien sûr, mais je remonterais un peu plus loin en arrière et dirais que le mouvement féministe et féministe, vers les années 1980, revendiquait déjà cette question de l’autonomie et de la capacité des femmes à décider de leur corps et à faire leur ses propres décisions, ses propres projets de vie.
Nous avons eu un processus constituant qui a donné naissance à la Constitution politique que nous avons aujourd’hui, à partir de 1991, dans laquelle, malheureusement, le mouvement constituant n’a pas écouté les voix du mouvement des femmes et cela n’y était pas stipulé, c’est-à-dire ces droits que le mouvement féministe. Donc, ces demandes viennent d’il y a longtemps.
Enfin, puisque cela n’est pas constitutionnalisé, lorsque nous structurons un nouveau Code pénal, nous recueillons les trois hypothèses du passé, et en ce sens le crime d’avortement est inclus.
Comme les féministes l’avaient articulé, en 2006, et à travers un procès mené par Women’s Link, ce qui est fait est de poursuivre la Cour constitutionnelle pour le crime d’avortement du Code pénal, mais de dire qu’une criminalisation absolue et qui comprend l’avortement comme un crime dans tous les cas, va à l’encontre des valeurs déjà contenues dans la Constitution politique. Et si on ne les prend pas au sérieux, alors il n’est pas compatible d’avoir un avortement pénalisé, dans aucune des causes, quand cela peut représenter le décès de la femme enceinte.
Tels sont les arguments qui ont été portés devant la Cour constitutionnelle en 2005 et finalement sanctionnés par l’arrêt C-355 de 2006, dans lequel l’avortement est déjà partiellement décriminalisé dans trois circonstances précises.
L’analyse faite par la Cour à l’époque est donc la suivante : il y a ici une tension entre la protection de la loi sur la grossesse et la protection des droits des femmes. Aussi, dans ce domaine des droits, nous commençons déjà à avoir un cadre international des droits de l’homme, pour dire comment ces droits sont aussi les droits des femmes. Le droit à la vie et le droit à l’intégrité personnelle sont aussi des droits des femmes, et la criminalisation absolue viole ces droits. C’est à partir de là que la Cour dit, pour l’instant il y a trois événements limites dans lesquels forcer une femme à mener une grossesse à terme peut être inconstitutionnel.
Ainsi, pour une poursuite intentée par Women’s Link, nous obtenons les trois motifs. En d’autres termes, nous obtenons que l’avortement cesse d’être un crime et devienne un droit lorsque la grossesse représente un risque pour la santé ou la vie des femmes; lorsque le fœtus est incompatible hors de l’utérus et lorsque la grossesse est le produit d’un viol.
BZ- Concrètement , comment s’est déroulée cette dépénalisation partielle de l’avortement? Pensez-vous que le système causal fonctionne dans le domaine des droits sexuels et reproductifs ?
Luzia-Alors que nous avons déjà une première conquête en matière de droits sexuels et reproductifs, que commence-t-on à voir ? La première chose que nous avons commencée et célébrée à ce moment-là a été de dire, prêts, il y aura plus d’accès, la garantie de ces droits sera encore étendue. Cependant, ce qui est allé à l’encontre de nos prévisions, c’est que les poursuites pénales, loin de diminuer, ont commencé à augmenter. Les barrières structurelles ont commencé à se consolider dans ces trois causes. Les femmes ne pouvaient pas y accéder en raison de barrières géographiques, car ici la Colombie a une géographie montagneuse, et tout le monde ne vit pas au centre de Bogotá. Nombreuses sont les femmes qui, par exemple, mettent au moins 6 heures de bateau pour quitter la maison où elles habitent en milieu rural. Il s’avère que le bateau ne fonctionne pas toute la journée. Cela commence à retarder les procédures, et lorsqu’elles arrivent au chef-lieu municipal le plus proche, il s’avère qu’elles sont dans un état de gestation avancé où on leur dit qu’il n’y a pas de prestataires spécialisés pour réaliser le service dont elles ont besoin car il est plus complexe.
D’autre part, de nombreux prestataires de services de santé dans les zones rurales ont commencé à comprendre les causes de manière restrictive. Ainsi, le fait qu’une femme ait eu des idées suicidaires à la suite d’une grossesse non désirée n’était pas considéré comme quelque chose qui menaçait la santé, mais on dit que la femme n’a pas su assumer ce nouveau processus dans sa vie, et a quelques altérations , mais c’est une question de stabilisation, et la grossesse est menée à terme.
De plus, les pratiques d’avortements étaient principalement concentrées sur des prestataires privés situés dans les principales villes. Cela finit par faire de l’accès à l’avortement sécurisé un accès très limité et inéquitable, ayant même ces trois causes ; et, d’autre part, l’augmentation des poursuites pénales contre les femmes.
Selon les données du bureau du procureur général, ce pourcentage de persécution, de criminalisation des femmes pour avoir pratiqué un avortement, a augmenté depuis 2008, de 320 %. Nous atteignons donc 400 dossiers ouverts par an, à partir de cette année.
Une autre information très significative est qu’environ 43 % des femmes enquêtées, soit près de la moitié d’entre elles, avaient également déclaré, devant le même procureur, avoir été victimes d’un autre type de violence, violences domestiques et violences sexuelles. Et cela n’était pas lié par le système judiciaire et il a commencé à les persécuter. L’un des principaux groupes de tout cet univers de femmes qui ont été persécutées criminellement était les filles et les adolescentes.
Nous avons commencé à voir que tout cela était un problème. L’exécution de cette sentence des causes n’a pas suffi. Surtout pour des groupes spécifiques. Pour les femmes rurales, pour les filles victimes de violences sexuelles, par exemple. Et, malheureusement, il y a aussi un facteur négatif qui opère dans les circonstances du conflit armé. Disons que l’accès à l’avortement en cas de viol nécessitait une plainte pénale, mais dans les territoires contrôlés par des armées irrégulières, il est difficile pour les femmes d’avoir la confiance nécessaire pour porter plainte, car c’était la loi, non ? Cela a de nouveau entravé l’accès à l’avortement sécurisé.
BZ- Dès lors , ce qui nous intéresse le plus, c’est de savoir comment s’articulent le mouvement féministe et les organisations de femmes et comment ils parviennent à se remettre dans le sens des revendications et à porter la question devant la Cour constitutionnelle
Luzia- Ces questions ont également été portées devant la Cour constitutionnelle et la Cour savait déjà qu’il existait des obstacles structurels lorsqu’il s’agissait de fournir des services sûrs. Et c’est précisément pour cette raison que nous lui avons dit : écoutez, le problème n’est pas seulement la mise en œuvre des motifs, mais le problème est que nous continuons à insister sur le fait que le crime et le droit peuvent être des partenaires ou des voisins pacifiques, puisqu’il a été démontré que cela c’est une erreur, c’est un mensonge. C’est quelque chose dont nous n’avons pas essayé de nous convaincre, mais la réalité nous l’a déjà montré.
Et c’est là que le mouvement des femmes s’articule en un mouvement large, pluriel et diversifié, dont environ 90 organisations faisaient partie.
Déjà en 2018, ils ont commencé à parler de ce problème d’avoir le crime et l’avortement comme partenaires, car ils n’étaient pas pacifiques et c’est pourquoi la santé des femmes a commencé à appeler la nécessité de dépénaliser l’avortement comme une cause juste.
À partir de là, à partir d’une lecture du contexte et de l’analyse des forces dont disposait la Cour constitutionnelle en ce moment, nous avons vu qu’il était peut-être temps de nous articuler, de nous concentrer avant tout sur ce que nous avons en commun. Le mouvement féministe en Colombie, comme dans le reste du monde, est diversifié et chacun a son propre programme. Mais concentrons-nous maintenant sur ce que nous avons en commun, et où nous voulons aller.
Quel serait notre objectif dans ce cas ? Eh bien, les droits reproductifs sexuels et l’avortement. A partir de là unissons nos forces à partir de ce que chacun sait faire de mieux. En ce sens, Women’s Links a mis son expérience, et comme avantage comparatif cette expérience en contentieux, dans l’utilisation des Tribunaux pour l’extension des droits.
En ce sens, en 2020 nous avons présenté un procès devant la Cour constitutionnelle dans lequel nous avons regroupé tous ces arguments. L’argument le plus fort, la revendication qui a été faite à la Cour était de faire tomber l’énorme barrière en matière d’accès à des avortements sûrs, en particulier pour les filles, les adolescentes et les femmes en situation de plus grande vulnérabilité, encore des paysannes et des victimes du conflit armé. En ce moment, nous sommes également confrontés à tout cet exode qui s’est produit de la part de la population vénézuélienne avec la crise humanitaire complexe qui se déroule ici. Ce sont des femmes qui migrent en quête de santé sexuelle et reproductive, mais du fait de l’absence d’une situation migratoire normalisée, là encore il y a de nouvelles violations des droits,
BZ- J’aimerais que vous nous expliquiez comment fonctionne ce processus de présentation d’un procès directement à la Cour constitutionnelle, au lieu d’aller au Congrès avec un projet de loi, pour obtenir une législation sur l’avortement sécurisé. Cet itinéraire est vraiment nouveau pour nous et, comme vous le dites, vous l’avez déjà essayé plusieurs fois et avec de bons résultats.
Luzia- En 2018, lorsque cette idée de Just Cause est apparue, il n’y avait pas une telle clarté. Just Cause surgit pour intenter une action en justice. Et nous avons vu au Congrès, ou du moins à la Table ronde pour la santé des femmes, un scénario dans lequel nous ne pouvions tout à coup pas lutter, et qui nous avait montré à d’autres occasions qu’il n’atteignait pas la représentativité des femmes nécessaire pour atteindre changements législatifs en faveur de nos droits. Lors d’occasions précédentes avec le Congrès, 33 projets de loi avaient été présentés qui tentaient de réglementer les droits sexuels et reproductifs, et tous ont été coulés et classés.
Et cela se produit aussi parce que, au Congrès en ce moment, il y a une demande de réforme en termes de représentativité. Aujourd’hui, le Congrès n’est pas le même Congrès qui a été formé en 1990. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de population concentrée dans les villes et nous n’avons plus cette représentation au Congrès, qui continue de fonctionner comme si nous étions le pays de la fin des années 1980. Il y a un lest et une gueule de bois de représentativité très importante et, précisément pour cette raison, il serait difficile pour les revendications qui nous ont bénéficié de prospérer.
Et pourtant, dans notre système juridique, il y a aussi des juges et des tribunaux de grande instance. Pour cette raison, malgré le fait que le Congrès est chargé de légiférer et d’approuver les lois qui régiront le destin national, nous avons des juges constitutionnels, qui sont chargés d’examiner si les lois qui ont été approuvées au Congrès sont conformes à notre principes constitutionnels. Cette Cour constitutionnelle est la gardienne de la Constitution.
A cette époque, comme nous l’avons déjà vu, le Congrès ne voulait pas avancer, malgré le fait que c’est sa fonction, et il n’avait pas la volonté politique de le faire, alors nous nous sommes tournés vers la Cour constitutionnelle. Et cette fonction, en termes de lois, est de voir si elles sont conformes à la Constitution. Sans usurper les fonctions, mais à l’intérieur des fonctions de chacun, nous envisageons de demander à la Cour d’examiner si une certaine loi, telle que nous l’avons à la lumière de la réalité que nous vivons aujourd’hui, est constitutionnelle ou non. Et s’il est conforme aux postulats constitutionnels.
En outre, la Constitution n’est pas seulement le texte qu’elle contient, mais de nombreux traités relatifs aux droits de l’homme font également partie de la Constitution. Cet ensemble de droits humains a également progressé et reconnu de plus en plus de droits des femmes et des filles. Cet organe normatif international des droits humains et des droits des femmes a évolué. Notre Constitution est aussi une constitution vivante et en termes de réglementations que nous estimions auparavant cohérentes et protectrices des droits, aujourd’hui, avec le développement des droits de l’homme, elles nous ont montré qu’elles ne sont pas des garants et qu’elles peuvent affecter les droits de l’homme .
C’est ce que nous avons demandé à la Cour, d’analyser si, à la lumière de notre contexte actuel, et de tous ces obstacles à des avortements sûrs, et de ce système juridique avec lequel on dit qu’il protège les droits des femmes, maintenir le crime d’avortement, constitutionnel ou ne pas. Et c’est ce qu’il a fait. Et puis après avoir marché avec suffisamment de retard, car nous l’avions présenté en septembre 2020, ils se sont finalement résolus le 21 février 2022.
Et justement pour plus de légitimité, cette revendication a été présentée par un mouvement plus large qui a réuni 90 organisations au niveau national, dans 20 départements du pays, 130 militants, et aussi des experts dans chacune de leurs disciplines. Pas seulement des avocats, mais des gens de la médecine qui ont également déclaré à quel point cela viole le droit des professionnels de la santé à fournir un service sans coercition et en toute sécurité si cela est dans la cause.
