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Mettre fin à la dépendance aux combustibles fossiles pour soutenir la résistance ukrainienne

22 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion impitoyable de l’Ukraine par Poutine – qui constitue sa prochaine étape dans la restauration de l’empire russe – a été bloquée par la remarquable résistance (…)

L’invasion impitoyable de l’Ukraine par Poutine – qui constitue sa prochaine étape dans la restauration de l’empire russe – a été bloquée par la remarquable résistance populaire qui s’est dressée contre elle. La ville portuaire de Mariupol, au sud du pays, a été aplatie par l’artillerie russe et fait face à une catastrophe humanitaire, mais elle a refusé de se rendre. D’autre part, les envahisseurs ont été repoussés sur plusieurs fronts.

La résistance ukrainienne s’est largement appuyée sur les sanctions économiques occidentales et sur l’aide militaire occidentale, notamment les missiles antichars et sol-air lancés à la main, sans lesquels la guerre éclair de Poutine aurait pu être impossible à arrêter. Les sanctions économiques n’ont pas seulement mis Poutine sous pression dans son pays, elles ont aussi donné à la population la confiance nécessaire pour résister à une force aussi écrasante.

Comme les Russes ont rencontré une résistance beaucoup plus forte que prévu, ils ont eu recours à des bombardements de plus en plus aveugles de la population civile, avec des missiles à longue portée  lancés depuis des navires en mer Noire et depuis la Russie elle-même. Le résultat a été une escalade rapide du nombre de victimes civiles. Poutine dispose de milliers d’avions et de missiles, bien sûr, et pourrait rayer l’Ukraine de la carte. Mais la question de savoir si cela serait politiquement viable (ou s’il pourrait y survivre en Russie) est une autre question.

La Russie est désormais une kleptocratie brutale, avec Poutine comme nouveau Staline. Les manifestants anti-guerre risquent jusqu’à 16 ans de prison et les politiciens de l’opposition qui s’opposent à la guerre sont poussés à l’exil. Dix millions de personnes, soit un quart de la population, sont déplacées à l’intérieur du pays et près de cinq millions sont déjà réfugiées à l’étranger. Plusieurs milliers de personnes, principalement des civils, sont morts. Les pays de l’UE, et c’est tout à leur honneur, ont ouvert leurs frontières, suspendu leurs exigences en matière de visa et accueilli des millions de personnes. Le contraste est saisissant avec le misérable gouvernement « Little Englander » de Boris Johnson, qui tourne en rond dans une tentative (très réussie) de donner refuge au plus petit nombre de personnes possible.

 

Une faille béante

Aussi importantes qu’elles aient été, les sanctions comportaient toutefois une faille béante. Il s’agit de l’absence d’interdiction des exportations russes de pétrole et de gaz, qui représentent 60 % du total des exportations russes. En conséquence, la hausse rapide des prix du pétrole et du gaz (et donc des bénéfices) a vu l’argent affluer dans les coffres de Poutine à un rythme sans cesse croissant et donc directement dans sa machine de guerre – qui est devenue l’épine dorsale de toute son opération.

L’année dernière, la Russie a exporté pour 173 milliards de dollars de pétrole et de gaz. Depuis l’invasion, la valeur de ces combustibles a fortement augmenté, le pétrole atteignant actuellement 110 dollars le baril. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole, derrière les États-Unis et l’Arabie saoudite, et le premier exportateur mondial de pétrole brut. Elle possède également, et de loin, les plus grandes réserves de gaz naturel au monde. Elle fournit actuellement 40 % des besoins de l’Europe en gaz naturel et 41 % des besoins mondiaux.

Cette faille est toutefois en passe d’être comblée. Après les appels du président ukrainien Volodymyr Zelensky, et le refus des dockers d’Ellesmere Port, du Kent au Royaume-Uni et des Pays-Bas, de décharger du pétrole russe, M. Biden a annoncé que les sanctions américaines couvriraient désormais toutes les importations de pétrole, de gaz et de charbon russes – après une période d’ajustement de 45 jours – et il a exhorté les pays européens, en particulier, à faire de même. Il s’agit d’un durcissement crucial des sanctions, qui frappe Poutine à son point le plus vulnérable, et qui doit être fortement soutenu.

Le soutien des gouvernements européens à l’initiative de M. Biden est toutefois moins enthousiaste. L’Union européenne a accepté de réduire de deux tiers sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes d’ici la fin de l’année et de la supprimer d’ici 2030. L’Allemagne, qui est le plus gros consommateur de pétrole et de gaz russes, a déclaré qu’elle allait accélérer ses projets visant à trouver des sources d’énergie alternatives, notamment des énergies renouvelables. Boris Johnson a tenu des propos similaires, bien que leur signification soit différente…

Un tel resserrement reste important et pourrait être crucial. Une zone d’exclusion aérienne étant exclue, le boycott économique, incluant ainsi le pétrole et le gaz, ainsi que la fourniture d’armes, pourrait bien être le facteur décisif de l’issue de la guerre.

 

Appel des défenseurs ukrainiens du climat

L’importance du boycott des exportations de pétrole et de gaz russes est exprimée haut et fort dans la récente (et remarquable) déclaration sur la guerre de 12 campagnes ukrainiennes pour le climat, intitulée « End fossil fuel addiction that feeds Putin’s war machine ». Il s’agit d’un appel direct à tous les utilisateurs de pétrole et de gaz russes pour qu’ils cessent de financer la machine de guerre de Poutine :

« Le régime de Vladimir Poutine est clairement et uniquement l’agresseur dans cette guerre illégale et porte l’entière responsabilité des atrocités commises par sa machine de guerre. Il est tout aussi clair que cette machine de guerre a été financée, nourrie et alimentée par les industries du charbon, du pétrole et du gaz qui sont à l’origine de l’invasion qui menace l’Ukraine et de la crise climatique qui menace l’avenir de l’humanité. Et la dépendance du monde aux combustibles fossiles finance à son tour le bellicisme de Poutine, mettant en danger non seulement l’Ukraine, mais aussi l’Europe elle-même. Poutine a délibérément utilisé le gaz fossile comme arme pour accroître sa domination énergétique sur l’Union européenne et menacer les nations européennes qui viendraient en aide à l’Ukraine. Cela doit cesser …

Nous demandons également aux gouvernements des pays non européens de rejeter et d’interdire toute importation de combustibles fossiles en provenance de Russie et d’éliminer rapidement tous les combustibles fossiles… Les sources de revenus de Poutine doivent être asséchées dès que possible – cela implique également de s’attaquer aux investissements directs et indirects dans les infrastructures de combustibles fossiles en Russie. »

 

Également à la croisée des chemins : la vie humaine sur Terre

La guerre de Poutine intervient à un moment charnière d’une autre crise (parallèle) – qui est l’urgence climatique. Celle-ci menace également de pousser la vie humaine sur la planète dans ses derniers retranchements via le réchauffement et le changement climatique.

C’est ce qui ressort très clairement du sixième rapport d’évaluation du GIEC sur le changement climatique, publié en janvier de cette année. En d’autres termes, l’invasion russe en Ukraine et la nécessité de sauver la planète d’un changement climatique catastrophique sont désormais indissociables. Ils sont unis par la militarisation de l’industrie des hydrocarbures par Poutine, qui en fait la base matérielle de sa campagne de guerre.

Cette guerre menace non seulement de faire dérailler les fragiles progrès réalisés en matière de réduction des émissions de carbone lors des COP de Paris et de Glasgow, mais aussi de perturber la COP27 qui se tiendra à Sharm el-Sheikh, en Égypte, en novembre de cette année, avant même qu’elle ne commence – avec des conséquences potentiellement désastreuses pour la planète.

 

Un méga-carrefour

Nous nous trouvons donc – ainsi que notre espèce – à un méga carrefour quant à l’avenir de la vie sur la planète, et au début de ce qui est déjà la décennie cruciale si nous voulons éviter le chaos climatique et la destruction écologique. Deux options s’opposent.

La première – dont la droite s’est emparée avec délectation – consiste à ignorer la crise climatique, à renoncer aux objectifs de réduction des émissions de carbone fixés à Paris et à Glasgow, et à se rendre tête baissée devant l’OPEP et l’Arabie saoudite pour les supplier d’augmenter leur production. Boris Johnson, qui s’est présenté comme un écologiste à Glasgow, est déjà passé par là, rampant devant le prince héritier Mohammed Bin Salman d’Arabie saoudite – qui vient de battre un record en exécutant publiquement 81 personnes en une seule journée.

En fait, les députés conservateurs de la droite dure ont lancé une attaque féroce contre les énergies renouvelables et en faveur d’une ruée grotesque vers des sources de combustibles fossiles toujours plus sanguinaires. Ils veulent que le charbon et l’énergie nucléaire ne soient plus stigmatisés. Ils veulent multiplier les nouvelles centrales nucléaires à côté de nouveaux gisements de pétrole, de gaz et de charbon. Ils veulent des investissements nouveaux et croissants dans les énergies extrêmes telles que la fracturation hydraulique et l’extraction de sable bitumineux. Nigel Farage a organisé des rassemblements dans le monde entier pour promouvoir cette « solution ». Il est difficile d’imaginer une proposition plus grotesque.

Selon le Guardian du 26 février, l’American Petroleum Institute, qui représente les géants du pétrole et du gaz, dont Exxon, Chevron et Shell, a demandé à Biden d’autoriser une expansion majeure des forages pour ces carburants et d’abolir les réglementations qui empêchent la construction de nouveaux gazoducs et oléoducs afin de réduire le coût des carburants pour les Américains et de soutenir les pays européens qui ont vu le coût du gaz monter en flèche en raison des inquiétudes concernant l’approvisionnement en provenance de Russie, qui fournit à l’Europe environ un tiers de son gaz. En fait, Shell Oil a déjà annoncé qu’elle revoyait sa décision, prise au lendemain de la COP26, de se retirer du projet de nouveau champ pétrolifère de Cambo, à l’ouest des Shetlands.

Un tel retour aux combustibles fossiles pourrait faire reculer de 10 ans la lutte contre le changement climatique. 10 ans que nous n’avons pas.

 

Un changement massif et rapide

L’autre alternative – dont nous devrions nous saisir avec bien plus d’enthousiasme – est une rupture rapide et globale avec les combustibles fossiles, parallèlement à l’introduction rapide des énergies renouvelables à l’échelle mondiale. C’est ce que réclament les Nations unies, le mouvement pour le climat et la gauche. Elle permettrait non seulement de lutter contre le changement climatique, mais aussi de briser l’emprise des gangsters et des cartels qui contrôlent l’industrie et de réduire les risques de guerres et de conflits que l’industrie des combustibles fossiles génère.

Aujourd’hui, 50 % des réserves pétrolières sont entre les mains de régimes de droite réactionnaires et instables, capables de rançonner le monde comme le fait actuellement Poutine : Arabie saoudite, Iran, Irak, Koweït, Émirats arabes unis, Libye et, bien sûr, la Russie.

Les exportations russes de pétrole et de gaz vers l’Europe sont acheminées par l’un des plus grands réseaux d’oléoducs et de gazoducs du monde. Il s’agit notamment du gazoduc Yamal-Europe, qui traverse le Belarus et la Pologne pour arriver en Allemagne, et du gazoduc Nord Stream 1, qui va directement en Allemagne via l’Ukraine. Le gazoduc Nord Stream 2, en cours de construction, que l’Allemagne a actuellement suspendu, doublerait la capacité totale du système Nord Stream, qui passerait de 55 milliards de mètres cubes à 110 milliards de mètres cubes par an. Il appartient à la société énergétique publique russe Gazprom.

Le pays qui s’est enlisé de la manière la plus désastreuse dans ce cauchemar est l’Allemagne, sous l’héritage d’Angela Merkel. Elle a amené l’Allemagne à un niveau de dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz russes, qui s’est maintenant effondré.

Les organisations ukrainiennes de défense du climat citées plus haut s’expriment en ces termes :

« Il est impératif que le monde ne se contente pas de remplacer les combustibles fossiles produits en Russie (en particulier le gaz fossile) par des combustibles fossiles provenant d’autres pays (en particulier le gaz naturel liquéfié). Avec une priorité émergente de boycott du pétrole et du gaz russes, l’expansion des combustibles fossiles doit être immédiatement stoppée, et les nations du monde entier doivent s’engager dans une transition rapide et juste vers l’abandon de tous les combustibles fossiles. La dépendance à l’égard du charbon, du pétrole et du gaz est l’acceptation intentionnelle de la mort, de la misère et de l’effondrement à l’échelle mondiale. Il est de notre devoir d’être enfin réaliste à ce sujet si nous voulons avoir un avenir vivable ! »

Oui, cela nécessiterait en effet un changement massif et rapide, d’autant plus qu’il ne nous reste plus que huit ans pour empêcher les températures mondiales de dépasser 1,5°C. Mais c’est possible, à condition d’avoir la détermination, l’état d’esprit et la volonté politique nécessaires pour y parvenir. Un bon exemple est la façon dont les économies britannique et américaine sont passées du temps de paix au temps de guerre au début de la Seconde Guerre mondiale. Des industries entières ont été transformées en l’espace de quelques mois.

Lorsque les États-Unis se sont mobilisés pour la Deuxième Guerre mondiale, 17 millions de nouveaux emplois ont été créés et la production industrielle a augmenté de 96 %. Pendant les quatre années de guerre, les États-Unis ont construit 150 porte-avions, 8 cuirassés, des dizaines de croiseurs, des centaines de destroyers, des centaines de sous-marins, des milliers de péniches de débarquement et plus de 4 000 cargos. Pensez-y.

Il s’agissait d’une réponse à une menace existentielle – ce qui est exactement le genre de menace à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui avec le changement climatique. Il est de loin préférable de le faire maintenant plutôt qu’après une diversion de 10 ans où nous nous retrouvons au même endroit avec un problème encore plus grand devant nous.

Les Tories dénoncent cela comme impossible. L’énergie renouvelable, disent-ils, serait incapable de fournir l’énergie nécessaire à la vitesse à laquelle elle serait requise, et ils prétendent que le pétrole, le gaz et le charbon, soutenus par une grande expansion du nucléaire – toujours après les expériences en Ukraine avec des centrales nucléaires prises dans des actions militaires – sont indispensables. C’est de la foutaise et cela doit être rejeté.

Comme l’a très bien expliqué Caroline Lucas, c’est le contraire qui est vrai. Non seulement les énergies renouvelables offrent une solution à long terme, mais elles sont bien moins chères et bien plus rapides à installer que les centrales nucléaires ou l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole ou de gaz. Il faut, selon elle, environ dix ans pour exploiter un nouveau gisement de pétrole ou de gaz ou construire une centrale nucléaire, et ces deux solutions seraient beaucoup plus coûteuses à construire et infiniment plus destructrices pour l’environnement. Cela signifie des changements massifs.

 

Utiliser l’énergie plus efficacement

Toute transition vers les énergies renouvelables doit bien sûr s’accompagner d’une réduction importante de la consommation d’énergie, tant par les gouvernements que par les particuliers. Notre impact collectif sur la planète est insoutenable. Il faut donc mettre fin à la société du jetable et aux économies fondées sur la croissance. Aujourd’hui, de grandes quantités de marchandises sont produites, sous l’impulsion de l’industrie publicitaire, et passent de l’usine à la décharge en très peu de temps. L’industrie de la mode, par exemple, est la deuxième industrie la plus polluante de la planète. Elle produit 150 milliards de vêtements par an, soit suffisamment pour fournir vingt nouveaux articles à chaque personne sur la planète. Quatre-vingt pour cent de tous les vêtements sont jetés très rapidement dans des décharges.

Nous devons également assumer la responsabilité personnelle de nos propres empreintes carbone et écologique, c’est-à-dire faire davantage attention à ce que nous mangeons, en particulier la viande, aux moyens de transport que nous choisissons, à la quantité d’énergie que nous gaspillons et à la quantité de déchets que nous produisons. C’est ce que préconise le rapport du GIEC, qui reconnaît que si la responsabilité principale de ce changement est institutionnelle et gouvernementale, la responsabilité personnelle est également importante, en particulier dans les pays riches.

La production et la distribution alimentaires devront également être transformées. L’agriculture industrialisée devra disparaître et l’on consommera beaucoup moins de viande. En Grande-Bretagne, les kilomètres alimentaires ont un impact énorme sur l’environnement. 95 % de nos fruits viennent de l’étranger, et la moitié de nos légumes sont également importés. Alors que seulement 1 % des denrées alimentaires sont transportées par avion, ce mode de transport représente 11 % des émissions de carbone. Depuis 1992, la quantité de nourriture transportée par avion a augmenté de 140 %. Chaque jour, plus de 200 000 acres de forêt tropicale sont détruits pour faire place à la production de viande bovine et de cuir destinée à l’exportation.

L’agriculture contribue aussi massivement aux émissions de gaz à effet de serre, notamment le méthane produit par le bétail, l’oxyde nitreux produit par le sol, les gaz à effet de serre produits par le carburant des machines, la production de grandes quantités d’engrais artificiels et le transport des aliments jusqu’aux lieux de vente. Elle est également responsable d’un ruissellement massif dû à l’utilisation d’engrais minéraux pour produire des cultures arables, tant pour la consommation humaine que pour l’alimentation animale, ce qui accroît les dommages causés à l’environnement au sens large.

 

Les énergies renouvelables deviennent rapidement moins chères

Cependant, nous ne sommes pas confrontés à cette transition à partir de rien. Selon la Rapid Transition Alliance, les énergies renouvelables deviennent moins chères, tandis que les combustibles fossiles sont de plus en plus chers. Selon elle, l’année dernière a été une nouvelle année record pour les énergies renouvelables, même face à la pandémie mondiale de Covid.

Le rédacteur en chef du Guardian chargé de l’environnement, Damian Carrington, soulève un point similaire dans un article paru le 31 octobre. L’urgence climatique, affirme-t-il à juste titre, est la plus grande menace à laquelle la civilisation ait jamais été confrontée. Mais il y a une bonne nouvelle : « nous disposons déjà de tous les outils nécessaires pour la combattre ». Le défi, dit-il, n’est pas d’identifier les solutions, mais de les déployer à grande vitesse.

Selon lui, certains secteurs clés sont déjà en avance, comme les voitures électriques. Elles sont déjà moins chères à l’achat et à l’utilisation dans de nombreux endroits – et lorsque les prix d’achat seront égaux à ceux des véhicules à carburant fossile dans les prochaines années, un point de basculement sera atteint. Selon lui, l’électricité produite à partir de sources renouvelables est désormais la forme d’énergie la moins chère dans la plupart des endroits, parfois même moins chère que de continuer à faire fonctionner les centrales au charbon existantes. L’effondrement du coût des batteries et des autres technologies de stockage est également de bon augure.

En attendant, nous devons combiner la solidarité avec la lutte ukrainienne avec la lutte contre le changement climatique – ce qui signifie, entre autres choses, se mobiliser pour la COP27 à la fin de l’année afin de s’assurer qu’elle survive à l’assaut de la droite.

 

Publié initialement sur https://redgreenlabour.org/2022/03/24/end-the-addiction-to-fossil-fuel-support-the-ukrainian-resistance/

Traduction Contretemps

 

Le référendum : un enjeu politique pour le mouvement ouvrier1

22 avril 2022, par CAP-NCS
Au tournant des années 1970, l’intellectualité de gauche prolifère, et pas seulement à l’université bien que plusieurs professeurs participent aux travaux des mouvements (…)

Au tournant des années 1970, l’intellectualité de gauche prolifère, et pas seulement à l’université bien que plusieurs professeurs participent aux travaux des mouvements populaires. Des « intellectuels » populaires surgissent un peu partout, grâce au réseau d’éducation alternatif qui essaime partout, au sein des mouvements et à l’extérieur des mouvements. Ces « intellectuels populaires » ne sont pas des chercheurs universitaires, mais ils développent des analyses très poussées du capitalisme et des luttes anticapitalistes au Québec. Parmi les institutions qui soutiennent ces travaux est le Centre de formation populaire, le CFP. Créé dans les années 1960 par des animateurs sociaux proches des milieux chrétiens progressistes, le CFP prend son envol dans les années 1970, relativement à la radicalisation des mouvements, notamment des syndicats. Il ouvre plusieurs chantiers sur les enjeux qui confrontent le mouvement populaire, dont la place des syndicats, la social-démocratie, les médias, la construction du socialisme et évidemment la question nationale. C’est ainsi qu’apparaît en 1978 un groupe de travail très productif qui alimente les débats sur la question nationale au sein des mouvements populaires, interpellés d’une part par le discours péquiste, et d’autre part par l’approche simpliste des « ML ».

D’emblée, le projet est non partisan, car on trouve des contributions de socialistes, de marxistes, de keynésiens, d’humanistes. Jusqu’en 1980 et même au-delà, le CFP sera l’inspirateur de la gauche dans les mouvements populaires et syndicaux qui cherchent à se doter d’une posture autonome dans le débat sur la souveraineté.

L’enjeu est complexe. Depuis que le PQ est au pouvoir, il a été démontré que le « préjugé favorable aux travailleurs » était un slogan vide de sens. À part quelques réformes secondaires, les politiques d’austérité du PQ sont alignées sur celles des gouvernements au Canada et aux États-Unis. On blâme les syndicats, notamment dans la fonction publique, plutôt que le terrible système financier qui appauvrit nos économies et nos sociétés. Bien qu’édulcorée par les manœuvres du PQ, la question de la souveraineté reste sur le programme politique. Le CFP et ses alliés syndicaux et populaires de même que quelques groupes de gauche comme le RPS, le GST et le GMR restent convaincus que l’indépendance est un chemin pour changer le rapport de forces entre les dominants et les dominés.

C’est de là qu’émerge l’idée du « oui critique » qui doit faciliter une mobilisation populaire pour le « oui », mais d’une manière qui marque les distances avec le projet du PQ. C’est un exercice intellectuel de haute voltige, et on ne peut pas dire que cette idée s’enracine à la base et dans le débat public, bien qu’elle devienne un point de ralliement pour une gauche pluraliste et indépendante.

L’argument du CFP tente de faire ressortir le caractère irrationnel de la stratégie du PQ, car son projet « ferait subsister la possibilité, l’éventualité de l’indépendance du Québec, avec un caractère anti- impérialiste et anticapitaliste. La stratégie de la bourgeoisie canadienne et américaine vise donc de toute évidence à battre le PQ sur la base de son projet de souveraineté-association et cette position fait l’unanimité dans la bourgeoisie nord-américaine (le secteur souverainiste mis à part) ». À l’inverse, « l’indépendance serait le moment d’un nouveau rapport de forces, d’une brèche dans le système de domination capitaliste en Amérique du Nord ». (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Dans ce court texte, nous nous proposons d’examiner la question du référendum sur la souveraineté-association que le Parti Québécois se prépare à soumettre à la population québécoise. Cette question sera nécessairement au centre de l’actualité politique au Québec et, de ce fait, sera extrêmement lourde d’implications pour l’évolution de la société québécoise et l’avenir des classes populaires. Le mouvement syndical et populaire ne peut se permettre de rester silencieux au moment où se livre un important combat entre différentes classes sociales/au sujet de l’avenir des caisses sociales/du cadre politique constitutionnel canadien et québécois. Ce texte représente en quelque sorte l’aboutissement des différentes analyses sectorielles du comité sur la question nationale du CFP. Si son argumentation renvoie aux conclusions des études déjà publiées par le CFP, sa richesse réside dans le fait qu’il analyse un processus, soit la dynamique même de l’affrontement des caisses dans la lutte référendaire (qui dépasse l’échéance du référendum lui-même). Il aboutira à une conclusion politique, à savoir la nécessité d’une intervention politique du mouvement ouvrier québécois dans la conjoncture. Cette conclusion est certes contestable et contestée ; nous espérons cependant qu’elle stimule de nouveaux débats et prises de position.

Souveraineté-association et indépendance du Québec

Le PQ a canalisé en grande partie le mouvement social3 qui, à partir des années 60, s’était regroupé autour de l’objectif de l’indépendance politique du Québec. Ce faisant, il a réussi à rebâtir l’unité des diverses couches sociales liées par cet objectif autour d’un projet mettant sur le même pied la souveraineté politique et une association économique avec le Canada.

Ce changement progressif (par ailleurs analysé dans un autre texte du CFP (La position constitutionnelle du MSA/PQ de 1967 à 1979) est un reflet dans les transformations de l’alliance de classes qui a porté le PQ jusqu’à son accession au pouvoir en 1976.

Alors que l’indépendance politique signifie une rupture importante dans le système institutionnel politique canadien et implique une modification fondamentale des rapports de classes au Canada et au Québec, le projet de souveraineté-association vise un aménagement des rapports dans le cadre d’une continuité du système institutionnel. L’indépendance politique nécessitait la constitution d’une alliance de classes portant sur le projet d’établir au Québec l’ensemble des conditions pour un développement économique, social et politique, autocentré indépendant, bref un bloc social à caractère anti-impérialiste, dans le contexte nord-américain. Dans cette alliance de classes, les forces principales ne peuvent être que celles qui composent la majorité du peuple du Québec, soit la classe ouvrière, les agriculteurs et la petite bourgeoisie urbaine salariée.

Au contraire, le projet de souveraineté-association implique une renégociation des rapports entre les diverses fractions de la bourgeoisie au Canada et au Québec. Les protagonistes principaux du projet, que représentent le PQ et plus particulièrement sa direction, sont constitués par une alliance entre diverses fractions bourgeoises et petites-bourgeoises (de la bourgeoisie québécoise) animées principalement par la fraction de la bourgeoisie au contrôle de l’État et des appareils d’État au Québec. Par les modifications structurelles qu’elles proposent, ces fractions de caisses désirent aménager de façon différente leur présence au sein du capitalisme nord-américain en agrandissant l’espace politique et économique qui leur est actuellement dévolu tout en permettant une harmonisation des intérêts de la bourgeoisie nord-américaine (américaine, canadienne et québécoise) dans le cadre d’un système politique stabilisé. Dans ce sens, les nombreux appels de la direction du PQ au capital nord-américain et canadien en particulier ne sont pas une tromperie4(qui cacherait un véritable projet d’indépendance nationale), mais représentent bien les véritables intérêts des diverses fractions de la bourgeoisie québécoise ne désirant pas briser leur appartenance à l’espace capitaliste nord-américain.

Le Parti Québécois et la construction d’un bloc social

Pour établir ce projet, le PQ et les forces sociales qui le composent doivent modifier le système institutionnel actuel au Canada. Cette bataille politique qu’ils ont entreprise depuis dix ans constitue une guerre de longue durée, un affrontement marqué d’avancées et de reculs, avec diverses stratégies pour affaiblir et diviser l’adversaire5. Pour s’établir au pouvoir dans le sens de son projet, le PQ doit construire un bloc social, c’est-à-dire une alliance entre diverses forces sociales capables de supporter et d’instituer son projet fondamental. De la même manière, la bourgeoisie canadienne tente de consolider et de renforcer son propre bloc social autour du système institutionnel qui défend le mieux ses intérêts, c’est-à-dire le fédéralisme. En ce sens, la lutte entre le PQ et le bloc fédéraliste ne peut être réduite au cadre étroit de la lutte entre deux bourgeoisies, mais doit plutôt être analysée comme la lutte entre deux blocs sociaux, entre deux types d’alliances de classes que tentent de construire les bourgeoisies au Canada et au Québec. Pour sa part, le secteur souverainiste de la bourgeoisie québécoise a entrepris de construire ce bloc sur plusieurs fronts.

• Sur le premier front, le PQ, son outil politique privilégié, a tenté d’établir une plus grande cohésion dans ses propres rangs, c’est-à-dire d’élaborer des points d’unité, de cohérence entre les diverses fractions de la bourgeoisie québécoise : cette bourgeoisie encore très faible possède des points communs, mais se trouve divisée entre plusieurs secteurs aux intérêts parfois contradictoires : secteur étatique et sociétés parapubliques, capital financier et mouvement coopératif, grandes et moyennes entreprises industrielles. Au Québec particulièrement, la bourgeoisie du secteur privé est faible et constamment attirée, sinon avalée, par la bourgeoisie canadienne et américaine; son intérêt pour un projet d’autonomisation politique est réel, mais implique une audace qu’on ne lui a pas connue dans l’histoire6.

À l’inverse, la bourgeoisie du secteur étatique (dirigeants de l’État et des appareils d’État) est plus portée dans ce sens, puisque sa seule base de développement est l’État provincial. La constitution d’un véritable État national lui donnerait des moyens encore plus puissants. L’unité de la bourgeoisie au Québec est donc un projet, une lutte que le PQ mène par ses diverses politiques de « rationalisation » économique, par son soutien aux efforts de concentration et d’expansion du capital québécois, par le resserrement budgétaire visant à moderniser la gestion de l’État et à dégager des surplus plus importants pour le renforcement des entreprises québécoises (publiques et privées), par le rétablissement de la « paix sociale » au sortir de grands affrontements sociaux de 1968 à 1976. Le PQ propose aux fractions de la bourgeoisie un capitalisme « civilisé », modernisé, pour consolider les assises d’un capitalisme québécois à « part entière ». Comme le secteur étatique de la bourgeoisie est relativement plus acquis aux objectifs du PQ, c’est surtout en direction des secteurs privés que le gouvernement a dirigé ses efforts en faisant ainsi de nombreux compromis relativement au programme et à l’esprit qui dominèrent au sein du PQ alors qu’il était dans l’opposition7.

• Sur le deuxième front, la construction du bloc social souverainiste implique une alliance avec certains éléments de la petite bourgeoisie traditionnelle8 du secteur désigné généralement par les PME. Le PQ leur offre des moyens pour se « rentabiliser », c’est-à-dire s’intégrer au processus de monopolisation et de concentration sans trop heurter les intérêts sous-régionaux (régions urbaines versus zones rurales, Montréal versus restant du Québec) tout en permettant aux secteurs plus rentables de récupérer en douce les « secteurs mous » par exemple le secteur agroalimentaire et la croissance de la Coopérative fédérée. Ainsi, l’augmentation du salaire minimum, qui répond aux besoins de la stabilisation de la main-d’œuvre dans les grands centres urbains (et aux aspirations populaires) a été « relativisée » (à la baisse) par le PQ, cela pour favoriser les PME qui bénéficient, surtout dans les zones périphériques, d’une main-d’œuvre à bon marché. Cet avantage leur permet de concurrencer la grande entreprise multinationale ou publique. Ces couches sociales, bien qu’en déclin depuis les années 60 et que représente généralement l’Union Nationale, conservent encore une assise sociale importante dans plusieurs régions et constituent pour le PQ une cible privilégiée.

• Sur le troisième front, le PQ a voulu construire son alliance en y intégrant de larges secteurs de la classe ouvrière, des agriculteurs et de la petite bourgeoisie salariée, qui constituent la grande majorité de la population québécoise et sont les principaux responsables de la victoire du PQ en 1976. Ces derniers avaient élu le PQ en tant que porteur d’une partie importante de leurs revendications des dernières années. Pour le PQ, l’intégration des classes populaires se développe par la marginalisation de leurs organisations respectives (spécialement des syndicats) que le gouvernement péquiste voudrait voir réduites et délégitimées. Pour cela, le PQ bénéficie de ses propres bases dans les classes populaires (spécialement dans les quartiers populaires) ainsi que de la collaboration d’une certaine partie des appareils syndicaux prêts à participer ã la politique du PQ de « bonne gestion » du capitalisme au Québec (cf. les sommets économiques), en échange de transformations sociales de type social-démocrate (lois de travail plus contraignantes, négociation sectorielle). Ces mesures sociales récupératrices viseraient à intégrer les caisses populaires, à rationaliser le capitalisme et à leur enlever encore davantage l’autonomie de leurs organisations et de leurs revendications. Pour vaincre la bourgeoisie canadienne, le PQ doit s’assurer de l’appui de la majorité du peuple, mais sans permettre à celui-ci d’enclencher une autre dynamique sociale autonome et subversive.

Stratégies et tendances au sein du PQ

Certains n’ont vu dans les revirements, les hésitations du gouvernement et du parti que les manifestations d’une « trahison » par rapport aux objectifs initiaux; d’autres, à la droite de l’échiquier politique, voient ces fluctuations comme un sombre complot du PQ destiné à faire avaler l’indépendance derrière un visage tranquille (ce que rejoignent d’ailleurs les analyses des groupes ML).

Pour notre part, nous préférons concevoir ces changements, voire ces contradictions au sein du PQ, comme des manifestations des contradictions de classes que son projet vise à unifier. Plusieurs classes ont été hégémonisées par le PQ depuis dix ans, et, au moment où des échéances décisives se rapprochent, la cohérence de cette unité devient de plus en plus difficile à maintenir.

Il y a maintenant plus d’un an (CFP : La question nationale, un enjeu pour le mouvement ouvrier), nous tentions de définir les tendances principales au sein du PQ. Aujourd’hui, cette analyse demeure valable quoiqu’elle demeure à clarifier à la lumière des événements depuis ce temps. Dans l’alliance de fractions de classes de la bourgeoisie que recouvre le PQ, deux stratégies sont sous-jacentes. Une première stratégie, qualifiée de néolibérale9, qui a largement prévalu jusqu’à ce jour, vise à élargir le bloc social du côté de la petite bourgeoisie traditionnelle et des petits capitalistes locaux tout en préservant au capital canadien et américain l’image d’une force politique « responsable », dans la logique du capitalisme nord-américain. Il s’agit dans cette optique d’aller chercher les bases sociales que représente traditionnellement l’Union Nationale et d’isoler au maximum le bloc fédéraliste autour de la bourgeoisie canadienne (de sa fraction québécoise), des anglophones, des immigrants. Dans ce scénario, la direction du PQ tient quasiment pour acquis que le vote populaire, c’est-à-dire de la classe ouvrière, des agriculteurs, de la petite bourgeoisie salariée, est un vote dans une bonne mesure lié (il n’y a pas vraiment d’alternative).

Par ailleurs, cette tendance vise à diluer encore davantage l’option souverainiste en lui enlevant progressivement les éléments les plus litigieux, de façon à mettre la bourgeoisie canadienne dans une position défensive. Ainsi, le bon accueil fait au rapport de la Commission Pépin-Robarts par le PQ, préconisant un fédéralisme renouvelé, en est une illustration. Plus récemment, la décision du Congrès de juin du PQ ä l’effet de reporter la déclaration de la souveraineté à une autre « consultation » populaire, si jamais les négociations avec le Canada pour un arrangement à l’amiable et une association économique ne fonctionnaient pas, s’inscrit aussi dans ce sens. Le message est relativement clair: le PQ ne veut pas détruire le Canada, il ne veut pas déclarer l’indépendance, mais négocier un nouvel arrangement fédéral qui reléguerait à un niveau fédéral, binational des questions aussi stratégiques que la politique monétaire, la libre circulation des biens et capitaux, la défense nationale. De la souveraineté-association, on passe peu à peu à l’association-souveraineté et ainsi de suite.

Une deuxième tendance, existant au sein du PQ et des fractions de la bourgeoisie québécoise, penche plutôt vers le renforcement du bloc social en direction des couches populaires. Conséquemment, elle préconise une gestion plus sociale-démocrate du capitalisme nord-américain, impliquant des transferts importants vers les couches populaires et une récupération d’une partie des organisations syndicales et populaires. La réforme de certaines législations sociales (santé-sécurité au travail, assurance automobile) et la nationalisation de l’Asbestos Corporation s’inscrivent dans ce sens. Les implications d’une telle politique nécessitent une négociation plus serrée de l’accord avec la bourgeoisie canadienne. Aussi, l’aile sociale-démocrate du PQ est réticente à diluer encore plus l’option souverainiste.

Cependant, depuis 1976, cette stratégie recule de plus en plus au sein du parti et du gouvernement : les rapports de force lui sont défavorables. Au moment de la réorganisation du capitalisme nord-américain et international en général, les lignes de force s’éloignent d’une gestion sociale-démocrate de la crise pour pencher plutôt vers des restrictions supplémentaires imposées aux classes populaires ainsi qu’un renforcement des tendances à la concentration et à l’internationalisation10. L’orientation du capital vise à internationaliser davantage la production capitaliste, ce qui signifie un rétrécissement certain du marché intérieur nord-américain et plus particulièrement canadien. De plus, cette tendance socialedémocrate ne bénéficie plus aussi fortement qu’avant d’un appui d’une partie du mouvement syndical et populaire éloigné du parti par la gestion impopulaire du PQ depuis 1976. Malgré diverses mesures visant à intégrer les forces populaires par la division des forces (isolement des courants progressistes, campagne de dénigrement), le mouvement ouvrier et populaire s’est éloigné du parti et contribue de ce fait à affaiblir considérablement les tenants d’une stratégie plus populaire, plus sociale-démocrate au sein du PQ.

Entre ces deux grandes tendances du PQ, l’une néolibérale et l’autre sociale-démocrate, il n’y a pas une frontière nette et tranchée, ni en termes sociologiques ni en termes politiques.

La bourgeoisie québécoise est une classe en devenir : ses paramètres restent encore très flous. Il est cependant possible de noter que la fraction sociale-démocrate représentée au sein du gouvernement a plus d’intérêt à concilier ses intérêts avec ceux des classes populaires, alors que l’autre fraction a plutôt intérêt à comprimer le marché intérieur pour conquérir les marchés internationaux plus lucratifs. Cette opposition entre une bourgeoisie plus tournée vers le marché interne et une autre orientée vers l’extérieur a aussi des implications sur le contenu éventuel d’une souveraineté-association.

L’enjeu du référendum et la crise politique

L’objectif de la souveraineté-association a réussi à cimenter les forces très hétérogènes que recouvre le PQ. En ce sens, le dernier congrès du parti a assuré une fois de plus la persistance de ce ciment. La tendance néolibérale réussit une fois de plus à marquer des points, malgré les récents déboires de sa stratégie : défaites aux élections dans les comtés d’Argenteuil et de Jean-Talon, défaite humiliante dans l‘appui accordé au Crédit social, un parti carrément à droite identifié aux derniers réseaux d’influence de la petite bourgeoisie traditionnelle au Québec, démission de Robert Burns et progression des attitudes défaitistes dans le parti, plus particulièrement dans ses bases populaires. Malgré ces échecs, la direction du parti réussit encore une fois à faire avaler la couleuvre et à dissimuler les contradictions derrière l’unité du combat sur le référendum.

D’autre part, l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur ouvre des perspectives un peu plus réjouissantes pour les têtes dirigeantes du PQ. En plus de consacrer la division du Canada en deux, l’élection du P.C. peut être l’amorce d’une attitude plus négociatrice de la part de certaines fractions de la bourgeoisie canadienne. La bourgeoisie de l’Ouest canadien par exemple, noyau principal du P.C. actuel, a plus d’intérêt à négocier un arrangement avec la bourgeoisie québécoise que la bourgeoisie traditionnelle de l’Ontario pour qui le marché québécois (qu’elle dominait dans une large part) représente un morceau clé de ses bases d’accumulation. Dans le contexte d’une nouvelle division internationale du travail où le Canada a d’abord un rôle de fournisseur de ressources énergétiques (pétrole, gaz, uranium, hydro-électricité) et de produits agroalimentaires, l’Ouest canadien et le Québec seront avantagés au détriment des bases industrielles du Sud-Ouest ontarien (automobiles, produits manufacturés de consommation). Le fédéralisme « décentralisé » serait alors une forme politique plus adaptable aux besoins d’un capital plus tourné sur l’extérieur, alors que le renforcement du marché intérieur nécessite un État fédéral plus centralisé et capable de s’imposer sur les intérêts régionaux.

Ainsi, l’attitude intransigeante de Joe Clark sur le droit de l’autodétermination pourrait être médiatisée par ces facteurs stratégiques. Il n’en demeure pas moins que la bourgeoisie canadienne dans son ensemble, avec l’appui sans équivoque de la bourgeoisie américaine, va tout faire pour battre le PQ au référendum et même porter le Parti libéral de Claude Ryan au pouvoir. En effet, la bourgeoisie canadienne et américaine ne juge pas les bonnes intentions du PQ, mais les implications politiques et le potentiel de crise que pourrait déclencher une victoire du « oui » au référendum. Pour l’impérialisme américain et la bourgeoisie canadienne, l’indépendance du Québec n’est sûrement pas négociable, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue politique et militaire. Toutefois, le projet de souveraineté-association, parce qu’il comporte des intérêts contradictoires qui sont la base même du Parti Québécois, n’est pas acceptable non plus. Ce n’est pas parce que les arrangements proposés par le PQ sont impossibles à réaliser dans le cadre du capitalisme nord-américain, mais parce que ce projet ferait subsister la possibilité, l’éventualité de l’indépendance du Québec, avec un caractère anti- impérialiste et anticapitaliste. La stratégie de la bourgeoisie canadienne et américaine vise donc de toute évidence à battre le PQ sur la base de son projet de souveraineté-association et cette position fait l’unanimité dans la bourgeoisie nord-américaine (le secteur souverainiste mis à part).

D’autres facteurs dérangent la bourgeoisie canadienne et américaine : taux de taxation pour le haut revenu, politique linguistique, nationalisation de l’Asbestos Corporation.

Encore là, ce ne sont pas ces mesures comme telles qui font peur (elles s’inscrivent dans la logique keynésienne classique), mais leurs éventuelles implications politiques, leur utilisation dans un sens anti-impérialiste. Le PQ mise alors sur une victoire qui forcerait la bourgeoisie canadienne à négocier un réarrangement sérieux, sous la menace d’une radicalisation, d’un tournant vers un indépendantisme plus authentique. On voit que dans la bataille de la souveraineté-association, ce ne sont pas tant les idées des protagonistes en lutte, mais les intérêts réels et les implications politiques des projets qui comptent le plus.

Pour Brascan, Power Corporation ou General Dynamics, ce ne sont pas les bonnes intentions ni la bonne gestion capitaliste du PQ qui comptent, mais les implications politiques d’un projet qui risque de déstabiliser encore davantage le système institutionnel de domination de la bourgeoisie au Canada.

Divers scénarios

Ce qui est en jeu lors du référendum, c’est la forme du système de domination de la bourgeoisie en Amérique du Nord tant au Canada qu’au Québec. L’élection du PQ en 1976 constitue le moment important d’une crise politique qui couve depuis les années 50 et au-delà, dans la constitution de l’État canadien11. Ce système institutionnel avait assuré la domination politique sur le peuple québécois (avec ses effets de surexploitation et de discrimination) et avait permis l’hégémonisation d’un bloc social au Canada anglais. Il s’écroule maintenant à la suite des luttes populaires depuis les années 60, à mesure que s’approfondit la crise de restructuration du capitalisme au Canada. Cette conjugaison – crise économique et crise politique – a considérablement affaibli la capacité de la bourgeoisie canadienne d’étendre son exploitation et sa domination, d’où l’approfondissement de ses divisions internes et de ses hésitations dans la conjoncture présente et ce que démontre l’élection d’un gouvernement minoritaire complètement coupé du Québec et bénéficiant de moins de votes que le Parti libéral.

Le défi de la bourgeoisie québécoise est d’approfondir cette crise pour réaménager son espace dans le capitalisme nord-américain, et ensuite stabiliser de nouveau le système institutionnel canadien autour d’un partage « d’égal à égal » avec la bourgeoisie canadienne.

Le PQ espère trouver un partenaire prêt à élaborer un fédéralisme renouvelé tout en lui donnant plus de pouvoirs. Cette proposition se heurte toutefois aux intérêts bien actuels de fractions importantes de la bourgeoisie canadienne (qui ne désirent pas favoriser une décentralisation même relative des pouvoirs, donc de la capacité de gérer économiquement le capital au Canada), mais se heurte surtout à l’opposition de l’ensemble de la bourgeoisie nord-américaine, pour qui la souveraineté-association, même édulcorée, représente une brèche dangereuse, un potentiel subversif, à cause même du bloc social que recouvre le PQ. Ce sera « in extremis » et après avoir épuisé les autres alternatives que la bourgeoisie nord-américaine négociera avec le PQ, en prenant tous les moyens nécessaires pour le faire reculer encore plus.

Dans ce contexte, la défaite du PQ au référendum représente pour la bourgeoisie canadienne et américaine l’objectif central à l’heure actuelle. Cette défaite pourrait avoir deux effets : le PQ abandonne l’idée même de la souveraineté pour revenir au « statut particulier » ou ã d’autres formules, ou mieux encore, perd le pouvoir aux mains du P.L.Q., avec qui il serait alors possible de réorganiser la fédération, sans cette menace intolérable de l’indépendance.

Une victoire du PQ au référendum aboutit à d’autres scénarios. Si cette victoire est convaincante, et si par ailleurs le PQ hégémonise encore plus ses diverses composantes, tout en continuant d’assurer sa « bonne gestion » capitaliste des affaires de l’État (ce qui veut dire entre autres choses faire avaler au Front commun12 du secteur public et parapublic l’abandon de plusieurs acquis et un recul certain au chapitre des salaires), les fractions de la bourgeoisie québécoise auront alors un réel pouvoir de négociation en face de la bourgeoisie canadienne.

Si, par ailleurs, la victoire est moins convaincante, ou si le mouvement ouvrier et populaire démontre, par ses mobilisations et ses prises de position, qu’il est capable de défendre ses propres intérêts et qu’il pèse dans une certaine mesure sur les rapports de force au sein du bloc social, la crise politique qui couve au Canada et au Québec depuis quelques années se poursuivra et s’approfondira.

Dès lors, une victoire des forces fédéralistes lors du référendum signifie sans aucun doute une victoire pour la bourgeoisie canadienne et nord-américaine en général et la possibilité pour elles de stabiliser de nouveau le système de domination au Québec. Par ailleurs, cette opération de nouvelle stabilisation se heurtera au même mouvement social qui s’est battu pour des transformations en profondeur et dans certains cas, pour un projet anticapitaliste et anti-impérialiste dont un des axes demeure la revendication d’une véritable indépendance du Québec. Autrement dit, la victoire du fédéralisme ne fera pas disparaitre la lutte pour l’indépendance anti-impérialiste et pour le socialisme au Québec, même si le rapport de forces aura évolué en faveur de la bourgeoisie canadienne et nord-américaine.

De la même manière, dans l’hypothèse d’une défaite du référendum, si le mouvement ouvrier affirme ses positions autonomes, il sera en bonne posture pour reconquérir une partie de l’espace politique occupé par le PQ (en liant ses luttes pour le socialisme avec l’objectif stratégique de l’indépendance et en forçant la démarcation entre l’indépendance et la souveraineté-association). Si cependant le mouvement ouvrier est affaibli, il pourrait, dans le contexte d’une victoire fédéraliste, subir une plus grande répression ainsi qu’un climat de démobilisation.

À l’opposé, une victoire du projet péquiste ouvre deux perspectives. Dans un cas, c’est l’occasion pour les diverses fractions de la bourgeoisie québécoise de reconstruire le système institutionnel canadien, sur le dos des intérêts de la grande majorité de la population québécoise. Dans un autre cas, la crise politique que soulève et approfondit une victoire du PQ continue de déstabiliser le système de domination capitaliste et permet au mouvement ouvrier et populaire de renforcer son camp par une présence plus importante en tant que protagoniste important des enjeux nationaux. La bourgeoisie québécoise serait plus facile à isoler par un camp populaire renforcé. Elle ne profiterait plus de l’unanimité nationaliste que lui confère sa direction sur le mouvement national. La défaite de la bourgeoisie nordaméricaine ouvre davantage la brèche dans le système politique capitaliste au Canada et au Québec.

Pour une intervention politique du mouvement ouvrier

Depuis 1976, le mouvement ouvrier au Québec a subi de nombreux échecs. Une vague de démobilisation et de confusion traverse plusieurs organisations syndicales et populaires. Le courant principal va dans le sens de se tenir à l’écart de la lutte politique.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation, mais il est certain que l’élection du PQ en a été un des principaux. Élu par la classe ouvrière, les agriculteurs et la petite bourgeoisie salariée, le nouveau gouvernement et son « préjugé favorable » ont joui de la confiance d’une partie importante du mouvement ouvrier et populaire. Malgré les nombreux déboires, les attaques contre le mouvement syndical (Loi 45, attitudes anti-ouvrières à Robin Hood, Commonwealth Plywood), et la « cerise sur le gâteau » qu’a été la présentation d’offres tout à fait provocantes au Front commun, le PQ bénéficie encore d’un appui significatif auprès de couches populaires importantes. La tendance sociale-démocrate et populiste du PQ sait très bien utiliser ces contradictions en faisant remarquer au mouvement syndical qu’il n’a pas vraiment d’autres choix et que la question de l’indépendance du Québec doit transcender les intérêts étroits (il ne faut pas « barginner » sur l’indépendance, dixit Gérald Godin, député péquiste de Mercier). Cette présence politique du PQ est encore plus forte dans le mouvement syndical et converge vers certaines tendances au sein des syndicats pour demeurer à l’écart sur la question nationale, de façon à laisser au PQ le monopole de la bataille politique.

Par ailleurs, la démobilisation actuelle est aussi le résultat des contradictions au sein même du mouvement ouvrier, de son immaturité politique et de son incapacité à synthétiser ses revendications dans une éventualité politique globale. Ces faiblesses dans le mouvement ouvrier québécois, qui ne datent pas d’hier, sont assez importantes pour que le PQ réussisse généralement à les utiliser pour diviser les forces ouvrières et populaires et les évacuer de la scène politique.

Comme l’ensemble du mouvement ouvrier, les secteurs de gauche au sein des organisations syndicales et populaires ont traversé une période de transformation très rapide. En quelques années, le mouvement ouvrier s’est politisé, souvent superficiellement et sur des positions très générales de principes. Dans ce sens, le recul perceptible de ces dernières années était et demeure normal, et correct dans un sens (pour permettre d’approfondir les positions et de les rendre présentes parmi la masse des travailleurs souvent assez loin des débats se leurs propres organisations). Toutefois, le danger persiste si cette tendance s’institutionnalise.

Aujourd’hui, le contexte est difficile. À la division traditionnelle entre les secteurs plus conservateurs et les secteurs plus combatifs et progressistes (qui menace constamment le fragile équilibre au sein des centrales syndicales entre ceux qui veulent avancer « trop vite » et ceux qui trainent de la patte), s’ajoute une division au sein des secteurs de gauche entre divers pôles au sujet de l’indépendance (la majorité étant constituée par ceux qui évaluent que la conjoncture en général n’est actuellement pas favorable à une intervention directe et politique du mouvement ouvrier sur la question de l’indépendance du Québec ; une minorité d’inspiration ML justifie cette hésitation par le renvoi de l’action politique à un « grand soir » prolétarien à travers le Canada ; enfin, une autre minorité préconise une intervention du mouvement dans le sens de l’indépendance). De plus, toute la conjoncture en général est défavorable au mouvement ouvrier dans le sens d’une domination presque totale de la direction du PQ sur l’échéance concrète du référendum, sur le type même, d’enjeu (la fameuse question).

Dans la perspective du Front commun du secteur public et parapublic, une intervention politique nécessite de bien éclairer les enjeux, de bien démarquer la stratégie du mouvement ouvrier de celle du PQ et de la bourgeoisie canadienne; la position du mouvement sur la question de l’indépendance ne doit pas entraver la lutte concrète. En retour, la lutte contre l’oppression nationale doit aussi se déployer sur le terrain politique. Le renforcement du mouvement ouvrier passe certainement par son affirmation en tant que force politique (ce qui ne veut pas dire que les organisations de masse doivent abandonner les combats quotidiens. Ces dernières doivent assumer les luttes dans leur sens politique). Cela implique une vigoureuse intervention sur la scène politique réelle et actuelle. Cette intervention politique de la classe ouvrière et des couches populaires vise à les placer en tant que protagonistes principaux des luttes politiques. Pour cela, elles doivent d’abord prendre leur essor sur un champ politique où elles ne sont pas ces protagonistes principales, mais plutôt une force secondaire, sur un champ de bataille où les forces principales sont constituées d’autres classes sociales, d’autres blocs sociaux. La classe ouvrière et les couches populaires doivent s’imposer politiquement, par une stratégie qui vise à constituer autour d’elles un « contre-bloc » social, une possibilité d’ensemble effective, qui implique nécessairement des alliances, des tactiques, des compromis aussi. L’intervention politique des forces populaires est un processus, une bataille de longue haleine, qui visent à unir toutes les couches d’exploités et à disloquer les camps ennemis. Dans cette dynamique doit naitre et croître l’organisation politique des travailleurs, en tant que composante, force de synthèse et d’organisation du mouvement ouvrier et populaire. L’organisation politique à bâtir ne peut être l’unique véhicule des aspirations des travailleurs à une autre société, même si elle doit aider à centraliser ces aspirations et à les traduire en une stratégie cohérente, en symbiose avec les organisations syndicales et populaires.

Aussi, l’objectif de l’indépendance constitue une stratégie qu’on peut concrétiser, où les Caisses populaires pourraient former un bloc social, anti-impérialiste et anticapitaliste dans une progression où notre camp se renforcerait et se consoliderait. Le mouvement ouvrier a donc tout intérêt à intervenir dans cette conjoncture où sont posés plusieurs enjeux fondamentaux quant à l’avenir politique immédiat du Québec et du Canada. Cette intervention, il nous semble, devrait être axée sur trois grandes dimensions.

• Premièrement, il est nécessaire et urgent pour le mouvement ouvrier de clarifier et d’approfondir ses objectifs fondamentaux. Dans sa définition du socialisme, le mouvement est en mesure de soumettre une série de principes programmatiques qui servent à sortir cette question des schémas mythiques où elle se trouve, particulièrement par les groupes ML. Le socialisme à bâtir au Québec doit prendre appui sur les luttes concrètes et les aspirations définies par les travailleurs dans leurs milieux de travail et dans leurs quartiers. Le socialisme implique un projet de société. Pour construire ce projet, les plateformes de revendications constituent une base qu’il faut inscrire dans une stratégie d’ensemble, un projet de société. C’est à cela que devrait et pourrait réfléchir le mouvement ouvrier, en parallèle avec la question d’une stratégie politique et des moyens pour y parvenir (la question du parti des travailleurs).

• Deuxièmement, cette stratégie politique à bâtir par le mouvement ouvrier connait un objectif constitutif, l’indépendance du Québec. L’indépendance serait le moment d’un nouveau rapport de forces, d’une brèche dans le système de domination capitaliste en Amérique du Nord, d’où l’opposition irréductible qu’elle suscite dans la bourgeoisie à l’échelle internationale. L’indépendance préconisée par le mouvement ouvrier québécois implique l’élaboration d’une stratégie anti-impérialiste et anticapitaliste à l’échelle continentale, et la coordination des forces ouvrières et populaires du Québec, du Canada et des États-Unis contre un même système de domination. La lutte pour l’indépendance est par ailleurs une lutte prolongée et complexe, un rapport de forces multiples.

• Troisièmement, quant au projet de souveraineté-association du PQ, le mouvement doit et peut intervenir dans le sens de l’approfondissement de la crise politique qui en découle. Ceci veut dire concrètement ne pas négocier la lutte pour les revendications ouvrières et populaires ni le droit de défendre nos propres positions, mais poursuivre et approfondir nos mobilisations dans le sens de battre la bourgeoisie nord-américaine sans se subordonner au projet des diverses fractions de la bourgeoisie québécoise. Comment le mouvement ouvrier interviendra-t-il dans la campagne pour le référendum ? En revenant sur son objectif fondamental, et en adoptant une position tactique selon le rapport de forces. Le mouvement peut intervenir face au projet du PQ, en l’interprétant à sa manière et en jaugeant les effets politiques d’une victoire éventuelle :

– approfondissement de la crise politique inter-bourgeoise

– manifestation d’une aspiration populaire ã l’indépendance dans un sens antiimpérialiste et anticapitaliste.

Si par ailleurs, la direction du PQ pousse dans ses dernières conséquences l’ouverture à droite par la poursuite de son offensive contre le mouvement ouvrier et par des compromis encore plus flagrants sur l’option souverainiste, le mouvement ouvrier devrait se laisser la possibilité d’une attitude abstentionniste.

De tels scénarios sont assez généraux au moment où s’esquisse la phase ultime dans la bataille de référendum. Quoi qu’il en soit, le mouvement ouvrier ne pourra se permettre l’économie d’une intervention sans risquer d’en payer les coûts politiques et organisationnels. Cette voix populaire sera stratégique autant dans l’hypothèse d’une victoire péquiste qui consacrerait dans le silence du mouvement ouvrier sa totale hégémonie dans la bataille nationale que dans l’hypothèse d’une défaite avec l’inévitable réaction de droite qui s’ensuivra et avec les effets de démobilisation. D’autre part, cette intervention politique devra dépasser les positions des principes pour s’inscrire dans la dynamique politique telle qu’elle s’opère aujourd’hui. Pour ce faire, il faudra que la position adoptée soit le résultat d’une intense et massive discussion à la base dans les organisations syndicales et populaires. Il est certain par ailleurs que cette intervention ouvrière dans le combat référendaire comporte des risques qu’il faut sérieusement évaluer dans le cadre conjoncturel défavorable. La meilleure stratégie pour le mouvement ouvrier consisterait évidemment à affirmer son autonomie politique dans la bataille actuelle, précisant ses objectifs fondamentaux (le socialisme), sa stratégie politique (l’indépendance) et affirmant son appui tactique au « oui » souverainiste dans le sens de perpétuer la crise politique canadienne et d’exercer une pression croissante sur le bloc social recouvert par le PQ.

Cependant, il est opportun de bien évaluer les forces au sein du mouvement ouvrier ainsi que d’adapter l’intervention à l’évolution politique conjoncturelle. De la même manière, l’hypothèse d’un mot d’ordre abstentionniste devra être fondée sur ses effets dans le sens du renforcement politique du mouvement ouvrier.


1 Cahiers du Socialisme, no 4, automne 1979

2 Le Centre de formation populaire a été également dans les années 1970-80 un « think-tank » de gauche pour les mouvements populaires. Le comité sur la question nationale était composé de (par ordre alphabétique) : Pierre Beaulne, Pierre Beaudet, Yves Bélanger, Gilles Bourque, Suzanne Chartrand, François Cyr et Louis Favreau.