Tout cela se traduit finalement par un élargissement de l’accès à l’avortement sécurisé, et nous espérons que les principaux bénéficiaires de cette disposition sont les femmes les plus vulnérables, celles qui n’y ont pas eu accès précisément à cause de toutes ces barrières structurelles.
BZ- Enfin, ce qui est homologué c’est 24 semaines de gestation pour réaliser une interruption volontaire de grossesse (par exemple, quatorze travaillent ici) d’où vient ce délai ?
Luzía- Ce n’était pas exactement ce que nous demandions à la Cour constitutionnelle. Nous lui disions que toute réglementation que nous édictons sur l’avortement doit être en dehors du droit pénal, car ce qui a été démontré, c’est qu’il est assez préjudiciable aux droits des femmes et des filles. Parce que cela génère une très grande menace, parce que c’est une menace de perdre sa liberté et de se retrouver avec des papiers et des désordres judiciaires pour demander la protection du service de santé. En ce sens, les expériences d’autres pays comme le Canada nous ont démontré que la réglementation sanitaire et non pénale a un meilleur impact que la réglementation pénale.
Ce n’est pas exactement ce que la Cour a accordé, mais elle a voulu arriver à un point intermédiaire et, selon ce que nous savons jusqu’à présent, ils sont partis comme par un critère arbitraire, parce que les législations, en le comparant, le montrent parce que les législations le montrent , certains de 14, 22, d’autres 24, etc.
Le raisonnement de la Cour est de rechercher un point intermédiaire. Parce qu’ils interprètent que le retirer complètement du Code pénal va générer un vide dans la protection, ce qui n’allait pas forcément être le cas, car il y a plusieurs manières de protéger qui ne passent pas par là.
Alors comment trouver un terrain d’entente ? Eh bien, c’est là qu’il y a des théories sur la protection de la loi de gestation : on peut la protéger du fait qu’il y a de la vie, et le critère est l’existence, mais l’exigence est presque dès la conception et elle finirait par dire, la terme pour avorter, il doit être de 72 heures. Ce serait inhabituel. Ce serait plus ou moins comme une blague, qu’il y aura un avortement gratuit dans les 72 premières heures. Et plus encore compte tenu de notre réalité nationale.
Et d’autre part, dit la Cour, il y a une autre notion connexe, qui est l’autonomie de gestation. Ceci, plus ou moins, a été placé à 22 ou 24 semaines, en déduisant que le fœtus, soutenu par des technologies (des technologies que nous n’avons pas en Colombie) peut survivre en dehors de l’utérus. Ainsi, le degré d’exigence a été fixé, non pas au moment où l’on dit que la vie existe, mais au moment où cette vie commence à avoir ou a une plus grande probabilité autonome. Et nous plaçons cette autonomie relative en 24 semaines. Depuis 24 semaines, nous continuons à entretenir les trois terrains. C’était le raisonnement et nous continuons d’insister sur le fait que les poursuites pénales ne sont de toute façon pas le meilleur moyen de protéger la vie ou la gestation.
BZ- Avec cette nouvelle réglementation, un très grand pas est franchi, mais pensez-vous qu’avec elle, l’avortement sécurisé est déjà garanti ? Je suppose que vous faites face à de nouveaux défis et à une vigilance particulière pour veiller au respect de la législation et, notamment, pour analyser de près la situation des femmes les plus vulnérables.
Luzia- Oui, nous célébrons la solution, mais nous savons que la disposition seule n’est pas une baguette magique qui change la réalité sociale, en particulier pour les femmes et les filles dans des contextes de plus grande vulnérabilité.
Maintenant, quels seraient les défis ? D’une part, la divulgation de cette décision. Que la sentence soit connue dans les régions rurales du pays. Qu’ils le sachent, tant les prestataires de soins que les femmes. Pour nous qui vivons dans la capitale Bogotá, c’est facile de se renseigner là-dessus, mais un prestataire de santé qui fait des brigades de santé dans les villes, qui sont périodiques, c’est plus compliqué. Ces prestataires doivent donc s’imprégner de cette résolution, la faire connaître et la transmettre aux femmes et aux filles. Qu’ils sachent que c’est un droit qu’ils ont maintenant, qui n’est pas conditionné, dans les 24 semaines.
La Cour a également appelé le Congrès à réglementer de manière exhaustive les droits sexuels et reproductifs. Pas seulement l’avortement, mais un meilleur accès aux contraceptifs, comment prévenir les grossesses non désirées, comment garantir une maternité sans risque. Aussi, dans l’autre sens, quelle couverture va être accordée aux femmes qui souhaitent exercer des contrôles de maternité, prénatals… Et que les choses se réalisent, est également un défi important.
Un autre défi en Colombie qui empêche malheureusement un meilleur accès, par exemple, aux services de santé, aux services de justice, c’est le conflit armé. Bien que nous ayons eu beaucoup d’espoir et que les accords de paix aient été signés, nous devons continuer à travailler pour la mise en œuvre de ces accords, en particulier là où il y a des territoires contrôlés par la violence armée. Inévitablement, cela passe par l’extension des accords de paix, mais aussi par la connaissance, avant tout, où se trouvent les femmes les plus vulnérables. Vous n’avez même pas besoin d’aller dans des endroits éloignés de la capitale, mais la capitale elle-même a aussi cette zone périphérique où il y a beaucoup d’inégalités sociales. Où l’accès aux services de santé est assez précaire. Nous devons donc prendre cette décision là-bas et commencer à l’appliquer.
Traduction NCS
***
Bégona Zabala est une activiste féministe basque de Emakume Internazionalistak. Membre du conseil consultatif de la revue Viento sur. Auteure d’articles sur le féminisme, avec une référence particulière à l’intervention dans le mouvement : violence masculine, droits des femmes, judiciarisation, maternité. Elle est l’auteure du livre publié pour le 40e anniversaire des événements de Sanfermines 78 : “Feminismo, transición y sanfermines del 78”.

Recension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning et P. Nagy ont publié des études sur l’activité internationale des banques, mais ces documents ne couvrent que la période d’après 1960 et sont très descriptifs. D’autre part Tom Naylor et Jorge Niosi ont aussi exploré ce domaine dans une dimension plus large. Leurs réflexions axées sur le concept de capital financier canadien ont porté sur une période historique plus réduite, dans le cas de Naylor, ou sur les firmes multinationales canadiennes, autres que les banques, pour Niosi. François Moreau est le premier à publier un livre sur l’histoire de l’activité internationale des banques canadiennes, de l’origine à nos jours, et à confronter ce développement aux modèles théoriques existants. La tâche était ambitieuse et non sans difficultés, surtout en si peu de pages.
L’ouvrage recouvre donc une dimension théorique et une dimension descriptive. Cette deuxième partie nous apporte des informations abondantes et pertinentes qui devraient nous permettre de tester la validité des différents modèles théoriques sur l’inter nationalisation des banques appliqués au cas canadien. L’analyse théorique est sans doute la partie qui soulève le plus d’interrogations. La présentation, sur laquelle nous reviendrons, des différents modèles expliquant le processus d’internationalisation des banques est claire et pédagogique. Là n’est pas le problème. Ce qui m’apparaît plus difficile c’est l’utilisation de l’expérience canadienne pour valider ou non les modèles, puisque tel est le but de l’auteur.
Tous les modèles présentés ici présupposent que l’internationalisation des banques doit être étudiée à partir d’entités nationales politiquement et économiquement bien définies, ayant atteint une certaine maturité dans le•.ir développement économique (saturation des marchés, concentration). Le Canada d’avant 1914 ne répondait certainement pas à cette prémisse, l’on ne peut donc pas légitimement utiliser le XIXe siècle canadien comme source empirique pour rejeter certains de ces modèles. L’utilisation de ces modèles ne devient pertinente que pour la période d’après 1945.
La première vague d’internationalisation des banques dites canadiennes ne reposait pas sur des phénomènes propres à l’économie canadienne: formation d’un· capital financier national ou saturation d’un secteur bancaire oligopolistique. La création des premières banques au Canada était d’abord destinée au financement du commerce international, pas celui du «Canada» mais de celui de la Grande-Bretagne.
Il y a sans doute pas de hasard, si les banques canadiennes furent créées aux lendemains de la bataille de Waterloo et au début des années 1820. Cette période, après la crise de «reconversion » qu’a connue la Grande-Bretagne, fut marquée par une forte expansion commerciale. L’indépendance des pays latino américains, la forte croissance des États-Unis permirent l’ouverture de nouveaux marchés d’importance. L’essor des exportations bri tanniques vers le nouveau monde, financées par des emprunts contractés à Londres, amena la création en Grande-Bretagne, de même qu’au Canada, de nombreuses sociétés financières. La Banque de Montréal, puis les autres banques furent des banques britanniques créées dans une colonie pour faciliter avant tout le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, accessoirement entre l’Angleterre et le Canada. Le système bancaire canadien en formation était un prolongement, une branche, du système britannique. Les « merchant banks» du Canada, comme celles de Londres, vont participer au financement du commerce mondial dès leur création. Ce financement n’est pas celui de banques coloniales, les banquiers canadiens étaient de fait des britanniques. Leurs liens avec des « maisons» anglaises le prouvent.
L’internationalisation des banques canadiennes, jusqu’au tournant du siècle, doit être analysée comme celle de banques anglaises et aussi comme celle de banques américaines et non comme l’internationalisation de banques du Canada, puissance économique en pleine maturité, même secondaire, comme le fait l’auteur. François Moreau souligne bien sûr la situation exceptionnelle de ces banques établies au Canada qui ont su tirer profit à la fois de l’Empire et des États-Unis (p. 66), mais leur internationalisation ne correspondait pas à l’évolution d’un capital financier canadien. Il n’y a pas de parallèle entre le déploiement extérieur des banques et le développement économique du Canada jusqu’aux années 1920-1930 dans le sens des prémisses des modèles. La deuxième vague après 1960 sera plus conforme.
Les modèles théoriques étudiés sont regroupés en trois familles de pensée. La première lie le développement de l’activité inter nationale des banques à la croissance du commerce mondial. Cette thèse trop mécanique n’a aucune valeur explicative et à juste titre est jugée insatisfaisante. La deuxième famille regroupe trois théories: celle des avantages oligopolistiques, celle de la réaction oligopolistique et celle du cycle du produit. Dans les trois cas il s’agit d’appliquer au secteur bancaire l’analyse de la firme sur l’investissement à l’étranger. Une des hypothèses ici est la concentration du secteur dans le pays d’origine, il s’agit donc de modèles très contemporains. Si l’on exclut les faits du siècle dernier, la critique de François Moreau n’atteint alors son but que pour la théorie du cycle du produit. Ce qui est l’essentiel car les deux autres membres de la famille ne sont pas de véritables théories, mais plutôt des «auxiliaires» utiles pour des théories plus globales. En oubliant le XIXe siècle, l’auteur nous montre bien la faiblesse de ces théories pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, surtout que ces modèles sont «des extrapolations abusives du cas des États Unis» d’après-guerre.
La dernière famille de pensée est l’approche marxiste. Malheureusement l’auteur la limite aux auteurs «classiques» , particulièrement Hilferding et Lénine, négligeant les avancées récentes, entre autres celles de W. Andreff et O. Pastré. Pour les banques canadiennes ce modèle ce heurte aussi au problème du XIXe siècle canadien. François Moreau nous expose bien le modèle de ces auteurs classiques et souligne la nécessité de la centralisation, de la concentration et même de la cartellisation pour qu’il y ait exportation de capital industriel et bancaire (pp. 32 à 39). L’économie canadienne d’avant 1914 n’avait pas ces caractéristiques.
F. Moreau contourne la difficulté en parlant du Canada comme « impérialisme secondaire» (p. 65); vraiment c’est vouloir absolument sauver le modèle. D’ailleurs le modèle marxiste classique, contrairement aux autres, est peu confronté à l’expérience canadienne dans ce livre. L’auteur refuse de voir que le modèle d’Hilferding est difficilement applicable au Canada non pas uniquement par la non maturité de l’économie canadienne, mais surtout par la nature différente des banques canadiennes, essentiellement commerciales et non d’affaires comme les banques européennes analysées par Hilferding.
Certes l’analyse marxiste est l’instrument le plus puissant pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, mais le modèle des auteurs classiques avec son concept de capital financier, fusion organique du capital industriel et du capital bancaire, recouvre une autre réalité que celle du Canada, du XIXe ou du xxe siècle. Il faut découvrir ou inventer un nouveau modèle, ce que ne fait pas F. Moreau.
Malgré certaines faiblesses théoriques ce livre demeure un jalon important dans l’élaboration d’un modèle théorique capable de tenir compte de l’expérience bancaire canadienne.
Bernard Elie, Université du Québec à Montréal
François Moreau, Le développement international des banques canadiennes, Montréal, éd. Saint- Martin, 1985, 159 p.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/040541ar DOI: 10.7202/040541ar
Politique, n° 10, 1986, p. 137-141.
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L’immigration à l’ombre de la pandémie

Entrevue avec John Shields[1]
Au Canada, face à la pandémie de COVID-19, les autorités publiques ont lancé toute une gamme de programmes pour soutenir différents segments de la population, l’économie, les systèmes de santé, les gouvernements locaux et beaucoup plus. Cependant, ces interventions n’ont pas eu les mêmes effets pour tout le monde. Trop d’immigrantes et d’immigrants ont été exclus des programmes de soutien, même si les populations immigrantes ont des taux de chômage plus élevés et une fragilité financière accrue en raison de la pandémie. D’autre part, il s’est avéré que les immigrants ont été plus à risque de contracter le virus vu leurs types d’emploi, leur dépendance à l’égard du transport public et leur résidence dans des quartiers densément peuplés. Enfin, la fermeture des frontières a eu de graves conséquences, notamment envers les demandeurs d’asile provenant des États-Unis, sans compter les dizaines de milliers de personnes en attente d’un visa d’entrée à titre d’immigrants ou de réfugiés.
P.B. – On dit souvent que la pandémie a révélé des défaillances structurelles dans le système canadien, notamment en ce qui concerne les populations immigrantes…
J.S. – Pour moi, la situation très pénible vécue par des immigrants et des immigrantes est la conséquence des transformations structurelles du capitalisme et de l’État au Canada, transformations qu’on associe généralement au projet néolibéral. Pendant des décennies, le système de santé, notamment, a été affaibli, privatisé en partie, comme on l’a vu pour les CHSLD[2]. La sécurité des citoyens a été érodée. Tout le monde a été affecté, mais les plus vulnérables l’ont été davantage. Les immigrants l’ont été de manière disproportionnée. À Toronto, on a établi cette situation de manière précise en comptabilisant les personnes malades et contaminées selon leur code postal. On a ainsi pu démontrer que le taux d’infection pour les populations immigrantes était deux fois supérieur à la moyenne.
P.B. – Comment expliquer ce grand écart ?
J.S. – Il y a d’abord les conditions de travail dans les créneaux d’emploi occupés par les immigrantes et les immigrants, comme la santé, les services domestiques, la restauration, les entrepôts, la transformation alimentaire, l’agriculture. Dans ces secteurs, la distanciation sociale est quasiment inapplicable. Ce sont les immigrants qui composent le gros des effectifs dans les emplois « 3-D » (dangerous, dirty, difficult). Il faut ajouter la situation du logement car beaucoup d’immigrants habitent des domiciles surpeuplés, ce qui rend la vie difficile à ceux et celles qui doivent travailler à la maison. Selon Statistique Canada, deux fois plus de personnes noires que de personnes blanches sont décédées des suites de la COVID.
P.B. – S’ajoutent la précarité et la mobilité…
J.S. – Les politiques néolibérales ont amené les employeurs, publics comme privés, à limiter l’accès à des emplois permanents et à ouvrir, au nom de la flexibilité, le travail à forfait, souvent par l’intermédiaire d’agences avec lesquelles les liens contractuels sont minimes. Les gens, on le voit, sautent d’un emploi à l’autre, d’un endroit à l’autre, dans des conditions qui ont favorisé des éclosions lors de la première phase de la pandémie. Cette situation frappe les personnes à bas revenus de toute origine, mais une majorité d’immigrantes et d’immigrants racisés se trouve dans cette catégorie.
P.B. – C’est donc moins un dispositif qui discrimine les immigrants que la surexploitation qui frappe des secteurs de la classe ouvrière…
J.S. – Il y a la discrimination qui s’exerce « naturellement », car ce sont les immigrantes et les immigrants qui sont au bas de l’échelle, mais dans les conditions actuelles, ils sont pénalisés par toutes sortes de facteurs, dont la non-reconnaissance des diplômes, l’expérience dite « canadienne » qui leur fait défaut, les difficultés d’apprentissage linguistiques. La plupart du temps, cela leur prend beaucoup de temps pour se sortir du cercle vicieux des jobs « 3-D » et de la précarité. Selon Statistique Canada, les travailleurs qui sont ici depuis cinq ans représentent environ 3 % de la main-d’œuvre totale, mais ils ont constitué 21 % de celles et ceux qui ont été licenciés. Plus de la moitié des pertes d’emploi ont frappé les bas salarié·e·s (16 dollars de l’heure et moins) dans la vague de licenciements qui a suivi la fermeture partielle de l’économie à partir de 2020.
P.B. – La COVID a aggravé tout cela…
J.S. – Plus de 500 000 immigrants et immigrantes n’ont pas eu accès aux subventions salariales ! Plusieurs n’avaient pas occupé un travail salarié assez longtemps. D’autres n’ont pas leurs documents en règle, donc pas de numéro d’assurance sociale. Les dizaines de milliers de sans-papiers évidemment n’existent pas dans ce système. Des milliers d’étudiantes et d’étudiants étrangers ayant un statut temporaire étaient également exclus de la prestation canadienne d’urgence (PCU)[3].
P.B. – Et il y a eu la fermeture des frontières…
J.S. – Les premières restrictions ont été imposées en mars 2020 par le gouvernement fédéral. Les personnes demandeuses d’asile et les réfugié·e·s se sont retrouvés dans l’impossibilité d’entrer au Canada. Des centaines de personnes ont été renvoyées aux États-Unis. Et il y a au pays plus de 30 000 personnes en attente d’une décision concernant leur statut.
P.B. – Les travailleuses et les travailleurs dits temporaires, à forfait, sont encore plus fragiles…
J.S. – Le fait que leur travail est lié officiellement à un employeur particulier et qu’ils n’ont pas le droit de changer d’emploi constitue le pilier d’un système très dur où ces travailleurs n’ont pas le choix d’accepter les conditions souvent misérables qu’on leur offre. La situation des travailleurs agricoles qui habitent des roulottes à quatre ou huit par chambre, payés au salaire minimum, est connue. Dans les usines de transformation alimentaire, la COVID a frappé très fort comme dans l’usine de Cargill High River en Alberta (qui produit 40 % de la viande consommée au pays) et où les taux d’infection ont été considérables. Personne d’autre au Canada n’accepterait cela, mais eux, ils n’ont pas le choix.
P.B. – C’est un système qui fonctionne « bien » pour le capitalisme néolibéral ?
J.S. – Les travailleurs sous étroite surveillance peuvent difficilement résister, même si certains le font. Également, la fonctionnalité de ce système consiste à garder le prix des aliments au plus bas niveau, ce qui fait rouler toute l’économie…
P.B. – Quels sont les points de friction ?
J.S. – Régulièrement, il y a des campagnes pour mobiliser les secteurs vulnérables comme les travailleurs temporaires. Les résultats sont mitigés, compte tenu des conditions qu’on a évoquées plus haut. Il faut noter également la montée d’un discours populiste de droite, qui cible davantage les immigrants racisés et qui empoisonne l’atmosphère dans certains quartiers « chauds » de la périphérie de Toronto. On entend de plus en plus dans les médias de droite un discours qui présente les immigrants et les immigrantes comme une menace qui met en péril notre « sécurité ». Ce problème a particulièrement affecté les communautés originaires de l’Asie de l’Est, pointées par les médias comme porteuses du « virus chinois ».
P.B. – Qu’est-ce qui s’en vient maintenant ?
J.S. – La pandémie et ses nombreuses séquelles vont perpétuer une situation de peur et de tensions. Il est possible que le tournant vers la droite s’accentue par des mesures austéritaires qui vont frapper davantage les plus vulnérables. D’un autre côté, beaucoup de gens ont pris conscience que l’affaiblissement des programmes sociaux pendant 20 ans de néolibéralisme n’était vraiment pas une bonne idée. Ils ont vu le gouvernement sortir des milliards de dollars alors qu’on nous disait que l’État ne pouvait pas payer. Il y a des secteurs importants de la population qui estiment que la source du problème relève du néolibéralisme, et non pas d’une « catastrophe microbienne » imprévisible.
P.B. – Qu’est-ce qui peut être fait à court terme ?
J.S. – Il est évident que les travailleuses et les travailleurs du soin (care), dont celles et ceux en première ligne dans les établissements de santé et regroupant un grand nombre de travailleurs immigrants, doivent être mieux traités. L’obtention d’un emploi stable rattaché à un employeur identifié doit remplacer le système actuel des agences. Il en va de même pour les travailleurs temporaires. Quant aux demandeurs d’asile et aux nombreuses personnes qui sont sans-papiers, la moindre chose est d’ouvrir les portes du pays et de régulariser leur statut.
Pierre Beaudet, rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme
- John Shields est professeur à l’Université Ryerson de Toronto. En 2021, il a publié avec Zainab Abu Alrob, doctorante à l’Université Ryerson, un rapport sur les migrations et le système d’immigration canadien : COVID-19, Migration and the Canadian Immigration System. Dimensions, Impact and Resilience. Ce rapport s’inscrit dans le cadre d’un projet de l’Université York, Immigration et résilience en milieu urbain, IRMU, appuyé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. On retrouvera le rapport complet, en anglais, à : https://bmrc-irmu.info.yorku.ca/files/2020/07/COVID-19-and-Migration-Paper-Final-Edit-JS-July-24-1.pdf?x82641. L’entrevue a été réalisée le 2 septembre 2021. ↑
- CHSLD : centres d’hébergement de soins de longue durée. ↑
- Il y avait en 2019 plus de 640 000 étudiantes et étudiants étrangers dans les établissements d’éducation, dont près de 200 000 occupaient un emploi. ↑

Rapport de classe et obstacles économiques à l’association1

Dès sa création, le PQ, sous la direction de René Lévesque, délaisse le discours traditionnel de l’indépendance pour adopter le projet de souveraineté-association. Le tiret entre « souveraineté » et « association » n’est pas fortuit. Il reflète un projet distinct, comme l’explique une brochure du Centre de formation populaire : « Alors que l’indépendance signifie une rupture importante dans le système politique institutionnel canadien et implique une modification fondamentale des rapports de classes au Québec et au Canada, le projet de souveraineté-association vise à un réaménagement des rapports dans le cadre d’une continuité du système constitutionnel (…) Le projet implique une renégociation des rapports entre les diverses fractions de la bourgeoisie au Canada et au Québec. Les protagonistes principaux du projet, que représente le PQ, sont constitués par une alliance entre diverses fractions bourgeoisies et petites-bourgeoises (qui) désirent aménager de façon différente leur présence au sein du capitalisme nord-américain en agrandissant l’espace politique et économique qui leur est actuellement dévolu tout en permettant une harmonisation des intérêts de la bourgeoisie nord-américaine (américaine, canadienne et québécoise) dans le cadre d’un système politique stabilisé »2.
Pour autant, ce projet rencontre l’hostilité des classes dominantes au Canada (et aux États-Unis). Celles-ci, on le verra lors du référendum, se sont liguées pour vaincre le PQ, ce qui peut sembler paradoxal. En réalité expliquent Lacroix (prof de sociologie à l’UQAM) et Levasseur (prof de sciences politiques à l’Université Laval), le projet « entre en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental ». À ce problème s’en ajoute toutefois un autre. Pour gagner, le PQ a besoin d’un large appui des couches populaires qui espèrent que le changement de statut du Québec sera un pas en avant dans l’émancipation. Or, la direction du PQ qui ne veut pas un « grand » changement » craint de susciter l’enthousiasme populaire de peur de faire part aux dominants !
***
C’est donc un pari impossible à gagner, selon les deux auteurs qui prévoient avant tout le monde que le camp du oui perdra le référendum. Autre conclusion qui se dégage de leur analyse : à terme (après le référendum), le PQ va se replier sur un autonomisme provincial, ce qui exigera « d’isoler au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques ». C’est ce qui surviendra dès 1982 au cours du deuxième mandat du gouvernement du PQ. D’une part, René Lévesque adoptera la stratégie dite du « beau risque » en négociant la constitution avec le gouvernement libéral et en s’appuyant sur le Parti conservateur enclin à une politique de décentralisation. D’autre part, il s’engagera dans un duel très dur avec le mouvement syndical en adaptant à la manière québécoise le programme néolibéral qui envahit l’Amérique du Nord des années 1980.