3 Par mouvement social, nous entendons l’ensemble des composantes sociales, organisées, mises en action lors de conflits sociaux. Le PQ représente l’une des composantes politiquement organisées de ce mouvement qu’il a su engager en bonne partie sous sa direction.

4 Malgré ce que peuvent en dire Claude Ryan et les groupes marxistes-léninistes.

5 A nouveau sur ce sujet, La politique constitutionnelle du M.S.A,/PQ de 1968 à 1979, Yves Vaillancourt, C.F.P. 1979.

6 Idem.

7 Cette timidité de la bourgeoisie est d’ailleurs commune ä toutes les bourgeoisies des formations sociales dominées…

8 Encore là, il ne faut pas voir ces compromis comme une « trahison », mais comme la logique d’un projet de construction d’un bloc social. Le PQ qui veut moderniser le capitalisme tente de concilier les intérêts à long terme de la bourgeoisie (restructuration, paix sociale) avec ses intérêts à court terme (augmentation de l’exploitation, spéculation). Par exemple, les petits et moyens entrepreneurs, les commerçants, les élites « professionnelles » classiques (médecins, avocats, ingénieurs).

9 Par néolibérale, on entend l’orientation réformiste qui existait au début des années 60 au sein du Parti libéral du Québec, fondamentalement précapitaliste, mais portée à confier à l’État un rôle de coordination et de gestion de l’économie capitaliste.

10 Voir à ce sujet, Pierre Beaulne Le capital québécois dans la crise politique canadienne, CEQ, CG-60, 1979, 78 p

11 Voir à ce sujet La question nationale; un enjeu pour le mouvement ouvrier, CFP, 1078.

12 Le report du référendum au printemps 1980 est justement une manœuvre pour régler le cas du Front commun du secteur public en faisant jouer la carte de « l’intérêt national ».

 

Débat. « La Western Mass Labor Federation AFL-CIO a adopté une résolution contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie »

21 avril 2022, par CAP-NCS
Le 12 avril, la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est jointe à un nombre croissant d’organisations syndicales pour adopter une résolution demandant le (…)

Le 12 avril, la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est jointe à un nombre croissant d’organisations syndicales pour adopter une résolution demandant le retrait de toutes les forces russes d’Ukraine et la résolution du conflit par des négociations diplomatiques intensives qui respectent la souveraineté ukrainienne. La diplomatie, et non la guerre et la puissance militaire, est le seul moyen de promouvoir la sécurité et la prospérité des travailleurs en Ukraine, en Russie, aux Etats-Unis et dans le monde entier.

Nous demandons au Président Biden et au Congrès de renoncer à notre longue histoire destructrice de politique étrangère militarisée et de s’engager plutôt dans une diplomatie robuste et des efforts de désescalade.

***

«Considérant que la Western Massachusetts Area Labor Federation AFL-CIO s’est engagée à faire entendre la voix anti-guerre des travailleurs et travailleuses dans le débat national actuel; et

  • Attendu que l’invasion russe de l’Ukraine constitue une violation flagrante de la Charte des Nations unies; et
  • Attendu que cet acte d’agression inflige une douleur, une souffrance et une mort horribles à la population civile de l’Ukraine, tout en forçant plus de 4 millions de personnes à fuir le pays en tant que réfugiés, et en créant le risque d’un conflit plus large qui pourrait dégénérer en une guerre nucléaire de laquelle ne sortirait aucun vainqueur; et
  • Attendu que les Etats-Unis et l’OTAN ont joué un rôle provocateur dans la précipitation de cette crise en élargissant les rangs de l’OTAN et en déployant des forces militaires stratégiques aux frontières de la Russie; et
  • Attendu que les Etats-Unis ont un passé destructeur en matière de politique étrangère militarisée qui est motivée par les intérêts des entreprises, y compris, mais sans s’y limiter, les secteurs du pétrole et de l’armement, une politique qui détourne les ressources des programmes qui répondent aux besoins du public; et
  • Attendu que la véritable sécurité nationale est fondée sur le bien-être général de la population – soins de santé, éducation, emplois à salaire décent, durabilité environnementale, droit de vote et engagement civique démocratique, et justice sociale – et non sur des budgets militaires plus importants et des armes toujours plus meurtrières; et
  • Considérant que les atrocités actuelles soulignent la nécessité de rechercher une solution diplomatique à cette crise, de parvenir au retrait total des forces militaires russes d’Ukraine et à la construction d’une nouvelle architecture de sécurité européenne et de désarmement nucléaire; et
  • Attendu que les travailleurs et travailleuses des Etats-Unis, ainsi que ceux de Russie et d’Ukraine, ont un intérêt commun à limiter la puissance de leurs armées et à rediriger les vastes ressources destinées à la guerre vers des programmes qui améliorent leur vie et répondent à l’urgence climatique;
  • Il est donc décidé que la Western Mass Area Labor Federation recommande à l’AFL-CIO d’exprimer sa solidarité avec les travailleurs et travailleuses d’Ukraine et de Russie, y compris ceux qui ont courageusement manifesté leur opposition à l’agression de la Russie, et de condamner l’invasion russe de l’Ukraine, tout comme l’AFL-CIO a précédemment condamné l’invasion et l’occupation des Etats-Unis de l’Irak.
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO d’exiger une solution diplomatique immédiate qui garantisse le retrait de toutes les forces militaires et paramilitaires russes et étrangères d’Ukraine et respecte la souveraineté ukrainienne; et
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO de dénoncer le traitement discriminatoire des réfugié·e·s fondé sur la race, la religion, l’origine nationale ou le fait que leur gouvernement soit allié aux Etats-Unis, ce qui conduit les Etats-Unis et leurs alliés européens à accueillir les Ukrainiens blancs tout en rejetant les réfugiés de couleur et les réfugiés qui ont été lésés par les opérations militaires soutenues par les Etats-Unis; et
  • Il est en outre décidé que nous recommandons à l’AFL-CIO de dénoncer l’indignation morale sélective qui est évidente dans le silence quasi universel dont nous sommes témoins en Occident concernant les crimes de guerre perpétrés par les Etats-Unis et leurs alliés en Afghanistan, au Yémen, en Palestine, en Iran, au Venezuela et ailleurs, et nous exigeons par la présente que les gouvernements occidentaux accueillent tous les réfugié·e·s et poursuivent des politiques de paix et de justice qui leur permettent de rester dans leur pays d’origine; et
  • Il est également résolu que la Western Mass Area Labor Federation est profondément préoccupée par la façon dont la guerre en Russie met en évidence les dangers de la dépendance aux combustibles fossiles. Nous rejetons les politiques économiques qui aggravent la crise climatique et exigeons que notre gouvernement rejette les appels à forer davantage de pétrole et de gaz ici aux Etats-Unis. Au contraire, ce moment exige que nous rompions complètement notre dépendance aux combustibles fossiles en investissant dans les énergies renouvelables; et
  • Il est en outre résolu que la Western Mass Area Labor Federation recommande à l’AFL-CIO de demander au gouvernement des Etats-Unis de soutenir le statut de l’Ukraine en tant qu’Etat neutre ne faisant partie d’aucune alliance militaire, et d’apporter son soutien aux négociations en vue d’une nouvelle architecture de sécurité européenne commune à tous les Etats, qui conduise au retrait et à l’élimination de toutes les armes nucléaires.
  • Il est également résolu que la Western Mass Area Labor Federation appelle les bureaux nationaux et de l’Etat du Massachusetts de l’AFL-CIO, tous les syndicats affiliés et toutes les autres organisations syndicales des Etats-Unis à réaffirmer que la diplomatie, et non la guerre et la puissance militaire, est le seul moyen de promouvoir la sécurité et la prospérité des travailleurs et travailleuses en Ukraine, en Russie, aux Etats-Unis et dans le monde entier.
  • Il est enfin décidé que la Western Mass Area Labor Federation se tient aux côtés des travailleurs et travailleuses du monde entier au nom de la paix et de la justice.

Cette résolution a été publiée pour la première fois en date du 13 avril 2022 sur le site WMALF.org. https://wmalf.org/news/western-mass-labor-federation-afl-cio-announces-anti-war-resolution


La Western Massachusetts Area Labor Federation est une coalition de plus de 60 syndicats locaux de l’ouest du Massachusetts qui se consacre à la construction du pouvoir et d’un monde meilleur pour tous les travailleurs. Suivez-les sur @WWmalf.

 

La grande bataille de l’immigration

21 avril 2022, par CAP-NCS
Entrevue d’Andrés Fontecilla, député de QS[1]   S. V. – Durant la dernière campagne électorale, on a dit de la Coalition avenir Québec (CAQ) et du Parti libéral du Québec (…)

Entrevue d’Andrés Fontecilla, député de QS[1]

 

S. V. – Durant la dernière campagne électorale, on a dit de la Coalition avenir Québec (CAQ) et du Parti libéral du Québec (PLQ) qu’ils étaient les deux faces d’une même pièce. Selon toi, quelles sont les différences entre ces deux partis ?

A. F. – De façon générale, je pourrais dire que la CAQ et le Parti libéral se rejoignent sur une même philosophie de l’économie et des inégalités sociales. Les deux partis expriment le point de vue de l’élite économique. Mais au-delà de ça, il y a d’importantes différences. Pour moi, la CAQ est un parti nationaliste conservateur. Son conservatisme est assez bleu ou bleu pâle, car il a un discours sur la défense des intérêts du Québec, sans jamais remettre en cause les fondements du fédéralisme canadien. Ce nationalisme mou s’exprime par une approche qui prétend défendre la place du Québec dans le Canada, mais sans faire trop de grabuge, en rouspétant de temps en temps. Sur le plan économique, la CAQ, surtout durant la période de la pandémie de COVID-19, a hésité à aller vers des politiques d’austérité. C’est possible qu’elle aille dans ce sens-là dans la prochaine période, on verra, mais pour l’instant, elle n’a pas vraiment montré de signaux que c’était là son horizon politique. Contrairement au Parti libéral qui est beaucoup plus néolibéral.

S. V. – Comment le conservatisme de la CAQ se traduit-il sur les questions reliées à l’immigration ?

A. F. – C’est sur le terrain des relations avec les minorités issues de l’immigration qu’il se manifeste. Tout d’abord, il y a un conservatisme évident dans la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, dont la visée officielle est d’assurer « la laïcité grandement en danger au Québec », mais qui s’en prend plutôt à une minorité, soit les femmes musulmanes qui portent le voile. C’est clair, c’est moins une loi sur la laïcité qu’un message envoyé à l’électorat francophone, surtout celui des régions, pour lui dire que la CAQ agit en interdisant aux femmes portant le voile d’occuper un poste d’enseignante, tout en leur permettant de travailler dans les services de garde des écoles. C’est un puissant symbole lancé par le gouvernement de la CAQ : il va défendre l’« identité » du peuple québécois. Ce qui plaît à des secteurs assez larges de la société québécoise un peu conservateurs, et même à des secteurs de la gauche, qui ont embrassé l’idée que les femmes voilées constituent une menace à la laïcité au Québec et dans le monde occidental.

S. V. C’est un détournement de sens ?

A. F. – En réalité, l’identité québécoise se joue sur d’autres terrains, par exemple sur la question de la langue française et sur l’explosion de la popularité des systèmes scolaires postsecondaires anglophones. On constate également l’exode des familles francophones de Montréal vers les banlieues, ce qui concentre à Montréal de nombreuses familles issues de l’immigration, permettant ainsi une dynamique d’anglicisation de Montréal. Sur le fond, ce qui en ressort, c’est que la CAQ considère l’immigration d’un point strictement utilitariste. Loin de moi l’idée de ne pas envisager l’immigration comme un fait objectivement économique, mais l’immigration n’est pas seulement cela. Elle comporte des aspects démographiques, des aspects socioculturels, etc. Il faut examiner l’immigration comme un phénomène global, non pas strictement du point de vue économique, pour satisfaire les besoins économiques du Québec et des patrons.

S. V. – On observe que l’élite économique est critique face au discours de la CAQ sur l’immigration…

A. F. – Pour moi, il y a une différence politique entre les intérêts du patronat et ceux de la CAQ. La priorité pour ce parti est de se faire réélire. D’où son double discours. D’une part, il traite l’immigration d’un point de vue strictement économique et veut en maximiser les retombées. D’autre part, il veut envoyer un message à sa base électorale disant que la CAQ va contrôler et diminuer l’immigration. Ainsi, au début de son mandat, le gouvernement de la CAQ a réduit les seuils d’immigration, au grand dam du Conseil du patronat, dont les intérêts exigent une main-d’œuvre abondante et docile, et prête à travailler pour de faibles salaires. On a aussi entendu le premier ministre François Legault, il y a quelques mois, privilégier des immigrantes et immigrants qui gagnent un salaire annuel de 50 000 dollars. En pratique, cette politique est complètement déconnectée de la réalité. L’immigration n’est pas seulement destinée à pourvoir des postes dans les secteurs de pointe comme l’intelligence artificielle ou des postes d’ingénieurs chez Bombardier par l’immigration de diplômé·e·s. Du point de vue patronal, il faut recourir à l’immigration pour occuper les postes les moins bien rémunérés de la société.

S. V. – Souvenons-nous du slogan de la CAQ, « Il faut en accueillir moins, mais mieux »…

A. F. – Concrètement, la CAQ a maintenu à peu près la même politique que le Parti libéral, dont le fondement est d’imposer un système qui agit comme une agence de placement à l’international. On veut dénicher les bons profils d’immigrants au Mozambique ou au Togo, en Colombie, en Turquie, pour les coupler avec des emplois dans une entreprise à Montréal, à Saint-Hyacinthe ou ailleurs – l’ex-ministre de l’Immigration, Simon Jolin-Barrette, voulait prioriser le placement des immigrants en région. Or, ce système est illusoire car il n’y a qu’un petit volume d’immigrants qu’on peut traiter en fonctionnant comme une agence de recrutement, en arrimant le profil particulier d’un individu avec un emploi aux tâches bien définies. C’est la limite de ce modèle technocratique où la technologie est censée tout régler. Il s’agit juste d’implanter les bons systèmes, suffisamment sophistiqués, avec les outils informatiques et les logiciels appropriés. Dans les faits, le système ne fonctionne pas bien, car on vit une pénurie de main-d’œuvre. Lorsque des milieux patronaux disent qu’il faut ouvrir les portes de l’immigration, c’est pour faire rentrer beaucoup d’immigrants et d’immigrantes afin de pourvoir les postes où il y a pénurie.

S. V. – Que dire de plus sur cette idée de « régionaliser » l’immigration ?

A. F. – Il est vrai que les immigrants et les immigrantes résident en grande majorité à Montréal. Simon Jolin-Barrette s’était donné la mission d’envoyer des immigrants s’installer dans différentes régions du Québec. Cela peut être une bonne chose, mais tout dépend de la manière. Le gouvernement voulait utiliser et la carotte et le bâton, mais surtout le bâton. Il a même avancé l’hypothèse d’accorder un permis de résidence permanente au Québec à des personnes immigrantes, à la condition d’occuper un emploi pendant un certain nombre d’années en région, en espérant qu’après cette période, elles vont demeurer sur place.

Cependant, il y a des blocages. Ainsi, le système fédéral garantit la liberté de mouvement. On ne peut obliger une personne à demeurer dans un lieu ou une autre. On peut le faire par exemple pour les réfugié·e·s, mais pas pour les immigrants en général. Le gouvernement a donc dû abandonner ses prétentions pour des raisons légales. Il ne lui reste alors que des moyens incitatifs. Il faudra voir si les moyens mis en place pour encourager les nouveaux arrivants à s’installer en région sont efficaces. Il est vrai que la CAQ a investi beaucoup d’argent dans l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes et à Montréal et en région. Mais encore une fois, l’argent est-il investi de la bonne façon ?

S. V. – Comment envisages-tu la prochaine campagne électorale et le débat autour des enjeux d’immigration qui auront été gérés pendant quatre ans par le gouvernement de la CAQ, et ce, dans le contexte pandémique ?

A. F. – Le point central du débat sur l’immigration, ce sont les seuils d’immigration qui ont diminué durant les deux premières années de gouvernement de la CAQ. En principe, le gouvernement entend procéder à une consultation sur les seuils d’immigration qui vont prévaloir pendant les trois prochaines années. Or, cette consultation est prévue pour l’automne 2022, on sera à ce moment-là en pleine période électorale. Il est donc possible que ça devienne un enjeu de la campagne. Certains disent que cette discussion ne devrait pas être politisée, comme l’ancien chef du Parti québécois pour qui les seuils d’immigration devraient être définis par un processus soi-disant objectif par la vérificatrice générale du Québec. Mais on sait qu’on ne peut pas s’en tenir qu’à l’aspect quantitatif, c’est aussi une question politique. Un afflux important de personnes qui viennent de l’étranger est toujours politique, parce qu’il y a le questionnement sur comment ces personnes vont coexister et s’intégrer à la majorité. Ce n’est pas par de savants calculs qu’on peut réussir ça. C’est une question politique.

S. V. – Malgré tout cela, on va en revenir aux débats sur les chiffres…

A. F. – La question des seuils d’immigration détermine toute une série de politiques, comme le Programme de l’expérience québécoise, le PEQ. Le problème du PEQ était qu’il était tellement populaire qu’il dépassait largement les quotas d’immigration établis. Donc, pour la CAQ, il faut fermer ou restreindre ce type de programme. Les quotas détermineront l’ampleur des admissions aux différents programmes. La question des seuils va donc être cruciale. J’ose espérer que la CAQ n’entreprenne pas une consultation juste avant les élections. Que la question soit extrêmement politisée, c’est normal, mais il ne faut pas qu’elle devienne une arme électorale, ce qui peut être catastrophique pour les minorités. Et je suis convaincu qu’on ne pourra jamais sortir la partisanerie du débat sur l’immigration. Mais si on peut la découpler du processus électoral, ce serait une bonne chose pour établir un sain débat.

S. V. – Un autre aspect qui fait peu l’objet de débat mais qui prend de plus en plus de place dans l’ensemble des pays, riches et pauvres, c’est l’immigration temporaire…

A. F. – On constate une croissance de plus en plus marquée des secteurs d’immigration temporaire. Les personnes immigrantes temporaires constituent une population au statut migratoire précaire qui n’a pas facilement accès à la résidence permanente. Encore une fois, il s’agit d’une vision utilitariste du gouvernement de la CAQ qui n’hésite pas à profiter des gens. On exige de ces migrantes et migrants de payer des frais de scolarité pour obtenir leur diplôme ou encore de travailler très fort dans les champs à faire les récoltes. Mais ensuite, on leur dit de partir. C’est la même approche de la part du gouvernement fédéral qui accueille beaucoup d’immigrants temporaires. Cela amène toutes sortes de problèmes et d’abus sur le plan de la citoyenneté, des droits, plein de situations précaires.

S. V. – Est-ce que cela divise la société ?

A. F. – L’immigration temporaire fait fonctionner l’agriculture. Sans tous les travailleurs temporaires du Mexique et de l’Amérique centrale, il n’y aurait pas d’agriculture au Québec. Le problème, c’est que leur permis de travail n’est attaché qu’à un seul employeur. Il n’y a donc pas de liberté de mouvement pour eux et ça mène à des situations de vulnérabilité, à des possibilités d’abus. Loin de moi de dire que la plupart des patrons agricoles maltraite ses employés. Mais on connaît certaines entreprises agricoles qui, en « bonnes  » entreprises capitalistes, imposent des situations inacceptables. Nous sommes en train de construire une société à deux vitesses sur le plan migratoire. Il y a un groupe de personnes très importantes pour la société qui occupent des emplois faiblement rémunérés et qui ont très peu accès à des droits. Et il y a une autre société, majoritaire, qui a accès aux droits et libertés de la société québécoise et canadienne et qui jouit de leurs bienfaits.

S. V. – Cette situation est devenue plus apparente pendant la pandémie…

A. F. – Lors de la première période de confinement imposée par la COVID-19, qui a fait fonctionner la société ? Ce sont beaucoup des gens à statut migratoire précaire travaillant dans les abattoirs, dans les CHSLD, pour prendre soin des personnes âgées, tous des emplois extrêmement mal rémunérés. Ce sont eux qui font fonctionner les services, la base fondamentale de la société. Pendant la pandémie, ils ont gagné un peu en visibilité. Nous, à Québec solidaire, étions toujours dans la lutte avec elles et avec eux, et dans ce contexte, nous avons remporté quelques gains. Par exemple, nous avons gagné l’accès aux écoles pour les enfants de parents sans papiers ou à statut précaire. Dernièrement, nous avons obtenu l’adoption du projet de loi 83, qui assure l’accès à des soins de santé pour les enfants de parents à statut précaire. Mais il y a encore des problèmes d’accessibilité à certains services. Ainsi, les femmes enceintes au statut migratoire précaire n’ont pas droit à des soins de santé et les familles n’ont pas accès à des services de garde subventionnés. C’est une lutte constante, parce que ces personnes ne sont ni des citoyens ni des résidents permanents; leur statut plus ou moins bien défini peut disparaître du jour au lendemain. Également, il y en a beaucoup qui avaient un statut et qui l’ont perdu.

S. V. – Quel est ton avis sur la question des réfugié·e·s afghans à la suite de la reprise du pouvoir par les talibans ?

A. F. – Le Québec doit recevoir une partie substantielle de ces réfugié·e·s, et il faut que ce soit fait rapidement. Également, l’accueil des réfugié·e·s afghans ne doit pas se traduire par une politique restrictive à l’endroit d’autres personnes venant d’autres pays et qui cherchent refuge. Cela veut dire qu’il faut nécessairement augmenter les seuils d’immigration afin de recevoir les réfugié·e·s afghans tout en continuant d’accueillir les personnes réfugiées déjà en attente. Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec doit absolument redémarrer le programme de parrainage privé, car il y a beaucoup de personnes et d’organismes qui voudraient y avoir recours. Actuellement, le programme est fermé parce qu’il y aurait eu des irrégularités. Le gouvernement doit régler ces problèmes et permettre à la société québécoise de manifester sa solidarité. Accueillir ces personnes est une responsabilité politique du Québec et du Canada. Il faut se souvenir que l’implication canadienne dans cette guerre impérialiste a été largement responsable de la débâcle qui mène des millions d’Afghans et d’Afghanes à tenter de fuir leur pays.

Sebastián Vielmas est politicologue à Québec


  1. Andrés Fontecilla est député à l’Assemblée nationale et porte-parole de Québec solidaire (QS) en matière d’immigration, de diversité et d’inclusion. Il représente la circonscription de Laurier-Dorion située dans l’arrondissement Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension à Montréal.

 

L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine

20 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion de l’Ukraine par la Russie témoigne de son impérialisme. Mais l’impérialisme est également une structure de l’espace mondial dominé par quelques pays qui s’appuient (…)

L’invasion de l’Ukraine par la Russie témoigne de son impérialisme. Mais l’impérialisme est également une structure de l’espace mondial dominé par quelques pays qui s’appuient d’une manière qui leur est propre sur leur puissance économique et leurs capacités militaires. Dans cet espace mondial, l’interaction entre le nouveau cycle de militarisation et le durcissement de la concurrence économique devient plus intense. L’humanité est confrontée, comme dans les conjonctures antérieures de l’impérialisme, aux plus graves dangers.

L’insertion de la Russie dans l’économie mondiale: d’Eltsine à Poutine

La Russie est entrée dans une dynamique capitaliste après la disparition de l’URSS et, dès le début, l’intégration dans le marché mondial a guidé les réformes du gouvernement Eltsine. Le développement d’un ‘capitalisme des oligarques’ a été conçu par des économistes américains et russes et le soutien financier du FMI n’a jamais manqué. Les programmes mis en place à l’initiative du FMI et de la Banque mondiale ont été qualifiés de « thérapie de choc » par Jeffrey Sachs, professeur à Harvard et qui en fut un de ses promoteurs [1]. Dans les pays ex-«socialistes», ces prescriptions se sont traduites par ce que Marx nommait une « accumulation primitive du capital » qui repose sur les méthodes les plus brutales de mise en mouvement de la force de travail.

La classe dominante russe, appelée ‘oligarque’ mais qui est typiquement capitaliste, s’était formée au cours des réformes (la perestroïka) engagée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev au cours des années 1980. Elle fut rejointe par les dirigeants des usines qui furent privatisées en application de la ‘thérapie de choc’. A la fin des années 1990, trois ou quatre groupes d’oligarques dominaient l’économie et la politique russe [2]. Ils avaient ancré l’économie russe dans la ‘mondialisation’ après l’adhésion de la Russie au FMI en 1992. Toutefois, les conséquences sociales dramatiques de l’accumulation primitive (baisse de l’espérance de vie, perte de droits sociaux, revenus en baisse, etc.) – dont témoignaient par exemple les grèves des mineurs de charbon en mai 1998, le pillage organisé des ressources naturelles, le défaut de la Russie sur sa dette publique en 1998 et la soumission du gouvernement d’Eltsine à la domination du bloc transatlantique (voir plus loin) – conduisirent à son remplacement par Poutine. La déclaration commune de Bill Clinton et de Boris Eltsine, faite en 1993, affirmant « l’unité au sein de l’aire euro-atlantique de Vancouver à Vladivostok », s’était en fin de compte traduite par un effondrement de la Russie et une expansion de l’OTAN déjà qualifiée d’« inacceptable » dans un document de sécurité nationale publié en 1997 [3].

Vladimir Poutine a procédé à une sérieuse réorganisation/épuration de l’appareil d’Etat russe. Sa politique économique a été reconstruite autour d’un Etat fort et elle a pris appui sur l’appareil militaro-industriel, la définition d’objectifs planifiés et même quelques renationalisations. Un de ses conseillers, qui quitta la Russie en 2013 en désaccord avec lui et qui devint économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), rappelle que l’objectif des réformes des années 2000 était une amélioration radicale du climat des affaires afin d’attirer les investissements étrangers [4]. En 2011, la Russie adhéra à l’OMC.

Vladimir Poutine a donc maintenu l’objectif d’intégration de la Russie dans la mondialisation. Il n’avait nullement l’intention de revenir à une sorte de construction du ‘capitalisme dans un seul pays’, pour paraphraser la vision de Staline. En 2008, un des plus influents groupes de réflexion (Think tanks) américains s’en félicitait et soulignait que « la Russie est intrinsèquement une composante de la communauté internationale et elle utilise son intégration économique [dans le monde, C.S.] afin de permettre à son économie d’atteindre ses objectifs ». [5] En 2019, la Banque mondiale classait encore la Russie au 31e rang dans son classement des pays selon la facilité d’y faire des affaires, soit un rang devant la France [6]… Depuis 2003, ce rapport annuel, fondé sur 41 critères et conçu par des économistes néoclassiques réputés, a servi à justifier la nécessité des mesures de déréglementation et de privatisation des infrastructures et services publics jusqu’à ce que le scandale éclate : certains classements étaient truqués sous pression de gouvernements (la Russie n’était toutefois pas incriminée). Misère ! Le FMI ne s’est pas appliqué à lui-même et à ses dirigeants les recommandations de bonne gouvernance qu’il impose aux peuples.

Les grands groupes eux-mêmes appréciaient les ambitions économiques de Poutine, ainsi que le déclare l’ancien PDG de BP (huitième groupe mondial) : « Loin d’être considéré comme un apprenti-dictateur, Poutine était vu comme le grand réformateur, celui qui donnerait un bon coup de balai dans les écuries. » [7] Et pour ne pas faire une longue litanie, on citera pour finir le PDG de BlackRock, premier fonds d’investissement mondial : « Au début des années 1990, l’insertion de la Russie dans le système financier mondial fut saluée [et ensuite] elle est devenue connectée au marché mondial des capitaux et fortement liée à l’Europe occidentale. » [8]

En somme, le gouvernement Poutine a complètement endossé l’expansion du capitalisme en Russie et son intégration dans le marché mondial, mais sous condition du maintien d’un contrôle étroit de son économie et de la population.

La politique économique a rencontré des succès pendant quelques années. Le PIB et les revenus des ménages ont augmenté, les investissements étrangers ont afflué, les recettes tirées des exportations ont progressé. Cette embellie économique a disparu à la fin des années 2000. La forte croissance du PIB (+7% par an entre 1999 et 2008) a laissé place à une quasi-stagnation : entre 2009 et 2020, le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé 1% par an. En fait, la période de forte croissance a résulté de l’accumulation massive de la rente pétrolière et gazière : entre 1999 et 2008 la production de pétrole et de gaz a quintuplé et leur prix a plus que doublé au cours de la même période. Faute de diversification industrielle d’ampleur, l’économie et les finances publiques demeurent aujourd’hui étroitement dépendantes de la rente pétrolière et gazière. Ainsi, en 2018, la part du secteur pétrolier et gazier a été de 39% dans la production industrielle, de 63% dans les exportations, et de 36% dans les recettes budgétaires de l’Etat russe (source : OCDE). Cette addiction à la rente est d’autant plus dangereuse que les prix de ces ressources naturelles et leurs évolutions sont amplifiées sur les marchés de commodités (matières premières et denrées agricoles) largement dominés par des logiques financières.