De l’affaire Riel à la crise des conscriptions, en passant par la querelle des écoles françaises à l’extérieur du Québec et par les événements d’octobre 1970, toute l’histoire du Canada est périodiquement ponctuée de crises d’unité nationale, tantôt ouvertes tantôt feutrées. Ces tensions permanentes sont en fait profondément ancrées dans les caractéristiques mêmes du modèle d’unification nationale sous-jacent à la formation de l’État canadien. L’unification politique des colonies britanniques s’opère ici, en effet, de manière essentiellement défensive, passive, graduelle et conservatrice, c’est-à-dire par à-coups, sans mobilisation populaire et sous l’impulsion et la direction quasi exclusives d’une poignée de grands marchands, de banquiers, de promoteurs de chemins de fer et de politiciens conservateurs qui n’ont alors pour seul objectif que de réorganiser, en étroite association d’ailleurs avec le capital britannique et le gouvernement impérial, les finances publiques des colonies afin de parachever la construction des infrastructures ferroviaires requises pour relancer leurs activités extractives et commerciales3. Expressément destinée à garantir institutionnellement l’hégémonie politique de cette bourgeoisie commerciale au sein du nouvel État national canadien, l’union fédérale édifiée en 1867 s’avère cependant extrêmement instable et fragmentaire, c’est-ã-dire travaillée du dedans par un ensemble complexe de contradictions et de conflits touchant d’une part ã la répartition des juridictions et des compétences entre le fédéral et les provinces, et d’autre part ã la préservation des particularités linguistiques, culturelles et territoriales des Québécois, des Métis, des Amérindiens et Inuits, et des minorités francophones hors Québec4. Il ne faut pas oublier bien sûr de parler des contradictions et des conflits, qui dérivent dès l’origine de l’inégal développement entre les diverses régions du nouveau pays. Gérés tantôt par voie coercitive, tantôt par voie de compromis et de concessions (le plus souvent selon ces deux voies simultanément), ces multiples contradictions et conflits ne débouchèrent toutefois jamais sur une modification profonde des rapports de domination sous-jacents à la formation et au développement de l’État national canadien5.
L’arrivée au pouvoir du PQ déclenche en revanche une crise d’unité nationale autrement plus aigüe, car les conflits et les contradictions qui sont à la source de l’actuelle crise canadienne ne peuvent manifestement être gérés et résolus, de manière stable, qu’au prix d’une transformation substantiel – celui de la structure de domination nationale mise en place en 1867. Ceci ne signifie évidemment pas que le Canada soit inévitablement appelé à disparaître en tant qu’espace national distinct. Simplement, cela peut suggérer que la résolution de la présente crise de l’unité canadienne passe de façon obligée par une profonde restructuration des rapports de domination nationale articulés historiquement à la formation du Canada comme État-nation. Cette restructuration pourrait revêtir des formes extrêmement diverses, allant de l’indépendance pure et simple du Québec à l’occupation militaire prolongée de la province et à la répression systématique du mouvement indépendantiste (le tout accompagné d’une politique de centralisation autoritaire des pouvoirs au niveau du gouvernement fédéral), en passant par la souveraineté-association du Québec ou par un fédéralisme fortement décentralisé, etc. Le choix de l’une ou l’autre de ces stratégies de sortie de crise est finalement fonction de la configuration des rapports de classes et de l’évolution conjoncturelle des relations de force entre ces classes dans le champ politique.
En ce sens, l’issue de la crise actuelle ouverte par la victoire du PQ aux élections de novembre 1976 dépendra avant tout des rapports politiques entre les classes et fractions de classes constitutives de la société canadienne (étant entendu ici que le grand capital américain est directement représenté au sein du bloc au pouvoir par l’une de ces fractions). Ces relations de classes, aussi bien entre les diverses fractions de la classe dominante canadienne qu’entre celle-ci et les classes dominées/subalternes, constituant autant de réseaux d’obstacles venant peser sur l’adoption et la mise en oeuvre de ces diverses stratégies de réorganisation structurelle des rapports de domination nationale au Canada. Cependant, avant de procéder à l’analyse des obstacles qui s’opposent à la souveraineté-association comme forme spécifique de solution à la crise actuelle, un dernier mot concernant les fondements à la fois structurels et conjoncturels de celle-ci. C’est l’évidence même, le traitement de cette crise est directement fonction des contradictions structurelles et des problèmes conjoncturels qui sont à sa source. Si la présente crise de l’unité nationale
canadienne fut largement précipitée par la défaite électorale du Parti libéral et l’accession au pouvoir d’une formation politique qui n’a jamais caché son option souverainiste, elle a par contre ses racines dans un ensemble de tendances structurelles qui remontent en fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale et, plus particulièrement, au début des années soixante. L’élection du 15 novembre devant être lue comme un événement particulier opérant une formidable condensation des contradictions et des conflits dérivant de ces tendances structurelles et des contre-tendances introduites pour les contrecarrer. Certes, il est impossible, dans les limites de ce texte, de rendre compte de l’ensemble des processus ayant concouru ã la genèse de l’actuelle crise. Aussi nous bornerons-nous ici ã énoncer quelques hypothèses de travail très générales qui, nous l’espérons, seront susceptibles de rendre intelligibles les coordonnées de cette crise.
Tendances structurelles à la base de la présente crise
La mise en question des rapports de domination nationale sous-jacents à la fondation de l’État canadien est, sans nul doute, liée directement à la renaissance et au développement, d’une ampleur extraordinaire, des luttes nationalistes (nationalitaires n’existe pas) au Québec depuis plus de 15 ans, c’est-à-dire de cet ensemble hétérogène de pratiques revendicatives visant à préserver la langue, la culture et le territoire d’un groupe social historiquement constitué comme nationalité distincte6. Certes, quand on a souligné l’importance de cette protestation nationaliste, l’on a dit quelque chose d’essentiel pour la compréhension de la genèse de l’actuelle crise d’unité nationale, mais il reste encore et surtout à rendre compte des conditions de formation et de développement de ces pratiques sociales conflictuelles. Ceci signifie concrètement cerner les tendances structurelles qui impulsent l’apparition, la formation, la transformation, la réactualisation et la prolifération de ces revendications nationalistes qui débouchent, à l’automne 1976, sur le ralliement de larges couches de la classe ouvrière et de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine, et de certaines fractions de la bourgeoisie, au PQ et à son projet de souveraineté-association.
Parmi ces tendances structurelles, deux nous apparaissent particulièrement décisives : l’accentuation des inégalités régionales de développement d’une part, et l’extraordinaire croissance de l’intervention des États provinciaux d’autre part. Ces deux tendances s’enracinent dans les caractéristiques du système des apports de classes défini par le nouveau modèle d’accentuation du capital graduellement mis en place après la fin de la Seconde Guerre mondiale au Canada.
Développement inégal et régionalisation de l’économie canadienne
Le développement inégal est un trait permanent du capitalisme canadien. Dès le lendemain de la formation de la Confédération, les provinces du centre (Ontario et Québec) se constituent en effet comme le pivot industriel et financier du pays et tout le système ferroviaire est d’ailleurs construit de manière à consacrer leur hégémonie économique. Cette tendance à l’inégal développement ne fera par.la suite que s’accentuer avec la mise en oeuvre, à partir de 1879, de la « National Policy » qui aura notamment pour conséquence d’institutionnaliser le fractionnement et l’éclatement du pays en plusieurs sous-champs régionaux se spécialisant tantôt dans l’extraction et l’exportation de produits naturels et de matières premières (Maritimes et provinces de l’Ouest), tantôt dans la production de biens de production et d’équipement (Ontario), tantôt enfin dans la production manufacturière de biens de consommation courante et dans l’extraction et la transformation primaire de certains produits naturels et matières premières (Québec)7.
Loin de corriger ces inégalités de développement, le nouveau modèle d’accumulation du capital mis en place après 1945 les approfondira considérablement. Défini par une croissance continue, rapide et quasi illimitée du surplus économique, ce modèle d’accumulation appelle en effet à une pénétration massive et systématique du capital américain qui va se loger dans les branches industrielles les plus productives et les plus stratégiques pour le développement économique du pays8. Cette pénétration du capital américain, sous forme d’investissements directs, débouche sur une continentalisation tendancielle de l’ensemble des processus de mise en valeur et d’accumulation du capital au Canada et elle a pour conséquence de brancher plus ou moins organiquement l’appareil productif canadien sur le champ industriel américain. À son tour, ce processus de continentalisation accélère et approfondit en fait la désarticulation du champ industriel canadien, précipite le déclin de l’axe économique est-ouest au profit d’un axe nord-sud, consolide la concentration de l’industrie lourde et technologiquement avancée dans le sud de l’Ontario et renforce la vocation traditionnelle du Québec comme aire de fabrication de biens de consommation courante et comme zone d’extraction et de transformation primaire de produits naturels et de matières premières.
Croissance et autonomisation des États provinciaux
Ce processus de fragmentation de l’espace national canadien est par ailleurs systématiquement alimenté et accentué, depuis la fin des années cinquante, par la tendance à l’autonomisation progressive des appareils d’État provinciaux par suite de l’accroissement considérable de leur champ d’intervention9. L’une des caractéristiques centrales du modèle d’accumulation intensive de capital qui émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale, est en effet l’intervention désormais massive et permanente de l’État dans l’organisation, le programme nation et la régulation de la croissance du surplus économique, la logique étatique étant graduellement devenue la logique organisatrice dominante des rapports sociaux depuis 1945. Dans un premier temps, le gouvernement fédéral assumera l’essentiel de la responsabilité de ces nouvelles interventions étatiques, prenant notamment en charge la direction du processus de reconversion de l’économie de guerre.
Compte tenu toutefois que la plupart des domaines d’intervention en forte croissance (santé, sécurité sociale, éducation, formation/qualification de la force de travail, développement industriel, infrastructures routières, consommation collective) sont soit de juridiction exclusivement provinciale, soit de compétence partagée d’une part, et que la mise en valeur accélérée des ressources naturelles induit un fort accroissement des revenus des États provinciaux d’autre part10, ceux-ci sont progressivement amenés à jouer un rôle de plus en plus décisif, à partir de la fin des années 50, dans la régulation de l’accumulation du capital et dans la gestion/légitimation des rapports de classes qui en dérivent. Ceci ouvre la voie à une autonomisation croissante des États provinciaux à l’égard de l’État fédéral.
Ce renforcement des capacités d’interventions des États provinciaux soulèvera cependant un ensemble de nouveaux conflits touchant à la délimitation des domaines et compétences d’action de chacun des niveaux de gouvernement, et à la répartition des ressources fiscales requises pour en assurer le financement. Ces conflits sont particulièrement aigus au Québec où l’expansion quantitative et qualitative de l’action de l’État s’opère, en raison de la configuration spécifique du champ des rapports de classes et de l’organisation du système politico-administratif à la fin des années 50 et au début des années 60, avec une allure sans précédent et une stratégie unique au Canada11.
Contre-tendance à la fragmentation et conjoncture de crise économique et étatique
Ces tendances structurelles à la fragmentation et à l’éclatement économiques et politiques du pays furent cependant contrecarrées, du moins tendanciellement, par un ensemble d’initiatives politiques de l’État fédéral. Ces initiatives visaient, au nom de l’intérêt national, d’une part à corriger les inégalités régionales de développement, et d’autre part à coordonner et programmer la croissance des interventions des gouvernements
provinciaux, à amorcer la mise en place de nouveaux programmes nationaux, à redistribuer équitablement les ressources fiscales du pays entre les diverses provinces, et à associer institutionnellement les États provinciaux à la formulation ou à l’administration des grandes politiques nationales.
L’introduction par le gouvernement fédéral de ces contre-tendances destinées à s’opposer à la balkanisation du pays ne fit cependant, sur une longue période, qu’exacerber encore plus les tensions suscitées par le développement inégal des régions et l’autonomisation croissante des États provinciaux. Loin de réduire et de désamorcer la virulence des conflits politiques engendrés par ces tensions, ces contre-tendances eurent en effet pour conséquence de politiser davantage ces conflits et ces affrontements, de les systématiser, de les dramatiser et de les globaliser. Ainsi, l’actuelle crise de l’unité nationale canadienne est-elle le produit complexe de l’interaction entre ces tendances à la fragmentation économique et politique du pays, et des contre-tendances introduites pour colmater ces brèches ?
À partir des années 70, l’impact de cette interaction est considérablement accru par le développement d’une sévère crise économique se doublant d’une crise non moins profonde de l’action étatique. Ainsi, alors que les effets du développement inégal se font encore plus dramatiquement sentir que par le passé, à la suite de la progression du taux de chômage et de la fermeture de toute une série d’entreprises d’une part, et que les États provinciaux sont systématiquement appelés d’autre part à la rescousse du capital et contraints d’accroître leurs interventions de type « intégratif » afin de désamorcer les conflits sociaux au moment même où il leur faut par ailleurs rationaliser et planifier leurs actions et réduire leurs dépenses, l’État fédéral par contre est plus que jamais forcé à promulguer une politique d’ensemble de gestion de la crise et, par conséquent, contraint de renforcer la subordination institutionnelle des gouvernements provinciaux. Cette conjoncture de crise ayant pour effet d’alimenter considérablement les mouvements de revendication régionalistes et autonomiste, notamment au Québec où ils se greffent et s’articulent à un mouvement de contestation nationaliste extrêmement puissant. Ainsi, loin de constituer l’expression de la phase finale du combat séculaire d’une nation tronquée et humiliée luttant désespérément pour la reconquête de son identité perdue, l’accession au pouvoir du PQ en novembre 1976 est le résultat de la condensation d’une triple protestation (nationaliste, régionaliste et autonomiste) à la faveur d’une crise économique et étatique d’où le PQ tire sa force et sa faiblesse, sa capacité de mobilisation et ses contradictions de cette fusion à dominante de revendications nationalistes, régionalistes et autonomistes.