Les investissements directs du reste du monde en Russie (IDE entrants, IDEe) et de la Russie vers le reste du monde (IDE sortants, IDEs) qui procèdent par rachat d’entreprises (les fusions-acquisitions) et par la construction de nouveaux sites de production sont soigneusement scrutés par les économistes, car ils sont emblématiques de l’internationalisation du capital. Le graphique 1 confirme les trois périodes concernant les IDEe et les IDEs de la Russie : de 1991 à 2000, leur effondrement sous le mandat d’Eltsine, leur forte croissance entre 2000 et 2008 et depuis 2008 leur tendance baissière, en dépit d’une l’embellie momentanée (2016-2018).

IDEe et les IDEs de la Russie de 1991 à 2020

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Lecture : Les IDE sortants de la Russie rapportés aux IDE sortants du monde se sont élevés à 4,3% en 2013 et 4,6% en 2018.
Source : l’auteur à partir des données de la Banque mondiale

L’objectif central de Poutine était de rétablir le poids géopolitique de la Russie dans l’espace mondial. Dès le début de son mandat, il a reconstitué une industrie d’armement qui avait été ébranlée au cours des années Eltsine. Le nombre d’entreprises de défense est passé de 1800 en 1991 à 500 en 1997 et leur production (militaire et civile) a chuté de 82% [9]. Poutine a réorganisé l’industrie, mis en place des structures centralisées d’exportation et maintenu une forte croissance des dépenses militaires après la crise de 2008, augmentant ainsi mécaniquement leur part dans le PIB jusqu’en 2017 (puisque celui-ci stagnait). Les dépenses consacrées aux systèmes d’armes représentent environ 62-65% du budget militaire (qui comprend également les dépenses de personnel et de fonctionnement), une proportion bien supérieure à celle des pays développés [10]. Une idée de la ponction sur les richesses est donnée par l’indicateur dépenses militaires/PIB : la part des dépenses de défense dans le PIB a évolué entre 4,2 et 4,5% au cours de la décennie 2010, un montant légèrement supérieur à celui des Etats-Unis.

Poutine a donc affermi les deux forces motrices – les oligarques et l’appareil militaro-industriel – qui structuraient la Russie post-soviétique afin de rétablir son statut international.

A la fin des années 2000, l’accumulation des difficultés économiques est allée de pair avec des ambitions militaires croissantes. Faire la guerre coûte d’autant plus cher que l’économie stagne. Plus on fait la guerre et plus les ponctions opérées sur les secteurs productifs augmentent, qu’elles s’exercent par l’intégration d’activités civiles (automobiles, compagnies aériennes, etc.) dans les conglomérats de défense ou par l’obligation faite aux compagnies minières et d’énergie d’acheter certains de leurs produits aux entreprises de défense [11]. Il faut ajouter que des centaines d’entreprises russes de défense auxquelles l’industrie ukrainienne fournissait un certain nombre de sous-systèmes électroniques jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 ont dû trouver d’autres fournisseurs. Enfin, la part des ventes d’armes russes dans le commerce mondial des armes a nettement diminué depuis 2014.

Il est tentant d’établir une relation de causalité linéaire entre, d’une part, l’intensification du militarisme russe et, d’autre part, ses difficultés économiques et la baisse continue de sa place dans l’économie mondiale, sans que le sens de la causalité soit clair. En fait, les interrelations existent et elles ont été construites au cours des décennies précédentes. La décomposition du régime soviétique au cours des années 1980 n’a pas détruit l’appareil militaro-industriel. Il n’a pas non plus été emporté par le mouvement de privatisations des entreprises décidé par les oligarques du gouvernement Eltsine. Poutine a redonné à l’appareil militaro-industriel la puissance qu’il avait momentanément perdue et l’a orienté vers l’objectif de redonner à la Russie son ‘rang dans le monde’.

L’invasion de l’Ukraine parachève un interventionnisme militaire qui a accéléré au cours des années 2000. Il s’explique par les profondes transformations internes que la Russie a connues après l’arrivée au pouvoir de Poutine. Mais le surgissement militaire de la Russie a été tout autant facilité par les bouleversements de l’ordre géopolitique et économique international qui forment ce que j’ai appelé le ‘moment 2008’ et qui a mis fin à la période de domination sans égale des Etats-Unis ouverte avec la disparition de l’URSS en 1991. Quatre évènements majeurs résument ces transformations : la crise financière de 2008 qui a affaibli les économies des pays développés et avant tout les Etats-Unis et l’UE, l’émergence de la Chine comme puissance géoéconomique, l’enlisement des armées américaines en Irak et en Afghanistan et l’explosion populaire (les ‘printemps arabes’) qui a ébranlé le Maghreb et le Moyen-Orient. Ces transformations de l’espace mondial ont d’abord été exploitées par l’impérialisme russe dans sa périphérie. La guerre en Ukraine est en effet le dernier maillon d’une chaîne d’invasions décidées par Vladimir Poutine : en Tchétchénie (1999-2000), en Géorgie pour soutenir l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (2008), en Ukraine pour soutenir l’indépendance des régions de Louhansk and Donetsk et rattacher la Crimée à la Russie (2014) et l’envoi de troupes afin d’aider à la répression des manifestations au Kazakhstan (janvier 2022). Vladimir Poutine a également mis à profit cette nouvelle conjoncture internationale pour consolider ses positions militaires au Moyen-Orient grâce à l’intervention de l’armée russe contre le peuple syrien qui depuis 2011 réalisait lui aussi son ’printemps arabe’. L’intervention russe s’est faite au nom du mot d’ordre consensuel de ‘guerre au terrorisme’.

Un impérialisme multiséculaire ?

Le terme d’impérialisme a resurgi avec l’invasion russe en Ukraine. Il avait pratiquement disparu, à l’exception des critiques radicaux de la politique internationale des Etats-Unis dont la plupart lui préfèrent d’ailleurs le terme d’’empire’. Il avait pourtant déjà été utilisé après les attentats du 11 septembre 2001 par les nouveaux penseurs du capitalisme. Robert Cooper, conseiller diplomatique de Tony Blair puis de Javier Solana, haut représentant pour la politique de défense et de sécurité de l’UE, avait résumé l’humeur ambiante en parlant de la nécessité d’un ‘impérialisme libéral’ capable de faire la guerre à cette autre partie de l’humanité qu’il nommait les ‘barbares’. Impérialisme ‘libéral’, ‘humanitaire’, tel était le ‘fardeau de l’homme occidental’ à l’ère de la mondialisation. Les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye en sont les bannières ensanglantées.

Aujourd’hui, la plupart des commentateurs utilisent le terme impérialisme dans un sens totalement opposé à celui qu’ils donnaient il y a vingt ans pour justifier le comportement des Etats-Unis et de l’Occident. Désormais, l’impérialisme russe décrit une invasion qui renoue avec l’utilisation directe de la force armée pour conquérir de nouveaux territoires et, selon ces mêmes commentateurs, la guerre en Ukraine s’inscrit dans une tradition pluriséculaire russe. Un groupe de réflexion américain influent cite une déclaration de Catherine II datant de 1772 afin d’établir une « continuité directe avec les deux empires russes : le premier sous la direction des Tsars Romanov (1727-1917) et le second avec l’URSS » [12]. Un commentateur français expérimenté note que « son tsar actuel, Vladimir Poutine » poursuit les ambitions impériales de l’Empire russe et s’interroge : “Vladimir Poutine, en marche vers un nouvel impérialisme russe ? » [13]

Ces raccourcis transhistoriques sont d’une très faible portée analytique. Certes, l’histoire est indispensable pour expliquer le présent, mais elle ne suffit pas. Qui pourrait se satisfaire d’une analyse qui expliquerait le redéploiement de l’armée française au Sahel après son départ du Mali en 2022 par la promulgation par Louis XIV du Code Noir légalisant l’esclavage en 1685 ? Plus important encore, l’affirmation d’une immuabilité de l’impérialisme russe fait le silence sur la rupture certes très temporaire mais profonde opérée au début du régime soviétique [14]. Le Président russe reproche d’ailleurs violemment « à la Russie bolchevik et communiste » d’avoir soutenu le droit du peuple ukrainien (mais également celui des peuples d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Biélorussie, de Géorgie, etc.) à l’autodétermination. Il est vrai que dès 1914, Lénine avait déclaré : « Ce que l’Irlande était pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenue pour la Russie : exploitée à l’extrême, elle ne reçoit rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l’Ukraine retrouve son indépendance étatique. » [15] Lénine fut effrayé par le comportement de Staline sur la question des nationalités, et comprit ce qu’il risquait de mettre en œuvre. Un de ses derniers écrits avant sa mort mettait en garde contre lui : « Une chose est la nécessité de faire front tous ensemble contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. […] Autre chose est de nous engager nous-mêmes, fût-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme. » [16] Trotski reprit également contre l’extermination du people ukrainien par Staline l’exigence du « droit à l’autodétermination nationale [qui] est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste » et il revendiqua une Ukraine indépendante contre « le pillage et le règne arbitraire de la bureaucratie » [17].

Le recours à l’histoire est certes utile, mais à la condition de ne pas être un substitut à une analyse concrète [18].

Les impérialismes contemporains

La planète ne ressemble pas au ‘grand marché’ imaginé par les théories économiques dominantes. Elle constitue un espace mondial au sein duquel les dynamiques d’accumulation du capital interagissent en permanence avec l’organisation du système international des Etats. Il faut une fois de plus rappeler que le capital est un rapport social qui est politiquement construit autour d’Etats ‘souverains’ et qui se déploie sur des territoires définis par des frontières nationales. Certes, les mesures de déréglementation ont permis au capital argent de prêt de circuler sur les marchés financiers internationaux, mais leur valorisation prédatrice dépend en fin de compte de l’accumulation productive qui demeure le fondement de la création de valeur et qui est par définition territorialisée. La tendance « du capital à créer le marché mondial » que Marx et Engels analysaient déjà au milieu du XIXe siècle n’a donc pas aboli les frontières nationales, et moins encore les rivalités économiques et politiques qui en résultent.

L’espace mondial est de ce fait hautement inégal et hiérarchisé en fonction de la puissance des pays. Le statut international d’un pays dépend des performances de son économie – ce que les économistes appellent sa compétitivité internationale – et de ses capacités militaires. En règle générale, on trouve les mêmes pays dans les hiérarchies mondiales des puissances économiques et militaires. On peut alors définir comme impérialistes les quelques pays qui orientent à leur avantage le fonctionnement du système international des Etats – au sein des institutions internationales et par le moyen d’accords bi- ou-multilatéraux – et qui capturent une partie de la valeur créée dans les autres pays. Des économistes marxistes proposent, avec différentes méthodes de calcul, une évaluation du montant des transferts de valeur au profit des pays dominants. Par exemple, Guglielmo Carchedi et Michael Roberts estiment que ces transferts sont passés de 100 milliards de dollars (constants) par an dans les années 1970 à 540 milliards de dollars (constants) aujourd’hui [19].

Le comportement des pays impérialistes n’est toutefois pas uniforme et les différences portent sur la façon dont ils combinent le mix de leurs performances économiques et de leurs capacités militaires. La Russie mobilise massivement ses capacités militaires pour défendre son statut mondial contre les Etats-Unis et l’OTAN et elle le fait d’autant plus que ses performances économiques se détériorent (voir plus haut). Ses guerres de conquête territoriale évoquent les guerres de colonisation des pays européens avant 1914. Toutefois, les effets positifs qu’elles eurent sur les pays capitalistes européens ne sont à l’évidence pas observés aujourd’hui, même si certains avancent que l’objectif de Vladimir Poutine est de permettre à la Russie de mettre la main sur les ressources naturelles (gaz, pétrole, fer, uranium, céréales, certains matériaux essentiels pour la fabrication des composants électroniques) de l’Ukraine [20] et d’élargir son accès à la mer Noire.

Cependant, l’impérialisme contemporain n’est pas plus réductible aujourd’hui à la conquête armée et à la colonisation qu’il ne l’était avant 1914. La capacité d’un pays de capturer une partie de la valeur créée dans le monde révèle également une structure de l’espace mondial dominé par les impérialismes. L’Allemagne en est une illustration flagrante et elle se situe à l’extrême opposé de l’attitude de la Russie. Elle a tout à gagner à l’expansion et l’ouverture de l’économie mondiale dont elle tire d’importants revenus, un comportement qui est résumé dans la formule souvent utilisée par le personnel politique de ce pays : ‘le changement (de régime) par le commerce’.

Les Etats-Unis représentent un cas particulier et unique sur de nombreux points. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mis en place avec les pays de l’Europe de l’Ouest un ‘bloc transatlantique’ dirigé contre l’URSS et la Chine et qui repose sur un solide trépied : une intégration économique croissante des capitaux financiers et industriels, une alliance militaire (l’OTAN) et une communauté de valeurs qui associe économie de marché, démocratie et paix. Les Etats-Unis ont construit des alliances en Asie-Pacifique qui reposent sur le même trépied (Japon, et l’ANZUS qui réunit l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis). En sorte qu’on peut considérer que le bloc transatlantique ne désigne pas seulement l’Amérique du Nord et l’Europe, mais un espace géoéconomique qui inclut certains pays d’Asie-Pacifique.

word-image-7.jpeg La supériorité militaire des Etats-Unis est indéniable. Les Etats-Unis comptent pour 40% des dépenses militaires mondiales, ce qui représente un peu plus que le total cumulé des 9 pays suivants. Un chercheur américain estime qu’il existe près de 800 bases militaires réparties dans plus de 70 pays pour un coût de 85 à 100 milliards de dollars par an (en gros le double de tout le budget de défense annuel de la France) [21]. Cette suprématie militaire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale a définitivement exclu la transformation de la concurrence économique en conflits armés au sein du bloc transatlantique. L’écart de capacités militaires entre les Etats-Unis et les autres pays va encore s’accroître à la suite de la guerre en Ukraine. L’Administration Biden annonce une augmentation jamais vue depuis des décennies du budget militaire qui atteindra 813 milliards de dollars en 2023.

La France est comme les Etats-Unis, caractérisée par un positionnement international qui mêle étroitement une présence économique et des capacités militaires, mais on a compris qu’elle ne concourt pas dans la même division que les Etats-Unis. Son statut de puissance nucléaire la maintient comme puissance mondiale, mais dans le nouvel environnement international post-2008, les interventions de son corps expéditionnaire en Afrique – dont l’enlisement devient évident – ne suffisent plus à masquer l’affaiblissement de son poids économique dans le monde.

La mondialisation armée

L’invasion russe en Ukraine a fracassé le mythe de la ‘mondialisation pacifique’ qui avait semblé être conforté par l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale après la disparition de l’URSS. Ce mythe d’un capitalisme pacifique a été répandu par les économistes dominants qui expliquaient que la paix résulterait de l’extension de l’économie de marché, puisque le marché réalise la synthèse des volontés individuelles d’agents libres et souverains. Ils ajoutaient que la paix serait renforcée par la croissance des échanges commerciaux et financiers entre les nations car l’interdépendance économique réduit les pulsions bellicistes [22]. Les politistes dominants complétaient la nouvelle orthodoxie en ajoutant que l’extension de la démocratie consécutive à la disparition de l’URSS renforcerait la paix entre les nations. Thomas Friedman, éditorialiste renommé du New York Times, traduisait en termes populaires la nouvelle orthodoxie : « deux pays qui ont des restaurants McDonald’s ne se font pas la guerre » [23] puisqu’ils partagent une vision commune. Son ouvrage a-t-il été traduit en russe ? En tout cas, la présence en 2022 de 850 restaurants en Russie qui emploient 65 000 salariés n’auront pas suffi à convaincre Poutine [24].

« La fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama avait sonné et les économistes et politistes nous proposaient donc une économie politique de la mondialisation au format PDF (Peace-Democracy-Free markets). En réalité, la période ouverte par la destruction du mur de Berlin avait tout d’une mondialisation armée [25]. En effet, la focale mise aujourd’hui en Europe sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ne doit pas cacher le tableau d’ensemble. Depuis 1991, les conflits armés prolifèrent : en 2020, l’Institut UDCP/PRIO comptait 34 conflits armés dans le monde. On estime que 90% des morts des guerres des années 1990 sont des civils. En 2000, les Nations Unies comptaient 18 millions de réfugiés et déplacés internes mais ils étaient 67 millions en 2020. La majorité d’entre elles se déroule en Afrique et puisqu’elles opposent des factions à l’intérieur des pays, elles ont été qualifiées de ‘guerres civiles’, ‘ethniques’, etc. En conséquence, les penseurs dominants, en particulier au sein de la Banque mondiale les imputaient à une mauvaise gouvernance interne à ces pays. C’est tout le contraire. Les guerres ‘locales’ ne sont pas des enclaves au sein d’un monde connecté, elles sont intégrées par de multiples canaux dans la ‘mondialisation-réellement-existante’ [26].  Le pillage des ressources qui enrichit les élites locales et les ‘seigneurs de guerre’ alimente les chaînes d’approvisionnement mondiales construites par les grands groupes industriels. Un exemple souvent cité est celui du coltan/tantale situé en République démocratique du Congo, acheté par les grands groupes de l’économie numérique. D’autres canaux relient ces guerres aux marchés des pays développés. Les élites gouvernementales, généralement soutenues par les gouvernements des pays développés qui les légitiment comme membres de la ‘communauté internationale’ (ONU), recyclent grâce aux institutions financières et aux paradis fiscaux européens leurs immenses fortunes accumulées dans ces guerres et par l’oppression de leurs peuples.

Des guerres menées au nom de l’’impérialisme libéral’ ont également eu lieu. Les Etats-Unis ont dirigé les opérations en prenant appui sur l’OTAN. Ils ont en général obtenu une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies – une exception notable étant la guerre en Irak en 2003 –, bien qu’ils soient allés plus loin que le mandat ne les autorisait, comme ce fut le cas en Serbie (1999) et en Libye (2011). Enfin, des conflits d’envergure continuent dans des régions où se trouvent des pays candidats à un rôle régional (Inde, Pakistan) et au Moyen-Orient (Iran, Israël, monarchies pétrolières, Turquie).

Le monde contemporain est donc confronté à quatre types de guerres : les guerres poutiniennes, les ‘guerres pour les ressources’, les guerres de l’’impérialisme libéral’ et les conflits armés régionaux. Ensemble, elles confirment que l’espace mondial est fracturé par des rivalités économiques et politico-militaires qui concernent au premier chef les grandes puissances.

L’économie, continuation de la guerre par d’autres moyens

Les guerres ne sont pas la seule caractéristique de la période contemporaine. Depuis 2008, les interférences entre la concurrence économique et les rivalités géopolitiques sont plus intenses. Les grands pays ne mobilisent pas seulement les moyens ‘civils’, tels que les médias et le cyberespace à des fins militaires dans les guerres qualifiées ‘d’hybrides’. Ils transforment les échanges économiques en terrain d’affrontements géopolitiques, ce qui conduit à une ‘militarisation du commerce international’ (weaponization of trade[27]. On pourrait donc inverser la formule de Clausewitz en disant que plus que jamais la ‘compétition économique est la continuation de la guerre par d’autres moyens’. Concrètement, les pays du G20 qui sont les plus puissants ont sérieusement augmenté les barrières protectionnistes et, afin de faire semblant de ne pas déroger aux règles libérales contrôlées par l’OMC, ils le font en invoquant des motifs de sécurité nationale qui demeurent en principe une affaire souveraine des nations [28]. La pandémie a amplifié cette militarisation du commerce international.

Les sanctions économiques, souvent utilisées par les pays occidentaux, notamment contre la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, mais également par les administrations Trump et Biden contre la Chine accentuent également la ‘militarisation du commerce international’. Les préoccupations militaires et de sécurité nationale sont invoquées, alors que bien souvent l’objectif des sanctions adoptées par les gouvernements des pays occidentaux est d’appuyer leurs grands groupes et de protéger leurs industries, y compris contre d’autres pays occidentaux.

Les sanctions qui sont aujourd’hui prises contre la Russie, et qui sont d’ailleurs présentées comme un substitut à une impossible intervention militaire directe de l’OTAN, constituent cependant un saut qualitatif. Elles sont d’une ampleur sans précédent puisque selon Joe Biden, elles sont « destinées à mettre à genoux la Russie pour de longues années ». Elles ont pour objectif de recentrer l’économie mondiale sur le bloc transatlantique avec des conséquences plus qu’incertaines (voir plus loin).

Les guerres et la ‘militarisation du commerce’ coexistent donc aujourd’hui avec l’interdépendance économique produite par la mondialisation. Ce n’est pas vraiment une nouveauté. La faible distance qui séparait l’économie de la géopolitique était déjà une caractéristique majeure du monde d’avant 1914 et les marxistes en faisaient un élément clé de l’impérialisme [29]. Moins connue que celle donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [30], la définition de Rosa Luxemburg « L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capita­liste » [31] met l’accent sur cette interaction entre économie et politique, l’impossible dissociation entre la concurrence entre capitaux et les rivalités militaires. Les marxistes analysaient déjà l’impérialisme comme une structure mondiale de coopération et de rivalités entre capitaux et entre Etats. Une illusion rétrospective fait oublier qu’avant 1914, les économies des pays européens étaient déjà profondément intégrées, et cela était même le cas de la France et de l’Allemagne qui se préparaient pourtant à se faire la guerre [32]. Aujourd’hui, leur coopération passe par l’existence d’organisations économiques internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui coordonnent et soutiennent les mesures favorables au capital (les politiques ‘néolibérales’).  La convergence des politiques gouvernements contre les exploité·e·s des pays impérialistes a pour fond commun le fait que « les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial » [33].

On peut même appliquer cette dialectique coopération/rivalité au domaine géopolitique. Dès le lendemain de l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017 à l’ONU par une majorité imposante de pays, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie – ont publié une déclaration commune : « Jamais nos pays ne signeront ni ne ratifieront ce traité, qui n’établit pas de nouvelles normes. » Ainsi les gouvernements de ces pays, qui exhibent par ailleurs une rivalité périlleuse pour les peuples, présentent un front uni pour maintenir leurs privilèges mortifères.

L’acte de décès des analyses marxistes de l’impérialisme en tant qu’espace mondial d’interdépendance économique et de rivalités géopolitiques a été souvent annoncé depuis 1945 en raison de la disparition de la guerre entre grandes puissances. Il est vrai que deux facteurs ont profondément modifié les relations entre l’économie et la guerre après la Seconde Guerre mondiale. D’une part, l’arme nucléaire a dissuadé les pays détenteurs, depuis son utilisation contre le peuple japonais, de transformer leurs rivalités économiques et géopolitiques en affrontement armé. Le risque d’un embrasement nucléaire a d’ailleurs été un argument utilisé par les Etats-Unis et l’UE pour refuser toute intervention directe en Ukraine. D’autre part, la suprématie économique et militaire des Etats-Unis sur les autres pays capitalistes développés d’Europe et d’Asie a interdit toute utilisation de l’’outil militaire comme règlement des différends au sein du monde ‘occidental’. Ce terme est généralement utilisé comme synonyme du ‘monde libre’, il inclut donc également des pays asiatiques.

Ces deux caractéristiques majeures font certes partie de la conjoncture historique issue de la Seconde Guerre mondiale, mais elles invitent plutôt à actualiser les apports des théories de l’impérialisme qu’à décréter leur obsolescence.

La fragmentation géopolitique du marché mondial à l’ordre du jour

La guerre en Ukraine a déjà deux conséquences majeures : la volonté des Etats-Unis de renforcer à leur profit la cohésion du bloc transatlantique et la fragmentation de l’espace mondial sous les effets combinés et potentiellement dévastateurs du protectionnisme économique et des conflits armés. Lors d’une intervention sur la guerre en Ukraine faite devant l’association des dirigeants des grands groupes américains, le Président Biden a rappelé « nous sommes tous capitalistes dans cette salle ». Il a déclaré que la guerre en Ukraine marque un « point d’inflexion dans l’économie mondiale, et même dans le monde comme il s’en produit toutes les trois ou quatre générations ». Il a ajouté que « les Etats-Unis doivent prendre la tête du nouvel ordre mondial en unissant le monde libre », autrement dit souder plus fortement le bloc transatlantique [34].

Il ne fait aucun doute que le nouvel ordre mondial est dirigé contre la Chine qui demeure pour les Etats-Unis la principale menace géopolitique et économique. L’Administration Biden suit donc pour l’essentiel la politique conduite par Donald Trump contre la Chine. Les pays européens avaient déjà exprimé leur accord avec la position des Etats-Unis dans un document publié en 2020 « Un nouvel agenda transatlantique pour une coopération mondiale fondée sur des valeurs communes, des intérêts (sic) et une influence mondiale ». Le document européen désigne la Chine comme « un rival systémique » et observe que « les Etats-Unis et l’UE, en tant que sociétés démocratiques et économies de marché, s’accordent sur le défi stratégique lancé par la Chine, même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur le meilleur moyen d’y faire face » [35]. L’OTAN a également déclaré fin mars 2022 que la Chine pose « un défi systémique » par son refus de se conformer aux règles de droit qui fondent l’ordre international.

word-image-8.jpeg L’Administration Biden compte consolider la domination américaine sur le bloc transatlantique que le mandat de Trump avait plutôt affaiblie. Sur le plan militaire, cela ne fait aucun doute. Dans cette guerre qui se déroule en Europe, la démonstration est faite que les développements de la défense des pays de l’UE ne pourront avoir lieu que sous domination américaine. L’OTAN renforce pour le moment son unité, démentant la remarque d’Emmanuel Macron sur son « état de mort cérébrale ».

L’affermissement du leadership économique sur ses alliés est un objectif encore plus important de l’Administration américaine. Car la guerre ne va pas faire disparaître la concurrence économique au sein même du bloc transatlantique, elle va plutôt l’exacerber. Les sanctions économiques contre la Russie provoquent des effets négatifs moins violents aux Etats-Unis qu’en Europe, où l’Allemagne demeure le principal concurrent des Etats-Unis. Donald Trump en avait même fait une cible presque aussi importante que la Chine. Le Président Biden procède autrement mais il a obtenu de l’Allemagne ce qu’il demandait en vain depuis son élection : l’arrêt définitif du fonctionnement du gazoduc Nord Stream 2 et la fin de l’approvisionnement en gaz russe, ce qui pose un défi de court et peut-être de moyen terme à l’Allemagne.

La fragmentation de l’espace mondial est déjà bien engagée avec les mesures contre la Russie adoptées par les Etats-Unis et leurs alliés. Deux mesures majeures ont été prises : l’exclusion d’une partie des banques russes du système de paiement international SWIFT – auquel adhèrent plus de 11 000 institutions financières et dont le centre de données est situé en Virginie (Etats-Unis) – et l’interdiction d’accepter les dollars détenus par la Banque centrale de Russie. Les Etats-Unis utilisent donc une fois encore cet atout politique qu’est l’émission de la monnaie internationale utilisée dans les paiements internationaux et qui représente en 2022 environ 60% (contre 70% en 2000) des réserves détenues par l’ensemble des banques centrales.

Cette mesure est toutefois à double tranchant : elle affaiblit les capacités financières de la Russie, mais elle présente également un risque pour les Etats-Unis. D’abord, sur un plan technique, les économistes observent que la détention de dollars est fondée sur les garanties offertes par la Réserve fédérale (la banque centrale des Etats-Unis) et donc sur la confiance en une possibilité d’utilisation illimitée de la monnaie américaine comme moyen de paiement. Or, l’Administration américaine confirme par le gel des avoirs en dollars détenus par la Banque centrale de Russie que ses propres intérêts stratégiques prévalent sur le respect du bon fonctionnement de la monnaie internationale. Ensuite, sur le plan politique, cette mesure unilatérale va accélérer la recherche de solutions alternatives au dollar. La Chine a mis sur pied en 2015 un système de paiement international fondé sur le renminbi, qui est encore d’un usage limité, mais qui pourrait être utilisé pour contourner le dollar. En somme la ‘militarisation du dollar’, selon l’expression du Financial Times [36], va amplifier les affrontements géopolitiques. Car les Etats-Unis ne sont plus dans la situation hégémonique d’après-guerre qui leur permit d’imposer, y compris à leurs alliés européens, un système monétaire international – matérialisé dans les accords de Bretton Woods en 1944 – dans lequel « le dollar est aussi bon que l’or ». Le ‘moment 2008’ a révélé une tout autre configuration des rapports de puissance économique que celle d’après-guerre. La guerre en Ukraine révèle déjà les jeux géopolitiques qui sont à l’œuvre. Les efforts de l’Administration Biden pour constituer un front commun du ‘monde libre’ dressé contre les régimes autoritaires se heurtent à des difficultés puisque l’Inde, ‘la plus grande démocratie du monde’, et Israël, que les médias occidentaux qualifient de ‘seule démocratie du Moyen-Orient’ [37], maintiennent leurs relations avec la Russie.

Un analyste financier très écouté explique que « les guerres mettent souvent fin à la domination d’une monnaie et donnent naissance à un nouveau système monétaire ». En conséquence, il augure d’un nouveau système de Bretton Woods car « lorsque la crise (et la guerre) sera finie, le dollar américain devrait être plus faible et de l’autre côté, le renminbi, soutenu par un panier de devises, pourrait être plus puissant ». [38]

La guerre en Ukraine et la volonté de l’Administration Biden de consolider le bloc transatlantique vont amplifier la fragmentation de l’espace mondial, et les discours sur la ‘déglobalisation’ apparus depuis la crise de 2008 se multiplient [39]. A la suite de la crise financière de 2008, les échanges internationaux ont stagné. Ensuite, la crise sanitaire a souligné la fragilité du mode d’internationalisation du capital. Elle a provoqué une montée du protectionnisme qui a entraîné des ruptures d’approvisionnement au sein des chaînes de valeur construites par les grands groupes mondiaux ainsi que la relocalisation des activités de production fondée sur des critères géopolitiques et de sécurité d’accès aux ressources. Toutefois, le capital a plus que jamais besoin de l’espace mondial afin d’augmenter la masse de valeur produite mais surtout la part qui est appropriée par le capital – que Marx appelle la plus-value. De ce point de vue, la crise qui a commencé en 2008 n’a pas véritablement été surmontée et elle l’est d’autant moins que les ponctions opérées sur la valeur par le capital financier n’ont jamais été aussi fortes.

Les pulsions qui poussent la dynamique du capital à s’ouvrir sans cesse de nouveaux marchés sont donc bien présentes mais elles s’enchevêtrent avec les rivalités nationales, qui résultent de la concurrence entre les capitaux contrôlés par des grands groupes financiaro-industriels. Or ceux-ci demeurent, en dépit de tous les discours radicaux sur le ‘capitalisme global’ et l’émergence d’une ‘classe capitaliste transnationale’, adossés à leur territoire d’origine, dont ils continuent de tirer une large partie de leurs profits grâce aux institutions étatiques qui leur garantissent les conditions socio-politiques de l’accumulation fructueuse de leurs capitaux.

L’agression impérialiste de la Russie agit comme un précipité chimique car elle accélère des tendances déjà à l’œuvre. La compétition économique entre les capitaux des blocs et alliances de pays se transforme par un glissement continu en affrontement armé. Et d’ores et déjà, elle produit des conséquences sociales mortifères dans des dizaines de pays du Sud qui sont dépendants des grandes puissances.

Les faux-semblants

Certaines analyses critiques du capitalisme réservent encore aujourd’hui le terme d’impérialisme aux seuls Etats-Unis. Leurs auteurs ne semblent pas savoir compter au-delà du chiffre un et exonèrent la Russie de Poutine de ce qualificatif. La fixation sur le ‘mono-impérialisme’ américain ne saurait être justifiée par le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

Observer l’existence d’une architecture internationale fondée sur les rivalités inter-impérialistes, comme cet article l’a fait, ne dispense pas d’une analyse concrète de la guerre en Ukraine, et justifie encore moins l’intervention de l’armée russe. Le droit des peuples à leur libre disposition devrait être le fil directeur de tous ceux qui se réclament de l’anti-impérialisme [40]. Le soutien au peuple ukrainien devient alors une revendication évidente, sans avoir à limiter la critique de l’invasion russe à l’aide de mots d’ordre tels que ‘non à la guerre’ ni parler de ’guerre russo-ukrainienne’, des formulations qui masquent en réalité la différence entre le pays agresseur et le pays agressé. Le peuple ukrainien est victime et la solidarité internationale s’impose [41].

Ceux qui dans les rangs de la gauche refusent de condamner l’agression russe affirment que la Russie est menacée par les armées de l’OTAN postées à ses frontières et qu’elle mène une ‘guerre défensive’. Il est indiscutable que l’OTAN a élargi son assise après la disparition de l’URSS et intégré la plupart des pays d’Europe centrale et orientale dans ce bloc économico-militaire. On doit le regretter mais cette extension a été facilitée par l’effet répulsif exercé sur les peuples des pays de l’Est par des régimes soumis à Moscou qui ont conjugué l’oppression économique et la répression des libertés. Ces peuples ont expérimenté le « socialisme des chars » que l’URSS néostalinienne et ses satellites ont mis en œuvre à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968) et en Pologne (1981).

De plus, l’argument de la menace exercée par l’OTAN est évidemment réversible : les pays proches de la Russie peuvent craindre les armes russes. L’Oblast russe de Kaliningrad (un million d’habitants, anciennement ville allemande de Königsberg), situé sur la mer Baltique et distant de plusieurs centaines de kilomètres de la Russie, possède des frontières communes avec la Pologne et la Lituanie. Cette exclave russe abrite d’importantes forces armées, équipées de missiles nucléaires tactiques, de missiles sol-mer et sol-air.

On ne peut donc s’arrêter aux menaces réciproques entre les grandes puissances, puisqu’elles ont été depuis la fin du XIXe siècle le fondement du militarisme et de leur ‘course aux armements’. Dans le contexte de leurs rivalités inter-impérialistes, certains pays étaient agresseurs et d’autres en position défensive. Les rôles étaient d’ailleurs interchangeables, ce qui expliquait que ceux qui se réclamaient de l’internationalisme refusaient de soutenir un des deux camps adverses. Cependant, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre puissances impérialistes, elle est menée par un impérialisme contre un peuple souverain. Elle est la négation absolue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à moins bien sûr de considérer que le peuple ukrainien n’existe pas.

word-image-9.jpeg L’abandon d’une analyse fondée sur la souveraineté populaire conduit à une réification de l’Etat, et dans la situation présente, à considérer que Vladimir Poutine est dans son droit puisqu’il se sent menacé, voire ‘humilié’ par l’extension de l’OTAN. Cette position légitime la mise en place par la Russie d’un ‘cordon sanitaire’ qui passe par l’annexion de l’Ukraine, considérée, à la suite de Staline et de Poutine, comme une province de la grande Russie. Cette position, sous couvert d’anti-impérialisme américain, rejoint le courant qui s’appelle ‘réaliste’ des relations internationales. Celui-ci analyse le monde sous le prisme d’Etats rationnels qui défendent leurs intérêts, d’où le fait que « dans un monde idéal, ce serait merveilleux que les Ukrainiens soient libres de choisir leur propre système politique et leur politique étrangère » mais que « lorsque vous avez une grande puissance comme la Russie à votre porte, vous devez faire attention » [42]. Dans le monde de ces théories ‘réalistes’, les ‘réalités’ du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou de la solidarité internationale des classes exploitées et opprimées n’existent pas.

En attendant l’avènement du ‘monde idéal’, la tâche immédiate est de dénoncer la guerre menée par la Russie en Ukraine et les dangers extrêmes que la poursuite des rivalités inter-impérialistes fait courir à l’humanité. (Article reçu le 19 avril 2022)

Claude Serfati, économiste, chercheur auprès de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Son prochain ouvrage, L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, sera publié par les éditions La Fabrique, début octobre 2022.


[1] https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/zw4rmjwsy4hb9ygw37npgs97bmn9b9

[2] Nesvetailova Anastasia (2005), « Globalization and Post-Soviet Capitalism: Internalizing Neoliberalism in Russia”, In Internalizing Globalization. Palgrave Macmillan, London, 2005. p. 238-254.

[3] Jakob Hedenskog and Gudrun Persson, “Russian security policy”, dans FOI Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019, décembre 2019, Stockholm.

[4] Sergey Guriyev, “20 Years of Vladimir Putin: The Transformation of the Economy”, Moscow Times, 16 août 2019.

[5] https://www.csis.org/analysis/russias-2020-strategic-economic-goals-and-role-international-integration

[6] https://www.doingbusiness.org/content/dam/doingBusiness/media/Annual-Reports/English/DB2019-report_web-version.pdf

[7] Tom Wilson, “Oligarchs, power and profits: the history of BP in Russia”, Financial Times, 24 ars 2022.

[8] « To our shareholders », 24 mars 2022.

[9] Alexei G. Arbatov, “Military Reform in Russia: Dilemmas, Obstacles, and Prospects,” International Security, vol. 22, no. 4 (1998).

[10] Westerlund Fredrik Oxenstierna Susanne (Sous la direction de), “Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019”, FOI-R–4758—SE, décembre 2019.

[11] Pavel Luzin, 1 avril, 2019, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/the-inner-workings-rostec-russias-military-industrial-behemoth

[12] Lukasz Adamski, “Vladimir Putin’s Ukraine playbook echoes the traditional tactics of Russian imperialism”, 3 février 2022, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/vladimir-putins-ukraine-playbook-echoes-the-traditional-tactics-of-russian-imperialism/

[13] Dominique Moïsi, https://www.institutmontaigne.org/blog/vladimir-poutine-en-marche-vers-un-nouvel-imperialisme-russe?_wrapper_format=html

[14] Sur le décalage entre les objectifs fixés par Lénine et la réalité de la ‘soviétisation’ des pays non-russes, voir Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor, N° 609-610 octobre-décembre 2014, http://www.inprecor.fr/~1750c9878d8be84a4d7fb58c~/article-Imp%C3%A9rialisme-russe?id=1686

[15] Cité par Rohini Hensman dans Les cahiers de l’antidote, « Spécial Ukraine », n°1, 1° mars 2022, Edition Syllepse.

[16] La question des nationalités ou de l’« autonomie », 31 décembre 1922, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/12/vil19221231.htm#note1

[17] L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires”, 30 juillet 1939, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/07/lt19390730.htm#sdfootnote8anc

[18] Sur la prise en compte de cette dimension, voir l’article de Denis Paillard, « Poutine et le nationalisme grand russe », 4 avril 2022, http://alencontre.org/laune/poutine-et-le-nationalisme-grand-russe.html

[19] https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/ . Les auteurs s’intéressent aux seules dimensions économiques de l’impérialisme.

[20] Jason Kirby, “In taking Ukraine, Putin would gain a strategic commodities powerhouse” (La prise de l’Ukraine offrirait à Poutine des ressources en matières premières stratégiques », Globe And Mail, 25 février 2022.

[21] David Vine, Base Nation: How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World,2015, Metropolitan Books, New York.

[22] Dans son « Discours sur la question du libre-échange » (1848) , Marx raillait déjà cette thèse : « Désigner par le nom de fraternité universelle l’exploitation à son état cosmopolite, c’est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie », https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm

[23] Friedman Thomas, The Lexus and the Olive Tree, Harper Collins, Londres, 2000. Il est vrai qu’il ajoutait immédiatement après que « McDonald ne peut pas prospérer sans McDonnell Douglas » Mc Donnell Douglas était à l’époque un des principaux producteurs américains d’avions de combat.

[24] https://corporate.mcdonalds.com/corpmcd/en-us/our-stories/article/ourstories.Russia-update.html

[25] Serfati Claude, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, Paris, 2001.

[26]Aknin Audrey, Serfati Claude, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Mondes en développement, 2008/3 (n° 143).

[27] Voir par exemple, J. Pisani-Ferry, “Europe’s economic response to the Russia-Ukraine war will redefine its priorities and future”, Peterson Institute for International Economics, 10 mars 2022.

[28] J’ai abordé l’impact de ces mesures sur l’économie mondiale dans l’article « La sécurité nationale s’invite dans les échanges économiques internationaux », Chronique Internationale de l’IRES, 2020/1-2.

[29] Claude Serfati (2018) « Un guide de lecture des théories marxistes de l’impérialisme, http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/

[30] « Ere de domination du capital financier monopoliste », l’impérialisme présente selon Lénine les caractéristiques suivantes: « formation de monopoles, nouveau rôle des banques, capital financier et oligarchie financière, exportations de capitaux, partage du monde entre groupes capitalistes, partage du monde entre grandes puissances ». Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas désuètes.

[31] Luxembourg Rosa, L’accumulation du capital (1913), chapitre 31, https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm

[32] Voir par exemple dans le cas des industries métallurgiques – industries essentielles aux armements – Strikwerda, C. (1993). « The Troubled Origins of European Economic Integration: International Iron and Steel and Labor Migration in the Era of World War I ». The American Historical Review, 98(4).

[33] Marx Karl, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne » 9 décembre 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/18471209.htm.

[34] Remarks by President Biden Before Business Roundtable’s CEO Quarterly Meeting, 21 mars 2022.

[35] « Joint Communication: A new EU-US agenda for global change”, 2 décembre 2020.

[36] Valentina Pop, Sam Fleming et James Politi, “Weaponization of finance: how the west unleashed ‘shock and awe’ on Russia”, Financial Times, 6 avril 2022.

[37]  Sur ce thème voir, Thrall Nathan, « Israël est-il une démocratie ? Les illusions de la gauche sioniste », Orient 21, 24 février 2021, https://orientxxi.info/magazine/israel-est-il-une-democratie-les-illusions-de-la-gauche-sioniste,4551

[38] Zoltan Pozsar: “We are witnessing the birth of a new world monetary order”,21 mars 2022, https://www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/news-and-expertise/we-are-witnessing-the-birth-of-a-new-world-monetary-order-202203.html

[39] Voir par exemple la déclaration aux actionnaires du Directeur général de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement du monde, https://www.blackrock.com/corporate/investor-relations/larry-fink-chairmans-letter.

[40] Voir l’entretien de Yuliya Yurchenko avec Ashley Smith, « La lutte pour l’autodétermination de l’Ukraine », 12 et 13 avril 2022, https://alencontre.org/europe/russie/la-lutte-pour-lautodetermination-de-lukraine-i.html

[41] Rousset Pierre et Johnson Mark « En solidarité avec la résistance ukrainienne, pour un mouvement international contre la guerre », 11 avril 2022, https://www.contretemps.eu/ukraine-invasion-russe-mouvement-anti-guerre-rousset-johnson/

[42] Mersheimer, interrogé par Isaac Chotiner, « Why John Mearsheimer Blames the U.S. for the Crisis in Ukraine », The New-Yorker 1° mars 2022.

 

À la mémoire de PIERRE BEAUDET

20 avril 2022, par Rédaction
Cofondateur d’Alternatives et des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS), Pierre a été, tout au long de sa vie, un lanceur d’idées et d’initiatives visant à créer des espaces de (…)

Cofondateur d’Alternatives et des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS), Pierre a été, tout au long de sa vie, un lanceur d’idées et d’initiatives visant à créer des espaces de débats et de rencontres de militant.e.s de mouvements sociaux et de partis politiques.

À ce titre, il a côtoyé un grand nombre de personnes ici au Québec et ailleurs dans le monde, qui se souviennent de lui à différentes époques de sa vie. Un certain nombre d’entre elles lui ont rendu hommage lors d’une cérémonie qui s’est tenue le 23 avril à l’Université du Québec à Montréal.

Cérémonie de commémoration de la vie et de l’œuvre de PIERRE BEAUDET

TÉMOIGNAGES vidéo

Lors de cette cérémonie, des membres de sa famille et des collègues, camarades et ami.e.s ont pris la parole.

De plus, d’autres personnes ont voulu lui rendre hommage par capsules vidéo pré-enregistrées.

TÉMOIGNAGES écrits

(Cliquer sur l’image pour afficher le PDF – 78 pages)

Aperçu de Temoignages à propos de Pierre Beaudet
Témoignages à propos de Pierre Beaudet (PDF)

Autres témoignages


Pour en savoir plus de Pierre Beaudet

L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

Gramsci, l’histoire et le paradoxe de la postmodernité

20 avril 2022, par CAP-NCS
Introduction Les philosophies de l’histoire en général – et le marxisme en premier premier lieu – ont été radicalement remises en cause dans leur projet même, cela pour (…)

L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

Introduction

Les philosophies de l’histoire en général – et le marxisme en premier premier lieu – ont été radicalement remises en cause dans leur projet même, cela pour différentes raisons, théoriques mais aussi politiques. On les a accusées de transposer un schéma religieux sur le cours des événements humain (Löwith[1]), de plaquer des lois rigides sur la réalité concrète (Popper, pour ne citer qu’un nom[2]), de promouvoir des conceptions a priori et homogénéisantes aux antipodes de la pratique réelle des historiens. Elles nieraient la diversité empirique et l’imprévisibilité essentielle à l’action humaine (Arendt[3]) – négation qui a pu être considérée comme le pendant théorique du totalitarisme, l’écrasement théorique de l’individu annonçant ou inspirant en quelque sorte son écrasement politique. Incapables d’appréhender les catastrophes et crimes de masse du XXe siècles, et dépassées par de multiples avancées intellectuelles et historiographiques, les philosophies de l’histoire s’avéreraient anachroniques, et définitivement enfermée dans le XIXe siècle (Foucault[4]). Enfin, en raison de leur caractère européocentré, les philosophies de l’histoire classiques, escamoteraient la pluralité irréductible des trajectoires historiques.

Ces critiques présentent de nombreux éléments pertinents, dans la mesure où elles visent des philosophies de l’histoire dogmatiques : visions acritiques du progrès ou de la décadence ; conceptions religieuses, téléologiques ou idéalistes du processus historique, qui serait guidé par la Providence, la Raison ou l’Esprit ; ou encore versions déterministes, mécanistes et économicistes du marxisme. Mais le marxisme bien compris, notamment tel qu’il est développé par Gramsci en tant que « philosophie de la praxis », échappe largement à de telles critiques.

Les réflexions de Gramsci, le plus souvent formulées à l’occasion de l’analyse de cas concrets et liées à des enjeux pratiques, ne sacrifient jamais la singularité irréductible des situations et des événements historiques ni la complexité des rapports entre les acteurs et forces en présence. Et il parvient pourtant à forger un cadre et des outils théoriques (méthodes, notions ou thèses) qui rendent intelligible la cohérence et les lignes de force du processus historique, et permettent de penser les différences qualitatives entre les époques constituant ce processus, en premier lieu l’époque moderne. L’ouvrage cherche à déployer cette conception de l’histoire gramscienne, qui parvient à se rendre « sensible au multiple » tout en conservant son ambition totalisante.

Or c’est en particulier autour des idées de modernité et de postmodernité que ces problèmes se nouent, et que deux écueils apparaissent apparaissent clairement : l’impossibilité de réduire l’histoire à un « grand récit » (Lyotard) qui correspondrait au développement d’un principe donné (raison, liberté, progrès, etc.), et de réduire les différentes époques à un « esprit du temps » ; mais aussi l’impossibilité de s’en tenir à une attitude purement critique envers toute totalisation historique, sous peine de se retrouver désorientés à la fois intellectuellement et pratiquement, comme l’a démontré Fredric Jameson. Les lignes qui suivent sont un extrait (p. 19-25) du chapitre introductif de L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci qui porte précisément sur ce point[5].

***

Le paradoxe de la modernité

[…] L’idée de postmodernité a un rapport ambivalent avec la conception du processus historique comme constitué d’époques cohérentes et qualitativement différentes entre elles. D’une part, la « condition postmoderne », telle que l’a diagnostiquée Lyotard, correspond à un abandon des « grands récits (…) comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse[6] », au profit d’une ouverture à la pluralité de jeux de langages incommensurables. Toute appréhension totalisante du processus historique ou même d’une seule époque semble alors suspecte. D’autre part, la postmodernité semble bien être une époque nouvelle, succédant à la modernité : « Notre hypothèse de travail est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge dit postindustriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne[7]. » On est donc placé face au grand récit de disparition des grands récits[8], la postmodernité se manifestant comme l’époque de la dissolution des époques : tel est son paradoxe essentiel.

Pour Jameson, l’un des « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants[9] » que présente le postmodernisme est ainsi la « surdité à l’Histoire », la « crise de l’historicité » ou la perte du « sens du passé »[10]. L’absence de toute véritable capacité à se représenter le processus historique, à penser ses ruptures fondamentales et plus encore à se projeter dans un avenir qualitativement nouveau (« l’angoisse de l’utopie »[11]), s’accompagne d’un accent mis sur la prolifération des différences particulières aux dépens des « abstractions périodisantes ou totalisante[12] », et d’une prédominance des catégories du synchronique et du spatial sur celles du diachronique et du temporel dans « notre vie quotidienne, notre expérience psychique, et nos langages culturels » contrairement à la période antérieure du « haut modernisme[13] ». Le passé est considéré comme dépendant du présent, et comme lui étant relatif : pour « une société privée de toute historicité », son « passé putatif n’est guère plus qu’un ensemble de spectacles poussiéreux[14] », de simulacres, sécrétés et reconfigurés en fonction d’éléments actuels. De ce fait, aucune représentation périodisée du processus historique, même passé donc, ne peut acquérir une véritable consistance, et encore moins représenter un fondement stable pour l’action collective[15].

Pour autant, lorsque l’on parle de postmodernité, on présuppose

une conception narrative de la temporalité qui sépare clairement un passé et un présent : auparavant nous vivions dans une société industrielle / capitaliste / moderne, maintenant nous vivons dans une société post-industrielle / désorganisée / postmoderne / postfordiste / globalisée / détraditionnalisée / individualisée / du risque / en réseaux, etc.[16]

On peut donc reformuler le paradoxe du postmodernisme ainsi : la dissolution de l’historicité se retourne dans l’affirmation d’une différence historique qualitative et même absolutisée entre présent et passé – affirmation qui est du reste analogue à la manière dont les théories de la modernité distinguent cette dernière du passé prémoderne.

Jameson s’efforce d’échapper à ce paradoxe sans abandonner l’idée de postmodernité. Pour cela, il s’interdit d’abord d’adopter une conception homogénéisante des époques historiques, et caractérise le postmodernisme par plusieurs « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants[17] » – méthode proche de celle de Gramsci comme on le verra. De plus, en concevant le postmodernisme comme la « logique culturelle » d’un nouveau stade du capitalisme (le capitalisme tardif), il fait droit à l’originalité de l’époque contemporaine sans pour autant absolutiser sa différence et la couper du processus historique :

Il faut réaffirmer encore et encore (…) l’idée d’une périodisation, à savoir que le postmodernisme n’est pas la dominante culturelle d’un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de « société postindustrielle », courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d’une modification de plus du capitalisme lui-même[18].

Enfin, il considère le postmodernisme comme la logique culturelle « dominante » mais non exclusive de cette nouvelle période, comme sa « norme hégémonique »[19] :

Je suis très loin de penser que la production culturelle actuelle est, dans sa totalité, « postmoderne » au sens que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons dans une vision de l’histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l’effectivité est indécidable[20].

Jameson pense donc l’unité de l’époque contemporaine (dans sa dimension culturelle) à partir de l’hégémonie du postmodernisme[21], contre laquelle il convient de lutter. Alors que l’« on est immergé dans l’immédiat », et que « la conception même de la périodisation historique apparaît des plus problématiques », retrouver une profondeur historique et une représentation du processus historique en sa consistance est essentiel pour espérer reconquérir une certaine « maîtrise » de l’histoire, c’est-à-dire y agir collectivement d’une manière cohérente[22].

 

La pensée de l’histoire de Gramsci, une réponse au postmodernisme ?

Gramsci avait conscience de l’importance décisive de parvenir à une conception adéquate du processus et des époques historiques. Ses Cahiers de prison sont émaillés de réflexions qui, comme par avance, permettent d’affronter la crise de l’historicité contemporaine, et ce que l’on pourrait appeler le refoulement postmoderne de l’histoire, tout en faisant droit à ce que les critiques des philosophies de l’histoire, et celles des périodisations classiques, ont de pertinent.

Si Gramsci peut constituer une aide précieuse pour répondre au postmodernisme, c’est d’abord parce qu’il partage avec ce dernier une certaine « sensibilité au multiple[23] ». Il est particulièrement attentif à la pluralité des éléments et acteurs historiques, et il se garde de tout essentialisme, en particulier économique. Il ne conçoit l’histoire ni à partir de structures simples ni à partir de sujets préconstitués. Pour lui, les structures et les événements historiques dépendent des rapports entre les multiples forces socio-politiques en présence, et, réciproquement, chacune de ces forces, tout en étant conditionnée économiquement, se forme au cours d’un processus historique de lutte où l’activité d’organisation politico-idéologique joue un rôle décisif. Ces raisons permettent de comprendre pourquoi Laclau et Mouffe ont pu tenter de présenter Gramsci comme un précurseur, sinon du postmodernisme, du moins de leur projet « postmarxiste[24] ». Ce projet consiste à éliminer du marxisme tout ce qui relèverait de la philosophie de l’histoire (déterministe ou téléologique), en premier lieu l’étapisme (la succession réglée a priori des modes de production et des classes fondamentales qui leur correspondent) et l’essentialisme économique (la définition de l’identité des sujets collectifs par leurs caractéristiques économiques). Cela aboutit à nier radicalement toute nécessité historique, ainsi que la possibilité de penser l’espace social comme une totalité unifiée. Laclau et Mouffe soutiennent l’irréductible pluralité des acteurs socio-politiques et l’indépassable précarité de leurs identités, dans la mesure où les identités des acteurs collectifs sont intégralement définies par leurs rapports mutuels – de différenciation, d’opposition, d’alliance ou d’hégémonie –, contingents et toujours susceptibles d’être modifiés[25]. En interprétant Gramsci comme le précurseur le plus avancé de leur théorie, Laclau et Mouffe mettent en évidence à juste titre son attention au multiple, mais ils laissent de côté son effort tout aussi marqué pour penser la consistance du processus historique. En effet, Gramsci ne voit pas l’histoire comme « une série discontinue de formations hégémoniques ou de bloc historiques[26] », c’est-à-dire comme la succession parfaitement contingente de différentes configurations de rapports entre les acteurs politiques – rapports qui redéfiniraient à chaque fois intégralement leurs identités. Au contraire, il fait droit aux régularités immanentes à la série des événements et des situations (ou configurations de rapports de forces), et pense les continuités partielles du processus historique et la cohérence relative de chacune des époques. De même, il reste marxiste – et non « postmarxiste » – dans la mesure où il n’abstrait pas les acteurs politiques de leurs conditions économiques.

Comment comprendre que les réflexions gramsciennes semblent intégrer des éléments qui seront au cœur du postmarxisme ou du postmodernisme, tout en dépassant certaines de leurs limites ? On peut évoquer deux raisons. La première est peut-être que la pensée de Gramsci s’est construite dans un rapport intime et critique avec celle du libéral Benedetto Croce, qui a pu être décrite comme l’une des premières philosophies « postmarxistes[27] ». Croce, après avoir frayé avec le marxisme durant sa jeunesse, sous l’influence d’Antonio Labriola, en était rapidement venu à défendre des positions révisionnistes (refusant la théorie de la valeur, la détermination en dernière instance par l’économie, etc.)[28], et a par la suite développé sa propre conception, l’« historicisme absolu ». Il s’agissait pour lui de libérer l’histoire de tout carcan extérieur – transcendant – qu’on pourrait lui imposer : cause première, fin dernière, logique abstraite ou schéma a priori régissant son cours. Il rejette ainsi toute philosophie de l’histoire, et affirme la singularité absolue de chaque situation historique concrète[29]. Comme Croce, Gramsci fait droit à la singularité historique, et reprend d’ailleurs à son compte l’expression d’« historicisme absolu » ; mais il cherche également à restituer ce qu’il y a de structuré dans le processus historique, l’unité relative des époques et la logique immanente à leur succession.

Si la pensée de Gramsci est pertinente face au défi postmoderne, c’est peut-être aussi car il était lui-même confronté à une crise de la modernité[30]. Il diagnostique une crise organique, ou crise de l’hégémonie bourgeoise, qui est particulièrement intense après la Première Guerre mondiale, et dont la prise du pouvoir par les fascistes est un symptôme. Cette crise s’accompagne en particulier d’un bouleversement des représentations de l’histoire comme progrès. Toutefois, certaines des tendances immanentes à l’époque moderne semblent poursuivre leur développement, l’américanisme attestant ainsi que le dynamisme technico-économique du capitalisme n’est pas épuisé. Par ailleurs, la Révolution d’Octobre et l’élan qu’elle a donné aux luttes des dominés ouvrent l’horizon de l’émancipation des subalternes dans une société à la fois égalitaire et concrètement démocratique. La crise multiforme de la modernité correspond ainsi à la possibilité, et donc à la tâche, d’en réaliser les promesses. Contre une croyance dogmatique dans le progrès, Gramsci en est venu à concevoir la situation dont il est le contemporain comme déchirée entre plusieurs alternatives historiques, et, contre une compréhension naïve de la modernité, il l’a pensée d’une manière complexe et problématique, mais sans pour autant abandonner l’espoir de faire triompher un progrès véritable[31].


Notes

 

[1] Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire [1953], Paris, Gallimard, 2002.

 

[2] Karl Popper, Misère de l’historicisme [1944-45], Paris, Plon, 1956.

 

[3] Hannah Arendt, « Le concept d’histoire : antique et moderne » [1958], in La crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, 2015, p. 58-120.

 

[4] Michel Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire » [1967], in Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 1, p. 585‑600.

 

[5] La table des matières de l’ouvrage est disponible par ce lien.

 

[6] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7.

 

[7] Ibid., p. 11.

 

[8] Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], Paris, Éditions de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007, p. 18.

 

[9] Ibid., p. 17.

 

[10] Ibid., p. 17, p. 63, p. 431.