Souveraineté-association
À la lumière de ce que nous venons de dire du contexte dans lequel se fait l’arrivée au pouvoir du PQ nous comprenons l’importance du projet politique qu’il met de l’avant. Cependant, ce projet demeure relativement vague, du moins dans la composante association, ce qui ajoute aux hésitations, réticences et résistances qu’il rencontre. Avant de recenser et d’analyser ces obstacles, nous voulons identifier les caractéristiques spécifiques du projet souveraineté-association, ce qui permettra par la suite de mieux saisir la nature et l’interrelation des obstacles intérieurs et extérieurs au Québec que rencontre ce projet aux composantes contradictoires.
Pour faire cet essai de définition de la souveraineté-association, nous avons effectué une brève analyse de contenu du discours portant sur ce projet. Même si elle n’est pas exhaustive, cette analyse est toutefois suffisante pour nous permettre de saisir l’essentiel du projet et ainsi de pouvoir entrevoir, et ce, sans faire de spéculation indue, les obstacles se matérialisant à l’encontre de la souveraineté-association.
La souveraineté
La protestation du 15 novembre 1976 a un fondement objectif. En effet, les « performances » économiques du Québec étaient et sont encore loin d’être excellentes, tout particulièrement celles de l’industrie manufacturière12. Non seulement les perspectives n’étaient et ne sont pas brillantes dans l’immédiat, mais le futur n’était et n’est pas de meilleur augure étant dans la parfaite continuité de développement inégal des régions13 caractérisant toute l’histoire de la formation sociale canadienne, inégalité de développement jouant en faveur de l’0ntario et à propos duquel on accuse Ottawa de laisser faire ou d’accentuer le phénomène14.
Au cours des deux décennies précédentes et plus particulièrement au cours des années 1960 se développent au Québec plusieurs réactions au développement des inégalités régionales et à l’oppression nationale. Selon le PQ, le militantisme syndical, le coopératisme et la création d’entreprises d’État sont au Québec autant de réactions contre cet état de fait et manifestent: « (…) la volonté de rapatrier les centres de décision majeurs de l’économie et, en les rapatriant, d’en modifier l’organisation »15.
Du vieillissement de l’appareil de production, du morcellement de l’industrialisation, du chômage, de l’investissement non proportionnel à l’importance de la population, on accuse le gouvernement central, le gouvernement d’une nation étrangère. En somme, le PQ propose aux Québécois de « rapatrier la portion de leurs instruments collectifs de développement qui sont actuellement entre les mains d’un parlement et d’un gouvernement contrôlés majoritairement – et depuis le début par des gens différents, d’une autre nationalité »16. « Quant à la satisfaction des Canadiens vis-à-vis les structures politiques, on s’entendra sans peine pour dire qu’elle est loin d’être grande à travers le pays, mais que l’insatisfaction est surtout sentie et subie au Québec où la très grande majorité des habitants les rejettent dans leurs formes actuelles. Bien simplement, ces structures sont fondées sur deux principes : l’association des groupes humains concernés et l’inégalité entre ces groupes humains »17. Il s’agit donc, pour « corriger » la situation, de prendre le contrôle des instruments collectifs nécessaires pour pouvoir s’autogouverner, pour diriger son avenir collectif, pour organiser sa vie économique, sociale et culturelle18. Pour réaliser cet avenir collectif, il faut à cette nation un État moderne qui permettra ã ce peuple d’être enfin maître chez lui19 :
Pensons seulement à l’incroyable chantier collectif que constituera, pour des milliers de Québécois, l’organisation d’un État enfin cohérent. Cet État sera enfin doté de toutes ces compétences déterminantes qui nous échappent dans le cadre provincial alors qu’au niveau fédéral, notre place sera toujours minoritaire et en quelque sorte concédée aux coloniaux par les métropolitains de la majorité anglophone. Il jouera ce rôle de moteur central qu’un état remplit dans toute société contemporaine. Avec les charges immenses qu’il doit assumer, la puissance de ses instruments législatifs et la masse d’impôts qu’il perçoit (plus du tiers du produit national), seul un État fort de tous ces pouvoirs a les moyens de s’atteler aux tâches suprêmes de planification, d’animation et de coordination que requiert aujourd’hui le développement collectif 20.
Récupérer les centres de décisions et plus particulièrement en ce qui concerne le développement, cela veut dire récupérer la possession des moyens financiers21 et les centres de décision susceptibles de permettre de planifier, d’organiser le développement de la structure industrielle22. Cependant, cette récupération des centres de décision, cette
revendication d’autonomie n’en est pas une d’autarcie. Le PQ évoque l’impossibilité de vivre en vase clos23, et même l’impossibilité de briser la communauté d’existence avec cette nation canadienne-anglaise qui pourtant est étrangère à la nation québécoise :
Entendue comme la brisure d’une communauté d’existence, elle est d’ailleurs impossible et c’est la raison pour laquelle (…) les Québécois et les autres Canadiens doivent vivre ensemble sans qu’une séparation de corps soit possible d’aucune façon. Ils ont beau être différents, ils sont poignés pour cohabiter ensemble, pour être voisins sur le même bout de terre, entre deux océans24.
En fait, la séparation, la brisure, est impossible; l’autonomie ne peut être que relative. En fait, le projet de souveraineté, c’est l’intention du fédéral de récupérer, par et pour l’État québécois, une capacité d’intervention. Pourquoi une intervention ? Pour planifier, animer et coordonner le développement collectif25. Afin d’entrevoir les obstacles, il reste donc à savoir spécifiquement quels intérêts sont défendus et comment ils le sont par ce projet. Or, cela apparaît plus clairement dans le projet d’association, et ce, malgré le vague entourant la conception de cette partie du projet souveraineté-association.
L’association
Très peu de précisions ont été jusqu’ici apportées par le PQ à son projet d’association. Même si on affirme la nécessité de faire ces précisions26 et qu’on annonce des « révélations inédites » de M. Parizeau au prochain colloque des HEC, il reste que nous en sommes pour le moment réduits à des hypothèses. C’est forcément une limitation très importante à l’évaluation des obstacles que rencontre ou rencontrera ledit projet. Toutefois, nous pensons qu’en scrutant la conception qu’a le PQ du développement, il est possible de contourner cette limitation.
Si on se fie à certaines versions, l’association recherchée tient à l’impossible brisure, au fait qu’il est impossible de ne pas cohabiter avec les étrangers canadiens-anglais27. Cette impossibilité de couper, cette nécessité de cohabiter, c’est une nécessité économique. Non seulement l’étroitesse du marché défend au Québec l’autarcie28, mais la proximité et la domination de « Big-Brother-USA » sur l’économie canadienne et québécoise rend obligatoires certains accords politiques entre autres monétaires et douaniers29 et l’articulation de stratégies industrielles30. Certes, ce projet n’est pas uniquement un projet de résistance à l’oncle Sam, c’est aussi et surtout le projet d’une renégociation des places respectives dans la distribution des instruments de développement et donc des effets du développement.
(…) Nous proposons une nouvelle forme d’association basée sur l’égalité entre les deux nations du Canada, dans le respect des minorités. (…) En fait, le PQ propose d’organiser différemment et sur des bases solides le voisinage dans l’espace canadien. (…) en procédant à des négociations d’association pour la mise en commun d’outils de développement, sur la base de l’égalité et de la souveraineté des parties. Dans cette proposition, l’égalité et la souveraineté doivent être non négociables alors que le reste, lui, l’est et il peut prendre plusieurs formes31.
Bien sûr, les formes que peut prendre l’association sont déterminées. Toutes sont conditionnées par l’objectif central de la revendication qui, lui, est non négociable : la récupération de la capacité d’intervention de l’État, rendre négociable une modification de l’intégration dans le champ d’accumulation du capital nord-américain32. Le succès de ce projet de modification de l’insertion du Québec dépend de la conjoncture immédiate de la confiance qu’inspire aux investisseurs l’actuel gouvernement du Québec. Ce n’est pas sans raison que René Lévesque rappelait au patronat que les grandes firmes multinationales (GM, Alcan, CIL, etc.) s’étaient inscrites dans le projet de développement économique mis de l’avant par son gouvernement en investissant au Québec33.
Ce fait est d’ailleurs un indice de la stratégie de développement industriel que ce gouvernement veut mettre de l’avant. Cette stratégie s’articule autour de la volonté de planifier son développement34 et se déploie en 3 principes : 1) Maintenir une industrie domestique dans les secteurs de besoins vitaux, maintien s’accompagnant de mesures visant à consolider les éléments les plus concurrentiels de ces secteurs; 2) Assurer par des négociations commerciales la réalisation d’objectifs de spécialisation et d’exportation dans les secteurs de produits finis où le Québec a une bonne position concurrentielle ; 3) Axer le développement du Québec sur une plus grande transformation de nos ressources naturelles35.
Cette stratégie vise donc la « modernisation et la remise à jour de l’économie québécoise »36. Elle est orientée par la théorie de la spécialisation internationale – conception du développement industriel – sur la base des avantages comparés37, et caractérisée par l’intervention de l’État afin de briser les circuits enfermant le Québec dans l’approfondissement de son développement inégal38. Dans cette stratégie, certains secteurs sont définis comme devant être du ressort exclusivement québécois39, d’autres comme devant être à majorité québécoise40 et enfin d’autres sont considérés comme ouverts au contrôle étranger41. Cette stratégie se caractérise donc par l’apparente contradiction entre la récupération du contrôle de la propriété dans certains secteurs et l’ouverture dans d’autres. Ce fait « associé à la volonté d’aider (…) les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance »42, lesquelles (PME) réalisent actuellement 48,2 % de l’emploi manufacturier québécois43; et « associé » à la volonté de récupérer le contrôle du secteur financier indique très nettement la nature de classe du projet d’association mis de l’avant par le PQ. En fait, l’analyse du projet péquiste de développement nous permet de constater que ce n’est pas un projet véritablement autonomiste au sens où il ne mène pas à une véritable indépendance économique et politique, qui nécessite : 1) « l’élimination du pouvoir des classes sociales et des formations politiques liées à l’impérialisme et qui acceptent de collaborer avec lui »44; 2) l’expropriation du grand capital étranger et une modification profonde des rapports monétaires, douaniers, financiers et commerciaux45; 3) une profonde transformation sociale aboutissant à la disparition des classes liées à l’impérialisme46. En fait une politique de véritable autonomie/indépendance nécessite l’abandon de la rentabilité capitaliste47, parce que la question fondamentale posée par le problème du développement est: le développement, pour qui? Or une politique de développement pour le peuple48 ne peut que conduire au rejet des règles de rentabilité actuelles et à une révision fondamentale des priorités dans l’allocation des ressources. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’est pas véritablement un projet d’autonomie politique et économique, pour la bonne raison qu’il ne conteste en rien la logique interne du champ d’accumulation49.
C’est un projet qui se situe toujours dans la logique de la rentabilité capitaliste. Il est d’autant moins un projet d’autonomie qu’il ne repose pas principalement sur l’accumulation nationale50, mais sur le partage du contrôle des secteurs laissant au grand capital étranger de nombreux secteurs, et ce, parmi les plus productifs.
Il ne propose qu’une réorganisation du contrôle de certaines parties du champ d’accumulation. Il s’agit du projet d’une classe qui conteste l’actuelle organisation des circuits d’accumulation du capital. C’est là la caractéristique fondamentale du projet et c’est ce qui détermine la nature des obstacles qu’il rencontre. En fait, le projet péquiste de souveraineté-association n’a aucune chance de se matérialiser si la classe ouvrière au Québec remet en cause la logique du profit. De plus, ce projet rencontre un obstacle extérieur dans et par le refus de réorganiser le champ d’accumulation, refus que lui oppose la fraction de la bourgeoisie exerçant actuellement le contrôle. Il s’agit donc pour la fraction contestatrice de « renégocier » son intégration, une nouvelle insertion dans le champ d’accumulation.
Dans les années à venir, le Québec va donc devoir forcément, pour être dans la course mondiale, s’intégrer à un bloc économique puissant. La solution nord-américaine semble la plus réaliste à cause d’une multitude de facteurs (proximité, technologie, etc.). Cependant, cette intégration devra se faire d’une manière consciente et ordonnée. En effet, la situation qui prévaut actuellement ne doit plus durer, à savoir que la majorité de nos exportations nord-américaines sont constituées à 80% de produits primaires ou semi-ouvrés, alors que les produits que nous importons de cette même source sont constitués de produits finis. (…) Dans le futur, si nous options pour une intégration au marché nord-américain, il faut que nous ayons un rôle important à jouer dans le processus de transformation. Nous ne devons pas nous contenter d’être un fournisseur de matières premières, mais participer activement à l’activité commerciale profitant ainsi des économies d’échelle et de la spécialisation, tout en gardant une certaine autonomie d’action51.