 

[11] Ibid., p. 459.

 

[12] Ibid., p. 474.

 

[13] Ibid., p. 55.

 

[14] Ibid., p. 58.

 

[15] Ce diagnostic est proche de celui de François Hartog, qui oppose le « présentisme » contemporain au « régime d’historicité » (manière dont les catégories de présent, passé et futur sont combinées, qui constitue la conscience de soi temporelle d’une communauté) futuriste, polarisé par l’attente du nouveau, qui caractérisait l’époque moderne, bornée par les dates symboliques de 1789 et de 1989 (Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003).

 

[16] Mike Savage, « Against Epochalism : An Analysis of Conceptions of Change in British Sociology », Cultural Sociology, vol. 3, no 2, juillet 2009, p. 218. Savage parle d’« épocalisme » pour désigner ce schéma, dont il analyse la prédominance dans les sciences sociales en Grande-Bretagne.

 

[17] Fredric Jameson, Le Postmodernisme…op. cit., p. 17.

 

[18] Ibid., p. 19.

 

[19] Ibid., p. 39.

 

[20] Ibid.

 

[21] Cette présence chez Jameson de Gramsci (via Williams) est une exception : c’est « le penseur du marxisme occidental dont Jameson s’est le moins inspiré » (Perry Anderson, Les origines de la postmodernité [1998], Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 102-103). Pour la lecture de l’hégémonie par Williams, qui s’intéresse principalement à sa dimension culturelle, voir Raymond Williams, Marxism and Litterature, Oxford University Press, 1977, « Hegemony », p. 108‑114.

 

[22] Ibid., p. 550, p. 36, p. 474.

 

[23] Leonardo Domenici, « Unificazione politica e pluralità del reale nei Quaderni del carcere », Critica marxista, 1989, no 5 (septembre-octobre), p. 75.

 

[24] Voir Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale [1985], Paris, Les Solitaires intempestifs, 2009 p. 20-21.

 

[25] Laclau et Mouffe font référence à Saussure, chez qui la définition d’un mot dérive de ses différences aux autres, pour penser le primat des relations sur les identités.

 

[26] Ibid., p. 147.

 

[27] Eric Hobsbawm, L’ère des empires. 1875-1914 [1987], Paris, Fayard, 1989, p. 345.

 

[28] Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste [1900], Paris, Giard et Brière, 1901.

 

[29] Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie [1917], Genève, Droz, 1968, chap. 4 « Genèse et dissolution idéale de la “philosophie de l’Histoire” », p. 45-56.

 

[30] Je me permets de renvoyer à Yohann Douet, « Affronter la crise de la modernité. Hégémonie et sens de l’histoire chez Antonio Gramsci »Actuel Marx, no 68, 2020/2, p. 175-192.

 

[31] Pour les différentes significations que prend la notion de progrès chez Gramsci, voir infra, p. 281-282.

 

Notes annexes sur les élections Françaises et le NPA

19 avril 2022, par CAP-NCS
Le 8 novembre 2020, Jean-Luc Mélenchon proclamait dans TF1 : « J’ai un programme, une équipe prête à gouverner. 2022 est l’heure du changement. La société est dans une impasse. (…)

Le 8 novembre 2020, Jean-Luc Mélenchon proclamait dans TF1 : « J’ai un programme, une équipe prête à gouverner. 2022 est l’heure du changement. La société est dans une impasse. (…) Nous avons les moyens d’innover, de faire les choses différemment, d’abolir la monarchie présidentielle. (…) Je suis un pôle de stabilité. » Et à partir de là, il a mis en branle toute la machine électorale de la France Insoumise (FI). La condition qu’il s’est imposée pour être candidat était d’amener 150 000 personnes à soutenir sa candidature. Un chiffre qui a été dépassé sans problème en quelques jours.

Et donc, dans un contexte de montée de la vie politique de droite, avec un gouvernement Macron récupérant des pans entiers de l’agenda de l’extrême droite, avec des mobilisations comme celles de la police en juin 2020, soutenues par toutes les forces institutionnelles – de l’extrême droite au PCF – à l’exception de la FI, et au milieu de graves difficultés pour les mouvements sociaux (aggravés par la pandémie), J. L. Mélenchon, malgré le fait que les sondages plaçaient toutes les forces de gauche à des niveaux historiquement bas (Mélenchon était autour des deux chiffres), a rejeté dans un revers toute possibilité d’une approche unitaire des élections.

Partant du fait qu’il était le candidat le mieux placé à gauche, il a choisi de jouer la carte pour se présenter comme l’alternative qui pourrait empêcher Le Pen d’atteindre le second tour. Et si au début de la campagne les sondages le plaçaient loin de relever le défi, sa campagne a été couronnée de succès : avec un programme antilibéral radical, avec des évolutions positives en termes de discrimination raciale, d’immigration ou de crise climatique, la mise en place de l’initiative parlementaire pour la campagne unité populaire[1] et avec une campagne très active, visant les quartiers populaires et les secteurs les plus touchés par les politiques discriminatoires de Macron. Les pourcentages obtenus dans les quartiers populaires, la jeunesse, ou les Antilles, etc., montrent que la France Insoumise a réussi à monopoliser la base électorale de pratiquement tous les partis de gauche et à être perçue comme un véritable rempart contre l’extrême droite. En fin de compte, les votes obtenus en font le meilleur résultat qu’une force de gauche radicale ait obtenu ces dernières années.

Quoi qu’il en soit, rester aux portes du second tour en l’absence de 420 000 voix laisse en suspens la question de savoir si le fait d’avoir soulevé une campagne plus inclusive et moins hégémonique, d’avoir œuvré pour un accord plus large n’aurait pas permis de briser ce plafond de verre.

La campagne du NPA (L’Anticapitaliste – NPA (nouveaupartianticapitaliste.org)) doit être comprise dans ce contexte : la proclamation de la candidature de Mélenchon a bloqué toute possibilité de travailler pour une proposition unitaire et forcé la présentation d’une candidature propre. Ainsi, bien qu’en son sein il y ait eu un courant qui préconisait de participer à la campagne électorale sans présenter de candidature, le NPA a décidé de se présenter aux élections. Il est vrai que faire campagne sans candidat semblait quelque peu difficile, étant donné le poids que l’existence de la candidature acquiert du point de vue politique et médiatique, sans lequel le NPA aurait été totalement absent dans cette période de campagne électorale.

Une campagne dans laquelle la candidature de Poutou lui a permis de placer dans le débat la nécessité d’organiser la résistance et la révolte à partir d’une réponse politique unitaire au-delà du résultat de ces élections et au-delà du champ électoral. Cela a également permis au NPA de développer une vaste campagne politique par le biais d’événements publics et de rassemblements, ainsi que par sa présence médiatique, ce qui n’aurait pas été possible autrement. Une campagne radicale, avec un programme anticapitaliste bien développé, où il manquait un message clair que dans le contexte actuel, l’unité de la gauche antilibérale et antifasciste n’est pas seulement nécessaire dans la rue, mais aussi dans les urnes. Parce qu’en fin de compte, le 10 avril, la bataille politique se jouait dans les urnes et le défi d’empêcher Le Pen d’atteindre le second tour n’était pas pecata minuta. Comment y parvenir sans une politique unitaire dans le domaine électoral ?

Par conséquent, lorsqu’il s’agit de faire le point, il est logique de se demander si cette bataille pour l’unité autour du vote (ce n’est pas le moment de discuter de la formule) n’aurait pas dû constituer un axe de la campagne du NPA. Pour deux raisons : premièrement, parce qu’il répondait à l’urgence politique du moment ; et deuxièmement, parce que c’était une préoccupation qui a largement submergé l’esprit du peuple de gauche et que la campagne a offert au NPA la possibilité de se connecter avec ces secteurs, au-delà de sa propre base électorale. Certes, la plus grande responsabilité de l’absence de dynamique électorale unitaire n’incombait pas au NPA, mais, en même temps, le NPA ne pouvait rester inconscient de cette préoccupation, qui est ce qui a motivé le vote utile pour Mélenchon dans cette campagne.

Au-delà de cela et en ce qui concerne le développement de la campagne, le NPA s’est bien développé, avec une campagne dynamique, avec un programme bien élaboré, répondant programmatiquement aux urgences de la période et prêt à travailler dans une perspective qui dépasse ses propres frontières pour avancer dans la construction d’un outil nécessaire pour répondre aux besoins politiques des exploités et des opprimés. Son écho médiatique a dépassé celui de 2017 et la fréquentation de ses rassemblements a été supérieure à la campagne précédente et à ce qui était attendu par le NPA lui-même: des salles débordantes et même avec des gens qui suivent le rassemblement dans la rue, avec une présence principalement de jeunes.

Cependant, la campagne a laissé entrevoir une difficulté face au résultat final : de nombreuses personnes qui pourraient être reconnues dans la proposition du NPA ont montré en même temps leur volonté de voter pour Mélenchon au premier tour pour empêcher Le Pen de passer le second. C’est ce qui explique la contradiction entre un plus grand écho de cette campagne, une plus grande audience de son message politique et la perte de votes lors du dépouillement final.

Comme en 2017, dans les derniers jours de la campagne, le débat a émergé sur la question de savoir si le NPA aurait dû appeler le candidat de la FI à voter face à l’attraction de ces derniers jours. Disons une forte attraction. Comme bouton d’échantillonnage, deux exemples: le premier, à Saine Saint-Denis où il y avait des écoles qui ont dû fermer une heure et demie plus tard que l’heure prévue en raison de l’afflux du public aux urnes; la seconde, à Montreuil, où malgré le fait que le maire Bessac (élu en 2020 avec plus de 50% au premier tour) a soutenu la candidature du PCF et a fait une campagne abondante en sa faveur, la candidature de Mélenchon a obtenu 50% des voix contre 3% du candidat soutenu par Bessac.

Sans aucun doute, et pour ne pas nous embrouiller dans le débat, un retrait du vote NPA n’aurait pas résolu la défaite de Mélenchon. En fait, Mélenchon a déjà traîné tous les votes que le NPA aurait pu lui donner sans avoir besoin de ce retrait. Mais, un geste du NPA dans ce sens lui aurait permis de s’inscrire dans la dynamique large et populaire pour empêcher Le Pen d’aller au second tour. Ce qui n’est pas un facteur négligeable. La question est donc de savoir comment le NPA n’a pas perçu ces facteurs, alors que même en son sein, certaines voix ont soulevé cette possibilité.

Le plus que l’on puisse penser, c’est que deux jours après le dépouillement, les sondages supposaient que Mélenchon ne pouvait pas dépasser les 2,5 millions de voix qui le séparaient de Le Pen et dans ces conditions (avec 1% prévu pour le NPA) il semblait logique d’opter car le 10 le pôle qui réfléchissait à la manière de répondre au lendemain des élections et au-delà du cadre électoral, sont sortis aussi renforcés que possible; parce que – et il faut éviter de ne pas l’oublier – la FI suit fondamentalement une machine électorale, sans aucune orientation pour construire une force d’action.

Le problème, c’est que les sondages n’étaient pas le reflet que ce qui était cuit dans l’électorat… Et face à l’échec des sondages, le seul antidote est de donner une intention au tissu social dans lequel s’insère l’activité du parti. Un antidote qui, visiblement, ne comptait pas pour le NPA.

En regardant vers l’avenir, et face au second tour, la situation qui s’ouvre est compliquée. La confrontation Macron-Le Pen se déroule dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’en 2017. Il y a cinq ans, Macron et Le Pen incarnaient la confrontation entre un outsider, venu renouveler la vie politique du pays, et l’extrême droite. Les 24 suivants de la confrontation est celle d’un président qui a développé une politique très agressive contre tous les secteurs, qui a réussi à activer la révolte dans tout le pays, particulièrement détesté par de larges secteurs populaires et une extrême droite qui développe une bonne campagne pour capitaliser sur cette haine, au point que cela peut se traduire par des secteurs populaires votant au premier tour. décider de se débarrasser de Macron dans la seconde… voter pour Le Pen.

D’où une réelle difficulté à définir le slogan électoral (comme l’ont fait le PS, EELV et pcF, dans le cadre d’un terrible pacte républicain qui est un alignement presque sans critique après Macron). Dès le départ, tant les syndicats que des secteurs importants du mouvement associatif et de la FI comme le NPA, ont opté pour le « non au vote pour Le Pen », afin de ne pas entrer en conflit avec les secteurs populaires avec les veines ouvertes par la politique de Macron. Mais il n’est pas clair que ce slogan soit suffisant : le problème est que la seule façon de se débarrasser de Le Pen est que Macron obtienne une majorité le 24. A la recherche de références historiques, en 2002, la LCR – avant un second tour entre le gaulliste Chirac et le candidat fn – a choisi d’utiliser la formule : « Vaincre le FN dans la rue et dans les urnes », dans le but non seulement qu’il soit défait dans le calcul, mais que la défaite soit encombrante. Un critère qui correspond bien aux défis du moment, car s’il est vrai qu’une défaite à part entière de Marine Le Pen au second tour permet de se préparer à affronter Macron le lendemain, à l’inverse il n’en va pas de même : une victoire de l’extrême droite au second tour constituerait une défaite non seulement pour Macron, mais pour l’ensemble du mouvement ouvrier et des secteurs populaires.

Dans tous les cas, tout indique que la position de vote finale sera prise dans les jours précédents. Alors qu’il y a un énorme travail de pédagogie politique à mener au niveau de la rue pour empêcher tout vote des secteurs populaires qui ont voté à gauche d’aller à Le Pen. Un travail ardu et qui, le 16, dans lequel s’appelle une mobilisation unitaire contre le racisme et l’extrême droite, a un premier test.

A partir du 24, l’urgence principale sera de construire un front antifasciste et anti-néolibéral pour préparer dans les meilleures conditions les élections législatives de juin. La déclaration du NPA va dans ce sens, mais incontestablement la responsabilité de Mélenchon et de la FI dans cette tâche est énorme, et bien que les premières déclarations de Manuel Bompard, annonçant hier que « Nous sommes favorables à un regroupement autour du programme que Jean-Luc Mélenchon a mené aux élections présidentielles et autour des résultats du premier tour », Faisant à nouveau allusion à une position hégémonique de la FI, la lettre adressée à EELV, le 14 avril, avance une proposition plus ouverte : travailler à construire une majorité parlementaire ou une opposition unitaire, « sans aucune volonté hégémonique ». Proposition qu’ils transfèrent également « à la fois aux partis et aux groupes et aux personnalités et groupes qui le composent et qui pourraient vouloir le rejoindre ». Reste à savoir ce que cette initiative signée par Adrien Quatennens, coordinateur de France insoumise, Mathilde Panot, présidente du groupe France insoumise à l’Assemblée nationale, Aurélie Trouvé, présidente du Parlement de l’Union populaire et Manuel Bompard, président de la délégation de la France insoumise au Parlement européen.

Enfin, et en regardant vers l’avenir, l’enjeu est d’articuler les médiations nécessaires pour faire avancer la « reconstruction d’une gauche combative, une large force anticapitaliste capable de rassembler ceux qui souhaitent changer radicalement ce système, comme le dit la profession de foi pour les élections du NPA.

Traduction NCS via Google

Le parcours du combattant du Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants

19 avril 2022, par CAP-NCS
À cœur ouvert avec Mostafa Henaway, Éric Shragge, Noémie Beauvais, Viviana Medina et Cheoki Yoon du CRI et Pierre Beaudet des Nouveaux Cahiers du socialisme Le Centre des (…)

À cœur ouvert avec Mostafa Henaway, Éric Shragge, Noémie Beauvais, Viviana Medina et Cheoki Yoon du CRI et Pierre Beaudet des Nouveaux Cahiers du socialisme

Le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) est devenu avec les années une organisation structurée et structurante au Québec, sur la « ligne de front » de la lutte des travailleurs et travailleuses immigrants. Il a joué un rôle considérable dans des campagnes nationales comme celle sur le salaire minimum notamment[1]. Il agit sur plusieurs dossiers simultanément : travail communautaire, aide aux personnes en difficulté, campagnes de syndicalisation, plaidoyers auprès des gouvernements, éducation populaire. Dans leur local sur la rue Van Horne à Montréal, l’activité est intense autour d’une très petite équipe de personnes permanentes, et aussi avec l’apport précieux de nombreux militants et militantes bénévoles. La rencontre a eu lieu le 31 août 2021.

NCS – Comment le CTI a-t-il commencé ?

L’idée a germé dans les années 1990 à partir des luttes dans les usines de vêtements, les « sweatshops » comme on dit, où on retrouve de bas salaires, des conditions de travail éprouvantes et une concentration de travailleuses et travailleurs immigrants. Plusieurs travailleurs d’origine philippine voulaient amener leur syndicat (UNITE HERE) à être plus revendicateur, plus militant. Le personnel de ce syndicat était davantage intéressé à vendre des cartes d’adhésion, à signer une convention collective, sans donner un soutien régulier à l’organisation locale. Avec l’aide de Malcolm Guy et de Roger Rashi, on a entrepris des discussions dans le but de créer un espace pour des travailleurs immigrants où ils pourraient se parler et développer des stratégies en sécurité. Et c’est ainsi que le CTI a été mis sur pied en 2001.

NCS – Malgré les difficultés, le rapport avec les syndicats a continué…

Le syndicat des Travailleurs canadiens de l’automobile (aujourd’hui UNIFOR) nous a offert une aide financière généreuse, ce qui a nous a permis d’avoir une petite infrastructure. Pour les organisations syndicales, il est objectivement difficile de s’investir auprès de petits regroupements d’ouvriers, peu payés, très précaires. Ce travail d’organisation, toujours à recommencer, implique des coûts qui dépassent souvent la capacité des syndicats. Il était donc, et il est encore à leur avantage de passer le relais à des groupes indépendants comme le CTI qu’ils appuient dans la mesure du possible. Dans un sens, notre travail et celui des syndicats sont complémentaires. En organisant les travailleurs immigrants, en défendant leurs droits, en poussant le système, on met en place les conditions qui éventuellement vont faciliter leur syndicalisation.

NCS – Le CTI agit un peu comme un groupe communautaire…

Eric Shragge, un vétéran du mouvement communautaire au Québec, nous a aidés en nous initiant à l’approche de l’action communautaire. L’équipe du centre a développé des interactions entre l’approche centrée sur l’individu et l’approche collective. Par exemple, il faut s’occuper des personnes, les aider, presque cas par cas. Les immigrants qui arrivent dans nos bureaux sont démunis, intimidés par les appareils bureaucratiques. Souvent, ils ne connaissent pas les règles et les lois. Ils gardent constamment une crainte au fond d’eux-mêmes, jusqu’à ce que leur statut soit établi une fois pour toutes, ce qui peut prendre des années. Alors le CTI les aide un par un, une par une, du mieux qu’il peut, toujours avec la préoccupation de faire les liens avec les campagnes et l’action collective.

NCS – Cela s’est fait en collaboration avec des groupes d’entraide immigrants déjà établis…

Les Philippins, bien présents dans les usines de vêtements et dans le secteur de l’aide domestique, avaient mis en place des structures, comme le groupe PINAY, un organisme à but non lucratif pour les femmes philippines immigrantes, qui effectue un travail admirable, et dont la mission est d’autonomiser les femmes, en particulier les travailleuses domestiques, et de les amener à se battre pour faire valoir leurs droits et leur bien-être.

NCS – Votre travail auprès des travailleurs et travailleuses des « sweatshops » vous a fait connaître, mais aujourd’hui, les conditions ont changé…

D’abord, il y a eu une importante délocalisation dans le secteur du vêtement notamment, comme Gildan qui a déménagé ses usines au Honduras. Autrement, les embauches dans les usines se font maintenant par des agences qui agissent comme intermédiaires entre les travailleurs et les entreprises. De cette manière, celles-ci ne sont plus « responsables », les agences leur permettent de se déresponsabiliser.

NCS – Cette présence des agences est maintenant fortement répandue…

Cela fait tellement l’affaire des employeurs, même si, dans plusieurs cas, le recours à l’agence coûte plus cher que si les travailleurs étaient directement à leur emploi. Les employeurs préfèrent ce système parce qu’il maintient la main-d’œuvre dans un état de constante précarité. Les agences se retrouvent maintenant partout, dans tous les secteurs, la santé et les soins pour les personnes en perte d’autonomie, comme on l’a constaté durant la pandémie dans les CHSLD. Elles sont présentes également dans des secteurs technologiques, comme dans les emplois de monteurs de ligne (chez Vidéotron et Bell, pour ne pas les nommer), où les travailleurs, souvent originaires du Maghreb, détenteurs de diplômes de technicien ou même d’ingénieur mais non reconnus au Québec, sont forcés de travailler dans des conditions médiocres, une situation qui découle souvent du statut de travailleur étranger temporaire. Les agences sont omniprésentes dans l’agriculture, l’entretien, les entrepôts, l’aménagement extérieur, l’alimentation; dans les métiers industriels spécialisés également tels les soudeurs, les machinistes, etc., où on retrouve beaucoup d’immigrants.

NCS – La présence de ces agences doit compliquer l’organisation des travailleuses et travailleurs immigrants ?

La précarité et la mobilité qui caractérisent le travail pour les agences rendent effectivement la tâche difficile. De plus, dans ces agences, les travailleuses et les travailleurs migrants possèdent des statuts variés. Certains ont le statut de résident, d’autres sont en attente, beaucoup sont sans-papiers. Les plus précaires sont les réfugié·e·s. Les agences, de connivence avec les entreprises, trouvent des moyens pour les embaucher en dehors des règlements en vigueur. C’est pour cela que le CTI a créé une clinique légale, où des juristes compétents ont pour tâche de démêler les dossiers compliqués que la bureaucratie de l’immigration transforme parfois en cauchemars pour les personnes concernées.

NCS – Les femmes sont souvent encore plus pénalisées que les hommes…

C’est un peu partout pareil, mais en ce qui concerne les travailleuses immigrées, la précarité, les bas salaires et les mauvaises conditions frappent plus fort. On n’a qu’à penser aux travailleuses domestiques dont plusieurs arrivent ici avec le statut de travailleuse temporaire, lié à un seul employeur, et sans recours si un conflit survient entre celui-ci et la travailleuse. On a quand même gagné quelques batailles en poursuivant des employeurs et en faisant appel à la Commission des droits de la personne. Des femmes très courageuses, constamment menacées de déportation, ont mené ces batailles gagnantes.

NCS – Récemment, le CTI a mené une grosse campagne sur les conditions dans les entrepôts.

On compte pas moins de 15 000 travailleurs et travailleuses dans les entrepôts de la région métropolitaine de Montréal en 2011[2], dont plus de 4200 sont à forfait pour des agences de placement. C’est devenu énorme, dans le sillon de la mondialisation qui délocalise la production et érige de puissants systèmes de transport dont le bout de la ligne est constitué d’entrepôts construits dans de grands centres de tri proches des installations portuaires ou ferroviaires. Dans les 366 établissements de ce secteur, l’emploi a augmenté de 39 % depuis 2001. C’est là où on trouve un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs immigrants dont les salaires et les conditions de travail se situent au bas de l’échelle.

NCS – Tout cela est encouragé par les autorités étatiques…

Dans la logique des accords de libre-échange, les trois paliers de gouvernement ont décidé de joindre leurs efforts pour faire de Montréal une grande plaque tournante logistique capable de concurrencer Toronto, Chicago, Los Angeles. Montréal International, mandaté par les gouvernements provincial et fédéral ainsi que par la municipalité, grossit les projets d’installations afin de rendre accessibles le plus d’espaces possible, comme on en voit de plus en plus autour de Dorval et jusqu’à Vaudreuil-Soulanges à l’ouest[3]. Selon le chercheur Xavier Leloup de l’Institut national de recherche scientifique, « la situation économique de Montréal repose au moins en partie sur la disponibilité d’une main-d’œuvre flexible, prête à travailler pour des revenus inférieurs[4] ». Ainsi, la transition vers un modèle industriel fordiste a engendré des changements du marché du travail se caractérisant par l’affaiblissement du taux de syndicalisation, la croissance de l’emploi temporaire par l’entremise d’agences de placement et la performance à outrance. Les études démontrent que, malgré la constance du nombre de salarié·e·s à Montréal, le taux de pauvreté a augmenté de 30 % entre 2001 et 2012. Pour Leloup, ces conditions sont au cœur de la croissance de la logistique et du transport à Montréal sous l’égide de la revitalisation économique.

NCS – L’entreprise Dollarama occupe une place importante dans cet écosystème…

Elle gère de très gros entrepôts où plus de 90 % de la main-d’œuvre est immigrante. Alors que Dollarama rapporte qu’elle n’emploie que 200 personnes dans ses entrepôts et centres de distribution, le nombre réel de personnes indirectement embauchées pour travailler dans ces lieux se compte en milliers. À l’origine une entreprise familiale à Montréal autour de l’entrepreneur Larry Rossy, Dollorama est devenue aujourd’hui une firme multinationale ayant plus de 1000 filiales partout en Amérique du Nord[5] et des actifs déclarés de près de quatre milliards de dollars[6]. Quelques faits saillants sont ressortis de notre enquête réalisée auprès des travailleurs et travailleuses de Dollarama[7] :

  • La majorité des employé·e·s sont des hommes venus d’Haïti et du Nigéria.
  • La majorité des travailleurs est employée par les agences.
  • Le salaire minimum n’est pas toujours respecté et en général les salaires oscillent entre 12 et 15 dollars l’heure. 60 % des travailleurs employés par les agences sont moins payés que les employés réguliers. 40 % des travailleurs ne bénéficient pas de congés payés ni de congés pour cause de maladie.
  • Le travail en général est lourd et pénible. Il faut soulever et transporter des marchandises. Les patrons ont mis en place des systèmes informatiques pour surveiller chaque geste et intensifier les cadences.
  • Les horaires sont variables, les travailleurs sont requis d’être disponibles en tout temps.
  • 40 % des employés affirment n’avoir reçu aucune formation en matière de santé et de sécurité au travail. 25 % ont été victimes d’accidents de travail.

Quand la pandémie a éclaté, Dollarama ne fournissait aucun équipement de protection, même pas de masques. L’Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP) a dénoncé cette situation sur la place publique et, finalement, la compagnie a cédé. Nos amis de plusieurs syndicats sont intervenus à l’assemblée annuelle des actionnaires de Dollarama en juin dernier[8].

NCS – L’exemple de Dollarama laisse penser qu’on peut remporter des victoires, même dans des conditions aussi difficiles…

Il importe de dire que des campagnes très vigoureuses pour améliorer les conditions des travailleuses et des travailleurs dans les entrepôts sont en cours dans le monde. Les géants comme Amazon (876 000 personnes dans le monde) et Walmart sont bien connus pour surexploiter une main-d’œuvre majoritairement féminine et immigrante, mais les gens s’organisent aux États-Unis, en France, en Pologne. On voit donc que le vent change, au moins lentement…

NCS – Et au Québec ?

Ainsi, l’ATTAP (une association organisée par le CTI) a joué un rôle de premier plan dans le processus d’adoption en 2018 du projet de loi 176 du gouvernement Couillard qui, pour la première fois en droit du travail québécois, encadre certains des problèmes émergeant avec les agences de placement. Parmi les réformes qui améliorent les conditions de travail liées aux agences, on compte l’équité salariale pour les journalières et les journaliers de sorte qu’elles et ils ne puissent plus être embauchés comme « main-d’œuvre à rabais » ; une coresponsabilité de l’agence et de l’entreprise cliente en matière de rémunération, afin d’assurer que les salaires impayés soient effectivement remboursés ; l’obligation pour les agences de s’inscrire auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST). Une plainte formelle auprès de cet organisme gouvernemental peut entraîner pour l’agence la perte de sa licence commerciale. Certes, ces réformes ne sont qu’un premier pas.

NCS – Bref, des avancées partielles sont envisageables, mais le problème structurel demeure…

La croissance phénoménale des entrepôts, du précariat, des agences de placement, n’est pas un hasard. Elle s’inscrit en plein dans le capitalisme d’aujourd’hui. On serait naïf de penser que c’est un épiphénomène ou une situation qui va se résorber. Avec cette économie mondialisée, le rapport de forces est nettement passé du côté des employeurs. Malgré cela, la lutte, comme on le dit souvent, paie. Une dimension intéressante de cette lutte a été et demeure celle d’amener cette situation intolérable dans la rue, sur la place publique. Avec nos amis du monde communautaire et des syndicats, on a réussi à faire sortir le chat du sac. Car dans la shop, si on peut dire, l’organisation progresse difficilement, vu le précariat, le roulement de personnel, les craintes des gens qui y travaillent, etc.

NCS – Il faudra des changements politiques…

Le capitalisme « sauvage » qui s’exprime par les conditions de travail évoquées dans cette discussion doit être affronté, il n’y pas vraiment d’autres possibilités. Pour le CTI, le problème est systémique et la solution est systémique. Outre l’amélioration des conditions de travail, nos stratégies visent à renforcer le pouvoir des travailleurs et des travailleuses par l’organisation collective. Ce n’est évidemment pas seuls que nous allons régler le problème ! Notre travail a donc pour but de participer à une tâche longue et complexe d’éducation populaire. Les personnes immigrantes qui nous fréquentent comprennent davantage les enjeux en réalisant que leurs problèmes ne sont pas individuels. Tout cela se fait en réseau, avec des alliances, où le CIT, par son travail acharné, trouve sa place. C’est encore plus vrai qu’auparavant, d’autant plus que le CTI a maintenant des affiliés dans la région de Québec, au Saguenay, dans le Bas-du-Fleuve. Le message passe !