Cette volonté de commander une réorganisation du champ d’accumulation du capital est, dans le secteur financier52, particulièrement significative et caractéristique de la nature de classe du projet péquiste de souveraineté-association. En effet, cette volonté a comme fondement le fait indéniable que le Québec est systématiquement exproprié, à travers le système bancaire et financier canadien, du capital formé au Québec. Le Québec est en effet exportateur net de capital, mais ce qui est fondamental, c’est que cette exportation se fait en faveur du Canada (lire : principalement l’Ontario)53. La sortie de capitaux vers le Canada atteint un record de 886 millions en 1954, soit 43% du capital formé cette année. Le taux moyen s’élève à 33% entre 1947 et l958, contre seulement 16% entre 1959 et 1971, soit la moitié moins. Les taux les plus faibles surviennent en 1964 et 1965, au plus fort de la « Révolution tranquille » (…). Dès lors, un tel mouvement ne peut guère que passer par le secteur financier; il a donc le caractère d’un investissement de portefeuille54.
La volonté de contrôler majoritairement le secteur financier veut donc dire pour la classe pilotant le projet d’association la revendication du contrôle sur les retombées (en termes d’accumulation) de la formation du capital au Québec. C’est une volonté de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, mais dans quelles mains?
Question fondamentale, comme nous l’avons souligné plus haut, qui indique pour qui se fait le développement. Or, à la lumière du fait que le projet péquiste de développement ne met pas de l’avant la socialisation de la propriété de l’appareil de production et de ce que nous avons dit aux paragraphes précédents, il devient évident que ce projet d’association favorise le contrôle de ceux qui détiennent la propriété des moyens de production.
Plus particulièrement, il s’agira d’aider et de favoriser les PME innovatrices et à fort potentiel de croissance55; avec l’aide de la Société de réorganisation industrielle de rendre le contrôle et la propriété sur certains secteurs à des groupes privés québécois (entre autres coopératifs)56; et par une intervention planifiée sur l’amont et l’aval d’un certain nombre de filières économiques (hydro-électricité, matériel électrique, pâtes et papier, amiante, etc.) de se mettre en remorque du grand capital international : les GM, CIL, lTT, Alcan, etc., ceux-là mêmes qui, aux dires du premier ministre René Lévesque, ont voté leur confiance au Québec.
Il s’agira donc de faire en sorte que le capital formé au Québec s’y accumule, et dans une forte proportion dans des mains québécoises. Le projet d’association à ce titre, c’est celui d’une fraction de classe qui conteste le contrôle dont elle est l’objet, la volonté de se dégager de ce contrôle pour prendre, en termes de classe et non de nation, sa part du gâteau :
Ces couches sociales entendent pousser jusqu’au bout les tendances à l’autonomisation de cet appareil d’État et s’en servir comme appui pour transférer sans contrôle local, le système bancaire et financier, entreprendre un programme très agressif de concentration et de modernisation économiques et lancer un secteur d’entreprises capables d’affronter la concurrence internationale57.
Le projet de souveraineté-association du PQ constitue donc fondamentalement la recherche d’une bourgeoisie dans le marché canadien et mondial, et dans la division internationale du travail. C’est là précisément que nous devons concevoir l’obstacle extérieur fondamental au projet de la souveraineté-association.
Les obstacles à la souveraineté-association
Les obstacles externes
Ce projet ambitieux, mais en continuité avec la tendance à l’autonomisation de l’appareil d’État québécois, entre cependant en conflit avec la tendance à l’expansion internationale du grand capital canadien, en menaçant de tronçonner ses bases arrière et en visant un changement qualitatif de l’intégration économique du Québec dans l’ensemble continental, changement menaçant pour l’intégration du Canada lui-même.
Les obstacles externes que rencontre le projet de souveraineté-association tiennent, comme nous l’avons souligné, à sa nature de classe. Essentiellement, ce projet constitue celui d’une fraction de la bourgeoisie qui revendique la modification de son insertion dans le bloc au pouvoir canadien et qui vise ainsi la récupération des capacités d’intervention de l’État québécois. Or, l’obstacle que ne peut manquer de susciter un pareil projet est d’autant plus radical qu’est l’exigence du nouveau partage du gâteau. Exigence précisément que le PQ traite comme non négociable, ne considérant comme négociables que les formes d’association (lire ici la modification de l’insertion dans le champ d’accumulation). C’est donc dire que l’actuelle fraction dominante au sein du bloc au pouvoir canadien se voit placée devant l’exigence d’une fraction subordonnée de ce bloc, fraction qu’elle dépossède du capital formé dans la région où cette dernière est ancrée, de remettre en question la distribution et l’organisation des « positions» d’appropriation du capital dans le champ d’accumulation spécifique de la formation sociale canadienne.
Ainsi, le principal obstacle externe au projet péquiste tient au fait que la fraction dominante de la bourgeoisie canadienne exerçant le pouvoir d’État risque fort de refuser d’évacuer (en termes de propriété économique) des secteurs fondant matériellement son hégémonie, notamment le secteur financier où elle est omniprésente. Cette fraction hégémonique ne peut accepter le fractionnement des capacités d’intervention de l’État fédéral au profit de l’État québécois sans du coup accepter de saper son propre pouvoir. C’est à ce titre précisément que l’accession du PQ au pouvoir et la mise en oeuvre de son projet de souveraineté-association approfondissent et aggravent considérablement l’actuelle crise de l’État canadien enracinée dans la crise économique qui secoue l’ensemble des pays capitalistes avancés.
Ce refus d’une nouvelle articulation « moins centralisée » de la propriété économique dans le champ d’accumulation et d’un nouveau partage des capacités d’intervention étatique tient aussi au fait qu’un État « associé », mais souverain, pourrait éventuellement contracter des alliances extérieures au continent nord-américain58. Toute entente de ce genre aurait évidemment des conséquences importantes sur l’appareil de production, mais également sur l’organisation du circuit de réalisation du profit. Autrement dit, c’est toute l’organisation du champ d’accumulation du capital qui en serait modifiée et cette perspective est difficilement acceptable pour les fractions bourgeoises actuellement dominantes au sein du système de rapports de classes défini par ce champ d’accumulation.
Ce risque de modification du champ d’accumulation est d’autant plus grand que les rapports d’oppression ayant alimenté le développement des luttes nationalistes au Québec risquent de conduire au glissement du projet péquiste vers une véritable politique d’autonomisation de l’État québécois. Or cela, la fraction dominante du bloc au pouvoir canadien, autant que celle qui gère l’articulation du champ d’accumulation nord-américain, ne le tolérerait pas. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette politique signifierait en effet le rejet de la logique capitaliste et impliquerait une transformation radicale des alliances. Ce serait alors toute la carte géopolitique de l’Amérique du Nord qui en serait transformée, et toute l’actuelle politique de défense de cette partie de l’hémisphère en serait par conséquent mise en question. C’est évidemment un risque que ne peut se permettre de prendre la fraction bourgeoise dominante dans le champ d’accumulation concerné, c’est-à-dire nord-américain.
Il reste cependant que le projet de souveraineté-association est objectivement porté à l’avant-scène par un ensemble de luttes dont l’ampleur ne peut que grandir tant et aussi longtemps que s’accentuent les effets du développement inégal dans le contexte actuel de crise économique. Si cette crise a largement contribué à porter le PQ au pouvoir, elle constitue simultanément un dernier obstacle extérieur de taille à la mise en oeuvre du projet péquiste de souveraineté-association. La présente crise économique, réfléchie ici dans sa dimension internationale, limite en effet considérablement la possibilité de commander avec succès une redéfinition des insertions dans le champ d’accumulation du capital, compte tenu du type de restructuration exigée par son dépassement à l’intérieur de l’actuel système des rapports de classes.
Ce système de rapports de classes commande en effet, et toute l’histoire du capitalisme l’atteste, un mode de dépassement de ses crises passant de manière obligée par une restructuration centralisée du bloc au pouvoir dans chacune des formations sociales capitalistes. Or, le projet péquiste ouvre précisément la voie à une restructuration décentralisée d’autant moins acceptable que le processus d’accumulation en Amérique du Nord donne des signes d’essoufflement et requiert ainsi une modification structurelle de l’appareil de production. Or, cette nécessité fait que la bourgeoisie dominante a un besoin accru de capitaux afin de procéder à cette transformation de l’appareil de production. En revanche, le projet péquiste exige justement que l’élément moteur de cette transformation, le capital formé, soit redistribué de manière décentralisée. C’est là une exigence à laquelle ne consentira bourgeoisie dominante que si on l’y force.
Donc les obstacles externes au projet de souveraineté-association impliquent que ce dernier est tendanciellement bloqué à son point central, c’est-à-dire l’exigence d’une modification de l’insertion et la récupération des capacités d’intervention, l’issue de la partie étant fonction du rapport des forces en présence :
(…) Il devient important et, à mesure que le temps avance, pressant non seulement de préciser la proposition de départ pour l’association recherchée, mais également de construire la solidarité nécessaire au Québec afin que les porte-paroles québécois disposent d’un pouvoir de négociation leur permettant d’établir un véritable rapport de force. Celui-ci est essentiel, car lui seul peut garantir des résultats satisfaisants pour les parties négociantes »59.
Ainsi, plus le PQ réussira à créer un soutien général à son projet, et plus le refus de renégocier représentera, pour la fraction dominant l’actuel bloc au pouvoir, un risque élevé. Plutôt que de risquer, par son refus, un glissement vers une véritable politique d’autonomie économique, le bloc au pouvoir et sa fraction hégémonique consentiront à une refonte du « pacte confédératif » , si et seulement si le PQ réussi à maîtriser, au Québec, les rapports de classes, si et seulement s’il réussit à faire avaler aux ouvriers son préjugé favorable pour les ouvriers, les amenant ainsi à se fondre et à se confondre dans l’unité nationale60. Autrement dit, si et seulement si le PQ surmonte l’obstacle le plus important, l’obstacle interne au projet de souveraineté-association, c’est-à-dire l’opposition affichée par le prolétariat québécois et l’ensemble des classes dominées. Phrase à compléter…
Obstacles internes
Le danger principal du point de vue de la stabilité économique du grand capital canadien réside probablement dans la possibilité que la direction nationaliste québécoise devienne incapable de contrôler le mouvement dont elle tire présentement sa force. Ce mouvement risque alors de prendre une dynamique autrement radicale.
Le principal obstacle au projet d’association préconisé par le PQ a tout lieu en effet de résider dans l’opposition que ne peut manquer de manifester le mouvement ouvrier québécois à une pareille stratégie d’intégration économique fondée sur la reproduction des rapports de classes de type capitaliste et des relations de dépendance à l’égard du capital étranger. Malgré sa prétention à constituer le parti de tous les Québécois quel que soit leur classe d’appartenance, le PQ tire en effet sa force de l’appui largement inorganisé61, mais enthousiaste d’une très large fraction des travailleurs salariés québécois, notamment ceux de ces travailleurs regroupés en syndicats. Pour la majorité de ces travailleurs toutefois, cet appui à un parti souverainiste procède d’abord et avant tout d’un soutien aux orientations réformistes et aux idéaux sociaux-démocrates véhiculés par le programme du PQ. Le projet de souveraineté politique du Québec n’a par conséquent de chance d’emporter l’adhésion stable du mouvement ouvrier québécois qu’à condition de se prolonger en un projet de souveraineté économique, bref qu’à condition que la souveraineté politique induise la mise en oeuvre d’un ensemble de réformes structurelles amorçant la transition à un nouveau mode de développement économique et à un type nouveau d’organisation des rapports sociaux. Il en est de même d’autre part pour une fraction non négligeable de la nouvelle petite bourgeoisie salariée urbaine (enseignants, journalistes, producteurs culturels, animateurs sociaux et culturels, professionnels à l’emploi des appareils étatiques et paraétatiques) dont l’adhésion militante au PQ est largement fondée sur l’espoir que l’accession à la souveraineté politique enclenchera notamment un processus de réappropriation collective des ressources naturelles, une réorganisation passablement radicale des rapports sociaux dans les domaines du travail et de la consommation collective et une profonde redéfinition des objectifs et des modes d’opération de l’État québécois62.
Le PQ lui-même d’ailleurs a largement contribué à susciter de tels espoirs et de telles attentes de changements structurels dans l’organisation des rapports de classes au Québec. Non seulement a-t-il calmé bien haut son préjugé favorable aux travailleurs sur son idéal social-démocrate, mais nombre de passages de son programme officiel ouvrent des perspectives de transformation radicale de la structure économique sociale. Notons simplement qu’au chapitre des objectifs généraux du parti en matière économique, il est proclamé la nécessité « de fonder la politique économique sur des objectifs humains et sociaux » et résolu à cette fin :
d’établir un système économique éliminant toute forme d’exploitation des travailleurs et répondant aux besoins réels de l’ensemble des Québécois plutôt qu’aux exigences d’une minorité économique favorisée; de subordonner les critères de rentabilité économique aux critères de rentabilité sociale63.