  1. Voir à ce sujet, Cheolki Yoon et Jorge Frozzini « La bataille des 15 dollars de l’heure. L’expérience du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, automne 2018.
  2. Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et Association des travailleurs et travailleuses d’agences de placement (ATTAP), Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019.
  3. En 2015, le gouvernement Couillard a alloué 400 millions de dollars à ce secteur avec une autre tranche de 100 millions pour l’amélioration des infrastructures (ports, aéroports, routes, etc.). Les entreprises par ailleurs bénéficient d’une fiscalité très avantageuse, ainsi que de subventions à l’emploi. Récemment, un mégaprojet de construction d’infrastructures pour stocker et déplacer des marchandises, Ray-Mont Logistiques, a été proposé dans l’Est de Montréal sur des terres qui appartenaient au CN. La Chambre de commerce pousse évidemment très fort pour que cela survienne. Il y a aussi une forte opposition populaire.
  4. Xavier Leloup, Florence Desrochers et Damaris Rose, Les travailleurs pauvres dans la RMR de Montréal. Profil statistique et distribution spatiale, Montréal, INRS-Centre Urbanisation Culture Société et Centraide du Grand Montréal, 2016.
  5. Depuis 2004, la famille Rossy a vendu la majorité des actions de l’entreprise à Bain Capital LLC, une firme de Boston spécialisée en capital-investissement, capital de risque, crédit et gestion alternative (hedge fund).
  6. Chiffres partiels pour 2021.
  7. Le CTI en collaboration avec l’ATTAP a mené une enquête sur les conditions de travail dans les entrepôts : Commission sur le travail dans les entrepôts de Montréal, 2019, op. cit., <https://iwc-cti.ca/wp-content/uploads/2021/01/Rapport_CTI_final_FR.pdf>.
  8. CTI, Résolution revendiquant la protection des droits de la personne à Dollarama déposée à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de Dollarama, communiqué, 8 juin 2021.

 

La crise du gouvernement du Parti Québécois1

18 avril 2022, par CAP-NCS
Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous (…)

Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous les pays capitalistes, sont dans une tempête. Le capitalisme mondial mis à mal par les luttes populaires et la résistance à l’impérialisme américain dans les années 1970 repart à l’offensive, d’où l’élaboration des politiques dites néolibérales, qui sont un véritable assaut contre les acquis arrachés par les couches populaires durant les « trente glorieuses ». La gauche pour sa part tente avec de grandes difficultés d’expliquer que la crise politique québécoise et canadienne s’inscrit dans une crise beaucoup plus large, qui est celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Les piteuses tentatives du gouvernement du PQ de « gérer la crise » par des politiques d’austérité copiées sur celles de l’administration Reagan aux États-Unis non seulement ne réussissent pas à restabiliser l’économie québécoise, mais elles se font au détriment des mêmes populations qui sont censées participer à la victoire du projet de souveraineté-association. Cherchez l’erreur !

Dans ce texte, Gilles Dostaler, qui enseigne alors au département d’économie de l’UQAM, livre une brillante analyse de cette crise structurelle qui explique clairement pourquoi le gouvernement du PQ « mène exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et que tous les gouvernements des pays capitalistes ». Il conclut que «la seule indépendance possible et réalisable au Québec implique une rupture avec le marché capitaliste nord-américain, non pas une plus grande intégration de ce marché. Elle ne pourra donc être réalisée que par un mouvement politique dont l’objectif est d’abord l’instauration du socialisme ». (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Il n’y a pas de conjoncture économique ou, plus exactement, il n’y a pas de conjoncture qu’économique, au sens que prend aujourd’hui le mot économie, car ce mot renvoie, dans le discours dominant, à un mécanisme naturel dont les lois s’imposeraient aux hommes, contraignant leurs choix. Il fut un temps où Dieu exerçait cette contrainte et où les prêtres en étaient les interprètes et modelaient l’idéologie dominante. Ce rôle est aujourd’hui tenu par les économistes, théoriciens des contraintes que la rareté impose aux choix des hommes.

La conjoncture renvoie à l’ensemble des rapports de force en jeu dans une société, à un moment donné. Elle ne peut être comprise qu’au sujet de l’ensemble des dimensions sociales. L’évolution des « variables économiques », salaires, prix, profits, taux d’intérêt et taux de chômage renvoie aux luttes sociales, plus précisément aux luttes entre classes sociales, et non pas à une quelconque « loi naturelle ». La conjoncture est caractérisée par une tendance « dépressive » de la plupart de ces indices. Cette tendance renvoie à des phénomènes plus profonds, à d’importants bouleversements dans les pays capitalistes, à des luttes sociales qui ont imprimé une marque particulière aux années qui ont suivi la croissance économique d’après-guerre, quasi ininterrompue jusqu’en 1965.

C’est à quoi renvoie, de manière synthétique, le mot « crise », encore que ce mot tienne souvent lieu d’explication. Autant les économistes, hommes d’affaires et politiciens évitent-ils l’utilisation de ce terme suspect en lui préférant les expressions plus neutres de difficultés économiques, marasme, morosité, dépression ou – au pire – récession, autant le mot « crise » est-il galvaudé et tient-il lieu d’explication dans une certaine logomachie.

Il y a la crise et ce qu’on appelle les « mesures de crise de la bourgeoisie ». Au mieux, on relie cette réalité à une version mécaniste et simpliste de l’analyse marxiste du mouvement du taux de profit. De réalité complexe dont l’analyse constitue une urgence, la crise est devenue dans ce cas un slogan politique.

Dans la première partie de ce texte, nous caractériserons les indices et les symptômes de la crise actuelle des économies capitalistes, crise qui s’étend d’ailleurs désormais au monde dit socialiste. Nous ferons ensuite état des diverses analyses qui sont proposées des crises du capitalisme. Compte tenu des contraintes qu’impose le cadre d’un article, cette présentation sera laconique, se voulant surtout le point de départ de réflexions et de discussion2.

Nous examinerons enfin l’attitude du gouvernement actuel du Québec dans cette conjoncture, tel qu’il agit – ou tente d’agir – sur elle. Cette conjoncture sert de révélateur.

Il apparaîtra que le gouvernement du Québec, dans les limites de ses pouvoirs, gère cette situation comme tout gouvernement qui défend les intérêts des classes dominantes. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, parce qu’« on n’a pas le choix ». Ce n’est pas non plus par machiavélisme, ou par suite de la trahison d’un idéal « social-démocrate ». Cela découle de la nature même des rapports entre les classes sociales au Québec actuellement, et de la place du parti québécois dans cette configuration3. Nous indiquerons, en conclusion, dans quelle direction une autre issue à la crise pourrait être cherchée.

De la récession de 1974 à celle de 1979

Le monde capitaliste est en proie à des difficultés qui s’aggravent de semaine en semaine. L’état d’inquiétude que cette situation suscite se manifeste en particulier par la hausse phénoménale du prix de l’once d’or, passé de 230 $ au début de l’année à 442 $ le 2 octobre, sur le marché de Londres. Plus généralement, on assiste depuis l’été à une flambée spéculative des prix des métaux et d’autres matières premières. Il s’agit là des manifestations superficielles de phénomènes plus profonds. Dans son rapport annuel publié le 16 septembre, le Fonds monétaire international, après plusieurs autres organismes, prévoit pour les mois à venir un ralentissement de la croissance, une hausse des taux de chômage et une accélération de l’inflation dans tous les pays capitalistes, « développés » ou non. L’organisme, qui regroupe cent trente-six pays, dit douter des capacités des pays industrialisés à compenser par des politiques expansionnistes les effets de la récession qui se développe aux États-Unis.

Cette récession a commencé à se développer au deuxième trimestre, alors que le produit national brut en prix constants a baissé au taux annuel de 2.3% aux États-Unis. La hausse de 2.4 % enregistrée au troisième trimestre ne constitue manifestement qu’une accalmie. L’indice des prix à la consommation grimpe actuellement au rythme de 13 à 14 %. Le taux d’escompte de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a atteint le sommet historique de 12 % le 6 octobre, ce qui entraîne une hausse cumulative sans précédent de la structure des taux d’intérêt dont l’effet récessionniste se fera sans doute sentir brutalement. Signe des temps, la bourse de New York a connu le 9 octobre un « mardi noir », alors que les cours des actions ont baissé de 3 %. On commence à évoquer le spectre du krach boursier intervenu un fameux « jeudi noir », il y a maintenant un demi-siècle, en 1929.

Les effets de cette situation sur l’économie canadienne, dont plus de 70 % des exportations sont absorbées par les États-Unis, sont brutaux et immédiats. Le produit national brut en dollars constants a baissé au taux annuel de 2.7% au second trimestre 1979, après avoir connu une hausse de 6.4.% au premier trimestre. Ceci n’empêche pas l’accélération de l’inflation, l’indice des prix à la consommation ayant augmenté de 9.6 % entre septembre 1978 et septembre 1979. Comme d’habitude, le Canada se situe en haut de l’échelle des pays industrialisés en ce qui concerne les taux de chômage. Alors qu’il est de 5.8 % aux États-Unis en septembre, il est de 7.1% au Canada et de 9.1% au Québec. À la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, la Banque du Canada a réagi en portant le taux d’escompte au niveau record de 13 % le 9 octobre. La bourse de Toronto a réagi le même jour en connaissant la plus considérable chute des cours des actions de son histoire. Alors que cette mesure était destinée à protéger la valeur du dollar canadien, celui-ci est tombé une semaine plus tard sous la barre des 85 cents américains, pour la première fois depuis le mois de juin 1979. Nous assistons donc à une réédition des événements de 1974 et 1975. Rappelons que pour la première fois depuis la guerre, l’année 1974 avait vu se développer une véritable récession à l’échelle de l’ensemble des économies capitalistes. À une période de forte croissance, de spéculations intenses sur tous les marchés et d’accélération de l’inflation dans tous les pays avait succédé, à partir du premier semestre de 1974, une baisse de la production atteignant près de 15 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE jusqu’au milieu de 1975 et provoquant partout une hausse de chômage sans précédent depuis les années trente. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le commerce international se contractait de 10 %. Accumulation de stocks invendus, réduction massive des programmes d’investissements, baisse des revenus réels distribués, crises de liquidité, tous les symptômes de la grande crise de 1930 se trouvaient réunis, à des degrés divers selon les pays. Contrairement toutefois à ce qui s’était passé à partir du déclenchement de la baisse de production au deuxième trimestre de 1930, mouvement qui s’est poursuivi jusqu’au milieu de 1932, dès le milieu de 1975, la récession était interrompue et la croissance semblait vouloir reprendre dans la plupart des pays capitalistes. Cette reprise apparaît toutefois maintenant artificielle. Elle s’est manifestée par une augmentation des dépenses de consommation et des dépenses gouvernementales, mais une stagnation des investissements productifs . Elle est alimentée par un accroissement phénoménal de la dette des particuliers et de la dette publique, qui rend extrêmement fragile la structure financière de l’économie américaine devenue une véritable « économie de la dette ». Elle est liée d’autre part à la dévalorisation du dollar américain qui a contribué, en particulier, à ramener en 1978 le prix réel du pétrole à son niveau d’avant l’automne 1973. En réalité, dans la plupart des pays de l’OCDE, la croissance s’essouffle dès le milieu de 1976 ; au Canada, les taux de chômage ne cessent d’augmenter, passant de 6.9 % en 1975 à 8.4 % en 1978. Le sommet de Bonn, en juillet 1978, n’a été suivi d’aucun résultat concret5 . C’est ainsi que se sont accumulés, au milieu de l’année 1979, tous les signes avant-coureurs qui se trouvaient rassemblés à l’automne 1973 dont, en particulier, l’accélération – à des degrés divers selon les pays – des rythmes d’inflation6 .

Une crise qui s’approfondit depuis dix ans

En réalité, c’est depuis au moins dix ans que s’accumulent les symptômes d’un « dérèglement » du fonctionnement des économies capitalistes, qui ont connu, à partir de la fin de la guerre, une période d’une vingtaine d’années de croissance rapide, quoique marquée de « fluctuations cycliques » dont les creux sont désignés par le terme évocateur de « dépressions ».

C’est d’abord par une détérioration des relations économiques internationales, plus exactement des relations financières internationales, que les problèmes de fonctionnement du capitalisme se sont manifestés. Un système monétaire international avait été mis en place à Bretton Woods en 1944, système consacrant sur le plan monétaire la suprématie des États-Unis à qui il était permis de financer leurs investissements extérieurs comme leurs aventures militaires – les secondes servant à protéger les premiers – par une émission de dollars et donc par un déficit permanent de leur balance des paiements.

En 1967, deux événements indiquaient que ce système était grippé : la dévaluation de 14.3 % de la livre sterling et le retrait de la France du « pool de l’or » destiné à garantir le prix de l’or, fixé à trente-cinq dollars l’once par les accords de Bretton Woods. La mise en place d’un double marché de l’or en 1968 ouvrait la crise de ce système, qui s’est écroulé le 15 août 1971, au moment où le président Nixon décrétait la fin de la convertibilité en or du dollar américain. Un accord signé à Washington en décembre 1971 décidait une dévaluation de 8.5 % du dollar américain. Une nouvelle dévaluation de 10 %, annoncée le 12 février 1973, ne réglait aucunement le problème posé par la tendance à la baisse du dollar – arme d’ailleurs efficace pour contrer la croissance des économies allemande et japonaise. La dissolution du marché double de l’or le 15 novembre 1973 consacrait la fin de tout fonctionnement ordonné du système monétaire international et le début du flottement généralisé des monnaies. Ce n’est toutefois qu’au sommet de la Jamaïque, au début de 1976, qu’on s’est entendu sur l’abolition du prix de l’or et la légalisation du flottement des monnaies, mesures que le Fonds monétaire international n’officialise toutefois qu’en avril 1978. Toutefois, l’or, juridiquement « démonétisé », n’en demeure pas moins une importante réserve monétaire officieuse. La hausse continuelle de son prix en dollars illustre l’état de crise, permanent depuis 1973, du système monétaire international.

Dès le départ, c’est donc à l’échelle mondiale qu’on peut diagnostiquer une crise du fonctionnement du capitalisme, la crise financière étant elle-même la surface de mouvements plus profonds. Manipulations des taux de change, mesures diverses de protectionnisme et luttes féroces pour les marchés – dont le dernier épisode est la course à l’immense « marché chinois » – consacrent un état de guerre économique généralisée entre les pays, les sommets périodiques de chefs d’État, comme les récents accords du GATT signés à Genève le 11 juillet 19797constituant des armistices sans conséquence. Cette guerre est elle-même effectivement liée à des problèmes auxquels fait face chacune des économies capitalistes. Les mesures annoncées par Nixon en août 1971 étaient ainsi destinées à faire porter par les autres pays capitalistes le poids des difficultés économiques internes aux États-Unis. Le 9 septembre 1971, Nixon déclarait devant le Congrès : « Nous resterons une nation bonne et généreuse, mais le moment est venu de prêter également attention aux propres intérêts de l’Amérique »8. Nixon décidait ainsi un gel des prix et des salaires et des allègements fiscaux pour stimuler les investissements. Cela indiquait la présence de problèmes internes plus importants, caractérisée par le double symptôme suivant : la montée simultanée de l’inflation et du chômage. Dès 1965, les États-Unis ont commencé à connaître une accélération des taux annuels d’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Or, ce mouvement ne s’est pas interrompu durant la dépression de 1970-71, qui a vu, à la fois, le taux de chômage passer de 3.5 à 5.5 % et le taux de hausse annuelle de l’indice des prix à la consommation atteindre 5 %. Pour rendre compte de ce phénomène qui contredit les enseignements de la théorie économique traditionnelle, les économies ont forgé le mot de stagflation (stagnation + inflation). Ce problème ne se pose pas qu’aux États-Unis. À des moments différents, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, tous les pays capitalistes développés ont commencé à connaître, d’une part, un ralentissement du rythme de croissance économique et, d’autre part, une accélération de l’inflation. Alors que la moyenne annuelle de hausse de l’indice des prix à la consommation pour les pays membres de l’OCDE se situait à 3.4 % pour la période 1961-1970, elle est passée à 8.7 % entre 1971 et 1979. La récession de 1974-75 est particulièrement significative à cet égard. On a déjà noté sa brièveté par rapport à celle de 1930. La deuxième grande originalité par rapport à la situation prévalant en 1930 est le maintien de la hausse des prix en dépit de la chute de la production. En 1931, l’indice des prix à la consommation a baissé de quelques points de pourcentage dans la plupart des pays capitalistes. En 1975, la hausse de cet indice s’est maintenue en moyenne à 10.5 % dans les pays de l’OCDE, après avoir atteint 13.2 % en 1974. Tel est le symptôme principal du caractère spécifique de la crise économique actuelle.

La crise

Il n’y a pas une seule cause de la crise, qu’il s’agisse de la récurrence des taches solaires ou des mauvaises récoltes, d’une émission excessive de monnaie, d’obstacles au fonctionnement des marchés, d’insuffisance de la demande effective, de déséquilibre entre les secteurs de la production ou de baisse tendancielle du taux de profit. En ce domaine comme ailleurs, la recherche obstinée de la pierre philosophale peut mener à bien des déboires et des déceptions.

Aussi, rendre compte de la crise, c’est simultanément rendre compte de la « non-crise », de sorte qu’on puisse même mettre en question l’utilisation du mot « cause » ou « origine » de la crise. Puisque la crise et l’absence de crise, la crise et la croissance, sont des modalités de fonctionnement des économies capitalistes, c’est-à-dire de l’accumulation du capital. Le capitalisme sans crise n’est pas le capitalisme. Cela fut mis en lumière, en particulier par Marx.

L’histoire du développement du capitalisme est donc celle d’une succession de phases d’expansion et de crise9. Dès le début du dix-neuvième siècle, on constatait la récurrence de cycles d’une périodicité d’environ dix ans. Parfois, les phases de « convulsions » – comme on les appelait – étaient particulièrement graves. Il en fut ainsi durant les années qui ont précédé les bouleversements révolutionnaires de 1848 en Europe. Entre 1873 et 1896, les pays capitalistes traversent une longue période de dépression qui précède l’extension de l’impérialisme et des monopoles, la montée de l’économie américaine et le déclin de l’économie britannique. La Première Guerre mondiale est suivie d’une crise en 1921, puis de quelques années de croissance euphorique brutalement interrompue en 1929. Le capitalisme traverse alors une longue période de crise qui s’achève avec la Deuxième Guerre mondiale. De chacune de ces longues périodes de stagnation, les économies capitalistes sortent profondément transformées et mûries. Le rapport salarial qui en constitue le fondement s’est étendu. Le règne de la marchandise, parallèlement, s’est élargi. Toujours plus de choses « s’achètent et se vendent ». La centralisation et la concentration du capital se sont approfondies. Le marché mondial a pris de plus en plus d’importance. Les travailleurs, réprimés durant la crise, voient leur niveau de vie s’améliorer. Les conditions de travail se modifient profondément.

Les analyses traditionnelles

On croyait donc que la phase d’expansion inaugurée pendant la Seconde Guerre mondiale allait se poursuivre indéfiniment. Keynes avait découvert la cause des récessions cycliques, l’insuffisance de la demande effective, et proposé des moyens de la contrer : l’intervention de l’État dans l’économie, les politiques fiscales et monétaires10. Les gouvernements en arrivaient même à utiliser ces instruments, à gérer la conjoncture à des fins électorales, au point où Kalecki – qui avait fait, avant Keynes, les mêmes découvertes que ce dernier, en s’inspirant par ailleurs de Marx – avait parlé de la transformation des cycles d’affaire en « cycles politiques »11.

Et voilà que tout recommence, ce qui provoque une résurgence de réflexions sur les crises. Trois grands courants d’explication peuvent être distingués. Il y a d’abord la remise en cause, par un courant conservateur, de la théorie keynésienne. Comme en 1930, on explique la crise par les obstacles au libre jeu du marché, et en particulier le marché du travail. Les pratiques restrictives des syndicats, monopoles sur le marché du travail, la générosité des programmes d’assurance-chômage et de sécurité sociale, la fixation légale d’un salaire minimum à un niveau trop élevé, empêcheraient le « prix du travail » de s’établir à un niveau qui garantisse le plein emploi. Non seulement Keynes a-t-il définitivement démontré en 1936 la faiblesse théorique de cette analyse, mais de plus, le déroulement concret de la crise de 1930 a démontré que les remèdes qui en découlent ne peuvent qu’aggraver le mal. Le rétablissement des profits ne fut pas provoqué par la baisse des salaires, mais par la relance amenée par les remèdes keynésiens. Malgré son démenti à la fois au niveau des faits et de la théorie, ce courant de pensée domine de plus en plus aujourd’hui. C’est celui qui fait la manchette des journaux et alimente les discours des hommes politiques. À ce courant se rattache l’opinion selon laquelle les salaires sont responsables de l’inflation.

Un deuxième type d’explication est avancé aussi bien par les néolibéraux que les keynésiens. Il s’agit d’expliquer la crise – la « rupture de l’équilibre » – par des erreurs de politique économique. Pour les néolibéraux, inspirés par Friedman, il s’agit de l’émission excessive de monnaie et des politiques de déficit budgétaire de l’État, qui contribuent d’autre part à perturber le fonctionnement des marchés – en ce sens cette analyse complète plutôt qu’elle contredit la première. Pour les keynésiens, il s’agit d’une mauvaise utilisation par l’État des instruments de gestion de la conjoncture : erreurs de prévision, mauvais choix des instruments, poursuite d’objectifs contradictoires. C’est ainsi qu’on a récemment rendu compte du maintien de taux élevés de chômage au Canada malgré la reprise amorcée aux États-Unis après 197512.

Les deux courants d’explication précédents renvoient à une vision fonctionnaliste de l’économie et ils ne sont fondamentalement pas contradictoires. La crise serait provoquée par un choc exogène qu’une politique économique correcte – cette politique ne soit-elle que le rétablissement autoritaire de la libre concurrence sur tous les marchés – permettrait de corriger. Un troisième courant d’explications relie au contraire la crise aux modalités de fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement à l’accumulation du capital.

À ce courant se rattache un certain nombre de théoriciens inspirés par Keynes, mais surtout l’ensemble des analyses inspirées par Marx. Les crises économiques étant généralement accompagnées de crises de la « science économique », aujourd’hui comme dans les années trente, les analyses de Marx reviennent à l’ordre du jour.

Les analyses marxistes

Or, ces analyses ne sont pas simples. On trouve chez Marx une étude du fonctionnement et des lois d’évolution du capitalisme. On n’y trouve pas d’analyse systématique et unifiée des crises. Au tournant du siècle, au sortir de la longue dépression de 1873-1896, un large débat sur cette question s’est développé entre les théoriciens marxistes13, débat qu’il est d’ailleurs fort utile de réexaminer aujourd’hui. De la même manière, les événements qui se succèdent depuis une dizaine d’années ont suscité une série d’études qui renouvellent l’analyse marxiste traditionnelle des crises14. Par analyse traditionnelle, nous entendons cette présentation qui relie mécaniquement les crises à une interprétation mécaniste, technologique – au demeurant ricardienne – de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Nous ne sommes pas loin, dans ce cas, des thèses à caractère fonctionnaliste postulant un fonctionnement naturel de l’économie, et c’est d’ailleurs chez des auteurs inspirés par Walras qu’on trouve les formalisations les plus sophistiquées de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

À l’intérieur même du courant marxiste, plusieurs explications de la crise se heurtent donc, aujourd’hui comme au tournant du siècle. Un courant qu’on pourrait qualifier de tiers-mondiste – et qu’on peut associer en particulier aux noms de Samir Amin et d’André Gunder Frank15 – met l’accent sur les modifications des rapports de force à l’échelle internationale, et en particulier sur la lutte entre le capital des centres impérialistes et les peuples exploités de la périphérie, se satisfaisant par ailleurs d’analyses sommaires des mécanismes à l’œuvre à l’intérieur des économies capitalistes. Des thèses développées en particulier par Baran et Sweezy16 mettent l’accent sur la saturation de la demande et la disparition des occasions d’investir déclenchant la tendance inhérente à la stagnation – qui serait artificiellement interrompue dans les phases de croissance, en particulier par le gaspillage et les dépenses militaires. De leur côté, les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État17 soulignent les modalités et l’évolution du soutien de l’État au grand capital pour contrecarrer la tendance à la baisse du profit et à la « suraccumulation ». D’autres mettent l’accent sur le développement disproportionné entre les secteurs, sur le développement inégal de la consommation et de l’investissement. Ces thèses, souvent, se recoupent et se renvoient l’une à l’autre. Certaines s’appuient sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, diversement interprétée. Gérard Dumenil a récemment montré que dans le texte même de Marx, cette loi renvoie à au moins trois processus distincts18.

Cela n’est pas le signe d’une impuissance du cadre marxiste à analyser la crise, bien au contraire. Tous ces auteurs mettent en relief l’un ou l’autre aspect qui se manifeste au moment où se bloque le processus d’accumulation du capital. Ils errent lorsqu’ils cherchent à identifier une « cause ultime » et mécanique de la crise, et qu’ils en oublient de ce fait le fondement du fonctionnement du capitalisme : le rapport salarial, et donc la lutte des classes. Ce n’est que par référence à cette réalité, et non pas à un mouvement – au demeurant impossible à mesurer – de la « composition organique du capital » que la loi de mouvement du taux de profit, de la surproduction et de la dévalorisation du capital prend sens.

À cet effet, il est utile de substituer – ou de compléter – l’analyse en termes de lois par une étude en termes de régulation, comme cela est suggéré dans une série de travaux récents19 qui s’appuient sur une réinterprétation des concepts fondamentaux de l’analyse marxiste, en particulier de ceux de marchandise et de valeur20. Dans l’analyse marxiste, la « loi économique » désigne une tendance à long terme, par opposition à « l’équilibre » instantané à l’analyse fonctionnelle duquel se limite la théorie économique dominante.

La régulation désigne l’ensemble des modalités de reproduction du rapport fondamental du capitalisme : le rapport salarial. Le rapport salarial se manifeste, entre autres, par la répartition du revenu entre la masse des profits et celle des salaires, mais il s’agit là des manifestations superficielles de rapports noués au niveau de la production. Ainsi le rapport salarial, qui se traduit par la partition du champ de la valeur entre la plus-value et la valeur revenant – sous forme de salaires – aux travailleurs, est inscrit au cœur même des processus de travail et de production. Telle est une des différences fondamentales entre l’approche marxiste qui fonde les rapports de classe dans la production et l’approche de l’économie politique qui distingue des lois naturelles de la production des « règles humaines de la distribution ». Les analyses qui lient la crise à une vision mécaniste de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit rejoignent ainsi la dernière plutôt que la première de ces approches.

La régulation renvoie à l’articulation de l’accumulation du capital et du rapport salarial, le premier processus étant à la fois fondé sur et limité par le second. Ces limites peuvent se transformer en obstacles qui finissent par bloquer l’accumulation du capital. Il faut alors que se transforment les modalités de la régulation pour que reprenne, sur des bases nouvelles, l’accumulation du capital. Tel est le rôle de la crise. Elle le réalise à travers ce qu’on appelle les « réorganisations industrielles », la transformation des processus de travail, celle des modes de discipline à l’usine, la modification des conditions de vie des travailleurs. Chaque crise se termine d’ailleurs par une extension du rapport salarial.

C’est ainsi que la crise des années trente a trouvé son issue dans une extension et une modification du rapport salarial que certains auteurs caractérisent en parlant du passage du taylorisme au fordisme. Au taylorisme était associée la parcellisation du procès (processus ?) de travail qui permet d’enlever aux ouvriers la maîtrise de leur travail et d’intensifier l’exploitation. Au fordisme sont associées la production et la consommation de masse. À la transformation du processus de travail et à sa mécanisation toujours plus poussée sont associés, cette fois, une transformation des conditions de négociation salariale (extension de la convention collective), un bouleversement dans le type de consommation et le mode de vie des travailleurs, une extension de plus en plus généralisée du règne de la marchandise.

C’est manifestement dans une nouvelle phase de rupture de la régulation que les économies capitalistes sont entrées depuis une dizaine d’années. L’accumulation du capital ne peut se poursuivre sur les bases dégagées après la crise des années trente. En témoigne, en particulier, le retournement aux États-Unis, à partir de 1965, de l’évolution de la productivité. À un taux annuel moyen d’augmentation de la productivité de 3.5 % entre 1947 et 1966 succède une augmentation moyenne de 1.7 % entre 1966 et 197421. Le même renversement s’observe dans la plupart des pays capitalistes. Aux efforts des entrepreneurs pour contrer l’effet de ce mouvement sur l’évolution des profits, les travailleurs répondent par des luttes importantes dans les dernières années de la décennie précédente.