Compte tenu cependant que le projet d’association mis de l’avant par le PQ, aussi flou soit-il, vise essentiellement à restreindre la souveraineté du Québec aux circuits économiques canadien et nord-américain tout en renégociant certains des termes de cette intégration, et à offrir des garanties qu’un Québec souverain restera ouvert au capital étranger pourvu que les entreprises concernées respectent la souveraineté politique et les particularités linguistiques et culturelles du Québec, il est aisé de prévoir que la mise en oeuvre de ce projet d’association se heurtera à de vives oppositions de la part du mouvement ouvrier et d’une couche importante de la nouvelle petite-bourgeoisie salariée urbaine. Ces oppositions tendront à se développer aussi bien au sein du parti lui-même que dans la rue et dans les entreprises, et risquent fort de déboucher, à moyen terme, sur un projet de souveraineté autrement plus radical et sur une crise profonde des rapports politiques entre les classes. Tout cela nous porte à dire qu’on ne suscite pas impunément des espoirs de réorganisation structurelle des rapports sociaux sans que ne se profilent à l’horizon des mouvements d’opposition et de protestation qui mettent radicalement en question les politiques visant à restreindre la portée de ces changements et de ces réformes. De plus, la capacité des dirigeants du PQ à négocier une éventuelle association économique est-elle fonction, en dernière analyse, de leur capacité à réduire l’ensemble des incertitudes liées à cette opposition potentielle, fonction par conséquent de leur capacité :
• à intégrer et/ou à délégitimer les divers mouvements sociaux en formation et en développement après l’accession du Québec à la souveraineté politique, de manière à empêcher qu’ils ne s’articulent et ne se greffent à une contestation politique ouvrant sur un projet d’indépendance économique;
• à assurer la légitimation des rapports de classes actuels et des relations de dépendance qui en résultent, de façon à refroidir les espoirs de transformation suscités par le propre programme du parti;
• à ne pas enfin se laisser déborder sur leur gauche, c’est-à-dire leur capacité d’une part à maintenir une certaine distance entre le mouvement syndical et populaire et le parti lui-même, et d’autre part à isoler, au sein du mouvement syndical et populaire, les forces de gauche et d’extrême gauche susceptibles de transformer les inévitables déceptions des classes dominées et subalternes en une protestation d’ensemble contre l’organisation des rapports politiques.
Tout le dilemme du PQ réside précisément dans le fait qu’il ne peut espérer gagner un large soutien populaire à son projet de souveraineté politique sans entretenir des espoirs de grands changements sociaux et économiques, et qu’il ne peut par ailleurs espérer gagner l’assentiment des milieux capitalistes américains et canadiens à son projet d’association économique sans garantir que la souveraineté du Québec impulsera par des bouleversements importants dans la structure des rapports de classes et des relations de dépendance.
1 Cahiers du socialisme, numéro 2, automne 1978. Le texte est extrait d’une communication des auteurs présentée au colloque de l’ACSALF, Ottawa, mai 1978.
2 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.
3 Voir T. Naylor, History of Canadian Business , Lorimer Publishers, Toronto, 1975; et H.J. Aitken, “Defensive Expansionism: the State and Economic Growth in’Canada”, dans W. Easterbrook et M. Watkins, Approaches to Canadian Economic History, Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1967.
4 Voir les articles de L. Panitch, R. Whitaker et de G. Stevenson dans le livre dirigé par L. Panitch, The Canadian State, Presses de l’Université de Toronto, 1977; et le texte de B Bernier, L’établissement de l’Etat national canadien, département d’anthropologie, Université de Montréal, 1978.
5 Sur la relation entre rapports de domination nationale et formation des Etats capitalistes modernes, voir G. Bourque, L’Etat capitaliste et la Question nationale, Presses de l’Université de Montréal, 1977; et C. Levasseur, « Mouvements nationalitaires et structure de domination nationale » , Université Laval, département de science politique, 1977, 55 pages.
6 Là-dessus voir C. Levasseur, op. cit.
7 Voir T. Naylor, op. cit., W. Clement, The Canadian Corporate Elite , Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1975; W. Clement, Continental Corporate Power ,Mc Clelland and Stewart, Toronto, 1977 et H. Chorhey, “Regional Underdevelopment and Cultural Decay”, dans Imperialism Nationalism and Canada , New Hogtown Press, Toronto, 1977.
8 Voir W. Clement, 1975 et 1977.
9 Voir G. Stevenson, “Federalism and the Political Economy of the Canadian State”, dans L. Panitch, op. cit.
10 Idem.
11 Voir le texte de M. Renaud, « Réforme ou illusion? ». Une analyse des interventions de l’Etat québécois dans le domaine de la santé, dans Sociologie et Sociétés, vol. 9, no 1, avril 1977.
12 Document de travail, Ministère de l’Expansion économique régionale, Ottawa, « Perspectives régionales », dans « Industrie manufacturière au Canada, en Ontario et au Québec », revue Commerce, avril 1978, p. 78.
13 Rodrigue Tremblay, « Position du Québec », revue Commerce, ibid, p; 97.
14 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 97.
15 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972, p. 55.
16 Jean-Pierre Charbonneau (député de Verchères), « Souveraineté-Association : l’option encore la plus claire », Le Devoir 3-05 1978 p. 5
17 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.
18 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.
19 J.-P. Charbonneau, ibid, p. 5.
20 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 22.
27 « Nous devons exporter pour prospérer. Cela implique des contraintes », Conseil exécutif du PQ, 22, op. cit., p. 56.
28 Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 131 à 135.
29 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.
30 J.-P. Charbonneau, op. cit., p. 5.
31 « Par exemple, si d’autres ententes analogues au pacte de l’automobile devaient être conclues, leurs effets bénéfiques devraient se faire sentir de façon plus tangible au Québec» , Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.
32 (…) avec leur argent ont voté leur confiance, au Québec“, Michel Vastel, «Escalade dans la polémique entre Québec et le patronat», Le Devoir, 15-02-1978.
33 « Le Québec, tout en reconnaissant la nécessité d’une collaboration avec le gouvernement fédéral en cette matière, est convaincu qu’il lui appartient au premier chef de définir les principaux éléments de cette stratégie », Rodrigue Tremblay, p. 100
34 Rodrigue Tremblay, ibid, p. 100.
35 Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 105
36 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 98.
37 « Une fois l’opération terminée, le cartel rompu et un groupe québécois organisé, rien n’empêche la SRI (Société de Réorganisation Industrielle) de vendre le contrôle du nouveau groupe à un organisme coopératif, une partie du capital à la Caisse de Dépôt et, sa mise récupérée, de procéder au même genre d’opération dans un autre secteur », Conseil exécutif du PQ, op. cit., p. 79.
38 Equipement culturel, mass-média, distribution de l’imprimé, acier primaire, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 97 et 98.
39 Banques, compagnies de fiducie et d’assurances, compagnies de chemin de fer, industries de base dans le domaine des produits électriques et de l’outillage de communication, amiante, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid, pp. 98, 99 et 100.
40 Tout le secteur minier exception faite de l’amiante, des secteurs de technologie complètement nouvelle, etc., Conseil exécutif du PQ, ibid . 100.
41 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.
42 Ministère de l’expansion économique région 1, Ottawa, op. cit., p. 80.
43 Charles Bettelheim, « La problématique du développement) » , dans Planification et-croissance accélérée, Maspero, Paris, 1975, pp. 43 et 44.
44 Samir Amin, ibid. Le développement inégal, Minuit, 9 Paris, 1973, p. 253
45 Samir Amin, ibid, p. 168.* Pourquoi une étoile ?
46 « Toute l’articulation des formations sociales à l’échelle mondiale, sur la base de la division internationale du travail en se limitant à l’économique, repose en dernière instance sur la règle capitaliste du profit et l’inégalité du développement des forces productives ici et là. La logique du profit est donc rationnelle pour le développement capitaliste des uns, ceux qui occupent historiquement une place privilégiée dans la hiérarchie mondiale, et irrationnelle pour le développement des autres », Christian Palloix, L’économie mondiale capitaliste et les firmes multinationales, Maspero, Paris, 1977, T. 1, p- 19.
47 « L’expérience et le raisonnement montrent qu’une telle politique d’investissements, si elle doit aboutir comme on le désire à une indépendance nationale croissante, doit reposer principalement sur l’accumulation nationale et non pas sur des concours financiers extérieurs qui risqueraient bien souvent de maintenir, éventuellement sous des formes nouvelles, la situation de dépendance qui prévalait jusque-là et que l’on veut faire cesser », Charles Bettelheim, « Les exigences de la lutte contre le sous-développement », dans op. cit., p. 50.
48 A. Dayan, « La structure des exportations du Quêbec », dans Prospective socioéconomique du Québec Sous-système extérieur ; l’environnement international et le rôle du Québec dans la division du travail , OPDQ, Québec 1977, p. 79.
49 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 75 à 86.
50 F, Moreau, « Les flux de capitaux Québec extérieur » dans Prospective socio-économique du Québec, op. cit., pp. 114 a 123.
51 F. Moreau, ibid., p. 119.
52 Rodrigue Tremblay, op. cit., p. 95.
53 Conseil exécutif du PQ, op. cit., pp. 78 et 79.
54 F, Moreau, op. cit., p. 122.
55 F, Moreau, op. oit., p. 123.
56 Luc-Normand Tellier, « Les scénarios possibles de l’avenir », Le Devoir, 24-10-1977.
57 J.P. Charbonneau, op. cit., p. 5.
58 F. Moreau, op, cit., p. 123.
59 Car, à la différence des partis sociaux-démocrates traditionnels, le PQ n’entretient pas de rapports organiques avec les appareils syndicaux.
60 Notamment une large participation des travailleurs et des usagers à la gestion des services publics et parapublics
61 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972
62 CFP, Le référendum, un enjeu politique pour le mouvement ouvrier, Montréal 1979.
63 Conseil exécutif du PQ, Quand nous serons vraiment chez nous, octobre 1972

Nous avons besoin d’une solidarité des peuples avec l’Ukraine et contre la guerre

Shaun Matsheza – Quelle est la situation en Ukraine et quel est son impact sur vous, votre famille et vos amis ?
Denys Gorbach – Je suis personnellement en sécurité, car ma compagne et moi sommes loin de l’Ukraine. Bien que la situation n’aide certainement pas à vivre et à fonctionner au quotidien. Outre l’anxiété générée par les nouvelles, j’ai encore de la famille là-bas. Ma tante et mon beau-père ont passé une semaine environ à se cacher dans des caves parce qu’ils vivent dans la banlieue est de Kiev, qui a été touchée par l’une des premières frappes aériennes le 24 au matin.
Denis Pilash – Le premier jour de l’invasion, j’étais encore à Kiev. Mon plan initial était d’y rester, mais on m’a convaincu de m’installer dans un endroit plus sûr en Ukraine et ici la situation est plus ou moins bonne. C’est devenu une grande plaque tournante pour l’afflux de réfugiés d’un côté et l’afflux d’aide humanitaire de l’autre. Je suis impliqué dans un réseau de volontaires d’une université locale, qui distribue l’aide humanitaire aux personnes qui ont été relogées ici ainsi qu’aux personnes plus proches des lignes de front de la guerre. Lorsque vous essayez de suivre des centaines de vos amis pour vérifier s’ils sont en sécurité, l’angoisse est la même. Il y en a plusieurs avec lesquels je n’ai pas eu de contact depuis plusieurs jours, qui sont toujours dans les banlieues de Kiev lourdement touchées, et dont je ne sais pas comment ils vont. Vous avez donc cette anxiété et une sorte d’horreur existentielle tous les jours quand vous recevez les nouvelles. J’ai des amis d’amis qui ont déjà été tués. Et l’un des pires sentiments est de savoir que, même si nous évitons un scénario catastrophe comme la guerre nucléaire, il semble que nous nous dirigeons vers un conflit prolongé, dans lequel de nombreuses personnes seront arrachées de leurs maisons et dispersées partout. C’est un sentiment sombre.
Shaun Matsheza – C’est une situation terrible, terrible. Je comprends qu’il est très difficile pour quiconque, à l’heure actuelle, de déterminer exactement quelle pourrait être la stratégie de la Russie. Mais où pensez-vous que cela mène ?
Denys Gorbach – Eh bien, je ne suis pas un analyste militaire, mais d’après ce que je vois, nous ne devrions pas compter sur des concessions significatives de la part de Zelensky. Non pas parce qu’il est un super-héros comme le dépeint la presse occidentale aujourd’hui, mais parce qu’il n’a tout simplement pas le choix. Même s’il devait accepter une concession importante pour mettre fin à la guerre, il y a un risque énorme qu’il soit déposé par un coup d’État nationaliste. Il a visiblement fait le choix d’être déposé, si nécessaire, par une force d’occupation plutôt que par ses concitoyens ukrainiens. De même, il semble que Poutine se soit mis dans une situation où, s’il recule, son pouvoir interne sera compromis. Pour l’instant, je ne vois aucun signe de désescalade du conflit.
Shaun Matsheza – Êtes-vous d’accord, Denis ?