Les nouvelles modalités de la régulation rendent compte des caractéristiques de la crise actuelle, en particulier la persistance de l’inflation pendant la récession. Les économies contemporaines sont ainsi caractérisées, d’une part, par un degré élevé de «monopolisation », d’autre part, par des mécanismes de négociations salariales et d’organisation qui n’avaient pas cours, du moins à un degré aussi avancé, avant 1930. Ces mécanismes de négociation – en premier lieu la convention collective – comme la puissance, toute relative du reste, des syndicats permettent aux travailleurs de résister plus adéquatement qu’avant aux tentatives de restructuration brutale et de réorganisation de l’économie qui se traduisaient, en 1930, par des mises à pied massives et des compressions salariales. Cette résistance varie d’ailleurs en fonction du degré d’intégration de la classe ouvrière. Ainsi est-elle plus faible en Amérique du Nord, où les taux de chômage, comme la mobilité de la maind’œuvre, sont plus élevés qu’en Europe. Ce qui précède ne signifie pas pour autant qu’une moindre résistance des travailleurs aux pressions des bourgeoisies permettrait une « sortie » plus rapide de la crise ; bien au contraire, elle se traduirait sans doute par une dépression cumulative accentuée par la baisse de la demande, processus qui a eu cours dans les années trente et dont Keynes a donné la description.

Le degré de monopolisation de l’économie, quant à lui, mesure la capacité de résistance des entreprises aux baisses de prix face à la diminution des débouchés qui caractérise la crise, et donc la possibilité de maintien de taux de profit. L’inflation constitue, de ce fait, un moyen, pour les entreprises en position de force, de reporter sur l’ensemble de l’économie les pertes de valeur accentuées pendant la crise. Il est évident d’autre part que les mécanismes de l’émission monétaire, en particulier le processus d’accroissement de la dette, permettent que se concrétise ce mouvement. Ils constituent de ce fait une « condition permissive » de l’inflation, mais n’en sont pas pour autant une cause comme le croient les monétaristes22.

Ce qui précède caractérise la situation à l’intérieur des pays. Il ne faut pas négliger, d’autre part, les modalités de fonctionnement à l’échelle mondiale, c’est-à-dire les modalités de relations entre les économies nationales. Les caractéristiques concrètes de ces relations expliquent aussi certains caractères de la crise actuelle. La crise est un moment de réorganisation du rapport salarial. Elle est, parallèlement, un moment de réorganisation des « relations économiques internationales ». En 1950, les États-Unis comptaient pour 70 % de la production occidentale. En 1970, cette part était réduite à 49 %. Ce simple fait illustre une importante modification des rapports de force qui donne à la crise actuelle certains de ses traits particuliers. Il s’agit d’une part de la montée des capitalismes européens – allemand en particulier – et japonais, et de la concurrence de plus en plus exacerbée entre ces deux pâles et les États-Unis, que concrétise la crise du système monétaire international. Il s’agit d’autre part de ce qu’on appelle la montée du « Tiers Monde » dont le pillage a constitué un élément essentiel de la prospérité occidentale d’après-guerre. La « crise du pétrole » est l’illustration la plus claire de ce dernier phénomène. C’est ainsi que la crise actuelle est, comme les précédentes du reste, simultanément une crise de l’accumulation du capital et du rapport salarial à intérieur des économies capitalistes, et une crise des relations économiques internationales, les deux mouvements se renforçant mutuellement.

La crise structurelle au Québec

La crise n’épargne pas le Québec, bien au contraire. Le Québec est une région d’un pays capitaliste développé, dont l’économie est d’ailleurs fortement intégrée à celle des ÉtatsUnis. Le parti actuellement au pouvoir à Québec ne semble pas avoir le projet de modifier sensiblement cette donnée essentielle de la situation présente. Au Québec, n’en déplaise à plusieurs, on retrouve les mêmes classes sociales que dans les autres pays capitalistes.

La crise économique que traversent les économies capitalistes frappe le Québec plus brutalement que, par exemple, l’Ontario, pour des raisons qui sont aujourd’hui bien connues. Comme les autres provinces du Canada, l’économie québécoise est largement « ouverte », c’est-à-dire que plus de 30 % de la production sont exportés. Comme dans les autres provinces, les hauteurs dominantes de l’économie sont la propriété d’intérêts étrangers, plus particulièrement américains. Il y a cependant plus au Québec, soit une structure industrielle archaïque et désarticulée. Pour reprendre les termes d’une étude du Ministère de l’Industrie et du Commerce : « l’armature de l’économie québécoise est beaucoup trop faible pour assurer un développement suffisant et harmonisé »23 : faiblesse au niveau du développement de l’industrie lourde, forte dépendance à l’égard des « secteurs mous », à faible développement de la productivité. Le Québec est un exportateur de matières premières et un importateur de produits finis. Un chiffre, en particulier, illustre cette réalité. En 1977, la productivité exprimée en termes de valeur ajoutée par travailleur était au Québec de 24 650 $ et en Ontario de 28 780 $, soit une différence de 16.8 %. En même temps, le salaire était de 12 710 $ au Québec et de 14 200 $ en Ontario. En 1978, selon des chiffres publiés récemment par Statistique Canada, le revenu personnel par habitant était au Québec de 7 628 $ et en Ontario de 8 735 $, soit un écart de 14.5 %.

Il ne nous appartient pas, ici, de décrire les causes de cette faiblesse structurelle de l’économie québécoise. Ce travail a été accompli à plusieurs reprises24. Il renvoie, d’une part, au phénomène de l’inégal développement régional qui caractérise le capitalisme, d’autre part, à la nature des rapports entre les deux principaux groupes ethniques au Canada et à la nature des alliances de classes. Retenons une conséquence majeure dans la conjoncture présente : les taux de chômage sont toujours systématiquement plus élevés au Québec qu’en moyenne au Canada et plus particulièrement en Ontario. Voici la hiérarchie pour l’année 1978 : États-Unis, 6.1 % ; Ontario, 7.2 % ; Canada, 8.4 % ; Québec, 10.9 %.

Tel est le principal « problème économique » auquel sont généralement confrontés les gouvernements québécois.

Il convient d’autre part de mentionner un facteur important tenant compte de certains caractères spécifiques de la situation socio-économique au Québec : le niveau de combativité lus élevé de la classe ouvrière, le « radicalisme » du mouvement syndical par rapport au mouvement syndical dans le reste du Canada et, surtout, aux États-Unis. Le syndicalisme pratiqué au Québec se rapproche évidemment plus du syndicalisme d’affaires que de certaines formes de syndicalisme révolutionnaire qu’on retrouve par exemple en Europe. Il n’en reste pas moins que depuis une dizaine d’années, on a assisté – en fait, les racines de ce mouvement sont beaucoup plus anciennes – à une radicalisation graduelle du discours des centrales syndicales, à une mise en question de plus en plus ouverte et articulée du fonctionnement capitaliste de l’économie, ainsi qu’à une radicalisation des formes de luttes. Les fronts communs des secteurs public et parapublic ont constitué, en 1972 et 1976, des événements politiques importants25. Le dénouement du second a contribué à préparer la défaite de Bourassa et la victoire du Parti Québécois, le 15 novembre 1976.

La conjoncture politique

La prise de pouvoir par le Parti Québécois en novembre 1976 constitue un événement politique d’une portée considérable pour le Québec, et contribue à donner un caractère très particulier aux affrontements sociaux liés à -la crise économique. À cette conjoncture économique s’ajoute en effet une activation de ce qu’on appelle la question nationale. Le Parti Québécois prétend vouloir régler cette question en négociant, avec le reste du Canada, à la suite d’un référendum, les modalités d’une souveraineté-association, permettant au Québec de rapatrier un certain nombre de pouvoirs actuellement centralisés à Ottawa. Remarquons dès maintenant qu’en ne proposant pas de créer une monnaie « québécoise », le Parti Québécois ne tient donc pas à doter le futur Québec des pouvoirs liés à la politique monétaire. Cela est remarquable, compte tenu du fait que la gestion économique d’Ottawa est présentée par plusieurs – y compris par le Parti Québécois – comme l’une des causes principales de l’aggravation de la situation économique canadienne.

D’autre part, ce parti, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », se prétend « social-démocrate ». Il est clair qu’il n’en a aucun des attributs concrets, en particulier en ce qui concerne les liens organiques avec les syndicats. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, il mène, face à la crise économique, la même politique que tout parti essentiellement voué aux intérêts des classes dominantes – ce qui est toutefois le cas, il faut le dire, de tous les gouvernements sociaux-démocrates lorsqu’ils sont confrontés à une telle conjoncture. En ce qui concerne le « préjugé favorable », il en est un réel qui est le préjugé favorable des travailleurs envers le PQ. Nonobstant la tiédeur de l’appui du PQ aux luttes syndicales alors qu’il était dans l’opposition, il est clair que ce parti a joué pour le mouvement syndical, en 1976 en particulier, le rôle de « relais politique ». Élire le PQ, c’était poursuivre sous une autre forme la lutte engagée par le front commun intersyndical contre le gouvernement Bourassa. C’est pourquoi ce mouvement syndical s’est trouvé déchiré et désorienté à la suite de la victoire du Parti Québécois. On a vu, en particulier, de nombreux syndicalistes passer au service du nouveau gouvernement.

Ce ne sont pas les syndicalistes, toutefois, qui ont la main haute sur le gouvernement. On a pu le constater dès la formation du cabinet de René Lévesque, en novembre 1976, où des hommes reconnus pour leur conservatisme se retrouvent aux postes-clés. Ce gouvernement a d’ailleurs toutes les caractéristiques des gouvernements forts qui sont mis en place un peu partout dans le monde capitaliste. On y assiste, en particulier, à une forte concentration des pouvoirs en peu de mains, et en particulier entre celles du premier ministre et du ministre des Finances, et président du Conseil du Trésor, Jacques Parizeau, ainsi que de quelques autres « super-ministres ». Voyons maintenant comment ce gouvernement analyse la situation économique présente au Québec.

L’analyse du gouvernement du Parti Québécois

À un premier niveau, celui de la structure économique, il convient de souligner que le Parti Québécois, par la voix de ses porte-paroles autorisés, si l’on fait abstraction de certains écarts de langage, n’a jamais mis en cause le caractère capitaliste du fonctionnement de l’économie québécoise26. Il s’agit, comme pour tout bon gouvernement, de lutter contre les excès parfois engendrés. Ainsi, la ministre Marois a-t-elle décidé d’engager une lutte mortelle à la pauvreté, avec sa politique de supplément au revenu de travail. Nous y reviendrons. Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire par ailleurs du projet du PQ et des forces sociales qui le sous-tendent, il est clair que ce projet ne consiste pas en l’instauration du socialisme au Québec. Les sociétés d’État sont certes puissantes, mais, comme l’indiquait Jacques Parizeau au début de la décennie, parce que le Québec manque de grosses entreprises.

C’est à l’analyse qu’il fait de la crise économique que les choses s’éclaircissent le plus. Cette analyse – si on peut parler d’analyse – est en tout point conforme au discours conservateur de tous les gouvernements des pays capitalistes, appuyés sur les thèses des « nouveaux économistes » dont le Québec a d’ailleurs plus que sa part. On en trouve une version particulièrement éclairante dans la déclaration du 11 octobre 1978 du ministre des Finances sur le cadre économique et financier des négociations salariales dans les secteurs public et parapublic27. Deux causes principales de la crise économique sont mises de l’avant. La première est un transfert de substances économiques du Québec vers l’extérieur, en particulier vers les Arabes ; la seconde est liée à l’appétit trop grand de certains groupes dans la société, en particulier les travailleurs des secteurs public et parapublic avec lesquels le ministre Parizeau s’apprête à négocier. Les deux causes sont évidemment reliées, et découlent de l’incompréhension par les travailleurs de cette « réalité économique » : salariés syndiqués, en particulier dans l’enseignement. Le chanoine Grand-Maison est le principal représentant de ces chantres de l’idéologie péquiste, dont les incantations complètent les froides analyses des économistes. Il s’agit, cette fois, de se serrer la ceinture pour sauver la Nation, Nation composée de pauvres et d’une classe moyenne infiniment gourmande, dont les appétits égoïstes sont le principal obstacle à l’édification sur le sol québécois d’une société normale. Jamais le ministre des Finances ne s’est laissé aller à un tel délire nationaliste, mais ce type de discours fait son chemin et le met en position de force dans les négociations.

La politique du gouvernement du Parti Québécois

On ne peut distribuer plus que ce qu’on produit. Il n’y a là rien de différent par rapport au discours de Trudeau pour qui l’inflation découle du fait que les travailleurs cherchent à vivre au-dessus de leurs moyens.

Il s’agit donc des Arabes et des salariés du secteur public. En ce qui concerne ce dernier aspect, M. Parizeau peut s’appuyer sur un certain nombre de travaux scientifiques qui imputent à des « variables » de cette nature les taux plus élevés de chômage que connaît le Québec. « Chocs salariaux » importants, « pratiques restrictives » des syndicats, niveau trop élevé du salaire minimum, systèmes trop généreux d’assurance-chômage sont alternativement ou simultanément proposés par la plupart des économistes comme explication du niveau élevé de chômage que connaît le Québec. La solution coule de source, comme on peut le lire sous la plume d’un des plus brillants de ces économistes : La fermeté de l’emploi pourrait aussi être encouragée par le ralentissement temporaire du salaire minimum et par une certaine modération dans la négociation des contrats salariaux du secteur public et du secteur de la construction28.

Telle est l’issue proposée par le gouvernement actuel. On peut la lire dans le dernier discours inaugurai du premier ministre comme dans le dernier discours du budget, qui s’est d’ailleurs déroulé comme un spectacle à grand déploiement. D’entrée de jeu, M. Parizeau – comme il attribuait au « bon sens » des citoyens leur perception des écarts de salaire entre les secteurs public et privé – attribue de nouveau aux « citoyens » le désir de voir diminuer les dépenses publiques. Il est question en effet d’« une méfiance graduellement plus forte des citoyens à l’égard des gouvernements et de l’efficacité de leurs politiques, et l’impact psychologique universel de la proposition 13 en Californie »29. Comme il l’a fait à maintes reprises, M. Parizeau fustige plus loin le laxisme de l’administration Bourassa face aux employés du secteur public, en comparant à un « grand feu d’artifice nocturne » l’intégration aux échelles salariales le dernier jour de leur contrat d’un montant couvrant partiellement les pertes dues à l’inflation. Soulignons enfin l’argumentation fallacieuse, reprise par le premier ministre et continuellement galvaudée par les médias, selon laquelle les quatre cinquièmes des travailleurs doivent se cotiser pour payer les salaires du cinquième employé par le gouvernement.

C’est donc un appel à l’austérité et aux restrictions volontaires par les travailleurs qui est lancé par le Parti Québécois comme issue à la crise, crise expliquée par le transfert de substances économiques vers les Arabes et, parfois, par les erreurs de gestion du gouvernement fédéral. Aucune allusion n’est par ailleurs faite dans ce discours au « projet péquiste » sur la question nationale, à l’exception de l’avertissement lancé par René Lévesque, au début du dernier congrès du PQ, aux travailleurs du secteur public de ne pas « monnayer » leur appui au référendum30.

D’autres personnes se chargent d’introduire cet aspect par ailleurs profondément intégré par plusieurs. Le discours sert à justifier les actes, dont il nous reste à esquisser la trame31. Elle est limpide. Le Québec, on le sait, ne dispose pas des instruments de gestion de la conjoncture, telles la politique monétaire et la politique tarifaire. Il est du reste remarquable de constater que le gouvernement du Parti Québécois n’a pas l’intention de rapatrier ces pouvoirs. L’inclusion de cette non-intention dans le programme du Parti Québécois constitue la plus récente pilule que les indépendantistes ont dû avaler, au dernier congrès du Parti Québécois.

Ce que l’on constate, c’est que dans la limite des pouvoirs dont il dispose, le gouvernement du Parti Québécois présente exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et tous les gouvernements des pays capitalistes32. La mise en œuvre de ces politiques constitue d’ailleurs le seul point sur lequel les chefs d’État parviennent à s’entendre à l’occasion de leurs rencontres périodiques au sommet, ainsi que les premiers ministres de toutes les provinces canadiennes. On peut lire par exemple ce qui suit dans le communiqué final du dernier sommet des pays industrialisés qui a pris fin à Tokyo, le 29 juin 1979 :

Nous sommes d’accord pour poursuivre l’application des politiques économiques convenues à Bonn, en les adaptant aux circonstances actuelles. Les pénuries d’énergie et les prix élevés du pétrole ont provoqué un réel transfert de revenus. Nous nous efforcerons, au moyen de nos politiques économiques intérieures, de réduire au minimum les dommages subis par nos économies. Mais nos options sont limitées. Toute tentative de compenser ces dommages par une augmentation correspondante des revenus n’aboutirait qu’à une inflation accrue33.

La compression des dépenses publiques

L’un des engagements pris à Bonn durant l’été 1978 est réitéré dans le communiqué du sommet de Tokyo, soit la « diminution de la croissance des dépenses courantes dans certains secteurs publics ». En ce domaine, le ministre Parizeau n’avait pas besoin des ordres de Bonn et de Tokyo, puisqu’il s’était mis au travail dès la présentation de son premier budget en avril 1977, budget prévoyant un plafonnement des dépenses publiques et, entre autres, une réduction des crédits du ministère des Affaires sociales. Il récidivait en mars 1978, en diminuant cette fois fortement l’augmentation des crédits du ministère de l’Éducation, pour ensuite déclarer, le 23 septembre 1978, devant le Conseil national du PQ : « Il reste beaucoup de choses à dégraisser dans les programmes du gouvernement ». M. Parizeau continuait donc son travail avec son troisième budget, présenté en mars 1979 :augmentation de 2.6 % des crédits du ministère des Affaires sociales et de 2.7 % de ceux du ministère de l’Éducation, alors que le taux d’inflation s’approche de 10 %. Par ailleurs, le ministre des Finances donne à tous les ministères ou organismes dont le budget relève du Conseil du Trésor jusqu’au 1er avril 1980 pour réduire leurs effectifs de 2.5 %. Voilà qui a sans doute inspiré à Joe Clark l’une des promesses électorales qu’il s’apprête à mettre vraiment en œuvre !

Parallèlement se poursuit un travail de « rationalisation » des dépenses dans la santé et l’éducation dont il peut être utile d’examiner le détail. Il s’agit là aussi d’un processus à l’œuvre dans toutes les économies capitalistes, particulièrement là où la réduction des dépenses publiques provoque de fortes contractions de personnel. En découlent la parcellisation, la spécialisation et la déqualification du travail que l’on constate partout. On remarque en particulier, un peu partout, une offensive pour prolonger le temps d’enseignement.

La politique salariale

La politique salariale constitue un deuxième domaine majeur par lequel le gouvernement du Québec fait pression sur les travailleurs. René Lévesque avait en d’autres temps parlé de la « locomotive » que constituent les salariés du secteur public, dont effectivement les négociations, en ‘72 et en ‘76, ont permis une hausse – toute relative – des plus bas salaires et une atténuation des discriminations salariales, fondées en particulier sur le sexe. Une première conférence des premiers ministres, réunis en février 1978, a mis l’accent sur la nécessité de la réduction des salaires dans le secteur public. Lors de la dernière conférence des premiers ministres provinciaux à Pointe-au-Pic à la mi-août 1979, c’est le seul point sur lequel une entente facile a pu être dégagée. Le gouvernement du Parti Québécois a minutieusement préparé l’actuelle ronde de négociations dans le secteur public. Dans un premier temps, on a mis sur pied un comité d’enquête sur les modalités de ces négociations. Le rapport Martin-Bouchard, fruit du travail de ce comité, a inspiré au gouvernement les lois 55 et 59. Avec la dernière en particulier, le gouvernement se donne le moyen d’attaquer le droit à la libre négociation, par sa réglementation au niveau du calendrier, de l’exercice du droit de grève, de la définition des services essentiels, de l’information au public. Puis c’était le coup d’envoi avec la déclaration de Parizeau le 11 octobre 1978 : « Je ne cacherai pas que la tentation du gel de tous les salaires dans les secteurs public et parapublic, pendant un an, soit apparue », y déclare le ministre des Finances, faisant état d’un écart considérable des salaires entre les secteurs public et privé. Cet écart allait ensuite être chiffré à 16.3 % par les techniciens du Conseil du Trésor. On a démontré, depuis, le caractère biaisé de cette étude34. Retenons-en simplement ceci. Il existe effectivement un écart entre les deux secteurs, à l’avantage du secteur public, pour une catégorie d’emploi regroupant essentiellement des femmes travaillant dans les bureaux. Il s’agit dans ce cas de travailleuses qui, dans le secteur privé, ne sont généralement pas syndiquées et sont payées au salaire minimum. Bref, l’alignement du secteur public sur le secteur privé sur lequel le gouvernement appuie sa politique salariale semble être un alignement sur la discrimination salariale basée sur je sexe que suscite l’économie de marché, et plus généralement l’alignement sur les secteurs dans lesquels les travailleurs ne sont pas protégés par le syndicalisme. Tout cela s’est concrétisé au mois de mars avec le dépôt aux différentes tables sectorielles des offres salariales du Conseil du Trésor. Ces offres ont été reçues par les centrales syndicales comme une véritable provocation. Ce n’est pas de gel, mais bien de baisse du salaire réel – compte tenu du taux d’inflation prévisible – dont il est question pour les années à venir. Le ministre Parizeau avait déjà fait part de son aversion pour les formules d’indexation du salaire, et le premier ministre avait indiqué dans son discours inaugurai que la conjoncture économique ne permettait plus de protéger intégralement le pouvoir d’achat des salariés.

Salaire minimum et revenu minimum

Un autre domaine est de juridiction provinciale : celui du salaire minimum. On sait que l’indexation du salaire minimum, prévue par le programme du Parti Québécois, a été oubliée par le gouvernement en juillet 1978, à la suite de la pression des milieux d’affaires, bien huilée par le désormais célèbre rapport Fortin. Le gouvernement a d’abord décrété le gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet 1978 pour ensuite revenir sur sa décision à la suite de pressions syndicales. Le salaire minimum a été porté à 3,37 $ le 1er octobre 1978, puis à 3,47 $ en avril 1979. Il s’agit donc d’une baisse du salaire minimum en termes réels. À cette mesure peut se raccrocher la suspension de l’indexation des prestations de bien-être social, le 20 décembre 1978.

Il s’agit là de mesures bien déchirantes pour un gouvernement social-démocrate. C’est sans doute ce qui a amené la ministre Marois à concocter son plan de campagne contre la pauvreté, annoncé à grand renfort de publicité au printemps 1979. Il s’agit du supplément au revenu du travail, ébauche d’un programme de revenu minimum garanti. Il est frappant de constater qu’en ce domaine, le gouvernement du Parti Québécois se trouve à l’avantgarde du conservatisme.

Il est d’ailleurs remarquable d’entendre la ministre Marois avouer candidement ce que dissimulent généralement les proposeurs de ce type de mesure, à savoir qu’il s’agit de préserver l’incitation au travail. Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer ici que le premier proposeur de ces mesures est Milton Friedman, principal théoricien du néo-libéralisme, qui se fait l’apôtre depuis vingt ans du retour au « mécanisme naturel » de tous les marchés, dont celui du travail, le chômage s’expliquant par les « rigidités à la baisse » des salaires. Dès le début des années soixante, il proposait donc le remplacement de toutes les « entorses au libre jeu de marché » que constituent les mesures multiples d’assurance-chômage et d’assistance sociale par un régime unique de « revenu minimum garanti » visant à préserver « l’incitation au travail », quel que soit le niveau de salaire offert. Bref, il s’agit de permettre l’exploitation tranquille à n’importe quel prix. Le ministre Parizeau, d’abord réticent face aux projets de son collègue, l’a ensuite présenté dans son discours du budget comme « la plus spectaculaire des mesures sociales qui sera introduite cette année ». Sans doute avaitil saisi l’utilisation qu’il pourrait faire de cette mesure pour contrer la demande du Front commun de l’établissement d’un salaire minimum hebdomadaire de 265 $35.

La concertation

On pourrait continuer encore longtemps l’énumération des mesures économiques répressives instaurées par le gouvernement du Parti Québécois, accompagnées de multiples (multiples quoi?) qui risquent toujours de faire perdre beaucoup de plumes sociales-démocrates au Parti Québécois, d’où le dernier volet de l’offensive, dont nous devons brièvement traiter. Il s’agit de convaincre les travailleurs du bien-fondé de cette politique, en les associant à des processus de discussions tri ou quadripartites. De toutes les politiques instaurées par le Parti Québécois, c’est sans doute celle qui a le plus déchiré les centrales syndicales. Dès son premier discours inaugural, au début de 1977, le premier ministre invitait les « partenaires sociaux » – centrales syndicales et organisations patronales – à un sommet économique qui s’est tenu à La Malbaie durant l’été. Le gouvernement s’inspirait là de modalités de gestion économique mises en œuvre, en particulier, par les gouvernements sociaux-démocrates.

Après le sommet de La Malbaie, au terme duquel le premier ministre a arraché un certain nombre de « consensus », un deuxième sommet fut convoqué à Montebello en mars 1979. Le moment était particulièrement bien choisi, puisqu’il correspondait à la préparation des négociations dans le secteur public. Cette fois, l’une des centrales syndicales, la C.E.Q., au prix d’importants déchirements internes, a décidé de ne point participer au sommet. La C.S.N. s’y est rendue malgré une certaine opposition interne, la F.T.Q. se ralliant la première comme d’habitude.

Il est clair que de tels exercices contribuent à « couronner » l’ensemble des mesures que nous avons décrites, et complètent l’opération de propagande idéologique dont se chargent les intellectuels au service du pouvoir installé à Québec aujourd’hui. Leur résultat net est d’affaiblir la capacité de résistance des organisations des travailleurs face à l’offensive généralisée des patrons et des gouvernements. En affaiblissant ainsi le mouvement syndical, le ministre Landry – grand manitou des sommets – ne fait pas que servir les intérêts de son collègue Parizeau. Il répond aussi aux attentes du gouvernement canadien ainsi qu’à celle des divers patronats auxquels sont confrontés les travailleurs québécois. En ce sens, le gouvernement du Parti Québécois est effectivement un bon gouvernement.

Conclusion

Né au moment du déclenchement des premiers symptômes de la crise économique, le PQ prend le pouvoir après la récession de 1974-75, au moment où, malgré une reprise apparente, la crise s’approfondit. Ces événements ne sont pas sans liens. La crise provoque un durcissement patronal qu’illustre l’attitude du gouvernement Bourassa, en particulier en 1972 et en 1976. Le Parti Québécois, né d’une scission du Parti libéral du Québec en 1967, après avoir absorbé le R.I.N. et le R.N. en 1968, apparaît comme un relais politique pour les travailleurs. Sa prise du pouvoir en 1976 est la traduction politique de la résistance des travailleurs québécois à la gestion de la crise par le gouvernement libéral. Cette crise se poursuivant et s’approfondissant, le Parti Québécois se trouve pour ainsi dire contraint de révéler plus rapidement ses véritables orientations. La gestion de la crise qu’il met de l’avant ne diffère en aucun point de celle proposée par les autres partis. Il est clair qu’une période de croissance économique aurait permis au gouvernement du Parti Québécois de maintenir certaines illusions, dont d’ailleurs une fraction importante des travailleurs ne parvient pas à se libérer.

Compte tenu de sa position dans l’échiquier politique et social au Québec, le Parti québécois ne peut proposer une autre solution à la crise. Il en existe toutefois une autre, qui doit être mise de l’avant par les organisations des travailleurs. Elle implique du courage et de la lucidité. La lucidité s’impose dans l’analyse de la crise. Sur ce point, la pauvreté du discours des organisations des travailleurs au Québec n’est pas un phénomène exceptionnel.

Les forces de gauche en Europe, organisations politiques et syndicales, sont déchirées entre autres en ce lieu. La croissance soutenue d’après-guerre a fait que s’est imposé le discours dominant, postulant la progression ininterrompue des forces productives. Il en fut de même ainsi au début du siècle, après la longue dépression de 1873-1896. Les déchirements du mouvement ouvrier à cette époque furent liés à des analyses divergentes du sens de la croissance et de la crise du capitalisme. Comme nous l’avons indiqué dans la deuxième partie, la crise actuelle provoque un renouvellement et un approfondissement de l’analyse du fonctionnement du capitalisme, et cela est heureux. Il est essentiel que se poursuive cet effort, sans lequel l’analyse de la crise présentée par les classes dominantes s’impose : lois naturelles transgressées par un appétit trop considérable des Arabes et des travailleurs autochtones. Il existe, dans le mouvement ouvrier au Québec, une méfiance face aux « analyses » laissant le champ libre au discours conservateur. Elle se traduit par une tendance au repliement corporatiste qui, dans la conjoncture au Québec, risque de paver la voie à d’importants reculs pour les travailleurs. Il ne suffit donc pas de s’asseoir sur les acquis, il faut analyser la crise pour savoir où l’on va.

Courage ensuite.

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