Denis Pilash – Eh bien, oui, je ne suis pas non plus un analyste militaire, mais d’après ce que nous avons vu cette dernière semaine, l’invasion russe a vraiment été un désastre en termes de préparation. On dirait qu’ils avaient prévu une guerre éclair en douceur, la prise des grandes villes en quelques jours et l’accueil des libérateurs. Au lieu de cela, il y a beaucoup de problèmes de logistique et ils ont été confrontés à un rejet total de la part de la population dans toutes les régions qu’ils ont saisies. Il y a de grands rassemblements contre l’occupation russe et la majorité des autorités locales refusent de collaborer avec les forces d’occupation. Elles ont donc clairement fait un mauvais calcul et ne semblent pas avoir de plan B clair. Et cela nous amène au danger d’une guerre prolongée où Poutine ne se retirera pas sans concessions significatives et où Zelensky et l’Ukraine n’ont pas d’autre option que de résister.
Les autorités ukrainiennes disent qu’elles essaient de trouver une voie vers un cessez-le-feu, mais on ne s’attend pas à grand-chose car la Russie s’en tient toujours à ses exigences initiales. Certaines nouvelles sont très confuses. Par exemple, des rumeurs affirment que la Russie va faire revenir le président déchu Ianoukovitch, qui est devenu la risée de presque tout le monde en Ukraine et qui est profondément méprisé. Si c’est le cas, la Russie n’a aucun rapport avec la réalité. C’est pourquoi il est assez difficile de faire un pronostic.
Shaun Matsheza – Alors, dans la situation actuelle, que peuvent faire les gens ? Il semble malheureusement qu’il y ait beaucoup de divisions à gauche sur la façon de réagir. A quoi ressemble la solidarité ?
Denys Gorbach – Eh bien, en termes de division, il y a par exemple ce qu’on appelle le campisme, qui trouve ses racines dans la guerre froide, lorsqu’une partie importante de la gauche occidentale soutenait l’Union soviétique. Quelle qu’ait été sa logique dans le passé, c’est une aberration aujourd’hui, alors que la Russie est clairement un pays capitaliste dont le leader, Poutine, est un anticommuniste explicite qui fulmine en disant qu’il déteste Lénine et les bolcheviks pour avoir détruit le précieux Empire russe. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, les descendants des campistes croient que les années 70 sont toujours là, ce qui nous amène à cette triste situation où une partie de la gauche mondiale soutient toute personne anti-américaine, surtout s’il s’agit de la Russie, qui est d’une manière ou d’une autre toujours associée à l’Union soviétique, au communisme et aux ours.
Je pense que c’est le bon moment pour que tous les membres de la gauche mondiale repensent leur analyse. Un bon point de départ serait de refuser tout parti pris géopolitique dans l’analyse des événements qui se déroulent en dehors de son propre pays. Trop souvent, dans l’analyse de la gauche, seuls l’OTAN ou Poutine se voient attribuer un rôle, mais les dizaines de millions de personnes vivant en Ukraine se voient refuser ce rôle. Nous devons nous rappeler que les Ukrainiens ne sont pas seulement des personnes, ils sont en fait vos camarades de classe. La plupart d’entre eux sont des hommes et des femmes qui travaillent, qui partagent beaucoup de soucis quotidiens et qui méritent d’être pris en compte lorsque vous formulez vos positions.
Denis Pilash – Oui, je suis tout à fait d’accord. Les Ukrainiens ne sont pas seulement des pions sur un échiquier géopolitique. Tout comme notre compréhension de la corruption de l’administration Abbas et de la nature d’extrême droite du mouvement Hamas ne devrait pas être un obstacle pour entendre la détresse du peuple palestinien. De même, invoquer l’extrême droite ukrainienne ou la corruption et les oligarques ukrainiens ne devrait pas être un obstacle à la solidarité des gens avec les victimes directes des bombes russes et de l’impérialisme russe, ainsi qu’avec les victimes des oligarques et de l’extrême droite.
Nous devons nous concentrer sur les besoins des populations de tous ces pays et non sur des abstractions. Toutes ces discussions sur les « préoccupations légitimes de sécurité » de la Russie, par exemple. Avons-nous parlé des préoccupations légitimes des États-Unis en matière de sécurité, concernant Cuba ou la Grenade ? Ces « préoccupations de sécurité » donnent-elles à une puissance impériale le droit d’intervenir et de procéder à cette agression ? Bien sûr que non. Vous devez donc appliquer ce même principe à l’Ukraine et à tous les autres pays touchés par l’impérialisme.
Et je dois aussi dire que c’est exaspérant de voir le retour de ce campisme. Dans les années 1990 et au début des années 2000, je pense que la grande majorité de la gauche internationale était critique à l’égard des guerres d’Eltsine et de Poutine en Tchétchénie, et ne se faisait aucune illusion sur le jeu de grande puissance de la Russie pour rétablir sa sphère d’influence. Mais miraculeusement, sans même que le Kremlin ne fasse de gros efforts, leur propagande a été acceptée par une partie de la gauche, même si le gouvernement russe travaille aussi volontiers avec l’extrême droite européenne et les forces ultra-conservatrices.
Pendant ce temps, les États d’Europe centrale et orientale sont parfois même rejetés comme n’étant pas de véritables États, traités comme des nations sans histoire, comme des peuples de seconde zone.
Shaun Matsheza – Quel type de soutien les forces progressistes peuvent-elles apporter au peuple ukrainien ? Est-il juste que la gauche s’allie aux demandes de soutien militaire ?
Denys Gorbach – C’est une question difficile pour la gauche, comment soutenir tout ce qui est lié à l’armée. Personnellement, j’aime la position de Gilbert Achcar, un chercheur de Londres, qui appelle à une position anti-impérialiste radicale, qui selon lui devrait consister à s’opposer à une zone d’exclusion aérienne et à des propositions similaires, car cela conduirait à un affrontement militaire direct entre les grandes puissances impérialistes et à une possible guerre nucléaire mondiale totale. Mais d’un autre côté, cela vaut la peine de soutenir les livraisons d’armes à un petit pays qui tente de se défendre contre une attaque impérialiste, comme cela s’est produit au Vietnam ou en Corée qui ont bénéficié d’une aide militaire importante de la part de la Chine et de l’Union soviétique.
Denis Pilash – Oui. Il y a une grande tradition historique de soutien aux guerres des peuples dans les petits pays qui sont attaqués ou opprimés par les grandes puissances impériales. Cela fait partie intégrante des projets politiques de gauche depuis le 19e siècle, depuis le soutien de la Première Internationale aux luttes polonaises et irlandaises, etc. et plus tard avec le soutien à la décolonisation de nombreux pays.
Si vous avez encore des réserves en raison de considérations ou de convictions différentes ou de croyances pacifistes strictes qui vous empêchent de soutenir l’aide militaire ou la résistance militaire, il existe encore de nombreuses façons de soutenir la population civile, notamment l’aide humanitaire et le soutien à la résistance non violente dans les villes et villages occupés. Il existe un large éventail d’actions qui peuvent être entreprises par chaque personne, organisation ou mouvement.
Shaun Matsheza – En tant que Zimbabwéen et membre de réseaux africains, je vois beaucoup de commentaires sur la façon dont le conflit ukrainien est rapporté et expliqué au monde, ce qui est très différent des autres conflits. Nous voyons également des images d’étudiants africains réfugiés traités différemment des autres réfugiés ukrainiens, des rapports sur le racisme, la discrimination pour monter dans le train, etc. Quel serait votre message aux personnes qui ne sont pas européennes, qui ne sont pas investies dans la dynamique européenne, mais qui veulent vraiment faire partie du mouvement pour la paix au niveau mondial ?
Denys Gorbach – Il y a cette expression inventée par un de nos collègues qui a appelé l’Ukraine le pays le plus au nord du Sud global. Je pense que c’est juste, surtout si vous regardez la situation macroéconomique et les tendances démographiques. Cela se traduit par une racialisation des Ukrainiens si l’on considère que le racisme est une question de rapports de force. Bien sûr, nous passons pour des Blancs en termes de couleur de peau, et nous sommes certainement Blancs en Ukraine dans nos interactions avec les personnes racialisées locales telles que les Roms ou les étudiants noirs. Mais en Europe occidentale, mon statut social chute dès que j’ouvre la bouche pour révéler mon accent slave. Cependant, à cause de la guerre, les Ukrainiens sont devenus en quelque sorte « blanchâtres » pour l’Occident et presque humains en termes de traitement.
Ce regard raciste, cette idéologie qui privilégie l’Europe et mesure la qualité des gens en fonction de leur proximité avec cette idée d’Europe occidentale est malheureusement aussi très répandue en Ukraine. Les incidents racistes à la frontière doivent être condamnés. Nous assistons à une discrimination non seulement en fonction de la couleur de la peau, mais aussi de la couleur du passeport. Par exemple, les réfugiés de Biélorussie font également l’objet de discriminations, même s’ils ont fui en Ukraine pour échapper au régime, mais ils sont accusés de faire partie du régime.
Le bon côté des choses, c’est que nous avons vu qu’il était possible d’établir des conditions plus ou moins décentes pour les réfugiés fuyant une guerre dans un pays non industrialisé. Je pense donc qu’il s’agit d’un bon précédent sur lequel nous pouvons nous appuyer pour demander que le même type de régime juridique et le même niveau de solidarité soient étendus aux réfugiés venant de toutes les autres parties du monde. Nous méritons tous le même type de traitement.
Denis Pilash – Même dans le cadre de ce traitement préférentiel des réfugiés ukrainiens, il y a déjà des rapports sur certains réfugiés qui sont exploités ou discriminés en Europe. Nous devons également mettre en avant ceux qui sont dans les positions les plus vulnérables, comme les citoyens étrangers ou les personnes sans citoyenneté ou les minorités discriminées, comme les Roms. J’espère que la situation en Ukraine sera le point de départ d’une discussion plus large sur la manière de traiter les personnes qui fuient et demandent l’asile de manière beaucoup plus humaine.
Je tiens également à dire que les gens de gauche ne doivent pas penser que si des gens sont bien traités et félicités par des personnes telles que Boris Johnson, ils ne sont pas nos amis. Que leurs amis doivent être nos ennemis. Nous devons comprendre que des personnalités telles que Johnson, Erdogan et d’autres qui se présentent comme de grands défenseurs de l’Ukraine utilisent cette situation de manière cynique et ne sont pas de véritables amis du peuple ukrainien.
Il est très symbolique que, juste avant l’invasion russe, nous ayons reçu une délégation de syndicalistes et de politiciens britanniques de gauche qui se sont entretenus avec des personnes sur le terrain – des militants des syndicats et des groupes de défense des droits de l’homme, des mouvements féministes – et ont montré leur solidarité face à une véritable agression. Vous n’avez pas eu une telle réponse de la part de la droite ou du centre libéral. Il s’agissait d’un véritable soutien de la base entre les exploités de la classe ouvrière, les opprimés et les exclus, confrontés aux mêmes systèmes d’exploitation, de discrimination et d’exclusion. C’est pourquoi nous avons besoin de cette solidarité au niveau des personnes, et pas seulement de cette fausse solidarité au niveau des gouvernements.
Shaun Matsheza – Un dernier mot ou message ?
Denys Gorbach – Je pense que ces tristes circonstances montrent qu’il est grand temps de construire une solidarité pratique qui soit anticapitaliste, anti changement climatique et anti militariste. Nous avons besoin concrètement de joindre ces trois agendas dans un mouvement qui peut se lever aujourd’hui contre la guerre, ainsi que contre l’impérialisme qui détruit notre planète.
Denis Pilash – J’espère qu’en faisant des demandes spécifiques à la situation ukrainienne, nous pouvons aussi aller vers quelque chose de plus global. Ainsi, lorsque nous parlons de soutien et d’aide aux réfugiés ukrainiens, notre demande s’étend aux réfugiés du monde entier. Si nous demandons l’annulation de la dette extérieure ukrainienne, cela inclut la question de l’endettement de la majorité des pays, en particulier des pays les plus pauvres. Si nous demandons la saisie des avoirs des oligarques russes et peut-être aussi ukrainiens pour les utiliser dans la reconstruction de l’Ukraine, nous ouvrons aussi la question des échappatoires fiscales utilisées partout par la classe capitaliste mondiale pour stocker ses avoirs. Si nous demandons l’arrêt de l’approvisionnement en pétrole et en gaz de la Russie, nous devrions également l’étendre à des États tels que l’Arabie saoudite et sa guerre criminelle au Yémen. Ce sont tous des empires de combustibles fossiles auxquels il faut mettre fin avec une reconstruction écosocialiste du système mondial.
Ainsi, chaque petit problème fait partie d’une discussion plus large. C’est pourquoi il est important d’avoir cette solidarité et cet échange entre les peuples de différentes régions, qui sont tous affectés par les mêmes problèmes, même s’ils sont confrontés à des dynamiques et des contextes spécifiques.
Traduction S. Prezioso pour Contretemps.
Texte original paru le 11 mars 2022 sur https://www.tni.org/en/article/we-need-a-peoples-solidarity-with-ukraine












